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RSE et Développement Local dans l’industrie pétrolière au Nigeria
CSR and Local Development in Oil Industry in Nigeria
Hervé LADO, PhD.
Chercheur Associé Programme CODEV (Companies and Development)/IRENE, ESSEC Business School, France.
03/02/2019
Résumé : La théorie institutionnelle de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE)
soutient que le contenu et la pratique de la RSE s’adaptent à l’environnement institutionnel.
Dans l’industrie pétrolière au Nigeria, et plus largement dans les pays en développement où les
institutions fonctionnent sur un mode personnalisé avec une coalition dominante formée d’élites
puissantes qui manipulent rentes et privilèges pour assurer la stabilité, la RSE s’adapte
également. Nous démontrons, à l’aide du concept de crypto-moralité, que dans un tel
environnement institutionnel, la RSE évolue en fonction de la détectabilité des pratiques de
l’entreprise par les parties prenantes et des pénalités que ces dernières lui imposent. De fait,
l’appui du développement local au titre de la RSE vise alors fondamentalement à répondre aux
attentes à la fois légitimes et illégitimes des parties prenantes les plus influentes dans le but
d’assurer la poursuite ininterrompue des opérations de l’entreprise.
Abstract: The institutional theory of corporate social responsibility (CSR) argues that content
and practice of CSR adapt to the institutional environment. In the oil industry in Nigeria, and
more widely in developing countries where institutions work on a personalized mode, with a
dominant coalition made of powerful elites manipulating rents and privileges to ensure stability,
CSR also adapts. Using the crypto-morality concept, we demonstrate that in such institutional
environments, CSR evolves according to both the detectability of corporate practices, and
penalties that stakeholders impose to corporations. Therefore, the corporate contribution to
local development as part of CSR aims mainly to meet legitimate and illegitimate expectations
of the most influential stakeholders in order to protect company's operations.
Mots-clés : Développement - Industrie pétrolière - Institutions – Nigeria – Pays en
développement - Responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Keywords: Corporate social responsibility (CSR) – Developing countries – Development -
Institutions – Nigeria - Oil industry.
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Introduction
Plusieurs théories ont été développées pour expliquer la dynamique de la RSE en société (cf.
Frynas, 2009). La théorie institutionnelle, en particulier, explique que la RSE se diffuse par
isomorphisme de normes et comportements (DiMaggio & Powell, 1983 ; Doh & Guay, 2006).
C’est ainsi que la RSE s’adapte à son contexte institutionnel, en répondant aux attentes et
comportements des parties prenantes1. Peu de travaux empiriques sur l’approche
institutionnelle de la RSE ont toutefois porté sur l’industrie pétrolière dans les pays en
développement et dans des contextes d’instabilité sociale. Dans ces environnements
caractérisés par le mode personnalisé du fonctionnement des institutions et dominés par une
coalition de spécialistes de la violence qui manipulent rentes et privilèges pour assurer la
stabilité nécessaire au développement des rentes (Bates, 2008 ; North et al., 2010), le contenu
de la RSE s’adapte également. L’objet de cet article est de montrer comment le contenu de
l’appui des entreprises au développement local au titre de la RSE se définit et se met en œuvre
dans l’industrie pétrolière au Nigeria en fonction des attentes du comportement des parties
prenantes.
Nous nous appuyons sur le concept de crypto-moralité développé par Greif et Tadelis (2010) à
partir des travaux de Bisin et Verdier (2001) sur la socialisation -c’est-à-dire le processus par
lequel les normes sociales sont transmises et internalisées par l’individu-, la crypto-moralité
étant la moralité intrinsèque de l’individu dissimulée lorsqu’elle est détectable et fortement
pénalisée. Appliquant ce concept à l’entreprise dont la moralité intrinsèque est la recherche de
rentes économiques, il apparaît que la nature des relations qu’elle entretiendra avec la société
dans cette recherche dépendra de l’analyse coûts-bénéfices de ses interactions avec elle. Dans
cette analyse, la propension de la société à détecter et à pénaliser ses pratiques est déterminante.
Notre hypothèse est que l’engagement en RSE de l’entreprise sera d’autant plus important que
ses opérations seront détectables par les parties prenantes et les pénalités suite aux infractions
seront élevées. Dans le cas du Nigeria, deux principales stratégies RSE ont ainsi été développées
depuis le début des années 2000 : l’intervention directe, plus importante en valeur, a prospéré
sur les territoires où la détectabilité et les pénalités sont fortes, tandis que l’intervention
1 Une partie prenante est entendue dans ce travail au sens de Freeman (1984) de « tout groupe ou individu qui puisse affecter ou qui soit affecté par les activités de l’entreprise ». C’est-à-dire entre autres les parties prenantes internes (salariés, actionnaires, etc.) et externes (Etat, clients, fournisseurs, sous-traitants, co-traitants, organisations de la société civile, organisations intergouvernementales, communautés riveraines et leurs représentants, élites, groupes et réseaux criminels, etc.).
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indirecte, plus modeste, s’est développée surtout dans les zones où la détectabilité et les
pénalités sont faibles.
Tout d’abord, nous présentons dans la première partie notre cadre d’analyse, notamment
l’environnement institutionnel des pays en développement dont le Nigeria, le concept de crypto-
moralité appliqué aux entreprises, et notre méthodologie de collecte de données. Puis nous
montrons dans la seconde partie comment les deux stratégies de contribution des entreprises au
développement local au titre de la RSE correspondent à une logique d’adaptation aux
comportements et attentes des parties prenantes locales selon les critères de détectabilité et de
pénalités.
1. Cadre d’analyse et méthodologie
Notre cadre d’analyse n’a pas de visée normative ni prédictive, mais explicative. Le contexte
institutionnel dans lequel nous le développons est celui des pays en développement ; les
arrangements institutionnels et le fonctionnement des institutions y sont d’une nature singulière.
En traitant de la formation et du fonctionnement de l’Etat en Afrique, Robert Bates (2008) a
développé un cadre d’analyse qui montre comment, au Nigeria, les spécialistes de la violence
au sommet de l’Etat garantissent la stabilité en assurant tantôt la protection de leurs clients
tantôt leur exploitation -c’est-à-dire la prédation- en fonction de trois facteurs : les ressources
de l’Etat, la rentabilité de la prédation, et l’avidité des élites. Etendant ce raisonnement au
monde en développement, North et al. (2010, 2013) décrivent une coalition dominante -
composée d’élites puissantes- qui manipule rentes et privilèges pour garantir la coopération des
élites et ainsi assurer la stabilité. Ils distinguent alors les ordres sociaux d’accès limité (pays en
développement) des ordres sociaux d’accès ouvert (pays développés). Au sein des premiers, les
institutions fonctionnent sur une base personnalisée -c’est-à-dire selon le statut des individus-,
et l’ambition première de la coalition dominante n’est pas l’amélioration des conditions de vie
des populations mais le contrôle de la violence2 afin de protéger et développer les rentes. L’idée
des rentes comme motivation n’est pas nouvelle en soi3, l’originalité de NWW réside dans
2 Pour North et al., la violence concerne aussi bien la menace que l’action elle-même mais il s’agit en particulier de la violence de groupes organisés. 3 Cf. Les travaux en science politique entre autres de Jean François Bayart, Béatrice Hibou, Bertrand Badie, Achille Mbembe, Richard Banégas sur la formation de l’Etat en Afrique.
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l’inscription de la violence au cœur des interactions, ainsi que l’élaboration du modèle à
l’échelle mondiale et sur plusieurs millénaires. Grâce à la lente maturation de leurs institutions
et organisations qui deviennent plus nombreuses et complexes, les ordres d’accès limité peuvent
évoluer vers des ordres d’accès ouvert où l’Etat assure le monopole wébérien de la violence,
les institutions fonctionnent sur une base impersonnelle, et l’ordre social est stabilisé par la
destruction créatrice schumpétérienne qui, par la libre compétition politique et économique,
assure en permanence l’érosion des rentes4.
1.1. La crypto-moralité appliquée aux entreprises
Le concept de crypto-moralité développé par Greif et Tadelis (2010) s’appuie sur les travaux
de Bisin et Verdier (2001) sur la socialisation, c’est-à-dire le processus par lequel les normes
sociales sont transmises et internalisées par l’individu, la crypto-moralité étant sa moralité
intrinsèque dissimulée. Le concept postule que dans des environnements institutionnels où sa
moralité intrinsèque est facilement détectable et fortement pénalisée, on observe une véritable
transition morale vers la nouvelle moralité, alors qu’ailleurs, on observe une simple transition
comportementale chez l’individu, qui conserve alors une pratique dissimulée de sa moralité,
i.e. une crypto-moralité. Transposant ce concept à l’entreprise, observons que cette dernière
recherche des opportunités de profits ou de rentes : nous allons considérer ce comportement
comme sa moralité intrinsèque. La forme prédatrice ou responsable que prendra cette recherche
de rentes va dépendre de l’analyse coûts-bénéfices que l’entreprise va réaliser lors de ses
interactions avec la société. Dans cette analyse, les propriétés de la société sont déterminantes,
notamment la propension des parties prenantes à plus ou moins détecter et pénaliser ses
pratiques. Avant de spécifier les quatre cas de figure qui se présentent, précisons les concepts
de détectabilité et de pénalités.
La détectabilité désigne la possibilité d’identifier les opérations, pratiques et comportements de
l’entreprise, et plus particulièrement ses fragilités et vulnérabilités qui sont des brèches
susceptibles de générer des rentes pour les parties prenantes. Les parties prenantes peuvent
4 La description faite par North et al. du fonctionnement des ordres d’accès limité apparaît robuste et compatible avec les travaux évoqués plus haut sur la formation des Etats. Par contre pour une critique de leur approche du processus de transition vers les ordres d’accès ouvert ainsi que du fonctionnement de ces derniers, voir Lado (2014).
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détecter les pratiques des entreprises dans diverses conditions : i) lorsqu’elles ont le droit de les
observer ii) lorsqu’elles ont la capacité effective de les observer ii) lorsqu’elles participent de
manière intensive aux activités. Timothy Mitchell (2013) a montré que l’activité de production
de pétrole est par nature non démocratique en raison de sa chaîne de valeur peu étendue, de sa
forte intensité technologique, de son isolement en mer ou sur des territoires ruraux où les parties
prenantes locales peuvent être peu averties. Dans le même ordre d’idées, Ferguson (2005) a
montré comment des Etats africains producteurs de pétrole comme l’Angola ont pu, en
sanctuarisant l’écosystème singulier de cette industrie, la faire prospérer malgré un contexte
national instable sur les plans socio-économique et politique.
Si les opérations de l’entreprise sont détectables, alors elles peuvent susciter des pénalités de la
part des parties prenantes. La pénalité représente un prélèvement sur la rente que l’entreprise
aurait gardée pour elle seule. Elle couvre une large gamme de possibilités allant de la simple
amende formelle ou informelle à l’expulsion de l’entreprise, en passant par l’annulation de
contrats, le blocage temporaire des activités, ou dans les cas les plus violents le sabotage des
installations, la subtilisation des biens, l’agression, le kidnapping ou le meurtre de membres ou
proches du personnel. L’amende formelle vient des services publics ou découle de contrats
dûment établis. L’amende informelle représente les autres formes de compensation
qu’obtiennent les parties prenantes, avec ou sans violence manifeste, par exemple des paiements
au titre de la corruption. La pénalité représente aussi l’impact négatif que les actions des parties
prenantes peuvent entraîner sur l’image et la réputation de l’entreprise, et incidemment sur ses
performances économiques et financières.
Dans le contexte des ordres d’accès limité comme le Nigeria, nombre d’amendes informelles
sont enregistrées en comptabilité comme prestations diverses, pièces comptables à l’appui.
Dans de tels environnements où le formel fusionne avec l’informel et les procédures officielles
avec les processus officieux, les entreprises assurent la stabilité et le développement de leurs
opérations en s’adaptant aux institutions locales. Ainsi, loin d’être simplement la sanction du
non-respect de la loi ou des principes de la RSE, la pénalité est plus largement toute réaction
des parties prenantes à la non-satisfaction de leurs attentes. Les attentes peuvent être légitimes
ou non, mais elles sont toujours véhiculées par un discours légitime : « Nous disons : si vous
exploitez ce pétrole, décapez nos paysages, envoyez des pluies acides sur nous, sur nos animaux
et sur nos plantes, vous fermez nos points de pêches, vous rendez nos terres moins fertiles, vous
ralentissez le débit des eaux dans nos marécages, alors vous devez mettre en place des
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compensations adéquates »5. La violence ou le risque de violences va générer une réponse de
l’entreprise en termes de RSE. De la même manière, les projets RSE proactifs de l’entreprise
correspondront soit à la valeur qu’elle voudrait rajouter à sa légitimité morale et sociale, soit à
la valeur des pénalités futures qu’elle anticipe.
En rappel dans ce cadre d’analyse, la moralité intrinsèque de l’entreprise est sa recherche de
rentes économiques, et la crypto-moralité est cette recherche dissimulée. Les parties prenantes
vont tester la détectabilité des opérations et pratiques de l’entreprise en expérimentant les coûts
et bénéfices de la violence. L’engagement RSE est la moralité contraire contraignante. Les
pénalités seront aussi durables que les bénéficiaires les trouveront rentables et jugeront
l’entreprise capable de payer, mais elles ne seront perçues par l’entreprise comme fortes qu’au
regard des économies ou profits qu’elle continue à réaliser. Nous avons les quatre
comportements suivants (cf. Tableau 1) :
Tableau 1 : Comportement des entreprises en fonction de la détectabilité et des pénalités
Pénalités FORTES
Pénalités FAIBLES
Opportunités de rentes DETECTABLES
1 Transition morale
L’entreprise est exposée et devient transparente. Elle va
devoir développer un engagement RSE conséquent.
2 Transition comportementale
(crypto-moralité) L’entreprise se contentera de
payer les pénalités en dissimulant ses pratiques.
Opportunités de rentes NON DETECTABLES
3 Transition comportementale
(crypto-moralité) L’entreprise va encore plus
investir dans la dissimulation de ses pratiques y compris en
intimidant les parties prenantes.
4 Transition comportementale
(crypto-moralité) L’entreprise se contentera de
payer les pénalités résiduelles en dissimulant ses pratiques et sa
recherche de rentes.
Dans les quatre cas, l’engagement RSE est instrumentalisé pour distribuer des rentes aux
spécialistes de la violence. Mais dans le cas 1, l’entreprise est contrainte d’opérer une transition
morale en faveur de la RSE tant ses tentatives pour dissimuler ses opérations et pratiques sont
régulièrement détectées et réprimées. La transition morale qui correspond à un engagement
RSE important n’est toutefois pas définitive ; la recherche par l’entreprise de ses seules rentes
5 Suivant entretien du 02 janvier 2011 avec un représentant d’une communauté, membre du comité de liaison avec la compagnie, Royaume Egbema, Etat d’Imo.
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est simplement réduite et dissimulée -en commençant dans les discours- jusqu’à ce que celle-ci
remarque un relâchement des parties prenantes dans la détection et les pénalités.
Lorsque les pénalités deviennent trop fortes au point de surpasser durablement les rentes de
l’entreprise, celle-ci n’a pas d’autre choix que de se retirer. De même, lorsque les pénalités
consistent en l’expulsion de l’entreprise, même si ses rentes demeuraient satisfaisantes, elle n’a
pas d’autre choix que de se retirer. C’est ce qui est arrivé à Shell sur le territoire Ogoni (Etat de
Rivers) après l’exécution par le régime du Général Abacha des neufs leaders Ogoni en 1995 ;
les violences qui ont entouré cet événement marquant de l’histoire de la RSE au Nigeria ont été
si radicales que l’entreprise y a fermé ses puits jusqu’à ce jour.
1.2. Méthodologie de collecte de données
Les données traitées dans ce travail proviennent des enquêtes qualitatives que nous avons
menées entre 2010 et 2014 dans le Delta du Niger au Nigeria.
Nos enquêtes qualitatives réalisées dans le cadre d’un programme de recherche dont Total était
partenaire -ce qui a facilité la logistique des opérations de terrain- ont consisté en des entretiens
au sein des royaumes Ogba, Egbema et Ndoni dans les Etats de Rivers et d’Imo, du royaume
Obolo/Andoni dans l’Etat d’Akwa Ibom, et à Akassa dans l’Etat de Bayelsa. Les enquêtes ont
ainsi couvert les communautés6 où sont implantées en onshore Total, Agip, Shell/NPDC, ainsi
que les communautés riveraines des installations offshore de Total, Chevron/Texaco,
ExxonMobil, Statoil et Amni Afren. Ces quatre Etats -sur les neuf du Delta du Niger- ainsi que
ces compagnies qui sont de toutes tailles représentent la majorité de la production nationale.
Globalement, sur la période 2010-2014, nous avons mené 210 entretiens dont 65 enregistrés,
avec des chefs traditionnels, des responsables ou membres d’associations communautaires et
d’organisations locales de la société civile, des hommes, femmes et jeunes des communautés,
individuellement ou en groupe, ainsi que des membres des staffs des entreprises pétrolières, et
6 ‘Communauté’ n’a pas ici le sens d’entité culturelle indigène, c’est la traduction de Community qui au Nigeria est une unité administrative gérée par un chef traditionnel, et constitutive du Local Government.
8
des représentants de l’administration nigériane. Nous faisons référence à ces données, sous
forme d’extraits d’interviews7, d’analyses de faits observés ou d’études de cas.
2. Les deux principales stratégies sociétales
Au Nigeria, l’appui des entreprises pétrolières au développement des communautés locales a
beaucoup évolué depuis le lancement de la production en 1958. Nous distinguons trois périodes
qui se distinguent par l’évolution de la détectabilité et des pénalités.
La première période qui correspond à des attentes essentiellement fiscales vis-à-vis des
entreprises pétrolières, va de 1958 jusqu’au début des années 1980, début des grandes
manifestations de la société civile en raison d’un contexte de crise économique -suite au second
choc pétrolier-, mais surtout des pollutions déjà massives et des détournements de fonds opérés
par les régimes militaires depuis le premier coup d’Etat de 1966. La deuxième période qui court
jusqu’en 1997 correspond à l’intensification des attentes sociales et à la consolidation de la
détectabilité et des pénalités. La violente répression contre les mouvements de revendication
communautaires et l’exécution de l’activiste Ken Saro-Wiwa avec ses huit co-accusés par le
régime du Général Abacha en 1995 contribueront à les radicaliser, alors que se développeront
des initiatives criminalisées dont le sabotage des installations pétrolières, le siphonage de
pétrole brut sur les oléoducs ou encore le kidnapping du personnel. Les attentes locales et
internationales vis-à-vis de l’industrie pétrolière deviendront alors si fortes au cours des années
1990 que l’Etat appellera les entreprises, sans toutefois en définir les modalités, à financer
directement le développement des communautés où elles sont implantées. La troisième période
en cours depuis le retour des civils au pouvoir en 1999 correspond à l’émergence du concept de
RSE dont les contours légaux se précisent d’années en années.
A ce stade, fondent l’essentiel des obligations sociétales faites aux entreprises : la législation
environnementale -notamment sur la gestion des pollutions- qui a démarré en 1981, l’obligation
depuis 2002 pour chaque entreprise de contribuer pour 3% de son budget annuel à l’Agence
fédérale de développement du Delta du Niger (NDDC), l’obligation de déclarer les flux
financiers avec l’Etat au titre de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives
7 Nous avons conduit les entretiens en anglais, puis nous en avons traduit les extraits reproduits ici.
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(ITIE), ainsi que la loi de 2010 sur le contenu local (Nigerian Content) qui impose aux
entreprises pétrolières des quotas locaux de sous-traitance et d’emplois.
En attendant la codification par l’Etat du financement direct du développement local, les
entreprises ont développé deux principales stratégies RSE : l’intervention directe et
l’intervention indirecte. L’une et l’autre stratégies vont représenter le prix de la poursuite
ininterrompue des activités, mais l’intervention directe, plus importante en valeur, sera
l’approche la plus courante, et se poursuivra sur les territoires où les pénalités sont élevées,
tandis que l’intervention indirecte, plus modeste en valeur, fonctionnera surtout dans les zones
où la détectabilité et les pénalités sont faibles.
2.1. La stratégie d’intervention directe : les MoUs
Dans le contexte politique du transfert du pouvoir aux civils à la fin des années 1990, les projets
unilatéraux des entreprises ont, sous la pression des communautés, évolué vers des MoUs
(Memoranda of Understanding), c’est-à-dire des accords non contraignants signés pour trois à
cinq ans avec les communautés locales. D’un côté, les entreprises et l’Etat demandent une
poursuite ininterrompue des opérations, et de l’autre, les populations menées par des coalitions
d’élites mobilisant des groupes plus ou moins organisés de jeunes -ainsi que des associations
de femmes- demandent des projets de développement ainsi que des avantages individuels (cf.
Tableau 2). Le MoU est négocié avec les représentants des communautés et signé en présence
de l’Etat, mais il s’agit d’une intervention directe de l’entreprise en ce sens que celle-ci conserve
le pilotage des projets, même si elle s’appuie sur un comité entreprise/communautés de mise en
œuvre. Par ailleurs, les communautés sont libres du mode de désignation de leurs représentants
au sein des comités, ce qui expose la plupart d’entre elles qui étaient déjà instables à une
représentativité contestée (Cf. Sawyer et Gomez, 2012).
Contrairement aux Impacts and Benefits Agreements (IBA) ou aux Community Development
Agreements (CDA) qui se sont développés dans l’industrie minière en Australie et au Canada
depuis les années 1990 (cf. O’Faircheallaigh, 2013, 2015), le MoU n’est pas un contrat et n’est
donc pas légalement contraignant. Le caractère non contraignant du MoU révèle l’importance
du pouvoir de négociation de l’entreprise. Des voix s’élèvent dans les communautés pour en
contester le principe : « Ils l’appellent Mémorandum d’Entente…Moi je ne crois qu’aux
10
accords légaux. Qu’ai-je à entendre avec vous ? Vous venez et prenez mon terrain et
commencez à sortir du gros vocabulaire ? […] Quelle entente voulez-vous que j’aie avec vous ?
[…] Je ne suis pas contre l’exploitation du pétrole pour le développement. Mais si vous vous
pointez et me dites, je vous exproprie à mes propres conditions. Non ! »8. Ces voix sont toutefois
peu audibles dans la mesure où le caractère non contraignant du MoU arrange à la fois la
compagnie et les représentants des communautés car la non réalisation ou l’abandon des projets
pourra se poursuivre, sans qu’il soit possible pour les populations de savoir qui de la compagnie
ou des représentants de la communauté en est responsable.
Les MoUs ont essaimé dans le Delta du Niger, essentiellement sur les sites onshore où les
violences sont les plus menaçantes pour l’entreprise. Un membre du comité de liaison de sa
communauté avec la compagnie évoque ce jeu de pouvoirs : « Avant NPDC, Shell était établie
dans le royaume Egbema depuis 1962. C’est seulement à la fin des années 1980 que la
compagnie a commencé à concevoir des projets de développement pour Egbema. Ici,
l’approche de Shell ne nous convenait pas, la raison étant que chaque fois Shell pilotait les
projets depuis Port-Harcourt. Lorsque nous avons commencé à protester, nous avons exigé
d’être associés pour faire valoir nos avis. […] Ces conflits avaient atteint une telle gravité que
Shell avait accepté de négocier avec nous des MoU. […] Depuis son arrivée, NPDC refuse
catégoriquement de négocier. D’ailleurs, certains ont décidé de manifester jusqu’à ce qu’un
MoU soit signé. »9.
Analysons plus en détail le cas du clan Egi10 qui est assez représentatif des communautés
abritant des puits de pétrole et qui ont par la violence acquis au fil des années des droits d’accès
aux rentes pétrolières. Le clan a connu les mouvements meurtriers de protestation contre les
compagnies et le gouvernement depuis les années 1980 menés par des organisations ethnico-
communautaires et des groupes de jeunes, ainsi que la violence des réseaux criminels ou
occultes dont les groupes cultistes (Lado et Renouard, 2012). Nombreux et concurrents, les
leaders de confréries cultistes promettent aux jeunes désœuvrés une ascension sociale rapide
par l’accès à la rente pétrolière et au pouvoir. C’est ainsi qu’ils ont préempté les postes de
8 Entretien du 23 décembre 2010 avec un activiste local qui a longtemps participé aux marches organisées par les jeunes, Clan Egi, Etat du Rivers. 9 Entretien du 02 janvier 2011 avec un représentant d’une communauté, membre du comité de liaison avec la compagnie, Royaume Egbema, Etat d’Imo.(A noter qu’une partie du royaume Egbema est dans l’Etat de Rivers). 10 Le clan Egi est l’un des quatre qui forment le royaume Ogba, un des trois royaumes (avec Egbema et Ndoni) qui constituent le Local Government (LG) d’Onelga dans l’Etat de Rivers (qui compte 23 LGs). Avec environ 40 000 habitants répartis dans 16 communautés, ce clan abrite l’essentiel des puits onshore de Total depuis 1962.
11
responsabilité au sein des communautés et instauré une véritable économie de la violence autour
de l’activité pétrolière.
Dans ce contexte où les pénalités sont élevées, les entreprises se protègent surtout de la
détectabilité en renforçant les mesures de sécurité et en soignant leurs propres réseaux
clientélistes constitués des élites qui disposent d’un potentiel de violence crédible et d’une
capacité crédible à les préserver des autres spécialistes de la violence. La RSE, dont le MoU est
l’aspect principal11, est alors faite d’un mélange de réponses à des attentes légitimes des
populations (lutte contre les pollutions par exemple) et de pratiques collusives et corruptives
avec les élites.
Les premiers MoUs furent signés en 2004 pour trois ans, les seconds fin 2007 pour quatre ans,
et les troisièmes en 2012 pour cinq ans. Le clan fut incapable de s’unir, et la faction la plus
influente, celle des familles des anciens propriétaires des terrains acquis par la compagnie,
obtint un MoU séparé. Ces familles, ultra minoritaires, sont devenues influentes pour avoir cédé
à l’origine leurs terrains -contre paiement-, et elles ont conforté leurs pouvoirs en mobilisant la
violence, exigeant divers avantages dont l’exclusivité des contrats de sous-traitance locale et de
surveillance des pipelines.
Tableau 2 : MoUs en 2007 et 2012 entre Total et le Clan EGI + Anciens propriétaires de terrains
MoU des Familles d’anciens
propriétaires de terrains MoU du Clan Egi
tout en entier Période du MoU
2008-2011 2012-2016 2008-2011 2012-2016
Bourses d’études
735 personnes 880 M NGN soit 7 MUSD12. Listes fournies par les familles.
2 033 personnes 1,042 Md NGN soit 6,5 MUSD* Liste au mérite sur la base d’un concours.
240 personnes 86 M NGN soit 720 k USD. Listes fournies par le clan.
698 personnes 425 M NGN soit 2,6 MUSD. Liste au mérite sur la base d’un concours.
Bourses de formation professionnelle
360 personnes 1 235 personnes sur 12 métiers.
90 personnes 525 personnes sur 12 métiers.
Quotas d’emplois 24 personnes
Pour tout le clan : 12 personnes (reliquat des précédents MoUs) puis quota de 12% des nouveaux recrutements.
16 personnes
Pour tout le clan : 12 personnes (reliquat des précédents MoUs) puis quota de 12% des nouveaux recrutements.
Contrats exclusifs de surveillance des installations
Augmentation des salaires de 10% en 2008 puis 3% par an.
Augmentation des salaires de 4% en 2012 puis 2% par an.
Participation aux Fonds
Financement du fonds de microcrédit
Financement du fonds de microcrédit
Financement du fonds de microcrédit
Financement du Fonds de microcrédit, et de l’Egi Clan Fund (1% du Fonds de développement).
11 Le MoU ne prend pas en compte certaines rubriques RSE qui sont gérées par ailleurs, comme les aspects environnementaux ou les projets hors des zones de production. 12 Taux de change moyen annuel selon oanda.com : 1USD=120NGN en 2008 et 1USD=160NGN en 2012
12
Projets d’infrastructures et industriels
1,3 Md NGN soit 10,7 MUSD pour 7 communautés.
2,4 Md NGN soit 15,2 MUSD pour 9 communautés.
1,095 Md NGN soit 9 MUSD.
Fonds de développement de 1,9 Md NGN soit 11,8 MUSD.
Auteur
On observe (Tableau 2) une évolution spectaculaire des engagements de l’entreprise d’une
période à l’autre. Il se trouve qu’en 2012, la compagnie a vu sa détectabilité s’accroître en raison
d’un incident technique grave enregistré dans son usine qui a entraîné d’importantes fuites de
gaz dans les communautés pendant six semaines. Les Egi avaient alors accepté de surseoir à la
violence en échange d’une enveloppe spéciale de plusieurs millions d’euros et d’un MoU plus
important.
Nos enquêtes ont pourtant montré que moins de 30% des personnes ciblées ont pu
individuellement bénéficier de précédents MoUs. Pour les personnes interviewées, les
marqueurs des MoUs sont l’injustice dans la redistribution au sein des communautés et
l’inefficacité des projets au regard des conditions de vie des populations. Le témoignage ci-
après d’un jeune professionnel est révélateur de ces défaillances : « Je suis un électricien
certifié. Parfois, elles [les compagnies] peuvent rechercher un électricien, mais comme vous
ne représentez rien pour votre référent communautaire, il ira vendre le poste à un électricien à
l’extérieur de la communauté et faire croire à la compagnie qu’il vient de la communauté. Tout
cela parce qu’il est le premier au courant des besoins, […] et alors il y aura des conflits. C’est
fréquent ici. Il y a beaucoup de domaines dans lesquels les MoUs fonctionnent mal. »13
Il ressort certes de nos enquêtes que Total est socialement mieux acceptée dans les
communautés que ses concurrents Shell et Agip qui opèrent en onshore, mais l’explication tient
en quatre points. Tout d’abord, la compagnie est privilégiée d’opérer ses seuls sites onshore -
minoritaires dans sa production nationale- au sein d’un seul clan dans un seul Local
Government. Ensuite, elle est l’une des rares à exécuter jusqu’à plus de la moitié des
engagements non financiers contenus dans les MoUs. Par ailleurs, la compagnie est la seule à
ouvrir ses portes aux populations au moins une fois par semaine pour connaitre les plaintes :
ceci a certes accentué sa détectabilité par les parties prenantes qui ont ainsi accès aux bureaux
mais l’a en même temps protégée de certaines frustrations qui nourrissent la violence et rendent
les pénalités moins maîtrisables. Enfin, les personnes interviewées rapportent que pour résoudre
les plaintes, la compagnie est plus encline à dépenser que ses concurrents.
13 Entretien du 04 janvier 2011 avec un jeune de la communauté Obité (clan Egi, Onelga, Etat de Rivers).
13
Par contre, comme les autres, elle renonce à faire auditer les MoUs alors que les détournements
de fonds dans les communautés et les abandons de chantiers sont de notoriété publique. On est
loin d’une RSE au service d’un développement durable. Interrogé sur l’opportunité d’auditer la
redistribution intra-communautaire des MoUs, un éminent représentant du clan Egi estime que
c’est inutile puisque les populations ne le réclament pas. De fait, le contenu réel des MoUs et
le calendrier des dépenses sont connus des seuls représentants du clan et la redistribution est
maintenue confidentielle, avec la complicité passive de la compagnie. Une telle démission lui
permet de maintenir ce qu’elle reconnaît comme un « équilibre instable » mais qui lui paraît
suffisant pour poursuivre ses opérations. Dans cet environnement où les pénalités sont fortes,
les entreprises ont tendance à prioriser la réduction de la détectabilité dans l’optique de limiter
les pénalités.
2.2. La stratégie d’intervention indirecte
A la fin des années 1990, des entreprises opérant en offshore ont inauguré l’approche
d’intervention indirecte. Le principe est le suivant : l’entreprise recrute une ONG qui
accompagne les communautés dans la mise en place d’une fondation ad hoc qui, elle, va
concevoir et gérer les projets. Les organes de la fondation (assemblée générale, conseil
d’administration) sont statutairement inclusifs, c’est-à-dire paritaires au regard du genre et
composés de manière large de représentants des communautés : chefs, association de jeunes,
association de femmes, comité local de développement. A la différence des MoUs, l’entreprise
ne prend pas part au pilotage des projets, mais engage l’ONG à renforcer les capacités
techniques et managériales des communautés en vue, à terme, de l’autonomie de la fondation.
L‘Akassa Development Foundation (ADF) fut ainsi mise en place en 1997 avec l’appui de
Statoil et de Texaco qui opéraient aux larges d’Akassa, sur proposition de l’ONG Pro Natura
International (PNI). Les compagnies s’engagèrent à contribuer ensemble pour 52 M Naïras
(300 000 USD) par an, sans indication d’horizon. Akassa, Communauté Autonome14 de l’Etat
de Bayelsa, est accessible principalement par voie fluviale et située à 2,5h de bateau de
Yenagoa, la capitale de l’Etat. Par des projets d’une valeur unitaire de 300 000 (1 700 USD) à
1 M Nairas (5 700 USD), la fondation dota Akassa d’un réseau de rues bétonnées et praticables
14 Au Nigeria, une Communauté Autonome (Autonomous Community) préfigure un Local Government (LG). L’Etat de Bayelsa est constitué de 8 LGs et de 24 Communautés Autonomes.
14
en motos en toutes saisons, de jetées et bateaux, de plusieurs écoles et centres de santé, d’un
atelier de couture pour l’apprentissage et la réalisation de travaux de confection, d’un atelier
informatique et d’un centre multimédia pour la télévision et le cinéma, d’une salle
communautaire, d’un système de micro-crédits porté par les femmes. Un projet de protection
des tortues marines et de stabilisation des sols menacés par les marées (Joab-Peterside, 2007)
fut également mis en place. Les écoles d’ADF sont restées très courues car elles sont organisées,
dotées en instituteurs et en moyens pédagogiques grâce à une gestion rigoureuse des modestes
ressources.
A Akassa qui aspire désormais au statut de Local Government, les personnes interviewées
observent que leurs conditions de vie se sont améliorées, la fondation ayant fourni des efforts
exceptionnels avec l’appui de PNI et des compagnies pétrolières, dans un climat de respect
mutuel. Grâce aux négociations menées par ADF, l’Etat et ses démembrements ont
progressivement pris le relais des projets d’infrastructures, permettant ainsi à la fondation de se
concentrer sur des projets plus modestes de formation professionnelle. Texaco s’est retirée du
financement d’ADF, mais Statoil continuait en 2014 à soutenir la fondation qui disposait pour
2012/2013 d’un budget de 31 M Nairas (176 000 USD) -dont 2 M (12 000 USD) de fonds
propres- et d’un effectif de 22 personnes (contre 36 au lancement). La principale faiblesse de
cette stratégie tient en la difficulté pour la fondation à devenir financièrement autonome, mais
cela suggère aussi que la question du transfert à terme de ses activités les plus coûteuses à des
acteurs plus légitimes comme l’Etat ou des investisseurs privés, ou celle de la recherche de
financements alternatifs soient davantage explorées.
Le fait que le projet n’ait démarré qu’avec des compagnies opérant en offshore n’est pas anodin.
Akassa ne dispose d’aucun puits de pétrole de ces compagnies, et en dehors de la pollution
résiduelle dont peuvent ponctuellement souffrir les pêcheurs, la communauté, par ailleurs
réputée coopérative, a peu de raisons objectives de menacer les compagnies. En plus, les
pratiques de ces dernières, situées en pleine mer, sont peu détectables. La principale menace
crédible est celle de pirates actifs dans le Golfe de Guinée qui, comme d’autres spécialistes de
la violence, cherchent à prélever des rentes. Leur butin est sous forme de pétrole brut ou de
rançons de kidnapping de personnels. Ceci étant, la piraterie ne prend pas sa source à Akassa,
elle est le fruit d’une coalition élitaire plus large (cf. Obi et Rustad, 2011). Ainsi globalement,
pour Akassa, la détectabilité est faible et les pénalités faibles également, d’où un engagement
RSE plus modeste.
15
Le succès relatif d’ADF au regard de l’amélioration des conditions de vie tient à la fois de
l’originalité du montage proposé par PNI, et des caractéristiques intrinsèques de la communauté
Akassa qui se résument dans sa faible propension à mobiliser la violence pour résoudre les
conflits et à la relative faible avidité de ses leaders. Il est de ce fait utile de rappeler qu’Akassa
n’est pas allée exiger le projet ADF, mais que c’est PNI qui l’a proposé aux compagnies. Ces
dernières ont en particulier apprécié la modicité des attentes comparativement aux bénéfices
potentiels qu’elles pourraient en tirer en termes d’image en cas de succès.
Le modèle indirect via des fondations communautaires ad hoc est en soi innovant et a été
exporté dans d’autres communautés du Delta du Niger. En 2002, Total a entrepris -avec PNI-
de reproduire le modèle d’Akassa à Eastern Obolo, une de ses communautés « offshore » de
l’Etat d’Akwa Ibom. La compagnie s’est engagée à verser 42 M Nairas (240 000 USD) par an
pendant cinq ans. Entre 2003 et 2009, Eastern Obolo Community Foundation (EOCDF) a reçu
254 M Nairas (1,4 MUSD) de Total et 10 M Nairas (56 000 USD) d’autres partenaires comme
ExxonMobil, Shell, Amni Afren. Pour les mêmes raisons qu’à Akassa (faibles pénalités et faible
détectabilité), les résultats d’EOCDF ont été tout aussi spectaculaires pendant les cinq années
(cf. Idemudia, 2009 ; Giraud et Renouard, 2010), jusqu’à ce que la compagnie arrête ses
financements en 2009. La fondation est alors tombée en faillite malgré les appels au secours de
ses dirigeants tandis que la compagnie orientait de nouveaux financements vers des parties
prenantes dotées d’un plus fort potentiel de pénalités ou de violence.
En effet, l’Etat d’Akwa Ibom avait ordonné en 2007 à la compagnie d’abonder un fonds spécial
créé pour le développement local. L’accord conclu fin 2009 prévoyait 1 106 bourses d’études,
250 bourses de formation professionnelle, un fonds de microcrédit de 10 M Nairas
(56 000 USD), et des projets d’infrastructures pour 320 M Nairas (2 M USD) par an. La moitié
de ces opportunités devait bénéficier aux quatre Local Governments de la zone d’implantation
de Total dont Eastern Obolo. Par ailleurs, le Chef supérieur (Paramount Ruler) d’Eastern Obolo
qui avait été jusque-là facilitateur dans la création d’EOCDF avait demandé à la compagnie des
financements directs. Un comité de gestion présidé par le Chef supérieur fut installé en 2011
par la compagnie, et un contrat de construction d’un laboratoire scientifique dans un des deux
lycées d’Eastern Obolo attribué au Chef supérieur. Au moment de nos enquêtes, les travaux de
construction du laboratoire étaient à l’arrêt depuis plusieurs mois alors que les fonds débloqués
avaient été encaissés. Rencontré, le Chef, journaliste réputé retraité, nous a affirmé avoir créé
son entreprise pour les besoins du contrat qu’il considérait comme « une compensation des
nuisances de l’activité pétrolière » et une « redistribution des bénéfices ». A noter que cette
16
pratique n’était pas l’unique rente déguisée. Les membres du comité de gestion s’attribuaient
divers marchés, et en plus, chaque réunion du comité générait des per diem souverainement
fixés.
Dans le cas d’Eastern Obolo en somme, la stratégie d’intervention indirecte n’a pas survécu,
car contrairement à ADF qui avait pu rester en marge de l’avidité des réseaux d’influence
élitaires locaux et étatiques, Eastern Obolo et la compagnie n’ont pu résister. Par ailleurs, en
2004, le clan Egi et Total avaient essayé de reproduire le modèle d’Akassa, en créant ECDF
(Egi Communities Development Foundation), mais cette fondation est rapidement tombée en
faillite, en raison de la trop grande avidité des leaders locaux habitués à des enjeux financiers
nettement plus importants.
C’est au sujet de l’échec de l’intervention indirecte à Eastern Obolo et dans le clan Egi que nous
avons invoqué le facteur de Bates (2008) du niveau d’avidité des leaders (cf. §1.1). En réalité,
ce facteur influence aussi l’intervention directe -où les pénalités sont fortes- et participe aux
motivations de la violence aux côtés des deux autres facteurs de Bates que sont la rentabilité de
la prédation et le niveau des ressources. Dans l’intervention indirecte -pénalités faibles- ces
facteurs nourrissent le comportement des parties prenantes sans qu’il soit nécessaire d’user de
la violence.
Conclusion
Dans ce travail, nous avons analysé le niveau de contribution au développement local au titre
de la RSE des entreprises pétrolières au Nigeria. Nous avons montré, en nous appuyant sur la
crypto-moralité, comment l’appui au développement local au titre de la RSE s’adapte au
fonctionnement des institutions locales et vise à répondre aux attentes à la fois légitimes et
illégitimes des parties prenantes les plus influentes à la recherche de rentes. En vue d’assurer la
poursuite ininterrompue des opérations, l’engagement RSE des entreprises est d’autant plus
important que leurs pratiques sont détectables et les pénalités que leur imposent les parties
prenantes élevées. De la même manière, tout engagement RSE proactif de l’entreprise
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correspond tantôt à la valeur qu’elle voudrait rajouter à sa légitimité morale et sociale, tantôt à
la valeur des pénalités futures qu’elle anticipe.
Cette analyse menée sur l’industrie pétrolière amont au Nigeria peut être étendue à d’autres
industries dans les pays en développement, au regard de la similitude des activités (hormis
l’insularité maritime spécifique au pétrole), des contextes institutionnels, et des enjeux
financiers et socio-politiques (cf. Rajak, 2011). On en arrive à une pratique de la RSE dépouillée
de présupposés normatifs dont les organisations intergouvernementales et de la société civile
sont porteuses, tandis que les principes et valeurs de la RSE sont opportunément affirmés par
les entreprises pour répondre aux attentes de ces parties prenantes internationales. Nous ne
négligeons pas les valeurs morales que peuvent sincèrement porter et manifester des
individualités, notamment certains dirigeants des entreprises pétrolières et leurs équipes. Ces
valeurs peuvent révéler leur humanité face à des situations sociales de réelle détresse, mais les
pratiques que nous avons observées dans l’industrie pétrolière au Nigeria suggèrent que la
moralité intrinsèque de l’organisation qu’est l’entreprise l’emportent globalement.
Notre cadre d’analyse n’a pas de visée prédictive, mais il aide à déterminer, selon les
caractéristiques de l’industrie et de l’environnement institutionnel, quel niveau de RSE est
susceptible d’être mis en œuvre. Pour aller plus loin, il conviendrait de qualifier de manière
plus systématique les conditions de détectabilité des entreprises par les parties prenantes, et les
différentes pénalités possibles, afin de pouvoir catégoriser les différents contextes
institutionnels au regard par exemple du mode de résolution de conflits, et ainsi en déduire les
réponses possibles que les entreprises peuvent développer au regard de leurs propres
caractéristiques intrinsèques.
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