Melanges Oeuvres Edouard Richer T I

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OEUVRES D'EDOUARD R1CHER MÉLANGES \ TOME PREMIER SAINT-AMAND (CHER) A la librairie de LA NOUI'ELLE JÉRUSALEM, chez PORTE, Libraire. PARIS M. HIKOT, rue Monsienr-le-Prince, 58. E. JL'iNG-TREUTTEL, Libraire, rue de Lille, t9. LONDRES SWEDENBORG SOCIETY, 36, Bloomsbury Street, Oiford Stree;. NEW-YORK ,••' NEW CHL'RCH BOOK-ROOM, 346, Broadway. | fc : . i'i',i . m

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OEUVRES

D ' E D O U A R D R 1 C H E R

MÉLANGES\

TOME PREMIER

S A I N T - A M A N D (CHER)A la librairie de LA NOUI'ELLE JÉRUSALEM, chez PORTE, Libraire.

PARISM. HIKOT, rue Monsienr-le-Prince, 58.

E. JL'iNG-TREUTTEL, Libraire, rue de Lille, t9.

LONDRESSWEDENBORG SOCIETY, 36, Bloomsbury Street, Oiford Stree;.

NEW-YORK , ••'NEW CHL'RCH BOOK-ROOM, 346, Broadway. |

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M É L A N G E S

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SÀINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE DE DESTENAYRué Lafayette, 70, place Mont'Hond

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OEUVRES D'EDOUARD RIGHER

MÉLANGES

TOME PREMIER

S A I N T - A M A N D ( C H E R )A la librairie de LÀ KOUYELLE JÉRUSALEM, chez PORTE, Libraire.

PARISM. MINOT, rue Monsieur-lc-rrince, 58.

E. JUNG-THEUTTEL, Libraire, rue de Lille, 19.

LONDRESSWEDENBORG SOCIETY, 36, Bloomsbury Slreet, Oifurd Street.

N E W - Y O R KNEW CHURCH BOOK-ROOS, 346, Broadway.

1861.

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Après avoir donné une nouvelle édition de ta Reli-gion du Bon Sens, qui forme le premier des huit vo-lumes du grand Ouvrage d'Edouard Richer, la Nou-velle Jérusalem, j'aurais désiré continuer cette pu-blication; mais l'auteur n'ayant publié lui-même quece premier volume, et les sept autres ayant été éditéspar son ami, M. L.-F. de Tollenare, auquel il avaitlégué le soin de publier ses manuscrits, je ne pourraisles faire réimprimer qu'autant que j'en aurais obtenul'autorisation des héritiers de M. de Tollenare, qui,lui aussi, est sorti de ce monde. Toutefois, commeM. de Tollenare, pendant qu'il coopérait à la rédac-tion de LA REVUE, la Nouvelle Jérusalem, dont ilétait un des fondateurs, m'a donné quelques manus-crits d'Edouard Richer pour les y insérer au besoin,et que plus tard il m'a envoyé ce qui lui restait demanuscrits et plusieurs articles de Riclier insérés dansle Lycée Armoricain, en m'autorisant à faire impri-mer les uns et reproduire les autres, lorsque je le ju-gerais à propos, je donne aujourd'hui, sous le titrede Mélanges, un premier volume qui par conséquentse compose :

1° De quelques Articles publiés par Richer lui-même ;

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2° D'Articles déjà insérés dans LA REVUE, lu Nou-velle Jérusalem ;

3° D'Articles entièrement inédits ;4° Et de quelques Articles qui ont paru dans le

Lycée Armoricain. Tels sont les trois qui ont pourtitre : Voltaire, J.-J. Rousseau, Bernardin deSaint-Pierre et Mme de Staël, et qui ont été com-posés par llicher, lorsqu'il commençait à étudier lesOuvrages de Swedenborg.

Ce volume de Mélanges sera suivi d'un second vo-lume.

Saint-Arnaud (Cher), le 28 janvier 1861.

LE BOYS DES GUAYS.

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TABLE

Pages.

Indices de progrès pour servir d'introduction . . . . 1Le Testament du Docteur Cramer 10Le Livre de l'homme de bien • . 31La visite de Gustave 90La chute de l'homme 138De la Médecine spirituelle . . . 163L'Interrogatoire de Maître Thomas, ou la Cause du

choléra 208La Tasse brisée, ou l'Amour conjugal 233Sur la Noblesse, et quelle est la Noblesse véritable . . 257Monsieur Guillaume 274II a de l'esprit comme un Ange, Conte arabe 321Linnée et Swedenborg 341Les trois Questions 349Observations sur trois Monuments anciens 355

Hymne d'Orphée 355Hymne de Cléanlhe 357Exorde du Poème d'Aratus 360

Principes de la morale universelle 362L'Avarice du Vieillard 364D'où provient le sentiment de la Pudeur 365Le Nègre philosophe 370Comment s'acquiert le Génie 377Pourquoi Voltaire disait que ce qu'il savait le mieux,

c'est qu'il ne savait rien 380La Vue morale des ruines. , 382Orient et Occident, ou le Prêtre et le Poêle 384LesOEuvres 386Voltaire 387J.-J. Rousseau 413Bernardin de Saint-Pierre et Mmc de Staël 433

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INDICES DE PROGRÉS

POUR SERVIR D'INTRODUCTION

Ce n'est plus seulement chez les écrivains ascétiquesdu moyen-âge, chez les théologiens scolastiques, telsprofonds penseurs qu'ils aient été, que de nos jours ilfaut aller chercher l'histoire de l'âme, de cette portionéminente de l'homme, qui échappe à ses regards sansjamais pouvoir se dérober à sa conviction. Ce ne seranon plus ni aux spirituels et railleurs sceptiques duXVIIIe siècle, ni aux savants mais timides ecclectiquesde celui-ci qui tremblent devant un principe, quenous irons demander des lumières sur ce sujet impor-tant. Des sources plus limpides nous sont maintenantouvertes.

Le système scolastique, souvent entaché d'un spiri-tualisme exclusif, et trop contempteur de la vie ma-térielle, a bien pu donner lieu à la réaction du sen-sualisme qui lui a succédé ; mais celui-ci, qui prenaitles serviteurs pour les maîtres, ou la passiveté desorganes pour l'activité des moteurs, n'a pu régner àsa place. Les philosophes ont bien pu lutter avec avan-tage contre les erreurs qu'introduisait la superstition,fille de la logique viciée ou de la fraude, quand elletentait par de fausses voies d'unir l'esprit et la matière;

i.

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mais le fanal qu'ils allumaient sur un éeueil réelle-ment périlleux, n'éclairait nullement celui sur lequeleux-mêmes devaient venir se briser, je veux dire celuide la superstition des organes des sens. Après unelutte qui a souvent excité notre admiration, quand ellea été sincère, et notre dégoût quand elle a été dé-loyale, nous avons vu s'accomplir le naufrage des unset des autres sans qu'aucun conciliateur ingénieux aitpu fructueusement leur tendre les bras. Tous s'en-gloutissent, et cependant, quelque chose reste debout.Fait remarquable : des systèmes s'amoncèlent et s'é-croulent, et la société humaine subsiste et marche; ily a donc une loi qui leur est supérieure.

Nous admettons tous dans l'humanité un mouve-ment ascendant, désigné souvent sous le nom de pro-grès de la civilisation, même au milieu des plus dou-loureuses convulsions. Mais nous ne prononcerionsqu'un vain mot, si nous n'avions foi à la venue d'untemps où l'esprit humain, cessant d'être balotté entrele bigotisme et l'athéisme, aussi intolérants, cruels etaveugles l'un que l'autre, devrait trouver issue surune plage douée pour lui de plus de charmes que nelui en offraient la rupture avec les faits sociaux, oul'affreuse immobilité du néant.

Il semble à plusieurs que ce temps arrive, qu'ils'accomplit par les soins de la Providence, employantcomme agents de ses actes, au moment marqué par lamaturité, et l'Allemagne si docte, si sincère, et l'An-gleterre si méditative, si opérante, et la France si pé-

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nétrante, si claire et si de-libérée dans ses doctrines.Comme la cité mystique de saint Jean, descendantvers son époux, l'âme humaine, qu'ils observent etétudient, désormais parée de nouveaux dons d'intelli-gence, leur paraît aussi s'approcher de nous plus bril-lante et s'introduire plus intimement au sein de notresociété, pour, en s'unissant mieux avec elle, l'éclairerde plus vives lumières, rompre les vieilles chaînes quil'enserraient, et y substituer les doux liens de la fra-ternité dévouée, puisant son énergie au foyer d'oùtoute vie émane.

Tous les écrivains distingués de notre époque ap-portent en effet leur contingent à ce progrès que noussignalons dans la science de l'âme, et qui, au milieud'une inévitable lutte, se manifeste à chaque instant,soit qu'il s'agisse de religion on de politique, de poésieou d'arts, d'organisation civile ou de combinaisonsindustrielles. Tous font partir l'impulsion qui produitle mouvement social, du domaine élevé de l'intelli-gence considérée non plus comme obscure abstractiondes qualités de la matière, mais comme existence in-dépendante de celle-ci, comme réalité agissante, ve-nant mouler des formes que nous apprécions aprèscoup par les sens, et déterminer les actes extérieursqui ne sont que des enveloppes d'actes d'une autreespèce, plus intimes, et dont la préexistence n'est pasdouteuse. Tous aujourd'hui diraient sans hésiter avecsaint Paul : Le monde est un système de choses invi-sibles manifestées visiblement. A la vue de ce double

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inonde, le problème embarrassant, ou plutôt à solu-tion négative, que se proposeraient aujourd'hui contreeux des controversistes, ne serait plus, comme jadis,de prouver l'âme et son immortalité, mais de cher-cher s'il y aurait seulement possibilité quelconque, ouraison apparente pour que la portion pensante et af-fective de l'homme cessât jamais d'agir, même séparéedu corps matériel.

Disons-le donc désormais sans légèreté, et pour entirer de sérieuses déductions pratiques : L'âme est unechose tout aussi bien qu'un corps. Dès lors qu'elleexiste, elle a donc aussi, elle, son histoire, son point dedépart, son action et son but, nous osons ajouter, avecprotestation contre toute pensée de matérialisme, sasubstance, sa forme et ses phases spirituelles, ou saréalité et ses états, enfin, qui viennent se manifesterdans des actes, intimes d'abord, extérieurs ensuite,donnant lieu aux phénomènes de notre double vie.

Quelque idée qu'on se forme de l'origine et de lafin de cette partie constitutive de l'homme, laquellenous paraît être l'homme dans son essence; soit quel'on consente ou non à la considérer comme une créa-tion de l'amour suprême appelant un retour d'amour,comme un récipient de la lumière et de la chaleur di-vines, ou du vrai et du bien absolus et substantiels, ac-tive, et à titre de récipient libre, susceptible d'altérerle vrai en faux et le bien absolu en égoïsme, ou de lesconserver dans leur pureté ; soit qu'avec les chrétienset leurs imitateurs, on envisage l'âme ou l'homme,

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DE PROGRÈS. o

comme ayant à certaine époque abusé de la libertéqui constitue sa moralité, altéré son état normal ettransmis le germe de cette altération cî la suite d'unechute antique, dont la rédemption préparerait le libreredressement; personne au moins ne doute que cellede ses phases, qui doit s'accomplir pendant son unionavec le corps matériel, ne saurait être une simple ex-périmentation capricieuse; personne ne milite contrela persuasion qu'elle est appelée à s'exercer dans uncercle rationnel et dans un but déterminé par la su-prême intelligence. Il n'est pas, en effet, un seul sys-tème théosophique sensé qui n'ait montré une destinéeultérieure pour résultat de cette période temporaire,et indiqué les moyens de l'accomplir avec réserve dela liberté; qui n'ait enfin fait consister la religiondans une sorte de conjonction, ou plutôt de recon-jonction de l'homme avec son Auteur, au moyen d'unevie intérieure et extérieure, conforme à certains pré-ceptes que la raison de tous les temps a admis, et quirésistent h tous les paradoxes de l'entendement isoléde la bonne volonté.

Or, il est remarquable que la prescription pre-mière, dont nous parlons, loin d'avoir une date quisignalerait son accord avec les variables besoins so-ciaux, va au contraire se perdre au-delà de la nui tdes temps, pour s'allier, comme clause indispensable,à toutes les conditions humaines, traditionnelles ouimaginables, non moins essentiellement que la loi degravitation à l'existence des corps. La loi, qui institue

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ces préceptes, n'est donc point une conception del'homme; elle lui vient d'ailleurs, car de lui-même ilne pourrait atteindre qu'à une combinaison subor-donnée à ses intérêts individuels bien ou mal entendus,et jamais à la doctrine du dévouement, ni même àcelle de la gloire après le cercueil. Aussi les disserta-teurs sceptico-dogmatiques, ridiculement honteuxd'employer une expression connue et devenue vul-gaire, Font-ils tout spécialement nommée toi natu-relle; tandis que la majorité des peuples fidèles à unetradition incontestable, l'acceptait comme institutiondivine; et, en cela, n'élevant qu'une dispute de mots,ils sont tombés d'accord sur le fait d'une loi qui estantérieure à l'homme, qui se trouve cependant danssa pensée, et qui ne peut y être parvenue que par unacte qui, dans toutes les religions, reçoit le nom derévélation.

Une fois admis qu'une première révélation a eulieu, si l'on controverse sur le comment, du moinscesse toute contestation sur le fait, et si des répéti-tions du fait peuvent devenir des points particuliersd'examen critique, du moins les trouve-t-on dégagésdésormais de l'argumentation de l'impossible. Dèslors, il est moins étonnant que la philosophie, déli-vrée par cette observation d'un obstacle qui arrêtaitses premiers pas, se soit avancée avec plus de con-fiance que jadis dans le champ des antiques révéla-tions, et d'abord dans celui de la Bible, qui se présen-tait à elle, sans doute avec des obscurités, mais aussi

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avec des caractères aperçus d'une si grande sublimité,que les traits de l'ironie ont fini par venir misérable-ment s'émousser contre lui. L'existence de ce livreétrange, après les travaux de tant de siècles éclairés,malgré la contexture presque délirante de ses narra-tions et ses contradictions apparentes, malgré sesimages bizarres et son style anti-littéraire, sa résis-tance aux sarcasmes les plus spirituellement aiguisés,non moins que l'appui qu'il a donné non-seulement càla piété sensée, mais encore aux veilles les plus stu-dieuses et les plus savamment dirigées, son harmonieévidente avec les livres du même genre, découvertschez d'autres peuples, et qui, en dépit des altérationsà l'écorce, atteste que tous ont une souche commune;sa conservation, en un mot, est, humainement par-lant, une sorte de prodige, d'anomalie rationnelle;chrétiennement parlant, un acte providentiel, et, pourle philosophe, un phénomène digne d'une bien hauteattention. Dès lors encore, si de ce que les phéno-mènes du galvanisme et de la polarisation s'accom-plissent loin de nos yeux, et aussi eux dans une bru-meuse enveloppe comme celle qui couvre les parolesallégoriques du livre sacré, nous ne leur en consa-crons pas moins nos investigations, nous ne devonspas être surpris de voir des esprits rationnels et éle-vés entreprendre la recherche des éléments d'un faitaussi influent sur le bonheur social et aussi fécond endéductions morales que l'est celui de la communica-lion du monde invisible, dit surnaturel, avec le monde

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visible ou naturel, c'est-à-dire, la révélation ; et cela,quoiqu'elle conduise à l'étude d'un livre obscur enapparence, mais en tout cas respecté et extraordi-naire au plus haut degré.

En effet, nous voyons aujourd'hui des auteurs qui,sérieusement et loyalement, vont chercher l'histoiredes destinées de l'âme dans les livres antiques offertscomme révélés, et, sans difficulté désormais, dans ce-lui de la Bible, monument archéologique qui, horsligne comme ouvrage littéraire, brille plus qu'aucunautre au milieu de ceux qui ont traversé les siècles,et ne demande, pour être mieux accueilli, qu'une in-terprétation qui, au temps marqué par lui-même, endégage le sens profond tout relatif à l'âme dans sonaction sur les œuvres, pour le faire étinceler commeun soleil radieux qui vient s'asseoir sur le nuage dontil était enveloppé.

Si ce livre extraordinaire, qui semble n'offrir desobscurités à l'entendement que pour laisser plus deliberté à la volonté du bien, se raccorde sans subtilité,tant, comme nous l'avons dit, avec les livres sacrésdes autres peuples qu'il explique, qu'avec les plus an-ciens monuments de la science qui le confirment, etles travaux des plus profonds et des plus sages philo-plies qui ne font que le commenter et le développer;s'il résout les nombreux et difficiles problèmes ques'est proposés l'esprit humain, sans blesser un instantl'indépendance de ses jugements, nous ne pouvonsrefuser d'écouter les écrivains consciencieux qui l'in-

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voquent pour nous tirer des fangeux abîmes de l'ineptesuperstition, de l'audacieuse impiété et du doute irri-tant. Comment pourrions-nous mal accueillir deshommes qui nous démontreraient que très-positive-ment et sans bigotisme, tous les actes de notre vie auxdegrés privé, domestique, industriel, politique, socialet universel, viennent sans peine se subordonner àune philosophie large et tolérante, pleine de charmes,de poésie et de réalité, puisée dans un ouvrage dontle nom ne fait plus rougir que l'homme à préjugés,tandis que de si nombreuses illustrations l'ont re-connu comme supérieur à toute invention humaine?

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LE TESTAMENTDU

DOCTEUR CRAMER

Le docteur Cramer, imbu des principes des di-verses philosophies régnant dans son pays, avait finipar rester dans une négation absolue de toute véritémorale et religieuse. Il était dans cette situation d'es-prit, quand il fut surpris par la mort. 11 habitait alorsune petite ville d'Allemagne, célèbre par une univer-sité, dont il faisait partie. Il avait écrit et déposé sontestament chez le notaire du lieu. Le docteur était unhomme fort riche; le testament faisait une large partaux héritiers directs et collatéraux; il contenait deslegs immenses faits aux amis de la maison, aux servi-teurs de la famille, et aux hospices de la contrée. Ony lisait principalement un article que voici textuelle-ment :

« Je lègue, en outre, un million de florins à tousles hommes, mes frères, de la manière la plus avanta-geuse, d'après les idées que je m'en fais et que je vaisexposer ici :

» Selon moi, le plus grand bienfait possible n'est

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LE TESTAMENT DU DOCTEUR CRAMER. 1 i

pas seulement de donner un morceau de pain al'homme qui a faim, de jeter une pièce de drap surles épaules de celui qui va tout nu, d'ouvrir un hôpitalà celui qui souffre; la faim, le froid et la maladiepassent, et il y a pour l'homme un besoin qui n'estjamais satisfait, et qui revient à chaque instant letourmenter : C'est le besoin de la vérité. J'ai cherchécelle-ci toute ma vie sans venir à bout de la rencon-trer. Quand, sur la réputation d'un homme, j'ai cruposséder la vérité exposée dans son livre, il s'est élevébien vite un autre homme d'une réputation supérieurequi m'a montré que, jusqu'alors, je n'avais adoptéque des chimères. J'ai été ainsi balotté par les hommeset les systèmes, sans avoir jamais pu me dire avec as-surance : Voici celui qui a raison ; tiens-toi à celui-là. Donnant toujours gain de cause au dernier, il mevenait toujours dans l'esprit que ce dernier trouveraitinfailliblement un successeur, et que quand je vivraisautant que Saturne, j'attendrais sans cesse la véritésans la rencontrer jamais.

» II m'est resté, à la suite de ces recherches, uneopinion fort triste, c'est qu'aucun homme n'en savaitplus que moi, et que l'humanité était la dupe de quel-ques hypocrites qui la trompaient à leur profit, ou dequelques vaniteux qui faisaient semblant de s'éclairerpour se faire admirer eux-mêmes. Cherche-t-on, medisais-je, la vérité dans un livre de religion, on y ren-contre des mystères dont la seule lecture vous faitperdre l'esprit. La, demande-t-on à un livre de philo-

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sophie, on y trouve l'opinion d'un homme moins em-pressé de chercher ce que les autres ont pu penser debon que jaloux de faire valoir ses propres idées. Lesthéologiens qui m'ont dit d'abaisser ma raison de-vant leurs mystères m'ont tout à fait rebuté, car jene crois pas que pour chercher la vérité il faille seservir d'un autre instrument que de la raison. Lesphilosophes m'ont fait tourner la tête avec leur mé-taphysique, et je n'ai pas cru que la nature ait faitdépendre la vérité d'un jargon scolastique connu dequelques adeptes.

» Toutes les religions se disent révélées. J'en vou-drais connaître une dont le bon sens approuvât lesprincipes : cela m'aurait fait croire plus que tout lereste à son origine divine. Tous les auteurs préten-dent avoir raison tout seuls; j'aurais voulu rencontrerune théorie si universelle, si applicable, si féconde,que toutes les idées vraies et justes de tous les tempset de tous les lieux eussent rentré dans ses dévelop-pements. Je n'aime pas les hypothèses, parce que rienne me garantit de Pinfaillibité de celui qui l'expose ;je n'aime pas non plus les livres ecclectiques, parceque le choix qui a présidé à leur rédaction peut êtreplus ou moins subtil, plus ou moins arbitraire. Qu'onjuge dans quel effroyable vide j'ai dû me trouver!Sans croyance à l'égard des choses de foi, j'ai étél'homme le plus irrésolu du monde à l'égard deschoses de raisonnement. '

» II est arrivé de là que tous mos efforts pour dis-

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DU DOCTEUR CRAMER. 13

sïper ces nuages ont été vains. M'imaginai-je croireà une chose, le moment d'après j'étais tout incrédule.Il y avait dans mon âme un flux et reflux de penséeset de sentiments qui faisaient de moi aujourd'hui unêtre tout différent de ce que j'étais hier. Je croyais etne croyais pas sans trop savoir pourquoi. Je me prou-vais à moi-même le pour et le contre avec la même évi-dence. Si quelquefois, croyant avoir saisi la vérité, jesentais ma poitrine s'élargir et ma respiration devenirplus facile, à l'instant même le doute comprimait lesouffle prêt à s'échapper, et je sentais que j'étais saisidouloureusement, comme si la griffe du vautour dePrométliée eût été sur moi.

» Comme il m'est démontré que tous les hommesqui cherchent la vérité seront affligés, comme moi, decette terrible maladie, je crois faire un acte pieux etutile tout à la fois, un acte agréable à Dieu et auxhommes, en léguant le million mentionné ci-dessus àcelui qui, au jugement des docteurs de l'universitédont je fais partie, aura découvert sans ambiguïté lavérité morale et l'aura présentée avec toute l'évidencepossible. Je vais déclarer à cet égard mes intentionsformelles, et indiquer les principaux problèmes queles concurrents devront résoudre.

» Je parle de Dieu comme tout le monde, maisje ne connais pas un argument décisif en faveur deson existence. Chateaubriand a dit que l'éléphant lesaluait au lever du jour; comme je m'imagine bienque l'éléphant, qui n'en sait pas plus que moi là-dès-

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sus, ne salue rien du tout, cette preuve pour moi estnon avenue. Les merveilles de la nature peuvent bienine prouver une cause qui a arrangé tout cela, maisje ne vois pas de liaison entre cette cause premièreet la destination ultérieure de l'homme. 11 me sembleque nous sommes à notre place unique ici-bas commeles insectes à la leur, et je ne sais pas si un degré deplus ou de moins d'instinct ou de raison établit la né-cessité d'un monde invisible créé exprès pour nous,quand notre rôle est fini. Il faut donc que le livrequ'on jugera digne du prix donne des raisons solidesde l'existence de Dieu, de la destination de l'homme,et nous dise comment et pourquoi nous sommes liésà notre Auteur d'une manière plus intime que le restedelà création.

» Le but unique que l'homme se propose, c'estd'être heureux. Il faut nécessairement que l'ouvragecouronné nous montre comment le système religieuxet moral s'accorde avec le bonheur, car c'est là lapierre de touche qui éprouve la valeur des choses;c'est ce qui nous dit si elles sont propres à s'identi-fier avec nous, à faire partie de nous-mêmes. J'ai lusur le bonheur une foule de livres en contradictionles uns avec les autres. J'en ai vu un qui a pour ti tre :L'art d'être heureux. Et croyant qu'on ne pouvaitjamais arriver par artifice à la félicité réelle, con-vaincu que le bonheur était un sentiment, j'ai laissélà ce livre dont je n'ai lu que le titre. J'en ai par-couru d'autres qui font consister le bonheur dans

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telle ou telle condition de la vie ; et comme les condi-tions de la vie ne dépendent pas de nous, je suis alléailleurs. L'auteur du Télémaque m'a dit que l'hommele plus malheureux était un roi, qui croit être heureuxen rendant les autres misérables; je me suis dit : Jene suis pas roi, et pourtant je puis être le plus heu-reux comme le plus malheureux 'des hommes. Frap-pons à d'autres portes. L'un proclame la santé commele souverain bien, l'histoire nous a montré mille foisle bonheur dans une constitution maladive; l'autreattache la félicité à l'usage des biens de ce monde,d'où il s'ensuit que l'indigent n'aurait pas reçu de ladivinité l'organe propre à lui faire éprouver le bon-heur. Il y en a qui ont considéré les jouissances del'amitié ou celles des liens de famille comme propresseules à enchanter la vie ; mais les circonstances peu-vent nous jeter seuls dans la société : orphelins etsans amis, nous n'aurions donc aucun espoir d'arriverà la destination de notre être? Plusieurs ont dit quepour être heureux il fallait simplement s'imaginerl'être, en sorte que le bonheur serait une opinion etnon une sensation, opinion aussi insensée que con-traire à la morale. En ce cas, les remords qui déchi-rent le coupable et le rendent le plus infortuné desêtres ne seraient que l'effet d'une opinion à laquelle ilserait aussi facile de se soustraire, qu'il est aisé defaire disparaître un petit mal de tête en prenant legrand air.

» Horace m'invite à chercher le bonheur dans les

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bras de la volupté ; mais je trouve qu'on se lasse detout; j'arrive à l'âge mûr, et malgré moi l'indiffé-rence succède dans mon cœur à des émotions faitespour le jeune âge ; le bonheur doit être de tous lestemps; Horace m'en fait connaître un qu'on ne soup-çonne pas dans la faiblesse de l'enfance, et qui nelaisse que des regrets amers à l'impuissante vieillesse.Tacite fait entendre que bonheur et gloire sont desmots synonymes, puisqu'il appelle celle-ci la dernièrepassion du sage. Le désir de se distinguer aux yeuxdes autres ne me semble guère moins condamnableque l'ambition qui se propose de les subjuguer. Lagloire est toujours en perspective : est-elle atteinte,elle n'est jamais entière. Toujours il y a des siffletsqui accompagnent les concerts de la louange. En se-cond lieu, la gloire n'est-elle plus disputée, le vani-teux qui s'en gorge à loisir n'y pense plus le lende-main : il n'est venu à bout par là que de faire dépen-dre la valeur de sa vie du jugement des autres; or, lebonheur n'a rien à démêler là ; il est tout intérieur,et ne nous oblige pas de vivre en quelque sorte surles lèvres d'autrui. Je regarde donc comme une dé-couverte importante pour l'humanité, le livre quinous apprendra quelle est l'essence véritable du bon-heur, et comment il entre dans le plan général qui liel'homme à Dieu.

» Connaître sans incertitude Dieu, l'homme et l'u-nivers, et les liens mystérieux qui les unissent, estsans doute la science la plus désirable et la plus belle

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qu'il y ait au monde pour l'homme qui pense ; con-naître également la nature du bonheur et la voiesûre qui y conduit est la vérité la plus importantecomme la plus nécessaire aux yeux de tous les hommes ;mais, selon moi, ces deux grandes découvertes nesuffisent pas pour constituer un système de morale.L'homme a des devoirs à remplir : c'est là qu'abou-tissent toutes les actions de sa vie. Il faut donc que lelivre qui sera jugé digne du prix établisse nettementl'origine de ces devoirs. Quant à moi, j'ai eu le mal-heur de ne voir dans les devoirs qui sont exigés denous que des manières honnêtes de déguiser notreintérêt pour concourir à un intérêt général, qui, aufond, importe fort peu à tous les hommes, Pour moi,cet intérêt général est un grand mot, et rien de plus.Je n'y vois pas de vertus proprement dites, et où iln'y a pas de vertus, il n'y a pas de devoirs à remplir;il y a simplement des actions à diriger avec prudencepour notre profit lui-même. Je concours au bien pu-blic, parce que le mien y est compris, comme un bonnégociant contribue à affermir le crédit d'une banquedans laquelle sont déposés ses capitaux. Eriger en de-voirs les actions de ce commerçant serait une niaiserieachevée; il en est ainsi des devoirs de l'homme detoutes les conditions. Le militaire sert celui qui luidonne des épaulettes ; le diplomate, celui qui distribuedes cordons et des crachats ; la plupart des fonction-naires, celui qui remplit leur caisse. Le devoir dechacun d'eux, dit-on, est de servir l'état avec fidélité,

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c'est une manière de parler; l'intérêt de chacun d'euxest de s'acquitter de sa fonction pour son propreavantage : voilà tout ce qu'il y a de vrai. Le devoirséparé de cet intérêt, qui est le mobile de tout, estune chose romanesque à laquelle nul homme sensé netrouvera de base solide. J'ai lu les Offices de Cicéronsans être convaincu de la nécessité d'accomplir le de-voir pour le devoir lui-même. En effet, si mon intérêtn'est pas là, que me revient-il de m'être gêné pourles autres ?• La main sur la conscience, il n'y a pas unhomme qui ne convienne qu'il s'est acquitté de sondevoir uniquement parce qu'en ne le faisant pas, ilaurait porté préjudice à son honneur ou à ses intérêts.Ceux qui paraissent accomplir le devoir pour lui-même, et indépendemment de toute considérationpersonnelle, sont des gens très-respectables sansdoute; mais je n'ai jamais pu découvrir la théorie quileur servait de guide. Si c'est par orgueil qu'on s'enacquitte, le devoir est souillé ; si c'est par l'amour dugain, il devient un trafic; si c'est de peur d'être puni,ce n'est plus qu'une scélératesse comprimée à laquellele mot de devoir ne convient plus. Veut-on en faireun acte religieux, d'abord il faut prouver l'existencede Dieu; en second lieu, quand on aura démontré leDieu qui a créé tous les mondes, il sera difficile decomprendre comment il a la complaisance de s'occuperassez de l'homme pour attacher quelque prix à l'ac-complissement de nos devoirs. Ce Dieu nous récom-pensera ou nous punira dans l'autre monde, à ce

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qu'on dit, d'avoir bien ou mal vécu sur la terre :j'admets cette hypothèse ; mais, dans ce cas-là, si nousfaisons notre devoir ici-bas dans la vue d'en être ré-compensés là-haut, nous retombons dans l'inconvé-nient signalé; nous donnons un pois pour avoir unefève, et c'est toujours un trafic, seulement l'objet del'échange n'est plus le même. Si la crainte des feuxde l'enfer nous empêche d'enfreindre nos devoirs,nous sommes des automates, et nous ne faisons plusrien librement. Ce feu infernal est tout simplementune terreur qu'on s'est avisé d'ajouter à celle du gibetpour faire peur aux scélérats. Une idée juste de Dieuet de l'homme importe donc à la théorie des devoirs,et il faut nécessairement faire dépendre ceux-ci desvérités que j'exige d'abord du concurrent.

» Pour éclaircir cette difficulté, il ne se bornerapas à étaler fastueusement tous les lieux communsqui ont cours dans le monde. Je sais par cœur toutesnos belles maximes de morale, et elles ne me parais-sent toutes que des hypothèses plus ou moins subtiles.Quand on me prouverait que l'homme doit recon-naître des devoirs, ces devoirs étant à mes yeux lasuite de conventions établies auxquelles chaque hommese soumet par force, par calcul ou par amour-propre,celui pour qui ces motifs n'existent pas, n'est vrai-ment obligé à rien. Si rien n'est évident en principe,il s'ensuit également que rien n'est bon ni mauvaisdans l'application. Le bon sens dira qu'il nous estjitile d'observer les devoirs prescrits, et qu'il nous est

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préjudiciable de les enfreindre, mais il ne dira rien deplus. On ne produira de règles vraiment obligatoirespour la vertu que quand on aura fourni à l'entende-ment la mesure précise de la vérité. Pour que l'hommes'assure si ce qu'il fait est bien ou mal, il faut qu'ilsache s'il y a un bien ou un mal absolu. En un mot,pour accomplir des devoirs par tout autre motif quecelui de l'intérêt, il faut être bien convaincu que lavertu est autre chose qu'un roman du cœur ou uneinvention de la politique.

» J'arrive à la quatrième et dernière condition quej'exige des concurrents. Après avoir suivi l'enchaîne-ment des propositions d'un livre de géométrie, il n'ya pas d'homme qui ne se rende irrésistiblement à lavérité ; je veux, comme condition de rigueur, quel'ouvrage de morale qui sera jugé digne du prix, quelque soit le plan de l'auteur, ait en toutes les partiesla même évidence. Je veux que le lecteur conduit devérités en vérités à l'aveu d'une doctrine complète,soit forcé d'en admettre les principes et les consé-quences. Enfin, dans ce monde, où l'on dispute detout, du bien et du mal, du vrai et du faux, je veuxque mon argent serve à produire un livre qui dé-truira tous les doutes et ne reposera que sur desassertions incontestables. »

Après avoir distribué les legs désignés dans le tes-tament, les confrères du docteur Cramer mirent auconcours le sujet indiqué sans grand espoir de voirréalisées les intentions du donateur. Le concours resta

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ouvert pendant dix ans. L'amour du gain, autant sansdoute que le zèle pour la vérité, mit la plume à la mainà la plupart des hommes de lettres non-seulement dela docte Allemagne, mais encore de tous les royaumeseuropéens. On reçut environ trois cents rames de pa-pier écrit dans toutes les langues et qu'il fallait lire etanalyser soigneusement. Certains écrivains avaientcru que, vu l'importance de la matière et la munifi-cence du donateur, ils n'avaient pu se dispenser d'é-crire là-dessus au moins trente volumes. Le rappor-teur de la commission dit qu'il lui faudrait unevingtaine d'années avant de communiquer à ses con-frères le résultat de ses lectures. Il observa que laplupart des hommes embrouillent les sujets les plussimples, parce qu'ils ont la malheureuse habituded'associer à l'idée qu'ils se font de la vérité toutes lesidées qui leur sont familières, et qui souvent n'ontrien à démêler avec elle ; d'autres ont le ridiculeamour-propre de vouloir que leur livre renferme toutce qu'ils savent, tandis que le savoir judicieux consisteà mettre en évidence seulement ce qu'on s'est proposéde faire connaître. Il résulte de là, ajouta-t-il, que lavérité est étouffée sous un amas d'écrits, et qu'il de-vient d'une difficulté extrême de la découvrir dansune foule d'accessoires parmi lesquels il y a évidem-ment un grand nombre d'erreurs ; il n'y a pas unhomme qui, pour deux vérités qu'il possède, necompte sur la même ligne une cinquantaine d'erreursdont il faut que le lecteur fasse le triage. On sent-as-

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sex que c'est chercher une aiguille dans un tas de foin,comme on le dit dans notre pays. Bien plus, en lisantles écrits d'un homme qui se trompe cent fois sur desmatières accessoires, comment affirmer qu'il ne luiarrive plus de se tromper, quand il arrive au sujetprincipal ? Le jugement faux dont il a fait preuve encent passages met en défiance sur la solidité du juge-ment qui lui aura été nécessaire pour établir ses prin-cipes. J'ai calculé que si un homme voulait chercherla vérité, et qu'il se crût obligé pour cela de lire tousles livres de morale imprimés dans le monde pourfaire un choix solide, à lire pendant 12 heures parjour, il lui faudrait environ 700 ans. On ne vit plusaujourd'hui aussi longtemps que Mathusalem. Les cal-culs les plus justes portent environ à 30 ans le termemoyen de la vie humaine, il nous faut donc un livrequi soit en rapport avec cette vie si courte, traverséede tant d'événements. Je conclus de là qu'aucun desouvrages envoyés n'a mérité le prix.

L'Université, accablée de l'effroyable besognequ'elle s'était préparée, mit le feu à tous les papiersqui lui avaient été adressés, et, remettant le sujet auconcours pour l'année suivante, pria les auteurs dene plus noyer leurs idées dans des digressions inuti-les. Elle exigea qu'on se renfermât dans le sujet, etqu'on se bornât à un écrit qu'on pût lire en quelquesheures. Elle termina en disant aux concurrents de sesouvenir que Montesquieu avait annoncé, dans la pré-face du Temple de Gnide, qu'il s'occupait d'un ou-

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vrage de 12 pages devant renfermer tout ce que noussavons sur la métaphysique, la politique et la morale.

Les auteurs qui subirent les chances du secondconcours, afin de mieux se résumer, imaginèrent desdivisions et des subdivisions si nombreuses, qu'à la findu livre il était impossible de s'en rappeler le com-mencement. Quelques-uns des docteurs, malgré toutela patience allemande, y gagnèrent de violentes mi-graines. L'un d'eux, ennuyé de se casser la tête À com-prendre ces échaffaudages, observa que ces maladroi-tes subdivisions d'un même sujet annonçaient l'enfancede l'art et non la maturité du talent. Ce sont, dit-il,comme les cercles de la sphère, des choses qu'on ima-gine pour faire connaître les proportions de l'édifice,mais il ne faut pas que l'édifice soit caché dessous.Quand nous étudions la voûte étoilée, nous n'y voyonsni nos lignes parallèles à l'équateur, ni nos méridiens;II faut qu'un livre de morale soit ainsi. Ce doit êtrele miroir de la vérité naturelle, et non pas l'exposé denos ridicules catégories conventionnelles. D'ailleurs,ajouta-t-il, il est évident que chaque division du sujetdemande un nouveau terme dont il faut donner unedéfinition. Ainsi, au lieu d'une énigme à découvrir,en voilà tout d'un coup mille. La vérité est une, quelque soit le nombre des choses qui s'y associent, commeun arbre est un, quel que soit le nombre des bran-ches, des feuilles, des fleurs et des fruits dont estchargé son tronc. Parmi les concurrents, il en estqui, ayant aperçu que l'homme était à la fois amour

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et intelligence, ont fait une longue liste des facultésqui se rapportaient à ces deux-ci. Ils nous ont montrél'homme double, et l'ont ensuite partagé en "une mul-titude d'affections et de pensées différentes, taudisqu'il est un, et que, dans tous les sentiments de soncœur, il entre quelque chose des idées de sa tète. Unautre a fait la nomenclature des passions, qu'il par-tage en classes, genres et espèces. Dans cette anato-mie ridicule vous croyez voir les rouages bien distinc-tement, mais la vie met tout cela en mouvement, etvous ne savez plus où vous en êtes. Le ressort prin-cipal que vous n'aviez pas vu remue, brasse les genres,les cas et les familles, et tout le travail du pauvre au-teur s'en va en fumée. L'idée fondamentale, le prin-cipe sur lequel tout repose ne doit jamais être perdude vue. Les détails qui le font envisager sous plu-sieurs rapports sont aussi superflus que les applica-tions que nous avons occasion nous-mêmes de fairede la vérité durant le cours de la vie. Ces applicationssont diverses pour chacune; les divisions et subdivi-sions d'un livre de morale sont ainsi. Ce sont toutsimplement les formes variées que prend la véritédans chaque cerveau.

Ces raisons furent goûtées. Le prix fut remis pourla troisième fois à l'année suivante. Les docteurs dé-clarèrent que leurs intentions n'avaient pas éiC em-plies, et ils demandèrent un livre qui satisfit aux con-ditions exigées par le préopinant. Les amplificationsverbeuses et les sèches analyses ayant été écartées, il

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ne resta aux concurrents que la voie de l'érudition.On fouilla tontes les bibliothèques pour trouver dansles écrits du temps passé une vérité morale que notresiècle ne connaissait pas. De nombreux mémoires, hé-rissés de citations en toutes les langues et qui occu-paient les cinq sixièmes de chaque page, furent en-voyés au concours. Tous les monuments de l'antiquitéfurent mis à contribution, depuis les pierres de Car-nac jusqu'aux Pyramides d'Egypte. Trois mémoiresprincipaux attirèrent l'attention des savants : Le prémier prouvait aussi clair que le jour qu'il n'y avait eud'autre vérité religieuse et morale chez tous les peu-ples que le passage du soleil dans les douze signes duzodiaque, les différents aspects de la lune et des pla-nètes; enfin, les levers et couchers héliaques cosmi-ques et acroniques des constellations. D'après cetteidée, toute qualité morale devenait une propriété phy-sique. La lumière intérieure qui éclaire tous les hom-mes n'était autre chose que la lumière solaire; l'a-mour divin qui les échauffe, c'était la chaleur de cetastre. Il n'y avait pas jusqu'aux personnifications desvertus qui ne provinssent de quelque représentationastrologique de la lune. Le second mémoire fit voirque l'antiquité entière n'avait connu d'autre véritéque les secrets de l'art hermétique ; en sorte que lamorale était une fumée sortie des fourneaux d'un al-chimiste. L'auteur de celui-ci fit remarquer une con-cordance frappante entre la théorie orientale des éma-nations et la science moderne des gaz. Il en concluait

3.

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une sorte de pneumatique, qui réduisait en vapeurinsensible le monde physique aussi bien que le mondemoral. La vérité ici devenait une substance impalpa-ble, un souffle, un rien, pour peu qu'on essayât de lasaisir. Le troisième prouva que la mythologie renfer-mait seule toute la philosophie des nations, et il con-cluait de cette grande découverte que les Métamor-phoses d'Ovide étaient le véritable code de moraleconvenable au genre humain.

Après cette lecture, les docteurs se regardèrent ensoupirant. L'un d'eux, revenu de son ctonnement, neput s'empêcher de remarquer combien l'espèce hu-maine était infortunée, et combien leur défunt con-frère avait eu de la perspicacité, puisqu'il avait prévuque sa maladie devait être celle de tous les hommesqui chercheraient à s'enquérir de la vérité. Un autreobserva que le désappointement qu'on venait d'éprou-ver était inévitable, parce qu'on s'était adressé à desfaiseurs de livres, et que le métier de ces hommes-làest d'écrire seulement pour ceux qui leur ressemblent.Le docteur Cramer, ajouta-t-il, a demandé un livre debon sens et non un traité de métaphysique ou un livred'érudit ion. L'homme de bon sens, qui n'est ni éruditni savant, ne trouve dans ces longs ouvrages aucun ali-ment qui lui convienne. Mettons de nouveau le sujet auconcours, et nous décernerons le prix à l'auteur dumeilleur écrit populaire sur la véri té morale la plusimportante à l 'humani té entière, et celle d'où décou-lent les devoirs et les espérances de l 'homme danstoutes les conditions î le la v i e .

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Cette fois, on crut avoir atteint le but, et un qua-trième concours fut ouvert. Le million était toujourslà; c'est ce qui fit que le public ne se lassa point. Onreçut une multitude d'ouvrages aussi ridicules lesuns que les autres. La vérité morale, comme la lu-mière physique, est faite pour tous les hommes; etcomme les rayons du soleil s'accommodent à tous lesyeux, les principes fondamentaux de la vérité doiventse conformer à toutes les intelligences. Il en seraitainsi, si l'homme vivait selon les lois de la nature;mais dans l'état social, où ces lois sont méconnues etoutragées, la vérité prend tant de masques qu'il estimpossible de la reconnaître. C'est presque toujoursla voix de nos passions ou de nos préjugés que nousprenons pour elle ; et, dans les derniers rangs de lasociété, il n'y a pas de vérité qui ne soit horriblementdéfigurée par des habitudes corrompues et une reli-gion superstitieuse. Plusieurs des mémoires envoyésétaient écrits dans le style des halles, et comme cestyle n'a pas d'équivalent dans toutes les langues, ilétait impossible d'en traduire les expressions dansl'idiome de la raison universelle. Les docteurs s'é-gayèrent un moment de ces compositions à la Yadé,mais ils en sentirent bientôt le vide. Ils trouvèrentcertains ouvrages en forme de catéchisme qui n'a-vaient qu'un inconvénient, celui de commencer par leplus difficile, et d'ériger en principes reconnus cequ'il aurait fallu prouver d'abord. Plusieurs avaientessayé de traiter le sujet à la façon du bonhomme Ri-

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chard de Franklin; mais ils ne s'étaient pas aperçusque Franklin parlait aux hommes une langue qu'ilsentendent sans explication, celle de leurs intérêts,tandis qu'ici il fallait leur expliquer ce qu'ils ne veu-lent jamais comprendre, je veux dire, leurs devoirs.

Un des membres de l'Université prit la paroleaprès que les lectures eurent été entendues. « Mes-sieurs, dit-il, vous cherchez à inculquer la vérité mo-rale aux hommes, et vous prenez pour les instruirele langage de l'ignorance, qui ne sait rien. Ces ou-vrages, soi-disant populaires, sont de vrais toursd'escamoteurs. Pour faire connaître la vérité auxhommes, il faut les élever jusqu'à elle; et vous croyezbonnement que vous allez la trouver en vous abais-sant jusqu'à la boue de leurs souliers : c'est se trom-per lourdement. Un ouvrage de morale a pour but defaire comprendre de hautes vérités, et si vous prenez,pour les exprimer, le langage d'un homme qui n'ajamais étudié, vous donnerez à l'énoncé de vos prin-cipes un air arbitraire qui le fera rejeter, dans lasuite, du plus mince écolier. En second lieu, mes-sieurs, quoiqu'il y ait peu à dire, sans doute, pourdire tout ce qui est utile à l'homme, il faut néanmoinsbeaucoup connaître, et par conséquent citer beaucoupde choses pour rendre vos démonstrations satisfai-santes. Toutes les vérités se lient les unes aux autres ;si vous vous adressez à l'homme du peuple, il voudraen supprimer un grand nombre de votre thèse, et lachaîne se rompra dès lors qu'il y manquera des an-

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neaux. Je suis d'avis que vous ajourniez le prix indé-finiment, et que vous laissiez l'homme de génie fairel'ouvrage tel qu'il lui semblera. Nous allons placer lemillion chez un banquier, comme une semblablesomme a été placée en Angleterre pour celui qui dé-couvrira le moyen de trouver la longitude en uier.Et, à y bien regarder, messieurs, ces deux grandesdécouvertes sont payées du même prix, parce qu'ellessont, chacune dans leur sphère, d une égale impor-tance. Voyager sans incertitude au milieu de l'orageuxOcéan n'est pas un moindre avantage que de voguersans hésitation sur la mer turbulente des opinionshumaines. »

Les docteurs, enchantés de cette dernière idée, sehâtèrent de la mettre à exécution. On rédigea à lahâte un nouveau programme, et chacun s'empressad'abandonner l'espèce humaine à ses aveugles con-ducteurs pour aller dîner. On entendit même un sa-vant s'écrier que rien à ses yeux n'était plus évidentque les mets qui l'attendaient.

Un auteur français ayant été informé, il y a quel-ques années, du sujet et du prix proposés, s'imaginade concourir. Ne croyant pas sans doute remporterle prix, et voulant néanmoins se donner le mérite dela modération, il prit pour épigraphe ces paroles deMentor à Idoménée : a Je ne cherche ni biens, ni» autorité sur la terre : je ne veux qu'aider ceux qui» cherchent la justice et la vertu. » Voilà ce que lacommission, au lieu du nom de l'auteur, trouva sous

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le cachet qui accompagnait le mémoire. On dit que sil'auteur s'était fait connaître, elle lui aurait adjugé larécompense promise. Une mauvaise honte le retint ;l'orgueil l'emporta chez lui sur l'amour du gain, et ilpréféra s'en tenir à sa fastueuse épigraphe, plutôt quede réclamer la fortune qu'il avait légitimement ga-gnée. Néanmoins, l'Université s'est décidée à faireimprimer le manuscrit pour la plus grande édificationdu genre humain : C'est cet écrit qu'on va lire.

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LE

LIVRE DE L'HOMME DE BIENOU LE

TESTAMENT DU DOCTEUR CRAMER

Nosce teipsum.

Il y a une vérité qui frappe tous ceux qui se don-nent la peine de réfléchir, c'est que l'amour de soi estle mobile et le but unique de toutes les actions del'homme abandonné à lui-même. Loin que l'expé-rience détruise ici la théorie, nous ne faisons pas aucontraire une seule remarque qui ne la confirme. Lesplus fins observateurs en morale ne font jamais quedécouvrir les prétextes qui servent de déguisement àcet amour : on s'aime dans ses amis, dans sa famille,dans ses concitoyens; on dit qu'on se dévoue pour lesautres, et finalement on ne fait'rien que pour soi.Contractons-nous une liaison, nous cherchons avanttout ce qui nous en reviendra ; notre vanité ou notre in-térêt y gagne toujours quelque chose, sinon cette liai-son nous devient à charge. Dans l'enfance, cet amours'annonce par la gourmandise ; dans la jeunesse, parla luxure; dans l'âge mûr, par l'ambition, et dans lavieillesse, par l'avarice : des bonbons, des maîtresses,

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des honneurs et des écus sont presque toujours lesobjets que l'homme a en vue dans le cours de sa car-rière. Dans l'enfance, l'amour de soi excite en luil'instinct qui le porte à se nourrir; et, en y obéis-sant, il devient glouton. Dans la jeunesse, ce mêmeamour l'invite à répandre hors de lui le superflu devie qui l'anime ; et, au lieu de songer à la propagation,il songe à ses seuls plaisirs, et devient libertin. Aprèsavoir conservé et propagé son être, l'homme sent enlui le besoin de s'occuper de la machine sociale ; et,au lieu de s'y atteler pour la faire avancer, il tâchede l'attirer à lui pour en faire son unique prof i t . Levieillard en resserrant sa vie est tout à lui, comme l'en-fant n'a que lui seul en vue en étendant la sienne ; ilpresse sa chère cassette contre son cœur, parce que savie est là. En effet, ses écus réaliseront pour lui, quandil le voudra, les désirs qui pourront survenir dans lasuite, et sa prévoyance est une grossière avarice.

Qu'on ne croie pas que l'amour de soi se contentedes miettes qu'il demande humblement. Ce qu'on luidonne n'empêche pas pins le désir de revenir que l'a-liment présent n'empêche la faim de nous tourmen-ter plus tard. 11 est de l'essence de l'amour de soi dedésirer sans fin et de ne point reconnaître de limites.A nous entendre dire, il ne nous faudrait, pour êtresatisfaits, que la possession de tel objet; l'objet quinous manque nous est-il accordé, nous en avons aus-sitôt un autre en vue sur lequel se porte de nouveaunotre convoitise. L'homme d'une classe inférieure ne

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désire rien, ou presque rien, à ce qu'il nous semble;mais c'est uniquement parce qu'il est dans le bas dela vallée, et que l'objet qu'il convoite est, en effet, leseul qu'il puisse apercevoir de sa place. A mesurequ'il montera, la perspective s'agrandira pour lui;l'objet désiré d'abord sera sans prix à ses yeux dèsqu'il en découvrira un autre plus éloigné. Celui quine demandait qu'une chaumière pour être heureux,finira par se trouver à l'étroit dans les salles duLouvre.

On ne manquera pas de dire que ceci est une exa-gération ; on nous citera des Philémon et des Baucisqui vieillissent tranquilles sous l'humble toit de leurenfance. Ces sages de village sont de bonnes gensauxquels le sort a refusé l'occasion de se produiresur la scène, et qu'il a si bien tenu en bride contreleurs premiers désirs, qu'ils n'ont pu en former d'au-tres dans la suite. Nos campagnes sont peuplées despoliateurs d'un sillon ou d'une toison de brebis, aux-quels il n'a manqué qu'un théâtre pour devenir desNapoléon. Écoutez ce pauvre valet de ferme; danstoute la sincérité de son cœur, il ne désire, dit-il,autre chose que l'aisance de son maître; passez unbail avec lui, qu'il cultive à son profit la terre qu'illabourait pour un autre, il ne s'arrêtera pas là. De-venu un personnage plus important, il verra plusloin. Il enviera bientôt le sort de celui qui reçoit à laville le fruit des sueurs qu'il répand sur le champd'autrui. Que la fortune plus libérale en fasse un petit

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bourgeois, le voilà qui s'évertue pour devenir mar-guillier de la paroisse ou officier municipal. Quelquesécus de plus feraient de lui un éligible d'électeur qu'ilest maintenant. S'il avait ces écus, il aurait tout cequ'il faut pour être aussi bon député qu'un autre. 0bonheur inattendu ! ces écus, le seul obstacle à sesvœux, il les obtient; le voilà sur les bancs d'où l'onsort préfet, ministre, ambassadeur. Pauvre valet ! tune désirais autre chose que sortir de ta condition, ette voilà maintenant plus insatiable que jamais.

L'amour de tout posséder se trouve en chaquehomme. Il est caché dans notre cœur prêt à se mon-trer, sitôt qu'il y aura apparence de le satisfaire. Lemoi, avant toutes choses, tel est le désir que la na-ture a gravé dans nos cœurs et que chacun apporteavec lui en naissant. Ne croyez pas ces hommes quidisent qu'ils ont eu le bonheur de naître exempts dedésirs ; ils se mentent à eux-mêmes. Le désir de toutrapporter à nous est le premier instinct de l'homme.La modération n'est pas un présent que la Diviniténous fasse au berceau; elle est toujours le f ru i t del'expérience. Je ne crains point d'être démenti en di-sant que l 'enfant , à la vue d'un bonbon, étendra na-turellement la main pour le porter à sa bouche, etqu'il ne l'offrira à son voisin que quand on lui-auraappris qu'il faut en agir ainsi. Quand il en viendra aupoint de donner son déjeûner à un pauvre, soyex sûrque cela n'arrivera pas instinctivement, mais par suitedes exhortations de sa mère ou de sou curé. Le pré-.

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mier mot qui frappe son oreille est une réprimande.Il ne faut pas faire cela, voilà la première parole qu'ilentend, dès qu'il est rendu capable d'agir. Le premieressai de sa volonté naissante, en un mot, lui attireune correction. Je ne parle pas ici le langage d'unmisanthrope, mais celui de la plus rigoureuse philo-sophie.

Nous naissons tous avec un penchant naturel quinous porte à nous préférer aux autres, et qui nousfait placer notre cœur dans la possession des biens dece inonde. Ce sont ces deux amours qui régnent uni-versellement chez nous, quelles que soient les formesvariées qu'ils prennent, quels que soient les masquesdont ils se couvrent. Il ne faut pas de métaphysiquepour reconnaître en soi ces deux amours. Naturelle-ment l'homme n'aime que lui seul, il ne cherche par-tout que son unique avantage. S'il paraît occupé decelui des antres, c'est toujours par rapport à lui-même. S'il fait quelque bien dont il ne retire aucunfruit apparent, regardez-y attentivement, et vous ver-rez que sa réputation ou son intérêt secret y gagnequelque chose. S'il n'y a pour lui nul profit dans lebien, soyez sûr qu'il se dira intérieurement : Eh !que m'importe à moi les affaires des autres? que ga-gnerai-je à m'en mêler? L'homme qui est dans l'a-mour de soi n'aime donc absolument d'un amour exclu-sif que lui seul. Dans tout ce qu'il pense, dans tout cequ'il fait, il n'a que son être en vue. S'il fait quelquechose pour la société sans que l ' intérêt y soit pour

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rien, c'est par vanité, par crainte ou par calcul. S'ilparaît affectionner les autres, c'est seulement parcequ'ils sont les instruments de son amour. Il aime ceuxqui le flattent et lui font du bien. Ceux qui lui sontétrangers, quelles que soient leurs vertus ou leursqualités aimables, lui sont parfaitement indifférents;s'il recherche leur amitié, c'est pour que la réputationd'un homme de bien ou d'un homme à talent rejail-lisse sur lui. Ses bienfaits sont des prêts à usure, sonamitié est un trafic.

Je n'ai point l'intention de calomnier la naturehumaine ; je la montre telle qu'elle est. Si tous leshommes ne paraissent pas ainsi, c'est que dès l'enfanceon nous a appris à dissimuler ce hideux amour denous-mêmes; la crainte de perdre notre réputationest un frein qui le retient caché. Le joug des manièresnous façonne si bien au mensonge, que quoique noussoyons les gens les plus égoïstes du monde, il n'y pa-raît pas du tout en public. Si ces freins-là étaient ôtésvous verriez les hommes se jeter les uns sur les autrescomme des bêtes féroces, la raison du pins fort alorsserait vraiment la meilleure. Ne soyons pas dupesd'un optimisme romanesque qui cherche à établir quel'homme naît naturellement bon. Je soutiens qu'il naîtnaturellement avec l'amour de lui-même. Depuis sonenfance, où il ne songe qu'à ses joujoux, jusqu'à lavieillesse, où il n'est occupé que de son trésor, toutela vie de l'homme est en proie à des passions qui ontson individu pour unique objet. Voyez ce grand gar-

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DE L'HOMME DE BIEN. 37çon de vingt ans, en extase devant la beauté, croyez-vous niaisement que l'amour platonique le retientdans les bornes du respect ? Mon Dieu non, c'est toutbonnement la crainte du déshonneur. Si les actions,chez lui, pouvaient se cacher aussi bien que les désirs,il n'y a pas d'ange de pudeur et d'innocence qui nefût souillé par lui. Voyez cet homme de trente ans,occupé à écrire un liyre d'où jaillira, dit-il, pour l'hu-manité une source éternelle de félicité ; l'humanitéest un prétexte, mais son idole c'est lui-même. 11 écritpour se faire un nom, voilà tout. Cet hoirçine opulentqui s'arrache, à quarante ans, à la vie paisible qu'ilmenait dans ses terres, et qui vient se dévouer à lachose publique, vous allez le remercier, sans doute,d'avoir bien voulu se courber sous le joug pesant desaffaires. Que vous ne connaissez guère Ije cœur humain?Cet homme-là n'est qu'un ambitieux ; les dignités dontil est revêtu, voilà son vrai but ; il peut faire du biendans ses hautes fonctions, sans doute, mais le premierbien qu'il s'est proposé, c'est de monter sur le pié-destal, c'est de s'enivrer de l'encens des subordonnés,de s'enorgueillir de la critique de ses ennemis, c'estenfin d'exercer une domination qui met son cœur aularge.

Voilà le mal, indiquons maintenant Le remède, Side sa nature l'amour du moi ne connaît point de li-mites, il est clair que nous devons, pour notre bon-heur et pour l'ordre même, le renfermer dans desbornes. Nous avons admis que la modération était une

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vertu acquise, il est évident que si nous n'acquéronspas cette vertu et que nous nous laissions aller à cetaveugle amour du moi que la nature a placé au fondde notre cœur, nous ne serons que des fous insatia-bles. Notre premier soin doit donc être de renfermercet amour dans des limites volontaires, en un mot, denous réfermer nous-mêmes. La passion nous portetoujours h nous satisfaire, la réflexion doit offrir unfrein salutaire à la passion.— Si l'amour de soi ne subit pas le contrôle de la rai-son, il s'ensuivra infailliblement que toujours mécon-tents du présent, que toujours poursuivant des objetsincapables de nous satisfaire, nous serons tourmentéspar des désirs sans fin, par des regrets impuissants.Jamais nos espérances n'étant satisfaites, nous cher»cherons le bonheur toute la vie sans l'atteindre, etcomme le balancier d'une horloge, notre cœur seratoujours en deçà ou au-delà du terme du repos. Uneconséquence plus grave résultera de l'habitude oùnous serons restés de lâcher la bride à nos désirs.Chaque homme trouvant en lui le même amour effrénéde soi, la société ne se trouvera composée que d'êtresjaloux les uns des autres; et, comme dans une ména-nagerie il n'y a que quelques barreaux de fer entre lesbêtes féroces, il n'y aura de même entre les hommesque le frein des lois pénales et les entraves desmœurs. Si ces grillages conventionnels venaient à dis-paraître, et ([ne chacun obéit librement à son pen-chant, il est clair que l'amour de soi conseillant à

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chacun de tout accaparer aux dépens d'autrui, unelutte interminable s'ensuivrait entre tous les membresde la famille humaine. La conséquence naturelle dece que nous venons d'avancer est donc que si l'amourde soi a été donné à l'homme comme mobile de sesaffections, de ses pensées et de ses actions, la vertului a été accordée également pour servir de guide àcet amour et lui faire connaître et respecter les limitesque naturellement il ne connaîtrait et ne respecteraitpas.

C'est donc en se combattant qu'on deviendra ver-tueux, c'est donc en prenant sur soi, c'est en résis-tant à ses passions, en faisant abnégation de soi-mêmequ'on remplira sa destination. Jamais la philosophien'a dit à l'homme : Suis tes penchants, et tu serasjuste; mais elle lui a toujours dit : Surmonte tes pen-chants, corrige tes vices, résiste à tes passions. Ja-mais la morale n'a dit à l'homme qu'il trouverait lebonheur en s'occupant exclusivement de lui-même;mais elle lui a dit de s'oublier pour les autres, et, ensuivant ce précepte, il a trouvé le bonheur, en mêmetemps qu'il a accompli ses devoirs.

Sans un combat de cette espèce nous ne serionstoute la vie que des êtres insociables qu'il faudraitrenfermer dans des loges de fous. Si nous obéissionssans cesse à «et instinct qui nous dit de nous préférerà autrui, nous serions des furieux et des imbécillesdont la société ne pourrait tirer parti. Demandez àtous ceux qui ont étudié le cœur humain, ils vous di-

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ront que ce n'est pas en obéissant à ses désirs, maisque c'est en les réprimant qu'on obtient la paix del'âme. Voyez l'homme qui se laisse aller à tous sesgoûts et à toutes ses fantaisies, ne devient-il pas à lafin un fou furieux ou un parfait imbécille ?

Se laisser aller à ses désirs est toujours une mar-que de faiblesse, y mettre une borne est la preuve dela force du caractère. C'est en suivant les passionsqu'on est faible, c'est en les domptant qu'on faitpreuve de force. L'amour extrême est esclave de toutce qu'il désire. La liberté du cœur n'est pas là. Lasagesse n'y est donc pas non plus ? La chose désiréeavec ardeur ne sera pas plutôt obtenue que nous n'ysongerons plus. Le but atteint ne nous satisfera ja-mais. L'objet que nous appelons de tous nos vœux estcomme cette borne placée sur la route. Nous n'ysommes pas plutôt arrivés, qu'une autre borne quenous n'apercevions pas se découvre à nos regards.Ce n'est rien pour nous d'avoir atteint la première, ilnous faut aller à la seconde; celle-ci nous en mon-trera une troisième ; et, toujours haletant sur uneroute qui n'a point de terme, nous ne ferons quecourir d'illusions en illusions. Savoir s'arrêter à pro-pos est toute la science du sage. Se détacher du su-perflu a toujours été le travail unique qu'il s'est pro-posé.

Il y a une borne devant laquelle il sera forcé des'arrêter. Eh bien ! puisqu'il faut s'arrêter de force,la rage dans le cœur, devant un but qu'on ne pourra

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atteindre, ne vaut-il pas mieux s'arrêter devant le butqu'on a marqué soi-même ? Quand la borne aura étéplacée par nous, elle ne nous gênera plus. Nous laregarderons, au contraire, avec satisfaction comme unmonument du triomphe que nous aurons remportésur nous-mêmes.

Ne nous le dissimulons pas, il y a du plaisir pourl'homme dans Pégoi'sme, par conséquent les mauxqui en procèdent sont pour lui autant de biens. Ilchérit donc ces biens naturellement, et pour cesserde chérir une chose, il faut la chasser de son cœur :en un mot, il faut la combattre. Interrogez tous lesphilosophes qui ont défini la vertu, ils se sont tousarrêtés à cette définition : La vertu est un eflbrt faitsur nous-mêmes dans le but du bien. La vertu, dites-vous, est un effort; nous ne naissons donc pas bons,il faut donc un apprentissage pour être honnêtehomme, en un mot, et c'est la conclusion de ce quenous venons de dire, il faut donc un combat pourêtre*vertuenx ! La racine du mal qui est en nous n'estextirpée que par une lutte pénible, et ce n'est qu'aprèsla victoire remportée sur nous-mêmes que nous voyonsclairement combien l'égoïsme est affreux : ce n'estqu'alors que nous parvenons à ne plus le vouloir, à lefuir, enfin à l'avoir en aversion. Ce combat est la seulechose qui constitue l'homme vertueux. En effet, l'in-sensé qui ne se modère pas assez pour mettre unfrein à ses désirs se laisse emporter par eux à un telpoint, que la société est obligée de faire pour lui ce

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qu'il a refusé d'accomplir lui-même. Pour contenirles hommes qu'abusé l'amour exclusif d'eux-mêmes,la société a recours à deux moyens : L'un est la loi,l'autre est la politesse.

La loi force le moi à se renfermer dans des limites,telles qu'il ne puisse porter préjudice à autrui. Telest le but unique des gouvernements. Si la sociétén'était composée que de gens vertueux, il n'y auraitpas besoin de lois pour les contenir; mais dès que l'a-mour de soi est la seule règle de notre conduite, toutest à nous. Nous nous approprions le lot des autres,et pour protéger les autres contre nous, pour empê-cher que nos désirs d'envahissements ne deviennent desactions, la loi a été instituée : elle appelle délit touteentreprise dô l'intérêt individuel qui tend à se satis-faire aux dépens d'un intérêt étranger. Elle avoue parlà que l'amour de soi, sous peine de passer pour undélit, doit reconnaître des limites que par sa nature ilne reconnaît pas en effet. Elle applique diverses puni-tions aux délits, suivant la nature de ceux-ci, It cesont ces punitions qui retiennent dans la modérationl'homme qui sans cela n'aurait connu d'autre pen-chant que l'amour de lui-même.

Il ne faut pas creuser bien avant dans la constitu-tion de l'homme pour voir qu'il doit s'indigner bien-tôt d'un joug qui lui ôte le mérite d'une réforme vo-lontaire. Il rougit de ce qu'on puisse attribuer sa mo-dération à la crainte de la peine. Il ne veut pas qu'onpuisse croire que la prison, les galères ou l'échafaud,

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soient les seuls motifs de son respect pour autrui. Ilveut montrer que son âme est au-dessus de cet épou-vantail propre seulement à contenir le peuple, et lapolitesse lui apprend à prendre les manières d'unhomme qui n'est pas assez grossier pour se préférerhautement et exclusivement aux autres.

La loi comprime le mal par force, la politesse ledissimule avec adresse. Mais, ni la crainte de la puni-tion, ni celle de passer pour un homme mal élevé, nesont capables de guérir radicalement en nous le pen-chant exclusif qui nous entraîne. Nous cachons l'a-mour du moi par ces deux moyens; nous ne l'extir-pons pas. Si la crainte du déshonneur, ou celle de lapeine infligée par la loi n'était pas présente à notrepensée, nous ne trouverions pas en nous de motifssuffisants pour nous contenir. L'action du vol, parexemple, peut être prévenue par la loi; mais le désir,qui produira toujours cette action à la première occa-sion favorable, reste intact dans notre âme : la loin'a'heint pas jusque là. Elle nous empêche le crime,mais non la volonté de le commettre. Elle nous re-tient par la crainte; celle-ci ne nous arrête qu'autantque nous ne sommes pas assez adroits pour voler sansêtre découverts. La politesse, d'un autre côté, nousmet à la bouche les paroles d'un homme prêt à se sa-crifier pour autrui, mais ces promesses bannales n'ontpas plus de valeur que ces formules usitées à la fin denos lettres. Ce sont des usages dont personne n'estdupe. La candeur et l'innocence sont toujours trom-

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pées par les manières de la politesse, preuve certaineque la vérité n'a rien à démêler ici. Qu'est-ce, en ef-fet, qu'une bienveillance qu'on ne peut croire sincèresous peine de passer pour un homme sans usage dumonde? La société exige que nous nous conformionsaux lois de la politesse, en môme temps qu'elle ne veutpas que nous croyions ingénuement à ses protesta-tions. La politesse, en effet, est un masque que nousprenons pour déguiser notre laideur naturelle, il fautdonc le prendre comme on prend un habit, c'est-à-dire, par pudeur; mais en même temps, il ne faut pass'en rapporter à la physionomie du masque, commeil ne faut pas juger de l'homme par l'habit. L'hommequi s'affranchirait des lois de l'urbanité serait commeun sauvage qui ne rougit pas de sa difformité. Celui,d'un autre côté, qui prendrait cette urbanité pour dudévouement, oublierait que ce n'en est que la forme.

Les défenses de la loi, le joug des mœurs, les dé-monstrations de la politesse, ne peuvent rien pourfaire un honnête homme, véritablement digne de cenom. Il faut, pour arriver là, préférer le bien généralà notre intérêt privé; il faut nous abstenir du mal,non par crainte, non par dissimulation, mais par suited'une résolution intérieure prise librement. Il fautque, maîtres de faire le mal sans être punis ou désho-norés, nous fassions le bien par choix sans songers'il nous portera préjudice ou si nous en serons ré-compensés. La vertu qui agit dans la vue d'une ré-compense n'est plus de la vertu. Il faut qu'elle soit

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le fruit d'un combat volontaire entrepris pour l'a-mour désintéressé du bien.

On peut quelquefois sacrifier sa fortune, sa viemême à l'intérêt d'autrui,' sans être vertueux pourcela ; en effet, on attend souvent de la gloire de cesacrifice, et on se récompense par elle de ses efforts.L'intérêt personnel existe toujours là, quelle que soitl'action héroïque qui nous le déguise. L'homme quien arrive à ce point prouve seulement que l'amoureffréné de soi-même n'avait pour but chez lui ni lafortune, ni la vie matérielle, mais un fantôme de re-nommée qui absorbait tout son être. Il n'a sacrifié queles moindres parties de lui-même, il était tout entierà l'orgueil, et c'est aux pieds de sa propre idole qu'ila versé son propre sang, ce sang que Dieu lui avaitdonné pour un autre usage.

Ainsi, de tout ce que nous venons de dire résultecette vérité essentielle, que l'homme naît avec l'amourde lui-même, et qu'il doit réprimer cet amour dans unautre but que celui de son propre avantage. Tous lesdevoirs de l'homme de bien vont se déduire pour nousde ces deux propositions incontestables.

La critique nous attend ici, et s'apprête à nousfaire le reproche tant de foi adressé à La Rochefou-cauld. Elle nous dira que notre rigorisme est une chi-mère, que l'amour de soi n'est point si affreux quenous le dépeignons, que c'est un instinct qui nous estinspiré par la nature elle-même, et que nous nesommes nullement criminels en nous v laissant- aller.

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Cette observation mérite que nous nous y arrêtions.Nous avons peint l'amour de nous-mêmes tel qu'il

est aujourd'hui dans le cœur de l'homme. A peine sefait-il sentir qu'il devient une passion dominante quiabsorbe toutes les autres. C'est ce que personne necontestera. Cela posé, je ne nie pas que le Créateurn'ait eu, en nous l'inspirant, une intention différente.Je prétends seulement que nous ne remplissons pascette intention, et c'est une remarque générale quenul observateur impartial ne peut infirmer.

Sans doute, le Créateur a voulu que cet amour fûtun instinct, afin que l'homme, y obéissant, s'occupâtde lui et conservât l'existence à laquelle il est appelé.Par là, sans doute, la sagesse suprême a fait del'homme un être actif, dont la destination premièreest de se conserver, de propager son être, et de coo-pérer à l'œuvre générale. En s'aimant, l'homme fuitla douleur et recherche le plaisir. La nature associela douleur h toutes les causes de destruction ; par con-séquent, l'homme se conserve par cela seulement qu'ilse dérobe à la souffrance. La nature a voulu égale-ment qu'il y eût un plaisir attaché à chacun de nosbesoins ; de là vient qu'en obéissant à l'attrait duplaisir, l'homme satisfait ses besoins de première né-cessité. Voilà ce que j'admets avec tous les philoso-phes; mais ce que je prétends de plus qu'eux, c'estque cet attrait ne nous porte à nous conserver quepour nous employer à une œuvre autre que notrepropre conservation. Celle-ci est un moyen et nonun but .

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L'amour de soi dans sa source est comme ce pen-chant naturel qui nous fait rechercher les alimentsnécessaires à notre subsistance. L'appétit qui nousporte vers ceux-ci, le goût qui nous flatte et nous in-vite à nous les approprier nous sont donnés pour quel'acte qui conserve l'existence ait un attrait. Si de lajouissance que nous causent les mets nous faisons lebut de l'action du boire et du manger, nous allonsau-delà de la soif et de la faim, nous détruisons lesressorts que la nourriture prise avec modération de-vait conserver, en un mot notre épicurisme grossierviole les lois de la nature. Il ment en disant qu'il obéità ses penchants; il fait taire en lui la voix qui lui ap-prendrait à les satisfaire sans aller au-delà du but.La tempérance et la sobriété résultent ainsi de l'usagede la chose, la gourmandise est la suite de l'abus quenous en faisons.

Cette comparaison nous conduit à établir d'unemanière inébranlable le principe fondamental de toutemorale. L'amour de soi est un mobile comme le plai-sir du goût. Ce n'est pas autre chose. En obéissantaveuglément à l'amour de nous-mêmes, nous ne som-mes plus dans l'usage de cet instinct naturel, no/issommes dans l'abus de la chose. L'amour de soi sansguide, sans retenue, devient alors une passion basseet exclusive; c'est l'égoïsme, le principe de tous lesvices, l'cgoi'sme qui veut le moi avant tout, qui SB faità soi-même sa loi, son centre, son unique divinité.L'usage de cet amour, au contraire, nous permet de

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jouir légitimement des plaisirs de la vie, des biensque le Créateur a répandus avec profusion sous nospas, comme la sobriété nous invite également à nousservir des mets qui nous sont présentés; l'abus del'amour de soi est un vice comme l'abus de l'actiondu manger. Par l'égoïsrne qu'il engendre, nous n'u-sons plus des choses, nous les accaparons pour nousseuls, et sans avoir d'autre but que notre individu.La gourmandise en fait ainsi quand, au lieu de man-ger pour vivre, nous ne vivons plus que pour man-ger. Pour citer un autre exemple, l'inclémence del'air, la délicatesse de nos mœurs, nous forcent àprendre des vêtements; le but atteint contribue à lasanté, et tourne au profit de la pudeur; si nous outre-passons ce but, nous arrivons à un vain amour de laparure aussi contraire souvent à la décence que fu-neste au tempérament.

Ainsi l'amour de soi, séparé du but pour lequel ilnous a été inspiré, est un vice; il nous a été donnécomme le garant et le conservateur de l'existence;nous ne devons pas oublier de nous rendre à ses ex-citations, mais le besoin passé, cet amour doit rentrersous la tutelle de l'entendement. S'il ne le fait pas, ily a désaccord entre les deux moitiés de notre être,nous allons au -delà du but marqué par la nature ;nous continuons de vouloir le plaisir, bien que la na-ture qui a voulu que ce fût simplement l'aiguillon dubesoin, n'exige rien après que ce dernier est satisfait.

Nous paraissons ici reproduire et commenter un

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lieu commun, et cependant le peu que nous venonsde dire suffit pour renverser de fond en comble laphilosophie épicurienne qui a tant d'échos. Cette phi-losophie veut que nous obéissions sans remords àl'instinct naturel; elle prétend que c'est offenser leDieu qui nous a faits, que de résister à des penchantsqu'il a lui-même fait naître en nous; elle regarde, enconséquence les scrupules de la conscience comme devains préjugés, et toute sa morale consiste à jouird'un temps qui s'écoule pour ne plus revenir. Elleoublie que si la volonté est assujettie à des penchants,ces penchants eux-mêmes sont soumis au contrôle del'entendement.

Il n'y a donc pour l'observateur attentif ds la na-ture humaine que deux choses réelles : L'usage del'amour de soi et l'abus de cet amour. Il n'y a pasbesoin de longues phrases pour mettre au jour unevérité aussi évidente; elle est si claire, qu'elle se passedes secours de l'art pour se produire : il n'y a besoinpour la saisir que de l'attention la plus vulgaire. Dece point capital nous allons faire dériver toutes lesvérités sur lesquelles se fondent la morale et la reli-gion. L'usage de l'amour de soi est un instinct légi-time, un véhicule par lequel nos actions, parties denous, arrivent à autrui. Par là, nous nous subordon-nons nous-mêmes à un autre but que notre uniqueindividu. Nous nous servons, en effet, de cet amourpour nous conserver et nous rendre aptes à autrechose que celte conservation même. Comme le boire

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et le manger n'ont pas pour but la boisson et l'ali-ment, mais l'existence, celle-ci à son tour n'a paspour fin dernière le plaisir de se sentir vivre, maiscelui de faire de soi un être agissant et utile. L'amourde soi devient ainsi, non un but, mais un moyen; et,considéré comme tel, il peut à juste titre prendre lenom de dévouement. En se renfermant en lui-même,l'amour de soi se fait à soi-même son bu t ; il estdans l'abus, et par conséquent dans l'égoïsme. Ainsil'usage de la chose produit la vertu, l'abus fait naîtrele vice. L'un est le bien, l'autre est le mal.

Nous voilà maintenant sans équivoque à la sourcedu bicii et du mal moral qui a tant embarrassé lesphilosophes. 11 ne nous est plus permis de dire quel'un et l'autre sont des préjugés, des conventions, destermes arbitraires; avec notre règle nous ne pouvonsnous égarer : nous appelons bien tout ce que la na-ture fait naître dans notre cœur et qui tourne a l'a-vantage général; nous appelons mal tout ce que lanature nous inspire également, mais que nous retour-nons sur nous-mêmes. Le bien et le mal proviennentd'un même foyer de chaleur et de lumière; les êtresqui reçoivent cette chaleur et cette lumière pour lesréfléchir et les répandre sont dans le Lien; ceux qui,les ayant reçues, les absorbent pour jouir seuls desplaisirs qu'elles portent avec elles, t rompant le vœude la nature, intarceplen! l'influence universelle, etsont par conséquent dans le mal. Rien de plus clairune cclie d é f i n i t i o n . Le soleil moral ap;iî connue le.

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soleil physique : l'amour qui descend du premieréchaufl'e à la fois des flammes du dévouement et desardeurs de l'amour propre les cœurs des mortels; lachaleur qui provient du second trouve des corps brutsqui la reçoivent pour la rendre ou pour la laissermourir inerte en eux-mêmes. Celte comparaison n'estpoint une figure de style; les deux mondes se tien-nent par des rapports sympathiques tels que ce-quise passe dans l'un en sentiments se manifeste chezl'autre en images.

Tout ce que nous venons de dire nous fait voir quenotre tâche unique est de veiller sur nous, de guideravec soin l'amour de nous-mêmes, en sorte qu'il n'yentre que le moins possible d'égoïsme. Il faut sansdoute obéir aux penchants que nous inspire la nature;mais en nous y livrant, il faut les subordonner à unbut différent de nous-mêmes; sitôt que ces penchants,qui partent de nous, tendent à revenir à nous, il fautles combattre. Nos sentiments, nos pensées et nos ac-tions reconnaissent l'amour du moi pour point de dé-part ; mais ils ne peuvent sans crime le reconnaîtreégalement pour fin dernière. Voilà le point essentielet celui sur lequel roule toute la morale. Par là, nousne calomnions point l'amour de soi tant de fois pros-crit par les poètes et les moralistes ordinaires. Nousle prenons pour un mobile et non pour un but; per-sonne ne contestera que dans le premier cas il ne soitpermis, et que dans le second il ne doive être ré-prouvé. Quand un homme veut nous donner une

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preuve de sa sincérité, ne nous dit-il pas : Écoulez-moi, je vous parle dans votre cause et sans intérêtpour moi. Cette manière de parler prouve, h ne pass'y méprendre, que tout le monde réprouve l'intérêtpersonnel qui est à lui-même son propre but. Si tousles hommes étaient également désintéressés dans unecause, ils seraient tous d'un avis unanime; ce qui faitnaître le choc des opinions, c'est au fond la différencedes intérêts. Mettons de côté l'amour-propre, l'am-bition, la fortune, et nous serons tous éclairés de cettelumière morale faite pour toutes les âmes, commecelle du soleil a été créée pour tous les yeux. Nos dis-putes viennent toujours de ce que nous nous préfé-rons aux autres, ou de ce que nos intérêts matérielsnous sont plus chers que les leurs. Si nous nous re-gardons comme les ouvriers dont Dieu se sert pourfaire fructifier son amour et sa sagesse, nous ne pour-rons manquer d'être toujours justes et vrais; si, aucontraire, nous nous considérons comme le centreexclusif vers lequel doivent converger toutes les fa-veurs divines, n'ayant d'autre soin que celui de toutnous approprier, nous ne pouvons éviter d'être enguerre avec Dieu et les hommes, et de reconnaîtrepour uniques lois l'injustice et la fourberie.

Avec l'amour de soi pour but, l'homme tombe dansle mal ; avec ce même amour comme moyen il estconduit au bien. Toute notre tâche consiste à remar-quer le point où le moyen devient but. Pour cela, ilfaut prendre l'habitude de nous arracher à nous-

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mêmes, de ne pas attacher trop d'importance à notrefrêle individu, de ne pas tant travailler, en un mot,pour nous que pour autrui. De cette manière, l'é-goïsme, qui serait devenu notre unique passion, con-naîtra un frein salutaire. En faisant servir le mondeet les hommes à nos vues particulières, nous rappor-tons à nous seuls les bienfaits que le Créateur a seméspour tous ses enfants sur la route de la vie; cette ac-tivité, dont nous sommes le but, est un outrage faità Dieu, elle devient en môme temps un vol envers lasociété; en mettant, au contraire, notre intérêt privédans l'intérêt d'autrui, nous nous aimons sans crime,parce que nous nous aimons dans les autres, c'est làle vœu de la nature. Prenons haleine un moment, etrécapitulons-nous :

Nous avons admis pour nous une disposition natu-relle au moi, dégénérant en égoi'sme, si l'on n'y porteremède. Nous avons reconnu que ce remède consistedans la préférence que nous devons donner au moi,considéré comme moyen, sur le moi regardé commebut. Le moi qui se fait à soi-même son but, naissantavec nous, nous en avons conclu qu'il fallait com-battre nos penchants naturels, que ce combat consti-tuait la vertu, et que par la victoire remportée surnous-mêmes, notre amour, changeant de nature, de-venait dévoué, d'égoïste qu'il était auparavant. Tousles devoirs de l'homme de bien nous ont ainsi parustrictement renfermés dans l'abnégation du moi.

Suivant cette proposition dans ses applications5*.

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nombreuses, nous trouvons que les premiers devoirsde l'homme consistent dans ceux dont il doit s'ac-quitter envers lui-même. Un proverbe vulgaire ditque charité bien ordonnée doit commencer par soi ;or, voici le sens dans lequel ceci doit s'entendre :L'homme doit, en effet, commencer et nor. finir parlui. L'existence ne lui a été donnée que pour l'em-ployer, et il doit ainsi la conserver et la ménagercomme un instrument utile pour d'autres que pourlui-même. Pour se conserver un esprit sain dans uncorps sain, il doit songer à se nourrir, à se vêtir, àse mettre à l'abri des intempéries de l'air, mais il nedoit rien se permettre par un simple motif de sen-sualité.

Rendu par ces soins capable d'élever sa famille, laprocréation de l'espèce étant, à ses yeux, le but de lanature, l'homme individuel s'acquitte de ses devoirsenvers sa famille. Il doit l'aimer et la protéger commeune partie de lui-même, dans le but de la rendre,comme lui-même, profitable au bien public. Ainsi, ilne doit pas aimer dans son fils l'héritier de son nomet de sa fortune, mais le citoyen utile à la patrie.

L'amour qu'il porte à celle-ci doit alors l'emporterdans son cœur sur celui qu'il voue à son être privé età ses proches. C'est la patrie qui le nourrit, le défend,qui garantit ses propriétés et les institutions qui l'é-clairent ou le consolent; c'est pour elle que lui et lessiens ont travaillé; c'est donc elle qui doit être l'objetde sa prédilection.

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Mais la patrie peut être injuste, et aif-dessus d'elleest l'humanité. Aimer celle-ci, c'est aimer le prochainen général. Les devoirs envers le prochain consistenten ce que chaque homme, quelle que soit sa conditionsociale ou politique, doit nous être d'autant plus proche qu'il a en lui plus de vertus. Dans nos amitiés,nous ne devons pas chercher celui qui nous flatte leplus, mais celui qui a le plus de qualités vraiment ai-mables; il en est de même du penchant qui doit nousporter vers l'humanité entière. En prenant isolémentchacun des individus qui la composent, nous ne de-vons pas accueillir seulement ceux qui nous servent etnous plaisent, comme font les rois qui ne s'entourentque d'esclaves et de flatteurs ; mais nous devons mettreavant tous les autres ceux dans lesquels il y a le plusde bien, c'est-cï-dire, ceux dans lesquels se reproduitle plus complètement la divinité, seule source dubien.

Au dernier terme, nous trouvons donc nettementtracés nos devoirs envers Dieu. Celui-ci étant le bienmême et la vérité même, nos devoirs envers lui con-sistent à aimer et à pratiquer l'un et l'autre pour eux-mêmes, sans aucune vue d'intérêt personnel. Aveccela, on est bon parent, excellent citoyen, ami sur, eton suit d'un pas ferme la route qui mène au Ciel.Tous nos devoirs consistent ainsi dans nos actions, sc-ion le but dans lequel elles sont dirigées. La propreté,la sobriété, sont ainsi des demi-vertus que nous exer-çons envers nous ; l'activité devient sacrée dès qu'elle

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a notre famille pour but; l 'ambition elle-même estlouable, quand c'est la patrie qui l'excite.

11 résulte de là que la vie de l'homme de bien estune vie d'action. L'amour, quel qu'il soit, n'est rien,en effet, s'il n'est en même temps pensée et action.En un mot, les œuvres seules le réalisent. Connaîtreet vouloir ne suffisent pas pour que le devoir soit ac-compli, il faut aussi agir. Il n'y a point pour l'hon-nête homme de devoir en spéculation, la pratique estce qui lui donne la réalité. Ainsi le devoir, considérédans toute son étendue, se compose de ces trois cho-ses, l'amour qui veut, la'pensée qui connaît et trouveles moyens d'exécuter, enfin l'action qui réalise. L'ac-tion est donc le bien réalisé; en réalisant le bien,l'homme manifeste Dieu lui-même, il le rend présentà la pensée de son semblable. De plus, il aide Dieudans son œuvre, puisque le but du Créateur est detout rendre semblable à lui-même. Quand nous n'a-gissons plus, nous sommes en contradiction avec leslois créatrices; nous en sommes punis par l'ennui etle dégoût de nous-mêmes. Le but de l'amour est d'ai-me'r ce qui est bien, celui de la sagesse est de l'an-noncer et de le prouver ; mais la troisième, et la plusimportante de nos fonctions, est de le l'aire. Aimer etpenser sont deux appétits moraux qui ne sont satisfaitsque par l'action. Faire tout pour autrui, en commen-çant par ce qui est nécessaire pour nous, et en finis-sant par ce qui rend l'homme l'image de Dieu même,«'est-ù-dire, bon et sage, voilà où se réduit toute no-tre vie morale.

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Par là nous arrivons à cette abnégation du moidans laquelle l'amour du prochain remplace véritable-ment le sordide égoïsme qui trompe si cruellement laplupart des hommes. Ceux qui sont dans l'amour desoi n'aiment que ceux qui les aiment, les flattent oules servent, en un mot, ceux qui leur sont dévoués :le reste des hommes leur est parfaitement indifférent.Ceux qui sont venus à bout d'étouffer dans leur âmecet étroit égoïsme aiment, au contraire, les hommesen raison du bien qui est en eux. La vertu et l'inno-cence qui n'ont pourtant rien à démêler avec eux,l'emportent dans leur cœur sur le crime empressé àles flatter. En un mot, les égoïstes s'aiment dans lesautres, et les gens désintéressés s'oublient pour aimerdans les autres les qualités qui les rendent aimables.Ils aiment la bonté, la vérité, la justice, toutes lesvertus, indépendamment de l'avantage qui peut en ré-sulter nour eux. Le bien général, absolu, est leuridole; et ne croyez pas que ce soit chez eux une froidespéculation de l'esprit, c'est une passion, c'est unamour qui les entraîne comme l'amour de soi subjugueégalement celui qui s'y livre. Celui qui a une foisconnu les charmes du dévouement s'y abandonne sansréserve. Il n'aime pas les hommes comme des moyens,mais il se considère lui-même comme moyen à leurégard. L'égoi'ste trouve son plaisir à se resserrer au-dedans de lui, l'homme bienfaisant trouve le sien à serépandre. Autant l'avare donne du sien, autant, enquelque sorte, il donne de sa vie; autant l'homme

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verlueux est prodigue de ses dons, a u t a n t il vit dansles autres. Il multiplie sa vie en multipliant ses bien-faits, et quand l'égoïste s'appauvrit par sa charité, luiseul s'enrichit par la sienne. L'amour de soi chercheà faire aller toute la machine pour lui seul, et il estdans l'illusion ; l'amour de l'humanité s'attèle, pourainsi dire, lui-même à la machine pour la faire avan-cer; et, quand elle va sous ses yeux, il peut se direavec justice : J'ai contribué au bien public. Le pre-mier veut que tout le monde lui'soit utile, le secondveut être utile à tout le monde ; l'un cherche la domi-nation, l'autre l'emploi de son amour.

Tandis que l'avare met son cœur dans la possessiondes'biens de ce monde, dans l'unique but de les ré-server pour lui, l'homme que le désintéressement aconduit à la vertu n'estime ces biens que comme desmoyens de faire des heureux autour de lui. il s'oublielui-même complètement, et dans cet oubli il trouve levrai bonheur. Il n'y a point de lutte entre ses actionset ses pensées, il n'est pas obligé d'agir autrementqu'il ne pense et qu'il ne parle ; toujours d'accordavec lui-même, il est dans la pleine liberté et dans lajoie parfaite du cœur. La jouissance d'autrui fait sajouissance, le vêtement qu'il jette sur le corps nu del'indigent réchauffe ses propres membres d'une doucechaleur. L'argent sorti de sa main généreuse, et qu'ilvoit fructifier au dehors, lui cause plus de plaisir quecelui qu'il s'est réservé pour lui-même. Continentcomme Scipion et Bavard, l 'innocence qu'il a proté-

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géc, la pudeur qu'il a respectée, lui paraissent centfois plus charmantes que s'il s'était laissé aller à as-souvrir sa passion avec elles. Toujours content de lui,ses jours sont autant de fêtes, il trouve des pavotssur son oreiller, une compagnie douce dans la soli-tude, une résignation pleine de confiance au lit de lamort.

Nous avons vu tout à l'heure l'amour de soi affu-blé du masque de l'écrivain, ne travailler à son livreque pour se faire honneur ; la vertu, n'aimant la véritéque pour elle-même, écrit sous l'influence de la plusdouce des passions. C'est le vrai qu'elle cherche, c'estle vrai qui est son but ; que lui importent les jalousieslittéraires et les petites critiques ! Le vaniteux écritpour se placer sur un trône que tout le inonde lui dis-pute; la vertu ne prend la plume que pour mettre enévidence la vérité, et chacun la laisse en paix dans cedomaine. Ainsi nous arrivons à la théorie du bonheur.

Le bonheur consiste dans l'amour. L'amour est lavie de l'homme. Être dans son amour, c'est vivre dansson élément, comme le poisson dans l'eau. Être dansson amour, c'est ne plus rien désirer, c'est ne plusavoir envie de rien. Cependant, quand on a ce qu'ondésire, si on ne s'agite plus pour se le procurer,pourquoi tant de gens qui viennent à bout d'entrerdans leur amour sont-ils inquiets et mécontents?

C'est qu'ils sont dans le mauvais amour, dans l'a-mour qui se rapporte a eux-mêmes. L'amour est uneflamme donnée à l 'homme pour l'allumer chez un au-

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tre. S'il la conserve en lui-même, il se brûle. L'a-mour doit passer par l'homme pour arriver par lui àd'autres hommes; s'il le garde solitaire au-dedans delui pour s'en réjouir, il agit contre l'essence de l'a-mour; il en est puni par des mécomptes.

Le bonheur consiste donc à aimer d'autres que soi,en un mot à répandre son âme sur les autres. Alorson est vraiment dans la loi de sou être; rien ne man-que à nos souhaits. Aimer, voilà tout le secret d'êtreheureux. Il y a longtemps que la philosophie, la mo-rale et la religion ont proclamé cette vérité.

Par l'amour dévoué, l'homme parvient à sentirqu'il a besoin du bonheur des autres pour être heu-reux lui-même. Il n'y a plus alors pour l'homme d'a-mour de soi. Alors on ne peut être heureux seul etavec soi-même, si on n'a pas avec soi les objets de sonbonheur. L'amour de soi, bien réglé, est ainsi l'a-mour de tous; l 'amour de tous ne peut être que l'a-mour qui a tout créé, qui anime et soutient tout. Parl'amour exclusif du moi, nous sommes hors de Dieu :nous nous unissons à lui par l'amour dévoué. Le cœurde l'homme livré à l'amour n'a plus de place en luipour le crime et l'injustice. Son amour tend à l'élever,et le désordre ne peut s'approcher de lui. Il suffit quel'homme soit pur pour qu'il mette le mal en fuite. Ilsuflît qu'il joigne l'innocence à l'amour, pour qu'ilfasse de celui-ci une vertu. Si l 'homme ne chercheque le plaisir des sens, s'il n'aime pas du plus pro-fond de son cœur, s'il n'est pas prêt à saorilier i-a vie

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pour l'objet aimé, c'est qu'il est devenu comme unmonstre, qui offense la nature et la société. Ne lecroyez pas quand il dit qu'il est heureux, il prend sondélire pour du bonheur, et quand le rêve est fini, ilest sans ressources avec lui-même.

Rapporter tout au bien absolu, universel, à Dieu,en un mot, comme à notre fin dernière, est le seulmoyen de rectifier nos affections toujours dérégléesquand elles ont notre unique bien pour but. Se pro-poser son propre avantage pour résultat est aussicontraire à la morale qu'au bonheur. En faisant toutpour nous, nous nous sentons vides et inquiets. Le mal-heureux, disait sainte Thérèse en parlant du démon,le malheureux, il n'aime pas ! Ce mot-là dit tout. Lemauvais esprit, en effet, n'est autre chose que le bienparticulier préféré au bien général, et toute son in-fortune n'est qu'un défaut d'amour. C'est donc versDieu, vers le bien et le vrai que nous devons dirigertoute notre vie. Nous ne recevons rien d'ailleurs. Labonté et la sagesse descendent d'en haut dans noscœurs, et pour nous disposer à les recevoir, il fautd'abord purifier le vase destiné à les contenir, il fautnous arracher à nous-mêmes, et nous ne tarderonspas d'appartenir à Dieu.

Il n'y a pour nous qu'une «'livre à remplir, c'estde redevenir l 'image de Celui qui nous a créés. Des-tinés à répéter les opérations de notre Principe, à pro-duire le bien comme Lui, nous avons laissé arrêter surnous-mêmes la divine influence qu'il avait versée sur

G.

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nous; nous avons absorbé les rayons du soleil moralque nous étions destinés à réfléchir ; dès lors nousavons concentré en nous la chaleur de l'astre vivifiantque nous devions répandre chacun dans notre circon-scription particulière ; il nous faut donc maintenantnous constituer simples dispensateurs des dons d'enhaut dont nous nous considérions comme les proprié-taires. Notre tâche est de nous unir au bien pour parti-ciper à sa nature, notre tâche est de nous détacher denous-mêmes pour nous élever à Dieu. C'est de lui seulque peut descendre en nous la force qui nous est né-cessaire. Nous ne pouvons vaincre en nous la naturefausse que par le secours de la nature véritable. At-tachés par naissance aux choses périssables, ce n'estque par une force étrangère que nous pouvons en êtretirés pour être élevés aux choses immortelles; en-traînés vers le mal, retenus seulement par une raisonque nos passions ont séduite, la force nous manquepour exécuter le peu de bien que les remords nousdictent. Quelquefois, sans doute, notre entendementpeut connaître la voie, notre cœur peut former la vo-lonté du bien ; mais aussi tièdes dans nos affectionsqu'irrésolus dans nos pensées, nous n'aurons jamais,sans l'assistance divine, la force de lutter avec nospenchants, et de nous séparer de nous-mêmes. Laprière est donc le dernier et le plus urgent des de-voirs de l'honnête homme. Par elle, en effet, il avouequ'il lui manque quelque chose; en s'adressant à unEtre supérieur, il oublie le sien propre. Prier, c'est

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dire : Je ne puis rien ; et l'égoïste et l'orgueilleux neprient pas, parce qu'ils croient tout pouvoir. Le sagene priera pas pour demander à Dieu des biens qu'ilnous refuse dans sa sagesse, et qui seraient autant demotifs pour nous plonger dans les illusions du moi;il priera seulement pour demander à Dieu que sa vo-lonté soit faite, il le priera de substituer en nous lavolonté du bien général au penchant qui nous porte ànotre bien propre. Demander à Dieu que sa volontésoit faite, c'est lui demander que sa Vie, la vie du bienet du vrai soit substituée à la nôtre qui n'est que malet que faux. Voilà le but de la prière. Ses effets sontde faire de nous des hommes sincères, généreux, amisde la justice et de l'humanité, et non des êtres vani-teux, occupés d'eux seuls, et à qui les autres hommessont totalement étrangers.

Voilà, en quelques pages, toutes les vérités quiconstituent la vertu et le bonheur. Plus on y arrêtesa pensée, plus on les trouve simples. Dieu et l'hommenous sont connus par là dans leurs rapports mutuels.

Tout cet échafaudage, dira-t-on, repose sur uneidée particulière de l'amour de soi. Si cet amour estconsidéré sous un autre point de vue, toute la théoriequ'on en déduit est changée. Quelques-uns ont consi-déré la réforme religieuse que nous conseillons icicomme totalement superflue. L'homme, disent-ils,naît avec un amour exclusif de lui-même ; mais la na-ture le veut ainsi. Tout ce-qui sort d'elle tend à l'in-fini comme elle. La plus petite graine produit un vé-

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gétal qui, à son tour, donne naissance à un si grandnombre de senîences, que ce végétal, dans un certainlaps de temps, pourrait à lui seul couvrir la terre en-tière; il tend à multiplier sans fin son seul individu.Tous les autres végétaux font comme lui ; chacun sefait place aux dépens de son voisin. La tendance del'individu à occuper seul tout l'espace est répriméepar la même tendance chez tous les autres. Il en estainsi des hommes. Chacun, dans notre esprit, naîtavec un penchant à s'étendre dans la vie et à en jouirexclusivement. Chacun embrasse de ses vœux pourlui seul tous lés temps et tous les lieux, chacun enfinest arrêté dans ses désirs par des individus nés avecles mêmes inclinations. Il n'y a rien là qui fasse pré-sumer une déviation de l'ordre suprême. Les plantess'étouffent les unes les autres; les hommes avertispar leurs intérêts mêmes se bornent à des limitestelles, qu'il y a place pour tout le monde. L'expériencenous apprend que les autres naissent avec les mêmesdispositions que nous; nous modifions notre amourpour qu'ils modifient le leur; nous réprimons nospenchants dans ce qu'ils ont de contraire à leur égard,afin qu'ils en tassent autant pour nous; en un mot,nous donnons pour qu'on nous donne. Cette marcheest toute naturelle, et la prudence l'indique sans qu'ily ait besoin de faire intervenir ici la religion.

Ces objections sont plus spécieuses que solides. Il ya de l'infini, sans dpute, dans la plante comme dansl'homme, parce que la nature entière est sortie de

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Si l'on demande pourquoi Dieu a permis l'existencedu mal, nous répondrons que le mal n'étant que l'a-bus de la chose permise, cet abus a dû être possible àl'homme, afin que celui-ci conservât le libre arbitre.En effet, si l'homme était attaché à l'usage légitimede l'amour de soi, sans avoir la puissance de s'en af-franchir, ce ne serait plus qu'un automate, il obéiraitaux lois morales comme une molécule matérielle obéitaux lois de la gravitation; mais cette condition, quiempêcherait le mal de prendre naissance, anéantiraitaussi la faculté intelligente. S'il n'y avait pas de li-berté dans l'amour, il n'y aurait pas non plus en luide moralité. Si nous méritons ou si nous déméritons,c'est parce que nous sommes libres. Si nous trouvonsde la satisfaction dans le devoir accompli, c'est parceque nous sentons qu'il dépendait de nous de ne pas lefaire. En un mot, se plaindre de ce que Dieu a faitl'homme libre, et par conséquent susceptible de serapprocher volontairement ou de s'éloigner de sonprincipe, c'est se plaindre de ce qu'il l'a doué d'unenature excellente. L'homme a dû être capable de dé-choir pour que son amour pût être considéré commeune offrande volontaire de son cœur. Si l'homme estattaché forcément à la règle, il n'a plus le mérite des'y soumettre de gré. Si sa vertu est une loi à l'in-fluence de laquelle il ne peut se dérober, il n'a plusà s'applaudir de la pratiquer. Pour qu'on nous sachegré d'être juste, il faut nous laisser la faculté de nel'être pas. La sincérité n'a de prix que lorsqu'on peut

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que par le Créateur que l'homme a pu enfanter lemal. Dans ce sens, celui-ci est la négation du bien,comme les ténèbres sont l'absence de la lumière. Noustrouvons donc que le mal, pris à son origine, n'estautre chose qu'une déviation de la loi primitive. Ainsi,il prend sa source unique dans le cœur de l'homme;il ne vient pas d'ailleurs. Ainsi, le bien a commencéle premier : avant la créature était le Créateur, avantl'amour communiqué était l'amour en essence : toutétant sorti de Dieu, l'amour qui s'est replié sur lui-même, pour s'aimer seul, est venu après l'amour quia créé l'univers pour l'animer de sa vie.

Le mal comme l'ont entendu les Manichéens, lemal n'est point un être jaloux de cet autre être quenous appelons le bien ; du Dieu d'amour il n'a pu sor-tir que des créatures aimantes comme lui; du Dieu desagesse il n'a pu profluer que des êtres libres : siceux-ci ont reçu l'amour pour le répandre confor-mément à la loi même de l'amour, qui est d'aimerhors de soi, ils ont suivi la ligne du bien ; si, au con-traire, ils ont refusé de communiquer l'influence re-çue dans leur cœur, l'amour descendu d'en haut neleur a servi qu'à s'aimer seuls; ils se sont soustraitsà la loi première; ils ont créé le mal en eux par celaseul qu'ils se sont détournés du bien ; c'est ainsi quela terre crée également, pour ainsi dire, les ténèbresde la nuit qui l'enveloppent, en obéissant au seul mou-vement qui dérobe une partie de sa surface aux rayonsdu soleil.

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corriger les penchants que lui inspire la nature, il n'aqu'à s'y laisser aller sans trouble et sans remords. Si,au contraire, sa destination était de répéter les opé-rations de son Principe, c'est-à-dire, d'aimer hors delui, comme Dieu même, il s'ensuit qu'en recevant l'a-mour pour s'aimer seul, il est en contravention avecla loi suprême. Il s'ensuit encore que ce n'est qu'endétournant vers un autre but l'intérêt propre qui l'a-nime, qu'il redevient ce qu'il a dû être en sortant desmains de son Auteur. La raison rectifie à juste titrenos penchants naturels, si nous sommes déchus d'unétat primitif vers lequel nous sommes destinés à re-monter ; cette même raison est une conseillère ab-surde et radoteuse, si nous sortons des mains de la na-ture avec les vrais penchants qu'il a paru convenableà l'Auteur de la vie de nous donner. Pour mettrecette vérité dans tout son jour, nous allons un instantrevenir sur nos pas.

Nous avons été conduits précédemment à détermi-ner sans incertitude ce que c'est que le bien et lemal. Le bien, avons-nous dit, est l'usage de l'amourde soi dans un but conforme à l'intérêt général le plusétendu; le mal est l'abus de ce même amour, alorsqu'il se prend soi-même pour but unique de ses ac-tions. Faire le bien, c'est se dévouer; faire le mal,c'est se concentrer dans le moi. Par l'un, on s'appro-che de Dieu; par l'autre, on s'en éloigne. Il s'ensuitque le mal est un fait secondaire, un fait survenuaprès coup; car c'est en se détournant du but mar-

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veut savoir comment il arrive que contradictoirenientà cette loi si sage, l'homme fasse au contraire de l'a-mour exclusif de lui-même et le point de départ et lebut de ses actions.

On a peine à comprendre que la nature mette dansnotre cœur un penchant qu'il faille réformer; on nepeut s'imaginer qu'il sorte de Dieu un amour qui,permis à sa naissance, ne le soit plus dans le but quenous lui donnons naturellement. Tel est, en effet, lepoint de départ d'un corps mis en mouvement, telleest la roule qu'il parcourt; la flèche, partie de l'arc,suit la direction qui lui est imprimée, et on ne la voitpoint, à moitié chemin, se détourner de sa route pouraller frapper un autre but que celui que l'œil lui amarqué. L'œil du Tout-Puissant, de même, nous alancés dans la vie avec un amour qui tend à un but;comment se fait-il qu'il faille nous détourner de cebut, et mettre une loi réprimante à la place de cellequi nous excite à suivre notre direction. La réponseà cette question est dans un seul mot : L'homme estdéchu. Destiné à recevoir l 'amour d'en haut pour lerendre, il s'est dépouillé de cette noble prérogativepour renfermer l'amour en lui-même. Avec ce seulmot, il n'y a plus d'énigmes, ni en philosophie, ni enmorale, ni en religion. La (lèche, privée de volonté,ne peut se détourner de sa route; l'homme, agent li-bre, peut rebrousser chemin quand il lui plaît , et c'estce qu'il a fai t . Si l'homme est encore aujourd 'hui à laplace que lui a fixée le Créateur, il n'a pas besoin de

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que part l'amour, et celui-ci est avant lui : le récipientsuppose la chose qu'il reçoit. Dieu est déterminé pournouspar ces seules réflexions.L'hommel'estégalement.L'essence de l'un et de l'autre est l'amour, et cette es-sence est incorruptible chez tous deux. L'emploi de cetamour est mis à la disposition de l'homme, non pourqu'il l'anéantisse, puisque cela n'est pas en son pou-voir, mais pour qu'il soit susceptible du bien et dumal, pour que sa moralité naisse de sa liberté. De làrésulte que l'homme ne peut anéantir son essence,mais qu'il peut dépraver ses facultés. Ainsi, il aimeradans cette vie et dans l'antre. Il aimera, comme à pré-sent, le bien ou le mal ; il s'unira à Dieu ou s'en sépa-rera; en un mot, il créera alors, comme il le fait ici-bas, son ciel ou son enfer.

Convaincu de l'existence de Dieu, persuadé que ceDieu, qui est amour et sagesse, n'a pu agir que dansune fin conforme à ces facultés, le lecteur demandepourquoi l'amour de soi, sorti de Lui, a tant dévié de saroute. Dieu avait donné cet amour à l'homme pourfaire de celui-ci sa propre image, pour qu'il répanditcomme lui la vie sur tous les êtres; comment se fait-il que ce ne soit qu'en réprimant l'intérêt personnelque nous arrivons à notre destination. On veut savoirpourquoi l'homme étant né jadis avec l'amour de soipour moyen, il se trouve naître incontestablement au-jourd'hui avec ce même amour pour but. On veut bienconvenir que l'Auteur de la nature nous ait créés avecl'amour le plus universel pour fin dernière; maison

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mour, il ne fait que s'offrir à son action. Ce n'est paslui au physique qui s'organise et se vivifie; il est or-ganisé et vivifié par une vie étrangère. Ce n'est paslui non plus au moral qui se fait aimant ; il aime na-turellement, comme il respire naturellement aussi.Le choix des objets dépend de lui, mais non la chaleurqu'il répand sur ces objets; il peut donner une direc-tion à son amour, mais il n'est pas en son pouvoir dele provoquer à volonté. S'il commandait, en effet, àson sentiment, il cesserait d'en avoir; s'il était chaudou froid à son gré, ce serait nn comédien de la pas-sion ; ce ne serait plus un être passionné. S'il faitnaître chez lui l'amour qu'il manifeste au dehors, c'estqu'en effet il n'a pas d'amour, il est froid commeglace. Ceci est incontestable; et, pour s'en assurer, ilsuffit d'étudier la mère qui aime ses enfants, l'amantqui se dévoue pour sa maîtresse, le talent enfin quiest d'autant plus vrai, qu'il est plus naturel; qui estd'autant plus loin du but, qu'on se bat davantage lesflancs pour y suppléer.

Il y a ainsi hors de nous une vie qui nous vivifie,un amour qui nous anime : Dieu est. L'homme est unréceptacle de cette vie et de cet amour. Animé parcelui-ci à son insu, il peut à son gré lui donner unedirection; il peut le renfermer dans l'intérêt privé,ou le faire aboutir à l'intérêt commun. L'homme nousapparaît ainsi comme un être contingent, et Dieucomme un être nécessaire. Puisque l'homme est, lavie est avant lui ; puisque l'homme aime, il puise quel-

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passent; il est citoyen de son jardin : c'est là que serenferment tous ses devoirs.

Cet amour qui anime l'homme est reçu par celui-ci, il n'est pas produit par lui. Nous avons le pouvoirde régler nos penchants, mais non celui de provoquernos inclinations. Si nous les provoquions, en effet, cene seraient plus des passions propres à nous enchaî-ner; c'est parce qu'elles viennent du dehors qu'ellesnous maîtrisent. Si elles naissaient de notre propreconsentement, nous nous rendrions heureux ou mal-heureux d'une passion créée par nous, ce qui est ab-surde. Il y a de l'amour hors de l'homme, voilà lapremière vérité à laquelle le bon sens nous forced'acquiescer.

Puisque l'homme est animé par la vie, je conclusque le principe de la vie est quelque part; puisqu'il estde la même manière embrasé par l'amour, j'en déduisqu'il reçoit de quelque part la faculté d'aimer. Il n'ya pas de corps lumineux ou échauffé qui ne prouvel'existence d'un foyer de lumière et de chaleur; il n'ya pas non plus d'esprit éclairé ou aimant qui n'attesteune source suprême de sagesse et d'amour. Commedu soleil émanent des rayons réfléchis ou absorbés dediverses manières par les corps, de même de l'astrequi vivifie les âmes il provient des principes de vie etde vérité, qui sont différemment reçus par celles-ci.Selon qu'elles reçoivent l'amour divin pour le rendre àsa source ou le concentrer en elles, elles sont toujourséchauffées d'amour. Ainsi l'homme ne produit pas l'a-

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l'entendement seul ne s'approprient point à notre vie ;elles sont comme en dehors d'elle. Ce n'est pas cequ'un homme pense et dit qui détermine la valeurmorale de son être, mais c'est ce qu'il veut et fait. Ilpeut comprendre ce qu'il ne veut pas, et cette facultéde disserter sur ce qu'il n'aime ni ne sent ne le con-stitue pas.

C'est par l'amour que vit l'homme, et déterminerle genre de cet amour, c'est le caractériser parfaite-ment. Il n'y a pas une de ses démarches qui ne trahisseson penchant secret, pas une de ses paroles qui ne ledécèle. Son amour a-t-il pour but, comme Narcisse,son propre individu, vous le voyez incessamment oc-cupé de lui-même. Dans un cercle il n'ouvre la boucheque pour parler de lui ; il sait donner à la conversa-tion un tour tel, que c'est toujours sur lui seul qu'ilramène l'attention d'autrui ; il est le héros de toutesles histoires ; tout ce que les autres racontent le touchepar quelque endroit. Voyez-vous cet autre occupé dequelque livre, c'est toujours ce qu'il a écrit le matindont il entretient dans la soirée ceux qui ont la com-plaisance de l'écouter; il ne vit , ne respire que pourécrire et lire aux autres ce qu'il a écrit. L'amour do-minant a beau être adroit, il fait toujours de l'hommeune caricature facile à dessiner. Cet amateur du jar-dinage, par exemple, que vous voyez en exiase devantses tulipes, ne lui demandez pas d'autres renseigne-ments que ceux qui concernent la culture des fleurs;il ignore les lois de son pays, les événements qui s'y

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même que l'amour, quel qu'il fût, était l'être, leprincipe même de la vie de l'homme. Tel est l'amourdominant chez l'homme, tel est l'homme tout entier.La chose que nous aimons de préférence à toutes lesautres détermine seule la nature de notre affection,notre genre de vie; c'est elle qui est sans cesse pré-sente à nos pensées secrètes : elle est le but de nosdésirs, le mobile de nos actions. Un avare pense-t-ilà autre chose qu'à sa caisse? Si un chat fait du bruitdans la maison, comme l'a si bien dit La Fontaine, lechat emporte l'argent. Un commerçant avide fait-ilun pas au bout duquel il n'y ait quelque chose pourl'avantage de son négoce? Celui qui aime à agrandirses propriétés par faste ou par avarice, quel que soitle prétexte qu'il donne à sa passion, n'est-il pas oc-cupé sans cesse de prendre sur son revenu, pouracheter l'année suivante une métairie, dont le produitservira à le mettre à même d'en acheter plus tard uneseconde. Chacun a sa marotte ici-bas, qui est l'objetde sa sollicitude; chacun jette un regard d'indiffé-rence sur autrui, ou écoute d'une oreille dédaigneusece qui concerne la passion du voisin, et n'a pas assezde ses deux yeux et de ses deux oreilles pour voir etpour écouter ce qui se rapporte à la sienne. Pourquiconque connaît le cœur humain, il est démontréque l'homme est tout entier où est son amour domi-nant; c'est celui-ci qui est l'être même de sa vie. Cen'est pas l'intelligence qui nous constitue ce que noussommes, c'est l'amour. Les choses qui viennent dans

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sagesse et d'amour. En effet, de cet instinct qu'il nousa donné pour conserver notre existence, il ne sorti-rait que des sentiments et des pensées destructeursde l'existence d'autrui, si nous ne savions pas le su-bordonner à un autre but que nous-mêmes. Dieu seserait ainsi proposé le désordre et la confusion pourfin dernière de son ouvrage. Il aurait mis les hommessur la terre pour s'y dévorer les uns les autres; laloi du plus fort serait une loi divine, et ne seraitplus un joug tyrannique, un abus de la puissance,une infraction aux lois de la justice; enfin, si l'hommeavait naturellement pour but de tout rapporter à soiseul, l'égoïsme serait son état ordinaire, ce ne seraitpoint un vice; il ne trouverait qu'un mobile clans soncœur, la haine envers les autres, haine ouverte s'ilétait le plus fort, haine dissimulée et dégénérant enruse s'il était le plus faible. Un si affreux résultatmontre assez que telle n'a pu être l'intention de Dieu.

On ne manquera pas de dire que nous supposonsprouvé ce qui est en question, et que l'homme quicherche la vérité demande à l'appui de ces raisonne-ments une notion certaine de l'existence de Dieu.Cette grande vérité, source de tant d'autres, va dé-couler pour nous des simples réflexions que nousavons émises sur l'origine des penchants de l'homme.

En admettant l'amour de soi comme le seul mobilede l'existence, en admettant que cet amour doit sesubordonner aux affections générales qui ont les au-tres pour dernier terme, nous avons admis par cela

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sulter que l'amour dévoué. Le Dieu, qui a émané deson sein tous les êtres créés pour les animer de laflamme de l'amour, n'a pas voulu que cette flamme seconsumât solitaire dans le cœur de chacun de ses ré-ceptacles; mais il a voulu qu'elle sortît de chacund'eux pour se répandre au dehors, comme elle pro-cède de lui-même pour animer tous les points de lavaste circonférence des êtres. Il n'a pas créé l'hommeavec l'amour de soi pour but, car alors la flamme pro-jetée de Lui eût été absorbée dans chaque être, etn'eût plus échauffé et éclairé la vaste famille humaine ;il aurait mis chacun de ses enfants en état de guerreavec son frère. Le mobile de l'existence eût été decette manière le principe destructif de toute société.Le Dieu, dont la sagesse est un attribut inséparable del'amour, n'a pu donner à l'amour de soi pour fin der-nière que l'amour dévoué, l'amour universel. En unmot, l'égoi'sme n'a pu être le résultat définitif dupuissant stimulant que le Souverain Auteur de touteschoses a mis lui-même dans nos cœurs. Si cela était,l'essence divine ne serait plus l'amour, la sagesse neserait plus l 'attribut de la puissance créatrice.

De deux opinions, celle qui est conforme à l'ordredoit toujours être préférée, en bonne logique, à cellequi se fonde sur un désordre, qui peut tout renver-ser, mais qui n'explique rien. Or, si l'on admet quele Créateur nous a inspiré l'amour de nous-mêmespour nous aimer seuls, sans réserve, et à l'exclusiondu reste de l 'univers, nous l'accusons de manquer de

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Celui qui a pour nom l'Infini et l'Eternel. Il prive laplante de la faculté de raisonner, et le noble privilègequ'il donne à l'homme d'élever les pensées de l'en-tendement au-dessus des suggestions de la volontéprouve assez qu'il a voulu que, chez lui, les désirs dela volonté fussent réprimés. Si nous obéissions à uneloi naturelle en suivant l'amour du moi, nous n'au-rions pas en même temps été doués de la lumièrepropre à nous en montrer les erreurs. S'il nous adonné les moyens de réformer un instinct qui por-terait à nous étouffer les uns les autres, comme lesvégétaux, c'est qu'il a jugé que notre destination étaitde lui rendre l'amour qui nous anime, et non pas dele renfermer en nous-mêmes. Un proverbe philoso-phique nous dit : Qui veut In fin, veut les moyens;il en résulte que Celui qui nous a inspiré l'intérêtpersonnel en a fait un moyeu qu'on ne peut séparerpar la pensée de la fin pour laquelle il l'a établi.

Tout ce que nous pouvons connaître des facultésdivines se rapporte à l'amour, l'être de tout ce quiexiste ; à la sagesse, le principe de tout ce qui a étéfait selon les lois d'ordre que nous remarquons dansl'harmonie de l'Univers. Le Dieu, qui est ainsi amouret sagesse, n'a pu créer le monde que dans des inten-tions conformes à ces deux facultés ; or, de l'amoursuprême, de cet amour qui veut le bien de tous, iln'a pu naître dans l'origine qu'un amour qui ne veutet ne cherche que l'intérêt général. De l'amour leplus pur, de l'amour dans son essence, il n'a pu ré-

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dissimuler ce qu'on sent ou ce qu'on pense. Si nousestimons l'ami de la vérité, c'est parce que nous sa-vons qu'il était en son pouvoir de donner la préfé-rence au mensonge. Dans toutes les situations de lavie, nous sommes dans un état de liberté qui attesteque nous avons dû sortir ainsi des mains de Dieu. Lelibre arbitre est le titre de l'homme; inséparable del'amour, il en a le caractère.

L'homme, en effet, ne peut aimer que librement;si on lui impose son affection, avec la liberté de la di-riger lui-même, l'amour disparaît ; s'il aime sanscontrainte, il se retrouve tout entier dans le senti-ment qui l'agite. On ne peut pas lui dire : Aime etveux telle chose; quand on parle ainsi, on sows-entendnécessairement ces autres paroles : Dispose-toi libre-ment toi-même à aimer et à vouloir. 11 n'y a pointd'autorité qui aille dans le for de la conscience fairenaître dans l'homme un sentiment qu'il n'approuvepas. La contrainte détruit l'amour, et par conséquentelle ne peut être le mobile secret de la vie de l'homme.Ce qui est produit par elle ne reste pas, parce que lacontrainte ne provient pas de la volonté de l'homme,mais d'une volonté étrangère. Se contraindre est unacte de liberté, mais être contraint n'en est pas un.C'est ainsi, pour le dire en passant, qu'un culte obligéest toujours un faux culte. Si l'homme fait le mal, ille fait dans toute la liberté de son cœur; il sent, à lavérité, dans ce cas, qu'il est plus faible que les pas-sions qui le subjuguent; mais s'apercevoir de cet es-

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clavage, c'est reconnaître en même temps qu'on pour-rait, si on le voulait, leur résister. En faisant le bien,l'homme est libre encore, puisqu'il sent parfaitementqu'il dépend de lui de ne pas le faire. Dieu, voulantfaire de l'homme une créature à la fois aimante et in-telligente, n'a pu le créer sans liberté. Sans doute,l'abus de ce don précieux était à craindre, mais sanslui l'homme n'eût plus été homme; sa nature eût étéautre, et de toutes les combinaisons possibles pourarriver à la création d'une nature intelligente et ai-mante, il n'y en a pas d'autres que celle du libre ar-bitre.

On demandera peut-être comment une créaturedouée d'une si heureuse organisation a pu voir lemal et ne pas y résister. C'est ici surtout que la pos-sibilité de la chute frappe l'esprit attentif. Tout lemonde sait bien que la gourmandise est un vice, etque la sobriété est une vertu ; combien de gens, ce-pendant, oublient à table les règles de la modérationet se laissent aller au plaisir de manger, quand le butde l'action est accompli ! De l'usage d'une chose à l'a-bus de cette chose il n'y a qu'un pas, et tous les joursnous voyons se répéter sous nos yeux la chute de no-tre premier père. Il savait, comme nous le savonstous, que l'amour de soi pour but était un hideuxégoïsme; il savait que cet amour devait être univer-sel eomme le suprême Auteur de l'univers. Eh bien !il a préféré s'aimer seul, et en cela il s'est laissé allerà la pente la plus entraînante qu'il y ait. L'intelligence

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l'éclairail sur sa destination, il a refusé de l'écouter ;toutes les passions nous offrent des preuves irrécusa-bles de ce fait; en s'y livrant, on conserve toujoursassez de bon sens pour en voir les inconvénients ;mais l'amour dépravé est le plus fort; et, coûte quecoûte, on s'y jette à corps perdu. La race humaine,en sortant des mains du Créateur, a manqué de mo-dération, voilà tout son crime. Alors elle a convertien vice ce qui, subordonné au but marqué par Dieu,eût été légitime. Née avec un amour de soi qui étaitla plus solide garantie de l'ordre et du bonheur géné-ral, elle en a fait, en le séparant de sa fin dernière,une cause éternelle de confusion et d'infortune.

Un philosophe judicieux ne refusera pas son assen-timent à une vérité aussi palpable, sous prétexte qu'ilne conçoit pas que la faute du père ait rejailli sur sesdescendants. Les lois de transmission par lesquellesles inclinations se perpétuent évidemment de race enrace chez les hommes, comme les instincts se conser-vent chez les animaux, lui disent assez que l'espècehumaine viciée à telle époque a dû l'être égalementaux époques suivantes. Tel père, tel fils, dit justementle proverbe. Tel germe, tel fruit. Un arbre dégénéréne produira que des arbres dégénérés comme lui; laculture remédie à ce défaut dans nos jardins; l'éduca-tion, de même, redresse le vice originel parmi leshommes. Le remède prouve le mal qui le précède.

On pourrait accuser la justice divine d'une colèreinjuste. On pourrait dire que cette loi qui nous rend

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solidaires les uns des autres dans la suite des généra-tions part d'un être inflexible devant lequel l'innocencene peut jamais trouver grâce. Mais il est aisé de re-marquer que quand nous voulons substituer nos loisà celles de la nature, nous ne faisons que déraisonner.11 suffit que cette solidarité soit reconnue comme uneloi universelle pour que nos murmures n'aient plus devaleur. Néanmoins, si quelques-uns insistaient en-core, nous leur ferions voir que si Dieu n'a pas crudevoir changer les lois générales par égard pour l'in-nocence, il a donné à celle-ci tous les moyens possi-bles d'effacer en elle la tache originelle. En effet, sielle se laisse aller naturellement aux suggestions del'amour-propre et de Pégoïsme comme à des lois na-turelles, elle trouve aussitôt, depuis sa nourrice jus-qu'à son pasteur, mille personnes, échos d'une révé-lation divine, qui lui diront que ce penchant, auquelelle se livre, est anti-social et anti-religieux; en unmot, qu'elle offense Dieu et les hommes.

Ainsi, Dieu a créé l'homme avec l'amour du moi.Cet amour infini et sans bornes, comme son Auteur,devait tout rapporter à Dieu. Eu y obéissant, l'hommesuivait la loi de son être : il s'aimait sans crime, puis-qu'il ne faisait que recevoir l'amour pour le rendre àCelui de qui il l'avait reçu. Quand il a oublié son Au-teur, continuant de recevoir l'amour, il n'a pu changerl'essence de cet instinct puissant; et, tout en le détour-nant sur lui-même, il n'a pu lui ôter son caractèred'infinité et d'éternité : de là vient que l'homme a dû

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naturellement, par sa chute, s'aimer seul et sans bor-nes. L'amour du moi est resté seul, en effet, danscette âme qui devait reconnaître, comme but, l'a-mour de Dieu. L'ambition démesurée, l'égoïsme ex-clusif qui se fait centre de tout, l'avarice insatiable,l'amour de la gloire qui rêve une renommée impéris-sable, toutes ces passions délirantes font voir assezque l'homme, dans sa déchéance, atteste la grandeurde son origine. Le sentiment qu'il porte en lui estsans bornes, preuve qu'il provient de Celui qui seulne reconnaît de limites ni dans l'espace, ni dans la du-rée dans lesquelles nous sommes circonscrits ici-bas.

Nous avons été conduits, en suivant la chaîne desvérités exposées ici, à résoudre tous les grands pro-blèmes de religion et de philosophie. Un fait, dontchacun peut se convaincre par expérience, a le pre-mier frappé notre attention. Ce fait, résultat de l'ob-servation, s'est lié pour nous à une théorie vérifiéepar la connaissance de l'homme. Le fait nous a apprisque l'homme était porté par la naissance au moi ex-clusif; par la théorie, nous avons vu que ce penchantétait un mal survenu après coup, que notre conditionoriginelle supposait un équilibre complet dans lequelil n'y avait pas plus de tendance à l'abus qu'à l'usagede la chose. Rétablir l'équilibre dérangé, donner àl'entendement éclairé une autorité légitime sur lavolonté aveugle, voilà quelle nous a paru être toutenotre destination.

Mais cette théorie incontestable n'est pas seulement

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de la morale, elle est aussi de la religion. La religiontout entière repose sur les vérités que nous venonsd'établir. Elle nous apprend que l'homme naît dansle mal, qu'il doit se réformer pour effacer en lui lasouillure originelle, et que cette réforme ne peut êtreobtenue que par de longs et douloureux combatsqu'elle appelle des tentations. Ainsi nous avons l'avan-tage d'offrir ici au lecteur une théorie qui, au lieu dese trouver en opposition avec la religion, la confirmeau contraire chez lui, et nous arrivons à cette véritégénérale, qu'il n'y a pas d'honnête homme sans reli-gion. Il n'est pas nécessaire de nous arrêter long-temps sur ce principe fécond qui devient la garantiede tout ce que nous avons avancé jusqu'ici. Il n'y aqu'à ouvrir le livre de l'Imitation pour y voir que lemoyen d'arriver à la perfection chrétienne, c'est d'é-purer notre âme des mauvais penchants que nous ap-portons en naissant.

Le combat que la religion nous recommande est lanouvelle naissance ou la régénération ; c'est le prin-cipe réel de toutes les religions, et spécialement de lareligion chrétienne. Il n'y a personne qui n'ait lu danssaint Marc ces paroles de Jésus-Christ : « Quiconqueveut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'ilporte sa croix. » Cela ne veut-il pas dire : « Quicon-que veut arriver au bien, qu'il se détache de soi, etsouffre ce que ce détachement a de pénible. » La nou-velle naissance que nous exigeons de l'homme ver-tueux, est textuellement indiquée par saint Jean : « En

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vérité, dit Jésus-Christ, si quelqu'un ne naît une se-conde fois, il ne peut voir le royaume de Dieu. » D'a-près cela, il est évident que la religion consiste,comme la vertu, en une nouvelle naissance. Le Chris-tianisme n'a qu'un précepte, qui est celui d'aimerDieu et les hommes; ce qui signifie qu'il faut aimer lebien qui est Dieu, et les hommes créés pour être lesrécipients de Dieu et le manifester. Le bien universel,préféré comme nous l'avons dit à notre intérêt pro-pre, est à la fois toute la religion et toute la morale.Enfin nous avons exigé que l'homme de bien aimât,connût et pratiquât ses devoirs ; la morale nous ditqu'il faut en toutes choses l'amour, l'entendement etl'action ; la religion exige, pour faire un tout, la cha-rité, la foi et les bonnes œuvres; précepte fondamen-tal que le catéchisme lui-même répète aux enfants, enleur disant qu'il faut aimer, connaître et servir Dieu.

Appuyé sur ces vérités, nous nous élevons de plusen plus dans la contemplation sublime qui a bour butde découvrir la raison des choses et l'ensemble del'œuvre. L'ordre, le but de l'univers, la destinationde l'homme, se dévoilent, en effet, à présent à nos re-gards. Dieu étant l'amour universel, l'amour même,il s'ensuit qu'en créant l'univers, il n'a pu avoir qu'unbut conforme à son amour. L'essence de l'amour n'estpas de s'aimer, mais d'aimer hors de soi. En s'aimant,l'Être des êtres changerait en lui l'amour en égoïsme :l'égoi'sme, avons-nous dit, est le mal ; le mal est lanégation du bien, ce n'est plus Dieu. En aimant hors

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de soi, l'Être qui est la source de tout amour, a euévidemment pour but d'identifier les autres avec lui-même, de faire un avec eux, de les consommer dansson Être. Cherchez à la création quelqu'autre but quece soit, et vous ne pourrez venir à bout de le décou-vrir. Dieu ne peut donc avoir eu d'autre but dans laproduction de l'homme que celui d'une conjonction dela créature et du Créateur. La création émanée de luidoit retourner à lui. Tout est sorti de lui, et tout doity rentrer.

Une foule de vérités morales frapperont notre es-prit A la suite de ces principes si féconds. Nous nedemandons pas des preuves plus convaincantes del'existence de Dieu et de la vie future. Dieu est, dèsqu'il y a un bien absolu hors de nous. La vie futureest assurée, dès qu'il y a un Dieu. L'existence de Dieusuppose une sagesse suprême, une intention ; or,quelle serait celle de Dieu, si ce n'était d'unir à soi cequ'il a rendu capable de réciprocité ? L'essence dubien est de rendre tout semblable à lui-même, doncl'essence de Dieu est de tout ramener à lui. Dieune passe pas, son but est donc de rendre les chosespérissables immortelles comme lui-même. Le bien,c'est Dieu; Dieu, c'est l'immortalité. Nous ne pou-vons être immortels qu'en étant bons comme lui.C'est là la raison profonde pour laquelle l'Écritureappelle morts les hommes qui sont dans le péché.Nous n'allons au Ciel qu'en nous rendant semblablesà Celui qui est le Ciel lui-même. Sans cela nous som-

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mes perdus, nous encourons la damnation, la mortspirituelle. Nous sommes encore éternels, mais nonplus immortels.

Nous croyons avoir rempli les intentions de celuiqui cherche la vérité et avec elle les moyens de deve-nir homme de bien. Il résulte de ce que nous avonsexposé en détail qu'il n'y a qu'un mal, c'est de toutrapporter à soi. Il n'y a qu'un bien, c'est de tout rap-porter à autrui. Le mal consiste à se mettre au cen-tre, le bien à se placer sur la circonférence pour fairerefluer ses actions vers le centre d'où tout part. Aveccette théorie si simple, on devient heureux et honnêtehomme dans cette vie, et on se prépare le bonheurcéleste et la pureté angélique dans l'autre.

Mais les hommes irréfléchis veulent que la véritéune fois saisie par eux, les dispense de tout doute àl'avenir. Ils veulent être convaincus après la lectured'un livre de morale, comme on l'est après la lectured'un livre de mathématique.X>n ne s'imagine pas qu'ilsoit possible de nier désormais ce qu'on a reconnuune fois pour la vérité. Mais exiger de l'homme cettefoi robuste et invariable, c'est vouloir l'impossible. Iln'y aura jamais un tel état de fixité morale dans lacondition humaine. Jamais vous île ferez en sortequ'un dévot ne puisse être parfois chancelant dans safoi, et qu'un athée ne soit accidentellement troublédans ses négations. Dieu l'a voulu ainsi pour ménagernotre libre arbitre. Dieu n'a pas voulu que l'amoursorti d,e lu i , et reçu par nous, fui reçu dans la con-

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trainte, mais dans la liberté du cœur. Il n'a pas vouluattacher lui-même la chaîne qui nous lie à lui ; mais ill'a laissée flottante dans nos mains, afin que nous enfixions nous-mêmes les extrémités.

Le libre arbitre exige que la vérité morale connuepuisse nous éclairer, mais non nous assujettir.L'homme ne voit pas les choses morales, il les sentdans son cœur; et la différence des organisations per-met toujours de nier ce qu'on ne sent pas. Un hommede sang-froid aura toujours la faculté de nier les émo-tions de l'amour, et regardera toujours comme descontes les descriptions qui lui en seront faites, jusqu'àce qu'il les ait lui-même éprouvées. Ce n'est pas assezpour l'homme de voir des yeux de l'intelligence; ilsent, à ne pas s'y méprendre, qu'il n'y a, de cettemanière, qu'une moitié de son être en contact avec lachose qu'on lui montre ; il faut qu'il joigne l'expériencedu sentiment intimeà l'acquiescemenlde l'entendementpour avouer la vérité que celui-ci lui enseigne. Il veut,en un mot, éprouver ce qu'on lui dit pour y croire.

Ainsi toute l 'exactitude du raisonnement peut l'é-clairer sur son origine, sa destination et ses devoirs,de manière à ce qu'il n'ait rien à y répliquer. Il necroira pas néanmoins à ces vérités incontestables, àmoins qu'elles ne deviennent en lui des sentiments.Pour qu'il croie au mal dans lequel il est, il faut qu'ilen sorte et arrive au bien dans lequel il n'est pas.Pour qu'il ajoute foi aux plaisirs de l 'amour dévoué,il f au t , au préalable, que par la régénération il se soit

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affranchi des jouissances de Fégoïsme. Quand il sen-tira l'amour pur et vrai, il croira par expérience qu'ily a un amour impur et faux. Sans cela, on ne lui per-suadera jamais que Pégoi'sme dans lequel il est né soitun mal, et toute réforme lui sera prêchée en vain. Lemoyen donc d'être persuadé de la vérité morale, c'estde s'affranchir des passions qui nous en éloignent. Lemoyen d'amener l'entendement à un aveu complet decette vérité, c'est de commencer par changer l'amourqui lui est opposé. Or, comme- cet amour cent foischassé, revient cent fois, il s'ensuit également quel'intelligence éprouvera autant d'éclipsés que la vo-lonté elle-même aura subi de chutes. Quand vous se-rez dans le bien, vous serez tout échauffé d'un amourqui portera avec lui la conviction dans votre cœur;quand vous serez dans le mal, votre enthousiasme serefroidira, et vous sentirez que les langueurs du sen-timent sont toujours accompagnées des nuages del'esprit. Quand on est dans la région du bien et duvrai on aperçoit clairement la région du mal et dufaux; mais hors de là toute démonstration persuaderapour l'instant, et soyez sur qu'elle ne laissera aucunetrace durable. En rentrant dans son amour, l'hommerentre en môme temps dans la lumière propre à cetamour. Et de là tout le reste lui semble enveloppé depures ténèbres. Il n'y a donc qu'un moyen pour s'as-surer de la vérité et pour y persévérer, c'est de re-venir à ce conseil si vrai et si profond de l'Évangile :« Faites ce qui vous est enseigné, et vous saurez alors» si la doctrine est vraie. »

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La vérité mathématique n'est jamais niée, parcequ'elle ne favorise ni ne contrarie nos penchants. Lavérité morale, au contraire, sera toujours de nature àêtre rejetée de celui dont elle aura obtenu l'approba-tion, sitôt que son intérêt le mettra en opposition avecelle. Après avoir admis des principes qui n'exigent denous aucune gène, nous ne tarderons pas à en nier,ou du moins à en altérer les conséquences, si celles-cinous portent quelque préjudice. Jamais vérité ne dé-truira tous les doutes de manière que ceux-ci ne re-paraissent plus : ce sont nos passions qui produisentles variations de l'esprit; ce sont elles qui jettent sanscesse des nuages sur notre intelligence. Il n'y auradonc de clarté parfaite dans l'entendement de l'hommeque quand il y aura dans son cœur l'amour que cetentendement y aperçoit. Où l'amour n'est plus, sur-vient l'indifférence, et celle-ci n'écoute ni ne chercheavec assez de zèle pour être convaincue de la vérité etpour la confier intacte à la mémoire.

La plupart des hommes croient que l'obéissance dela volonté est la suite nécessaire et obligée de l'intel-ligence une fois éclairée. En cela, ils se trompentgrossièrement. Il faut que nous nous assujettissionslibrement au joug qu'on nous présente, que nousayons la faculté de le prendre ou de le rejeter. Sinotre amour se révolte contre la vérité qu'il est forcénéanmoins de reconnaître, il ne tarde pas à murmurercontre elle; il entraîne bientôt avec lui l'entendementdans cette révolte; celui-ci ment d'abord et nie sa

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conviction passée ; il altère ensuite la vérité ; peu àpeu l'évidence qui l'avait frappé s'efface, et tel qui acommencé par mentir aux autres finit par se mentir àlui-même. Que de fois une vérité, à laquelle nous avonsrendu hommage, n'est plus pour nous qu'une opinionincommode que nous combattons de toutes sortes d'ar-guments ! Le livre de morale, écrit avec l'évidencela plus complète, trouvera toujours des gens intéressésà le critiquer. Il n'y a pas d'opinion juste et utile quin'ait eu ses transfuges. Cela est tout simple. Dans leschoses morales, il y a toujours quelque chose qui con-cerne notre intérêt personnel ; or, c'est celui-là quinous fait mentir. Les vérités mathématiques n'ontrien à démêler avec cet intérêt : elles ne s'adressentqu'à notre intelligence prise à part du monde que noushabitons.

En deux mots, voici notre résumé : La Providencene gouverne l'homme que comme un agent libre ; ellelui a laissé la faculté de s'éloigner d'elle pour que laconjonction de l'homme à Dieu fut libre. S'il n'y avaitpas possibilité de rejeter tout, rien ne serait de na-ture à s'incorporer à un être libre. Ainsi l'existencepossible du doute, survenant après la vérité la mieuxdémontrée, est dans la nature même des choses; et,loin de rien en inférer contre cette vérité, le sage ytrouve une preuve frappante de la sagesse suprême.

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LA .

VISITE DE GUSTAVE

Gustave avait beaucoup voyagé pour achever l'édu-cation brillante qu'il avait reçue dans ses premièresannées. Arrivé à l'âge de trente ans, il avait tout vu,tout lu, tout étudié, la nature et les hommes, leschoses et les livres, il savait tout apprécier. Vous nepouviez parler devant lui de quelque chose que cesoit, sans qu'il pût vous offrir des lumières inatten-dues sur cet objet. Il avait trop de connaissances pouren être fier, aussi ne faisait-il jamais parade de sonsavoir; on s'en apercevait quand on en avait beaucoupsoi-même; les ignorants qui voyaient toujours Gus-tave à leur niveau, ne soupçonnaient pas dans cethomme du monde l'instruction d'un savant du premierordre : ils reconnaissaient seulement en lui une supé-riorité réelle dans le ton et les manières. Gustave,sans prendre les airs d'un grand seigneur, exerçaiten effet, à son insu, l'influence de quelqu'un sorti deshauts rangs de la société. Sa politesse exquise re-poussait la familiarité, et du commerce des hommesil recueillait plus d'admiration et de respect que devéritable affection.

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LA VISITE DE GUSTAVE. 9l

Personne ne se sentait guère capable d'aller depair avec lui, il régnait sur chacun des cercles où ilse trouvait. Sa gravité déconcertait la frivolité; l'i-gnorance honteuse se taisait devant lui : il aurait puêtre redouté dans les salons à la mode, si une figuredistinguée et des manières aisées ne lui eussent assurél'approbation générale. Sa conversation était toujoursinstructive : il savait faire valoir les moindres baga-telles, en citant à propos des faits intéressants ou desidées neuves. Ce n'est pas qu'il n'aimât la gaité, maissa gaîté décente avait toujours un côté sérieux. S'ilplaisantait, c'était comme un homme qui joue avec sonsujet, et qui fait sentir qu'il en est le maître. Il pré-sentait les grandes choses avec cette ironie fine quidéjoue l'admiration vulgaire, et qui fait voir au peu-ple que tout ce qu'il croit si admirable n'est pourl'homme de génie que des bulles de savon. L'édificede nos sciences, cet édifice qui paraît si solidementétabli aux pauvres manœuvres de nos académies plé-béiennes, ne semblait à ses yeux qu'un château decartes, et il le renversait sans se donner d'autre peineque de souffler dessus.

Cette tournure d'esprit aurait peut-être aboutichez Gustave à l'apathie de l'orgueil, le vice le plusincurable de l'intelligence. Quelques-uns, arrivés aupoint où il en était, prennent en effet en pitié leshommes et les sciences, et croient que leur tète estcomme ce livre de Pic de la Mirandole, qui avait pourtitre : De otnni Scibili. Gustave s'était garanti de

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ces travers en dirigeant toute sou activité vers les ré-sultats positifs de la vie. Il avait compris que ce n'estqu'en se rendant utiles que les hommes à talent se fontpardonner leur supériorité. Le bonheur matériel dela société, les perfectionnements dont est susceptiblele bien-être de l'humanité, l'occupaient tout entier.Son esprit n'étudiait les théories et les systèmes quepour les appliquer à des faits de l'ordre réel et à desintérêts présents. Il n'était pas de ces hommes exclu-sifs qui accusent de vague et taxent de rêveries toutce qui ne se palpe pas. Il croyait à la possibilité d'unealliance prochaine entre la pensée et les actes del'homme, entre le sentiment et la raison, entre lesfaits, qui ne sont qu'une application, elles doctrines,qui réclament la priorité de l'intention. L'idée qui,chez lui, devint dominante, fut de tenter un traité depaix entre l'industrialisme et la philosophie, entre lemonde sensible et le inonde moral.

L'embarras était de découvrir une philosophie quiconciliât à la fois la contemplation et les actes, unemorale qui devînt tout ensemble foi et œuvre, une re-ligion qui fit descendre l'autre vie dans celle-ci. Laphilosophie en vogue ne paraissait guère propre àremplir ces conditions. Nos soi-disant traités de mo-rale lui paraissaient des recueils de maximes conven-tionnelles, et rien de plus. La religion qui lui avaitété inculquée dans l'enfance n'était à ses yeux qu'uneinstitution du vieux temps, à laquelle personne necroyait, pas même ceux qui la conservaient pour entirer des avantages matériels.

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DE GUSTAVE. 9o

Comment faire, avec de tels éléments, pour rame-ner le siècle incrédule à la religion, à la morale, à laphilosophie qui les lie l'une à l'autre. Gustave voulaitprouver qu'il y a quelque chose au-delà de ce qu'onappelle le positif des intérêts matériels : produire pourconsommer, c'est à peu près comme vivre pour man-ger. Il faut absolument que la production ait un butau-delà de la consommation. Le genre humain n'estpas destiné à naître, se nourrir et se propager dansune série illimitée de siècles sans qu'il y ait un but fi-nal dans ces actes. Le laboureur, qui travaille pourdonner du pain à sa famille, a sans doute une autreintention que celle de mettre ses enfants à même d'ennourrir d'autres h leur tour; en les nourrissant, il apour fin dernière le désir d'en faire des hommes quiaient d'autre occupation que celle de manger et d'eafaire manger d'autres plus tard ; il travaille avanttout pour élever des citoyens utiles. Dieu, sans doute,en agit de la même manière avec le genre humain. Lavie matérielle de la société a toujours pour but en dé-finitive la vie morale qui la lie à Dieu. Voilà ce quevoyait Gustave, et pour pénétrer ses concitoyens decette vérité, il fallait commencer par leur prouver lanécessité de la religion comme dernier terme.

« S'il y a, disait-il, quelque chose de moral dansle monde, cela doit venir de Dieu, qui seul l'y a mis;par conséquent, les notions exactes de la Divinité, etla connaissance des rapports qu'elle veut bien avoiravec l'homme, sont les choses les plus importantes au

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bonheur de l'individu comme au bien-être de la so-ciété. S'il n'y a pas de Dieu, si l'homme est un animalcréé aujourd'hui pour s'anéantir demain complète-ment, il est inutile de tant se gêner pour être humain,généreux, sensible; toutes ces vertus ne seront quedes farces que nous jouerons à nos dépens. Le résul-tat de toute recherche philosophique serait donc lemot d'Horace, d'Épicure et de Lucrèce, que saintPaul rappelle avec tant de raison : Mangeons, buvons,car nous mourrons demain. Voilà où aboutit toute laphilosophie matérialiste. Si encore elle ne faisait quemanger et boire outre mesure, elle ne ferait de tortqu'à elle-même; mais persuadée qu'il n'y a pas d'au-tre vie pour elle, elle veut être heureuse à tout prixdans celle-ci, et si elle place le bonheur dans le liber-tinage, elle attentera tant qu'elle le pourra à la pu-deur de toutes les femmes; si la richesse fait sa féli-cité, elle tâchera de se la procurer par tous les moyens;si l'ambition est son but , elle ne sera occupée qu'àsubjuguer ceux qui voudront bien y consentir, et à sedébarrasser de ceux qui refuseront de reconnaîtreson joug. Voilà où aboutit l'intérêt matériel considéréà part des notions morales. »

Après ces réflexions, Gustave chercha à établir sathéorie en mettant la religion en tête de tous les actesmatériels. Mais ici sou embarras devint extrême. Lanécessité des idées morales n'était pas bien difficile àétablir; mais il n'en était pas ainsi de la nécessitéd'une religion embarrassée de mystères et de dogmes

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souvent absurdes. Il voulut dégager le Christianismedes mystères qui le défiguraient à ses yeux, et seborner à en prendre la morale sublime. Mais une ré-flexion subite l'arrêta. « Quelle sera, se dit-il, la» sanction de cette morale, sitôt que j'aurai retran-» ché les preuves qui établissent son origine spiri-» tuelle ? Il faut donc prêcher aux industriels de notre» époque le Christianisme avec ses miracles; ce n'est» plus possible. Ils me diront que cette religion est» une vieille fable dont on a bercé l'enfance du genre» humain, et dont notre âge doit être affranchi. Pour» eux, c'est un conte juif qui n'est pas bien différent« de ceux des mille et une nuits. Quel contraste entre» ces notions qui choquent partout le bon sens et les» méthodes si rigoureuses, si satisfaisantes, si exactes» des sciences purement humaines telles qu'on les» conçoit aujourd'hui ! Assurément, il y a là une auo-» malie singulière; quel problème à résoudre! Un» Pascal, qui s'est élevé si haut dans les sciences phy-» siques, et qui pourtant croyait à l 'Évangile! Un» Xewton, qui a découvert le vrai système du monde,» et qui, sans être fou, a commenté l'Apocalypse! Et» cette Bible elle-même, ce livre écrit d'une manière» si ridicule, si triviale, quelquefois si obscène, et» que cependant les plus grands génies ont respecté !» Ce livre, dont on ne soutiendrait pas la lecture un» demi-quart d'heure, s'il venait d'être écrit par un» contemporain, et que le genre humain s'est légué» fidèlement pendant quarante siècles, et qu'il conti-

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» nuera d'imprimer et de répandre avec profusion» dans toutes les langues. Si, à la première vue, le» Christianisme paraît incapable de satisfaire les vrais» besoins de l'esprit humain, au moins n'y a-t-il pas» un homme de bonne foi qui ne convienne qu'il n'est» pas indigne de fixer son attention, ne serait-ce que» pour résoudre le problème de la conservation et de» la multiplication d'une fable si choquante chez toutes» les nations policées du globe. Beaucoup de philoso-» plies ont dit à ces nations policées que les sauvages» les plus stupides avaient une religion plus raison-» nable que la leur; et cependant, malgré les nom-» breuses extravagances qu'elle consacre, la religion» chrétienne subsiste. Beaucoup d'auteurs profonds» lui consacrent leurs veilles, et s'il n'y en a guère» aujourd'hui qui y croient, du moins ne peut-on pas» nier qu'un grand nombre de savants des XVIIe et» XVIIIe siècles, qui valaient bien nos chimistes et» nos mécaniciens, y croyaient sincèrement. Peut-» être ne faut-il au Christianisme qu'un développe-» ment de plus, qu'une explication qui a échappé à» tout le monde pour en faire la théorie de Dieu, de» l'homme et de l 'univers. Peut-être Dieu a-t-il ses;> vues eu inspirant aux hommes ce respect unanime» pour un livre qu'ils ne comprennent pas; peut-être« veut-il qu'ils le conservent jusqu'aux temps mar-» qués par sa sagesse, où il le leur expliquera. Mais» quand arrivera ce temps? Qui nous donnera ceitc» explication qui nous manque? L'esprit h u m a i n mar-

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» die toujours, et les notions de tout genre se modi-» fient selon les progrès de la raison. Qui sait si la re-» ligion ne doit pas elle-même subir cette loi de perfec-» tionnement? Qui sait si un autre Colomb ne doit pas» nous faire aborder à cette plage étrangère qui nous» dévoilera la forme entière de ce monde dont nous» ne connaissons qu'une partie? Qui sait s'il n'y aura» pas pour l'avenir une religion en harmonie avec les» progrès des lumières et qui pourra défier la cri-» tique ? »

Gustave était dans cette perplexité, quand ses pasle portèrent à l'entrée d'une petite chapelle bâtie dansl'un des faubourgs de la capitale. Ce n'est pas là, sedit-il, où je trouverai la solution du problème. Néan-moins, entrons-y; cela fait tant de bien de se trouveravec des êtres qui croient en d'autre chose que dansla force et dans le succès ! Des êtres qui ne font rienpour le présent, et qui font tout pour l'avenir, doi-vent par cela seulement être dans la disposition laplus convenable pour recevoir la vérité. Comme onlaisse à cette porte le poids des embarras de la vie !comme l'âme s'épure tout à la fois et se tranquillise!je voudrais bien être comme celle bonne femme!comme elle doit être paisible; mais avec cetie foi ro-buste, le problème ne serait pas résolu, et c'est luiseul qui m'agite. Voyons si ce prédicateur m'aidera àdéchirer quelque coin du voile. Le ministre achevaitdans ce moment son discours, et tout l'auditoire, dansle recueillement le plus profond, lui prêtait une oreille

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attentive. Sa diction était celle d'un philosophe quis'entretient avec ses disciples ; il y avait dans sesparoles la sagesse fine fait naître l'expérience deshommes, et l'onction qui vient de la manière dont lecœur s'ouvre aux impressions divines.

« Le Livre saint, disait l'homme de Dieu, à moinsd'une théorie évidente et rationnelle, ne peut satis-faire que les esprits soumis. Mais ceux-ci ne faisantaucun usage du raisonnement, et s'interdisant ledoute comme la chose dont la Divinité est le plus of-fensée, ne peuvent jamais tenter les hommes éclairésde faire comme eux. Ceux donc qui cherchent, aumoyen de l'Écriture et de la raison, à sortir du laby-rinthe des erreurs humaines, ne peuvent y parvenir.Le Livre sans doctrine est plutôt pour eux un poisonqu'un remède. Ils sont choqués à chaque ligne, sontrebutés h chaque image. Non-seulement la science,mais le bon sens lui-même, mais l'honnêteté, maisla pudeur, tout est révolté à la lecture littérale de laBible. La physique démontre l'impossibilité des faitsallégués par elle, la morale réprouve les tableauxqu'elle oflïe. Le raisonnement échoue dans la simpleintelligence des conseils qui y sont donnés et des pa-roles dont on recommande la pratique.

» Après avoir lu avec toute l 'indépendance de sonesprit un livre écrit dans un tel système, l'homme lemoins prévenu est plus éloigné que jamais des senti-ments religieux. Du moins, dans l 'intérieur de sonêtre une voix timide lui disait quelquefois : Tu ne te

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trompes pas; il est un Dieu, reconnais sa présenceaux doux sentiments qui s'emparent maintenant deton cœur. En présence des merveilles de la création,cette même voix lui répétait encore : Les sophistest'ont trompé ; un si bel ouvrage, tant de sagesse et tantde magnificence ne peuvent être l'ouvrage du hasard;réconnais l'Être Suprême à ses œuvres. En lisantle Livre dicté par l'Esprit saint, l'homme ne trouvepoint ces motifs de croyance; tout y est hors de pro-portion avec son intelligence, tout y contraste avecses mœurs, ses habitudes, les idées qu'il s'est faitesde la rectitude et de la vérité. Pour croire, il fautqu'il renonce à faire usage de sa raison, et commecette abnégation est contraire à la nature, il n'arrivelà qu'après une lutte opiniâtre, et une triste victoiresur les facultés les plus sublimes dont nous a doués leCréateur.

» Le besoin de religion est le besoin de tous; maisla connaissance d'une religion éclairée est principale-ment ce qui manque à tous. Il y a aujourd'hui un be-soin réel, urgent de religion, et aucune des religionsprésentement établies ne satisfait ce besoin. Tout lemonde appelle aujourd'hui à grands cris une religionappuyée sur le bon sens et la morale, qui soit l'ali-ment de l'intelligence et du cœur tout à la fois; toutle monde veut que cette religion soit un sentiment etune science, sentiment pour fortifier les espérancesdu cœur, science pour prouver la vérité de ces espé-rances. On exige que cette religion, que tout le monde

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attend, nous prémunisse contre les moqueries de l'in-différence ou de la frivolité. Il faut qu'on soit biensur que celui qui l'attaque est au-dessous d'elle, etque l'ignorance seule peut la méconnaître. Il ne fautplus qu'on s'imagine que l'esprit peut la renverserdans ses fondements, et que la bonhomie-seule peutla conserver intacte. A la science, qui détruit avecl'apparence de la vérité mathématique, il tant que lareligion oppose la science qui édifie avec l'exactituderigoureuse d'un ordre de vérité qu'on ne peut niersans renverser toutes les notions de l'évidence.

» C'est alors seulement que l'homme de bonne vo-lonté se trouvera en possession de la boussole quiguidera ses pas. Les incertitudes attachées à toutes lesopinions humaines, qui n'ont pour elles que la sanc-tion de l 'individu, ne pourront plus le tourmenter enprésence d'une doctrine qui aura pour elle l'assenti-ment de la raison privée et le témoignage des siècles.Le Livre Saint, soumis à cette doctrine, deviendraaussi clair qu'il est obscur, aussi satisfaisant qu'il estrebutant aujourd'hui, enfin aussi conforme au bonsens, à la morale, à la science, qu'il parait en opposi-tion avec elles. Voilà ce qu'attend l'esprit humain,voilà son besoin le plus pressant. Qu'on ne s'y trompepas. La nature, interrogée par le génie, a donné tou-tes ses preuves depuis Cicéron jusqu'à l'auteur du Té-lémaque. Le cœur humain, étudié avec toute la pro-fondeur du raisonnement, a présenté toutes les dé-monstrations depuis Platon jusqu'à Clarke; et cepen-

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dant les hommes sont encore dans le doute à l'égarddes vérités les plus utiles, et cependant chaque géné-ration tente de recommencer à elle seule l'ouvragelaissé imparfait par les siècles ! La vérité naturelle n'adonc pas été atteinte. La vérité révélée n'est pas plusaccessible à l'entendement des Chrétiens de nos joursqu'elle ne l'était du temps d'Auguste à l'intelligencedes Juifs. A moins d'une doctrine explicative, la Bibleest une énigme aussi inconcevable que la nature ma-térielle, aussi difficile à expliquer que notre proprecœur. La Bible, l'univers et l'homme demandent tousles trois la vérité sans nuages, la vérité absolue ; n'est-ce pas la plus louable comme la plus utile des tenta-tives que d'essayer de produire cette vérité au grandjour? S'occuper d'un pareil objet, c'est, il me semble,travailler à remplir les vœux les plus ardents de l'hu-manité, comme c'est contribuer à satisfaire ses besoinsles plus pressants. Travailler dans un tel but, ce n'estpoint entrer dans le champ de l'imagination, maisc'est pénétrer dans celui de la vérité; c'est donner àl'homme la théorie de sa vie entière ; c'est lui tracerson origine, sa destination et son but; c'est enfin luifaire découvrir le principe auquel il doit assujettir sesintentions, ses pensées et ses actes. »

Jamais Gustave n'avait rien entendu qui vint plus àpropos servir de confirmation à ses pensées. C'étaitlà tout ce qu'il s'était dit lui-même, mais c'était ditavec l'assurance que donne la possession de la vérité.Qu'est-ce, disait-il, que cette religion à la fois divine

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et raisonnable? Qu'est-ce que ce ministre lui-même?Jamais je n'ai entendu dire qu'aucune communionchrétienne affichât de telles prétentions. Ce prédica-teur parle comme on le fait dans un cercle d'hommesinstruits. Je n'ai jamais de ma vie entendu de sermondans ce goût. Aucun de ces points d'exclamation quitiennent lieu de preuves. Disant ainsi, Gustave regar-dait autour de lui, et vit une église décorée avec simpli-cité : il y remarqua néanmoins quelques nouveautés tantdans le costume que dans les cérémonies, mais il neput savoir ce qu'elles signifiaient. Il lui sembla qu'ilvenait de faire un rêve, dont il n'était encore pas en-tièrement éveillé. Quand l'office divin fut terminé, illaissa la foule s'écouler; et, sortant à côté d'un hommedont l'extérieur inspirait la coniiance, il s'informa dela demeure du prédicateur qu'il venait d'entendre. Aquelques jours de là, il se rendit chez ce ministre, qu'iljugeait seul capable de lui donner les lumières qu'ilaurait vainement cherchées ailleurs. Le ministre li-sait alors attentivement un commentaire de la Genèse.Gustave, après lui avoir fait compliment sur la ma-nière toute rationnelle dont il concevait la religion, luidemanda sans façon dans quel auteur il avait appris àconsidérer la religion chrétienne sous le jour satisfai-sant sous lequel il l'avait présentée. Vous voyez enmoi, ajouta-t-il, un homme qui désire être chrétiensans faire le sacrifice de sa raison. Voilà, dit le mi-nistre, en mettant sous les yeux de Gustave le com-mentaire qu' i l l isai t , voilà l 'auteur qui a dissipé tous

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mes doutes et m'a appris à envisager le Christianismesous un point de vue qui paraît mériter votre appro-bation. C'était un volume des Arcanes Célestes de Swe-denborg. Gustave prit le livre avec respect, il l'ouvrit,en feuilleta quelques pages ; puis, le laissant tombercomme un homme qui n'a pas trouvé ce qu'il cher-chait : Ce livre, monsieur, peut offrir des alimentsréels à votre esprit, mais toutes les intelligences nesont pas organisées de manière à s'en contenter. Leministre se prit à rire. Je vois, dit-il, ce qui vousfait peur; vous ressemblez au commun des lecteursque le mot de vision effarouche. Eh bien ! en effet,vous voyez ici les visions qui ont fait toute mon édu-cation religieuse.

Gustave. Comment un homme aussi éclairé quevous paraissez l'être a-t-il pu donner la préférenceau livre d'un visionnaire, à l'ouvrage d'un hommeconséquemment reconnu pour fou, tandis que vouspouviez consulter avec fruit tant d'auteurs célèbresdans tous les siècles et dans tons les pays du monde ?

Le Ministre. C'est précisément parce que l'hommeque j'ai consulté était visionnaire et passait pour unfou, que j'ai suivi ses errements avec le plus de con-fiance.

Gustave. Comment ! je ne vous comprends pas !Le Ministre. J'ai voulu une religion rationnelle

et parfaitement claire. Beaucoup d'auteurs célèbresm'ont présenté des idées assez plausibles à ce sujet,mais quand je leur ai demandé une garantie de leurs

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systèmes, une sanction de leurs idées, ils n'ont pum'offrir que leur propre jugement.

Gustave. Quelle autre preuve vouliez-vous donc ?Le Ministre. Le jugement est sujet à se tromper.

Chez l'un, il est inspiré par les préjugés d'éducationet de naissance; chez d'autres par les livres qu'on alus, par les personnes qu'on a fréquentées; chez tousenfin, il n'est que la mesure particulière de l'esprit dechacun. Il n'y a point de jugement humain qui puissem'assurer de la vérité absolue d'une chose !

Gustave. Et cet absolu, vous l'avez trouvé chezun visionnaire ?

Le Ministre. Précisément parce qu'il n'a pas dejugement à lui. Un visionnaire ne dit que ce qu'il sent,que ce qu'il voit ; un homme d'esprit dit ce qu'ilpense, et vous sentez que rien ne peut m'assurer quece qu'il pense soit exactement la vérité. L'hommeéveillé, et faisant usage de sa raison, est dans la situa-tion d'esprit où ont été tous les philosophes, quin'ayant qu'eux pour garantie de leurs systèmes, peu-vent se tromper, et parlent tous à leur manière. Aussil'absolu n'est-il pas là. L'homme qui a des visions estdans l'état où ont été avant lui tous les extatiques,qui tous ont éprouvé des sensations semblables; parconséquent, ce qu'il dit peut être pris pour une ex-pression d'une vérité absolue. En d'autres termes,l'homme qui raisonne est dans un état purement hu-main, par conséquent il est sujet au doute et à l'er-reur; l'homme qui est dans l'extase entre dans cet

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état spirituel où la nature humaine est modifiée d'unemanière uniforme, qui atteste ses rapports avec legrand Être qui ment toute la nature.

Gustave. Ainsi votre état spirituel, ou, si vousvoulez, votre état saint, serait comme l'instinct natu-rel qui lie l'homme à Dieu. Dans l'état de veille nousdétruisons cet instinct par nos raisonnements; dansl'état de sommeil, il se réveille chez quelques indivi-dus ; Dieu alors parle en eux d'une manière qui nelaisse plus de prise à l'arbitraire des pensées pure-ment humaines.

Le Ministre. Vous saisissez parfaitement ma pen-sée. L'auteur de ce livre a été pour moi dans un étatoù l'instinct divin se réveille en l'homme, par consé-quent j'ai trouvé à ses assertions une garantie spiri-tuelle qui me les a fait recevoir. 11 aurait parlé avectoute l'éloquence de Cicéron et toute l'exactitude deNewton, qu'il me serait toujours resté quelque doutesur la vérité de ses aperçus. Rien ne m'aurait ditqu'un autre venu après lui quelque jour n'eût trouvémieux.

Gustave. Ainsi, vous faites avec cet auteur ce quetant d'hommes font tous les jours avec leurs somnam-bules. S'ils veulent s'assurer de la vérité d'une chose,ils consultent leurs somnambules quand ceux-ci sontendormis. Vous avez de même consulté le vôtre quandil était en vision, persuadé que les sensations de l'ex-tatique étaient plus sûres que les idées de l'hommeéveillé. La raison de votre choix est profonde, et je

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conçois assez que l'opinion vulgaire qui vous accuserade n'avoir consulté aveuglément qu'un visionnaire,ne pourra guère vous inquiéter. Il faudra seulementprouver que le mode de perceptions de votre nouvelapôtre est celui qui a servi à fonder l'édifice de toutesles religions. Ce n'est que comme cela que je puiscroire que l'extase soit l'état absolu.

Le Ministre. Ouvrez tous les livres des fondateursde religions, et vous n'en trouverez pas un seul qui soitécrit par un homme de sang rassis. Tous ont pour au-teurs des extatiques, des gens transportés dans l'exis-tence spirituelle, et dont les paroles ne sont esprit etvie que pour ceux qui sentent comme eux. Pour lesautres, ce sont nécessairement des extravagances.

Gustave. Je vous demande pardon de mon indis-crétion. Mais, puisque vous ajoutez foi vous-mêmes àces paroles, vous êtes donc visionnaire ! Il faut doncêtre aussi visionnaire comme vous, pour croire à ceque vous croyez ; ou est alors le privilège de la raisonqui nous est donnée pour démêler d'une manière sûrela vérité de l'erreur ?

Le Ministre. Je ne suis point visionnaire, et voicien quoi je fais consister le privilège de la raison. Ellenous est donnée, comme vous le dites, pour démêlerle vrai du faux, mais non pas pour nous prendre sot-tement comme unique mesure du vrai. Un homme medit une chose, je me garde bien de dire qu'il a menti,parce que je ne sens pas comme lui; je ne dis qu'il amenti que quand je me suis assuré que ses paroles ne

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trouvent aucune confirmation possible chez tous lesautres hommes. Si, au contraire, je trouve cette con-firmation ailleurs, quoiqu'elle ne soit pas en moi, jene balance pas à dire que cet homme ne me trompepas. En comparant les dépositions de mon auteur aveccelles des visionnaires qui l'ont précédé, je n'hésitepas plus à dire qu'il a dit la vérité, que je ne fais dif-ficulté de croire à la sincérité d'un voyageur arrivérécemmenl des iles de la mer du Sud, si ses relationssont d'accord avec celles de Bougainville et de Cook.Je n'ai pas besoin d'aller voir moi-même ces îles pourdire qu'elles existent.

Gustave. Vous avez tout à fait raison. La facultérationnelle vous sert à confronter les pièces du pro-cès. Pour dire qu'il y a un autre monde, vous n'avezpas besoin d'y aller, mais de rapprocher les déposi-tions de ceux qui prétendent y avoir été de nos jours,avec les récits de ceux qui y sont allés autrefois. Mapremière question revient à ceci : Est-il bien sur qu'ily ait eu des hommes qui, à l'aide de l'extase, ont péné-tré jadis dans l'autre monde ? Est-il bien vrai que lesperceptions, dont ils ont joui, ont été la source-detoutes les révélations primitives ?

Le Ministre. D'une réponse précise à cette ques-tion dépend toute la démonstration de la certitude dela religion. Si l'on prouve en ciiet qu'elle n'est in-croyable qu'à cause de ces extases qui constituent desrapports nouveaux entre l'homme et Dieu, on ne peutplus rien arguer contre elle. Ce qui en elle dépasse

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les limites de l'entendement modifié d'une certainefaçon n'est pas du tout contraire aux perceptions del'esprit modifié d'une manière différente. En un mot,la religion ne nous semble une extravagance, que parceque nous ne sommes pas dans l'état où étaient ceuxqui l'ont établie les premiers. Si nous étions vision-'naires comme eux, il n'y aurait rien dans ses lois quede tout à fait conforme à la nature. Elle n'est pas na-turelle, disons-nous, c«la veut dire qu'elle n'est pasdans le cercle étroit de notre entendement. Je con-viens de la chose, mais si l'extase constitue une naturenouvelle, il n'y a plus moyen de crier à l'extrava-gance; ce qu'on regarde comme impossible dans l'or-dre matériel de.la vie commune devient tout à faitsimple dans l'économie de cette vie spirituelle dontl'extase nous ouvre la voie.

Gustave. Les deux mots que vous venex de medire ouvrent un champ tout à fait neuf à mon intelli-gence. Je conçois très-bien que si ceux qui ont parléles premiers de Dieu aux hommes étaient des vision-naires, ils en ont parlé dans une langue que nous au-tres hommes éveillés ne devons pas du tout compren-dre. Ils ont peint des faits qui se passent dans uninonde dans lequel nous ne vivons pas dans l 'état or-dinaire de nos facultés. Le merveilleux de leurs ou-vrages ne s'explique pas naturellement par les lois dela physique, mais on peut s'en rendre fort bien comptepar une étude spéciale des phénomènes auxquels l'in-telligence humaine peut donner lieu. Je ne veux pas

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laisser échapper ce sujet dans lequel je découvre déjàune grande lueur au milieu des obscurités qui m'en-vironnent. Etudions, s'il vous plaît, la religion sousce point de-vue. Démontrez-moi que les communica-tions spirituelles en ont été l'origine, après cela vousrépondrez à une question très-importante que voici :Si la religion a été donnée à l'homme pour le guiderdans les ténèbres de cette vie, d'où vient qu'elle luiparle un langage que sa raison ne peut comprendre,et qu'elle est uniquement fondée sur un ordre dechoses que nos sensations habituelles ne nous font pointconnaître? L'extase n'est pas le mode général de per-ception, ce n'est qu'un mode accidentel qui se déve-loppe chez quelques hommes dont le système nerveuxest très-irritable; d'où vient que la religion, qui doitêtre universelle comme son Auteur, n'a eu chez nouspour organes et pour interprètes que des hommessoumis à des impressions accidentelles ? Une objectionde ce genre vaut la peine qu'on s'y arrête.

Le ministre allait répondre, quand un médecin deses amis entra dans son cabinet sans se faire annoncer.Vous arrivez on ne peut plus à .propos, lui dit-il.Monsieur, que voici, s'étant imaginé que la religionétait une institution pleine de sagesse, a voulu qu'ellelut raisonnable et claire comme le code civi l . 11 s'é-tonne des images repoussantes qu'elle présente, dustyle qu'elle emploie; enfin, il lui répugne de ne voirdans le Christianisme, comme le dit saint Paul, que lafolie de la Croix. Je lui ai dit que la religion descen-

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dant du Ciel, c'est-à-dire, du monde immatériel, a dûnécessairement présenter à notre esprit des imagesétrangères à la nature, et qu'il' n'est permis de l'in-terpréter et de l'expliquer qu'à ceux qui, à l'aide del'extase, ont eu des communications avec le mondespirituel.

Gustave. Et je voudrais savoir maintenant, puis-que la religion nous concerne tous, pourquoi nous nesommes pas tous des extatiques pour la comprendre.

Le médecin prit la parole; et, s'adressant à Gus-tave : Je vais répondre, lui dit-il , aussi brièvementque possible, à la question que vous venez de faire.Vous n'êtes pas, à ce que je vois, de ces hommes àqui il faut de longs préliminaires avant d'en venir aufait principal. Je vous crois assez instruit pour sup-primer avec vous les circonlocutions inutiles, et j'ar-rive à la vérité.

La religion chrétienne est fondée sur les notionstransmises par des extatiques, car vous ne doutez nul-lement que les prophètes qui ont écrit nos livres ca-noniques ne fussent des visionnaires; vous n'avez pasd'eux l'opinion qu'ont émise sur leur compte Lowthet P.lair, c'est-à-dire que c'étaient des poètes qui sesont amusés à composer froidement des ligures deRhétorique. Le désordre de l'ode peut provenir,comme le dit P.oileau, d'un bel effet de l'art, mais iln'y a pas d'artifice, soyez-en sûr, dans les choses re-ligieuses. Vues et saisies par l 'esprit ravi hors de lui-même, elles son!, comme les feui l les <ie !a Sybil le ,

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pleines de sentiments qui ont pris une forme. Le lan-gage prophétique les a laissées échapper sans les po-lir. L'extatique a vu, et aussitôt il a dit ce qu'il voyait.

Gustave. Avec cette explication, on se rend comptedu génie poétique d'Ésaï'e et d'Ézéchiel bien mieux quedans l'hypothèse qui prétend voir en eux des rhéteurs.La Bible ainsi serait pleine d'images vues, comme lesrécits d'un songe; la seule différence qu'il y a, c'estque nos songes prennent souvent la couleur de nosidées et de nos souvenirs, et que les songes des pro-phètes étaient des effets providentiels, des effets spi-rituels de la pensée divine qui aurait agi sur eux.Cette manière de voir s'accorderait assez bien avecl'opinion unanime de l'antiquité sur les songes. Onles regardait autrefois comme des avertissements duCiel, et il y a toujours quelque vérité cachée sous l'ex-pression même de la superstition. On ne croit à cer-tains effets d'une cause, que parce que réellementcette cause en produit d'analogues.

Le Minisire. Monsieur le médecin vous prouveratout à l'heure que les songes prophétiques sont, eneffet, des communications reçues par un homme dis-posé au sommeil de l'extase par la main toute puis-sante de la Providence. Cette main, bien mieux quecelle d'un magnétiseur, endort de ce sommeil spiri-tuel qui entre dans la vie ordinaire comme une se-conde vie, et nous fait voir des merveilles que nousne soupçonnerions pas dans l'ordre ordinaire de nosfacultés. Avant de toucher cette corde, je veux de-

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mander la permission d'ajouter un mot à vos ré-flexions. Vous apercevez, en effet, combien est ridiculel'opinion de ceux qui veulent voir dans les auteurssacrés des hommes de lettres calculant froidement leseffets de leur éloquence hyperbolique ; combien n'estpas moins déraisonnable le sentiment de ceux qui pré-tendent excuser les hardiesses du Livre saint en reje-tant sur le génie des langues orientales tout ce quisort de la nature. Ne vaut-il pas mieux avouer toutbonnement que cela sort, en effet, des bornes de lanature, plutôt que d'imaginer une langue formée pardes gens qui auraient toujours outré les choses? Lecœur humain rassasié aurait rejeté de suite ces ali-ments étrangers à sa nature. Ce qui agrandit outremesure un sentiment l'affaiblit toujours, et les Orien-taux auraient bien vite réformé leurs langues, si ellesavaient été formées par des grammairiens amis del'exagération. J'aime mieux attribuer au respect dontont joui les premières dépositions des extatiques legénie qui a présidé à la formation des plus anciensidiomes de l'Orient. L'extase a fait connaître des ima-ges et des idées qui ensuite sont entrées dans le lan-gage ordinaire.

Gustave. C'est ainsi que notre style orné rappelleles images d'une mythologie qui n'est plus de notretemps. Loin que le style biblique doive donc sa cou-leur au génie des langues orientales, ces langues se se-raient formées, au contraire, à une époque postérieu-re, où l'imagination et la pensée de l'homme étaient

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pleines du souvenir des traditions des communicationsspirituelles; ceci ferait remonter ces communicationsfort haut.

Le Médecin. Si haut qu'elles ont commencé avecl'homme : celui-ci, comme l'attestent toutes les tra-ditions, est déchu d'un état plus heureux. Cet étatétait celui où il vivait dans des rapports plus étroitsavec la Divinité.

Gustave. A cela il n'y a pas de doute, mais cesrapports avec Dieu pouvaient être moraux. La chutede l'homme est une déviation de sa voie première,une faute quelconque qui l'a éloigné de son Auteur.Dieu vivait avant la chute dans la créature; depuis lachute, celle-ci n'a plus d'autre Dieu qu'elle-même.Voilà ce qu'avouent tous les moralistes depuis Pascaljusqu'à vous. Aucun n'a dit, excepté vous, que l'ex-tase entrât comme condition dans cette étroite unionde l'homme et de Dieu.

Le Médecin. Quelle est la loi suprême, c'est sansdoute celle qui veut que l'amour soit payé par l'a-mour. Dieu, qui est l'amour même, a créé l'hommepour que l'amour sorti de lui trouvât un siège et re-tournât à lui. L'homme a trouvé plus court de s'ai-mer seul. Il a retenu soigneusement le rayon suprêmedestiné à parcourir la circonférence des êtres; et, nelui permettant plus de s'échapper, il l'a gardé pourlui seul afin de s'en réjouir.

Gustave. Comme l'avare qui enfouit dans sa caissel'or destiné à circuler dans la société ; j'aime assez

10*.

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I 1 4 LA VISITE

voir l'amour divin comparé à cet or qui t'ait le bon-heur des hommes quand il remplit sa destination, etqui, au contraire, fait le malheur de celui qui est as-sez aveugle pour le réserver pour lui. L'homme enfaisant retourner sur lui l'amour sorti de Dieu esttombé dans le froid égoi'sme, comme l ' imprudent quis'approprie ce qui est fait pour vivifier le mondetombe dans l'avarice. Et observez que l'égoi'ste estaussi content de son sort que l'avare l'est du sien.Ces deux infortunés ne paraissent à plaindre qu'auxyeux du sage. Aucun ne se voit tel qu'il est, et nevoudrait se défaire de sa passion. Leur ôter ce qu'ilsaiment, c'est les priver de leur vie. Voilà ce qui m'ex-plique comment l'homme déchu n'a pas vu sa diffor-mité et n'a rien fait pour sortir de l'état affreux où leréduisait l'infraction faite à cette loi suprême, qui estde recevoir l'amour pour le rendre. Cette loi faisaitde l'univers un tout compacte où tout sortait de Dieupour retourner à Dieu. La société aurait été dans cetétat comme une nation commerçante qui ne reçoit lesproductions de la terre que pour les répandre. C'estfort beau, mais je ne vois pas là la nécessité de l'ex-tase.

Le Médecin. La loi suprême donnée à l'hommeétant l 'amour, l'homme ne pouvait le connaître danstoute sa pureté sans être modifié par ce sentimentd'une manière quelconque. L'amour vrai n'acquiertjamais un certain degré d'énergie sans agiter toute lamachine. Voyez l 'homme qui aime passionnément, il

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DE GUSTAVE. Ho

a des idées' toutes différentes de celles d'un hommequi n'aime rien. L'amour le fait parler, et dès lors ila toute l'éloquence véritable, celle du cœur. L'éten-due de l'esprit, sa vivacité, son énergie, tout nousvient de l'amour. C'est une vérité d'expérience quin'est pas susceptible de la moindre contradiction.

Gustave. Dans le peu de mots que nous venons dedire, j'entrevois toute la théorie du beau dans lesarts. Qui est-ce qui réussit dans une profession, n'est-ce pas celui qui l'aime? Qui est-ce qui trouve desidées nouvelles, n'est-ce pas celui qui s'occupe avecprédilection de son affaire? Enfin, qui est-ce qui estsublime et entraînant, n'est-ce pas celui qui sent for-tement? L'amour est chez nous la condition nécessairepour être inspiré heureusement ; on pourrait dire quenotre intelligence est toujours l'effigie de notre amour.Il y a des choses profondes dans ce que vous venez delaisser échapper sur notre nature morale, et je con-çois déjà que l'amour divin reçu dans l'homme, danstoute sa pureté et dans toute son énergie, devait fairede celui-ci un être tout à fait extraordinaire. Il devaitavoir des idées que n'a point l'indifférence; il devaitparler et écrire sous une inspiration tellement forte,qu'il est impossible de ne pas voir dans les expres-sions dont il s'est servi une langue nouvelle, l'une deces langues que le génie crée et que l'amour et l'en-thousiasme comprennent seuls sur la terre. L'homme,avant sa chute, était un poëte parlant et écrivant sousle charme d'une inspiration enchanteresse; rien n'est

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116 LA VISITE

moins contraire à la vraisemblance pour qui connaîtle cœur humain. Cependant cela ne devait aller chezles premiers hommes que du cœur à la bouche ; je nevois pas ce que les yeux avaient à faire là. Il n'y a pasbesoin ici de l'extase.

Le Médecin. Il n'y en a pas besoin dans vos idées,c'est possible; mais nous autres, pauvres hommes,nous ne savons guère où s'arrête l'influence divine, etil n'est pas permis de lui dire plus qu'à la mer : Tuiras jusqu'ici seulement. N'observez-vous pas qu'enmême temps que l'homme qui aime passionnémentparle avec l'éloquence ravissante de l'enthousiasme,il est modifié au physique d'une manière telle, que lesystème nerveux chez lui devient plus exquis?

Gustave. Certainement; c'est alors que les femmesrenfermées dans les couvents ont des visions, des hal-lucinations. Prétendriez-vous affirmer que les géné-rations qui ont vécu dans ces temps reculés, oùl'homme et Dieu ne faisaient qu'un, étaient toutescomposées de nones et de moines, plus propres à peu-pler Charenton que les Jardins d'Éden ?

Le Médecin. Je prétends affirmer que si toute lagénération de ces temps-là n'était pas extatique, l'ex-tase du moins devait se manifester chez un grandnombre d'individus parvenus au dernier période del'amour divin. Les phénomènes offerts dans nos tempsmodernes par la piété de sainte Thérèse ont dû inévi-tablement se présenter chez des hommes qui vivaientcomme elle. Leur piété ardente, leur foi inébranla-

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DE GUSTAVE. 117

blé, ont dû faire d'eux les premiers prêtres. Tout ceque l'esprit divin leur a inspiré dans les ardeurs del'enthousiasme religieux a été, pour les peuples res-pectueux, les paroles de Dieu même. Et, à bien con-sidérer la cliose, si Dieu est la source de toute véritéet de toute bonté, où l'homme, qui est transporté parl'amour divin, prendrait-il ses paroles, si ce n'est pasdans la divinité? Les révélations des extatiques ontdonc dû, dans toute la rigueur du raisonnement, pas-ser pour des révélations divines.

Gustave. En effet, le mot enthousiasme signifie àla lettre Dieu en nous. Je conçois que les premierspeuples ont dû voir très-fréquemment, avant la chute,les phénomènes physiologiques offerts par l'ardentereligieuse espagnole; je conçois que l'extase devraitêtre alors un symptôme physique de l'exaltation del'âme. L'âme et le corps sont en raison inverse l'unde l'autre ; si la première prédomine, le second souffreet témoigne son état d'altération par ces crises ner-veuses que nous regardons, nous autres, comme deseffets accidentels produits par la maladie, et que lesanciens, trompés, ont pu considérer, vu l'état de pu-reté de la personne, comme des témoignages de laprésence de Dieu dans l'homme.

Le Médecin. De ce que nos organes étant rendusplus impressionnables par la maladie, nous sommesplus propres alors à tomber en extase, il ne faut pasconclure que celle-ci soit le symptôme d'une organi-sation dérangée. L'état maladif affaiblit la puissance

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1 1 < S LA ViSITJE

du raisonnement et rend l'homme plus apte à recevoirles impressions du sentiment. Voilà absolument cequ'il en est : Nous sommes composés de deux facul-tés, l'amour, qui est notre vie; l 'entendement, quinous est donné pour la diriger. Trop souvent celui-cine nous sert qu'à refroidir celui-là, ou plutôt à nousl'appliquer exclusivement. Dans ce cas, l'homme restepropriétaire de son être, et se soustrait à toute actionétrangère qui pourrait faire cesser en lui cet état.Éprouve-t-il, avi contraire, quelque accident imprévuqui dérange les pensées égoïstes dans lesquelles il secomplaît, l'influence universelle agit sur lui commeelle l'avait fait d'abord sur le genre humain à sa nais-sance ; l'aride faculté du raisonnement décroît enmême temps que l'amour augmente; et c'est celui-ciqui met l'homme en disposition de recevoir des com-munications spirituelles : ce n'est pas du tout l'orga-nisation altérée ; soutenir une thèse aussi absurde,c'est prendre l'effet pour la cause. L'organisation, ens'altérant, enlève l'homme à lui-même, à ces penséeségoïstes avec lesquelles il se défend contre l'influencedivine qui ne peut pénétrer que dans les cœurs ouvertspour la recevoir. Sitôt que par cette cause, l'amour,un amour quelconque, prend la place de l'entende-ment, au doute et aux dénégations de celui-ci succè-dent la foi vive et l'adhésion absolue de celui-là, etdans les degrés de la passion se rencontre nécessaire-ment l'extase.

Gustave. Je comprends ceci par l'exemple des per-

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DE GUSTAVE. 119

sonnes qu'on magnétise. Tant qu'elles ont une vo-lonté opposée à celle du magnétiseur, celui-ci ne peutrien sur elles. Sont-elles dans un état passif où ellesne se défendent plus par le doute, l'irrésolution et laméfiance, le magnétiseur en fait ce qu'il veut. A plusforte raison agit-il encore plus puissamment sur lespersonnes qui, sympathisant avec lui, n'opposent au-cune résistance à son action. Dieu serait ainsi le grandmagnétiseur qui appellerait tous les êtres à l'état d'ex-tase. Ceux qui ne fout nulle attention à lui, commeceux qui lui sont rebelles, n'éprouvent rien ; ceux quise jettent dans son sein avec l'abandon de l'amour enressentent toujours quelque chose. La vie mystiqueest toujours accompagnée, en effet, de quelques-unesde ces aberrations d'intelligence qui prennent la placede la froide raison. Votre système a quelque vraisem-blance. Il n'y a pas de doute qu'avant la chute,l'homme étant dans une sorte de mysticisme devaitêtre en même temps dans une continuelle extase.Celle-ci était la preuve qu'il était en Dieu de corps etd'âme. A mesure que l 'homme s'est éloigné de Dieu,les communications spirituelles, les songes prophéti-ques, enfin les actions providentielles de tout genre,sont devenues plus rares; mais l'opinion, conservéepar la tradition, a toujours été-que les extatiques, lesvoyants, étaient des êtres privilégiés, et les livresécrits par eux ont dû être la loi religieuse de tous lesanciens peuples.

Le Médecin. Il n'y a pas besoin de consulter tous

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i20 là VISITt

les témoignages de l'histoire, le fait seul de la chutede l'homme nous faisant connaître un état où l'hommevivait plus rapproché de Dieu, nous prouve aussiqu'il a dû alors, avec tout l'esprit que lui donnait sonamour, pénétrer plus avant dans les mystères de l'in-telligence. Soit qu'il ait parlé en poète, soit qu'il aitparlé en extatique, il était toujours citoyen du mondeimmatériel. En effet, la poésie est une vue de cemonde; qu'y ajoute de plus l'extase? Les idées d'unpoète sont de vrais êtres et de vrais objets auxquelsil donne un corps : quand la poésie est portée commel'amour jusqu'à l'extrême, elle parvient à voir cesmêmes images avec le corps qu'elle leur a donné ;alors l'extase commence. En résumé, l'imagination estune vue de l'esprit; l'extase a lieu quand cette vuedevient la seule chose qui nous occupe. Or, il n'estpas rare que cela arrive ; il faut seulement que le corpscesse de recevoir les avertissements des objets du de-hors; alors, tout retiré en lui-même, il n'entend plus,ne-sent plus, ne voit pins rien que ses propres idées.La distraction, la rêverie, seraient ainsi de légerscommencements d'extase ; et, sans recourir à des con-torsions de maniaques, on peut peut-être considérerl'extase des hommes primitifs comme une forte pré-occupation, comme la vue in tu i t ive d'hommes toulabsorbés en Dieu.

Gustave. Il resterait, dans celle hypothèse, à savoirpourquoi les ailleurs des livres saints ont vu < l e > chosessi étranges. Je conçois fort bien que les premiers li-

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0K GUSTAVE. 121

vres inspirés ont dû être empreints de toutes les ex-pressions de l'amour exalté, mais je ne conçois pasaussi bien les formes bizarres dont cet amour a revêt»ses conceptions. Monsieur le docteur, je veux bienconsidérer avec vous l'extase comme un mode déve-loppé fréquemment chez les hommes primitifs; maisje voudrais trouver quelqu'un qui me fit voir la raisonpour laquelle leurs extases ont été chargées de tantde formes bizarres. Ces formes, dit-on, sont des em-blèmes; c'est fort bien, mais pourquoi des emblèmes,quand il ne s'agit que de sentiment? L'homme, arrivéau même degré d'amour qu'eux, devrait bien nousdonner la clef de ces emblèmes.

Le Ministre. C'est ce qu'a fait l'extatique que jelisais, quand vous êtes entré, et dans les écrits duquelj'ai fait, comme je vous l'ai dit, toute mon éducationreligieuse. Les sensations reçues par les extatiquesont été, en effet, les premiers mots du vocabulairereligieux; et, pour lire couramment nos livres saints,il faut nécessairement qu'un visionnaire nous donnel'un après l'autre tous les mots de ce dictionnaire.

C'est ce que va faire monsieur, ajouta le ministre,en apercevant, à travers la porte vitrée, l'un de sesamis qui entrait chez lui, croyant le trouver seul, etqui se retirait alors de peur d'être importun.. L'homme que le ministre alla chercher était un sa-

vant antiquaire. Quand on l'eut mis au fait de la con-versation : Pour moi, dit-il, je ne fais pas le moindredoute que tous les monuments de l 'antiquité, sans

il.

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122 LA VISÎTE

exception, s'expliquent par la théorie de l'extase. Sanscela, d'où viendraient les formes monstrueuses quin'ont point leurs analogues dans la nature et que re-tracent la plupart de ces monuments? Il est impossiblede nier que l'origine n'en soit dans les communica-tions spirituelles des voyants. Ils ont vu dans l'autremonde leurs idées avec des formes; ces formes ont dûvarier avec les idées elles-mêmes. Des idées mêléesont produit des êtres composites, c'est-à-dire, formésde qualités différentes. Des pensées pures ont été ty-pifiées par les formes correctes du beau idéal, les pen-sées fausses et impures ont pris pour effigie naturelledes formes repoussantes. Voilà comment l'autre mondea peuplé celui-ci de tant d'êtres qui n'y sont pas dansla réalité, voilà comment les premiers livres ont re-tracé des récits qui sortent tous des bornes de la vé-rité historique. Tout était hors nature chez ceux quiont écrit les premiers livres et élevé les premiers mo-numents, parce que tout était puisé dans cette natureimmatérielle où chaque pensée se revêt de sa forme.Cette forme que la matière et l'art fixent sur la terreen une image n'a point là-haut ces contours précis etarrêtés, elle change selon les impressions de l'extati-que, elle s'associe à d'autres idées mixtes avec les-quelles elle compose un groupe que l'art ne peutensuite reproduire sans donner naissance à une repré-sentation hors nature.

Gustave. Si ce que vous venez de dire était im-primé, et que je le relusse dix fois de suite, je crois

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DE GUSTAVE. 123

que je ne serais pas encore capable d'en comprendreun mot; à plus forte raison, n'ai-je rien pu saisir à lavolée. Permettez-moi donc de reprendre les chosesoù nous en étions. Il paraît assez vraisemblable quel'extase a été un mode de perceptions fréquemmentdéveloppé chez les hommes avant la chute. L'amourdivin agissant chez eux sans obstacle devait produireles mêmes phénomènes que nous remarquons aujour-d'hui dans ces âmes ardentes chez lesquelles cet amourest devenu dominant. Rien là que de très-vraisem-blable. Vous ajoutez à cela que ceux qui ont été douésde ce mode primitif de perceptions, devenu de nosjours un mode accidentel, ont consigné dans les livreset dans les monuments de l'antiquité les choses qu'ilsavaient observées des yeux de l'esprit, et que ce sontces choses, inintelligibles pour d'autres que pour desextatiques, qui composent aujourd'hui les recueils dela bibliothèque sacrée, comme les monuments de l'ar-chéologie religieuse. Ceci est encore assez vraisem-blable, mais avant d'en exiger les preuves, je vousdemanderai d'abord quelles choses ont pu être vuespar les extatiques? que peut-on voir dans un mondeimmatériel, et par conséquent sans corps et sanssubstance ?

Le Ministre, le Médecin et l'Antiquaire. On yvoit tout ce que nous voyons dans la pensée.

Le Ministre. La terre ne se peuple pas d'êtres etde corps venus tout seuls, elle offre des êtres et descorps qui sont à la lettre l'expression d'une pensée.

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i 24 LA VISITE

Qui niera jamais que l'univers soit la pensée manifes-tée de Dieu, et comment cela serait-il, si cette penséen'était pas enveloppée par les apparences matériellesqui la font subsister dans notre monde? un corps estnécessairement une idée qui a revêtu une forme : latable sur laquelle vous vous appuyez en ce momentest nécessairement la table vue d'abord en pensée parle menuisier, et fixée par celui-ci d'une façon maté-rielle au moyen du bois. Un palais de marbre a étéauparavant un palais intellectuel dans l'esprit de l'ar-chitecte; c'est parce que celui-ci avait la faculté devoir la représentation de ses idées, qu'il s'est distin-gué du manœuvre qui n'a fait que les exécuter sansvoir autre chose que la pierre et la chaux dont il seservait.

Tous les anciens philosophes ont admis ces formessubstantielles que notre orgueilleuse science modernea voulu regarder comme des rêveries de la scolasti-que. La littérature, à son insu, emploie les compa-raisons pour se faire mieux comprendre ; n'est-ce pasparce que quelque chose lui dit que l'esprit de l'hommevoit des images et juge d'après elles, tandis que, sivous lui offrez des abstractions, il ne saisit rien? Legoût des fables est universel chez tous les hommestant instruits qu'ignorants; n'est-ce pas parce que lafable convertissant le sentiment en action et le raison-nement en images, offre à l'esprit des scènes où il n'ya comme dans l'extase qu'à voir les choses pour lesapprécier ?

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DE GUSTAVE. 125

II est impossible, rigoureusement parlant, que l'es-prit de l'homme enfante des idées nues. Elles sontinvinciblement des représentations. Cela est si vrai,que vous ne pouvez penser à une qualité purementmétaphysique sans la personnifier et lui donner uneapparence. Essayez de penser à une chose sans -yjoindre une forme qui la caractérise, et vous ne pour-rez en venir à bout. Songez-vous à la force ? Aussitôtvous la peignez sous la figure d'Hercule. La beauté nevous apparaît pas comme un nuage aérien sans con-tours et sans consistance, mais bien comme une jeuneet jolie femme. La pudeur n'est vraiment la pudeur àvos yeux que si vous la voyez rougir et se couvrird'un voile ; or, pour cela, il faut un visage de femme.Les qualités qui ne prennent pas des corps humainspour symboles prennent des objets insensibles. Pourfigurer la justice, vous vous mettez sous les yeux unebalance ; jamais vous n'aurez dans la tête une idéesans forme. Consultez vos songes, et dites-moi si vousy avez aperçu autre chose que des images. Dites à unsomnambule que vous magnétisez de vous rendre sesimpressions, il ne pourra jamais vous dire autrechose, si ce n'est : Je vois. L'extase a été appelée laseconde vue, non pas parce que l'homme y pense àquelque chose, mais parce qu'il y voit quelque chose.En général, l'esprit a une vue par laquelle il aperçoitdistinctement des idées sous leurs apparences. Le lan-gage ordinaire consacre ceci par ces locutions si fré-quentes -. Apercevez bien ce que je vous dis; voyez

il*.

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126 LA VISITE

si ce que j'avance est vrai, etc. Les idées des extati-ques ont dû nécessairement être toutes des êtres etdes formes; sans cela leurs dépositions auraient étéaussi inintelligibles que l'idéalisme vaporeux de nosphilosophes d'aujourd'hui.

Le Médecin. Vous voyez à présent d'où vient l'i-dée défavorable que le peuple a généralement des li-vres dans lesquels il entre des visions. Habitué à con-sidérer la pensée comme une abstraction de l'esprit,habitué à voir, dans le langage des philosophes, de lamétaphysique et rien de plus, il finit par croire quel'esprit humain n'est capable d'aucune autre opéra-tion, si ce n'est de transformer les sensations acqui-ses par les sens matériels en un langage immatériel.Vous voyez que l'entendement humain ne s'en tientpas toujours à cette opération. Les personnes chezlesquelles se développe l'extase voient des formes,elles les peignent ensuite, et c'est à nous autres, au-diteurs, h savoir ce que ces formes signifient. Pourles extatiques, ils ne s'embarrassent pas du tout devous le dire ; ils aperçoivent, et ils disent sans com-mentaire ce qu'ils aperçoivent. Ils reçoivent par lessens de l'esprit des impressions dont ils nous fontpart. Ces impressions doivent nécessairement nousoffrir des images et non un raisonnement; car celui-ciest une traduction de la sensation, et l'extatique nes'inquiète nullement de cette traduction. La vision estdonc tout simplement, à la bien prendre, une sensa-tion de l'esprit reçue dans certaines circonstances.

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DE GUSTAVE, 127

Nier ces sortes de sensations, et s'étonner de leurforme insolite, est tout aussi niais que s'étonner d'en-tendre un homme parler une langue étrangère oupeindre des impressions que nous n'avons pas reçues.L'homme, soi-disant éclairé, qui rejette les visionscomme des extravagances sans fondement, ressembleà cet habitant du midi qui ne voulait pas croire quedans le nord la pluie congelée tombât en flocons deneige sur la terre.

Gustave. Si nous crions à l'extravagance en en-tendant parler de visions, c'est, en effet, parce quenous avons la présomption de borner la nature uni-verselle à notre petif horizon.

L'Antiquaire. Ajoutez à cela qu'il est aussi ridi-cule de dire que les monuments de l'antiquité n'ontpas été des idées vues et exécutées ensuite, qu'il estinconvenant de croire que les objets naturels n'ontpas été auparavant vus et pensés par Dieu. La natureextérieure nous prouve une nature immatérielle quien a été le type ; l'archéologie ancienne nous prouveégalement l'existence d'une région spirituelle dans la-quelle les premiers hommes ont été chercher les pre-mières images.

Gustave. Ainsi, tout ce qui nous reste de l'anti-quité la plus reculée offrirait des leçons morales ac-compagnées de leur effigie spirituelle ! Les premiershommes n'ont pas pu voir autrement. Chaque idéepour eux a été revêtue de la forme qu'elle prend dansle monde intellectuel ; leurs livres et leurs monuments

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128 LA VISITE

ne nous présentent que ces formes-là, et nous, qui ensommes venus à nier l'extase et la réalité des êtresspirituels, nous disons que les anciennes cosmogoniesétaient purement matérielles. Je conçois à présentque ce qu'il y a de matériel chez elles enveloppe tou-jours un sens : chaque forme a sa signification arrê-tée. Chaque phrase qui relate un fait purement natu-rel rappelle à l'esprit la pensée morale dont ce faitest l'expression. La Bible serait de cette manière unelongue allégorie, et on se tromperait lourdement sil'on ne voyait en elle que le sens littéral. Je ne faispas difficulté d'adopter votre opinion là-dessus, etd'autant plus, que tous les monuments de l'antiquitéme semblent avoir le même caractère allégorique. Ilfaudrait être fou, par exemple, pour soutenir que lamythologie ancienne n'avait aucune signification, etqu'il faut la prendre pour ce qu'elle paraît être,considérée à la lettre. Je sais bien qu'il est facile dese tromper sur le sens; mais la diversité des systèmesétablis sur cette matière prouve elle-même l'opiniâ-treté de l'esprit humain à chercher ce sens. S'il n'yen avait pas, on ne se casserait pas la tête pour ima-giner cent hypothèses propres à l'expliquer. Cela meparaît maintenant aussi clair que le jour. Les critiquesde ceux qui s'étonnent des images extraordinaires dela Bible ne viennent, en eifet, que d'une ignorancecomplète de la manière dont ont pu être impression-nés les extatiques qui l'ont écrite.

L'Antiquaire. Les pensées et les affections mo-

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raies requièrent toutes ces formes, que nous n'attri-buons dans notre irréflexion qu'à la matière; ainsi lesdeux mondes, le visible et l'invisible, se répètent : l'unest le type exact de l'autre; et de même que le ciel seréfléchit complètement dans le miroir des eaux, lemonde immatériel se reproduit aussi complètementdans 1,'univers physique. Nous ne voyons des nuancesdiverses sur la mer que parce qu'elles sont aupara-vant dans le firmament, de même nous n'apercevonsdes formes sur la terre que parce qu'elles sont éga-lement dans le Ciel. Un extatique ne peut donc êtreentouré là-haut que des mêmes images qui frappentnos yeux ici-bas; seulement, tandis que nous prenonsniaisement ces images pour des choses arbitraires, ilvoit, en elles des significations. Quand il les emploiedans son discours, ces images deviennent les mots desa langue; par là, nous arrivons à l'origine des pre-mières langues, qui ont été, en effet, à en juger parce qui nous reste des monuments de l'antiquité, plutôtvues que parlées. Les premiers mots chez tous lespeuples ont été des images, des hiéroglyphes, dessymboles; et pourquoi aurait-on exprimé des idéesmorales avec des objets, si quelqu'un n'avait pas vud'abord ces objets comme l'expression exacte des qua-lités morales?

Gustave. Il ne peut venir à la pensée de personneque les hiéroglyphes ne soient pas une écriture ; maisla raison que vous donnez du choix des premiersmots, qui ont été visiblement des objets, est tout à

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fait neuve. Yoilà pourquoi dans les alphabets anciensles lettres avaient toutes une signification et une va-leur ; c'était la suite des premières idées attachées àl'art de l 'écriture. Vos idées sont d'une applicationon ne peut plus féconde, il est certain que les extati-ques, don t nous lisons les écrits dans les livres saints,ont vu des images plus ou moins belles, plus ou moinsbizarres; le discours n'est souvent chez eux qu'unesuite d'images; il faut bien que ces images supposentdes idées, sans quoi ce seraient des extravagancessans résultat. Ésaïe et Ézéchiel ont bien évidemmentécrit leurs livres avec les sensations reçues à l'état devision ; dans cet état, on voit donc des objets, ces ob-jets sont donc des pensées, le sens de ces pensées secomprend donc par la seule théorie de l'extase. Ychercher de froides allégories ou des hyperboles derhéteur n'a pas le sens commun. Je conçois à présentpourquoi il faut de toute nécessité recourir à la visionet aux significations des choses aperçues dans cet étatpour expliquer l'Écriture Sainte : c'est tout à fait sa-tisfaisant.

L'Antiquaire. Ajoutez à cela que ce n'est passeulement l'Écriture, mais tous les monuments del'antiquité qu'il faut expliquer ainsi. Les mythologiesantiques sont toutes des livres écrits par des extati-ques. Les images qui y sont retracées appartiennenttoutes à la nature immatérielle; aussi est-ce une desgrandes erreurs de notre science moderne que dechercher à -faire rentrer dans le cercle des choses

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DE GUSTAVE. 131

existantes les objets retraces dans les mythes. On semet. l'esprit à la torture pour trouver à ces tableauxun sens qu'ils n'ont pas. On accumule système sursystème, tandis qu'on aurait près de soi une clé sisimple, si l'on savait considérer les visions sous leurvrai jour et reconnaître le rôle qu'elles ont joué.

Gustave. Votre théorie est aussi séduisante qu'elleparaît.naturelle. Voyons si je vous comprends bien.L'homme uni à Dieu par l'amour s'en est détourné :voilà le péché originel et la chute attestée par tous lesmonuments de l'antiquité. Avant la chute, l'amourdivin élevait l'homme à sa source; il voyait, sentait,était affecté d'une manière telle, que son langage a dûêtre tout à fait inintelligible pour ceux qui lui ontsuccédé sans éprouver cet amour. Voilà pourquoi leslivres primitifs parlent une langue uniforme et quin'est particulière qu'à eux. Actuellement on demandepourquoi cette langue était plutôt une suite d'imagesqu'une suite de mots purement métaphysiques. Vousrépondez à cela qu'on ne pense pas sans voir, et qu'onne s'arrête pas sur une pensée sans la revêtir de sonimage. Les pensées des premiers auteurs cosmogoni-ques ont donc été naturellement des images.

Une autre question se présente : Pourquoi cesimages sont-elles souvent le reflet des objets natu-rels? Parce qu'il y a deux mondes dont l'un est letype de l'autre; en un mot, parce que l'univers est lechiffre de la Divinité. Pourquoi ces images, tout enreprésentant des objets naturels, les reproduisent-

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132 LA VISITE

elles avec des formes mêlées, altérées, composéeesd'éléments différents? Parce que chaque pensée re-quiert sa forme, et que les pensées mixtes exigent desformes composites. Ainsi, si l'extatique pense à la foisà l'amour, à l'intelligence et à la puissance, il exprimecette triple série d'idées par un seul être, et à sesyeux se présente le sphynx de la fable avec une tête defemme, des ailes d'aigle et un corps de lion.

Le Ministre. Pardon, si je vous interromps, maisvous avez vu dans Daniel et dans saint Jean des mons-tres formés comme celui-là de l'assemblage de plu-sieurs êtres; l'analogie doit vous faire conclure quecet être composite est très-naturellement l'expressiond'une idée formée de plusieurs.

Gustave. Je vous comprends, et je continue marécapitulation. Les livres théogoniques m'offrent aussidans des images qui semblent d'abord incohérentes unsens moral qui n'est susceptible d'aucune interpréta-tion arbitraire. Dans le sujet qu'ils retracent je voispartout une sorte d'Épopée gigantesque, représentantla lutte du mal contre le bien, et c'est cette épopée,dont la date remonte au-delà de toutes les traditionshumaines, qui a servi de modèle aux monuments del'art venus après.

Le Ministre. Tous les livres saints ont parlé del'âge d'or, de l'âge d'or perdu, et entin de l'âge d'orpromis. Ils présentent tous l'état de l'homme dansson union avec Dieu, sa chute et son rétablissement.La Bible, bien considérée, n'est que cela. Vous voyeç

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DE GUSTAVE. 133

dans l'ancien Testament la chute de l 'homme et lapromesse d'un Rédempteur. Le Rédempteur est-il ar-rivé, vous voyez tout de suite paraître à la fin du nou-veau Testament un livre extraordinaire, et regardécomme divin, parce qu'il est le fruit de l'extase; celivre annonce le déclin de la religion établie, et lapromesse d'un rétablissement futur. En d'autres ter-mes, c'est l'âge d'or perdu et l'âge d'or annoncé.Ainsi, il n'y a eu d'autre âge d'or sur la terre que letemps où l'homme vivait rapproché de Dieu, il n'y aeu d'autre promesse du retour de la Divinité que leretour de la religion. Tous nos poèmes commencentégalement et finissent comme ce grand et unique fait.

Gustave. Des conséquences sans nombre et de laplus haute importance découlent de ce point de vue.Je vois, par exemple, toutes les religions de l'anti-quité fondées sur des sacrifices. Je m'explique ce faitsingulier en nie disant que l'homme déchu ne peutretourner à Dieu qu'en lui faisant le sacrifice de sespassions. Vue comme cela, la chose est admirable!

L'Antiquaire. Mais vous passez par-dessus le plusbeau de l'affaire. Demandez à tous nos beaux espritspourquoi l'homme a cru apaiser le Ciel en versant lesang d'innocenles bêtes, aucun ne sera capable devous répondre. Notre théorie ne vous laisse pas là-des-sus le moindre doute ; elle vous apprend que les dé-positions des extatiques ont été la source de tous lescultes ; ces extatiques ayant vu que les passions quel'homme devait sacrifier prenaient, dans le monde

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134 LA VISITE

matériel, où chaque pensée a sa forme, l'image decertains animaux, ont nommé l'animal au lieu de lapassion, et ceux qui ont tout pris à la lettre, sansavoir connaissance de ce mode de perception, ont sa-crifié la pauvre bête au lieu de la passion dont elleétait l'hiéroglyphe.

Gustave. Cette explication va jusqu'à l'évidence.C'est ainsi également que les tentations que doit su-bir l'homme pour se régénérer ont été appelées descombats par les auteurs des livres saints. En consé-quence, toutes les cosmogonies ont figuré des combatspour représenter ceux de l'homme. Le principe dubien y a même été appelé le dieu des armées. Dans lasuite, on a perdu le sens de ces emblèmes, et devrais combats ont succédé aux combats spirituels,comme les sacrifices d'animaux ont été substitués àceux des passions.

L'Antiquaire. Vous saisissez admirablement lachose.

Gustave. Je suis tout émerveillé de ce que j'aper-çois dans cette mine si riche. Je vois chez les anciensrégner universellement le dogme du panthéisme.N'est-il pas aisé de voir là aussi une altération decette théorie magnifique qui considère la nature ma-térielle comme le reflet de la nature intellectuelle.Les hommes ont pris la représentation pour la réa-lité. Toutes les fables qui ont le panthéisme pour ob-jet sont donc des traditions extatiques prises à la let-tre. La théorie de la chute n'apprend qu'une chose

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DE GUSTAVE. 135

à l'homme, l'union du dieu d'amour et de la race hu-maine. Celui-là y est appelé le Logos, celle-ci l'Église ;les amours du Logos et de l'Église ont été aperçus,par les extatiques, sous l'image de celles de l'hommeet de la femme. De là est résulté que les scènes exta-tiques des livres inspirés ont été transformées en ta-bleaux obscènes chez les mythologues et les poètes, et,d'un acte tout spirituel, on a fait, faute de compren-dre la théorie véritable, un acte matériel plus dignede la brute que de l'homme. Une grande vérité ressortde la tradition de la chute, c'est la venue du Rédemp-teur ; les extatiques l'ont aperçu et annoncé sous lestraits d'un héros, d'un triomphateur, et l'univers,trompé avant de lire l'histoire du vrai Triomphateur,s'est amusé de la vie de tous les héros de l'antiquité,qui tous ont été comme lui des fondateurs d'empireou des héros redresseurs de torts. C'est ainsi que jevois Jésus-Christ, non-seulement dans le soleil quitriomphe de l'hiver; dans Apollon, qui tue le serpentPython; dans Bacchus, dans Osiris; mais encore dansles Rama, les Chrishna des Indiens; dans les Her-cule, les Thésée des Grecs.

L'Antiquaire. Ainsi, vous convenez 'qu'il n'y aqu'une même explication pour tous les monuments del'antiquité. L'extase étant établie, c'est elle qu'il fautconnaître pour tout comprendre. Voilà la conclusionnaturelle de tout ce que nous avons dit. Des petitesgens du voisinage croiraient donner une idée défavo-rable de leur intelligence, s'ils avouaient qu'ils croient

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136 LA VISITE

aux visions. Vous voyez à présent qu'il faut y croire,au contraire, pour n'être ni un esprit faible ni un su-perstitieux. L'antiquité, plus près que nous de cesmoyens de connaissance, les appréciait mieux quenous à leur valeur. Vous avez vu, en effet, qu'aprèsavoir perdu les communications spirituelles, elle acherché à y rentrer par tous les moyens; l'astrologie,la chimie, l'alchimie, la tliéurgie, la nécromancie, ontété autant de tentatives faites pour suppléer au modede perception perdu alors. La croyance aux sorciers,les prodiges de la divination sont venus comme dessuperstitions hideuses suppléer la vérité dont on n'é-tait plus en possession. Il y a dans cette tendance gé-nérale de l'esprit humain à croire à l'immatériel quel-que chose qui annonce, à ne pas s'y méprendre, quel'homme a cru trouver là seulement la vérité. L'ex-tase a été de tout temps regardée comme médiumentre Dieu et l'homme. L'opinion que Dieu se mani-festait par des extases et des songes a toujours étéuniverselle. Personne n'a imaginé de communicationpossible par la raison, variable, incertaine et irréso-lue de sa nature.

Le Ministre. Vous comprenez maintenant la rai-son pour laquelle je vous ai dit qu'un visionnaire avaitété mon précepteur en religion. Je ne pouvais pasfaire autrement pour arriver à la vérité. Un hommed'esprit m'aurait donné son système, un extatique m'aoffert des sensations d'après lesquelles j 'ai pu com-prendre celles qu'ont décrites les voyants qui ont été

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DE GUSTAVE. 137

les auteurs de la Bible. Vous pouvez, à l'aide de cettethéorie, envisager la religion dans son origine; et,n'étant plus offusqué parles choses spirituelles qu'elleretrace, vous arriverez à la morale sublime dont ellerecommande avant tout la pratique. La Religion queje professe, ainsi que ces messieurs, n'est point nou-velle, c'est la Religion de tous les temps : elle n'estnouvelle à l'époque où nous vivons, que parce que leshommes avaient oublié la voie de la vérité. Les révé-lations divines doivent toujours se succéder sur leglobe. L'une est-elle oubliée, une nouvelle prendnaissance. C'est ainsi que le phénix était à peine con-sumé qu'un nouveau renaissait de ses cendres. LeChristianisme a succédé au Mosai'sme dégénéré ; ens'établissant, le Christianisme, né dans la ville de Jé-rusalem, a annoncé que quand il serait tombé dansl'oubli, une nouvelle Religion, à laquelle il a donné lenom de Nouvelle-Jérusalem, prendrait sa place. Voilàla Religion que nous professons aujourd'hui. Sontemps nous paraît venu, parce que nous avons vu quenotre siècle avait oublié la révélation précédente.Dans d'autres temps, nous aurions parlé mystérieu-sement de ce nouveau culte et de son fondateur àquelques initiés; maintenant nous l'annonçons haute-ment, parce que nous croyons que le temps est venude prêcher sur les toits ce qui se disait à l'oreille.

Gustave. Je crois bien que la révélation fondéesur les communications spirituelles était l'objet desinitiations et de la science secrète de l'antiquité. Je

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138 LA USITE DE GUSTAVE.

vous remercie, messieurs, de m'y avoir initié ! Je nevais plus m'occuper maintenant que d'une chose, c'estde publier hautement, comme vous, une vérité si fé-conde, si évidente, et qui ne peut avoir d'adversairesque parmi des gens dénués d'instruction ou ceux quisont dans la mauvaise foi la plus insigne. Je ne crainspas la critique de ces personnes. L'humanité a besoinqu'on lui dise ce que signifient les hiéroglyphes deslivres saints, et tout effort qui contribue à nous éclai-rer sur cet objet tend à nous rapprocher d'une reli-gion qui fort souvent n'est pas pratiquée, uniquementparce qu'elle n'est pas comprise.

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DE LA

CHUTE DE L'HOMME

Sous le titre d'Examen critique des Xotes de Voltaire et de Con-dorcet sur les Pensées de Pascal, Éd. Richer défend le Dogme de laChute, et montre que c'est sur ce Dogme, bien compris, que reposetout le Christianisme.

L'Académie des Jeux Floraux proposa, il y a quel-ques années, pour sujet de prix l'éloge de Pascal. Jene prétends pas blâmer l'usage introduit dans notrelittérature de donner l'éloge des grands hommescomme un sujet d'émulation, tant pour ceux qui sontdignes de suivre leurs traces que pour ceux qui ont ledésir de les célébrer dignement. Cette méthode néan-moins peut être sujette à plusieurs inconvénients :c'est que celui qui voudrait publier la vérité tout en-tière est retenu par les règles du genre, qui n'admetque des louanges; c'est qu'on se délie toujours d'unenthousiasme produit par le désir de gagner un prixacadémique; c'est enlin qu'en ajoutant une phraseoratoire à chaque ligne biographique sur l'auteurqu'on veut louer, on ne parvient t'ori souvent à ne

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140 DE LA CHDTE

faire qu'un ouvrage froid, qui ne convainc personne,et dont la philosophie et la littérature par conséquentne retirent aucun service.

Il y a des hommes sur lesquels on peut se borner àfaire des phrases sans qu'il en résulte de grands in-convénients; mais il en est d'autres dont la philoso-phie est si lumineuse, si profonde, si utile enfin, qu'ilimporte de la mettre dans tout son jour. Ce n'est pasen la louant vaguement qu'on la fait connaître. Lesbanalités ne vont guère bien à ceux qui sortent de lafoule. C'est un éloge pour celui qui est au niveau desautres que de lui dire qu'il pense comme tout le monde ;mais ce qui est éloge pour l'un est une critique pourl'autre. J'aurais donc voulu qu'au lieu de proposerl'éloge de Pascal, on eût exigé une réfutation des Com-mentaires de Voltaire et de Condorcet sur les Penséesde ce grand philosophe. L'ouvrage qui aurait été jugédigne du prix aurait été un ouvrage vraiment utile,car l'on sait dans quel esprit Voltaire et Condorcet ontannoté Pascal. Ce qui n'a pas été fait, je vais essayerde le faire; mais je ne m'arrêterai que sur celles desPensées de Pascal qui commencent le second volumede l'édition de Renouard publiée à Paris en 1812.C'est dans cette seconde partie, en effet, que se trouveindiquée en quelques pages une philosophie transcen-dante qui sert de base au Christianisme, et que per-sonne avant Pascal n'avait annoncée clairement. Ra-cine le fils, Young et une foule d'autres écrivains ontfait usage des aperçus lumineux et nouveaux de Pas-

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Dli L' i lO.WMIi. 141

cal; cependant telle est la profondeur de cette philo-sophie, qu'elle est tout à fait nouvelle après deuxsiècles, et n'est pas même comprise d'un grand nom-bre de théologiens qui ne voient qu'un sens allégoriquedans les passages de lÉcriture qui la confirment.

On sent, sans qu'il soit nécessaire d'insister là-dessus, que les Commentaires de Voltaire et de Con-dorcet ne sont dangereux que quand ils portent sur lesystème philosophique qui seri de base à toutes lesPensées de Pascal. En détruisant la base, ils renver-sent nécessairement tout ce qui est établi dessus. Or,cette base ne se trouve que dans la première moitiéde la seconde partie des Pensées. Celte partie, bienentendue et dégagée des notes des commentateurs quil'obscurcissent, explique tout le reste. Peu nous im-porte, en effet, que Voltaire ou Condorcet ne soientpas d'accord avec Pascal sur un point de science oude littérature, qu'ils reprennent chez lui une expres-sion qui ne leur parait pas juste, l'important pournous, c'est la critique qu'ils font d'une philosophiequi, expliquant à la fois la nature humaine et la reli-gion, sert de fondement à toutes les études moraleset devient la garantie de tous les devoirs.

Ce n'est point pour favoriser le triomphe d'unesecte ou d'une faction qu'on essaie de mettre ici lesPensées de Pascal dans leur'jour véritable ; c'est sim-plement par amour d« la justice. « Pascal a été géo-» mètre et éloquent; la réunion de ces deux grands» mérites était alors bien rare; mais il n'y joignait pas

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» la vraie philosophie : il vient enfin un temps de dire» la vérité. » C'est ainsi que s'exprime Voltaire. Sansdoute il vient un temps de dire la vérité; et cette vé-rité, la voici : C'est qu'en accordant à Pascal des qua-lités incontestables, on veut paraître impartial quandon viendra à lui refuser une qualité qu'il possède à unplus haut degré, mais qu'il importait alors au triom-phe de je ne sais quelle coterie de ne pas lui accorder.C'était la philosophie seule de Pascal qui offusquaitVoltaire et Condorcet; pour nous, qui n'avons pas demotifs de haïr la vérité, et qui la cherchons de bonnefoi, c'est à cette philosophie précisément que nousnous attacherons. Si nous parvenons à démontrer lafausseté des arguments qu'on lui oppose, nous croi-rons n'avoir pas travaillé en vain. Il est des instantsoù l'on abuse de la vérité; il en est d'autres où, pardes motifs différents, on croit nécessaire de la cacher.Celui qui cherche le vrai pour lui-même n'entre pasdans toutes ces cabales des siècles passés, qui, vuesde loin, ne sont guère plus respectables que celles dumoment présent.

Il y a plusieurs manières de démontrer la vérité duChristianisme, mais la plus vigoureuse, sans contre-dit, est celle qui prouve l'existence de cette religionpar l'étude approfondie du cœur humain. La vraie re-ligion doit être fondée sur la nature de l'homme. Elledoit expliquer l'homme de la même manière qu'elles'explique par l'homme. Tout se tient dans le mondemoral, et une fois qu'on est arrivé à la source d'une

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vérité, elle nous conduit naturellement à la connais-sance de toutes les autres. S'il fallait démontrer unereligion ^r les preuves de l'histoire, ces preuves,souvent altérées par le laps des siècles ou par l'espritde parti, ne seraient guère capables de convaincre lamultitude ; elles dépendraient de l'éducation, du tempsqu'on pourrait y accorder, du choix qu'on aurait faitdans ses lectures. Et comment la religion dépendrait-elle de la lecture? (1) Elle se prouverait égalementpar les miracles ; mais de deux choses l'une, ou cesmiracles sont transmis par tradition, et nous rentronsici dans la première supposition, ou nous en sommestémoins nous-mêmes; mais tant de gens sont témoinsdu grand miracle de l'existence des choses, sans enêtre plus portés a les admirer, qu'il pourrait bien ar-river que les miracles qui prennent leur source dansl'ordre divin fussent considérés comme des charlata-nismes propres seulement à imposer aux ignorants.

(1) Aussi la manière dont Pascal conçoit et démontre la religion ré-pond-elle à toutes les objections faites contre le Christianisme. Il n'enreste plus de fortes que celles de Rousseau dans la profession de foi duvicaire savoyard. Voici comment il s'exprime :

« Voulez-vous vous instruire dans les livres; quelle érudition il faut» acquérir, que de langues il faut apprendre, que de bibliothèques il faut» feuilleter, quelle immense lecture il faut faire!... Il faut passer sa viej> à étudier toutes les religions, à les approfondir, à les comparer, à» parcourir les pays où elles sont établies. Nul n'est exempt du premier» devoir de l'homme A grand peine celui qui aura joui de la santé» la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa rai-» son, vécu le plus d'années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en» tenir; et ce sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel culte» il aurait dû vivre. »

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144 DE LA CHUTE

II n'y a donc qu'une manière certaine de démontrerla vérité de la religion chrét ienne, c'est par l'étudede l 'homme moral. On impute comme 1B tort anChristianisme de ne pas satisfaire le philosophe; c'esten pénétrant dans toutes les profondeurs de la philo-sophie que Pascal a démontré l'existence de cette re-l igion. Avant d'en venir aux Pensées de ce grandhomme, qu'il nous soit permis d'exposer avec détailla philosophie dont il a été le plus ardent défenseur.

Il y a une vérité qu'on trouve dans toutes les cos-mogonies anciennes, aussi bien que dans tous les ou-vrages des philosojib.es, c'est la chute de l'homme.Cette assertion des mythologues eî des philosophes aété rangée par quelques modernes au nombre desrêveries scolastiques indignes d'occuper l 'attention.Mais elle a été de nouveau aperçue par quelques écri-vains impartiaux qui l'ont proclamée; les théosophesl 'ont l'ait servir de base à leur doctrine, et les méde-cins spiritualistes ont expliqué par elle certains modesde perceptions différents des modes ordinaires. Avantde rejeter cette assertion, il est donc nécessaire denous assurer de la validité des raisonnements sur les-quels elle est établie.

Faute d'avoir été expliquée comme elle devait l'ê-tre, cette assertion a exposé le Christianisme à unemulti tude d'attaques et de plaisanteries. Peut-êtren'esl-il pas inutile de combattre les soi-disant philo-sophes avec les armes même de la plus haute philoso-phie, et c'est le cas de d i re ' avec l ' apôt re Paul : Ne

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soyons pas des enfants en intelligence, mais deshommes faits.

Bernardin de Saint-Pierre, celui de nos écrivainsqui a le mieux connu la nature, et qui l'a décrite avecle plus de charrues, s'est demandé pourquoi l'hommeétait le seul de tous les animaux qui souffrait d'autresmaux que ceux de la nature, pourquoi sa raison leconduisait si souvent à l'incertitude ! La réponse àcette question est remarquable : « C'est à la religion,>i dit-il, à nous prendre où nous laisse la philosophie.» La nature de nos maux en décèle l'origine. Si» l'homme se rend lui-même malheureux, c'est qu'il» a voulu lui-même être l'arbitre de son sort. L'homme» est un Dieu exilé. Le règne de Saturne, le siècle de» l'âge d'or, la boîte de Pandore d'où sortirent tous» les maux, et dans laquelle il ne resta que l'espé-» rance, mille allégories semblables répandues chez» toutes les nations, attestent la félicité et la déca-» dence d'un premier homme. » Venant ensuite à d'au-tres témoignages, il fait remarquer que si les beautésde la nature attestent l'existence d'un Dieu, les mi-sères de l 'homme prouvent également les vérités dela religion. En effet, tout est bien dans les ouvragesdu Créateur; tout n'est que confusion et désordredans ceux de l'homme. Il n'y a point d'animal qui nesoit logé, vêtu et nourri par la nature; l 'homme seulnait nu et sans instinct. L'animal a en lui la lumièrequi le dirige sans tâtonnement vers le but ; l'hommeseul ne connaît rien que par l'expérience de ses pa-

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rents. Pour être tombé ainsi au-dessous des êtres,ajoute Bernardin de Saint-Pierre, il faut qu'il ait vouluse mettre au niveau de la Divinité.

Marc-Aurèle appelait l'âme un Dieu exilé; c'est lamême expression que nous venons de trouver dans lepassage cité de F Auteur des Études, et un poëte mo-derne, M. de Lamartine, l'a rappelée dans ce versheureux :

L'homme est BU Dien déchu rçur se souvient des deux.

J.-J. Rousseau a remarqué en nous deux principesdistincts, l'un qui ramène tout à soi et que nous nom-mons l'intérêt personnel; c'est l'instinct naturel pro-prement dit; l'autre, qu'on peut appeler un instinctmoral, provient de la conscience et rapporte tout auxautres. La conscience nous donne la force de résisteraux impulsions de la nature; et nous donnons le nomde vertu à cette force, quand elle nous a rendus victo-rieux de nos penchants. 11 y a ainsi pour l'hommedeux langages qui se contredisent; et il est remar-quable que ce soit précisément quand il fait taire lavoix naturelle qu'il devient vertueux. Pourquoi cetteduplicité dans l'homme, quand tous les autres êtresdans la nature sont un dans leur essence ? La philoso-phie ne répond rien & cette question ; mais la religionnous fait observer que si nos penchants naturels nousconduisent à l'erreur, si notre vertu est un effort, uncombat dont nous sommes vainqueurs, c'est que la

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terre n'est pour nous qu'un lieu d'exil, car si c'étaitnotre place naturelle, nous ne serions pas obligés d'yrien combattre.

Les philosophes modernes qui ont refusé d'admettreles raisonnements de Rousseau ont été forcés de con-sidérer la conscience comme un préjugé, et pour or-ganiser la société sur une base fixe, ils ont admis quel'homme n'était sensible qu'à son intérêt, et que c'é-tait là le mobile de toutes ses actions : « Abominable» philosophie dans laquelle, dit Rousseau, on serait» embarrassé des actions vertueuses, où l'on serait» forcé d'avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si» jamais, ajoute-t-il, ces doctrines pouvaient germer» parmi nous, la voix de la nature ainsi que celle de» la raison s'élèveraient incessamment contre elles, et» ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans» l'excuse de l'être de bonne foi. »

M. Law, auteur de la Voie de ta Science Divine,démontre la chute par des raisonnements plus con-cluants encore. Il ne considère point ce dogme fonda-mental comme un simple récit, parce que, dit-il, unrécit n'est pas une preuve ; mais il l'explique par lestémoignages de la raison, et par la connaissance ap-profondie de la nature de l'homme. Considérant la viecomme un mélange de biens apparents et de mauxréels, il se demande pourquoi elle est cependant lacondition unique de l'homme. Convaincu de la vanitéde la vie, l'homme est conduit à avouer sa propre dé-gradation, car cet état accuse la sagesse divine ou la

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faute de l'homme. Le plus simple bon sens nous porteà croire de préférence cette dernière supposition. UnDieu bon ne peut avoir produit des êtres qui ne trou-vent pas dans la nature le moyen d'être bons et heu-reux comme lui. Bernardin de Saint-Pierre a dit quetous les animaux étaient heureux, que leur roi seulétait misérable; à cette pensée si juste \V. Law ajouteque si les animaux avaient été traités comme l'homme,il n'y aurait pas moyen de défendre la bonté de l'êtrequi les aurait produits.

Le tableau de la naissance de l 'homme, ce tableausi bien tracé par le poète Lucrèce, et rappelé parLaw, devient à ses yeux une première évidence de lachute. Il puise de nouveaux arguments dans le spec-tacle des passions de l'homme; la vie qu'il manifeste,dit-il, n'est que l'énergie de ses passions ; sa raisonn'est que ruse, artifice, égoi'sme, et c'est la crainteseule qui le retient dans le devoir. Riche, il mépriseses égaux; pauvre, il murmure contre eux; et, quandil sort de ce monde, au lieu de subir la mort commel'animal, sans la prévoir et la connaître, il accroît sonsupplice par les frayeurs, l'anticipe par ses remords,et le tourment qu'il endure est son ouvrage plus en-core que celui de la nature.

Le célèbre métaphysicien Kant a très-bien prouvéque la raison humaine, dans son état actuel, ne pou-vait rien savoir de l'âme humaine ni de Dieu. Cetteproposition a choqué les esprits superficiels, commela philosophie de Rousseau a scandalisé les prétendus

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esprits forts. Il n'y a que la doctrine que nous expo-sons ici qui concilie tout. La faculté de raisonner dansl'homme est le résultat de ses sensations : c'est cequ'a fort bien démontré Condillac dans le traité desSensations, et mieux encore dans l'Essai sur l'ori-gine des connaissances humaines. Tout ce qui nousentretient de Dieu, ou de l'âme humaine, est en nousquelque chose de purement instinctif que nous ne pou-vons ni analyser, ni soumettre à l'expérience. Les vé-rités qui nous sont le plus essentielles à 'connaître nepeuvent pas être connues, elles ne sont que senties.C'est la raison qui connaît, et pour cela «Ile s'appuiesur les sensations; c'est le cœur qui sent, et les té-moignages des sens ne confirment point ce qu'iléprouve.

W. Law tire des inductions sans nombre de cetteimpuissance de la raison. Il se demande comment onpeut supposer qu'une créature parfaite puisse sortirdes mains de Dieu, sans avoir néanmoins les moyensde connaître et posséder ce qui est nécessaire au bon-heur de sa vie. Nous n'avons d'autres témoignagesde nos devoirs réels et de notre origine que ce que laconscience nous en dit; mais les oracles du cœur sontsi vagues qu'on ne peut les réduire en notions cer-taines, ses avertissements sont si faibles qu'on peut,si l'on veut, ne pas les écouter. Une telle lumière n'estpas évidemment celle qu'il nous faudrait dans unmonde dont nos sens découvrent tant de merveillescertaines. Nous n'avons sur l'état moral que des no-

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lions sourdes et confuses, tandis que nos sens nousdonnent sur l'état physique des avertissements directs.Ce qui est instinctif chez nous est trouble et confus,et c'est précisément ce qu'il y a de plus clair dans lesperceptions de l'animal. Nous avons une lumière,sans doute, mais nous n'en avons que ce qu'il fautpour nous prouver qu'il nous en manque davantage.

S'éle< au; à des considérations plus hautes encore,Law trouve dans les facultés mêmes de l'entendementhumain de nouvelles preuves d'une dégradation ori-ginelle. Il est impossible, dit-il, de supposer qu'unecréature, sortie des mains de Dieu avec le besoin et ledésir de connaître son Auteur, reste néanmoins dansl'impuissance d'y parvenir. Toute connaissance dansquelque être que ce soit est nécessairement intuitiveet évidente en elle-même; dès qu'un être croit, doute,raisonne, qu'il est obligé de peser le pour et le con-tre, ([ne la vérité à ses yeux est une opinion et nonun sentiment, c'est qu'il a perdu sa loi et sa manièred'être véritables, c'est qu'il s'est égaré de manière àne plus savoir ni où il est, ni ce qu'il est. L'animalaccomplit sa loi sans incertitude ; tout homme, dèsl'instant qu'il commence « penser, se dit, commeHamlet :

To bc or not lo be, that is thé quest ion.

La vérité s'aperçoit par intui t ion, et nous sommespresque toujours obligés de tâtonner pour la décou-

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DE L'HOMME. ISi

vrir, de discuter pour la concevoir. Dès que l'incer-titude parait dans nos sentiments, c'est que nous noussommes éloignés de notre loi primitive. L'animaltrouve sans incertitude dans une prairie la plante sa-lutaire qui doit le guérir de ses maux; l'homme, enproie comme lui à la douleur, ne peut distinguer lepoison du remède ; et si une science moins sûre quel'instinct de la brute, ne l'éclairait pas de toute l'ex-périence des siècles passés, il périrait cent fois de be-soin au milieu de la nature la plus fertile, il enveni-merait sa plaie au milieu des plantes propres à leguérir.

Parmi les Théosophes modernes, Saint-Martin etSwedenborg sont ceux qui sont entrés dans les détailsles plus intéressants sur la chute originelle et les con-séquences philosophiques qu'on en peut tirer. En ci-tant des Théosophes qui se sont écartés des dogmesreçus dans toutes les communions chrétiennes, je necrois pas produire des témoignages propres à infir-mer la thèse que je soutiens ici. L'explication philoso-phique du récit de Moi'se appartient aux trois religionsqui sont le plus répandues sur le globe, savoir, le Ju-daïsme, le Mahométisme et le Christianisme. Ceuxmême qui n'adopteraient pas ce dernier pourraientdonner d'excellentes raisons de croire à un pointcommun ;'i toutes les religions, un catholique peut re-tirer beaucoup de fruit de la lecture de tel ou tel ou-vrage protestant sur l'existence de Dieu; et si nousrejetions Saint-Martin et Swedenborg sur quelques

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points étrangers au catholicisme aussi bien qu'au pro-testantisme, nous ne ferions preuve que d'une intolé-rance peu compatible avec le désir de l'instruction etl'amour de la vérité. Tous les jours les docteurs del'Église romaine s'instruisent avec les ouvrages d'Ab-badie, et les protestants de Genève avec ceux de Fé-nélon.

Saint-Martin voit dans toutes les fonctions del'homme des témoignages de la chute. Prises dans leursens véritable et purgées des abus qui les avilissent etles corrompent, elles ne lui présentent que des tortsà redresser ou des maux à guérir. La science a pourbut de réparer les torts de l'erreur; la médecine,ceux de la nature ; la jurisprudence se propose de nouspréserver des injustices de nos concitoyens; la guerre,de celles des étrangers; la religion n'est-elle pas éga-lement un moyen de guérison pour nos âmes? Toutenotre activité n'est qu'une lutte contre le mal qui nousaccable; c'est en quelque sorte notre loi première,notre loi constitutive ; et pourquoi une existence qui apour objet de tout réparer, si tout n'a pas été altérédans l'origine? C'est une preuve sans doute de lagrandeur de l'homme, qu'il s'occupe partout d'établirl'ordre et de combattre le désordre; mais c'en est uneaussi de sa dégradation originelle, qu'il ait à exercerces sublimes fonctions sur des êtres de son espèce.

Étudiant, comme les autres écrivains, l'homme enlui-même, Saint-Martin lui dit avec éloquence qu'iln'est pas à sa place ici-bas, qu'un seul de ses désirs

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moraux, qu'une seule de ses inquiétudes prouve plusla dégradation de l'espèce que tous les argumentsdes philosophes ne prouvent le contraire. L'amour,s'écrie-t-il, eût-il produit des êtres pour la douleur?Qui eût pu le forcer à être le contribuable de la dou-leur? Creusant plus profondément encore dans notrenature, il se demande où les lois humaines relèguentcelui qui a forfait à l'honneur. Sans doute, répond-il, parmi ceux qui n'ont point d'honneur. Pourquoidonc l'homme se trouve-t-il également parmi desêtres qui n'ont ni l'idée, ni le sentiment de Dieu, sice n'est parce que lui-même a quitté Dieu? Rien nerépond dans l'univers aux vœux de son cœur :

La na tu re est muette , on l'interroge en vain.(VOLTAIIÏE.)

et les arguments en faveur de l'existence de Dieu tirésde l'exposition des merveilles de la création, ne con-vainquent que celui qui a déjà le désir d'être convaincu.L'incrédule y trouve des preuves à l'appui de sa thèse ;l'histoire de l'esprit humain n'atteste que trop cettedéplorable vérité, et nous montre trop souvent le gé-nie conduit à l'irréligion par la science elle-même.

Swedenborg trouve, comme les autres, dans l'étatde dénùment de l'homme une preuve de la chute;mais, ce que n'a fait aucun de ceux qui ont écrit*urle même sujet, il conclut que cet état d'ignorance etde dénùment est pour lui une source même de perfec-tion. La sagesse Divine ne l'a abaissé jusqu'à ce point

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loi DE LA CHUTE

que pour le ramener plus sûrement à elle. L'homme,dit-il, ne naît dans aucune science; l'enfant ne con-naît pas môme la mamelle de sa mère, il ne sait nimarcher, ni articuler, tout lui est appris; il saisittout ce qui l'environne et le porte à sa bouche sans leconnaître; il n'a même aucune idée de l 'union dessexes; tandis que les brutes naissent dans toutes lesconnaissances instinctives concernant leur nourriture,leur habitation, l'accouplement et l'éducation de leurspetits. Mais de tant de perfections dans la bête naîtson imperfection qui résulte de la stabilité de sesfonctions. De l'ignorance de l'homme naît, au con-traire, en lui une perfectibilité toujours croissante,ce qui est le caractère d'une créature immortelle,tendant vers tout ce qui est éternel et infini. L'hommenaît sans science, afin qu'il puisse les acquérir toutes.S'il naissait dans une science quelconque, son espritserait limité dans un cercle qu'il ne pourrait franchir.N'ayant aucune idée de ce qui serait au-delà, il reste-rait toute sa vie dans une ignorance entière sur toutle reste; il ne recevrait de lumières, comme la brute,que celles qui appartiendraient à la science dans la-quelle il serait né, et n'aurait pas la faculté de s'enapproprier d'autres.

De ces réflexions découlent des conséquences duplus haut intérêt pour la société. Le plus impérieuxde nos penchants, c'est l'amour de soi. C'est sur cepenchant, inspiré par la nature, que les philosophesveulent établir la société; c'est contre.ce penchant

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que déclament le plus amèrement les moralistes ! Les-quels faut-il croire? C'est la philosophie religieuse quiexplique cette énigme comme tant d'autres. La fai-blesse, l'impuissance, l'ignorance de l'homme mon-trent assez qu'il n'est rien réduit à lui seul. Il n'a pointcomme l'animal l'instinct qui préserve l'individu.Chez lui l'individu n'est rien, s'il n'est lié à ses sem-blables. Alors sa faiblesse devient l'origine de sa force,et la société n'est formée que par le dénûment moralaussi bien que physique de ceux qui la composent.L'animal naît tout instruit; la nature hâte son déve-loppement rapide : l'homme, au contraire, naît dansune ignorance absolue, et ses organes n'acquièrentqu'un développement tardif. N'est-il pas facile de re-connaître l'intention du Créateur, qui, en prolongeantles besoins de l'homme, a voulu prolonger égalementla chaîne des sentiments qui l'attache à ses proches?Son éducation et en môme temps sa dépendance de-viennent plus longues, la famille reste unie par cetéchange de besoin et de secours, et sur la société defamille est établie la société civile. L'amour de nossemblables est donc une condition de notre faiblessemême. Ainsi, ceux qui fondent la société sur l'égoïs-me, parce qu'il est dans la nature, se trompent, carla nature n'est pas le domaine de l'homme ; ceux, aucontraire, qui blâment ce principe odieux de nos ac-tions obéissent à une loi secrète de leur être. Cetteloi nous dit, en effet, que si l'amour de soi répugne àl 'homme, c'est que cet amour tend à tout diviser,

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tandis que l'humanité tend à tout réunir. Le premierde ces penchants fonde la société sur une base vicieusebien que réelle, la seconde l'établit sur un sentimentque combat celui-là, et tout combat est une preuve denotre nature véritable. L'amour de nos semblablesest ainsi le remède que le Créateur a placé près denous pour compenser le mal, et l'efficacité de ce re-mède est prouvée par la faiblesse de l'homme, qui,dès sa naissance, est sans cesse obligé d'y recourir.

Des considérations d'un autre genre résultent en-core de l'observation de Swedenborg. La perfectibi-lité de l'espèce humaine est prouvée par la naissancede l'homme. Ce n'est, dit-il qu'un organe. Il naît fa-culté et inclination. Animé, pour ainsi dire, par lesouffle d'autrui, il n'a rien à lui, pas même sa pensée.Seulement, il apprend comme faculté, et il aimecomme inclination. Il n'y a d'autre but à la faculté desavoir, que la science elle-même; il n'y a de terme àl'inclination que l 'amour; ainsi, jusqu'à ce que l'hommesoit conduit à la science et à l'amour même, qui n 'ontleur entière perfection qu'en Dieu, il peut être éter-nellement perfectionné en science, en intelligence eten amour. Bien plus, si l 'homme n'est qu'un récipient,qui ne peut rien produire par lui-même, sitôt qu'ilapprend, il aime; car l'amour ne se sépare pas plusde la science que l'entendement ne se sépare de la vo-lonté. L'amour qui lie les hommes les uns aux autresdevient la suite de leur dépendance, et de leur dépen-dance réciproque naît l'amour qui les uni t à Dieu. Si

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l'homme n'était pas né dans une ignorance létale, lachaîne de ces sublimes rapports était rompue, et lamoralité aurait manqué à nos actions.

S'il est un fait de la nature humaine qui jette unnouveau jour sur la philosophie, c'est assurément ce-lui d'une chute originelle. Nul n'est mieux prouvé;mais ce n'est pas assez de tant de témoignages, la plu-part des lecteurs ne peuvent consentir à voir des la-cunes dans un livre. Il faut leur tout expliquer;Donner une explication de la chute de l'homme, sup-pléer au silence de toutes les traditions antiques, estune tâche au-dessus des forces de tout homme qui nes'en rapporte qu'à ses lumières. La philosophie neconsiste pas à expliquer tout, mais à remarquer tout.Il n'est pas plus conséquent de demander commentl'homme a pu décheoir et communiquer sa nature dé-chue à ses descendants, que de demander une expli-cation précise et claire des mystères de la générationphysique. L'un de ces deux mystères n'est pas plusaccessible que l'autre à la raison humaine. Nous envoyons les effets, voilà tout. La chute de l'homme estdonnée par Moi'se comme un récit et non comme uneopinion philosophique. Tous les raisonnements con-firment ce récit, en faut-il davantage? Sans ce mys-tère, le plus incompréhensible de tous, dit Pascal,nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes ; lenœud de notre condition prend ses retours et ses plisdans cet abîme, de sorte que l'homme est plus incon-cevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconce-

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vable à-l'homme. Il est surprenant qu'on croie plusfacile d'expliquer la transmission du péché originel quela transmission du tempérament d'homme à hommeet de générations à générations. Nous voyons tousles êtres organiques participer de la constitutionde l'être qui a été le type de leur espèce, nous levoyons sans nous l'expliquer, et nous voulons savoircomment le caractère et les inclinations se transmet-tent. S'il est permis d'invoquer le raisonnement surce fait mystérieux, c'est simplement sur la manièredont l'homme a pu se séparer de son principe, et nonsur celle dont il a rendu sa postérité complice de safaute. Nous ne concevons rien aux plans de la sagesseDivine ; nous la jugeons toujours d'après nos vuescourtes et bornées. Qui sait si la dépendance dans la-quelle nous sommes les uns des autres n'est pas dansles desseins de' Dieu , pour quelque fin qui nouséchappe! peut-être que là, comme ailleurs, le bienréel compense le mal apparent. S'il est dans les loisde l'ordre que l'humanité ne soit dans la perfectionque quand elle arrive à l'unité, ;:ous sommes tous so-lidaires les uns des autres. La doctrine de l 'expiationdie/ les anciens parait prendre sa source dans C3tteopinion. Si l'on objecte que l 'humanité entière ne de-vrait pas souffrir de la scission d 'une partie, on a ré-pondu à tout quand on a dit que cela est dans l'ordreDivin. Pourquoi cela est-il ainsi, c'est demanderpourquoi tel être est organisé de telle manière plutôtque de telle autre. La Sagesse Divine et l 'Amour Di-

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vin ne sont si admirables que parce que l'un et l'autresont dans l'ordre. Semel jussit, semperparet, a ditScnèque, et cette obéissance de la Divjnité à ce qui estde l'ordre, loin de limiter sa puissance, l'agrandit enquelque sorte et la rend éternelle.

W. Law, que j'ai cité plus haut, a essayé de jeterquelque lumière sur tant d'obscurité. L'homme, dit-il, est sorti libre des mains du Créateur. Il avait lepouvoir de fixer incessamment ses regards sur l'Êtrequi l'avait créé, de le reconnaître comme l'uniqueréalité, de le concevoir comme l'unique source de lavie ; il avait le pouvoir également de détourner ses re-gards de son principe pour les ramener sur soi, des'en détacher pour s'aimer seul. La vie résidant enDieu seul, l'homme en essayant d'en prendre posses-sion par lui-même a dû tomber et perdre la réalité dela vie divine pour laquelle il avait été créé. Si Dieu, enle créant libre, lui eût donné la faculté de jouir parlui-même de la vie, au lieu de la recevoir par com-munication, l'homme eût été Dieu, ce qui impliquecontradiction. Il fallait donc que sa liberté fût entière,qu'il reçût volontairement une vie communiquée, ouqu'il s'en séparât pour croire qu'il avait en lui-mêmela réalité de la vie.

Le crime de l'homme, qui fut de reporter tout àsoi, ne se voit que trop dans ses descendants. Êtres '.infirmes et bornés, nous ne pouvons nous imaginerque nous soyons de simples instruments. L'orgueilnous abuse, comme il a abusé nos ancêtres. Nous

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croyons en notre sagesse, en nos lumières. Les inspi-rations qui nous viennent, sans que nous puissionscependant dire par où elles sont venues, nous les con-sidérons comme étant notre ouvrage. Nous tenons ànos opinions, à nos systèmes, par orgueil, et ce sen-timent, qui a perdu la race humaine, est encore au-jourd'hui la seule cause de son ignorance et de sa fai-blesse. L'orgueil, dit ingénieusement Madame deStaël, est un sentiment qui se fait le chevalier del'homme pour mieux le perdre.

L'homme a donc pu déchoir sans que cette chuteaccusât la sagesse et la bonté du Créateur. Lui seula été l'artisan de ses maux. « Et pourquoi, dit Rous-seau, reprocherions-nous à l'Auteur des choses lesmaux que nous nous faisons? Si je fais le mal, ajoute-t-il, je n'ai point d'excuse. Je le fais, parce que je leveux ; lui demander de changer ma volonté, c'est luidemander ce qu'il me demande; c'est vouloir qu'ilfasse mon œuvre et que j'en recueille le salaire.Homme ! ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur,c'est toi-même. Si l'homme est actif et libre, il agitde lui-même; tout ce qu'il fait librement n'entre pointdans le système ordonné de la Providence et ne peutlui être imputé. En empêchant l'homme de faire lemal, elle gênerait sa liberté et ferait elle-même unmal plus grand encore, puisqu'elle dégraderait sa na-ture. Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pas defaire le mal, c'est murmurer de ce qu'il fit l'hommed'une nature excellente. Pouvait-il mettre de la con-

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tradiction dans notre nature, et donner le prix d'a-voir bien fait à qui n'eût pas le pouvoir de mal faire ?Quoi ! pour empêcher l'homme d'être méchant, fal-lait-il le borner à l'instinct et le faire bête? Non,Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l'a-voir faite à ton image, afin que je pusse être libre,bon et heureux comme toi. »

On a fait contre la chute de l'homme des objectionsauxquelles plusieurs écrivaius, entr'autres Saint-Martin, ont répondu avec détails. La première de cesobjections est celle qui nie l'existence même du mal.Depuis longtemps la philosophie a essayé de démon-trer que tout était compensé dans les œuvres du Créa-teur ; l'optimisme, ou le système de ceux qui préten-dent que tout est le mieux possible, a séduit la plupartdes écrivains modernes. Pope a donné une certaineprofondeur à ce système dans le poëme de l'Essaisur l'homme; mais l'auteur de l'Homme de désirlui répond que l'ordre universel ne peut pas êtrecomposé de désordres particuliers, que le bien-êtrede l'espèce ne résulte pas des malheurs des individus.« Composez donc aussi, ajoute-t-il, un concert dejoie avec des larmes et des soupirs. Ils aiment mieuxmentir à leur jugement et fausser leur raison qued'en lire en eux la grandeur et autour d'eux les tristesabus qu'ils en ont fait. En vain vous vous défendezcontre le frein, vous ignorez comment le mal s'estopéré, et dès lors vous en voulez nier l'existence. Oui,le mal existe, dans vous, autour de vous, dans tout

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l'univers; et comme vous n'êtes censés occupés iciqu'à être aux prises avec lui, c'est assez vous indiquerqui l'a créé. »

Des philosophes anciens avaient tenté d'expliquerle mal en supposant qu'il était produit par un génieparticulier. C'était le système des Manichéens. Chezles anciens Perses, Oromaze, le Dieu du bien, étaitsans cesse aux prises avec Ahrimane, le Dieu du mal.On a objecté avec raison à ce système qu'il limitait latoute-puissance divine. On ne peut pas faire objectionau dogme chrétien de la chute de l'homme. C'est parce dogme, en effet, qu'Augustin a combattu l'hérésiede Pelage, et Saint-Martin ajoute aux raisonnementsde ce père de l'Église, que le mal en lui-même n'estpas une puissance. «Manichéens, dit-il, cessez decroire à la nécessité de deux principes coéternels;vous vous égarez à tous les pas que vous faites, sivous ne reconnaissez un être libre et produit par unÊtre nécessaire. »

C'est sur ce dogme, bien compris, que repose toutle Christianisme.

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DE LA

MÉDECINE SPIRITUELLE

There are more thingsiuHeaven and earthThan are dreamt of in your philosophy.

(SHAKSPEAIXE.—Hamlet.)

Y a-t-il une médecine spirituelle qui avoue cer-tains effets physiques produits par l'exaltationmentale; et si cette science existe, peut-on yrattacher des phénomènes regardés jusqu'icicomme simplement psychologiques?—Le mé-moire qu'on va lire est une réponse à celle im-portante question.

Dès les premières expériences de Mesmer, le roipria l'Académie des Sciences de nommer des commis-saires pour les constater. Bien cpje ce travail n'ait pasrépondu & l'atlente générale, et que de nouveaux phé-nomènes qu'il n'avait ni prévus ni expliqués le rendis-sent insuffisant, toujours résulta-t-il de là qu'on vitavec plaisir la science intervenir dans un sujet quin'était interprété jusqu'alors que par la curiosité pu-blique.

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II y a longtemps que j'ai pensé que la médecine étaitappelée à décider des questions qui, jusqu'ici, n'ontpas été portées devant son tribunal. La Société acadé-mique de Nantes a formé dans son sein une Sectionde Médecine qui publie tous les trois mois le résultatde ses travaux. Dès les premiers mois de son établis-sement, j'écrivis au secrétaire de cette section unelettre assez détaillée, dans laquelle je le priais d'appe-ler l'attention de ses confrères sur les modes acciden-tels de perception que développent le magnétismeanimal, le noctambulisme naturel et le somnambu-lisme artificiel. Je pensais qu'il résulterait du rapportde la Société l'aveu de faits constatés qui deviendraientautant de matériaux pour une science nouvelle del'homme, science dont la théorie est consignée dansquelques écrits distingués et en réputation dans leNord, mais dont la partie expérimentale est encore àfaire.

Il devait résulter de cet examen un fait de la plushaute importance en physiologie, en philosophie, enhistoire même. Ces modes inusités de perception de-vaient nous conduire infailliblement à l'aveu de l'in-suffisance des cinq modes ordinaires dans l'explica-tion d'un nombre infini de phénomènes que l'histoirea consignés sans que l'esprit humain s'en soit renducompte. Un mode primitif de perception paraît aujour-d'hui la seule explication de ces phénomènes. L'hommeexiste encore et existe plus puissamment au-delà descinq sens. La double vue paraît rentrer dans ce mode

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SPIIUTUELLE, 165

d'action. Le Globe a attire l 'attention de ses lecteurssur l'état d'extase où se développe pleinement cettesorte de vie "indépendante de la volonté, de l'atten-tion, de toutes les facultés morales que la métaphy-sique appelle à son secours pour expliquer l'homme.

Le physicien allemand Schubert était sur la voiede cette découverte, quand il a cru que l'homme avaitpossédé jadis des facultés primitives d'une puissanceprodigieuse qui se sont émoussées, et qu'il ne retrouveplus aujourd'hui qu'accidentellement dans l'irritabi-lité maladive des nerfs. Les observations du médecinPététin sur les cataleptiques sont une démonstrationde cette hypothèse. De ces faits bien constatés devaitrésulter une théorie nouvelle de l'homme, qui auraitexpliqué ce que jusqu'ici on a refusé de reconnaître,et qui aurait présenté l'histoire philosophique de tousles peuples sous un jour tout nouveau.

Ces objets, sans doute, n'étaient pas de la compé-tence d'une académie de province.

J'avais à cœur qu'une société savante de notre villeprît l'initiative dans cette occasion. Je ne sais quelest le motif qui a empêché de donner suite à ma lettre.Toujours est-il que l'événement prouva que j'avaiseu quelque raison d'attacher de l'importance à cetteétude. Deux années après, la Société de Médecine deParis prit en considération les objets qui faisaient lesujet de ma lettre, et s'en occupa sérieusement.

Le secrétaire de la Section de Médecine était l'unde mes amis particuliers, un homme dont je fais le

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plus grand cas, tant sous le rapport des connaissancesque sous celui des affections du cœur. Je ne l'accusedonc pas d'avoir apporté de la mauvaise volonté danscette circonstance. Il partageait mes idées sur certai-nes sciences : celle-ci ne lui parut pas, sans doute,aussi intéressante. De peur que, dans cette occasion,l'opinion particulière de celui que je pourrais inviterà produire des réflexions que je crois utiles ne les luifit négliger, j'ai pris le parti de la soumettre moi-même au public éclairé.

Quelqu'un qui n'est pas médecin, dira-t-on, nepeut parler de médecine; et, s'il l'entreprend, le de-gré de confiance qu'il doit inspirer est semblable à ladéférence qu'on aurait pour un aveugle qui voudraittraiter des couleurs.

J'ose en appeler ici de cette décision tranchante. Ily a en tête de toutes nos sciences physiques unescience métaphysique dans laquelle le raisonnementseul est appelé en témoignage. La loi de causalitén'est pas du domaine de l'expérience. Tout effet phy-sique a une cause immatérielle. Ceux qui veulent descauses physiques emploient le terme d'une manièreinexacte. Les deux mots accolés ensemble forment uncontre-sens réel. Toute action part d'un principe, etcelui-ci est moral. Les sciences les plus matériellesdans leur résultat sont fondées sur un raisonnementrigoureusement intellectuel. Un homme, qui n'est ja-mais de sa vie entré dans un observatoire, peut néan-moins soumettre au calcul le plus exact les phéno-mènes de la physique céleste.

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II y a une métaphysique qui est à l'homme ce queles mathématiques sont à la nature. Il n'y a pas unmouvement qui ne parte de ce principe purement in-telligible, dont la raison est juge, et dont l'observa-tion matérielle ne déduit que les effets. En vain, pourdonner le change au métaphysicien, le physiologistese servira des termes techniques de son art : ces ter-mes forment une langue, mais une langue n'est qu'unmoyen de s'entendre sur les choses. Il nous importefort peu de quel nom vous désigniez l'objet : la causede l'action reste en dehors de cet idiome convention-nel et n'appartient qu'au langage philosophique.

C'est vainement encore qu'on insisterait sur la con-naissance de l'objet lui-même. Le médecin naturalisteconduirait dans le dédale des merveilles anatomiquesdu corps humain celui qui y serait étranger ; et, del'ignorance pratique de celui-ci il conclurait à tortson ignorance dogmatique. Les différentes parties ducorps humain concourent toutes à une action : ce sontles détails compliqués d'une mécanique mise en mou-vement par une cause quelconque ; si je connais par-faitement la cause ; si je puis, au moyen de cette cause,changer l'action de la mécanique, que m'importele nom et la place des rouages : ils ont exécuté mapensée; par eux mon raisonnement s'est manifesté aumoyen d'une action sensible. Ce raisonnement est doncla seule chose que je veuille soumettre à la sciencemétaphysique dans laquelle il rentre ouvertement. Entout acte, c'est le moteur que je cherche, et peu

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m'importe de quelle manière le corps mû exécute sesfonctions, si je prouve que ces fonctions peuvent avoirune direction particulière selon que le principe varielui-même; je devrai donc étudier le principe. En l'é-tudiant, je serai dans le monde des causes, et lascience de l'homme prend invinciblement ses déduc-tions dans ce monde.

Il serait aussi peu raisonnable d'exiger des détailsanatomiques et physiologiques de celui qui entreprendde traiter de la médecine purement spirituelle, qu'ilserait injuste de nier que le naturaliste ne puisse fairedes observations importantes dans l 'une des classes durègne organique, à moins d'être versé dans l'anatomiccomparée. Sans doute, celle-ci est d'une grande etindispensable nécessité, mais il y a mille circonstancesdans lesquelles le témoignage de cette science ne se-rait d'aucun poids : un Réaumur à la main, j'étudieles mœurs des insectes, je sais que leur organisationest parfaitement d'accord avec les actions que j'étu-die; mais il y a autre chose à voir que le jeu des or-ganes. La fonction de l 'individu a un principe qu'ilfaut saisir. Le corps, ici, n'est que l'instrument quiexécutera cette fonct ion, et toujours ce qui exécutevient après ce qui a déterminé.

L'existence des êtres est en harmonie avec leur or-ganisation; mais si celle-ci est la condition essentiellequi accompagne l'acte, elle n'en est pas le motif. Avecune nouvelle organisation se développe, sans doute,un nouvel ins t inc t ; mais celui-ci, qui se perfectionne

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à mesure que l'instrument devient plus parfait, ren-tre dans une sphère que n'atteint pas l'observationanatomique. L'anatomie me montre comment l'êtreexécutera sou rôle; mais l'histoire naturelle, aidée dela philosophie, m'apprend quel est ce rôle, quelle estla place de l'individu, quels sont ses rapports avec lesindividus de son espèce, quel est le rapport généralde l'espèce avec une autre espèce, de l'ordre avecl'ordre voisin, de la classe enfin avec ces autres clas-ses dont la réunion forme l'harmonie générale desêtres. La raison des choses, en définitive, n'est acces-sible qu'à la méditat ion. L'expérience est en-deçà;elle ne comprend pas le pourquoi, le comment; elleobserve ce qui est, sans en déduire autre chose.

De tous les êtres de la nature, l'homme est celuiqui peut, avec le plus de succès, être étudié sous lepoint de vue purement moral. Il y a une source com-mune de vie spirituelle qui anime tous les êtres; cha-cun prend à cette source selon son organisation, l'unplus, l'autre moins ; l'organisation parfaite de l'hommefait qu'il y puise plus que tous les autres animaux.Son intelligence ne résulte point de tel ou tel agence-ment des part ies; mais la perfection des organes estla suite nécessaire de la perfection de l 'intelligence. Iln'y a pas d ' influence physique de l'organe sur la pen-sée; il y a, au contraire, influence spirituelle de lapensée sur l'organe.

En vain Ilelvclius a dit que la-pensée était une sé-crét ion du cerveau; cotte assertion, reprodu'tiî dans

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quelques ouvrages de physiologie, est aussi indécente 'dans l'expression qu'elle est inexacte dans la théorie.Le cerveau ne sécrète point la pensée, comme l'esto-mac digère les aliments : il reçoit seulement un ébran-lement qu'il communique ensuite au reste du corps.Au bout des derniers nerfs, il faut toujours supposer,dit M. Kératry, quelque chose qui n'est pas matière.Ce quelque chose, qui échappe à nos sens, est cettefaculté morale qui reçoit tout d'en haut. Cabanis a envain cherché l'être moral dans les dernières fibres del'homme. Les déterminations comparées établissentun ordre de vie différent de celui qui provient desmouvements instinctifs. Ce sont ces déterminationsqui démontrent la puissance morale de l'homme, etdans lesquelles ne peut intervenir l'anatomie la plusdélicate.

Gall et Spurzheim ont réduit toutes les fonctions del'homme à deux sortes, les fonctions affectives et lesfonctions intellectuelles; ce sont deux puissances mo-rales qui, en dernier ressort, sont à l'origine de tousles mouvements de l 'homme; il ne fait pas une actiondans laquelle n'intervienne la volonté qui est la sourcedes fonctions affectives, et l 'entendement auquel serapportent les intellectuelles. « Toutes les façons de» penser que nous remarquons en nous, dit Descartes» dans ses Eléments de philosophie, peuvent être» rapportées à deux générales, dont l'une consiste ci» apercevoir par l 'entendement, et l 'autre à se déter-» miner par la volonté. »

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Les phénomènes qui dépendent des facultés del'âme ne se comprennent pas par l'organisation. Lamatière ne donne pas ici une qualité qu'elle n'a pas,tout vient de plus haut : les facultés intellectuellessont en dehors des organes qui reçoivent les impres-sions, et elles ne résultent pas de leur mécanisme ;au-delà de l'étude de l'homme physique est la sciencede la créature intelligente. Le télescope ne fait pasapercevoir la divinité dans l'espace infini des mondes :le scalpel de Panatomiste ne met pas non plus l'âmehumaine à découvert sous l'enveloppe mortelle quinous constitue; c'est que Dieu et l'âme de l'hommene sont pas matériels; c'est que nous manquons ici-bas du sens qui nous les ferait découvrir. Néanmoinsnous sommes en droit d'affirmer leur existence dèsque nous la prouvons par des effets, comme toutes lesmerveilles de la nature.

Ce n'est pas seulement la physiologie éclairée quireconnaît à l'âme un empire au-delà de la matière; lascience de l'entendement humain, mieux conçue au-jourd'hui, revient à l'aveu de ces vérités aussi ancien-nes que l'homme, mais que l'esprit de système a sisouvent dénaturées. Il n'y a point d'influence des ob-jets matériels sur la pensée, mais, bien au contraire,influence occasionnelle de l'esprit sur les sens. Aris-tote avait dit que rien n'entrait dans l'intellect qui nefût auparavant dans les sens, idée sur laquelle Lucrècea basé tout son échafaudage irréligieux, et que notreDelille a exprimé dans ce vers :

Tout entre dans l 'esprit par la porte des sens.

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Leibnitz y ajouta cette restriction nécessaire : Sice ii'est.l'intellect lui-même. En effet, selon les modi-fications que les organes des sens éprouvent des ob-jets extérieurs, la pensée descend dans ces organes,et en perçoit l 'impression. Elle est avertie par lessens dont elle est l 'unique régulatrice ; elle n'est pointproduite par leur action ; ce n'est pas le sens quiaperçoit, c'est l 'âme qui aperçoit par lui.

Une émotion morale ne résulte point d'une im-pression externe : cette impression, uniforme pourles organes de plusieurs hommes constitués de lamême manière, affecte l'un différemment que l 'autre;c'est que l 'âme est là qui s'approprie différemmentl'impression ; dans le son de voix de l'objet aimé elletressaille; à la vue d'un horizon lointain, elle rêvedélicieusement; c'est la perception qui fait que la sen-sation a un siège; or, celle-ci appartient au corps, etl 'autre à l 'âme seule. L'homme est tout entendementet volonté; et ces deux facultés ne naissent point desorganes : elles les dirigent au contraire; ces lèvress'ouvriraient-elles pour nous émouvoir, si la penséen'y mettait les paroles éloquentes que la matière n'apoint apprises? Ces mains connaîtraient-elles lesétreintes de l 'amitié, si l'affection ne leur imprimaitleur action ? C'est donc l'âme qui voit dans l'œil, quiécoute dans l'oreille, qui sent enfin dans tous les or-ganes.

On s'étonne qu'une théorie si simple ait pu êtreméconnue, et qu'une science superficielle nous ait

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persuadés longtemps que toutes les impressions mo-rales naissaient de la sensation seule; ainsi, aimer,c'était sentir; prier, c'est sentir aussi sans cloute! etvoilà d'où vient cette malheureuse habitude de cher-cher une théorie physique dans l'explication de tousles phénomènes intellectuels. Si l'homme n'était quesensation, il serait un automate : nous sommes passifsdans la sensation; mais la perception est une puis-sance morale, et, par conséquent, elle est active;ainsi, dans le phénomène que les idéologues donnentcomme la cause unique de nos idées, je vois deux ac-tions bien différentes, je vois le concours de deux fa-cultés bien distinctes. Dans tout acte corporel, je neme borne pas à sentir, je compare ; or, dans cettecomparaison est la part certaine d'un agent différentde celui qui reçoit passivement l'impression. Danstoute action, l'âme agit successivement, bien qu'elleparaisse le faire simultanément, comme s'il n'y avaitqu'une cause de son mouvement : la pensée précèdela parole, et la volonté précède le mouvement.

Dans le siècle même où la métaphysique des sensa-tions a été réduite en corollaires, et enseignée dansles écoles comme quelque chose de rigoureusementdémontré, l'auteur à'Emile lui a donné un démentiformel en niant le principe sur lequel elle s'appuyait.« Apercevoir, dit-il, c'est sentir; comparer, c'est ju-» ger ; juger et sentir ne sont pas la même chose ; par» la sensation les objets s'offrent à moi séparés, {so-ft lés; par la comparaison, je les remue et les trans-

is*.

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» porte, pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre» pour prononcer sur leur différence et sur leur si-» militude. » Le moi trouve donc encore un asile dansl'homme hors des sens. L'imagination, l'espérance,tout le monde moral, enfin, a donc une autre exis-tence que celle qu'il paraît tenir de l'impression desobjets du dehors sur nos organes. La religion, quiest la nourriture des âmes sensibles, l'espérance, quiconsole tant d'infortunés, ont une autre garantie quecelle que leur laissait une science qui, ne découvrantrien hors des sensations, donnait à peu près à croireque tout finissait avec elles. « On ne peut citer aucun» cas, dit Dugald Stewart, où la sensation et l'intelli-» gence paraissent résulter d'une combinaison de mo-» lécules matérielles. » (Esquisses de philosophiemorale.)

Il y a donc une puissance morale en nous; et cettepuissance, à laquelle obéissent les organes du corpsau moyen de la volonté, modifie quelquefois ces mê-mes organes sans que l 'homme en ait la conscience ets'aperçoive que sa volonté y ait une part quelconque.Tous les médecins reconnaissent l'influence du moralsur le physique : En at tr ibuant cette influence à uneimagination frappée, on avoue, par le terme même,ce qu'on refuse de reconnaître; en effet, l'imagina-tion, quelque définition qu'on en donne, se trouvetoujours être en dernière analyse un agent moral. Lesmots ne décréditeiit pas toujours les choses qu'ilssemblent combattre.

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Le médecin avoue que telle ou telle passion opèresouvent sur le malade un changement remarquable;or, ce changement est le fruit d'une puissance morale :ici le corps est mû par quelque chose d'incorporel.Le médecin expliquera ces effets par les divers mou-vements des fonctions animales; mais son explication,toute technique et toute rigoureuse qu'elle parait, serainsuffisante, h moins qu'il ne tienne compte, avanttout, du principe qui a causé l'ébranlement ; or, ceprincipe est une idée, un sentiment, quelque choseenfin qui ne tombe pas sous les sens.

Il y a un homme intérieur qui anime et modifiel'homme extérieur : c'est le premier qui ressent de ladouleur à un membre qui a été amputé, et qui par con-séquent li'existe plus pour le second. La vie immaté-rielle ne souffre point de divisions : elle est tout entièreau sanctuaire de l'être, mais elle se manifeste diffé-remment chez un sujet que chez un autre. Ce membreamputé, qui ne reparait plus chez certains individusdes premières classes du règne organique, se repro-duit chez quelques-unes des classes inférieures. Ceque nous prendrions pour un miracle est ici un effetordinaire, tant il est vrai qu'il y a dans la nature desmerveilles qui réalisent presque toujours ce que de-mande l'imagination la plus exigeante.

On accumulerait des milliers d'exemples d'actescorporels produits par la seule puissance morale à la-quelle, pour être entendu de tout le inonde, nousdonnons le nom d'imagination. Combien de fois celui

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qui va prendre les eaux n'a-t-il pas obtenu le soula-gement de ses douleurs avant d'arriver au terme duvoyage lointain qu'il a entrepris? C'est qu'il est allé, l'i-magination frappée, et que cette même imagination l'aguéri. On cite cet homme qu'on conduit à l'échafaud;à l'instant même arrive l'ordre de le laisser aller, et iltombe mort de la joie qu'il éprouve. Le fils de Crésusretrouva dans sa piété filiale la voix que la nature luiavait refusée. Que de fois le simple cachet d'une lettreimpatiemment attendue n'a-t-il pas suffi pour boule-verser les âmes les plus intrépides? Qui ne connaîtpas cette maladie toute morale, la nostalgie, qui rem-plissait jadis nos hôpitaux de jeunes soldats que le feude l'ennemi avait respectés?

Cette force morale qui fait souffrir, est aussi cellequi dérobe l'être à la sensation de la douleur. Dansl'effervescence du moment, le guerrier ne sent pointles blessures qu'il reçoit, et sa vue est avertie du malavant que le membre blessé l'ait communiqué au sen-sorium : ce n'est pas que le sensorium n'ait été averti,mais employant en un autre sens le système nerveux,l'homme était inaccessible à la douleur. C'est ce mêmephénomène qui se présente à nos yeux, d'une manièreplus frappante encore, chez ces personnes qu'une forteexaltation d'esprit conduit à affronter les maladiescontagieuses dont elles n'éprouvent aucun effet. Onconnaît le dévouement de Belzunce à Marseille; oncitera toujours les pestiférés de Jaffa touchés par Na-poléon et Desgenettes; on se rappellera, enfin, la con-

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dnitc généreuse des médecins français à Barcelonne.Voici comment deux de nos meilleurs poètes ont

peint le héros de l'armée d'Egypte dans la circon-stance que je viens de rapporter :

On vit dans ce moment le magique docteurPorter dans chaque plaie un doigt consolateur;

Au souille du malade il mêlait son haleine,Découvrai t les tumeurs qui se cachent sous l'aine,El dans ce temple impur , Dieu de la guérison,

II promettai t la vie en touchant le poison.

(Napoléon en Egypte, par MM. Barthélémy et Mcry. Chant 7e.)

Si cet exemple de médecine spirituelle était con-testé, sous prétexte que la poésie n'est pas compé-tente dans celte matière difficile, nous renverrions lelecteur h un ouvrage dont l'exactitude ne pourraitêtre mise en doute. Je veux parler de VHistoire mé-dicale de l'armée d'Orient, par Desgenettes.

« Puisque l ' imagination, dit M. Droz, peut boule-» verser nos formes physiques, pourquoi ne pourrait-» elle pas dans certains cas les rétablir? Parmi des» guérisons presque incroyables et que plusieurs per-» sonnes assurent avoir vues, et citent comme mira-» culeuses, sans doute, il en est de réelles que l'exal-» talion d'une faculté puissante a suffi pour pro-» duire. »

Là-dessus, l'auteur de Y Art d'être heureux citece fait : Pendant le siège de Lyon, lorsque des bombestombèrent sur l'hôpital, des paralytiques épouvantésse levèrent et s'enfuirent.

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Les commissaires de l'Académie des Sciences nom-més pour l'examen du magnétisme, convinrent qu'ilsont vu l'imagination exaltée devenue assez puissantepour opérer des crises, les faire cesser, et faire perdre,en un instant , la parole. On trouve dans leur rapportces expressions remarquables, transcrites textuelle-ment : « Ce que nous avons appris, c'est que l'homme» peut agir sur l'homme à tout moment, et presque à» volonté, en frappant son imagination; c'est que» l'action que l'homme a sur l'imagination peut être» réduite en art, et conduite par une méthode sur» des sujets qui ont la foi. » — Ambroise Paré, Boé-rhave, et beaucoup d'autres médecins ont cité desexemples de guérisons produites par le seul secoursde l'imagination. Le premier de ces docteurs célèbresprocura des sueurs abondantes à un malade, en faisantpasser à ses yeux une drogue innocente pour un su-dorifique. Une volonté forte, dit Droz, peut nous ga-rantir de quelques maladies et hâter la gnérisori decelles qui nous atteignent. La force du moral, ajoute-t-il, se communiquant au physique, l'aide à repousserla contagion. Un médecin célèbre disait plaisamment :« Je serais mort tout comme un autre, si je l'a-

» vais voulu. » Ces paroles, réduites à leur vrai sens,sont un témoignage non suspect rendu à cet empirede la volonté sur le physique. Pechlin, Barthès ontété jusqu'à dire que l'extrême désir de revoir unepersonne aimée pouvait retarder la mort. On ne con-clura pas de ces paroles une théorie nouvelle de l'im-

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mortalité, mais l'aveu d'une force morale qui peutdevenir remède.

C'est cette force que Condorcet appelle en témoi-gnage quand il essaie de prouver que la philosophiestoi'que qui échappait à la douleur était dans la nature.« Les Stoïciens, dit-il, jugèrent avec raison que l'on» ne, pouvait opposer aux maux où nous a soumis la» nature, un remède à la fois plus utile et plus sûr» que d'exciter dans notre âme un enthousiasme dii-» râble qui, s'augmentant en même temps que la dou-» leur, par nos efforts pour nous raidir contre elle,» nous y rendît presque insensibles. » L'autorité dece philosophe n'est pas suspecte dans la matière quinous occupe. Si une explication mécanique de ce phé-nomène s'était offerte à son esprit, on peut être per-suadé qu'il n'aurait pas manqué de la produire.

Combien de remèdes de charlatans ont produit deseffets dont l'analyse chimique a démontré l'impossi-bilité? Sans doute il y avait impossibilité d'une actionréelle de tel objet sur tel organe; mais il y avait in-fluence certaine de l'âme du malade sur son corps : ilprenait le remède avec une confiance sans bornes, etcette confiance toute morale produisait un effet toutmatériel. Cette confiance était une force, une puis-sance; c'est celle que reconnaît le médecin quand ils'écrie si souvent au lit du malade : « Courage ! cou-rage ! » II sait bien que la volonté ferme du moribondest pour quelque chose dans la cure que l'art veuttenter. « Ils savent aussi, dit Montaigne, qu'un des

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» maîtres de ce métier leur a laissé par écrit qu'il» s'est trouvé des hommes à qui la seule vue de la» médecine fa&ait l 'opération. »

L'influence d'une âme sur une autre âme est aussiincontestable que celle de l'âme sur le corps. Que defois le médecin n'a-t-il pas observé sur le malade leseffets de sa présence ? Quels sont les pères et les mèresqui ne déposeront pas ici des impressions réelles qu'ilsoccasionnent sur leurs enfants? l'n grand capitaineélectrise d'un mot ceux qui l'approchent : d'un espritpusillanime il fait une âme courageuse qui affronte lepéril et ne sent plus la douleur. Il y a une inf luencespirituelle ici, qu'il est impossible de méconnaître.Nos âmes se jo ignent , parce qu'elles sont de mêmenature. Ce sont les personnes qui ont le.plus d'âmequi entraînent le plus vivement les autres. Tacite rap-porte que Vespasien se servit de cet ascendant irré-sistible qui entoure la puissance pour guérir, enEgypte, deux infirmes qui lui furent amenés.

Il a pu y avoir quelque chose de vrai dans les effetsdont les exorcismcs ont été suivis : la superstition nelaisse pas que d'avoir elle-même une force moraledont les résultais sur le corps sont incontestables.L'erreur la plus grossière a des suites. L'esprit atten-tif à une prophétie qui le concerne peut la voir seréaliser. La puissance morale de l 'âme sur l'âme estprodigieuse, et les dangers même qui en sont les fruitsdéposent précisément de sa propre grandeur. Il n'yaurait pas besoin de tant veiller sur l 'exercice de nos

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pouvoirs, s'ils étaient d'une origine matérielle : lescorps ne se pénètrent point mutuellement. Le contactne produit point la fusion de l'un dans l'autre.

Mais cette puissance qu'exercé l'âme d'un individusur son corps, cette puissance qu'elle reçoit d'un au-tre, d'os se tire-t-elle? La raison et la philosophierépondent à cela que c'est d'ailleurs. L'homme n'estpoint la source de la vie, il en est seulement l'or-gane; il n'est point le principe de la puissance imma- •térielle, il en est seulement le réceptacle . Cette puis-sance nous paraît comme dépendante de nous-mê-mes; nous croyons l'avoir eu nous, nous nous ima-ginons la transmettre par le seul usage de notre vo-lonté; mais cette volonté puissante nous est donnéeseulement pour que nous soyons des organes libres dela vie : sans ce don précieux, nous serions des auto-mates. La puissance que nous exerçons est communi-quée, et nous méritons ou déméritons, selon le libreusage que nous en faisons. C'est une vérité philoso-phique sur laquelle n'a aucune prise la science del'homme physique. Sans cette condition de notre na-ture, l'influence divine descendrait dans l 'hommecomme dans un être inanimé ; f\ y aurait bien récep-tion, mais non pas conjonction.

Si la vie qui descend dans l'homme ne lui semblaitpas, en effet, lui appartenir en propre, il n'y auraitaucune moralité attachée à ses actions : vertueux sausmérite et coupable sans remords, il n'aurait rien quiappartint h la n a t u r e i n t e l l i g e n t e . Supposez, au cou-

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traire, cette volonté indépendante communiquée à unêtre qui, néanmoins, reçoit tout d'autre part, n'est-ilpas vrai que le libre usage de cette faculté constitueratoute la noblesse de sa nature? En l'anéantissant de-vant l'Être qui lui a donné la vie, il se reconnaîtrason débiteur, le culte sera la suite de ce sacrifice librede l'homme.

C'est cette idée qu'a si bien sentie J.-J. Rousseau,quand il s'est écrié avec tant d'éloquence : « Être des» êtres, je suis, parce que tu es; le plus digne usage» de ma raison est de m'anéantir devant toi : c'est» mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma« faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.»L'auteur de la Philosophie de l'Histoire, Herder,s'exprime ainsi : « Fait pour la liberté, l'homme n'a» pas été destiné à être le siège d'imitation d'êtres su-» périeurs; mais partout il est conduit à cette heu-» mise opinion, qu'il agit de lui-même. »

L'homme reçoit tout ; les impressions des objets ex-térieurs, par les sens; la puissance immatérielle, dansles facultés morales qui en sont les réceptacles. Lesaffections et les pensées descendent dans l'esprit hu-main selon l'état de réception de celui-ci. Ainsi, il ya influence de l'autre monde sur nos facultés morales,comme il y a influence de ce monde-ci sur nos organesphysiques. L'homme n'est pas un être détaché qui aitle pouvoir de créer, il reçoit et combine les élémentsqu'il a reçus.-L'enthousiasme descend d'en haut-,comme l'exprime l'ét\ mologie du mot qui signifie Dieu

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en nous; l'incomplète métaphysique des sensationsn'expliquera point comment cet état est produit parle contact de nos sens avec les objets extérieurs. Ceux-ci auront pu être l'occasion d'une inspiration subite,mais ils n'en auront pas été la cause.

Si la morale, aussi bien que la vie physique, n'étaitpas communiquée à l'homme, il la posséderait par lui-même et alors il serait Dieu. Une vie indépendantequi ne puise qu'en elle, une vie qui se suffit à elle-même, n'appartient qu'à l'Être unique et seul néces-saire; nos affections s'échauffent au foyer divin, nospensées se rectifient à la clarté du flambeau suprême.Si on refuse de s'en approcher, on s'aveugle soi-même. Les pythagoriciens, qui connaissaient ces mys-tères de l'âme, s'appelaient les vivants, par oppositionaux autres hommes plongés à leurs yeux dans les ténè-bres de la mort. C'est en ce sens que l'Écriture appelleaussi morts ceux qui ne participent pas à cette vie mo-rale. « Laissez aux morts, disait Jésus-Christ à ses dis-» ciples, le soin d'ensevelir leurs morts. » Rousseaules appelle énergiquement des âmes cadavéreuses.

Il y a donc une source commune de vie pour tousles êtres : cette source, je l'appelle Dieu. Malle-branche (1) le définit, avec une grande raison, le lieu

(1) Richer approuve ici l'idée de Mallebranche, parce qu'il se l'ex-plique au moyen de la théorie des degrés, dont ce métaphysicien n'a-vait aucune connaissance. Sans cette théorie, l'opinion de Mallebranchapeut être dangereuse, et a été justement critiquée ; mais, développée parla théorie des degrés de Swedenborg, elle n'offre plus aucun danger, etest au-dessus de toute critique sérieuse.

(Noie de l'éditeur.)

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des esprits, comme l'espace est le lieu des corps. Pla-ton disait qu'il était impossible d'exercer quelque ac-tion sur les hommes, si l'on n'était assisté d'une puis-sance supérieure. L'homme a bien la volonté d'agirpar lui-même, comme nous l'avons dit plus haut;mais cette vérité, qu'il ne peut rien sans l'assistancedivine, est si bien gravée dans tous les cœurs, que lesimposteurs eux-mêmes sont obligés d'avoir recours àelle, et de se donner comme des envoyés du Très-Haut, alors même qu'ils agissent dans un sens diffé-rent de celui de l'influence divine. L'hypocrisie prouvela vertu, comme l'exception prouve la règle; ainsi, letémoignage des imposteurs confirme lui-même l'opi-nion qu'un Dieu descend dans l'âme humaine pour larendre l'agent de ses volontés.

Plus on s'approche de la divinité, plus le génie s'a-grandit, plus l'homme s'élève. D'Alembert remarqueque tout homme qui parle de Dieu et de l'âme avecconviction devient aussitôt éloquent. Plus près de sasource, il prend plus de forces, et son éloquence estla suite d'un commerce pins intime avec cet ordre dechoses immatérielles que nous nions, parce que nousne le cherchons jamais où il est. Pythagore avait re-marqué ce phénomène observé si souvent depuis lui,que dans un temple l'homme, pénétré de la présencedivine, prend, pour ainsi dire, un nouvel être. Pla-ton, Sénèque, Marc-Aurèle, des philosophes de tousles siècles, nous répètent que c'est d'en haut que des-cendent les dons qui brillent chez certains hommes,

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et en font des êtres supérieurs à ceux de leur espèce.L'histoire sacrée nous donne un exemple de cette mé-tamorphose : Les apôtres, après avoir reçu en euxl'Esprit Saint, devinrent des hommes nouveaux. Leurascendant fut tel, que, communiquant aux autres lapuissance céleste dont ils étaient remplis, ils exer-çaient à leur égard cette médecine spirituelle dont leslivres sacrés constatent les effets.

En citant les apôtres, je ne dois pas oublier de faireremarquer que, dans la thèse qui m'occupe, je consi-dère comme prouvés les témoignages historiques dontje m'appuie. Si un physiologiste les contestait, il sor-tirait de sa science, et sa dénégation ne serait d'au-cune valeur. C'est à la critique historique à détruireici des faits dont une science étrangère n'est pas juge.Je ne prendrai pas Àbbadie pour arbitre des opéra-tions d'un disciple d'Hippocrate ; mais je commettraisune aussi grande faute en pensant que celui-ci a puisédans son expérience tout le raisonnement nécessairepour détruire d'un sourire le résultat des travauxd'un critique de profession. Voilà les faits. Si vous lesrejetiez, il n'y a plus de discussion possible. Si vousles admettez, au contraire, substituez alors une théo-rie plus vraisemblable à celle que je vous expose.

L'existence d'un autre monde dont l'influence mo-difie la nôtre, est une chose avouée par tous les hom-mes qui pensent. La nature ne produit rien d'elle-même; elle n'est que le plan sur lequel la vie opère.La vie est en dehors d'elle, bien qu'elle ne fasse qu'un

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avec elle, comme l'âme de l'homme est distincte elle-même du corps qu'elle anime et avec lequel elle pa-raît s'identiiier. L'ordre et la sagesse qui régnentdans l'univers ne sont point le fruit de la réunion for-tuite des parties dont il est composé. Ce qui n'a pointen soi l'intelligence ne la manifeste point.

Il y a une influence réelle de quelque chose sur l'es-p r i t ; or, comme il ne peut y avoir d'influence de lanature sur la nature, il faut donc que celle dont nousparlons vienne du principe même de toutes choses.C'est si bien dans le monde spirituel que les anciensont reconnu les causes de tout, que le mot même deMânes, selon Festus, a été donné aux esprits, parcequ'on croyait que tous les objets terrestres étaientsoumis au pouvoir des ombres, et qu'il sortait d'ellesdes émanations qui se répandaient sur tout : Mânesr/nia ab eis omnia manantur. A ce témoignage de lacrédulité superstitieuse, on peut ajouter celui de laScience éclairée : « II résulte pour l'homme, dit Ca-» banis, l'idée d'une sagesse qui a conçu les ouvrages» de la création, et d'une volonté qui les a mis à con-» tr ibution, mais de la plus haute sagesse et de la» volonté la plus attentive à tous les détails exerçant» le pouvoir le plus étendu, avec la plus minutieuse» précision. »

Cette sagesse si haute, cette volonté si attentive,l'homme a été créé pour les comprendre et les com-muniquer. Si les idées qu'on se fait de la d iv in i t é neépondent pas toujours à cette assertion, c'est qu'elles

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ne sont pas exactes. Le principe de ce monde, d'oùproviennent toutes les influences possibles, ce prin-cipe est Dieu, et l'homme est le récipient de la puis-sance divine. La suprématie de l'homme, dit Bacon,n'a pas d'autre fondement que sa ressemblance avecDieu. Chaque homme a en lui ce réceptacle par lequelil devient l'image de Dieu, par lequel d'animal sensi-tif, il devient animal religieux : c'est le privilège quile distingue de la brute; c'est le titre imprescriptiblede son excellence. Tous les philosophes ont reconnuun principe supérieur qui nous inspire nos pensées.Les mouvemenls matériels ont des causes qui dépen-dent du cours ordinaire des lois de la nature, ceux del'homme proviennent d'un ordre supérieur.

Destiné à régner sur les animaux, l'homme a desrelations plus intimes qu'eux avec la Puissance qui atout créé. Plus il s'unit intimement à elle, plus il ac-quiert de force morale. Si nous n'avions pas en nousquelque élément de sa nature, nous ne pourrions notisassimiler à elle; nous la contemplons, dit un grandphilosophe, parce que notre pensée est une de ses étin-celles; une attraction nous porte vers elle comme versnotre centre. Dans le dénùment, nous nous sentonsconsolés en nous rapprochant de Dieu; dans la fai-blesse, nous éprouvons que nous sommes plus forts.A mesure que nous nous en éloignons, au contraire,nous nous sentons plus seuls, moins énergiques. No-tre confiance en lui est la source de notre vigueurmorale; notre éloignement de lui est la cause des se-

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cheresses de cœur et de ces vides insupportables dontla vie purement matérielle est remplie.

•Cette vérité paraîtra incontestable, si, au sentimentde la divinité dont nous nous faisons une idée si faussed'ordinaire, on substitue un amour dominant quel-conque. Sans cet amour, l'homme ne se meut plus,parce qu'il n'a plus de motif pour se mouvoir. L'en-nui qu'il éprouve atteste qu'il s'est séparé de la vie;ce que je dis de plus ici que tous les moralistes, c'estque cet amour régnant qui fait vivre prend sa sourcedans le monde immatériel d'où dérive tout principede vie. Recueilli dans le grand être, le génie y acquiertdes lumières surnaturelles. Cicéron avoue que nulesprit ne peut s'élever sans quelque divine inspira-tion. Sénèque ajoute que tous les grands génies com-muniquent avec Dieu. Tant que l'homme est privé decet aliment de première nécessité, ses facultés sontinactives.

Uni à Dieu par essence, pourquoi Dieu ne le serait-il pas dans l'action ? Si cela n'était pas possible, leCréateur aurait trompé l'homme en lui donnant l'es-poir, l'Ecriture le tromperait encore en lui en faisantla promesse. Dieu ne se communique qu'à ceux qui sedévouent à lui. Donne de ta vie, dit Saint-Martin, situ veux recevoir de la vie.

C'est donc par la prière et l'abnégation de soi-même que l'homme entretient avec Dieu ce commerceineffable, nécessaire à la vie intellectuelle et à l'actionphysique qui en est le résultat. Par ces deux moyens,

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il devient de plus en plus apte à la réception de l'in-fluence divine. Ainsi existe pour lui une médecinespirituelle, dont la prière est l'agent. Quelque ridi-cule qu'on prête à cette assertion, toujours est-ilqu'elle résulte invinciblement de tout ce qu'on vientde dire. Il y a une action prouvée de l'âme sur lecorps, une seconde de l'âme sur une autre âme;enfin il y a influence de la puissance créatrice surl'homme. Ces phénomènes que produit l'âme sur uneautre doivent donc être d'autant plus remarquables,que l'âme agissante puise plus de forces à sa sourcevéritable. Plus le commerce entre Dieu et l'hommeest étroit, plus celui-ci acquiert de puissance et d'é-nergie; plus il s'identitie avec l'Auteur de toutes cho-ses, plus il en devient complètement l'organe.

Il y a, dans cette circonstance, la part d'un autremot décrédité, mais dont il faut pourtant bien se ser-vir , je veux parler de la grâce. Salomon et Paul di-sent que le don de la guérison n'est pas accordé àtout le monde. Sans entrer dans le mystère des vuesde la Providence à cet égard, ne nous est-il pas per-mis de supposer que l'âme religieuse qui n'obtient pasce don, dans les circonstances favorables au rétablis-sement de la santé, ne s'est pas identifiée assez com-plètement avec son Auteur, n'a pas prié avec assez deconfiance et de persévérance. Tout ce que vous de-manderez, dit Jésus - Christ, vous sera accordé.Frappez, et il vous sera ouvert.

J'ai dit que l'abnégation de soi-même et la prière

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étaient les deux plus puissants moyens pour arriverà cette communication intellectuelle par laquellel'homme reçoit de Dieu la puissance. Ce point n'estpas difficile à prouver ; et, comme tout ce que j'ai ditjusqu'ici, cette démonstration appartient de droit à laphilosophie. L'auteur de VArl de perfectionnerl'homme consacre le Chapitre huitième de la Sectiontroisième du troisième Livre de son ouvrage, à prou-

' ver que l'abnégation de soi-même est la principalesource de l'élévation de l'âme. L'homme n'est rienpar lui-même, tout lui a été donné, et moins il puiseà la source d'où il a tout reçu, plus il s'en rapporte àlui et devient faible et borné. C'est en ce sens que l'or-gueil est de toutes les passions du cœur humain cellequi l'abaisse le plus, en lui donnant l'espoir de s'éleverdavantage. Mme de Staël a dit, avec beaucoup d'esprit,de cette passion, que c'était un sentiment qui se fai-sait le chevalier de l'homme pour mieux le perdre. Ontrouve dans les philosophes arabes, cités par Kelephben Nathan, cette pensée frappante : « Prenez le che-» min royal de l'abnégation et de l'anéantissement. A» force de battre ce chemin, où l'on ne voit encore» rien, on arrive à cette retraite secrète où il n'y a» plus que Dieu seul. »

En se détournant de Dieu, en s'en rapportant à sesseules forces et à ses seules lumières, l'homme tombedans l'erreur et le mal. La sphère de l'âme est lumi-neuse, dit Marc-Aurèle, lorsqu'elle ne s'étend et nes'attache à rien du dehors, lorsqu'elle ne se dissipe

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pas; alors elle brille d'une lumière qui lui découvrela vérité de tout. L'auteur de Ylmitation de Jésus-Christ, qui compte parmi nos plus grands philoso-phes et nos moralistes les plus sublimes, rend partouthommage à cette vérité. « Le mérite de l'homme, dit-» il, consiste à s'anéantir plus parfaitement et plus» profondément en soi-même. Si je perds tous les» sentiments de moi-même, si je m'abaisse, si je m'a-» néantis, si je me réduis jusqu'à la cendre et la» poussière, comme c'est en effet tout ce que je suis,» votre grâce, Seigneur, me sera favorable et votre» lumière luira dans mon cœur. » La raison pour la-quelle, dit le même auteur, il y a si peu d'hommesvraiment libres et éclairés au dedans de l'âme, c'estqu'ils ne sauraient renoncer entièrement à eux-mêmes.Fénélon ajoute à ces idées ces pensées remarquables :« II faut que notre volonté disparaisse pour laisser à» celle de Dieu l'autorité d'agir en nous. Il faut cesser» d'être, pour être quelque chose, tant il est vrai que» nous ne sommes rien. » C'est en ce sens que Y Orai-son Dominicale, la plus sublime des prières, nousdit de ne demander autre chose à Dieu, sinon que savolonté soit faite. « Dans ma confiance en toi, s'écrie» l'éloquent auteur d'Emile, le suprême vœu de mon» cœur est que ta volonté soit faite; en y joignant la» mienne, je fais ce que tu fais, j'acquiesce à ta bonté ;» je crois partager d'avance la suprême félicité qui en» est le prix. »

L'Évangile nous dit que c'est quand on meurt à soi-

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même qu'on renaît d'en haut . Quand on croit se suf-fire complètement, on ne cherche pas la force et lalumière ailleurs qu'en soi seul ; quand le cœur estplein de désirs qu'il caresse et qu'il nourr i t volon-tiers, il ne laisse plus de place pour antre chose.C'est quand ou croit n'être rien, qu'animé par legrand esprit qui dirige la nature, on est capable detou t ; c'est quand on se croit quelque chose que, ré-duit à soi seul, on n'est vraiment rien. Milton, dansla harangue que l'esprit des ténèbres tient aux angesdéchus, lui fait dire ces paroles : Noire puissancerient de nous. Tonte la cause de la chute de Satanest là.

Étrangers aux choses morales, la plupart deshommes ne se font pas, non plus, une idée assez justede l'efficacité de la prière. Ce n'est point une vaineformule que cet élan sincère de l'âme vers son Auteur.Saint-Martin la déf ini t , d'une manière sublime, larespiration de l'âme. En effet, c'est là seulement quel'homme puise l'existence. Elle purifie tout pour lui ;elle redresse nos penchants; elle opère partout uneaction morale capable de régénérer l 'homme. Vousattribuez une puissance incontestable à cette facultéimmatérielle que vous désignez sous le nom d'imagi-nation; combien, à plus forte raison, ne devez-vouspas en accorder une plus complète à cette prière ducœur qui entraîne, qui subjugue tout l 'homme, quiprend à ses yeux le caractère d 'une passion dévoranteque nul aliment ici-bas ne peut satisfaire?

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Si la puissance divine se communique à l'hommequi abuse de cette puissance pour tout rapporter àsoi, combien son action n'est-elle pas plus vive chezcelui qui l'implore avec ardeur pour lui tout rappor-ter! Par la prière, l'homme est modifié au physiquecomme au moral; son ascendant sur ses semblablesest accru, son intelligence se développe; éclairé lui-même, il devient capable de porter la lumière chezles autres; fort de sa conviction, il verse en d'autresâmes cette confiance sans bornes qui redouble l'acti-vité vitale. Tant de facultés morales, nourries souventd'illusions et de mensonges, ont une puissance réelle,comment n'avouerions-nous pas le pouvoir de la prièrequi prend sa force au centre unique de toutes les forcespossibles ?

Ce n'est point une chimère que cette consolationsi douce que fait éprouver dans l'âme la prière exau-cée ! On sent qu'on a été écoulé, quoique, plongé dansce corps mortel, on n'ait point entendu la réponse.L'espérance qu'elle fait naître n'est pas le fruit dudélire. Il y a là quelque chose de certain, bien quel'organe manque pour le découvrir. Un écrivain denos jours n'a pas cru abaisser son esprit devant cesmatières, en s'exprimant ainsi :

La prière qui monte aux pieds du Tout-Puissîint,Chaîne d'or de la terre et du monde invisible.

(DARU. EpUre sur les facultés de l'homme.)

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l!)4 DE LA MÉDECINE

Entre plusieurs, la prière est plus puissante. Cha-que homme accroît sa force individuelle de la forcegénérale. ?>ous nous sentons comme soutenus pard'autres âmes qui partagent les mêmes opinions et lesmêmes sentiments que nous. On dirait qu'il y a unesorte d'attraction, par laquelle les âmes, se réunis-sant, s'assimilent les unes aux autres. La gravitationa des lois dont le monde moral nous présente l'em-blème. Un corps obéit d'autant mieux à la pesanteuruniverselle qu'il est formé d'un nombre plus considé-rable de molécules matérielles. La réunion de plu-sieurs hommes forme également un corps moral dontl'action est en raison du nombre. L'Évangile le faitpressentir : Jésus-Christ nous a dit que quand nousaérions plusieurs rassemblés en son nom, il serait,au milieu de nous.

On se fait généralement des idées si étroites desmatières de haute philosophie, qu'on ne conçoit laprière que comme un acte du culte, prescrit commetous les autres, et auquel on se soumet par devoir. Ily a dans l'homme une surabondance de vie morale quilui fait trouver dans l'accomplissement de tous lesdevoirs autre chose que ce que le devoir enseigne. Ilest bon d'être charitable, sans doute; mais demandezà un Vincent de Paule si son active charité s'en tientlà? Il est convenable d'aimer ses amis ; mais interrogezl'amitié sincère, et elle vous dira s'il n'y a pas autrechose dans le sentiment que ce que le devoir nous or-donne comme une convenance? H faut préférer l 'objet

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aimé à soi-même, nous dit la stricte morale; et cesdévoûments sublimes dont nous parle l'histoire ont-ils attendu, pour éclater, cette maxime si juste, maisqui parait si froide à l'amour exalté, qu'il serait tentéde la prendre pour une ironie ?

La prière est comme toutes ces passions : c'est undevoir, sans doute; mais, si ce n'était que cela, qu'elleserait loin de remplir son but ! Elle est à la religionce que l'enthousiasme est à l'étude des beaux-arts.On ne goûte bien ceux-ci que quand toutes les puissan-ces de l'âme s'exaltent pour les sentir dignement; onn'éprouve complètement le pouvoir de la première quequand elle est devenue une passion qui absorbe toutesles autres. C'est alors qu'on ne doute plus de sa puis-sance. Elle passe dans la vie de l'homme, et le trans-forme en un autre être. Elle devient indispensablepour celui qui en a goûté les charmes.

Qui aurait pu, sans elle, arracher ces tendres cœursaux douceurs de l'amitié, aux séduclions de la fortune,aux promesses de l'hyménée ? Quelle puissance y a-t-ildonc dans ce commerce de l'homme avec son Dieu,puisque, par elle, l'homme triomphe de l'amour desoi. Ah ! quand une telle puissance ne tomberait passous les sens, elle ne cesserait pas pour cela de pa-raître prodigieuse aux yeux de celui qui connaît lecœur humain ! Il n'y a point d'influence de l'âme surelle-même, ou d'une âme sur une autre, qui puisseentrer en parallèle avec cette action irrésistible.

Mais, dira-t-on, il n'y a que chez les mystiques,

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196 DE LA MÉDECINE

dont le cerveau est échauffé, que vous trouverez unetelle puissance. C'est encore ici une erreur généralequi provient de l'irréflexion. La prière est naturelleau cœur humain. Elle devance toutes les conventions,pour se trouver dans les occasions solennelles de lavie où l'homme est seul avec sa conscience. Un mal-heur imprévu nous la fait connaître. Le tonnerregronde, et la crainte fait murmurer une prière véri-table à l'incrédulité même. Cet athée, qui dispute sonfils à la mort, se jettera à genoux tout en larmes de-vant elle, pour lui demander sa proie. Quoi ! il y a in-fluence de la prière chez ceux qui même n'ont pas deDieu, et vous ne voudriez pas qu'il y en eût une plusforte chez l'universalité des hommes ! Le premiermouvement de la mère à qui l'on présente son nou-veau-né, n'est-il pas de remercier le ciel? Demandezau marin qui vient d'échapper au naufrage, quel estle sentiment qu'il éprouve dans son cœur, demandez-lui s'il n'a pas prié ?

Les larmes de la reconnaissance ne viennent jamaissans qu'une prière secrète les ait précédées. Cetteprière n'est pas toujours celle des lèvres : c'est celledu cœur qui n'a besoin que d'un élan véritable pourarriver aux pieds du Créateur. Si cette union entreDieu et l'homme n'existait pas, pourquoi, dans lesinstants où le sentiment nous entraîne sans laisser letemps de la réflexion, dans ces instants où un malheursubit ou une joie inattendue remplissent tout à coupnotre âme, levons-nous les mains et les regards vers

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le ciel'!1 C'est que le sentiment moral, plus fort quetous les sophismes d'une raison captieuse, nous ditqu'il est là, ce Dieu que nous implorons; c'est quequelque chose au fond "du cœur nous avertit que nousne sommes pas seuls, qu'une main invisible s'étendpour nous soutenir, qu'il y a toujours près de nousquelqu'un qui nous entend, et à qui nous avons re-cours après même que nous l'avons calomnié. Quelest l'homme qui n'a pas éprouvé ce calme qui succèdeaux passions quand nous rentrons en nous-mêmes!C'est que notre conscience, alors, s'est mise en con-tact avec son Principe; c'est qu'elle s'est unie à lui,et nous a rendus plus forts que nous n'étions.

Qu'on ne dise pas que ce sont des choses qu'on nepeut palper, et par conséquent qu'on ne peut juger.C'est une erreur bien grossière que de s'imaginerqu'il n'y a de certitude dans les sciences que quandon les soumet à la démonstration des sens. La méde-cine, toute physique qu'elle semble, reconnaît plusque tonte autre science cette action immatérielle, sanslaquelle elle ne peut rien. Je transcris ici quelques li-gnes d'un écrit d'un médecin de Paris, de mes amis,et aiUeur d'un ouvrage inédit sur la matière qui nousoccupe :

« Que diraient aujourd'hui la plupart de nos jeunes» et vieux docteurs, s'ils voyaient un Raymond Lulle,» qui s'était attiré la réputation de magicien, à cause» de son grand savoir et de ses guérisons multipliées,» s'ils le voyaient, dis-je, s'agenouiller tous les ma-

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» tins avant de sortir pour voir ses malades? Robert» Sludd, médecin anglais, un des savants les plus» universels que je connaisse, nous a laissé, dans un» de ses ouvrages, plusieurs prières applicables à di-» vers cas de maladies. Si ces médecins ont reconnu» la nécessité de la prière dans l'exercice de leur art,» ils ont donc vu l'action de l'immatériel sur le maté-» rie!? Avant tous, le père de la médecine, le véné-» rabie vieillard de Cos, l'avait obscurément vu dans» le divinitm quid, qu'il trouvait dans toutes les ma-» ladies. J'ai vu, dit Fernel, de absconditis rerum» causis, beaucoup de paralysies, de lèpres et autres» maladies, le désespoir de la médecine ordinaire,» guéries par la prière. »

Le médecin exerce une puissante influence sur lesqualités morales qui ne tiennent en rien à sa science.Celui qui est religieux principalement met l'âme deson malade dans une disposition plus favorable à. l'ac-tion des moyens curatifs de son art. La confiance qu'ilinspire est plus entière, l 'homme souffrant éprouve,en le voyant, un soulagement dont la cause ne doit pasêtre cherchée seulement dans un plus ou moins granddegré d'habileté.

L'auteur iïAnacharsis rapporte que, sur la portedu temple d'Epidaure, on avait gravé cette inscrip-tion : L 'ENTRÉE DANS CES LIEUX N'EST PERMISE QU'AUXAMES PURES. Les magnétiseurs dans le nord, ont sentila nécessité de prier avant de se mettre en communi-cation avec le malade; tant il est vrai que toute action

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de l'homme sur l'homme doit provenir du principedes choses pour arriver à un résultat heureux ! Lesmédecins les plus illustres, parmi lesquels on peut ci-ter Ambroise Paré, terminaient autrefois leurs ordon-nances par cette formule : Ainsi je le traite, Dieute guérisse.

En Egypte, la médecine unie au sacerdoce obtenaitdes guérisons qui tenaient autant à la fonction du prê-tre qu'à la science du médecin. Allez, et ne péchezplus, disait Jésus-Christ aux malades qu'il guérissait.Le péché, en lui restituant cette signification philoso-phique qu'il a perdue dans la langue vulgaire, le pé-ché, considéré comme l'acte de la conscience quirompt les rapports de l'homme et de Die», doit, eneffet, s'opposer à la cure morale dont nous traitonsici. Le châtiment physique est très-souvent, dit ledocteur que je viens de citer, la suite de l'interrup-tion de nos rapports avec la divinité. L'homme quipèche, dit l'Ecclésiaste, tombera entre les mains dumédecin. Énergique manière de s'exprimer et dereconnaître l'influence certaine de l'état moral del'homme sur son état physique !

Il résulte de ce qu'on vient de lire les propositionssuivantes :

1° II y a influence du moral sur le physique, ouautrement de l'âme sur le corps.

2° II y a influence d'une âme sur une autre âme.3° L'âme humaine n'a pas en elle cette puissance :

elle la puise dans son principe qui est Dieu.

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-21)11 DE LA MÉDECINE

4° Le moyen de communication établi entre l'hommeet Dieu est l'abnégation et la prière.

Ces propositions, une fois adoptées, nous condui-sent à cette conséquence, qu'il peut y avoir des gué-risons opérées par la prière. Qu'on ne s'écrie pas,qu'en adoptant une telle conclusion, on tend à fairerétrograder les lumières; ce sont, au contraire, deslumières supérieures qui font arriver à ce résultatqu'une science incomplète refuserait d'admettre. Iln'y a rien de plus ici que ce qu'ont reconnu les spiri-tualistes de tous les siècles. Nier ce qu'on vient dedire, c'est nier les principes sur lesquels s'appuienttoute philosophie et toute religion. Si on n'adopte pasces préliminaires, il n'y a ni discussion philosophiquepossible, ni sentiment religieux probable.

Cet aveu, contre lequel s'élèvent tant de gens, estla suite naturelle d'une science particulière : Celle del 'homme moral et des rapports de celui-ci avec la di-v in i t é ! Cette science a ses démonstrations comme uneautre ; mais, en même temps, elle est si près du cœurde l'homme, qu'elle se confond avec le sentiment re-ligieux sous quelque forme qu'il ait paru jusqu'icidans le monde.

Dans toutes les religions, en effet, il s'est trouvédes personnes plus particulièrement en contact avecia puissance divine, et qui, par elle, ont exercé uneaction réelle sur les autres. L'antiquité fait foi deguérisons opérées par l'imposition des mains, et per-sonne n'a révoqué en doute <;es effets incontestables.

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SPIRITUELLE. 201

La critique la plus judicieuse avoue ces faits, et nousn'en sommes pas rendus encore au point de faire cé-der les faits à nos systèmes. Ce qui n'entre pas dansnos explications peut néanmoins exister, quelque échecque notre science orgueilleuse en reçoive : « Si tu» veux avancer dans l'étude de la sagesse, ne crains» point, dit Épitecte, de passer sur les choses exté-» rieures pour un imbécille et un insensé. »

Les quatre propositions que nous venons d'exami-ner sont à l'abri de toute objection, et j'ose dire quela science qui les combattrait, en voulant se montrerplus sévère, tomberait, au contraire, elle-même dansla superstition ; en effet, cette science qui nous accor-dera les deux premiers points, sans difficulté, ne s'ar-rêterait qu'au troisième; pour elle, il y aurait bienl'action morale de l'âme sur le corps, d'une âme surune autre, mais non l'intervention de la divinité. Lerefus d'acquiescer à cette proposition provient de l'i-gnorance complète du spiritualisme, et d'une idéeétroite de la théodicée. Aux yeux de ces critiques.Dieu serait un être distinct de l'homme, étranger enquelque sorte à son ouvrage après l'avoir créé. La di-vinité, ainsi défigurée, se rapetisse à nos yeux et nousdonne une plus faible idée d'elle-même et de l'homme.Ce Dieu, rélégué dans le Ciel, comme celui d'Épicure,ce Dieu, qu'aucun rapport ne lie à l'être qui le sentet l'adore, est incompatible avec les idées que tous lesphilosophes et toutes les âmes religieuses se sont for-mées de lui.

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202 Dii LA MÉDECINE

Ce Dieu, à distance de son ouvrage, examine de là,eu effet, les automates qu'il fait mouvoir, et tientcompte exact de leurs passions pour les récompenseret les punir au bout de la carrière, sans que ce soitl'homme qui s'approche ou s'éloigne librement de lui.

Que de préjugés pour soutenir une idée aussi ex-travagante ! Si, malgré le témoignage de la conscience,on s'efforce de plier sa raison à une croyance aussiabsurde, on finit par tout rejeter. L'homme qui estdéiste de cette manière ne tarde pas à devenir athée.Le Dieu, qu'il a placé trop loin de lui, lui devientbientôt étranger; il le cherche en vain dans son cœur,il ne l'y trouve plus. Alors, pour lui, s'évanouit l'idéede son âme et de ses sublimes rapports avec son Au-teur : il n'y a plus qu'une chose de solide, ce sontles sens; qu'une chose de vraie, c'est la nature. Si ceque nous n'avons pas vu n'est pas, dit Montaigne,notre science est merveilleusement raccourcie.

Le Dieu que conçoit la philosophie, ce Dieu qu'a-voué la religion n'est pas ainsi : nous ne l'appellerionspas notre Père, si quelque chose ne nous disait qu'ilexiste encore des liens entre lui et nous. Ce n'estpoint un Dieu étranger à son ouvrage : c'est un êtrequi vit, qui sent, qui respire dans la seule de sescréatures qui le comprenne. La base d'une telle phi-losophie est certaine, puisqu'elle est fondée sur lesentiment moral, cette faculté instinctive de l'hommequi rie le trompe jamais. Un Dieu séparé de l'homme,et que l'homme ne retrouve plus dans son cœur, est

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204 DE LA MÉDECINE

comme un mensonge établi par la politique et soutenupar elle. Pour donner l'exemple de la soumission aupeuple superstitieux, pour conserver des places oudes honneurs, pour ménager les hommes, en un mot,nous paraîtrions respecter la religion au dehors, maisau dedans nous nous en affranchirions comme d'unjoug incommode. Satisfaits de paraître religieux,nous nous empresserions fort peu de l'être en effet.

Demande/, à cette âme ardente à qui les choses dela terre ne peuvent plus suffire, si c'est ainsi qu'elleconçoit la religion ? Demandez à cette veuve inconso-lable qui se prosterne sur le pavé de nos temples, sic'est ainsi qu'elle conçoit la prière? Ah! toutes lesâmes sensibles déposeront ici en faveur d'une religionqui fait de Dieu le Père commun des hommes, qui faitde la prière le moyen de communication direct établientre la terre et lui ! Par degrés, dit Mme de Staël, l'onparvient à sentir son Dieu près de soi comme ami.

Avouons-le donc, si nous rejetons les guérisonspar la prière, c'est moins parce qu'elles nous donnentune plus petite idée de l'homme et de Dieu, que parcequ'elles dérangent au contraire les systèmes circon-scrits que nous nous sommes formés sur cette ma-tière. On ne veut croire qu'à un Dieu sourd à nos vœux,comme la nécessité; on veut que ce Dieu ait ordonnéune fois, comme dit Sénèque, pour obéir toujours : Se-mé Ijnssil, semperparet. Alors ce qui paraît contraireaux lois générales qu'il a tracées à la matière, nousle taxons de chimère. Ce Dieu est tellement dist inct

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un être de raison que la raison peut rejeter. Aucuntémoignage n'affirme son existence, puisqu'au lieude dépendre de rapports sentis et reconnus, elle sedéduit simplement de systèmes pins ou moins vrai-semblables. C'est le cas de répéter ce vers si vrai deVoltaire :

Si Dieu n'est pas dans nous , il n'exista jamais .

Que seraient les prières adressées à un tel Dieu ?de vains sons qui iraient frapper les airs, et qui, sor-tant de nos lèvres, n'auraient aucune puissance pournous modifier, pour nous rapprocher de notre uniquesource? Ces prières seraient des mots, ce ne seraientpas des sentiments. Je me les représente, non commela prière boiteuse d'Homère, qui monte au moins versJupiter, mais comme celles que peint Dorât dans ladescription du temple du Destin :

Les vœux secrets, la prière, la plainte.

Et notre encens, détrempé de nos pleurs,

Viennent , h é l a s ! comme a i l l e n t de vapeursSe dissiper autour de cette enceinte.

Le commerce ineli'ablc que la religion établit entre•l'homme et son Auteur serait alors une affaire de purediscipline, dont notre esprit ne concevrait pas lacause : nous nous en acquitterions comme d 'une obli-gation au bout de laquelle est une récompense. Pre-nant une idée de plus en plus vulgaire de nous-mêmeset du cul te , nous en viendrions à considérer celui-ci

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de l'univers qu'il a créé, que ne s'identifiant en au-cune manière avec lui, les effets produits dans lemonde sont nécessairement des choses calculées oudes miracles. Pour les gens qui pensent ainsi, il n'y apoint de milieu. Les guérisons qu'opéré la médecinespirituelle ne pouvant être à leurs yeux que des mira-cles, ils les nient, et semblent s'applaudir de leur né-gation, parce qu'elle leur paraît d'accord avec la rai-son la plus rigoureuse. Ils condamnent celui qui lesadopte, sans faire attention que la science de celui-ciest peut-être non moins rigoureuse que la leur, etqu'à coup sûr elle est plus d'accord avec les lumièresd'une philosophie transcendante et les témoignagnesirrécusables de l'histoire.

Les actes que produit la médecine spirituelle nesont point des miracles : ce sont des effets constantset opérés selon les lois d'un certain ordre. Il fautavoir une idée de cet ordre pour les comprendre.Alors, loin de sembler surnaturels, ils paraissent, aucontraire, si simples, qu'on ne s'en étonne plus. Lephysiologiste éclairé sait bien qu'il y a des cas où lamédecine spirituelle échouera. Pourquoi, en effet,celle-ci agirait-elle contre les lois imposées à la na-ture? Elle ne donnera point l'organe qui manque,parce qu'elle ne crée pas; elle modifiera ce qui estcréé, elle iie le reproduira pas de nouveau ; ces pro-diges ne sont pas de son ressort. La santé qui a étéperdue, elle la rend, mais avec les conditions vouluespour qu'elle se maintienne. Le régime moral, enfin,

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que prescrit le médecin éclairé et qui a des suites siheureuses sur l'homme souff rant , c'est ce régimequ'elle préconise; c'est à lui qu'elle s'en tient. Seule-m e n t , ce que le physiologiste considère comme dé-pendant de l'homme seul, elle l 'attribue à l'hommeen tant que celui-ci conserve des rapports avec Dieu,et puise plus abondamment à cette source.

Les esprits méthodiques, qui ne veulent rien adop-ter que d'après les lois établies, reconnaîtront ici desphénomènes qui s'opèrent selon des lois particulières.Les savants de bonne foi verront dans ces détails lesprincipes d'une théorie spéciale, qui a sa circonscrip-tion comme toutes les autres, et qu'on ne peut niersous prétexte qu'elle ne rend pas compte des phé-nomènes dont l'explication appart ient à une autrescience. Les hommes religieux trouveront ici la con-firmation des merveilles dont leur propre cœur leurassure l'existence, et l'exposition raisonnée d'une doc-trine que renferment les livres sacrés de tous lespeuples.

Si on sort de là pour objecter que la chose en elle-même est incroyable, insaisissable, je pense qu'il estimpossible de rendre plausible quelque théorie que cesoit à des personnes qui n'ont qu'une opinion com-mandée, irréfléchie ou empruntée, sur. la matièrequ'ils jugent; à des personnes qui, dans leur déné-gation, ne s'appuient ni sur la nécessité de reconnaî-tre des lois d'un certain ordre, ni sur l'aveu desprincipes d 'une science, pour ainsi dire, hyper-orga-

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nique, ni sur les témoignages irrécusables que four-nissent, à la fois, la religion positive, et ce sentimentmoral qui a présidé à tous les cultes, et qui se réfugiedans toutes les consciences pures pour y tenir lieu dereligion.

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L'INTERROGiTOIRE DE MAITRE THOMAS

LA CAUSE DU CHOLÉRA.

Depuis trois mois, le choléra exerçait ses ravagesen France ; pour arrêter ou prévenir le redoutablefléau, les apothicaires épuisaient leur pharmacie et lesmédecins leur science : chacun en suivait avec effroila marche irrégulière, chacun tâchait d'en découvrirla cause et le remède. Personne ne pouvait dire ceque c'était, et ce qu'il fallait faire pour y échapper.On attendait un autre Jenner qui trouvât le moyen deneutraliser ce virus ; il n'était bruit que de la recon-naissance avec laquelle serait accueilli ce nouveaubienfaiteur de l'humanité. Le désir de la célébrité,peut-être celui d'une grande fortune, mit en tête àmaître Thomas d'aller à la découverte, et de chercherdans le inonde des idées la cause certaine et le re-mède infaillible du choléra.

Maître Thomas était un homme d'une cinquantained'années, petit, très-irritable, d'un esprit vif, et tantsoit peu porté à la mélancolie. Son père, qui était unbon fermier du voisinage, l'ayant destiné à l'état ecclé-

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L'INTERROGATOIRE DE MAITRE THOMAS. 209

siastique, lui avait fait faire ses études dans un sémi-naire. En grandissant, maître Thomas n'avait con-servé de son éducation première que le goût du céli-bat et l'amour des livres. Peu disposé à remplir lesfonctions sacerdotales, il se retira avec ses livres chezson père qui, pouvant le nourrir et le trouvant tropfaible pour manier la charrue, le laissa tout entier selivrer à de stériles études. Il était de ces êtres qu'onregarde à la campagne comme trop savants pour êtreutiles, à la ville comme trop inutiles pour être savants.Son père étant mort, maître Thomas se retira avecson léger patrimoine à la ville voisine, où il partageason temps entre la bibliothèque publique et la grandesalle de la société d'agriculture dont il était membre.

Résolu d'étudier le problème qui occupait alors leplus vivement la société, le voilà feuilletant tous noslivres de médecine, depuis les recueils d'observa-tions d'Hippocrate jusqu'aux décisions tranchantes dudocteur Broussais. Le voilà qui consulte les produitsalchimiques du fourneau de Paracelse et les analysesplus exactes de Gay-Lussac. Jamais la pierre philoso-phale et le problème de la longitude en mer n'avaientdonné tant de tablature à un homme. Bref, notrehomme lut tant, veilla si longtemps, médita avec tantde persévérance, qu'il en perdit la tête.

Sa folie devint des plus singulières ; elle le prenaità certaines heures, et alors il voyait, il entendait cer-taines choses qui n'affectaient nullement les yeux etles oreilles des spectateurs rassembles dans la même

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chambre ; car il allait toujours à la bibliothèque et àson académie. Il parlait avec des êtres invisibles,mais sans déraisonner, et sans s'écarter de la plus'ri-goureuse logique. S'il eût tenu ces discours derrièreun paravent, on aurait dit que c'était une comédiejouée avec esprit. Enfin, maître Thomas, dans cetteespèce de révev avait des idées suivies, des raisonne-ments enchaînés; toute sa folie consistait à prétendrevoir et entendre ce que nul autre n'était capable devoir et d'entendre comme lui. « Messieurs, disait-il» souvent, je ne suis pas cause si j'ai des yeux antre-» ment conformés que les vôtres; mais, en vérité, je» ne vous mens pas : Je vois. »

Un médecin, récemment arrivé d'Upsal, ayant étéprésenté à la société d'agriculture, se trouva un jourdu nombre des auditeurs que maître Thomas essayaitvainement de convaincre de la réalité de ses sensa-tions. Il resta longtemps près de cet homme, et aprèsl'avoir interrogé sur les choses extraordinaires qu'ilprétendait apercevoir, il lui demanda si les êtres invi-sibles avec lesquels il entrait en conversation n'affec-taient pas directement certaines parties de son corps.« Si fait, répondit Thomas; quelquefois je sens une» légère contraction au cerveau; d'autres fois, une» douleur sourde descend dans la poitrine, dans l'es-» tomac, dans l'abdomen; tout à l'heure, j'en ai-» éprouvé une très-sensible dans les genoux. » Toutl'auditoire se mit alors à rire, et le pauvre Thomas,

.dans les paroles uuque! on était tenté d'ajouter foi il

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m MAURE THOMAS. 211

n'y avait qu'un moment, ne parut plus qu'un fou bienconfirmé, sitôt que le médecin lui eut fait subir uninterrogatoire qui donnait des résultats tout h faitmatériels. Quelques-uns même des spectateurs n'envoulaient pas voir davantage, se croyant suffisammentéclairés. Le médecin les retint au moment où ils al-laient sortir : « Messieurs, leur dit-il, l'état de cet» homme mérite toute votre attention. Il n'est pas» fou, il n'est qu'endormi. Dans mon pays, nous trou-» vons fort souvent des personnes plongées dans cette» extase, que vous prenez pour une aliénation men-» taie, et de très-savants hommes ne dédaignent pas» de les interroger avec fruit. »

« Oh ! s'écria un spectateur, maître Thomas est» devenu somnambule? car c'est là ce que monsieur» le docteur veut nous dire. Allez donc vous fier aux» somnambules ! sur cent, il n'y en a pas quatre qui» disent la vérité.— Ma pauvre femme, dit un autre,» a perdu bien de l'argent à la loterie, pour s'être» obstinée h prendre les numéros que lui désignait sa» cousine, qui dormait à volonté sous la main d'un» magnétiseur.—Mais enfin, messieurs, s'écria un» troisième, nous pouvons employer notre temps» moins gaiement, et je ne vois pas qu'il non? soit

— s uetenclu d'interroger maître Thomas sur ce qui doit» nous arriver à tous; c'est un diseur de bonne aven-» ture d'une espèce toute nouvelle, il faut en conve-» nir. » La société accueillit la proposition ; maisquand il fallut savoir par où l'on allait commencer,

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^12 L'iM'ERROGATOlliE

ce fut un tumulte effroyable dans la salle. Chacunvoulait commencer par soi; chacun voulait savoir cequi l'intéressait directement. Un grave philosophe quine s'était pas mêlé de la dispute, s'écria tout à coup :« Messieurs! il faut commencer par ce qui intéresse

« l 'humanité. Maître Thomas s'est endormi du som-» meil spirituel eu réfléchissant sur le choléra-mor-» bus, demandez-lui donc ce qu'on pense de cette ma-» ladie clans le monde spirituel. S'il découvre la vé-» rite, le genre humain vous donnera d'éternelles bé-» nédictions. » La proposition fut accueillie avec en-thousiasme; chacun pressa le médecin suédois d'in-terroger maître Thomas qui était si bien disposé à luirépondre.

Le docteur ne se fit pas prier, mais il n'en fut pasde même de maître Thomas. Il ne répondit pas unseul mot à la question la plus simple du médecin.« Messieurs, dit alors celui-ci, vous voyez bien que» notre somnambule est gêné par la présence d'un si» nombreux auditoire. Tons snve/ que les extatiques» ont des caprices. Certaines personnes sympathisent» avec eux, et ils ne fout pas difficulté d'ouvrir leur» cœur devant elles. D'autres leur répugnent, et ils» sont niuetâ..eii_leur présence. Permettez-moi de» passer avec maître Thomas dans un caTjîïïèTvofe» je reviendrai après cela vous faire part de mon in-» terrogatoire. » Les membres de l'académie provin-ciale y consentirent de grand cœur, et la séancecommença entre le docteur et le malade.

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DE MAITRE THOMAS. 213

Le Docteur. Dites-moi, maître Thomas, quelleest la cause générale des maladies?

Maître Thomas. Toutes les maladies prennentleur source dans des affections morales. Elles sont lerésultat de nos passions et de nos vices. Si l'hommeétait toujours resté bon, il aurait en même tempstoujours été sain. La cause morale qui a introduit ledésordre dans ses facultés est la même qui porte au-jourd'hui le ravage dans ses organes.

Le Docteur. Et les enfants qui n'ont encore nipassions ni vices? Et les hommes vertueux qui n'enont plus ?

Maître Thomas. Ils apportent avec eux le germedu mal ; il n'est plus en leur pouvoir de l'empêcher dese développer chez eux. Un corps malsain est un hé-ritage que nous lègue trop souvent un père débauché.La race humaine, en un mot, est sujette à la maladieparce qu'elle se transmet de génération en générationune organisation qui a été altérée dans l'origine. Celarevient toujours à ce que je viens de dire, que si lemal moral n'était pas entré une fois dans le monde,nous n'aurions jamais connu le mal physique. Unemaladie, qui survient dans l'humanité entière, vienttoujours des affections morales, passées ou présentes,du grand corps social. S'il avait toujours été pur etbon, il serait préservé de tous les fléaux dont il estaccablé aujourd'hui. Voyez, en effet, si la tempérance,la sobriété, la chasteté, ne font pas seules les hommesrobustes ! Voyez si la mort chez le vieillard qui a ton-

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jours été sage n'est pas produite sans douleurs; c'estune lampe qui s'éteint faute d'aliments. Les passionsnobles inf luent sur le cœur et lui donnent de la vi-gueur ; l'enthousiasme passe dans le sang et l'animed'une véritable chaleur ; les passions basses agissentd'une manière opposée; elles énervent le corps aulieu de le nourrir; l'orgueil nous enfle, la vanité nousagite, l'égoïsme nous refroidit; il n'y a pas un vicedans l'homme moral qui ne soit caractérisé par unemaladie chex. l'homme physique.

Le Docteur. Mais, maître Thomas, il y a des ma-ladies épidémiques, telles que la petite vérole et lecholéra, qui atteignent les gens sans distinction devices ou de vertus.

Maître Thomas. L'espèce humaine, je vous l'aidit, est un grand corps vicié dans son ensemble de-puis la chute. Les individus sont solidaires les unsdes autres, et il faut bien que ceux qui sont sagessouil'rent quelquefois de la faute de ceux qui ne le sontpas. Si vous recevez à la main un coup capable devous donner la lièvre, il est bien clair que tous les or-ganes se ressentiront plus ou moins de cette fièvreque la main seule a attirée sur elle. Tous les hommessont entre eux ce que les organes du corps sont à l'é-gard les uns des autres. L 'humanité est un grandcorps, comme l ' individu est un petit monde. Cecin'est point une comparaison. L'humanité tient celade la vie universelle qui est disposée selon la formehumaine. Ainsi, le monde spirituel, d'où le inonde

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naturel reçoit la vie, est un grand homme; l 'hommeà son tour est un petit univers.

Le Docteur. C'est, en effet, ce que déclaraient lesanciens, quand ils disaient que l'homme était un mi-crocosme; cette analogie entre l'homme et l'universn'est pas nouvelle; plusieurs philosophes de l'anti-quité l'ont soupçonnée. On a trouvé en Egypte destemples construits sur le modèle du corps humain.Votre réponse mène loin, maître Thomas. Il s'ensuitdonc que la vie qui anime l ' individu est semblable enforme et en essence à celle qui anime le monde spiri-tuel, d'où procède toute vie.

Maître Thomas. Sans aucun doute. L'oreille re-çoit sa vie de l'oreille du grand type, le bras tire saforce du bras d'en haut, l'œil enfin acquiert la facultéde voir de l'œil de l'organisme universel. Il s'échappede chacun des organes du grand homme une vie spé-

ciale qui est absorbée par les organes du petit. Il n'ya que les choses identiques qui fassent un tout. Dansl'ordre établi par le Créateur, qui est lui-même cettevie, qui est lui-même l'Homme par excellence, la créa-ture ne reçoit l 'influence supérieure que pour sonbien. Quand elle se borne à l'action d'en haut, elleest dans la paix et le bonheur au moral, elle est dansle repos et dans la santé au physique ; si elle dérangeet trouble cette influence, à la félicité morale succèdeun état de trouble, à la santé physique un état desouffrance qui est l'origine de toutes les maladies.Ainsi, jamais les organes physiques de notre corps ne

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recevraient des organes immatériels qui les animentque le Seigneur et la santé, si nous ne détournionsl'influence divine. En changeant au moral le cours decette influence, nous faisons notre infortune; en lapervertissant au physique, nous produisons toutes lesmaladies qui nous accablent. Il ne sort de Dieu quele bien pour nourrir notre âme, la santé pour tenirnotre corps en disposition d'agir. Notre ignorance ounos passions changent pour nous le bien universelen un bien personnel qui est l'égoi'sme, source detous les vices; elles changent également la santé, quiest égale et uniforme, en un plaisir matériel qui nedure qu'un moment et d'où proviennent toutes lesmaladies.

Le Docteur. Votre explication est parfaite. Leprincipe de la vie morale nous inspire un amour uni-versel comme lui-même ; l'amour que nous recevons,au lieu de le rendre conforme à son principe, nousl'individualisons, et il devient égoi'sme. Le principede la vie physique nous influence de manière à noustenir dans cet équilibre parfait que nous appelons lasanté. Au lieu d'en rester là, l'homme avide de jouis-sances matérielles dérange l 'influence d'en hau t ; ilmange sans faim, boit sans soif, cherche l'union dessexes sans a!tendre l 'attrait qui les porte l 'un versl'autre; l 'ambition lui fait faire un exercice fatigant,quand son corps a besoin de repos; l'avarice lui tientl'œil ouvert, quand la machine implore le sommeil ;il est clair qu'avec une telle vie il ne peut connaître

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DE MAITRE THOMAS. 217

que la douleur. Cependant, maître Thomas, l'influencesupérieure tendant toujours à rectifier le désordre,les maladies à la longue devraient s'user : on n'en de-vrait du moins jamais connaître de nouvelles. Héritantdes débauches de nos pères, ou portant la peine denotre intempérance, nous ne devrions être soumisqu'à certains maux bien connus. D'où viennent lesmaladies nouvelles ? D'où proviennent celles qui ,comme les comètes, ont des périodes irrégulières?Sont-elles liées à quelque cause physique ?

Maître Thomas. Il n'y a pas de cause physique.Ces deux mots ne peuvent même sans absurdité êtreaccolés ensemble. Toute cause est morale. La causeest ce qui agit; ce qui agit est actif, et la matière estpurement passive. L'univers est le théâtre des effets;le monde spirituel est l'origine de toutes les causes.C'est là qu'il faut aller chercher les causes des mala-dies nouvelles, ou à longues périodes.

Le Docteur. Mais il n'y a dans le monde spirituelqu'un vaste organisme, unique cause du bien moralet de la santé physique. Le vice et la maladie étantproduits par le récipient seul, je ne vois pas du toutcomment le monde spirituel peut agir d'une façoninsolite ou irrégulière, de manière à produire lesmaladies dont nous parlons.

Maître Thomas. L'homme d'aujourd'hui est unréceptacle de l'organisme spirituel. Les hommes quinous ont précédés étaient également des réceptaclescomme nous. S'ils sont morts dans le vice et dans la

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maladie, ils ont continué après la mort la fausse viedans laquelle ils s'étaient constitués dans ce monde.Cette vie fausse étant d'une nature spirituelle ne peutêtre anéantie; elle est donc immortelle comme la vé-ritable. Si Dieu et le ciel émané de lui forment ungrand homme parfait, les hommes morts dans le vicecomposent tous ensemble un grand homme mons-trueux qu'on appelle l'enfer. L'homme ici-bas reçoitl'influence divine dans son corps et dans son âme; ilreçoit également celle de l'enter. Dieu lui envoie lapaix du cœur et la santé ; le grand être collectif, quenous appelons le diable ou l'enfer, lui envoie le trou-ble de la conscience et la maladie.

Le Docteur. Ainsi, toute maladie vient de l'enfer.Vous parlez ici, maître Thomas, comme le peuplesuperstitieux et crédule.

Maître Thomas. Ce n'est pas ma faute si le peupledans cette occasion parle bien, et si les philosophesparlent mal. Examinez seulement ce que je dis. Il n'ya qu'une source générale de vie tant morale que phy-sique, c'est Dieu. Tout ce qui sort de Dieu est con-forme au type de la divinité, c'est-à-dire qu'il affectela forme humaine, qui est celle du principe de touteschoses. Les hommes sur la terre répètent dans leurorganisation le type de la forme créatrice. C'est pourcela que le corps humain offre la forme la plus par-faite qu'il y ait. Après la mort, l'homme va se rejoin-dre à cette forme génératrice; et selon qu'il est dis-posé pour telle on telle partie, il prend place dans

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l'organisme universel, et se trouve à la partie mêmequi lui convient. Celui qui a été dans l'intelligence vadans l'œil du grand organisme; celui qui a été dans lasagesse trouve sa place dans ce front auguste d'oùMinerve était sortie. Il y en a qui se placent dans lesépaules, dans les bras, dans les doigts, dans le pou-mon ou dans le cœur du grand homme, selon les dis-positions morales qu'ils ont montrées et qui corres-pondent à chacun de ces organes. Si les esprits angé-liques, conformément à cet ordre de choses, consti-tuent le grand homme universel d'où nous recevonsl'amour et la sagesse, la santé et la force, les espritsinfernaux, rangés dans le même ordre, doivent ensens inverse former un grand homme qui nous in-fluence comme le premier, et nous envoie l'égoi'smeet la folie aussi bien que la maladie et la faiblesse.Dans cette aggrégation des éléments moraux et phy-siques, il n'y a rien que de très-naturel. Chaquechose, comme je viens de le dire, se réunit à la chosequi est semblable à elle. Il y a une sympathie réelle entreles homogènes, de quelque nature qu'ils soient; et lapesanteur universelle, qui ne fait sur la terre qu'unaggrégat des molécules semblables, est la correspon-dance exacte de cette attraction spirituelle qui consti-tue le ciel avec tous les sentiments purs et nobles,l'enfer avec toutes les affections viles et sales. Il estsi vrai que cela est ainsi, qu'un homme qui entreraen communication avec le monde spirituel, comme jele fais dans ce moment, sentira toujours l'influence

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des esprits dans quelque partie de son corps. Les bonsesprits affecteront agréablement les organes corres-pondants aux facultés morales par lesquelles il sym-pathisera avec eux. Les mauvais esprits feront sentirleur approche par quelque sensation désagréable clansla partie du corps qui correspond également aux fa-cultés par lesquelles ces esprits communiquent avecnous. L'organe affecté par l'influence spirituelle dé-note, à ne pas s'y méprendre, de quelle nature estl'esprit avec lequel il se trouve alors en contact. Il sentl'influence angélique par le bien-être, et l'influenceinfernale par le malaise et la douleur.

Le Docteur. Le choléra qui règne aujourd'hui estdonc, pour en revenir à notre sujet, une émanationd'esprits infernaux, qui n'attaquent précisément tellesou telles parties du corps, que parce que ces partiescorrespondent à des facultés morales perverties chezla génération présente, soit qu'elle tienne cela de sesvices, soit qu'elle hérite par cette disposition des vicesde ses pères.

Maître Thomas. C'est absolument cela. Il n'y ajamais de mal physique sans un mal moral. Le cho-léra existe, donc il y a influence chez nous de mauvaisesprits. Ces esprits se manifestent par une action spé-ciale sur la partie du corps qui correspond à leursqualités morales.

Le Docteur. Je conçois bien qu'une influence mo-rale ait des effets physiques : Ainsi, j'admets sansdifficulté le choléra comme la manifestation de quel-

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que trouble moral dans l'origine; mais comment con-cevoir à présent l'action des remèdes physiques surun effet dû à une cause morale? comment concevoirque la maladie dont l'origine est un vice cède au qui-nine ou à la saignée ?

Maître Thomas. Observez bien qu'il n'y a pas demédecine physique qui ne s'aide plus ou moins de lamédecine mentale. L'effet d'un remède matériel esttoujours plus ou moins subordonné à l'état moral del'individu auquel on l'administre; et c'est souvent cetétat qui est la cause de la plupart des phases que nousobservons dans les maladies. Les uns empirent leurmal par la peur, les autres le guérissent par la con-fiance. Il y en a qui appellent à leur secours la rési-gnation qui leur donne tant de for/ce, que par elle ilséchappent au danger. On en voit qui, légèrement in-commodés dans le principe, se donnent tant de peinepour sortir de là, qu'ils allument dans leurs veinesune fièvre qui aggrave le mal et le rend incurable.Avant tous les remèdes physiques, il faut donc tenircompte de la disposition morale de celui à qui onles administre. Cette disposition le met presque tou-jours en rapport avec des esprits différents de celuiqui le possède en quelque sorte. L'espérance appelleà elle une force d'en haut, c'est un esprit qui la luidonne ; cet esprit modifie le malade d'une manièreréelle ; et quand le remède est administré, il ne faitfort souvent que chasser de son poste une douleurcausée par un esprit qui n'est déjà plus. Le clystèr»

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débarrasse les intestins de la douleur causée par unattouchement antérieur. Le mal cesse parce que ladisposition morale ne donne pins lieu au contact del'esprit. La guérison de l'âme est la première; celledu corps en est la suite. Pour celle-ci il faut un corpsmatériel, par suite de cette même loi qu'il n'y a queles homogènes qui agissent les uns sur les autres. Celaest si vrai, que pour qu'un remède fasse son effet surun malade, vous exigez toujours de celui-ci certainesprécautions qui sont, en effet, des dispositions men-tales propres à neutraliser l'influence du mal.

Le Docteur. Cela est incontestable; néanmoins sile mal est chassé aussitôt après l'action du remède,n'est-on pas en droit de dire que le mal est purementphysique? Car enfin un esprit ne se chasse pas de sonposte par une médecine.

Maître Thomas. L'âme et le corps sont tellementunis dans l'homme, que l'action de la première esttoujours subordonnée aux modifications que subit lesecond. Le jeûne ne fait pas un saint d'un scélérataccompli, néanmoins le jeûne dispose l'âme de ce scé-lérat à une influence spirituelle différente de cellequ'il aurait éprouvée sans cela. L'abstinence physiquefait de l'homme un réceptacle tout différent de ce qu'ilétait ; comment ne voudriez-vous pas qu'un remède, quiagit plus promptement et plus fortement que la sim-ple hygiène, ne rendit pas l'homme plus apte à cer-taines fonctions différentes de celles qu'il remplissaitd'abord? Sans doute si l 'amendement du cœur n'ac-

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compagne pas le traitement physique, les esprits dé-placés un moment ne tardent pas à revenir, et la mé-decine ne fait rien pour le salut de l'homme. Je pré-tends seulement qu'elle agit sur le moral de l'hommed'une manière qui nous échappe peut-être, mais quisuffit seulement pour que l'homme, ainsi modifié,échappe pour un moment à l'influence maligne quile poursuivait. L'esprit uni à lui ne trouve plus en luison analogue, dès qu'il éprouve la plus légère se-cousse morale. Il y a des nuances dans les humeurs,le caractère et les inclinations des hommes; ces nuan-ces, auxquelles nous ne faisons pas attention, sonttoujours un tant soit peu changées par le régime phy-sique ; eh bien! il suffit qu'elles soient changées,pour qu'elles cessent de nous mettre en rapport dansle monde spirituel avec les êtres d'humeur, de carac-tère et d'inclinations semblables aux nôtres. Le phy-sique et le moral sont liés entre eux par des rapportsbien autrement intimes qu'on ne le soupçonne d'or-dinaire dans le monde.

Le Docteur. Permettez-moi de résumer tout ceque je viens d'entendre. Tous aurez la charité de mereprendre, si je n'ai pas bien saisi votre pensée.— IIy a là-haut un grand organisme, source de toute vietant physique que morale; c'est Dieu. Les êtres em-pruntent tous de lui leur forme, et tendent tous verslui comme vers leur centre; la création détachée deDieu gravite vers lui; quoique détachée de Dieu, elleconserve une tendance à se mouler conformément à

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lui, parce que tous les germes en général reproduisentla forme et la qualité de leur principe; en retournantvers Dieu, la création est absorbée par lui, et revientainsi à la forme première. La philosophie de tous lessiècles approuve cette proposition. C'est l'unité qui estla base principale ; le multiple, venu après, doit re-tourner à l'unité. Or, cette unité, c'est Dieu. 11 n'y aque lui qui soit un, qui soit tout en tous, et chez le-quel tous soient dans un. Dieu a créé l'univers, ou leschoses multiples, pour se les conjoindre. Le but del'existence des choses est une sorte de déification. Sanscela, la vie répandue dans l'univers n'aboutirait qu'àla mort. Tout sort de lui et tout y rentre. L'hommecréé par la puissance créatrice avait pour loi suprêmed'en répéter les opérations. Comme elle, il devait ai-mer l'universalité; il a préféré s'aimer, il est tombédans le moi individualisé, et a cessé de reproduirel'image du moi universel. Quand il obéissait à la loipremière, sa vie physique, aussi bien que sa vie mo-rale, était produite par l'action immédiate de Dieureçu en lui sans obstacle ; quand il s'est constitué sonpropre dieu, la vie a été dérangée dans son action.Dans le premier cas, il ne connaissait ni la maladie,ni le vice; dans le second, il ne reçut plus de ses pas-sions qu'une constitution altérée. Le grain que noussemons dans la terre porte des fruits, et remplit sadestination sans obstacle, parce qu'il ne peut trans-gresser la loi qui le régit; si son pouvoir s'étendaitjusqu'à présider à la végétation, on du moins à la mo-

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difier, à la presser ou à la ralentir à son gré, il estclair qu'il ne ferait de lui-même qu'un végétal infor-me. Il en est ainsi de l'homme. Toute forme parfaitecomme toute qualité morale parfaite lui venaient duDieu qui l'avait destiné à recevoir et à perpétuer sonimage; du moment où il a cessé d'être réceptacle do-cile, la forme première a été altérée en lui, et aveccelle-ci la santé du corps et la pureté de l'âme.

Maître Thomas. En effet, cherchez au mal tantphysique que moral une origine quelconque, vousremonterez toujours à un principe spirituel. Il n'y apas de cause, avons-nous dit, qui ne soit morale; àprésent étendons la chose, et nous dirons qu'il n'y apas de cause morale qui ne soit un agent et ainsi unêtre. Or, quel être a pu produire la maladie et levice, si ce n'est l'homme? La maladie et le vice sontdes privations d'un bien positif. Or, ce bien, sans nuldoute, n'a point d'autre origine que Dieu. Celui quiest la vie même ne peut envoyer la maladie, celui quiest l'amour ne peut produire l'égoïsme, enfin celuiqui est la sagesse n'a pu donner naissance à l'erreur;c'est donc parce qu'il s'est éloigné de Dieu quel'homme a connu les maux du corps et de l'esprit.Vous voyez qu'il n'y a pas là d'ambiguïté.

Le Docteur. Vous ajoutez de plus que Dieu, quenous regardons dans le monde comme un être de rai-son, est vie, substance et forme, et que c'est confor-mément à lui-même que toutes choses ont été crééesdans la nature. Ainsi, cette forme humaine que nous

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contemplons sur la terre comme le type de toutes lesautres, comme le sceau de la perfection, comme lechef-d'œuvre des organisations, aurait elle-même sontype dans le monde immatériel. Je ne répugne pas àadopter cette idée, d'autant pins qu'il parait très-vraisemblable que si les êtres se perpétuent tous d'a-près un type, il faut de toute nécessité que ce typesoit hors de la matière. Un chêne spirituel est toutentier dans ce gland qui tombe à mes pieds; et pourdevenir un chêne matériel, il ne lui faut qu'un peude terre, de l'eau et du soleil. Si cela n'était pas, lacréation cesserait dès la première génération. En ef-fet, qui donnerait au germe la faculté de reproduireparfaitement l'arbre d'où il sort? Il faut donc qu'il yait des types immatériels autour desquels se groupentles molécules matérielles. Rattacher tous les typesspirituels à un seul et vaste organisme également spi-rituel est d'autant plus vraisemblable, que nous voyonsici-bas tous les corps et tous les êtres provenir d'unseul qui est l 'homme. C'est de sa forme qu'ont étéproduites toutes les autres. Réceptacle parfait de laforme type, il la reproduit dans toute sa pureté ; l'a-nimal la recevant moins parfaitement, la reproduitd'une manière plus informe; enfin le végétal et leminéral, aux derniers degrés de l'échelle, ne réflé-chissent que les premiers linéaments de la forme type.L'homme ainsi est l'effigie du principe suprême qui aorganisé toute la nature vivante d'après sa propreforme. Toute influence émanée de cet organisme est

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la santé puisqu'il est la vie, est la bonté puisqu'il estl'amour, est la vérité puisqu'il est la sagesse. D'oùproviennent donc les maux de l'âme et du corps? Icivous répondez : D'un organisme entièrement différentdu premier. Cet organisme a pris naissance du mo-ment où les hommes, sortis de Dieu pour s'unir àDieu, s'étant corrompus dans leurs voies, n'ont pus'unir qu'entre eux et former la masse impure dumal. Ainsi, l'influence spirituelle est bonne et mau-vaise ; la bonne provient de l'organisme universel,source du bien et du vrai ; la mauvaise est produitepar l'organisme qui s'est séparé du premier pourconstituer le mal et le faux. En d'autres termes, deuxhommes spirituels, de l'un desquels nous devons fairenécessairement partie après notre mort, se partagent1!empire immatériel, et exercent une influence à peuprès égale sur notre monde ; l'un est Dieu, l'autre estle diable. Et pour qu'on ne vous accuse pas de mani-chéisme, vous ne dites point que ces deux êtres soientdeux rivaux coéternels; le premier, qui est Dieu, n'apoint commencé; le second qui est le diable, ou, si onveut, qui est le mal, a pris naissance avec l'homme.

Maître Thomas. Si l'un de ces deux hommes en-voie la santé, la maladie est nécessairement envoyéepar l'autre. Il n'y a pas de milieu.

Le Docteur. Le grand organisme d'où dérive l'in-fluence mauvaise est un seul corps, mais il est com-posé de plusieurs individus, comme mon corps est unseul être, bien qu'il soit formé de l'assemblage de

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228 L'INTERROGATOIRE

plusieurs organes. Ces individus sont répartis sur legrand organisme selon leurs facultés. Un membre ouun organe est toujours l'effigie, le siège, la manifes-tation d'une faculté, parce que c'est par ce membreque la faculté agit; cela va sans contestation. Celaposé, il est aisé de voir que les hommes sur la terre,qui sont liés là-haut avec les esprits d'une trempesemblable à la leur, doivent éprouver l'influence deces esprits sur la partie de leur corps semblable àcelle qu'habitent ces esprits dans le grand organisme.L'influence de l'esprit de gourmandise se fera sentirsur les nerfs du palais, et ainsi des autres. Chaquepartie de mon corps recevant l ' influence d'un êtrespirituel conformé comme moi, je ne puis rien rece-voir de cet être qui ne se fasse sentir dans mes orga-nes. Voyez comme l'influence des esprits qui produi-sent le saint enthousiasme et les nobles pensées enfledélicieusement mes poumons! C'est donc des organesrespiratoires du grand homme que je reçois cette im-pression. Voyez, au contraire, avec quelle anxiétél'avare ressent, dans la partie supérieure du ventri-cule, l'effet de l ' inf luence des esprits qui l 'habitent !Une idée, toute morale en apparence, n'existe jamaissans me réactionner au physique d 'une manière sen-sible; preuve évidente que l'esprit qui m'inspire cetteidée morale, affecte eu même temps les organes qui ycorrespondent. C'est ici, maître Thomas, le sujet le plusprofond dont se soit jamais occupé l'esprit humain.

Maître Thonnis. Malgré la profondeur du sujet,

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Dli MAITRE THOMAS. 229

la chose est si claire, que le simple énoncé en est ladémonstration. Je vais à mou tour résumer votre ré-sumé : II y a une correspondance exacte entre lesorganes de l'homme et le monde spirituel.

Le Docteur. C'est ce qu'avait entrevu l'astrologieancienne, lorsqu'elle tenta de déterminer l'influencede chaque partie du ciel sur le corps humain. Les As-trologues ne se sont sans doute ainsi trompés, queparce qu'une tradition, qui se perd dans la nuit destemps, avait appris cette vérité aux premiers hommes.Les astrologues ont appliqué dans la suite au ciel ma-tériel Tine vérité qui n'appartient qu'au monde spiri-tuel. Votre thèse est éminemment neuve, maître Tho-mas ; continuez, je vous prie.

Maître Thomas. Chaque habitant du monde spi-rituel ne peut communiquer avec l'homme qu'en affec-tant l'organe de celui-ci qui correspond avec la par-tie qu'il habite lui-même, ou selon laquelle il est dis-tribué par la loi des affinités morales, dans le corpsdu grand organisme.

Le Docteur. Il n'y a que comme cela qu'on peutexpliquer ces possessions dont l 'antiquité fait foi.Rien de plus vraisemblable à mes yeux que ces pos-sessions. Elles résultent du seul fait de l'immortalitéet de la liberté de Vaine humaine. L'homme mortagit sur l'homme vivant , voilà la seule chose qu'ilfaille admettre pour expliquer ces effets merveilleux :or, cette action est la chose la moins douteuse dumomie. Chacun l'admet an moral ; si l'on refuse de

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230 L' INTERROGATOIRE

l'admettre au physique, cela provient de ce que l'onne connaît pas assez les rapports du physique et dumoral. On dit qu'il n'y a plus de possessions dans no-tre siècle. Eh! mon Dieu! les choses n'ont fait quechanger de nom. Nous y avons des monomanies quisont des possessions. Grâce à vous, maître Thomas,je connais maintenant la folie. C'est l'action d'un es-prit sur le corps et sur l'âme d'un homme plus faibleque cet esprit. On dit, dans le monde, que c'est uneidée qui a rendu un homme fou. Pauvres philosophes !qu'est-ce qu'une idée, si ce n'est un être ? Mais je vousinterromps toujours, maître Thomas; veuille/ bienreprendre où nous en étions.

Maître Thomas. Il s'ensuit de cette action desêtres spirituels sur les hommes vivants que le plaisirou la douleur ressentis dans nos organes proviennentdes esprits correspondants à ces organes. Le hasardne produit rien, et si l 'influence spirituelle es! unefois admise, c'est à elle qu'il faut en appeler des sen-sations du corps. Le corps tout seul ne sent pas; i!sent par l'âme, et celle-ci reçoit l ' influence de l'êtreanalogue à elle, et avec lequel elle se trouve le plusen contact. Nous ne recevons la vie physique, aussibien que la vie morale, que par des intermédiaires.Ces intermédiaires sont les esprits, et la vie qu'ils in-fluent en nous est nécessairement celle de la portionde l'organisme auquel ils sont attachés. De là résulteque les maladies du corps sont toutes produi tes parune cause, ou. ce qui est la même chose, par nu ê t re

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DE MAITRE THOMAS. 231

spirituel, la matière n'ayant par elle-même de quali-tés que celles qu'elle reçoit du monde spirituel.

Le Docteur. Et pour conclure, le choléra est unemanifestation physique d'une aberration morale ré-pandue dans la société. C'est une invasion spirituelle,en un mot, qui prend une manifestation sensible.Ceux qui en sont atteints n'en sont pas tous coupa-bles; mais ils ne sont tous vulnérables que parce qu'ilssont disposés par eux-mêmes ou par héritage au vicedont l'affreux choléra est la représentation matérielle.Cela est si vrai, qu'il n'affecte que certaines partiesdu corps, emblèmes de certains vices; qu'il épargneceux qui, autrement disposés au moral, n'ont pas depoint de contact avec les esprits cholériques; qu'enfinon y échappe par une énergie morale à laquelle cèdenttoujours les esprits. On y échappe aussi, ce qui esttrès-remarquable, par certaines folies. En effet, lesfous dont je parle sont influencés par des esprits d'unenature différente, et dont l'action neutralise les effortsde leurs confrères.

Maître Thomas. Je n'ai plus rien à ajouter, si cen'est à vous recommander le silence. Le pourceau àqui l'on jette une perle, ne pouvant la manger, sejette sur vous et vous déchire. Prenez garde qu'il n'ensoit ainsi des hommes que vous chercherez à éclairer.

Après l'interrogatoire, le docteur, prenant enbonne part le conseil de maître Thomas, sortit aprèsavoir assuré les académiciens, qui l'attendaient dansune autre salle, que le somnambule ne lui avait rien

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232 L'INTERROGATOIRE DK MAITRE THOMAS.

dit qu'on pût traduire dans la langue du sens com-mun. Quelques sociétaires, profondément versés dansla science du calembourg, ont pris ce dernier motpour une épigramme, et ils s'en sont vengés en fai-sant passer le docteur, à son tour, pour un somnam-bule.

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LA TASSE BRISEEou

L'AMOUR CONJUGAL

II faut que j'épanche mon cœur, mon cher Ernest;il est trop plein ! il saigne chaque fois que je respire.La tasse dans laquelle je prenais mon déjeuner tousles matins, eh bien ! mon ami, elle m'a échappé desmains. Je la prenais, et mon regard s'épanouissaità sa vue. Toute vide encore, elle était embaumée deje ne sais quel parfum des plus beaux jours de monprintemps. Oh! qu'un souvenir a de réalité! j'aimaismieux ma tasse, mon cher Ernest, que tous les tré-sors de l'univers ! ne lui avait-elle pas servi tout letemps que nous avons été ensemble! Cinq années debonheur étaient pour moi au fond de ce vase d'argile;il me parlait d'un passé qui ne reviendra plus.

Elle m'a échappé et s'est brisée sur le plancher.Ma cuisinière est accourue au bruit : elle m'a vu l'œilfixe, les bras pendants; ma langue était arrêtée dansma bouche. J'avais trop à dire sans doute; voilà pour-quoi je n'exprimais rien. Avec le plus beau sang-froiddu monde, elle s'est baissée pour en ramasser les mor-ceaux, et me regardant d'un air tranquille : « II faut

20*.

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234 LA TASSE BRISÉE,

» en prendre une antre, » m'a-t-elle dit. En prendreune autre ! eli ! malheureux ! ne tient-il qu'à cela ?recommence-t-on la vie à volonté? Je vivais aveccelle-là, croyez-vous que je me sentirai vivre demême avec une seconde? me rappellera-t-elle le passé,la seule chose qui pour moi soit vivante ?

Quel vide j'éprouve maintenant ! Je n'ai plus desouvenir complet de quelque chose que ce soit. Mescinq années de vie sont en pièces comme ma tasse. Iln'est plus en mon pouvoir d'en réunir les fragments.Sans doute, ma cuisinière avait raison. Si j'ai cinqautres années à vivre, il me faut une autre tasse, riende plus raisonnable; mais que la raison est sotte etfroide quand le cœur parle ! oui, il me faudra bienprendre un autre vase ; mais ma bonne femme, cen'est pas le vase que je regrettais, c'était elle.

Comme je finissais ce monologue, Auguste entrachez moi. Tu sais comme il est froid; néanmoins, j'a-vais le cœur trop plein ; je ne pouvais me contenir :je lui confiai le sujet de ma peine. « Voilà, comme» vous êtes, me dit-il, avec vos folies ; vous vous» exagérez tout, jusqu'au sentiment. Yous n'êtes ja-» mais dans la vie, vous en êtes toujours dehors. »En vous écoutant, lui répondis-je, je faisais attentionsi chacune de vos paroles ressemblait à celle que jeme figurais entendre sortir de votre bouche. Je ne mesuis pas trompé; je vous sais si bien par cœur, que jeconnaissais votre réponse à l'avance. Tout ce que vousdi t e s là, mon cher Auguste , je me le suis dit bien des

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 235

fois. Peut-être même ai-je aperçu avant vous tous lesarguments dont vous vous servez pour combattre ceque vous appelez mes folies. Je ne nie suis pas arrêtéà ces arguments; il faut croire qu'ils ne m'ont pasparu concluants.

Auguste. Non, mon ami, la passion ne trouve ja-mais sullisants les raisonnements qui la combattent.

Moi, Je sais encore tout cela. Quand le cœur parle,l'esprit est toujours froid. Il s'agit seulement de savoirici si je dois combattre ou non le sentiment qui m'a-gite. Vous prétendez que c'est une folie qui va se dis-siper en prenant l'air; je prétends de mon côté quec'est une étincelle précieuse de ma vie que je doisbien me garder d'éteindre. Si je vaux quelque chose,c'est précisément à cause de cet esprit romanesqueque vous blâmez en moi. Si je calculais mes sentimentsde manière a les assujettir très-exactement au joug dela raison, soyez-en sûr, je vaudrais bien peu ; maraison me conseillerait toujours en faveur de monégoi'sme, tandis que les avertissements du cœur meportent toujours au dévouement.

Auguste. Vous extravaguez à force de subtilités.Qu'est-ce que le dévouement a de commun avec cettetasse brisée, et les doléances que vous faites, à pro-pos de ce que vous a dit votre cuisinière?

Moi. Ma cuisinière m'a dit d'oublier et la tasse etla personne pour une autre qui pût me servir. Vousvoyez donc bien que sa raison tranquille va tout droità l'égoïsme. Moi, je préférais les morceaux inutiles

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-236 LA TASSE BRISÉE,

de ce vase à un vase neuf, je préférais celle qui n'estplus à d'autres qui peuvent la remplacer; vous voyezdonc que j'étais dans le dévouement.

Auguste. Sornettes que tout cela! Jamais vous nel'ère/ comprendre à un homme qui n'a pas perdu lesens commun que les morceaux d'une tasse briséevaillent une tasse neuve; quant à la personne quin'est plus, la bienséance veut qu'on la regrette, sansdoute ; mais ce regret ne doit pas faire de vous unêtre désormais inutile aux autres et à vous-même.Tenez, il faut vous le dire, votre cuisinière avait rai-son. Prenez une autre tasse à la place de celle quevous avez brisée, et cherchez parmi les vivants unepersonne qui puisse remplacer celle que vous avezperdue. Vous avez besoin de quelqu'un pour fairecesser votre solitude, et les morts ne reviennent point,il faut autre chose que de la poésie dans la vie. Noussommes comptables à Dieu de l'existence qu'il nous adonnée ; la société a doit d'exiger de nous des servi-ces; et que faites-vous, dans votre vie délirante, pourDieu et pour les hommes? Dieu vous a créé pour vousconserver et vous reproduire ; la société attend devous un citoyen utile et un bon père de famille. Vousne prenez pas le chemin de remplir ces obligations.

Moi. Eh! qui vous l'a dit? Quand tout mon êtreétait absorbé par une passion profonde, croyez-vousque j'avais pour but de jouer avec le sentiment, et dem'amuser de l'affection qu'elle me portai t , et de celleque je lui vouais moi-même? Non, jamais une aussi

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 237

horrible pensée n'est entrée dans mon cœur. Je l'ai-mais. Vous dites que Dieu m'inspirait cet amour dansla vue de la propagation de l'espèce humaine, je lecrois comme vous; que la société comptait sur les en-fans que cette union pouvait me donner, je ie croisencore; mais elle n'est plus, ma tâche est remplie. Jene crois pas que la Providence regarde d'un mauvaisœil F affection que je nourris pour une vie meilleure.Quant à la société, ses lois ne doivent jamais être enopposition avec le sentiment. Le législateur ne va pasjusque là; c'est un empire qui est hors de sa circon-scription. La fidélité conjugale portée au-delà du tré-pas est approuvée de Dieu ; elle est d'accord avec lesplus doux penchants du cœur humain. Si la société lablâme, j'en suis fâché pour elle ; elle n'entend rienaux lois du cœur : il faut la laisser se mêler de croiserles races qui vivent dans nos haras et dans nos éta-bles. L'union libre de l'homme et de la femme esttrop nécessaire, trop belle, trop sacrée pour la fairedépendre de nos conventions humaines. Croyez-moi,mon ami, ce que Dieu a joint une fois sur la terre estuni pour toujours : la mort n'est point une séparation,c'est une attente. En conservant son souvenir, j'es-père renouer avec elle des nœuds formés sur la terre.Quand on a appelé Dieu à témoin d'un sentiment, cesentiment n'a point de fin.

Auguste. Ainsi, vous croyez la retrouver là-haut;soit. Mais, en attendant, votre vie est manquée; carvous ne pensez sans doute pas que là il vous soit pos-

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238 LA TASSE BRISÉE,

sible de payer votre dette à la société. Pardon, je vousblesse, sans doute, mais l 'amitié exige que j'emploieavec vous les moyens violents. Je ne puis, sans cela,faire parvenir à votre oreille la voix de la raison. Tantque je discourrai avec vous, vous vous perdrez dansles espaces imaginaires : pour vous ramener sur terre,il faut vous blesser, au risque de vous déplaire.

Moi. Vos coups ne portent pas assez haut pourm'atteindre, mon pauvre Auguste. Vous croyez meblesser, et je ne sens pas même vos atteintes. Je vousplains plus que vous ne me plaignez moi-même. Vousconsidérez, à ce qu'il parait, la femme comme un êtrecréé seulement pour donner des enfants. Ce point devue-là est assez étroit, il faut en convenir. Je regardela femme comme la compagne nécessaire à l'homme.Elle n'est pas organisée seulement pour donner lejour à ces petits êtres qui nous survivront; elle estencore douée de toutes les facultés nécessaires pourfaire cesser la solitude de l'homme. Elle a tout ce quimanque à ce dernier; c'est une compagne que la Pro-vidence lui a donnée, pour suppléer à ce qui lui man-que, et elle doit être le complément de son existence,tant dans ce monde que dans l'autre. Si le mariageavait pour seul but la famille, il est clair que les dé-lices de l'amour conjugal cesseraient quand ce butserait atteint. 11 n'en est pas ainsi. L'homme a tou-jours besoin, avant comme après le mariage, du se-cours de la femme : c'est par elle qu'il sent et aime,comme c'est par lui que la femme connaît et pense.

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 239

La femme est l'affection, l'homme est l'intelligence ;ce sont deux moitiés d'un même être; leur union estutile à la vie de l'un comme à celle de l'autre. Vousdites que je suis toujours dans la poésie; je suis à pré-sent dans le positif le plus absolu. Étudiez la naturehumaine, et vous verrez si ce que je dis est vrai.

Auguste. Je conviens avec vous de ceci : A l'hommeappartient l'intelligence, à la femme l'affection; pourun mariage heureux, il faut que l'esprit soit du côtéde l'homme, et la bonté du côté de son épouse. 11 fau-drait être de mauvaise foi pour vous chicaner sur vosdéfinitions. En deux mots, vous voulez dire que pourque notre vie morale soit complète, il faut qu'il y aiten nous autant d'entendement que d'amour. La femmenous procure celui-ci, nous lui donnons l'autre. Ellenous échauffe, nous l'instruisons ; elle nous porte àaimer, nous la faisons réfléchir; enfin, nous sommesplus susceptibles de pensées; elle, au contraire, vitplus de sentiments. Le bon homme Bernardin deSaint-Pierre, qui a tant radoté sur la physique, a ditsur la morale une vérité profonde, c'est que touteharmonie est formée de l'union de deux contraires.D'après cela, les qualités de la femme doivent s'har-monier parfaitement avec celles de l'homme pour faireun tout. Le mariage est un état parfait; c'est, passez-moi cette comparaison, c'est comme une salade quireçoit un heureux mélange d'huile et de vinaigre. Se-lon vous, sans doute, l'homme est le vinaigre dont lenaturel est adouci par l 'huile. Si je voulais m'amuser

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240 LA TASSE BRISÉE,

je pousserais les choses plus loin, et je (lirais qu'il y aune très-grande ressemblance entre le vinaigre et unentendement revêche que n'adoucit aucune affection.Je trouverais aussi que l'huile ne ressemble pas malà la bonté; et c'est, je crois, la raison pour laquellel 'antiquité en a fait le symbole de cette qualité. Vousriez de ma comparaison ; mais, quoique triviale, elleest parfaitement juste. Celles de vos poètes n'ont pastoujours l'avantage de reposer sur des termes si exacts.

Moi. Je ris de ce que vous abondez dans mon sensavec une telle chaleur. Bientôt vous allez vous trouveren tous points d'accord avec moi.

Auguste. Oh! vous plaisantez, sans doute. Conti-nuez, s'il vous plaît.

Moi. Si la femme et l 'homme sont les deux moi-tiés d'un même être, un homme et une femme qui sesont entendus parfaitement une fois ne peuvent plustrouver, quand ils sont séparés, un seul être qui leurconvienne assez pour remplacer celui qu'ils ont perdu.Un homme veuf trouvera, sans doute, assez d'autresfemmes propres à lui donner des enfants ; mais si îapremière était bien réellement la moitié de lui-même,si elle avait les qualités q u ' i l lui fa l la i t pour servir decomplément aux siennes, un second hyménée ne l u irendra jamais le bonheur.

Auguste, l'a moment ; l'homme toujours mécon-tent du présent regrette le passé ou attend l 'avenir ,et jamais vous ne verrez un homme qui, quoique fortma! marié une première fois, ne dise que ic fue lb i s à sa

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seconde femme que la première faisait mieux qu'elle.I l y a là dedans une petite aigreur de ménage qu'il nefaut pas prendre pour le langage de la vérité.

Moi. Ceci n'est que trop vrai de vos mariages or-dinaires, mais il n'y a rien là de commun avec lesmariages formés sous les auspices du sentiment. Mesoutiendrez-vous qu'un second mariage, formé parles convenances ou la nécessité, offre à un hommeles jouissances qu'il avait trouvées une première foisdans un mariage d'inclination ?

Auguste. Je n'aurai garde de vous contredire. Unmariage d'inclination est une chose si douce que je necrois pas qu'on ait vraiment le courage de l'oublierpour en contracter un second. En cela, je suis pleine-ment d'accord avec vous; mais je prétends que cesinclinations sont l'ouvrage de notre, imagination ; cen'est pas celui de la nature. Nous nous enchantonsnous-mêmes de notre propre rêve; comment consen-tirions-nous à le voir f i n i r pour en recommencer unautre? Les poètes et les gens sensibles n'ont pas laforce de déchirer la toile que leur belle âme a tissuedans les espaces imaginaires; mais les gens raisonna-bles consentent volontiers à un second mariage quirépugnait au cœur, mais que la raison plus juste aconseillé.

Moi. Hélas! ni on cher ami. c'est ici !o cœur qui araison, et c'est ia raison qui se trompe. L' imaginationn'a point de part dans nos instincts; ceux-ci sont in-v o l o ï î l a i r e s . Or, ks i i i i i r i agcs d'inclination sont tous

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24i LA TASSE BRISÉE,

formés par cet instinct rapide qui ne trompe jamais.En voyant celle qui devra le rendre heureux, le jeunehomme s'arrête pensif, consulte les battements de soncœur, et sent qu'il y en a là pour la vie. Ne lui ditespas qu'il aimera autre chose; ce serait pour lui unhorrible blasphème. La jeune fille, de son côté, envoyant pour la première fois celui qui devra être sonprotecteur et son guide, se sent le cœur pris d'unetelle manière, qu'il ne lui est plus possible de tergi-verser avec le sentiment. C'est lui, se dit-elle intérieu-rement. On dirait qu'elle le reconnaît sans l'avoir vuauparavant. D'autres hommes ont des qualités quisurpassent sans doute celles qui la séduisent, maiselle ne voit pas ces qualités. Ces autres hommes nesont pas la moitié d'elle, elle ne respire que par cetautre; il lui est nécessaire comme l'air qui entre dansses poumons. S'il n'est pas là, sa poitrine se resserre ;elle manque vraiment d'air.

Auguste. .J'avais lu cela dans les romans; mais,en étudiant le peu de mariages d'inclination que j'aiconnus dans la vie, je vois que cela est comme vousle dites. Seulement, ces unions de tourterelles sontdes exceptions à l'ordre général. Pour un mariaged' incl inat ion, il y en a dix mille qui sont de raison,et ce sont ceux-là qui ont dû exciter l 'at tention du lé-gislateur. Jl a donc dû déclarer qu 'une fois l'un deces mariages raisonnables rompu, il était très-natureld'en former un autre. Si la terre ne se peuplait quepar les mariages d ' i n c l i n a t i o n , elie cour ra i t de g randsrisques d 'ê t re iloui îe .

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ou L'AMOUR CONJUGAL.

Moi. Dans l'état où nous vivons, vous avez raison ;mais cet état n'est pas le véritable, ce n'est pas celuide la nature.

Auguste. Prétendriez-vous par hasard que la na-ture nous a tous destinés h former des mariages d'in-clination ?

Moi. Je prétends, avec toute la raison possible,que la nature nous a tous doué d'un instinct qui nenous tromperait jamais, si nous le suivions. En luiobéissant, nous formerions tous des mariages d'incli-nat ion; en le combattant, nous ne formons que cesunions de convenance aussi froides que l'intérêt quiles a inspirées. Tel prince a sa moitié au hameau,comme dans les contes ; et observez bien que ces ré-cits n'exciteraient pas chez nous le moindre intérêt,si quelque chose, que le monde n'a pas souillé dansvotre conscience, ne vous disait que le conte s'estrencontré avec la nature; tel prince donc a sa moitiéau hameau ; mais l'orgueil du prince son père, la rai-son d'état, les préjugés, que sais-je, moi, une foulede raisons toutes concluantes, font décider le mariagede l'héritier présomptif de la couronne avec la filled'un roi voisin qu'on n'a jamais vue, et qui souventn'a aucune des qualités qui conviennent au jeunehomme. Il s'ensuit qu'il laisse sa moitié, pour associerson sort à celle que la nature avait destinée à unautre. Ainsi, d'un coup, voilà deux mariages vérita-bles rompus; voilà quatre personnes qui ne connais-sent pas le bonheur conjugal, tandis que si chacune

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244 LA TASSE BRISÉE.

d'elles avait obéi au sentiment qui la guidait , toutaurait été dans l'ordre.

Auguste. 3l n'y a pas besoin d'aller si haut pourêtre convaincu que nos convenances gâtent tou t . Nevoyez-vous pas avec quel dédain le gentilhomme re-garde le roturier, le militaire considère le bourgeois,le riche, en un mot, toise le pauvre ? Comment espé-rer des mariages d'inclination avec des éléments sihétérogènes? Aussi, qu'arrive-t-il, c'est qu'on sevend, on ne se donne jamais. Les gens contrariés nepeuvent être en paix, car l'instinct dont vous parlezexiste, on est toujours contrarié de n'y avoir pu obéir.En second lien, si les qualités de telle femme sontprécisément ce qu'il faut à tel homme, il s'ensuitqu'elles ne seront pas le complément nécessaire desqualités de tel autre homme. Ainsi, celui qui a plusde bonté que d'esprit aurait besoin d'une femme quieût de la vivacité dans les affections; il faudrait queson épouse lui donnât un esprit qui sommeille chezlui : au lieu de cela, il aura une bonne ménagère,une tout à fait bonne femme. Ce pauvre couple nesera pas loin de l'idiotisme. A un homme d'esprit, aucontraire, il faudrait une femme aimante, et les con-venances lui donneront une Saplio ou une Ueshouliè-res, avec laquelle il se disputera sur la richesse d'unerime ou sur l'emploi d'une métaphore. Que la naturefait bien mieux les choses! En suivant votre règle,mou cher ami, on connaîtrait, je présume, le carac-tère des époux de l ' an t iqu i t é , eu connaissant seule-

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 245

ment l'un d'eux. Partout la bonté a eu pour épouxl'intelligence, quand c'est l'inclination qui a présidé aucontrat. Partout également l'esprit, le génie ont eupour compagne une de ces affections obscures maiscélestes qu'il suffit de rêver pour faire l'idéal du por-trait de la femme. Voilà ce que c'est que de fréquen-ter les poètes, on s'exprime bientôt comme eux ; maisfinissons-en, s'il vous plaît. Vous disiez donc que tousles mariages seraient des mariages d'inclination, sinous laissions faire la nature. Ces mariages, par con-séquent, une fois formés, ne pourraient plus se dis-soudre, sans amener le malheur de l'un des époux.Si la mort venait à les rompre, nous ferions commeces tourtereaux dont je vous parlais tout à l'heure,nous mourrions dans le veuvage. Mais mon cher ami,il n'y a que deux œufs dans le nid des tourterelles,dans l'un il y a toujours un mâle et dans l'autre unefemelle; voilà pourquoi ils vivent ainsi deux à deux.Dans l'espèce humaine, il y a des familles toutes degarçons; d'autres, toutes de filles. Tout n'y va paspar couple comme dans votre thèse.

Moi. Des calculs exacts ont prouvé que sur toutela surface de la terre les sexes naissaient en nombreégal. Quand il y a quelque anomalie dans cette loi,cela vient toujours de ce que l'homme a dérangé lesplans de la nature.

Auguste. Oh ! oh ! cela me fait plaisir ! Voilà votreroman qui se base sur le calcul. J'en admets assezacilement la première partie, c'est-à-dire, celle qui

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24(5 LA TASSE MISÉE,

établit que tous les mariages devraient être d'incli-nation. Me prouveriez-vous aussi aisément qu'ils doi-vent être éternels, subsister dans ce monde et dansl 'autre?

Moi. Si riiûiiiiiie est immortel , c'est sans doutepar ses facultés morales. Eh bien ! si ces facultéstrouvent une fois la moitié harmonique qui leur man-que, ce sera pour toujours; car il faudrait admettre([lie l'homme à la mort recevrait de nouvelles facultés,et je ne trouve rien qui appuie cet te assertion ni dansle raisonnement ni dans la tradit ion. La mort romptles liens formés par les convenances; comment dé-truirait-elle ceux qui sont formés par le cœur? Lesconvenances sont passagères et \\z survivent pas à lamort du corps; le co'ur, au contraire, survit aux or-içanes qui lui ont servi d'enveloppe. Pour anéantirl 'union formée sous les auspices de la nature, il fau-drait dire que le Créateur a deux poids et deux mesu-res; qu'il nous inspire un sentiment, mais pour untemps; il faudrait admettre aussi que l'homme perdla mémoire du passé, c'est-à-dire qu'il se survit sansla conscience de son existence, ce qui est absurde.Or, si l'on se souvient de quelque chose là-haut , cedoit être de son amour et de son bonheur ; et si l'ondoit manifester quelqu'emprcssement, ce doi t être derecommencer à aimer et à être heureux avec l'êtrequi nous a fait connaî tre les seuls sentiments qui don-nent du prix à l'existence. Aussi, examinez les maria-ges d ' incl inat ion; -v l 'un des époux meiu'i a \ a . n i l 'an-

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ou L ' A M O U R C O N J U G A L . 247

ire, ne lui di t- i l pas : « Je vais t 'at tendre? » Celui quisurvi t a-t-il d'autres paroles à la bouche que celles-ci : « Je \a is te rejoindre? »><on , mon ami, soyons-enbien persuadés, s'il n'y avait ni l'intérêt, ni l'orgueil,tons les mariages seraient réglés par la nature; tousles époux seraient des amants, tous les amants seraientvertueux, et jamais aucun d'eux, voyant mourir celuiqu'il aurait uniquement aimé, ne douterait qu'il dûtun jour le rejoindre. L'immortalité de l'âme serait lachose la plus naturelle du monde à leurs yeux. Lessophismes ne la détruiraient pas; car, que sont lessophismes quand l'amour parle? Jamais aucun d'euxne songerait réellement à former d'autres nœuds.L'homme qui lui en parlerait lui ferait horreur; il leregarderait comme un être dépravé tout à fait endehors de la nature. Ce que je vous dis n'est un ro-man que parce que les hommes cessent d'écouter lavoix du sent iment . Dans la fausse route où ils mar-chent, la vérité pour eux es! un mensonge, comme lavertu pour le scélérat est nne chimère. Vous demande/ce que deviendrait la procréation de l'espèce humaineavec ces amitiés conjugales; soyez sur, mon cher Au-guste, que vos mariages de convention y portent plusde préjudice qiie ceux d'inclination.

Angnsti1. En eifet, que peut-on attendre d'avan-tageux pour cette procréation, lorsque les époux ma-rient ensemble leur caisse ou leur nom, sans s'inquiéteren aucune manière des besoins du cœur? Mon ami,vous connviCî ice / à nie persuader . Si îes choses élaienl

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248 LA TASSE BRISÉE,

comme vous le dites, j'entrevois pour l'espèce humaineune source de félicités qui lui manquent. En effet, jecroyais, il y a un instant, connue tout le monde, qu'onse mariait uniquement pour avoir des enfants; vousme faites voir à présent qu'on peut bien se marierpour être heureux, pour obéir au vœu du Créateurqui ne fait de l'homme et de la femme qu'un seul êtrebien assorti. Ils sont deux pour la vue superficielle,mais ils ne sont qu'un au regard de l 'entendementbien exercé. Je conçois maintenant, mon ami, qu'uneautre personne pourrait avoir à vos yeux toutes lesconditions requises pour vous donner une nombreusepostérité, mais qu'elle ne vous rendrait pas votrecœur ; c'est vraiment la première qui l'a. Dieu veut,sans doute, que nous léguions notre être à d'autres;mais il veut aussi et avant tout que ce même être secomplète des facultés qui lui manquent. Il est dit dansla Genèse qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul;cela prouve évidemment la nécessité de l'union dedeux êtres. La procréation de l'espèce humaine auraitlieu aussi bien avec la polygamie, si c'était le but uni-que que la divinité s'est proposé.

Moi. Je vous prierai de remarquer que la naturea si bien voulu que le mariage fût un contrat à vie,qu'elle nous l'a fait passer avec un être de même âge.Il suffit de violer cette règle pour faire un mariagedisproportionné, et qui par conséquent n'est pas l'ou-vrage de cette nature qui doit être la règle et la pro-port ion. Si l 'un meurt avant l 'autre, c'est un accident

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ou L ' A M O U U C O N J U G A L . 249

aussi irréparable dans l'ordre de la nature que laperte d'un membre. Comme il nous faut rester toutela vie avec ce membre de moins, il faut aussi resterprivé de la compagne qui faisait en quelque sortepartie de notre substance.

Auguste. La Genèse, que je vous citais, ne dit-elle pas, en effet, qu'Adam devra désormais appeler safemme Y os de mes os, la chair de ma chair? Un osperdu ne se replace plus. Vous êtes singulier avec vosidées; une seconde épouse serait ainsi pour le veufqui aurait contracté un premier mariage d'inclinationcomme une jambe de bois substituée à celle qu'unsoldat a perdu sur le champ de bataille. Cette jambea tout ce qu'il faut, excepté la vie ; tant mieux pour lemalheureux qui s'en contente. Que les législateurs quiont établi le divorce aillent donc se mesurer avecvous !

Moi. Mais, mon ami, comme le divorce serait unechose horrible, inouïe même, s'il succédait à un ma-riage d'inclination ; c'est une chose très-naturelle, si,au contraire, il détruit un mariage forcé, formé pardes parents ambitieux ou intéressés qui n'ont pas con-sulté leurs enfants. S'il réunit deux cœurs faits l'unpour l'autre, il rétablit les choses telles qu'elles doi-vent être. Il est dangereux seulement d'employer tou-jours ce moyen. Souvent c'est la satiété du libertinagequi l'invoque, et la vertu rigide désapprouve alors lelégislateur qui le permet.

Auguste. Et .ce mariage consacré aux pieds des

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250 LA TASSE BRISÉE,

autels, cet époux auquel on a juré devant Dieu derester fidèle toute sa vie !

Moi. Dans les pays où le divorce est établi, l'onne jure rien à Dieu que conditionnellement. Ainsi, iln'y a pas là matière à censurer. D'ailleurs, mon cherAuguste, Dieu voit le fond des cœurs : il voit bien siles deux époux qu'unit le prêtre se conviennent ; quoi-que celui qui consacre le mariage trouve que la futureest tout ce qu'il faut pour le futur, Dieu en juge sou-vent tout autrement; il voit bien qu'on lie ensembledeux pauvres êtres qui n'ont rien pour l'ester unistoute la vie, et je ne pense pas du tout qu'il s'offensesi les époux, s'apercevant plus tard des faux calculsde leurs parents, éprouvent l'un .pour l'autre une an-tipathie qui était inévitable. L'aversion, comme l'ex-prime le mot lui-même, est un mouvement de l'âmepar lequel elle se détourne d'un objet. Dieu ne voitque ces sortes de mouvements; dès qu'il l'aperçoitentre deux êtres mal assortis, pour lui il y a divorcebien réel, quoique la loi ne l'ait pas prononcé. Il nefaut pas être plus exigeant que la raison. C'est vousmaintenant qui parle/ comme un poète, et moi commeun homme raisonnable.

Auguste. Vous avez raison. J'ajoute à ce que vousdites que dans l'état actuel des choses, ces mariagescélébrés à la face du ciel sont autant de sacrilèges.où l'on prend Dieu à témoin de sentiments qu'on n'apas. Si on le trompe, ce n'est pas en se remariant,c'est le plus souvent en se mariant la première fois.

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 251

Si j'étais prêtre, je ne voudrais bénir que des maria-ges d'inclination; je suis bien sûr qu'il n'y aurait ja-mais là de divorce. J'applaudirais à la loi civile quipermettrait que les mariages de bienséance ou de con-vention, bénis par mes confrères, fussent déclarésnuls. Jamais mes époux ne seraient dans ce cas-là.Ainsi, dans ma paroisse, point de divorce.

Moi. Si tout le monde consultait l'instinct dont jevous parlais tout à l'heure, le monde entier ressem-blerait à votre paroisse; et l'on n'y parlerait pas plusde divorce qu'on ne parle d'appliquer des emplâtresà un corps sain. Le divorce est ira palliatif pour desmalades. La société bien constituée ne devrait jamaisle connaître. Autant l'homme qui suit la nature estheureux dans l'état sacré du mariage, autant celui quin'a consulté que l'intérêt, le libertinage ou l'ambitionest à plaindre. Voir à ses côtés un être pour lequelon ne sent aucune sympathie, à qui l'on ne peut con-fier aucune douleur pour l'affaiblir, aucune joie pourla rendre plus vive ; voir sous ses yeux un témoin im-portun de ses moindres actes, un espion de ses senti-ments, un être qui ne cherche qu'à vous tromper, quil'ait patte de velours comme le chat, mais qui n'aimecomme lui que la maison que vous lui avez apportéeen dot; voir à son chevet un être qui compte combiende temps vous avez à vivre encore pour qu'il reprennesa liberté, un être qui loin de conserver votre souve-nir, vous déchirera après la mort, et formera, sousles auspices du prêtre, une nouvelle union avec votre

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-252 LA TASSE r .RISJ-ÏU,

ennemi secret ; oh ! il n'y a pas de supplice compara-ble à celui de vivre dans une îe i lc cont ra in te ! Xou,Dieu n'a pas béni une telle u n i o n ; non , les parolessacramentelles n 'on t pas monté au ciel; elles se sontdétournées de l u i , quand notre cœur s'es! d é t o u r n élui-même de celui avec qui les convenances moralesnous mariaient ; Dieu a écrit non dans les archivescélestes, quand le prêtre a écrit oui dans les regis-tres de la paroisse. La loi qui a vu iou î cela ne l'ait,en proclamant le divorce, que constater le VOMI de lanature. Non, Dieu ne veut pas qr.e nous soyons mal-heureux toute la vie par la faute de ceux qui nous ontrendus époux. Il voit avec commisération ce t te pau-vre créature privée des dons les plus précieux que saProvidence accorde aux hommes, t'i il lui dit : « Sois» libre; tu menta is on tu t'es i ruinpé la première t'ois» que lu m'as pris à témoin ; tu as pris la voix des» sens, le îan^a^e de l ' amb i t i on , de l ' intérêt, pour la» voix de k n a t u r e . >.'o'i. je ne veux pas que tu sois

» sans secours sur la lerre. ,îe t 'ai dest iné ta moi t ié ;!> celle que tu as prise p o u r elle ne t ' appar tena i t p;:p.»

Auguste. Votre prosopopée est aussi vraie queconsolante. Deux éléments opposés ne neuve';! res'erunis. Le sacrement qui les j o i n t ensemble oiiense leCréateur . La loi qu i les me! en lihert- ; r.;nt selon iesintentions de îa î ' - rovide i ico . Je ne veux pas p lus quevous la fac i l i ié du divorce. On se mar ie ra i t par calcul,et l'on déferait ie mariage, parce i n f o n s 'apercevra i t

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ou L'AMOUR CONJUGAL. 253

faire des sens dépravés, et l'on abandonnerait sonépouse, hélas! parce qu'elle n'aurait pour elle que lesdons de la nature, car les raffinements de la débauchey sont insensibles. Je veux comme vous le mariaged'inclination, et alors je bannirai à jamais le divorce.Jusque-là je crois qu'il n'est pas nuisible de le laissersubsister. En effet, que rompt-il? Le mariage? non,sans doute, mais une liaison intéressée; il n'y a doncpas de mal à faire la guerre à ces liaisons, car c'estles détruire que de leur permettre d'en agir à leurgré.

Moi. Cela étant, vous ne me blâmez plus de messouvenirs.

Auguste. L'amour que vous ressentez étant uneinclination réelle, je vous approuve. L'amour qui em-brasse dans un sentiment les deux existences est bien,je le sens, le seul trésor réel que le ciel pouvait nousaccorder. Je n'en suis pas pour les idées innées, puis-que les idées sont des sensations acquises et compa-rées; mais j'en suis pour des dispositions, pour dessentiments innés. La sphère morale est extraordinai-rement agrandie, en considérant avec vous l'amourcomme un sentiment inné, que le Créateur imprime àtous les êtres pour faire trouver à chacun ce qui luimanque. L'homme est fait pour la femme et la femmeest faite pour l'homme ; celui des deux qui n'a pas en-core sa moitié, languit solitaire et incomplet. Celuipar conséquent qui ne l'a plus cherche vainement à laretrouver sur la terre. Elle est au ciel, et il ne peut

22.

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254 I.A ÏASSE BRISÉE,

pas plus y suppléer par une autre, qu'il ne supplée àson bras par le bras de son voisin.

Moi. Joignez à cela ce qui constitue, si je puisparler ainsi, l'éternité de ce sentiment, ce qui en faitquelque chose de sacré. La Divinité a son siège dansl'homme; mais l'homme solitaire est toujours à l'é-goi'sme ou à l'orgueil ; pour recevoir dignement leDieu qui anime de sa vie tous les êtres, il ne fautplus, en quelque sorte, être soi-même. Il faut se dé-tacher de soi, pour que Dieu prenne la place de nospassions. Or, il n'y a que dans le mariage qu'un pa-reil détachement est facile. En aimant sa femme, oncesse d'être orgueilleux et égoi'ste, et Dieu éclairetoutes nos pensées et échauffe toutes nos aifections.L'état saint par excellence est donc l'état du mariage.Quel plaisir de se sacrifier pour celle qu'on a aimée !Eh bien ! ce sacrifice, qui est si doux, est la loi reli-gieuse par excellence. Détachez-vous de vous-même,aimez hors de vous, et vous obéirez à la loi divine.Vous m'avez cité la Bible tout à l 'heure; savez-vousque c'est à cause de la sainteté du mariage qu'ellecompare partout l'union de l'Église et de Dieu à cellede l'homme et de la femme. Méditez sur l'Essence di-vine; ne la concevez-vous pas comme l 'hanuonie par-faite résultant d'une égale portion d'amour et de sa-gesse; eh bien! ce Dieu qui est la source de l'amourrépand principalement sa bienfaisante influence dansle cœur de la femme; ce Dieu, qui est également leprincipe delà sagesse, fait spécialement luire celle-ci

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ou L'AMOUB CONJUGAL.

dans l'esprit de l'homme. Deux époux faits l'un pourl'autre se communiquent donc réellement les dons dela Divinité. Unis ensemble, ils reproduisent complè-tement son image. L'un donne l'amour reçu de Dieu,l'autre communique la sagesse provenue de la mêmesource. Chacun obtient ce qui lui manque; chacunpar le ministère de ce qu'il aime reçoit l'influence di-vine. La sagesse créatrice pénètre mieux dans le cœurde l'épouse, quand elle est suspendue tout attentiveaux paroles qui sortent de la bouche de son époux.L'amour divin se fait mieux comprendre du mari,quand c'est sa femme qui le lui fait sentir : « Céleste» moitié de mon âme, lui dit-il, tu me fais sentir» qu'il y a un Dieu. » — « Mon bien-aimé, lui répond» son épouse, je comprends la sagesse suprême quand» mon esprit s'éclaire à la lueur de ta raison. » A euxdeux ils sont donc l'effigie de la Divinité. Comment neserait-il pas pur, cet amour délicieux, puisqu'il est lereflet de Dieu même? Comment ne ferait-il pas lebonheur, puisqu'il provient de celui qui est l'Amour ?Peut-on craindre qu'il soit jamais souillé de rien d'im-pur! Aimer celle que Dieu nous a destinée, n'est-cepas aimer l'amour même? Qui peut s'aimer plus com-plètement que la bonté et la vérité ? Eh bien ! la femmen'est-elle pas organisée pour l'une et l'homme pourl'autre? Être vertueux, c'est déjà prouver par celaseul qu'on est digne de l'amour conjugal. Dans lafemme qu'il aime, l'époux ne recherche, en effet, quel'affection qui l'échauffé; la femme, à son tour, ne de-

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236 LA TASSE BRISÉE.

mande à son mari que l'entendement qui la guide. L'unet l'autre se trouvent dans l'objet aimé; l'objet aiméest soi-même, l'individualité disparaît pour s'absor-ber dans cette vie mutuelle, où tout à la fois l'on estdeux, et où pourtant l'on ne fait qu'un.

Après que j'eus ainsi parlé, Auguste me regardasans dire un mot. Il réfléchit quelque temps à ce qu'ilallait ajouter, soit pour modifier, soit pour approuvermes opinions; mais, craignant de se tromper, ou vou-lant méditer plus à son aise, il se retira. Voilà déjàplusieurs jours que je ne l'ai vu. Je t'envoie en con-séquence notre conversation, sans en attendre le dé-noûment. Auguste est un de ces hommes que le sen-timent entraîne quelquefois dans la route de la vérité,mais qui, après cela, ne trouvant pas que le sentimentsoit quelque chose de palpable, l'oublient comme onoublie un rêve agréable. Vous les entende/ critiquersouvent aujourd'hui ce qu'ils ont approuvé hier.Tiens-toi donc sur tes gardes, si tu l'entends quelquejour toi-même réfuter mes opinions.

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SUR LA NOBLESSEET

QUELLE EST LA NOBLESSE VÉRITABLE.

Quelques jours après les mémorables événementsde Juillet 1830, je me trouvais sur la place princi-pale de l'une de nos plus grandes villes. Chacun s'a-bordait avec anxiété, on se demandait mutuellement,des nouvelles, je veux dire des nouvelles de son parti ;car, pour la chose publique, peu de personnes y son-geaient. La France se partageait en trois classes biendistinctes : Celle que ses intérêts attachaient à la fa-mille déchue; celle qui, n'ayant rien gagné au nouvelordre de choses, voulait la république pour se jetersur le mât de cocagne; et celle enfin qui, n'ayant rienperdu dans la révolte improvisée, craignait une se-cousse qui pouvait la compromettre. Des royalistes,entêtés d'un passé qui leur profitait, mais qui ne pou-vait plus revenir; des pêcheurs en eau trouble, quidéguisaient leur avidité sous le faux prétexte d'unerépublique; enfin, de bons et paisibles propriétairesqui voulaient jouir à toute force, et convertir cet étatprécaire en un état fixe, voilà les trois sortes de gensqu'il y avait pour lors en France.

22*.

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SUR LA NOBLESSE.

Je nie promenais au milieu des groupes pour obser-ver ce qui s'y passait, car il y a toujours de l'instruc-tion à retirer pour l'observateur de sangfroid quiécoute ce que la passion fait dire aux hommes. Dansces moments, comme dans ceux qui accompagnentl'ivresse, on laisse échapper tout ce que l'on a sur lecœur. C'est l'instant où les espions apprennent à con-naître les amis ou les ennemis véritables du gouver-nement. Je faisais aussi, moi, le rôle d'espion; maisc'était pour recueillir quelque chose que je pusse direan genre humain et à la postérité pour leur plus grandavantage. Voici donc ce que j'entendis :

Un acquéreur de biens nationaux élevait la voixpour demander l'abolition de la noblesse. C'est elle,disait-il, qui a causé tous les malheurs de la France.Elle s'est mis dans la tête que nous pourrions reveniraux inepties du quatorzième siècle, et pour en venir àses fins, elle a entraîné le gouvernement dans le dé-plorable état où nous l'avons vu. Il était si faible, cegouvernement, que le moindre choc a suffi pour lerenverser; preuve certaine que la nation ne marchaitpas avec lui ; preuve incontestable que la noblessequi le soutenait n'avait pas la majorité pour elle. Etdepuis quand, messieurs, la minorité a-t-elle le droitd'imposer ses caprices au peuple? Je parle ici sanspassion; en effet, je n'ai nul intérêt à soutenir mathèse. Le milliard, accordé si généreusement à desgens qui ont toujours été les ennemis de la France,mettai t fort bien à couvert des propriétés que, du

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SUR LA NOBLESSE. 259

reste, j'ai payées fort cher. Que les nobles soient pro-priétaires, c'est de toute justice; mais qu'ils aient destitres qui alimentent leur vanité, et pour le soutiendesquels il faut des millions prodigués sans mesure,voilà ce que je ne veux pas. Je vois dans la caste no-biliaire de quoi faire des citoyens utiles à l'état, sivous abolissez les titres qui l'enivrent ; si vous les con-servez, au contraire, je ne vois plus en elle qu'uneassemblée de Don Quichottes dont le règne n'est plusde saison, et qui prolongent au-delà des limites rai-sonnables une farce jouée devant nos bons aïeux. Quidit noble aujourd'hui, dit un homme qui rougit d'êtrebon à quelque chose. On n'est pas laboureur aveccette chimère-là, parce qu'on se croit en droit d'avoirdes vassaux; on n'est pas artisan, parce que les pro-fessions mécaniques appartiennent à la canaille desvilles; on n'est pas négociant, parce que le commercedéroge, comme chacun sait; il faut à la noblesse l'é-pée, la robe ou le bonnet carré. Mais c'est ici, mes-sieurs, que se montre toute l'injustice de ses préten-tions. Elle veut l'épée, ai-je dit, mais elle la veut sansl'avoir gagnée. S'il faut porter le fusil et la gibernepour avoir le droit de commander, elle déclare n'a-voir pas appris à obéir, et elle se retire, laissant àd'autres le soin de voler à la défense de la patrie. Elleveut la robe pour qu'on la salue, et se soucie fortpeu de la science qu'il faut acquérir pour la mériter.Des examens doivent être subis pour avoir le droitd'exercer les fonctions subalternes de la magistrature;

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260 SUR LA NOBLESSE.

pour elle, elle oppose sa naissance à ces entraves, ettandis que nos enfants suent sang et eau sur Ciijas etBarthole, un noble sorti hier de son château est nom-mé aujourd'hui de par le roi pour exercer une fonc-tion qui soumet à ses ordres toutes les cours et tousles tribunaux: du royaume. Elle prend le bonnet carré ;mais, messieurs, c'est pour se jeter sur les évêchés etles dignités ecclésiastiques, et laisser à des paysans lemince salaire des curés et des vicaires de campagne.Elle entrait jadis dans l'état ecclésiastique pour avoirdes abbayes et des honneurs; voyez aussi où nous ontmenés ces abbés de cour qui sont tombés aujourd'huidans un mépris si mérité, et qui ont pour jamais dé-crédité la religion avec eux. La constitution dit quetous les Français seront aptes à remplir toutes lesfonctions, et je vous dis, moi, que tant que vous aurezdes nobles, le gouvernement, quel qu'il soit, réser-vera toujours pour eux les places éminentes. Ils for-ment entre eux un état dans l'étal, c'est une corpora-tion dont tous les membres se soutiennent les uns lesautres; le corps entier rougit de l'indigence de l'unde ses membres; je mets en fait qu'un noble sans ar-gent et dont tout le talent sera de décrotter les sou-liers, grâce à l'orgueil du corps, n'exercera jamaisson honorable métier dans la rue, avant de trouverune place qu'un autre serait capable de remplir beau-coup mieux. Les nobles jettent tant de poudre auxyeux des sots, que sous tout gouvernement le peuplese lassera de la démocratie, et tendra à organiser une

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SUR LA NOBLESSE. 261

noblesse nouvelle à la place de celle que l'opinion acoulée bas. Il faut donc la proscrire sans retour,cette noblesse; sans cela elle aura toujours une actionplus ou moins directe sur le gouvernement. VoyezBonaparte, n'a-t-il pas senti la nécessité d'en rem-plir ses salons, ses antichambres, ses lieux d'aisanceseux-mêmes, pour se donner un certain relief?

Un ancien professeur du Lycée s'avança alors dansle milieu du cercle. La thèse est jugée depuis long-temps, s'écria-t-il. La noblesse est tombée par lefait; je ne vois pas pourquoi il y a tant de gens quiessayent de remettre sur pied ce colosse aux piedsd'argile. Consultez l'histoire : Qu'est-ce que c'étaitdans l'origine que notre noblesse féodale? rien autrechose qu'une force armée; aujourd'hui c'est un titre;et pourquoi des titres, quand la chose n'est plus? C'estcomme une étiquette sur une bouteille vide. En effet,dans les premiers temps de la monarchie, on appelaitDuc celui qui commandait une province ; Comte, celuiqui y rendait la justice ; nos ducs d'aujourd'hui com-mandent dans leur maison, quand toutefois leur femmeou leur maîtresse ne commandent pas pour eux; noscomtes ne connaissent pas pour la plupart le code ci-vi l , et un grand nombre d'entre eux s'entend beau-coup mieux en intrigues qu'en jurisprudence. Donnerà des hommes des titres qui indiquent des emploisque ces hommes ne remplissent plus, c'est en véritéla contradiction la plus bizarre dont l'esprit humainsoit susceptible.

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J'ai souvent réfléchi, s'écria dans ce moment unhomme de lettres, à la sotte opinion qui fait de cettechimère une réalité; et je vais, messieurs, vous fairepart de mes réflexions. Si la noblesse est orgueilleuse,la faute en est à nous. C'est notre orgueil qui luidonne le sien. On lui dispute ses prérogatives avectant d'acharnement qu'on lui fait croire, en effet, queces prérogatives sont quelque chose. Ne faites aucuneattention aux farces que jouent devant vous ces ac-teurs d'un autre siècle, et vous les verrez tout desuite avoir honte de leur rôle et laisser leur morgueavec leurs habits de théâtre. Loin de là, vous en par-lez avec envie, vous tâchez de faire comme eux sivous pouvez; ce n'est pas le moyen de leur faire lâ-cher prise. Ils sentent que c'est la jalousie qui vousfait parler mal d'eux, et comment voulez-vous quenous croyions bonnement le mal qu'un envieux dit denous? 11 faut donc s'y prendre autrement. Au lieu dedéclamer contre la noblesse, il faut la laisser s'usertoute seule, car tout s'use dans le monde; il faut nousoccuper d'agrandir la sphère de nos connaissances, ilfaut devenir les nobles de l'espèce humaine par lapensée ; alors les nobles de nos campagnes seront, eneffet, à notre égard de véritables roturiers. Les rôlesseront changés.

Monsieur a raison, s'écria un colon d'Amérique.J'ai amené avec moi en France un sauvage de monvoisinage à qui j'ai donné quelque teinture de votreesprit et de vos mœurs. Quand je lui ai dit que vous

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SUR LA NOBLESSE. à63

aviez parmi vous des nobles, il m'a demandé, en voyantun bel édifice, si c'était un noble qui l'avait bâti. Cen'est pas assez relevé, lui ai-je répondu, pour unnoble. Je vous comprends, répliqua mon sauvage, l'es-prit élevé d'un noble dédaigne ces monuments quele temps renverse, et il n'en veut fonder que de dura-bles. Les livres qui renferment les chefs-d'œuvre devos sciences et de votre littérature sont, sans doute,la seule occupation digne d'un noble. Les nobles quiécrivent, répondis-je, sont en si petit nombre quecela ne compte pas pour le reste. Bien plus, la castecroit au-dessous d'elle l'honorable fonction de savantet d'homme de lettres. Ceux de ses membres qui sesont exercés daus l'art sublime d'instruire les hommeset de les rendre meilleurs se sont bornés, sous l'an-cien régime, à quelques plates poésies fugitives oùl'art servait à autoriser la licence des mœurs et à fairerougir la pudeur. Dans ces derniers temps, ceuxd'entre eux qui ont pris la plume se sont bornés à despamphlets politiques, où ils ne faisaient valoir d'au-tre raison que celle de leurs intérêts. L'étonnementde mon sauvage allait toujours croissant. Vous m'a-vez souvent parlé, me dit-il, de ces campagnes mé-morables qui ont fait des Français pendant trente ansle premier peuple de l'univers ; sans doute que ce sontles nobles qui ont élevé la France à ce haut degré degloire. Pas davantage, répliquai-je. La noblesse, aucontraire, a fait tout ce qu'elle a pu pour empêcherla France de devenir la première nation de l'Eu-

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264 SUR LA NOBLESSE.

rope. Que dis-je? elle s'est armée contre elle. Detous ces grands noms écrits sur plus de soixantechamps de bataille, depuis Cadix jusqu'à Moscou, iln'y en a pas un que puisse à juste titre revendiquerla noblesse. Dites-moi donc, reprit le sauvage impa-tienté, ce que disent et ce que font les nobles. Je leconduisis dans une terre voisine de cette ville, où setrouvait réunie toute la noblesse des environs. Laconversation ne lui apprit rien sur la nature, surle cœur humain, sur les beaux-arts qui peignentl'un et l'autre. Il entendit parler de chasse, et litla réflexion fort juste que celte occupation convenaitmieux à un sauvage qu'à un européen policé. Cequ'il put comprendre d'une conversation qui roulaitsur des intrigues et des amourettes lui fit voir que cesgens-là avaient plus à cœur d'abuser de la vie que dela soumettre à un joug avoué par la raison. Le privi-lège de la noblesse lui semblait devoir être précisé-ment d'aider l 'homme à surmonter ses passions; voussentez qu'il n'en était guère question dans cette as-semblée, où l'on se réunissait dans la seule intentionde faire bonne chère. Mon sauvage fut si scandalisé,qu'il fit spontanément la réflexion de Franklin : Voilàdes gens, me dit-il, qui sont dans l 'état ce que sontles pourceaux dans les basses-cours

Un concert d'applaudissements couvrit la voix del'orateur, et depuis personne ne put prendre la pa-role. Peu à peu le groupe se partagea en plusieurspeti ts comités, et je me trouvai derrière quelques

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SUR LA NOBLESSE.

hommes d'un extérieur qui annonçait une certaine ai-sance.

Messieurs, dit l'un d'eux, que je pris pour un no-ble, vous venez d'entendre les discours de cette ca-naille. Il faut avouer qu'elle a la vue bien courte.Voilà, dit-elle, la Noblesse! et le peuple hébété sehâte de l'applaudir. Il ne sait donc pas, ce peuple in-grat, que c'est la noblesse qui l'a fait ce qu'il est. Qùa-t-il puisé les idées d'honneur et de gloire qu'il in-voque aujourd'hui, si ce n'est sur nos champs de ba-taille? Avant l'invention de l'artillerie, cette armequi rend la valeur inutile, si la noblesse n'avait pasexisté, jamais une phalange roturière n'aurait étéd'elle-même chercher, l'ennemi, le presser corps àcorps. La foule armée eût été un ramassis de banditsqui aurait eu pour ennemi tout homme qui auraitpossédé quelque chose. Dans le moyen âge, la mainferme du monarque n'était pas là pour faire un seulcorps de toute cette population avide de pillage, et sil'honneur n'avait pas créé la noblesse pour la guider,c'en était fait de l'humanité. Ils crient contre la no-blesse, et ils ne savent pas que s'il y a quelque urba-nité dans nos mœurs, c'est à elle que nous le devons.Dans l'absence des lois, le seigneur é{ait la loi vi-vante, et le vassal qui se croyait protégé, quand onn'avait fait qu'exercer la justice à son égard, payaitpar une reconnaissance personnelle le bienfait de laloi. Aujourd'hui la loi est un livre, et l'accusé justifiés'en va chez lui quitte avec les magistrats, qui ne font

23.

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•2t)t> SUR LA NOBLESSE.

qu'appliquer un texte qui n'est peut-être ni dans leurpensée ni dans leur cœur.

Et puis les hommes de nos jours sont de pauvresnigauds, ajouta un magistral, de ne pas voir quel'honneur sera toujours attribué aux hautes fonctions.Ce n'est point là un préjugé ; c'est la loi même de lanature. Vous aurez beau vouloir honorer un labou-rjsur, un artisan à l'égal d'un ministre, la raison com-mune, plus forte que toutes les criailleries philosophi-ques, redressera ce travers d'esprit et rendra hom-mage à l'homme qui fait le plus pour la société. Eten effet, messieurs, le laboureur du fruit de ses sueursnourrit un nombre très-borné de ses concitoyens, leministre assure les droits et favorise les intérêts detous; c'est bien une autre affaire. Vous entendez sou-vent le peuple imbécille se plaindre de ce que la gloireet les richesses accompagnent les hautes dignités del'état, tandis que lui qui supporte tout-lé fardeau descharges publiques n'est ni récompensé ni honoré se-lon qu'il croit le mériter. C'est un murmure d'envie;car, niellez l'obscur plébéien à la place de celui qu'ilblâme si amèrement, il trouvera très-raisonnable que,faisant plus, il ait droit à un profit plus grand et àune renommée plus étendue. Dire que l'honneur ré-sulte de l'importance de la fonction qu'on remplit estune vérité si triviale, qu'il faut être de l'esprit le plusobtus pour le nier. Eh bien, n'est-ce pas là l'originede la noblesse? Ceux qui ont rempli les premièresfonctions dans l'état n'ont-ils pas été appelés à juste

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titre des gentilshommes ? Gentis homo, dit Pétymo-logie ; un gentilhomme est donc l'homme de la nation.Nos forcenés auront beau faire, du jour où ils détrui-ront la noblesse, l'opinion publique plus sage qu'euxen créera une nouvelle aussitôt, et elle ira la prendreparmi ceux qui remplissent les fonctions les plus utilesà l'état. Ce sera alors comme aujourd'hui les grandsfonctionnaires qui seront les grands dignitaires duroyaume. Nos pères en créant la noblesse n'ont faitqu'établir ce que nous établirions nous-mêmes. Pour-quoi donc nous plaindre d'une institution qui prendson origine dans la nature elle-même ? La nature faittous les hommes égaux, j'en conviens ; mais cette éga-lité cesse dès l'instant où l'un se rend utile à la société,tandis que l'autre ne fait rien pour elle. N'est-il pasvrai que ce bon fermier qui élève sa famille avec hon-neur est au-dessus du mauvais sujet qui a mangé àl'auberge son patrimoine et laisse ses enfants croupirdans la misère? Eh bien, à un degré de plus dans l'é-chelle, n'est-il pas encore vrai que le général qui dé-fend le royaume contre les ennemis du dehors, que leministre qui en assure la prospérité, ont droit à unereconnaissance publique égale au moins à celle que lefermier recueille de ses enfants? Eh bien, messieurs,c'est là tout. Être connu, honoré d'un plus grandnombre, parce qu'on agit dans un plus grand cercle,c'est là toute la noblesse. Murmurer contre elle, c'estse plaindre de ce qu'une fonction est plus utile, plusuniverselle qu'une autre ; c'est une méprise qui n'apas de nom.

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Bonaparte, qu'on citait tout à l'heure si mal àpropos, s'écria alors un riche armateur, n'a pas pufaire autrement que de créer une noblesse à la placede celle que la République imprudente avait abolie.S'il n'avait pas donné à Masséna le titre de prince, laFrance aurait dit néanmoins du vainqueur de Zurichque c'était un grand capitaine; et celui qui est grandparmi les capitaines, n'est-il pas, en effet, ce qu'est unprince parmi des égaux? On ne dispute vraiment quesur les mots. Être appelé duc, marquis, comte ou ba-ron, c'est absolument comme si l'on était appelébrave, loyal, équitable; et ces qualités morales cons-tituent une véritable noblesse parmi les hommes. Nousdonnons à notre noblesse les noms qu'ont inventéspour elle nos bons aïeux, je ne vois pas grand mal àcela. Les noms dans l'origine exprimaient des fonc-tions; ainsi duc, tiré du latin dux, signifiait la qualitéde celui qui commande. On dit qu'on ne veut plus deduc, et l'on consent néanmoins à ce qu'un homme soitappelé général ; voyez donc de quelle contradictionl'esprit humain est susceptible! En vérité, je ne puisrien concevoir à ce que j'ai entendu tout à l'heure, etje ne sais comment on peut émouvoir les passions dela multitude avec tant d'ignorance et de présomption !

Le cœur humain vous dévoilera ce mystère, ditalors à voix basse un médecin ultra-royaliste qui avaittout écouté sans prendre part à la conversation. Leshommes qui déclament contre la noblesse ne se plai-gnent pas de ce que les fonctions portent avec elles

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l'honneur qui leur est dû ; ils auraient honte de sou-tenir une pareille thèse; tous leurs murmures signi-fient simplement : « Je suis né roturier ; la place à la-» quelle j'aspirais dans l'échelle des distinctions so-» ciales est prise par d'autres ; il faut renverser la» table pour que j'aie aussi ma part au festin qui sera» servi sur une nouvelle. » Soyez bien sur qu'il n'y apas autre chose au fond de toutes ces déclamationscontre la noblesse. C'est toujours celui qui n'a rienqui conseille la loi agraire ; et cela, parce qu'il obtien-dra quelque chose ; c'est toujours de même celui quin'a point d'honneurs qui veut qu'on les abolisse chezles autres, espérant que quelque jour les dés serontpour lui. Ainsi, toutes les criailleries d'un parti neportent pas, au fond, contre la noblesse, elles se diri-gepl simplement contre l'hérédité de la noblesse ; maisc'est ici que l'ignorance est manifeste : De même que lelendemain du jour où l'on aura proclamé la loi agraireil y aura des gens ruinés et des gens enrichis aux dé-pens de ceux-là, de même le lendemain du jour oùl'on aura décrété l'abolition de la noblesse, les emploisremplis avec sagesse et talents créeront des titres enfaveur des fonctionnaires. L'équilibre constant entreles fortunes comme entre les talents et les vertus estune chimère. Comme il ne faut pas recommencer tousles jours te partage de la terre commune, de même ilne faut pas non plus réorganiser à chaque instant ànouveaux frais la chose publique. Le prince trouvedans la famille d'un noble qui a rendu des services à

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l'état des gens pour ainsi dire façonnés pour lesmêmes services, et il s'en sert avec raison. A moinsde mettre les places au concours et les hommes àl'essai, on ne peut pas, dans un état en grand, se passerd'une noblesse héréditaire. A mesure qu'un hommepar ses talents et par ses services sort de la ligne com-mune, le prince le fait noble, et il en a le droit. Ainsi,l'hérédité de la noblesse est une chose aussi sacréeque celle de la propriété. On dit qu'un enfant qui naîtaujourd'hui n''a rien fait pour être noble; a-t-il plusfait pour être propriétaire? On dit qu'en le reconnais-sant pour noble par le seul fait de sa naissance, la so-ciété constitue en sa faveur un privilège, soit; maisn'est-ce pas un bien autre privilège que celui denaître riche? Il faut, de peur d'inconvénients plusgraves, laisser subsister l'hérédité des biens auxquelstous les hommes devraient avoir part ; à plus forteraison faut-il laisser subsister l'hérédité des honneursauxquels tous les hommes sont appelés, mais dont tousne sont pas dignes.

Un prêtre prit alors la parole. Je soutiens de plus,dit-il, que l'hérédité de la noblesse est fondée sur lanature éternelle des choses, tandis que l'hérédité de lapropriété est la suite d'une convention. Sans doute,le législateur qui a établi que les iils profiteraient destravaux de leur père a eu grande raison; mais celuiqui a voulu que les enfants héritassent de la noblessede leurs ai'eux a agi conformément aux lois mêmes dela Divini té . En effet, messieurs, vous save/ tous que

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nous naissons dans le mal depuis la faute de notre pre-mier père. Nous recueillons le triste héritage de sesvices; s'il avait eu des vertus capables de le rendreheureux, nous fussions également nés susceptibles desmêmes vertus et de la même félicité. Une loi constante,universelle, veut que le fils naisse avec les inclinationsde son père. Un proverbe populaire appuie lui-mêmecette vérité : tel père, dit-il, tel fils. Les hommesqui sont le moins disposés à reconnaître cette loi aumoral, l'avouent bien au physique quand ils disenttous les jours qu'un animal naît avec les qualités de sarace. Il n'y a donc pas le moindre doute à cela. La no-blesse dans son principe est juste; l'hérédité de lanoblesse l'est aussi.

Quand l'orateur eut achevé de parler, les assistants,convaincus de l'excellence de la thèse, se séparèrent,se frottant les mains en songeant à leurs raisons, etlevant les épaules en pensant à celles de leurs adver-saires. Je restai seul sur la place, abîmé dans mesméditations, et cherchant à démêler la vérité au mi-lieu de tant d'opinions contradictoires. J'y serais, sansdoute, resté jusqu'à la nuit, si je n'avais été abordé parun homme d'une quarantaine d'années qui avait toutécouté comme moi, et s'était retiré avec l'air de quel-qu'un qui sait à quoi s'en tenir. C'était un philosophequi habitait la campagne presque toute l'année, maisque quelques recherches à la bibliothèque publiquevenaient d'attirer à la ville. Je vois votre étonnement,me dit-il, et en deux mots, si vous voulez le permettre,

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je vais le faire cesser. Ne consultez jamais les raison-nements des hommes sur ce que vous devez croire ;chaque passion sur la terre a sa raison, chacun trouvede l'esprit et de l'éloquence quand il s'agit de prouverce qu'il aime. Chacun trouve des raisons pour sou-tenir sa thèse ; mais au fond ce n'est pas la vérité dontil se soucie, c'est seulement de ses intérêts. Si vousécoutez un hypocrite, vous entendrez de beaux dis-cours de morale, accommodés de manière à présenterl'apologie de l'individu. Vous n'avez entendu ici dansle grand groupe que des hommes qui ont raisonnécomme le renard qui trouve trop verts les raisinsqu'il ne peut atteindre. Dans le petit comité, vousavez vu des hommes à qui l'on pouvait dire avec touteassurance : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Endeux mots, je vais vous dire ce qu'il en est.

Chaque fonction porte avec elle son honneur, maisil faut distinguer la personne de la fonction. L'insensés'attribue l'honneur qui appartient à l'emploi, l'hommesage au contraire reporte sur l'emploi qu'il remplittout l'honneur qu'on veut bien accorder à sa per-sonne. Un roi qui n'est pas gâté par les flatteurs saittrès-bien qu'on respecte en lui le sceptre et le dia-dème, il n'oserait dire ouvertement que la couronnetire tout son éclat de ce qu'elle a été placée sur sonfront. La noblesse donc ou l'honneur n'appartientpas à l'individu, mais à la fonction dont s'acquitte cetindividu. Voilà pourquoi il y aura toujours des nobles,parce qu'il y aura toujours des emplois utiles et émi-

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nerits parmi les hommes. Ceci est de toute évidence.A présent, on invoque en faveur de l'hérédité de lanoblesse cette loi incontestable de la nature qui veutque les corps soient semblables à celui qui en a été legerme. Il y a là-dedans un vice de raisonnement très-facile à saisir. Nous naissons avec les inclinations etles humeurs de nos pères, soit ; mais si nos pères no-bles ont regardé dans l'emploi confié à leur soin leurseul individu, ils nous transmettront une dispositiondéfectueuse qui ne fera de nous que de très-méchantshommes. Nous naissons nobles quand nous héritonsdes qualités nobles de nos pères ; nous naissons toutà fait roturiers, au contraire, quand, héritant de leursinclinations vicieuses, la loi nous transmet seulementleurs titres. La nature ne perpétue pas des titres derace en race, mais bien des inclinations, des goûts,des penchants. La loi civile ne doit pas consacrer pardes marques extérieures une hérédité morale dont laconscience seule est juge. Dieu qui lit dans les cœursvoit si l'homme se met à la place de la chose publique,ou s'il attribue à celle-ci toute la déférence qu'on luitémoigne. Le gouvernement, qui ne voit que les actesextérieurs, ne peut pas dire avec justice : Le fils hé-ritera de l'honneur dû à la place de son père, ce se-rait renverser toutes les notions de la justice. Il doitdire simplement : Chacun héritera de penchants dontDieu sera juge; pour nous qui voulons des hommesutiles, nous distribuerons les fonctions à ceux qui se-ront le plus capables de les remplir, et ces fonctions

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porteront avec elles leur noblesse. Ainsi la noblessene sera ni personnelle comme chez les anciens, ni hé-réditaire comme chez les modernes. Elle sera simple-ment l'attribut de la fonction, et elle ne deviendral'apanage que de celui qui remplira cette fonctionavec talent et intégrité.

Le philosophe cessa de parler, et je me retirai avecdes idées précises de la noblesse véritable.

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MONSIEUR GUILLAUME

M. Guillaume était un homme de lettres qui avaitjoui de quelque considération dans une de nos petitesvilles de l'Ouest. Ce qui le distinguait principalement,c'étaient des principes religieux profondément gravésdans son cœur, et dont il avait tâché de ne jamaiss'écarter dans sa conduite. Ses actions pouvaient n'a-voir pas été toujours celles de la vertu la plus pure;mais ses discours annonçaient du moins la convictionchrétienne la plus entière. Les curés du voisinageavaient eux-mêmes trouvé de l'instruction dans saconversation ; et on eût dit, à l'entendre, qu'il avaitfait ses premières études dans un séminaire. Avectout cela, M. Guillaume passait pour un libéral, cequi étonnait beaucoup de gentilshommes du pays ;car M. Guillaume n'était point acquéreur de biens na-tionaux, et il n'avait rempli aucune fonction sous Bo-naparte.

Les événements de juillet avaient tout changé, etM. Guillaume était resté le même. Sans place et sanshonneurs, il paraissait attaché au nouveau gouverne-ment, dont il n'approuvait pas néanmoins tous les

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agents. Ayant pris l'habitude de ne jamais se passion-ner pour les hommes et de s'attacher uniquement auxprincipes, M. Guillaume voyait de loin les événementsprésents comme s'il en avait lu le récit dans un livre;et de cette manière, si l'on est incapable de bien rem-plir une fonction subalterne qui exige qu'on connaisseles basses jalousies et les intérêts déguisés des hom-mes, on est du moins très-propre à bien juger de lajustice d'une cause. Notre intérêt présent, toujoursblessé par quelque endroit, nous aveugle dans nos re-lations d'habitude; quand on se dégage de ses petitespassions, on voit toujours les choses sous leur pointde vue véritable. Faites abnégation de vous-même,disait surtout M. Guillaume, et vous serez toujoursjuste.

M. Guillaume habitait un vieil édifice sur les bordsde l'Océan. Le spectacle inspirant de la mer, l'étudede la nature, l'enthousiasme que fait naître dans lecœur de l'homme la conscience éclairée cherchant unrefuge au sein de la Divinité seule, toutes ces jouis-sances morales remplissaient les journées de M. Guil-laume. Il était alors dans son été ; son printempsn'avait pas été si tranquille, il est vrai ; mais, désa-busé maintenant des passions qui agitent la société,s'il ne vivait plus du mouvement général, du moins ilassistait à la vie. Jadis il avait barbouillé beaucoup depapier; aujourd'hui ce papier, soit imprimé, soit ma-nuscrit, avait disparu de sa vue. Un auteur entouréde ses productions et se complaisant à les relire, sem-

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blait à M. Guillaume aussi ridicule que Narcisse pen-ché sur le cristal limpide qui lui reproduisait sestraits.

Détaché, de cette manière, de la meilleure partiede lui-même, M. Guillaume n'avait pas eu de peine àfaire les autres sacrifices nécessaires, selon lui, à laparfaite indépendance de l'âme. Il était parvenu à sedétacher complètement de tout ce qui fait le tourmentdes autres. La fortune lui semblait un moyen d'ali-menter en nous sans but cette ardente ambition querien ne peut satisfaire. Ce n'est pas ce que possèdel'avare, en effet, qu'il lui faut ; c'est ce qu'il n'a pasencore; et comme le cœur de l'homme n'est jamaissans désirs, celui à qui le nécessaire ne suffit pas nesera jamais content du superflu lui-même. Quand onexige plus que ce que la nature ne nous doit, c'est-à-dire, le vivre et le couvert, l'argent n'a jamais assezde poids pour ralentir le vol de l'imagination del'homme. Pour moi, disait M. Guillaume, je sens parma propre expérience que j'aurais, si j'étais million-naire, cent fois plus de désirs que je n'aurais d'écusdans ma caisse : tous ces désirs seraient-ils satisfaits,la fortune deviendrait-elle plus libérale à mon égard,je serais comme le Gros-Jean de la fable, j'achèteraisde ces bijoux qu'on appelle des couronnes,

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.

Enfin, quand je serais le potentat le plus riche de l'u-

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nivers, îes hommes n'ayant plus rien à me vendre,je lutterais avec la nature, je défricherais le globe en-tier, comme un bourgeois bouleverse son jardin pota-ger pour en faire un jardin anglais; je couperais lesisthmes de Suez et de Panama, ou je ferais des pas-sages sous-marins aux détroits du Sund et de Gi-braltar.

M, Guillaume s'apercevait-il que quelque chose de-venait l'objet de sa prédilection, de peur de s'enchaî-ner lui-même, il en faisait aussitôt le sacrifice. Il n'a-vait jamais poursuivi non plus les distinctions sociales;mais ici ce n'était pas modération de sa part, c'étaitorgueil. Il avait conçu autrefois une idée si exagéréede lui-même, qu'il aurait rougi de s'assimiler auxautres. Il se croyait trop au-dessus de sa petite so-ciété pour s'honorer d'une distinction qui lui auraitété commune avec d'autres membres de celte société.En acceptant, disait-il, du gouvernement un titre ouun ruban, l'homme consent à recevoir par là mêmel'expression de sa valeur morale. M. Guillaume donc,qui croyait valoir autant qu'un dignitaire de l'ordredu Saint-Esprit, aurait été presque humilié de ne re-cevoir de son prince que le cordon noir de l'ordre deSaint-Michel.

Avec de tels défauts, avec une existence aussi soli-taire, M. Guillaume aurait été l'homme le plus inutilede la terre, s'il n'avait pas mûri le projet de travaillersans relâche à l'amélioration de l'espèce humaine. Ilcroyait la société arrivée à l 'une de ces époques pro-

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videntielles où tout le passé s'anéantit, où un nouvelétat de choses exige de nouvelles lumières dans tousles genres. Ses idées, ses recherches, consignées surde petites feuilles volantes, étaient adressées à un amiqui devait les publier un jour comme une œuvre pos-thume. De cette manière, M. Guillaume assistait sansrépugnance à ses funérailles; il comparait ses papiersdécousus aux feuilles dont se couvre le chêne chaqueprintemps, et qu'il jette autour de lui chaque au-tomne. De c«tte manière, son ouvrage devait durerautant que sa vie, et il n'en précipitait pas plus la ré-daction qu'il ne pressait le terme de ses jours. Chaquejour pour lui avec ses impressions était une page avecses pensées.

Cette vie solitaire et studieuse avait valu à M. Guil-laume la réputation d'un homme qui savait tout ce quiest contenu dans des livres, et après l'avoir consultésur des affaires de chicane, auxquelles il n'entendaitrien, plusieurs notables du pays.le consultaient avecfruit sur les affaires les plus délicates de la con-science. Un des gros fermiers de la commune, maîtreClouet, vint l'entretenir des nouvelles du jour, moinspour s'assurer des opinions politiques de M. Guil-laume que pour tranquilliser sa conscience en suivantles principes adoptés par un homme si recomman-dable.

Depuis 181 S, maître Clouet avait rempli les fonc-tions de maire de sa commune avec tout le zèle d'unserviteur fidèle de la famille déchue. Pourtant il n'a-

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vait blessé personne, et le bruit se répandait dans lepublic que maître Clouet, qui jouissait d'une aisancefort honnête, craignait, comme tout propriétaire, devoir le sol trembler sous ses pas, et qu'il n'avait sibien rempli son poste que pour aider de son mieux àconsolider l'ordre établi. La chute du gouvernementcompromettait, disait-on, sa fortune autant que sesprincipes; la légitimité n'était pas seulement à sesyeux une chose avouée par sa conscience, c'était aussiune garantie de son repos. La plupart des paysansprenaient exemple sur lui; on savait qu'il lisait lesjournaux, et qu'il ne se laissait pas aisément tromperen matières politiques. En un mot, tel était l'avis demaître Clouet, telle était l'opinion générale de lacommune. Il avait évité autrefois de se trouver avecM. Guillaume, dont il redoutait la supériorité morale;ses doutes, ses incertitudes le décidèrent enfin à luifaire une visite.

Tenez, monsieur Guillaume, lui dit-il, en l'abor-dant, je veux être franc avec vous : \7ous savez quej'étais un chaud partisan de l'ancien régime; je n'au-rai pas aujourd'hui la lâcheté de l'accuser devantvous, pour paraître flatter votre opinion ; je suis toutprêt à reconnaître avec vous que notre intérêt nousconseille de nous attacher à l'ordre établi aujour-d'hui; mais l'intérêt, comme vous le dites quelque-fois, ne doit pas être notre seul guide. De beaux pa-triotes, ma foi, que ceux qui appuient la chose publi-que, parce que leur fortune on leur place en dépend !

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Dire à nos paysans qu'ils n'attraperont que des coupsen s'opposant au gouvernement, c'est une chose très-vraie, mais c'est une trivialité s'il en fut jamais; car,enfin, la crainte fait des esclaves, et l'affection libreseule fait des hommes. L'affection donc, c'est ce quim'attache au passé, mon cher monsieur Guillaume,c'est ce qui fait aussi que je vois le présent avec unecertaine répugnance. J'ai été élevé dans des principesdifférents de ceux qu'on proclame ouvertement au-jourd'hui. Je chéris par-dessus toutes choses et jeveux conserver intacte la religion de mes pères; et jevous avoue, monsieur Guillaume, qu'elle me paraîtcourir aujourd'hui quelques risques. Vous qui êtes unhomme sincèrement religieux, n'êtes-vous pas blessécomme moi de voir l'état où se trouve la religion de-puis le triomphe des libéraux de Paris? A mes yeux,un libéral est un homme qui affecte le mépris, ou toutau moins l'indifférence la plus entière, pour la reli-gion. Voyez comment on en parle aujourd'hui! Avecl'ancien gouvernement, la foi de mes pères était in-tacte dans mon âme, elle était protégée au dehors :aujourd'hui elle est l'objet des dérisions publiques,insultée par les journaux, abandonnée au peuplecomme l'aliment de la superstition et de la faiblesse,elle est opprimée par tous. Quand ce ne serait quepar générosité, je me sens porté pour la faiblesse, jehais les oppresseurs en tout genre. Je n'ai point pra-tiqué ma religion par superstition, les mauvais plai-sants ne me la feront point abandonner; je n'ai point

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donné l'exemple aux autres pour conserver ma place :il y a dans mou attachement pour la religion autrechose que des préjugés d'enfance et de misérablescalculs de vanité et d'intérêt. C'est ce que j'ai de pluscher, et la révolution qui m'arrache ainsi à mes af-fections ne pourra jamais obtenir mon approbation.Je lui vouerai une obéissance muette et passive, maisjamais je ne lui jurerai l'affection et le dévouaient.

M. Guillaume. Je sympathise avec vous, maîtreClouet, de toutes les forces de mon âme. Il n'y a niplaisanterie ni puissance publique capables de m'ar-racher à ma conviction religieuse. Avec tout celaj'applaudis à la révolution de juillet comme à un af-franchissement politique et moral de la plus hauteimportance. Il n'y a rien là qui vous étonnera quandvous aurez eu la bonté de m'accorder quelque atten-tion.

Maître Clouet. Je suis très-curieux de voir, eneffet, comment vous trouvez le moyen d'être libéral etcatholique tout à la fois.

M. Guillaume. Observez d'abord, mon cher mon-sieur Clouet, que j'ai tant de respect pour la religion,que je ne trouve dans le monde aucune forme socialedigne de lui être associée. Elle est autant au-dessusde tontes nos conventions que l'équité d'un juge estau-dessus de son costume, que la vertu est au-dessusdu rôle que les circonstances lui font jouer. La vertuest de tous les pays, la religion est ainsi. Il n'y a pasplus de religion de la Bretagne, qu'il n'y a de vertu

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de la Bretagne. Partout où je trouve des gens ver-tueux, je dis : Voilà des compatriotes; partout où j'a-perçois des hommes religieux, convaincus des véritésdu Christianisme, et attachés à ses préceptes, je dis :Voilà des catholiques.

Maître Clouet. Vous êtes plaisant, monsieur Guil-laume. A votre compte, les protestants sont des ca-tholiques aussi.

M. Guillaume. Catholique signifie universel, etvous voyez bien que celui qui étend à tous sa croyanceest plus digne de ce beau nom que celui qui en res-treint le nombre. Il y a des catholiques véritables par-mi ceux que vous désignez sous le nom offensant d'hé-rétiques; il y a, au contraire, des hommes indignesdu nom de chrétiens parmi ceux que vous rangez sousla dénomination de catholiques. C'est Dieu seul quidiscerne le catholique véritable de celui qui ne l'estque de nom. L'homme qui s'en rapportera à l'exté-rieur seulement se trompera toujours. Les lignesrouges ou vertes de nos cartes de géographie circon-scrivent les populations dans un espace quelconqueoù tout porte le même nom ; on ne peut appliquer cesdivisions aux différences morales qui caractérisent lescorporations religieuses. Dans un môme empire sou-mis en apparence aux mêmes lois civiles et moralesvous avez des hommes de toutes les opinions, et mal-gré les usages qui leur paraissent communs à tous,vous pouvez dire que ces hommes sont aussi de toutesles religions.

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Maître Clouet. Je vous accorde tout cela. La re-ligion, voulez-vous dire, est une affaire de consciencetotalement séparée aux yeux de Dieu de la forme po-litique. D'après cela, Dieu connaît, je suppose, dansla Vendée beaucoup de fourbes qui ne sont catholi-ques que de nom, tandis que chez leurs voisins de laCharente-Inférieure, par exemple, il trouve des genscatholiques de sentiment et d'action, et qui commetels obtiennent grâce devant lui? cela ne m'empêchepas de revenir à ma thèse, et de vous répéter que jeconsidère le libéralisme, en général, comme une sortede révolte contre la religion.

M. Guillaume. Vous n'y voyez pas assez loin,maître Clouet; si vous étendiez plus loin votre re-gard, les nuages qui vous offusquent se dissiperaientcomplètement. Les brouillards n'existent que pourles gens qui se promènent rase-terre; celui qui s'é-lève un tant soit peu sur la montagne les voit à sespieds. Vous ne voyez pas que les libéraux s'étayentprincipalement de l'Évangile pour appuyer leurs pré-tentions. Celui qui a dit à ses Apôtres : Que le plusgrand d'entre vous soit comme le plus petit, n'a-vait pas l'intention de consacrer des distinctions ad-mises dans la société. C'est en appelant les peuples àla liberté que le Christianisme a fait la conquête dumonde civilisé. Tous les principes que les libérauxmettent en avant se trouvent dans le Livre des Chré-tiens et dans les courageuses paraphrases que ses pluséloquents défenseurs en ont faites. Pour me borner à

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nos temps modernes, je vous citerai les deux cory-phées du parti libéral : L'un est le pieux, le tendre,le sublime auteur du Télémaque; l'autre est l'écri-vain qui a le mieux manié notre langue, je veux direcelui qui a écrit le Petit Carême. Fénélon et Massil-îon, voilà, maître Clouet, les apôtres du parti libéral.

Maître Clouet. Si tous les libéraux étaient decette trempe, je me sentirais porté à sympathiser aveceux; mais quelle différence entre ces apôtres et leshommes de nos jours qui se disent leurs disciples !

M. Guillaume. Pour juger d'une chose, il faut laconsidérer en elle-même, et non d'après ceux qui ontintérêt à s'en montrer les partisans. Les institutionstes plus belles du monde ont été souillées plus encorepar leurs soi-disant preneurs que par leurs ennemis.Si je jugeais des catholiques par ceux qui ont ordonnéet exécuté la Saint-Barthélemi, je n'en aurais pas uneidée bien avantageuse; de même il est très-inconve-nant d'apprécier les libéraux par les étourdis de nosjours qui usurpent ce beau nom. On a dit à ces gens-là : Le libéralisme rend moins étroits les liens quivous unissent à votre égal, qui vous attachent à laglèbe; il rend à l'individu sa valeur morale indépen-dante des hasards de la fortune ou de la naissance; etils ont conclu de là qu'il n'y avait plus de lien possible.Le libéralisme a ôté à l'état l'influence qu'il exerçaitsur la religion, et il a fait de celle-ci un commercesecret entre l'homme et Dieu ; et vous sentez bien quedes gens qui n'avaient d'autre Dieu qu'eux-mêmes se

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sont servis du prétexte du libéralisme pour s'affran-chir d'une religion incommode. Mais croyez-moi, maî-tre Clouet, de même qu'il n'y a en jadis que les fana-tiques qui aient été à la fois catholiques et homicides,il n'y a non plus dans nos villes que la partie igno-rante qui soit en même temps libérale et irréligieuse.Partout où le libéralisme a jeté quelque éclat, partoutoù il a montré quelque vertu, il adonné aussi l'exem-ple de la religion la plus éclairée. Franklin était enmôme temps l'apôtre le plus intrépide de la liberté etle modèle des vertus chrétiennes les plus pures. C'estle libéralisme qui a affranchi le Nouveau-Monde, etc'est lui qui y donne en même temps asile à toutes lescroyances religieuses. Parmi les orateurs qui ont ré-sisté avec le plus de courage au despotisme de l'em-pire, se trouve un libéral fameux sorti de la ville deRennes, et qui est resté constamment attaché à toutesles pratiques de notre religion. Sachez vous-mêmeque le Finistère compte un de ses enfants au côtégauche de la chambre. Cet homme, qui est un dessoutiens du parti libéral, est précisément aussi l'hom-me le plus convaincu peut-être des vérités religieusesque nous respectons l'un et l'autre.

Maître Clouet. Des libéraux de ce genre, j'enconviens, nie réconcilieraient bien vite avec la causequ'ils défendent. La paix serait bientôt faite entrenous deux, si je pouvais me faire une idée nette de ceque vous entendez par libéralisme.

M. Guillaume, Dès l'instant où les sociétés ont

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commencé, il y a eu tout de suite lutte entre celui quipossédait et celui qui n'avait rien. Les tentatives du ri-che pour se maintenir au-dessus du pauvre, voilà à quoise réduit toute l'histoire des premières monarchies.La richesse s'est constituée bientôt puissance perma-nente ; elle s'est parée de titres, elle a fait du hasardde la naissance une sorte de prescription, et la masseécrasée par les privilégiés a été enchaînée pour tou-jours. Les révoltes, les murmures mêmes que cet étatde choses a suscités chez le faible, ont été un appelfait aux lois éternelles de la justice, mais n'étaientpas encore le libéralisme véritable. Celui-ci n'a com-mencé qu'avec le Christianisme. Cette religion seulenous a appris à considérer le contrat social sous unpoint de vue tout différent. Elle n'a pas dit au pauvre :Soulève-toi contre ton oppresseur, combats pour l'é-galité; mais elle nous a recommandé l'obéissance jus-qu'au moment où la société serait assez éclairée pourprofiter des lumières que le Rédempteur apportait surla terre. Avec le code proclamé par l'Evangile, ilcessait d'y avoir des riches et des pauvres, des op-presseurs et des opprimés; la prière enseignée parJésus-Christ commençait par ces mots sublimes NotrePère, ce qui disait clairement à tout chrétien qu'ilétait indigne de s'approcher de Dieu si tout hommen'était pas son frère. Voilà où est la fraternité des li-béraux; vous avouerez qu'elle a une source plus pureque celle que lui ont supposé nos législateurs de1793.

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Maître Clouct. Vous me transportez, monsieurGuillaume; je commence à devenir libéral avec vous;continue/, afin que je le devienne, s'il est possible,avec tout le monde.

M. Guillaume. Le libéralisme aurait obtenu uncomplet triomphe lors de rétablissement du Chrisîia-nisme, s'il ne s'était trouvé des obstacles qui en ontretardé la marche jusqu'à nos jours. L'homme a beauêtre en possession de la religion la plus parfaite, lespassions, l'intérêt personnel, l 'emportent presquetoujours chez lui sur ses devoirs religieux; ceux-cisont la suite d'une réforme pénible; ses passions, aucontraire, sont des penchants, et l'on aime beaucoupmieux se laisser aller nonchalamment au courant quede lutter avec effort contre les flots. L'entendement ala faculté de voir la vérité sans nuage; mais l'intérêtpersonnel ne s'y rend pas aisément; il se la déguisesous mille prétextes.

Maître Clouet. Tous me faites languir ; venezdonc au fait bien vite.

M. Guillaume. Eh bien ! je veux dire que la classeopprimante, quoique en possession delà religion, ou,ce qui est la même chose, (In libéralisme, n'a pas cessépour cela d'opprimer. La féodalité nous offre le mé-lange bizarre d'une foi presque docile et tout à la foisd'une tyrannie rebelle à la raison. Savez-vous bien,maître Clouet, que quand les seigneurs écrasaient lepauvre peuple, à l ' imitation des patriciens des an-ciennes républiques, les idées libérales étaient pro-

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clamées hautement par la cour de Rome? Elle n'in-terposa son autorité que pour protéger le faible contrele fort. En même temps les lumières croissant tou-jours éclairaient les opprimés et éclaircissaient lesrangs des oppresseurs, qui rougissaient du rôle de pe-tits tyrans. Plusieurs seigneurs affranchissaient leursserfs; et, soye/ bien sur, il y avait autre chose queleur intérêt, ou la vanité, qui leur inspirait une me-sure si libérale. La religion seule était capable defaire faire à l'homme un si grand sacrifice.

Maître Clonet. Comment, monsieur Guillaume,les libéraux des siècles féodaux étaient les papes ! mafoi, voilà ma réconciliation faite.

M. Guillaume. Ajoute/ aux papes les rois eux-mêmes. Je ne sais si le motif était aussi louable chezces derniers, mais enfin ils se sont montrés les libé-raux les plus ardents dont l'histoire fasse mention.Sans pouvoir au milieu des seigneurs insolents, ilsont senti que la seule manière de conserver et d'ac-croître leurs prérogatives était d'affaiblir la puissancedes possesseurs de fiefs, et d'émanciper les communesaux dépens de la tyrannie féodale. Il est résulté de làque la masse du peuple, favorisée par la tiare et parla couronne, s'est dégagée peu à peu des griffes desvautours qui la dévoraient. Il est venu un temps oùles lumières libérales se sont tellement'répandues,qu'il s'est opéré une prodigieuse bascule qui a faitdes papes et des rois les ennemis naturels d'un libé-ralisme dont ils étaient autrefois les défenseurs.

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Maître Cloitet. Comment m'expliquez-vous cetterévolution? elle me semble n'avoir jamais existé quedans votre tête.

M. Guillaume. Étudiez le cœur humain, maîtreClouet, et vous verrez qu'elle était inévitable. Lapuissance des seigneurs étant détruite, les rois et lespapes se sont trouvés naturellement en face de lamasse dont ils s'étaient servis, et leur rôle a dû êtrecelui d'oppresseurs, par la raison bien simple que lecœur des rois et des papes est fait comme celui desautres hommes, et que, quand nous ne trouvons plusd'obstacles à nos desseins, quand tout le monde estsoumis à nos volontés, nous exerçons notre empiresur ceux qui veulent bien le reconnaître. Les peuplesse sont aperçus qu'ils n'avaient été que des instru-ments dans la main des rois, et quand ils ont vu que,comme l'âne de la fable, ils n'avaient fait que changerde maître, ils ont reporté sur leurs anciens défenseursla haine qu'ils avaient vouée aux petits tyrans dontl'Europe avait été couverte. Le seizième siècle est l'é-poque de cette bascule, et les premiers traits du libé-ralisme contre le saint-siège ont donné aux opinionsque nous proclamons aujourd'hui une certaine cou-leur huguenote, dont elles ne se sont pas encore dé-barrassées aux yeux des petites gens qui veulent rai-sonner sur les matières politiques.

Maître Clouet. En effet, monsieur Guillaume, ceque je connais de l'histoire de France me prouve lavérité de vos assertions. Les premiers protestants qui

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parurent dans nos pays imaginèrent, semblables ànos libéraux d'aujourd'hui, de partager la Franceen cercles comme l'Allemagne, et d'en faire une ré-publique. Je vous avoue pourtant que si le libéra-lisme n'est plus qu'une coterie sortie d'un synode,je ne me sens pas porté à lui vouer une grandeaffection.

M. Guillaume. S'il en était ainsi, je ne serais pasnon plus libéral, monsieur Clouet. Je suis assez tolé-rant pour donner le nom de frère à un protestant,aussi bien qu'à un catholique, par les raisons expo-sées plus haut ; mais la réforme religieuse du seizièmesiècle n'a été qu'un acte partiel, une affaire de cou-vent, pour ainsi dire. Partie du libéralisme, elle n'apas eu le caractère d'universalité que celui-ci imprimeà tous ses actes. Luther et Calvin se sont lâchés con-tre le Pape, et leur réforme, au lieu d'être un completaffranchissement, a consisté dans quelques points deliturgie qu'on a considérés à tort comme des diffé-rences essentielles. Par esprit d'opposition, ils ont re-jeté ce que Rome adoptait, et consacré ce qu'elle re-gardait comme profane. Faire de l'opposition pour leplaisir d'en faire, est une très-sotte chose; c'est del'entêtement, et rien de plus. La Réforme était du li-béralisme religieux qui n'avait pas été produit par laréflexion; c'était un fruit que le temps n'avait pasamené à sa maturité, et qu'il ne fallait pas tant sepresser de cueillir. Toutes ces innovations que nousprenons pour des révolutions complètes ne sont fort

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souvent que des changements partiels (1). Néanmoinsla réforme religieuse, manqiiée par le fait, a donné aulibéralisme un prodigieux essor dans les contrées sep-tentrionales de l'Europe. Depuis ce temps, les idéesrépublicaines ont fermenté dans toutes les tètes : laguerre de la Ligue n'était au fond rien autre chosequ'un combat entre des libéraux et des absolutistes.Henri IV était Gascon de caractère aussi bien que denaissance : il profita des marrons que la patte de Ber-trand avait tirés du feu, et la douceur de son carac-tère, comme individu, fit oublier la trahison du chefde file. Son règne ne fut qu'une usurpation. Il perditl'estime des libéraux véritables sans pouvoir gagnerl'affection des servi/es qui l'assassinèrent. Les poètesont cherché à en faire un grand prince, mais l'histoirerefusera toujours d'en faire un grand homme.

Maitre Clouet. Je n'aimais pas ce Henri, qui di-sait que Paris valait bien une messe. Ma franchisebretonne était blessée de cet aveu hypocrite, et dès1830, monsieur Guillaume, quoique fidèle sujet despetits-fils de Henri IV, j'aurais été de votre avis surson compte. Continuez, je vous prie, et arrivez bienvite à notre dernière révolution.

(1) Si M. Guillaume n'avait pas eu pour but de ramener à des idéesplus saines un Catholique-Romain de bonne foi, dont il n'était pas pru-dent de choquer trop brusquement les opinions , il aurai t sans douteajouté que la Réforme avait rempli une grande mission providentielle,celle de restituer au peuple la Div ine Parole, que la cour de Rome luiavait soustrai te . fXote de l'Editeur.)

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M. Guillaume. Eh! mon cher monsieur Clouet,elle n'a cessé d'être en germe dans toutes les têtesdepuis le temps dont je vous parle. Les circonstancesl'ont favorisée ou retardée, mais elle a eu une marcheprogressive, impossible à méconnaître. Richelieu l'acomprimée par une main ferme ; Louis XIV a revêtul'absolutisme d'une gloire qui a empêché le peuple demettre la main dessus. Le libéralisme a laissé LouisXV se souiller dans le parc aux cerfs, et a proclamérois du dix-huitième siècle les Voltaire et les Rous-seau ; la Chalotais a été son favori parce que les cir-constances ont mis son oppression et sa résistance enévidence. Enfin le siècle, marchant toujours, a ren-contré le faible Louis XVI, des mains duquel elle aarraché le rabot pour lui faire tenir la plume qui de-vait tracer la première charte. La plume est tombéed'une main vacillante, et les ambitieux ont voulu faireà coups de sabre ce qui devait être exécuté au moyende l'Evangile. Les ténèbres ont obscurci la terre; ellea été rougie du sang innocent. Dieu s'est retiré, ettout est rentré dans le cahos;...

Maître Clouet. Rien! monsieur Guillaume, vousm'électrisez; voilà les fruits du libéralisme!

M. Guillaume. Comme le président de l'assem-semblée nationale, il s'est voilé la tête, monsieurClouet, et il est allé dans d'autres régions porter unflambeau dont nos passions peuvent ternir l'éclat, maisqu'il n'est au pouvoir de personne d'éteindre entière-ment. Une preuve que le libéralisme de 1793 ne pou-

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vait durer, c'est qu'il était athée. Plongé dans la pous-sière, il ne s'est plus relevé. Bonaparte est arrivé; sagloire personnelle, la haine contre les révolutionnairesl'ont soutenu; le despotisme est venu qui a paru con-solider son règne; mais le vrai libéralisme murmuraitau fond des cœurs généreux. Les antagonistes du des-potisme n'étaient plus de farouches révolutionnaires,c'étaient des libéraux instruits et religieux ; et quandl'Europe, armée pour sa propre défense, a renversé legéant, la masse qu'on aurait dit écrasée s'est relevéesubitement avec le mot d'indépendance nationale à labouche.

Maître Clouet. Doucement, monsieur Guillaume,si le siècle est, comme vous le dites, entraîné irrésis-tiblement par les idées libérales, comment se fait-ilque Bonaparte les ait comprimées si facilement?

M. Guillaume. Bonaparte était un enfant ingrat.Fils aîné du libéralisme, c'est par celui-ci qu'il a étéporté sur le pavois. Il s'est aidé de la force prodigieuseque lui a donné le siècle, et quand il s'est vu assezfort, il a méconnu son père, et s'est mis ensuite à tra-vailler pour son propre compte. Entouré d'admira-teurs au début de sa carrière, il n'a plus trouvé au-tour de lui vers la fin de son règne que des flatteurset des ennemis. >"e vous y trompez pas; toute la viede Napoléon s'explique par là. Vous croyez peut-êtreque ces étrangers qu'il a battus tant de fois et qui ontfini par le renverser, n'étaient armés que contre l'am-bi t i on d 'un despote. Ce n'est pas cela; ces ennemis

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étaient les antagonistes-nés des idées libérales; Napo-léon à leurs yeux en était l'appui. Les potentats quise liguaient contre lui, se l iguaient, en effet, noncontre sa personne, mais contre le chef apparent dulibéralisme, ou, comme ils le disaient, de la révolu-tion ; cela est si vrai, que c'est à ce titre seulementque Napoléon dût l'accueil qu'il reçut en France à sonretour de l'île d'Elbe.

Maître Cloiiet. Mais vous anticipez sur les évé-nements; vous ne dites rien de la Restauration.

M. Guillaume. Véritable gâchis, que cette soi-disant restauration ; un tas de gens inhabiles quiavaient vu blanchir leur tête, et ne se doutaient pasque le siècle avait vieilli aussi, lui; une race pédantequi jugeait le monde à travers les fenêtres d'un sémi-naire ; une génération frivole et ignorante qui croyaitretrouver la France de 1814 semblable à la Francede 1787, comme on voit son champ de blé à la mêmeplace après un orage. La restauration n'a rien fondé,rien rétabli. Dans le grand mouvement providentiel,qu'elle a méconnu, elle a été absolument inerte.Comme ces matelots qui larguent les voiles et s'en-dorment dans leur chambre, tandis que leur navireest emporté par un courant rapide, les hommes d'étatde cette époque ont cru tout tranquille autour d'eux,parce qu'ils ne bougeaient pas eux-mêmes; mais lesiècle entraînait tout. On était trop malheureux ettrop bien garrotté pour ne pas souffrir Louis XVffl;mais sa charte octroyée, sa cour, son gouvernement,

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n'ont été par le fait qu'une usurpation, qu'un vainretour de l'absolutisme à l'agonie. Toute l'Europe,que dis-je? les deux mondes ont été électrisés alorspar l 'opinion libérale toujours croissante et toujoursplus éclairée. L'absolutisme comprit cela, et formasous le nom de Sainte-Alliance une ligue pour écraserle libéralisme; mais, maître Clouet, examinez bienquels en étaient les éléments, et vous verrez que sivous refusez au libéralisme le titre de catholique,vous devez le refuser à bien plus juste raison à la li-gue qui s'étayait si honteusement du Livre Saint pourasservir l'Europe; en effet, cette prétendue Sainte-Alliance, entre quelles gens avait-elle été contractée?Entre un monarque catholique successeur des enne-mis-nés du pape, un prince qui suit le rit grec et unautre que vous qualifiez ici de huguenot. Tôt ou tardle libéralisme devait triompher; les pavés de Parisn'ont point été la cause de la révolution de Juillet,comme le croient les gens à vue courte. Quand il n'yaurait-pas eu un Polignac, qui a tout gâté et tout pré-cipité, il aurait fallu à la France un ministère plus li-béral; après celui-là, un plus libéral encore, jusqu'àce qu'on eût obtenu par des pavés ou par des écritsun régime tout à fait libéral. Nous y marchons, Dieumerci, et quoique nous fassions peut-être encore biendes sottises, quoique nous rétrogradions même s'ilest possible, il est certain néanmoins que nous y arri-verons par la forée des choses. En un mot, le libéra-lisme, dégagé des préjugés des hommes, est le gou-

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vernement des lois; celles-ci sont l'expression delàjustice qui défend l'opprimé; toute justice, mon chermonsieur Clouet, comme toute bonté, procèdent d'enhaut; c'est donc directement de Dieu, qui tient enmain les destinées humaines, que dérive sur la Francecette forme de gouvernement à laquelle tout à l'heurevous faisiez l 'injure d'être contraire à la foi catholique.

Maître Clouet. Je vous en demande humblementpardon, monsieur Guillaume, vous m'avez pleinementconvaincu ; j'ai cependant encore un scrupule, et sivous le levez, la paix sera faite entre nous deux. Vo-tre libéralisme frise de bien près la république.

M. Guillaume Vous avez mis le doigt dessus,monsieur Clouet ; libéral et républicain sont syno-nymes.

Maître Clouet. Pas tout à fait. Je connais de très-bons libéraux qui se défendent de toutes leurs forcesde ce républicanisme qu'on veut ressusciter aujour-d'hui ; et je m'é.tonne qu'un homme aussi sage et aussiindépendant d'esprit, que vous m'avez toujours parul'être, donne dans ces niaiseries philosophiques.

M. Guillaume. Ne tranchez pas si lestement, maî-tre Clouet, et vous verrez que la sagesse que vous mesupposez s'accorderait très-bien, quelque dose quej'en eusse d'ailleurs, avec ces prétendues rêveries quetout le monde accuse aujourd'hui, et vers lesquellesl'espèce humaine est portée par un mouvement uni-versel. La république, comme l'exprime l'étymologiedu mot, c'est la chose publique; c'est elle, sans con-

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tredit, que vous devez considérer en politique, et nonl'intérêt privé de tel ou tel individu, de tel ou telcorps.

Mnilre Clouet. Il n'y a pas le moindre duute àcela.

M. Guillaume. Un républicain est un homme quifait abstraction des prétentions particulières pourn'envisager que le bien commun. A ce titre-là, maî-tre Clouet, je vous regarde comme un franc et loyalrépublicain. Les buveurs de sang auxquels on appli-que ce nom respectable, étaient des scélérats qui abu-saient de la chose la plus belle et la plus légitime dumonde.

Muitre Clouet. Légitime, dites-vous? Ah! voilàqui est plaisant; jamais je n'avais entendu parler dela légitimité de la république.

M. Guillaume. Ce qui est légitime, c'est ce quiest avoué par la raison universelle. Quand les hommesont reconnu que telle forme de gouvernement étaitd'accord avec la justice et l'ordre public tout ensem-ble, ils ont dit que cette forme était légitime. Tout cequi lui était contraire, étant illégal, était aussi illégi-time. Ainsi, quand lassés des prétentions rivales desambitieux qui aspiraient à la couronne et qui trou-blaient la société, ils ont déclaré que la couronne ap-partiendrait à une famille comme une propriété, on adit que le gouvernement qui faisait sortir la couronnede cette famille était illégitime. Ainsi la légitimité estla suite d'un contrat; mais avant tous les contrats

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possibles existaient la raison et l 'équité, et ce sontelles qui avaient fondé les premiers gouvernements.Ceux-ci étaient des républiques, et ce n'est que parsuite d'un second contrat que la légitimité a été affec-tée à la royauté ou à telle autre forme de gouverne-ment. Quand les Israélites, lassés du gouvernementrépublicain, ont demandé une monarchie, vous avezvu qu'ils ont encouru les reproches de la Divinité.Donc la légitimité de la monarchie n'est pas de droitdivin.

Maître Clonel. Ce qui est de droit divin, c'estdonc la république ?

M. Guillaume. Sans aucun doute. Le gouverne-ment qui protège tous les droits, qui ne consacre au-cune de ces usurpations qu'on a appelées des privi-lèges et des honneurs; le gouvernement qui déclareque la chose publique est la propriété de tous, etqu'elle n'est l'apanage de personne, est sans contreditde droit divin, parce que l'éternelle justice est aveclui. Ce serait le ciel sur la terre qu'un pareil ordre dechoses ; mais comme les passions des hommes ternis-sent toujours les plus belles institutions, il est impos-sible que celle-ci ait été à l'abri des crimes et deserreurs qui ont déshonoré tout ce qu'il y a jamais eude vertus et de vérités sur la terre. Observe/ que plusune chose est belle, plus l'abus en est odieux. La re-ligion est le plus doux des besoins de l 'homme; l'hy-pocrisie qui en tratique est par la même raison l'objetde la haine la plus vigoureuse. Les essais de répubb-

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canisme faits jusqu'à ce jour ont été des abus, voilàpourquoi la république passe dans l'idée de la plupartdes hommes pour le gouvernement le plus affreux quel'on puisse imaginer.

Maître Clouet. Ainsi, vous convenez ([lie la répu-blique, bonne au plus comme utopie, ne peut arriver,sous peine de faux résultats, à une application immé-diate et pratique.

M. Guillaume. Il ne faut pas désespérer ainsi del'espèce humaine, îl n'y a rien de vrai pour l'intelli-gence qui ne puisse être vrai aussi pour le cœur.Vous ne pouvez concevoir un beau absolu qui nepuisse être un jour un bien réel. S'il en était autre-ment, la Divinité nous aurait t rompé; elle nous feraitentrevoir ce qui doit être, et nous ôterait les moyensd'y arriver jamais; cela est impossible. Une choseexiste d'une manière absolue, dès qu'elle existe pourla raison; pour qu'elle se convertisse en institution,pour qu'elle devienne une réalité, il faut , j 'en conviens,des gens désintéressés et vertueux ; dire qu'il n'y aurajamais de république sur la terre, ce serait dire qu'iln'y aura jamais d'hommes vertueux à la tète des af-faires de ce monde, et je vous avoue que je regarde-rais comme un fou le misanthrope qui oserait portersur ses frères une pareille sentence. La race humaine,qui nous parait si viei l le , n'est peut-être encore qu'àson enfance. Qui sait si l'avenir ne réalisera pas lesespérances de là ver tu , qui aujourd 'hui ne sont mal-heureusement que des rêves?

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Maître Clouet. Mais, en attendant, nous feronsbien de rester où nous en sommes, de peur de tenta-tives infructueuses.

M. Guillaume. Je suis d'accord avec vous là-des-sus. Je veux seulement vous prouver que si les tenta-tives sont malheureuses, elles ne sont pas pour celacriminelles en elles-mêmes. Je veux vous amener àdire, comme moi, que l'état présent n'est légitime,n'est toléré même que faute de mieux, et que ce mieuxqui est la seule chose légitime en principe et désirableen application, c'est la république. Vous ne pouvezsortir de là, monsieur Clouet ; la répugnance que vouséprouvez pour elle, c'est la peur des troubles qu'a-mènent avec eux tous les changements; mais le chan-gement en lui-même, vous le proclamez juste. Ce quivous fait peur, ce n'est plus la chose, ce sont les hom-mes; vous ne pouvez plus qu'applaudir à la républi-que, seulement vous condamnez les agents coupablesou maladroits qui l'ont associée à leurs intérêts ou sesont attelés à sou char. Il y a aussi loin de la répu-blique à nos bonnets rouges et à nos sans-culottes,qu'il y a loin de l'Evangile à nos farouches inquisi-teurs. A l'homme qui dirait : Je ne veux point d'unereligion susceptible de tels abus, on opposerait avecraison les Fénélon et les Vincent de Paule ; à l'insenséqui dirait de même : Je ne veux pas d'une républiquesouillée par de tels excès, on citerait avec orgueil lesCaton et les Fabricius, qui n'ont dû qu'il elle leur pa-triotisme et leur désintéressement. Parce que la so-

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ciété, prise à telle époque, a été malheureuse, quoiquerépublicaine, faut-il dire pour cela que la républiquene convient pas aux hommes? non, sans doute; onrétorquerait l'argument contre les monarchies, et illeur serait moins favorable encore. Rome, sous lesempereurs, a été opprimée et avilie tout ensemble;sous le gouvernement républicain, elle a été déchirée,il est vrai, mais couverte de gloire.

Maître Clouet. Avec vos lambeaux d'histoire etde philosophie, vous ne répondez pas à l'objection queje vous faisais : les gens les plus éclairés de notreépoque, les notables mêmes de nos villes, voient tousavec répugnance cette république qu'une faction ap-pelle maintenant à grands cris; comment prétendez-vous avoir seul raison contre tout le monde?

M. Guillaume. Chat échaudé craint l'eau froide.Vous ne voyez pas que ces hommes sortent d'une soi-disant république, qui lésa tant maltraités, que lenom seul aujourd'hui leur fait peur. Vous ne remar-quez pas non plus que les prôneurs de république nesont pas tous assez désintéressés pour inspirer la con-fiance ; ou ce sont des gens qui n'ont rien, et qui peu-vent pécher quelque chose eu eau trouble, ou ce sontdes mécontents qui n'ont ni amant d'autorité, ni aittant d'honneurs qu'ils en voudraient, eî qui se fontpartisans de la république pour exploiter celle-ci àleur profi t . Toute cette tourbe n'a rien à démêler avecles hommes dignes de tenir le timon de l 'état . Voilàpourquoi personne ne veut de la république. Tons les

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raisonnements possibles, mon cher monsieur Clouet,aboutissent au vôtre. Ils signifient tous : Je ne veux pasd'un ordre de choses qu'il faudrait acheter au prix demon sang ou de ma fortune, et qui ne tournerait qu'àl'avantage de tel étourdi ou de tel bandit. Parbleu,je le crois bien ; je n'en veux pas plus que vous. Ceque je veux, ou, pour parler plus exactement, ce queje désire humblement, ce sont des hommes vertueux,et avec eux la république sera possible. Il ne faut pasprendre les choses sur l'étiquette du sac. Depuis ledernier siècle, on a coutume de mettre bêtement surle sac de la Convention le mot république. Si ce motsacré eût été mis, comme il devait l'être, en effet, entête des premiers livres de la Bible qui nous parlentdu gouvernement patriarcal, on regretterait aujour-d'hui la république comme ou regrette l'âge d 'or; ons'en souviendrait avec amour, on en parlerait avecorgueil, et on se tournerait vers l'avenir avec quelqueespérance.

Maître Clouet. Tous parlez là de ceux nui lisent;c'est très-bien. Je conviens avec vous qu'ils n'agran-dissent pas assez leur horizon ; mais ce noble instinct,cet instinct généreux de tous les hommes paisibles,qui leur fait venir la chair de poule au seul nom derépublique, le combattez-vous suffisamment?

M. Guillaume. Votre expression triviale va meservir pour une comparaison qui ne l'est pas moins,mais qui, j'espère, vous paraîtra très-claire. La ré-volution a éparpillé de toutes parts le grain ramassé

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dans la grange, tous les oiseaux de la basse-cour sesont jetés dessus, et ce n'est pas quand ces animaux-là ont le jabot plein qu'ils travaillent à remplir celuides autres. Il faut pour cela une abnégation de soique vous ne trouverez pas chez les poules avec les-quelles vous assimilez vous-mêmes vos notables. Il estjuste que l'intérêt soit le modérateur sensible deschoses de ce monde. Il servira heureusement le gou-vernement habile qui voudra retenir les hommes dansla route frayée, mais il sera tout à fait dédaigné decelui qui désirera les faire entrer dans une route nou-velle. La propriété est très-apte à jouir tranquille-ment dans un état lel quel, mais elle n'est pas propreà se déranger pour faire jouir les autres. Les mur-mures qu'elle fait entendre contre la république sontun peu comme ceux du gastronome qu'on vient déran-ger à table; il ne faut les prendre que pour ce qu'ilsvalent. Les seules objections valables sont celles dusavoir judicieux et de la conscience éclairée ; et oùsont-elles, monsieur Clouet ?

Maître Clouet. J'avoue que je ne suis pas assezfort pour discuter avec vous là-dessus. Je ne vois pastrop quelles sont les objections qu'on peut faire à lachose vue dans l'idéal; dans le réel, vous convenezavec moi quelle n'est pas belle; cela me suffit.

M. Guillaume. Non, monsieur Clouet, cela nevous suffit pas; vous mentez ici à votre conscience;interrogez-la avec franchise, et elle vous répondra sanssubterfuge. Si la Divinité nous donnait aujourd'hui

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seulement le talent de faire usage du feu, refuseriez-vous ce bienfait du ciel, sous prétexte que F enfant devotre voisin s'en est servi pour incendier votre ver-ger ? Vous distingueriez bien nettement ici la chosede l'abus qu'on a fait. Appliquez cette manière de voirà la religion, à la vertu, à la philosophie, à la répu-blique elle-même, et vous les verre/ sous leur jourvéritable. Vous avez peur des troubles présents parlesquels il faudrait peut-être acheter un bien à venir;j'en ai peur comme vous, et peut-être plus que vous,mais observez que c'est l 'impatience de l'homme quigâte tout ; s'il laissait agir la Divinité seule, tout vien-drait en son temps. Il n'ya rien qu'elle n'amène surla terre, après l'aveir conduit à la maturité. Entraî-nées vers les régions républicaines, le plus universel,le plus tolérant de tous les gouvernements, les gé-nérations qui nous ont précédés n'étaient pas encoreassez mûres pour lui. Laissons agir en nous le Dieuqui agit dans toute la nature, et tout sera bien. Ilnous prépare une république dont les factions retar-deront peut-être le règne, mais qui ne pourra man-quer à nos neveux. Pressés de jouir, nous voulonsdes institutions sociales pour notre courte vie, et lanature ne compte pas avec l 'homme. Le gland seméaujourd'hui ne produira pas dans un printemps lechêne destiné à donner de l'ombre à cet usufruitierque vous appelez le propriétaire. Les nations passentcomme l'individu, les institutions dont la Divinité dé-pose le germe dans leur sein ne doivent pas toujours

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donner leur fruit à l'époque que notre impatience leurassigne. Abandonnez la méthode vulgaire de juger leprésent par le passé; les événements ne se présententjamais deux fois de la même manière dans le livrede l'histoire. Si vous ne jugez ce qui doit être quepar ce qui a été, vous ne connaîtrez jamais bien lesactes de la Providence. La variété est le sceau de sapuissance immortelle ; elle n'a pas produit deux brins"ffherbe qui se ressemblent, elle n'enfantera pas nonplus deux sociétés semblables. Vous direz peut-êtreque vous ne voulez pas d'une république qui res-semble à la tyrannie de celle de Venise; soyez biensûr qu'il y a dans les trésors de la Providence une ré-publique qui peut échapper au danger de la domina-tion patricienne. Vous ne voulez pas d'un gouverne-ment qui vous dispense du respect juré à la familleque vos vœux ont appelé sur le trône; qui vous a ditqu'un roi ne pouvait pas être le chef d'une républi-que? Vous qui jugez par le passé, souvenez-vous queSparte républicaine avait des rois.

Maître Clouet. Votre républicanisme est si vasteet si tolérant, monsieur Guillaume, que je me sensdisposé à y donner les mains de grand cœur. Avecvous on pourrait presque être royaliste et républicain,comme on est catholique et libéral.

M. Guillaume. Vous êtes toujours dans les mots,monsieur Clouet; levez votre pensée au-dessus desacceptions locales qu'ont reçues les termes dénaturéspar les passions et l ' ignorance, et nous ne cesserons

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jamais de nous entendre. Quel que soit le nom dumagistrat, peu nous importe ; ce qu'il importe, c'estl'extinction des privilèges, c'est l'égalité devant la loicomme devant le Dieu dont elle émane, c'est le res-pect dû à tous les hommes nos frères. Il faut que lachose qui appartient à tous ne soit la propriété exclu-sive de personne, il faut que tous y concourent; sipar désespoir on est obligé d'aller aux voix pour as-surer la vérité, il faut prendre garde, au milieu dutumulte de la richesse présomptueuse, d'étouffer lavoix de l'innocence, ou de ne pas faire attention àcelles du talent et de la vertu. Il faut que toutes lesprières, adressées à ce Dieu qui tient en main le cœurde tous les hommes, puissent monter librement versle ciel, sans permettre à l'état d'en dicter la formule;il faut bien des choses qui ne sont conciliâmes qu'a-vec le régime républicain, et ce nom-là, j'espère, nevous fait plus peur.

Maître Clouet. C'est fort bien, monsieur Guil-laume; en d'autres termes, voici votre déclarationdes droits de l'homme : Point de noblesse, point detitres; vous voulez la démocratie tout entière, unechambre qui admette tout le monde, et une religionqui concilie tous les cultes.

M. Guillaume. Vous avez cru me critiquer, mon-sieur Clouet, et votre résumé est un manifeste incon-testable. Point de noblesse, dites-vous, et point detitres; et, en effet, la noblesse qui, dans les tempsantérieurs, était une force armée, n'est plus dans les

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circonstances présentes qu'un vain nom, et pourquoiconserver des noms quand, les choses ne sont plus?Des t i tres, di tes-vous; et pourquoi? Pour alimenterl'orgueil, tandis que vous deve/: l 'extirper avec soin;des t i tres, pour qu'il y ait parmi les hommes des su-périeurs et des inférieurs, tandis que la loi veut,comme la nature, qu'ils soient tous égaux. Vous exei-tere/ par là l 'émulation ; mais prenez garde, l'enviesera là aussi. Le titulaire sera nécessairement un or-gueilleux ; l 'homme auquel il croira inspirer le res-pect ne sera qu'un envieux. La société, grâce à vosdistinctions, sera encore par le fait partagée en deuxclasses ; ce seront les oppresseurs et les opprimés sousd'autres noms. Quant à la chambre élective, je ne voispas pourquoi les gens capables d'éclairer la nation n'yseraient pas admis de préférence même à la propriété.Les Polonais ont demandé à Rousseau son avis sur laforme du gouvernement, et ce publiciste qui a écrit àcette occasion un ouvrage qui éclaire aujourd 'huil'Europe entière, ne serait pas même membre de vo-ire chambre des députés.

Maître Cloucl. Un moment , monsieur Guillaume,vous allez trop lo in . Votre génie vous égare, rentre/dans le positif . Quand j 'élais maire, j 'avais aussi, moi.des beaux esprits dans ma c o m m u n e ; mais tout lemonde m'aurait ri au ne/, si j 'avais eu la sottise deles préférer à nos bons propriétaires pour en compo-ser mon conseil munic ipa l . Les intérêts matériels doi-vent êi i 'e d é b a t t u s cui re ceux que ces i u l é r è l s concer-

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nent, et la chambre des députés est le conseil muni-cipal de la France.

M. Guillaume. Ce n'est pas cela du tout, mon-sieur Clouet. L'habitude des petites affaires vous em-pêche d'apercevoir les grandes. La patrie n'a-t-elleà défendre que ma propriété ? Ne doit-elle pas proté-ger l'éducation qu'il me plaira de donner à mes en-fants, la religion que je voudrai suivre moi-même ?Mon pays est dans des relations diverses avec les au-tres; est-ce un bon propriétaire, comme vous l'en-tendez, qui appréciera ces relations? L'intérêt, sansdoute, est appelé à régler nos comptes, mais le pa-triotisme, la science, la morale ne doivent pas êtrelaissés de côté; nous en avons trop besoin.

Maître Clouet. Fort bien, monsieur Guillaume,je n'y songeais pas; j'avoue que comparaison n'estpas toujours raison. Je sais tout ce que vous allez medire en faveur de la liberté de conscience en matièrereligieuse. Vous avez encore là-dessus de grandsmots qui forcent la conviction.

M. Guillaume. Point de plaisanterie, monsieurClouet. Chargez-vous votre voisin des fonctions devotre estomac ? Chargez-vous davantage un corpsquelconque des fonctions de votre intelligence. Si vousêtes seul responsable devant Dieu de vos actions, vousl'êtes également de vos sentiments; car celles-là sontmanifestement la suite de ceux-ci. Si vous êtes cou-pable d'avoir agi, vous l'êtes à coup sûr d'avoir pensé,car la pensée précède et enfante l'action. Dieu ne

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peut imputer le crime ou la vertu qu'à une créaturelibre, et pour être puni ou récompensé dans macroyance, je dois être libre pour la choisir.

Maître Clouet, Allons, monsieur Guillaume, met-te/ hache en bois. Puisque vous êtes si fort sur lesprincipes, venez-en promptemenî à l'exécution. Tail-lez dans le v i f ; vous êtes maître de la matière et dutemps; vous n'avez qu'une chose à trouver, ce sontdes hommes vertueux, pour ne pas dire des Anges.Je crois bien que cela vous sera aussi facile que toutle reste; quant à moi, j'ai la vue plus courte que vous,et je ne peux me faire une idée de la manière dontvous vous y prendrez pour convertir nos égoïstes etnos orgueilleux du jour en esprits humbles et désin-téressés.

M. Guillaume. Nous voici arrivés au point de dé-part, monsieur Clouet. Nous revenons ici à la reli-gion, par laquelle nous avons commencé .-L'éducationseientitique, philosophique et morale la plus vaste neproduira jamais autant de bien que la religion la plussimple. Tous les hommes, je le sais, sont remplis d'e-go i'srue et de vanité ; l 'éducation nous apprendra àdissimuler ces vices pour nous rendre supportablesdans la société ; il n'y a que la religion capable de lesextirper. L'homme naît dans le mal; ce n'est pas seu-lement la Genèse qui dit cela ; la philosophie le dé-montre après elle. Nous héritons tous de nos pèresd'une nature corrompue, par laquelle nous nous fai-sons le centre de tout ce qui existe, tandis que la sa-

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gesse veut que nous mettions au centre le bien gé-néral.

Maître Clouel. J'avais considéré jusqu'à présentla chute de l'homme comme une allégorie biblique ;vous en faites une vérité philosophique.

M. Guillaume. Sans doute, c'est un fait incontes-table de la nature humaine. Regardez l'enfant qui n'apas encore appris à déguiser ses penchants, suivez-ledans toutes ses actions depuis sa naissance; vous levoyez tout rapporter à lui seul, il veut qu'on ne fasseattention qu'à lui, qu'on ne s 'entretienne que de lui.Il veut qu'on lui donne, et ne vent se dessaisir de rien.La réforme paternelle corrige un peu ces penchants,et le petit égoïste devient avec le temps un charmanthypocrite, qui donne pour recevoir à son tour, quiloue pour être vanté. Vous voyez bien que s'il n'yavait pas pour l'homme une réforme plus radicale quecelle-là, nous ne serions jamais dignes d'être des ré-publicains. La religion arrive, et avec elle tout change.Elle exige que l 'homme prenne une nouvelle nais-sance par des combats contre ses penchants naturels,qui tous le portent au mai et à l 'erreur; ces combats,monsieur Clouet, sont Ses rudes apprentissages de lav e r t u ; l'homme qui s'est régénéré par ce moyeu esîlui seul vraiment homme. Il sacrifie son intérêt pro-pre au bien commun; il est digne d'être ni) républi-cain dans toute la forée du terme. S'il remplit unefonction, il n'en considérera pas tant les émolumentset les honneurs que les devoirs qu'elle lui impose; ii

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se démettra volontiers d'une charge, pour que l'Étatla confie à quelqu'un plus capable de la remplir etplus digne de l'occuper. Ne croyez pas que l'éduca-tion supplée en cela la religion. L'intelligence a beauêtre éclairée, le cœur n'en poursuit pas moins cequ'il aime. C'est celui-ci qu'il faut pétrir de nou-veau pour que l'homme soit une créature sociable. Lebon la Fontaine a dit avec justice :

Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres.

Il faut donc que la vertu devienne chez nous instinc-tive, pour que nous suivions avec plaisir ses enseigne-ments. Notre instinct naturel aboutit au moi. L'instinctnouveau que la religion nous fera acquérir sera aussivaste que l'humanité tout entière. L'éducation peutdiriger l 'intelligence; mais elle ne corrige pas la vo-lonté; la religion seule a le pouvoir d'opérer cet effetsalutaire; aussi à mes yeux tout homme qui t'ait lebien par tout autre motif que celui-là ne fait pas lebien absolu : il est généreux par ostentation, sincèrepar intérêt, ami dévoué par calcul ; il fait entrer lemoi dans toutes ses actions : par conséquent ses ac-tions ne sont pas marquées au coin de la justice; ins-pirées par un bas trafic ou par une crainte servile,l'amour, qui anime tout, y manque intérieurement.Il est dans le plus compl t égoïsme, et ce n'est qu'àl'extérieur qu'il parait se détacher de lui-même. De-vant les hommes il s'abstient du mal, parce que c'est

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une chose qui porterait préjudice à son honneur ou àson intérêt; mais devant le Dieu qui lit au fond descœurs, il commet tous les jours les péchés défenduspar le Décalogue. L'envie qu'il porte à son prochain,la haine secrète qu'il voue à ses rivaux ou à ses supé-rieurs, en fait un homicide, bien qu'il n'ait pas le poi-gnard à la main. Sans autre amour que celui de soi-même, il est dans le mal de la tête aux pieds, car lemal, c'est la négation simple du véritable amour, d'oùrésulte cet axiome incontestable : Point de vertusans religion.

Maure Clouel. Venez que je vous embrasse, mon-sieur Guillaume, votre profession de foi est exacte-ment la mienne. Je suis prêt à la signer de mon sang,s'il le faut.

M. Guillaume. J'aime mieux m'exposer aux ris-ques de perdre votre amitié, monsieur Clouet, quede ne pas être sincère avec vous. Je n'entends pas parl'axiome qui nous réconcilie tous les deux, que sanstelle forme religieuse il n'y ait point de vertus. J'ap-plique ceci à toutes les manières possibles d'adorerDieu. Dieu est l 'unique source de tout amour, parconséquent de tout bien. L'homme ne se constitue paslui-même organe de la vie; il en est le simple réci-pient. Quand il se dispose comme réceptacle docile dela Divinité, elle descend en lui, et lui inspire cetamour universel dont l'essence n'est pas de s'aimersoi seul, mais d'aimer les autres. Cet amour le portetoujours au bien. C'est ce qui faisait dire à saint Au-

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gustin : Aimez, et faites ensuite tout ce que vous vou-drez. Il est clair qu'en aimant sans retour sur soi-même, on ne peut qu'être Vertueux, puisqu'on netravaille que pour les autres. Les inspirations ver-tueuses soiU donc des penchants d'amour qui descen-dent dans le cœur épuré du sage. Sous le rapport del'art proprement dit, les anciens avaient bien reconnuque l 'homme était un simple réceptacle, le mot en-thousiasme, dont ils se servaient pour exprimer l'in-dice du génie créateur, signifie à la lettre Dieu ennous.

Maître Cloncl. Vous vous élevez si haut, mon-sieur Guillaume, que je ne vous suis plus. Vous vou-lez dire, je pense, que Dieu est le bien absolu, quel'homme ne peut rien recevoir qui ne vienne d'enliant, comme l'ont reconnu avant vous tous les mora-listes : pour cela, j 'en conviens, une fois posé enprincipe que Dieu est le bien, tout votre raisonnementse réduit à dire : Point de bien sans Dieu.

M. Guillaume. Vous avez un talent admirable,monsieur Clouet , pour résumer en deux mots lesquestions les plus difficiles. Point de bien sans Dieu,comme vous vous exprimez, n'est-ce pas dire : Pointde vertus sans religion? A présent remarquez bienceci : Si la source unique du bien, c'est Dieu, lasource unique également du mal, c'est l'homme. Enarrêtant sur lui seul les rayons du soleil moral quiéchauffent tous les cœurs, l 'homme se met par là dans

• un état négat i f : il ^'oppose à Dieu mOme. Que dis-jeI

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il devient à lui-même son propre Dieu ; il s'aime,c'est tout dire : II n'y a plus de place dan? son cœurpour les affections généreuses; il s'aime, il ne peutplus concevoir l«js charmes de 1 ùinour ; son regardadultère ne peut plus tomber sur la beauté sans lasouiller. Il s'aime, et il ne peut plus embrasser unami sans commettre le crime de l'infâme Judas. Ser-rez sa main, et vous la sentirez sèche comme du bois;elle n'a point de vie pour répondre aux étreintesde la vôtre. Il a de l'éducation, des manières; maisprenez-y bien garde, tout cela ne lui sert qu'à mieuxcacher son jeu. La vérité ne peut sortir de sa bouche;instrument imparfait, sa langue est condamnée à ren-dre toujours un son faux. Il a des paroles d'amour,mais elles tuent; il connaît l'inspiration qui échauffe,mais on reste froid en l'écoutant. Ce n'est plus unhomme, c'est un cadavre; on peut dire de lui ce quedisait l'ours de la Fontaine :

Éloignons-nous, car il sent.

Non, monsieur Clouet, ne touchez point cettecorde. Tout mon sang bouillonne à la seule idée dela réforme opérée par l'éducation seulement. En mo-rale elle fera des hypocrites, en politique des ambi-tieux, en philosophie des vaniteux qui n'aimeront lavérité que parce qu'elle leur fait honneur, et qui se-ront prêts à la sacrifier pour le mensonge, si celui-ciles conduit à la considération ou à la fortune.

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Maître Cloue t. Le portrait est frappant, c'estbien là notre époque. Mais, monsieur Guillaume, vo-tre religion qui s'accommode si bien du libéralisme,votre république qui reconnaît l'autorité d'un seul,tou t cela ressemble furieusement à la doctrine saint-simonienne, et ne craignez-vous pas....

M. Guillaume. De mettre, voulez-vous dire, Saint-Simon en parallèle avec Jésus-Christ ? Dieu me garded'une telle profanation ! Je crois, comme les disciplesde Saint-Simon, à une dispensation providentiellequi s'accomplit en notre temps. Je crois le passé toutà fait mort ; la société a été renouvelée, l'ancienne aété jugée, tout est lini pour la religion extérieure, lalittérature d'imitation , la philosophie sensiialiste ;quelque chose de plus consolant, de plus vrai, de plusgrave tout ensemble, descend de là-haut dans le cœurhumain. Et vous en voyez les preuves dans ce zèlereligieux commun à toutes les croyances et qui faitprésider le libéralisme chrétien à tous les actes de laphilanthropie; vous découvrez la nouvelle ère dansces chants si vrais et si touchants, inspirés à ceux denos poètes qui ont quitté la vieille ornière pour mar-cher dans le sentier que nos pères n'avaient pas re-marqué ; vous vous apercevez que la philosophie estchangée en lisant les productions en vogue. Ce spiri-tualisme, hué et sifflé dans le dernier siècle, présideactuellement à tous les écrits de nos penseurs. L'es-prit humain a été mis en possession d'une industriepuissante qui va seconder les efforts de la pensée.

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Toutes les nations européennes tour à tour conquiseset conquérantes ont appris à se connaître; elles pro-clament ouvertement que le règne de tous est arrivé,que les barrières élevées par l'ignorance et le privi-lège sont renversées. En un clin d'œil les deux Amé-riques sont devenues libres, et le nouveau monde offreun asile assuré à la conscience, si celle-ci par hasardne trouvait plus de refuge dans l'ancien monde. Letriomphe de la vérité est assuré.

Maître Clouet. Vous voilà sur votre dada. Iln'est pas d'homme sage qui n'ait sa folie. La vôtreperce quoique vous fassiez, monsieur Guillaume.

M. Guillaume. Ne vous pressez pas de me jugerainsi. Votre vue diffère de la mienne; voilà tout. J'a-perçois par la vue de l'esprit une modification socialeque vous ne remarquez pas : êtes-vous en droit, d'a-près cela, de me traiter de fou ? Il faut plus de cha-rité, monsieur Clouet ; je vous le répète : tout est finipour l'arbitraire et le conventionnel. Une nouvelleère commence; en germe dans toutes les tètes pen-santes, elle fait effort pour se produire au grand jourdepuis plus de trois siècles. Elle a émancipé les mas-ses, elle va les instruire ; et, pour emprunter le langagede la Bible, le genre humain se lèvera bientôt commeun seul homme. Dieu a mis la main à son ouvrage,et une révolution morale, seniblauie à celle qui étonnal'univers sous le règne d'Auguste, est prête a se con-sommer. Nos neveux la reconnaîtront parce qu'ils enseront éloignés. Les actes providentiels ne sont jamais

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reconnus pour tels par ceux qui en sont témoins ocu-laires. Nous ne voyons la Providence qu'après qu'ellea passé. Les contemporains sont comme ces manœu-vres qui travaillent à l'édifice sans connaître les pro-portions de l'ensemble; c'est quand le monument estachevé qu'on saisit la pensée de l'artiste qui l'a élevé.Tous les hommes d'aujourd'hui sont des manœuvres;l'Architecte suprême s'en sert sans qu'ils le sachent.Instruments dociles, ils se prêtent aux desseins de laProvidence, tout en croyant agir d'après eux-mêmes.La vanité leur fait croire qu'ils suivent leurs propresinspirations, et ils se conforment à une pensée supé-rieure qui les met en place, sans leur permettre d'a-percevoir autre chose que la pierre sur laquelle ilsappliquent laborieusement le ciseau. Ne voyez-vouspas en effet que les événements sont plus forts ici queles hommes? Tout marche vers uu but que personnen'a pu apercevoir et que Dieu seul a marqué. Ce Dieune fait pas, comme le veut Bossuet, des automates desagents libres qu'il emploie; non, dans son gouverne-ment il est plus sage que nos rhéteurs. Il n'ôte pas àl'homme sa liberté, il le laisse agir dans son amourdominant, et c'est ce qui l'ait que celui-ci accomplitavec ardeur des desseins qu'il a ensuite la présomp-tion de croire conçus par lui.

Maître Cloue t. Oh! que vous allez loin, monsieurGuillaume ! j'ai bien de la peine à présent à vous sui-vre. Vous ne faites qu'une taupe de l'aigle de Meaux,comment voulez-vous que j'y voie clair? Néanmoins,

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ce que vous prétendez ici à l'occasion de votre nou-velle ère, les Saint-Simoniens le prétendent égale-ment.

M. Guillaume. Ne voyez-vous pas que, quand ils'opère une révolution providentielle, l'atmosphèremorale en est remplie, comme l'air qui nous entoureest tout imprégné d'électricité quand la foudre va sefaire entendre? Je vous citais tout à l'heure la mémo-rable révolution qui a changé l'univers sous les pre-miers empereurs. Elle n'était pas sans doute au profitdu paganisme; néanmoins un pai'en l'a proclamée. LePollion de Virgile est une annonce de l'Évangile,comme les écrits de Saint-Simon sont les échos de laNouvelle Dispensation. Virgile faisait tourner cela àl'avantage d'Auguste; Saint-Simon applique la révo-lution à ses idées. Le premier est un flatteur, le se-cond est un voleur : tous deux, comme des instru-ments à vent, où l'esprit prophétique a soufflé, ontrendu des sons, et voilà tout. C'est à nous à com-prendre les paroles qu'ils ont prononcées sans enconnaître la signification. Du reste, le Saint-Simo-nisme n'est fondé ni sur l'étude du cœur humain, nisur la connaissance du contrat politique. C'est uneextravagante utopie dont le siècle aura bientôt faitjustice.

Maître Clouet. Tâchez de persuader à tout lemonde ce que vous venez de m'exposer ici, et je serailibéral et môme républicain tout ouvertement. Jus-qu'à présent , n'ayant pas les moyens de soutenir

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comme vous la thèse, je craindrais d'être taxé' d'ex-travagance. D'ailleurs il est difficile à des gens quin'ont pas votre instruction d'être tout seuls de leuravis. Je crois bien qu'à présent ma conscience seralibérale; mais ma bouche a besoin d'une éducationspéciale pour m'accoutumer à prononcer les mots dela langue. J'y parviendrai peut-être, et dans ce temps-là j'aurai le plaisir d'en causer plus longuement avecvous.

Là-dessus, maître Clouet se retira, et M. Guillaumen'en eut plus de nouvelles. La conviction de M. Guil-laume, au reste, fait son bonheur; il est à craindreque celle de M. Clouet ne fasse son tourment.

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IL A DE L'ESPRIT COMME DS ANGE

CONTE ARABE

Giaft'ar passait pour le plus instruit et le plus pro-fond des philosophes de La Mecque. Aucune des con-naissances humaines ne lui était inconnue. Arrivé àl'âge de 60 ans, il n'avait pas passé un seul jour sansapprendre quelque chose, et il s'imaginait que l'espritde l'homme allant toujours croissant, la félicité fu-ture, dans l'autre vie, consistait dans un sentimentd'admiration qui ne s'épuisait jamais. Comme cescourbes, dont parlent les géomètres, qui s'approchenttoujours de la ligne droite sans jamais l'atteindre,Giaffar croyait que la destination de l'homme était de*se rapprocher de la même manière de la divinité, sanspouvoir, malgré ses efforts, se confondre avec elle.Selon lui, le bonheur résidait dans une admirationascendante, et la raison pour laquelle les autres sen-timents ne suffisaient pas pour remplir le cœur del'homme, c'est qu'ils n'avaient pas cette marche pro-gressive, et que sitôt qu'ils avaient donné tout ce quiétait en eux, le dégoût leur succédait aussitôt.

Une fois pénétré de cette idée-mère, Giaffar se

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3^2 CONTE A R A B E .

croyait à la source de toutes les vérités morales. Ilvoyait, par exemple, dans l'inconstance humaine unevertu, au lieu d'un défaut. Il'disait que l'homme nepouvant vivre que d'admiration, devajt se dégoûter detout ce qui ne ressemblait pas à son origine immor-telle, que l'admiration était un feu qui consumait desuite les aliments terrestres, et auquel rien ne pou-vait résister que ce qui n'était pas de cette terre. Ilfaut bien, disait-il, qu'un homme qui n'a que des cen-dres devant lui aille chercher ailleurs des alimentspour le feu qui le dévore; autant de fois ces alimentsse réduiront en cendres, autant de fois il lui faudraen chercher de nouveaux. Cette idée lui servait encoreà expliquer d'un seul mot Dieu et l'homme. L'hommeétant la seule créature ici-bas dont l'admiration faitl'aliment essentiel, sortait, aux yeux de Giaflar, de lachaîne des êtres, et prouvait par ce seul besoin uneorigine immortelle. Puisque l'homme, ajoutait-il, tendsans cesse vers ce qui provoque en lui l 'admiration,c'est qu'il y en a quelque part une source inépuisable;sans cela sa nature l'aurait trompé, puisqu'elle l'au-rait fait naître avec l'idée d'un besoin qu'elle nepourrait satisfaire. Il n'y a pas un instinct, un appétitdans la brute qui ne démontrent l'existence de l'objetvers lequel ils tendent , l'instinct sublime de l'hommemontre ainsi tout à la fois l'existence de l'Être su-prême et la sublimité des rapports qui existent entrecet Être et la plus noble des créatures.

Cette opinion philosophique n'empêchait pas Giaflar

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CONTli ARABE. 323

d'être un fort bon musulman. Seulement, en qualitéde docteur, il se permettait de voir un sens allégori-que ou moral dans l'Alcoran, et les houris du pro-phète lui paraissaient comme des joujoux qu'une mèretendre montre de loin à son enfant pour l'engager àmarcher vers elle, certaine que, quand l'enfant aurafranchi la distance qui le séparait d'elle et qu'il repo-sera sur son sein, elle trouvera bien vite des caresseset des sentiments qui lui feront oublier les joujoux.

Un jour que Giaffar méditait sur ce sentimentd'admiration qu'il appelait la clé de la philosophie etde la morale, le proverbe vulgaire : lia de l'espritcomme un ange lui vint dans la pensée ; ce proverbelui paraissait venir à l'appui de son système. Sil'homme, disait-il, suppose tant de sagacité aux anges,c'est parce que son admiration a été si souvent trom-pée par les beaux esprits de ce monde, qu'il faut bienque l'esprit véritable ne se trouve que chez le» habi-tants de l'autre. Peu à peu cette idée s'imprimant plusfortement dans sa pensée, il vint à méditer sur l'exis-tence des anges. Ouand ce ne serait, disait-il en lui-même, que les âmes des hommes qui ont disparu decelte terre, il faut bien que le ciel soit peuplé d'êtresintermédiaires entre la divinité et l'homme. Si cesêtres existent, comme tout me force de l'avouer, ilfaut croire qu'étant plus avancés que nous en admi-ration, ils doivent, en effet, avoir un esprit bien supé-rieur au nôtre. Que j'aimerais à causer avec un ange!Dans une heure de sa conversation, je m'imagine que

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CONTE ARAIÎE.

j'en apprendrais plus que dans dix années d'études.L'admiration m'a conduit pendant soixante ans àquelques degrés de l'échelle; un ange, dans une mi-nute, me ferait monter de suite jusqu'aux premiersbarreaux.

Giaffar prononça ces paroles avec une telle effusionde cœur et un tel désir de voir se réaliser ses vœux,qu'un ange apparut aussitôt devant lui. « Je veux bient'apprendre un mystère, lui dit-il, c'est que la volontéde l'homme est si puissante, qu'il lui arrive presquetoujours ce qu'il.désire fortement dans la sincérité deson âme : tu as voulu voir, et tu as vu. La prièreelle-même n'est autre chose qu'une volonté forte etconstante, et voilà pourquoi, quand elle est clans l'or-dre et quand elle est pure, elle est toujours exaucée.Maintenant, que veux-tu de moi? je suis prêt à te sa-tisfaire. »

Giaffar doutai t encore s'il était bien éveillé. L'angeétait vêtu d'une tunique scintillante; un serpent étaità ses pieds, et un argent liquide coulait de ses doigts.A ces attributs, le philosophe reconnut Asclii, le plussubtil et le plus éloquent des habitants des sphèrescélestes. C'est cet ange qu'Avenar appelle Micliaël, lesCophtes, Anubiel, qui, chez les Arabes, préside audeuxième ciel formé de pierreries, et dont les intelli-gences ont la forme d'aigles, et qui, chez les Syriens,est également le chef du second ciel formé d'archan-ges. Dans la mythologie grecque, il était connu sousle nom de Mercure; dans la philosophie de Platon, il

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1CONTE ARATiE. 325

portail celui de Sldbon, et dans l u n e et l 'autre, ildésignait le génie, l'invention, l'éloquence, les scien-ces et les arts.

On voit que Giafl'ar, qui voulait un ange hommed'esprit, ne pouvait être servi plus à souhait. Cepen-dant, il pensait avec raison que les hommes n'avaientsupposé tant de qualités à l'Ange Asciii que parceoi:e, dans l'ancienne astrologie, il passait pour le gé-nie tutélaire de la planète de Mercure. Cetto planète,la plus proche du soleil, était censée la résidence dumessager du maître des dieux, et voilà pourquoi cemessager était devenu lui-même -le génie de l'élo-quence. Ainsi, toutes les brillantes désignations d'As-chi provenaient, aux yeux de Giafl'ar, d'autant de pré-jugés; et, au iieu de recevoir toutes les paroles del'ange comme des oracles infaillibles, il eut la curio-sité ue l'interroger sur toutes les sciences pour jugerpar lui-même de son esprit.

Un globe céleste était sur une tallc chargée d'ins-truments de mathématiques. Commençons par là, ditGiaflar; car cet ange doit connaître la géographie deson pays. Je vais l'interroger sur tout ce qui échappeà l ' intirmité de nos organes et à l'imperfection de nosinstruments . Quel fut l'étonncment du philosophequand il s'aperçut que l'envoyé céleste ne connaissaitni l'axe du ciel, ni le zodiaque, ni l 'équateur. Dansson pays, dit-il, on n'a pas sans doute imaginé ceséchalTaudages; mais s'il n'entend rien au cercle de lasphère, il connaît du moins les filles de la réunion.

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CONTE ABABE.

l'épée du géant, l'étoile boréale (c'est ainsi que lesArabes appellent les pléiades, l'épée d'Orion et l'é-toile polaire). L'ange ne connaissait pas plus le pla-nisphère arabe que la sphère armillaire. Allons, dit(Jùiffar, cet ange-là peut avoir beaucoup d'esprit,mais il n'est pas astronome. Et le sourire du dédainparaissait déjà sur les lèvres du philosophe, quand ilfit réflexion que la topographie céleste en elle-mêmen'était pas une science, qu'elle ne dépendait que de laplace du spectateur, que cette place une fois changée,le spectacle changeait aussi. Il est clair, ajouta-t-il,que nos astronomes ne font que placer des jalons dansle ciel, pour s'y reconnaître, et que, s'ils étaienttransportés de la terre dans la planète de Mercure,tous les jalons qu'ils auraient plantés avec tant desoins leur seraient parfaitement inutiles. j\'e nouspressons pas tant une autre fois déjuger de l'instruc-tion des anges, dit le philosophe en remuant la tête;car ce savoir, dont nous sommes si vains, vient de laplace que nous occupons. Un degré du méridien surcette terre suffit pour modifier toute notre morale;un simple voyage d'une planète à une autre suffitégalement pour renverser toute notre astronomie;cette science, qu'on appelle le plus beau monumentde l'esprit humain, le titre le plus noble de son intel-ligence, n'est au bout du compte qu'une relation depositions.

Giaffar, plus circonspect que la première l'ois, pritun compas, un rapporteur, et, ouvrant un livre de

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CONTE ARABE. 327

géométrie, demanda à l'ange la solution de quelquesproblèmes de mathématiques. Pour le coup, disait-ilen lui-même, je tiens mon ange. Je conçois qu'il peutignorer certaines sciences fondées sur l'apparencequ'offrent les objets vus du point que nous habitons ;mais la science de l'étendue, sans applications, et ré-duite en notions abstraites, est trop bien du domainede l'intelligence pure, pour ne pas être comprise parun ange, et c'est là, ou jamais, qu'il doit faire usagede son esprit. Aux questions réitérées du philosophe,l'ange ne répondit pas un mot, et il était aisé de voirqu'on lui parlait là une langue tout à fait étrangère.Giaffar allait perdre patience, si l'air spirituel d'As-chi, qui le regardait en souriant, ne l'eût fait rentreren lui-même. Malgré son ignorance, cet ange-là, dit-il, paraît si sûr de son fait, qu'il n'y a pas moyen dele prendre pour un sot. Il a de l'esprit, sans doute,mais où diable le met-il donc? Je crois même décou-vrir dans ses yeux qu'avec toute ma science je lui faispitié. Je suis comme accablé d'une supériorité que jene puis pas bien démêler.

En disant ces mots, Giaffar laissa tomber sa têtesur sa main droite, dans l'attitude d'un homme quimédite. Il resta pendant quelque temps dans cetteposture; puis, se relevant avec vivacité : Parbleu,dit-il, j'étais bien sot de demander des notions sur lascience de l'étendue à un esprit immatériel : le tempset l'espace se concilient-ils avec l'immatérialité? Cequi n'a ni forme ni succession peut-il concevoir ce

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TONTE AHABli .

qui se divise et ce qui se d é t r u i t ? Le temps ;.n l'espacene sont-ils pas des modes sensibles de notre enten-dement'!' Les notions que uous acquérons par non cinqsens ne sont réellement que des conclusions tirées,par notre entendement , de la comparaison de r.~>ssensations et d'expériences successives. Une maladiedans l'organe de la vue ne changerait-elle pas la na-ture de ces perceptions? L'n rhume nous ote l'odoratet le goût ; prouver l'existence des choses par lessensations qu'elles provoquent, c'est se tromper gros-sièrement; car. si la sensation est énioussée par acci-dent, l'objet n'aurait donc plus d'existence. Les pro-priétés des corps changeraient pour nous avec unnouvel organe; et, si les corps ne perçoivent plusavec les sens, il est clair que les notions que L. sensnous fournissent sont pour eux comme no:i avenues.Oh ! que l'univers est borné pour celui qui le voit decinq manières seulement. Je sens qu'il doit y en avoirdes milliers d'autres. Sur cette terre même n'envoyons-nous pas tous les jours qui ne s'expliquent paspar les cinq sens. Les extases du Prophète n'ont pointété démontrées encore bien clairement, et nous ren-dons-nous compte des phénomènes journaliers dusommeil, en nous f rot tant les veux le matin et en pre-nant le grand air?

Le philosophe, continuant à méditer ainsi, aperçutun léger sourire sur les lèvres de l'ange; encouragépar cette approbation tacite, il reprit en ces termes :Si ce point- là é t a i t bien prouvé une fois, toutes 1er.

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CONTE ARABE. 329

sciences humaines s'évanouiraient en un clin d'œil.Je sens que pour arriver à la vérité, loin de s'occuperde figures géométriques, il faut travailler au contraireà dégager son entendement des impressions commu-niquées par l'espace et le temps. Si nous ne faisouspas abstraction de l'espace, nos idées se bornent àl'étendue ; nous ne connaissons plus le ciel que commeun lieu; Dieu, que comme une forme matérielle; ettoutes les saines idées s'évanouissent. Tant que nousramperons dans le monde sensible, je sens fort bienque nous ne concevrons jamais le monde immatériel.Les idées de temps et d'espace ne nous sont donnéesque par nos sens; quand nous mourons, ces idéesdisparaissent : eh bien ! si, dès ce monde, nous nousaffranchissons de nos organes pour habiter notre pen-sée, nous concevrons que ces idées sont relatives et nonabsolues. L'homme des sens ne jugeant que sur leurrapport, ne peut concevoir quelque chose de purementmoral, qu'en se le représentant d'une manière pourainsi dire mécanique. Sa raison y trouvant un pointd'appui, il s'y repose avec plus de confiance; mais cen'est pas de cette manière qu'on arrive au vrai. L'es-pace ne se conçoit que par les divisions qu'on en fait ;et, dans l'être spirituel, tout est un, rien ne se divise.Le temps est mesuré par le mouvement des chosesterrestres; où ce mouvement cesse, il est clair que letemps n'existe plus. On dira que dans la succession denos pensées il y aurait une perception de la durée. Oh !non ; la nature humaine n'est pas si fixe que cela. Les

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CONTE A R A S E .

battements de notre cœur n'ont pas la régularité deceux du pendule. Le temps serait court on long, selonl'état de l'homme. Il se traînerait dans la douleur; il seprécipiterait dans le plaisir; et puis viendraient desaccidents qui émousseraient la mémoire et effaceraienttout. Que les idées d'un ange doivent être différentesdes nôtres! et comment juger de son esprit par nossciences ! Quel être méprisable, que l'homme ! Toutesa science fait pitié aux anges, et encore il ne lui estpas permis de rendre pitié pour pitié, comme ces va-lets hautains qui font peser sur leurs inférieurs lesmépris qu'ils ont reçus du maître. Si l'homme, eneffet, regarde au-dessous de lui, au lieu de mépriserla science des animaux, il est obligé de l'envier, del'admirer même. Lui que les anges regardent avecdédain, il est forcé de se mettre 'a genoux devant uneruche ou une fourmilière. Il faut croire qu'il y aquelque chose de détraqué dans sa tête, et de bienvain dans ces sciences dont il fcit tant de bruit.

En efl'et, tout cela est relatif, ajouta Gialiar en haus-sant la voix et en montrant sa bibliothèqr... Si jemontre à Asehi un livre de jurisprudence, il me diraavec raison que ce n'est pas là une science propre-ment dite, que le caprice d'un législateur a enfanté cegros volume, que le caprice d'un autre l'a rendu inu-tile, et qu'au bout du compte il n'y a là-dedans quedes conventions. Il ne comprendra rien à ce livre degéograpKe, et cependant il ne déchcrra pas le moinsdu monde pour ceL dans mon opinion. Si je déhar-

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CONTE A!\ . \BL. -331

quais tel que me voilà eu Europe, il est clair qu'il n'yaurait qu 'un imbécille qui put s'étonner que j'igno-rasse le nom des bourgs et villages voisins de sa de-meure. Et puis cette science, en dêfinitiv, n'est,comme l'astronomie, qu'une science de jalons; seule-ment, au lieu de placer les jalons dans le ciel, oncherche ici à les fixer dans la poussière. Si je lui parled'histoire, il me demandera si je suis bien sûr de toutce qui est inscrit dans ce livre. Le présent passe pournous sans être aperçu; il y a la moitié de nos percep-tions dont nous n'avons pas conscience, et nous nousimaginons bêtement qu'un historien verra clair commele jour dans le passé. Ces hommes, dont il trace si har-diment l'histoire, ne se sont pas connus eux-mêmes,comment les connaitrait-il ? Ses conjectures, ses opi-nions, ses phrases cadencée:, voilà tout ce qu'il nousdonne de certain. Je suis persuadé que si l'hommequi connaî t le mieux l'histoire de son pays pouvait vi-vre pendant un seul jour avec les illustres morts dontil s'entretient sans cesse, il ne s'y reconnaîtrait plus.Ah! dirait celui-ci, on me juge comme cela dans lemonde, je ne lu'en doutais guère ! On me fait bien del'honneur, dirait un autre; on est bien injuste à monégard, ajouterait un troisième ; et la foule des ombres,se prenant par le bras, s'en irait riant aux éclats del'opinion qu'on se fait d'elle sur la terre. Je crois quede tous les hommes si inutilement occupés dans cemonde, il n'y en a pas qui perdent mieux leur tempsque les historiens. Ce qu'on appelle esprit che/c nous,

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332 CONTK A R A B E .

ce jargon que donne la société, est plus indigne en-core de l'attention d'un ange que toutes nos sciences.En effet, cet esprit-là dépend des mœurs, des cir-constances, de l'éducation, et une personne qui n'apas pris l'air du pays ne peut rire comme un fou dessaillies soi-disant spirituelles qui y ont cours. Il se-rait d'un sérieux de glace à tout ce qui nous émer-veillerait le plus, et il aurait raison. Ainsi, il m'estimpossible de découvrir le genre d'esprit d'Aschi,puisqu'il n'y a aucun point de contact entre lui et moi.Le voilà descendu du ciel à ma prière, et je n'en suispas plus avancé : un sourd-muet m'aurait valu toutautant. Un sourd-muet, qu'ai-je dit? mais c'est moiqui ne suis pas à la hauteur de son génie. Si mes sen-timents étaient aussi élevés que les siens, je parleraisnaturellement sa langue. Insensé! qu'ai-je fai t? J'aiconsumé ma vie à apprendre péniblement quelquessciences que j'oublierai dès le premier jour dans l'au-tre monde. J'ai nmassé, avec bien de la peine, un ba-gage qu'il me faudra laisser derrière moi. Ces sciences-là, que m'ont-elles appris? Elles m'ont appris à créerde petites marionnettes, et à les faire danser devantmoi, afin qu'il y eût quelque chose qui m'occupât. Jeme suis fait un spectacle factice qui m'a empêché devoir le véritable. J'ai employé soixante ans à faire matoile d'araignée, et une lueur de bon sens va me lafaire déchirer dans une minute.

En disant ces mots, Gialfar s'élança vers sa biblio-thèque, et se préparait à jeter ses livres par la fcnè-

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tre, quand Aschi le retint par le bras. « Te voilà, luidit l'ange, dans la disposition coir enable pour retirerquelque fruit de nies instructions. Auparavant, toutesnies paroles auraient été perdues. Ta tête était rem-plie de connaissances mensongères, et tu aurais refuséd'y laisser entrer ce qui ne se serait pas accordé avecelles. Si tu avais reçu mes conseils, c'eût été pour lescommenter, pour trouver des raisons de les combat-tre ou des prétextes pour ne pas t'y rendre. La vé-rité ne pénètre dans le cœur de l'homme que de deuxmanières : Par la simplicité du cœur ou par une in-fortune subite. Celle-ci nous détrompe de nos illu-sions; celle-là nous affranchit de nos préjugés, nospréjugés les plus grands ennemis de la vérité. Uncœur simple ne se propose pas de découvrir la véritépour transiger avec elle ; il la cherche de bonne foi ;les hommes trop souvent la désirent pour s'en fairehonneur. Chez eux, c'est un instrument de fortune oude vanité après lequel on court avec ardeur, qu'ondéfigure quand il ne ressemble pas au modèle qu'ons'en est fait, ou qu'on calomnie quand on a substituéle mensonge à sa place. Un cœur simple ne commentepas la vérité ; il se contente de la reconnaître. Lesautres hommes se font presque toujours leur proprecroyance, lui seul reçoit la sienne. Le malheur nousconduit également à la vérité, parce que lui seul parla pensée nous isole du monde et rompt les liens quinous y asservissent. Dans toutes les autres conditions dela vie, l'homme se suffit trop à lui-même; mais quand

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les biens factices de la prospérité sont brisés, l'hommedevient libre; abandonné de la société, il retourne àla nature, et la vie fausse de ce monde ayant cessépour lui, la vie réelle commence.

» Pour toi, Giaffar, tu t'étais fait de tes sciencesmensongères un trésor périssable. Il t'a fallu revenirà la simplicité du cœur par le découragement. Con-vaincu de l 'inanité de tes travaux, voyant avec amer-tume tant de veilles inutiles, tu as été éclairé, commesi c'était par le malheur lui-même, et c'est précisé-ment parce que tu crois avoir tout perdu que tu vastout retrouver. Le ciel se plaît à vêtir celui qui est nu,à consoler celui que les hommes rejettent, à enrichircelui qui, jetant sur le monde un regard découragé,se trouve pauvre au milieu des frivolités dont les au-tres se contentent. Quand l'ouvrage de l'homme estdétruit, celui du Créateur en prend la place. L'hommen'est-il pas son ouvrage, comme ces êtres dont tu ad-mirais tout à l'heure l'instinct merveilleux; et, quandil a cessé de s'en rapporter à ses raisonnements aveu-gles, ne faut-il pas que l'instinct divin se manifesteen lu i? Il y a du divin dans toute la nature, et il n'yen aurait pas dans l'homme? Réfléchis à celte contra-diction. Si tu as eu le bon esprit de te détacher desillusions qui t'occupaient, c'est que l'instinct naturels'est réveillé en toi, et que ton cœur est préparé à re-cevoir et à comprendre la vérité. La vérité est fixe,mais notre amour dominant et notre volonté ne le sontpas; voilà ce qui fait qu'elle reste dans le monde sans

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CONTE ARABE. 33o

être aperçue, et qu'elle se dévoile à si peu d'hommes.Chacun considère les choses selon son affection pré-sente. Non-seulement cette affection n'est pas aumême degré chez tous, mais elle varie tous les jourschez chacun en particulier. Les objets sont les mêmes;mais ils paraissent différents selon la place où nos af-fections nous mettent pour les voir, ou selon les pas-sions à travers lesquelles nous les envisageons. Ce so-leil qui semble se lever radieux aux regards du jeunehomme, paraît pâle et affaibli aux yeux du vieillardqui s'éteint.

» Tu avais fait le premier pas dans le chemin de lavérité, quand tu te livrais à ce sentiment d'admirationqui est ici-bas l'attribut de l'homme. Mais ne savais-tu pas que ce sentiment tendant à l 'infini, tout ce quiest limité ne peut lui convenir? Tes sciences ont desbornes, et à mesure que tu faisais des progrès, cesbornes ne devaient-elles pas disparaître, pour telaisser ensuite dans un vide immense?

» Telle est l'occupation de l'homme ici-bas : l'ad-miration dont il éprouve Féternel besoin le jette surle premier objet qui se présente. L'homme se préci-pite aujourd'hui sur la science comme sur une proiequi va nourrir son âme; mais le lendemain son admi-ration est tarie, l'enthousiasme ne le transporte plus,et il considère froidement l'objet dont il était épris.Toujours dans le ravissement ou dans le désespoir,dans l'admiration ou dans le dégoût, il prouve par cesmouvements irréguliers l'éternelle inquiétude de son

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38(i CONTE A R A B E .

cœur. L'admiration vit toujours au i'ond de son âme;mais les objets dont il essaie de la nourrir ne lui con-viennent pas. Il bâtit avec sa raison un petit mondedans lequel il veut emprisonner son âme; celle-ci s'ycomplaît tant qu'elle est occupée à le bâtir ; maisquand l'ouvrage est fini, elle souffle dessus et demandeautre chose. Aussi, toute la sagesse humaine u'est-eilequ'une sagesse négative. Elle prêche l'occupationpour enchaîner le vol de l'esprit ; elle regarde commeun délire le malaise qu'éprouvent les grandes âmesau milieu de ces occupations frivoles, et t ou t l'art hu-main consiste à rendre le plus court possil.de l ' i n s tan tdu dégoût , à i'aire en sor'.s qu'on substitue tout desuite à l'occupation qui cesse de plaire celle qu'on neconnaît pas encore. Ce dégoût, s'il était prolongé, se-rait comme un remords; ce serait le cri de la con-science qui se réveille; tôt ou tard, il conduiraitl'homme à la vérité ; mais on s'empresse de se dis-traire, de se jeter hors de soi pour éviter de voir saconscience à nu, et toute sa vie on substitue un hochetà un autre.

» Tu as remarqué avec sagacité que c'est de làque provenait l 'inconstance humaine ; niais croyais-tuéchapper à cette inconstance et à ces dégoûts en t'occu-pant de tes sciences frivoles? Il n'y a pas plus là qu'ail-leurs d 'a l iments solides pour l'âme : l 'homme est t'aitpour connaître la raison des choses, et les sciences n'enmesurent que la surface. Les causes f ina l e s devraientèlre l 'occupation d'un esprit immortel : mais elles sont

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CONTE ARABE. 33"

si fort au-dessus de la portée de l'intelligence hu-maine, que vos docteurs déclarent que vos sciencesn'y conduisent pas. Ceux mêmes qui les cherchentpassent chez vous pour des ignorants, parce qu'ilsfont voir qu'ils demandent l'impossible. Commentveux-tu allier des sciences, qui ont des bornes re-connues, avec une faculté qui n'en a pas ?

» Les autres êtres dans la nature n'ont pas besoinde vos sciences pour s'éclairer; l'instinct que leur adéparti la nature les guide plus sûrement que tous lesraisonnements humains. Cet instinct, qui ne les trompejamais, les garantit de toutes les incertitudes aux-quelles vous êtes en proie ; tandis que vous calculezles lois de la nature, et que vous vous trompez millefois avant de les trouver, l'animal s'en sert sans lesconnaître. Il y a dans l'homme également un instinctqu'il faut apercevoir, et quand on l'a trouvé, toutl'édifice élevé par la science humaine est détruit defond en comble.

» C'est cet instinct céleste qu'il faut nourrir, etnon pas ces raisonnements versatiles que n'appren-nent qu'à discuter sans fin, et jamais à se rendre àl'évidence. L'évidence morale est toujours la suite del'instinct humain ; à lui seul appartiennent les sensa-tions morales qui entraînent tout l'homme : l'amour,l'enthousiasme, le dévouement, la reconnaissance, lapitié. Ses lois sont celles de la nature; quand les loisde la société sont en opposition avec les siennes, il ya lutte entre le cœur de l'homme et le devoir social;

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mais cette lut te ne dure pas longtemps. Tôt ou tardles hommes égarés reviennent à ce qu'il y a chez euxd'instinctif, comme à la seule source du beau et dubon.

» Cet instinct merveilleux n'est pas si loin del'homme qu'on le pense. Avant de se rendre aux rai-sonnements de ses instituteurs, l'enfant se rend d'a-bord aux avertissements de sa mère, et celle-ci prenddans son cœur tout son esprit. Elle ne parle pas pourêtre applaudie de son fils, mais pour en être aimée.Plus elle s'en rapporte à son âme, plus elle est élo-quente. Si elle vise à des saillies spirituelles, elle nesent plus; elle n'aime plus, elle disserte sur le senti-ment, au lieu d'être entraînée par lui : l'éloquence dela mère est dans son cœur; celle des génies qui ontéclairé le monde n'a pas une autre source. L'amourou la gloire faisaient battre leur cœur; ils parlaientd'inspiration, et comme si une autre âme s'était asso-ciée à la leur; leurs imitateurs n'ont eu pour eux quel'élégance et la recherche, au lieu de l'invention et dela force, parce que, ne pensant plus instinctivement,mais par imitation, ils n'ont eu que de l'esprit où illeur aurait fallu de l'âme.

» Le génie n'est ni la patience ni l 'attention ; samarche est rapide comme celle du temps dans le mo-ment du plaisir; il ne médite pas, il improvise; il necalcule pas le sentiment qui l'échauffé, il s'y livre;tandis que les autres vont d'une borne à l'autre, il lesfranchit d'un pas. 11 arrive au sublime, et personne

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ne sait, pas plus que lui-même, par quelle route il aatteint le but. Moins l'homme s'en rapporte à lui,plus son inspiration est forte. Réduit à lui seul, il co-pie; entraîné par l'instinct moral, on dirait qu'il re-pose sa tête sur le sein de la Providence, et que c'estdans cet instant de sommeil qu'il a trouvé tant dechoses sublimes.

» Tu as voulu connaître quel était l'esprit des an-ges; ils le puisent où l'homme peut puiser le sien. Lesanges empruntent de Dieu la lumière qui les éclaire;ils voient les choses dans leur réalité, parce qu'ils neles voient plus au travers des passions, et moins ilss'en rapportent à eux, plus ils se rendent capables derecevoir la clarté d'en haut. Ce n'est qu'en se dépouil-lant de soi que l'ange, aussi bien que l'homme, serevêt de la divinité. Pour comprendre l'esprit deshommes, il faut se reporter au lieu et au temps oùl'on a vécu. Chaque société a son genre d'esprit etson genre de savoir, et de longs commentaires sontnécessaires pour l'expliquer à ceux qui n'ont pas lemot convenu. Pour comprendre l'esprit des anges, ilfaut un cœur humble qui écoute la voix de la con-science, cette voix qui est la même dans toutes les lan-gues; il faut avoir un cœur qui soit touché des larmesd'un frère, d'une amante ou d'un fils; ces larmes quicommuniquent dans tous les temps la même impres-sion à tous ceux qui sentent; enfin, il faut éprouverun peu de cet enthousiasme qui cherche en tout lesattributs de la divinité, l 'immortalité sur une terre où

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tout se détruit, l'infini dans un séjour où tout estborné, l'amour dans une société où les sentimentssont des calculs, l'admiration désintéressée au milieud'hommes qui ne cherchent qu'à en tarir la source,ou à la détourner pour se faire adorer eux-mêmes. »

Après avoir ainsi parlé, l'ange disparut, et Giaffar,depuis ce jour, ne fut plus occupé qu'à écrire contreles sciences qui l'avaient abusé dans sa longue carrière.Ses confrères, qui ne le voyaient plus assister à leurssavantes conférences, le calomnièrent, parce qu'il nepensait pas comme eux. Pour lui, il s'en consola aisé-ment; et, en songeant que toutes les opinions humai-nes ensemble n'étaient pas capables de faire pousser oude faire tomber un poil de sa barbe, il vit bien que, s'illaissait le soin d'éclairer son âme à Celui à qui il étaitforcé d'abandonner la croissance de cette barbe, sessentiments seraient à l'abri des attaques des hommes,puisqu'il n'en prendrait plus sur lui la responsabilité.Si les sauterelles, se disait-il un jour, étaient capablesde se faire une opinion de moi, serais-je bien empresséde la connaître et bien inquiet de l'avoir apprise? Non,sans doute. Les idées que les sauterelles ont pu puiserdans le désert ne ressemblent guère à celles que j'aidû me faire dans la retraite : il n'y a rien en elles quipuisse réagir sur moi. — Eh bien! ce monde n'est-ilpas le désert, et ses habitants affamés ont-ils, pourla plupart, quelque chose de plus que ces sauterelles,dont tout le rôle consiste à dévorer les moissons de laterre, et à aller s'engloutir dans la mer?

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LIMÉE ET SWEDENBORG

Tous deux compatriotes, tous deux contemporains,tous deux consacrant leurs veilles à ce qui leur a sem-blé la vérité, et dédaignant ces faciles triomphes devanité dont se contentent la plupart des hommes delettres, ils sont arrivés à un degré d'illustration peuordinaire, et leurs écrits ont obtenu une importanceréelle.

Dans le temps où Frédéric établissait une académiefrançaise à Berlin, où la Pologne demandait un codeà Rousseau, où la France se hâtait d'élever YEncy-clopédie, la Suède présentait deux hommes laborieux,qui, sans autre crédit que leur talent, travaillaient deconcert à faire oublier tout ce qui portait le caractèrede l'époque.

Linnée ramenait au positif des hommes égarés dansles spéculations d'une philosophie sans but; Sweden-borg parlait de l'Écriture Sainte et de Visions à unegénération incrédule et moqueuse.

Spectacle extraordinaire, en effet ! Tandis que l'Eu-rope lettrée avait les yeux tournés vers la Franceseule; tandis que Buffon, marchant sur les traces de

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342 LINNÉE ET SWEDENBORG.

Pline, appliquait l'éloquence à la physique; tandis queVoltaire, enivré des applaudissements des hommeslégers, se croyait arrivé au point de réformer la mo-rale et la religion, comme il avait tenté de régénérerla littérature, dans un petit état du nord, deux hom-mes presque inconnus jetaient en silence les fonde-ments d'un édifice durable. Plus sage que Buffon,Linnée, cherchant moins à se faire admirer qu'à dé-tourner cette admiration sur l'objet de ses travaux,peignait la nature au lieu de l'expliquer. Plus sincèreque le philosophe de Ferney, Swedenborg tentait deréformer réellement la religion presque éteinte del'Europe dégénérée, moins pour se faire un nom quepar le seul amour du bien public. Les pages éloquentesde Buffon n'intruisent déjà plus que le physicien éclai-ré ; les saillies spirituelles de Voltaire font sourire lesdescendants de ceux qu'elles persuadaient alors ; Lin-née et Swedenborg, écrivant dans un idiome réservéà la classe savante, sont néanmoins devenus populai-res. Les adeptes de Buffon n'ont été que quelquesacadémiciens ; Linnée compte aujourd'hui pour dis-ciples tous les amis de la nature. Les admirateurs deVoltaire n'ont été, pour la plupart, que des mécon-tents qui se sont empressés de braver l'autorité sousl'abri d'un grand nom; les sectateurs de Swedenborgsont des hommes de tous les pays, de toutes les com-munions, qui, satisfaits d'être oubliés, pourvu qu'onleur laisse la religfon qu'ils professent, ne font pointde leur opinion un motif de lutte, de leur croyanceune affaire de parti .

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L1NNÉE ET SWEDENBORG. 343

Des honneurs insignes, qui n'ont été accordés jus-qu'ici à aucun philosophe, sont devenus le partage deces deux écrivains. La science qui meurt, si elle nese communique, a senti le besoin de ces corporationsoù la raison de chacun s'éclaire de la lumière de tous;et parmi ces nombreuses académies, répandues surtous les points du globe et qui ont pour but l'étudedes sciences naturelles, un grand nombre s'honore deporter le nom de société Linnéenne. La religion, quise fortifie et s'accroît par le nombre de ceux qui lapratiquent dans toute la sincérité de l'âme, a créé cesasiles pieux qui ne renferment pas sans doute la Di-vinité, mais qui nous la font trouver précisément oùd'autres désirent la rencontrer comme nous ; la reli-gion, qui ouvre des temples où la science ne peuttrouver de place pour fonder des universités et desacadémies, a répandu la doctrine et le nom de Swe-denborg dans les somptueuses capitales de l'Europe,dans les colonies établies sur les rivages de l'Indous-tan, parmi les sables de l'Afrique et les savanes dunouveau monde.

Des fêtes en l'honneur de la nature, des réunionssavantes ont lieu de tous côtés le jour même de l'an-niversaire de la naissance de Linnée; c'est un souve-rain dont l'empire n'a de bornes que celles du monde,dont l'élite de la société forme le peuple, dont les su-jets sont liés par ce qu'il y a de plus noble : l'amourde la vérité et le désir de la répandre. Ce que ne peutobtenir le monarque le plus absolu, Swedenborg le

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344 UNNÉU ET SWEDENBORG.

produit sous nos yeux; il ajoute à l'ère vulgaire u»eère nouvelle. Un roi date ses édits de l'année de sonavènement; mais hors du palais, la date est mise enoubli. Des amis, séparés par des mers, emploient dansleurs lettres la date de la Nouvelle Église. Pour eux,c'est à commencer de là seulement que le monde estéclairé, que la religion arrive à son complément, quetous les hommes sont citoyens de la cité céleste so-lennellement promise et tant de fois attendue. Chezces deux hommes, il n'y a point de cause locale desuccès; la nation qui les compte parmi ses enfants n'aeu que le privilège de leur donner la naissance ; tousdeux ont pour patrie le monde entier. Ce n'est pas àla vogue qu'ils doivent leur prééminence, c'est àl'importance seule de leurs écrits. Ce n'est pas à lalangue dont ils se sont servis; ils exercent la mêmeinfluence dans les traductions. Le besoin d'admirerce qui est, le besoin de croire ce qui sera, voilà cequfleur a valu l'empire qu'ils exercent sur l'esprithumain.

11 y a cette différence remarquable entre les écritsde ces deux hommes, c'est que les livres de l'un con-tiennent tout ce qu'on désire savoir de l'univers quenous habitons, et que les ouvrages de l'autre nousparlent de tout ce que notre avide curiosité a sanscesse imaginé de cet autre univers où nous espéronstous revivre un jour. Le monde intelligible et le monderéel se retrouvent ainsi tous les deux sous leurs plu-mes. Les êtres que l'expérience enseigne à connaître,

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LINNÉE ET SWEDENBORG. 345

ceux que l'espérance aime à se figurer, sont peintspar ces deux philosophes. L'un serait PAristote de nostemps modernes, si ses excursions avaient eu, en ou-tre, pour but les choses morales; l'autre en serait lePlaton si, moins pénétré de sa mission, il avait songéà se ranger parmi les philosophes et les orateurs.

Tous deux versés dans les sciences humaines ontallié à cette connaissance la pratique de toutes lesvertus. Swedenborg, excellent physicien, a terminésa laborieuse carrière par des écrits purement reli-gieux; Linnée, homme profondément religieux, s'estvoué exclusivement à l'étude de la nature. Le premiers'est placé à l'origine des choses ; le second s'est bornéà l'examen des phénomènes. Celui-ci a tout vu desyeux du corps; celui-là a tout considéré des yeux dePâme. Chez l'un, c'est l'observation portée au plushaut point où la raison puisse la guider; chez l'autre,c'est la contemplation la plus active que le vol del'esprit soit capable de produire. Ce sont deux talentsdistincts, comme ce sont deux mondes opposés qu'ilsoffrent à nos regards. Leur manière n'est pas la même,parce que leur sujet est différent. Tous deux, s'ou-bliant dans leur sujet même, ne visent ni à la gloire,ni à la fortune; s'ils ont des traits qui les différen-cient comme écrivains et philosophes, ils ont la mêmephysionomie dans la vie privée.

Les réflexions du physicien, les illuminations dumoraliste, ont également pour but de rendre meilleuret de payer un hommage à la vérité qui a été leur

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LINNÉE EX SWEDENBORG.

seul mobile et à la vertu dont ils ne se sont jamaisécartés.

La science de Linnée nous aide à discerner les er-reurs de l'antiquité, qui, conservées d'âge en âge,égarent encore la plupart de nos physiciens; les ins-pirations de Swedenborg nous font découvrir le sensréel des symboles et des fables qui, parvenus jusqu'ànous, sont les seuls dépôts de la sagesse des anciens :par eux le monde antique est retrouvé dans sa tota-lité; les vérités qu'il cachait sont mises au jour; lesméprises que notre ignorance n'avait pu dissiper sontéclaircies. La nomenclature du naturaliste ne laissede place qu'à ce qui est vu et constaté. Le systèmedes Correspondances, retrouvé par le fondateur dereligion (a), introduit pour ainsi dire, un monde nou-veau dans le monde ancien. Tous deux enfin agran-dissent l'univers et nous le font mieux connaître en lepeignant chacun à leur manière.

Jusqu'à Linnée, l'histoire naturelle était du do-maine de l'imagination; à lui seul il a été donné dela rendre positive. Jusqu'à Swedenborg, la connais-sance de l'autre monde était du nombre des véritésmétaphysiques ; il en a fait une science expérimentale.

(a) Si Richer a présenté ici Swedenborg comme fondateur de reli-gion, c'était pour ménager la susceptibilité des lecteurs du Lycée, Armo-ricain, dans lequel cet Article a primitivement été publié; car il savaitfort bien que Swedenborg n'était, suivant son propre aveu, qu'un ser-viteur du Seigneur Jésus-Christ, chargé seulement de transmettre auxhommes les doctrines de la Vraie Religion Chrétienne. (N. de l'Édit.)

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LINNÉE E-T SWEDENBORG. 347

Les deux plus vastes sujets de méditation, capablesd'occuper l'homme pensant, sont ceux qu'ont choisisces deux auteurs. Le philosophe, jaloux de découvrirla vérité, fait de l'un son guide; l 'homme qui douteet qui cherche à sortir de l'incertitude, demande àl'autre un appui : et ce n'est pas seulement à l'individuqu'ils s'adressent, mais c'est à la société entière. Lebesoin du positif est le besoin de notre siècle. L'espritreligieux est en même temps le cachet de l'époqueprésente. La connaissance des sciences naturelles, legoût des choses religieuses et leur application à lamorale publique distinguent principalement les hom-mes les plus éclairés de chaque nation, et ces hommesse trouvent avoir pour prédécesseurs Linnée et Swe-denborg.

Leur influence, en un mot, est universelle commela science : elle va croissant comme elle. La nationqui a cherché à se placer à Pavant-garde de la civili-sation européenne, l'Angleterre, a commencé leurréputation rivale. Londres a présenté à l'Europe laplus ancienne société Linnéenne et tout à la fois lapremière Eglise en honneur du nouvel apôtre (b).C'est dans cette ville qu'ont été rédigés également lesplus anciens recueils scientifiques. Cette nation mar-chande, qui va cherchant partout le gain et dont lesconducteurs ne visent qu'à la domination, peut néan-

(6) En honneur de la Nouvelle Uispensation de vérités faite p;ir leSeigneur et non en honneur du iionvel apû t re . Voir la note (a).

/Note Je l'Kditeur.i

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348 LINNÉE ET SWEDENBORG.

moins réclamer l'honneur d'avoir apprécié, avant lesautres, les cléments de science et de morale contenusdans les écrits de deux hommes que les préventionsnationales ne l'ont pas empêchée de mettre à leurplace véritable.

Quels que soient les jugements portés sur les écritsde Linnée et de Swedenborg, ils resteront à jamaisen exemple à ces hommes de lettres qui, avant defaire l'emploi de leur talent, cherchent à se conformerau goût de leur siècle. Plus avides de renommée quedésireux de connaître la vérité, la plupart des hommesécrivent pour se faire un nom, et se rangent tout desuite sous la bannière d'un parti. Si, au lieu d'écou-ter son génie, Linnée eût suivi l'impulsion du mo-ment, ce ne serait plus aujourd'hui qu'un de ces élèvesobscurs d'un maître oublié qui grossissent inutilementde leur nom la liste des savants; si, au lieu de s'enrapporter à des inspirations, Swedenborg se fût de-mandé comment elles seraient reçues du siècle, lespectacle que lui eût offert l'Europe incrédule eûtglacé sa main, et ses ouvrages n'eussent jamais vu lejour. Tous deux ont écrit pour obéir à cet instinct dela conscience qui ne trompe jamais l'homme de lettresdans la route qu'il lui enseigne ; tous deux ont obtenupour récompense un nom illustre et une influencedont il n'est pas permis peut-être aujourd'hui d'a-percevoir les limites.

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LES TROIS QUESTIONS

l'n jour que j'étais occupé à mettre quelque ordredans les rêveries confuses que m'inspiraient la vue dela mer qui s'offrait sans bornes à mes regards, et lebrui t de la vague qui se brisait avec fracas sur la côte,le vers de Hamlet me v in t à l'esprit. Commençant alorsun monologue sur ce sujet inépuisable, je ne vouluspas me retirer que je ne susse positivement commentrépondre à ces trois éternelles questions de la philo-sophie : Qui suis-je ?— Oit suis-je?— Où raix-je?

Qui suis-je? Il est clair que la raison ne peu! rienrépondre à cela qui ne soit susceptible de pour et decontre. Dira-t-elle que je suis une créature intell i-gente formée à l'image de Dieu, et destinée à s'unirun jour à lui ? on lui demandera des preuves de cetteassertion, et elle répondra à l ' inquiète curiosité ducd'iir par le témoignage de la tradition. Mais commel'athéisme a aussi, lui, sa raison qui se trouve en con-tradiction avec les promesses de la foi, il est certainque mon intelligence devra hésiter entre deux lan-gages différents; et, après avoir bien raisonné, je resaura i absolument à quoi m'en t en i r sur ma première

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3oO LES TROIS QUESTIONS.

question. Il faut donc recourir à un autre moyen;c'est de se placer la main sur le côté gauche de lapoitrine; et là, at tentif aux palpitations du cœur, d'é-couter en silence la réponse que nous donne la con-science interrogée dans le calme et dans la solitude.

Or, celle-ci nous apprend toujours sans hésitationque nous n'avons qu'un besoin, celui d'aimer. Qu'onmette en parallèle les jouissances de la vanité, de l'é-goi'sme, avec celles de l'amour, on ne sera pas long-temps à voir que les premières nous trompent sanscesse, et que les secondes sont toujours durables. De-puis l'enfance, où l'homme tend ses bras à sa nour-rice, jusqu'à l'extrême vieillesse, où il presse sur sonsein ses arrière-petits-fils, partout il invoque un ap-pui ou cherche un consolateur. Demandez à celui quia vécu le plus d'années quels ont été les moments lesplus heureux de sa vie, ne dira-t-il pas que ce sontceux où il a connu l'amour? Les moments passés avecun objet aimé, voilà ce qui laisse une trace ineffaça-ble dans la mémoire; tout le reste est plein de souve-nirs obscurcis de nuages. L'homme est destiné à ai-mer; l'homme est une créature aimante avant tout :voilà la réponse certaine à la première question.

Où sitix-jc? Sur une terre où sont comme moi descréatures liées entre elles par le plus doux des besoins,celui d'aimer et d'être aimé. Il ne se S'ait rien sur cetteterre dont l'amour ne soit le principe et la t in . Maisen même temps sur cette terre où tout a ime, toutpasse aussi; il faut donc croire que dans le monde oit

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LES TROIS QUESTIONS. 351

je vais, et où rien ne passe plus, tout aime encore,comme sur la terre; sans cela, je ne concevrai paspourquoi j'aime moi-même, et pourquoi tous les au-tres êtres aiment comme moi. L'amour m'explique lavie; il m'explique aussi l'immortalité. En effet, aimersuppose un but, et quel est le but de l'amour, si cen'est une fin conforme à lui-même? Si le Créateur avoulu que l'amour perpétuât la création, il a vouluaussi que la création perpétuât l'amour; sans cela,son essence ne serait pas l'amour, ses attributs prin-cipaux ne seraient pas l'infini et l'éternel.

L'essence de l'amour, en effet, est de tout animerde sa vie, de répandre ce qui est à*soi sur autrui. SiDieu est amour, il ne peut pas, sans agir contradic-toirement avec son essence, retirer à lui le souffle devie qu'il a répandu sur la créature. Il l'a douée d'a-mour, non pour laisser périr en elle ce germe pré-cieux, mais pour qu'il fructifiât chez elle, et qu'ilservît à lier entre eux les hommes pour les rendretous semblables à leur Père commun. Si Dieu estéternel, ce qu'il a fait une fois doit durer toujours.11 n'est pas possible de concilier la pensée de l'anéan-tissement avec l'idée de cet amour universel qui seula pu expliquer aux philosophes de tous les siècles l'é-nigme de la création.

Ainsi, je suis une créature dont l'amour est le be-soin le plus pressant, chez laquelle l'amour est le mo-bile et le but de toutes les actions. Si je suis ainsiconstitué, cela suppose que le principe de ma vie est

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LES TROIS QUESTIONS.

l 'amour, car je ne nie suis pas organisé tout seul. Unêtre ne peut avoir de qualités que celles de son prin-cipe. En reconnaissant quel je suis, je découvre enmême temps quel est Dieu.

Si Dieu est amour, comme je n'en peux douter enm'examinant moi-même, il est clair que le monde quej'habite est un théâtre créé par lui pour la manifesta-t ion de l 'amour. Je sais donc OH je suis, aussi claire-ment que je sais qui je suis. Tous les autres hommessont, comme moi, des créatures aimantes, qui ne peu-vent rester concentrées dans l'égoïsme, sans crimeenvers Dieu et envers le prochain. Elles sont desti-nées, comme moi, à aimer, à concentrer leurs affec-tions sur certains êtres qui, à leur tour, reporterontles leurs sur ceux qui les suivront. L'amour suit ainsila chaîne des générations. Or, un mouvement pro-gressif a un terme quelconque. Quel peut être le termede l'amour, si ce n'est l 'amour lui-même?

Je sais dune encore très-certainement où je vais.Sorti de Dieu, je ne puis aller qu'à lui; en d'autrestermes, sorti de l'amour, comme me l'apprend lepremier battement de mon cœur, je ne puis cesserd'être qu'en cessant d'aimer. Or, comme une tellechose est aussi contraire à ma na ture qu'à l'essencede l'Être de qui j 'a i reçu la vie, je conclus que je suisimmortel comme l 'Amour Suprême.

Pour m'éclairer tout à l'ait, je n'ai plus qu'à exa-miner quelle est la nature de mou amour, puisque jesuis tout entier ma propre a f f ec t ion . Si je suis in:

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LES TROIS QUESTIONS. 333

mauvais amour, j'apprends par ma conscience seuleque j'offense Dieu et les hommes. La terre que j'ha-bite est un théâtre disposé pour mettre aux prises levice et la vertu. L'amour déréglé qui m'anime, et queje cache aux autres, me montre manifestement que jesuis un être vicieux; alors toutes mes idées sur le butoù je vais se résument dans celle-ci : « Je vais où sont» allés mes pères que je n'ai pas vus revenir; j'espère» bien que personne ne me verra revenir non plus;» le tombeau cachera mes fautes, et n'en laissera rien» transpirer. La mort pour moi est synonyme d'anéan-» tissement. Mais sur quoi fonde-je cette opinion?» Sur le besoin que j'ai de mourir tout entier; car je» sens bien que si cela n'était pas, continuant dans» l'autre vie à aimer le mal, comme je l'ai aimé sur la» terre, je ne m'unirais pas à Dieu. Alors où irais-je? Je» tremble de m'arrêter à cette idée ; et j'aime mieux» l'oublier pour continuer à vivre à ma guise, et à es-» pérer, pour dernier terme, un anéantissement com-» plet. »

Si, au contraire, je n'ai jamais aimé que le bien etle vrai, il est évident que, sachant très-bien voir enmoi un récipient docile de l'amour et de la sagessequi émanent de Dieu, je n'ai nul doute sur le but dela vie. Le monde où je suis apparaît à mes regardscomme destiné à recevoir l'influence d'en haut. Parconséquent, il est de mon devoir delà répandre et dela faire fructifier. L'amour auquel je me livre par ins-tinct devient, en y obéissant par réflexion, la plus

30*.

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33 i LES TROIS QUESTIONS.

sainte de mes obligations. Dieu m'a créé pour que,réceptacle de son amour, je le transmisse aux autreshommes, qui sont également ses enfants. Alors je medis : « L'amour qui a tout fait profluer de lui est» le terme vers lequel tout aboutit . Je sais qu'eni) mourant je vais à lu i , puisque le courant qui» m'entraîne porte là : Je sais donc où je rois. La» vie présente m'apprend qu'il ne peut y avoir d'a-» néantissement, parce qu'il ne peut y avoir de con-» tradiction dans la nature Divine. L'espoir de me» survivre n'est point une illusion née de l 'amour de» la vie; c'est au contraire un sentiment fondé sur la» complète abnégation de moi-même, et sur l'évi-» dence morale la plus entière; car elle me dit que» l'homme, qui reçoit et fait fructif ier l'amour, doit» rendre ce dépôt à Celui qui le lui a confié. »

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OBSERVATIONSSUE

TROIS M O N U M E N T S A N C I E N S

11 nous reste trois monuments célèbres de l'antiquité. Lesfragments de niymne d'Orphée, appelée par les l'ères del'Église Palinodie, qui se chantait, suivant l'opinion géné-rale, dans les mystères d'Eleusis; Y Hymne de Clcantlie; etYExorde du poème d'Aratus. Dans ces trois fragments, onretrouve les idées de Swedenborg sur la Divinité.

HYMNE D'OKPHÉE.

Barthélémy n'ose affirmer que les vers d'Orphéefussent précisément ceux qui étaient chantés daiss lesmystères; quoiqu'il en soit, cette circonstance n'ôterien à l'importance de cette pièce, remarquable en cequ'elle renferme les idées les plus pures de la Divi-nité sans nul mélange de polythéisme. Voici un frag-ment que Suidas no.is a conservé, et que La Harperapporte dans le cours de liitéralure. — Tome 2,page 73.

« Dieu seul existe .par lui-même, et tout existe par» lui seul. Il est dans tout. Nul mortel ne peut le voir,« et il les vo i t tous. Seul il distribue dans sa justice

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356 OBSERVATIONS

» les maux qui affligent les hommes, la guerre et les» douleurs (1) . Il gouverne les vents qui agitent l'air» et les flots, et allume les feux du tonnerre. Il est» assis au haut des deux sur un trône d'or, et la terre» est sous ses pieds. Il étend sa main jusqu'aux bornes» de l'océan, et les montagnes tremblent jusqu'en» leurs fondements. C'est lui qui fait tout dans l'u-» nivers, et qui est à la fois le commencement, le mi-» lieu et la lin. »

Ceci est tellement d'accord avec ce qu'enseigne leChristianisme, que Suidas affirme qu'Orphée avait lules livres de Moi'se, et en avait tiré tout ce qu'il en-seignait sur la nature divine (2). Swedenborg est leseul qui explique la Bible d'une manière véritable.Ainsi, ce que dit Orphée ici est d'accord avec sa doc-trine. Dieu seul est la vie même, dit Swedenborg,et les hommes et les anges sont les récipients de turie. —• Nul mortel ne peut le voir, dit Orphée. Nul,a dit auparavant Moi'se, ne peut voir Dieu et vivre.— Exode, XXXY1I. 20.— // est assis au haut desdeux, est une expression de l'Écriture. —-La terreest sous ses pieds; donc Dieu est considéré ici comme

(1) Attribuer les maux à Dieu, est ici, comme dans la Bible, unelocution selon les apparences. Le mal ne vient pas de Dieu, qui est l'A-mour intime, il est le résultat de la cliute de l 'homme. (-Y. de l'Eil.)

(2) Ce fa i t s'explique, beaucoup mieux en admet tan t , d'après Swe-denborg, l 'existence d'une Parole anléniosaïque, et que toutes les Cos-mogonics sont une altération de la Science des Correspondances, qui ,dans les temps anciens, étai t répandue sur toute la terre. (N. de l'Éil.)

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SUR TROIS MONUMENTS ANCIENS. ÔOI

homme, et c'est le grand principe de Swedenborg :Dieu est l'Homme Même.— (Sag. Ai/g, sur l'Am.Div., N° 11.) —// étend sa main n'est pas seulementune image, c'est une expression qui prouve que Dieuest Homme, et que la main, dans Orphée comme dansSwedenborg, est considérée comme la puissance dansses extrêmes.— // est à la fois le commencement,le milieu et la fin : voilà la théorie de Swedenborg-sur les degrés. Il y a, dit-il , trois degrés qui sontentre eux comme la fin, la cause et l'effet, et le pre-mier degré, qui est le Seigneur, est tout dans toutesles parties des degrés suivants. (Sag. Ang. surl'Am. Div., N05 189, 19o.)

HYMNE DE CLÉANTHE.

L'hymne de Cléanthe nous a été conservée par Sto-Itée. Voici la traduction qu'en a donnée Thomas, dansson Essai sur les éloges.— Tome 1, page 16 :

« 0 Toi, qui as plusieurs noms, mais dont ta force» est une et infinie ! ô Jupiter ! premier des immor-» tels, souverain de la nature, qui gouvernes tout,» qui soumets tout à une loi, je te salue, car il est» permis à l'homme de l 'invoquer. Tout ce qui vil,» tout ce qui rampe, tout ce qui existe de mortel» sur la. terre, nous naquîmes de toi, nous sommes» de toi une faible image. Je t'adresserai donc mes» Hymnes et ne cesserai de te chanter. Cet univers» suspendu sur nos têtes et qui semble rouler autour

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358 OBSERVATIONS

» de la terre, c'est à toi qu'il obéit : il marche et se» laisse en silence gouverner par ton ordre. Le ton-» nerre, ministre de tes lois, repose sous tes mains» invincibles; ardent , doué d'une vie immortelle, il» frappe, et la nature s'épouvante. Tu diriges l'esprit» universel qui anime tout et vit dans tous les êtres ;» t an t , ô Roi suprême! ton pouvoir est illimité et» souverain. Génie de la nature! dans les cieux, sur» la terre, sur les mers, rien ne se fait, ne se pro-)) duit sans toi, excepté le mal qui sort du cœur du» médian!. Par toi, la confusion devient de l'ordre.» Par toi, lec éléments qui se combattent s'unissent.» Par un heureux accord, tu fonds tellement ce qui» est bien avec ce gui ne l'est pas, qu'il s'établit» dans le tout une harmonie générale et éternelle.» Seuls, parmi tous les êtres, les méchants rom-» peut cette grande harmonie du monde. Malheu-» reitx ! ils cherchent le bonheur, et ils n'apercoi-» vent point la loi universelle qui, en les éclairant,» les rendrait bons et heureux; mais tous, en s'é-« cariant du beau et du juste, se précipitent, clta-» cun vers l'objet qui l'attire. Ils courent à la re-» nommée, à de vils trésors qui, en les séduisant,» les trompent. 0 Dieu ! qui verses tous les dons,» Dieu à qui les orages et la foudre obéissent, écarte» de l 'homme cette erreur insensée. Daigne éclairer» son âme; at t i re- la jusqu'à cette raison éternelle» qui te sert de guide et d'appui dans le gouverne-» ment du monde, afin qu'honorés nous-mêmes, nous

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SUr, TROIS MONUMENTS ANCIENS. 359

» puissions t'honorer à ton tour, célébrant tes ou-» vrages par une hymne non interrompue, comme il» convient à l'être faible et mortel ; car ni l'habitant» de la terre, ni l 'habitant des cieux n'a rien de plus» grand que de célébrer, dans la justice, la raison» sublime qui préside à la nature. »

11 est impossible, dit Thomas, de parler de Dieuavec plus de grandeur; j 'ajouterai, moi, avec plus devérité. Substituez au nom de Jupiter celui du Sei-gneur, et vous aurez une hymne religieuse exacte-ment conforme à la doctrine de Swedenborg. Les pas-sages soulignés dans ce morceau paraissent une tra-duction de Swedenborg, tant ils sont conformes auxprincipes de l'Apôtre Suédois. La force de Dieu, ditCléanthe, est une et infinie. L'Etre et VExisterdans Dieu-Homme, dit Swedenborg, sont distincte-ment un; dans Dieu-Homme les infinis sont distinc-tement un. — Les hommes sont une faible image deDieu, ainsi que tout ce qui existe de mortel sur laterre : n'est-ce pas dire implicitement que Dieu esthomme, et croire avec Swedenborg que toutes leschoses créées représentent l'homme dans une sorted'image. Bien n'est produit sans Dieu, dit le philo-sophe stoïcien, excepté le mal qui sort du cœur duméchant : voilà, en peu de mots, la philosophie reli-gieuse du nouvel Apôtre; l'enfer, dans ses écrits,n'est pas autre chose. C'est de cette manière qu'il ré-sout l'énigme du mal, qui a tant embarrassé les pen-seurs de tous les siècles. Le dernier principe universel

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3()0 O B S E R V A T I O N S

séparé de son supérieur produi t l 'enfer et les mauvaisusages. (Sfig. Any. sur l'Am. Div,, N" 345.) Un desprincipes les plus profonds de la nouvelle théologieest ainsi confirmé, au moyen de celte phrase et decelles qui suivent, par le second fondateur du Porti-i[ue. Quel accord dans les pensées! Ces méchants quirompent la grande harmonie, qui n'aperçoiventpoint la loi universelle qui tes rendrait bons et heu-reux, ces méchants qui se précipitent, chacun versl'objet qui l'attire, où sont-ils mieux dépeints quedans les ouvrages de Swedenborg ? N'est - ce pasl 'homme dont l 'amour dominant rapporte tout à soi,tandis que la loi suprême est de tout rapporter àDieu, puisque seul il est le principe et la fin de touteschoses ?

EXORDE DU POÈME D'ARATOS.

Cet exorde n'est remarquable qu'en ce qu'il ren-l'erme la croyance à Vunité de Dieu, à une époque,où le Polythéisme était ouvertement cru et enseigné.Aratus vivait à peu près deux cents ans avant Jésus-Christ . Ce poème grec a été t radui t en l a t in par di-vers auteurs. Pingre a t radui t en français la versionde Cicéron qu'il a préférée aux autres; voici commentil t radui t ce f ragment :

« Les prémices de nos champs sont dus à Jupiter.. » Tous les hommes le louent à l ' env i . Les l i eux les

' > r>h^ fréquentés des vi l les , les assemblée* publ iques .

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SUR TROIS MONUMENTS ANCIENS. 361

» le vaste océan, les ports qui l'environnent, tout est» plein de sa divinité. Il nous est toujours présent.» Nous jouissons de lui : nous sommes sa famille.» C'est lui qui nous fait connaître ce qui peut nous» être utile; c'est lui qui, nous encourageant au tra-» vail, nous procure toutes les nécessités de la vie.» C'est de lui que nous apprenons quand il faut tra-» vailler la terre avec les bœufs et la charrue, confier» la semence aux sillons, arroser les plantes, etc. »

Ce n'est point là le Jupiter de la fable; c'est bienvisiblement le Dieu-Homme de Swedenborg : Nousjouissons de lui, nous sommes sa famille le prouveassez évidemment. Jamais poète profane ne s'est ex-primé de cette manière en parlant des dieux du Poly-théisme. Aussi Paul a-t-il rappelé cette expressionaux Athéniens, quand il a dit devant l'Aréopage au-quel il annonçait le vrai Dieu : Selon ce que quelques-uns de vos poètes l'ont dit; car nous sommes aussisa race.— Act. XVII. 28.— Les plus savants criti-ques sont d'accord sur l'opinion qui veut que Paul aitinvoqué ici le témoignage d'Aratus.

3!.

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PRINCIPES DE LA MORALE UNIVERSELLE.

I. Chez l'homme naturel, considéré à part detoute influence étrangère, l'amour de soi est le prin-cipe et le but de toutes les actions.

IL Le caractère de cet amour est tel, que plus onlui donne, plus il veut obtenir ; partant du désir leplus timide en apparence, il arrive, si on lui lâche labride, aux passions les plus violentes. L'expérienceconfirme ceci tous les jours.

III. En obéissant à cet instinct aveugle, l'hommene recevra la loi que de ses désirs, et convoitera sansfin tous les trésors du monde. Le but atteint ne le sa-tisfera jamais. Il ne restera jamais librement dans lajouissance de ce qui lui reviendrait de sa portion lé-gitime.

IV. Cet amour, laissé à lui-même, est donc néces-sairement mauvais ; car si chacun s'occupe exclusive-ment de soi-même, il n'aura aucun égard au prochain.Si nous donnons carrière à ses désirs, le bonheurfuira à jamais loin de nous.

V. Il s'ensuit que pour le bonheur de l'individuaussi bien que pour le bien-être de l'espèce, nous de-vons mettre un frein à cet amour, à cet égoïsmeexclusif qui nous maîtrise et nous trompe si cruelle-m e n t .

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MORALE UNIVERSELLE. 363

VI. La société connaît deux freins, la loi et l'édu-cation ; l'un empêche le mal, l'autre le cache.

VII. Mais ces deux freins sont insuffisants : 1° parcequ'ils n'agissent sur nous que par la crainte de lapeine ou du déshonneur, et détruisent notre liberté;2° parce qu'ils ne corrigent que nos actions et n'at-teignent pas jusqu'aux intentions.

VIII. Pour nous corriger sûrement et nous mettreen garde contre nos penchants, il faut avoir recoursà un moyen qui nous laisse notre liberté, qui ne nousenchaîne pas par la crainte, enfin qui aille combattreles intentions secrètes d'où dérivent nos actions exté-rieures. Ce moyen unique est la religion.

IX. Il s'agit maintenant de prouver cette assertion.La religion, étant l'amour de Dieu et du prochain,combattra suffisamment, par ce seul amour, Le pen-chant naturel qui nous engage à tout rapporter ànous seuls. En d'autres termes, la religion, c'est l'a-mour universel, et nous serons tous des hommes debien, sitôt que nous ferons succéder cet amour à no-tre unique égoïsme.

X. Il n'y a ainsi qu'un principe unique d'où dérivetoute la morale, c'est de mettre en première lignel'intérêt général; c'est de nous considérer comme desouvriers que Dieu remplit de son amour pour le fairefructifier le plus possible en dehors de nous ; enfin,c'es,t de ne pas nous faire le centre de nos actions, etde ne pas reléguer Dieu et le prochain sur la circon-férence.

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L'AVARICE DU VIEILLARD.

Je me demandais pourquoi l'homme, en vieillissantou en approchant du dernier ternie, devient de plusen plus avare.

Après quelques instants de recueillement, je me fiscette réponse : Parce que 1 homme alors réagit contreDieu.

L'action universelle de Dieu est de disposer leshommes à tout recevoir pour tout donner. L'égoïsmequi reçoit tout pour tout s'approprier, est une actionen sens contraire; par elle donc, l'homme réagit con-tre Dieu. Dans le cours ordinaire de la vie, bien quel'égoi'sme soit notre passion dominante, nous pouvonsêtre généreux et bienveillants accidentellement. Noussentons que nous avons du temps et des biens de restepour nous; nous pouvons donc céder un p:u du nô-tre au prochain. Quelque chose nous dit que nous lerattraperons plus tard. Mais quand tout nous échappe,nous ne voulons plus nous dessaisir de rien. La natureet l'instinct que Dieu réveille en nous, nous convientà tout quit ter; notre opiniâtre égoi'sme nous conseillede ne rien abandonner. L'avarice du moribond et duvieillard sont les dernières révoltes d'une âme dont lemonde et son frêle individu sont l'unique trésor, etpour laquelle Dieu, la vertu, le bien commun, en un

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L'AVAlUCli DU VIEILLARD. 365

mot, ne sont rien. La bienveillance ouvre sa mainquand la mort s'approche, parce qu'elle se résigne ;l'avarice ferme la sienne, parce qu'elle est à elle-même sa propre divinité. L'homme vraiment religieuxest désintéressé, parce qu'il sait, comme Pascal, quequelque pauvre qu'il soit, il laissera toujours quelquechose après lui.

D'OU PROVIENT LE SENTIMENT DE LA PUDEUR

Rernardin de Saint-Pierre dit dans ses Etudesque dans la nature il ne saurait trouver de causedirecte de la pudeur. Pourquoi, en effet, avoir honted'un acte auquel nous invite la nature? Si l'on dit,ajoute l'écrivain, que l'homme a honte de l'union desdeux sexes, parce qu'elle le rend semblable aux ani-maux, cette raison ne suffit pas; car le sommeil, leboire et le manger l'en rapprochent encore plus sou-vent, et toutefois il n'en a aucune honte.

Le problème n'a, je pense, été résolu par aucun denos philosophes; il a été souvent l'objet de mes ré-flexions, et voici comment les théories de la NouvelleJérusalem m'ont permis de m'en rendre raison.

Le Créateur en donnant à l'homme l'amour de soipour mobile de ses actions, n'a pas voulu que cet

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•J(30 l)t LA P U D E U R .

amour en fût le but. Ceci est tout à t'ait évident. Eneffet, personne ne soutiendra que le manger soit lebut de l'existence; mais tout le monde avoue qu'il estle moyen de se soutenir. Tous nos actes physiques nesont, comme celui-là, que des moyens pour un butplus relevé qu'eux-mêmes. Si nous accomplissons cesactes dans la seule fin du plaisir que la nature attacheà leur exercice, nous violons les lois suprêmes, et auxyeux de nos semblables, comme aux nôtres, nousavons honte de notre action. Ainsi, celui qui boit etmange pour satisfaire sa sensualité, et non pour ré-parer ses forces, a honte de son intempérance. Celuiqui cherche le sommeil au-delà du besoin qu'il en arougit de sa mollesse; celui, enh'n, qui dans l'uniondes sexes ne considère que la jouissance physique dontelle est accompagnée, en a aussi honte naturellement.Il sent intérieurement que la nature a attaché du plai-sir à cette action, comme elle en attache à toutes cellesqui ont l'utilité pour but, et que se borner au plaisirpour négliger le but, c'est tromper le Créateur. Ainsila pudeur, dans ce cas-là, n'est autre chose que leremords secret qui nous reproche d'agir contre lesintentions du Créateur. C'est la lutte qui s'élève entrele plaisir naturel ou plutôt le devoir de la propagationde l'espèce, et l'aveugle sensualité qui oublie le devoirpour se livrer uniquement à la jouissance dont il estaccompagné.

Ma:s pourquoi, dira-t-on, la pudeur qui résulte decet acte est-elle plus forte que celle que produit la

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DE LA P U D E U R . 367

gourmandise? C'est que par la gourmandise nous neblessons les lois du Créateur qu'eu ce qui nous con-cerne; nous faisons de nous une brute, et voilà tout.Dans le libertinage, au contraire, nous violons la plussainte de nos obligations, celle de transmettre la viequi nous a été donnée. Celui des deux crimes qui estle plus grave emporte avec lui la honte la plus forte.

Puisque cette honte provient de ce que nous neremplissons point les intentions de la nature, et quenous insultons à son Auteur, le moyeu de ne pas l'é-prouver est donc de ne considérer l'union des sexesque dans ses rapports avec le but pour lequel elle aété jugée nécessaire, et de ne la contracter que sousles auspices de la religion. En nous considérant commedes instruments dont Dieu se sert pour conserver larace humaine, en obéissant à l'attrait impérieux quinous porte vers un objet de prédilection à l'exclusionde tous les autres, en priant Dieu de nous garantirde la séduction trop fréquente de séparer le but del'action du plaisir qui l'accompagne, nous n'éprouve-rons pas plus de honte que n'en ressent l'homme quis'assied à table pour satisfaire un vrai besoin, et quin'accorde rien à la sensualité.

On insistera encore, et on demandera pourquoi lafemme est plus accessible que l'homme à ce senti-ment; on demandera comment il se fait que le visagede la vierge innocente qui n'a aucune idée du vrai butni de l'abus possible de l'union des sexes, se couvred'une rougeur subite à la vue d'un jeune homme. La

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368 DE LA PUDEUR.

femme est tout amour, et c'est à celui des deux sexesà qui a été confié le plus spécialement le grand but dela procréation de l 'homme, qu'a été donné le senti-ment le plus vif de son devoir. La nature fait craindrel'abus de l'amour à la femme, parce qu'elle est char-gée seule de l'exciter, de le nourrir, de le transmettre.Elle rougit par instinct d'un mal possible, comme lamère tremble aussi par instinct d'un danger dont ellen'a aucune idée certaine. La jeune vierge tient de lanature cette facilité à s'alarmer d'un vice qu'elle neconnaît pas, parce que le Créateur a voulu que le dé-pôt qui lui est confié fût à l'abri des attaques del'homme. Les résistances qu'elle apporte aux tenta-tives de celui-ci sont toutes l'expression de la crainted'une chose illicite. Le Créateur a mis cet obstacledans son cœur, afin que le plus saint des devoirs del'homme fût à l'abri de nos penchants déréglés et denos passions fougueuses. 11 donne à la jeune vierge lacrainte instinctive d'un mal possible, et tout à la foisle désir confus d'un bien certain, et c'est de la lut te en-tre ces deux penchants que nait en elle cette sensibilitémodeste qui nous charm'e. Une preuve de ceci, c'estque les amants qui cherchent à subjuguer leurs maî-tresses ne manquent jamais de commencer par mettreen avant les sentiments moraux, le vrai but de l'amour.Par là ils désarment, pour ainsi dire, la vierge sévèrechez qui la nature a gravé ces sentiments. N'étantplus alors en garde contre l'abus qu'elle redoutait,celle-ci suit les impulsions de son co.w,, et quand

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DE LA PUDEUR. 369

elle cède à son amant, elle éprouve le remords poi-gnant d'avoir trouvé un suborneur, ou la joie sainted'avoir rencontré l'époux auquel le ciel la destinait.La nature lui reproche d'avoir enfreint ses lois, ou saconscience la félicite d'avoir suivi la plus douce im-pulsion de son coeur. La pudeur de la vierge danscelle qui a cessé de l'être se change en un trouble af-freux, ou dans un contentement durable; preuve quece sentiment mystérieux n'était donné à la femme quepour la prémunir contre l'abus du plus impérieux ettout à la fois du plus sacré de nos besoins. L'enfancen'a pas de pudeur parce qu'elle n'a pas de fonction àremplir; la vieillesse n'en a pas d'ordinaire, parceque, bien ou mal, sa tâche est accomplie.

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LE >*ÈGRE PHILOSOPHE.

Comme les Africains l 'emportentsur les autres nations par le juge-ment intérieur, j 'ai eu avec eux desconversations sur des sujets d'uneinvestigation plus élevée, etc.

(Swedenborg. Vraie Religionchrétienne, No 857.)

Un auteur très-respectable du siècle dernier a si-gnalé dans presque tous ses écrits l'existence d'unpeuple africain qui, selon lui, est en possession detoutes les lumières philosophiques, morales et reli-gieuses. Tandis que nous autres Européens nous som-mes instruits par la voie lente de l'expérience, et quenous n'avons d'autres guides que des livres dont lesauteurs se contredisent les uns les autres, ce peupleest éclairé directement par les anges. On sent que lesphilosophes de cette nation n'ont pas besoin de mettreune opinion aux voix pour savoir si elle est vraie. Laparole des messagers célestes détruit toutes leurs in-certitudes et lève tous leurs doutes. Les anges lesinstruisent des pins profonds mystères de la création.Ils connaissent l'Essence Divine elle-même beaucoupmieux que nos métaphysiciens d'ici-bas ne connaissentla leur. Sans faire de gros volumes inintelligibles, ilsexpliquent en peu de mots l'union du physique et du

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I.E NÈGRE PHILOSOPHE. 371

moral de l'homme. Avant d'y être allés, ils savent parcœur la carte de la région spirituelle que nos âmesdoivent habiter après la mort. Enfin, toutes les énig-mes qui ont occupé les têtes pensantes de l'Asie, de laGrèce et de Rome, pour eux sont des jeux d'enfants.

La découverte de ce peuple serait une époque im-portante dans les annales du monde. La découvertede l'Amérique n'a pas eu une influence égale à cellequi résulterait d'un semblable événement. Dans lavue de faciliter un fructueux voyage dans l'intérieurde l'Afrique, on dit que le cabinet de Saint-James aétabli sur le littoral la colonie célèbre de Sierra-Leone ;d'autres prétendent que le gouvernement britanniquen'a eu en vue dans l'établissement de cette dispen-dieuse colonie que des intérêts matériels tout à faitétrangers à ces considérations philosophiques. Quoiqu'il en soit, c'est pour arriver à ce résultat, tant dé-siré des têtes pensantes, que la plupart des docteursanglais ont, depuis quelques années, les yeux tîxés surla carte d'Afrique. Ils se moquent de ceux de leurscompatriotes qui sont obligés d'épiloguer les obscuresthéogonies indiennes pour découvrir quelques rayonsépars de la vérité. Ils s'imaginent que c'est dansl'Afrique seule qu'on la trouvera tout entière. Lepeuple antédiluvien qu'a signalé Bailly, et qu'a tantcherché Bruker, ne trouve que là, disent-ils, ses hé-ritiers directs et légitimes. Déjà les écrits de Mungo-Park font pressentir l'existence de certaines nations,qui ont tout à fai t échappé aux investigations des Eu-

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372 LE N È G R E PHILOSOPHE.

ropéens. On fait beaucoup de bruits dans certainscercles de Londres de ce peuple habillé et armé à laNumide et formé à la discipline de Rome, qu'on atrouvé récemment dans l'intérieur de ce continent,sans que personne en soupçonnât l'existence. L'A-frique, dit-on, après avoir été la pépinière de nosesclaves, va devenir tout à coup l'école de nos doc-teurs; la pierre qui avait été rejetée va précisémentdevenir la pierre angulaire de l'édifice, tant il est vraique la Providence se plaît à élever celui qui est hum-ble, à vêtir celui qui est nu, et que c'est presque tou-jours parmi les infortunés et les simples de cœurqu'elle va choisir ces hommes destinés à consoler et àéclairer leurs semblables.

Depuis quelque temps, j'étais tout occupé de cesidées, je songeais à la gloire qui devait rejaillir sur levoyageur assez intrépide pour tenter un voyage dansl'intérieur de l'Afrique. Tant d'hommes, me disais-je,sacrifient leurs veilles, leur fortune et leur santé pourle soutien de quelques opinions que le temps emporteavec lui ; tant d'autres vont se faire tuer pour mériterun ruban, pour répondre à un défi; n'y en aura-t-ilpas un seul assez courageux pour exposer quelquesjours misérables, et dont il ne sait que fa:re, dansune entreprise si glorieuse et si ut i le? Le retour d'unvoyageur si dévoué serait une fête pour le genre hu-main. Que de livres n'écrirait-on pas avec les maté-riaux rapportés de ses périlleuses excursions ! Quesait-on ? peut-être quelque Africain se déciderait à le

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f,E NÈGRE PHILOSOPHE. 373

suivre en Europe. Il serait beau de voir un noir en-fant de Cham, missionnaire d'un nouvel ordre, rame-ner les mœurs dans nos villes, la vérité dans nos aca-démies, la sincérité dans nos salons. Cette dernièrepensée m'électrisa tout à fait. Je me levai comme unhomme qui cesse de calculer avec lui-même pour selivrer à l'enthousiasme. Me voilà décidé à faire enpersonne le sacrifice que j'attendais vainement d'unautre. Je sors de mon cabinet, et en trois minutes jesuis sur le port, m'informant du départ du premierbâtiment destiné pour la traite.

L'armateur à qui je m'adressai était moins échaufféque moi, et il me conseilla tranquillement de rentrerà la maison, de dormir encore une nuit dans mon lit,me promettant de s'occuper de mon affaire, si le len-demain à mou réveil je persistais dans ma résolution.Ces réflexions timides me firent sourire, et je ne m'ysoumis que parce qu'il n'y avait pas alors de navireprêt à appareiller. La confidence que je venais de fairen'en resta pas là; le soir même toute la ville sut queje m'étais enflammé d'un bel amour pour les nègres,et que je voulais aller chercher chez eux des lumièresque je ne trouvais pas, disait-on, dans nos universitéset dans nos bibliothèques. On s'imagine sans peine lesbons mots dont je fus l'objet. Les critiques collectivessont celles dont je me console le plus aisément; lepeuple juge sans appel, mais sans connaissance decause; et souvent vous n'avez qu'à prendre l'un aprèsl'autre tous ces détracteurs qui paraissent unanimes

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37-4 LE NÈGRE PHILOSOPHE.

dans leurs sentiments, vous êtes presque toujours sûrde vous trouver d'accord avec eux, quand ils vous au-ront écoute vous-même. C'est ce qui fait que le sagesupporte sans colère les injures de la foule. Il saitqu'au milieu de ces hommes qui le poursuivent main-tenant de leurs huées, il y a des cœurs qui sympathi-seraient avec le sien, s'il lui était permis de causer unquart-d'heure avec eux. Le roulement de tambour,qui a couvert la voix de Louis XVI sur l'échafaud, estpeut-être le seul événement qui a prolongé notredernière révolution.

Il y avait huit jours que mon projet était divulgué,quand un vieillard plus que septuagénaire, accompa-gné d'un nègre presque aussi vieux que lui, vint metrouver. Tous serez surpris de notre visite, monsieur,me dit-il, mais la rumeur publique m'ayant informéde votre projet de voyage, j'ai cru vous faire plaisiren vous procurant la connaissance de quelqu'un quivous dispensera d'un déplacement si périlleux. Je re-gardais le nègre qui, sans doute, était ce quelqu'un-là; et, quoique je lui trouvasse une physionomie sin-gulièrement attachante, je ne savais trop si je devaisprendre la visite qui m'était faite pour une mystifica-tion. Les deux vieillards s'en aperçurent. Le blancreprit la parole : Je vois bien qu'il faut ici une expli-cation ; je vais vous la donner. Fort jeune encore,j'habitais l'ile de Saint-Domingue; parmi les esclaves([lie j'achetai au Port-au-Prince se trouva un jeunehomme qui portai t le nom d'Emmanuel. Ce nom élire-

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LE NÈGBE PHILOSOPHE. 375

tien donné à un habitant des rives du Zaire excita macuriosité. J'interrogeai Emmanuel, j'appris de lui queson père, né lui-même loin des rivages de l'Afrique,avait lié autrefois connaissance avec certains hommesde l'intérieur de ce continent, qui avec une religionépurée lui avaient inculqué des principes tout parti-culiers de morale. A la mort de son père, Emmanuel,fait prisonnier d'un de ces petits princes qui font laguerre à leurs frères pour les échanger contre quel-ques pièces d'or, fut vendu à un capitaine européen,et conduit dans la colonie que j'habitais. Je ne cher-cherai pas à faire un roman de mon histoire; il voussuffira de savoir que la révolution française éclata surces entrefaites. Emmanuel, devenu libre, me suivit enEurope. Éclairé par le malheur, je goûtai sa morale.Je la comparai à ce que j'avais cru apprendre cheznos auteurs, et je trouvai que mon nègre, que j'intro-duis aujourd'hui devant vous, était le vrai philosophe.Vous savez maintenant quelles sont les raisons quim'ont fait désirer de lier connaissance avec vous. Jene parle à personne de notre philosophie; mais quandquelqu'un montre un vif désir de la connaître, jecroirais agir contre les desseins de la Providence, sije le frustrais de secours intellectuels qui font toutema force et toute ma consolation. Il n'y a que celuiqui désire connaître la vérité qui en sente le prix. Laprésenter à celui qui ne la cherche pas, ou qui mômea des raisons de la redouter, c'est l'exposer aux per-siflages de l'indifférence et aux critiques de la m au-

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376 LE NÈGRE PHILOSOPHE.

vaise foi. Ainsi, monsieur, répondis-je, vous aveztrouvé un ami dans votre esclave; les préjugés de lasociété ne l'ont pas emporté chez vous sur l'amour duvrai; et comme Hazaël et Mentor Le colon ne melaissa pas achever. La comparaison que vous allezfaire, me dit-il, est un reproche amer. Dans ma dé-termination la fortune a tout fait ; je n'ai pas eu l'a-vantage de l'initiative. Hazaël avait fait de Mentor sonégal, avant que le malheur lui eût appris que leshommes sont frères, et que la sagesse est préférableà tout le reste. — Tous avez fait plus, interrompit vi-vement Emmanuel, vous m'avez servi de père avantque la connaissance de la langue que nous parlonsm'eût permis de communiquer avec vous. Le désir des'instruire n'est souvent qu'une cause de liaison inté-ressée entre les hommes; on cherche les autres pouren retirer de l'avantage pour soi-même; dans les liai-sons dont l'affection est la base, on donne avant d'a-voir reçu. Un sentiment est toujours un élan de l'âme;un commerce scientifique est quelquefois un calcul.La société, dites-vous, m'a rendu libre; mais, à côtéde la liberté, pour moi était la misère, sans cet or quevous avez partagé si généreusement avec votre es-clave.— Eh! mon ami, cet or, reprit le colon, c'esttoi qui l'as sauvé. Ma fortune, ma vie, mon bonheur,je te dois tout, et tu parles de reconnaissance!... Leschoses allèrent si loin entre le maître et l'esclave, lecharme des souvenirs les électrisa si bien, qu'ils sejetèrent dans les bras l'un de l'aulre en ma présence,

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LE NÈGRE PHILOSOPHE. 37"

sans paraître éprouver cette petite pudeur qu'on re-marque toujours chez les hommes sensibles qui selaissent aller aux impulsions du cœur. Loin de perdredans mon esprit par cet épanchement, ils y gagnèrent,et je jugeai dès lors qu'une philosophie, qui établissaitune telle amitié entre deux hommes séparés par tantde préjugés, se recommandait assez elle-même. C'étaitdéjà une forte présomption en faveur des principes duphilosophe nègre qu'une si heureuse application. L'ar-bre se fait connaître par ses fruits; il en est ainsi dela morale.

COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE.

Une des grandes niaiseries de la philosophie mo-derne, c'est de proclamer comme une vérité incon-testable que, quels que soient nos efforts, jamais nousn'aurons de génie, si la nature ne nous l'a donné ennaissant.

La nature ne nous a pas doués en naissant de lavertu ; celle-ci est toujours le résultat d'un triompheremporté sur nous-mêmes. Il en est ainsi du génie ;c'est également après la victoire obtenue sur nospenchants vicieux et déréglés qu'il commence à sefaire entendre. C'est quand on s'est détaché des futi-

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378 COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE.

lités du monde que les choses sérieuses de l'existencemorale commencent à avoir des charmes à nos yeux.Naturellement enclins vers notre intérêt personnel,nous n'employons toute la perspicacité et l'énergie denotre pensée qu'à l'examen décès choses qui rentrentdans les convenances sociales. Nous observons les pliset les replis du cœur humain pour profiter des fai-blesses des autres, ou pour mettre les nôtres à l'abri.Jugeant les autres d'après ce que nous sommes capa-bles de faire, plus nous avons le cœur bas, mieuxsouvent nous connaissons l'homme et la société. L'es-prit, la raison, toutes nos facultés morales, ne sont àla fin que l'intérêt de nos passions.

Ce n'est point là le génie; celui-ci ne se montre quelorsque notre âme s'arrache à ses jouissances égoïstespour contempler le beau et le bien indépendammentde tout rapport avec nous. Pour devenir un hommede génie, comme pour devenir un homme vertueux,il faut nous détacher de nous-mêmes, il ne faut plusconsidérer les choses sous le rapport des convenancesqu'elles ont avec nous ; enfin, il ne faut plus faireservir notre intérêt privé de mesure générale pourtout ce qui tombe dans l'entendement. Avec le moipour motif et pour but de nos pensées, nous n'arri-vons qu'à de stériles observations qui se renfermentdans le cercle étroit de la vie. En s'oubliant momen-tanément soi-même, en s'affranchissant de l'égoi'smeexclusif qui nous est naturel, notre âme prend un volplus libre ; dégagée des entraves qui la tenaient cap-

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COMMENT S'ACQUIERT LE GÉNIE. 379

tive, elle n'est plus offusquée par sa propre image ;elle voit les choses sous leur point de vue véritable ;ne cherchant plus ce qui se rapporte plus ou moinsdirectement à elle, elle n'est frappée que des conve-nances naturelles; ce qu'elle veut avant tout, c'estl'intérêt du genre humain, c'est le beau, c'est le su-blime; c'est, enfin, cette vérité universelle, dont latâche du génie sur la terre est toujours de saisirquelques rayons.

Celui qui ne s'est pas ainsi dégagé de lui-même nesera jamais un homme de génie. S'il écrit, ce seraplutôt pour se faire admirer, ou pour arriver auxhonneurs et à la fortune, que pour rendre témoignageà la vérité. Jamais l'évidence ne le frappera en quoique ce soit. Celle-ci est indépendante de toute relationparticulière d'intérêt. Si un acte ou une pensée vraieou sublime arrêtent un instant son intention bornée,ce sera pour les rapporter à quelques-unes de cesconvenances de société ou de fortune dont se composetoute sa raison.

Le génie, au contraire, n'étant circonscrit par au-cune de ces petites passions, étend au loin la sphèrede ses idées. En morale, ne rien rapporter à soi, c'estse mettre en disposition d'être toujours juste ; enscience et en littérature cette même condition est lemoyen d'être toujours vrai.

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POURQUOI VOLTAIRE DISAIT QUE CE QU'IL SAVAIT LEMIEUX, C'EST QU'IL NE SAVAIT RIEN.

On cite souvent de grands génies qui, parvenus aufaîte de la science, disaient : « Ce que je sais lemieux, c'est que je ne sais rien. » Et là-dessus le peu-ple s'émerveille de ce que le résultat du savoir le plusétendu arrive à l'aveu de ne rien du tout connaître. Ilfaut éclaircir ceci. Bien des gens, en entrant dans lacarrière littéraire, entourés cle rivaux jaloux et hai-neux, se haussent sur leurs talons pour les éclipser.Plus on leur dispute leur suprématie, plus ils exagè-rent leur science, leur talent, et plus ils se les exagè-rent à eux-mêmes. Dans ce moment ils savent tout,ils sont capables de tout. Leur prééminence est-elleenfin établie d'une manière incontestable? N'ont-ilsplus besoin d'entrer en lice avec des rivaux ? Le butatteint leur permet de voir les choses et de se voireux-mêmes avec plus de vérité. Le monde est à leurspieds et attend comme des oracles les moindres paro-les qu'il vont laisser échapper, alors pleins de confu-sion, ils voient ce qui leur manque ; on attend d'euxla lumière sur des objets sur lesquels leur esprit estdans les ténèbres, on soumet à leur jugement deschoses qu'ils ignorent, il faut donc bien qu'ils avouent(jre eu qu'i ls savent le mieux, c'est qu'ils ne savent

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DU RÉSULTAT DU SAVOIR. 381

rien. Mais cette manière de parler n'est qu'un correc-tif des ambitieuses prétentions qu'ils affectaient aupa-ravant, ce n'est point une déclaration formelle desrésultats auxquels la science les a conduits. Le temps,l'opinion apprennent toujours quelque chose; et ceserait un mensonge produit par une fausse modestieque ferait celui qui soutiendrait le contraire.

Voltaire à quatre-vingts ans pouvait dire qu'il nesavait rien ; à vingt-quatre ans il n'aurait pas tenu celangage ; c'est que dans sa jeunesse le grand hommeétait entouré d'émulés de sa gloire, et que dans sesdernières années il ne comptait plus que des adora-teurs. Pourtant, dans sa longue carrière il avait ap-pris quelque chose; s'il niait alors que ce fussent desconnaissances, c'est que sa gloire n'avait plus aucunrisque à courir, c'est qu'il sentait qu'il devait parlerainsi pour l'acquit, pour ainsi dire, de sa conscience,à laquelle il mentait impunément autrefois, quand ilse vantait de tout savoir.

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LA VTE MORALE DES RUINES.

Que la vue des ruines fait de bien à mon âme ! Etce ne sont pas seulement les ruines des empires, cellesdu moindre édifice m'inspirent la résignation. Envoyant là les preuves que d'autres ont succombé, jesupporte plus facilement la pensée de la mort quim'attend. Il y a de la volupté et tout à la fois de larésignation dansée sentiment. Les ruines delà natureelles-mêmes me plaisent ! J'aime à voir les corps in-sensibles soumis à cette loi de destruction qui mefrappe. C'est là, je n'eu doute pas, l'origine du goûtque les hommes manifestent en général pour lesruines. Ils aiment à les voir comme un témoignageéclatant qu'ils ne sont pas seuls soumis à la mort. Lemalheureux se console à la vue des débris de nos mo-numents, comme Marins se résignait également àl'aspect des ruines de Cartilage. Quand j'étais jeune,la vue de la mer calme et silencieuse m'endormait ; lavue de la mer irritée exaltait au contraire mon âme.Il y avait là une force destructive contre laquelle j'ai-mais à lutter. Plus l'océan accumulait de débris surses bords, plus je sentais la vie redoubler au fond demon cœur. Si le monde entier se fût englouti, je croisque, comme Satan, j'aurais poussé un cri de joie. Cesentiment prend sa source dans cet inquiet amour de

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LA VUE MORALE DES RUINES. 383

la vje qui trouve à se prendre à toutes choses. S'ilvoit les éléments déchaînés étendre leurs ravages, ilsemble qu'il se hâte de les aider, comme s'il disait :Plus vous détruisez, plus vous associez de compagnonsà ma destinée. Il se plaît à voir ce globe qu'il habitesujet lui-même aux vicissitudes dont il ne croyait sus-ceptible que sa propre vie. Alors il se détache plusfacilement de ses passions et de ses préjugés commede quelque chose d'illusoire et de passager. L'esprits'élève au milieu des ruines; il prend, avec plus d'in-souciance pour la vie, plus de confiance dans la Divi-nité. Cette main puissante qui fait sortir à nos yeuxla vie de la destruction, qui pare les ruines de tout leluxe d'une végétation nouvelle, fera luire sans douteaussi sur nos débris l'aurore d'une autre existence ;l'immortelle jeunesse succédera pour nous à la décré-pitude, et les rosés de l'Éden s'entrelaceront encoresur nos fronts rajeunis, comme ces fleurs qui parentde la guirlande du printemps les ruines dont le tempsa effacé les disgracieux contours.

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O R I E N T E T O C C I D E N T ,

LE PRÊTRE ET LE POETE.

Lalande, dans la préface de son Abrégé d'Astro-nomie, cite ce vers latin :

Praco Dei exortum videt, occasumque poeta.

L'explication de ce vers, dans notre science ac-tuelle, est assez difficile. Nous disons, sans en savoirla cause, que le prêtre regarde l'orient, parce quetous les temples sont tournés de ce côté-là; mais laraison pour laquelle le poëte préfère l'occident est unpeu plus difficile à trouver. Je ne sache pas. que per-sonne ait donné de ceci une raison satisfaisante. Voicicomment les ouvrages de Swedenborg pourraient fairecomprendre ce vers énigmatique.

a Dans le Ciel, dit-il, comme dans le Monde, il ya quatre Plages, l'Orient, le Midi, l'Occident et leSeptentrion. On appelle Orient le point où le Sei-gneur apparaît comme Soleil, au point diamétrale-ment opposé est l'Occident. Si l'on nomme Orient lepoint où le Seigneur apparaît comme Soleil, c'estparce que toute origine de la vie vient de Lui commeSoleil. Les anges ont toujours l'Orient en face, et l'Oc-

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LE PRÊTRE ET I.E POÈTE.

cident derrière le dos. » — Du Ciel ci de l'Enfer,Nos 1-41, 142.— « C'était pour cela que les Anciens,chez qui l'Église était représentative, tournaient laface vers le soleil à l'orient, quand ils étaient dans leculte divin ; c'est d'eux que vint la coutume de placerles temples en aspect vers l'orient. » — Ibid. N°119.— « Chaque esprit, quel qu'il soit, se tourne versson amour dominant. Comme l'amour de dominerd'après l'amour de soi est entièrement opposé à l'a-mour envers le Seigneur, c'est pour cela que les es-prits qui sont dans cet amour de dominer tournentla face en arrière du Seigneur, et par suite regardentdes yeux vers l'occident de ce monde. Tous ceux-làsont naturels-sensuels, et quelques-uns sont tels,qu'ils croient qu'eux seuls vivent, et qu'ils regardentles autres comme des images; ils se croient sages au-dessus de tous, quoiqu'ils soient insensés. » —Sag.Ang. sur te Div, Am., Nos 143, 144.

On voit actuellement pourquoi les prêtres se tour-nent et tournent leurs temples vers l'orient, et pour-quoi les poètes regardent l'occident. Le portrait qu'enfait ici Swedenborg est frappant de vérité : Ils veu-lent dominer par l'intelligence, et ne s'en rapportai!Iqu'à eux, ils déraisonnent.

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LES OEUVRES.

Quelques-uns ont de la peine à comprendre desraisonnements métaphysiques, souvent de simplespréceptes moraux.

A ceux-là il faut découvrir la théorie dans les ac-tions. La morale en actions leur parait claire et sim-ple. L'action, en effet, renfermant en soi l ' intentionqui l'a désirée et la pensée qui la produit, contientainsi les affections et les pensées de l'homme, sansque celui-ci les y remarque.

Il n'y a donc, pour rendre palpable la vérité mo-rale, qu'à soumettre les actions de l'homme à cetteunique question :

Dans cette action, avez-vous eu votre intérêt envue? Vous avez été dans le mal. Avez-vous eu l'inté-rêt général ? Vous avez été dans le bien.

C'est de là que dérive toute la Loi Divine.

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VOLTAIRE

On doit des égards aux vivants, onne doit aux morts que la visité.

(VOLT.)

Quelqu'un a défini la littérature l'expression de lasociété. En admettant, pour un moment, cette défini-tion, nous nous formerons une idée plus juste de l'in-fluence, je dirais presque de la suprématie que Vol-taire a exercée sur son siècle, et qu'il usurpe encoresur le nôtre. Cet homme extraordinaire semble, eneffet, à lui seul, le représentant d'une littérature, d'unpays, d'une époqne.

Ses admirateurs sont ceux qui marchent encoreavec le siècle dont il a fait la gloire sous plusieursrapports; ses détracteurs sont ceux qui trouvent dansune philosophie et une littérature nouvelles des rai-sons de blâmer les anciennes. Tout ce qui se rattacheau goût français, modifié d'une manière particulière,proclame principalement le nom d'un écrivain, qui asu, mieux que personne, calquer son génie propresur le génie de la nation ; mais ceux qui redoutentces engouements patriotiques toujours exclusifs, etqui s'en rapportent davantage au goût général, décli-nent la juridiction d'un homme de lettres qu'ils voient

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388 VOI.T.UUI.

trop exclusivement renfermé dans une littérature spé-ciale et dans des opinions du moment. Aux yeuxde ceux-là, ce philosophe est l'Hercule qui terrassel'hydre des préjugés et de la superstition ; aux yeux deceux-ci, c'est un homme abusé qui essaie avec passionde substituer ses erreur? aux erreurs, et quelquefoisaux sentiments d'autrui; et, selon que notre siècletient encore par certains points à celui qui l'a pré-cédé, ou s'agite dans une route nouvelle, le nom deVoltaire, invoqué et calomnié tour à tour, reçoit desmépris ou des hommages. Sa philosophie et sa litté-rature, jugées avec esprit de parti, sont accueilliesou proscrites comme des institutions. Les uns consi-dèrent cet auteur comme l'arbitre des lettres; les au-tres l'accusent d'en avoir été le corrupteur. Dans cemouvement de l'opinion, il arrive même des fluctua-tions fréquentes. Toute la société semble reconnaîtrele génie de cet écrivain; le moment d'après elle lerenie; puis, honteuse de s'être laissé entraîner pardes préventions, elle revient à l'objet de son culte.Quand on parle de Voltaire, on ne le fait presque plussans haine ou sans amour. Ce n'est point un hommede lettres qu'on loue ou qu'on blâme; c'est une puis-sance qu'on attaque ou qu'on défend. Et l'homme qui,durant sa vie, a vécu l'égal des princes, comparaîtcomme eux, après sa mort, devant un tribunal où lespassions qu'il a combattues ou excitées sont ses juges.

Si la littérature n'était que l'expression de la so-ciété, ce long procès, intenté à la mémoire de Vol-

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VOLTAIRE. 389

taire, ne pourrait être jugé. Chaque pays, en effet,chaque siècle s'arrogerait exclusivement le type dugoût, et les hommes célèbres seraient absous ou con-damnés selon que leurs ouvrages se rapprocheraientplus ou moins de ce type conventionnel. Mais il n'enest pas ainsi. La littérature est, avant tout, l'expres-sion du cœur humain. Il ne suffit pas qu'un écrivainait saisi l'esprit de sa nation et de son siècle, pourêtre assuré d'une gloire durable. Ce mérite, qui tientaux mœurs et aux circonstances, s'évanouit souventavec elles. Ce que le cœur humain a approuvé unefois, le sera au contraire dans tous les temps. C'estdonc d'après un point de vue plus élevé que nous de-vons porter une opinion impartiale sur Voltaire etapprécier les ouvrages qu'il nous a légués.

Voltaire a été tout à la fois auteur dramatique,poëte épique, historien et écrivain philosophe. C'estsous ces différents rapports que nous devons étudiercet homme extraordinaire, non-seulement d'après lapoétique de chaque genre, mais encore d'après lesmatériaux laissés à sa disposition, matériaux qui nesont jamais les mêmes pour tous, et dont le sage em-ploi dénote le génie.

Les tragiques du siècle précédent avaient adapté àla scène française tous les sujets produits autrefoissur le théâtre grec. Les mœurs fictives de la Grèce etde Rome avaient amusé depuis longtemps les specta-teurs français; et peut-être se fût-on lassé plutôt deces tableaux empruntés, si Corneille ne les avait trai-

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390 VOLTAIRE.

tes avec la mâle sévérité de l'histoire, et Racine avecla connaissance la plus vraie du cœur humain. Il res-tait encore les souvenirs de notre propre histoire, lesimpressions de nos mœurs, de notre religion ; et Vol-taire a eu le bon esprit de s'emparer de cette mineencore vierge. Des noms français prononcés sur lascène produisirent un efl'et magique sur des specta-teurs qui, comme ceux de la Grèce, assistaient pourainsi dire à leur propre histoire. Dans une nation voi-sine, Shakspeare avait devancé Voltaire ; mais celui-ci, retenu par les préceptes de l'école, n'osa opérerdans les détails de son art la révolution qu'il avait in-troduite dans la manière générale de le concevoir.

Ce n'était pas assez d'avoir dit aux hommes : Lethéâtre va vous représenter les souvenirs de vos an-nales; il fallait ajouter : II va vous offrir le tableaufidèle de vos mœurs, de vos croyances, de vos insti-tutions passées. On eût dû voir, dans un théâtre na-tional, cette vieille France des siècles du moyen âgequi, comme une médaille enfouie, n'avait encore étédéterrée par personne. Ces châtelains des Croisades,qui partaient pour la Palestine avec leurs équipagesde chasse et de pêche, et qui croyaient arriver à Jé-rusalem leur épervier sur le poing, ne sont point ca-ractérisés comme ils devaient l'être dans les pièces deVoltaire. Le moyen âge, avec sa rudesse chevaleres-que, sa brusque franchise, son obscure philosophie,devait être reconnu à la lecture de Zaïre ou A'Adé-laïde Duguesclin, comme la cour de Néron est devi-

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née dès les premières scènes de Britannicus. On saitbien que ces mœurs grossières devaient être adouciessur la scène; mais si le goût a pour but de polir, ilne doit pas dissimuler les choses.

Ce n'est pas assez d'avoir omis des particularités sipropres à intéresser la curiosité. Voltaire, il faut l'a-vouer, est peut-être celui de tous nos grands tragi-ques qui a le moins connu le cœur humain. Pour fairedu théâtre un tableau vivant, il n'aurait pas fallupeindre les préjugés puisés dans les livres; il eût falludescendre plus avant dans le cœur de l'homme. Undes flatteurs de Voltaire, l'auteur des Saisons, a ditde lui :

D'un poignard plus tranchant il arma Melpomène.

Mais ce que plusieurs considèrent ici comme unéloge, et ce qui en était un dans la pensée de Saint-Lambert, est un reproche grave. Si, pour réussir auxyeux du peuple, il faut des caractères fortement pro-noncés, aux yeux du sage, il faut des nuances. La na-ture humaine n'est pas aussi extrême dans le bien oudans le mal qu'on veut trop souvent nous le persua-der. Ces caractères si outrés ne sont applaudis qu'aucollège. Les harangues qu'on met dans la bouche dela plupart des héros de théâtre sont de pures décla-mations dont la réflexion fait justice. Cette natureguindée n'est point la nature ; ce style si grave, si so-lennel, n'est point l'expression du cœur. Pour carac-

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392 VOLTAIRE.

tériser une passion véritable, il faut souvent descendrejusqu'à la simplicité : c'est là qu'on trouve ce quiappartient à la nature humaine en général; et, pourfaire croire qu'un sentiment est véritable, il faut saisirle côté par lequel il est commun à tous.

On a reproché à Voltaire les sentences philosophi-ques dont la plupart de ses tragédies sont remplies;mais ou ne fait pas attention que celles de Corneilleen offrent souvent davantage. Je ne m'arrêterai doncpas sur cette faute que l'auteur eût fait disparaître enretranchant quelques vers; mais j'insisterai sur undéfaut bien plus grave, c'est d'avoir fait dans ses tra-gédies le roman de l 'homme, par la raison précisémentqu'il ne croyait pas aux sentiments qu'il célébrait.Celui qui, dans l'histoire, ne s'est proposé que la sa-tyre de l'homme, ne pouvait être bien persuadé de laréalité des sentiments qu'il peignait sur la scène. Ce-lui qui disait, en parlant de son Essai sur les Mœurs :« J'ai pris les deux hémisphères en ridicule : c'est un» coup sur, » n'avait ni cette bonne foi, ni cette faci-lité de croyance qui sont les conditions nécessairespour être ému et pour émouvoir les autres. Un dé-dain superbe lui faisait considérer comme des trivia-lités les superstit ions, les préjugés, les croyancesreligieuses elles-mêmes; et néanmoins ces trivialités-là entrent dans le portrait de l 'homme. Ce que lephilosophe réprouve est souvent ce que le peintre dé-sireux de faire un portrait ressemblant conserve leplus soigneusement. De même que ce n'est pas ton-

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VOLTAIRE. 393

jours la pompe des mots qui dénote une impressionforte, ce n'est pas non plus dans l'élégance des mœursqu'on trouve ce qui caractérise les sentiments pro-fonds. Exclure à jamais du théâtre le langage ordi-naire aussi bien que les croyances communes, c'estcondamner la scène à une dignité obligée qui n'estplus la nature.

Si la superstition parait dans les pièces de Voltaire,c'est toujours comme une fourberie, comme un moyenhumain de succès qu'elle est présentée. Mais il y a uneinfinité de cas dans lesquels la superstition est duped'elle-même : ne voir que de la fourberie ou du bienjouer dans la plupart des erreurs humaines, parce queces erreurs conduisent à quelque grand but politique,c'est être dupe soi-même d'un autre travers d'esprit;c'est bien peu connaître l'homme que de faire servirles sentiments naturels de prétexte à quelque but po-litique. Partout où la nature paraît, la passion semontre, et celle-ci maîtrise tout l'homme. Il n'y apoint de considération sociale, il n'y a point de calculhumain qui tienne devant une impression vraie. C'estcelle-ci qui est l'homme, les autres n'en sont que lemasque. Jamais la grandeur humaine n'a cessé d'êtreprésente à l'esprit de Voltaire considéré comme au-teur dramatique, et néanmoins ce qu'il y a de pluspathétique dans le tableau des passions, c'est le spec-tacle de la faiblesse humaine terrassée par la gran-deur ou la force de la nature. Cette force, que les an-ciens considéraient comme une fatalité aveugle; cette

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force, que les philosophes appellent la fortune, etdans laquelle les hommes religieux voient la main dela Providence ; cette force, dis-je, disparait totalementdes pièces de Voltaire, pour faire place à une sorte degrandeur factice qui prend sa source dans l'hommeseul. C'est là le vice principal des tragédies de Vol-taire, et c'est le défaut, en effet, dans lequel devaittomber un homme qui, vivant loi» de la nature, pre-nait ses modèles dans les livres ou dans le jargond'une société corrompue !

Des défauts non moins graves déparent ses ouvrageshistoriques. S'éloignant à la fois du système des an-ciens qui appliquaient l'éloquence à l'histoire, et deceux des modernes qui en faisaient une dissertationcritique, il nous a donné des récits dénués de preuves,et souvent trop peu graves pour porter h l'âme uneimpression forte. Ou exagère beaucoup le danger deces histoires dont le style oratoire fait tout le mérite.Les faits peuvent donner lieu à des contestations sansf in ; mais, l'essentiel, c'est la leçon morale qu'ils por-tent avec eux; et cette leçon est d'autant plus.frap-pante, que les expressions de l'écrivain se ressententdavantage de la chaleur de son âme. Chez les Grecs,on assistait à la lecture des livres d'Hérodote comme àla déclamation d'un poème. Les mémoires d'éruditiondans lesquels on discute l'authenticité des faits sontd'une date récente dans l'histoire de la littérature, etl'historien est écrivain avant que d'être clironologiste.L'impression grave de l'histoire résulte du style plus

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encore que clé la discussion des faits. On peut crain-dre de tomber dans la déclamation en suivant cettevoie; mais ce qu'on appellerait ici de la déclamationserait moins dangereux que de la sécheresse. Dans letableau des passions, le poète doit avoir en vue desréalités; dans le récit des événements, l'historien doitse proposer ce qui ennoblit la nature humaine : l'unest d'autant plus vrai qu'il est plus simple; l'autre estd'autant plus juste qu'il s'élève davantage. Le pre-mier, en effet, traite de l'homme, et le second de lasociété. Dans le tableau du cœur humain il faut êtrevrai, parce que la réalité est assez belle par elle-même ;dans la peinture de la société, il faut se placer par lapensée au-dessus de son sujet, parce que le sujet parlui-même est toujours ou vicieux ou ridicule. Parmiles historiens modernes, personne n'a mieux réussidans ce genre, tel qu'il est considéré ici, que l'anglaisRobertson.

Voltaire, méconnaissant ses devoirs d'historien, n'avu dans le tableau des mœurs des nations qu'un récitdans lequel l'écrivain, pour donner une plus justeidée de l'élévation de son esprit et de l'impartialitéde sa conscience, devait se montrer partout désabusédes erreurs et des folies qu'il retrace. Mais on neprend pas ainsi, d'un coup de filet, toutes les erreurssociales. Il est de prétendues erreurs qui sont desvérités; il est de prétendus progrès dans les sciencesmorales et politiques qui sont des pas rétrogrades, eii! faut une grande at tent ion et sur tout une grande

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instruction pour faire ce triage. Ce n'est po in t avec lalégèreté qui a présidé à la rédaction du DictionnairePhilosophique qu'on procède à l'histoire des nations :ce n'est plus ici l'homme qui, dans la peinture despassions dramatiques, voyait tout en grand; c'est, aucontraire, l 'homme qui voit partout de petites causesà de grands effets. 11 amuse, il instruit peut-être leslecteurs vulgaires, mais assurément il ne satisfait nil'érudit qui demande des preuves, ni le poète quicherche à être ému, ni le philosophe qui trouve danscertains faits historiques des faits dignes d'occupertoute la méditation humaine.

Il restait dans le temps de Voltaire une manièred'écrire l'histoire qui n'a été aperçue que de nosjours : C'était la description exacte des mœurs naïveset pittoresques des Français avant la renaissance deslettres. Voltaire a cru que le siècle de Louis XIV étaittout pour la France, et tout ce qui était étranger auxarts, aux lettres, à l 'urbanité des mœurs, lui a paruindigne d'attirer l 'attention. Dans les siècles qui ontprécédé celui de Louis-le-Grand, il y avait cependantdes problèmes historiques dont la solution était duplus haut intérêt. Il était important de comparer, dansleur origine et leurs résultats, la noblesse individuelle,la seule connue des anciens, et notre noblesse hérédi-taire; il était curieux de voir comment l'anarchie desfiefs avait préservé l'Europe du despotisme d'un seul,lors des migrations des barbares. On eut t'ait voir lesobstacles que l'aristocratie féodale opposait aux usiir-

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pations de la royauté, obstacles qui furent si multi-pliés, que, quand la lutte se termina, les peuples dé-sormais éclairés n'eurenf plus à redouter dans lesmonarchies modernes l'autorité absolue des ancien-nes. Tirant de cet ordre de choses des considérationsnouvelles sur le caractère des peuples européens, onles eût montrés s'attachant aux personnes plus qu'auxinstitutions, et faisant du sentiment de la fidélité unesorte de point d'honneur qui remplaça et quelquefoissuppléa le devoir lui-même. Enfin il restait à l'histo-rien des portraits neufs à retracer. L'Europe n'avaitplus alors la physionomie qu'elle avait offerte jadis,et des portraits à la Plutarque ne convenaient plus àaucun des héros de la féodalité. Il fallait peindre ceshommes amoureux de la vie chevaleresque et d'unesorte d'indépendance qui était dans leurs idées laseule garantie de la valeur personnelle. A leurs yeuxil n'y avait ni gouvernement ni nation. Cette forceabstraite, qui pèse d'en haut également sur tous, leursemblait effacer toute individual i té , et ils se révoltaientcontre elle, quelquefois plus par un faux point d'hon-neur que par le soin même de leurs intérêts . Cettevie, qui prenait ses règles dans le cœur plus que dansles lois, exaltait les bonnes quali tés et 1:0 met ta i t po in tde frein aux mauvaises. De là ces passions indompta -bles, ces guerres sanglantes dont le récit est inter-rompu quelquefois par l 'un de ces trai ts héroïquesqui paraîtrait devoir appartenir aux plus beaux'tempsde l 'histoire.

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Tout ce côté de l'histoire moderne est laissé dansl'ombre dans les écrits de Voltaire. L'homme qui, enparlant des époques fabuleuses de l'histoire de laGaule, a été assez peu réfléchi pour dire : « Détour-» nons la pensée de ces temps barbares, la honte de» l'esprit humain, » aura ajouté sans doute en arri-vant à des temps plus rapprochés de nous : « Laissons» dans l'oubli la mémoire de ces époques de fanatisme» et de superstition. » On ne nie pas qu'il y ait eudans les siècles féodaux beaucoup de fanatisme et desuperstition, mais enfin ces maladies de l'espèce hu-maine ont existé, et l'historien doit les retracer. Enles jugeant avec trop de précipitation, il pourrait serendre coupable de quelque omission importante, etquel ne serait pas son tort si une vertu ignorée, néede ces préjugés mêmes, lui avait échappé, unique-ment parce qu'il aurait écrit avec l'intention arrêtéed'avance de tout trouver mauvais?

Il est un mérite qu'on doit cependant accorder àVoltaire, c'est d'avoir, le premier, fait entrer dansl'histoire ces détails généraux de mœurs qui en sontla substance. Avant lui, on écrivait l'histoire desprinces, mais on ne se doutait pas qu'il fallait aussiécrire celle de la nation. On rangeait soigneusementles armées en batailles, comme il le dit lui-même,mais on oubliait des événements politiques bien plusimportants, en ce qu'ils apportaient des changementscomplets dans la constitution des peuples. Les histo-riens anglais, en suivant les traces de Voltaire, l 'ont

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surpassé dans cette manière d'écrire l'histoire : lesuns ont analysé le contrat social comme Rousseau;les autres ont porté la lumière du légiste, commeMontesquieu, dans les ténèbres de leur histoire. Vol-taire, quoique ayant ouvert la carrière, a écrit avecmoins de profondeur et peut-être moins d'impartia-lité; et dans la partie même où il s'est montré supé-rieur, il est accusé, et non sans fondement, de n'avoirpris de notre droit public que les faits qui se ratta-chaient à certain point de vue, à certain système.

Nous apercevons une grande contradiction entre lesystème historique suivi par Voltaire et les règlesqu'il s'est imposées en traitant l'art dramatique; il yen a une plus grande encore peut-être entre Voltairephilosophe et Voltaire poète. Partisan de la métaphy-sique de Lock, il n'a pas aperçu la liaison qu'il y avaitentre le sentiment poétique et la pensée qui le dirige.Quand la pensée est considérée comme l'unique pro-duit des sensations, quand on ne croit à rien d'innédans l'âme humaine, l'inspiration naît d'un mot; l'en-thousiasme, l'imagination ne sont que des facultésfactices de l'existence desquelles on n'est pas persuadésincèrement, mais avec lesquelles on joue avec plusou moins de grâce ; la poésie est un langage convenuqui s'acquiert par le tact, mais ce n'est point l'artsublime d'exprimer les sentiments réels de l'âme. Onse passionne à froid de cet art-là, comme on pourraitle faire d'une occupation mécanique, sachant très-bien que si l'on portait dans la pratique de la vie les

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sentiments poétiques dont ou parait le plus sérieuse-ment pénétré dans la retraite, on ne serait plus qu'unfou. En f in , les termes poétiques sont comme ces for-mules que la politesse met en usage, et dont on sesert sans être pris au mot pour cela. Quand il y a untel désaccord entre la philosophie et la poésie, celle-cine peut être que faiifse. Elle est outrée, au lieu d'êtregrande; basse, au lieu d'être naturelle. Sa dignité, sonsïyle cadencé, tout cela ressemble à ces farces publi-ques dont on rit en soi-même, mais auxquelles on as-siste avec un sérieux décoré du nom de bienséance.

Une philosophie nouvelle donne aujourd 'hui à lapensée plus de profondeur, au sentiment plus de vi-vacité. Elle ne commet pas la faute impardonnable devoir tout l 'homme dans l'action des objets extérieurssur l'âme, elle voit au contraire l'homme entier dansl'âme seule. Ce n'est pas que cette science ne fût con-nue du temps de Voltaire; Mallebranche, entre autres,l'avait démontrée avec toute la profondeur désirable;mais de ce ton plaisant qui en quelques mots déjouaittoute une vie de recueillement. Voltaire avait dit deMallelranche :

Lui qui voit t ou t en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou ;

. l 'un des principaux philosophes dont la France^ lonore, caractérisé aux yeux de toute une généra-^t TI par ces paroles indécentes, était jugé sans appel :

ob servons ici que le" même- homme, qui a flétri ainsi

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d'un trait de plume l'un des plus beaux génies de laFrance, avait traduit lui-même avec tant de bonheurle passage de saint Paul, sur lequel est appuyée toutela philosophie de Mallebraiiche :

Tout se meut, tout respire et tout existe en Dieu.

L'influence de la philosophie du sentiment sur lapoésie est telle, que c'est à elle que nous devons leschefs-d'œuvre que compte la littérature européennede la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siè-cle. Ces chefs-d'œuvre ont démontré qu'il n'est qu'unmoyen d'être éloquent, c'est de sentir vivement ; qu'iln'y a qu'une manière d'être créateur, c'est de s'enrapporter à l'inspiration. Ce n'était pas avec la philo-sophie dédaigneuse de Voltaire qu'on eût pu réussir.Aussi, quand il a voulu élever un monument national,a-t-il vainement appelé à son secours les richessesd'une poésie à laquelle il ne croyait pas. Son épopéeest irréprochable sous le rapport des règles; mais, àforce d'art, elle se passe si bien de la vie, qu'on la litsans émotion. Dans un siècle si raisonneur, on nepouvait imaginer un merveilleux qui soutint l'examend'un esprit éclairé ; aussi ne trouva-t-on rien de mieuxque de déifier des êtres moraux, c'est-à-dire, des êtresde l'existence desquels personne n'est persuadé. Oneût pu rencontrer ailleurs un merveilleux qui eût sa-tisfait tout le monde : on l'eût puisé dans l'étudemôme de l'univers; mais on s'était écarté de la nature

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dès le po in t de départ , comment la retrouver ensuite!D'ailleurs, celui qui soutenait sérieusement à Buflbnque ces bancs calcaires, dont sont revêtus les sommetsde quelques montagnes, étaient formés de coquillesdéposées par les pèlerins, n'était pas un physicienasse/ instruit pour comprendre tout le parti qu'onpouvait t irer du merveilleux de la nature.

Je ne dirai pas avec quelques critiques que le sujetde la Hcnriade, étant pris dans des événementstrop rapprochés de nous, on ne la lit pas avec autantd'intérêt qu'une aut re épopée : il dépend toujours dugénie de mettre de l'intérêt où le vulgaire n'en voitpas. Lucain a chanté des événements dont quel-qaes-uns de ses lecteurs pouvaient avoir été témoins.Camoens a été acteur lui-même dans la scène qu'ilretrace. Le sujet traité par Voltaire était susceptibled'être embelli de détails précieux qu'il a laissé per-dre. L'Europe régénérée au XVI'' siècle était là encontraste avec l'Europe féodale. L'invention de l'im-primerie, la. renaissance des lettres, la découvertedu nouveau monde, la réformation religieuse, unefoule d'événements agitaient les esprits; d'un autrecôté, celte défiance de l'esprit humain qui combat enlui l ' a t t ra i t de la nouveauté, l'empire des habitudes,ies mœurs antiques légalisées par une prescriptionde dix siècles, faisaient retrouver à côté de l'Europenouvelle l'Europe stationnaire. La France était cou-verte encore de ces vieux donjons qui étaient tous desforteresses : ou y voyait de ces seigneurs qui é ta ient

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autant de souverains, et qui regardaient du même œill'introduction d'un nouveau culte et l'accroissementde la puissance royale. En étudiant la France féodalesous son véritable point de vue, les détails qui n'eus-sent pas satisfait le publiciste auraient sans doute of-fert au poète épique des tableaux qu'il eût pu rappelerdans un sujet national; mais le système vicieux suivipar Voltaire en histoire est précisément ce qui l'a em-pêché de réussir sous le rapport de l'épopée.

Ses poésies philosophiques, proprement dites, sontremplies de ces contradictions puisées dans une phi-losophie qui n'accordait rien au cœur, et basées surdes arts qui supposent du moins que le cœur est tout.On ferait un volume curieux des éloges et des criti-ques qu'il a faits en même temps du sentiment reli-gieux. Ici, c'est un fanatisme; plus loin, c'est lasource des grandes pensées. Là, le philosophe parlede la divinité en déiste; ailleurs, le poète la peint enchrétien.

Par de là tous les r ieux le Dieu des cieux réside,

dit-il dans sa Henriade, et dans un de ses poèmesmoraux il substitue à ce vers fastueux cet autre sivrai et si consolant :

Si Dieu n'est pas dans nous il n'exista j n m a i s .

Ses poésies légères sont des chefs-d'œuvre de goûtet (le facilité, mais en même temps de pyrrhonisme.

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On dirait que cet homme supérieur a été chargé detout détruire, comme ces conquérants qui ont unemission secrète à laquelle ils ne peuvent rien changer.Il n'était ni assez sérieux ni assez profond pour les su-jets graves; et, s'il les traitait, c'était pour les pré-senter sous nu faux jour : mais il avait tout ce qu'ilfallait pour se jouer de ce qui excitait un respect et unenthousiasme véritables. Ennemi secret de toutes lesgloires et de toutes les vertus, il les a poursuiviesdans le Dictionnaire philosophique; sa correspon-dance roule presque tout entière sur la nécessité d'é-craser ce qu'il appelait l'infâme ; et la seule foisqu'il ait voulu marcher sur les traces de l'Arioste, ila choisi pour égayer ses pinceaux le seul sujet nationalpeut-être qu'une grande âme eût refusé de traitersous ce point de vue ; ne gardant plus de mesure dansce poëme fameux et se mettant, pour ainsi dire, plusà l'aise dans le mal, il a insulté tout à la fois la vertuet le patriotisme.

C'est en vain qu'on dirait pour l'absoudre du re-proche d'irréligion, qu'il" n'a prétendu blâmer danssa correspondance avec d'Alembert que les abus duculte; c'est en vain qu'on citerait de lui ce vers répétépartout :

Si Dieu n 'exis ta i t pas, il faudrait l'inventer !

ou l'inscription de sa chapelle : Deo crexit Voltaire;cette inscription et ce vers ne prouvent rien. Quandon est persuadé de l'existence de la divinité, on n'af-

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fiche pas cette croyance, on ne dit pas qu'il y a unDieu parce que la raison sociale ou politique veutqu'il y en ait un; maison affirme son existence, parcequ'on la sent. S'il fallait un Dieu pour soutenir l'édi-fice de la société telle que nous l'avons établie, ce se-rait une bien méchante raison de la nécessité de sonexistence; car il serait possible d'amener telle combi-naison où, avec ce frein de moins, il n'y aurait peut-être pas de crimes politiques de plus; il serait possi-ble aussi de prouver, par l'histoire, que s'il n'y avaitpas eu cette raison de dissidence entre les opinionshumaines, il n'y aurait pas eu non plus tant deguerres intestines. Raisonner sur l'existence des cho-ses, qui sont par elles-mêmes, d'après la liaison de ceschoses avec les institutions sociales, c'est conduirel'esprit humain dans une arène de disputes intermina-bles; c'est juger de la valeur relative des objets etnon de leur valeur réelle.

On prouverait que Voltaire a professé les principesdu déisme, qu'on ne prouverait pas pour cela qu'il aété porté au sentiment religieux. Il y a une grandedifférence entre énoncer un sentiment et y conformerses pensées. Voltaire avait fermé en lui tout accès àl'enthousiasme, et jamais homme n'a été plus éloignéde comprendre la religion, qui est tout amour. Onpeut en juger surtout par les attaques qu'il a dirigéescontre la religion positive. Si on dépouille ces argu-ments des plaisanteries qui les assaisonnent, si on pèseces arguments au poids de la logique et de l'érudi-

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tion, on est moins étonné de leur faiblesse que del'assentiment qu'ils ont obtenu de la génération quelui seul guidait alors.

On ne peut revenir surtout de sa surprise, quandaprès s'être arrêté sur les réflexions profondes de laseconde partie des Pensées de Pascal, on arrive auxremarques plus que bannales de son commentateur.Des facéties vulgaires, des allégations sans preuves,voiLî ce qu'on objecte aux raisonnements du penseurde Port-Royal. Pascal prouve-t-il en logicien serré laduplicité de l'homme? Voltaire, qui eût dû voir là untémoignage irrécusable de toutes les philosophies etde toutes les religions, n'y découvre qu'un plagiatd'une pensée de Montaigne. Pascal trace un portraitéloquent de l'homme; il le considère comme un chaosde gloire et de misère, découvre les contradictionsqui sont dans sa nature, et Voltaire traite ici les plussublimes méditations du génie de discours de malade.Il répugne à la conscience de l'écrivain de rapprocherle texte du commentaire. Il est impossible de voir plusde légèreté, plus de trivialité même à côté de réflexionsplus profondes et plus vraies. Racine le fils et l'an-glais Young ont mieux compris la vérité de la plupartdes observations de Pascal; car l'un et l'autre n'ontfait en beaucoup d'endroits de leurs poèmes que lesmettre en vers.

Je dis que Voltaire n'a jamais été à la hauteur desidées religieuses, et qu'il n'a pu en juger que d'unemanière superficielle. Qu'on lise en effet le Chapitre

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du Siècle de Louis XIV consacre à l'examen du quié-tisme, et on trouvera ce qui manque à Voltaire de cecôté-là. Celui qui a supposé que Fénélon dans l'exilregrettait encore les fêtes somptueuses de la cour deLouis-le-Grand, n'avait pas une âme faite pour com-prendre celle de Fénélon et pour goûter les lettresqu'écrivait précisément alors le sublime auteur de Té-lémaque.

L'arme la plus dangereuse dont Voltaire se soitservi, celle qu'il maniait le mieux, c'est le ridicule.Quand c'est le doute qui nous guide, nous devonsnécessairement finir par ne plus employer que la mo-querie. S'il faut compter ici les talents de Voltaire,on ne doit pas oublier celui-là.

Désabusé de tout, il a dû nécessairement tout en-visager sous le côté de la plaisanterie. Considérantl'enthousiasme comme une rêverie, il n'a dû trouverde réel que l'ironie. Son talent est d'avoir donné dela grâce à cette philosophie moqueuse, et d'avoir per-suadé que celui qui rit d'une chose est nécessairementsupérieur à celui qui la respecte. Le premier, en effet,semble avoir cessé d'examiner ce que l'autre étudieencore. Aussi les romans de Voltaire, ceux de ses ou-vrages dans lesquels il a fait le plus ouvertementusage de la plaisanterie, ne sont-ils que des parodiesde tout ce qu'il y a de sérieux dans la philosophiehumaine ou divine. La religion, l'amour, la science,tout ce qui relève la dignité de l'homme est sacrifié àun persiflage, qui parfois dégénère en cynisme. Il y a

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un genre de plaisanterie qui part d'une âme supé-rieure, c'est celui qui se place par la pensée au-dessusde ces choses humaines auxquelles le vulgaire attachetant d ' importance; c'est dans ce genre qu'ont excelléPope, Pascal, Montesquieu. Ces philosophes, en dé-truisant les petits hochets de la société, nous donnentune plus grande idée de nous-mêmes, et le rire qu'ilsnous arrachent nous élève ; mais Voltaire, en se jouantdes sent iments naturels, n'excite en nous qu'un rireamer. Nous sentons que nous perdrions tout , si nousavions le malheur d'abandonner les espérances qu'ilqualifie d'illusions. Notre cœur ne palpi terai t pinspour rien de grand, si nous étions persuadés de l'ina-nité de tout ce qui nous occupe. La moquerie qui nousdébarrasse de nos préjugés sociaux nous rend pluslibres; celle qui nous affranchirait de nos sentimentsnaturels nous rendrait plus pauvres. Il ne nous reste-rait , après des lectures de ce genre, que le désird'entrer plus profondément dans la vie matérielle,puisque la vie morale serait une chimère. L'abus dutalent conduit ici à un genre de vie rétréci et bornécontre lequel s'est élevé la philosophie dans tous lestemps. L'esprit de facétie abouti t ainsi à une dégra-dation morale d'autant plus funeste, que, paraissantl'apanage des gens supérieurs, toute la société s'yconforme par l 'autorité de l'exemple.

Quelque universelle que soit encore aujourd 'hui larenommée de Voltaire, ne craignons pas de le jugersans préventions. S'il fal lai t toujours écrire pour ré-

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péter les phrases déjà approuvées, l'esprit humain'resterait dans une éternelle enfance. L'homme delettres, qui se plaint avec raison des entraves de lacensure imposée par les gouvernements, se mettraitlui-même sous la tyrannie d'une censure bien plus in-tolérable, s'il consultait toujours le public avant de luiparler. Les ouvrages que l'on composerait pour luiseraient comme ces insignifiantes adresses dans les-quelles on porte officiellement au monarque le tributservile des sentiments, des expressions que lui-mêmea dictés. Disons-le donc franchement, l'instructionde Voltaire n'a pas été assez profonde ni assez étenduepour lui permettre de rien créer de parfait et de du-rable; mais elle a été assez universelle pour lui don-ner le moyen de tout détruire. Sa littérature et saphilosophie n'ont été trop souvent qu'une amplifica-tion ou une moquerie; et, tandis que Rousseau a étéaccusé par La Harpe d'avoir commencé sa carrière parcalomnier les arts, Voltaire a employé toute la sienneà flétrir le seul principe qui en était la source.

Je viens de nommer Rousseau ; et, au lieu d'essayerentre lui et Voltaire un de ces parallèles qui aidentplus à faire briller l'esprit cie l'écrivain qu'à faireconnaître ces deux hommes célèbres, je trouve dans letalent particulier de Voltaire la cause de l 'antipathiequ'il n montrée toute sa vie pour Rousseau. Venant àune époque où toutes les choses de l'âme étaient ré-duites en poussière, Rousseau a senti le besoin de lesrevivifier. Les grandeurs morales en tout genre étaient

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abaissées; dans tous ses ouvrages, jusques dans sesromans, il a tenté de les rendre à leur dignité pre-mière. L'ironie était la base de la littérature, il avoulu la rétablir sur l'exaltation de l'âme. Le principede la philosophie dominante était la science des sen-sations; Rousseau, dédaignant cette étude facile, estentré dans les profondeurs du spiritualisme. La mo-rale était fondée sur l ' intérêt personnel, les artsétaient établis sur des règles circonscrites; il a vouluintroduire le sentiment dans la morale, et l'inspirationdans les arts. Enfin, les hommes égarés par leurs pré-jugés n'entendaient plus le langage de la nature ;l'auteur A'Emile s'est proposé partout de la leur ex-pliquer. Il n'a respecté ni les traditions antiques, niles préjugés contemporains, ni ces bienséances socialesauxquels tenaient encore la plupart des philosophes del'époque. Voltaire, dont l'empire était établi sur cespréjugés, et qui n'avait jamais compris le langage dela nature; Voltaire, qui ne s'était jamais servi que deson esprit et qui ne croyait pas qu'on pût s'en rap-porter sérieusement aux secrètes inspirations de l'âme,redoutait surtout l'influence d'un homme dont la phi-losophie devait nécessairement faire oublier la sienne.Il ne portait pas seulement à Rousseau cette haine se-crète qu'inspiré quelquefois la rivalité de talent; maisil concevait pour lui une inimitié déclarée, d'autantplus violente, qu'il était de bonne foi dans son aver-sion. De quel d'il, en effet, devait-il voir des sentimentssi contraires aux siens, une âme si d i f fé rente de la

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VOLTAIRE. 4H

sienne? L'univers que lui offrait Rousseau était ununivers tout opposé à celui qu'il avait habité jusqu'a-lors, et il devait d'autant plus haïr ce monde étrangerqu'il avait pris plus de peine pour s'établir et se com-plaire dans le sien. Il se voyait placé au faîte d'unecolline factice élevée par la génération contempo-raine, et un secret pressentiment lui disait qu'il pour-rait venir un temps où le piédestal de sa statue seraitrenversé. Son rival, au contraire, paraissait vouloirgravir une montagne naturelle; et, avec le génie dontil faisait preuve, il était à craindre qu'il ne réussît, etqu'arrivé au sommet il n'y restât en exemple à toutela génération désormais éclairée par lui.

Tel a été le rôle qu'a joué Voltaire. Celui qu'il pou-vait remplir était assez beau pour lui acquérir unerenommée incontestable. Avant lui, la littérature étaitreléguée dans le cabinet des gens de lettres, son in-fluence l'avait produite dans le monde ; il pouvait parun meilleur usage de ses^ talents l'y conserver à ja-mais. L'étude était une sorte de récréation solitaire,il lui a été donné de la rendre publique; il pouvait enfaire le plus solide levier des intérêts sociaux. On jouaitavant lui avec des pensées dont toute la valeur dépen-dait de la place qu'on était convenu de leur donner;les pensées étaient comme les pièces d'un jeu d'é-checs, elles avaient de l'importance tant que le jeuétait sur la table; hors de là, ce n'était plus rien.Voltaire, qui a placé la table du jeu au forum, dans lesénat et dans le temple, aurait dû voir la liaison in-

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lime qui existe entre la pensée de l'homme et ses ac-tions, et le premier il aurait fait de la littérature uneinstitution vivante, qui eût tenu sa place dans nossentiments, puisque ce sont ceux-ci seuls qui la diri-gent. Embrassant alors toutes les branches de cettelittérature pour ainsi dire régénérée,-il les eût consi-dérées dans un nouvel esprit; il eût fait du théâtreune représentation fidèle et une leçon morale tout àla fois ; il eût fait de l'histoire un récit animé et con-sciencieux, sans oublier qu'elle est le dépôt du droitpublic des nations; enfin, il eût senti que la poésie serapprocherait de sa destination primitive, à mesurequ'elle deviendrait plus recueillie et plus grave; et,surpassant à la fois Lucrèce et Pope, il fût devenu enFrance le créateur de la véritable poésie philoso-phique.

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Jean-Jacques Rousseau est du petit nombre de ceshommes dont l'histoire fait partie de l'histoire géné-rale des erreurs et des progrès de l'esprit humain.Nous ne considérerons donc pas ici les beautés ou lesdéfauts de détail de chacun de ses ouvrages : nousavons été entretenus mille fois de critiques bannaleset d'éloges rebattus; mais ce qui paraît n'avoir pasencore été examiné jusqu'à présent d'une manière im-partiale, c'est la direction que les écrits de Rousseauont imprimée aux opinions du siècle. Nous allons tâ-cher d'étudier ce grand homme sous ce rapport. Cen'est point un littérateur dont on veuille apprécier lemérite, c'est un réformateur dont on se propose d'é-tndier l'influence.

L'esprit humain marche sans cesse : que ce soit enligne droite ou en spirale, toujours est-il vrai qu'ilavance. Il ne paraît pas un homme de génie, dansquelque pays et dans quelque siècle que ce soit, qui nefasse faire un pas avec lui à tous les hommes qui pen-sent. Les pédants s'occupent minutieusement à dé-tailler les défauts ou les beautés de style des ouvrages

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de cet homme. Une tournure de phrase prise dans unidiome étranger, une expression qu'une grammaireparticulière ou le goût du moment désavouent, sontpour eux des taches qufesufiisent pour décréditer àleurs yeux toute une vie de recueillement. Le philoso-phe juge les hommes de génie d'une tout autre ma-nière. Il ne s'étonne pas des tournures nouvelles oud'une expression hasardée, parce qu'il sait que leslangues ne sont que des conventions; que souvent lagrammaire particulière est en opposition avec cettephilosophie profonde qui préside à la grammaire gé-nérale ; que souvent encore le goût du moment setrompe, et que l'étymologie est plus sûre que la règle.Affranchi de ces bagatelles, auxquelles les petits es-prits attachent tant d'importance, il demande au géniequelle est la route qu'il a suivie, quels sont les exem-ples qu'il a donnés, les vertus qu'il a inspirées, lespréjugés qu'il a combattus; et, en comparant l'espècehumaine telle qu'elle était avant lui, et telle qu'elle aparu depuis, il sait quels sont les progrès dont ondoit lui faire honneur.

Considéré sous ce point de vue, nul homme, peut-être, dans nos temps modernes, ne peut entrer enparallèle avec Rousseau. A une époque où on croyaitavoir été suffisamment éclairé, lui seul, en effet, a dé-montré aux hommes qu'ils ne savaient rien encore,puisque jusque-là ils avaient vécu loin de la nature.A la philosophie acquise dans les livres, lui seul subs-titua une philosophie puisée dans les émotions de

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l'âme. Éloquent, parce qu'il était passionné, la pro-fondeur de la pensée n'ôta rien chez lui à la chaleurde l'imagination. Poète par sentiment et philosophepar enthousiasme, il avait tout ce qu'il fallait pourémouvoir et pour entraîner, et les disciples qu'il alaissés, les admirateurs qu'il obtient encore, atteste-ront longtemps l'universalité de son influence.

En comparant l'Europe dans la première partie duXIXe siècle, à l'Europe telle qu'elle était dans la der-nière moitié du XVIIIe, nous croyons apercevoir deschangements dont il faut chercher l'origine dans lesécrits de ce philosophe.

L'Emile a réformé plus d'une éducation, bienqu'on ne s'en soit pas aperçu peut-être. C'est là que,mieux que Montaigne el Boileau, Rousseau a fait voirque les distinctions sociales étaient des choses com-munes qui n'entrent pas dans le portrait de l'homme;c'est là qu'il a démontré que la source de la richesseétait l 'industrie, qu'il n'y avait point d'état dont ondût rougir, point de trésor qui l'emportât sur l'indé-pendance. C'est à ce livre qu'on doit de voir les loisde la nature substituées fréquemment à celle delà so-ciété; c'est lui qui, en prescrivant aux femmes les de-voirs de la maternité, leur a enseigné des plaisirsqu'elles ne soupçonnaient pas. De nos jours, deuxpoètes charmants, Millevoye et Legouvé, n'ont faitque prêter à la poésie le langage de cette philosophiesi pure et si lumineuse tout à la fois.

Le Contrat Social, bien que critiqué amèrement,

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a amené une amélioration sensible dans l'organisationdes sociétés modernes. La partie théorique de ce li-vre est restée dans le domaine du droit que la philo-sophie et l'autorité se disputent tour à tour ; mais lebien qui y était présenté était un fait , et il est entrédans toutes les constitutions positives. Depuis l'assem-blée fameuse qui a rédigé la déclaration des droits del'homme, jusqu'à ce monarque législateur qui a mé-dité la charte, tous ont puisé dans les écrits politiquesde Rousseau les lumières qui leur étaient nécessaires.Il n'est pas jusqu'aux plus timides qui n'aient été sa-tisfaits des réflexions sur le gouvernement de Polo-gne, à moins qu'avant la lecture du livre ils n'eussentpris leur parti, ce qui arrive dans toutes les matièresqui sont jugées et interprétées par les passions. Quel-ques-uns des principes de Rousseau sont contestables,sans doute; mais ils ont détruit du moins ces théoriesdogmatiques qui invoquaient, à l'appui des gouverne-ments, cette sanction divine dont la fourberie sait seprévaloir, et dont le fanatisme seul est la dupe. Burke,le plus ferme appui des gouvernements monarchi-ques, a fort bien démontré que le principe de la sou-veraineté du peuple n'était pas applicable à l'état so-cial tel que le temps l'a modifié; et l'évêque de Nan-tes, Du voisin, qui a publié un livre pour réfuter lesprincipes du Contrat Social, n'a fait que répéter lesarguments de Burke ; mais ce que celui-ci a dit de[dus, et ce qu'il a puisé dans les écrits du citoyen deCtenève, c'est que l 'opinion qui veut que la monar-

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chie, considérée de telle manière, soit un gouverne-ment de droit divin, provient d'une doctrine impie etridicule. Toute puissance vient de Dieu, sans doute,car l'homme ne s'est rien donné; mais le pacte parlequel chacun est convenu de faire taire sa puissanceparticulière devant la puissance générale, ce pacte,dis-je, est une convention humaine. Faire intervenirla divinité dans les choses conventionnelles, c'est dé-naturer celles-ci, en même temps que c'est donnerune idée fausse du gouvernement temporel de la di-vine Providence. Dépareilles doctrines scandalisent laraison, et ne profitent qu'à l'hypocrisie.

En littérature, Rousseau a montré par son exem-ple qu'il n'y avait qu'une condition pour être élo-quent, c'est d'être ému et persuadé. Il a appris àpréférer l'éloquence du cœur à celle qui résulte dufaste des mots. La poésie qui nous reste du XVIIIe siècleest bien terne, comparée à la prose animée de Rous-seau. C'est à lui plus qu'à Buffon qu'on doit de voirla prose devenue le langage ordinaire des méditationsles plus nobles. Nos prosateurs, pendant un demi-siècle, ont été nos seuls poètes, parce que le premierprosateur de la nation en était alors le plus grandpoëte. On peut avouer ceci sans faire tort à la renom-mée de Voltaire, à celle aussi de Delille. L'esprit del'un et l'art de l'autre ne peuvent entrer en parallèleavec les sensations si vives de Rousseau.

Il a fait de l'histoire naturelle une science d'obser-vations aimables, quand elle n'était qu'un amas de

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faits présentés à l'appui d'un système. Elle était éta-blie sur le vain désir d'étaler une érudition fastidieuse,et de faire briller un esprit avide de renommée. Ber-nardin de Saint-Pierre, suivant les traces de sonmaître, l'a fondée sur le charme même des sentimentsque provoquent les objets, et sur l 'admiration qui estle plus vrai de nos plaisirs, parce qu'il en est le plusdésintéressé (1).

La philosophie étai t , ou une satyre maladroite,ou un jargon inintelligible, dans lequel on tentaitd'expliquer l'homme sans y faire entrer ce que le sen-timent commun dit à tous les hommes. Rousseau, ensignalant les faits de la conscience, a changé la méta-physique en une science rigoureuse, qui a ses démons-trations comme toutes les autres. C'est à lui qu'ondoit d'avoir abandonné la philosophie de Locke et deCondillac. 11 nous a initiés le premier à la métaphy-sique du sentiment, et nous a préparés, en quelquesorte, à cette philosophie supérieure généralementadoptée aujourd'hui, et qui rend à la religion tout sonempire, à la morale toute son influence. Il a prouvé,par son exemple, que toutes les âmes sensibles étaientportées de préférence aux idées religieuses, que l'onc-tion du sentiment s'allie fort bien à la profondeur dugénie, et enfin qu'il n'y a qu'une chose de vraie, cellequi dépend du cœur.

(1) Les tableaux les plus gracieux des Etudes de la Nature sonten germe dans les Lettres sur la Botanique, comme les idées si vraiesde Bernardin de Saint-Pierre sur {'Education se t rouven t indiquéesdans plusieurs passages de l'Emile.

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La Harpe a dit, d'une manière un peu tranchante,qu'on s'apercevrait bientôt que Rousseau a été écri-vain sensible plutôt que penseur profond. Le Quinti-lien français a cru, sans doute, par ce jugement irré-fléchi, ternir la gloire de l'auteur ci'Emile; mais il ya, dans ce peu de mots, une contradiction manifeste.On est penseur profond, par cela seul qu'on est écri-vain sensible. — En philosophie, ces deux qualitésnaissent l'une de l'autre, c'est toujours parce qu'onsent plus vivement que les autres, qu'on s'exprimeavec plus d'éloquence et que l'on considère les chosesavec plus de profondeur. La métaphysique du senti-ment, la seule qui soit vraie, emprunte précisémentsa force de l'exquise sensibilité du cœur. Il n'y a pourl'écrivain qu'une qualité réelle, c'est la sensibilité;ou, en d'autres ternies, la faculté de recevoir les im-pressions et de les transmettre. L'homme n'est pasl'organe de la lumière, il en est seulement le récepta-cle; et c'est, parce qu'on la reçoit plus immédiate-ment, qu'on la transmet mieux. Hors de la sensibilitéde l'âme, il n'y a rien; l'éloquence n'est plus qu'unartifice, le style une affaire de mémoire. La vie révèletous ses mystères à celui qui sent son être d'une ma-nière intime. Les autres ne réfléchissent point, parcequ'ils ne sentent rien.

Rousseau a fait de la métaphysique une sciencerigoureusement exacte, p,arce'qu'il a donné l'exemplede réduire en principe les notions philosophiques. Laphilosophie de Diigald-Stewart. pour celui qui l'exa-

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mine avec at tent ion, n'est autre chose que la profes-sion de foi du Vicaire Savoyard, réduite en axiomes.C'est dans ce court écrit qu'on découvre les preuvesles moins équivoques de la belle âme de Rousseau. Làse trouve établi sur ses vraies bases, ce spiritualismequi est lui-même le principe de toutes choses, et quel'irréflexion et la légèreté calomnient sans l'aperce-voir. Ce sont ces pages sublimes, qui ont fait, avecraison, l'admiration de tous les gens éclairés; ce sontelles qui ont valu à Rousseau la qualification assez sin-gulière de prophète de l'ordre moral, que lui donnale théosophe français Saint-Martin. Les hideuses fêtesde la révolution, l'impur encens décerné à Rousseau,n ' infirment point aux yeux du sage ces titres à l'ad-miration universelle. Le crime sent qu'il a besoin dumanteau de la vertu pour se couvrir. En se livrant àtoutes les débauches, on veut un prétexte pour sefaire absoudre, et c'est toujours en invoquant la vé-rité et l 'humanité , que l'on commet le mensonge, lafraude et l ' injustice. La dernière partie de cette pro-fession célèbre est, à la vérité, une espèce de sacrificefait aux opinions du siècle. Les at taques qu'elle ren-ferme contre le christianisme pouva ien t sembler for-midables alors : elles r,3 paraissent plus que puérilesaujourd'hui qu'on a pris l 'habi tude do considérer lareligion sous sou jour véritable. Celui qui a lu avecattention la Voie de ta Science dii-ine de l'anglaisLaw, ne fait plus que sourire en parcourant les ob-jections du Vicaire Savoyard.

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Le roman n'était , avant Housseau, qu'un tableaureprésentatif de mœurs conventionnelles et d'idéesarbitraires. Grâce à l'auteur de la Nouvelle Hé toise,ce genre si décrié est devenu l'art d'exprimer les sen-timents secrets du cœur. M. de Chateaubriand a dit,avec raison, que, dans cet ouvrage, Rousseau avaitajouté une corde nouvelle à l'âme. Si Clùlde-Uarolda trouvé tant d'admirateurs, peut-être est-ce parcequ'un demi-siècle auparavant Suint-Preux avait dis-posé les esprits à l'enthousiasme poétique.

Il n'y a pas jusqu'aux Rêveries de Rousseau quin'aient eu une influence marquée sur l'esprit et le ca-ractère de son siècle et du nôtre. Personne n'a peintmieux que lui cette vie solitaire, qui, à défaut d'évé-nements extérieurs, se nourrit de mille sensations se-crètes. Avant lui, on avait représenté l'imaginationhumaine en contact avec l'univers physique, aussibien qu'avec le monde moral ; Rousseau seul l'a mon-trée aux prises avec elle-même. Dans aucun ouvrage,son style n'a eu plus de douceur que dans celui-là.Jamais il n'a peint avec plus de charmes les délices decette vie contemplative, qui était son élément. 11 v alà une bien autre sensibilité que dans Sterne. En li-sant Sterne, on comprend l'homme d'esprit modifiéd'une manière particulière; en lisant Rousseau, onse comprend mieux soi-même. On dit de lui, ce queMontaigne disait de son ami : C'est lui; c'est moi.C'est, en effet, l 'homme dans sa réalité qu'il a peint,en se peignant lui-même, et les impressions mélanco-

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liques qui résultent d'une solitude absolue, jointe à l'es-pèce d'enthousiasme que communique alors le spectaclede la nature, se trouvent chez tous les hommes, parceque tous sont susceptibles d'être émus par les mêmessentiments. Sans doute, c'est la lecture des Rêcericsdu promeneur solitaire, qui a produit tant de fadesouvrages et tant de faux enthousiasmes; mais c'est àelle aussi qu'il faut attribuer cette nouvelle source depoésie qui a ranime la littérature moderne. On la re-trouve à la fois dans le Werther et le Tasse de Goe-the, dans le René de Chateaubriand, dans tous lesécrits de Byron, dans quelques-unes de ces pagescharmantes de M""1 de Staël, où l'esprit fait place ausentiment (1).

On a reproché à Rousseau de n'avoir eu pour ad-mirateurs dans ses rêveries et ses romans que lesjeunes gens et les femmes. Mais c'est bien mal con-naître la nature humaine que de regarder un tel té-moignage comme un aveu défavorable. C'est chez ceuxqui sentent le plus vivement qu'il faut chercher l'effetdes peintures les plus vraies. Le goût, le bon sens, laprudence, tout cela a ses règles, qui peuvent très-biens'accorder avec les émotions de l'âme, mais qui ne lesdirigent pas.Si celles-ci étaient dirigées d'une manièreon d'une autre, elles perdraient ce qui en fait le prix,la spontanéité. Les règles sont fondées sur la nature,

H) Dans le chapi t re de \'Allemagne in t i tu lé de lu Douleur, le stylemétaphor ique et b r i l l n n t de cette femme célèbre =e change en un styleplein de douceur, d'onction et de naturel , parce qu'elle y parle de Hons-soau, et que son âme se met à l 'unisson de cel le de ce grand homme.

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et la nature n'est pas imaginée d'après les règles.Si nous nous formons maintenant une idée de l'in-

fluence prodigieuse de Rousseau sur son siècle et sur-tout sur le nôtre, nous le voyons modifier en quelquesorte les deux seuls mondes qui existent pour nous,le monde politique et le monde littéraire. En effet,les constitutions et les poétiques nouvelles, ressortenttoutes également de la lecture de ses écrits. Les insti-tutions humaines ont des noms dont il est dangereuxde se servir sans restrictions; car ces institutions nesont pas plutôt en vogue, qu'elles sont proscrites outournées en ridicule. Les puissants et les maladroitsles compromettent, soit qu'ils les combattent, soitqu'ils les adoptent : on applique toujours aux chosesles torts des individus. Il y a aujourd'hui deux ma-nières nouvelles de considérer la société et la littéra-ture, et on leur a donné les noms de libéralisme et deromantisme, noms qui ne réveillent déjà plus les idéesqui devraient s'y attacher. Quoi qu'il en soit, le libé-ralisme aussi bien que le romantisme véritables sem-blent prendre leur source dans les écrits de Rousseau.On lui objecte vainement d'avoir mis de la passiondans sa raison, et de la colère dans son plaisir; cesreproches ne détruisent point ce fait. Il est aisé defaire la part de la vérité dans tout ce qu'a écrit Rous-seau, et ce triage une fois fait, il reste à l'auteur à'É-mile la gloire immense d'avoir devancé son siècle etguidé celui-ci; d'avoir introduit les penchants natu-rels dans nos habitudes, d'avoir fondé la philosophie

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J . -J . R O U S S E A U .

sur le besoin du vrai, la science sur l'admiration, lapolitique sur la justice, la littérature sur l 'étude ducœur humain.

En remontant plus haut, sans doute, on retrouvedans d'autres écrits le libéralisme et !e romantisme.Ces deux sectes s'honorent actuellement d'une foulede noms, parmi lesquels celui de Rousseau n'estplacé qu'au rang des plus modernes. Mais après lesgrands modèles du siècle de Louis XIV, on avait toutoublié, excepté la littérature classique et le pouvoirabsolu; Rousseau est le seul, dans le dernier siècle,qui ait détaché les âmes des préjugés de l'école et desconventions sociales, et qui ait parlé avec éloquencele langage de la nature et de la vérité. Au milieu dela licence d'esprit qui régnait alors, on eût en vainrépété en phrases harmonieuses la doctrine si pure deFénélon; on n'eût été entendu de personne. Il fallaitalors remplacer l'onction de Fénélon par la véhé-mence; et, dans un siècle si tourmenté par l'impa-tience de tous les jougs, il fallait, pour ainsi dire, unhomme qui se fût affranchi de toutes les autorités.

Ce jugement sur Rousseau peut ne pas ressemblerà celui qu'on émet tous les jours sur cet homme cé-lèbre; mais il y a dans Rousseau l'homme privé, quine ressemble aucunement à l'écrivain réformateur, eton applique, sans doute mal à propos, les torts dupremier au second. On voudrait, par exemple, qu'a-près avoir tant parlé de vertu, il l 'eût pratiquée da-vantage. Mais cette exigence provient de l'irréflexiop.

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II faut prendre le talent pour ce qu'il est : lui deman-der des vertus, ce n'est pas se laisser émouvoir parlui, c'est le juger. L'homme de génie n'est pas unange. La lumière qui éclaire diffère malheureusementtrop souvent chez nous de la volonté qui met en pra-tique. Ce qu'on reproche à Rousseau, on peut le re-procher à tous les hommes. Boileau a dit, en parlantde lui-même :

Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Qui s'est imaginé, d'après cet aveu du poëte, de mettreen doute la vérité des principes de morale qu'il éta-blit. Aux yeux de l'homme éclairé, cet aveu n'infirmepoint le témoignage du moraliste. Il en est ainsi deRousseau ; il s'agit de découvrir si les devoirs qu'il aproclamés, les principes qu'il a enseignés sont vrais.Si la raison répond à cet examen par l'affirmative,nous ne sommes pas en droit d'aller au-delà : les tortsde la conduite de l'homme privé ne doivent pas êtreimputés aux principes du philosophe. Ceux-ci sontles découvertes de son génie, et nous ne sommes jugesque de celui-là. Les autres tiennnent à la faiblesse del'individu, et il n'y a gué Dieu, dit l'Écriture, quisonde tes cœurs et les reins. Sans doute, nous aime-rions à trouver réunis dans la même personne le cœuret l'esprit; nous voudrions que le talent fût d'accordavec les actions; mais c'est le propre de l'humanité,en général, que de s'éclairer par la conscience et d'a-

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gir néanmoins contre elle. Rien n'est si rare et s;beau que l'union du génie t! de la ver tu; niais parceque cette union ne se rencontre pas ici, devons-nousrejeter la vérité qui nous frappe? Si l'auteur de laBelle Jardinière eût été un pape ou un cardinal, nousserions charmés, sans doute; mais parce que ce ta-bleau est l'ouvrage d'un jeune libertin, devons-nouspour cela cesser de l'admirer et refuser du génie etde la vérité à son auteur.

Cette opinion sur Rousseau est généralement celledu peuple. Il est une autre opinion non moins faussesur cet homme célèbre, que nous trouvons chez tousles savants et les littérateurs. Rousseau, disent-ils, aété un homme bi/arre, qui a soutenu le pour et lecontre, par l'envie de se distinguer. Si cela était, iln'y aurait aucune vérité dans les écrits qui nous sontrestés de lui , car l'envie de se singulariser diffèrecomplètement de l'amour du vrai. M. de Barante dansson histoire de la Littérature française au XVIIIe

siècle, La Harpe dans son Lycée, disent tous deux,en effet, que le premier des discours de Rousseau, quiremporta le prix à l'Académie de Dijon, lut écrit danscette in ten t ion . Sans doute Rousseau, dans cet ou-vrage, a choqué toutes les idées, en paraissant calom-nier les lettres, son seul titre de gloire; mais s'eusuit-il de cette attaque, qu'il n'écrivit pas alors d'après saconviction'/ Je crois qu'ici, comme ailleurs, on n'apas assez étudié le cœur humain. Ce que dit Rousseaun'est malheureusement que trop réel. Bernardin de

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Saint-l'ierre nous a démontré la vérité de ces censuresamères ; il n'est qif unescience véritable pour l'homme,c'est d'apprendre à se détacher de soi-même. Cettescience, vue à une certaine hauteur, est tout à la foisde la religion et de la philosophie, et c'est pourquoiprécisément la religion et la philosophie se sont ac-cordées toutes deux à blâmer tout ce qui n'est paspuisé là. Il est aisé de démontrer par l'histoire que,partout où les lettres ont fleuri, la vérité, la justice etl'humanité n'en ont pas été mieux respectées. L'abusdu savoir conduit à l'erreur, l'ignorance du moins nemène à rien. Les fanatiques de tous les siècles n'é-taient pas des ignorants, mais des hommes trompés.Consumez votre vie à l'étude, vous ne pourrez empê-cher que la science, dont vous vous croyez si sûr, nes'écroule quelque jour, tandis que le sentiment, quidonne le repos du cœur à l 'ignorance, continueratoujours de fortifier les faibles et d'éclairer les simples.

On insiste, et on croit trouver de la contradictiondans Rousseau, en ce qu'on le voit combattre ce queprécisément il avait aimé le mieux. Mais l'homme s'en-chante de bornie foi de ses propres erreurs, et celuiqui les condamne avec le plus de sévérité est presquetoujours celui qui en a été dupe. On n'est bien com-plètement désabusé d'une chose que quand on l'a d'a-bord adoptée avec passion. On se moque mieux d'unridicule quand on n'a besoin pour le peindre que dese copier soi-même. Rousseau a cru trouver le bon-heur et la vériîé dans l 'étude des lettres, et il n'v a vu

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le plus souvent que des sophisme» adroits et destriomphes d'amour propre. Il a méprisé son art, parcequ'il en a atteint les bornes, et que mieux que per-sonne il en a vu le vide. Tous ceux qui se jettent avecardeur sur une chose, ne tardent pas de la voir avecdégoût. Chaque homme, quand il est détrompé despetits succès de vanité, doit dire à son livre, ce quele sage dit à la volupté : Pour quoi m'as-tu trompé?Non, il n'y a point de mensonge dans le discours deRousseau : C'est le témoignage d'un philosophe quiétudie les choses dès leur origine, qui considère lesoccupations littéraires comme un commerce souillétrop souvent par les passions, et qui, au lieu de servirà étancher l'ardente soif d'admiration qui est dansl'homme, la trompe un instant pour la laisser revenirplus vive.

Il est aussi des considérations qui jettent un nou-veau jour sur le caractère et les écrits de Rousseau,et qui prennent leur source dans la vie privée de cetécrivain. Avec un grand génie, il avait été caclié du-rant ses premières années dans les derniers rangs dela société; il est résulté de ce déplacement une lutteentre son amour propre et sa conscience. Il ne recueil-lit pas ce qu'il méritait, et sa conscience s'est élevéecontre son siècle pour l'accuser. Repoussé en quelquesorte par la société, il l'a jugée mieux qu'un autre,parce qu'il s'en était éloigné. La hasard voulut que lemalheur fût son instituteur, et de toutes les éducations,la plus vraie, comme la plus durable, c'est celle qu'on

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reçoit de l ' infortune. ^T6, comme tous les grands hom-mes, avec un sentiment intérieur qui l'avertissait desa supériorité, la gloire et le bonheur lui paraissaientles récompenses naturelles de sa belle âme, et au lieudes triomphes qu'il se figurait, il ne recueillit que lemépris et l'injustice. De là, cette haine vigoureusecontre son siècle; on eût dit qu'il se ressouvenait tou-jours des humiliations qu'il avait reçues dans son en-fance; et, dans ses attaques contre la littérature, oncroit découvrir le ressentiment d'un jeune artisan, ad-mis à la table de son maître, mais à qui il n'était paspermis de s'y asseoir, le jour que celui-ci y recevaitles gens de lettres. Avec un esprit plus dégagé despassions et des intérêts du moment, Rousseau eût sup-porté cet oubli sans murmures. Il se serait souvenuque la plupart des grands génies qui ont éclairé leshommes, n'ont joui de leur gloire qu'après la mort, sitoutefois on est sensible alors à de telles jouissances.Il se fût rappelé que l'amour de la vérité n'ambitionnepas les palmes de ce monde; enfin, en creusant da-vantage dans la nature humaine, il se fût aperçu quece vague espoir de grandeur et de félicité lointaines,provient des premiers et des plus secrets penchantsde l'homme ; il n'est pas un homme qui, dès l'enfance,ne fasse un roman de sa propre vie. Sans avoir à larenommée les droits de Rousseau, le plus mince écri-vain se la figure toujours dans l'éloignement. C'estque la nature elle-même nous porte à désirer sanscesse; une espérance indéfinie est la nourriture d'une

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âme immortelle ; celui qui applique aux choses de laterre un désir qui ne les concerne pas, est nécessai-rement trompé dans ses espérances. Le génie et lavertu ne sont pas de ce monde, et les ailes qui leursont données pour arriver au but ne doivent pas ser-vir pour les arrêter dans la vie.

C'est à ce mécompte que Rousseau doit sa verve.Les murmures de sa conscience frustrée le conduisi-rent à voir sous leur vrai jour les objets mêmes des-quels il attendait sa gloire. Affranchi de nos préjugéspar le malheur, la blessure de son cœur devint lasource de son éloquence ; mais ce qu'il ne faut pastaire non plus, c'est que cette disposition a été lasource principale de tous ses défauts. L'épigraphefameuse, vitam impendere vero, fut choisie par luidans toute la sincérité de son cœur et sans qu'il sedoutât lui-même des exagérations que pouvaient luiinspirer les amertumes dont il était abreuvé, et cesont ces exagérations qui déparent ses écrits; dictéspar l'amour de la vérité, ils portent néanmoins l'em-preinte de la vérité outragée et qui cherche à se ven-ger. Pour être vrai sans partialité, il faut être calme;la lumière qui provient de la contradiction qu'onéprouve, n'est jamais sans quelque mélange de pas-sion. On outre toujours un peu les vérités qu'on nousconteste; la philosophie est une invitation à la vertu,plus encore qu'une satyre du vice. On persuade cequ'on fait aimer; on ne réussit pas toujours à faireabandonner ce qu'on blâme. Un traité sur l'existence

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de Dieu, écrit en sortant d'une société d'athées et delibertins, pourra être plein de chaleur et de véhémence ;mais celui qui sera composé loin des hommes, à l'as-pect des merveilles de la création, sera lui seul pleind'onction et de sensibilité. Le premier entraînera; lesecond seul aura la puissance de convaincre. La con-viction qui est le fruit d'un enthousiasme subit estsincère sans doute, mais elle ne dure jamais autantque celle qui provient d'une raison tranquille. Telleest la cause pour laquelle aucun auteur n'a écrit avecplus d'entraînement que Rousseau. Sûr d'avoir trouvéla vérité, personne n'a mis plus de véhémence, plusd'enthousiasme dans sa morale ; mais personne nonplus n'y a mis moins de condescendance.

Une autre cause a contribué à donner aux écrits deRousseau une certaine exagération ; c'est l'extrêmeindépendance du caractère et de la situation socialede leur auteur. S'il est utile à un 4iomme de lettresd'être affranchi d'une opinion injuste ou ridicule, ilne lui est pas moins nécessaire de reconnaître unecertaine autorité. La philosophie et la morale de Fé-nélon sont très-souvent celles de Rousseau; mais cequi rend les ouvrages de Fénélon si aimables, et cequi fait que ses principes sont applicables à tout, c'estque leur auteur a constamment été retenu sous le jougdu respect public, joug précieux, aussi nécessaire auphilosophe qui veut agir sur les intérêts sociaux, quel'observation des règles est indispensable au poète quise propose d'émouvoir le cœur humain . On est ton-

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jours sur d'un succès quelconque, quand on écrit d'a-près une inspiration véritable; mais on ne produit unbien réel que quand on transige dans une certainemesure avec les inspirations d'autrui. Ce joug estd'autant plus salutaire, que c'est lui seul qui rendapplicables les spéculations du génie. Une extrême in-dépendance dans les opinions est souvent le frui t d 'unerévolte intérieure ; il n'y a que la tranquilli té de Fumequi donne la vraie liberté. Pour expliquer ce que jereproche ici à Rousseau, je citerai l'Emile en exem-ple. Ce livre ne renferme qu'une longue attaque con-tre la société. Cette attaque, toujours juste dans lathéorie, l'est-elle également partout dans le fait? jene le pense pas. La société n'est pas u;ie œuvre à re-faire sur de nouveaux frais ; c'est un édifice défec-tueux, il est vrai, mais tout construit, et dont tous leshommes sont obligés de se servir, et où ils se logentle moins mal qu'ils peuvent. Tous les reproches quevous faites à l'édifice sont vrais, mais il vaut encoremieux le réparer, tant bien que mal, que de le jeterà terre pour le reconstruire. Quelqu'un a défini la li-berté, la faculté de faire ce qu'on veut, en tant quece qu'on veut est conciliable avec l'ordre. Ces théoriesexclusives, qui établissent l'éducation sur une basenouvelle sans s'inquiéter de l 'ancienne, ressemblentun peu à ces cons t i tu t ions républicaines qui procla-maient la liberté sans s'inquiéter de l'ordre, qui nousrappelaient des droits sans rappeler en même temps

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BERNARDIN DE SAINT-PIERREET

Mm c DE S T A Ë L

Quand la littérature, les sciences, les mœurs d'unenation ont pris une direction particulière, quand tousles esprits suivent la même route, il ne tarde pas àse rencontrer certains esprits qui forment bientôt cequ'on pourrait appeler le parti de l'opposition, etqui, par la résistance qu'ils apportent h la directiongénérale, obtiennent une faveur qui tient de l'enthou-siasme, et que la génération suivante ne fait qu'ac-croître. Il n'est pas donné à l'homme de trouver lavérité absolue en restant constamment dans la mêmevoie; les objets qu'il découvre alors perdent de leurcharme par l'habitude, une nouvelle route lui offre denouvelles perspectives, et il s'y jet te par cet ardentamour de la nouveauté qui le caractérise, et ce besoind'admiration qui implore sans cesse de nouveaux ali-ments.

L'habitude que nous avons de rapporter toutes nosidées à la même théorie nous rend exclusifs; et, dansles choses intellectuelles, rien n'est aussi à chargeque cet esprit d'exclusion qui finit par devenir de l'o-

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piniâtreté, et qui rétrécit de plus en plus à nos re-gards les choses morales. Quand la masse en est ren-due là, les bons esprits, choqués de cet empire qu'onprétend usurper sur ce qu'il y a de plus libre, la pen-sée, sont déjà secrètement disposés à accueillir lesthéories nouvelles. Si un génie ardent se présente,alors ils se tournent vers lui. Il semble qu'on re-couvre une vie nouvelle en entrant dans la sphèrequ'il nous découvre. L'ancienne théorie avait sansdoute un côté vraisemblable, souvent même utile, quilui avait valu l'approbation publique; mais, en cir-conscrivant toutes les idées sur un point, elle a com-primé la liberté de l'homme, qui, dès lors tend à s'af-franchir de ces entraves. Ce n'est donc plus ce côtéqu'on examine; on est quelquefois injuste par le dé-goût, et on rejette complètement ce qu'on avait adoptépour ce qu'on va nous présenter. On n'avait besoinpeut-être que de mitiger les opinions régnantes ; onles abandonne tout à fait : il fallait un contrepoids àl'opinion trop exclusive; on l'abjure tout entière pourse livrer à nue autre qui aura ses preneurs, qui fleu-rira pendant quelque temps, et qui passera commeelle.

L'histoire de tous les siècles nous offre des preuvesnombreuses à l'appui de cette vérité. La philosophieplatonicienne a para pour rétablir l'équilibre rompupar le polythéisme populaire qui matérialisait le mondemoral et le naturalisme superficiel de la seconde écoled'Élée. Quand Platon sembla n'^nur sans r ivaux,

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ET M°" DE STAËL. 435

Âristote rappela la philosophie à l'étude des réalités.Les stoïciens parurent au moment où la doctrine d'É-picure semblait prétendre à l'universalité. Le néo-platonisme survint à l'instant où il n'y avait plus dansles âmes de croyance à l'immatériel. Dans les tempsmodernes, Bacon mit la physique en honneur, quandles scholastiques la négligeaient ; le siècle de Louis XIVfut un siècle dévot, précisément parce que le XVIe avaitété une époque d'indifférence religieuse; le nôtre enappelle à toutes les croyances du spiritualisme, parceque nos pères les avaient combattues et rejetées :partout où vous voyez la foule se précipiter aveuglé-ment dans une route, attendez-vous qu'il va paraîtrequelque génie qui l'en retirera, non pas en sacrifiantà ses idées, mais en lui en offrant de complètementopposées. L'industrialisme généralement répandu au-jourd'hui est peut-être sur le point de céder à unescience toute différente, qui aura ses preneurs, sesadeptes comme celle-ci. Cette vérité trouve sa dé-monstration dans l'examen de deux célèbres écrivainsde nos jours.

Ce qui a fait la vogue de Bernardin de Saint-Pierreet de Mme de Staël, c'est précisément parce que l'unet l'antre se sont mis à la tête de cette opinion con-traire qui a lutté avec l'opinion dominante, et a finipar la remplacer. Ils ont été l'un et l'autre les or-ganes de la conscience outragée, méconnue pendantun demi-siècle par la métaphysique des sensations.Ils ont fait aimer la nature à des hommes circonscrits

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dans les jouissances de la société, et qui commençaientà être blasés sur tes plaisirs factices ; quand la réalitéseule était toute puissante, ils ont fait voir qu'il yavait de la puissance dans l'empire des idées; à euxdeux, ils se sont partagés Rousseau, qui avait étél'organe de l'opposition dans le XVIIIe siècle, et quiavait dû sa faveur à la lutte éloquente que le hasardde cette position lui avait fait soutenir. Bernardin deSaint-Pierre prit de ce grand homme le goût deschamps, de la solitude; Mmc de Staël, la passion deschoses morales, le bonheur de la rêverie mélancoli-que, l'ardeur de la philosophie du sentiment. Chacund'eux combina ces éléments d'une manière particu-lière et en rapport avec ses facultés. Bernardin deSaint-Pierre, avec son beau coloris, avec son goûtconstant pour l'observation, devint le premier de nosnaturalistes descriptifs; Mme de Staël, avec son ima-gination vive, son style métaphorique, ses saillies spi-rituelles, devint le plus ardent prôneur des idées sen-timentales et l'ennemi le plus déclaré de la froide idéo-logie, et de la frivolité légère et moqueuse des Épi-curiens de notre temps.

L'histoire naturelle à la fin du dernier siècle étaitdevenue une sèche nomenclature ; à force de chercherl'exactitude et de se retrancher dans les faits, on avaitfini par ne plus vouloir entendre parler de causes fi--nales. La philosophie alors s'était déplacée; et, aulieu d'étudier l'univers, elle ne tenait plus compte quede ces petits moyens artificiels, avec l'aide desquels

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ET MM DE STAËL. 437

nous nous guidons dans cette étude. La méditations'y changeait en abstraction. Bertiardin de Saint-Pierre rendit à la philosophie naturelle ce que le sièclelui avait ôté, cette méditation délicieuse qui tient plusà l'admiration qu'à l'analyse. Les Études de la na-ture apparurent tout à coup comme un phénomène.Une poétique nouvelle jaillit de ces pages si entraî-nantes à la fois et si simples. On était las de ces des-criptions champêtres faites dans le cabinet. Saint-Lambert et Delille avaient bien accumulé des vers surla campagne, mais personne n'avait peint avec au-tant de vérité les objets physiques; personne n'avaitrévélé avec autant d'éloquence ce que la nature dità tous les hommes. Il était bien question là de la cam-pagne vue par telle ou telle classe de citoyens; il s'a-gissait des merveilles de la création jugées par l'ad-miration, par le sentiment, par toutes ces facultésqui appartiennent à tous les hommes, quels que soientleur rang et leur condition.

La science de l'homme et de ses passions était de-venue également, dans la même époque et dans cellequi la suivit, une espèce de théorie mécanique. Touty était apprécié, calculé avec rigueur. Plus de place,pour l'imagination et le sentiment, que celle qu'ilsavaient toujours eue dans la poésie. On laissait celle-ci à l'homme, non comme l'exercice d'une facultéréelle, mais comme la distraction innocente d'un artconventionnel, dont les inspirations ne doivent pasêtre prises à la lettre. L'Allemagne parut, et cette

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sève poétique, qui ne se manifestait plus dans les pro-ductions émondées de notre philosophie, poussa toutà coup des rameaux vigoureux. C'est par la toute-puissance du sentiment et de l'imagination, c'est avectoute la verve d'une poésie proscrite, que3Ime de Staëlen appela à la philosophie du siècle. Elle a démontréqu'il n'y avait qu'une théorie circonscrite qui pouvaitse flatter d'expliquer l'homme comme un'automatedoué de chaque sens l'un après l'autre. A l'instant oùla statue de Condillac a acquis tous ses sens, il luimanque encore ces facultés brillantes qui sont l'or-nement du cœur humain : L'héroïsme du dévoûment,les perspectives de l'espérance, les émotions de l'a-mour sous toutes les formes; ces facultés qu'elle n'ac-querra point en réfléchissant méthodiquement surelle-même, Mme de Staël les introduit toutes à la foisdans la philosophie; et, d'une science aride, elle faitune hymne brûlante.

A des systèmes géologiques où on expliquait la for-mation de l 'univers d'après les lois de la dynamique,Bernardin de Saint-Pierre substitua une science at-trayante qui eut le charme d'une démonstration reli-gieuse. Fénélon, Niewentyt, avaient prouvé l'existencede Dieu par les merveilles de la nature. Ce plan, fé-cond en descriptions, fournit à l'auteur des Étudesde la Nature une série de tableaux tour à tour su-blimes et touchants, dans lesquels le peintre ne faisaitjamais oublier l'observateur. Ces objets, qu'on avaitvus cent fois, reparaissaient sous sa plume avec une

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fraîcheur de coloris telle, que, tout en les reconnais-sant, on croyait les bien voir pour la première fois.La géographie était une science sèche, il en fit la pre-mière des sciences naturelles. Aux lois de la pesan-teur qui ont déterminé l'élévation des montagnes, laforme du bassin des mers, les .inégalités de leurs ri-vages, il oppose les intentions de la Providence qui adessiné avec autant de soin et de sagesse les contoursd'un continent que le limbe des pétales de la simplefleur des champs. La nomenclature aride de la bota-nique disparaît dans ses écrits, pour faire place à unlangage simple et en même temps pittoresque.

Pour la première fois, la riche et sauvage natured'entre les tropiques parait avec toutes ses couleursdans ces pages délicieuses, moins ornées que les versde Thompson, moins magnifiques que les esquissesde Bufton, mais plus vraies que tous les deux, parceque l'auteur avait vu en observateur ce qu'il repro-duisait en peintre habile. Nos bucoliastes, depuisThéocrite jusqu'à Gessuer, n'avaient pas découvertun autre horizon que celui des vallons fleuris de nosclimats. Plus hardi à la fois et plus simple que Flo-rian, Bernardin de Saint-Pierre appelle dans ses ta-bleaux les rivages de l'océan. Pour la première fois,il peint les glaces du pôle, les ouragans terribles ducap fameux où Camoëns plaçait le génie des tempêtes,et les scènes de la zone torride. Pour faire voir quetoute la magie de son style consiste dans la vérité, ildécrit la moisson jaunissante de nos pays, et là même

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il ne cesse pas d'être neuf. Plus loin, il évoque lessouvenirs d'Ariane, et nous la représente, avec sesregrets amers, errant sur les rivages de Naxos; et cebeau ciel de la Grèce, cette douleur qui a fait le sujetde tant de poèmes, tout cela est encore nouveau pournous, parce que l'écrivain nous révèle ce que nul au-tre n'avait observé avant lui. Le chêne qui domine lavallée, que dis-je ? le fraisier seul de sa fenêtre, envoilà pour lui assez pour nous instruire, pour exciternotre admiration à l'aspect de tant de merveilles etnotre reconnaissance pour leur Auteur.

L'homme n'est pas dédaigné dans ses tableaux.Pour lui, ce n'est point l'homme de tel pays, de tellecondition, qu'il considère; c'est le citoyen de l'uni-vers. Aussi, que de préjugés ne lui faut-il pas com-battre pour nous le faire considérer sous le point devue véritable? Ses idées sur l 'éducation, critiquéespar La Harpe, n'étaient pas du goût du siècle; maisla révolution française a prouvé que le naturalistephilosophe connaissait l'homme mieux que le rhéteur.Un des titres de gloire clé Bernardin de Saint-Pierre,et celui dont on ne s'avise guère de lui faire honneur,c'est d'avoir le premier rendu à la philosophie moraleles charmes qu'elle avait perdus dans la langue abs-traite de la métaphysique. La philosophie du senti-ment, indiquée seulement par Jean-Jacques Rousseau,se trouve développée chez lui avec toute la poésie dePlaton, et l'onction persuasive de Xénophon. Je neconnais aucun livre moderne où la science de l'homme

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moral soit présentée d'une manière si vraie et toutà la fois si poétique. On comprend la philosophiede Condillac, en s'y prêtant, comme on comprendune hypothèse; mais celle de Bernardin de Saint-Pierre nous frappe comme un sentiment, et les com-mentaires de la raison ne font plus ensuite que con-firmer ce que l'émotion nous avait portés a. croire.Nos psycologues prouvent aujourd'hui que hors descinq sens, l'homme existe encore, qu'un mode primi-tif de perception qui a paru appartenir jadis à la na-ture humaine, peut encore parfois redevenir de sondomaine; cette idée, que développe assez bien l'alle-mand Schubert, se trouve déjà indiquée dans la partiemorale des Études de la Nature, quand l'auteur yparle des songes, des pressentiments et de tant d'au-tres modes de sensation qui donnaient un démentiformel à l'incomplète idéologie de l'époque.

La littérature française, riche de tant de chefs-d'œuvre, considérait avec dédain les productions dela littérature étrangère. Mme de Staël mit en honneurparmi nous le théâtre allemand ; et dès lors Goethe etSchiller, mieux appréciés, devinrent les modèles denos jeunes écrivains. Quand le spirituel Geoffroy,s'appuyant sur les règles d'Aristote, proscrit ce quin'y est pas conforme en châtiant nos auteurs natio-naux, l'auteur de VAllemagne, ne consultant que lesrègles auxquelles obéit le cœur humain, introduit denouveaux auteurs sur notre Parnasse, et laisse ensuiteà la nation le soin de les v maintenir.

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Le classique régnait en maître absolu dans les uni-versités, les académies et les salons. Mme de Staël semet la première à la tête d'une opposition formidable,en préconisant la littérature romantique, qui compteaujourd'hui une foule d'auteurs que l'orgueil françaisn'ose désavouer, bien que le procès intenté au genrene soit pas encore terminé. Le sensualisme enseignédans les écoles, invoqué à la Sorbonne même, malgréle contre-sens évident de cette doctrine avec la reli-gion, le sensualisme de Locke et de Condillac, étaitseul eiapossession d'éclairer les esprits. Mrac de Staëlle met aux prises avec la philosophie idéaliste des Al-lemands : elle oppose Fichte à M. Destutt-Tracy : lescandale est sur les bancs de l'école; mais l'examenprend la place de l'étonnement ; on compare, on ré-fléchit, on se dépouille de ses prétentions, et la philo-sophie spiritualiste, en butte aux mêmes attaques quela littérature romantique, compte bientôt, commecelle-ci, des adeptes, des preneurs, et enfin des écri-vains distingués qui la démontrent . La morale étaitréduite chez nous à l'intérêt personnel bien compriset limité dans de certaines bornes. Mmc de Staël la tiredes domaines des conventions pour la faire entrerdans celui de la religion. Elle en fait un culte, eneffet, de cette morale si pure et si lumineuse, qui a ledésintéressement pour base, l'amour pour mobile etla vertu pour récompense. La frivolité légère, la ma-nie du raisonnement dans les choses du cœur, voilàce qu'elle poursuit de mille manières pour en ap-

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peler à cet instinct du cœur qui ne trompe jamais.Bernardin de Saint-Pierre a fait paraître son livre

dans les premières années qui ont précédé la révolu-tion ; Mme de Staël a publié le sien au premier mo-ment de la restauration. Le grand drame dont nousavons été témoin a été ainsi jugé dans ses différentsactes par ces deux écrivains qui n'ont pas cessé d'enappeler continuellement à la génération suivante deségarements de la génération contemporaine. Leursécrits ont parlé plus haut que la tribune. Intrépideschampions de la science outragée, de la littératureméconnue, ils n'ont pas cessé de lutter, l'un avec sonâme tendre et expansive, l'autre avec son esprit,contre les savants qui ne voulaient que du calcul, etles penseurs qui n'admettaient que des conventions.

Ce qui a fait la réputation de l'un et de l'autre,"etce qui est resté leur vrai titre de gloire, ce sont desromans : Paul et Virginie et Corinne sont mar-qués d'un cachet particulier, aussi différent que lesdeux écrivains qui les ont produits. Ces deux écritsont été, l'un et l'autre, l'organe manifeste de l'oppo-sition, si on se reporte à l'époque où ils ont été pu-bliés.

Paul et Virginie a paru en 1789. Y eut-il jamaisde siècle plus éloigné de la simplicité des sentimentsnaturels que l'était alors celui-là ! La raison humaineplanait avec une sorte d'orgueil sur toutes les sciences ;tout paraissait avoir été dit. Il y avait des théoriesprofondes et irrévocablement iixées sur tous les sujets

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444 BERNARDIN 1 DE SAINT-PIERRE

offerts à la méditation du philosophe. L'irréligionétait à son comble, parce que personne ne voulaitpasser pour un esprit faible, et qu'il était démontréque la religion ne convenait qu'aux superstitieux.L'emphase de Raynal, l'affectation de Dorât, les petitsvers de Bernis, cette foule de poètes erotiques qui necroyaient intéresser qu'en déchirant le voile de la pu-deur, l'esprit caustique et bouffon de Beaumarchais,les peintures immorales de Crébillon le fils, voilà cequ'on admirait alors en fait de talent. Le mauvaisgoût se joignait partout au cynisme; les lettres étaientsans dignité; une grâce affectée tenait lieu d'inspira-tion, et le ridicule ne s'attachait qu'à ce qu'on auraitdû respecter. 11 ne serait venu certainement à l'idéede personne de tenter d'émouvoir un siècle si raison-neur, une génération si démoralisée, et surtout unenation si légère, par le tableau des amours innocentesde deux enfants; mais le libertinage avait usé de tout,et la pastorale délicieuse de Paul et Virginie appa-rut comme quelque chose de neuf, dont la sociétévieillie n'avait pas encore goûté.

Ce charme d'une nature inconnue, cette candeurde deux âmes vierges, aussi pures que cette nature,cette pensée religieuse, qui dominent dans tout le ta-bleau, cette philosophie si lumineuse à la fois et sisimple; cette douceur soutenue d'un style pur et sansmélange d'affectation, ce respect constant pour la pu-deur; tout cela, par le contraste même, dut ébranlerfortement des imaginations salies, que le sentiment

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ET Mme DE STAËL. 443

du vrai beau sans doute n'avait pas encore abandon-nées sans retour. Un chant de berceau ne parait quetrès-simple à celui qui n'a jamais cessé de jouir desdouceurs de la vie domestique ; mais comme il retentitdans l'âme de celui qui, par son imprudence ou parun arrêt de la destinée, va terminer son existence pé-nible loin des lieux qui l 'on t vu naî tre , loin de lamère qui l'a nourri sur son sein, de l'épouse qui areçu ses premiers serments, et de l 'enfant qu'il apressé sur son cœur! La si tuat ion de cet étrangerétait celle du siècle entraîné loin des pins doux senti-ments par une éducation fausse, par des mœurs dé-pravées. Ceux que n'avait pas encore atteints la con-tagion, en comparant les écrits en faveur alors et ce-lui de Bernardin de Sainl-Pierre, Coûtèrent ce der-nier avec ivresse; les autres y applaudirent comme sile remords leur eût montré la véri té qu'ils avaientjusqu'alors refusé clé reconnaî t re . Les gens de goûtlui donnèrent leur adhésion, parce que le triomphede l'art est d'atteindre jusqu'à la simplici té des senti-ments inspirés par la nature , et c ru ' i l s atti ' ibuèreni àune imitation savante ce qui était le f ru i t d'une émo-tion profonde et d'une insivirnt ioï i véritable.

Corinne, qui parut dans les premières années del'empire, était la critique la plus l ine et en mêmetemps la plus éloquente de l'esprit pub l ic de ce temps-là. En décrivant les ruines de M o i n e , l ' a u t e u r évoqueles souvenirs du pass', q;;i son! p a r t o u t le démenti

l 'épornie. K i lo 'n«; ; ! ie à la force, en38.

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44(3 BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

déplorant la faiblesse humaine qui n'a laissé dans ceslieux renommés qu'un tombeau mutilé et une réputa-tion incertaine. C'est dans cette belle Italie, où tousles souvenirs sont poétiques, qu'elle donne une leçonsévère à cette France qui a banni de chez elle tout cequi n'est pas calculé et démontré rigoureusement.

11 y avait alors chez nous une sorte de dérision at-tachée à tout ce qui est purement moral. Les sciencesexactes étaient seules cultivées. La littérature servaità tenir sous le joug du prince le peuple enchaîné parle prestige de la victoire. Les poètes payés louaient levainqueur; ceux qui ne l'étaient pas, hasardaient seu-lement comme Chénier des allusions critiques sur cerégne de la force, qui étouffait tous les sentiments.Rien n'annonçait que l'imagination pût sortir de cetteléthargie. C'est au milieu de l'Italie soumise queMme de Staèl osa faire entendre le cri de l'indépen-dance littéraire. Sur les degrés du Capitule, elle nousmontre le génie des lettres fêté par un enthousiasmeplus pur que celui qui vient d'accueillir la puissance.Sous le dôme de Saint-Pierre, elle évoque les senti-ments religieux qui ont leur asile dans le cœur, et quisont si différents de ceux dont la politique cherche hcouvrir ses usurpations.

L'imagination, les beaux-arts, la religion, l'amour,tout ce qui forme cette partie de notre être inacces-sible au calcul mortel, c'est là ce que Mnic de Staëlchoisit; c'est là ce qu'elle proclame avant tout . Dansson livre, ou retrouve l ' imagination des premiers

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ET Mmc DE STAËL. 447

âges planant encore sur les derniers, pour chercher àles préserver du désenchantement.

Confiante en cette imagination brillante, Corinne,car on est tenté de prendre toujours l'héroïne pourl'auteur, Corinne a sa mission : elle se réchauffe ausoleil du midi; elle s'abreuve de poésie et d'enthou-siasme aux sources mêmes où ont puisé les génies quil'ont précédée. Riche de son inspiration puissante, deson beau talent, elle vient, la lyre en main, au-de-vant d'une nation conquérante qui ne veut que le réel,qui calcule son impétuosité même, qui a abjuré,comme une chimère, tout ce qui ne devient pas uneaction positive, et qui enfin, de tous les sentiments n'aconservé que l'amour de la gloire. C'en est assez dece sentiment : quand le cœur humain reçoit par quel-que endroit une étincelle de la vie morale, il en estaussitôt embrasé : l'admiration générale accueille etfête cette généreuse Corinne. Les critiques cherchentà contester à Mme de Staël ses inspirations, la puissanceelle-même ne dédaigne pas d'agir contre elle; Napo-léon juge qu'un tel écrivain vaut la peine d'être per-sécuté. Dès lors son succès est assuré, et Mme de Staëlest récompensée par son siècle, parce qu'elle a luttécontre lui.

Quand on était lassé de tout, parce qu'on avaitabusé de tout, Bernardin de Saint-Pierre a ému lescœurs par le tableau si simple des premiers sentimentsde l'enfance. Quand on avait tout pesé, tout calculesymétriquement, Mmc de Staël a su provoquer l'admi-

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•4-48 l i E R X A K D J N DE SAIST-PIERRE

ration, r.ari-c qu'elle a mis l'imagination captive del 'homme en contact avec toutes les jouissances del 'art. Aux deux extrêmes de la civilisation, ces deuxécrivains ont offert deux routes nouvelles au géniecaptif : Le premier a parlé comme un solitaire, qui,d'une île déserte, aurait écrit pour un siècle avec le-quel il n'aurait pas senti le besoin de s'identifier; lesecond, à l'aspect des jouissances intellectuelles qu'ondédaignait par système, s'est senti ému; il a mis, pourainsi dire, en circulation ces sentiments prohibés; etc'est parce que personne ne regardait du côté où ilvoulait entraîner la France, que la France entière s'estlaissée entraîner par lui .

UH'OU n 'a t t r ibue donc pas seulement les succès deces deux écrivains à leur beau talent; il y a, en outre,dans cette vogue la part bien certaine du moment. Ilsont mieux que personne deviné ou senti ce qui man-quait à tout le monde. Leur âme, à l'étroit dans lafausse direction des idées, a laissé exhaler des senti-ments qui ont été compris de tous ceux dont l'âmeéta i t comprimée de la même manière. Tous deux ontélé or ig inaux, sans que leur esprit en eût fait les frais.Avant l 'appari t ion de Paul el Virginie tout avait étédit ; mais il restait à peindre les sentiments de l'hommeen présence de la na ture , et Bernardin de Saint-Pierre, en se peignant lui-même, peignit tous ceuxqui éprouvaient le besoin de ces sentiments consola-teurs. Avant la publication de Corinne, on avaitépuisé sans doute tout ce qu'il y avait à dire sur la

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ET M»" DE STAËL. 449

poétique du cœur humain ; mais cette poétique, mé-prisée ou condamnée trop légèrement, n'attendaitqu'une occasion pour reparaître; et, en laissant exha-ler les sons de sa lyre, Corinne fit vibrer tous lescœurs à l'unisson du sien.

Je pourrais faire remarquer une similitude nou-velle entre Bernardin de Saint-Pierre et Mme de Staël :C'est qu'ils ont écrit l'un et l'autre sur la politique;les Considérations de celle-ci, les Vœux d'un Soli-taire de celui-là, n'ont point influé sur les affaires gé-nérales. Ce n'est point en entrant dans les idées de lafoule qu'ils ont eu l'honneur de la guider; c'est en lafaisant entrer dans les leurs. Un écrivain célèbre denos jours, l'auteur à'Atala et des Martyrs, a obtenuplus de succès dans la carrière politique; c'est queses ouvrages précédents n'avaient eu que la vogue dutalent ; pour lui en attirer une capable de faire de luiune autorité, il a fallu que cet écrivain se fit à sontour l'organe des partis politiques comprimés. Sa po-sition sociale lui a attiré alors sans contestation unefaveur littéraire que ses premiers ouvrages ne lui au-raient jamais value. Ceux-ci, critiqués d'abord à ou-trance, ont repris leur place naturelle; mais le publi-ciste leur a ouvert la voie, et ils ont défendu ensuitepar leur propre gloire les écrits qui les avaient mishors de toute atteinte.

Il n'y a donc qu'un moyen de se faire lire, c'estd'être soi; il n'y a qu'un moyen de se rendre célèbre,c'est de porter son siècle au-delà du but où il a été

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io'J B K l i N A H D I . N DE S A L M - P I E R K E

condu i t , on su ivan t les traces de ceux qui ont inf lué:-i:r sa di rect ion présente; ou, si ce talent-là nousmanque , c'est de considérer par quels côtés pèche l'é-ducation générale des esprits ; nous découvrirons bien-tôt quelque vice contre lequel il nous sera permis deS o n n e r ; nous arriverons alors, par l'art et la réflexion,au poin t o(( Bernardin de Saint-Pierre et M""' de Staëlsont arrivés par ies circonstances et l ' instinct naturel.

Qu'on ne s'effraie point alors de la lutte qu'on auraa soutenir . L'empire des idées n'appartient à personneexclusivement ; celui qui y règne en despote, demainpeut-être en sera dépossédé. 11 n'y a de lég i t imi tédans les choses morales qu'avec une intime, une com-plote liberté. Une idée vraie est plus forte que tousceux qui refusent de la recevoir : tôt ou tard, elle sefera jour. Si vous êtes blessé d'une injustice, écrivezcontre elle, et nu temps viendra que vous aurez desapprobateurs. Vous ne les voyez pas aujourd'hui dansla foule ; mais déjà la foule se retire, et vous voilà en-v i ronné de ceux qui sentaient comme vous, et qui at-ténua ien t quelqu'un pour exprimer ce qu'ils éprou-vaient et faire cause commune avec lui. CertainementPernardin de Saint-Pierre eût échoué en catéchisantson siècle; il lui ofl're mi tableau pa thé t ique , dan s le-quel le siècle voit ce qui lui manque, et tout le mondesympathise avec l 'homme de génie. Mme de Staël amis également en action une théorie nouvel le et mé-prjsée de ses contemporains. Le roman a entra îné lesimatdna l ioHS sédui tes , et ies nombreuses critiques

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ET Mmc DE STAËL. 451

n'ont pu retarder le mouvement du siècle. Un livre aété plus fort" que le génie même sur le trône : c'estque le génie comprimait la pensée, et que le livre lui

.a donné l'essor. Deux ouvrages écrits dans un genreconsacré aux plus faibles productions de la littératureont été ainsi les moyens avec lesquels la littérature aété un instant modifiée.

La critique s'est attachée à combattre les deux écri-vains que nous venons d'étudier; et, nouveau rap-port entre eux, ils n'ont pas été décrédités par desennemis de la science ou des indifférents, mais parceux qui paraissaient devoir marcher dans les mêmesvoies. Les physiciens se sont ligués contre Bernardinde Saint-Pierre, qui rendait leur science attrayante,et les hommes religieux se sont soulevés contreMrae de Staël, qui lut ta i t avec tant d'avantage contrel'incrédulité.

Un écolier médiocre, en parcourant les Harmoniesde la nature, s'apercevra facilement des fautes com-mises par l 'auteur; mais il n'y a qu'un homme supé-rieur qui reconnaîtra le germe des nombreuses véri-tés mises au jour dans les Études. Avant l'apparitionde ce livre, l'homme ne voyait dans la nature que sesmoyens et son génie; Bernardin de Saint-Pierre yvit partout empreinte la main de la Providence; sonlivre, écrit pour consoler les malheureux, commel'annonce l'épigraphe, scandalisa cette classe de sa-vants qui s'étaient fait de l'athéisme une science, etqui voulaient que l 'élude de la na ture servit de dé-

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452 BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

monstration à leur déplorable système. La science ai-mable de l'auteur de Paul et Virginie fut dès lorsattaquée, parce qu'elle n'était pas d'accord avec quel-ques expériences modernes. De tous les travers del'homme, le plus funeste est celui qui fait un patri-moine de la science : l'amour-propre y règne alorsen tyran jaloux, des corporations s'en emparent ; et,au milieu des corporations, tout homme qui marcheest sûr d'être désavoué par elles. Les corps ne meu-rent pas : les préventions d'un individu s'éteignentavec lui; celles d'un parti subsistent longtemps, etlèguent à la génération qui commence l'héritage dela génération qui finit. Bernardin de Saint-Pierre,admiré de son siècle, envié et critiqué par ses rivaux,est souvent encore aujourd'hui l'objet des attaquesd'une jeunesse formée à l'école de ses détracteurs.

Mais la réflexion rectifie ce jugement précipité. Cen'est point comme faiseur de systèmes qu'il faut con-sidérer Bernardin de Saint-Pierre, mais comme pein-tre inimitable, comme philosophe moraliste. Mille vé-rités inaperçues jusqu'alors, mille tableaux ravissantsbrillent dans ces pages conçues sans peine, écritessans contrainte, et où l'imagination s'égare sans s'as-sujettir au joug de la règle, comme dans les écrits dePlutarque, de Montaigne et dans un grand nombre deceux de Rousseau. La persuasion du cœur y rend par-tout l'auteur éloquent. Mais il se trompe, sitôt qu'ilsubstitue l'esprit au cœur. Quand, par le témoignagedu cœur, l'homme est assuré d'avoir eu raison une

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ET M1»' DE STAËL. 453

fois, il s ' imagine qu'il l'aura toujours dans la suite;et, sans s'en apercevoir, il arrive à un point, que cen'est plus la vérité reçue dans son cœur qu'il pro-clame, mais celle qu'il a agencée d'une certaine ma-nière dans son esprit. L'amour-propre et l'obstinationfinissent par abuser celui qui a commencé avec ledésintéressement et la bonne foi : c'est son ouvragequ'il aime, ce n'est plus la nature. Tout ce qui estdans le plan des Etudes est parfait : descriptions en-chanteresses, tableaux sublimes ou touchants, ré-flexions profondes; il n'y a de défectueux que leseflorts de l'esprit pour lier entre eux ces tableaux,pour assujettir ces réflexions à une idée dominante.La gloire du coloriste et du moraliste est intacte;celle du physicien, je l'avoue, est exposée et peut re-cevoir de nombreuses atteintes.

En combattant un siècle irréligieux, Mmc de' Staëlse fit de nombreux admirateurs; mais elle s'attirapour critiques ceux qui voulurent que le sentimentreligieux, prôné par cette femme célèbre, fût d'ac-cord avec leur croyance. On voulait bien voir com-battre l'abus de la philosophie, mais on aurait vouluque la victoire profitât à telle ou telle doctrine. Lescroyances émanées du même principe, et qui, en selouchant, tendent à diverger, sont toujours ennemiesacharnées. Un sectaire aimera mieux avoir affaire àun athée qu'à un homme religieux d'une secte diffé-rente. La raison en est bien simple. Le même pen-chant intéressé, qui fait de la science un patrimoine.

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454 BERNARDIN DE SAINÏ-PJERRE

fait aussi de la chose religieuse une propriété. Nousreportons tout exclusivement à ce que nous professonsnous-mêmes, et des investigations hardies dans ce quenous avons de plus cher, nous paraissent presquedes profanations.

On a trouvé dans les délicieuses rêveries que lesentiment religieux inspire à l 'auteur de l'Allemagneune sorte d'épicuréisme moral, non moins répréhen-sihle que celui des sens. Par cette voluptueuse philo-sophie, l 'homme, dit-on, se complaît dans un enthou-siasme stérile, exempt de devoirs réels. C'est la vieavec tout ce qu'elle a de plus enivrant, puisqu'onn'en prend que l'idéal et qu'on en dédaigne le positif.

Il y a dans ces critiques la môme méprise que danscelles dont les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ontété l'objet. Sur le titre du livre, on a voulu voir danscelui-ci un physicien exclusif; dans l'autre, on n'avu également qu'un philosophe. C'est la poésie qu'ap-pelle partout Mmc de Staël à son secours pour rani-mer la philosophie, réchauffer la morale; et la poésien'est pas justiciable d'un autre tribunal que de celuiqu'elle a reconnu dans tous les temps. Substituer dessentiments moraux, pleins de vie et de chaleur, à desraisonnements abstraits, fondés sur des croyancesdésolantes, ce n'était pas prendre l'obligation de lierces sentiments à tels ou tels devoirs, selon qu'ils sontprescrits par telle ou telle doctrine. Qui de nous feraun crime à l'auteur des Méditations poétiques debercer doucement l'âme d'images enchanteresses, de

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ET M»" DE STAEl. 455

sentiments délicieux, sous prétexte que ces imageset' ces sentiments rappellent des impressions plusgraves? Le poëte ne prend l'obligation que de nouscharmer. S'il a rempli son but en restant constam-ment vrai, nous n'en devons pas exiger davantage.Bernardin de Saint-Pierre a ramené les hommes à lanature qu'ils oubliaient ou qu'ils ne savaient pas voir,Mme de Staël a cherché à remplacer l'intérêt person-nel, ce mobile calculé de nos actions, par le dévoû-ment, cette source intarissable des affections du cœur.Le premier de ces illustres écrivains a parlé avectoute l'onction de la sensibilité la plus vraie ; le second,avec toute la vivacité de l'imagination la plus bril-lante. L'un est le modèle inimitable des peintres quiveulent se rapprocher de la nature seule, l'autre sertd'exemple aux poètes qui cherchent à exciter l'imagi-nation engourdie des hommes blasés sur les jouis-sances sociales. Celui-là ne demande pour émouvoirla sensibilité du lecteur qu'un désert et deux enfants:celui-ci marche escorté de tous les arts ; pour théâtre,il lui faut la capitale du monde ancien, et pour hérosle génie le plus brillant des temps modernes. Tousdeux ont marché au même but par des voies diffé-rentes : ils ont régénéré la morale avilie, substitué lapoésie de l'âme à celle des mots, conduit enfin leshommes à l'étude de leur propre cœur. Dieu et l'âmehumaine sont mieux connus, mieux sentis après lesavoir lus. La métaphysique, qui était une scienced'abstraction, devient sous leur plume un sentiment.

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4o<î B E R N A R D I K DE S T - P I E R K E El M"" DE S T A E T .

Leurs preuves ne sont pas des déductions, mais destableaux. Après avoir lu Bernardin de Saint-Pierre,on est tout surpris de trouver si près de notre cœurl'étude de la nature extérieure qu'on ne croyait acces-sible qu'à l'esprit de système. Après avoir lu 3i1110 deStaël, on s'étonne qu'il y ait dans la science du cœurhumain tant d'émotions poétiques, dont la morale denos livres était dépouillée. A eux deux, ils reprodui-sent sous leurs traits véritables le monde physique etle monde moral; et, grâce à leur ta lent , l 'un de cesdeux mondes ainsi reconstruits présente un asile à lapensée troublée de ne plus apercevoir un Dieu dansl'univers; l 'autre ouvre un refuge à la conscience, quine se retrouvait plus eu elle-même.

FI\ DU TOME P R E M I F . I ï .

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* OUVRAGES SOUS PRESSE.

SCRIPTURA SACRA, seu VEIIBUM DOMIM. Versio lit/eralis, duce Em.Swedenborgio, cum Explical ionibus sensus spir i tual is ex Ejusdemoperibus collectis, cura et labore J.-F.-Stephani Le Boys des Guayset J.-B.-Augusti Harlé.

Les quatre Évangiles et l'Apocalypse, traduction française, par J.-F.-E.Le Boys des Guays et J.-B.-A. Harlé.

OUVRAGES QUI SERONT PROCHAINEMENT PUBLIÉS.

Table analytique et Index des Arcanes Célestes, — 3 vol. grand in-8°.Table ana ly t i que de Y Apocalypse Expliquée, — 1 vol. grand in-8°.

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Page 470: Melanges Oeuvres Edouard Richer T I

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SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE DE DESTENAYBue Lafayette, 70, place Mont-Bond

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