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ABSTRACT Th~se de mattrise
Linda Johnson-Gaboriau
LE GROUPE DU GRAND JEU
Une étude du groupe d'écrivains et d'artistes qui publia, entre 1928 et 1930, la revue le Grand Jeu • Parmi les principaux collaborateurs
étudiés : René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, André Rolland de Renéville,
Roger Vailland, Maurice Henry et Josef Sima. L'auteur étudie d'abord
les divergences politiques et philosophiques entre le groupe surréaliste
et le groupe du Grand Jeu. L'auteur démontre ensuite que ce dernier
groupe, attribuant une signification strictement métaphysique ~
l'existence humaine, se consacrait ~ l'élaboration d'une "méthode
mystique" dont les principaux éléments furent l'étude de l'occulte,
l'étude du mysticisme oriental et l'usage de la drogue. Un chapitre
est consacré à "l'alchimie du verbe" et au r8Ie du poMe-voyant. Le
dernier chapitre situe le Grand Jeu vis-~-vis son époque et, ensuite,
vis-~-vis la pensée contemporaine et le mouvement dit "psychédélique".
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.
l
LE GROUPE DU GRAND JEU
PARTIE l L'INITIATION
Présentation Du Grand Jeu en ses oeuvres vives.
Introduotion historique.
A. Les Simplistes à Reims.
B. Le Grand Jeu à Paris - - les nouveaux membres.
Le Grand Jeu et le surréalisme.
A. Les premiers rapports.
B. Analyse des divergenoes politiques.
C. Analyse des divergenoes philosophiques.
PARTIE II LE LIEU ET LA FORMULE
Le Grand Jeu et le mystioisme oriental.
A. La philosophie non-dualiste.
B. L'art hindou.
Le Grand Jeu et les drogues.
A. René Daumal : une expérienoe fondamentale.
B. Gilbert-Leoomte: la mort-dans-Ia-vie.
Le Grand Jeu et l'oooulte
A. Daumal: Expérienoes de dédoublement
et de vision paroptique.
Bo Leoomte: MYthologies et légendes primitives.
C. Rolland de Renéville : Alohimie et la Cabale.
L'alohimie du verbe
A. Gilbert-Leoomte: les halluoinés de l'esprit.
B. Rolland de Renéville : le po~te-voyant·
C. Daumal: la poésie blanohe.
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LE GROUPE DU GRAND JEU
PARTIE III PASSAGE A LA LIMITE
Chapitre VIII. A la limite - - le sort des membres.
A. Les partisans, les poètes et les peintres.
B. Roger Gilbert-Lecomte : le "suicidé".
C. René Daumal : le "mystique".
Chapitre IX. Conclusion : Aspect prophétique
A. Les prophéties.
B. Résumé de l'actualité.
C. Spéculations.
Chapitre l
Chapitre II
Chapitre III
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PARTIE l
L'INITIATION
Présentation
Introduction historique
Le Grand Jeu et le surréalisme
Le Grand Jeu est une communauté en quelque sorte initiatique;
chacun de ses membres, quoi qu'il fasse, le fait avec la volonté
de maintenir et renforcer l'unité spirituelle.
Le Grand Jeu groupe des hommes qui n'ont qu'un Mot ~ dire, toujours
le même, inlassablement, en mille langages divers; le même Mot qui
fut proféré par les Rishis védiques, les Rabbis cabalistes, les
proph~tes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps,
et les Po~tes, les vrais.
La circulaire du Grand Jeu
1928
4
Chapitre I
PRESENTATION DU GRAND JEU EN SES OEUVRES VIVES
Quand je songe à la fermeté qu'il nous a fallu, à Daumal et à moi, pour maintenir notre groupe intact, et en dehors du surréalisme, alors que les surréalistes ont tout fait pour nous dissocier • •• , je ne puis me retenir de trouver pénible que finalement on nous range sous l'étiquette de gens auxquels nous nous opposons sous tous les rapports. (1).
Je crois que le Grand Jeu était en avance d'un si~cle sur son si~cle. Il est bon de le laisser mourir. (2)
Rolland de Renéville (1932)
A tous les gens, m~mes jeunes, qui toute l'année m'assaillent de questions sur le Grand Jeu, je réponds invariablement qu'ils arrivent quarante ans trop tard; en ajoutant que d'ailleurs, il y a quarante ans, je les aurais mis à la porte car je ne voulais pas, nous ne voulions pas ~tre des sujets de th~ses, ni d'ouvrages, ni d'études mais des bombes pr~tes à exploser d'un instant à l'autre pour détruire définitivement la Culture. (3)
Maurice Henry (1969)
--5-
DU GRAND JEU EN SES OEUVRES VIVES
Le groupe du Grand Jeu, qui publia trois numéros d'une revue que
la plupart des critiques de l'époque qualifi~rent "d'ésotérisme inco
hérent", ne figure pas dans les manuels littéraires. Dans l'Histoire
du surréalisme, Maurice Nadeau en parle comme d'un groupe de "jeunes"
quii se tenaient "en dec~ de la position des surréalistes" et qui
"parlaient un peu trop de mysticisme". (4) Il est vrai que les idées
du Grand Jeu ne trouv~rent pas de public pendant l'entre-deux-guerres.
Ce n'est que depuis 1960 environ que les critiques ont "découvert"
l'oeuvre de René Daumal, un des animateurs du Grand Jeu. En 1967 et
1968, La Grive et les Cahiers d'Herm~s lui ont consacré tour ~ tour
un numéro spécial. L'année suivante, les Cahiers de l'Herne repro
duisirent intégralement les textes du Grand Jeu dans une édition
spéciale.
Pour le lecteur attentif du Grand Jeu, il devient vite évident , . ., ..
qu'il ne s'agit pas d'un groupe surréaliste. Toute étude visant ~
compléter l'historique du mouvement surréaliste ne saurait rendre
justice ~ l'originalité de la pensée du Grand Jeu. Certes, les deux
groupes partageaient certaines optiques, et il est vrai qu'en consé
quence, ils avaient beaucoup d'ennemis communs mais, au fond, les
surréalistes et les membres du Grand Jeu n'habitaient pas les m@mes
sph~res. Pendant que les surréalistes plongeaient vers les bas-fonds
du "Moi" subjectif, le groupe du Grand Jeu préconisait l'essor vers
le "Soi" universel.
Il est intéressant de comparer les préoccupations des surréalistes
avec celles du groupe du Grand Jeu car ceci nous permet de mieux définir
la "philosophie" de ce dernier, non pas pour situer le Grand Jeu vis-~
vis Breton et les surréalistes, mais pour mieux se rendre compte du
climat intellectuel qui régnait en France dans les années vingt. La
collaboration du groupe du Grand Jeu a été trop courte pour lui per
mettre d'élaborer une expression littéraire qui lui soit propre et qui
identifie . sa "métaphysique" particuli~re. Seuls Daumal et Lecomte ont
eu une certaine renommée dans les cercles littéraires ~ la suite de la
publication du Grand Jeu mais surtout ~ la suite de témoie;n8.ges posthumes.
Par ses théories sociales et philosophiques, le groupe du Grand Jeu fut
indubitablement ~ l'avant-garde de son temps.
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Les écrits du Grand Jeu étaient ~ peine accessibles à leur époque.
Dans la France d'entre-deux-guerres, c'étaient surtout les exigences
économiques et pratiques qui déterminaient l'orientation de la vie
quotidienne. Tout au plus était-on capable de répondre ~ l'appel des
surréalistes qui réclamaient les droits de l'individu ~ l'épanouisse
ment. Aujourd'hui, l'interprétation psychologique quasi exclusive (et
souvent freudienne) de la conscience humaine par les surréalistes est
de plus en plus dépassée. La voix du Grand Jeu, qui réclamait les
droits de l'Humanité ~ l'~ernel, sonnait dans le vide. Aujourd'hui,
Buckminster et certains autres proph~tes de la Nouvelle Culture annon
cent l'av~nement de l'~re métaphysique. La signification de la
"mêtaphysique expérimentale" du Grand Jeu devient enfin compréhensible.
- 7 -
NOTES CHAPITRE l
(1) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Denoel,1970)
(2) R. Daumal, Tu t'es toujours trompé (Paris: Mercure de France,
1970) , p. 187.
(3) M. Henry, lettre inédite, datée du 29 novembre 1969, adressée
à Robert LaPalme, caricaturiste montréalais.
(4) M. Nadeau, Histoire du surréalisme suivi de Documents surréalistes
(Paris: Editions du Seuil, 1964), p. 122.
(5) Voir plus loin le chapitre "Le Grand Jeu et le surréalisme".
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Chapitre II
INTRODUCTION HISTORIQUE
Ances, ainsi - - Quatre qui se sont révélés ànges - - D'où une vie sur un plan supérieur où l'on se rencontre tous quatre. Harmonie et contact des âmes veulent aussi lien rythmique de la mati~re : les rites - -Rites, rythmes - - Comment de saluer religieusement tel ou tel objet, inscrire tel signe sur les lettres que nous nous écrivons, et tant d'autres. Il faut une étiquette à ce groupe, pensames-nous pour affirmer son existence à la face des hommes. Purement, sans raison, ce fut : Simplistes. (1)
René Daumal
Pourquoi cette importance accordée à leurs premi~res années? Parce que c'est alors qu'ils se mirent à l'épreuve avec une détermination rare, et qu'à un âge oa l'enfance jette ses derniers feux, ils en étaient déjà à interroger la mort mais à leurs risques et périls et sans la moindre hésitation • •• Dans la destinée de Gilbert-Lecomte et de Daumal, les années rémoises ont joué un rOle tout aussi essentiel que celles du Grand Jeu. Ils arrivaient à Paris en pleine possession de leur pensée, sachant à fond qui ils étaient, ce qu'ils voulaient @tre • •• (2)
Pierre Minet
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INTRODUCTION HISTORIQUE
A. Les Simplistes A Reims
Le Grand Jeu commence A se jouer sur les bancs du lYcée de Reims -.~'. --
en septembre 1922. Roger Gilbert-Lecomte, âgé alors de quinze ans, et
déjA doté de son étrange allure "d'ange noir", attire à lui les autres
"phr~res". Il entratne d' abord ~ ses j eux Robert Meyrat et Roger Vailland,
tous deux âgés de quatorze ans. Quinze jours apr~s la rentrée arrive un
nouveau venu qui frappe par "ses traits de Bouddha et sa parole br~ve".
Il s'agit de René Daumal. Ce garçon de quatorze ans impressionne vite
Lecomte par sa connaissance exceptionnelle de la littérature et de la
poésie, et les deux se lient d'une amitié qui allait déterminer l'orien
tation de leur vie durant les dix années qui suivront.
Etrange destin qui réunit quatre "anges déchus" dans un lieu terrestre
aussi banal et ennuyeux que la petite ville de province: "Reims-la-plate".
Copieusement bombardée pendant la guer.l',e de Quatorze, Reims n'offrait
d'exceptionnel que ses ruines - - rappel constant de la nature éphém~re
des constructions humaines. Parmi les ruines, et entourés de bons bourgeois
champenois, les quatre phr~res cherchent à créer un autre monde. Ils
veulent fuir la banalité du quotidien et se livrer à l'exploration des
"zones intermédiaires" de l'existence que seuls les "initiés" pouvaient
atteindre.
Le grand prêtre du culte fut indéniablement Roger Gilbert-Lecomte,
surnommé "Papa" et "Rog-Jarl". Les détails biographiques manquent sur
Lecomte (il ne fit jamais de confidences ~ son sujet). On sait toutefois
qu'il est né à Reims le 18 mai 1907, dans une famille bourgeoise et
plut6t aisée. Dans ses écrits comme dans les témoignages de ses amis,
il n'y a aucune mention de fr~res ni de soeurs. Il y a par contre de
fréquentes indications que son p~re a exercé une influence autoritaire
sur ce fils unique. Ce p~re eut beau orienter les études de Roger et lui
choisir une profession respectable (la médecine), Rog-Jarl ne se voua pas
moins A l'auto-destruction. A quatorze ans, âge auquel il prédit sa mort
par le tétanos, il avait déj~ l'habitude de se procurer adroitement des
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stupéfiants chez les pharmaciens.
Pierre Minet, un jeune "phr~re adopté" des Simplistes, raconte:
"Je l'ai connu ~ la fleur de l'~ge. Bea'll;, tr~s beau, étonnamment ~autre,
incomparable déj~ et déj~ déclinant". (3) Le goüt de l'auto-destruction
s'exprime de plusieurs façons chez Lecomte. En plus de s'adonner ~ la
drogue, il est attiré par les pactes de suicide et par la fascination
du satanisme. Lecomte réussit ~ entratner ses compagnons et ~ les
convaincre que la vraie vie se passe ailleurs, dans des zones o~ l'on
ne pén~tre qu'au moyen de forces psychiques extraordinaires.
René Daumal, désigné comme "phils" de Lecomte, et surnommé "Nathaniel"
pour sa sagesse, fut ~ vrai dire "converti" avant sa rencontre avec Rog
Jarl. Né le 16 mars 1908 ~ Boulzicourt dans les Ardennes, Daumal était
le fils d'un instituteur agnostique et socialiste. Il avait deux soeurs
et deux fr~res et semble toujours avoir été en bons termes avec sa
famille. Son enfance fut pourtant marquée par des "angoisses métaphysiques"
qu'il attribuera plus tard ~ son manque d'éducation religieuse. D~s son
adolescence, Daumal étonne non seulement par sa connaissance de la poésie
mais aussi par sa curiosité dans le domaine des sciences naturelles. (Il
parle ~ différents endroits dans ses écrits de son escargot apprivoisé
et de sa collection de coléopt~res). Les éléments de la future "métaphysique
expérimentale" s'y annoncaient.
Roger Vailland, surnommé "François", naquit ~ Acy-en-Multien le 24
octobre 1907. Il a toujours parlé de son p~re, géom~tre agnostique, comme
d'un homme rigide et fermé â toutes les idées. Mobilisé pendant la guerre
de 1914, ce fut probablement au front que le p~re de Vailland se convertit
au catholicisme. Pendant l'absence de son p~re, l'enfance de Vailland est
dominée par des femmes (une m~re tr~s dévouée, une grand-m~re paternelle
et une soeur cadette). La jeunessë de Vailland se passe somme toute dans
une ambiance de petite bourgeoisie marquée de puritanisme. C'est en 1918
que sa famille s'installe ~ Reims ~ la suite de la nomination de son p~re
au poste d'ingénieur responsable de la restauration de la ville.
__ Il - -
Dans ses Ecrits intimes, Vailland raconte qu'à quinze ans, il souffrait
d'une grande timidité aggravée d'un "nouveau conflit - - appétits sexuels
et financiers - - , désir de sort ir". (4) Il semble que ct est son désir
d'échapper au milieu familial qui pousse Roger Vailland vers "l'initiation"
de Lecomte.
Robert Meyrat, qui portait l'inquiétant surnom de "la Stryge", reste
une énigme. En 1926, il abandonne brusquement les activités simplistes et
refuse jusqu'à ce jour de collaborer aux témoignages consacrés aux membres
'" du Grand Jeu. De lui, nous n'avons aucun détail biographique. De son
étrange personnalité, on a le témoignage de Daumal: "C'est presque un
mythe. Je lui écris réguli~rement sans recevoir de réponse. Mais on me
dit: la Styge est là, regarde par ce hublot. Je ne vois rien, mais je
suis sUr. Idole à laquelle on ne peut parler. Quand il baise la main
d'une femme, il y laisse un filet de sang. On ne peut que tomber à ses
pieds et pleurer". (5) C'est avec Meyrat que Daumal.fit les expériences
les plus poussées du dé~oublement. En mai 1925, Daumal et Lecomte remarquent, lors d'une manifestation
de grévistes, un jeune homme aux longs cheveux qui discute passionnément
avec les grévistes. Il s'agit de Pierre Minet qui impressio~e tant les
phr~res par son esprit de révolte qu'ils le baptisent le phr~re Fluet.
Quoique plus jeune de deux ans que les autres, Minet est le premier des
Simplistes à quitter la maison paternelle et à s'installer à Paris. Sa
collaboration passag~re au Grand Jeu fut minime (quelques poèmes), mais
ce· fut lui qui présenta à Lecomte et Daumal celui qui devint le patron
de la revue, Léon Pierre-Quint.
Lecomte, Daumal, Vailland, Meyrat et Minet sont les cinq Simplistes
qui se livr~rent aux jeux insolites et iconoclastes qui allaient aboutir
au Grand Jeu. Les r~gles du jeu furent compliquées et secr~tes. Les surnoms,
les mots de passe, les rites nocturnes et "l'ortographe cosmique" n'en
constituaient que quelques éléments. Et tout ceci se passa sous l'oeil de
la maScotte "Bubu", petit gnome sur pattes, avec une t~te énorme et des
oreilles plus grandes encore. Bubu était évidemment un parent du roi Ubu,
et les Simplistes n'hésit~rent pas à proclamer que l'Occident avait produit
un seul homme de science méritant leur respect, le grand "pataphysicien"
Alfred Jarry. Bubu apparaissait partout, dessiné sur les livres, les murs
et les affiches du lycée de Reims.
- 12 -
Habituellement, les camarades de classe étaient exclus des réunions
des Simplistes. Ils se rencontraient souvent dans le salon de Lecomte, et
ce dernier envoütait ses phr~res par la lecture de ses po~tes préférés
Baudelaire, Nerval et Rimbaud.
A l'exemple de Rimbaud, ils pratiquaient le dér~glement des sens
par tous les moyens qu'offrait "Reims-la-plate". Il y avait l'absinthe·
au bar du Cirque, les "philtres" soutirés du pharmacien, les
danseuses de la "Rich Tavern", et la pipe offerte chez un personnage
mystérieu:x:, ,,~ la fois avocat et bibliophile". Ces "divertissements",
leurs expériences de dédoublement et de noctambulisme, et l'étude de
l'occulte et de la philosophie hindoue, furent les principales activités
des Simplistes pendant environ quatre ans ~ Reims.
B. Le Grand Jeu ~ Paris
La rentrée de 1926 marque la fin du Simplisme et le début du ~
~. Daumal et Vailland montent ~ Paris pour préparer l'Ecole Normale,
aux lycées Henri IV et Louis-le-Grand respectivement. Lecomte, sur
l'insistance de son p~re, reste ~ Reims pour suivre le cours de médecine.
Ce m@me hiver, la "défection" de Meyrat cause ~ Lecomte un grand chagrin,
et la séparation des autres phr~res lui devient insurpportable.
Il s!l'ensuit une correspondance suivie entre Daumal et Lecomte. Ils
échangent des brouillons d'articles pour le premier numéro d'une revue
simpliste qui s'appellerait La Voie. Afin de réaliser ce projet, ils
n'attendent que l'arrivée de Lecomte ~ Paris, prévue pour le 18 mai 1927.
Entre-temps, Daumal et Vailland agrandissent leur cercle d'amis. Ils
consacrent, semble-t-il, tr~s peu de temps aux études; malgré cel~,
Daumal Obtient sa licence en 1928. Ils correspondent avec un lycéen de
Cambrai, Maurice Henry, qui écrit des lettres o~ foissonnent des dessins
fantasques. Pierre Minet, qui avait trouvé un emploi aux Editions Kra,
les présente aux directeurs, Léon Pierre-Quint et Philippe Soupault. A
leur tour, Soupault et Pierre-Quint présentent Daumal et Vaillahd au
po~te tch~que Richard Weiner. Ce fut par l'intermédiaire de Weiner qu'ils
rencontr~rent le peintre tch~que Sima.
- 13 ~
Josef Sima est né le 19 mars 1891 à Jaromer en Boh@me (il était de
quinze ans l'atné des Simplistes). Sima se dit inspiré dans sa peinture
par un passage d'Aurélia de Nerval : "Quoi qu'il en soit, je crois que
l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou
dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais ~ si dis
tinctement". Dans ses toiles, il cherchait à recréer l'image de l'unité
de l'univers et de l'identité du monde intérieur et extérieur. Cette
vision moniste fut la base de la collaboration qui s'établit entre Sima
et les membres du Grand Jeu.
Encore une fois, ce fut gr~ce à Léon Pierre-Quint que Gilbert
Lecomte vint à Paris. Frappé par une photographie de Lecomte que lui
avait montrée Minet, Pierre-Quint voulut le connattre à tout prix, et
il l'invita à faire un séjour chez lui à Paris. A partir de ce moment,
le projet d'une revue simpliste commença à prendre forme. Lecomte aban
donna ses études et s'installa à Paris.
L'automne de 1927 vit le début des réunions hebdomadaires des
membres du nouveau groupe à l'atelier de Sima, 17 Cour de Rohan. Ce
fut à l'une de ces réunions que Daumal rencontra l'écrivain hollandais
Hendrik Cramer qui écrivit des contes pour la revue et dont la femme Vera
devint l'égérie du Groupe. Le titre définitif de la revue fut choisi au
mois de novembre 1927. Selon Minet, (8) au cours d'une promenade, les
Simplistes se trouvent assis sur les bancs devant le Palais de Justice,
et Vailland sugg~re tout à coup le titre éclatant : "Le Grand Jeu".
Vers la même époque, Maurice Henry arrive enfin à Paris, accompagné
d'un autre lycéen de Cambrai, le jeune photographe et cinéaste Arthur
Harfaux. L'équipe du Grand Jeu est alors presque compl~te, et elle
entreprend la rédaction définitive du premier numéro.
Pour les essais poétiques, Pierre-Quint signale à Daumal un jeune
écrivain de Tours qui prépare divers articles sur "l'alchimie du verbe".
Une correspondance s'engage et, vers le début de 1928, Rolland de René
ville vient à Paris y rencontrer Daumal et Lecomte. Ces deux derniers
comprennent tout de suite l'apport capital qu'offre au Grand Jeu ce
personnage studieux et quelque peu impénétrable.
, 1
".. 14 - ,-
André Rolland de Renéville est né ~ Tours le 8 juillet 1903,
d'une tr~s vieille famille bourgeoise dont l'a!eul paternel avait
été anobli sous l'Empire. Il passe son enfaNce dans l'ambiance d'oc
cultisme qui r~gne dans la grande gentilhommi~re familiale. Dans une
lettre ~ Jean Paulhan, Renéville décrit l'inquiétude de son enfance:
"J'ai mis longtemps ~ me défaire de cette conviction terrifiante: je
n'existe pas vraiment, je suis mort, j'habite un souterrain et tout
ce que je crois voir n'est qu'un'prestige que - - par bonté, pour me
faire croire ~ la vie - - mes parents suscitent". (9) Selon ses amis
les plus intimes, ce fond d'anxiété intérieure domina la vie enti~re de
Renéville. Il s'engage tr~s jeune dans l'étude de l'ésotérisme occiden
tal. Ces recherches marqueront toute son oeuvre qui se résume ~ l'analyse
des analogies entre l'expérience mystique et l'expérience poétique. Dans
le premier numéro de la revue, on ne lit de Renéville que trois po~mes,
mais son essai sur Rimbaud est l'un des textes-clef du Grand Jeu II.
A cause de nombreuses difficultés, surtout d'ordre financier, le
premier numéro du Grand Jeu sort en juin 1928. Il est en grande partie
subventionné par Léon Pierre-Quint, et réalisé avec la collaboration
tenace de Daumal. Une autre année se passe avant la publication du
deuxi~me numéro, en mai 1929. Ce numéro contient les textes d'un nouveau
membre, Monny de Boully, po~te yougoslave et transfuge du surréalisme.
En fait, l'année 1928-1929 marque une période de grande activité pour
le groupe du Grand Jeu. En plus de la publication du deuxi~me numéro,
on avait assisté ~ la premi~re exposition des peintres du Grand Jeu,
~ la galerie Bonaparte.C'est également ~ cette époque que se produisent
les premi~res intrigues avec le groupe surréaliste. (10)
Malgré la rupture avec Vailland et les divergences politiques qui
commençaient ~ se faire sentir ~ l'intérieur du groupe, le troisi~me
(et dernier) numépo du Grand Jeu paraît en octobre 1930. A oe numéro
collaborent deux nouveaux amis communistes, André Delons et Pierre
Audard. Un quatri~me numéro est rédigé;, mais. faut e d'argent, il ne
sera pas publié. Peu apr~s la publication du Grand Jeu III , deux
événements décisifs surviennent dans la vie de Daumal. Véra, avec qui
- 15 _.
il èorrespondait pendant son long séjour aux Etats-Unis, quitte son mari
et regagne Paris. Ce m~me mois, Sima présente à Daumal AleY~ndre de
Salzmann. Disciple de Gurdjieff, Salzmann allait devenir le martre de
Daumal. Ces deux personnes ont exercé une influence qui éloigne peu à
peu Daumal des activités du Grand Jeu.
En 1931, Daumal et Véra logent avec Lecomte au 7 de la rue Dombasle.
Leur domicile est le lieu de rencontre des collaborateurs et des amis du
Grand Jeu. Pendant cette m~me période, la drogue (qu'il appelait sa
"déesse noire") commence à dominer la vie de Lecomte, et il doit subir
plusieurs cures de désintoxication. Les relations entre Daumal et
Lecomte deviennent tendues, et Daumal et Véra sont finalement obligés
de déménager. Ceci marque le début du déclin de leur amitié.
Etant donné l'état précaire de l'alliance Daumal-Lecomte, le groupe
du Grand Jeu n'avait pas le souffle nécessaire pour survivre aux péripé
ties de l'affaire Aragon. Nous verrons dans la section consacrée à ce
sujet que certains membres du groupe ne pouvaient accepter le manque
d'engagement politique de Rolland de Renéville. Vers la fin de novembre
1932, Renévil1e est exclu du groupe par un vote majoritaire. Ses recher
ches sur la poésie ont constitué un élément essentiel de la "métaphysique
expérimentale" du Grand Jeu, et son exclusion affecte sensiblement l'idéo
logie de la revue. La dissolution du groupe était inévitable. En décembre
1932, Daumal part pour les Etats-Unis, où il accompagne, ~ titre d'attaché
de presse, la troupe du danseur hindou, Uday Shankar. Lecomte n'avait
jamais été tr~s intime avec les autres membres du groupe, et il reste
plus ou moins seul à Paris où il ach~ve sa descente aux "Enfers des
Paradis Artificiels".
- 16 -
NOTES CHAPITRE II
(1) R. Daumal, Lettres ~ ses amis (Paris: Gallimard, 1958) pp. 138-139.
(2) P. Minet, "Réoit d'un témoin" in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 227.
(3) P. Minet, "Contribution au portrait d'un po~te" , Cahiers du ~ , no 340, avril 1957, p. 387.
(4) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Deno~l, 1970) p. 218
(5) ~., p. 23
(6) Voir plus loin le chapitre:l'-Le Grand Jeu et 1 'Oooulte".
(7) Voir plus loin le ohapitre "Le Grand Jeu et les Drogues".
(8) P. Minet, "Récit d'un témoin" in Herne, p. 230.
(9) M. Random, Le Grand Jeu ••• , p. 213.
(10) Voir plus loin le chapitre "Le Grand Jeu et le Surréalisme".
- 17 -
Chapitre III
LE GRAND JE(] ET LE SURREALISME
C'est pour cette glissade sur le dos vers un vertige des ~mes que nous.aimons le surréalisme - - au même titre que l'opium. Nous sommes surréalistes à des nuances pr~s. Le propre du surréalisme est de placer l'homme dans un état exceptionnellement réceptif et instable : réceptif à tout, justement - - telle la ba~ance tr~s sensible qui oscille à la moindre trépidation : ce n'est pas ce qu'on veut d'elle. (1)
René Daumal
Malheureusement, les voies des réalisations terrestres ne sont pas celles de l'esprit. Il est trop certain que vous, André Breton, ne pouvez venir à nous. Mais nos situations respectives dans le monde, parmi la foule de nos ennemis communs, ne nous permettent pas de nous ignorer mutuellement; observons-nous donc les uns les autres d~s maintenant, et nous verrons lesquels de vous ou de nous, iront plus loin dans la direction du but que vous avez parfois nettement entrevu. (2)
René Daumal
-- 18 -
LE GRAND JEU Er LE SURREALISME
A. Surréalistes ~ des nuances pr~s
Lorsque Daumal écrit, au nom des Simplistes, "nous sommes
surréalistes ~ des nuances pr~stl, le groupe du Grand Jeu a déj~
commencé ~ formuler des réserves idéologiques ~ l'égard des sur
réalistes. A Reims, les Simplistes n'avaient connu du surréalisme
que quelques écrits et des légendes. Ils s'étaient réjouis de
retrouver dans le Manifeste du surréalisme de 1924 des notions
qui leur étaient ch~res : la mort et l'absurdité, la magie et le
merveilleux. Les rumeurs qui circulaient concernant les exploits
scandaleux des surréalistes portaient ~ croire que ces derniers,
comme les Phr~res Simplistes, pratiquaient la Révolution vécue.
Les premiers contacts personnels ont lieu au début de 1926
entre Daumal et deux "amis de Breton", identifiés seulement comme
"Félix et Unie". Dans une lettre ~ Lecomte, Daumal raconte que ces
deux amis lui avaient "proposé de fonder une revue patronnée par
Breton. Vailland, non encore prévenu, participera - - et toi aussi:
- - ce sera une revue littéraire et politique aussi (on doit dis
cuter le coup pour savoir si elle sera anarchiste ou communiste :
. oh : Si j'opine pour prune: ) sous la protection des surréalistes,
mais plus jeune ••• " (3)
L'enthousiasme de Daumal n'allait gu~re durer. Peu de temps
apr~s, les Simplistes font la connaissance de Léon Pierre-Quint.
Comme nous l'avons vu, c'était grâce au patronage de ce dernier
que les Phr~res furent introduits dans certains milieux littéraires.
Ces nouvelles fréquentations leur permettent de constater rapidement
leurs divergences avec le surréalisme, et la formation d'un groupe
indépendant est alors décidée.
- 19 -
La réunion du Bar du Ch~teau
On note pourtant, d~s la publication du premier numéro de la
revue, la participation (quoique marginale) de quelques surréalis
tes. Le Grand Jeu l publie des po~mes de Desnos et de Ribemont
Dessaignes, ainsi qu'un dessin et une photographie de Man Ray.
Selon les témoins de l'époque, (4) cette collaboration, accom
pagnée du passage au Grand Jeu de Monny de Boully en novembre
1928, suscite chez Breton un ressentiment tr~s fort. L'existence
du Grand Jeu semblait favoriser des "trahisons" qu'il ne pouvait
tolérer. La cél~bre réunion du Bar du Ch~teau fut le résultat de
son effort pour grouper autour de lui ~ les artistes et écri
vains de l'avant-garde parisienne.
Le 12 février 1929, Breton lance une circulaire invitant tous
les intellectuels d'avant-garde à se réunir "en vue d'étutiier les
possibilités d'une action commune". Dans la même missive, il de
mande à chacun de bien vouloir préciser ses "motifs", son opinion
sur l'activité commune et ses crit~res de sélection quant aux
collaborateurs futurs. Déjà, il soulevait des questions de per
sonnalité.
Dans un second communiqué, Breton convoque tout le monde au
bar du Ch~teau pour le 11 mars, et il précise que la discussion
portera sur le sort de Trots~ récemment exilé par Staline. La
plupart des "convoqués" se réunissent alors sans trop savoir à
quoi s'attendre. Avant que le débat sur Trots~ ne s'ouvre, Breton
insiste pour que l'assemblée se prononce sur la "qualification morale"
de chacun. Il commence lui-même par énumérer les griefs qu'il formule
contre le groupe du Grand Jeu. (5)
Breton s'attaque d'abord à certains passages du premier numéro
du Grand Jeu. Il signale la "proposition lapidaire concernant la pré
férence donnée à Landru sur Sacco et Vanzetti". (n s'agit ici d'un
slogan formulé en guise de provocation et imprimé en tête d'une page
du Grand Jeu l "Nous défendrons Saoco et Vanzetti, nous préférons
Landru".) Breton trouva également inacceptable "un emploi constant du
mot 'Dieu' ". (Nous verrons plus loin que la notion de Dieu, ou de
l'Absolu, était à la base des divergences philosophiques entre les
membres du Grand Jeu et les surréalistes.)
-~20 r .... ~
Breton s'interroge ensuite sur l'intégrité révolutionnaire des
collaborateurs du Grand Jeu, en les accusant d'avoir été "défaillants",
sinon plus, lors des incidents de l'Ecole Normale Supérieure". (Il s'agit
ici du sort d'une pétition rédigée par dix: normaliens en réponse à une
enquête dans les Nouvelles Littéraires. Cette déclaration violente contre
la préparation militaire avait été endossée également par un certain nom
bre d'étudiants de facultés et, entre autres; par plusieurs collaborateurs
du Grand Jeu. Gilbert-Lecomte avait reçu la déclaration et cherchait les
moyens de la faire publier, lorsque le directeur de l'Ecole interdit for
mellement aux él~ves de l'E.N.S. toute déclaration collective non approuvée
par lui. Lecomte et Daumal ne se reconnaissant pas le droit d'agir de façon
à faire exclure de l'Ecole les dix signataires, on leur rendit le texte
sans l'avoir publié.)
Cette derni~re accusation, de nature politique, aurait pu sembler
assez grave, si Breton n'avait sorti la vraie bombe de la soirée. Apr~s
~a mention des griefs mineurs, Breton lit un hommage à Jean,Chiappe, le
préfet de police parisien, détesté de tous les milieux de gauche. Il rév~le
ensuite que l'article, signé "Georges Omer" et publié dans France-Soir, était
de Roger Vailland. Il le dénonce et demande sa mise au ban par tous les
surréalistes ainsi que par les autres collaborateurs du Grand Jeu. Ces
derniers; venus pour participer à un dialogue ouvert, se sentent victimes
d'une diatribe inquisitrice et quittent la réunion, indignés. En partant,
Roger Gilbert-Lecomte déchire le plan d'action commune qu'il avait préparé.
Même s'ils ne se portent pas à la défense du texte de Vailland, Lecomte
et Daumal refusent de se soumettre au diktat de Breton, et Vailland continue
de collaborer au Grand Jeu. Dans le deuxi~me numéro de la revue, on peut
lire de lui "Arthur Rimbaud ou guerre à l'homme:". La rupture était pourtant
inévitable. Malgré la confiance que ses amis lui accordent, Vailland conti
nue ses activités journalistiques, "compromettantes" dans la mesure o'à elles
trahissent l'esprit du Grand Jeu.
Dans le troisi~me numéro de la revue, on peut lire l'avis suivant:
Certaines antinomies s'étant révélées ces derniers temps entre la pensée de Roger Vailland et celle de ses amis, il a préféré, en complet accord avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, ne pas collaborer à l'activité du Grand Jeu jusqu'à ce que ces antinomies ne soient résolues. (6)
- 21 -
L'amitié de Ribemont-Dessaignes
Ce fut ~ la suite du "tribunal" du bar du château que Ribemont
Dessaignes, ancien dada!ste alors âgé de 48 ans, rompit définiti
vement avec le groupe surréaliste. Dans une lettre à Breton, il
prend la défense des jeunes du Grand Jeu • Tout en refusant de lé
gitimer l'acte de Vaillant, il déplore "la parodie de justice" que
cet acte avait occasionnée. "Je m'él~vep écrit-il, de toutes mes
forces contre la mauvaise foi qui a régné durant la réunion de la
rue du Château, et contre le guet~apens mal organisé (ou trop bien),
si l'on envisage cela du point de vue "commissariat de police", qui
se cachait sous le prétexte de Trotsky ••• " (1)
Ribemont-Dessaignes appuie alors les membres du Grand Jeu dans
leur refus de se soumettre aux ordres de Breton. Il continue de leur
accorder son amitié en sollicitant leur collaboration ~ sa revue
Bifur • Et il écrit lui-m@me un assez long article intitulé "Poli
tique" pour le deuxi~me numéro du Grand Jeu • Dans ses négociations
ultérieures avec les membres du Grand Jeu , Breton leur demande sou
vent de rompre leur affiliation avec ce "vieux dada!ste". Il n'en
était jamais question car, en plus de liens de reconnaissance, Daumal
éprouvait un grand respect intellectuel pour l'auteur de Fronti~res
humaines et Adolescence. Daumal s'explique ~ ce sujet dans une lettre
~ Renévi11e ; "Si Ribemont-Dessaignes nous a défendus - - nous connais
sant ~ peine humainement - - avec cette énergie, c'est qu'il avait
premi~rement reconnu l'Identique en lui et en nous: c'est l~ justement
toute la beauté de son attitude, que pour des Idées, il s'est privé de
l'amitié des surréalistes, (combien plus précieuse dans ce monde), pour
défendre quelques jeunes gens qu'il avait entrevus une ou deux fois, (8) mais qui avaient assez clairement ~ ses yeux exprimé ses Idées".
Ribemont-Dessaignes rédige ensuite un assez long article destiné au
deuxi~me numéro du Grand Jeu •
- 22 -
Lettre ouverte ~ André Breton
Dans le m@me numéro du Grand Jeu, René Daumal publ:i.e sa cél~bre
"Lettre ouverte ~ André Breton". En somme, la '.lettre répond aux propos
que Breton lui avait adressés dans le Second Manifeste du surréalisme •
Les efforts de Breton pour dissocier ou assimiler le groupe du ~
~ ne s'étaient pas arr@tés avec l'incident du bar du Château. Par
l'intermédiaire d'Aragon, il avait tenté de séduire ces jeunes ~ndé
pendants en leur proposant de collaborer aux revues surréalistes - -
ce qui aurait diminué de beaucoup l'image de solidarité et de manifes
tation collective du Grand Jeu. Rolland de Renéville, dont le Rimbaud
le Voyant venait de remporter un grand succ~s aupr~s des critiques, fut
le principal objectif de ces avances.
Il existe une correspondance volumineuse entre Renéville, Daumal
et Gilbert-Lecomte, oa ces derniers tentent d'initier "l'occultiste"
de Tours ~ la politique des cliques littéraires de Paris. Lecomte lui
écrit catégoriquement: "Si l'on vous offre de collaborer ~ la Révolu
tion surréaliste, c'est avant tout pour jouer un mauvais tour au
Grand Jeu , pour semer parmi nous le désordre, les querelles intes
tines, et nous acculer individuellement (puisque l'entreprise collec
tive a raté) ~ passer sous les ordres de Breton ou ~ nous distraire
du domaine oa s'exprime publiquement l'esprit ••• En résumé, il
s'agit de ceci dans leur esprit: devant leur prestige, vous laissez
immédiatement tomber le Grand Jeu pour passer ~ leur groupe". (9)
Rolland de Renéville s'est soumis aux directives de ses amis et a
résisté aux tentations de prestige surréaliste.
Quelques mois plus tard, l'assaut surréaliste recommence. Cette fois,
Aragon propose aux membres du Grand Jeu, toujours par l'intermédiaire
de Renéville, de collaborer ~ un hommage ~ Breton. Il laisse entendre
qu'en échange, Breton ferait enfin une déclaration publique de son
amitié pour les jeunes du Grand Jeu.
Cette fois, Daumal répond sans équivoque: "S'il doit publier une
rétractation, c'est qu'il pense réellement qu'il s'est trompé; ce
serait enlever une bonne partie de la valeur de sincérité de cette
dise ce qu'il pense, sans conditions".
déclaration que de la lui demander en échange de notre hommage. Qu'il (10)
- 23 -~
Visiblement irrité par l'indépendance persistante des "grands
joueurs", Breton leur adresse un défi dans le Second Manifeste du
surréalisme:
Je cherche autour de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d'intelligence, mais non: rien. Peut@tre sied-il tout au plus, de faire observer ~ Daumal, ••• i que riEn ne nous retiendrait d'approuver une grande partie des déclarations qu'il signe seul ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l'impression passablement désastreuse de sa faiblesse en une circonstance donnée? Il est regrettable, d'autre part, que Daumal aît évité jusqu'ici de préciser sa position personnelle et, pour la part de responsabilité qu'il y prend, celle du Grand Jeu ~ l'égard du surréalisme • • • Pour quelles fins mesquines opposer, d~s lors, un groupe ~ un groupe? (Suit une citation de "Feux ~ volonté" de Daumal dans le Grand Jeu II) ••• Celui qui parle ainsi en ayant le courage de dire qu'il ne se poss~de plus, n'a que faire, comme il ne peut tarder ~ s'en apercevoir, de se préférer ~ l'écart de nous. (11)
ta ~~p6nêe de Daumal s'étale sur huit p~ges du troisi~me numéro
du Grand Jeu. Il Y souligne grosso modo les divergences politiques
et philosophiques qui emp@chent le groupe du Grand Jeu de se joindre
au surréalisme. (Nous étidierons ces passages plus loin dans les sec
tions consacrées ~ l'analyse des divergences idéologiques entre les
deux groupes). Tout en reconnaissant la nécessité de faire front devant
l'ennemi commun, Daumal ne croit pas qu'il soit possible pour les deux
groupes d'entreprendre un travail commun sérieux:
La question devient donc: Le Grand Jeu (et non pas tel ou tel de ses membres) a-t-il des raisons de se préférer ~ l'écart du surréalisme ••• ? Et quand bien m@me j'aurais ~ choisir1 Vous avez reconnu dans une phrase d'un de mes textes le but identique que nous poursuivons. C'est entendu. Ce but identique implique d'une part des ennemis communs et les m@mes obstacles ~ détruire, d'autre part des recherches convergentes ou para11~les. Je reconnais que les hommes dont les fins sont les n8tres sont rares • • • ils doivent de plus en plus se rapprocher et faire front. Contribuerais-je ~ cette cohésion en allant vers le surréalisme? Ce serait au moins ridicule d'inefficacité, puisqu'en m@me temps que je grossirais votre groupe, je diminuerais le n8tre d'autant. Mais bien plus, je crains qu'aujourd'hui l'activité surréaliste ne soit que confusion, trompe-l'oeil et maladresse, tant dans sa t~che de combat que dans son oeuvre créatrice.
- 24 ~
Idéalement donc, et en résumé, S1 Je consid~re votre appel comme s'adressant au Grand Jeu, je constate qu.'un accord de:principe sur un programme minimum serait possible entre nous, que m~me une collaboration serait souhaitable; mais, d'une part, le fait que le Grand Jeu lui, s'il poss~de d~s maintenant un plan d'activité suffisamment précis et une idéologie compl~te, n'a encore réalisé que les tout premiers points de son programme; cette double raison rendrait une collaboration entre nous, aujourd'hui au moins, prématurée. (12)
L'affaire Aragon
L'année 1931 marque une période de politisation escaladée pour le
groupe surréaliste. La Révolution surréaliste était déj~ devenue le
Surréalisme au service de la révolution • Dans le troisi~me numéro
de la revue, Aragon, de retolU' de son voyage en Russie, pr~che "La
Reconnaissance dans le domaine de la pratique de l'action de la Ille
Internationale comme seule action révolutionnaire". A la m~me époque,
la Littérature de la Révolution mondiale "publie son potlme "Front Rouge",
un texte violent et antimilitariste o~ il préconise l'assassinat des
dirigeants du régime. A la suite de la publication du po~me en France,
Aragon est poursuivi par le gouvernement pour "excitation de militaires
~ la désobéissance" et "provocation au meurtre dans un but de propagande
anarchiste".
En janvier 1932, les surréalistes protestent contre ce proc~s en
lançant une pétition, ratifiée aussit6t par plus de trois cent signa
tures. Tous les membres du Grand Jeu la signent - - ~ l'exception fla
grante de Roland de Renéville.
Renéville s'explique dans une lettre ~ Maurice Henry: "Mpn attitude
dans l'affaire Aragon? Révélatrice sans doute de ma faiblesse dans l'ac
tivité révolutionnaire. Mais tu sais, je ne suis pas communiste, et je
consid~re le communisme comme une épreuve nécessaire pour l'Humanité,
et non comme absolu; oh: mais non ••• Par conséquent, je n'éprouve
pas au m~me point qu'Audard, par exemple, la nécessité personnelle de
signer un manifeste communiste". (13)
Rolland de Renéville demeure incapable de faire face aux contingences
sociales et politiques si, pour le faire, il doit compromettre ses cri
t~res esthétiques et sa notion de l'Absolu. Peu apr~s son refus de signer
- 25 -
la pétition, Renéville publie dans la Nouvelle Revue française un
article sur "le dernier état de la poésie surréaliste" o~ il ridi
culise "Front Rouge". Les surréalistes n'auraient pu souhaiter une
plus belle preuve de "défaillance révolutionnaire" de la part de
l'équipe du Grand Jeu.
En raison des conflits provoqués ~ l'intérieur du groupe par
sa i'faiblesse révolutionnaire", Rolland de Renéville donne sa dé
mission au comité de rédaction, avec l'entente qu'il continuerait ~
collaborer ~ la revue. André Delons et Pierre Audard, tous deux mem
bres du Parti communiste, ne veulent pas, de leur c8té, ~tre affiliés
~ une revue o~ collaborent quelqu'un qu'ils tiennent pour un "contre
révolutionnaire définitif". Ils demandent l'exclusion de Renéville.
Daumal refuse de sacrifier Renéville dont les recherches, dans le
domaine purement intellectuel, lui semblent plus précieuses au
Grand Jeu que les activités politiques de Delons et d'Audard. Ces
deux derniers donnent alors leur démission ~ Daumal qui l'accepte
sans consulter les autres membres du groupe.
Maurice Henry et Arthur Harfaux sont les premiers ~ protester
contre la démission de Delons et d'Audard. Dans une lettre adressée
~ chaque collaborateur du Grand Jeu, ils se déclarent solidaires des
deux démissionnés. Ils se disent également pr~ts ~ se retirer si la
présence de Renéville dans le groupe doit se prolonger. Ils invitent
chaque collaborateur ~ se prononcer ~ ce sujet. Par la suite, Roger
Gilbert-Lecomte convoque une réunion générale chez lui, rue Dombasle,
le 30 novembre 1932. A l'issue de cette réunion, Renéville se voit
définitivement condamné par la majorité des membres.
Comme nous l'avons vu, l'exclusion de Renéville marque en fait
la dissolution du Grand Jeu • Or, en vérité, de tous les membres du
groupe, seul Renéville accordait ~ la métaphysique expérimentale la
m~me importance et la m~me urgence que Daumal et Lecomte. Et ce fut,
avant tout, l'intensité de leur aventure métaphysique qui a distingué
les grands joueurs de leurs contemporains surréalistes.
- 26 -
LE GRAND JEU Er LE SURREALISME
B. Analyse des divergences politiques
R~volte ou révolution?
Bien que les confrontations entre le groupe du Grand Jeu et le
groupe surréaliste aient toutes ~ l'origine un prétexte politique
(l'incident de l'E.N.S., l'hommage ~ Chiappe et l'affaire Aragon) ,
il demeure néanmoins que les deux groupes suivirent essentiellement
la m@me évolution politique.
Ils sont tous deux partis de la révolte de l'individu contre la
société et ses institutions. En route, ces deux groupes furent amenés
~ croire que la révolte individuelle n'est gu~re possible sans la
révolution sociale - - qu'il n'y a pas de libération personnelle sans
liberté collective. Au long de cette évolution, les deux mouvements
ont connu les m@mes contradictions internes et, par conséquence, ils
ont souvent présenté les m@mes "mbigu~tés externes.
Une étude plus approfondie de l'évolution politique des deux
groupes nous am~ne ~ conclure que les "divergences" étaient plut6t
le résultat du fait que les deux mouvements n'arrivaient pas toujours
au m@me niveau de politisation au m@me moment. Et leurs membres respec
tifs ne s'y donnaient pas toujours avec la m@me emphase, ni avec le
m@me dogmatisme.
Les surréalistes et la révolte (1923-1926) Dans ce que Maurice Nadeau appelle la "période héro~que" du
surréalisme, les surréalistes pratiqu~rent systématiquement la révol
te individuelle. En proclamant la toute-puissance de l'inconscient, ils
visaient la destruction de la logique. Destruction aussi de la religion,
de la morale et de la famille, les bastilles de la répression du ~.
- 21 -
Le travail et l'esprit pragmatique étaient honnis, car ils éloignàient
l'homme de l'inspiration. On était alors loin de la révolution commu
niste. En 1924, Aragon écrit, dans une lettre au directeur de la revue
Clarté: "Je place l'esprit de révolte bien au-del~ de toute politique
••• La révolution russe? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules.
A l'échelle des idées, c'est au plus une vague crise ministérielle. Il
siérait vraiment que vous traitiez avec un peu moins de désinvolture
ceux qui ont sacrifié leur existence aux choses de l'esprit". (14)
Breton reconnatt vite les dangers- qu'une telle position pouvait
faire nattre. Il affirme qu'en se consacrant "aux choses de l'esprit",
les surréalistes ne soihaitent pas créer une nouvelle école d'avant
garde. Il s'agit plut6t de découvrir les fondations d'une nouvelle vie.
Dans le tract intitulé '~Déclaration du 21 janvier 1925", on peut lire:
Nous n'avons rien ~ voir avec la littérature. Mais nous sommes tr~s capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde. Le surréalisme n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la posésie. Il est un moyen de libération totale de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble. Nous sommes bien décidés~ faire une révolution. Il n'est pas un moyen d'action que nous ne soyo~pas capables au besoin d'employer ••• Le surréalisme n'est pas une forme poetique. Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui~m@me et est bien décidé ~ broyer désespérément ses entraves. Et au besoin, par des marteaux matériels. (15)
Pourtant, les accusations d'élitisme intellectuel ne se font pas
àttendrè~ Au printemps de 1926, Pierre Naville publie La révolution
et lés Intellectuels (Que peuvent faire les surréalistes). Il y
affirme que "l'abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle"
est "une condition nécessaire de la libération de l'esprit". O~ les
surréalistes vont-ils se situer dans l'abolition de ces conditions?
Est-ce qu'ils vont "persévérer dans une attitude négative d'ordre
anarchique. • • attitude soumise ~ un refus de compromettre son exis
tence propre et le caract~re sacré de l'individu dans une lutte qui
entratnerait vers l'action disciplinée du combat de classes"? Ce
serait alors se rendre compte que la force spirituelle, substance qui
est tout et la partie de l'individu, est intimement liée ~ une réalité
sociale qu'elle suppose effectivement". (16)
- 28 -
Le pamphlet de Naville ne manque pas de susciter des débats ~
l'intérieur du groupe surréaliste. Il faut prendre parti. En sep
tembre 1926, Breton publie Légitime défense • Dans cette brochure,
il affirme son adhésion de principe au programme communiste, tout
en le qualifiant de "programme lJlinimum" insuffisant, surtout au niveau
de la motivation. D'apr~s Breton, l'espoir d'une amélioration de la
vie matérielle ne saurait, ~ lui seul, susciter des révolutionnaires.
Le surréalisme sert donc au mieux la cause de la Révolution en sou
tenant l'espoir d'une nouvelle vie spirituelle. Et ceci, en poursui
vant ses recherches "au. dehors" du Parti communiste. Breton conclut
ainsi : "Dans le domaine des faits, de notre part aucune équivoque n'est
possible: il n'est personne de nous qui ne souhaite le passage du pou
voir des mains de la bourgeoisie ~ celles du prolétariat. En attendant,
il n'est pas moins nécessaire, selon nous, que les expériences de la
vie intérieure se poursuivent, et cela, bien entendu, sous contrale
erlérieur/m@me marxiste". (17)
Les surréalistes et la révolution (1927-1933)
Dans Légitime défense , la volonté d'autonomie du surréalisme est
nette. La question de l'engagement politique ne cesse pourtant pas
d'agiter le groupe. Il est donc indispensable que les surréalistes,
qui ne veulent avoir "rien ~ voir avec la littérature", n'aient pas
l'air de craindre l'action. En 1927, Breton, Aragon, Eluard, Péret et
Unik adh~rent au Parti communiste français. Pour donner ~ leur adhésion
sa pleine valeur de manifestation, ils publient la brochure Au Grand jour.
En plus d'une br~ve introduction, cette brochure consiste en cinq
lettres adressées aux communistes et aux non-communistes qui mettaient
en doute la motivation de leur adhésion. Aux surréalistes non-communis
tes, ils expliquent: "Nous avons adhéré au P.C. français estimant avant
tout que ne pas le faire pouvait impliquer de notre part une réserve qui
n'y était point, une arri~re-pensée profitable à ses seuls ennemis (qui
sont les pires d'entre les natres"). (18)
Ils réaffirment que l'adhésion des surréalistes au P.C. ne comporte
point d'abandon de l'activité surréaliste, mais se pose plutat comme la
- 29 -
"suite logique du développement de l'idée surréaliste et sa seule
sauvegarde idéologique". De l'autre c6té, aux "camarades communis
tes", ils se plaignent que le Parti n'ait pas su intégrer les recher-
ches surréalistes à l'action révolutionnaire sociale, et ils réclament
"de meilleurs jours, ceux durant lesquels il faudra bien que la Révolu-
tion reconnaisse les siens". (19)
Pendant presque trois ans, le surréalisme va poursuivre sa course
sur deux chemins parall~les : celui de la Révolution, au plan de la
réalité sociale, et celui de la Révélation, au plan de la surréalité
individuelle. Mais comme nous l'avons vu, l'année 1930 et le congr~s de
Karkhov ont marqué le début d'une nouvelle période d'escalade politique.
La fin de cette période s'annonce en 1932 avec la publication de Mis~re
de la poésie par Breton. La brochure dénonce la poésie de circonstance
et la littérature de propagande, attaquant ainsi, en termes plus ou moins
voilés, la politique littéraire du P.C. Aragon se sent alors obligé de
se désolidariser de la brochure de Breton et, par la suite, il renie
publiquement le surréalisme.
Apr~s la rupture avec Aragon, les rapports entre le P.C.F. et le
groupe surréaliste deviennent plus tendus. Vers la fin de 1933, Breton,
Eluard et Crevel se voient exclus du Parti à la suite de la publication
de deux textes surréalistes. Le premier de ces textes, "La mobilisation
contre la guerre n'est pas la paix", critique le pacifisme du "Congr~s
d'Amsterdam-Pleyel" dont le P.C. avait été le promoteur par l'intermé
diaire de Barbusse et de Romain Rolland. Les surréalistes y lancent le
cél~bre mot d'ordre de Lénine : "Si vous voulez la paix, préparez la
guerre civile". Le deuxi~me texte, de Ferdinand Alquié, fut publié dans
le seul numéro du S.A.S.D.L.R. paru en 1933. Alquié y critique l'exal
tation, dans cer'tains films soviétiques, de "valeurs conformistes" ,
comme l'amour du travail. La défense de ces articles par les trois
chefs surréalistes leur vaut l'exclusion du P.C.
Entre 1934 et 1938, Breton publie de nombreux textes où il réaffirme
la solidarité des surréalistes avec la lutte prolétarienne. Pendant ces
m@mes années, le surréalisme connatt une période de grande activité ar
tistique, culminée en 1938 par "l'Exposition internationale du Surréa
lisme" à la Galerie des Beaux-Arts.
- 30 -
Peu apr~s cette exposition, Breton part pour le Mexique o~ il
rencontre Léon Trotsky, exilé. Cette rencontre est décisive pour
Breton, car il découvre que Trotsl~ soutient l'opinion que l'art,
pour ~tre vraiment révolutionnaire, doit se tenir indépendant de
tous les partis politiques. Encouragé par cette communauté de vues,
Breton entreprend la fondation d'une "Fédération internationale
d'Artistes révolutionnaires indépendants". Il écrit, avec le peintre
mexicain Diego Rivera, le manifeste Pour un art révolutionnaire
indépendant • Ainsi, le fondateur du surréalisme, à la fin d'une
période d'évolution de quatorze ans, proclame de nouveau la nécessité
de l'activité artistique indépendante.
Le Grand Jeu et la révolte
A la fin du manifeste "Pour un art révolutionnaire indépendant ,
Breton lance le mot d'ordre: "L'indépendance de l'art - - pour la
révolution; la révolution - - pour la libération définitive de l'art".
Au fond, le groupe du Grand Jeu adh~re toujours à cette dialectique de
la liberté politique et artistique - - au nom de la libération métaphy
sique. Il reste donc assez difficile de définir une période de révolte
et une période de révolution dans les écrits et les manifestations du
Grand Jeu • On peut tout au plus constater que dans les trois numéros
de la revue, publiés entre 1928 et 1930, la révolution communiste figure
dans un seul article, tandis que la nécessité de la révolte individuelle
en est le leitmotiv de plusieurs. Il faut pourtant voir de quelle révolte
il s'agit.
Dans "l'Avant-propos" du premier numéro du Grand Jeu, rédigé par
Roger Gilbert-Lecomte, on lit : "Les changements de minist~re ou de
régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l'acte m~me de révolte
une puissance capable de bien des miracles". (20) Suivent trois articles
majeurs sur les différents aspects de la révolte de l'individu. Dans
"Nécessité de la révolte", Maurice Henry signale les obstacles contre
lesquels se heurte le révolté : Il y a d'abord les institutions sociales
- - la famille, la police, l'Eglise et l'armée. Une fois libéré de ces
- 31 -
cadres sociaux, le révolté se heurte aux parois de sa prison intérieure
- - ces parois qui se dressent au nom de la morale et de la raison, vieux
fant6mes de l'héritage occidental. Pour y échapper, pour se livrer à
"l'inspiration des gestes", il faut d'abord retrouver "la sauvagerie
primitive des b~tes". Apr~s la lutte, une fois libéré, on devient
"doux comme une chevelure blonde ••• l'Enfant-figé-dans-Ie-silence".(21)
Dans le deuxi?:!me article, "La force des renoncements", Gilbert-Lecomte
reprend le th~me du révolté devenu doux, résigné. La révolte n'est qu'un
premier pas dans la démarche du Grand Jeu , et elle ne sert qu'à briser
les entraves intérieures et extérieures. "Le révolté ne doit jamais
considérer son état présent comme une fin en soi ••• Car une révolte
qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-m~me. Il faut savoir
renoncer à cet appui comme à tous les autres". (22)
René Daumal prenn alors la parole pour affirmer que le but de la
révolte n'est point la liberté, le libre arbitre, mais plut6t, la libé
ration. La libération qui résulte de la négation de l'autonomie indivi
duelle. "Il faut donner le corps à la nature, les passions·et les désirs
à l'animal, les pensées et les sentiments à l'homme. Par ce don, tout ce
qui fait la forme de l'individu est rendu à l'unité de l'existence; et
l'~me, qui sans cesse dépasse toute forme, et n'est ~me qu'à ce prix,
est rendue à l'unité de l'essence divine, par le m~me acte simple
d'abnégation". (23)
Le Grand Jeu II est un numéro spécial consacré à Rimbaud, celui qui
a "colJlpris l'inéluctable nécessité de la révolte la plus absolue". Dans
l'essai "Arthur Rimbaud, ou Guerre à l'homme", Roger Vailland souligne
que celui qui se voulait "ange ou mage" se révoltait contre la condition
humaine toute enti?:!re, - et il y échoue. Or, l'essentiel de cette condi-
tion, c'est la volonté de l'individu. La ~évolte de Rimbaud,étant toujours
restée consciente et volontaire, ne fut qu'une autre forme de l'affirma
tion de soi.
Si Rimbaud, l'homme, échoue dans sa recherche de l'Eternité, Rimbaud,
le po?:!te, y est victorieux. •• Gilbert-Lecomte le démontre dans son
essai "Apr?:!s Rimbaud, la mort des Arts". Lorsqu'il écrit, Rimbaud suspend
sa révolte personnelle pour participer à l'Harmonie universelle. Voyou
devenu voyan.t, le poMe ne fait que transmettre la Parole : "Cette langue
- 32 -
sera de l'âme pour l'âme". Dans le troisi~me essai consacré ~ Rimbaud,
Rolland de Renéville se penche, lui aussi, sur l'aspect médiumnique de
l'oeuvre rimbaldienne. La Volonté n'y est plus. Renéville cite, en
exemple, un passage de la lettre du Voyant: "Si le cuivre s'éveille
clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident: j'assiste
~ l'éclosion de ma pensée •• • ".
En résumé, il ne faut pas se laisser tromper par l'importance
accordée à la révolte dans les deux premiers numéros du Grand Jeu.
Si la révolution s'y trouve subordonnée à la révolte, la révolte, à
son tour, s'y trouve subordonnée à la résignation. Car le but est
ailleurs, au-delà des révoltes et des révolutions, dans ce que Gilbert
Lecomte appelle la "résorption dans l'univers". Dans le troisi~me
numéro de la revue, consacré à "l'universalité des Mythes", les auteurs
se livrent à la tâche/de déchiffrer cet univers.
Le Grand Jeu et la révolution
Dans son deuxi~me numéro, le Grand Jeu publie un seul article où
il ne soit pas question de Rimbaud. Il s'agit de "Politique" de
Ribemont-Dessaignes. Cet article qui traite directement de la révolution
communiste (ce sera, du reste, le seul article du Grand Jeu à en traiter)
détonne dans un numéro spécial consacré à Rimbaud. Quoique l'auteur,
ami du Grand Jeu depuis l'incident du bar du Château, ne fasse pas
vraiment partie du groupe et que ses idées ne représentent pas forcément
celles de la revue, le Grand Jeu pùblie quand m@me, en mai 1929, un
article qui formule de fortes réserves à l'endroit de la révolution
communiste.
L'article de Ribemont-Dessaignes se présente comme une analyse réfléchie
de l'adhésion des surréalistes au P.C. L'auteur est d'avis que le surréa
lisme, ayant vu son terme dans "l'apothéose de l'individu ••• c'est-à
dire l'esprit poussé à son extr@me limite", ne trouvait pour sortir de
lui-m~me que "l'entrée dans le collectif".
Se réfugier dans le social - - et en la circonstance il s'agissait de se servir de la seule révolution possible, la communiste - -ne pouvait donner de résultat que si l'on gardait le silence ••• Trouver une possibilité d'évasion dans le silence de l'individu au sein du collectif ne pouvait résulter que d'un malentendu ou d'une
- 33 _.
dupl~cité de passage, et aboutir à une impasse. Mais la révolte demeure la seule possibilité d'évasion et de libération ••• Le rejet hors de soi de tout ce qui y a été accepté, la possibilité de n'être jamais plus qu'un masque sous lequel on n'est pas nu, mais vide, d'un vide dont le vide physique ne donne même pas la moindre idée, et de changer de masque comme de chemise •• ~ et l'on sait si ces chemises là se salissent v~te, cela fait perdre à toute question sociale et politique un peu de son acuité ardente • • • (24)
Dans ses écrits qui datent de la même époque du Grand Jeu, (25)
René Daumal formule les principes de sa solidarité avec la révolution
marxiste. On peut bien se demander pourquoi ces écrits n'ont jamais figuré
dans les pages de la revue. S'agissait-il d'une volonté de se distinguer
des surréalistes qui dépensaient tant de pages à justifier la coexistence
du surréalisme et du communisme?
En tout cas, il reste vrai que René Daumal ne manquait pas de recon
naître la nécessité d'une liaison étroite entre la révolte de l'individu
et la révolution du prolétariat. Dans l'essai intitulé "Les provocations
à l'asc~se", il développe les termes de cette liaison
Nous pouvons observer le passage de l'esprit de révolte ~ l'esprit révolutionnaire; la révolte, dans son état primitif de nihilisme, rec~le, nous l'avons vu, des contradictions qui l'empêchent d'être viable: l'individu qui, en tant qu'invidu, va nécessairement vers sa propre destruction. Pour sortir de cette contradiction, il doit comprendre que ce qu'il veut nier et combattre, ce sont toutes les tendances de sa mort, toutes les forces d'inertie de l'esprit; et qu'il doit les combattre au nom de quelque chose qui dépasse son propre individu, s'il ne veut pas se combattre soi-~eme. Ce supra-individuel, il le trouvera d'abord dans sa conscience de l'humanité en tant qu'elle se réveille. ~ comme ce réveil, avonsnous dit, correspond au soul~vement de la partie opprimée de la société, le révolté devra résigner sa révolte individuelle entre les mains de la classe révolutionnaire de son époque • • • Je veux montrer par l~ que la Métaphysique, anticipation d'un progr~s possible, serait vaine et stérile si des actes concrets ne venaient lui donner sens de vie". (26)
- 34 -
C'est donc au nom de la philosophie, c'est-à-dire au nom de la
Pensée dialectique, que René Daumal propose que chaque homme qui se
veut penseur révolutionnaire doit également participer à la révolu
tion politique de son époque. Le th~me de la corrélation nécessaire
entre l'idéalisme absolu (l'idée crée l'@tre) et le matérialisme
dialectique (la mati~re n'est autre chose que le devenir, le passage
du non-@tre) réapparaît souvent dans les essais de Daumal. Dans sa
"Lettre ouverte à André Breton", Daumal reproche aux surréalistes de
ne pas maintenir assez vigoureusement "la corrélation, scandaleuse
pour certains, de l'idéalisme hégélien et du matérialisme dialec
tique, contre toutes les autres formes d'idéalisme et de matéria
lisme", (27) Daumal craint que les surréalistes, par crise de
conscience, ne retombent dans "un prétendu matérialisme révolu
tionnaire" qui ressemble d-e trop pr~s au vieux matérialisme primaire,
dualiste. Le groupe du Grand Jeu , par contre, veut adhérer au
matérialisme historique d'Engels selon lequel l'engagement dans
la révolution sociale n'est qu'une des multiples formes concr~tes
que peut prendre l'Idée de Révolution.
Tout en participant à l'action politique (manifestations contre
la répression polici~re, contre la conscription, etc.), le groupe du
Grand Jeu ne lui donne pas la priorité pendant la période de 1928 à
1930. La situation historique permettait encore cette attitude.
A partir de la crise de 1929, les exigences sociales deviennent
plus urgentes, et les intellectuels d'avant-garde se reconnaissent des
obligations plus pressantes au niveau de l'engagement politique. Les
activités de l'Association des écrivains artistes révolutionnaires
(l'A.E.A.R.) s'accél~rent. Et, comme nous l'avons vu, à l'instigation
de Sadoul et d'Aragon, le groupe surréaliste endosse un communisme
plus militant.
Vers la fin de 1930, Daumal, devenu plus ou moins volontairement
chef du groupe, commence ~ accorder plus d'importance aux manifestations
concr~tes de la pensée révolutionnaire du Grand Jeu • Dans une lettre
datée de septembre 1930, Daumal essaie de convaincre Renéville de la
nécessité de prendre publiquement des attitudes plus "engagées".
- 35 -
Je pense comme toi pour notre activité littéraire à venir. Mais je tiens à y ajouter un complément: il est nécessaire de manifester toutes les conséquences subversives de notre pensée dans le social. Ici, nous pourrions employer une plus large collaboration : il s'agirait de faire ce que le parti communiste fait si mal: démontrer, par l'nalyse; des faits d'actualité, les contradictions intimes de la société capitaliste. Par exemple, prouver par des calculs précis que le fait d'acheter une action de x ••• frs de la "Royal Dutch" équivaut à tirer une balle dans la t~te d'un Arabe de Palestine • • • (28)
L'incapacité de Renéville de partager cette opinion, plus ses
"défaillances révolutionnaires" dans l'affaire Aragon, aboutissent,
nous l'avons vu, à son exclusion du groupe et, par la suite, à la
dissolution définitive du Grand Jeu •
Les membres secondaires du groupe (Pierre Audard, André Delons,
Maurice Henry et Arthur Harfaux) poursuivent leurs activités au sein
du Parti. Roger Gilbert-Lecomte, qui semble avoir approuvé les grandes
lignes de la position politique de Daumal, n'a jamais accordé de place
dans ses écrits à la polémique politique. Sa vraie préoccupation est
toujours restée l'évolution de son aventure métaphysique et de son
expression poétique. C'est vers 1932 que la "déesse noire" commence
à dominer la vie de Lecomte, et les manifestations de sa pensée, poli
tique ou autre, deviennent de plus en plus irréguli~res. Pour sa part,
Daumal ne cesse d'accorder de l'importance aux questions politiques,
m~me si sa pensée doit s'intérioriser progressivement. La majeure
partie de son oeuvre postérieure aux années du Grand Jeu est consacrée
à cette "méthode non verbale de connaissance active de soi" que lui
enseign~ son nouveau "martre", Alexandre de Salzmann.
Au-delà de toute politigue
C'est en fait Rolland de Renéville qui exprime le plus succintement,
en 1932, l'attitude qu'adopteront plus tard André Breton et René Daumal
dans leur évolution politique:
Je me place du point de vue de la poes1e pour considérer le communisme, et vous, vous vous placez du point de vue du communisme pour considérer la poésie. Il résulte de ce changement de position qui s'est effectué depuis deux ans
.- 36
environ, en ce qui vous concerne (alors qu'au contraire je conservais la position initiale du Grand Jeu) , un décalage entre nous • • • Pour moi, la révolution sociale est un petit accident ~ encourager,dont je n'attends d'autre part presque rien en tant que révélation. Le communisme est fils du capitalisme. Il en est la sanction. Confondre son devenir avec celui de la poésie me paratt une confusion du même ordre que l'erreur qui consiste à confondre la perte de la personnalité dans l'expérience mystique et celle de l'individu soumis à une vie en commun. (29)
L'évolution de la pensée de Daumal vers l'attitude de Renéville
se fait graduellement, et le lecteur ne peut suivre sa courbe que dans
la correspondance personnelle de l'auteur. A partir du moment où il ne
fut plus le porte-parole du Grand Jeu, Daumal semble s'être senti dis
pensé du devoir de prendre une position publique sur les questions so
ciales. Dans une lettre à l'auteur de La prudence de Monsieur Bergson,
datée du 23 juin 1935, Daumal se sent enfin libre d'avouer: "Je ne suis
pas marxiste (Si ce n'est comme étiquette, fanion de combat; c'est-~-dire
que la révolution économique ne suffit pas pour créer un 'homme nouveau'
comme le dit, par exemple, Aragon); mais c'est une condition nécessaire
et, m~me sans le rechercher, je m'aperçois que chaque fois que je parle
de réalités sociales, je pense marxiste ••• Il Y a un mal profond de
la civilisation occidentale que la révolution prolétarienne ne suffira
pas à guérir (mais qui ne le sera jamais sans elle)". (30)
Dans cette même lettre, Daumal décrit son "rOle d'intellectuel vis
à-vis la révolution" comme étant celui de "critique de la culture".
Cette conception du rOle de l'artiste dans la révolution ne diff~re
pas beaucoup de celle qui est exprimée par Breton dans le manifeste de
la F.I.A.R.I. : Nous estimons que la tâche surpême de l'art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l'artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s'il est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s'il en fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s'il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur. (31)
-- 37 -
Bien qu'il n'y ait pas d'indication que Daumal ait participé aux
activités du groupe français de la F.I.A.R.I., ses préoccupations
s'av~rent parentes. En 1940, dans une lettre à Max-Pol Fouchet, direc
teur de la revue Fontaine , Daumal parle de la possibilité de formuler
un "Décalogue de l'Ecrivain". Il s'agirait "d'unir les écrivains (et
autres artistes) non pas sous des croyances, opinions, théories com
munes, mais sous quelques principes et r~gles élémentaires d'honn~teté
intellectuelle, de sincérité intérieure, de générosité et d'humilité"
et de les faire travailler, selon ces principes, à "remettre à leurs
places royales les grandes valeurs: Bien, Beau, Vrai". (32) Ces
"grandes valeurs" avaient été l'objet de toutes les recherches du
Grand Jeu. Voilà le cycle révolu. A la fin de son évolution politique,
Daumal se place encore une fois et désormais, du point de vue de la
Poésie, au sens le plus large du mot.
- 38 -
LE GRAND JE(] El' LE SURREALISME
C. Analyse des divergences philosophiques:ego ou cosmos?
Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une évidence. absolue, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre préoccupation. Le Grand Jeu groupe des hommes qui n'ont qu'un !2i à dire, toujours le m@me, inlassablement, en mille langages divers; lem@me Mot qui fut proféré par les Rishis védiques, les Babbis cabalistes, les proph~tes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps, et les Po~tes, les vrais. Le Grand Jeu veut mener une lutte sans répit, sans pitié, sur tous les plans, contre ceux qui trahissent cette révélation au profit de l'égo!ste intér@t humain, individuel ou social : pr@tres, savants, artistes. (33)
Ces trois phrases du projet de présentation du Grand Jeu rév~lent
l'essentiel des divergences philosophiques entre le groupe du ~
~ et le groupe surréaliste. Le groupe du Grand Jeu se réclame de la
grande tradition ésotérique, et il souligne la nature métaphysique ,
voire mystique, de ses préoccupations. Il ne travaille pas ~ créer une
société dans laquelle l'individu puisse s'épanouir. La Révolution sociale
n'était importante que dans la mesure o~ elle pouvait libérer l'homme et
lui permettre ainsi la recherche de la Révélation. Nous savons que les
Simplistes avaient pensé appeler leur revue ~Voie. Ils voulaient y
élaborer les rudiments d 'une véritable "Métaphysique expérimentale".
Leurs écrits devaient servir à orienter l'existence vers la proverbiale
Porte étroite qui donne sur l'Absolu.
Par contre, les surréalistes n'ont jamais donné un sens aussi précis,
aussi absolu, à leur révolte et à leurs recherches. M@me si les deux
groupes ont parfois préconisé les m@mes méthodes, et souvent rencontré
les m@mes obstacles, ils ne poursuivaient pas le m@me but. Daumal écrit,
dans l'essai "Le Surréalisme et le Grand Jeu", "l'absence de cet unique
critérium, la conscience, jette dans les recherches surréalistes une
certaine confusion". (34) Tandis que Daumal parle de conscience, au
... 39 --
sens ontologique, Breton parle de l'inconscient, au sens psychologique.
Pour envisager l'~tre, faut-il se placer du point de vue de l'égo ou du
cosmos? La question se posait, et les deux groupes ont formulé des
réponses assez différentes.
"Imbécillité de l'individualisme" - - telle fut la devise de Gilbert
Lecomte dans "La force des renoncements", paru dans le premier numéro du
Grand Jeu. Et plus tard, dans le troisi~me numéro, il écrit: "Au sauvage
dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s'oppose
l'individu proclamant 'Je suis Moi' et se repliant sur lui-m~me pour que,
réellement incarné dans
niant comme tel, puisse
sa personnalité, connaissant ses
nattre l'Homme-~-trois-yeux qui,
dividu, sera, en vérité, la conscience cosmique". (35)
limites et se
dépassant l'in-
Il s'agissait donc de dépasser l'individu pour achever ce que Lecomte
appelle la "résorption dans l'univers". Cette "résorption" ne paraît pos
sible que si l'on poss~de une vue profondément moniste de la vie. C'est
René Daumal qui définit, dans ses écrits, les termes du monisme du Grand
~.
Dans "le Non-dualisme de Spinoza", Daumal commence par substituer le
terme "non-dualisme" au terme "m6misme", "mot qui sugg~re trop une pensée
endormie dans un syst~me". Le non-dualisme, il le comprend ~ la mani~re
des penseurs védiques de l'Inde, au sens de "négation de la négation".
Daumal opine en premier lieu que l'homme prend conscience de soi en pre
nant conscience d'abord de ce qu'il n'est pas. En niant les différentes
formes d'~tre auxquelles il ne peut s'identifier, l'homme cherche ~ cerner
son ~tre. Ce procédé de négation suppose l'existence d'un monde extérieur
opposé au monde intérieur. C'est ~ cette opposition que s'attaque le non
individualisme de Spinoza, comme l'entend René Daumal.
En développant son analyse, Daumal souligne que dans la pensée occi
dentale, l'opposition du monde intérieur et du monde extérieur a le plus
souvent un corollaire: l'opposition de l'~me et du corps. Selon la pensée
non-dualiste, cette distinction est fausse, l'âme étant "l'idée du corps",
et le corps étant "l'image de l'~me". La notion d'exclusion est ainsi
remplacée par la notion de participation.
Dans "l'Intuition métaphysique dans l'Histoirell , Daumal démontre que
dans la pensée non-dualiste, l'identité de la mati~re et de l'esprit a,
40 -
elle aussi, son corollaire: l'identité des "choses" (les formes différen
ciées d'~tre) et du "soi" (l'être). Pour illustrer ce principe, Daumal
cite la proposition centrale de l'Advaita :
Toutes les choses sont dans le soi, mais le soi n'est en aucune chose. Cette formule si simple, on le voit, condamne le panthéisme, qui sert ordinairement en Occident de véhicule vulgaire à la prétendue 'pensée hindoue' ; en y ajoutant le principe que le 'soi' (atmâ) n'a de valeur que s'il est pris universellement pour tout homme pensant, et non pour telle conscience individuelle, on condamne du m~me coup l'idéalisme subjectif , autre forme occidentale de la 'vraie pensée hindoue'. (36)
Selon la formule de l'Avaita , l'homme qui veut atteindre l'Unité de
l'Etre doit travailler à détruire sa subjectivité. Pour faciliter cette
tâche, le groupe du Grand Jeu travaillait à construire un "appareil
technique" basé sur "l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation,
de transposition de conscience, de voyance", et profondément inspiré des (37) Yogis hindous.
Seules les expressions "dépersonnalisation" et "transposition de
conscience" indiquent à quel point celui qui veut connartre l'Un doit
renoncer à son individualité. La notion du "non-vouloir" réapparart
souvent dans les pages du Grand Jeu • On est tr~s loin de la "victoire
du désir" des· surréalistes.
Dans le chapitre intitulé "Dali et la parano!a-critique", Maurice
Nadeau cite un passage de La femme invisible de Dali : "La parano!a se
sert du monde extérieur pour faire valoir l'idée obsédante avec la trou
blante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les
autres. La réalité du monde extérieur sert d'illustration et de preuve,
et est mise au service de la réalité de notre esprit". (38) Vouloir
attribuer au monde extérieur les formes des idées obsédantes, n'est-ce
pas croire à "l'idéalisme subjectif" que condamne Daumal?
Breton lui-m~me voit dans la manipulation parano!aque de la réalité
"une nouvelle affirmation, avec preu~es formelles à l'appui, de la toute
puissance du désir qui reste depuis :( 'origine le seul acte '.de::f6i du
surréalisme". (39)
- 41 -
On voit déjà, dans leurs différentes façons de se situer vis-à-vis
le "monde extérieur", les principales divergences philosophiques entre
le groupe du Grand Jeu et le groupe surréaliste. De leur c6té, les sur
réalistes proclament "la toute puissance du désir", et ils pratiquent la
subjectivité anarchique. De son c6té, le groupe du Grand Jeu proclame la
"force des renoncements" et recherche, systématiquement, l'Universalité.
"Le Grand Jeu exige une Révolution de la Réalité vers sa source • • •
Pas de libre arbitre, pas de caprice, de fantaisie, pas de jolies choses.
Le Grand .Teu est primitif, sauvage, antique, réaliste". (40)
Breton a toujours refusé de donner aux recherches surréalistes une
orientation aussi étroitement méta.physique. Tandis que la bonne moitié
des écrits du groupe du Grand Jeu traitent de questions philosophiques,
la plupart des écrits surréalistes se classent parmi les oeuvres "poé
tiques" ou les analyses sociologiques et esthétiques. Breton seul entre
prend, à l'occasion, de clarifier la position philosophique du surréa
lisme.
Si dans le Second manifeste du surréalisme Breton prend dix pages
pour réaffirmer l'adhésion du surréalisme au principe du matérialisme
historique, c'est plut6t pour démontrer la compatibilité des activités
surréalistes avec les activités communistes. A l'exemple d'Engels, il
dénonce l'ancien matérialisme (et, bien sUr, sa contrepartie, l'idéa
lisme) pour professer le matérialisme dialectique et non-dualiste. Il
se préoccupe beaucoup des implications de la pensée dialectique dans
le social, mais, jusqu'en 1930, il n'avait pas encore écrit une page
sur les conséquences métaphysiques de la pensée moniste.
Au début du Second manifeste , il y a allusion à la nécessité de
la réconciliation des contraires : "Tout porte à croire qu'il existe
un certain point de l'esprit d'o~ la vie et la mort, le réel et l'ima
ginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le
haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en
vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que
l'espoir de dét erminat ion de ce point". (41) Ce point sembl e être
le "mobile" de l'activité surréaliste mais, comme nous l'avons cons
taté, la description de ce point et des voies d'acc~s n'occupe pas de
place dans les écrits.
- 42 .;.
Le groupe du Grand Jeu , par contre, ose m~me nommer ce point
supr~me de l'esprit: il l'appelle ~ • Dans "L'intuition métaphy
sique dans l'Histoire", Daumal écrit:
L'être suprême et le bien suprême doivent donc être pensés comme étant identiques à la limite de la marche progressive de la conscience. L'~tre par excellence et la valeur absolue, c'est ce\:que les religions nomment Dieu. Une théologie sera donc le signe d'une pensée réelle lorsqu'elle représentera Dieu comme la limite d'une progression de la conscience dont nous avons l'expérience immédiate, et qui s'effectue par le rejet successif d'individualités de plus en plus large; Dieu sera donc posé comme la négation absolue de toute détermination individuelle. (42)
Dans ce paragraphe de Daumal, nous trouvons résumé l'essentiel de
ce qui distingue la pensée du Grand Jeu de celle du surréalisme. Au
nom de la progression de la conscience vers "l'@tre supr@me", le ~
~ réclame la négation absolue de l'individualité. Il préconise en fait
une Réévaluation de l'esprit religieux. Le groupe surréaliste, par contre,
est animé par un anti-cléricalisme véhément, tr~s répandu dans l'avant
garde de l'époque, et il ne parvient pas à réexaminer le fait religieux,
hors du contexte de l'Eglise. Breton se donne même beaucoup de peine à
défendre le surréalisme contre les accusations de "mysticisme" et
"d'ésotérisme".
Maurice Nadeau résume ainsi l'attitude anti-mystique des surréalistes:
Le Grand Jeu n'est pas prisé par les surréalistes. Il semblait que ces jeunes se soient tenus en deçà de la position à laquelle les surréalistes étaient parvenus. On y parlait un peu trop de "mysticisme", on appelait un peu trop à soi les grands mystiques, les grands initiés • • • Apr~s un instant d'espoir fraternel en ces jeunes, les surréalistes s'en détournent. ~a question est ailleurs. Et si Breton revient, dans le Second Manifeste, à l'occultisme, aux initiés, il y a loin de sa démarche à celle de ces "Chercheurs de Dieu". (43)
Rolland de Renéville, pour sa part, ne croit pas que la démarche de
Breton soit si loin de celle du Grand Jeu ; il croit au contraire qu'elle
en est directement inspirée. Dans une lettre à Jean Paulhan, Renéville
s'indigne" ••• les surréalistes ont tout fait pour nous dissocier,
et de mani~re à prendre pour leur propre compte nos acquisitions idéo
logiques (cf. le début du Deuxi~me Manifeste de Breton) ••• " (44)
- 43 -
Quoi qu'il en soit, au point de vue originalité "des acquisitions
idéologiques", il reste vrai que Breton n'a jamais cherché, m@me dans
le deuxi~me manifeste, à donner uns signification strictement métaphy
sique à l'existence humaine. Peut-@tre est-il simplement plus sensible
au niveau de conscience de son époque. Faut-il conclure qu'il préf~re
parler de la nécessité de la révolution spirituelle dans un langage
compréhensible à ses contemporains? Dans ce cas, le groupe du Grand Jeu
aurait protesté qu'un langage limité ne saurait traduire que des idées
limitées, et que les progr~s spirituels proposés resteraient relatifs
au moment dialectique dans lequel elles s'expriment.
Dans ce sens, le surréalisme est, lui aussi, fils du capitalisme.
Face au syst~me industriel qui menaçait l'homme de plus en plus d'uni
formité, d'anonymité m@me, les surréalistes proposaient de cultiver la
subjectivité, l'excentricité la plus poussée. Et face au syst~me social
qui glorifiait avant tout l'esprit logique et pragmatique, les surréa
listes ont proclamé la toute-puissance de l'irrationnel. Le Grand Jeu,
sans s'arr@ter trop sur les particularités de la situation historique,
incite l'homme à réclamer immédiatement ses droits à l'éternel.
- 44 -
NOTES CHAPITRE III
(l)~ R. Daumal, Lettres ~ ses amis (Paris: Gallimard, 1958) p. 139 \ J
(2) R. Daumal, "Lettre ouverte ~ André Breton" , Le Grand Jeu, no 3,
in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 194.
(3) R. Daumal, Lettres ••••••• , p. 74.
(4) cf. fil. Random, "Entretiens avec Monny de Boully, NNRF no 203,
novembre 1969, pp. 702-717.
(5) cf. M. Nadeau, Histoire du Surréalisme (Paris: Ed. du Seuil,
1964) pp. 287-296.
(6) Le Grand Jeu , no 3, in Herrie , p. 168.
(7) M. Random, Le Grand Jeu - Essai (Paris : Denoel, 1970) p. 47
(8) R. Daumal, Lettres ••• pp. 178-179.
(9) Lettre inédite publiée in M. Random, Le grand Jeu, p. 49.
(10) R. Daumal, Lettres ••• , pp._118-19.
(11) A. Breton, Manifestes du Surréalisme (Paris: NRF Idées, 1963) p. 133.
(12) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in Herne, pp. 191-194.
(13) Lettre inédite citée in M. Random, Le Grand Jeu , p. 15.
(14) M. Nadeau, op. cit. , pp. 69-70.
(15) ~. , p. 72
(16) ~., p. 98
(11) ~. , p. 231.
(18) A. Breton, "Au grand jour" in M. Nadeau, op. cit. p. 263.
(19) ~. , p. 273.
(20) R. Gilbert-Lecomte, "Avant-propos au 1er no du Grand Jeu" in Herne, p. 39
(21) M. Henry, ''!La nécessité de la révolte" in ~ , p. 43
(22) R. Gilbert-Lecomte, "La force des renoncements" in ~ , p. 46.
(23) R. Daumal, "Liberté sans espoir" in ~ , p. 50.
(24) G. Ribemont-Dessaignes, "Politique" in ~ , pp. 125-126.
(25) cf. R. Daumal, Tu t'es toujours trompé, (Paris: Mercure de France,
1970). Edition de textes jusqu'ici inédits, établie et présentée par
le fr~re de l'auteur, Jack Daumal.
(26) ~. , pp. 66-61.
(21) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in~, p. 194.
(28) R. Daumal, Lettres ••• , p. 210.
(29) Lettre inédite citée dans R. Daumal, Tu t'es toujours ••• , pp. 199-200.
(30) Ibid. , pp. 203-205.
(31) M. Nadeau, Qp. cit. , p. 415
- 45 -
(32) R. Daumal, "Tu t'es toujours ... , p. 201
(33) Le Grand Jeu no 1 in ~, p. 17.
(34) R. Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, (Paris:Ga11imard,1953) p.50.
(35) R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révé1ation, •• la seule" in Herne, p. 146.
(36) R. Daumal, Tu t'es toujours ••• , p. 122.
(37) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in ~ , p. 193.
(38) M. Nadeau, op. cit. , p. 151.
i: (39) ~. , P. 151. (40) R. Daumal, "Projet de présentation" in Herne, pp. 11-18.
(41) A. Breton, Manifeste ••• ,pp. 76-77.
(42) R. Daumal, Tù t'es ••• , pp. 93-94.
(43) M. Nadeau, op. cit. , p. 112.
(44) Lettre inédite citée in M.Random Le Grand Jeu, p. 148.
- 46 -
PARTIE II
LE LIEU ET LA FORMULE
Chapitre IV le MYsticisme oriental
Chapitre V les drogues
Chapitre VI l'occulte
Chapitre VII: l'alchimie du Verbe
Nous avons, pour répondre ~ votre science amusante, l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) de Yogis hindous; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait oni~ique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ••• et ce n'est pas fini.
René Daumal "Lettre ouverte ~ André Breton" Grand Jeu III
Il s'agit simplement, ici, sur l'exemple de Rimbaud, de fixer un point essentiel de notre pensée. A savoir: Qu'un homme peut, selon une certaine méthode dite mystique, atteindre ~ la perception immédiate d'un autre univers, incommensurable ~ ses sens et irréductible ~ son entendement.
"Introduct ion" Grand Jeu III
- 41 -
CHAPITRE IV
LE GRAND JEU ET LE MYSTICISME ORIENTAL
La trame essentielle de ma pensée, de notre pensée, de la pensée, est inscrite - - je le sais depuis des ans - - dans les livres sacrés de l'Inde. Chacune de mes découvertes, je la retrouve toujours, peu apr~s l'avoir faite, dans tel verset d'un Upanishad ou de la Bhagavad-Gita , que je n'avais pas encore remarqué. Cela m'induit nécessairement à faire confiance à ces paroles, à la Parole unique d'o~ elles proc~dent et1la tradition mystique qui découle d'elles. (1) ';
René Daumal
Depuis le temps sans mémoire de l'aube totémique, tous les esprits n'ont pas suivi la même voie d'erreur sinistre. Tandis qu'à l'Oocident du monde, les hommes reniaient leur âme primitive et développaient uniquement les produits de leurs facultés rationnelles, à l'Orient, des races enti~res, sans négliger cette voie nouvelle, n'ont pourtant pas oublié l'autre possibilité et, parall~lement, ont développé leurs facultés mystiques. Longtemps, l'Asie fut le refuge de cette seule vie réelle de l'esprit. (2)
Roger G·ilbert-Leoomte
48 -
LE GRAND JEU ET LE MYSTICISME ORIENTAL
A. La philosophie non-dualiste
Lorsque René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte conçoivent l'idée
d'une revue simpliste ~ Reims, ils ont l'intention de rédiger un guide
qui établisse l'itinéraire, "la voie", de l'l!me humaine s'acheminant
vers l'Etre absolu. Ils veulent formuler, dans leur revue, les prin
cipes d'une "Métaphysique expérimentale" prouvée praticable et acces- .
sible ~ chacun. Ce fut ~ titre de "Science objective de l'Etre" que
le yoga et le mysticisme oriental sont devenus le sujet de lAurs études
approfondies. Durant l'année de philosophie au lycée de Reims, ils par
courent tous les livres sacrés de l'Inde disponibles en traduction
française. Les deux lycéens y trouvent la confirmation de notions
simplistes telles que l·tUnité de l'Etre, l'Illusion de la réalité, et
la Toute-Puissance de l'Extase. Chacun d'eux devait faire, selon des
exigences intérieures, l'application de ces principes dans l'évolution
ultérieure de sa pensée.
Roger Gilbert-Lecomte r@ve alors de faire ~ grand livre pour
lequel il avait choisi le titre Retour ~ Tout. Dans les "Projets de
préface" et les "Notes" reproduits dans le Testament , il souligne
que cette oeuvre doit se distinguer par son "aspect élémentaire, sché
matique, systématique (Bible, Encyclopédie, Code, Tableau historique,
etc.). (3) Les livres sacrés de l'Inde doivent y figurer parmi les
Evangiles de toutes traditions, dont il veut présenter enfin l'antho
logie définitive. (Comme nous le verrons plus loin, il y avait po~ Rolland de Renéville, plusieurs Traditions dans lesquelles il pouvait
puiser, et la philosophie hindoue, pour lui aussi, n'en était qu'une
parmi tant d'autres).
Pour René Daumal, par contre, les écrits du mysticisme oriental
allaient devenir la principale, sinon l'unique, source de la Révéla
tion. L'Enseignement de Gurdjieff venait confirmer son orientation,
lui fournissant les moyens en tant que "méthode d'ascétisme", d'attein
dre le But entrevu depuis longtemps. Cette orientation de la pensée de
Daumal se manifeste, en fait, tr~s t6t. Pendant sa premi~re année au
- 49 -
lycée Henri IV, insatisfait des traductions disponibles, Daumal s'est
appliqué ~ l'étude du sanscrit. Dans l'article "René Daumal et l'Inde",
Jacques Masui écrit:
Comment et où Daumal avait appris le sanscrit, je ne sais. La connaissance qu'il en avait tenait du prodige. Il était mieux qu'un philologue, car le sanscrit, pour lui, n'était pas une langue morte, elle était la langue sacrée et elle résonnait dans tout son @trë ••• Et que dire de l'extraordinaire grammaire sanscrite qu'il avait composée pour luimême, et enti~rement en devânagari? Elle fait au-j ourd 'hui l' ét onnement et l' admirat i on de tous les spécialistes ••• Daumal accordait, en général, une grande importance au langage. Il avait trouvé dans le sanscrit non seulement la langue qui lui permette d'accéder directement aux textes dont il avait le plus besoin, mais également la langue qui, par excellence, exprime de la mani~re la plus concr~te, les réalités spirituelles. (4)
Ces "réalités spirituelles" de l'Inde devaient occuper une grande
place dans la pensée et l'oeuvre de Daumal. Dans "l'Intuition méta
physique dans l'Histoire", il écrit déj~: "Les antiques spéculations
hindoues, telles que nous les trouvons exprimées dans les Védas, les
Upanishads, la Bhagavad Gita, etc. , présentent ces signes de pensée
~ l'état le plus pur". (5) Dans le même essai, nous trouvons le
premier exposé du non-dualisme hindou tel que Daumal l'entend, et tel
qu'il tente de le vivre. (L'essai, écrit en 1926, ne fut publié qu'en
1970, par les soins du fr~re de l'auteur).
"Encore sur les livres de René Guénon" est le premier essai que
Daumal publie sur le sujet de la philosophie hindoue. Publié dans le
Grand Jeu II , cet essai fait, en quelque sorte, écho ~ "La crise du
monde moderne" (par René Guénon) de Roger Gilbert-Lecomte dans le
Grand Jeu l • Il faut souligner ici l'influence de l'oeuvre de Guénon
sur la pensée du Grand Jeu • Guénon fut le premier érudit français ~
faire, ~ l'usage de l'occidental, l'interprétation de la pensée orien
tale. Daumal lira attentivement son premier livre, Introduction géné
rale ~ l'Etude des doctrines hindoues publié en 1921. Dans ce livre
comme dans ceux qui suivront, Daumal est frappé par l'intégrité de la
pensée de Guénon qui "ne trahit jamais la pensée hindoue au profit des
besoins particuliers de la philosophie occidentale.'S'il parle du Véda,
- 50 -
il pense le Véda, il est le Véda". Vieux principe hindou: l'identité
du conna!tre et de l'@tre.
Mais Daumal et Lecomte reproch~rent ~ Guénon son incapacité de
reconna!tre l'importance des penseurs européens, tels que Spinoza et
Hegel, qui apportent des recherches expérimentales ~ la métaphysique.
Vouloir concilier la métaphysique et l'empirisme représente pour
Guénon une trahison du principe de la Transcendance.
Pour sa part, Daumal consacre plusieurs essais aux applications
concr~tes (Dans le sens de "vécues") des doctrines et des disciplines
orientales. Entre autres, il faut signaler les trois chroniques-cri
tiques : "La Vie de Marpa, le Traducteur" , "Le livre des Morts thi
bétains",et "Le Yoga thibétain et ses doctrines secr~tes" • Ce dernier
essai fut écrit en 1938 ~ l'occasion de la traduction du livre du m@me
titre par Marguerite de la Fuente. Daumal y parle de la discipline
thibétaine comme d'un "syst~me de connaissances théoriques et prati
ques • • • qui donne en m@me temps la méthode et les moyens pratiques
de changer l'homme en quelque chose de plus réel". (7) C'est ~ ce
titre que ce mysticisme oriental fut un élément essentiel de la "méta
physique expérimentale" du Grand Jeu •
B. L'Art hindou
En fait, neuf des trente-neuf essais reproduits dans Chaque fois
que l'aube para!t traitent de la pensée orientale. L'un des plus impor
tants, "Pour approcher l'art poétique hindou", fut écrit en 1941 pour
un numéro spécial des Cahiers du Sud intitulé "Message actuel de l'Inde".
Cet article marque le début de son importante collaboration et de son
amitié avec Jacques Masui. C'est pour Masui que Daumal entreprend la
traduction de certaines sections du ~ et de la Bhagavad Gita (pas
encore publiée). Et c'est avec Masui qu'il écrit le "Tableau du
développement de la tradition hindoue", oeuvre posthume publiée en
1949 dans "Approches de l'Inde", un autre numéro spécial des Cahiers
du Sud.
"Pour approcher l'art poétique hindou" est un essai important,
parce que Daumal y rév~le dans quelle mesure la pensée hindoue déter
mine sa conception de la poésie. (8) Cet essai est én_fait une
- 51 -
élaboration des notes de présentation q~i accompagnent sa traduction
du Traité de Bharata, publiée dans le quatri~me numéro de !i'fesures en
1935. Le Nâtya-Câstra de Bharata est le plus ancien traité d'art
dramatique hindou. Ce traité résume les principes de l'école esthé
tique dite "de la Saveur". Daumal explique: "On appelle saveur la
perception immédiate, par le dedans, d'un moment ou d'un état par
ticulier de l'existence, provoquée par la mise en oeuvre de moyens
d'expression artistiques. Elle n'est ni objet, ni sentiment, ni
concept; elle est une évidence immédiate, une gustation de la vie
même, une pure joie de go~ter à sa propre substance tout en communiant
avec l'autre, l'acteur ou le po~te". (9)
Toute l'oeuvre de Daumal tend vers la recréation des "états par
ticuliers de l'existence". Sa poésie, comme sa pensée, est influencée
par les doctrines hindoues qui lui ont appris une leçon capitale: les
idées et les paroles restent sans Signification, si celui qui les pense,
qui les prononce, ne les a pas vécues. Tous les "Grands Joueurs" devraient
s'efforcer à vivre "et à faire vivre" l'Identité du Connattre et de l'Etre".
NOTES
(1)
- 52 -
CHAPITRE IV
R. Daumal, Chaque fois que l'aube paraît (Paris: Gallimard, 1953), p. 31.
(2) R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule" in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 148.
(3) R. Gilbert-Lecomte, Testament , (Paris: Gallimard, 1955), p. 132.
(4) J. Masui, "René Daumal et l'Inde" in Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 383-384.
(5) R. Daumal, Tu t'es toujours trompé ,(Paris Mercure de France, 1970, p. 74.
(6) R. Daumal, "Encore une fois sur les livres de René Guénon" in Chaque fois que l'aube paraît, p. 32.
(7) ~., p. 200.
(8) 'Voir aussi le chapitre "L'Alchimie du verbe" où est analysêe l'influence de la philosophie orientale sur la conception de la "Poésie blanche" par Daumal, et sur l'élaboration de la "Philosophie de la poésie" de Rolland de Renéville.
(9) R. Daumal, "Introduction au Traité de Bharata" in Mesures rio 4 ,,~'ôëtobr;e 1935, p. 137.
- 53 -
Chapitre V
LE GRAND JEU ]ll1 LES DROGUES
Il n'y a pas deux moyens d'@tre voyant :' on ne voit que par asphyxie et congestion (yoga, noyade et narcose). (1)
Ce qui différencie le mieux l'homme de l'animal, c'est la pipe. (2)
Roger Gilbert-Lecomte
Experiences of enlarged consciousness can occur in a variety of l'lays : sensory deprivation, yoga exercises, disciplined meditation, religious or aesthetic ecstasies; most recently they have become available to anyone through the ingestion of psychedelic drugs. (3)
Timothy Leary
54
LE GRAND JEU Er LES DROGUES
A. René Daumal: une expérience fondamentale
L'usage de la drogue est tellement répandu de nos jours que rares
sont les journaux qui n'en font pas mention. Les gouvernements confient
~ des "commissions spéciales" l'étude du "phénom~ne", et le public
s'attend ~ la libéralisation prochaine des lois. Ceux qui contestent la
législation prohibant l'usage des narcotiques et des hallucinog~nes le
font le plus souvent au nom des droits de l'individu.Certains réforma
teurs, comme le cél~bre gourou psychédélique Timothy Leary, proclament
que l'usage de certaines drogues constitue un rite religieux, et que
la législation actuelle représente une discrimination de la part de
l'~at ~ l'égard de certaines sectes religieuses. (4)
Pour le groupe du Grand Jeu , les drogues sont un élément essentiel
pour leurs expériences spirituelles et pour leurs visions. Il ne s'agit
pas, ni pour l'un ni pour l'autre, de stupéfiants, mais plut6t de véri
tables agents catalyseurs. On dédaigne le R@ve pour rechercher le Réveil.
La perception du monde par les sens, aussi aigu@ et extraordinaire
qu'elle puisse être, doit faire place ~ la Vision par l'Epiphyse.
Dans le troisi~me numéro du Grand Jeu , Roger Gilbert-Lecomte
affirme: "Ce que voient les Voyants est toujours identique. Ils ont un
univers en commun qui ne se dévoile que sous le signe de l'extase". (5)
Pour connaître l'extase, il faut dépasser la conscience ego-centrique et
participer ~ la conscience cosmique. Dans l'élaboration de la méthode
mystique, le groupe du Grand Jeu recherche les moyens de provoquer
l'extase, et l'usage des drogues en est un.
Tandis que les "proph~tes" du mouvement psychédélique préconisent
ouvertement l'usage des drogues hallucinog~nes, les allusions directes
sont tr~s rares dans les pages du Grand Jeu. (Les deux chefs de la revue
font eux-m@mes la mise-au-point sur les drogues dans des articles des
tinés ~ d'autres pUblications). (6)
Dans "La force des renoncements", article paru dans le premier
numéro du Grand Jeu, Gilbert-Lecomte parle de "la révolte de l'individu
contre lui-m@me par le moyen de toute une hygi~ne d'extase particuli~re
- 55 -
(habitude des poisons, auto-hypnotisme, paralysie des centres nerveux,
troubles vasculaires •• • )". Dans cette énumération, les drogues
figurent ~ titre égal avec les autres formes de dér~glement des sens.
En réalité, pourtant, l'expérience de la narcose, déj~ faite ~ Reims
par les Simplistes, fut ~ la base de la Métaphysique expérimentale
du Grand Jeu •
D~s 1923, +es Simplistes pratiquent le dér~glement des sens par
tous les moyens qu'offre une petite ville de province comme "Reims-la
plate". Tous les exc~s sont permis au nom de "la révolte absolue contre
toutes les formes d'inertie ontologique, contre tous les mécanismes,
toutes les coutumes, r~gles d'action, lois morales, ••• ". (7)
Il s'agit alors d'expériences dont les effets sont avant tout physio
logiques. La métaphysique expérimentale s'y annonce seulement. En 1924,
Daumal fait ce qu'il appellera dorénavant "l'expérience fondamentale".
Pendant toute son enfance et son adolescence, Daumal a été hanté
par le probl~me de la mort. N'ayant pas eu d'éd~cation religieuse, il
craint le néant, le "plus rien du tout" qui doit suivre la mort. Seule,
la certitude de la survie de l'~me pourrait atténuer l'angoisse de la
mort du corps. Pour pouvoir renoncer ~ l'homme individuel, il fallait
croire ~ l'esprit universel.
C'est en respirant des vapeurs de tétrachlorure de carbone, ~ l'~ge
de seize ans, que Daumal trouve le moyen de simuler sa propre mort phy
siologique et ainsi de faire connaissance avec l'au-del~. Il en parle
dans l'essai intitulé "Une expérience fondamentale" :
Il y avait d'abord les phénom~nes ordinaires de l'asphyxie: battements des art~res, bourdonnements, bruits de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumi~re; puis, sentiments que cela devient sérieux, que c'est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu'~ ce jour ••• Les phénom~nes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientet tout l'espace qu'emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumi~re emplissaient le monde et ne faisaient qu'un rythme. A ce moment-l~, je n'avais déj~ plus l'usage de la parole, et m@me de la parole intérieure; la pensée était
- 51?
beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle ••• Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi "le monde" était toujours lA, mais comme si brusquement on l'avait vidé de sa substance, ••• Et ce "monde" appal"aissait ainsi dans son irréalité parce que, brusquement, j'étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d'évidence dans lequel j'étais jeté tourbillonnant comme un papillon dàns la flamme • • • Tout ce qui, de cette expérience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c'est ceci - - j'ai la certitude de l'existence 'd'autre chose, d'un au-delA, d'un autre monde ou d'une autre sorte de connaissance. (8)
Daumal rép~te l'expérience plusieurs fois, toujours avec exactement
le m@me résultat, ce qui l'am~ne A conclure: "C'est toujours le m@me
moment, le m@me iustant, coexistant éternellement au déroulement illu
soire de ma durée". (9) Plusieurs camarades simplistes en font l'ex
périence, mais ils connaissent des hallucinations plut8t que des révé
lations. Seul Roger Gilbert-Lecomte y trouve la m@me "certitude".
B. Gilbert-Lecomte: La mort-dans-la-vie
Alors que Daumal trouve une autre "méthode mystique", pour Gilbert
teèomte, l'usage de la drogue est toujours étroitement, fatalement, lié
A sa recherche de l'au-delA. Et si, dans le cas de Daumal, l'asphyxie
lui a permis de surmonter son angoisse du néant, elle a permis A Gilbert
Lecomte d'en satisfaire son désir. Dans "Monsieur Morphée, empoisonneur
public" , Lecomte expose sa théorie de "La Mort-dans-la-vie" et la
politique du Non-Agir. (On reconnaît ici l'influence du mysticisme
oriental sur la pensée de Lecomte). Dans le m@me essai, il parle éga
lement de la "psychologie des états, principe central de la métaphysi
que expérimentale du Grand Jeu , selon lequel les états de conscience
différents forment en eux-m@mes autant de microcosmes de la connaissance,
permettant une sorte de progression, par le passage d'un état A l'autre,
jusqu'~ une "omniscience idéale".
Et pourtant, Gilbert-Lecomte ne se sent pas capable d'une progression
volontaire vers l'omniscience et, tr~s jeune, il montre sa prédilection
pour les états qui "préfigurent ou symbolisent la mort". Entre les deux
- 57 -
états extrêmes, entre le "vouloir-vivre" et le "non-agir" absolus,
Gilbert-Leoomte trouve un état intermédiaire, oelui de la "stupeur
fixe". Il s'agit de rejeter l'illusion de oe monde et l'activité
quotidienne, et d'éohapper ainsi ~ la pénible subjeotivité qui
sépare l'homme de l'univers. Monsieur Morphée déolare: "Ce que
tous les drogués demandent oonsoiemment ou inoonsoiemment aux
drogues, o'est uniquement et tout simplement un ohangement d'état,
un nouveau olimat où leur oonsoienoe d'être soit moins douloureu-
se". (10)
Dans oe même essai, Roger Gilbert-Leoomte aborde le probl~me de
l'inéluotabilité de la drogue dans la vie de oertains hommes. Leoo~e
semble croire sans le moindre doute que son destin exige le saorifioe
de sa vie humaine .~ la "déesse noire". A l'age de quatorze ans, il
prédit sa mort par le tétanos, et il oompose le po~me "Tétanos
mystique" où l'on peut lire:
Mais pour tuer les gens j'inoline Vers une foi nioolaite Hérétique et sept fois maudite. On se damne quand on raffine:)
Au lieu d'asoétisme stérile Je orois que le oorps s'annihile Aussi bien aux poisons des vioes
Mon ame je me réfugie Pour te délivrerldes supplioes Dans la plus homooide orgie: (11)
Toujours en parlant des "prédestinés" des drogues, Leoomte affirme
"qu'~ l!exoeption de quelques personnalités supérieures assez évoluées
pour éohapper ~ la plupart des oontingenoes sooiales", les "Ioiorphéens"
sont viotimes de lois biologiques qui visent "l'unanimité dans les raoes
~ leur déolin, dans les tribus vieilles qui meurent". (12)
Selon oette théorie, oertaines raoes, oertaines familles et oertains
être}fuême, auraient survéou ~ leur raIe, leur utilité biologiques, et
voués ~ l'extinotion, ils doivent alors assumer leur destin métaphysique.
Marqués par le "désintérêt devant la vie", et poussés par "l'instinot
d'autodestruotion", ils s'adonnent à l'usage régulier et progressif de
drogues oomme un moyen de suioide lent. "Certains êtres ne peuvent sur-
vivre qu'en se détruisant eux-mêmes". (13)
- 58 -
Ici, il faut mettre au clair les divergences qui se produisent
parmi les membres du Grand Jeu au sujet des drogues. S'ils ont tous,
~ un moment donné, partagé la pipe et gonté a.ux poisons, ~ l'excep
tion de Gilbert-Lecomte et de Vailland, leurs expériences se sont
limitées ~ la période des Simplistes ~ Reims et ~ celle de la publi
cation des trois numéros de la revue ~ Paris. Pour la plupart d'entre
eux, l'expérience de la narcose n'est qu'un aspect de leur révolte.
Si Vailland continue d'abuser de la drogue, ses propres mémoires,
comme les témoignages des biographes, donnent toute raison de croire
que l'intoxication n'était pour_lui qu'une forme de libertinage qu'il
pratiquait délibérément. Seuls René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte
insist~rent toujours sur les révélations métaphysiques de la narcose.
C'est réellement cette expérience de la narcose qui rév~le aux
deux grarids joueurs la Double Vérité - celle de la vie d'ici-bas.
Ayant entrevu l'éternité, Daumal constate: "Je ne suis pas autre chose
moi-m~me qu'un tr~s simple cercle vicieux". (14) Lecomte parle, lui
aussi, de "l'imbécillité de l'individualité", et il se révolte contre
"le scandale d'~tre sans pouvoir se connaître". Comment atténuer la
douleur du sentiment de l'absurde?
Alors que Lecomte se réfugie dans "la plus homicide orgie", Daumal
choisit la voie de "l'ascétisme stérile". Ayant entrevu les dangers de
la toxicomanie, dangers tant psychologiques que physiologiques, Daumal
renonce finalement ~ la drogue apr~s ce qu'il appelle une derni~re
"br~ve rechute" ~ la suite d'une petite intervention chirurgicale vers
la fin de 1927. Dans "Le travail volontaire de l'esprit", René Daumal
cherche ~ recréer consciemment les m~mes conditions de conscience et la
m~me extase que celles qu'il a connues lors de la narcose. Devenu disciple
de Gurdjieff, Daumal suit l'enseignement de "l'Institut pour le dévelop
pement harmonique de l'homme".
Malgré ses diatribes contre "la pensée discursive occidentale",
Daumal veut que l'homme entier, y compris son esprit rationnel, soit
converti. Dans ses deux essais sur les drogues, Daumal insiste sur la
nature expérimentale et empirique de l'expérience. Dans "Une expérience
fondamentale", il compare les données de son intuition de l'éternité aux
principes mathématiques et scientifiques qui traitent de l'infini. Métho
diquement, il tente de situer sa vision de l'espace ettla durée, selon
les lois du nombre et de la causalité. c~
- 59 -
Roger Gilbert-Leoomte, pour sa part, dédaigne tout oe qui oaraotérise
la vie humaine. A son avis, l'esprit rationnel de l'homme fut développé
pour assurer le progr~s matériel. Dans son désir profond de retourner ~
l'esprit mystique et mythologique, il vit, luoidement, le suioide lent.
La dévotion de Leoomte ~ sa "déesse noire" fut la oause de la rupture
définitive entre lui et Daumal en 1934.
,
NOTES
(1)
(2)
(6)
(8)
(9)
(10)
(11)
(12)
(13)
(14)
- 60 -
CHAPITRE V
R. Gilbert-Lecomte, Testament (Paris : Gallimard, 1955) , p. 119.
R. 'Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée", ~, no 4, décembre 1929, pp. 166-179.
T. Leary, The Ps chedelic Ex erience Based on the Thibetan Book of the Dead, New York: University Books, 19 4), p. II.
cf. T. Leary, "The Politics of Ecstasy (Londres : Paladin, 1970).
R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule", Le ~and Jeu III , automne 1930, p. 13.
R. Daumal, "l'Asphyxie et l'expérience de l'absurde", texte inédit publié pour la premi~re fois dans: Cahiers de l'Herne, no 10, 1968, pp. 206-209. R. Daumal, "Une expérience fondamentale", Chaque fois que l'aube paratt, l , (Paris: Gallimard, 1953) pp. 265-274. R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée, empoisonneur public", ~, no 4, décembre 1929, pp. 166-179.
R. Daumal, Tu t'es toujours trompé, (Paris: Mercure de France, 1970), p. 63
R. Daumal, "Une expérience fondamentale", Chaque fois que l'aube paratt, l, (Paris : Gallimard, 1953), pp. 226-267.
ill.!!., p. 272
R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée ••• ", p. 176
R. Gilbert-Lecomte, "Tétanos mystique", (po~me inédit publié dans): P. Minet, "Contribution au portrait d'un poMe", Cahiers du Sud, no 340, avril 1957, pp. 392-395.
R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée ••• ", p. 174.
R. Daumal, "L'Asphyxie ••• " , p. 208.
- 61 -
Chapitre VI
LE ('GRAND JEU Er L'OCCULTE
Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qU2 ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement.
Gérard de Nerval, Aurélia
Ce qui est nuit pour tous les êtres est un jour où veille l'homme qui s'est dompté; et ce qui est veille pour eux, n'est que nuit pour le clairvoyant solitaire.
Bhagavad-Gita, II, 89.
- 62 -
LE GRAND JEU ET L'OCCULTE
Déj~, ~ Reims, les Simplistes avaient entrepris l'exploration du
monde métapsychique. En plus de s'intéresser aux écrits occultes, ils
poussent leur curiosité jusqu'~ iexpérimentation directe. C'est avec
Robert Meyrat que Daumal fait des expériences de dédoublement. Les
deux phr~res se donnent rendez-vous le soir avant de rentrer se cou
cher et, une fois endormis, ils voyagent à bord de leurs corps astraux
pour se retrouver ~ l'endroit convenu.
Dans l'essai "Nerval le Nyctalope" (dédié à Meyrat), Daumal fait
la description de ces rencontres nocturnes. Il souligne d'abord que les
Phr~res-Anges croient avoir découvert eux-m~mes la "recette", et que
ce n'est que quelques années plus tard qu'ils se rendent compte qu'il
s'agit 1~ de l'un des plus anciens procédés de la science occulte. La
méthode, décrite minutieusement dans l'essai de Daumal, exige un pou
voir de concentration extraordinaire. Le "voyageur" doit d'abord se
détendre, muscle apr~s muscle, jusqu'à ce que "son corps ne soit plus
qu'une masse paralysée étrang~re à 1ui-m~me". Il faut ensuite s'imagi
ner les gestes de se lever et de s'habiller, exécutés avec la m~me
exactitude et dans le m~me temps que ces actions auraient pris dans la
vie corporelle. C'est précisément cet effort de concentration qui dégage
du corps "endormi" la force psychique, ou "l'état subtil", qui se met
ensuite à errer à son gré.
Daumal souligne ensuite les deux aspects les plus frappants de ces
errances pour les Phr~res : l'universalité des paysages visités et
l'étrange "réalité" des souvenirs qu'ils en rapportent. En parlant du
Monde duSonge~ Daumal écrit:
C'est tëüJëürs dans le m~me Pays que m~nent, à certaines époques, mes sommeils, une fois dépassée la région intermédiaire des r~ves légers, reflets à l'endoit ou à l'envers des événements, des préoccupations de l'état de la veille, figurations de malaises ou d'appétits. C'est le m~me Pays que je reconnais ~ coup sftr: la m~me ville, la m~me campagne, les m~mes faubourgs, le m~me palais avec son arsenal, ses deux théâtres, son musée; j'ai pu en dresser un plan assez précis.
Hais surtout, la vie que l'on y m~ne, le drame ou la comédie qui s'y joue éternellement, le sens précis et invariable qu'y prennent certains gestes, selon de rigoureuses lois de symbolisme, la gravité et le caract~re fatal qui s'attachait l~ ~ telle action déterminée, tout cela ne fait qu'exprimer cette vérité dont je témoigne : le monde du Songe ce monde est universel; je veux dire ~ la fois commun, ~ priori, ~ tout esprit humain, et constitue un univers, ou plut8t un aspect de l'Univers. (1)
En comparant leurs souvenirs de rêves, Daumal, Meyrat et Gilbert
Lecomte en viennent ~ la conclusion qu'ils visitent les mêmes paysages,
rencontrent les mêmes personnages, et posent souvent les mêmes gestes.
Daumal cite ensuite des passages des oeuvres de Nerval et Hugo, les
livres sacrés de l'Inde, le Zohar et le Livre des morts égyptiens,
où l'auteur décrit le même Paysage mystérieux et éternel.
Mais ce qui est encore plus étrange dans le récit de Daumal, c'est
la description des rencontres astrales qui ont lieu aux alentours de la
vie corporelle des "voyageurs". En particulier, Meyrat avait l'habitude
de se projeter, inattendu, au chevet de ses Phr~res endormis. Ces visites
avaient une grande importance pour lui, car elles semblaient représenter
des épreuves de la disponibilité et de la sensibilité de ses amis. Daumal
en parle dans ces termes : "Robert l~eyrat hantait nos sommeils. Il n'y
avait pas pour lui d'amitié possible sans ces rencontres nocturnes, ou
sans au moins les visites qu'il faisait ~ chacun de nous sans répit,
inquiet de savoir si nous étions consentants ~ le recevoir, capable -
j'écris lentement, posément, en pesant mes mots - - de mourir le lende
main si un soir il nous avait tous trouvés obstinément fermés, si son
fant8me était venu rebondir sur nos momies inertes, pour revenir trop
vite, avec un choc trop brutal sur le coeur, se mouler dans sa peau de
'dormeur'. (2) Pour Meyrat, ces échanges astraux étaient plus réels
et plus révélateurs que les rapports ~ l'état d'éveil.
Certains autres amis parlent même d'autres exercices de force psy
chique auxquels Daumal se livrait, semble-t-il, avec une habileté excep
tionnelle. Il s'agit des expériences de vision paroptique et d'auto
hypnose. Dans ses entretiens avec lUchel Randon, Monny de Boully parle
de la déconcertante facilité avec laquelle Daumal "s'endormait" à
- 64 -
volonté, debout, entouré d'amis. A une occasion, on lui avait placé
entre les doigts une cigarette allumée; la cigarette s'est consumée
jusqu'à lui brUler les doigts sans qu'il ne s'en aperçoive.
En plus de ces exercices de sommeil semi-hypnotique, pratiqués le
plus souvent à l'improviste, Daumal poursuit d'une façon systématique
des expériences de vision paroptique sous la direction de René Maublanc.
(Maublanc, ancien professeur des Simplistes au lycée de Reims, s'était
installé lui aussi à Paris). Selon les dires de Maublanc, Daumal possé
dait une aptitude remarquable pour la perception et la lecture extra
rétiniennes. Encore une fois, Monny de Boully fut le témoin de plusieurs
séances o~ Daumal, les yeux fortement bandés, faisait la description
exacte d'objets divers à une distance de un ou deux pieds. Roger Gilbert
Lecomte, qui dédaigne le c8té scientifico-clinique de ces expériences,
n'y participe pas.
Pour sa part, Lecomte se livre à l'étude de la paramnésie. Il étudie
le phénom~ne de la métempsychose, et il développe la notion de "l'univer-
salité des mythes". Selon lui, l'expérience du déjà vu serait souvent
attribuable au phénom~ne des images-symboles qui peuplent la conscience
collective de l'humanité. Ces images, perçues comme contingentes et par
ticuli~res, seraient en fait la mati~re premi~re de la mythologie univer
selle, commune à tout esprit. Et ce sentiment de réminiscences, trans
formé en conscience de l'éternellement vu , constitue en lui-même "le
mythe de l' ét ernel ret our" •
Probablement sous l'influence de Lévy-Bruhl, qui publia en 1922
la Mentalité primitive et l'Ame primitive en 1927, Gilbert-Lecomte aaôptë
la notion de "1 t esprit de participation". Selon cette théorie, la menta
lité prélogique permettrait à l'homme de participer directement à tous
les phénom~nes du Cosmos:
Selon la fascination des Influences, il sait que le Soleil est son oeil droit, la Lune, son oeil gauche. Que chacune des Plan~tes vit dans les organes de son corps et dans les lignes de ses mains au tranchant Martien, à la base lunaire, que ses doigts ont dédié le pouce à Vénus, l'index à Jupiter, le majeur à Saturne, l'annulaire au Soleil et l'auriculaire à Mercure. Que son Etre est le lieu des Esprits innombrables: l'Ame antique du Clan, les M~nes des anc@tres et son P~re-Animal et la Plante-A!eule et le P~re-de-Pierre, et. enfin tout entier en petit le P~re-Esprit-des-Univers. (3)
- 65 -
L'expérience de la fusion des mythes pourrait, en principe,
permettre à l'homme d'effectuer la "réimplication" dans l'univers.
(Dans plusieurs passages des fragments de "Retour à Tout", il est
évident que Lecomte r@ve de regagner l'état prénatal). Pour achever
la "réimplication", Lecomte aurait m@me' refait l'évolution à rebours.
Dans deux chroniques, "L'Ame primitive: de LéVl-Bruhl" et la "Bestia
lité de Montherlant", les membres du Grand Jeu laissent entendre qu'ils
ne sont pas "plus surpris par les récits de lycanthropie et d'envotlte
ments que par les dogmes de la résurrection des corps ou de la tran
substantation". (4) Dans le m@me numéro du Grand Jeu, ils publient
sous le titre "Folklore" trois contes d'Hendrik Cramer qui racontent,
respectivement, des histoires de résurrection, de lycanthropie et de
réincarnat ion.
Rolland de Renéville était, lui aussi, tr~s versé dans les dogmes
de l'occulte. Il connaissait particuli~rement bien les écrits de l'éso
térisme occidental. Ce fut sans doute dans les oeuvres de Swedenborg
qu'il étudia à fond la théorie des correspondances universelles ainsi
que l'interprétation analogique de l'univers. Nous verrons dans le
prochain chapitre que la Philcisophie de la Poésie de Rolland de René
ville reposait, elle aussi, sur un syst~me d'analogies.
M@me si aucun des membres du Grand Jeu ne s'est adonné à ces pra
tiques occultes apr~s les premi~res années qui suivirent la publication
de la revue, on aurait tort de considérer ces expériences comme une
simple incursion d'amateurs dans la magie noire. Probablement à cause
de leur jeunesse, les Grands Joueurs semblent avoir été victimes d'un
certain éclectisme, mais leurs explorations dans l'occulte, m@me si elles
furent superficielles et passag~res, laissent voir un véritable besoin de
pénétrer dans le monde psychique et irrationnel. Ce besoin a grandement
influencé le choix des textes publiés dans le Grand Jeu - textes qui,
dans leur ensemble, semblent corroborer la notion que "la vie est
ailleurs".
NOTES
(1)
(2)
(3)
- 66 -
CHAPITRE VI
R. Daumal, "Nerval le Nyctalope", le Grand Jeu, no 2, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 154.
~. , p. 155
R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule", Grand Jeu no 3, in ~ , p. 146.
R. Daumal, "l'Ame primitive de Levy-Bruh1", Grand Jeu no 1 in ~ , p. 71.
- 67 -
Chapitre VII
L'ALCHIMIE DU VERBE
En 1928, René Daumal (alors âgé de vingt ans), Roger Gilbert-Lecomte et moi-m~me, fondames ~ Paris une revue éphém~re, intitulée Le Grand ~ , qui se donnait pour objet de convaincre ses éventuels lecteurs que la Poésie , loin d'~tre une activité de luxe, aux horizons bien explorés et nettement circonscrits, ne pouvait ~tre conçue qu'en tant que réflexion - - celle d'un esprit qui réfléchit ses propres trésors. (1)
Rolland de Renéville
Le message Révolution-Révélation veut une bouche d'homme. (2)
Roger Gilbert-Lecomte
La Doctrine, dont le plus pur aspect luit ~ l'Orient aryen, s'est transmise vers l'Occident et, du fond des si~cles sages jusqu'au n8tre par trois voies. La premi~re est "la voie philosophique". La deuxi~me voie est la voie initiatique, celle de la tradition occulte • • • La voie poétique est la troisi~me. Le P~re lumineux de la vraie connaissance, celui des initiés, est aussi celui des po~tes, des vrais po~tes que lie la chatne radieuse d'une mystérieuse parenté. (3)
René Daumal
- 68
L'ALCHIMIE DU VERBE
A. Les hallucinés de l'esprit
Les membres du Grand Jeu avaient une notion tr~s élevée du po~te.
Selon la vision de Rimbaud, le vrai po~te serait "un déchiffreur de
l'Univers" qui définirait "la quantité d'inconnu s'éveillant en son
temps, dans l'âme universelle". Pour eux, la pluie, la mélancolie et
les pommiers en fleurs étaient des sujets de versificateurs. Seuls
l'Inconnu et l'Universel méritaient l'attention des Po~tes.
En lisant la déclaration de Rolland .de Renéville sur le but de la
revue qui est de changer l'attitude du lecteur vis-à-vis la poésie, on
ne peut s'emp~cher de se demander jusqu'à quel point ce but fut atteint.
Les po~mes publiés dans le Grand Je~ constituent en fait une réflexion
de l'esprit sur ses propres trésors. Mais, sous sa forme littéraire,
aucun participant à cette revue n'a réussi une innovation littéraire
significative. (Nous verrons plus loin dans ce chapitre que René Daumal
a créé un style qui exprime l'originalité de cette pensée, mais dans des
textes écrits dix ou vingt ans apr~s le Grand Jeu~) Les dissertations de
Rolland de Renéville représentent l'apport le plus significatif à une
nouvelle esthétique poétique dans les pages du Grand Jeu •
Dans son essai sur Rimbaud paru dans le deuxi~me numéro du Grand
Jeu Rolland de Renéville écrit : "La conception individualiste du Moi
est à la base de l'échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le
monde occidental." (4) De l'avis des membres du Grand Jeu, la plupart
de leurs contemporains, y compris les surréalistes, ne font que prolonger
cet échec. Les recherches surréalistes visent avant tout la réévaluation
de la "surréalité" subjective. Leurs techniques, comme l'écriture auto
matique et l'onirisme, ne peuvent gu~re aboutir à autre chose qu'à
l'expression de ce que Renéville appelle "le syst~me clos du Moi". Les
techniques surréalistes sont plus aptes à révéler l'inconscient indivi
duel que l'Inconnu universel.
Pour connaître l'inconnu et pour dire l'indicible, le po~te doit
travailler à se faire voyant. La voyance, l'alchimie et la Parole absolue
- - ce sont les grands th~mes des essais que les trois principaux colla
borateurs du Grand Jeu consacrent à la Poésie. Gilbert-Lecomte en fait la
prophétie, Rolland de Renéville l'analyse, et Daumal la pratique.
- 69 -
Dans l'essai "La Lézarde", Roger Gilbert-Lecomte tente de déter
miner dans quelles circonstances peut naître le poMe-Voyant: "Pour
que naisse un véritable créateur, il faut une extraordinaire et
rarissime conjonction de nature, de race, d'hérédité, de tempérament,
de caract~res physiologiques, sans compter l'apport morbide, les
troubles pathologiques presque toujours nécessaires en notre ~re
maudite, pour ouvrir la fissure foudroyante par o~ l'âme universelle
filtrera lentement dans la conscience privilégiée, endormie." (5)
Comme toujours, Lecomte attribue la plus grande importanée au
hasard, ou plut8t - - au destin. Tout ce que l'individu peut y ajouter,
c'est "l'apport morbide", probablement celui du "dér~glement de tous
les sens" de Rimbaud. L'un des textes inachevés retrouvés parmi les
paperasses de Lecomte s'appelle "Métaphysique de l'Absence". Rog-Jarl
croit à la pureté du vide qui suit le chaos du dér~glement. Encore
dans "Apr~s Rimbaud la Mort des Arts", il écrit: "Celui qui a vidé sa
conscience de toutes les images de notre faux monde qui n'est pas un
vase clos peut attirer en lui, happées par la succion du vide, d'autres
images venues hors de l'espace o~ l'on respire et du temps o~ le coeur
bat, souvenirs immémoriaux ou prophéties fulgurantes, qu'il atteindra (6) par une chasse d'angoisse froide."
Ces images "venues hors de l'espace et du temps" seront les éléments
du Message messianique qui proclamera "L'Universalité de la conscience
humaine" et annoncera la troisi~me p'hase de la civilisation - - "celle
de la synth~se humaine". Il ne faudrait pas que cette synth~se se fasse
attendre car, selon le proph~te noir du Grand Jeu:
9
L'esprit humain agonise dans l'attente de la toute imminente catastrophe, du plus grand bouleversement de l'histoire. C'est la veillée funéraire, la sueur de sang avant la grande mort de la seconde phase de la pensée humaine • ••• Il s'agit de donner à la culture rationnelle et scientifique de l'homme d'aujourd'hui la base, le fondement, les racines, sa vieille âme d'autrefois, son âme des buissons, avec son mônisme dialectique, son sens des symboles et des analogies, des rites et des mythes universels qui unissent l'homme à la terre et la terre au ciel. C'est là le r81e immense de ceux que j'appelle po~tes, créateurs, proph~tes. Seuls à l'avant-garde de l'esprit humain, ils luttent "aux fronti~res de l'illimité et de l'avenir". (7)
B. Le po~te-voyant
Pour Rolland de Renéville aussi, le but de la Poésie est la
la création de l'image fulgurante de l'Idée unique. Plus analytique
de nature que Lecomte, Renéville cherche ~ établir "les coordonnées
multiples" de cette création. Ces coordonnées seront les fondements
de la Philosophie de la poésie qu'il va élaborer. Il y consacre trois
livres: Rimbaud le Voyant (1929), l'Expérience poétique (1938) et
l'Univers de la Parole (1944). Renéville y expose les rudiments de sa
philosophie - - ou plus exactement - - de sa théologie de la poésie
dans deux articles publiés dans le Grand Jeu •
Dans "L'Elaboration d'une Méthode", Renéville développe une
analogie entre l'expérience poétique et l'expérience mystique, et
plus particuli~rement l'expérience mystique telle que décrite dans
les livres sacrés hindous. Ce qui distingue le po~te du mystique, c'est
son rele médiumnique, c'est-~-dire son besoin inéluctable de communiquer
sa Vision ~ autrui. (Le th~me de la nécessité de l'oeuvre artistique
réapparatt souvent dans les essais de Daumal qui écrit que l'unique
tâche du critique est de "montrer lumineusement que le po~te crée une
oeuvre nécessaire, liée par un déterminisme rigoureux ~ la totalité du
monde contemporain". (8) Tout ~ fait semblable au mystique, le Po~te doit d'abord faire le chemin de la voyance.
Toujours dans l'essai sur Rimbaud, Renéville suit les étapes de
l'expérience mystique: il y a, en premier lieu, le détachement du
sensible, de l'illusion de la réalité de ce monde. Ce détachement peut
@tre accompli par le dér~glement de tous les sens. Ensuite, il yale
désintéressement devant le Moi comme identité, qui doit @tre considéré
comme une autre limitation arbitraire du monde sensible et temporel.
C' est ~ ce moment, selon Renéville, que Rimbaud constate: "Je suis un
autre".
"L'occultiste de Tours" (qui mérite souvent cette épithMe que
lui attribuait Alexandre de Salzmann) établit ensuite une analogie entre
le procédé mystique et le procédé alchimique. Le stade du "détachement"
correspondrait ~ l'étape de "putréfaction" qui marque la décomposition
des éléments physiques dans le processus alchimique. Le moment du
"désintéressement" correspondrait ~ l'étape de la "sublimation" alchi
mique o~ les énergies potentielles de la mati~re sont réintégrées au
- 71 -
cosmos. Selon la tradition brahmanique, c'est ~ ce moment que "l'étincelle
du feu universel",qu'est l'ame individuelle, se rallume au brasier céleste.
C'est ~ partir du moment de la conjonction cosmique que l'alchimiste doit
fixer l'or.
Rolland de Renéville semble faire sienne la théorie que le processus
alchimique n'est qu'une métaphore de la recherche de la "pierre philoso
phale". En tout cas, il n'hésite pas ~ tirer une troisi~me analogie entre
le procédé alchimique et celui de la création poétique. Le po~te veut
distiller de la vie sa Substance premi~re. L'Idée absolue qui se rev~t
de cette substance est le but de toute Poésie. Ici, Rolland de Renéville
incorpore ~ sa théorie une notion commune ~ toutes les grandes traditions
(védique, cabaliste et biblique) : voire, la notion de l'identité de
l'Idée et de la Parole. Encore une fois, Rimbaud l'avait proclamé dans
"La Lettre du Voyant" : "Toute parole étant l'idée, le temps d'un lan
gage universel viendra ••• Cette langue sera de l'ame pour l'ame,
résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la
pensée et tirant';.
Rolland de Renéville insiste aussi sur le pouvoir créateur de la
Parole. Pour appuyer son argument, il cite cette fois l'Evangile selon
Saint-Jean: "Dans le principe était le Verbe et le Verbe était avec Dieu,
et le Verbe était Dieu ••• Toutes choses ont été faites par lui, et rien
de ce qui a été fait n'a été fait sans lui". Cemme l'alchimiste qui a
trouvé la "formule", le Po~te qui a trouvé la Parole pelilt recréer, ~ sa
guise, la Substance de l'existence.
C. La poésie blanche
L'esthétique poétique de René Daumal est quasi enti~rement fondée
sur cette conception de la Parole absolue. Il y consacre plusieurs essais
dont les plus importants sont "Clavicules d'un Grand Jeu poétique",
(introduction au recueil de poésie intitulé le Contre-Ciel), "Poésie
noire, Poésie blanche", et "La Guerre Sainte". Dans les "Clavicules",
Daumal insiste particuli~rement sur le pouvoir incatatoire du Verbe.
Se référant souvent aux principes esthétiques de l'art classique hindou,
Daumal développe la notion que le Souffle est la Mati~re premi~re (et
diffuse) des mots, comme l'Esprit est la mati~re premi~re des idées:
- 72 -
La substanoe de la parole est donc l'énergie respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé, et, plus loin que le mot, par l'idée saisie ~ l'oooasion du mot ••• Autrement dit, la souffle, pour se libérer, exige que la Parole imprononçable, se dégrade peu ~ peu pour devenir prononçable, fonotionnant oomme une soupape de sOreté pour le trop plein de l'Evidenoe qui risquerait de tuer le po~te. D'autre part, puisque o'est juste au moment où le Mo~devient prononçable qu'il est prononoé, la parole poétique est, de tous les modes humains d'expression, néoessairement le plus juste, le plus proohe de la parole absolue". (9).
Dans le petit recueil de po~mes qui suit oet essai, Daumal met en
pratique sa théorie et il atteint une justesse d'expression exception
nelle. (Le recueil lui a valu le Prix Jacques Doucet en 1935). Ses vers
rythment ses pensées qui rythment sa respiration, tout ~ fait comme dans
un exeroioe de méditation transcendantale. Et sa respiration tente de
rythmer, le plus possible, la Souffle cosmique.
Dans l'essai "Poésie noire, Poésie blanche", Daumal souligne pour
tant que la pratique d'une technique, aussi intégrée à la pensée qu'elle
soit, n'assure en rien la création d'une poésie pure. La poésie s'épure
selon l'intention, la tendance, la tension m~me qui l'anime: "Comme la
magie, la poésie est noire ou blanche selon qu'elle sert le sous-humain
ou le surhumain ••• Si je fus jadis po~te, certainement je fus un po~te
noir, et si demain je dois ~tre un po~te, je veux ~tre un po~te blano.
De fait, toute poésie humaine est m~lée de blano et de noir: mais l'une
tend vers le blano, l'autre vers le noir".. (10)
De plus en plus, Daumal s'exerce ~ tout rayer de ses éorits ce qui
ne sert pas "la Chose-~-dire". Dans une lettre à Rolland de Renéville,
il décrit ainsi le prooédé: "De moins en moins, je tra,nspose poétique-
ment. Je dis simplement ce qui est. Pour les autres, il se trouve que
cela fait des po~mes. C'est mon seul salut, André, voil~ tout ce que
je puis dire". (11)
"La Guerre Sainte", po~me en prose écrit trois ans avant son déc~s,
résume le plus suoointement possible l'esthétique poétique de René Daumal.
Le po~te y décrit, en images fulgurantes, le pouvoir illimité qu'il attri
bue au Verbe. On ne saurait mieux terminer ce ohapitre sur "l'alohimie du
Verbe" qu'en oitant Daumal:
- 73 -
Je vais faire un po~me sur la guerre. Ce ne sera
peut-être pas un vrai po~me, mais ce sera une
vraie guerre.
Ce ne sera pas un vrai po~me parce que le po~te,
s'il était ici, et si le bruit se répandait par
mi la foule qu'il allait parler -
alors un grand silence se ferait, un lourd si
lence se gonflerait, un silence gros de mille
tonnerres.
Ce que je vais faire ne sera pas un vrai po~me
poétique de po~te, car si le mot "guerre" était
dit dans un vrai po~me - alors la guerre, la
vraie guerre sans merci, la guerre sans compromis
s'allumerait définitivement dans le dedans de nos
coeurs.
Car, dans un vrai po~me, les mots portent leurs
choses. (12)
NOTES
(1)
(2)
(5)
(6)
(7)
(8)
(9)
(10)
- 74 -
CHAPITRE VII
A. Rolland de Renéville, préf., Le Mont Analogue (Paris: Gallimard, 1952) p. II • '
R. Gilbert-Lecomte, Intro., Correspondance inédite (1870-1875) de Rimbaud (Paris : Cahiers Libres, 1929) p. 15
R. Daumal, Chaque fois que l'aube paratt (Paris: Gallimard, 1953), p. 43
A. R. de Renéville, "L'élaboration d'une Méthode", Le Grand Jeu, no 2, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 91 •
R. Gilbert-Lecomte, Testament (Paris : Gallimard, 1955), p. 83 •
R. Gilbert-Lecomte, "Apr~s Rimbaud, la mort des Arts", in ~ , p. 104
R. Gilbert-Lecomte, Testament , pp. 86-88.
R. Daumal, Chaque fois • •• , p. 35
R. Daumal, Poésie noire, Poésie blanche (Paris:Gallimard,1954) p.33.
R. Daumal, Chaque fois • • • , pp. 227-229 •
(11) R. Daumal, Lettres ~ ses amis l ,(Paris Gallimard, 1958) , p .205.
(12) R. Daumal, "La Guerre Sainte", reproduit dans Les Puissances du dedans de Michel Random (Paris: Denoel, 1966), pp. 296-297_
- 75 -
Partie III
PASSAGE A LA LIMITE
Chapitre VIII: A la limite - - le sort des membres
Chapitre IX: Conclusion : Aspects prophétiques
Passage ~ la limite • Plus exactement, ce que je nomme absolu, et qui seul mérite ce nom, est la limite vers laquelle tend l'incessant effort de la conscience qui s'éveille.
René Daumal "L'Intuition métaphysique"
Je crois au tragique - - ~ la volonté de l'hyperbole qui veut - -oui, veut - - atteindre son asymptote et n'y arrive pas.
Roger Gilbert-Lecomte Testament
- 16 -
Chapitre VIII
A LA LIMITE - - LE SORT DES MEMBRES
Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d'histoire littéraire alors que si nous brigUions quelque honneur, oe serait oelui d'~tre insorits pour la postérité dans l'histoire des oataolysmes. (1)
René Daumal 1930
Lorsque notre groupe renoontra A. de Salzmann, ohaoun de nous - -au moins pour ùn moment - - devina aussitat en lui un homme pour qui la reoherohe de la vérité primait tout. C'est pourquoi je suis allé vers lui et o'est pourquoi, peu à peu, les autres s'en sont éoartés, inventant les prétextes les plus stupides, et devenant déoidément, pour la plupart, des partisans, des mystiques, des fanatiques, des suioidés ou des maniaques. (2)
René Daumal 1931
- 77 -
LE SORT DES MEMBRES
Il est vrai que la plupart des membres du Grand Jeu ne figurent
pas pas enoore - - dans les manuels d'histoire littéraire. Les
noms des deux animateurs oommenoent, depuis dix ans seulement, à y
apparattre. Que sont devenus les autres? Leurs biographies sont
elles vraiment des "histoires de oataolysmes"? Ont-ils ohoisi des
sorts aussi extrémistes que nous le ferait oroire le jugement de
Daumal? Certes, il y a eu des "partisans", mais il y a eu aussi des
po~tes. Et si l'on peut qualifier Gilbert-Leoomte de "suioidé" ou de
"maniaque", oertains anoiens membres du groupe auraient insisté pour
dire que Daumal lui-m@me était devenu "mystique".
Parmi les "partisans", il faudrait oompter André Delons, Pierre
Audard et, malgré tout, Roger Vailland. Il existe peu de renseigne
ments sur la vie de Delons et d'Audard apr~s la période du Grand Jeu.
Pendant un oertain temps,ils demeur~rent tous deux aotifs dans le
Parti oommuniste. Delons fut mobilisé en 1939, et il mourut à Dunker
que en 1940. Audard, qui avait déjà été avooat à la oour en 1932,
poursuit, semble-t-il, sa profession et sa vie à Paris.
Le oas de Vailland présente des partioularités. Apr~s avoir été
dénonoé par Breton pour son hommage à Chiappe, Vailland doit travail
ler fort pour mériter le nom de "partisan". A la suite de sa rupture
avec le Grand Jeu, il se oonsaore au journalisme. Ses "appétits fi
nanoiers",qu'il avoue oonnattre d~s l'~ge de quatorze ans, semblent
avoir influenoé ses aotivités. M~me son anoien ami, Pierre Minet,
estime que l'esprit de Vailland témoignait d'un oertain réalisme "Si,
à Reims, Vailland ne se différenoiait pas enoore de ses phr~res, son
amour de la réalité, oe g~teau qu'elle était pour lui, devait, à Paris,
faire des ravages". (3) Quoi qu'il en soit, Vailland semble avoir
voulu se faire aooepter par le P.C.F. Il consacre plusieurs articles
et essais aux "questions du oommunisme", et notamment en 1948,0'est
"Le surréalisme oontre la révolution". Pourtant, oe n'est qu'en 1952
que Vailland est admis dans le Parti. A l'oooasion de l'arrestation du
camarade Jaoques Duclos, Vailland lui dédie une nouvelle édition du
- 78 -
Colonel Foster, et dans la dédicace, présente sa demande d'adhésion.
Durant les années qui suivent, Vailland consacre une grande partie
de son oeuvre de romancier ~ l'exaltation des valeurs communistes.
Ses essais et ses Ecrits intimes rév~lent un autre aspect du
caract~re de Vailland - - celui du libertin. En plus de s'adonner au
libertinage, ~ l'exemple de Sade et de Laclos, Vailland y réserve une
grande place dans ses écrits, dont le plus connu s'intitule: Esquisse
EOur le portrait d'un vrai libertin. Dans les deux cas, celui de
Vailland le communiste et celui de Vailland le libertin, le phr~re
François s'est irrévocablement éloigné des buts du Grand Jeu. Il le
constate lui-m~me dans un passage de son journal intime, daté du
24 juillet 1964:
Joseph Sima vient de téléphoner. Au premier son de sa voix, je me sens méfiant, réticent, comme si certaines parties de mon passé tentaient de se coller, comme si j'avais oublié de détacher un lambeau d'une de mes vieilles peaux. Mon passé, comme ces récipients de verre o~ des liqueurs de densité et de coloration diffé-rentes ne se mélangent que lorsqu'on les agite. Mais ce n'est pas beau. Je n'ai plus aucune tendresse pour Roger Gilbert-Lecomte, encore moins pour René Daumal; souvenirs, ce qui survit, souvenirs, c'es~ moi ~ tatons, mais inflexible, échappant précautionneusement ~ une histoire que j'avais inventée et qu'ils continuaient à vivre. (4)
Roger Vailland est décédé le 12 mai 1965 à Meillonnas, dans l'Ain.
Certains des autres collaborateurs secondaires du Grand Jeu conti
nu~rent ~ contribuer à la vie artistique de l'avant-garde parisienne.
Ribemont-Dessaignes, qui vit aujourd'hui retiré ~ Saint-Jeannet, a encore
écrit depuis l'époque du Grand Jeu quelques romans, un recueil de poésies
(Ecce Homo) et un recueil de récits (Le temps des catastrophes). Il s'est
également établi comme critique d'art. En plus des nombreuses études et
biographies de peintres modernes, il faudrait signaler son important
ouvrage critique: Déj~, Jadis: ou, du mouvement Dada à l'espace abstrait.
Les deux peintres du Grand Jeu continuent, selon l'expression de
Gilbert-Lecomte, à visualiser l'invisible. Josef Sima fut, parait-il,
tr~s affecté par la dissolution du groupe du Grand Jeu. Il cessa de
peindre et d'exposer pendant environ quinze ans, pour s'y remettre vers
- 79 -
1952. En 1968, le Musée national d'Art moderne présenta une rétrospective
de ses oeuvres. Pendant les quarante ans qui ont suivi le Grand Jeu ,
Maurice Henry semble ~tre devenu de plus en plus prolifique. En plus
d'illustrer plusieurs livres, il'acquiert une renommée notoire par ses
dessins publiés dans le Figaro littéraire. En 1961, les éditions J. J.
Pauvert publient un volume groupant ses dessins les plus importants de
la période 1930 - 1960. Henry a achevé, cette année, un important ouvrage
critique qui sera bient8t publié sous le titre l'Art graphique et le
Surréalisme •
Rolland de Renéville passe, lui aussi, du milieu littéraire au
milieu des peintres. A cause de certains drames dans sa vie personnelle
auxquels Random ne fait que la plus br~ve allusion, Rolland de Renéville
abandonne ses recherches et ses écrits vers 1950.Il pratique durant un
certain temps son métier de magistrat et fréquente surtout le monde des
artistes "non-intellectuels". Apr~s la période du Grand Jeu, son acti
vité littéraire se résume à la publication de deux autres livres de
critique .1'Univers de la Parole' et 1'Ex:périence poétique .Il dirige
aussi les premiers numéros des Cahiers d'Herm~s où il réunit des arti
cles sur l'ésotérisme, l'occulte et les po~tes maudits. Rolland de
Renéville meurt subitement en Gr~ce en 1962.
M~me s'il ne s'agit pas d'un abandon volontaire, à partir de la
dissolution du groupe, on assiste au déclin rapide de l'activité, litté
raire ou autre, de Gilbert-Lecomte. Avant l'époque de la revue, Lecomte
ne publie qu'un seul livre de poésie - - le recueil intitulé La vie,
l'amour, la mort, le vide et le vent, qui sort en 1933. L'année suivante,
sa rupture définitive avec Daumal est chose faite. Apr~s cette rupture,
Gilbert-LBcomte entre dans une période de dépression qui ne fait que
s'aggraver et se termine par sa mort atroce et solitaire en 1943.
Entre 1936 et 1939, il vit maritalement avec lme juive allemande
nommée Ruth Kronenberg. Elle lui est, semble-t-il, extr~mement dévouée
et elle pourvoit aux besoins du ménage gr~ce à son métier de couturi~re.
A la déclaration de la guerre en 1939, Ruth est déportée. A partir de ce
moment, la solitude de Lecomte ne cesse de s'approfondir.
Pour la plupart de ses anciens amis, Lecomte est devenu un cadavre
vivant. Ceux qui réussissent à surmonter le choc de la sordidité du
logis que Rog Jarl habite sont ensuite trop ébranlés par son aspect de
- 80 _.
spectre - - car la drogue a fini par marquer profondément les traits
de son visage. Seuls Pierre Minet et deux ou trois autres amis rencon
trés apr~s le Grand Jeu ont le courage de lui rester fid~les, mais
leur amitié ne peut rien contre la tyrannie de la "déesse noire".
Selon les témoignages de Minet et d'Adamov, Lecomte vécut les trois
derni~res années de sa vie grâce aux gentillesses d'une certaine Madame
Firmat. Madame Firmat, alors âgée de soixante ans, était propriétaire
d'un petit bistrot au fin fond d'un quartier populaire. Touchée par la
douceur et le charme du "po~te", elle le logeait et le nourrissait comme
un fils. Elle se chargeait même de ses "commissions délicates" chez les
pharmaciens. C'est â Madame Firmat que Gilbert-Lecomte annonce, le 23
décembre 1943, qu'il se sentait atteint, enfin, du tétanos. Une semaine
plus tard, il meurt â l'h8pital Broussais.
Dans une lettre â Jean Ballard, écrite ~ l'occasion du déc~s de
Lecomte, Daumal )ustifie ainsi la rupture: "Je le considérais comme mort
depuis dix ans, ayant cessé de le voir afin que notre amitié puisse
demeurer ce qu'elle était. Je la préférais coupée, nette et limitée dans
le temps, plut8t que de la voir croupir et dégénérer". (5) Daumal s'était
engagé dans une autre direction, peu compatible avec la philosophie du
Non-Agir de Gilbert-Lecomte.
Apr~s son séjour aux Etats-Unis (o~ il écrit La Grande Beuverie),
il rentre â Paris o~ il retrouve Alexandre de Salzmann, son nouveau
"maître". "Enfin, écrit-il, j'ai trouvé quelqu'un avec qui je travaille,
qui a consacré toute sa vie â ce probl~me, et peut aider d'autres à en
poursuivre la solution. ,T'ai cherché longtemps cette méthode non-verbale
de connaissance active de soi (époque du Grand Jeu et avant). Il s'agit
d'un travail de chaqu~ instant o~ tout l'être humain, avec son corps,
ses instincts, ses sentiments, son intelligence, s'expérimente et se
réalise: les mots ne viennent qu'apr~s l'expérience". (6) Avec Vera,
sa femme, Daumal se consacre ~ ce travail "long et difficile" qu'il
entreprend de décrire dans le récit allégorique Le Mont AnalOgue qui
reste inachevé à sa mort.
Daumal apprit, en 1938, qu'il souffrait d'une tuberculose déjâ tr~s
avancée. Mais son aventure spirituelle ne lui permettait pas d'indulgence.
Avec l'encouragement de Gurdjieff, il continue de consacrer son effort
majeur à l'étude et â la pratique de la discipline hindoue, ainsi qu'aux
travaux qu'il poursuivait avec Jacques Masui et Jean Herbert des Cahiers
du Sud.
- 81 -
Il assure sa maigre subsistance et celle de sa femme en effectuant
des travaux de traduction longs, ardus et peu rémunérateurs. En janvier
1944, rentré à Paris apr~s une tentative de cure dans les Alpes, Daumal
doit s'aliter. Pendant les cinq derniers mois de sa vie, il travaille,
couché/en autant que le lui permettent ses forces décroissantes, à ter
miner son Mont Analogue • Daumal meurt paisiblement le 28 mai 1944.
- 82 -
Notes Chapitre VIII.
(1) R. Daumal, "Lettre ouverte à André Breton", le Grand Jeu no 3, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 195.
(2) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Denoel, 1970), p. 89.
(3) P. Minet, "Récit d'un témoin", Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 227.
(4) R. Vailland, Ecrits intimes (Paris: Gallimard,1968), p. 767.
(6)
Lettre inédite citée dans M. Random, Puissance du Dedans (Paris : Denoel, 1966), p. 280
V. Daumal, "A propos de Gurdjieff et de René Daumal", NNRF, no 22, octobre 1954, pp. 720-721.
---<83 -
Chapitre IX
Conclusion Aspects prophétiques
Il faut s'attendre A la naissance prochaine d'un nouvel âge, A voir surgir au milieu des extr@mes ramifications de la mati~re! une force rioüvelle - - la pensée dévorante. •• (1)
René Daumal
Viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé: (2)
Arthur Rimbaud
ASPECTS PROPHETIQUES
At: notre époque, o'Ù le changement est la seule constante, et o'Ù
les ôonventions sociales tombent en désuétude aussi rapidement que
les inventions industrielles, la survie est devenue le crit~re le
plus recherché. La plupart des études littéraires contemporaines se
donnent beaucoup de mal pour justifier "l'actualité" des po~tes et
des écrivains qu'elles analysent. De plus, nombre de thèses consacrées
aux écrivains d'apr~s 1850 s'efforcent particuli~rement de démontrer
"l'influence" que ces derniers ont exercée sur la pensée contemporaine.
Le groupe du Grand Jeu ne s'attendait pas à figurer dans les manuels
d'histoire littéraire, mais il réclamerait, aujotœd'hui, son droit à
"l'actualité". I1 y a donc ici autre chose que le simple besoin de prouver
une continuité historique - - ce qui est en jeu ici, en définitive, c'est
le sentiment que tout "grand art", le vrai et le beau, ne sont pas relatifs
aux limitations de l'espace-temps.
Il serait bien inutile de tenter de prouver l'influence réelle du
Grand Jeu sur le mouvement psychédélique actuel, dans sa philosophie
aussi bien que dans son art. Ken Kesey n'a probablement jamais lu un
seul paragraphe de Daumal, et Thimoty Leary n'a vraisemblabmenent jamais
entendu parler de Gilbert-Lecomte. Notre propos n'est point d'établir un
lien causal entre le Grand Jeu et la révolution psychédélique, mais bien
d'indiquer que les préoccupations métaphysiques du Grand Jeu sont à la
base de la pensée psychédélique, tandis que les préoccupations plutôt
psychologiques et esthétiques des surréalistes nous paraissent aujourd'hui
un peu dépassées. Il n'est point besoin de spéculer ou d'interpréter, il
suffit simplement de constater les parallèles manifestes.
Dans un des ouvrages les plus sérieux consacrés à la "Nouvelle Culture",
Theodore Roszak résume ainsi les principaux éléments de ce mouvement:
The counter culture is the matrix in Nhich an alternative, but still excessively fragile future is taking shape. Granted that alternative cornes dressed in a garish motley, its costume borrO\..red from many and exotic sources - -from depth psychology, from the mell0\1ed remnants of left-Hing ideology, from the oriental religions, from Romantic \1el tschmerz, from anarchist social theory, from Dada and American Indian lore, and, l suppose, the perennial wisdom. (3)
.:.. 85 -
Les mêmes sph~res générales d'influence apparaissent dans les
écrits du Grand Jeu et les publications dites psychédéliques: le
marxisme, la philosophie orientale, la mythologie et le folklore,
l'anti-esthétisme, l'anarchie et la révolution permanente, à re
cherche de l'absolu. Pour les maîtres à penser et les porte-parole
des deux groupes, la connaissance de ces traditions et de ces dis
ciplines est indispensable à celui qui recherche la "conscience cos
mique". Et les gourous psychédéliques tentent, eux aussi, d'élaborer
une "métaphysique expérimentale" dans le sens d'une méthode praticable
qui permettrait une progression systématique vers une compréhension
totale de l'univers.
R. D. Laing, un des penseurs les plus respectés de la Nouvelle
Culture, souligne le fait que l'homme n'a plus besoin de théorie, il
a besoin d'expérience. Le jeune critique de cinéma, Gene Youngblood,
dont le livre Expanded Cinema représente la somme esthétique du psy
chédélisme, parle souvent de "l'utopisme praticable". De la même façon
que le Grand Jeu fut conçu comme un guide de l'aventure métaphysique,
nombre de publications de la Contre-Culture se présentent comme des
manuels pratiques. L'exemple le plus frappant en est le Whole Earth
Catalogue que publie, à San Francisco, un groupe de "recherches alter
natives". Ce catalogue dresse une liste de toutes les ressources humaines
disponibles - - outils et informations.
Le 'Vlhole Earth Catalogue Supplement de janvier 1970 publia°it une
bibliographie de Baba RamDass, dans laquelle celui-ci donnait la liste
de ses"outils spirituels". Ceci est peut-être l'exemple concret le plus
frappant des parall~les qui existent entre les recherches métaphysiques
du Grand Jeu et celles de l'avant-garde contemporaine. Un des premiers
livres que cite RamDass, c'est Le Mont Analogue de Daumal. Parmi les
ouvrages de mysticisme oriental, il inclut la Bhagvad Gita, les Yogis
Upanishads et les essais de Suzuki sur le boudhisme zen (Au moment de
sa mort, Daumal travaillait à la traduction en français de ces ouvrages).
RamDass cite également quatre livres de Gurdjieff, et nous avons vu le
raIe que ce dernier avait joué dans la vie de Daumal.
Bien entendu, RamDass cite le Tao Te Ching de Lao Tseu (que cite si
souvent Lecomte), plusieurs livres sur la mythologie et le folklore, ainsi
- 86 -
que deux manuels-guides pour atteindre l'extase au moyen de la drogue.
Une autre section de la bibliographie est consacrée à l'ésotérisme
occidental (section qu'aurait pu signer Rolland de Renéville). Si l'on
excepte les quelques impossibilités chronologiques, on peut affirmer
que les membres du Grand Jeu étaient~parfaitement familiers avec toute
la bibliographie de RamDass.
Devant de telles ressemblances, on ne peut que s'étonner de l'étendue
du mouvement psychédélique alors que le Grand Jeu demeura inconnu de la
plupart de ses contemporains. Encore une fois, c'est Gene Youngblood qui,
dans Expanded Cinema nous offre une explication possible. Différant lé
g~rement d'opinion avec Roszak dans l'analyse de la situation contempo
raine, Youngblood attribue les origines de la Contre-Culture à trois
sources : le mysticisme oriental, les drogues psychédéliques et la tech
nologie occidentale. La clé de l'explication se trouve dans l'emphase sur
la technologie occidentale.
A l'instar du "grand-p~re" de la Nouvelle Culture, Buckminster Fuller,
Youngblood croit que l'homme moderne peut apprendre à ma~triser la techno
logie et la faire servir à ses besoins physiques comme à ses besoins méta
physiques. De tous les membres du Grand Jeu , Daumal semble @tre celui qui
a~t approché le plus pr~s de cette intuition. C'est peut-@tre l~ la signi
fication ultime de son approche systématique et expérimentale à la méta
physique - - approche quiimpliqllait, dans l'aventure spirituelle de
l 'homme, sa raison ainsi que son intuition mystiqu~. Dans Led~atin!deis::-:
Magiciens,ce livre qui est devenu la "bible" pour les disciples de la
Nouvelle Culture nord-américaine, Jacques Bergier et Louis Pauwels (avec
qui Daumal s'était lié d'amitié apr~s l'avoir rencontré chez Gurdjieff),
annoncent eux aussi "la synth~se imminente de l'esprit humain" - - syn
th~se qui aboutira à la collaboration étroite entre savants et magiciens,
entre chimistes et alchimistes.
Dans "La connaissance mythique", Lecomte prédit que "la Révélation
de la Troisi~me Heure sera la synth~se culturelle". Sommes-nous vraiment
à l'aube de la Troisi~me Phase que prophétisait Rog Jarl? Si vraiment la
technologie peut libérer l'homme du quotidien, peut-@tre pourra-t-il
maintenant se tourner vers PEternel et tenter enfin le Grand Jeul
- 87 -
Notes Chapitre IX
(1) R. Daumal, Tu t'es t ouj ours trompé (Paris: Y.Yercure de Franc e, 1970) p.51
(2)
(3)
A. Rimbaud, Poésies compl~tes (Paris: Gallimard, 1963), p. 220.
T. Roszak, The Making of a Counter Culture (:Ee,:·r York: Doubleday, 1969), p. xiii.
L. Pamlels et J. Bergier, Le Matin des r.fagiciens, (Paris Gallimard, 1960.
- 88 -
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTES
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Voir Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968.
II. Oeuvres et articles du groupe du Grand Jeu •
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- 90 -
III. Oeuvres et articles critiques sur le groupe du Grand Jeu •
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Bies, Jean
Boullier, Renée
Daumal, Vera
Dort, Bernard
Gros, Léon-Gabriel
Lecomte, Marcel
Lepage, Jacques
Masui, Jacques
" "
Mathias, Pierre
Minet, Pierre
" "
" " Rainford, Manuel
Random, Michel
" "
"La vie, l'amour, la mort, le vide et le vent", ~, décembre 1934, pp. 925 - 927 •
"Vie et portrait de Daumal", Littératures no 12, 1965, pp. 185 - 200 •
"Josef Sima, regard intérieur" Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, pp. 242 - 243 •
"A propos de Gurdjieff et de René Daumal", NNRF, no 22, octobre 1954, pp. 720 - 721 •
"Un penseur révolutionnaire", Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 358 - 361 •
"René Daumal et le Grand Jeu" Cahiers du Sud, no 322 , avril 1954, pp. 354 - 357 •
"D'une littérature initiatique", Synth~ses, no 133 - 136, 1957, pp. 485 - 489.
"Un po~te de la connaissance", Esprit no 29, mai 1961, pp. 1011 - 1017 •
"René Daumal et l'Inde", Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 381 - 386 •
"René Daumal et la Révolte permanente", Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, pp. 234-236.
"Compte rendu: Lettres ~ ses amis par René Daumal", Cahiers du Sud, no 355, 1960, pp. 477 - 478 •
"L'amitié, la jeunesse et la mort", NRF, no 203, novembre 1969, pp. 682- 701 •
"Contribution au portrait d 'un po~te", Cahiers du Sud, no 340, avril 1957, pp. 387 - 395 •
La défaite (Paris: Ed. du Sagittaire, 1947).
"Miroir des hommes", Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 344 - 361 •
Le Grand Jeu - Essai (Paris: Denoel, 1970)
Les puissances du dedans (Paris: Denoel, 1966).
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Roudaut, Jean
Thivo1et, Marc
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"Carlo Suar~s ou l'Anti-Faust", Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, pp. 237-241.
"Présence du Grand Jeu", Cahiers de l'Herne no 10, novembre 1968, pp. 19 - 36 •
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