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LE GROUPE DU GRAND JEU

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LE GROUPE DU GRAND JEU

ABSTRACT Th~se de mattrise

Linda Johnson-Gaboriau

LE GROUPE DU GRAND JEU

Une étude du groupe d'écrivains et d'artistes qui publia, entre 1928 et 1930, la revue le Grand Jeu • Parmi les principaux collaborateurs

étudiés : René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, André Rolland de Renéville,

Roger Vailland, Maurice Henry et Josef Sima. L'auteur étudie d'abord

les divergences politiques et philosophiques entre le groupe surréaliste

et le groupe du Grand Jeu. L'auteur démontre ensuite que ce dernier

groupe, attribuant une signification strictement métaphysique ~

l'existence humaine, se consacrait ~ l'élaboration d'une "méthode

mystique" dont les principaux éléments furent l'étude de l'occulte,

l'étude du mysticisme oriental et l'usage de la drogue. Un chapitre

est consacré à "l'alchimie du verbe" et au r8Ie du poMe-voyant. Le

dernier chapitre situe le Grand Jeu vis-~-vis son époque et, ensuite,

vis-~-vis la pensée contemporaine et le mouvement dit "psychédélique".

LE GROUPE DU GRAND JEU

Linda Johnson-Gaboriau

M.A.

~ Linda Johnson-Gaboriau 1972

c '

Chapitre I.

Chapitre II.

Chapitre III.

Chapitre IV.

Chapitre V.

Chapitre VI.

Chapitre VII.

l

LE GROUPE DU GRAND JEU

PARTIE l L'INITIATION

Présentation Du Grand Jeu en ses oeuvres vives.

Introduotion historique.

A. Les Simplistes à Reims.

B. Le Grand Jeu à Paris - - les nouveaux membres.

Le Grand Jeu et le surréalisme.

A. Les premiers rapports.

B. Analyse des divergenoes politiques.

C. Analyse des divergenoes philosophiques.

PARTIE II LE LIEU ET LA FORMULE

Le Grand Jeu et le mystioisme oriental.

A. La philosophie non-dualiste.

B. L'art hindou.

Le Grand Jeu et les drogues.

A. René Daumal : une expérienoe fondamentale.

B. Gilbert-Leoomte: la mort-dans-Ia-vie.

Le Grand Jeu et l'oooulte

A. Daumal: Expérienoes de dédoublement

et de vision paroptique.

Bo Leoomte: MYthologies et légendes primitives.

C. Rolland de Renéville : Alohimie et la Cabale.

L'alohimie du verbe

A. Gilbert-Leoomte: les halluoinés de l'esprit.

B. Rolland de Renéville : le po~te-voyant·

C. Daumal: la poésie blanohe.

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LE GROUPE DU GRAND JEU

PARTIE III PASSAGE A LA LIMITE

Chapitre VIII. A la limite - - le sort des membres.

A. Les partisans, les poètes et les peintres.

B. Roger Gilbert-Lecomte : le "suicidé".

C. René Daumal : le "mystique".

Chapitre IX. Conclusion : Aspect prophétique

A. Les prophéties.

B. Résumé de l'actualité.

C. Spéculations.

Chapitre l

Chapitre II

Chapitre III

3

PARTIE l

L'INITIATION

Présentation

Introduction historique

Le Grand Jeu et le surréalisme

Le Grand Jeu est une communauté en quelque sorte initiatique;

chacun de ses membres, quoi qu'il fasse, le fait avec la volonté

de maintenir et renforcer l'unité spirituelle.

Le Grand Jeu groupe des hommes qui n'ont qu'un Mot ~ dire, toujours

le même, inlassablement, en mille langages divers; le même Mot qui

fut proféré par les Rishis védiques, les Rabbis cabalistes, les

proph~tes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps,

et les Po~tes, les vrais.

La circulaire du Grand Jeu

1928

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Chapitre I

PRESENTATION DU GRAND JEU EN SES OEUVRES VIVES

Quand je songe à la fermeté qu'il nous a fallu, à Daumal et à moi, pour maintenir notre groupe intact, et en dehors du surréalisme, alors que les surréalistes ont tout fait pour nous dissocier • •• , je ne puis me retenir de trouver pénible que finalement on nous range sous l'étiquette de gens auxquels nous nous opposons sous tous les rapports. (1).

Je crois que le Grand Jeu était en avance d'un si~cle sur son si~cle. Il est bon de le laisser mourir. (2)

Rolland de Renéville (1932)

A tous les gens, m~mes jeunes, qui toute l'année m'assaillent de questions sur le Grand Jeu, je réponds invariablement qu'ils arrivent quarante ans trop tard; en ajoutant que d'ailleurs, il y a quarante ans, je les aurais mis à la porte car je ne voulais pas, nous ne voulions pas ~tre des sujets de th~ses, ni d'ouvrages, ni d'études mais des bombes pr~tes à exploser d'un instant à l'autre pour détruire définitivement la Culture. (3)

Maurice Henry (1969)

--5-

DU GRAND JEU EN SES OEUVRES VIVES

Le groupe du Grand Jeu, qui publia trois numéros d'une revue que

la plupart des critiques de l'époque qualifi~rent "d'ésotérisme inco­

hérent", ne figure pas dans les manuels littéraires. Dans l'Histoire

du surréalisme, Maurice Nadeau en parle comme d'un groupe de "jeunes"

quii se tenaient "en dec~ de la position des surréalistes" et qui

"parlaient un peu trop de mysticisme". (4) Il est vrai que les idées

du Grand Jeu ne trouv~rent pas de public pendant l'entre-deux-guerres.

Ce n'est que depuis 1960 environ que les critiques ont "découvert"

l'oeuvre de René Daumal, un des animateurs du Grand Jeu. En 1967 et

1968, La Grive et les Cahiers d'Herm~s lui ont consacré tour ~ tour

un numéro spécial. L'année suivante, les Cahiers de l'Herne repro­

duisirent intégralement les textes du Grand Jeu dans une édition

spéciale.

Pour le lecteur attentif du Grand Jeu, il devient vite évident , . ., ..

qu'il ne s'agit pas d'un groupe surréaliste. Toute étude visant ~

compléter l'historique du mouvement surréaliste ne saurait rendre

justice ~ l'originalité de la pensée du Grand Jeu. Certes, les deux

groupes partageaient certaines optiques, et il est vrai qu'en consé­

quence, ils avaient beaucoup d'ennemis communs mais, au fond, les

surréalistes et les membres du Grand Jeu n'habitaient pas les m@mes

sph~res. Pendant que les surréalistes plongeaient vers les bas-fonds

du "Moi" subjectif, le groupe du Grand Jeu préconisait l'essor vers

le "Soi" universel.

Il est intéressant de comparer les préoccupations des surréalistes

avec celles du groupe du Grand Jeu car ceci nous permet de mieux définir

la "philosophie" de ce dernier, non pas pour situer le Grand Jeu vis-~­

vis Breton et les surréalistes, mais pour mieux se rendre compte du

climat intellectuel qui régnait en France dans les années vingt. La

collaboration du groupe du Grand Jeu a été trop courte pour lui per­

mettre d'élaborer une expression littéraire qui lui soit propre et qui

identifie . sa "métaphysique" particuli~re. Seuls Daumal et Lecomte ont

eu une certaine renommée dans les cercles littéraires ~ la suite de la

publication du Grand Jeu mais surtout ~ la suite de témoie;n8.ges posthumes.

Par ses théories sociales et philosophiques, le groupe du Grand Jeu fut

indubitablement ~ l'avant-garde de son temps.

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Les écrits du Grand Jeu étaient ~ peine accessibles à leur époque.

Dans la France d'entre-deux-guerres, c'étaient surtout les exigences

économiques et pratiques qui déterminaient l'orientation de la vie

quotidienne. Tout au plus était-on capable de répondre ~ l'appel des

surréalistes qui réclamaient les droits de l'individu ~ l'épanouisse­

ment. Aujourd'hui, l'interprétation psychologique quasi exclusive (et

souvent freudienne) de la conscience humaine par les surréalistes est

de plus en plus dépassée. La voix du Grand Jeu, qui réclamait les

droits de l'Humanité ~ l'~ernel, sonnait dans le vide. Aujourd'hui,

Buckminster et certains autres proph~tes de la Nouvelle Culture annon­

cent l'av~nement de l'~re métaphysique. La signification de la

"mêtaphysique expérimentale" du Grand Jeu devient enfin compréhensible.

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NOTES CHAPITRE l

(1) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Denoel,1970)

(2) R. Daumal, Tu t'es toujours trompé (Paris: Mercure de France,

1970) , p. 187.

(3) M. Henry, lettre inédite, datée du 29 novembre 1969, adressée

à Robert LaPalme, caricaturiste montréalais.

(4) M. Nadeau, Histoire du surréalisme suivi de Documents surréalistes

(Paris: Editions du Seuil, 1964), p. 122.

(5) Voir plus loin le chapitre "Le Grand Jeu et le surréalisme".

- 8 -

Chapitre II

INTRODUCTION HISTORIQUE

Ances, ainsi - - Quatre qui se sont révélés ànges - - D'où une vie sur un plan supérieur où l'on se rencontre tous quatre. Harmonie et contact des âmes veulent aussi lien rythmique de la mati~re : les rites - -Rites, rythmes - - Comment de saluer religieusement tel ou tel objet, inscrire tel signe sur les lettres que nous nous écrivons, et tant d'autres. Il faut une étiquette à ce groupe, pensames-nous pour affirmer son existence à la face des hommes. Purement, sans raison, ce fut : Simplistes. (1)

René Daumal

Pourquoi cette importance accordée à leurs premi~res années? Parce que c'est alors qu'ils se mirent à l'épreuve avec une détermination rare, et qu'à un âge oa l'enfance jette ses derniers feux, ils en étaient déjà à interroger la mort mais à leurs risques et périls et sans la moindre hésitation • •• Dans la destinée de Gilbert-Lecomte et de Daumal, les années rémoises ont joué un rOle tout aussi essentiel que celles du Grand Jeu. Ils arrivaient à Paris en pleine possession de leur pensée, sachant à fond qui ils étaient, ce qu'ils voulaient @tre • •• (2)

Pierre Minet

- 9 -

INTRODUCTION HISTORIQUE

A. Les Simplistes A Reims

Le Grand Jeu commence A se jouer sur les bancs du lYcée de Reims -.~'. --

en septembre 1922. Roger Gilbert-Lecomte, âgé alors de quinze ans, et

déjA doté de son étrange allure "d'ange noir", attire à lui les autres

"phr~res". Il entratne d' abord ~ ses j eux Robert Meyrat et Roger Vailland,

tous deux âgés de quatorze ans. Quinze jours apr~s la rentrée arrive un

nouveau venu qui frappe par "ses traits de Bouddha et sa parole br~ve".

Il s'agit de René Daumal. Ce garçon de quatorze ans impressionne vite

Lecomte par sa connaissance exceptionnelle de la littérature et de la

poésie, et les deux se lient d'une amitié qui allait déterminer l'orien­

tation de leur vie durant les dix années qui suivront.

Etrange destin qui réunit quatre "anges déchus" dans un lieu terrestre

aussi banal et ennuyeux que la petite ville de province: "Reims-la-plate".

Copieusement bombardée pendant la guer.l',e de Quatorze, Reims n'offrait

d'exceptionnel que ses ruines - - rappel constant de la nature éphém~re

des constructions humaines. Parmi les ruines, et entourés de bons bourgeois

champenois, les quatre phr~res cherchent à créer un autre monde. Ils

veulent fuir la banalité du quotidien et se livrer à l'exploration des

"zones intermédiaires" de l'existence que seuls les "initiés" pouvaient

atteindre.

Le grand prêtre du culte fut indéniablement Roger Gilbert-Lecomte,

surnommé "Papa" et "Rog-Jarl". Les détails biographiques manquent sur

Lecomte (il ne fit jamais de confidences ~ son sujet). On sait toutefois

qu'il est né à Reims le 18 mai 1907, dans une famille bourgeoise et

plut6t aisée. Dans ses écrits comme dans les témoignages de ses amis,

il n'y a aucune mention de fr~res ni de soeurs. Il y a par contre de

fréquentes indications que son p~re a exercé une influence autoritaire

sur ce fils unique. Ce p~re eut beau orienter les études de Roger et lui

choisir une profession respectable (la médecine), Rog-Jarl ne se voua pas

moins A l'auto-destruction. A quatorze ans, âge auquel il prédit sa mort

par le tétanos, il avait déj~ l'habitude de se procurer adroitement des

- 10 -

stupéfiants chez les pharmaciens.

Pierre Minet, un jeune "phr~re adopté" des Simplistes, raconte:

"Je l'ai connu ~ la fleur de l'~ge. Bea'll;, tr~s beau, étonnamment ~autre,

incomparable déj~ et déj~ déclinant". (3) Le goüt de l'auto-destruction

s'exprime de plusieurs façons chez Lecomte. En plus de s'adonner ~ la

drogue, il est attiré par les pactes de suicide et par la fascination

du satanisme. Lecomte réussit ~ entratner ses compagnons et ~ les

convaincre que la vraie vie se passe ailleurs, dans des zones o~ l'on

ne pén~tre qu'au moyen de forces psychiques extraordinaires.

René Daumal, désigné comme "phils" de Lecomte, et surnommé "Nathaniel"

pour sa sagesse, fut ~ vrai dire "converti" avant sa rencontre avec Rog­

Jarl. Né le 16 mars 1908 ~ Boulzicourt dans les Ardennes, Daumal était

le fils d'un instituteur agnostique et socialiste. Il avait deux soeurs

et deux fr~res et semble toujours avoir été en bons termes avec sa

famille. Son enfance fut pourtant marquée par des "angoisses métaphysiques"

qu'il attribuera plus tard ~ son manque d'éducation religieuse. D~s son

adolescence, Daumal étonne non seulement par sa connaissance de la poésie

mais aussi par sa curiosité dans le domaine des sciences naturelles. (Il

parle ~ différents endroits dans ses écrits de son escargot apprivoisé

et de sa collection de coléopt~res). Les éléments de la future "métaphysique

expérimentale" s'y annoncaient.

Roger Vailland, surnommé "François", naquit ~ Acy-en-Multien le 24

octobre 1907. Il a toujours parlé de son p~re, géom~tre agnostique, comme

d'un homme rigide et fermé â toutes les idées. Mobilisé pendant la guerre

de 1914, ce fut probablement au front que le p~re de Vailland se convertit

au catholicisme. Pendant l'absence de son p~re, l'enfance de Vailland est

dominée par des femmes (une m~re tr~s dévouée, une grand-m~re paternelle

et une soeur cadette). La jeunessë de Vailland se passe somme toute dans

une ambiance de petite bourgeoisie marquée de puritanisme. C'est en 1918

que sa famille s'installe ~ Reims ~ la suite de la nomination de son p~re

au poste d'ingénieur responsable de la restauration de la ville.

__ Il - -

Dans ses Ecrits intimes, Vailland raconte qu'à quinze ans, il souffrait

d'une grande timidité aggravée d'un "nouveau conflit - - appétits sexuels

et financiers - - , désir de sort ir". (4) Il semble que ct est son désir

d'échapper au milieu familial qui pousse Roger Vailland vers "l'initiation"

de Lecomte.

Robert Meyrat, qui portait l'inquiétant surnom de "la Stryge", reste

une énigme. En 1926, il abandonne brusquement les activités simplistes et

refuse jusqu'à ce jour de collaborer aux témoignages consacrés aux membres

'" du Grand Jeu. De lui, nous n'avons aucun détail biographique. De son

étrange personnalité, on a le témoignage de Daumal: "C'est presque un

mythe. Je lui écris réguli~rement sans recevoir de réponse. Mais on me

dit: la Styge est là, regarde par ce hublot. Je ne vois rien, mais je

suis sUr. Idole à laquelle on ne peut parler. Quand il baise la main

d'une femme, il y laisse un filet de sang. On ne peut que tomber à ses

pieds et pleurer". (5) C'est avec Meyrat que Daumal.fit les expériences

les plus poussées du dé~oublement. En mai 1925, Daumal et Lecomte remarquent, lors d'une manifestation

de grévistes, un jeune homme aux longs cheveux qui discute passionnément

avec les grévistes. Il s'agit de Pierre Minet qui impressio~e tant les

phr~res par son esprit de révolte qu'ils le baptisent le phr~re Fluet.

Quoique plus jeune de deux ans que les autres, Minet est le premier des

Simplistes à quitter la maison paternelle et à s'installer à Paris. Sa

collaboration passag~re au Grand Jeu fut minime (quelques poèmes), mais

ce· fut lui qui présenta à Lecomte et Daumal celui qui devint le patron

de la revue, Léon Pierre-Quint.

Lecomte, Daumal, Vailland, Meyrat et Minet sont les cinq Simplistes

qui se livr~rent aux jeux insolites et iconoclastes qui allaient aboutir

au Grand Jeu. Les r~gles du jeu furent compliquées et secr~tes. Les surnoms,

les mots de passe, les rites nocturnes et "l'ortographe cosmique" n'en

constituaient que quelques éléments. Et tout ceci se passa sous l'oeil de

la maScotte "Bubu", petit gnome sur pattes, avec une t~te énorme et des

oreilles plus grandes encore. Bubu était évidemment un parent du roi Ubu,

et les Simplistes n'hésit~rent pas à proclamer que l'Occident avait produit

un seul homme de science méritant leur respect, le grand "pataphysicien"

Alfred Jarry. Bubu apparaissait partout, dessiné sur les livres, les murs

et les affiches du lycée de Reims.

- 12 -

Habituellement, les camarades de classe étaient exclus des réunions

des Simplistes. Ils se rencontraient souvent dans le salon de Lecomte, et

ce dernier envoütait ses phr~res par la lecture de ses po~tes préférés

Baudelaire, Nerval et Rimbaud.

A l'exemple de Rimbaud, ils pratiquaient le dér~glement des sens

par tous les moyens qu'offrait "Reims-la-plate". Il y avait l'absinthe·

au bar du Cirque, les "philtres" soutirés du pharmacien, les

danseuses de la "Rich Tavern", et la pipe offerte chez un personnage

mystérieu:x:, ,,~ la fois avocat et bibliophile". Ces "divertissements",

leurs expériences de dédoublement et de noctambulisme, et l'étude de

l'occulte et de la philosophie hindoue, furent les principales activités

des Simplistes pendant environ quatre ans ~ Reims.

B. Le Grand Jeu ~ Paris

La rentrée de 1926 marque la fin du Simplisme et le début du ~

~. Daumal et Vailland montent ~ Paris pour préparer l'Ecole Normale,

aux lycées Henri IV et Louis-le-Grand respectivement. Lecomte, sur

l'insistance de son p~re, reste ~ Reims pour suivre le cours de médecine.

Ce m@me hiver, la "défection" de Meyrat cause ~ Lecomte un grand chagrin,

et la séparation des autres phr~res lui devient insurpportable.

Il s!l'ensuit une correspondance suivie entre Daumal et Lecomte. Ils

échangent des brouillons d'articles pour le premier numéro d'une revue

simpliste qui s'appellerait La Voie. Afin de réaliser ce projet, ils

n'attendent que l'arrivée de Lecomte ~ Paris, prévue pour le 18 mai 1927.

Entre-temps, Daumal et Vailland agrandissent leur cercle d'amis. Ils

consacrent, semble-t-il, tr~s peu de temps aux études; malgré cel~,

Daumal Obtient sa licence en 1928. Ils correspondent avec un lycéen de

Cambrai, Maurice Henry, qui écrit des lettres o~ foissonnent des dessins

fantasques. Pierre Minet, qui avait trouvé un emploi aux Editions Kra,

les présente aux directeurs, Léon Pierre-Quint et Philippe Soupault. A

leur tour, Soupault et Pierre-Quint présentent Daumal et Vaillahd au

po~te tch~que Richard Weiner. Ce fut par l'intermédiaire de Weiner qu'ils

rencontr~rent le peintre tch~que Sima.

- 13 ~

Josef Sima est né le 19 mars 1891 à Jaromer en Boh@me (il était de

quinze ans l'atné des Simplistes). Sima se dit inspiré dans sa peinture

par un passage d'Aurélia de Nerval : "Quoi qu'il en soit, je crois que

l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou

dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais ~ si dis­

tinctement". Dans ses toiles, il cherchait à recréer l'image de l'unité

de l'univers et de l'identité du monde intérieur et extérieur. Cette

vision moniste fut la base de la collaboration qui s'établit entre Sima

et les membres du Grand Jeu.

Encore une fois, ce fut gr~ce à Léon Pierre-Quint que Gilbert­

Lecomte vint à Paris. Frappé par une photographie de Lecomte que lui

avait montrée Minet, Pierre-Quint voulut le connattre à tout prix, et

il l'invita à faire un séjour chez lui à Paris. A partir de ce moment,

le projet d'une revue simpliste commença à prendre forme. Lecomte aban­

donna ses études et s'installa à Paris.

L'automne de 1927 vit le début des réunions hebdomadaires des

membres du nouveau groupe à l'atelier de Sima, 17 Cour de Rohan. Ce

fut à l'une de ces réunions que Daumal rencontra l'écrivain hollandais

Hendrik Cramer qui écrivit des contes pour la revue et dont la femme Vera

devint l'égérie du Groupe. Le titre définitif de la revue fut choisi au

mois de novembre 1927. Selon Minet, (8) au cours d'une promenade, les

Simplistes se trouvent assis sur les bancs devant le Palais de Justice,

et Vailland sugg~re tout à coup le titre éclatant : "Le Grand Jeu".

Vers la même époque, Maurice Henry arrive enfin à Paris, accompagné

d'un autre lycéen de Cambrai, le jeune photographe et cinéaste Arthur

Harfaux. L'équipe du Grand Jeu est alors presque compl~te, et elle

entreprend la rédaction définitive du premier numéro.

Pour les essais poétiques, Pierre-Quint signale à Daumal un jeune

écrivain de Tours qui prépare divers articles sur "l'alchimie du verbe".

Une correspondance s'engage et, vers le début de 1928, Rolland de René­

ville vient à Paris y rencontrer Daumal et Lecomte. Ces deux derniers

comprennent tout de suite l'apport capital qu'offre au Grand Jeu ce

personnage studieux et quelque peu impénétrable.

, 1

".. 14 - ,-

André Rolland de Renéville est né ~ Tours le 8 juillet 1903,

d'une tr~s vieille famille bourgeoise dont l'a!eul paternel avait

été anobli sous l'Empire. Il passe son enfaNce dans l'ambiance d'oc­

cultisme qui r~gne dans la grande gentilhommi~re familiale. Dans une

lettre ~ Jean Paulhan, Renéville décrit l'inquiétude de son enfance:

"J'ai mis longtemps ~ me défaire de cette conviction terrifiante: je

n'existe pas vraiment, je suis mort, j'habite un souterrain et tout

ce que je crois voir n'est qu'un'prestige que - - par bonté, pour me

faire croire ~ la vie - - mes parents suscitent". (9) Selon ses amis

les plus intimes, ce fond d'anxiété intérieure domina la vie enti~re de

Renéville. Il s'engage tr~s jeune dans l'étude de l'ésotérisme occiden­

tal. Ces recherches marqueront toute son oeuvre qui se résume ~ l'analyse

des analogies entre l'expérience mystique et l'expérience poétique. Dans

le premier numéro de la revue, on ne lit de Renéville que trois po~mes,

mais son essai sur Rimbaud est l'un des textes-clef du Grand Jeu II.

A cause de nombreuses difficultés, surtout d'ordre financier, le

premier numéro du Grand Jeu sort en juin 1928. Il est en grande partie

subventionné par Léon Pierre-Quint, et réalisé avec la collaboration

tenace de Daumal. Une autre année se passe avant la publication du

deuxi~me numéro, en mai 1929. Ce numéro contient les textes d'un nouveau

membre, Monny de Boully, po~te yougoslave et transfuge du surréalisme.

En fait, l'année 1928-1929 marque une période de grande activité pour

le groupe du Grand Jeu. En plus de la publication du deuxi~me numéro,

on avait assisté ~ la premi~re exposition des peintres du Grand Jeu,

~ la galerie Bonaparte.C'est également ~ cette époque que se produisent

les premi~res intrigues avec le groupe surréaliste. (10)

Malgré la rupture avec Vailland et les divergences politiques qui

commençaient ~ se faire sentir ~ l'intérieur du groupe, le troisi~me

(et dernier) numépo du Grand Jeu paraît en octobre 1930. A oe numéro

collaborent deux nouveaux amis communistes, André Delons et Pierre

Audard. Un quatri~me numéro est rédigé;, mais. faut e d'argent, il ne

sera pas publié. Peu apr~s la publication du Grand Jeu III , deux

événements décisifs surviennent dans la vie de Daumal. Véra, avec qui

- 15 _.

il èorrespondait pendant son long séjour aux Etats-Unis, quitte son mari

et regagne Paris. Ce m~me mois, Sima présente à Daumal AleY~ndre de

Salzmann. Disciple de Gurdjieff, Salzmann allait devenir le martre de

Daumal. Ces deux personnes ont exercé une influence qui éloigne peu à

peu Daumal des activités du Grand Jeu.

En 1931, Daumal et Véra logent avec Lecomte au 7 de la rue Dombasle.

Leur domicile est le lieu de rencontre des collaborateurs et des amis du

Grand Jeu. Pendant cette m~me période, la drogue (qu'il appelait sa

"déesse noire") commence à dominer la vie de Lecomte, et il doit subir

plusieurs cures de désintoxication. Les relations entre Daumal et

Lecomte deviennent tendues, et Daumal et Véra sont finalement obligés

de déménager. Ceci marque le début du déclin de leur amitié.

Etant donné l'état précaire de l'alliance Daumal-Lecomte, le groupe

du Grand Jeu n'avait pas le souffle nécessaire pour survivre aux péripé­

ties de l'affaire Aragon. Nous verrons dans la section consacrée à ce

sujet que certains membres du groupe ne pouvaient accepter le manque

d'engagement politique de Rolland de Renéville. Vers la fin de novembre

1932, Renévil1e est exclu du groupe par un vote majoritaire. Ses recher­

ches sur la poésie ont constitué un élément essentiel de la "métaphysique

expérimentale" du Grand Jeu, et son exclusion affecte sensiblement l'idéo­

logie de la revue. La dissolution du groupe était inévitable. En décembre

1932, Daumal part pour les Etats-Unis, où il accompagne, ~ titre d'attaché

de presse, la troupe du danseur hindou, Uday Shankar. Lecomte n'avait

jamais été tr~s intime avec les autres membres du groupe, et il reste

plus ou moins seul à Paris où il ach~ve sa descente aux "Enfers des

Paradis Artificiels".

- 16 -

NOTES CHAPITRE II

(1) R. Daumal, Lettres ~ ses amis (Paris: Gallimard, 1958) pp. 138-139.

(2) P. Minet, "Réoit d'un témoin" in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 227.

(3) P. Minet, "Contribution au portrait d'un po~te" , Cahiers du ~ , no 340, avril 1957, p. 387.

(4) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Deno~l, 1970) p. 218

(5) ~., p. 23

(6) Voir plus loin le chapitre:l'-Le Grand Jeu et 1 'Oooulte".

(7) Voir plus loin le ohapitre "Le Grand Jeu et les Drogues".

(8) P. Minet, "Récit d'un témoin" in Herne, p. 230.

(9) M. Random, Le Grand Jeu ••• , p. 213.

(10) Voir plus loin le chapitre "Le Grand Jeu et le Surréalisme".

- 17 -

Chapitre III

LE GRAND JE(] ET LE SURREALISME

C'est pour cette glissade sur le dos vers un vertige des ~mes que nous.aimons le surréalisme - - au même titre que l'opium. Nous sommes surréalistes à des nuances pr~s. Le propre du sur­réalisme est de placer l'homme dans un état exceptionnellement réceptif et instable : réceptif à tout, justement - - telle la ba~ance tr~s sensible qui oscille à la moindre trépidation : ce n'est pas ce qu'on veut d'elle. (1)

René Daumal

Malheureusement, les voies des réalisations terrestres ne sont pas celles de l'esprit. Il est trop certain que vous, André Breton, ne pouvez venir à nous. Mais nos situations respectives dans le monde, parmi la foule de nos ennemis communs, ne nous permettent pas de nous ignorer mutuellement; observons-nous donc les uns les autres d~s maintenant, et nous verrons lesquels de vous ou de nous, iront plus loin dans la direction du but que vous avez parfois nettement entrevu. (2)

René Daumal

-- 18 -

LE GRAND JEU Er LE SURREALISME

A. Surréalistes ~ des nuances pr~s

Lorsque Daumal écrit, au nom des Simplistes, "nous sommes

surréalistes ~ des nuances pr~stl, le groupe du Grand Jeu a déj~

commencé ~ formuler des réserves idéologiques ~ l'égard des sur­

réalistes. A Reims, les Simplistes n'avaient connu du surréalisme

que quelques écrits et des légendes. Ils s'étaient réjouis de

retrouver dans le Manifeste du surréalisme de 1924 des notions

qui leur étaient ch~res : la mort et l'absurdité, la magie et le

merveilleux. Les rumeurs qui circulaient concernant les exploits

scandaleux des surréalistes portaient ~ croire que ces derniers,

comme les Phr~res Simplistes, pratiquaient la Révolution vécue.

Les premiers contacts personnels ont lieu au début de 1926

entre Daumal et deux "amis de Breton", identifiés seulement comme

"Félix et Unie". Dans une lettre ~ Lecomte, Daumal raconte que ces

deux amis lui avaient "proposé de fonder une revue patronnée par

Breton. Vailland, non encore prévenu, participera - - et toi aussi:

- - ce sera une revue littéraire et politique aussi (on doit dis­

cuter le coup pour savoir si elle sera anarchiste ou communiste :

. oh : Si j'opine pour prune: ) sous la protection des surréalistes,

mais plus jeune ••• " (3)

L'enthousiasme de Daumal n'allait gu~re durer. Peu de temps

apr~s, les Simplistes font la connaissance de Léon Pierre-Quint.

Comme nous l'avons vu, c'était grâce au patronage de ce dernier

que les Phr~res furent introduits dans certains milieux littéraires.

Ces nouvelles fréquentations leur permettent de constater rapidement

leurs divergences avec le surréalisme, et la formation d'un groupe

indépendant est alors décidée.

- 19 -

La réunion du Bar du Ch~teau

On note pourtant, d~s la publication du premier numéro de la

revue, la participation (quoique marginale) de quelques surréalis­

tes. Le Grand Jeu l publie des po~mes de Desnos et de Ribemont­

Dessaignes, ainsi qu'un dessin et une photographie de Man Ray.

Selon les témoins de l'époque, (4) cette collaboration, accom­

pagnée du passage au Grand Jeu de Monny de Boully en novembre

1928, suscite chez Breton un ressentiment tr~s fort. L'existence

du Grand Jeu semblait favoriser des "trahisons" qu'il ne pouvait

tolérer. La cél~bre réunion du Bar du Ch~teau fut le résultat de

son effort pour grouper autour de lui ~ les artistes et écri­

vains de l'avant-garde parisienne.

Le 12 février 1929, Breton lance une circulaire invitant tous

les intellectuels d'avant-garde à se réunir "en vue d'étutiier les

possibilités d'une action commune". Dans la même missive, il de­

mande à chacun de bien vouloir préciser ses "motifs", son opinion

sur l'activité commune et ses crit~res de sélection quant aux

collaborateurs futurs. Déjà, il soulevait des questions de per­

sonnalité.

Dans un second communiqué, Breton convoque tout le monde au

bar du Ch~teau pour le 11 mars, et il précise que la discussion

portera sur le sort de Trots~ récemment exilé par Staline. La

plupart des "convoqués" se réunissent alors sans trop savoir à

quoi s'attendre. Avant que le débat sur Trots~ ne s'ouvre, Breton

insiste pour que l'assemblée se prononce sur la "qualification morale"

de chacun. Il commence lui-même par énumérer les griefs qu'il formule

contre le groupe du Grand Jeu. (5)

Breton s'attaque d'abord à certains passages du premier numéro

du Grand Jeu. Il signale la "proposition lapidaire concernant la pré­

férence donnée à Landru sur Sacco et Vanzetti". (n s'agit ici d'un

slogan formulé en guise de provocation et imprimé en tête d'une page

du Grand Jeu l "Nous défendrons Saoco et Vanzetti, nous préférons

Landru".) Breton trouva également inacceptable "un emploi constant du

mot 'Dieu' ". (Nous verrons plus loin que la notion de Dieu, ou de

l'Absolu, était à la base des divergences philosophiques entre les

membres du Grand Jeu et les surréalistes.)

-~20 r .... ~

Breton s'interroge ensuite sur l'intégrité révolutionnaire des

collaborateurs du Grand Jeu, en les accusant d'avoir été "défaillants",

sinon plus, lors des incidents de l'Ecole Normale Supérieure". (Il s'agit

ici du sort d'une pétition rédigée par dix: normaliens en réponse à une

enquête dans les Nouvelles Littéraires. Cette déclaration violente contre

la préparation militaire avait été endossée également par un certain nom­

bre d'étudiants de facultés et, entre autres; par plusieurs collaborateurs

du Grand Jeu. Gilbert-Lecomte avait reçu la déclaration et cherchait les

moyens de la faire publier, lorsque le directeur de l'Ecole interdit for­

mellement aux él~ves de l'E.N.S. toute déclaration collective non approuvée

par lui. Lecomte et Daumal ne se reconnaissant pas le droit d'agir de façon

à faire exclure de l'Ecole les dix signataires, on leur rendit le texte

sans l'avoir publié.)

Cette derni~re accusation, de nature politique, aurait pu sembler

assez grave, si Breton n'avait sorti la vraie bombe de la soirée. Apr~s

~a mention des griefs mineurs, Breton lit un hommage à Jean,Chiappe, le

préfet de police parisien, détesté de tous les milieux de gauche. Il rév~le

ensuite que l'article, signé "Georges Omer" et publié dans France-Soir, était

de Roger Vailland. Il le dénonce et demande sa mise au ban par tous les

surréalistes ainsi que par les autres collaborateurs du Grand Jeu. Ces

derniers; venus pour participer à un dialogue ouvert, se sentent victimes

d'une diatribe inquisitrice et quittent la réunion, indignés. En partant,

Roger Gilbert-Lecomte déchire le plan d'action commune qu'il avait préparé.

Même s'ils ne se portent pas à la défense du texte de Vailland, Lecomte

et Daumal refusent de se soumettre au diktat de Breton, et Vailland continue

de collaborer au Grand Jeu. Dans le deuxi~me numéro de la revue, on peut

lire de lui "Arthur Rimbaud ou guerre à l'homme:". La rupture était pourtant

inévitable. Malgré la confiance que ses amis lui accordent, Vailland conti­

nue ses activités journalistiques, "compromettantes" dans la mesure o'à elles

trahissent l'esprit du Grand Jeu.

Dans le troisi~me numéro de la revue, on peut lire l'avis suivant:

Certaines antinomies s'étant révélées ces derniers temps entre la pensée de Roger Vailland et celle de ses amis, il a préféré, en complet accord avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, ne pas collaborer à l'activité du Grand Jeu jusqu'à ce que ces antinomies ne soient résolues. (6)

- 21 -

L'amitié de Ribemont-Dessaignes

Ce fut ~ la suite du "tribunal" du bar du château que Ribemont­

Dessaignes, ancien dada!ste alors âgé de 48 ans, rompit définiti­

vement avec le groupe surréaliste. Dans une lettre à Breton, il

prend la défense des jeunes du Grand Jeu • Tout en refusant de lé­

gitimer l'acte de Vaillant, il déplore "la parodie de justice" que

cet acte avait occasionnée. "Je m'él~vep écrit-il, de toutes mes

forces contre la mauvaise foi qui a régné durant la réunion de la

rue du Château, et contre le guet~apens mal organisé (ou trop bien),

si l'on envisage cela du point de vue "commissariat de police", qui

se cachait sous le prétexte de Trotsky ••• " (1)

Ribemont-Dessaignes appuie alors les membres du Grand Jeu dans

leur refus de se soumettre aux ordres de Breton. Il continue de leur

accorder son amitié en sollicitant leur collaboration ~ sa revue

Bifur • Et il écrit lui-m@me un assez long article intitulé "Poli­

tique" pour le deuxi~me numéro du Grand Jeu • Dans ses négociations

ultérieures avec les membres du Grand Jeu , Breton leur demande sou­

vent de rompre leur affiliation avec ce "vieux dada!ste". Il n'en

était jamais question car, en plus de liens de reconnaissance, Daumal

éprouvait un grand respect intellectuel pour l'auteur de Fronti~res

humaines et Adolescence. Daumal s'explique ~ ce sujet dans une lettre

~ Renévi11e ; "Si Ribemont-Dessaignes nous a défendus - - nous connais­

sant ~ peine humainement - - avec cette énergie, c'est qu'il avait

premi~rement reconnu l'Identique en lui et en nous: c'est l~ justement

toute la beauté de son attitude, que pour des Idées, il s'est privé de

l'amitié des surréalistes, (combien plus précieuse dans ce monde), pour

défendre quelques jeunes gens qu'il avait entrevus une ou deux fois, (8) mais qui avaient assez clairement ~ ses yeux exprimé ses Idées".

Ribemont-Dessaignes rédige ensuite un assez long article destiné au

deuxi~me numéro du Grand Jeu •

- 22 -

Lettre ouverte ~ André Breton

Dans le m@me numéro du Grand Jeu, René Daumal publ:i.e sa cél~bre

"Lettre ouverte ~ André Breton". En somme, la '.lettre répond aux propos

que Breton lui avait adressés dans le Second Manifeste du surréalisme •

Les efforts de Breton pour dissocier ou assimiler le groupe du ~

~ ne s'étaient pas arr@tés avec l'incident du bar du Château. Par

l'intermédiaire d'Aragon, il avait tenté de séduire ces jeunes ~ndé­

pendants en leur proposant de collaborer aux revues surréalistes - -

ce qui aurait diminué de beaucoup l'image de solidarité et de manifes­

tation collective du Grand Jeu. Rolland de Renéville, dont le Rimbaud

le Voyant venait de remporter un grand succ~s aupr~s des critiques, fut

le principal objectif de ces avances.

Il existe une correspondance volumineuse entre Renéville, Daumal

et Gilbert-Lecomte, oa ces derniers tentent d'initier "l'occultiste"

de Tours ~ la politique des cliques littéraires de Paris. Lecomte lui

écrit catégoriquement: "Si l'on vous offre de collaborer ~ la Révolu­

tion surréaliste, c'est avant tout pour jouer un mauvais tour au

Grand Jeu , pour semer parmi nous le désordre, les querelles intes­

tines, et nous acculer individuellement (puisque l'entreprise collec­

tive a raté) ~ passer sous les ordres de Breton ou ~ nous distraire

du domaine oa s'exprime publiquement l'esprit ••• En résumé, il

s'agit de ceci dans leur esprit: devant leur prestige, vous laissez

immédiatement tomber le Grand Jeu pour passer ~ leur groupe". (9)

Rolland de Renéville s'est soumis aux directives de ses amis et a

résisté aux tentations de prestige surréaliste.

Quelques mois plus tard, l'assaut surréaliste recommence. Cette fois,

Aragon propose aux membres du Grand Jeu, toujours par l'intermédiaire

de Renéville, de collaborer ~ un hommage ~ Breton. Il laisse entendre

qu'en échange, Breton ferait enfin une déclaration publique de son

amitié pour les jeunes du Grand Jeu.

Cette fois, Daumal répond sans équivoque: "S'il doit publier une

rétractation, c'est qu'il pense réellement qu'il s'est trompé; ce

serait enlever une bonne partie de la valeur de sincérité de cette

dise ce qu'il pense, sans conditions".

déclaration que de la lui demander en échange de notre hommage. Qu'il (10)

- 23 -~

Visiblement irrité par l'indépendance persistante des "grands

joueurs", Breton leur adresse un défi dans le Second Manifeste du

surréalisme:

Je cherche autour de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d'intelligence, mais non: rien. Peut­@tre sied-il tout au plus, de faire observer ~ Daumal, ••• i que riEn ne nous retiendrait d'approuver une grande partie des déclarations qu'il signe seul ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l'impression passablement désastreuse de sa faiblesse en une circonstance donnée? Il est regrettable, d'autre part, que Daumal aît évité jusqu'ici de préciser sa position personnelle et, pour la part de responsabilité qu'il y prend, celle du Grand Jeu ~ l'égard du surréalisme • • • Pour quelles fins mesquines opposer, d~s lors, un groupe ~ un groupe? (Suit une citation de "Feux ~ volonté" de Daumal dans le Grand Jeu II) ••• Celui qui parle ainsi en ayant le courage de dire qu'il ne se poss~de plus, n'a que faire, comme il ne peut tarder ~ s'en apercevoir, de se préférer ~ l'écart de nous. (11)

ta ~~p6nêe de Daumal s'étale sur huit p~ges du troisi~me numéro

du Grand Jeu. Il Y souligne grosso modo les divergences politiques

et philosophiques qui emp@chent le groupe du Grand Jeu de se joindre

au surréalisme. (Nous étidierons ces passages plus loin dans les sec­

tions consacrées ~ l'analyse des divergences idéologiques entre les

deux groupes). Tout en reconnaissant la nécessité de faire front devant

l'ennemi commun, Daumal ne croit pas qu'il soit possible pour les deux

groupes d'entreprendre un travail commun sérieux:

La question devient donc: Le Grand Jeu (et non pas tel ou tel de ses membres) a-t-il des raisons de se préférer ~ l'écart du surréalisme ••• ? Et quand bien m@me j'aurais ~ choisir1 Vous avez reconnu dans une phrase d'un de mes textes le but identique que nous poursuivons. C'est entendu. Ce but identique implique d'une part des ennemis communs et les m@mes obstacles ~ détruire, d'autre part des recherches convergentes ou para11~les. Je reconnais que les hommes dont les fins sont les n8tres sont rares • • • ils doivent de plus en plus se rapprocher et faire front. Contribuerais-je ~ cette cohésion en allant vers le surréalisme? Ce serait au moins ridicule d'inefficacité, puisqu'en m@me temps que je grossirais votre groupe, je diminuerais le n8tre d'autant. Mais bien plus, je crains qu'aujourd'hui l'activité surréaliste ne soit que confusion, trompe-l'oeil et maladresse, tant dans sa t~che de combat que dans son oeuvre créatrice.

- 24 ~

Idéalement donc, et en résumé, S1 Je consid~re votre appel comme s'adressant au Grand Jeu, je constate qu.'un accord de:principe sur un programme minimum serait possible entre nous, que m~me une collaboration serait souhaitable; mais, d'une part, le fait que le Grand Jeu lui, s'il poss~de d~s maintenant un plan d'activité suffisamment précis et une idéologie compl~te, n'a encore réalisé que les tout premiers points de son programme; cette double raison rendrait une collaboration entre nous, aujourd'hui au moins, prématurée. (12)

L'affaire Aragon

L'année 1931 marque une période de politisation escaladée pour le

groupe surréaliste. La Révolution surréaliste était déj~ devenue le

Surréalisme au service de la révolution • Dans le troisi~me numéro

de la revue, Aragon, de retolU' de son voyage en Russie, pr~che "La

Reconnaissance dans le domaine de la pratique de l'action de la Ille

Internationale comme seule action révolutionnaire". A la m~me époque,

la Littérature de la Révolution mondiale "publie son potlme "Front Rouge",

un texte violent et antimilitariste o~ il préconise l'assassinat des

dirigeants du régime. A la suite de la publication du po~me en France,

Aragon est poursuivi par le gouvernement pour "excitation de militaires

~ la désobéissance" et "provocation au meurtre dans un but de propagande

anarchiste".

En janvier 1932, les surréalistes protestent contre ce proc~s en

lançant une pétition, ratifiée aussit6t par plus de trois cent signa­

tures. Tous les membres du Grand Jeu la signent - - ~ l'exception fla­

grante de Roland de Renéville.

Renéville s'explique dans une lettre ~ Maurice Henry: "Mpn attitude

dans l'affaire Aragon? Révélatrice sans doute de ma faiblesse dans l'ac­

tivité révolutionnaire. Mais tu sais, je ne suis pas communiste, et je

consid~re le communisme comme une épreuve nécessaire pour l'Humanité,

et non comme absolu; oh: mais non ••• Par conséquent, je n'éprouve

pas au m~me point qu'Audard, par exemple, la nécessité personnelle de

signer un manifeste communiste". (13)

Rolland de Renéville demeure incapable de faire face aux contingences

sociales et politiques si, pour le faire, il doit compromettre ses cri­

t~res esthétiques et sa notion de l'Absolu. Peu apr~s son refus de signer

- 25 -

la pétition, Renéville publie dans la Nouvelle Revue française un

article sur "le dernier état de la poésie surréaliste" o~ il ridi­

culise "Front Rouge". Les surréalistes n'auraient pu souhaiter une

plus belle preuve de "défaillance révolutionnaire" de la part de

l'équipe du Grand Jeu.

En raison des conflits provoqués ~ l'intérieur du groupe par

sa i'faiblesse révolutionnaire", Rolland de Renéville donne sa dé­

mission au comité de rédaction, avec l'entente qu'il continuerait ~

collaborer ~ la revue. André Delons et Pierre Audard, tous deux mem­

bres du Parti communiste, ne veulent pas, de leur c8té, ~tre affiliés

~ une revue o~ collaborent quelqu'un qu'ils tiennent pour un "contre­

révolutionnaire définitif". Ils demandent l'exclusion de Renéville.

Daumal refuse de sacrifier Renéville dont les recherches, dans le

domaine purement intellectuel, lui semblent plus précieuses au

Grand Jeu que les activités politiques de Delons et d'Audard. Ces

deux derniers donnent alors leur démission ~ Daumal qui l'accepte

sans consulter les autres membres du groupe.

Maurice Henry et Arthur Harfaux sont les premiers ~ protester

contre la démission de Delons et d'Audard. Dans une lettre adressée

~ chaque collaborateur du Grand Jeu, ils se déclarent solidaires des

deux démissionnés. Ils se disent également pr~ts ~ se retirer si la

présence de Renéville dans le groupe doit se prolonger. Ils invitent

chaque collaborateur ~ se prononcer ~ ce sujet. Par la suite, Roger

Gilbert-Lecomte convoque une réunion générale chez lui, rue Dombasle,

le 30 novembre 1932. A l'issue de cette réunion, Renéville se voit

définitivement condamné par la majorité des membres.

Comme nous l'avons vu, l'exclusion de Renéville marque en fait

la dissolution du Grand Jeu • Or, en vérité, de tous les membres du

groupe, seul Renéville accordait ~ la métaphysique expérimentale la

m~me importance et la m~me urgence que Daumal et Lecomte. Et ce fut,

avant tout, l'intensité de leur aventure métaphysique qui a distingué

les grands joueurs de leurs contemporains surréalistes.

- 26 -

LE GRAND JEU Er LE SURREALISME

B. Analyse des divergences politiques

R~volte ou révolution?

Bien que les confrontations entre le groupe du Grand Jeu et le

groupe surréaliste aient toutes ~ l'origine un prétexte politique

(l'incident de l'E.N.S., l'hommage ~ Chiappe et l'affaire Aragon) ,

il demeure néanmoins que les deux groupes suivirent essentiellement

la m@me évolution politique.

Ils sont tous deux partis de la révolte de l'individu contre la

société et ses institutions. En route, ces deux groupes furent amenés

~ croire que la révolte individuelle n'est gu~re possible sans la

révolution sociale - - qu'il n'y a pas de libération personnelle sans

liberté collective. Au long de cette évolution, les deux mouvements

ont connu les m@mes contradictions internes et, par conséquence, ils

ont souvent présenté les m@mes "mbigu~tés externes.

Une étude plus approfondie de l'évolution politique des deux

groupes nous am~ne ~ conclure que les "divergences" étaient plut6t

le résultat du fait que les deux mouvements n'arrivaient pas toujours

au m@me niveau de politisation au m@me moment. Et leurs membres respec­

tifs ne s'y donnaient pas toujours avec la m@me emphase, ni avec le

m@me dogmatisme.

Les surréalistes et la révolte (1923-1926) Dans ce que Maurice Nadeau appelle la "période héro~que" du

surréalisme, les surréalistes pratiqu~rent systématiquement la révol­

te individuelle. En proclamant la toute-puissance de l'inconscient, ils

visaient la destruction de la logique. Destruction aussi de la religion,

de la morale et de la famille, les bastilles de la répression du ~.

- 21 -

Le travail et l'esprit pragmatique étaient honnis, car ils éloignàient

l'homme de l'inspiration. On était alors loin de la révolution commu­

niste. En 1924, Aragon écrit, dans une lettre au directeur de la revue

Clarté: "Je place l'esprit de révolte bien au-del~ de toute politique

••• La révolution russe? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules.

A l'échelle des idées, c'est au plus une vague crise ministérielle. Il

siérait vraiment que vous traitiez avec un peu moins de désinvolture

ceux qui ont sacrifié leur existence aux choses de l'esprit". (14)

Breton reconnatt vite les dangers- qu'une telle position pouvait

faire nattre. Il affirme qu'en se consacrant "aux choses de l'esprit",

les surréalistes ne soihaitent pas créer une nouvelle école d'avant­

garde. Il s'agit plut6t de découvrir les fondations d'une nouvelle vie.

Dans le tract intitulé '~Déclaration du 21 janvier 1925", on peut lire:

Nous n'avons rien ~ voir avec la littérature. Mais nous sommes tr~s capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde. Le surréalisme n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la posésie. Il est un moyen de libération totale de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble. Nous sommes bien décidés~ faire une révolution. Il n'est pas un moyen d'action que nous ne soyo~pas capables au besoin d'employer ••• Le surréalisme n'est pas une forme poetique. Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui~m@me et est bien décidé ~ broyer désespérément ses entraves. Et au besoin, par des marteaux matériels. (15)

Pourtant, les accusations d'élitisme intellectuel ne se font pas

àttendrè~ Au printemps de 1926, Pierre Naville publie La révolution

et lés Intellectuels (Que peuvent faire les surréalistes). Il y

affirme que "l'abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle"

est "une condition nécessaire de la libération de l'esprit". O~ les

surréalistes vont-ils se situer dans l'abolition de ces conditions?

Est-ce qu'ils vont "persévérer dans une attitude négative d'ordre

anarchique. • • attitude soumise ~ un refus de compromettre son exis­

tence propre et le caract~re sacré de l'individu dans une lutte qui

entratnerait vers l'action disciplinée du combat de classes"? Ce

serait alors se rendre compte que la force spirituelle, substance qui

est tout et la partie de l'individu, est intimement liée ~ une réalité

sociale qu'elle suppose effectivement". (16)

- 28 -

Le pamphlet de Naville ne manque pas de susciter des débats ~

l'intérieur du groupe surréaliste. Il faut prendre parti. En sep­

tembre 1926, Breton publie Légitime défense • Dans cette brochure,

il affirme son adhésion de principe au programme communiste, tout

en le qualifiant de "programme lJlinimum" insuffisant, surtout au niveau

de la motivation. D'apr~s Breton, l'espoir d'une amélioration de la

vie matérielle ne saurait, ~ lui seul, susciter des révolutionnaires.

Le surréalisme sert donc au mieux la cause de la Révolution en sou­

tenant l'espoir d'une nouvelle vie spirituelle. Et ceci, en poursui­

vant ses recherches "au. dehors" du Parti communiste. Breton conclut

ainsi : "Dans le domaine des faits, de notre part aucune équivoque n'est

possible: il n'est personne de nous qui ne souhaite le passage du pou­

voir des mains de la bourgeoisie ~ celles du prolétariat. En attendant,

il n'est pas moins nécessaire, selon nous, que les expériences de la

vie intérieure se poursuivent, et cela, bien entendu, sous contrale

erlérieur/m@me marxiste". (17)

Les surréalistes et la révolution (1927-1933)

Dans Légitime défense , la volonté d'autonomie du surréalisme est

nette. La question de l'engagement politique ne cesse pourtant pas

d'agiter le groupe. Il est donc indispensable que les surréalistes,

qui ne veulent avoir "rien ~ voir avec la littérature", n'aient pas

l'air de craindre l'action. En 1927, Breton, Aragon, Eluard, Péret et

Unik adh~rent au Parti communiste français. Pour donner ~ leur adhésion

sa pleine valeur de manifestation, ils publient la brochure Au Grand jour.

En plus d'une br~ve introduction, cette brochure consiste en cinq

lettres adressées aux communistes et aux non-communistes qui mettaient

en doute la motivation de leur adhésion. Aux surréalistes non-communis­

tes, ils expliquent: "Nous avons adhéré au P.C. français estimant avant

tout que ne pas le faire pouvait impliquer de notre part une réserve qui

n'y était point, une arri~re-pensée profitable à ses seuls ennemis (qui

sont les pires d'entre les natres"). (18)

Ils réaffirment que l'adhésion des surréalistes au P.C. ne comporte

point d'abandon de l'activité surréaliste, mais se pose plutat comme la

- 29 -

"suite logique du développement de l'idée surréaliste et sa seule

sauvegarde idéologique". De l'autre c6té, aux "camarades communis­

tes", ils se plaignent que le Parti n'ait pas su intégrer les recher-

ches surréalistes à l'action révolutionnaire sociale, et ils réclament

"de meilleurs jours, ceux durant lesquels il faudra bien que la Révolu-

tion reconnaisse les siens". (19)

Pendant presque trois ans, le surréalisme va poursuivre sa course

sur deux chemins parall~les : celui de la Révolution, au plan de la

réalité sociale, et celui de la Révélation, au plan de la surréalité

individuelle. Mais comme nous l'avons vu, l'année 1930 et le congr~s de

Karkhov ont marqué le début d'une nouvelle période d'escalade politique.

La fin de cette période s'annonce en 1932 avec la publication de Mis~re

de la poésie par Breton. La brochure dénonce la poésie de circonstance

et la littérature de propagande, attaquant ainsi, en termes plus ou moins

voilés, la politique littéraire du P.C. Aragon se sent alors obligé de

se désolidariser de la brochure de Breton et, par la suite, il renie

publiquement le surréalisme.

Apr~s la rupture avec Aragon, les rapports entre le P.C.F. et le

groupe surréaliste deviennent plus tendus. Vers la fin de 1933, Breton,

Eluard et Crevel se voient exclus du Parti à la suite de la publication

de deux textes surréalistes. Le premier de ces textes, "La mobilisation

contre la guerre n'est pas la paix", critique le pacifisme du "Congr~s

d'Amsterdam-Pleyel" dont le P.C. avait été le promoteur par l'intermé­

diaire de Barbusse et de Romain Rolland. Les surréalistes y lancent le

cél~bre mot d'ordre de Lénine : "Si vous voulez la paix, préparez la

guerre civile". Le deuxi~me texte, de Ferdinand Alquié, fut publié dans

le seul numéro du S.A.S.D.L.R. paru en 1933. Alquié y critique l'exal­

tation, dans cer'tains films soviétiques, de "valeurs conformistes" ,

comme l'amour du travail. La défense de ces articles par les trois

chefs surréalistes leur vaut l'exclusion du P.C.

Entre 1934 et 1938, Breton publie de nombreux textes où il réaffirme

la solidarité des surréalistes avec la lutte prolétarienne. Pendant ces

m@mes années, le surréalisme connatt une période de grande activité ar­

tistique, culminée en 1938 par "l'Exposition internationale du Surréa­

lisme" à la Galerie des Beaux-Arts.

- 30 -

Peu apr~s cette exposition, Breton part pour le Mexique o~ il

rencontre Léon Trotsky, exilé. Cette rencontre est décisive pour

Breton, car il découvre que Trotsl~ soutient l'opinion que l'art,

pour ~tre vraiment révolutionnaire, doit se tenir indépendant de

tous les partis politiques. Encouragé par cette communauté de vues,

Breton entreprend la fondation d'une "Fédération internationale

d'Artistes révolutionnaires indépendants". Il écrit, avec le peintre

mexicain Diego Rivera, le manifeste Pour un art révolutionnaire

indépendant • Ainsi, le fondateur du surréalisme, à la fin d'une

période d'évolution de quatorze ans, proclame de nouveau la nécessité

de l'activité artistique indépendante.

Le Grand Jeu et la révolte

A la fin du manifeste "Pour un art révolutionnaire indépendant ,

Breton lance le mot d'ordre: "L'indépendance de l'art - - pour la

révolution; la révolution - - pour la libération définitive de l'art".

Au fond, le groupe du Grand Jeu adh~re toujours à cette dialectique de

la liberté politique et artistique - - au nom de la libération métaphy­

sique. Il reste donc assez difficile de définir une période de révolte

et une période de révolution dans les écrits et les manifestations du

Grand Jeu • On peut tout au plus constater que dans les trois numéros

de la revue, publiés entre 1928 et 1930, la révolution communiste figure

dans un seul article, tandis que la nécessité de la révolte individuelle

en est le leitmotiv de plusieurs. Il faut pourtant voir de quelle révolte

il s'agit.

Dans "l'Avant-propos" du premier numéro du Grand Jeu, rédigé par

Roger Gilbert-Lecomte, on lit : "Les changements de minist~re ou de

régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l'acte m~me de révolte

une puissance capable de bien des miracles". (20) Suivent trois articles

majeurs sur les différents aspects de la révolte de l'individu. Dans

"Nécessité de la révolte", Maurice Henry signale les obstacles contre

lesquels se heurte le révolté : Il y a d'abord les institutions sociales

- - la famille, la police, l'Eglise et l'armée. Une fois libéré de ces

- 31 -

cadres sociaux, le révolté se heurte aux parois de sa prison intérieure

- - ces parois qui se dressent au nom de la morale et de la raison, vieux

fant6mes de l'héritage occidental. Pour y échapper, pour se livrer à

"l'inspiration des gestes", il faut d'abord retrouver "la sauvagerie

primitive des b~tes". Apr~s la lutte, une fois libéré, on devient

"doux comme une chevelure blonde ••• l'Enfant-figé-dans-Ie-silence".(21)

Dans le deuxi?:!me article, "La force des renoncements", Gilbert-Lecomte

reprend le th~me du révolté devenu doux, résigné. La révolte n'est qu'un

premier pas dans la démarche du Grand Jeu , et elle ne sert qu'à briser

les entraves intérieures et extérieures. "Le révolté ne doit jamais

considérer son état présent comme une fin en soi ••• Car une révolte

qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-m~me. Il faut savoir

renoncer à cet appui comme à tous les autres". (22)

René Daumal prenn alors la parole pour affirmer que le but de la

révolte n'est point la liberté, le libre arbitre, mais plut6t, la libé­

ration. La libération qui résulte de la négation de l'autonomie indivi­

duelle. "Il faut donner le corps à la nature, les passions·et les désirs

à l'animal, les pensées et les sentiments à l'homme. Par ce don, tout ce

qui fait la forme de l'individu est rendu à l'unité de l'existence; et

l'~me, qui sans cesse dépasse toute forme, et n'est ~me qu'à ce prix,

est rendue à l'unité de l'essence divine, par le m~me acte simple

d'abnégation". (23)

Le Grand Jeu II est un numéro spécial consacré à Rimbaud, celui qui

a "colJlpris l'inéluctable nécessité de la révolte la plus absolue". Dans

l'essai "Arthur Rimbaud, ou Guerre à l'homme", Roger Vailland souligne

que celui qui se voulait "ange ou mage" se révoltait contre la condition

humaine toute enti?:!re, - et il y échoue. Or, l'essentiel de cette condi-

tion, c'est la volonté de l'individu. La ~évolte de Rimbaud,étant toujours

restée consciente et volontaire, ne fut qu'une autre forme de l'affirma­

tion de soi.

Si Rimbaud, l'homme, échoue dans sa recherche de l'Eternité, Rimbaud,

le po?:!te, y est victorieux. •• Gilbert-Lecomte le démontre dans son

essai "Apr?:!s Rimbaud, la mort des Arts". Lorsqu'il écrit, Rimbaud suspend

sa révolte personnelle pour participer à l'Harmonie universelle. Voyou

devenu voyan.t, le poMe ne fait que transmettre la Parole : "Cette langue

- 32 -

sera de l'âme pour l'âme". Dans le troisi~me essai consacré ~ Rimbaud,

Rolland de Renéville se penche, lui aussi, sur l'aspect médiumnique de

l'oeuvre rimbaldienne. La Volonté n'y est plus. Renéville cite, en

exemple, un passage de la lettre du Voyant: "Si le cuivre s'éveille

clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident: j'assiste

~ l'éclosion de ma pensée •• • ".

En résumé, il ne faut pas se laisser tromper par l'importance

accordée à la révolte dans les deux premiers numéros du Grand Jeu.

Si la révolution s'y trouve subordonnée à la révolte, la révolte, à

son tour, s'y trouve subordonnée à la résignation. Car le but est

ailleurs, au-delà des révoltes et des révolutions, dans ce que Gilbert­

Lecomte appelle la "résorption dans l'univers". Dans le troisi~me

numéro de la revue, consacré à "l'universalité des Mythes", les auteurs

se livrent à la tâche/de déchiffrer cet univers.

Le Grand Jeu et la révolution

Dans son deuxi~me numéro, le Grand Jeu publie un seul article où

il ne soit pas question de Rimbaud. Il s'agit de "Politique" de

Ribemont-Dessaignes. Cet article qui traite directement de la révolution

communiste (ce sera, du reste, le seul article du Grand Jeu à en traiter)

détonne dans un numéro spécial consacré à Rimbaud. Quoique l'auteur,

ami du Grand Jeu depuis l'incident du bar du Château, ne fasse pas

vraiment partie du groupe et que ses idées ne représentent pas forcément

celles de la revue, le Grand Jeu pùblie quand m@me, en mai 1929, un

article qui formule de fortes réserves à l'endroit de la révolution

communiste.

L'article de Ribemont-Dessaignes se présente comme une analyse réfléchie

de l'adhésion des surréalistes au P.C. L'auteur est d'avis que le surréa­

lisme, ayant vu son terme dans "l'apothéose de l'individu ••• c'est-à­

dire l'esprit poussé à son extr@me limite", ne trouvait pour sortir de

lui-m~me que "l'entrée dans le collectif".

Se réfugier dans le social - - et en la circonstance il s'agissait de se servir de la seule révolution possible, la communiste - -ne pouvait donner de résultat que si l'on gardait le silence ••• Trouver une possibilité d'évasion dans le silence de l'individu au sein du collectif ne pouvait résulter que d'un malentendu ou d'une

- 33 _.

dupl~cité de passage, et aboutir à une impasse. Mais la révolte demeure la seule possibilité d'évasion et de libération ••• Le rejet hors de soi de tout ce qui y a été accepté, la possibilité de n'être jamais plus qu'un masque sous lequel on n'est pas nu, mais vide, d'un vide dont le vide physique ne donne même pas la moindre idée, et de changer de masque comme de chemise •• ~ et l'on sait si ces chemises là se salissent v~te, cela fait perdre à toute question sociale et politique un peu de son acuité ardente • • • (24)

Dans ses écrits qui datent de la même époque du Grand Jeu, (25)

René Daumal formule les principes de sa solidarité avec la révolution

marxiste. On peut bien se demander pourquoi ces écrits n'ont jamais figuré

dans les pages de la revue. S'agissait-il d'une volonté de se distinguer

des surréalistes qui dépensaient tant de pages à justifier la coexistence

du surréalisme et du communisme?

En tout cas, il reste vrai que René Daumal ne manquait pas de recon­

naître la nécessité d'une liaison étroite entre la révolte de l'individu

et la révolution du prolétariat. Dans l'essai intitulé "Les provocations

à l'asc~se", il développe les termes de cette liaison

Nous pouvons observer le passage de l'esprit de révolte ~ l'esprit révolutionnaire; la révolte, dans son état primitif de nihilisme, rec~le, nous l'avons vu, des contradictions qui l'empêchent d'être viable: l'individu qui, en tant qu'invidu, va nécessairement vers sa propre destruction. Pour sortir de cette contradiction, il doit comprendre que ce qu'il veut nier et combattre, ce sont toutes les tendances de sa mort, toutes les forces d'i­nertie de l'esprit; et qu'il doit les combattre au nom de quelque chose qui dépasse son propre individu, s'il ne veut pas se combattre soi-~eme. Ce supra-individuel, il le trouvera d'abord dans sa conscience de l'humanité en tant qu'elle se réveille. ~ comme ce réveil, avons­nous dit, correspond au soul~vement de la partie oppri­mée de la société, le révolté devra résigner sa révolte individuelle entre les mains de la classe révolution­naire de son époque • • • Je veux montrer par l~ que la Métaphysique, anticipation d'un progr~s possible, serait vaine et stérile si des actes concrets ne venaient lui donner sens de vie". (26)

- 34 -

C'est donc au nom de la philosophie, c'est-à-dire au nom de la

Pensée dialectique, que René Daumal propose que chaque homme qui se

veut penseur révolutionnaire doit également participer à la révolu­

tion politique de son époque. Le th~me de la corrélation nécessaire

entre l'idéalisme absolu (l'idée crée l'@tre) et le matérialisme

dialectique (la mati~re n'est autre chose que le devenir, le passage

du non-@tre) réapparaît souvent dans les essais de Daumal. Dans sa

"Lettre ouverte à André Breton", Daumal reproche aux surréalistes de

ne pas maintenir assez vigoureusement "la corrélation, scandaleuse

pour certains, de l'idéalisme hégélien et du matérialisme dialec­

tique, contre toutes les autres formes d'idéalisme et de matéria­

lisme", (27) Daumal craint que les surréalistes, par crise de

conscience, ne retombent dans "un prétendu matérialisme révolu­

tionnaire" qui ressemble d-e trop pr~s au vieux matérialisme primaire,

dualiste. Le groupe du Grand Jeu , par contre, veut adhérer au

matérialisme historique d'Engels selon lequel l'engagement dans

la révolution sociale n'est qu'une des multiples formes concr~tes

que peut prendre l'Idée de Révolution.

Tout en participant à l'action politique (manifestations contre

la répression polici~re, contre la conscription, etc.), le groupe du

Grand Jeu ne lui donne pas la priorité pendant la période de 1928 à

1930. La situation historique permettait encore cette attitude.

A partir de la crise de 1929, les exigences sociales deviennent

plus urgentes, et les intellectuels d'avant-garde se reconnaissent des

obligations plus pressantes au niveau de l'engagement politique. Les

activités de l'Association des écrivains artistes révolutionnaires

(l'A.E.A.R.) s'accél~rent. Et, comme nous l'avons vu, à l'instigation

de Sadoul et d'Aragon, le groupe surréaliste endosse un communisme

plus militant.

Vers la fin de 1930, Daumal, devenu plus ou moins volontairement

chef du groupe, commence ~ accorder plus d'importance aux manifestations

concr~tes de la pensée révolutionnaire du Grand Jeu • Dans une lettre

datée de septembre 1930, Daumal essaie de convaincre Renéville de la

nécessité de prendre publiquement des attitudes plus "engagées".

- 35 -

Je pense comme toi pour notre activité littéraire à venir. Mais je tiens à y ajouter un complément: il est nécessaire de manifester toutes les consé­quences subversives de notre pensée dans le social. Ici, nous pourrions employer une plus large colla­boration : il s'agirait de faire ce que le parti communiste fait si mal: démontrer, par l'nalyse; des faits d'actualité, les contradictions intimes de la société capitaliste. Par exemple, prouver par des calculs précis que le fait d'acheter une action de x ••• frs de la "Royal Dutch" équivaut à tirer une balle dans la t~te d'un Arabe de Pales­tine • • • (28)

L'incapacité de Renéville de partager cette opinion, plus ses

"défaillances révolutionnaires" dans l'affaire Aragon, aboutissent,

nous l'avons vu, à son exclusion du groupe et, par la suite, à la

dissolution définitive du Grand Jeu •

Les membres secondaires du groupe (Pierre Audard, André Delons,

Maurice Henry et Arthur Harfaux) poursuivent leurs activités au sein

du Parti. Roger Gilbert-Lecomte, qui semble avoir approuvé les grandes

lignes de la position politique de Daumal, n'a jamais accordé de place

dans ses écrits à la polémique politique. Sa vraie préoccupation est

toujours restée l'évolution de son aventure métaphysique et de son

expression poétique. C'est vers 1932 que la "déesse noire" commence

à dominer la vie de Lecomte, et les manifestations de sa pensée, poli­

tique ou autre, deviennent de plus en plus irréguli~res. Pour sa part,

Daumal ne cesse d'accorder de l'importance aux questions politiques,

m~me si sa pensée doit s'intérioriser progressivement. La majeure

partie de son oeuvre postérieure aux années du Grand Jeu est consacrée

à cette "méthode non verbale de connaissance active de soi" que lui

enseign~ son nouveau "martre", Alexandre de Salzmann.

Au-delà de toute politigue

C'est en fait Rolland de Renéville qui exprime le plus succintement,

en 1932, l'attitude qu'adopteront plus tard André Breton et René Daumal

dans leur évolution politique:

Je me place du point de vue de la poes1e pour considérer le communisme, et vous, vous vous placez du point de vue du communisme pour con­sidérer la poésie. Il résulte de ce changement de position qui s'est effectué depuis deux ans

.- 36

environ, en ce qui vous concerne (alors qu'au contraire je conservais la position initiale du Grand Jeu) , un décalage entre nous • • • Pour moi, la révolution sociale est un petit accident ~ encourager,dont je n'attends d'autre part presque rien en tant que révélation. Le communisme est fils du capitalisme. Il en est la sanction. Confondre son devenir avec celui de la poésie me paratt une confusion du même ordre que l'erreur qui consiste à confondre la perte de la personnalité dans l'expérience mystique et celle de l'individu soumis à une vie en commun. (29)

L'évolution de la pensée de Daumal vers l'attitude de Renéville

se fait graduellement, et le lecteur ne peut suivre sa courbe que dans

la correspondance personnelle de l'auteur. A partir du moment où il ne

fut plus le porte-parole du Grand Jeu, Daumal semble s'être senti dis­

pensé du devoir de prendre une position publique sur les questions so­

ciales. Dans une lettre à l'auteur de La prudence de Monsieur Bergson,

datée du 23 juin 1935, Daumal se sent enfin libre d'avouer: "Je ne suis

pas marxiste (Si ce n'est comme étiquette, fanion de combat; c'est-~-dire

que la révolution économique ne suffit pas pour créer un 'homme nouveau'

comme le dit, par exemple, Aragon); mais c'est une condition nécessaire

et, m~me sans le rechercher, je m'aperçois que chaque fois que je parle

de réalités sociales, je pense marxiste ••• Il Y a un mal profond de

la civilisation occidentale que la révolution prolétarienne ne suffira

pas à guérir (mais qui ne le sera jamais sans elle)". (30)

Dans cette même lettre, Daumal décrit son "rOle d'intellectuel vis­

à-vis la révolution" comme étant celui de "critique de la culture".

Cette conception du rOle de l'artiste dans la révolution ne diff~re

pas beaucoup de celle qui est exprimée par Breton dans le manifeste de

la F.I.A.R.I. : Nous estimons que la tâche surpême de l'art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l'artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s'il est pénétré subjecti­vement de son contenu social et individuel, que s'il en fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s'il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur. (31)

-- 37 -

Bien qu'il n'y ait pas d'indication que Daumal ait participé aux

activités du groupe français de la F.I.A.R.I., ses préoccupations

s'av~rent parentes. En 1940, dans une lettre à Max-Pol Fouchet, direc­

teur de la revue Fontaine , Daumal parle de la possibilité de formuler

un "Décalogue de l'Ecrivain". Il s'agirait "d'unir les écrivains (et

autres artistes) non pas sous des croyances, opinions, théories com­

munes, mais sous quelques principes et r~gles élémentaires d'honn~teté

intellectuelle, de sincérité intérieure, de générosité et d'humilité"

et de les faire travailler, selon ces principes, à "remettre à leurs

places royales les grandes valeurs: Bien, Beau, Vrai". (32) Ces

"grandes valeurs" avaient été l'objet de toutes les recherches du

Grand Jeu. Voilà le cycle révolu. A la fin de son évolution politique,

Daumal se place encore une fois et désormais, du point de vue de la

Poésie, au sens le plus large du mot.

- 38 -

LE GRAND JE(] El' LE SURREALISME

C. Analyse des divergences philosophiques:ego ou cosmos?

Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une évidence. absolue, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre pré­occupation. Le Grand Jeu groupe des hommes qui n'ont qu'un !2i à dire, toujours le m@me, inlas­sablement, en mille langages divers; lem@me Mot qui fut proféré par les Rishis védiques, les Babbis cabalistes, les proph~tes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps, et les Po~tes, les vrais. Le Grand Jeu veut mener une lutte sans répit, sans pitié, sur tous les plans, contre ceux qui trahissent cette révélation au profit de l'égo!ste intér@t humain, individuel ou social : pr@tres, savants, artistes. (33)

Ces trois phrases du projet de présentation du Grand Jeu rév~lent

l'essentiel des divergences philosophiques entre le groupe du ~

~ et le groupe surréaliste. Le groupe du Grand Jeu se réclame de la

grande tradition ésotérique, et il souligne la nature métaphysique ,

voire mystique, de ses préoccupations. Il ne travaille pas ~ créer une

société dans laquelle l'individu puisse s'épanouir. La Révolution sociale

n'était importante que dans la mesure o~ elle pouvait libérer l'homme et

lui permettre ainsi la recherche de la Révélation. Nous savons que les

Simplistes avaient pensé appeler leur revue ~Voie. Ils voulaient y

élaborer les rudiments d 'une véritable "Métaphysique expérimentale".

Leurs écrits devaient servir à orienter l'existence vers la proverbiale

Porte étroite qui donne sur l'Absolu.

Par contre, les surréalistes n'ont jamais donné un sens aussi précis,

aussi absolu, à leur révolte et à leurs recherches. M@me si les deux

groupes ont parfois préconisé les m@mes méthodes, et souvent rencontré

les m@mes obstacles, ils ne poursuivaient pas le m@me but. Daumal écrit,

dans l'essai "Le Surréalisme et le Grand Jeu", "l'absence de cet unique

critérium, la conscience, jette dans les recherches surréalistes une

certaine confusion". (34) Tandis que Daumal parle de conscience, au

... 39 --

sens ontologique, Breton parle de l'inconscient, au sens psychologique.

Pour envisager l'~tre, faut-il se placer du point de vue de l'égo ou du

cosmos? La question se posait, et les deux groupes ont formulé des

réponses assez différentes.

"Imbécillité de l'individualisme" - - telle fut la devise de Gilbert­

Lecomte dans "La force des renoncements", paru dans le premier numéro du

Grand Jeu. Et plus tard, dans le troisi~me numéro, il écrit: "Au sauvage

dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s'oppose

l'individu proclamant 'Je suis Moi' et se repliant sur lui-m~me pour que,

réellement incarné dans

niant comme tel, puisse

sa personnalité, connaissant ses

nattre l'Homme-~-trois-yeux qui,

dividu, sera, en vérité, la conscience cosmique". (35)

limites et se

dépassant l'in-

Il s'agissait donc de dépasser l'individu pour achever ce que Lecomte

appelle la "résorption dans l'univers". Cette "résorption" ne paraît pos­

sible que si l'on poss~de une vue profondément moniste de la vie. C'est

René Daumal qui définit, dans ses écrits, les termes du monisme du Grand

~.

Dans "le Non-dualisme de Spinoza", Daumal commence par substituer le

terme "non-dualisme" au terme "m6misme", "mot qui sugg~re trop une pensée

endormie dans un syst~me". Le non-dualisme, il le comprend ~ la mani~re

des penseurs védiques de l'Inde, au sens de "négation de la négation".

Daumal opine en premier lieu que l'homme prend conscience de soi en pre­

nant conscience d'abord de ce qu'il n'est pas. En niant les différentes

formes d'~tre auxquelles il ne peut s'identifier, l'homme cherche ~ cerner

son ~tre. Ce procédé de négation suppose l'existence d'un monde extérieur

opposé au monde intérieur. C'est ~ cette opposition que s'attaque le non­

individualisme de Spinoza, comme l'entend René Daumal.

En développant son analyse, Daumal souligne que dans la pensée occi­

dentale, l'opposition du monde intérieur et du monde extérieur a le plus

souvent un corollaire: l'opposition de l'~me et du corps. Selon la pensée

non-dualiste, cette distinction est fausse, l'âme étant "l'idée du corps",

et le corps étant "l'image de l'~me". La notion d'exclusion est ainsi

remplacée par la notion de participation.

Dans "l'Intuition métaphysique dans l'Histoirell , Daumal démontre que

dans la pensée non-dualiste, l'identité de la mati~re et de l'esprit a,

40 -

elle aussi, son corollaire: l'identité des "choses" (les formes différen­

ciées d'~tre) et du "soi" (l'être). Pour illustrer ce principe, Daumal

cite la proposition centrale de l'Advaita :

Toutes les choses sont dans le soi, mais le soi n'est en aucune chose. Cette formule si simple, on le voit, condamne le panthéisme, qui sert ordinairement en Occident de véhicule vulgaire à la prétendue 'pensée hindoue' ; en y ajoutant le principe que le 'soi' (atmâ) n'a de valeur que s'il est pris universellement pour tout hom­me pensant, et non pour telle conscience indivi­duelle, on condamne du m~me coup l'idéalisme sub­jectif , autre forme occidentale de la 'vraie pensée hindoue'. (36)

Selon la formule de l'Avaita , l'homme qui veut atteindre l'Unité de

l'Etre doit travailler à détruire sa subjectivité. Pour faciliter cette

tâche, le groupe du Grand Jeu travaillait à construire un "appareil

technique" basé sur "l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation,

de transposition de conscience, de voyance", et profondément inspiré des (37) Yogis hindous.

Seules les expressions "dépersonnalisation" et "transposition de

conscience" indiquent à quel point celui qui veut connartre l'Un doit

renoncer à son individualité. La notion du "non-vouloir" réapparart

souvent dans les pages du Grand Jeu • On est tr~s loin de la "victoire

du désir" des· surréalistes.

Dans le chapitre intitulé "Dali et la parano!a-critique", Maurice

Nadeau cite un passage de La femme invisible de Dali : "La parano!a se

sert du monde extérieur pour faire valoir l'idée obsédante avec la trou­

blante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les

autres. La réalité du monde extérieur sert d'illustration et de preuve,

et est mise au service de la réalité de notre esprit". (38) Vouloir

attribuer au monde extérieur les formes des idées obsédantes, n'est-ce

pas croire à "l'idéalisme subjectif" que condamne Daumal?

Breton lui-m~me voit dans la manipulation parano!aque de la réalité

"une nouvelle affirmation, avec preu~es formelles à l'appui, de la toute­

puissance du désir qui reste depuis :( 'origine le seul acte '.de::f6i du

surréalisme". (39)

- 41 -

On voit déjà, dans leurs différentes façons de se situer vis-à-vis

le "monde extérieur", les principales divergences philosophiques entre

le groupe du Grand Jeu et le groupe surréaliste. De leur c6té, les sur­

réalistes proclament "la toute puissance du désir", et ils pratiquent la

subjectivité anarchique. De son c6té, le groupe du Grand Jeu proclame la

"force des renoncements" et recherche, systématiquement, l'Universalité.

"Le Grand Jeu exige une Révolution de la Réalité vers sa source • • •

Pas de libre arbitre, pas de caprice, de fantaisie, pas de jolies choses.

Le Grand .Teu est primitif, sauvage, antique, réaliste". (40)

Breton a toujours refusé de donner aux recherches surréalistes une

orientation aussi étroitement méta.physique. Tandis que la bonne moitié

des écrits du groupe du Grand Jeu traitent de questions philosophiques,

la plupart des écrits surréalistes se classent parmi les oeuvres "poé­

tiques" ou les analyses sociologiques et esthétiques. Breton seul entre­

prend, à l'occasion, de clarifier la position philosophique du surréa­

lisme.

Si dans le Second manifeste du surréalisme Breton prend dix pages

pour réaffirmer l'adhésion du surréalisme au principe du matérialisme

historique, c'est plut6t pour démontrer la compatibilité des activités

surréalistes avec les activités communistes. A l'exemple d'Engels, il

dénonce l'ancien matérialisme (et, bien sUr, sa contrepartie, l'idéa­

lisme) pour professer le matérialisme dialectique et non-dualiste. Il

se préoccupe beaucoup des implications de la pensée dialectique dans

le social, mais, jusqu'en 1930, il n'avait pas encore écrit une page

sur les conséquences métaphysiques de la pensée moniste.

Au début du Second manifeste , il y a allusion à la nécessité de

la réconciliation des contraires : "Tout porte à croire qu'il existe

un certain point de l'esprit d'o~ la vie et la mort, le réel et l'ima­

ginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le

haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en

vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que

l'espoir de dét erminat ion de ce point". (41) Ce point sembl e être

le "mobile" de l'activité surréaliste mais, comme nous l'avons cons­

taté, la description de ce point et des voies d'acc~s n'occupe pas de

place dans les écrits.

- 42 .;.

Le groupe du Grand Jeu , par contre, ose m~me nommer ce point

supr~me de l'esprit: il l'appelle ~ • Dans "L'intuition métaphy­

sique dans l'Histoire", Daumal écrit:

L'être suprême et le bien suprême doivent donc être pensés comme étant identiques à la limite de la marche progressive de la conscience. L'~tre par excellence et la valeur absolue, c'est ce\:que les religions nomment Dieu. Une théologie sera donc le signe d'une pensée réelle lorsqu'elle représentera Dieu comme la limite d'une progression de la conscience dont nous avons l'expérience immé­diate, et qui s'effectue par le rejet successif d'individualités de plus en plus large; Dieu sera donc posé comme la négation absolue de toute dé­termination individuelle. (42)

Dans ce paragraphe de Daumal, nous trouvons résumé l'essentiel de

ce qui distingue la pensée du Grand Jeu de celle du surréalisme. Au

nom de la progression de la conscience vers "l'@tre supr@me", le ~

~ réclame la négation absolue de l'individualité. Il préconise en fait

une Réévaluation de l'esprit religieux. Le groupe surréaliste, par contre,

est animé par un anti-cléricalisme véhément, tr~s répandu dans l'avant­

garde de l'époque, et il ne parvient pas à réexaminer le fait religieux,

hors du contexte de l'Eglise. Breton se donne même beaucoup de peine à

défendre le surréalisme contre les accusations de "mysticisme" et

"d'ésotérisme".

Maurice Nadeau résume ainsi l'attitude anti-mystique des surréalistes:

Le Grand Jeu n'est pas prisé par les surréalistes. Il semblait que ces jeunes se soient tenus en deçà de la position à laquelle les surréalistes étaient parvenus. On y parlait un peu trop de "mysticisme", on appelait un peu trop à soi les grands mystiques, les grands initiés • • • Apr~s un instant d'espoir fraternel en ces jeunes, les surréalistes s'en dé­tournent. ~a question est ailleurs. Et si Breton revient, dans le Second Manifeste, à l'occultisme, aux initiés, il y a loin de sa démarche à celle de ces "Chercheurs de Dieu". (43)

Rolland de Renéville, pour sa part, ne croit pas que la démarche de

Breton soit si loin de celle du Grand Jeu ; il croit au contraire qu'elle

en est directement inspirée. Dans une lettre à Jean Paulhan, Renéville

s'indigne" ••• les surréalistes ont tout fait pour nous dissocier,

et de mani~re à prendre pour leur propre compte nos acquisitions idéo­

logiques (cf. le début du Deuxi~me Manifeste de Breton) ••• " (44)

- 43 -

Quoi qu'il en soit, au point de vue originalité "des acquisitions

idéologiques", il reste vrai que Breton n'a jamais cherché, m@me dans

le deuxi~me manifeste, à donner uns signification strictement métaphy­

sique à l'existence humaine. Peut-@tre est-il simplement plus sensible

au niveau de conscience de son époque. Faut-il conclure qu'il préf~re

parler de la nécessité de la révolution spirituelle dans un langage

compréhensible à ses contemporains? Dans ce cas, le groupe du Grand Jeu

aurait protesté qu'un langage limité ne saurait traduire que des idées

limitées, et que les progr~s spirituels proposés resteraient relatifs

au moment dialectique dans lequel elles s'expriment.

Dans ce sens, le surréalisme est, lui aussi, fils du capitalisme.

Face au syst~me industriel qui menaçait l'homme de plus en plus d'uni­

formité, d'anonymité m@me, les surréalistes proposaient de cultiver la

subjectivité, l'excentricité la plus poussée. Et face au syst~me social

qui glorifiait avant tout l'esprit logique et pragmatique, les surréa­

listes ont proclamé la toute-puissance de l'irrationnel. Le Grand Jeu,

sans s'arr@ter trop sur les particularités de la situation historique,

incite l'homme à réclamer immédiatement ses droits à l'éternel.

- 44 -

NOTES CHAPITRE III

(l)~ R. Daumal, Lettres ~ ses amis (Paris: Gallimard, 1958) p. 139 \ J

(2) R. Daumal, "Lettre ouverte ~ André Breton" , Le Grand Jeu, no 3,

in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 194.

(3) R. Daumal, Lettres ••••••• , p. 74.

(4) cf. fil. Random, "Entretiens avec Monny de Boully, NNRF no 203,

novembre 1969, pp. 702-717.

(5) cf. M. Nadeau, Histoire du Surréalisme (Paris: Ed. du Seuil,

1964) pp. 287-296.

(6) Le Grand Jeu , no 3, in Herrie , p. 168.

(7) M. Random, Le Grand Jeu - Essai (Paris : Denoel, 1970) p. 47

(8) R. Daumal, Lettres ••• pp. 178-179.

(9) Lettre inédite publiée in M. Random, Le grand Jeu, p. 49.

(10) R. Daumal, Lettres ••• , pp._118-19.

(11) A. Breton, Manifestes du Surréalisme (Paris: NRF Idées, 1963) p. 133.

(12) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in Herne, pp. 191-194.

(13) Lettre inédite citée in M. Random, Le Grand Jeu , p. 15.

(14) M. Nadeau, op. cit. , pp. 69-70.

(15) ~. , p. 72

(16) ~., p. 98

(11) ~. , p. 231.

(18) A. Breton, "Au grand jour" in M. Nadeau, op. cit. p. 263.

(19) ~. , p. 273.

(20) R. Gilbert-Lecomte, "Avant-propos au 1er no du Grand Jeu" in Herne, p. 39

(21) M. Henry, ''!La nécessité de la révolte" in ~ , p. 43

(22) R. Gilbert-Lecomte, "La force des renoncements" in ~ , p. 46.

(23) R. Daumal, "Liberté sans espoir" in ~ , p. 50.

(24) G. Ribemont-Dessaignes, "Politique" in ~ , pp. 125-126.

(25) cf. R. Daumal, Tu t'es toujours trompé, (Paris: Mercure de France,

1970). Edition de textes jusqu'ici inédits, établie et présentée par

le fr~re de l'auteur, Jack Daumal.

(26) ~. , pp. 66-61.

(21) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in~, p. 194.

(28) R. Daumal, Lettres ••• , p. 210.

(29) Lettre inédite citée dans R. Daumal, Tu t'es toujours ••• , pp. 199-200.

(30) Ibid. , pp. 203-205.

(31) M. Nadeau, Qp. cit. , p. 415

- 45 -

(32) R. Daumal, "Tu t'es toujours ... , p. 201

(33) Le Grand Jeu no 1 in ~, p. 17.

(34) R. Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, (Paris:Ga11imard,1953) p.50.

(35) R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révé1ation, •• la seule" in Herne, p. 146.

(36) R. Daumal, Tu t'es toujours ••• , p. 122.

(37) R. Daumal, "Lettre ouverte ••• " in ~ , p. 193.

(38) M. Nadeau, op. cit. , p. 151.

i: (39) ~. , P. 151. (40) R. Daumal, "Projet de présentation" in Herne, pp. 11-18.

(41) A. Breton, Manifeste ••• ,pp. 76-77.

(42) R. Daumal, Tù t'es ••• , pp. 93-94.

(43) M. Nadeau, op. cit. , p. 112.

(44) Lettre inédite citée in M.Random Le Grand Jeu, p. 148.

- 46 -

PARTIE II

LE LIEU ET LA FORMULE

Chapitre IV le MYsticisme oriental

Chapitre V les drogues

Chapitre VI l'occulte

Chapitre VII: l'alchimie du Verbe

Nous avons, pour répondre ~ votre science amusante, l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) de Yogis hindous; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait oni~ique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la men­talité dite primitive ••• et ce n'est pas fini.

René Daumal "Lettre ouverte ~ André Breton" Grand Jeu III

Il s'agit simplement, ici, sur l'exemple de Rimbaud, de fixer un point essentiel de notre pensée. A savoir: Qu'un homme peut, selon une cer­taine méthode dite mystique, atteindre ~ la perception immédiate d'un autre univers, incommensurable ~ ses sens et irréductible ~ son enten­dement.

"Introduct ion" Grand Jeu III

- 41 -

CHAPITRE IV

LE GRAND JEU ET LE MYSTICISME ORIENTAL

La trame essentielle de ma pensée, de notre pensée, de la pensée, est inscrite - - je le sais depuis des ans - - dans les livres sacrés de l'Inde. Chacune de mes découvertes, je la retrouve toujours, peu apr~s l'avoir faite, dans tel verset d'un Upanishad ou de la Bhagavad-Gita , que je n'avais pas encore remarqué. Cela m'induit nécessairement à faire confiance à ces paroles, à la Parole unique d'o~ elles proc~dent et1la tradition mystique qui découle d'elles. (1) ';

René Daumal

Depuis le temps sans mémoire de l'aube totémique, tous les esprits n'ont pas suivi la même voie d'erreur sinistre. Tandis qu'à l'Oocident du monde, les hommes reniaient leur âme primitive et développaient uniquement les produits de leurs facultés rationnelles, à l'Orient, des races enti~res, sans négliger cette voie nouvelle, n'ont pourtant pas oublié l'autre possibilité et, parall~lement, ont développé leurs facultés mystiques. Longtemps, l'Asie fut le refuge de cette seule vie réelle de l'esprit. (2)

Roger G·ilbert-Leoomte

48 -

LE GRAND JEU ET LE MYSTICISME ORIENTAL

A. La philosophie non-dualiste

Lorsque René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte conçoivent l'idée

d'une revue simpliste ~ Reims, ils ont l'intention de rédiger un guide

qui établisse l'itinéraire, "la voie", de l'l!me humaine s'acheminant

vers l'Etre absolu. Ils veulent formuler, dans leur revue, les prin­

cipes d'une "Métaphysique expérimentale" prouvée praticable et acces- .

sible ~ chacun. Ce fut ~ titre de "Science objective de l'Etre" que

le yoga et le mysticisme oriental sont devenus le sujet de lAurs études

approfondies. Durant l'année de philosophie au lycée de Reims, ils par­

courent tous les livres sacrés de l'Inde disponibles en traduction

française. Les deux lycéens y trouvent la confirmation de notions

simplistes telles que l·tUnité de l'Etre, l'Illusion de la réalité, et

la Toute-Puissance de l'Extase. Chacun d'eux devait faire, selon des

exigences intérieures, l'application de ces principes dans l'évolution

ultérieure de sa pensée.

Roger Gilbert-Lecomte r@ve alors de faire ~ grand livre pour

lequel il avait choisi le titre Retour ~ Tout. Dans les "Projets de

préface" et les "Notes" reproduits dans le Testament , il souligne

que cette oeuvre doit se distinguer par son "aspect élémentaire, sché­

matique, systématique (Bible, Encyclopédie, Code, Tableau historique,

etc.). (3) Les livres sacrés de l'Inde doivent y figurer parmi les

Evangiles de toutes traditions, dont il veut présenter enfin l'antho­

logie définitive. (Comme nous le verrons plus loin, il y avait po~ Rolland de Renéville, plusieurs Traditions dans lesquelles il pouvait

puiser, et la philosophie hindoue, pour lui aussi, n'en était qu'une

parmi tant d'autres).

Pour René Daumal, par contre, les écrits du mysticisme oriental

allaient devenir la principale, sinon l'unique, source de la Révéla­

tion. L'Enseignement de Gurdjieff venait confirmer son orientation,

lui fournissant les moyens en tant que "méthode d'ascétisme", d'attein­

dre le But entrevu depuis longtemps. Cette orientation de la pensée de

Daumal se manifeste, en fait, tr~s t6t. Pendant sa premi~re année au

- 49 -

lycée Henri IV, insatisfait des traductions disponibles, Daumal s'est

appliqué ~ l'étude du sanscrit. Dans l'article "René Daumal et l'Inde",

Jacques Masui écrit:

Comment et où Daumal avait appris le sanscrit, je ne sais. La connaissance qu'il en avait tenait du prodige. Il était mieux qu'un philologue, car le sanscrit, pour lui, n'était pas une langue morte, elle était la langue sacrée et elle résonnait dans tout son @trë ••• Et que dire de l'extraordinaire grammaire sanscrite qu'il avait composée pour lui­même, et enti~rement en devânagari? Elle fait au-j ourd 'hui l' ét onnement et l' admirat i on de tous les spécialistes ••• Daumal accordait, en général, une grande importance au langage. Il avait trouvé dans le sanscrit non seulement la langue qui lui permette d'accéder directement aux textes dont il avait le plus besoin, mais également la langue qui, par excellence, exprime de la mani~re la plus con­cr~te, les réalités spirituelles. (4)

Ces "réalités spirituelles" de l'Inde devaient occuper une grande

place dans la pensée et l'oeuvre de Daumal. Dans "l'Intuition méta­

physique dans l'Histoire", il écrit déj~: "Les antiques spéculations

hindoues, telles que nous les trouvons exprimées dans les Védas, les

Upanishads, la Bhagavad Gita, etc. , présentent ces signes de pensée

~ l'état le plus pur". (5) Dans le même essai, nous trouvons le

premier exposé du non-dualisme hindou tel que Daumal l'entend, et tel

qu'il tente de le vivre. (L'essai, écrit en 1926, ne fut publié qu'en

1970, par les soins du fr~re de l'auteur).

"Encore sur les livres de René Guénon" est le premier essai que

Daumal publie sur le sujet de la philosophie hindoue. Publié dans le

Grand Jeu II , cet essai fait, en quelque sorte, écho ~ "La crise du

monde moderne" (par René Guénon) de Roger Gilbert-Lecomte dans le

Grand Jeu l • Il faut souligner ici l'influence de l'oeuvre de Guénon

sur la pensée du Grand Jeu • Guénon fut le premier érudit français ~

faire, ~ l'usage de l'occidental, l'interprétation de la pensée orien­

tale. Daumal lira attentivement son premier livre, Introduction géné­

rale ~ l'Etude des doctrines hindoues publié en 1921. Dans ce livre

comme dans ceux qui suivront, Daumal est frappé par l'intégrité de la

pensée de Guénon qui "ne trahit jamais la pensée hindoue au profit des

besoins particuliers de la philosophie occidentale.'S'il parle du Véda,

- 50 -

il pense le Véda, il est le Véda". Vieux principe hindou: l'identité

du conna!tre et de l'@tre.

Mais Daumal et Lecomte reproch~rent ~ Guénon son incapacité de

reconna!tre l'importance des penseurs européens, tels que Spinoza et

Hegel, qui apportent des recherches expérimentales ~ la métaphysique.

Vouloir concilier la métaphysique et l'empirisme représente pour

Guénon une trahison du principe de la Transcendance.

Pour sa part, Daumal consacre plusieurs essais aux applications

concr~tes (Dans le sens de "vécues") des doctrines et des disciplines

orientales. Entre autres, il faut signaler les trois chroniques-cri­

tiques : "La Vie de Marpa, le Traducteur" , "Le livre des Morts thi­

bétains",et "Le Yoga thibétain et ses doctrines secr~tes" • Ce dernier

essai fut écrit en 1938 ~ l'occasion de la traduction du livre du m@me

titre par Marguerite de la Fuente. Daumal y parle de la discipline

thibétaine comme d'un "syst~me de connaissances théoriques et prati­

ques • • • qui donne en m@me temps la méthode et les moyens pratiques

de changer l'homme en quelque chose de plus réel". (7) C'est ~ ce

titre que ce mysticisme oriental fut un élément essentiel de la "méta­

physique expérimentale" du Grand Jeu •

B. L'Art hindou

En fait, neuf des trente-neuf essais reproduits dans Chaque fois

que l'aube para!t traitent de la pensée orientale. L'un des plus impor­

tants, "Pour approcher l'art poétique hindou", fut écrit en 1941 pour

un numéro spécial des Cahiers du Sud intitulé "Message actuel de l'Inde".

Cet article marque le début de son importante collaboration et de son

amitié avec Jacques Masui. C'est pour Masui que Daumal entreprend la

traduction de certaines sections du ~ et de la Bhagavad Gita (pas

encore publiée). Et c'est avec Masui qu'il écrit le "Tableau du

développement de la tradition hindoue", oeuvre posthume publiée en

1949 dans "Approches de l'Inde", un autre numéro spécial des Cahiers

du Sud.

"Pour approcher l'art poétique hindou" est un essai important,

parce que Daumal y rév~le dans quelle mesure la pensée hindoue déter­

mine sa conception de la poésie. (8) Cet essai est én_fait une

- 51 -

élaboration des notes de présentation q~i accompagnent sa traduction

du Traité de Bharata, publiée dans le quatri~me numéro de !i'fesures en

1935. Le Nâtya-Câstra de Bharata est le plus ancien traité d'art

dramatique hindou. Ce traité résume les principes de l'école esthé­

tique dite "de la Saveur". Daumal explique: "On appelle saveur la

perception immédiate, par le dedans, d'un moment ou d'un état par­

ticulier de l'existence, provoquée par la mise en oeuvre de moyens

d'expression artistiques. Elle n'est ni objet, ni sentiment, ni

concept; elle est une évidence immédiate, une gustation de la vie

même, une pure joie de go~ter à sa propre substance tout en communiant

avec l'autre, l'acteur ou le po~te". (9)

Toute l'oeuvre de Daumal tend vers la recréation des "états par­

ticuliers de l'existence". Sa poésie, comme sa pensée, est influencée

par les doctrines hindoues qui lui ont appris une leçon capitale: les

idées et les paroles restent sans Signification, si celui qui les pense,

qui les prononce, ne les a pas vécues. Tous les "Grands Joueurs" devraient

s'efforcer à vivre "et à faire vivre" l'Identité du Connattre et de l'Etre".

NOTES

(1)

- 52 -

CHAPITRE IV

R. Daumal, Chaque fois que l'aube paraît (Paris: Gallimard, 1953), p. 31.

(2) R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule" in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 148.

(3) R. Gilbert-Lecomte, Testament , (Paris: Gallimard, 1955), p. 132.

(4) J. Masui, "René Daumal et l'Inde" in Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 383-384.

(5) R. Daumal, Tu t'es toujours trompé ,(Paris Mercure de France, 1970, p. 74.

(6) R. Daumal, "Encore une fois sur les livres de René Guénon" in Chaque fois que l'aube paraît, p. 32.

(7) ~., p. 200.

(8) 'Voir aussi le chapitre "L'Alchimie du verbe" où est analysêe l'influence de la philosophie orientale sur la conception de la "Poésie blanche" par Daumal, et sur l'élaboration de la "Philosophie de la poésie" de Rolland de Renéville.

(9) R. Daumal, "Introduction au Traité de Bharata" in Mesures rio 4 ,,~'ôëtobr;e 1935, p. 137.

- 53 -

Chapitre V

LE GRAND JEU ]ll1 LES DROGUES

Il n'y a pas deux moyens d'@tre voyant :' on ne voit que par asphyxie et congestion (yoga, noyade et narcose). (1)

Ce qui différencie le mieux l'homme de l'animal, c'est la pipe. (2)

Roger Gilbert-Lecomte

Experiences of enlarged consciousness can occur in a variety of l'lays : sensory deprivation, yoga exercises, disciplined medita­tion, religious or aesthetic ecstasies; most recently they have become available to anyone through the ingestion of psychedelic drugs. (3)

Timothy Leary

54

LE GRAND JEU Er LES DROGUES

A. René Daumal: une expérience fondamentale

L'usage de la drogue est tellement répandu de nos jours que rares

sont les journaux qui n'en font pas mention. Les gouvernements confient

~ des "commissions spéciales" l'étude du "phénom~ne", et le public

s'attend ~ la libéralisation prochaine des lois. Ceux qui contestent la

législation prohibant l'usage des narcotiques et des hallucinog~nes le

font le plus souvent au nom des droits de l'individu.Certains réforma­

teurs, comme le cél~bre gourou psychédélique Timothy Leary, proclament

que l'usage de certaines drogues constitue un rite religieux, et que

la législation actuelle représente une discrimination de la part de

l'~at ~ l'égard de certaines sectes religieuses. (4)

Pour le groupe du Grand Jeu , les drogues sont un élément essentiel

pour leurs expériences spirituelles et pour leurs visions. Il ne s'agit

pas, ni pour l'un ni pour l'autre, de stupéfiants, mais plut6t de véri­

tables agents catalyseurs. On dédaigne le R@ve pour rechercher le Réveil.

La perception du monde par les sens, aussi aigu@ et extraordinaire

qu'elle puisse être, doit faire place ~ la Vision par l'Epiphyse.

Dans le troisi~me numéro du Grand Jeu , Roger Gilbert-Lecomte

affirme: "Ce que voient les Voyants est toujours identique. Ils ont un

univers en commun qui ne se dévoile que sous le signe de l'extase". (5)

Pour connaître l'extase, il faut dépasser la conscience ego-centrique et

participer ~ la conscience cosmique. Dans l'élaboration de la méthode

mystique, le groupe du Grand Jeu recherche les moyens de provoquer

l'extase, et l'usage des drogues en est un.

Tandis que les "proph~tes" du mouvement psychédélique préconisent

ouvertement l'usage des drogues hallucinog~nes, les allusions directes

sont tr~s rares dans les pages du Grand Jeu. (Les deux chefs de la revue

font eux-m@mes la mise-au-point sur les drogues dans des articles des­

tinés ~ d'autres pUblications). (6)

Dans "La force des renoncements", article paru dans le premier

numéro du Grand Jeu, Gilbert-Lecomte parle de "la révolte de l'individu

contre lui-m@me par le moyen de toute une hygi~ne d'extase particuli~re

- 55 -

(habitude des poisons, auto-hypnotisme, paralysie des centres nerveux,

troubles vasculaires •• • )". Dans cette énumération, les drogues

figurent ~ titre égal avec les autres formes de dér~glement des sens.

En réalité, pourtant, l'expérience de la narcose, déj~ faite ~ Reims

par les Simplistes, fut ~ la base de la Métaphysique expérimentale

du Grand Jeu •

D~s 1923, +es Simplistes pratiquent le dér~glement des sens par

tous les moyens qu'offre une petite ville de province comme "Reims-la­

plate". Tous les exc~s sont permis au nom de "la révolte absolue contre

toutes les formes d'inertie ontologique, contre tous les mécanismes,

toutes les coutumes, r~gles d'action, lois morales, ••• ". (7)

Il s'agit alors d'expériences dont les effets sont avant tout physio­

logiques. La métaphysique expérimentale s'y annonce seulement. En 1924,

Daumal fait ce qu'il appellera dorénavant "l'expérience fondamentale".

Pendant toute son enfance et son adolescence, Daumal a été hanté

par le probl~me de la mort. N'ayant pas eu d'éd~cation religieuse, il

craint le néant, le "plus rien du tout" qui doit suivre la mort. Seule,

la certitude de la survie de l'~me pourrait atténuer l'angoisse de la

mort du corps. Pour pouvoir renoncer ~ l'homme individuel, il fallait

croire ~ l'esprit universel.

C'est en respirant des vapeurs de tétrachlorure de carbone, ~ l'~ge

de seize ans, que Daumal trouve le moyen de simuler sa propre mort phy­

siologique et ainsi de faire connaissance avec l'au-del~. Il en parle

dans l'essai intitulé "Une expérience fondamentale" :

Il y avait d'abord les phénom~nes ordinaires de l'asphyxie: battements des art~res, bour­donnements, bruits de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son ex­térieur, papillonnements de lumi~re; puis, sentiments que cela devient sérieux, que c'est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu'~ ce jour ••• Les phénom~nes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientet tout l'espace qu'emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumi~re emplissaient le monde et ne faisaient qu'un rythme. A ce moment-l~, je n'avais déj~ plus l'usage de la parole, et m@me de la parole intérieure; la pensée était

- 51?

beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle ••• Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi "le monde" était toujours lA, mais comme si brusquement on l'avait vidé de sa substance, ••• Et ce "monde" appal"aissait ainsi dans son irréali­té parce que, brusquement, j'étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d'évidence dans lequel j'étais jeté tourbillonnant comme un papillon dàns la flamme • • • Tout ce qui, de cette expé­rience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c'est ceci - - j'ai la certitude de l'existence 'd'autre chose, d'un au-delA, d'un autre monde ou d'une autre sorte de connaissance. (8)

Daumal rép~te l'expérience plusieurs fois, toujours avec exactement

le m@me résultat, ce qui l'am~ne A conclure: "C'est toujours le m@me

moment, le m@me iustant, coexistant éternellement au déroulement illu­

soire de ma durée". (9) Plusieurs camarades simplistes en font l'ex­

périence, mais ils connaissent des hallucinations plut8t que des révé­

lations. Seul Roger Gilbert-Lecomte y trouve la m@me "certitude".

B. Gilbert-Lecomte: La mort-dans-la-vie

Alors que Daumal trouve une autre "méthode mystique", pour Gilbert­

teèomte, l'usage de la drogue est toujours étroitement, fatalement, lié

A sa recherche de l'au-delA. Et si, dans le cas de Daumal, l'asphyxie

lui a permis de surmonter son angoisse du néant, elle a permis A Gilbert­

Lecomte d'en satisfaire son désir. Dans "Monsieur Morphée, empoisonneur

public" , Lecomte expose sa théorie de "La Mort-dans-la-vie" et la

politique du Non-Agir. (On reconnaît ici l'influence du mysticisme

oriental sur la pensée de Lecomte). Dans le m@me essai, il parle éga­

lement de la "psychologie des états, principe central de la métaphysi­

que expérimentale du Grand Jeu , selon lequel les états de conscience

différents forment en eux-m@mes autant de microcosmes de la connaissance,

permettant une sorte de progression, par le passage d'un état A l'autre,

jusqu'~ une "omniscience idéale".

Et pourtant, Gilbert-Lecomte ne se sent pas capable d'une progression

volontaire vers l'omniscience et, tr~s jeune, il montre sa prédilection

pour les états qui "préfigurent ou symbolisent la mort". Entre les deux

- 57 -

états extrêmes, entre le "vouloir-vivre" et le "non-agir" absolus,

Gilbert-Leoomte trouve un état intermédiaire, oelui de la "stupeur

fixe". Il s'agit de rejeter l'illusion de oe monde et l'activité

quotidienne, et d'éohapper ainsi ~ la pénible subjeotivité qui

sépare l'homme de l'univers. Monsieur Morphée déolare: "Ce que

tous les drogués demandent oonsoiemment ou inoonsoiemment aux

drogues, o'est uniquement et tout simplement un ohangement d'état,

un nouveau olimat où leur oonsoienoe d'être soit moins douloureu-

se". (10)

Dans oe même essai, Roger Gilbert-Leoomte aborde le probl~me de

l'inéluotabilité de la drogue dans la vie de oertains hommes. Leoo~e

semble croire sans le moindre doute que son destin exige le saorifioe

de sa vie humaine .~ la "déesse noire". A l'age de quatorze ans, il

prédit sa mort par le tétanos, et il oompose le po~me "Tétanos

mystique" où l'on peut lire:

Mais pour tuer les gens j'inoline Vers une foi nioolaite Hérétique et sept fois maudite. On se damne quand on raffine:)

Au lieu d'asoétisme stérile Je orois que le oorps s'annihile Aussi bien aux poisons des vioes

Mon ame je me réfugie Pour te délivrerldes supplioes Dans la plus homooide orgie: (11)

Toujours en parlant des "prédestinés" des drogues, Leoomte affirme

"qu'~ l!exoeption de quelques personnalités supérieures assez évoluées

pour éohapper ~ la plupart des oontingenoes sooiales", les "Ioiorphéens"

sont viotimes de lois biologiques qui visent "l'unanimité dans les raoes

~ leur déolin, dans les tribus vieilles qui meurent". (12)

Selon oette théorie, oertaines raoes, oertaines familles et oertains

être}fuême, auraient survéou ~ leur raIe, leur utilité biologiques, et

voués ~ l'extinotion, ils doivent alors assumer leur destin métaphysique.

Marqués par le "désintérêt devant la vie", et poussés par "l'instinot

d'autodestruotion", ils s'adonnent à l'usage régulier et progressif de

drogues oomme un moyen de suioide lent. "Certains êtres ne peuvent sur-

vivre qu'en se détruisant eux-mêmes". (13)

- 58 -

Ici, il faut mettre au clair les divergences qui se produisent

parmi les membres du Grand Jeu au sujet des drogues. S'ils ont tous,

~ un moment donné, partagé la pipe et gonté a.ux poisons, ~ l'excep­

tion de Gilbert-Lecomte et de Vailland, leurs expériences se sont

limitées ~ la période des Simplistes ~ Reims et ~ celle de la publi­

cation des trois numéros de la revue ~ Paris. Pour la plupart d'entre

eux, l'expérience de la narcose n'est qu'un aspect de leur révolte.

Si Vailland continue d'abuser de la drogue, ses propres mémoires,

comme les témoignages des biographes, donnent toute raison de croire

que l'intoxication n'était pour_lui qu'une forme de libertinage qu'il

pratiquait délibérément. Seuls René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte

insist~rent toujours sur les révélations métaphysiques de la narcose.

C'est réellement cette expérience de la narcose qui rév~le aux

deux grarids joueurs la Double Vérité - celle de la vie d'ici-bas.

Ayant entrevu l'éternité, Daumal constate: "Je ne suis pas autre chose

moi-m~me qu'un tr~s simple cercle vicieux". (14) Lecomte parle, lui

aussi, de "l'imbécillité de l'individualité", et il se révolte contre

"le scandale d'~tre sans pouvoir se connaître". Comment atténuer la

douleur du sentiment de l'absurde?

Alors que Lecomte se réfugie dans "la plus homicide orgie", Daumal

choisit la voie de "l'ascétisme stérile". Ayant entrevu les dangers de

la toxicomanie, dangers tant psychologiques que physiologiques, Daumal

renonce finalement ~ la drogue apr~s ce qu'il appelle une derni~re

"br~ve rechute" ~ la suite d'une petite intervention chirurgicale vers

la fin de 1927. Dans "Le travail volontaire de l'esprit", René Daumal

cherche ~ recréer consciemment les m~mes conditions de conscience et la

m~me extase que celles qu'il a connues lors de la narcose. Devenu disciple

de Gurdjieff, Daumal suit l'enseignement de "l'Institut pour le dévelop­

pement harmonique de l'homme".

Malgré ses diatribes contre "la pensée discursive occidentale",

Daumal veut que l'homme entier, y compris son esprit rationnel, soit

converti. Dans ses deux essais sur les drogues, Daumal insiste sur la

nature expérimentale et empirique de l'expérience. Dans "Une expérience

fondamentale", il compare les données de son intuition de l'éternité aux

principes mathématiques et scientifiques qui traitent de l'infini. Métho­

diquement, il tente de situer sa vision de l'espace ettla durée, selon

les lois du nombre et de la causalité. c~

- 59 -

Roger Gilbert-Leoomte, pour sa part, dédaigne tout oe qui oaraotérise

la vie humaine. A son avis, l'esprit rationnel de l'homme fut développé

pour assurer le progr~s matériel. Dans son désir profond de retourner ~

l'esprit mystique et mythologique, il vit, luoidement, le suioide lent.

La dévotion de Leoomte ~ sa "déesse noire" fut la oause de la rupture

définitive entre lui et Daumal en 1934.

,

NOTES

(1)

(2)

(6)

(8)

(9)

(10)

(11)

(12)

(13)

(14)

- 60 -

CHAPITRE V

R. Gilbert-Lecomte, Testament (Paris : Gallimard, 1955) , p. 119.

R. 'Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée", ~, no 4, décembre 1929, pp. 166-179.

T. Leary, The Ps chedelic Ex erience Based on the Thibetan Book of the Dead, New York: University Books, 19 4), p. II.

cf. T. Leary, "The Politics of Ecstasy (Londres : Paladin, 1970).

R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule", Le ~and Jeu III , automne 1930, p. 13.

R. Daumal, "l'Asphyxie et l'expérience de l'absurde", texte inédit publié pour la premi~re fois dans: Cahiers de l'Herne, no 10, 1968, pp. 206-209. R. Daumal, "Une expérience fondamentale", Chaque fois que l'aube paratt, l , (Paris: Gallimard, 1953) pp. 265-274. R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée, empoisonneur public", ~, no 4, décembre 1929, pp. 166-179.

R. Daumal, Tu t'es toujours trompé, (Paris: Mercure de France, 1970), p. 63

R. Daumal, "Une expérience fondamentale", Chaque fois que l'aube paratt, l, (Paris : Gallimard, 1953), pp. 226-267.

ill.!!., p. 272

R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée ••• ", p. 176

R. Gilbert-Lecomte, "Tétanos mystique", (po~me inédit publié dans): P. Minet, "Contribution au portrait d'un poMe", Cahiers du Sud, no 340, avril 1957, pp. 392-395.

R. Gilbert-Lecomte, "Monsieur Morphée ••• ", p. 174.

R. Daumal, "L'Asphyxie ••• " , p. 208.

- 61 -

Chapitre VI

LE ('GRAND JEU Er L'OCCULTE

Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qU2 ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement.

Gérard de Nerval, Aurélia

Ce qui est nuit pour tous les êtres est un jour où veille l'homme qui s'est dompté; et ce qui est veille pour eux, n'est que nuit pour le clairvoyant solitaire.

Bhagavad-Gita, II, 89.

- 62 -

LE GRAND JEU ET L'OCCULTE

Déj~, ~ Reims, les Simplistes avaient entrepris l'exploration du

monde métapsychique. En plus de s'intéresser aux écrits occultes, ils

poussent leur curiosité jusqu'~ iexpérimentation directe. C'est avec

Robert Meyrat que Daumal fait des expériences de dédoublement. Les

deux phr~res se donnent rendez-vous le soir avant de rentrer se cou­

cher et, une fois endormis, ils voyagent à bord de leurs corps astraux

pour se retrouver ~ l'endroit convenu.

Dans l'essai "Nerval le Nyctalope" (dédié à Meyrat), Daumal fait

la description de ces rencontres nocturnes. Il souligne d'abord que les

Phr~res-Anges croient avoir découvert eux-m~mes la "recette", et que

ce n'est que quelques années plus tard qu'ils se rendent compte qu'il

s'agit 1~ de l'un des plus anciens procédés de la science occulte. La

méthode, décrite minutieusement dans l'essai de Daumal, exige un pou­

voir de concentration extraordinaire. Le "voyageur" doit d'abord se

détendre, muscle apr~s muscle, jusqu'à ce que "son corps ne soit plus

qu'une masse paralysée étrang~re à 1ui-m~me". Il faut ensuite s'imagi­

ner les gestes de se lever et de s'habiller, exécutés avec la m~me

exactitude et dans le m~me temps que ces actions auraient pris dans la

vie corporelle. C'est précisément cet effort de concentration qui dégage

du corps "endormi" la force psychique, ou "l'état subtil", qui se met

ensuite à errer à son gré.

Daumal souligne ensuite les deux aspects les plus frappants de ces

errances pour les Phr~res : l'universalité des paysages visités et

l'étrange "réalité" des souvenirs qu'ils en rapportent. En parlant du

Monde duSonge~ Daumal écrit:

C'est tëüJëürs dans le m~me Pays que m~nent, à certaines époques, mes sommeils, une fois dé­passée la région intermédiaire des r~ves légers, reflets à l'endoit ou à l'envers des événements, des préoccupations de l'état de la veille, figu­rations de malaises ou d'appétits. C'est le m~me Pays que je reconnais ~ coup sftr: la m~me ville, la m~me campagne, les m~mes faubourgs, le m~me palais avec son arsenal, ses deux théâtres, son musée; j'ai pu en dresser un plan assez précis.

Hais surtout, la vie que l'on y m~ne, le drame ou la comédie qui s'y joue éternellement, le sens précis et invariable qu'y prennent cer­tains gestes, selon de rigoureuses lois de symbolisme, la gravité et le caract~re fatal qui s'attachait l~ ~ telle action déterminée, tout cela ne fait qu'exprimer cette vérité dont je témoigne : le monde du Songe ce monde est universel; je veux dire ~ la fois commun, ~ priori, ~ tout esprit humain, et constitue un univers, ou plut8t un aspect de l'Univers. (1)

En comparant leurs souvenirs de rêves, Daumal, Meyrat et Gilbert­

Lecomte en viennent ~ la conclusion qu'ils visitent les mêmes paysages,

rencontrent les mêmes personnages, et posent souvent les mêmes gestes.

Daumal cite ensuite des passages des oeuvres de Nerval et Hugo, les

livres sacrés de l'Inde, le Zohar et le Livre des morts égyptiens,

où l'auteur décrit le même Paysage mystérieux et éternel.

Mais ce qui est encore plus étrange dans le récit de Daumal, c'est

la description des rencontres astrales qui ont lieu aux alentours de la

vie corporelle des "voyageurs". En particulier, Meyrat avait l'habitude

de se projeter, inattendu, au chevet de ses Phr~res endormis. Ces visites

avaient une grande importance pour lui, car elles semblaient représenter

des épreuves de la disponibilité et de la sensibilité de ses amis. Daumal

en parle dans ces termes : "Robert l~eyrat hantait nos sommeils. Il n'y

avait pas pour lui d'amitié possible sans ces rencontres nocturnes, ou

sans au moins les visites qu'il faisait ~ chacun de nous sans répit,

inquiet de savoir si nous étions consentants ~ le recevoir, capable -

j'écris lentement, posément, en pesant mes mots - - de mourir le lende­

main si un soir il nous avait tous trouvés obstinément fermés, si son

fant8me était venu rebondir sur nos momies inertes, pour revenir trop

vite, avec un choc trop brutal sur le coeur, se mouler dans sa peau de

'dormeur'. (2) Pour Meyrat, ces échanges astraux étaient plus réels

et plus révélateurs que les rapports ~ l'état d'éveil.

Certains autres amis parlent même d'autres exercices de force psy­

chique auxquels Daumal se livrait, semble-t-il, avec une habileté excep­

tionnelle. Il s'agit des expériences de vision paroptique et d'auto­

hypnose. Dans ses entretiens avec lUchel Randon, Monny de Boully parle

de la déconcertante facilité avec laquelle Daumal "s'endormait" à

- 64 -

volonté, debout, entouré d'amis. A une occasion, on lui avait placé

entre les doigts une cigarette allumée; la cigarette s'est consumée

jusqu'à lui brUler les doigts sans qu'il ne s'en aperçoive.

En plus de ces exercices de sommeil semi-hypnotique, pratiqués le

plus souvent à l'improviste, Daumal poursuit d'une façon systématique

des expériences de vision paroptique sous la direction de René Maublanc.

(Maublanc, ancien professeur des Simplistes au lycée de Reims, s'était

installé lui aussi à Paris). Selon les dires de Maublanc, Daumal possé­

dait une aptitude remarquable pour la perception et la lecture extra­

rétiniennes. Encore une fois, Monny de Boully fut le témoin de plusieurs

séances o~ Daumal, les yeux fortement bandés, faisait la description

exacte d'objets divers à une distance de un ou deux pieds. Roger Gilbert­

Lecomte, qui dédaigne le c8té scientifico-clinique de ces expériences,

n'y participe pas.

Pour sa part, Lecomte se livre à l'étude de la paramnésie. Il étudie

le phénom~ne de la métempsychose, et il développe la notion de "l'univer-

salité des mythes". Selon lui, l'expérience du déjà vu serait souvent

attribuable au phénom~ne des images-symboles qui peuplent la conscience

collective de l'humanité. Ces images, perçues comme contingentes et par­

ticuli~res, seraient en fait la mati~re premi~re de la mythologie univer­

selle, commune à tout esprit. Et ce sentiment de réminiscences, trans­

formé en conscience de l'éternellement vu , constitue en lui-même "le

mythe de l' ét ernel ret our" •

Probablement sous l'influence de Lévy-Bruhl, qui publia en 1922

la Mentalité primitive et l'Ame primitive en 1927, Gilbert-Lecomte aaôptë

la notion de "1 t esprit de participation". Selon cette théorie, la menta­

lité prélogique permettrait à l'homme de participer directement à tous

les phénom~nes du Cosmos:

Selon la fascination des Influences, il sait que le Soleil est son oeil droit, la Lune, son oeil gauche. Que chacune des Plan~tes vit dans les organes de son corps et dans les lignes de ses mains au tranchant Martien, à la base lunaire, que ses doigts ont dédié le pouce à Vénus, l'in­dex à Jupiter, le majeur à Saturne, l'annulaire au Soleil et l'auriculaire à Mercure. Que son Etre est le lieu des Esprits innombra­bles: l'Ame antique du Clan, les M~nes des an­c@tres et son P~re-Animal et la Plante-A!eule et le P~re-de-Pierre, et. enfin tout entier en petit le P~re-Esprit-des-Univers. (3)

- 65 -

L'expérience de la fusion des mythes pourrait, en principe,

permettre à l'homme d'effectuer la "réimplication" dans l'univers.

(Dans plusieurs passages des fragments de "Retour à Tout", il est

évident que Lecomte r@ve de regagner l'état prénatal). Pour achever

la "réimplication", Lecomte aurait m@me' refait l'évolution à rebours.

Dans deux chroniques, "L'Ame primitive: de LéVl-Bruhl" et la "Bestia­

lité de Montherlant", les membres du Grand Jeu laissent entendre qu'ils

ne sont pas "plus surpris par les récits de lycanthropie et d'envotlte­

ments que par les dogmes de la résurrection des corps ou de la tran­

substantation". (4) Dans le m@me numéro du Grand Jeu, ils publient

sous le titre "Folklore" trois contes d'Hendrik Cramer qui racontent,

respectivement, des histoires de résurrection, de lycanthropie et de

réincarnat ion.

Rolland de Renéville était, lui aussi, tr~s versé dans les dogmes

de l'occulte. Il connaissait particuli~rement bien les écrits de l'éso­

térisme occidental. Ce fut sans doute dans les oeuvres de Swedenborg

qu'il étudia à fond la théorie des correspondances universelles ainsi

que l'interprétation analogique de l'univers. Nous verrons dans le

prochain chapitre que la Philcisophie de la Poésie de Rolland de René­

ville reposait, elle aussi, sur un syst~me d'analogies.

M@me si aucun des membres du Grand Jeu ne s'est adonné à ces pra­

tiques occultes apr~s les premi~res années qui suivirent la publication

de la revue, on aurait tort de considérer ces expériences comme une

simple incursion d'amateurs dans la magie noire. Probablement à cause

de leur jeunesse, les Grands Joueurs semblent avoir été victimes d'un

certain éclectisme, mais leurs explorations dans l'occulte, m@me si elles

furent superficielles et passag~res, laissent voir un véritable besoin de

pénétrer dans le monde psychique et irrationnel. Ce besoin a grandement

influencé le choix des textes publiés dans le Grand Jeu - textes qui,

dans leur ensemble, semblent corroborer la notion que "la vie est

ailleurs".

NOTES

(1)

(2)

(3)

- 66 -

CHAPITRE VI

R. Daumal, "Nerval le Nyctalope", le Grand Jeu, no 2, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 154.

~. , p. 155

R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation ••• la seule", Grand Jeu no 3, in ~ , p. 146.

R. Daumal, "l'Ame primitive de Levy-Bruh1", Grand Jeu no 1 in ~ , p. 71.

- 67 -

Chapitre VII

L'ALCHIMIE DU VERBE

En 1928, René Daumal (alors âgé de vingt ans), Roger Gilbert-Lecomte et moi-m~me, fondames ~ Paris une revue éphém~re, intitulée Le Grand ~ , qui se donnait pour objet de convaincre ses éventuels lecteurs que la Poésie , loin d'~tre une activité de luxe, aux horizons bien explorés et nettement circonscrits, ne pouvait ~tre conçue qu'en tant que réflexion - - celle d'un esprit qui réfléchit ses propres trésors. (1)

Rolland de Renéville

Le message Révolution-Révélation veut une bouche d'homme. (2)

Roger Gilbert-Lecomte

La Doctrine, dont le plus pur aspect luit ~ l'Orient aryen, s'est transmise vers l'Occident et, du fond des si~cles sages jusqu'au n8tre par trois voies. La premi~re est "la voie philosophique". La deuxi~me voie est la voie initiatique, celle de la tradition occul­te • • • La voie poétique est la troisi~me. Le P~re lumineux de la vraie connaissance, celui des initiés, est aussi celui des po~tes, des vrais po~tes que lie la chatne radieuse d'une mystérieuse parenté. (3)

René Daumal

- 68

L'ALCHIMIE DU VERBE

A. Les hallucinés de l'esprit

Les membres du Grand Jeu avaient une notion tr~s élevée du po~te.

Selon la vision de Rimbaud, le vrai po~te serait "un déchiffreur de

l'Univers" qui définirait "la quantité d'inconnu s'éveillant en son

temps, dans l'âme universelle". Pour eux, la pluie, la mélancolie et

les pommiers en fleurs étaient des sujets de versificateurs. Seuls

l'Inconnu et l'Universel méritaient l'attention des Po~tes.

En lisant la déclaration de Rolland .de Renéville sur le but de la

revue qui est de changer l'attitude du lecteur vis-à-vis la poésie, on

ne peut s'emp~cher de se demander jusqu'à quel point ce but fut atteint.

Les po~mes publiés dans le Grand Je~ constituent en fait une réflexion

de l'esprit sur ses propres trésors. Mais, sous sa forme littéraire,

aucun participant à cette revue n'a réussi une innovation littéraire

significative. (Nous verrons plus loin dans ce chapitre que René Daumal

a créé un style qui exprime l'originalité de cette pensée, mais dans des

textes écrits dix ou vingt ans apr~s le Grand Jeu~) Les dissertations de

Rolland de Renéville représentent l'apport le plus significatif à une

nouvelle esthétique poétique dans les pages du Grand Jeu •

Dans son essai sur Rimbaud paru dans le deuxi~me numéro du Grand

Jeu Rolland de Renéville écrit : "La conception individualiste du Moi

est à la base de l'échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le

monde occidental." (4) De l'avis des membres du Grand Jeu, la plupart

de leurs contemporains, y compris les surréalistes, ne font que prolonger

cet échec. Les recherches surréalistes visent avant tout la réévaluation

de la "surréalité" subjective. Leurs techniques, comme l'écriture auto­

matique et l'onirisme, ne peuvent gu~re aboutir à autre chose qu'à

l'expression de ce que Renéville appelle "le syst~me clos du Moi". Les

techniques surréalistes sont plus aptes à révéler l'inconscient indivi­

duel que l'Inconnu universel.

Pour connaître l'inconnu et pour dire l'indicible, le po~te doit

travailler à se faire voyant. La voyance, l'alchimie et la Parole absolue

- - ce sont les grands th~mes des essais que les trois principaux colla­

borateurs du Grand Jeu consacrent à la Poésie. Gilbert-Lecomte en fait la

prophétie, Rolland de Renéville l'analyse, et Daumal la pratique.

- 69 -

Dans l'essai "La Lézarde", Roger Gilbert-Lecomte tente de déter­

miner dans quelles circonstances peut naître le poMe-Voyant: "Pour

que naisse un véritable créateur, il faut une extraordinaire et

rarissime conjonction de nature, de race, d'hérédité, de tempérament,

de caract~res physiologiques, sans compter l'apport morbide, les

troubles pathologiques presque toujours nécessaires en notre ~re

maudite, pour ouvrir la fissure foudroyante par o~ l'âme universelle

filtrera lentement dans la conscience privilégiée, endormie." (5)

Comme toujours, Lecomte attribue la plus grande importanée au

hasard, ou plut8t - - au destin. Tout ce que l'individu peut y ajouter,

c'est "l'apport morbide", probablement celui du "dér~glement de tous

les sens" de Rimbaud. L'un des textes inachevés retrouvés parmi les

paperasses de Lecomte s'appelle "Métaphysique de l'Absence". Rog-Jarl

croit à la pureté du vide qui suit le chaos du dér~glement. Encore

dans "Apr~s Rimbaud la Mort des Arts", il écrit: "Celui qui a vidé sa

conscience de toutes les images de notre faux monde qui n'est pas un

vase clos peut attirer en lui, happées par la succion du vide, d'autres

images venues hors de l'espace o~ l'on respire et du temps o~ le coeur

bat, souvenirs immémoriaux ou prophéties fulgurantes, qu'il atteindra (6) par une chasse d'angoisse froide."

Ces images "venues hors de l'espace et du temps" seront les éléments

du Message messianique qui proclamera "L'Universalité de la conscience

humaine" et annoncera la troisi~me p'hase de la civilisation - - "celle

de la synth~se humaine". Il ne faudrait pas que cette synth~se se fasse

attendre car, selon le proph~te noir du Grand Jeu:

9

L'esprit humain agonise dans l'attente de la toute imminente catastrophe, du plus grand bouleversement de l'histoire. C'est la veillée funéraire, la sueur de sang avant la grande mort de la seconde phase de la pensée humaine • ••• Il s'agit de donner à la culture rationnelle et scientifique de l'homme d'aujourd'hui la base, le fondement, les racines, sa vieille âme d'autrefois, son âme des buissons, avec son mônisme dialectique, son sens des symboles et des analogies, des rites et des mythes universels qui unissent l'homme à la terre et la terre au ciel. C'est là le r81e immense de ceux que j'appelle po~tes, créateurs, proph~tes. Seuls à l'avant-garde de l'esprit humain, ils luttent "aux fronti~res de l'illimité et de l'avenir". (7)

B. Le po~te-voyant

Pour Rolland de Renéville aussi, le but de la Poésie est la

la création de l'image fulgurante de l'Idée unique. Plus analytique

de nature que Lecomte, Renéville cherche ~ établir "les coordonnées

multiples" de cette création. Ces coordonnées seront les fondements

de la Philosophie de la poésie qu'il va élaborer. Il y consacre trois

livres: Rimbaud le Voyant (1929), l'Expérience poétique (1938) et

l'Univers de la Parole (1944). Renéville y expose les rudiments de sa

philosophie - - ou plus exactement - - de sa théologie de la poésie

dans deux articles publiés dans le Grand Jeu •

Dans "L'Elaboration d'une Méthode", Renéville développe une

analogie entre l'expérience poétique et l'expérience mystique, et

plus particuli~rement l'expérience mystique telle que décrite dans

les livres sacrés hindous. Ce qui distingue le po~te du mystique, c'est

son rele médiumnique, c'est-~-dire son besoin inéluctable de communiquer

sa Vision ~ autrui. (Le th~me de la nécessité de l'oeuvre artistique

réapparatt souvent dans les essais de Daumal qui écrit que l'unique

tâche du critique est de "montrer lumineusement que le po~te crée une

oeuvre nécessaire, liée par un déterminisme rigoureux ~ la totalité du

monde contemporain". (8) Tout ~ fait semblable au mystique, le Po~te doit d'abord faire le chemin de la voyance.

Toujours dans l'essai sur Rimbaud, Renéville suit les étapes de

l'expérience mystique: il y a, en premier lieu, le détachement du

sensible, de l'illusion de la réalité de ce monde. Ce détachement peut

@tre accompli par le dér~glement de tous les sens. Ensuite, il yale

désintéressement devant le Moi comme identité, qui doit @tre considéré

comme une autre limitation arbitraire du monde sensible et temporel.

C' est ~ ce moment, selon Renéville, que Rimbaud constate: "Je suis un

autre".

"L'occultiste de Tours" (qui mérite souvent cette épithMe que

lui attribuait Alexandre de Salzmann) établit ensuite une analogie entre

le procédé mystique et le procédé alchimique. Le stade du "détachement"

correspondrait ~ l'étape de "putréfaction" qui marque la décomposition

des éléments physiques dans le processus alchimique. Le moment du

"désintéressement" correspondrait ~ l'étape de la "sublimation" alchi­

mique o~ les énergies potentielles de la mati~re sont réintégrées au

- 71 -

cosmos. Selon la tradition brahmanique, c'est ~ ce moment que "l'étincelle

du feu universel",qu'est l'ame individuelle, se rallume au brasier céleste.

C'est ~ partir du moment de la conjonction cosmique que l'alchimiste doit

fixer l'or.

Rolland de Renéville semble faire sienne la théorie que le processus

alchimique n'est qu'une métaphore de la recherche de la "pierre philoso­

phale". En tout cas, il n'hésite pas ~ tirer une troisi~me analogie entre

le procédé alchimique et celui de la création poétique. Le po~te veut

distiller de la vie sa Substance premi~re. L'Idée absolue qui se rev~t

de cette substance est le but de toute Poésie. Ici, Rolland de Renéville

incorpore ~ sa théorie une notion commune ~ toutes les grandes traditions

(védique, cabaliste et biblique) : voire, la notion de l'identité de

l'Idée et de la Parole. Encore une fois, Rimbaud l'avait proclamé dans

"La Lettre du Voyant" : "Toute parole étant l'idée, le temps d'un lan­

gage universel viendra ••• Cette langue sera de l'ame pour l'ame,

résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la

pensée et tirant';.

Rolland de Renéville insiste aussi sur le pouvoir créateur de la

Parole. Pour appuyer son argument, il cite cette fois l'Evangile selon

Saint-Jean: "Dans le principe était le Verbe et le Verbe était avec Dieu,

et le Verbe était Dieu ••• Toutes choses ont été faites par lui, et rien

de ce qui a été fait n'a été fait sans lui". Cemme l'alchimiste qui a

trouvé la "formule", le Po~te qui a trouvé la Parole pelilt recréer, ~ sa

guise, la Substance de l'existence.

C. La poésie blanche

L'esthétique poétique de René Daumal est quasi enti~rement fondée

sur cette conception de la Parole absolue. Il y consacre plusieurs essais

dont les plus importants sont "Clavicules d'un Grand Jeu poétique",

(introduction au recueil de poésie intitulé le Contre-Ciel), "Poésie

noire, Poésie blanche", et "La Guerre Sainte". Dans les "Clavicules",

Daumal insiste particuli~rement sur le pouvoir incatatoire du Verbe.

Se référant souvent aux principes esthétiques de l'art classique hindou,

Daumal développe la notion que le Souffle est la Mati~re premi~re (et

diffuse) des mots, comme l'Esprit est la mati~re premi~re des idées:

- 72 -

La substanoe de la parole est donc l'énergie respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé, et, plus loin que le mot, par l'idée saisie ~ l'oooasion du mot ••• Autrement dit, la souffle, pour se libérer, exige que la Parole imprononçable, se dégrade peu ~ peu pour devenir prononçable, fonotionnant oomme une soupape de sOreté pour le trop plein de l'Evidenoe qui risquerait de tuer le po~te. D'autre part, puisque o'est juste au moment où le Mo~devient prononçable qu'il est prononoé, la parole poétique est, de tous les modes humains d'expression, né­oessairement le plus juste, le plus proohe de la parole absolue". (9).

Dans le petit recueil de po~mes qui suit oet essai, Daumal met en

pratique sa théorie et il atteint une justesse d'expression exception­

nelle. (Le recueil lui a valu le Prix Jacques Doucet en 1935). Ses vers

rythment ses pensées qui rythment sa respiration, tout ~ fait comme dans

un exeroioe de méditation transcendantale. Et sa respiration tente de

rythmer, le plus possible, la Souffle cosmique.

Dans l'essai "Poésie noire, Poésie blanche", Daumal souligne pour­

tant que la pratique d'une technique, aussi intégrée à la pensée qu'elle

soit, n'assure en rien la création d'une poésie pure. La poésie s'épure

selon l'intention, la tendance, la tension m~me qui l'anime: "Comme la

magie, la poésie est noire ou blanche selon qu'elle sert le sous-humain

ou le surhumain ••• Si je fus jadis po~te, certainement je fus un po~te

noir, et si demain je dois ~tre un po~te, je veux ~tre un po~te blano.

De fait, toute poésie humaine est m~lée de blano et de noir: mais l'une

tend vers le blano, l'autre vers le noir".. (10)

De plus en plus, Daumal s'exerce ~ tout rayer de ses éorits ce qui

ne sert pas "la Chose-~-dire". Dans une lettre à Rolland de Renéville,

il décrit ainsi le prooédé: "De moins en moins, je tra,nspose poétique-

ment. Je dis simplement ce qui est. Pour les autres, il se trouve que

cela fait des po~mes. C'est mon seul salut, André, voil~ tout ce que

je puis dire". (11)

"La Guerre Sainte", po~me en prose écrit trois ans avant son déc~s,

résume le plus suoointement possible l'esthétique poétique de René Daumal.

Le po~te y décrit, en images fulgurantes, le pouvoir illimité qu'il attri­

bue au Verbe. On ne saurait mieux terminer ce ohapitre sur "l'alohimie du

Verbe" qu'en oitant Daumal:

- 73 -

Je vais faire un po~me sur la guerre. Ce ne sera

peut-être pas un vrai po~me, mais ce sera une

vraie guerre.

Ce ne sera pas un vrai po~me parce que le po~te,

s'il était ici, et si le bruit se répandait par­

mi la foule qu'il allait parler -

alors un grand silence se ferait, un lourd si­

lence se gonflerait, un silence gros de mille

tonnerres.

Ce que je vais faire ne sera pas un vrai po~me

poétique de po~te, car si le mot "guerre" était

dit dans un vrai po~me - alors la guerre, la

vraie guerre sans merci, la guerre sans compromis

s'allumerait définitivement dans le dedans de nos

coeurs.

Car, dans un vrai po~me, les mots portent leurs

choses. (12)

NOTES

(1)

(2)

(5)

(6)

(7)

(8)

(9)

(10)

- 74 -

CHAPITRE VII

A. Rolland de Renéville, préf., Le Mont Analogue (Paris: Gallimard, 1952) p. II • '

R. Gilbert-Lecomte, Intro., Correspondance inédite (1870-1875) de Rimbaud (Paris : Cahiers Libres, 1929) p. 15

R. Daumal, Chaque fois que l'aube paratt (Paris: Gallimard, 1953), p. 43

A. R. de Renéville, "L'élaboration d'une Méthode", Le Grand Jeu, no 2, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 91 •

R. Gilbert-Lecomte, Testament (Paris : Gallimard, 1955), p. 83 •

R. Gilbert-Lecomte, "Apr~s Rimbaud, la mort des Arts", in ~ , p. 104

R. Gilbert-Lecomte, Testament , pp. 86-88.

R. Daumal, Chaque fois • •• , p. 35

R. Daumal, Poésie noire, Poésie blanche (Paris:Gallimard,1954) p.33.

R. Daumal, Chaque fois • • • , pp. 227-229 •

(11) R. Daumal, Lettres ~ ses amis l ,(Paris Gallimard, 1958) , p .205.

(12) R. Daumal, "La Guerre Sainte", reproduit dans Les Puissances du dedans de Michel Random (Paris: Denoel, 1966), pp. 296-297_

- 75 -

Partie III

PASSAGE A LA LIMITE

Chapitre VIII: A la limite - - le sort des membres

Chapitre IX: Conclusion : Aspects prophétiques

Passage ~ la limite • Plus exactement, ce que je nomme absolu, et qui seul mérite ce nom, est la limite vers laquelle tend l'incessant effort de la conscience qui s'éveille.

René Daumal "L'Intuition métaphysique"

Je crois au tragique - - ~ la volonté de l'hyperbole qui veut - -oui, veut - - atteindre son asymptote et n'y arrive pas.

Roger Gilbert-Lecomte Testament

- 16 -

Chapitre VIII

A LA LIMITE - - LE SORT DES MEMBRES

Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d'histoire littéraire alors que si nous brigUions quelque honneur, oe serait oelui d'~tre insorits pour la postérité dans l'histoire des oataolysmes. (1)

René Daumal 1930

Lorsque notre groupe renoontra A. de Salzmann, ohaoun de nous - -au moins pour ùn moment - - devina aussitat en lui un homme pour qui la reoherohe de la vérité primait tout. C'est pourquoi je suis allé vers lui et o'est pourquoi, peu à peu, les autres s'en sont éoartés, inventant les prétextes les plus stupides, et devenant déoidément, pour la plupart, des partisans, des mystiques, des fanatiques, des suioidés ou des maniaques. (2)

René Daumal 1931

- 77 -

LE SORT DES MEMBRES

Il est vrai que la plupart des membres du Grand Jeu ne figurent

pas pas enoore - - dans les manuels d'histoire littéraire. Les

noms des deux animateurs oommenoent, depuis dix ans seulement, à y

apparattre. Que sont devenus les autres? Leurs biographies sont­

elles vraiment des "histoires de oataolysmes"? Ont-ils ohoisi des

sorts aussi extrémistes que nous le ferait oroire le jugement de

Daumal? Certes, il y a eu des "partisans", mais il y a eu aussi des

po~tes. Et si l'on peut qualifier Gilbert-Leoomte de "suioidé" ou de

"maniaque", oertains anoiens membres du groupe auraient insisté pour

dire que Daumal lui-m@me était devenu "mystique".

Parmi les "partisans", il faudrait oompter André Delons, Pierre

Audard et, malgré tout, Roger Vailland. Il existe peu de renseigne­

ments sur la vie de Delons et d'Audard apr~s la période du Grand Jeu.

Pendant un oertain temps,ils demeur~rent tous deux aotifs dans le

Parti oommuniste. Delons fut mobilisé en 1939, et il mourut à Dunker­

que en 1940. Audard, qui avait déjà été avooat à la oour en 1932,

poursuit, semble-t-il, sa profession et sa vie à Paris.

Le oas de Vailland présente des partioularités. Apr~s avoir été

dénonoé par Breton pour son hommage à Chiappe, Vailland doit travail­

ler fort pour mériter le nom de "partisan". A la suite de sa rupture

avec le Grand Jeu, il se oonsaore au journalisme. Ses "appétits fi­

nanoiers",qu'il avoue oonnattre d~s l'~ge de quatorze ans, semblent

avoir influenoé ses aotivités. M~me son anoien ami, Pierre Minet,

estime que l'esprit de Vailland témoignait d'un oertain réalisme "Si,

à Reims, Vailland ne se différenoiait pas enoore de ses phr~res, son

amour de la réalité, oe g~teau qu'elle était pour lui, devait, à Paris,

faire des ravages". (3) Quoi qu'il en soit, Vailland semble avoir

voulu se faire aooepter par le P.C.F. Il consacre plusieurs articles

et essais aux "questions du oommunisme", et notamment en 1948,0'est

"Le surréalisme oontre la révolution". Pourtant, oe n'est qu'en 1952

que Vailland est admis dans le Parti. A l'oooasion de l'arrestation du

camarade Jaoques Duclos, Vailland lui dédie une nouvelle édition du

- 78 -

Colonel Foster, et dans la dédicace, présente sa demande d'adhésion.

Durant les années qui suivent, Vailland consacre une grande partie

de son oeuvre de romancier ~ l'exaltation des valeurs communistes.

Ses essais et ses Ecrits intimes rév~lent un autre aspect du

caract~re de Vailland - - celui du libertin. En plus de s'adonner au

libertinage, ~ l'exemple de Sade et de Laclos, Vailland y réserve une

grande place dans ses écrits, dont le plus connu s'intitule: Esquisse

EOur le portrait d'un vrai libertin. Dans les deux cas, celui de

Vailland le communiste et celui de Vailland le libertin, le phr~re

François s'est irrévocablement éloigné des buts du Grand Jeu. Il le

constate lui-m~me dans un passage de son journal intime, daté du

24 juillet 1964:

Joseph Sima vient de téléphoner. Au premier son de sa voix, je me sens méfiant, réticent, comme si certaines parties de mon passé tentaient de se coller, comme si j'avais oublié de détacher un lambeau d'une de mes vieilles peaux. Mon passé, comme ces récipients de verre o~ des liqueurs de densité et de coloration diffé-rentes ne se mélangent que lorsqu'on les agite. Mais ce n'est pas beau. Je n'ai plus aucune tendresse pour Roger Gilbert-Lecomte, encore moins pour René Daumal; souvenirs, ce qui survit, souvenirs, c'es~ moi ~ tatons, mais inflexible, échappant précautionneusement ~ une histoire que j'avais inventée et qu'ils continuaient à vivre. (4)

Roger Vailland est décédé le 12 mai 1965 à Meillonnas, dans l'Ain.

Certains des autres collaborateurs secondaires du Grand Jeu conti­

nu~rent ~ contribuer à la vie artistique de l'avant-garde parisienne.

Ribemont-Dessaignes, qui vit aujourd'hui retiré ~ Saint-Jeannet, a encore

écrit depuis l'époque du Grand Jeu quelques romans, un recueil de poésies

(Ecce Homo) et un recueil de récits (Le temps des catastrophes). Il s'est

également établi comme critique d'art. En plus des nombreuses études et

biographies de peintres modernes, il faudrait signaler son important

ouvrage critique: Déj~, Jadis: ou, du mouvement Dada à l'espace abstrait.

Les deux peintres du Grand Jeu continuent, selon l'expression de

Gilbert-Lecomte, à visualiser l'invisible. Josef Sima fut, parait-il,

tr~s affecté par la dissolution du groupe du Grand Jeu. Il cessa de

peindre et d'exposer pendant environ quinze ans, pour s'y remettre vers

- 79 -

1952. En 1968, le Musée national d'Art moderne présenta une rétrospective

de ses oeuvres. Pendant les quarante ans qui ont suivi le Grand Jeu ,

Maurice Henry semble ~tre devenu de plus en plus prolifique. En plus

d'illustrer plusieurs livres, il'acquiert une renommée notoire par ses

dessins publiés dans le Figaro littéraire. En 1961, les éditions J. J.

Pauvert publient un volume groupant ses dessins les plus importants de

la période 1930 - 1960. Henry a achevé, cette année, un important ouvrage

critique qui sera bient8t publié sous le titre l'Art graphique et le

Surréalisme •

Rolland de Renéville passe, lui aussi, du milieu littéraire au

milieu des peintres. A cause de certains drames dans sa vie personnelle

auxquels Random ne fait que la plus br~ve allusion, Rolland de Renéville

abandonne ses recherches et ses écrits vers 1950.Il pratique durant un

certain temps son métier de magistrat et fréquente surtout le monde des

artistes "non-intellectuels". Apr~s la période du Grand Jeu, son acti­

vité littéraire se résume à la publication de deux autres livres de

critique .1'Univers de la Parole' et 1'Ex:périence poétique .Il dirige

aussi les premiers numéros des Cahiers d'Herm~s où il réunit des arti­

cles sur l'ésotérisme, l'occulte et les po~tes maudits. Rolland de

Renéville meurt subitement en Gr~ce en 1962.

M~me s'il ne s'agit pas d'un abandon volontaire, à partir de la

dissolution du groupe, on assiste au déclin rapide de l'activité, litté­

raire ou autre, de Gilbert-Lecomte. Avant l'époque de la revue, Lecomte

ne publie qu'un seul livre de poésie - - le recueil intitulé La vie,

l'amour, la mort, le vide et le vent, qui sort en 1933. L'année suivante,

sa rupture définitive avec Daumal est chose faite. Apr~s cette rupture,

Gilbert-LBcomte entre dans une période de dépression qui ne fait que

s'aggraver et se termine par sa mort atroce et solitaire en 1943.

Entre 1936 et 1939, il vit maritalement avec lme juive allemande

nommée Ruth Kronenberg. Elle lui est, semble-t-il, extr~mement dévouée

et elle pourvoit aux besoins du ménage gr~ce à son métier de couturi~re.

A la déclaration de la guerre en 1939, Ruth est déportée. A partir de ce

moment, la solitude de Lecomte ne cesse de s'approfondir.

Pour la plupart de ses anciens amis, Lecomte est devenu un cadavre

vivant. Ceux qui réussissent à surmonter le choc de la sordidité du

logis que Rog Jarl habite sont ensuite trop ébranlés par son aspect de

- 80 _.

spectre - - car la drogue a fini par marquer profondément les traits

de son visage. Seuls Pierre Minet et deux ou trois autres amis rencon­

trés apr~s le Grand Jeu ont le courage de lui rester fid~les, mais

leur amitié ne peut rien contre la tyrannie de la "déesse noire".

Selon les témoignages de Minet et d'Adamov, Lecomte vécut les trois

derni~res années de sa vie grâce aux gentillesses d'une certaine Madame

Firmat. Madame Firmat, alors âgée de soixante ans, était propriétaire

d'un petit bistrot au fin fond d'un quartier populaire. Touchée par la

douceur et le charme du "po~te", elle le logeait et le nourrissait comme

un fils. Elle se chargeait même de ses "commissions délicates" chez les

pharmaciens. C'est â Madame Firmat que Gilbert-Lecomte annonce, le 23

décembre 1943, qu'il se sentait atteint, enfin, du tétanos. Une semaine

plus tard, il meurt â l'h8pital Broussais.

Dans une lettre â Jean Ballard, écrite ~ l'occasion du déc~s de

Lecomte, Daumal )ustifie ainsi la rupture: "Je le considérais comme mort

depuis dix ans, ayant cessé de le voir afin que notre amitié puisse

demeurer ce qu'elle était. Je la préférais coupée, nette et limitée dans

le temps, plut8t que de la voir croupir et dégénérer". (5) Daumal s'était

engagé dans une autre direction, peu compatible avec la philosophie du

Non-Agir de Gilbert-Lecomte.

Apr~s son séjour aux Etats-Unis (o~ il écrit La Grande Beuverie),

il rentre â Paris o~ il retrouve Alexandre de Salzmann, son nouveau

"maître". "Enfin, écrit-il, j'ai trouvé quelqu'un avec qui je travaille,

qui a consacré toute sa vie â ce probl~me, et peut aider d'autres à en

poursuivre la solution. ,T'ai cherché longtemps cette méthode non-verbale

de connaissance active de soi (époque du Grand Jeu et avant). Il s'agit

d'un travail de chaqu~ instant o~ tout l'être humain, avec son corps,

ses instincts, ses sentiments, son intelligence, s'expérimente et se

réalise: les mots ne viennent qu'apr~s l'expérience". (6) Avec Vera,

sa femme, Daumal se consacre ~ ce travail "long et difficile" qu'il

entreprend de décrire dans le récit allégorique Le Mont AnalOgue qui

reste inachevé à sa mort.

Daumal apprit, en 1938, qu'il souffrait d'une tuberculose déjâ tr~s

avancée. Mais son aventure spirituelle ne lui permettait pas d'indulgence.

Avec l'encouragement de Gurdjieff, il continue de consacrer son effort

majeur à l'étude et â la pratique de la discipline hindoue, ainsi qu'aux

travaux qu'il poursuivait avec Jacques Masui et Jean Herbert des Cahiers

du Sud.

- 81 -

Il assure sa maigre subsistance et celle de sa femme en effectuant

des travaux de traduction longs, ardus et peu rémunérateurs. En janvier

1944, rentré à Paris apr~s une tentative de cure dans les Alpes, Daumal

doit s'aliter. Pendant les cinq derniers mois de sa vie, il travaille,

couché/en autant que le lui permettent ses forces décroissantes, à ter­

miner son Mont Analogue • Daumal meurt paisiblement le 28 mai 1944.

- 82 -

Notes Chapitre VIII.

(1) R. Daumal, "Lettre ouverte à André Breton", le Grand Jeu no 3, in Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 195.

(2) M. Random, Le Grand Jeu - - Essai (Paris: Denoel, 1970), p. 89.

(3) P. Minet, "Récit d'un témoin", Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968, p. 227.

(4) R. Vailland, Ecrits intimes (Paris: Gallimard,1968), p. 767.

(6)

Lettre inédite citée dans M. Random, Puissance du Dedans (Paris : Denoel, 1966), p. 280

V. Daumal, "A propos de Gurdjieff et de René Daumal", NNRF, no 22, octobre 1954, pp. 720-721.

---<83 -

Chapitre IX

Conclusion Aspects prophétiques

Il faut s'attendre A la naissance prochaine d'un nouvel âge, A voir surgir au milieu des extr@mes ramifications de la mati~re! une force rioüvelle - - la pensée dévorante. •• (1)

René Daumal

Viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé: (2)

Arthur Rimbaud

ASPECTS PROPHETIQUES

At: notre époque, o'Ù le changement est la seule constante, et o'Ù

les ôonventions sociales tombent en désuétude aussi rapidement que

les inventions industrielles, la survie est devenue le crit~re le

plus recherché. La plupart des études littéraires contemporaines se

donnent beaucoup de mal pour justifier "l'actualité" des po~tes et

des écrivains qu'elles analysent. De plus, nombre de thèses consacrées

aux écrivains d'apr~s 1850 s'efforcent particuli~rement de démontrer

"l'influence" que ces derniers ont exercée sur la pensée contemporaine.

Le groupe du Grand Jeu ne s'attendait pas à figurer dans les manuels

d'histoire littéraire, mais il réclamerait, aujotœd'hui, son droit à

"l'actualité". I1 y a donc ici autre chose que le simple besoin de prouver

une continuité historique - - ce qui est en jeu ici, en définitive, c'est

le sentiment que tout "grand art", le vrai et le beau, ne sont pas relatifs

aux limitations de l'espace-temps.

Il serait bien inutile de tenter de prouver l'influence réelle du

Grand Jeu sur le mouvement psychédélique actuel, dans sa philosophie

aussi bien que dans son art. Ken Kesey n'a probablement jamais lu un

seul paragraphe de Daumal, et Thimoty Leary n'a vraisemblabmenent jamais

entendu parler de Gilbert-Lecomte. Notre propos n'est point d'établir un

lien causal entre le Grand Jeu et la révolution psychédélique, mais bien

d'indiquer que les préoccupations métaphysiques du Grand Jeu sont à la

base de la pensée psychédélique, tandis que les préoccupations plutôt

psychologiques et esthétiques des surréalistes nous paraissent aujourd'hui

un peu dépassées. Il n'est point besoin de spéculer ou d'interpréter, il

suffit simplement de constater les parallèles manifestes.

Dans un des ouvrages les plus sérieux consacrés à la "Nouvelle Culture",

Theodore Roszak résume ainsi les principaux éléments de ce mouvement:

The counter culture is the matrix in Nhich an alternative, but still excessively fragile fu­ture is taking shape. Granted that alternative cornes dressed in a garish motley, its costume borrO\..red from many and exotic sources - -from depth psychology, from the mell0\1ed remnants of left-Hing ideology, from the oriental religions, from Romantic \1el tsch­merz, from anarchist social theory, from Dada and American Indian lore, and, l suppose, the perennial wisdom. (3)

.:.. 85 -

Les mêmes sph~res générales d'influence apparaissent dans les

écrits du Grand Jeu et les publications dites psychédéliques: le

marxisme, la philosophie orientale, la mythologie et le folklore,

l'anti-esthétisme, l'anarchie et la révolution permanente, à re­

cherche de l'absolu. Pour les maîtres à penser et les porte-parole

des deux groupes, la connaissance de ces traditions et de ces dis­

ciplines est indispensable à celui qui recherche la "conscience cos­

mique". Et les gourous psychédéliques tentent, eux aussi, d'élaborer

une "métaphysique expérimentale" dans le sens d'une méthode praticable

qui permettrait une progression systématique vers une compréhension

totale de l'univers.

R. D. Laing, un des penseurs les plus respectés de la Nouvelle

Culture, souligne le fait que l'homme n'a plus besoin de théorie, il

a besoin d'expérience. Le jeune critique de cinéma, Gene Youngblood,

dont le livre Expanded Cinema représente la somme esthétique du psy­

chédélisme, parle souvent de "l'utopisme praticable". De la même façon

que le Grand Jeu fut conçu comme un guide de l'aventure métaphysique,

nombre de publications de la Contre-Culture se présentent comme des

manuels pratiques. L'exemple le plus frappant en est le Whole Earth

Catalogue que publie, à San Francisco, un groupe de "recherches alter­

natives". Ce catalogue dresse une liste de toutes les ressources humaines

disponibles - - outils et informations.

Le 'Vlhole Earth Catalogue Supplement de janvier 1970 publia°it une

bibliographie de Baba RamDass, dans laquelle celui-ci donnait la liste

de ses"outils spirituels". Ceci est peut-être l'exemple concret le plus

frappant des parall~les qui existent entre les recherches métaphysiques

du Grand Jeu et celles de l'avant-garde contemporaine. Un des premiers

livres que cite RamDass, c'est Le Mont Analogue de Daumal. Parmi les

ouvrages de mysticisme oriental, il inclut la Bhagvad Gita, les Yogis

Upanishads et les essais de Suzuki sur le boudhisme zen (Au moment de

sa mort, Daumal travaillait à la traduction en français de ces ouvrages).

RamDass cite également quatre livres de Gurdjieff, et nous avons vu le

raIe que ce dernier avait joué dans la vie de Daumal.

Bien entendu, RamDass cite le Tao Te Ching de Lao Tseu (que cite si

souvent Lecomte), plusieurs livres sur la mythologie et le folklore, ainsi

- 86 -

que deux manuels-guides pour atteindre l'extase au moyen de la drogue.

Une autre section de la bibliographie est consacrée à l'ésotérisme

occidental (section qu'aurait pu signer Rolland de Renéville). Si l'on

excepte les quelques impossibilités chronologiques, on peut affirmer

que les membres du Grand Jeu étaient~parfaitement familiers avec toute

la bibliographie de RamDass.

Devant de telles ressemblances, on ne peut que s'étonner de l'étendue

du mouvement psychédélique alors que le Grand Jeu demeura inconnu de la

plupart de ses contemporains. Encore une fois, c'est Gene Youngblood qui,

dans Expanded Cinema nous offre une explication possible. Différant lé­

g~rement d'opinion avec Roszak dans l'analyse de la situation contempo­

raine, Youngblood attribue les origines de la Contre-Culture à trois

sources : le mysticisme oriental, les drogues psychédéliques et la tech­

nologie occidentale. La clé de l'explication se trouve dans l'emphase sur

la technologie occidentale.

A l'instar du "grand-p~re" de la Nouvelle Culture, Buckminster Fuller,

Youngblood croit que l'homme moderne peut apprendre à ma~triser la techno­

logie et la faire servir à ses besoins physiques comme à ses besoins méta­

physiques. De tous les membres du Grand Jeu , Daumal semble @tre celui qui

a~t approché le plus pr~s de cette intuition. C'est peut-@tre l~ la signi­

fication ultime de son approche systématique et expérimentale à la méta­

physique - - approche quiimpliqllait, dans l'aventure spirituelle de

l 'homme, sa raison ainsi que son intuition mystiqu~. Dans Led~atin!deis::-:­

Magiciens,ce livre qui est devenu la "bible" pour les disciples de la

Nouvelle Culture nord-américaine, Jacques Bergier et Louis Pauwels (avec

qui Daumal s'était lié d'amitié apr~s l'avoir rencontré chez Gurdjieff),

annoncent eux aussi "la synth~se imminente de l'esprit humain" - - syn­

th~se qui aboutira à la collaboration étroite entre savants et magiciens,

entre chimistes et alchimistes.

Dans "La connaissance mythique", Lecomte prédit que "la Révélation

de la Troisi~me Heure sera la synth~se culturelle". Sommes-nous vraiment

à l'aube de la Troisi~me Phase que prophétisait Rog Jarl? Si vraiment la

technologie peut libérer l'homme du quotidien, peut-@tre pourra-t-il

maintenant se tourner vers PEternel et tenter enfin le Grand Jeul

- 87 -

Notes Chapitre IX

(1) R. Daumal, Tu t'es t ouj ours trompé (Paris: Y.Yercure de Franc e, 1970) p.51

(2)

(3)

A. Rimbaud, Poésies compl~tes (Paris: Gallimard, 1963), p. 220.

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- 88 -

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTES

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Voir Cahiers de l'Herne, no 10, novembre 1968.

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- 90 -

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Dort, Bernard

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"A propos de Gurdjieff et de René Daumal", NNRF, no 22, octobre 1954, pp. 720 - 721 •

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"René Daumal et le Grand Jeu" Cahiers du Sud, no 322 , avril 1954, pp. 354 - 357 •

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"René Daumal et l'Inde", Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 381 - 386 •

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"Compte rendu: Lettres ~ ses amis par René Daumal", Cahiers du Sud, no 355, 1960, pp. 477 - 478 •

"L'amitié, la jeunesse et la mort", NRF, no 203, novembre 1969, pp. 682- 701 •

"Contribution au portrait d 'un po~te", Cahiers du Sud, no 340, avril 1957, pp. 387 - 395 •

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"Miroir des hommes", Cahiers du Sud, no 322, avril 1954, pp. 344 - 361 •

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Les puissances du dedans (Paris: Denoel, 1966).

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