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ProjectGutenberg'sLaComédiehumaine,Volume4,byHonorédeBalzac

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Title:LaComédiehumaine,Volume4

Author:HonorédeBalzac

ReleaseDate:January26,2015[EBook#48082]

Language:French

***STARTOFTHISPROJECTGUTENBERGEBOOKLACOMÉDIEHUMAINE,VOLUME4***

ProducedbyClaudineCorbasson,HansPieterseandthe

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Aulecteur

Table

ŒUVRESCOMPLÈTES

DE

H.DEBALZAC

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LA

COMÉDIEHUMAINE

QUATRIÈMEVOLUME

PREMIÈREPARTIE

ÉTUDESDEMŒURS

PREMIERLIVRE

PARIS.—IMPRIMERIEE.MARTINET,RUEMIGNON,2

SCÈNESDE

LAVIEPRIVÉE

TOMEIV

BÉAT R IX ( 2e PART I E ) — MO DE S T E M IG NO N — HO NO R INEUN DÉBUT DANS L A V I E — LA G RANDE BRE T ÈCHE

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PARIS

V E A D R E HOUS S IAUX , ÉD IT EURHÉBERTETCIE,SUCCESSEURS

7,RUEPERRONET,7

1877

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IMP.E.MARTINET.

MODESTEMIGNON.

ModesteremitlalettredanssoncorsetettenditàDumaycelledestinéeàsonpère.

(MODESTEMIGNON.)

PREMIERLIVRESCÈNESDELAVIEPRIVÉE.

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BÉATRIX.

DERNIÈREPARTIE.

Dans lasemainesuivante,après lamessedemariagequi,selon l'usagedequelquesfamillesdufaubourg Saint-Germain, fut célébrée à sept heures à Saint-Thomas-d'Aquin, Calyste et Sabinemontèrent dans une jolie voiture de voyage, aumilieu des embrassements, des félicitations et deslarmes de vingt personnes attroupées ou groupées sous la marquise de l'hôtel de Grandlieu. Lesfélicitationsvenaientdesquatre témoinsetdeshommes, les larmessevoyaientdans lesyeuxde laduchessedeGrandlieu,desafilleClotilde,quitoutesdeuxtremblaientagitéesparlamêmepensée.

—Lavoilàlancéedanslavie!PauvreSabine,elleestàlamercid'unhommequines'estpastoutàfaitmariédesonpleingré.

Lemariagenesecomposepasseulementdeplaisirsaussifugitifsdanscetétatquedanstoutautre,ilimpliquedesconvenancesd'humeur,dessympathiesphysiques,desconcordancesdecaractèrequifont de cette nécessité sociale un éternel problème. Les filles à marier aussi bien que les mèresconnaissent les termes et les dangers de cette loterie; voilà pourquoi les femmes pleurent à unmariage, tandisque leshommessourient.Leshommescroientne rienhasarder, les femmessaventbientoutcequ'ellesrisquent.

Dansuneautrevoiturequiprécédaitcelledesmariés,setrouvaitlabaronnedeGuénic,àquiladuchessevintdire:—Vousêtesmère,quoiquevousn'ayezeuqu'unfils,tâchezdemeremplacerprèsdemachèreSabine!

Sur ledevantdecettevoiture,onvoyaitunchasseurqui servaitdecourrier, et à l'arrièredeuxfemmesdechambreàqui lescartonset lespaquetsmispar-dessuslesvachescachaient lepaysage.Lesquatrepostillons,vêtusdeleursplusbeauxuniformes,carchaquevoitureétaitatteléedequatrechevaux,portaienttousdesbouquetsàleurboutonnièreetdesrubansàleurschapeauxqueleducdeGrandlieu eut mille peines à leur faire quitter, même en les payant; le postillon français estéminemment intelligent,mais il tientàsesplaisanteries:ceux-làprirent l'argent,età labarrière ilsremirentleursrubans.

—Allons,adieu,Sabine,ditladuchesse,souviens-toidetapromesse,écris-moisouvent.Calyste,jenevousdisplusrien,maisvousmecomprenez!...

Clotilde,appuyéesursaplusjeunesœurAthénaïsàquisouriaitlevicomteJustedeGrandlieu,jetasurlamariéeunregardfinàtraversseslarmes,etsuivitdesyeuxlavoiturequidisparutaumilieudesbatteriesréitéréesdequatrefouetsplusbruyantsquedespistoletsdetir.Enquelquessecondes,legaiconvoiatteignitàl'esplanadedesInvalides,gagnaparlequailepontd'Iéna,labarrièredePassy,laroutedeVersailles,enfinlegrandchemindelaBretagne.

N'est-il pas aumoins singulier que les artisansde laSuisse et de l'Allemagne, que les grandesfamilles de France et d'Angleterre obéissent au même usage et se mettent en voyage après la

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cérémonienuptiale?Lesgrandssetassentdansuneboîtequiroule.Lespetitss'envontgaiementparleschemins,s'arrêtantdanslesbois,banquetantàtouteslesauberges,tantquedureleurjoieouplutôtleur argent. Le moraliste serait fort embarrassé de décider où se trouve la plus belle qualité depudeur,danscellequisecacheaupubliceninaugurantlefoyeretlacouchedomestiquecommefontlesbonsbourgeois,oudanscellequisecacheàlafamilleensepubliantaugrandjourdeschemins,àlafacedesinconnus?Lesâmesdélicatesdoiventdésirerlasolitudeetfuirégalementlemondeetlafamille.Lerapideamourquicommenceunmariageestundiamant,uneperle,unjoyauciseléparlepremierdesarts,untrésoràenterreraufondducœur.

Quipeutraconterunelunedemiel,sicen'estlamariée?Etcombiendefemmesreconnaîtronticiquecettesaisond'incertainedurée(ilyenad'uneseulenuit!)estlapréfacedelavieconjugale.LestroispremièreslettresdeSabineàsamèreaccuserontunesituationqui,malheureusement,neserapasneuvepourquelquesjeunesmariéesetpourbeaucoupdevieillesfemmes.Toutescellesquisesonttrouvéespourainsidiregardes-maladesd'uncœurnes'ensontpas,commeSabine,aperçuesaussitôt.MaislesjeunesfillesdufaubourgSaint-Germain,quandellessontspirituelles,sontdéjàfemmesparla tête.Avant lemariage,ellesontreçudumondeetde leurmèrelebaptêmedesbonnesmanières.Lesduchesses jalousesde léguer leurs traditions, ignorent souvent laportéede leurs leçonsquandellesdisentàleursfilles:—Telmouvementnesefaitpas.—Neriezpasdececi.—Onnesejettejamaissurundivan,l'ons'ypose.—Quittezcesdétestablesfaçons!—Maiscelanesefaitpas,machère!etc.Aussidebourgeoiscritiquesont-ilsinjustementrefusédel'innocenceetdesvertusàdesjeunesfillesquisontuniquement,commeSabine,desviergesperfectionnéesparl'esprit,parl'habitudedesgrandsairs,parlebongoût,etqui,dèsl'âgedeseizeans,savaientseservirdeleursjumelles.Sabine,pours'êtreprêtéeauxcombinaisonsinventéesparmademoiselledesTouchespourlamarier,devaitêtredel'école demademoiselle deChaulieu.Cette finesse innée, ces dons de race rendront peut-être cettejeunefemmeaussiintéressantequel'héroïnedesMémoiresdedeux jeunesmariées, lorsqu'onverral'inutilité de ces avantages sociauxdans lesgrandes crisesde lavie conjugale, où souvent ils sontannuléssousledoublepoidsdumalheuretdelapassion.

I.

AMADAMELADUCHESSEDEGRANDLIEU.

Guérande,avril1838.

«Chèremère, vous saurez bien comprendre pourquoi je n'ai pu vous écrire en voyage, notreespritestalorscomme les roues.Mevoici,depuisdeux jours,au fondde laBretagne,à l'hôtelduGuénic,unemaisonbrodéecommeuneboîteencoco.MalgrélesattentionsaffectueusesdelafamilledeCalyste,j'éprouveunvifbesoindem'envolerversvous,devousdireunefouledeceschosesqui,je le sens,ne seconfientqu'àunemère.Calyste s'estmarié,chèremaman,enconservantungrandchagrindanslecœur,personnedenousnel'ignorait,etvousnem'avezpascachélesdifficultésdemaconduite. Hélas! elles sont plus grandes que vous ne le supposiez. Ah! chère maman, quelleexpériencenousacquéronsenquelquesjours,etpourquoinevousdirai-jepasenquelquesheures?Toutes vos recommandations sont devenues inutiles, et vous devinerez comment par cette seulephrase: J'aime Calyste comme s'il n'était pas mon mari. C'est-à-dire que si mariée à un autre, jevoyageais avec Calyste, je l'aimerais et haïrais mon mari. Observez donc un homme aimé si

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complétement,involontairement,absolument,sanscomptertouslesautresadverbesqu'ilvousplairad'ajouter.Aussimaservitudes'est-elleétablieendépitdevosbonsavis.Vousm'aviezrecommandéderester grande, noble, digne et fière pour obtenir deCalyste des sentiments qui ne seraient sujets àaucunchangementdanslavie:l'estime,laconsidérationquidoiventsanctifierunefemmeaumilieudelafamille.Vousvousétiezélevéeavecraisonsansdoutecontrelesjeunesfemmesd'aujourd'huiqui,sousprétextedebienvivreavecleursmaris,commencentparlafacilité,parlacomplaisance,labonhomie, la familiarité, par un abandonunpeu trop fille, selon vous (unmot que je vous avouen'avoir pas encore compris,mais nous verrons plus tard), et qui, s'il faut vous en croire, en fontcommedesrelaispourarriverrapidementàl'indifférenceetauméprispeut-être.—«Souviens-toiquetu es une Grandlieu!» m'avez-vous dit à l'oreille. Ces recommandations, pleines de la maternelleéloquencedeDédalus,onteulesortdetoutesleschosesmythologiques.Chèremèreaimée,pouviez-voussupposerquejecommenceraisparcettecatastrophequitermine,selonvous,lalunedemieldesjeunesfemmesd'aujourd'hui?

»Quandnousnoussommesvusseulsdanslavoiture,Calysteetmoi,nousnoussommestrouvésaussi sots l'unque l'autre en comprenant toute la valeurd'unpremiermot, d'unpremier regard, etchacundenous,sanctifiéparlesacrement,aregardéparsaportière.C'étaitsiridicule,que,verslabarrière,monsieurm'adébité, d'unevoixunpeu troublée,undiscours, sansdoutepréparé commetouteslesimprovisations,quej'écoutailecœurpalpitant,etquejeprendslalibertédevousabréger.«—Ma chère Sabine, je vous veux heureuse, et je veux surtout que vous soyez heureuse à votremanière,a-t-ildit.Ainsidanslasituationoùnoussommesaulieudenoustrompermutuellementsurnos caractères et sur nos sentiments par de nobles complaisances, soyons tous deux ce que nousserionsdansquelquesannéesd'ici.Figurez-vousquevousavezunfrèreenmoi,commemoijeveuxvoir une sœur en vous.» Quoique ce fût plein de délicatesse, comme je ne trouvai rien dans cepremierspeechdel'amourconjugalquirépondîtàl'empressementdemonâme,jedemeuraipensiveaprèsavoir réponduque j'étaisaniméedesmêmessentiments.Surcettedéclarationdenosdroitsàunemutuelle froideur, nous avons parlé pluie et beau temps, poussière, relais et paysage, le plusgracieusementdumonde,moiriantd'unpetitrireforcé,luitrès-rêveur.

»Enfin,ensortantdeVersailles, jedemandai toutbonnementàCalyste,que j'appelaismoncherCalyste,commeilm'appelaitmachèreSabine,s'ilpouvaitmeraconterlesévénementsquil'avaientmisàdeuxdoigtsdelamort,etauxquelsjesavaisdevoirlebonheurd'êtresafemme.Ilhésitapendantlongtemps.Cefutentrenousl'objetd'unpetitdébatquidurapendanttroisrelais,moi,tâchantdemeposerenfillevolontaireetdécidéeàbouder;lui,seconsultantsurlafatalequestionportéecommeundéfiparlesjournauxàCharlesX:LeRoicédera-t-il?Enfin,aprèslerelaisdeVerneuiletaprèsavoiréchangédessermentsàcontentertroisdynasties,denejamaisluireprochercettefolie,denepasletraiter froidement,etc., ilmepeignitsonamourpourmadamedeRochefide.—«Jeneveuxpas,medit-ilenterminant,qu'ilyaitdesecretsentrenous!»LepauvrecherCalysteignorait-ildoncquesonamie,mademoiselledesTouchesetvous,vousaviezétéobligéesdemetoutavouer,caronn'habillepasunejeunepersonne,commejel'étaislejourducontrat,sansl'initieràsonrôle.Ondoittoutdireàune mère aussi tendre que vous. Eh bien, je fus profondément atteinte en voyant qu'il avait obéibeaucoupmoinsàmondésirqu'àsonenviedeparlerdecettepassioninconnue.Meblâmerez-vous,mamèrechérie,d'avoirvoulu reconnaître l'étenduedecechagrin,decetteviveplaieducœurquevousm'aviezsignalée?Donc,huitheuresaprèsavoirétébénisparlecurédeSaint-Thomas-d'Aquin,votreSabinesetrouvaitdanslasituationassezfaussed'unejeuneépouseécoutantdelabouchemêmede sonmari la confidence d'un amour trompé, lesméfaits d'une rivale!Oui, j'étais dans le dramed'une jeune femme apprenant officiellement qu'elle devait son mariage aux dédains d'une vieilleblonde.Ace récit, j'ai gagnéceque je cherchais!Quoi?... direz-vous.Ah! chèremère, j'ai bienvu

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assezd'amourss'entraînantlesunslesautressurdespendulesousurdesdevantsdecheminéepourmettre cet enseignement en pratique! Calyste a terminé le poëme de ses souvenirs par la pluschaleureuseprotestationd'unentieroublidecequ'ilanommésafolie.Touteprotestationabesoindesignature.L'heureux infortuném'a pris lamain, l'a portée à ses lèvres; puis il l'a gardée entre sesmainspendantlongtemps.Unedéclarations'enestsuivie;celle-làm'asembléplusconformequelapremièreànotreétatcivil,quoiquenosbouchesn'aientpasdituneseuleparole.J'aidûcebonheuràmaverveuse indignationsur lemauvaisgoûtd'unefemmeassezsottepournepasavoiraimémonbeau,monravissantCalyste...

»Onm'appellepourjoueràunjeudecartesquejen'aipasencorecompris.Jecontinueraidemain.Vousquitterdanscemomentpourfairelacinquièmeàlamouche,cecin'estpossiblequ'aufonddelaBretagne!...

Mai.

»Je reprends lecoursdemonOdyssée.La troisième journée,vosenfantsn'employaientplus levouscérémonieux,maisletudesamants.Mabelle-mère,enchantéedenousvoirheureux,atâchédesesubstitueràvous,chèremère,et,commeilarriveàtousceuxquiprennentunrôleavecledésird'effacerdessouvenirs,elleaétésicharmante,qu'elleaétépresquevouspourmoi.Sansdouteelleadevinél'héroïsmedemaconduite,car,audébutduvoyage,ellecachaittropsesinquiétudespournepaslesrendrevisiblesparl'excèsdesprécautions.

»Quand j'aivusurgir les toursdeGuérande, j'aidità l'oreilledevotregendre:«—L'as-tubienoubliée?»Monmari, devenumon ange, ignorait sans doute les richesses d'une affection naïve etsincère, car ce petitmot l'a rendu presque fou de joie.Malheureusement le désir de faire oubliermadamedeRochefidem'amenéetroploin.Quevoulez-vous?j'aime,et jesuispresqueportugaise,carjetiensplusdevousquedemonpère.Calysteatoutacceptédemoi,commeacceptentlesenfantsgâtés,ilestfilsuniqued'abord.Entrenous,jenedonneraipasmafille,sijamaisj'aidesfilles,àunfilsunique.C'estbienassezdesemettreàlatêted'untyran,etj'envoisplusieursdansunfilsunique.Ainsidoncnousavonsintervertilesrôles,jemesuiscomportéecommeunefemmedévouée.Ilyades dangers dans un dévouement dont on profite, on y perd sa dignité. Je vous annonce donc lenaufrage de cette demi-vertu. La dignité n'est qu'un paravent placé par l'orgueil et derrière lequelnousenrageonsànotreaise.Quevoulez-vous,maman?...vousn'étiezpaslà,jemevoyaisdevantunabîme.Si j'étaisrestéedansmadignité, j'auraiseulesfroidesdouleursd'unesortedefraternitéquicertes serait tout simplement devenue de l'indifférence. Et quel avenir me serais-je préparé?Mondévouement a eu pour résultat deme rendre l'esclave deCalyste. Reviendrai-je de cette situation?nousverrons;quantàprésent,ellemeplaît.J'aimeCalyste,jel'aimeabsolumentaveclafolied'unemèrequitrouvebientoutcequefaitsonfils,mêmequandelleestunpeubattueparlui.

15mai.

»Jusqu'à présent donc, chère maman, le mariage s'est présenté pour moi sous une formecharmante.Jedéploietoutematendressepourleplusbeaudeshommesqu'unesotteadédaignépouruncroque-note,carcettefemmeestévidemmentunesotteetunesottefroide,lapireespècedesottes.Jesuischaritabledansmapassionlégitime,jeguérisdesblessuresenm'enfaisantd'éternelles.Oui,plus j'aimeCalyste,plus je sensque jemourraisdechagrinsinotrebonheuractuelcessait. Je suisd'ailleurs l'adoration de toute cette famille et de la société qui se réunit à l'hôtel du Guénic, touspersonnages nés dans des tapisseries de haute lice, et qui s'en sont détachés pour prouver quel'impossibleexiste.Unjour,oùjeseraiseule,jevouspeindraimatanteZéphirine,mademoisellede

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Pen-Hoël, le chevalier du Halga, les demoiselles Kergarouët, etc. Il n'y a pas jusqu'aux deuxdomestiques qu'on me permettra, je l'espère, d'emmener à Paris, Mariotte et Gasselin, qui ne meregardentcommeunangedescendudesaplacedansleciel,etquitressaillentencorequand je leurparle,quinesoientdesfiguresàmettresousverre.

»Mabelle-mèrenousasolennellementinstallésdanslesappartementsprécédemmentoccupésparelleetparfeusonmari.Cettescèneaététouchante.«—J'aivécutoutemaviedefemme,heureuseici,nousa-t-elledit,quecevoussoitunheureuxprésage,meschersenfants.»EtelleaprislachambredeCalyste. Cette sainte femme semblait vouloir se dépouiller de ses souvenirs et de sa noble vieconjugalepournouseninvestir.LaprovincedeBretagne,cetteville,cettefamilledemœursantiques,tout,malgré des ridicules qui n'existent que pour nous autres rieusesParisiennes, a quelque chosed'inexplicable,degrandiosejusquedanssesminutiesqu'onnepeutdéfinirqueparlemotsacré.Tousles tenanciers des vastes domaines de la maison du Guénic, rachetés comme vous savez parmademoiselledesTouchesquenousdevonsallervoiràsoncouvent,sontvenusencorpsnoussaluer.Cesbravesgens,enhabitsdefête,exprimanttousunevivejoiedesavoirCalysteredevenuréellementleurmaître,m'ontfaitcomprendrelaBretagne,laféodalité,lavieilleFrance.Cefutunefêtequejeneveuxpasvouspeindre,jevouslaraconterai.Labasedetouslesbauxaétéproposéeparcesgarseux-mêmes,nous lessigneronsaprès l'inspectionquenousallonspasserdenos terres engagéesdepuiscent cinquante ans!...Mademoiselle dePen-Hoël nous adit que les gars avaient accusé les revenusavecunevéracitépeucroyableàParis.Nouspartironsdanstroisjours,etnousironsàcheval.Amonretour, chère mère, je vous écrirai; mais que pourrai-je vous dire, si déjà mon bonheur est aucomble?Jevousécriraidonccequevoussavezdéjà,c'est-à-direcombienjevousaime.»

II.

DELAMÊMEALAMÊME.

Nantes,juin.

«Aprèsavoirjouélerôled'unechâtelaineadoréedesesvassauxcommesilarévolutionde1830etcellede1789n'avaient jamaisabattudebannières,aprèsdescavalcadesdans lesbois,deshaltesdans les fermes, des dîners sur de vieilles tables et sur du linge centenaire pliant sous des platéeshomériques servies dans de la vaisselle antédiluvienne, après avoir bu des vins exquis dans desgobeletscommeenmanientlesfaiseursdetours,etdescoupsdefusilaudessert!etdesVivelesduGuénic, à étourdir! et des bals dont tout l'orchestre est un biniou dans lequel un homme soufflependant des dix heures de suite! et des bouquets! et des jeunesmariées qui se sont fait bénir pournous!etdebonneslassitudesdontleremèdesetrouveaulitendessommeilsquejeneconnaissaispas,etdesréveilsdélicieuxoùl'amourestradieuxcommelesoleilquirayonnesurvousetscintilleavecmillemouchesquibourdonnentenbas-breton!...enfin,aprèsungrotesqueséjourauchâteauduGuénicoùlesfenêtressontdesportescochères,etoùlesvachespourraientpaîtredanslesprairiesdelasalle,maisquenousavonsjuréd'arranger,deréparer,pouryvenirtouslesansauxacclamationsdesgarsduclandeGuénicdontl'unportaitnotrebannière,jesuisàNantes!...

»Ah!quellejournéequecelledenotrearrivéeauGuénic!Lerecteurestvenu,mamère,avecsonclergé,touscouronnésdefleurs,nousrecevoir,nousbénirenexprimantunejoie.....j'enaileslarmes

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auxyeuxen t'écrivant.Etce fierCalyste,qui jouaitsonrôledeseigneurcommeunpersonnagedeWalterScott.Monsieur recevait leshommagescommes'il se trouvaitenplein treizièmesiècle. J'aientendu les filles, les femmes se disant:—Quel joli seigneur nous avons! comme dans un chœurd'opéra-comique.LesAnciensdiscutaient entre eux la ressemblancedeCalyste avec les duGuénicqu'ilsavaientconnus.Ah!lanobleetsublimeBretagne,quelpaysdecroyanceetdereligion!Maisleprogrèslaguette,onyfaitdesponts,desroutes;lesidéesviendront,etadieulesublime.Lespaysansneserontcertesjamaisnisilibresnisifiersquejelesaivus,quandonleurauraprouvéqu'ilssontleségauxdeCalyste,sitoutefoisilsveulentlecroire.

»Après le poëme de cette restauration pacifique et les contrats signés, nous avons quitté ceravissantpaystoujoursfleuri,gai,sombreetdéserttouràtour,etnoussommesvenusagenouillericinotre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moi nous éprouvions le besoin deremercier la postulante de la Visitation. Enmémoire d'elle, il écartèlera son écu de celui des desTouchesquiest:particoupé,tranché,tailléd'oretdesinople.Ilprendral'undesaiglesd'argentpourun de ses supports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme: Souviègne-vous! Noussommesdoncalléshieraucouventdesdamesde laVisitationoùnousamenés l'abbéGrimont,unamidelafamilleduGuénic,quinousaditquevotrechèreFélicité,maman,étaitunesainte;ellenepeutpasêtreautrechosepourlui,puisquecetteillustreconversionl'afaitnommervicaire-généraldudiocèse.

»MademoiselledesTouchesn'apasvoulurecevoirCalyste,etn'avuquemoi.Jel'aitrouvéeunpeuchangée, pâlie etmaigrie; ellem'aparubienheureusedemavisite.—«Dis àCalyste, s'est-elleécriéetoutbas,quec'estuneaffairedeconscienceetd'obéissancesijeneleveuxpasvoir,caronmel'apermis;maisjepréfèrenepasachetercebonheurdequelquesminutespardesmoisdesouffrance.Ah!si tusavaiscombienj'aidepeineàrépondrequandonmedemande:—Aquoipensez-vous?Lamaîtressedesnovicesnepeutpascomprendrel'étendueetlenombredesidéesquimepassentparlatêtecommedestourbillons.Parinstantsjerevoisl'ItalieouParisavectousleursspectacles,toutenpensant àCalystequi,dit-elle aveccette façonpoétique si admirableetquevousconnaissez, est lesoleildesessouvenirs...J'étaistropvieillepourêtreacceptéeauxCarmélites,etjemesuisdonnéeàl'ordredesaintFrançoisdeSalesuniquementparcequ'iladit:«—Jevousdéchausserailatêteaulieudevousdéchausserlespieds!»enserefusantàcesaustéritésquibrisentlecorps.C'esteneffetlatêtequipèche.Lesaintévêqueadoncbien faitde rendresa règleaustèrepour l'intelligenceet terriblecontre lavolonté!...Voilàceque jedésirais,carmatêteest lavraiecoupable,ellem'a trompéesurmoncœurjusqu'àcetâgefataldequaranteansoùsil'onestpendantquelquesmomentsquarantefoisplusheureusequeles jeunesfemmes,onestplustardcinquantefoisplusmalheureusequ'elles...Ehbien,monenfant,es-tucontente?m'a-t-elledemandéencessantavecunvisibleplaisirdeparlerd'elle.—Vousmevoyezdansl'enchantementdel'amouretdubonheur!luiai-jerépondu.—Calysteestaussibonetnaïfqu'ilestnobleetbeau,m'a-t-elleditgravement.Jet'aiinstituéemonhéritière;tupossèdes,outremafortune,ledoubleidéalquej'airêvé...Jem'applaudisdecequej'aifait,a-t-ellereprisaprèsunepause.Maintenant,monenfant,net'abusepas.Vousavezfacilementsaisilebonheur,vousn'aviezquelamainàétendre,maispenseàleconserver.Quandtuneseraisvenueiciquepourenremporterlesconseilsdemonexpérience,tonvoyageseraitbienpayé.Calystesubitencemomentunepassioncommuniquée, tu ne l'as pas inspirée. Pour rendre ta félicité durable, tâche, ma petite, d'unir ceprincipeaupremier.Dansvotre intérêt à tousdeux, essaied'être capricieuse, sois coquette,unpeudure,illefaut.Jeneteconseillepasd'odieuxcalculs,nilatyrannie,maislascience.Entrel'usureetlaprodigalité,ma petite, il y a l'économie. Sache prendre honnêtement un peu d'empire sur Calyste.Voici lesdernièresparolesmondainesque jeprononcerai, je les tenaisenréservepour toi,car j'aitremblédansmaconsciencedet'avoirsacrifiéepoursauverCalyste!attache-lebienàtoi,qu'ilaitdes

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enfants,qu'ilrespecteentoi leurmère...Enfin,medit-elled'unevoixémue,arrange-toidemanièrequ'ilnerevoiejamaisBéatrix!...»Cenomnousaplongéestouteslesdeuxdansunesortedetorpeur,etnous sommes restées lesyeuxdans lesyeux l'unede l'autreéchangeant lamême inquiétudevague.—«Retournez-vous àGuérande?me demanda-t-elle.—Oui, lui dis-je.—Eh bien, n'allez jamais auxTouches....J'aieutortdevousdonnercebien.—Etpourquoi?—Enfant!lesTouchessontpourtoilecabinetdeBarbe-Bleue,cariln'yariendeplusdangereuxquederéveillerunepassionquidort.»

»Je vous donne en substance, chèremère, le sens de notre conversation. Simademoiselle desTouchesm'afaitbeaucoupcauser,ellem'adonnéd'autantplusàpenserque,dansl'enivrementdecevoyageetdemesséductionsavecmonCalyste,j'avaisoubliélagravesituationmoraledontjevousparlaisdansmapremièrelettre.

»AprèsavoirbienadmiréNantes,unecharmanteetmagnifiqueville,aprèsêtreallésvoirsurlaplaceBretagne l'endroit oùCharette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir par laLoire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terre la route de Nantes à Guérande.Décidément, unbateau àvapeurnevaut pasunevoiture.Levoyage enpublic est une inventiondemonstremoderne,leMonopole.TroisjeunesdamesdeNantesassezjoliessedémenaientsurlepontatteintes de ce que j'ai appelé le kergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand jevousauraipeintlesKergarouët.Calystes'esttrèsbiencomporté.Envraigentilhomme,ilnem'apasaffichée.Quoiquesatisfaitedesonbongoût,demêmequ'unenfantàqui l'onadonnésonpremiertambour, j'ai pensé que j'avais une magnifique occasion d'essayer le système recommandé parCamilleMaupin,carcen'estcertespaslapostulantequim'avaitparlé.J'aiprisunpetitairboudeur,etCalystes'enesttrèsgentimentalarmé.Acettedemande:—Qu'as-tu?...jetéeàmonoreille,j'airépondula vérité:—Je n'ai rien! Et j'ai bien reconnu là le peu de succès qu'obtient d'abord la Vérité. Lemensonge est une armedécisive dans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires.Calysteestdevenutrès-pressant,très-inquiet.Jel'aimenéàl'avantdubateau,dansuntasdecordages;etlà,d'unevoixpleined'alarmes,sinondelarmes,jeluiaiditlesmalheurs,lescraintesd'unefemmedontlemarisetrouveêtreleplusbeaudeshommes!....«—Ah!Calyste,mesuis-jeécriée,ilyadansnotreunionunaffreuxmalheur,vousnem'avezpasaimée,vousnem'avezpaschoisie!Vousn'êtespasrestéplantésurvospiedscommeunestatueenmevoyantpourlapremièrefois!C'estmoncœur,mon attachement,ma tendresse qui sollicitent votre affection, et vousme punirez quelque jour devousavoirapportémoi-mêmelestrésorsdemonpur,demoninvolontaireamourdejeunefille!...Jedevraisêtremauvaise,coquette,etjenemesenspasdeforcecontrevous...Sicettehorriblefemme,quivousadédaigné,setrouvaitàmaplaceici,vousn'auriezpasaperçucesdeuxaffreusesBretonnes,quel'octroideParisclasseraitparmilebétail...»Calyste,mamère,aeudeuxlarmesdanslesyeux,ils'est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et a couru dire au capitaine de nous ydébarquer.

»Onnetientpascontredetellesréponses,surtoutquandellessontaccompagnéesd'unséjourdetroisheuresdansunechétiveaubergedelaBasse-Indre,oùnousavonsdéjeunédepoissonfraisdansune petite chambre comme en peignent les peintres de genre, et par les fenêtres de laquelle onentendaitmugirlesforgesd'IndretàtraverslabellenappedelaLoire.Envoyantcommenttournaientles expériences de l'Expérience, je me suis écriée:—Ah! chère Félicité!.... Calyste, incapable desoupçonnerlesconseilsdelareligieuseetladuplicitédemaconduite,afaitundivincalembour;ilm'a coupé la parole en me répondant:—Gardons-en le souvenir? nous enverrons un artiste pourcopiercepaysage.Non,j'airi,chèremaman,àdéconcerterCalysteetjel'aivubienprèsdesefâcher.—Mais, luidis-je, ilyadecepaysage,decettescène,un tableaudansmoncœurquine s'effacerajamais,etd'unecouleurinimitable.

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»Ah!mamère,ilm'estimpossibledemettreainsilesapparencesdelaguerreoudel'inimitiédansmonamour.Calysteferademoitoutcequ'ilvoudra.Cettelarmeestlapremière,jepense,qu'ilm'aitdonnée, ne vaut-elle pasmieux que la seconde déclaration de nos droits?...Une femme sans cœurseraitdevenuedameetmaîtresseaprès la scènedubateau,moi, jemesuis reperdue.D'aprèsvotresystème,plusjedeviensfemme,plusjemefaisfille,carjesuisaffreusementlâcheaveclebonheur,jenetienspascontreunregarddemonseigneur.Non!jenem'abandonnepasàsonamour, jem'yattachecommeunemèrepressesonenfantcontresonseinencraignantquelquemalheur.»

III.

DELAMÊMEALAMÊME.

Juillet,Guérande.

«Ah!chèremaman,auboutdetroismoisconnaîtrelajalousie!Voilàmoncœurbiencomplet,j'ysensunehaineprofondeetunprofondamour!Jesuisplusquetrahie,jenesuispasaimée!......Suis-jeheureused'avoirunemère,uncœuroùjepuissecrieràmonaise!...Nousautresfemmes,quisommesencore un peu jeunes filles, il suffit qu'on nous dise: «Voici une clef tachée de sang, aumilieu detoutescellesdevotrepalais,entrezpartout,jouissezdetout,maisgardez-vousd'allerauxTouches!»pourquenousentrionslà,lespiedschauds,lesyeuxallumésdelacuriositéd'Ève.Quelleirritationmademoiselle des Touches avait mise dans mon amour! Mais aussi pourquoi m'interdire lesTouches?Qu'est-cequ'unbonheurcommelemienquidépendraitd'unepromenade,d'unséjourdansunbougedeBretagne?Etqu'ai-jeàcraindre?Enfin,joignezauxraisonsdemadameBarbe-Bleueledésir qui mord toutes les femmes de savoir si leur pouvoir est précaire ou solide, et vouscomprendrezcommentunjourj'aidemandéd'unpetitairindifférent:«—Qu'est-cequelesTouches?—LesTouchessontàvous,m'aditmadivinebelle-mère.—SiCalysten'avaitjamaismislepiedauxTouches!...s'écriamatanteZéphirineenhochantlatête.—Maisilneseraitpasmonmari,dis-jeàmatante.—Voussavezdonccequis'yestpassé?m'arépliquéfinementmabelle-mère.—C'estunlieudeperdition,aditmademoiselledePen-Hoël,mademoiselledesTouchesyafaitbiendespéchésdontelledemandemaintenantpardonàDieu.—Celan'a-t-ilpassauvél'âmedecettenoblefille,etfait lafortuned'uncouvent?s'estécriélechevalierduHalga;l'abbéGrimontm'aditqu'elleavaitdonnécentmille francs aux dames de laVisitation.—Voulez-vous aller aux Touches?m'a demandéma belle-mère,çavautlapeined'êtrevu.—Non!non,»ai-jeditvivement.Cettepetitescènenevoussemble-t-ellepasunepagedequelquedramediabolique?elleestrevenuesousvingtprétextes.Enfin,mabelle-mèrem'adit:«—Jecomprendspourquoivousn'allezpasauxTouches,vousavezraison.»Oh!vousavouerez,maman,quececoupdepoignardinvolontairementdonnévousauraitdécidéeàsavoirsivotrebonheur reposait surdesbases si frêles,qu'il dûtpérir sous telou tel lambris. Il faut rendrejusticeàCalyste,ilnem'ajamaisproposédevisitercettechartreusedevenuesonbien.Noussommesdescréaturesdénuéesdesens,dèsquenousaimons;carcesilence,cetteréservem'ontpiquée,etjeluiaiditunjour:«—Quecrains-tudoncdevoirauxTouchesquetoiseuln'enparlespas?—Allons-y,»dit-il.

»J'aidoncétéprisecommetouteslesfemmesquiveulentselaisserprendre,etquis'enremettentauhasardpourdénouerlenœudgordiendeleurindécision.EtnoussommesallésauxTouches.C'estcharmant, c'est d'ungoût profondément artiste, et jemeplais dans cet abîmeoùmademoiselle des

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Touches m'avait tant défendu d'aller. Toutes les fleurs vénéneuses sont charmantes, Satan les asemées,carilyalesfleursdudiableetlesfleursdeDieu!nousn'avonsqu'àrentrerennous-mêmespourvoirqu'ilsontcréé lemondedemoitié.Quellesâcresdélicesdanscettesituationoùje jouaisnonpasaveclefeu,maisaveclescendres!...J'étudiaisCalyste,ils'agissaitdesavoirsitoutétaitbienéteint,etjeveillaisauxcourantsd'air,croyez-moi!J'épiaissonvisageenallantdepièceenpièce,demeuble enmeuble, absolument comme les enfants qui cherchent un objet caché. Calystem'a parupensif,mais j'ai crud'abordavoirvaincu. Jeme suis sentie assez fortepourparlerdemadame deRochefideque,depuis l'aventuredurocherauCroisic, l'appelleRocheperfide.Enfin,noussommesallés voir le fameux buis où s'est arrêtée Béatrix quand il l'a jetée à lamer pour qu'elle ne fût àpersonne.—«Elledoitêtrebienlégèrepourêtrerestéelà,ai-jeditenriant.Calysteagardélesilence.—Respectons lesmorts, ai-je dit en continuant.Calyste est resté silencieux.—T'ai-je déplu?—Non,maiscessedegalvanisercettepassion,a-t-il répondu.»Quelmot!...Calyste,quim'enavuetriste,aredoublédesoinsetdetendressepourmoi.

Août.

»J'étais,hélas!aufonddel'abîme,etjem'amusais,commelesinnocentesdetouslesmélodrames,àycueillirdes fleurs.Toutàcoupunepenséehorribleachevauchédansmonbonheur, comme lecheval de la ballade allemande. J'ai cru deviner que l'amour de Calyste s'agrandissait de sesréminiscences,qu'ilreportaitsurmoilesoragesquejeravivais,enluirappelantlescoquetteriesdecetteaffreuseBéatrix.Cettenaturemalsaineetfroide,persistanteetmolle,quitientdumollusqueetducorail,oses'appelerBéatrix!...Déjà,machèremère,mevoilàforcéed'avoir l'œilàunsoupçonquandmoncœuresttoutàCalyste,etn'est-cepasunegrandecatastrophequel'œill'aitemportésurlecœur,que le soupçonenfinsesoit trouvé justifié?Voicicomment.—«Ce lieum'estcher,ai-jeditàCalysteunmatin,carjeluidoismonbonheur,aussitepardonné-jedemeprendrequelquefoispourune autre...»Ce loyalBreton a rougi, je lui ai sauté au cou,mais j'ai quitté les Touches, et je n'yreviendraijamais.

»A la force de la haine quime fait souhaiter lamort demadamedeRochefide, oh!monDieunaturellementd'unefluxiondepoitrine,d'unaccidentquelconque,j'aireconnul'étendue,lapuissancedemonamourpourCalyste.Cettefemmeestvenuetroublermonsommeil,jelavoisenrêve,dois-jedonclarencontrer?...Ah!lapostulantedelaVisitationavaitraison!...LesTouchessontunlieufatal,Calysteyaretrouvésesimpressions,ellessontplusfortesquelesdélicesdenotreamour.Sachez,machèremère, simadamedeRochefide est àParis, car alors je resteraidansnos terresdeBretagne.PauvremademoiselledesTouchesquiserepentmaintenantdem'avoirfaithabillerenBéatrixpourlejourducontrat,afindefaireréussirsonplan,sielleapprenaitjusqu'àquelpointjeviensd'êtreprisepournotreodieuserivale!...quedirait-elle?Maisc'estuneprostitution!jenesuisplusmoi,j'aihonte.JesuisenproieàuneenviefurieusedefuirGuérandeetlessablesduCroisic.

25août.

»Décidément, je retourne aux ruines du Guénic. Calyste, assez inquiet de mon inquiétude,m'emmène.Ou il connaît peu lemonde s'il ne devine rien, ou s'il sait la cause dema fuite, il nem'aimepas.Jetrembletantdetrouveruneaffreusecertitudesijelacherche,quejememets,commelesenfants,lesmainsdevantlesyeuxpournepasentendreunedétonation.Oh!mamère,jenesuispasaiméedumêmeamourquejemesensaucœur.Calysteestcharmant,c'estvrai;maisquelhomme,àmoinsd'êtreunmonstre,neseraitpas,commeCalyste,aimableetgracieux,enrecevanttouteslesfleurs écloses dans l'âme d'une jeune fille de vingt ans, élevée par vous, pure comme je le suis,

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aimante,etquebiendesfemmesvousontditêtrebelle...

AuGuénic,18septembre.

»L'a-t-iloubliée?Voilàl'uniquepenséequiretentitcommeunremordsdansmonâme!Ah!chèremaman,touteslesfemmesont-elleseucommemoidessouvenirsàcombattre?...Onnedevraitmarierquedesjeunesgensinnocentsàdesjeunesfillespures!Maisc'estunedécevanteutopie,ilvautmieuxavoirsarivaledanslepasséquedansl'avenir.Ah!plaignez-moi,mamère,quoiqu'encemomentjesoisheureuse,heureusecommeunefemmequiapeurdeperdresonbonheuretquis'yaccroche!...Unemanièredeletuerquelquefois,ditClotilde.

»Jem'aperçoisquedepuiscinqmoisjenepensequ'àmoi,c'est-à-direàCalyste.DitesàmasœurClotildequesestristessagessesmereviennentparfois;elleestbienheureused'êtrefidèleàunmort,ellenecraintplusderivale.J'embrassemachèreAthénaïs,jevoisqueJusteenestfou.D'aprèscequevousm'enditesdansvotredernière lettre, ilapeurqu'onnela luidonnepas.Cultivezcettecraintecommeunefleurprécieuse.Athénaïsseralamaîtresse,etmoiquitremblaisdenepasobtenirCalystede lui-même, je serai servante. Mille tendresses, chère maman. Ah! si mes terreurs n'étaient pasvaines,CamilleMaupinm'auraitvendusafortunebiencher.Mesaffectueuxrespectsàmonpère.»

Ceslettresexpliquentparfaitementlasituationsecrètedelafemmeetdumari.SipourSabinesonmariageétaitunmariaged'amour,Calysteyvoyaitunmariagedeconvenance,etlesjoiesdelalunedemieln'avaientpasobéitoutàfaitausystèmelégaldelacommunauté.PendantleséjourdesdeuxmariésenBretagne,lestravauxderestauration,lesdispositionsetl'ameublementdel'hôtelduGuénicavaientétéconduitsparlecélèbrearchitecteGrindot,souslasurveillancedeClotilde,deladuchesseetduducdeGrandlieu.Touteslesmesuresavaientétéprisespourqu'aumoisdedécembre1838lejeuneménage pût revenir à Paris. Sabine s'installa donc rue deBourbon avec plaisir,moins pourjoueràlamaîtressedemaisonquepoursavoircequesafamillepenseraitdesonmariage.Calyste,enbelindifférent,selaissaguidervolontiersdanslemondeparsabelle-sœurClotilde,etparsabelle-mère,quiluisurentgrédecetteobéissance.Ilyobtintlaplacedueàsonnom,àsafortuneetàsonalliance.Lesuccèsdesafemme,comptéecommeunedespluscharmantes,lesdistractionsquedonnelahautesociété,lesdevoirsàremplir,lesamusementsdel'hiveràParis,rendirentunpeudeforceaubonheurduménageenyproduisantàlafoisdesexcitantsetdesintermèdes.Sabine,trouvéeheureusepar samère et sa sœur qui virent dans la froideur de Calyste un effet de son éducation anglaise,abandonna ses idées noires; elle entendit envier son sort par tant de jeunes femmesmalmariées,qu'elle renvoya ses terreurs au pays des chimères. Enfin, la grossesse de Sabine compléta lesgaranties offertes par cette union du genre neutre, une de celles dont augurent bien les femmesexpérimentées.Enoctobre1839, la jeunebaronneduGuéniceutunfilsetfit lafoliedelenourrir,selonlecalculdetouteslesfemmesenpareilcas.Commentnepasêtreentièrementmèrequandonaeusonenfantd'unmarivraimentidolâtré?Verslafindel'étésuivant,enaoût1840,Sabineétaitdoncencorenourrice.PendantunséjourdedeuxansàParis,Calyste s'était toutà faitdépouillédecetteinnocencedontlesprestigesavaientdécorésesdébutsdanslemondedelapassion.Calystes'étaitliénaturellement avec le jeune duc Georges deMaufrigneuse, marié comme lui nouvellement à unehéritière,BerthedeCinq-Cygne;aveclevicomteSaviniendePortenduère,avecleducetladuchessedeRhétoré,leducetladuchessedeLenoncourt-Chaulieu,avectousleshabituésdusalondesabelle-mère.LaRichesseadesheures funestes,desoisivetésqueParis sait,plusqu'aucuneautrecapitale,amuser,charmer,intéresser.Aucontactdecesjeunesmarisquilaissentlesplusnobles,lesplusbellescréaturespourlesdélicesducigareetduwhist,pourlessublimesconversationsduclub,oupourlespréoccupationsduturf,biendesvertusdomestiquesfurentatteinteschezlejeunegentilhommebreton.

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Le maternel désir d'une femme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide auxdissipationsdes jeunesmariés.Une femmeest si fière devoir revenir à elle unhommeàqui ellelaissetoutesaliberté!...

Unsoir,enoctobredecetteannée,pourfuirlescrisd'unenfantensevrage,Calyste,àquiSabinenepouvaitpasvoirsansdouleurunpliaufront,alla,conseilléparelle,auxVariétés,oùl'ondonnaitunepiècenouvelle.Levaletdechambre,chargédelouerunestalleà l'orchestre, l'avaitpriseassezprèsdecettepartiedelasalleappeléel'avant-scène.Aupremierentr'acte,enregardantautourdelui,Calyste aperçut, dans une des deux loges d'avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui,madamedeRochefide.

Béatrix àParis!Béatrix enpublic! cesdeux idées traversèrent le cœurdeCalyste commedeuxflèches.Larevoiraprèstroisansbientôt!Commentexpliquerlebouleversementquisefitdansl'âmed'unamantqui,loind'oublier,avaitquelquefoissibienépouséBéatrixdanssafemme,quesafemmes'enétaitaperçue!Aquipeut-onexpliquerquelepoëmed'unamourperdu,méconnu,maistoujoursvivant dans le cœur du mari de Sabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresseineffable de la jeune épouse.Béatrix devint la lumière, le jour, lemouvement, la vie et l'inconnu;tandis queSabine fut le devoir, les ténèbres, le prévu!L'une fut enunmoment le plaisir, et l'autrel'ennui.Cefutuncoupdefoudre.Danssaloyauté,lemarideSabineeutlanoblepenséedequitterlasalle.Alasortiedel'orchestre,ilvitlaportedelalogeentr'ouverte,etsespiedsl'ymenèrentendépitde savolonté.Le jeuneBretony trouvaBéatrixentredeuxhommesdesplusdistingués,Canalis etNathan, unhommepolitique et unhomme littéraire.Depuis bientôt trois ans queCalyste ne l'avaitvue,madamedeRochefideavaitétonnammentchangé;mais,quoiquesamétamorphoseeûtatteintlafemme,elledevaitn'enêtrequepluspoétiqueetplusattrayantepourCalyste.Jusqu'àl'âgedetrenteans, les jolies femmes deParis ne demandent qu'un vêtement à la toilette;mais en passant sous leporchefataldelatrentaine,ellescherchentdesarmes,desséductions,desembellissementsdansleschiffons;ellessecomposentdesgrâces,ellesytrouventdesmoyens,ellesyprennentuncaractère,elless'yrajeunissent,ellesétudientlespluslégersaccessoires,ellespassentenfindelanatureàl'art.Madame de Rochefide venait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoire des mœursfrançaisesauXIXesiècle,s'appellelaFemmeAbandonnée.ElleavaitétéquittéelapremièreparConti;naturellementelleétaitdevenueunegrandeartisteentoilette,encoquetterieetenfleursartificielles.

—Comment Conti n'est-il pas ici? demanda tout bas Calyste à Canalis après avoir fait lessalutationsbanalesparlesquellescommencentlesentrevueslesplussolennellesquandellesontlieupubliquement.

L'ancien grand poëte du Faubourg Saint-Germain, deux fois ministre et redevenu pour laquatrièmefoisunorateuraspirantàquelquenouveauministère,semitsignificativementundoigtsurleslèvres.Cegesteexpliquatout.

—Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix à Calyste. Je me disais en vousreconnaissant là, sans être aperçue tout d'abord, que vous ne me renieriez pas, vous!—Ah! monCalyste,pourquoivousêtes-vousmarié?luidit-elleàl'oreille,etavecunepetitesotteencore!...

Dèsqu'une femmeparle à l'oreilled'unnouveauvenudans sa loge en le faisant asseoir à côtéd'elle,lesgensdumondeonttoujoursunprétextepourlalaisserseuleaveclui.

—Venez-vous, Nathan? dit Canalis. Madame la marquise me permettra d'aller dire un mot àd'Arthez,que jevoisavec laprincessedeCadignan; il s'agitd'unecombinaisonde tribunepour la

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séancededemain.

Cette sortie de bon goût permit àCalyste de se remettre du choc qu'il venait de subir;mais ilachevadeperdresonespritetsaforceenaspirantlasenteur,pourluicharmanteetvénéneuse,delapoésie composée par Béatrix.Madame deRochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teints'était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruinesprématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l'Article-Paris.Elle avait imaginé, commetoutes les femmes abandonnées, de se donner l'air vierge, en rappelant, par beaucoup d'étoffesblanches, les filles en a d'Ossian, si poétiquement peintes par Girodet. Sa chevelure blondeenveloppaitsafigureallongéepardesflotsdebouclesoùruisselaientlesclartésdelarampeattiréespar le luisant d'une huile parfumée. Son front pâle étincelait. Elle avaitmis imperceptiblement durougedontl'éclattrompaitl'œilsurlablancheurfadedesonteintrefaitàl'eaudeson.Uneécharped'unefinesseàfairedouterquedeshommeseussentainsitravaillélasoie,étaittortilléeàsoncoudemanière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voir qu'imparfaitement des trésorshabilementsertisparlecorset.Satailleétaitunchef-d'œuvredecomposition.Quantàsapose,unmotsuffit,ellevalaittoutelapeinequ'elleavaitpriseàlachercher.Sesbrasmaigris,durcis,paraissaientàpeinesouslesbouffantsàeffetscalculésdesesmancheslarges.Elleoffraitcemélangedelueursetdesoieriesbrillantes,degazeetdecheveuxcrêpés,devivacité,decalmeetdemouvement,qu'onanommé le je ne sais quoi. Tout lemonde sait en quoi consiste le je ne sais quoi. C'est beaucoupd'esprit, de goût et d'envie de plaire. Béatrix était donc une pièce à décor, à changement etprodigieusementmachinée.Lareprésentationdecesféeriesquisontaussitrès-habilementdialoguéesrendfousleshommesdouésdefranchise,carilséprouventparlaloidescontrastesundésireffrénédejoueraveclesartifices.C'estfauxetentraînant,c'estcherché,maisagréable,etcertainshommesadorentcesfemmesquijouentàlaséductioncommeonjoueauxcartes.Voicipourquoi.Ledésirdel'hommeestunsyllogismequiconclutdecettescienceextérieureauxsecretsthéorèmesdelavolupté.L'espritseditsansparole:—Unefemmequisaitsecréersibelledoitavoirdebienautresressourcesdanslapassion.Etc'estvrai.Lesfemmesabandonnéessontcellesquiaiment,lesconservatricessontcellesqui saventaimer.Or si cette leçond'Italienavait étécruellepour l'amour-propredeBéatrix,elleappartenaitàunenaturetropnaturellementartificieusepournepasenprofiter.

—Ilnes'agitpasdevousaimer,disait-ellequelquesinstantsavantqueCalysteentrât,ilfautvoustracasserquandnousvoustenons,làestlesecretdecellesquiveulentvousconserver.Lesdragonsgardiensdestrésorssontarmésdegriffesetd'ailes!...

—Onferaitunsonnetdevotrepensée,avaitréponduCanalisaumomentoùCalystesemontra.

Enunseulregard,Béatrixdevinal'étatdeCalyste;elleretrouvafraîchesetrougeslesmarquesducollierqu'elle lui avaitmis auxTouches.Calyste,blessédumotdit sur sa femme,hésitait entre sadignitédemari,ladéfensedeSabine,etuneparoledureàjeterdansuncœurd'oùs'exhalaientpourluitantdesouvenirs,uncœurqu'ilcroyaitsaignantencore.Cettehésitation,lamarquisel'observait,elle n'avait dit cemot que pour savoir jusqu'où s'étendait son empire sur Calyste; en le voyant sifaible,ellevintàsonsecourspourletirerd'embarras.

—Ehbien,monami,vousmetrouvezseule,dit-ellequandlesdeuxcourtisansfurentpartis,oui,seuleaumonde!...

—Vousn'avezdoncpaspenséàmoi?...ditCalyste.

—Vous!répondit-elle,n'êtes-vouspasmarié?...Cefutunedemesdouleursaumilieudecellesque

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j'ai subies, depuis que nous ne nous sommes vus.Non-seulement,me suis-je dit, je perds l'amour,mais encore une amitié que je croyais être bretonne.On s'accoutume à tout.Maintenant je souffremoins,mais je suisbrisée.Voici depuis longtemps lepremier épanchementdemoncœur.Obligéed'êtrefièredevantlesindifférents,arrogantecommesijen'avaispasfaillidevantlesgensquimefontlacour,ayantperdumachèreFélicité,jen'avaispasuneoreilleoùjetercemot:—Jesouffre!Aussimaintenantpuis-jevousdirequelleaétémonangoisseenvousvoyantàquatrepasdemoisansêtrereconnueparvous,etquelleestmajoieenvousvoyantprèsdemoi...Oui,dit-elleenrépondantàungestedeCalyste,c'estpresquede la fidélité!Voilà lesmalheureux!un rien,unevisiteest toutpoureux.Ah!vousm'avez aimée, vous, comme jeméritais de l'êtrepar celui qui s'est plu à fouler auxpiedstouslestrésorsquej'yversais!Et,pourmonmalheur,jenesaispasoublier,j'aime,etjeveuxêtrefidèleàcepasséquinereviendrajamais.

Endisantcettetirade,improviséedéjàcentfois,ellejouaitdelaprunelledemanièreàdoublerparlegestel'effetdesparolesquisemblaientarrachéesdufonddesonâmeparlaviolenced'untorrentlongtempscontenu.Calyste,aulieudeparler,laissacoulerleslarmesquiluiroulaientdanslesyeux;Béatrixluipritlamain,laluiserra,lefitpâlir.

—Merci,Calyste!merci,monpauvreenfant,voilàcommentunvéritableamirépondàladouleurd'unami!...Nousnousentendons.Tenez,n'ajoutezpasunmot!...allez-vous-en,l'onnousregarde,etvouspourriezfaireduchagrinàvotrefemme,si,parhasard,onluidisaitquenousnoussommesvus,quoiquebieninnocemment,àlafacedemillepersonnes...Adieu,jesuisforte,voyez-vous!...

Elle s'essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique des femmes on doit appeler uneantithèseenaction.

—Laissez-moirireduriredesdamnésaveclesindifférentsquim'amusent,reprit-elle.Jevoisdesartistes,desécrivains,lemondequej'aiconnucheznotrepauvreCamilleMaupin,quicertesapeut-êtreeuraison!Enrichirceluiqu'onaime,etdisparaîtreensedisant:Jesuistropvieillepourlui,c'estfinirenmartyre.Etc'estcequ'ilyademieuxquandonnepeutpasfinirenvierge.

Elle semità rire,commepourdétruire l'impression tristequ'elleavaitdûdonnerà sonancienadorateur.

—Mais,ditCalyste,oùpuis-jevousallervoir?

—JemesuiscachéeruedeChartres,devantleparcdeMonceaux,dansunpetithôtelconformeàmafortune,et jem'ybourre la têtede littérature,maispourmoiseule,pourmedistraire.Dieumegardedelamaniedecesdames!...Allez,sortez,laissez-moi,jeneveuxpasoccuperdemoilemonde,etquenedirait-onpasennousvoyant?D'ailleurs,tenez,Calyste,sivousrestiezencoreuninstant,jepleureraistoutàfait.

Calysteseretira,maisaprèsavoirtendulamainàBéatrix,etavoiréprouvépourlasecondefoislasensationprofonde,étrange,d'unedoublepressionpleinedechatouillementsséducteurs.

—MonDieu!Sabinen'ajamaissumeremuerlecœurainsi,futunepenséequil'assaillitdanslecorridor.

Pendantlerestedelasoirée,lamarquisedeRochefidenejetapastroisregardsdirectsàCalyste;maisilyeutdesregardsdecôtéquifurentautantdedéchirementsd'âmepourunhommetoutentieràsonpremieramourrepoussé.

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Quand le baron duGuénic se trouva chez lui, la splendeur de ses appartements le fit songer àl'espècedemédiocritédontavaitparléBéatrix,etilpritsafortuneenhainedecequ'ellenepouvaitappartenir à l'ange déchu. Quand il apprit que Sabine était depuis longtemps couchée, il fut fortheureuxdesetrouverriched'unenuitpourvivreavecsesémotions.Ilmauditalorsladivinationquel'amourdonnaitàSabine.Lorsqu'unmari,paraventure,estadorédesafemme,ellelitsurcevisagecommedans un livre, elle connaît lesmoindres tressaillements desmuscles, elle sait d'où vient lecalme,ellesedemandecomptedelapluslégèretristesse,etrecherchesic'estellequilacause;elleétudielesyeux,pourellelesyeuxseteignentdelapenséedominante,ilsaimentouilsn'aimentpas.Calystesesavait l'objetd'uncultesiprofond,sinaïf,si jaloux,qu'ildoutadepouvoirsecomposerunefigurediscrètesurlechangementsurvenudanssonmoral.

—Commentferai-je,demainmatin?...sedit-ilens'endormant,etredoutantl'espèced'inspectionàlaquelleselivraitSabine.

En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine lui demandait: «—M'aimes-tutoujours?»Oubien:«—Jenet'ennuiepas?»Interrogationsgracieuses,variéesselonlecaractèreoul'espritdesfemmes,etquicachentleursangoissesoufeintesouréelles.

Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus purs des boues soulevées par lesouragans. Ainsi, le lendemain matin, Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie enapprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions en craignant le croup et qu'elle nevoulaitpasquitterlepetitCalyste.Lebaronprétextad'uneaffaireetsortitenévitantdedéjeuneràlamaison. Il s'échappa comme s'échappent les prisonniers, heureux d'aller à pied, demarcher par lepontLouisXVIetlesChamps-Élysées,versuncaféduboulevardoùilseplutàdéjeunerengarçon.

Qu'ya-t-ildoncdans l'amour?Lanature regimbe-t-elle sous le joug social? lanatureveut-ellequel'élandelaviedonnéesoitspontané,libre,quecesoitlecoursd'untorrentfougueux,briséparlesrochersdelacontradiction,delacoquetterie,aulieud'êtreuneeaucoulanttranquillemententreles deux rives de la Mairie, de l'Église? A-t-elle ses desseins quand elle couve ces éruptionsvolcaniquesauxquellessontduslesgrandshommespeut-être?Ileûtétédifficiledetrouverunjeunehomme élevé plus saintement que Calyste, de mœurs plus pures, moins souillé d'irréligion, et ilbondissaitversunefemmeindignedelui,quandunclément,unradieuxhasardluiavaitprésentédanslabaronneduGuénicune jeune filled'unebeautévraimentaristocratique,d'unesprit finetdélicat,pieuse,aimanteetattachéeuniquementà lui,d'unedouceurangéliqueencoreattendriepar l'amour,parunamourpassionnémalgrélemariage,commel'étaitlesienpourBéatrix.Peut-êtreleshommeslesplusgrandsont-ilsgardédansleurconstitutionunpeud'argile,lafangeleurplaîtencore.L'êtrelemoinsimparfaitseraitdoncalorslafemme,malgrésesfautesetsesdéraisons.Néanmoinsmadamede Rochefide, au milieu du cortége de prétentions poétiques qui l'entourait, et malgré sa chute,appartenait à la plus haute noblesse, elle offrait unenature plus éthéréeque fangeuse, et cachait lacourtisanequ'elleseproposaitd'êtresouslesdehorslesplusaristocratiques.Ainsi,cetteexplicationnerendraitpascomptedel'étrangepassiondeCalyste.Peut-êtreentrouverait-onlaraisondansunevanitésiprofondémententerréequelesmoralistesn'ontpasencoredécouvertcecôtéduvice.Ilestdes hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingués, bienélevés,quisefatiguent,à leur insupeut-être,d'unmariageavecunenaturesemblableà la leur,desêtres dont la noblesse ne s'étonne pas de la noblesse, que la grandeur et la délicatesse toujoursconsonnantà la leur, laissentdans lecalme,etquivontchercherauprèsdesnatures inférieuresoutombées la sanction de leur supériorité, si toutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Lecontraste de la décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le pur brille tant dans le

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voisinagedel'impur!Cettecontradictionamuse.Calysten'avaitrienàprotégerdansSabine,elleétaitirréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutes vibrer chez Béatrix. Si des grandshommes ont joué sous nos yeux ce rôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gensordinairesseraient-ilsplussages?

Calysteatteignitàl'heurededeuxheuresenvivantsurcettephrase:Jevaislarevoir!unpoëmequi souvent a défrayé des voyages de sept cents lieues!... Il alla d'un pas leste jusqu'à la rue deCourcelles, il reconnut lamaisonquoiqu'il ne l'eût jamaisvue, et il resta, lui, legendreduducdeGrandlieu,luiriche,luinoblecommelesBourbons,aubasdel'escalier,arrêtéparlaquestiond'unvieuxvalet.

—Lenomdemonsieur?

Calystecompritqu'ildevait laisseràBéatrix son librearbitre, et il examina le jardin, lesmursondésparleslignesnoiresetjaunesqueproduisentlespluiessurlesplâtresdeParis.

MadamedeRochefide,commepresquetouteslesgrandesdamesquirompentleurchaîne,s'étaitenfuie en laissant à sonmari sa fortune, elle n'avait pas voulu tendre lamain à son tyran. Conti,mademoiselledesTouchesavaient évité les ennuisde laviematérielle àBéatrix, àqui samère fitd'ailleurs,àplusieursreprises,passerquelquessommes.Ensetrouvantseule,ellefutobligéeàdeséconomiesassezrudespourunefemmehabituéeauluxe.Elleavaitdoncgrimpésurlesommetdelacollineoùs'étale leparcdeMonceaux,ets'était réfugiéedansuneanciennepetitemaisondegrandseigneursituéesurlarue,maisaccompagnéed'uncharmantpetitjardin,etdontleloyernedépassaitpas dix-huit cents francs.Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique, par une femme dechambreetparunecuisinièred'Alençonattachésàsoninfortune,samisèreauraitconstituél'opulencedebiendesbourgeoisesambitieuses.Calystemontaparunescalierdontlesmarchesenpierreavaientétéponcéesetdont lespaliersétaientpleinsdefleurs.Aupremierétage levieuxvaletouvrit,pourintroduirelebarondansl'appartement,unedoubleporteenveloursrouge,àlosangesdesoierougeetàclousdorés.Lasoie, levelours tapissaient lespiècespar lesquellesCalystepassa.Des tapisdecouleurssérieuses,desdraperiesentrecroiséesauxfenêtres,lesportières,toutàl'intérieurcontrastaitaveclamesquineriedel'extérieurmalentretenuparlepropriétaire.CalysteattenditBéatrixdansunsalon d'un style sobre, où le luxe s'était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenatrehaussépardessoieriesd'un jaunemat,à tapis rougefoncé,dont les fenêtres ressemblaientàdesserres, tant les fleurs abondaient dans les jardinières, était éclairéeparun jour si faiblequ'àpeineCalystevit-il sur la cheminéedeuxvases envieuxcéladon rouge, entre lesquelsbrillait une couped'argentattribuéeàBenvenutoCellini,apportéed'ItalieparBéatrix.Lesmeublesenboisdorégarnisenvelours,lesmagnifiquesconsolessurunedesquellesétaitunependulecurieuse,latableàtapisdePerse, tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient été bien disposés. Sur un petitmeuble, Calyste aperçut des bijoux, un livre commencé dans lequel scintillait le manche orné depierreries d'un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique. Enfin, sur le mur, dixaquarelles richement encadrées, qui toutes représentaient les chambres à coucher des diverseshabitations où sa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesure d'une impertinencesupérieure.

Lefroufroud'unerobedesoieannonçal'infortunéequisemontradansunetoiletteétudiée,etquicertesauraitditàunrouéqu'onl'attendait.Larobe,tailléeenrobedechambrepourlaisserentrevoiruncoinde lablanchepoitrine,était enmoiregris-perle, àgrandesmanchesouvertesd'où lesbrassortaientcouvertsd'unedoublemancheàbouffantsdiviséspardeslisérés,etgarniededentellesaubout. Les beaux cheveux que le peigne avait fait foisonner s'échappaient de dessous un bonnet de

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dentelleetdefleurs.

—Déjà?....dit-elleensouriant.Unamantn'auraitpasuntelempressement.Vousavezdessecretsàmedire,n'est-cepas?

EtelleseposasurunecauseuseinvitantparungesteCalysteàsemettreprèsd'elle.Parunhasardcherchépeut-être(carlesfemmesontdeuxmémoires,celledesangesetcelledesdémons),Béatrixexhalait leparfumdontelle se servait auxTouches lorsde sa rencontreavecCalyste.Lapremièreaspiration de cette odeur, le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans ce demi-jour,attiraientlalumièrepourlarenvoyer, toutfitperdrelatêteàCalyste.LemalheureuxretrouvacetteviolencequidéjàfaillittuerBéatrix;mais,cettefois,lamarquiseétaitaubordd'unecauseuse,etnonde l'Océan, elle se leva pour aller sonner, en posant un doigt sur ses lèvres. A ce signe, Calyste,rappeléàl'ordre,secontint,ilcompritqueBéatrixn'avaitaucuneintentionbelliqueuse.

—Antoine,jen'ysuispourpersonne,dit-elleauvieuxdomestique.Mettezduboisdanslefeu.—Vousvoyez,Calyste,quejevoustraiteenami,reprit-elleavecdignitéquandlevieillardfutsorti,neme traitez pas enmaîtresse. J'ai deux observations à vous faire.D'abord, je neme disputerais passottementàunhommeaimé;puisjeneveuxplusêtreàaucunhommeaumonde,carj'aicru,Calyste,être aiméeparuneespècedeRizzioqu'aucunengagementn'enchaînait,parunhommeentièrementlibre, et vous voyez où cet entraînement fatalm'a conduite?Vous, vous êtes sous l'empire du plussaintdesdevoirs,vousavezune femme jeune,aimable,délicieuse;enfin,vousêtespère. Je serais,commevousl'êtes,sansexcuseetnousserionsdeuxfous...

—MachèreBéatrix, toutesces raisons tombentdevantunmot: jen'ai jamaisaiméquevousaumonde,etl'onm'amariémalgrémoi.

—UntourquenousajouémademoiselledesTouches,dit-elleensouriant.

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BUTSCHA.

Modesteavaitsurnommécegrotesquepremierclerc,leNainmystérieux.

(MODESTEMIGNON.)

Trois heures se passèrent pendant lesquelles madame de Rochefide maintint Calyste dansl'observation de la foi conjugale en lui posant l'horrible ultimatum d'une renonciation radicale àSabine.Riennelarassurerait,disait-elle,danslasituationhorribleoùlamettraitl'amourdeCalyste.Elleregardaitd'ailleurslesacrificedeSabinecommepeudechose,ellelaconnaissaitbien!

—C'est, mon cher enfant, une femme qui tient toutes les promesses de la fille. Elle est bienGrandlieu,brunecommesamèrelaPortugaise,pournepasdireorange,etsèchecommesonpère.Pourdirelavérité,votrefemmeneserajamaisperdue,c'estungrandgarçonquipeutallertoutseul.PauvreCalyste, est-ce là la femme qu'il vous fallait? Elle a de beaux yeux,mais ces yeux-là sontcommuns en Italie, en Espagne et en Portugal. Peut-on avoir de la tendresse avec des formes simaigres?Èveestblonde,lesfemmesbrunesdescendentd'Adam,lesblondestiennentdeDieudontlamainalaissésurÈvesadernièrepensée,unefoislacréationaccomplie.

VerssixheuresCalyste,audésespoir,pritsonchapeaupours'enaller.

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—Oui,va-t'en,monpauvreami,neluidonnepaslechagrindedînersanstoi!...

Calysteresta.Sijeune,ilétaitsifacileàprendreparsescôtésmauvais.

—Vous oseriez dîner avec moi? dit Béatrix en jouant un étonnement provocateur; mamaigrechèrenevouseffrayeraitpas,etvousauriezassezd'indépendancepourmecomblerdejoieparcettepetitepreuved'affection?

—Laissez-moi seulement, dit-il, écrire un petitmot à Sabine, car ellem'attendrait jusqu'à neufheures.

—Tenez,voicilatableoùj'écris,ditBéatrix.

Elleallumalesbougieselle-même,etenapportaunesurlatableafindelirecequ'écriraitCalyste.

«MachèreSabine...

—Machère!Votrefemmevousestencorechère?dit-elleenleregardantd'unairfroidàluigelerlamoelledanslesos.Allez!allezdîneravecelle!.....

—Jedîneaucabaretavecdesamis...

—Unmensonge.Fi!vousêtes indigned'êtreaiméparelleouparmoi!...Leshommessont touslâchesavecnous!Allez,monsieur,allezdîneravecvotrechèreSabine.

Calyste se renversa sur le fauteuil, et y devint pâle comme lamort.LesBretonspossèdent unenaturedecouragequilesporteàs'entêterdanslesdifficultés.Lejeunebaronseredressa,secampalecoudesurlatable,lementondanslamain,etregardad'unœilétincelantl'implacableBéatrix.Ilfutsisuperbe,qu'unefemmedunordoudumidiseraittombéeàgenouxenluidisant:—Prends-moi!MaisBéatrix, née sur la lisière de la Normandie et de la Bretagne, appartenait à la race des Casteran,l'abandonavaitdéveloppéchezellelesférocitésduFranc,laméchancetéduNormand;illuifallaitunéclatterriblepourvengeance,ellenecédapointàcesublimemouvement.

—Dictezcequejedoisécrire,j'obéirai,ditlepauvregarçon.Maisalors...

—Ehbien,oui,dit-elle,cartum'aimerasencorecommetum'aimaisàGuérande.Écris:Jedîneenville,nem'attendezpas!

—Et...ditCalystequicrutàquelquechosedeplus.

—Rien,signez.Bien,dit-elleensautantsurcepouletavecunejoiecontenue,jevaisfaireenvoyercelaparuncommissionnaire.

—Maintenant...s'écriaCalysteenselevantcommeunhommeheureux.

—Ah!j'aigardé,jecrois,monlibrearbitre!...dit-elleenseretournantets'arrêtantàmi-chemindela table à la cheminée où elle alla sonner.—Tenez, Antoine, faites porter ce mot à son adresse.Monsieurdîneici.

Calysterentraversdeuxheuresdumatinàsonhôtel.Aprèsavoirattendujusqu'àminuitetdemi,Sabine s'était couchée, accabléede fatigue; elledormaitquoiqu'elle eût étévivement atteintepar lelaconismedubilletde sonmari;maiselle l'expliqua!... l'amourvraicommencechez la femmepar

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expliquertoutàl'avantagedel'hommeaimé.

—Calysteétaitpressé,sedit-elle.

Lelendemainmatin,l'enfantallaitbien,lesinquiétudesdelamèreétaientcalmées.SabinevintenriantaveclepetitCalystedanssesbras,leprésenteraupèrequelquesmomentsavantledéjeunerenfaisantdecesjoliesfolies,endisantcesparolesbêtesquefontetquedisentlesjeunesmères.CettepetitescèneconjugalepermitàCalysted'avoirunecontenance,ilfutcharmantavecsafemme,toutenpensantqu'ilétaitunmonstre.Iljouacommeunenfantavecmonsieurlechevalier,iljouatropmême,iloutra son rôle,maisSabinen'enétaitpasarrivéeàcedegrédedéfianceauquelune femmepeutreconnaîtreunenuancesidélicate.

Enfin,audéjeuner,Sabineluidemanda:—Qu'as-tudoncfaithier?

—Portenduère,répondit-il,m'agardéàdîneretnoussommesallésauclubjouerquelquespartiesdewhist.

—C'est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunes gentilshommes de ce temps-cidevraientpenser à reconquérirdans leurpays tout le terrainperdupar leurspères.Cen'estpasenfumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leur oisiveté, s'en tenant à dire desimpertinences aux parvenus qui les chassent de toutes leurs positions, se séparant des massesauxquellesilsdevraientservird'âme,d'intelligence,enêtrelaprovidence,quevousexisterez.Aulieud'êtreunparti,vousneserezplusqu'uneopinion,commeaditdeMarsay.Ah!situsavaiscombienmes pensées se sont élargies depuis que j'ai bercé, nourri ton enfant. Je voudrais voir devenirhistoriquecevieuxnomdeduGuénic!Toutàcoup,plongeantsonregarddanslesyeuxdeCalystequil'écoutaitd'unairpensif,elleluidit:«Avouequelepremierbilletquetum'aurasécritestunpeusec.»

—Jen'aipenséàteprévenirqu'auclub...

—Tum'ascependantécritsurdupapierdefemme,ilsentaituneodeurquejeneconnaispas.

—Ilssontsidrôleslesdirecteursdeclub!...

Le vicomte dePortenduère et sa femme, un charmantménage, avaient fini par devenir intimesavec les duGuénic au point de payer leur loge aux Italiens parmoitié. Les deux jeunes femmes,UrsuleetSabine,avaientétéconviéesàcetteamitiéparledélicieuxéchangedeconseils,desoins,deconfidencesàproposdesenfants.PendantqueCalyste,asseznoviceenmensonge,sedisait:—Jevaisaller prévenir Savinien, Sabine se disait:—Ilme semble que le papier porte une couronne!... Cetteréflexionpassacommeunéclairdanscetteconscience,etSabinesegourmandadel'avoirfaite;maiselle se proposa de chercher le papier que, la veille, aumilieu des terreurs auxquelles elle était enproie,elleavaitjetédanssaboîteauxlettres.

Aprèsledéjeuner,Calystesortitendisantàsafemmequ'ilallaitrentrer,ilmontadansunedecespetitesvoituresbassesàunchevalparlesquellesoncommençaitàremplacerl'incommodecabrioletdenosancêtres.IlcourutenquelquesminutesruedesSaints-Pèresoùdemeuraitlevicomte,qu'ilpriadeluirendrelepetitservicedementiràchargederevanche,danslecasoùSabinequestionneraitlavicomtesse.Unefoisdehors,Calyste,ayantpréalablementdemandélaplusgrandevitesse,alladelaruedesSaints-PèresàlaruedeChartresenquelquesminutes;ilvoulaitvoircommentBéatrixavaitpassélerestedelanuit.Iltrouval'heureuseinfortunéesortiedubain,fraîche,embellie,etdéjeunant

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de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cet ange mangeait des œufs à la coque, ets'émerveilladudéjeunerenor,présentd'unlordmélomaneàquiContifitquelquesromancespourlesquelles le lordavait donné ses idées, et qui les avait publiées commede lui. Il écouta quelquestraitspiquantsditsparsonidoledontlagrandeaffaireétaitdel'amusertoutensefâchantetpleurantaumomentoùilpartait.Ilcrutn'êtrerestéqu'unedemi-heure,etilnerentrachezluiqu'àtroisheures.Sonbeauchevalanglais,uncadeaudelavicomtessedeGrandlieu,semblaitsortirdel'eautantilétaittrempé de sueur. Par un hasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnait à unefenêtredonnantsurlacour,impatientedenepasvoirrentrerCalyste,inquiètesanssavoirpourquoi.L'étatduchevaldontlaboucheécumaitlafrappa.

—D'oùvient-il?Cetteinterrogationluifutsouffléedansl'oreilleparcettepuissancequin'estpaslaconscience,quin'estpasledémon,quin'estpasl'ange;maisquivoit,quipressent,quinousmontrel'inconnu,quifaitcroireàdesêtresmoraux,àdescréaturesnéesdansnotrecerveau,allantetvenant,vivantdanslasphèreinvisibledesidées.

—D'où viens-tu donc, cher ange? dit-elle à Calyste au-devant de qui elle descendit jusqu'aupremierpalierdel'escalier.Abd-el-Kaderestpresquefourbu,tunedevaisêtrequ'uninstantdehors,etjet'attendsdepuistroisheures....

—Allons,seditCalystequifaisaitdesprogrèsdansladissimulation,jem'entireraiparuncadeau.—Chèrenourrice,répondit-il touthautàsafemmeenlaprenantparla tailleavecplusdecâlineriequ'iln'eneûtdéployés'iln'eûtpasétécoupable,jelevois,ilestimpossibled'avoirunsecret,quelqueinnocentqu'ilsoit,pourunefemmequinousaime...

—Onneseditpasdesecretsdansunescalier,répondit-elleenriant.Viens.

Aumilieudusalonquiprécédaitlachambreàcoucher,ellevitdansuneglacelafiguredeCalystequi,nesesachantpasobservé,laissaitparaîtresafatigueetsesvraissentimentsennesouriantplus.

—Lesecret!...dit-elleenseretournant.

—Tuasétéd'unhéroïsmedenourricequimerendpluscherencorel'héritierprésomptifdesduGuénic;j'aivoulutefaireunesurprise,absolumentcommeunbourgeoisdelarueSaint-Denis.Onfinit en cemoment pour toi une toilette à laquelle ont travaillé des artistes; mamère et ma tanteZéphirineyontcontribué...

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OSCARHUSSON.

Etquandilsretournaient,ilsregardaienttoujoursOscar,tapidansuncoin.

(UNDÉBUTDANSLAVIE.)

SabineenveloppaCalystedesesbras,letintserrésursoncœur,latêtedanssoncou,faiblissantsouslepoidsdubonheur,nonpasàcausedelatoilette,maisàcausedupremiersoupçondissipé.Cefut unde ces élansmagnifiques qui se comptent et quene peuvent pas prodiguer tous les amours,mêmeexcessifs,carlavieseraittroppromptementbrûlée.Leshommesdevraientalorstomberauxpiedsdesfemmespourlesadorer,carc'estunsublimeoùlesforcesducœuretdel'intelligenceseversentcommeleseauxdesnymphesarchitecturalesjaillissentdesurnesinclinées.Sabinefonditenlarmes.

Toutàcoup,commemordueparunevipère,ellequittaCalyste,allasejetersurundivan,ets'yévanouit.Laréactionsubitedufroidsurcecœurenflammé,delacertitudesurlesfleursardentesdeceCantique des cantiques faillit tuer l'épouse. En tenant ainsiCalyste, en plongeant le nez dans sa

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cravate,abandonnéequ'elleétaitàsajoie,elleavaitsentil'odeurdupapierdelalettre!...Uneautretêtede femmeavait roulé là, dont les cheveux et la figure laissaient uneodeur adultère.Elle venait debaiserlaplaceoùlesbaisersdesarivaleétaientencorechauds!...

—Qu'as-tu?...ditCalysteaprèsavoirrappeléSabineàlavieenluipassantsurlevisageunlingemouillé,luifaisantrespirerdessels...

—Allezcherchermonmédecinetmonaccoucheur,tousdeux!Oui,j'ai,jelesens,unerévolutiondelait...Ilsneviendrontàl'instantquesivouslesenpriezvous-même...

Levous frappaCalystequi, touteffrayé,sortitprécipitamment.DèsqueSabineentendit laportecochèrese fermant,elle se levacommeunebicheeffrayée,elle tournadanssonsaloncommeunefolleencriant:—MonDieu!monDieu!monDieu!Cesdeuxmotstenaientlieudetoutessesidées.Lacrise qu'elle avait annoncée comme prétexte eut lieu. Ses cheveux devinrent dans sa tête autantd'aiguillesrougiesaufeudesnévroses.Sonsangbouillonnantluiparutàlafoissemêleràsesnerfsetvouloirsortirparsespores!Ellefutaveuglependantunmoment.Ellecria:—Jemeurs!

Quandàceterriblecridemèreetdefemmeattaquée,safemmedechambreentra;quandpriseetportéeaulit,elleeutrecouvrélavueetl'esprit,lepremieréclairdesonintelligencefutpourenvoyercettefillechezsonamie,madamedePortenduère.Sabinesentitsesidéestourbillonnantdanssatêtecommedesfétusemportésparunetrombe.—J'enaivu,disait-elleplustard,desmyriadesàlafois.Elle sonna levaletde chambre, et, dans le transportde la fièvre, elle eut la forced'écrire la lettresuivante,carelleétaitdominéeparunerage,celled'avoirunecertitude!...

AMADAMELABARONNEDUGUÉNIC.

«Chèremaman,quandvousviendrezàParis,commevousnous l'avezfaitespérer, jevous remercieraimoi-mêmedubeauprésent par lequel vous avezvoulu, vous,ma tanteZéphirineetCalyste,me remercierd'avoir accomplimesdevoirs. J'étaisdéjàbienpayéepar mon propre bonheur!... Je renonce à vous exprimer le plaisir que m'a fait cettecharmantetoilette,c'estquandvousserezprèsdemoiquejevousledirai.Croyezqu'enmeparantdevant cebijou, jepenserai toujours, comme ladame romaine,quemaplusbelleparureestnotrecherpetitange,etc.»

Elle fit mettre à la poste pour Guérande cette lettre par sa femme de chambre. Quand lavicomtesse de Portenduère entra, le frisson d'une fièvre épouvantable succédait chez Sabine à cepremierparoxysmedefolie.

—Ursule,ilmesemblequejevaismourir,luidit-elle.

—Qu'avez-vous,machère?

—Qu'est-cequeSavinienetCalysteontdoncfaithieraprèsavoirdînéchezvous?

—Quel dîner? repartit Ursule, à qui son mari n'avait encore rien dit en ne croyant pas à uneenquêteimmédiate.Savinienetmoi,nousavonsdînéhierensembleetnoussommesallésauxItaliens,sansCalyste.

—Ursule,machèrepetite,aunomdevotreamourpourSavinien,gardez-moilesecretsurceque

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tuviensdemedireetsurcequejetediraideplus.Toiseulesaurasdequoijemeurs...Jesuistrahie,auboutdelatroisièmeannée,àvingt-deuxansetdemi!...

Sesdentsclaquaient,elleavait lesyeuxgelés, ternes, sonvisageprenaitdes teintesverdâtresetl'apparenced'unevieilleglacedeVenise.

—Vous,sibelle!...Etpourqui?...

—Je ne sais pas!MaisCalystem'a fait deuxmensonges... Pas unmot!Neme plains pas, ne tecourroucepas,faisl'ignorante;tusauraspeut-êtrequiparSavinien.Oh!lalettred'hier!...

Etgrelottant,etenchemise,elles'élançaversunpetitmeubleetypritlalettre...

—Unecouronnedemarquise!dit-elleenseremettantaulit.SachesimadamedeRochefideestàParis?...J'auraidoncuncœuroùpleurer,oùgémir!...Oh!mapetite,voirsescroyances,sapoésie,sonidole, sa vertu, son bonheur, tout, tout en pièces, flétri, perdu!... Plus de Dieu dans le ciel! plusd'amoursurterre,plusdevieaucœur,plusrien...Jenesaiss'ilfaitjour,jedoutedusoleil...Enfin,j'aitantdedouleuraucœurquejenesenspresquepaslesatrocessouffrancesquimelabourentleseinetlafigure.Heureusementlepetitestsevré,monlaitl'eûtempoisonné!

Acetteidée,untorrentdelarmesjaillitdesyeuxdeSabine,jusque-làsecs.

LajoliemadamedePortenduère,tenantàlamainlalettrefatalequeSabineavaitunedernièrefoisflairée,restaitcommehébétéedevantcettevraiedouleur,saisieparcetteagoniedel'amour,sanssel'expliquer,malgré les récits incohérents par lesquels Sabine essaya de tout raconter. Tout à coupUrsulefutilluminéeparunedecesidéesquineviennentqu'auxamiessincères.

—Ilfautlasauver!sedit-elle.—Attends-moi,Sabine,luicria-t-elle,jevaissavoirlavérité.

—Ah!dansmatombe,jet'aimerai,toi!...criaSabine.

LavicomtesseallachezladuchessedeGrandlieu,luidemandaleplusprofondsilenceetlamitaucourantdelasituationdeSabine.

—Madame, dit la vicomtesse en terminant, n'êtes-vous pas d'avis que pour éviter une affreusemaladie, et, peut-être, que sais-je? la folie!... nous devons tout confier au médecin, et inventer auprofitdecetaffreuxCalystedesfablesquipourlemomentlerendentinnocent.

—Machèrepetite,ditladuchesse,àquicetteconfidenceavaitdonnéfroidaucœur,l'amitiévousaprêtépourunmomentl'expérienced'unefemmedemonâge.JesaiscommentSabineaimesonmari,vousavezraison,ellepeutdevenirfolle.

—Maisellepeut,cequiseraitpis,perdresabeauté!ditlavicomtesse.

—Courons!crialaduchesse.

La vicomtesse et la duchesse gagnèrent fort heureusement quelques instants sur le fameuxaccoucheurDommanget,leseuldesdeuxsavantsqueCalysteeûtrencontrés.

—Ursulem'atoutconfié,dit laduchesseàsafille,ettutetrompes...D'abordBéatrixn'estpasàParis...Quantàcequetonmari,monange,afaithier,ilaperdubeaucoupd'argent,etilnesaitoùenprendrepourpayertatoilette...

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—Etcela?...dit-elleàsamèreentendantlalettre.

—Cela! s'écria la duchesse en riant, c'est le papier du Jockey-club, tout lemonde écrit sur dupapieràcouronne,bientôtnosépiciersseronttitrés...

La prudente mère lança dans le feu le papier malencontreux. Quand Calyste et Dommangetarrivèrent, la duchesse, qui venait de donner des instructions aux gens, en fut avertie; elle laissaSabineauxsoinsdemadamedePortenduère,etarrêtadanslesalonl'accoucheuretCalyste.

—Il s'agit de la viedeSabine,monsieur, dit-elle àCalyste, vous l'avez trahiepourmadamedeRochefide...

Calysterougitcommeunejeunefilleencorehonnêtepriseenfaute.

—Et, dit la duchesse en continuant, comme vous ne savez pas tromper, vous avez fait tant degaucheriesqueSabinea toutdeviné;mais j'ai tout réparé.Vousnevoulezpas lamortdema fille,n'est-ce pas?... Tout ceci,monsieurDommanget, vousmet sur la voie de la vraiemaladie et de sacause... Quant à vous, Calyste, une vieille femme comme moi conçoit votre erreur, mais sans lapardonner.Detelspardonss'achètentpartouteuneviedebonheur.Sivousvoulezquejevousestime,sauvezd'abordma fille;puisoubliezmadamedeRochefide, ellen'estbonneà avoirqu'une fois!...sachezmentir,ayezlecourageducrimineletsonimpudence.J'aibienmenti,moi,quiseraiforcéedefairederudespénitencespourcepéchémortel!...

Etellelemitaufaitdesmensongesqu'ellevenaitd'inventer.L'habileaccoucheur,assisauchevetdelamalade,étudiaitdéjàdanslessymptômeslesmoyensdepareraumal.Pendantqu'ilordonnaitdesmesuresdontlesuccèsdépendaitdelaplusgranderapiditédansl'exécution,Calyste,assisaupieddulit,tintsesyeuxsurSabineenessayantdedonneruneviveexpressiondetendresseàsonregard.

—C'estdonclejeuquivousacernélesyeuxcommeça?.....dit-elled'unevoixfaible.

Cettephrasefitfrémirlemédecin,lamèreetlavicomtesse,quis'entre-regardèrentàladérobée.Calystedevintrougecommeunecerise.

—Voilà ce que c'est que de nourrir, dit spirituellement et brutalement Dommanget. Les mariss'ennuientd'être séparésde leurs femmes, ilsvont auclub, et ils jouent...Maisne regrettezpas lestrentemillefrancsquemonsieurlebaronaperduscettenuit-ci.

—Trentemillefrancs!...s'écrianiaisementUrsule.

—Oui, je le sais, répliquaDommanget. Onm'a dit cematin chez la jeune duchesse Berthe deMaufrigneuse que c'est monsieur de Trailles qui vous les a gagnés, dit-il, à Calyste. Commentpouvez-vousjoueravecunpareilhomme?Franchement,monsieurlebaron,jeconçoisvotrehonte.

Envoyant sa belle-mère, une pieuse duchesse, la jeune vicomtesse, une femmeheureuse, et unvieil accoucheur, un égoïste,mentant commedesmarchands de curiosités, le bon et nobleCalystecompritlagrandeurdupéril,etilluicoûtadeuxgrosseslarmesquitrompèrentSabine.

—Monsieur,dit-elleensedressantsursonséantetregardantDommangetaveccolère,monsieurduGuénic peut perdre trente, cinquante, centmille francs, s'il lui plaît, sans que personne ait à letrouvermauvaisetà luidonnerdesleçons.IlvautmieuxquemonsieurdeTrailles luiaitgagnédel'argentquenous,nousenayonsgagnéàmonsieurdeTrailles.

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Calysteseleva,pritsafemmeparlecou,labaisasurlesdeuxjoues,etluiditàl'oreille:Sabine,tuesunange!...

Deux jours après on regarda la jeune femme comme sauvée. Le lendemain Calyste était chezmadamedeRochefide,ets'yfaisaitunméritedesoninfamie.

—Béatrix,luidisait-il,vousmedevezlebonheur.Jevousailivrémapauvrefemme,elleatoutdécouvert. Ce fatal papier sur lequel vous m'avez fait écrire, et qui portait votre nom et votrecouronneque je n'avais pas vus!... Je nevoyais quevous!...Le chiffre heureusement, votreB. étaiteffacéparhasard.Maisleparfumquevousavezlaissésurmoi,maislesmensongesdanslesquelsjemesuisentortillécommeunsot,onttrahimonbonheur.Sabineafaillimourir,lelaitestmontéàlatête,elleaunérésipèle,peut-êtreenportera-t-ellelesmarquespendanttoutesavie...

Enécoutantcettetirade,BéatrixeutunefigurepleinNordàfaireprendrelaSeinesiellel'avaitregardée.

—Ehbien,tantmieux,répondit-elle,çavouslablanchirapeut-être.

EtBéatrix,devenuesèchecommesesos,inégalecommesonteint,aigrecommesavoix,continuasurcetonparunekyrielled'épigrammesatroces.Iln'yapasdeplusgrandemaladressepourunmarique de parler de sa femme, quand elle est vertueuse, à sa maîtresse, si ce n'est de parler de samaîtresse, quand elle est belle, à sa femme. Mais Calyste n'avait pas encore reçu cette espèced'éducationparisiennequ'ilfautnommerlapolitessedespassions.Ilnesavaitnimentiràsafemmenidireàsamaîtresselavérité,deuxapprentissagesàfairepourpouvoirconduirelesfemmes.Aussifut-il obligé d'employer toute la puissance de la passion pour obtenir de Béatrix un pardon sollicitépendantdeuxheures,refuséparunangecourroucéquilevaitlesyeuxauplafondpournepasvoirlecoupable,etquidébitaitlesraisonsparticulièresauxmarquisesd'unevoixparseméedepetiteslarmestrès-ressemblantes,furtivementessuyéesavecladentelledumouchoir.

—Meparlerdevotrefemmepresquelelendemaindemafaute!...Pourquoinemedites-vouspasqu'elle est une perle de vertu! Je le sais, elle vous trouve beau par admiration! en voilà de ladépravation! Moi, j'aime votre âme! car, sachez-le bien, mon cher, vous êtes affreux, comparé àcertainspâtresdelaCampagnedeRome!etc.

Cette phraséologie peut surprendre, mais elle constituait un système profondément médité parBéatrix.Asatroisièmeincarnation,caràchaquepassionondevienttoutautre,unefemmes'avanced'autantdanslarouerie,seulmotquirendebienl'effetdel'expériencequedonnentdetellesaventures.Or,lamarquisedeRochefides'étaitjugéeàsonmiroir.Lesfemmesd'espritnes'abusentjamaissurelles-mêmes; elles comptent leurs rides, elles assistent à la naissancede la patte d'oie, elles voientpoindre leursgrainsdemillet, elles se saventparcœur, et ledisentmême troppar lagrandeurdeleurseffortsàseconserver.Aussi,pourlutteravecunesplendidejeunefemme,pourremportersurellesixtriomphesparsemaine,Béatrixavait-elledemandésesavantagesàlasciencedescourtisanes.Sanss'avouerlanoirceurdeceplan,entraînéeàl'emploidecesmoyensparunepassionturquepourlebeauCalyste, elle s'était promisde lui faire croirequ'il était disgracieux, laid,mal fait, et de seconduirecommesiellelehaïssait.

Nul systèmen'est plus fécondavec leshommesd'unenature conquérante.Pour eux, trouver cesavantdédainàvaincre,n'est-cepasletriomphedupremierjourrecommencétousleslendemains?C'estmieux,c'estlaflatteriecachéesouslalivréedelahaine,etluidevantlagrâce,lavéritédontsontrevêtuestouteslesmétamorphosesparlessublimespoëtesinconnusquilesontinventées.Unhomme

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nesedit-ilpasalors:—Jesuisirrésistible!Ou—J'aimebien,carjedomptesarépugnance.

Sivousniezceprincipedevinépar lescoquetteset lescourtisanesde toutes leszonessociales,nionslespourchasseursdescience,leschercheursdesecrets,repousséspendantdesannéesdansleurduelaveclescausessecrètes.

Béatrixavaitdoublél'emploidumépriscommepistonmoral,delacomparaisonperpétuelled'unchez soi poétique, confortable, opposé par elle à l'hôtel du Guénic. Toute épouse délaissée quis'abandonneabandonneaussisonintérieur,tantelleestdécouragée.Danscetteprévision,madamedeRochefidecommençaitdesourdesattaquessurleluxedufaubourgSaint-Germain,qualifiédesotparelle.Lascènedelaréconciliation,oùBéatrixfitjurerhaineàl'épousequijouait,dit-elle,lacomédiedulaitrépandu,sepassadansunvraibocageoùelleminaudaitenvironnéedefleursravissantes,dejardinièresd'un luxe effréné.La sciencedes riens, desbagatelles à lamode, elle la poussa jusqu'àl'abuschezelle.Tombéeenpleinméprisparl'abandondeConti,Béatrixvoulaitdumoinslagloirequedonnelaperversité.Lemalheurd'unejeuneépouse,d'uneGrandlieuricheetbelle,allaitêtreunpiédestalpourelle.

Quandunefemmerevientdelanourrituredesonpremierenfantàlavieordinaire,ellereparaîtcharmante,elleretourneaumondeembellie.Sicettephasedelamaternitérajeunitlesfemmesd'uncertainâge,elledonneauxjeunesunesplendeurpimpante,uneactivitégaie,unbriod'existence,s'ilestpermisd'appliqueraucorpslemotquel'Italieatrouvépourl'esprit.Enessayantdereprendrelescharmantescoutumesde la lunedemiel,Sabineneretrouvaplus lemêmeCalyste.Elleobserva, lamalheureuse,aulieudeselivreraubonheur.Ellecherchalefatalparfumetlesentit.Enfinelleneseconfia plus ni à son amie ni à sa mère, qui l'avaient si charitablement trompée. Elle voulut unecertitude, et la Certitude ne se fit pas attendre. La Certitude nemanque jamais, elle est comme lesoleil,elleexigebientôtdesstores.C'estenamourunerépétitiondelafabledubûcheronappelantlaMort,ondemandeàlaCertitudedenousaveugler.

Unmatin,quinzejoursaprèslapremièrecrise,Sabinereçutcettelettreterrible.

AMADAMELABARONNEDUGUÉNIC.

«Guérande.

»Ma chère fille, ma belle-sœur Zéphirine et moi, nous nous sommes perdues enconjecturessurlatoilettedontparlevotrelettre;j'enécrisàCalysteetjevouspriedemepardonnernotreignorance.Vousnepouvezpasdouterdenoscœurs.Nousvousamassonsdestrésors.GrâceauxconseilsdemademoiselledePen-Hoëlsurlagestiondevosbiens,vousvoustrouverezdansquelquesannéesuncapitalconsidérable,sansquevosrevenusenaientsouffert.

»Votre lettre, chère fille aussi aimée que si je vous avais portée dans mon sein etnourriedemon lait,m'asurpriseparson laconismeet surtoutparvotresilencesurmoncherpetitCalyste;vousn'aviezrienàmediredugrand,jelesaisheureux;mais,etc.»

Sabinemitsurcettelettreentravers:LanobleBretagnenepeutpasêtretoutentièreàmentir!...Etelle posa la lettre sur le bureau de Calyste. Calyste trouva la lettre et la lut. Après avoir reconnul'écritureetlalignedeSabine,il jetalalettreaufeu,bienrésoludenel'avoirjamaisreçue.Sabinepassa toute une semaine en angoisses dans le secret desquelles seront les âmes angéliques ou

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solitairesquel'ailedumauvaisangen'ajamaiseffleurées.LesilencedeCalysteépouvantaitSabine.

—Moiquidevraisêtretoutdouceur,toutplaisirpourluijeluiaidéplu,jel'aiblessé!...Mavertus'estfaitehaineuse,j'aisansdoutehumiliémonidole!sedisait-elle.

Cespenséesluicreusèrentdessillonsdanslecœur.Ellevoulaitdemanderpardondecettefaute,maislaCertitudeluidécochadenouvellespreuves.

Hardieetinsolente,BéatrixécrivitunjouràCalystechezlui,madameduGuénicreçutlalettre,laremitàsonmarisansl'avoirouverte;maiselleluidit,lamortdansl'âme,etlavoixaltérée:

—Monami,cettelettrevientduJockey-club...Jereconnaisl'odeuretlepapier...

CettefoisCalysterougitetmitlalettredanssapoche.

—Pourquoinelalis-tupas?...

—Jesaiscequ'onmeveut.

Lajeunefemmes'assit.Ellen'eutpluslafièvre,ellenepleuraplus,maiselleeutunedecesragesqui,chezcesfaiblescréatures,enfantentlesmiraclesducrime,quileurmettentl'arsenicàlamain,oupour elle ou pour leurs rivales. On amena le petit Calyste, elle le prit pour le dodiner. L'enfant,nouvellementsevré,cherchaleseinàtraverslarobe.

—Ilsesouvient,lui!...dit-elletoutbas.

Calysteallaliresalettrechezlui.Quandilnefutpluslà,lapauvrejeunefemmefonditenlarmes,maiscommelesfemmespleurentquandellessontseules.

Ladouleur,demêmeque leplaisir, a son initiation.Lapremièrecrise, commecelleà laquelleSabineavaitfaillisuccomber,nerevientpasplusquenereviennentlesprémicesentoutechose.C'estlepremiercoindelaquestionducœur,lesautressontattendus,lebrisementdesnerfsestconnu,lecapital de nos forces a fait son versement pour une énergique résistance.Aussi Sabine, sûre de latrahison, passa-t-elle trois heures avec son fils dans les bras, au coin de son feu, de manière às'étonner,quandGasselin,devenuvaletdechambre,vintdire:—Madameestservie.

—Avertissezmonsieur.

—Monsieurnedînepasici,madamelabaronne.

Sait-ontoutcequ'ilyadetorturespourunejeunefemmedevingt-troisans,danslesupplicedesetrouver seule au milieu de l'immense salle à manger d'un hôtel antique, servie par de silencieuxdomestiques,endepareillescirconstances?

—Attelez,dit-elletoutàcoup,jevaisauxItaliens.

Elle fit une toilette splendide, elle voulut se montrer seule et souriant comme une femmeheureuse.Aumilieudesremordscausésparl'apostillemisesurlalettre,elleavaitrésoludevaincre,deramenerCalysteparuneexcessivedouleur,parlesvertusdel'épouse,parunetendressed'agneaupascal.Ellevoulutmentir à toutParis.Elle aimait, elle aimait commeaiment les courtisaneset lesanges,avecorgueil,avechumilité.MaisondonnaitOtello!QuandRubinichanta:Ilmiocorsidivide,elle se sauva. La musique est souvent plus puissante que le poëte et que l'acteur, les deux plus

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formidablesnaturesréunies.SaviniendePortenduèreaccompagnaSabinejusqu'aupéristyleetlamitenvoiture,sanspouvoirs'expliquercettefuiteprécipitée.

MadameduGuénic entra dès lors dans une période de souffrances particulière à l'aristocratie.Envieux, pauvres, souffrants, quand vous voyez aux bras des femmes ces serpents d'or à têtes dediamant,cescolliers,cesagrafes,dites-vousquecesvipèresmordent,quecescolliersontdespointesvenimeuses,queceslienssilégersentrentauvifdansceschairsdélicates.Toutceluxesepaie.DanslasituationdeSabinelesfemmesmaudissent lesplaisirsde larichesse,ellesn'aperçoiventplus lesdorures de leurs salons, la soie des divans est de l'étoupe, les fleurs exotiques sont des orties, lesparfumspuent, lesmiracles de la cuisine grattent le gosier commedupain d'orge, et la vie prendl'amertumedelamerMorte.

Deuxou troisexemplespeindrontcette réactiond'unsalonoud'une femmesurunbonheur,demanièrequetoutescellesquil'ontsubieyretrouventleursimpressionsdeménage.

Prévenuedecetteaffreuserivalité,Sabineétudiasonmariquandilsortaitpourdevinerl'avenirdelajournée.Etavecquellefureurcontenueunefemmenesejette-t-ellepassurlespointesrougesdecessupplicesdesauvage?...Quellejoiedélirantes'iln'allaitpasruedeChartres!Calysterentrait-il?l'observationdufront,delacoiffure,desyeux,delaphysionomieetdumaintienprêtaitunhorribleintérêtàdesriens,àdesremarquespoursuiviesjusquedanslesprofondeursdelatoilette,etquifontalorsperdreàunefemmesanoblesseetsadignité.Cesfunestes investigations,gardéesaufondducœur,s'yaigrissaientetycorrompaientlesracinesdélicatesd'oùs'épanouissentlesfleursbleuesdelasainteconfiance,lesétoilesd'ordel'amourunique.

Un jour, Calyste regarda tout chez lui demauvaise humeur, il y restait! Sabine se fit chatte ethumble,gaieetspirituelle.

—Tumeboudes,Calyste,jenesuisdoncpasunebonnefemme?...Qu'ya-t-iliciquitedéplaise?demanda-t-elle.

—Touscesappartementssontfroidsetnus,dit-il,vousnevousentendezpasàceschoses-là.

—Quemanque-t-il?

—Desfleurs.

—Bien,seditenelle-mêmeSabine,ilparaîtquemadamedeRochefideaimelesfleurs.

Deuxjoursaprès,lesappartementsavaientchangédefaceàl'hôtelduGuénic,personneàParisnepouvaitseflatterd'avoirdeplusbellesfleursquecellesquilesornaient.

Quelquetempsaprès,Calyste,unsoiraprèsdîner,seplaignitdufroid.Ilsetordaitsursacauseuseenregardantd'oùvenaitl'air,encherchantquelquechoseautourdelui.Sabinefutpendantuncertaintemps à deviner ce que signifiait cette nouvelle fantaisie, elle dont l'hôtel avait un calorifère quichauffait lesescaliers, lesantichambreset lescouloirs.Enfin,après trois joursdeméditations,elletrouvaque sa rivale devait être entourée d'un paravent pour obtenir le demi-jour si favorable à ladécadencedesonvisage,etelleeutunparavent,maisenglacesetd'unerichesseisraélite.

—D'oùsouffleral'oragemaintenant?sedisait-elle.

Elle n'était pas au bout des critiques indirectes de lamaîtresse. Calystemangea chez lui d'une

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façonàrendreSabinefolle,ilrendaitaudomestiquesesassiettesaprèsyavoirchipotédeuxoutroisbouchées.

—Ce n'est donc pas bon? demanda Sabine, au désespoir de voir ainsi perdus tous les soinsauxquelselledescendaitenconférantavecsoncuisinier.

—Jenedispascela,monange,réponditCalystesanssefâcher,jen'aipasfaim!voilàtout.

Une femmedévoréed'unepassion légitime,etqui lutteainsi, se livreàune sortede ragepourl'emporter sur sa rivale,etdépassesouvent lebut, jusquedans les régionssecrètesdumariage.Cecombat si cruel, ardent, incessant dans les choses apercevables et pour ainsi dire extérieures duménage, se poursuivait tout aussi acharné dans les choses du cœur. Sabine étudiait ses poses, satoilette,ellesesurveillaitdanslesinfinimentpetitsdel'amour.

L'affairedelacuisineduraprèsd'unmois.Sabine,secourueparMariotteetGasselin,inventadesrusesdevaudeville pour savoir quels étaient les plats quemadamedeRochefide servait àCalyste.GasselinremplaçalecocherdeCalyste,tombémaladeparordre,GasselinputalorscamaraderaveclacuisinièredeBéatrix,etSabinefinitpardonneràCalystelamêmechèreetmeilleure,maiselleluivitfairedenouvellesfaçons.

—Quemanque-t-ildonc?...demanda-t-elle.

—Rien,répondit-ilencherchantsurlatableunobjetquines'ytrouvaitpas.

—Ah! s'écria Sabine le lendemain en s'éveillant,Calyste voulait de ces hannetons pilés, de cesingrédients anglais qui se servent dans des pharmacies en forme d'huiliers;madame deRochefidel'accoutumeàtoutessortesdepiments!

Elleacheta l'huilieranglaiset ses flaconsardents;maisellenepouvaitpaspoursuivrede tellesdécouvertesjusquedanstouteslespréparationsconjugales.

Cettepériodedurapendantquelquesmois,l'onnes'enétonnerapassil'onsongeauxattraitsqueprésente une lutte. C'est la vie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs aux noiresténèbresdudégoût,aupoisondumépris,aunéantdel'abdication,àcettemortducœurquis'appellel'indifférence. Tout son courage abandonna néanmoins Sabine un soir qu'elle semontra dans unetoilettecommeeninspireauxfemmesledésirdel'emportersuruneautre,etqueCalysteluiditenriant:—Tuaurasbeaufaire,Sabine,tuneserasjamaisqu'unebelleAndalouse!

—Hélas!répondit-elleentombantsursacauseuse,jenepourraijamaisêtreblonde;maisjesais,sicelacontinue,quej'auraibientôttrente-cinqans.

Elle refusa d'aller aux Italiens, elle voulut rester chez elle pendant toute la soirée. Seule, ellearracha les fleursde sescheveuxet trépignadessus, elle sedéshabilla, foula sa robe, sonécharpe,toute sa toilette aux pieds, absolument comme une chèvre prise dans le lacet de sa corde, qui nes'arrêteensedébattantquequandelle sent lamort.Etelle secoucha.La femmedechambreentra,qu'onjugedesonétonnement.

—Cen'estrien,ditSabine,c'estmonsieur!

Lesfemmesmalheureusesontdecessublimesfatuités,decesmensongesoùdedeuxhontesquisecombattentlaplusfémininealedessus.

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Acejeuterrible,Sabinemaigrit, lechagrinlarongea;maisellenesortitjamaisdurôlequ'elles'étaitimposé.Soutenueparunesortedefièvre,seslèvresrefoulaientlesmotsamersjusquedanssagorgequandladouleurluiensuggérait;elleréprimaitleséclairsdesesmagnifiquesyeuxnoirs,etles rendait doux jusqu'à l'humilité. Enfin son dépérissement fut bientôt sensible. La duchesse,excellente mère, quoique sa dévotion fût devenue de plus en plus portugaise, aperçut une causemortelle dans l'état véritablement maladif où se complaisait Sabine. Elle savait l'intimité régléeexistant entreBéatrix etCalyste.Elle eut soind'attirer sa fille chezellepour essayerdepanser lesplaiesdececœur,etdel'arrachersurtoutàsonmartyre;maisSabinegardapendantquelquetempsleplusprofondsilencesursesmalheursencraignantqu'onn'intervîntentreelleetCalyste.Ellesedisaitheureuse!... Au bout du malheur, elle retrouvait sa fierté, toutes ses vertus! Mais, après un moispendantlequelSabinefutcaresséeparsasœurClotildeetparsamère,elleavouaseschagrins,confiasesdouleurs,maudit lavie,etdéclaraqu'ellevoyaitvenir lamortavecunejoiedélirante.EllepriaClotilde,quivoulaitresterfille,desefairelamèredupetitCalyste,leplusbelenfantquejamaisraceroyaleeûtpudésirerpourhéritierprésomptif.

Unsoir,enfamille,entresajeunesœurAthénaïs,dontlemariageaveclevicomtedeGrandlieudevait se faire à la fin du carême, entre Clotilde et la duchesse, Sabine jeta les cris suprêmes del'agonieducœur,excitésparl'excèsd'unedernièrehumiliation.

—Athénaïs,dit-elleenvoyantpartirverslesonzeheureslejeunevicomteJustedeGrandlieu,tuvastemarier,quemonexempleteserve.Garde-toicommed'uncrimededéployertesqualités,résisteau plaisir de t'en parer pour plaire à Juste. Sois calme, digne et froide,mesure le bonheur que tudonneras sur celui que tu recevras! C'est infâme, mais c'est nécessaire. Vois!... je péris par mesqualités.Toutceque jemesensdebeau,de saint,degrand, toutesmesvertus sontdesécueils surlesquelss'estbrisémonbonheur.Jecessedeplaireparcequejen'aipastrente-sixans!Auxyeuxdecertainshommes,c'estuneinférioritéquelajeunesse!Iln'yarienàdevinersurunefigurenaïve.Jeris franchement, et c'est un tort! quand, pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-souriremélancoliquedesangestombésquisontforcésdecacherdesdentslonguesetjaunes.Unteintfraisestmonotone! l'on préfère un enduit de poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et ducoldcream. J'aide ladroiture, et c'est laperversitéquiplaît! Je suis loyalementpassionnéecommeunehonnête femme, et il faudrait être manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne deprovince.Jesuisivredubonheurd'avoirpourmaril'undespluscharmantshommesdeFrance,jeluidis naïvement combien il est distingué, combien sesmouvements sont gracieux, je le trouvebeau;pour luiplaire il faudraitdétourner la têteavecunefeintehorreur,nerienaimerde l'amour,et luidirequesadistinctionest toutbonnementunairmaladif,unetournuredepoitrinaire, luivanter lesépaulesdel'HerculeFarnèse,lemettreencolèreetmedéfendre,commesij'avaisbesoind'uneluttepourcacherdesimperfectionsquipeuventtuerl'amour.J'ailemalheurd'admirerlesbelleschoses,sans songer àme rehausser par la critique amère et envieuse de tout ce qui reluit de poésie et debeauté.Jen'aipasbesoindemefairedireenversetenprose,parCanalisetNathan,quejesuisuneintelligencesupérieure!Jesuisunepauvreenfantnaïve,jeneconnaisqueCalyste.Ah!sij'avaiscourulemondecommeelle,si j'avaiscommeelledit:—Jet'aime!danstoutesles languesdel'Europe,onme consolerait, onme plaindrait, onm'adorerait, et je servirais le régal macédonien d'un amourcosmopolite!Onnevoussaitgrédevostendressesquequandvouslesavezmisesenreliefpardesméchancetés.Enfin,moi,noblefemme,ilfautquejem'instruisedetouteslesimpuretés,detouslescalculsdesfilles!...EtCalystequiestladupedecessingeries!...Oh!mamère!oh!machèreClotilde,jemesensblesséeàmort.Mafiertéestunetrompeuseégide,jesuissansdéfensecontreladouleur,j'aime toujours mon mari comme une folle, et pour le ramener à moi, je devrais emprunter àl'indifférencetoutessesclartés.

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—Niaise,luiditàl'oreilleClotilde,aiel'airdevouloirtevenger...

—Jeveuxmourir irréprochable,etsans l'apparenced'untort, réponditSabine.Notrevengeancedoitêtredignedenotreamour.

—Monenfant,ditladuchesseàsafille,unemèredoitvoirlavieunpeuplusfroidementquetoi.L'amourn'estpaslebut,maislemoyendelafamille;nevapasimitercettepauvrepetitebaronnedeMacumer.Lapassionexcessiveest infécondeetmortelle.Enfin,Dieunousenvoielesafflictionsenconnaissancedecause.Voici lemariaged'Athénaïsarrangé, jevaispouvoirm'occuperde toi... J'aidéjàcausédelacrisedélicateoùtutetrouvesavectonpèreetleducdeChaulieu,avecd'Ajuda,noustrouveronsbienlesmoyensdeteramenerCalyste...

—AveclamarquisedeRochefide,ilyadelaressource!ditClotildeensouriantàsasœur,ellenegardepaslongtempssesadorateurs.

—D'Ajuda,monange,repritladuchesse,aétélebeau-frèredemonsieurdeRochefide...Sinotrecherdirecteurapprouvelespetitsmanégesauxquelsilfautselivrerpourfaireréussirleplanquej'aisoumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste.Ma conscience répugne à se servir depareilsmoyens,etjeveuxlessoumettreaujugementdel'abbéBrossette.Nousn'attendronspas,monenfant,quetusoisinextremispourvenirà tonsecours.Aiebonespoir! tonchagrinestsigrandcesoirquemonsecretm'échappe;maisilm'estimpossibledenepastedonnerunpeud'espérance.

—Celafera-t-ilduchagrinàCalyste?demandaSabineenregardantladuchesseavecinquiétude.

—Oh!monDieu!serai-jedoncaussibêtequecela!s'écrianaïvementAthénaïs.

—Ah!petitefille,tuneconnaispaslesdéfilésdanslesquelsnousprécipitelavertu,quandelleselaisseguiderparl'amour,réponditSabineenfaisantuneespècedefindecouplet,tantelleétaitégaréeparlechagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que la duchesse, éclairée par le ton, parl'accent,parleregarddemadameduGuénic,crutàquelquemalheurcaché.

—Mesenfants,ilestminuit,allez...dit-elleàsesdeuxfillesdontlesyeuxs'animaient.

—Malgrémes trente-six ans, je suis donc de trop? demanda railleusementClotilde. Et pendantqu'Athénaïsembrassaitsamère,ellesepenchasurSabineetluiditàl'oreille:—Tumedirasquoi!...J'irai demain dîner avec toi. Simamère trouve sa conscience compromise,moi, je te dégagerai,Calyste,desmainsdesinfidèles.

—Ehbien,Sabine,ditladuchesseenemmenantsafilledanssachambreàcoucher,voyons,qu'ya-t-ildenouveau,monenfant?

—Eh!maman,jesuisperdue!

—Etpourquoi?

—J'ai voulu l'emporter sur cette horrible femme, j'ai vaincu, je suis grosse, et Calyste l'aimetellement que je prévois un abandon complet. Lorsque l'infidélité qu'il a faite sera prouvée, elledeviendrafurieuse!Ah!jesubisdetropgrandestorturespourpouvoiryrésister.Jesaisquandilyva,jel'apprendsparsajoie;puissamaussaderiemeditquandilenrevient.Enfinilnesegêneplus,jelui

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suisinsupportable.Elleasurluiuneinfluenceaussimalsainequelesontenellelecorpsetl'âme.Tuverras,elleexigera,pourprixdequelqueraccommodement,undélaissementpublic,unerupturedanslegenredelasienne,ellemel'emmènerapeut-êtreenSuisse,enItalie.Ilcommenceàtrouverridiculedenepasconnaîtrel'Europe,jedevinecequeveulentdirecesparolesjetéesenavant.SiCalysten'estpasguérid'iciàtroismois,jenesaispascequ'iladviendra...jelesais,jemetuerai!

—Malheureuseenfant!ettonâme!Lesuicideestunpéchémortel.

—Comprenez-vous? elle est capablede lui donnerun enfant!Et siCalyste aimait plus celui decettefemmequelesmiens!Oh!làestletermedemapatienceetdemarésignation.

Elletombasurunechaise,elleavaitlivrélesdernièrespenséesdesoncœur,ellesetrouvaitsansdouleurcachée,et ladouleurestcommecette tigede ferque lessculpteursmettentauseinde leurglaise,ellesoutient,c'estuneforce!

—Allons, rentre chez toi, pauvre affligée!Enprésencede tant demalheurs, l'abbémedonnerasansdoutel'absolutiondespéchésvénielsquelesrusesdumondenousobligentàcommettre.Laisse-moi,mafille,dit-elleenallantàsonprie-Dieu, jevaisimplorerNotre-Seigneuret lasainteViergepourtoi,plusspécialement.Adieu,machèreSabine,n'oublieaucundetesdevoirsreligieux,surtout,situveuxquenousréussissions...

—Nousauronsbeau triompher,mamère,nousne sauveronsque laFamille.Calystea tuéchezmoilasainteferveurdel'amourenmeblasantsurtout,mêmesurladouleur.Quellelunedemielquecelleoùj'aitrouvédèslepremierjourl'amertumed'unadultèrerétrospectif!

Lelendemain,versuneheureaprès-midi,l'undescurésdufaubourgSaint-Germain,désignépourundesévêchésvacantsen1840,siégetroisfoisrefuséparlui,l'abbéBrossette,undesprêtreslesplusdistingués du clergé de Paris, traversait la cour de l'hôtel de Grandlieu, de ce pas qu'il faudraitnommer unpas ecclésiastique, tant il peint la prudence, lemystère, le calme, la gravité, la dignitémême.C'étaitunhommepetitetmaigre,d'environcinquanteans,àvisageblanccommeceluid'unevieillefemme,froidiparlesjeûnesduprêtre,creusépartouteslessouffrancesqu'ilépousait.Deuxyeuxnoirs,ardentsdefoi,maisadoucisparuneexpressionplusmystérieusequemystique,animaientcette face d'apôtre. Il souriait presque en montant les marches du perron, tant il se méfiait del'énormitédescasquilefaisaientappelerparsonouaille;maiscommelamaindeladuchesseétaittrouée pour les aumônes, elle valait bien le temps que volaient ses innocentes confessions auxsérieusesmisèresdelaparoisse.Enentendantannoncerlecuré,laduchesseseleva,fitquelquespasvers lui dans le salon, distinction qu'elle n'accordait qu'aux cardinaux, aux évêques, aux simplesprêtres,auxduchessesplusâgéesqu'elleetauxpersonnesdusangroyal.

—Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuil et parlant à voix basse, j'aibesoinde l'autoritédevotreexpérienceavantdeme lancerdansuneassezméchante intrigue,maisd'oùdoitrésulterungrandbien,etjedésiresavoirdevoussijetrouveraidanslavoiedusalutdesépinesàcepropos...

—Madame la duchesse, répondit l'abbé Brossette, ne mêlez pas les choses spirituelles et leschosesmondaines,ellessontsouventinconciliables.D'abord,dequois'agit-il?

—Voussavez,mafilleSabinesemeurtdechagrin;monsieurduGuéniclalaissepourmadamedeRochefide.

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—C'estbienaffreux,c'estgrave;maisvoussavezcequeditàcesujetnotrechersaintFrançoisdeSales.EnfinsongezàmadameGuyonquiseplaignaitdudéfautdemysticismedespreuvesdel'amourconjugal,elleeûtététrès-heureusedevoirunemadamedeRochefideàsonmari.

—Sabinenedéploiequetropdedouceur,ellen'estquetropbienl'épousechrétienne;maisellen'apaslemoindregoûtpourlemysticisme.

—Pauvre jeune femme! dit malicieusement le curé. Qu'avez-vous trouvé pour remédier à cemalheur?

—J'aicommis lepéché,moncherdirecteur,depenserà lâcheràmadamedeRochefideun jolipetitmonsieur,volontaire,pleindemauvaisesqualités,etquicertesferaitrenvoyermongendre.

—Mafille,nousnesommespasici,dit-ilensecaressantlementon,autribunaldelapénitence,jen'aipasàvoustraiterenjuge.Aupointdevuedumonde,j'avouequeceseraitdécisif...

—Cemoyenm'aparuvraimentodieux!...reprit-elle...

—Etpourquoi?Sansdoutelerôled'unechrétienneestbienplutôtderetirerunefemmeperduedelamauvaisevoiequedel'ypousserplusavant;maisquandons'ytrouveaussiloinqu'yestmadamedeRochefide,cen'estpluslebrasdel'homme,c'estceluideDieuquiramènecespécheresses;illeurfautdescoupsdefoudreparticuliers.

—Monpère,reprit laduchesse, jevousremerciedevotre indulgence;mais j'aisongéquemongendreestbraveetBreton,ilaétéhéroïquelorsdel'échauffouréedecettepauvreMADAME.Or,simonsieur de la Palférine, que je crois non moins brave, avait des démêlés avec Calyste, qu'ils'ensuivîtquelqueduel...

—Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et qui prouve que, dans ces voiestortueuses,ontrouvetoujoursdespierresd'achoppement.

—J'ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grand bien, de retirer madame deRochefidedelavoiefataleoùelleest,derendreCalysteàsafemme,etpeut-êtredesauverdel'enferunepauvrecréatureégarée...

—Maisalors,àquoibonmeconsulter?ditlecurésouriant.

—Ah!repritladuchesse,ilfautsepermettredesactionsassezlaides...

—Vousnevoulezvolerpersonne?

—Aucontraire,jedépenseraivraisemblablementbeaucoupd'argent.

—Vousnecalomniezpas?vousne...

—Oh!

—Vousnenuirezpasàvotreprochain?

—Hé,hé!jenesaispastrop.

—Voyonsvotrenouveauplan?ditl'abbédevenucurieux.

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—Si,aulieudefairechasserunclouparunautre,pensai-jeàmonprie-Dieuaprèsavoirimploréla sainte Vierge de m'éclairer, je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en luipersuadantdereprendresafemme:aulieudeprêter lesmainsaumalpouropérer lebienchezmafille,j'opéreraisungrandbienparunautrebiennonmoinsgrand...

LecuréregardalaPortugaiseetrestapensif.

—C'estévidemmentuneidéequivousestvenuedesiloinque...

—Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié la Vierge! Et j'ai fait vœu, sanscompter une neuvaine, de donner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais.Maisquandj'aicommuniquéceplanàmonsieurdeGrandlieu,ils'estmisàrireetm'adit:—Avosâges,maparoled'honneur,jecroisquevousavezundiablepourvoustoutesseules.

—Monsieur leducadit enmari la réponseque jevous faisaisquandvousm'avez interrompu,repritl'abbéquineputs'empêcherdesourire.

—Ah!monpère,sivousapprouvezl'idée,approuverez-vouslesmoyensd'exécution?Ils'agitdefaire chez une certainemadameSchontz, uneBéatrix du quartier Saint-Georges, ce que je voulaisfairechezmadamedeRochefidepourquelemarquisreprîtsafemme.

—Jesuiscertainquevousnepouvezrienfairedemal,ditspirituellement lecuréquinevoulutsavoirriendeplusentrouvantlerésultatnécessaire.Vousmeconsulteriezd'ailleursdanslecasoùvotreconsciencemurmurerait,ajouta-t-il.Si,aulieudedonneràcettedamedelarueSaint-Georgesunenouvelleoccasiondescandale,vousluidonniezunmari?...

—Ah!mon cher directeur, vous avez rectifié la seule chosemauvaise qui se trouvât dansmonplan.Vousêtesdigned'êtrearchevêque,etj'espèrenepasmourirsansvousdireVotreÉminence.

—Jenevoisàtoutceciqu'uninconvénient,repritlecuré.

—Lequel?

—SimadamedeRochefideallaitgardermonsieurlebarontoutenrevenantàsonmari?

—Cecimeregarde,ditladuchesse.Quandonfaitpeud'intrigues,onlesfait...

—Mal, très-mal, reprit l'abbé, l'habitude est nécessaire en tout. Tâchez de racoler un de cesmauvaissujetsquiviventdansl'intrigue,etemployez-le,sansvousmontrer.

—Ah!monsieurlecuré,sinousnousservonsdel'enfer,lecielsera-t-ilavecnous?...

—Vousn'êtespasàconfesse,répétal'abbé,sauvezvotreenfant!

Labonneduchesse,enchantéedesoncuré,lereconduisitjusqu'àlaportedusalon.

Unoragegrondait,commeonlevoit,surmonsieurdeRochefidequijouissaitencemomentdelaplusgrandesommedebonheurquepuissedésirerunParisien,ensetrouvantchezmadameSchontztoutaussimariquechezBéatrix;et,commel'avaitjudicieusementditleducàsafemme,ilparaissaitimpossible de déranger une si charmante et si complète existence. Cette présomption oblige à delégers détails sur la vie quemenaitmonsieur deRochefide, depuis que sa femme en avait fait unHomme Abandonné. On comprendra bien alors l'énorme différence que nos lois et nos mœurs

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mettent,chezlesdeuxsexes,entrelamêmesituation.Toutcequitourneenmalheurpourunefemmeabandonnéesechangeenbonheurchezunhommeabandonné.Cecontrastefrappantinspirerapeut-êtreàplusd'unejeunefemmelarésolutionderesterdanssonménage,etd'yluttercommeSabineduGuénicenpratiquantàsonchoixlesvertuslesplusassassinesoulesplusinoffensives.

Quelquesjoursaprèsl'escapadedeBéatrix,ArthurdeRochefide,devenufilsuniqueparsuitedelamortdesasœur,premièrefemmedumarquisd'Ajuda-Pinto,quin'eneutpasd'enfants,sevitmaîtred'abordde l'hôteldeRochefide, rued'Anjou-Saint-Honoré,puisdedeuxcentmille francsde renteque lui laissa son père. Cette opulente succession, ajoutée à la fortune qu'Arthur possédait en semariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, à mille francs par jour. Pour ungentilhommedotéducaractèrequemademoiselledesTouchesapeint enquelquesmots àCalyste,cette fortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à la charge de l'amour et de lamaternité, Rochefide jouissait d'une immense fortune, mais il ne la dépensait pas plus qu'il nedépensaitsonesprit.Sabonnegrossevanité,déjàsatisfaited'uneencoluredebelhommeàlaquelleilavait dû quelques succès dont il s'autorisa pourmépriser les femmes, se donnait également pleinecarrièredansledomainedel'intelligence.Douédecettesorted'espritqu'ilfautappelerréflecteur,ils'appropriaitlessailliesd'autrui,cellesdespiècesdethéâtreoudespetitsjournauxparlamanièredeles redire; il semblait s'enmoquer, il les répétait en charge, il les appliquait comme formules decritique;enfinsagaietémilitaire(ilavaitservidanslaGardeRoyale)enassaisonnaitsiàproposlaconversation,quelesfemmessansespritleproclamaienthommespirituel,etlesautresn'osaientpaslescontredire.Cesystème,Arthur lepoursuivaitentout; ildevaità lanaturelecommodegéniedel'imitationsansêtresinge,ilimitaitgravement.Ainsi,quoiquesansgoût,ilsavaittoujoursadopterettoujoursquitterlesmodeslepremier.Accusédepasserunpeutropdetempsàsatoiletteetdeporteruncorset,iloffraitlemodèledecesgensquinedéplaisentjamaisàpersonneenépousantsanscesselesidéesetlessottisesdetoutlemonde,etqui,toujoursàchevalsurlacirconstance,nevieillissentpoint.C'estleshérosdelamédiocrité.Cemarifutplaint,ontrouvaBéatrixinexcusabled'avoirquittéle meilleur enfant de la terre, et le ridicule n'atteignit que la femme. Membre de tous les clubs,souscripteur à toutes les niaiseries qu'enfantent le patriotisme ou l'esprit de parti mal entendus,complaisancequi le faisaitmettreenpremière ligneàproposde tout,ce loyal,cebraveet trèssotgentilhomme, à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devait naturellement vouloir sedistinguerparquelquemanieàlamode.Ilseglorifiaitdoncprincipalementd'êtrelesultand'unsérailàquatrepattesgouvernéparunvieilécuyeranglais,etquiparmoisabsorbaitdequatreàcinqmillefrancs. Sa spécialité consistait à fairecourir, il protégeait la race chevaline, il soutenait une revueconsacréeàlaquestionhippique;maisilseconnaissaitmédiocrementenchevaux,etdepuislabridejusqu'auxfersils'enrapportaitàsonécuyer.C'estassezvousdirequecedemi-garçonn'avaitrienenpropre,nisonesprit,nisongoût,nisasituation,nisesridicules;enfinsafortune luivenaitdesespères!Aprèsavoirdégusté tous lesdéplaisirsdumariage, il fut si contentde se retrouvergarçon,qu'il disait entre amis:—«Je suis né coiffé!» Heureux surtout de vivre sans les dépenses dereprésentationauxquelleslesgensmariéssontastreints,sonhôtel,oùdepuislamortdesonpèreiln'avait rien changé, ressemblait à ceux dont lesmaîtres sont en voyage: il y demeurait peu, il n'ymangeaitpas,ilycouchaitrarement.Voicilaraisondecetteindifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du monde qui sont véritablementennuyeusesetquiplantentaussipartropdehaiesd'épinessèchesautourdubonheur,ils'étaitmarié,commeonva levoir,avec lacélèbremadameSchontz,célèbredans lemondedesFanny-Beaupré,desSuzanneduVal-Noble,desMariette,desFlorentine,desJennyCadine,etc.Cemonde,dequil'undenosdessinateursaditspirituellementenenmontrantletourbillonaubaldel'Opéra:—«Quandonpensequetoutçaseloge,s'habilleetvitbien,voilàquidonneunecrâneidéedel'homme!»cemonde

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sidangereuxadéjàfaitirruptiondanscettehistoiredesmœursparlesfigurestypiquesdeFlorineetdel'illustreMalagad'UneFilled'ÈveetdeLaFausseMaîtresse;mais,pourlepeindreavecfidélité,l'historiendoitproportionner lenombredecespersonnagesà ladiversitédesdénoûmentsde leurssingulières existences qui se terminent par l'indigence sous sa plus hideuse forme, par desmortsprématurées,parl'aisance,pard'heureuxmariages,etquelquefoisparl'opulence.

MadameSchontz,d'abordconnuesouslenomdelaPetite-Auréliepourladistinguerd'unedesesrivalesbeaucoupmoinsspirituellequ'elle,appartenaitàlaclasselaplusélevéedecesfemmesdontl'utilitésocialenepeutêtrerévoquéeendouteniparlepréfetdelaSeine,niparceuxquis'intéressentàlaprospéritédelavilledeParis.Certes,leRattaxédedémolirdesfortunessouventhypothétiques,rivalise bien plutôt avec le castor. Sans les Aspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne sebâtirait pas tant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vont remorquées par laSpéculationlelongdescollinesdeMontmartre,plantantlespiquetsdeleurstentes,soitditsansjeudemots, dans ces solitudes demoellons sculptés quimeublent les rues européennes d'Amsterdam, deMilan, de Stockholm, de Londres, de Moscou, steppes architecturales où le vent fait mugird'innombrablesécriteauxquienaccusentlevideparcesmots:Appartementsàlouer!Lasituationdecesdamessedétermineparcellequ'ellesprennentdanscesquartiersapocryphes;si leurmaisonserapprochedelalignetracéeparlaruedeProvence,lafemmeadesrentes,sonbudgetestprospère;mais cette femme s'élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs, remonte-t-elle vers la villeaffreusedeBatignolles,elleestsansressources.Or,quandmonsieurdeRochefiderencontramadameSchontz, elle occupait le troisième étagede la seulemaisonqui existât ruedeBerlin, elle campaitdoncsurlalisièredumalheuretsurcelledeParis.Cettefemmefillenesenommait,vousdevezlepressentir, ni Schontz ni Aurélie! Elle cachait le nom de son père, un vieux soldat de l'empire,l'éternel colonel qui fleurit à l'aurore de ces existences féminines soit comme père, soit commeséducteur. Madame Schontz avait joui de l'éducation gratuite de Saint-Denis, où l'on élèveadmirablementlesjeunespersonnes,maisquin'offreauxjeunespersonnesnimarisnidébouchésausortirdecetteécole,admirablecréationde l'Empereurà laquelle ilnemanquequ'uneseulechose:l'Empereur!—«Jeserailà,pourpourvoirlesfillesdemeslégionnaires,»répondit-ilàl'observationd'un de ses ministres qui prévoyait l'avenir. Napoléon avait dit aussi: «—Je serai là!» pour lesmembres de l'Institut à qui l'on devrait ne donner aucun appointement plutôt que de leur envoyerquatre-vingt-troisfrancsparmois,traitementinférieuràceluidecertainsgarçonsdebureau.Aurélieétaitbienréellementlafilledel'intrépidecolonelSchiltz,unchefdecesaudacieuxpartisansalsaciensquifaillirentsauverl'EmpereurdanslacampagnedeFrance,etquimourutàMetz,pillé,volé,ruiné.En1814,NapoléonmitàSaint-DenislapetiteJoséphineSchiltz,alorsâgéedeneufans.Orphelinedepèreetdemère,sansasile,sansressources,cettepauvreenfantnefutpaschasséedel'établissementau second retourdesBourbons.Elle y fut sous-maîtresse jusqu'en1827;mais alors la patience luimanqua,sabeautélaséduisit.Asamajorité,JoséphineSchiltz,lafilleuledel'impératrice,abordalavieaventureusedescourtisanes,conviéeàcedouteuxavenirparl'exemplefataldequelques-unesdesescamarades,commeellesansressources,etquis'applaudissaientdeleurrésolution.Ellesubstituaunonàl'ildunompaterneletseplaçasouslepatronagedesainteAurélie.Vive,spirituelle,instruite,elle fit plusde fautesque cellesde ses stupides compagnesdont les écarts eurent toujours l'intérêtpourbase.Aprèsavoirconnudesécrivainspauvresmaismalhonnêtes,spirituelsmaisendettés;aprèsavoir essayé de quelques gens riches aussi calculateurs que niais, après avoir sacrifié le solide àl'amourvrai,s'êtrepermistouteslesécolesoùs'acquiertl'expérience,enunjourd'extrêmemisèreoùchezValentino, cette première étape deMusard, elle dansait vêtue d'une robe, d'un chapeau, d'unemantilled'emprunt,elleattiral'attentiond'Arthur,venulàpourvoirlefameuxgalop!Ellefanatisaparsonespritcegentilhommequinesavaitplusàquellepassionsevouer;et,alors,deuxansaprèsavoir

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étéquittéparBéatrixdontl'espritl'humiliaitassezsouvent,lemarquisnefutblâméparpersonnedesemarierautreizièmearrondissementdeParisavecuneBéatrixd'occasion.

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Esquissons ici les quatre saisons de ce bonheur. Il est nécessaire demontrer que la théorie dumariageautreizièmearrondissementenenveloppeégalementtouslesadministrés.Soyezmarquisetquadragénaire, ou sexagénaire etmarchand retiré, six foismillionnaire ou rentier (VoirUnDébutdanslaVie),grandseigneuroubourgeois,lastratégiedelapassion,sauflesdifférencesinhérentesauxzonessociales,nevariepas.Lecœuretlacaissesonttoujoursenrapportsexactsetdéfinis.Enfin,vous estimerez les difficultés que la duchesse devait rencontrer dans l'exécution de son plancharitable.

OnnesaitpasquelleestenFrancelapuissancedesmotssurlesgensordinaires,niquelmalfontles gens d'esprit qui les inventent. Ainsi, nul teneur de livres ne pourrait supputer le chiffre dessommesquisontrestéesimproductives,verrouilléesaufonddescœursgénéreuxetdescaissesparcetteignoblephrase:—Tirerunecarotte!...Cemotestdevenusipopulairequ'ilfautbienluipermettredesalircettepage.D'ailleurs,enpénétrantdansletreizièmearrondissement,ilfautbienenaccepterlepatoispittoresque.MonsieurdeRochefide, comme tous lespetits esprits, avait toujourspeurd'êtrecarotté.Lesubstantifs'estfaitverbe.DèsledébutdesapassionpourmadameSchontz,Arthurfutsursesgardes,etfutalorstrèsrat,pouremployerunautremotauxateliersdebonheuretauxateliersdepeinture. Le mot rat, quand il s'applique à une jeune fille, signifie le convive, mais appliqué àl'homme,ilsignifieunavareamphitryon.MadameSchontzavaittropd'espritetconnaissaittropbienles hommes pour ne pas concevoir les plus grandes espérances d'après un pareil commencement.Monsieur de Rochefide alloua cinq cents francs par mois à madame Schontz, lui meublamesquinement un appartement dedouze cents francs à un second étage rueCoquenard, et semit àétudier le caractère d'Aurélie qui lui fournit aussitôt un caractère à étudier en s'apercevant de cetespionnage.AussiRochefidefut-ilheureuxderencontrerunefilledouéed'unsibeaucaractère;maisiln'yvitriend'étonnant:lamèreétaituneBarnheimdeBade,unefemmecommeilfaut!Aurélieavaitété d'ailleurs si bien élevée!... Parlant l'anglais, l'allemand et l'italien, elle possédait à fond leslittératuresétrangères.Ellepouvait lutter sansdésavantagecontre lespianistesdusecondordre.Et,notezcepoint!ellesecomportaitavecsestalentscommelespersonnesbiennées,ellen'endisaitrien.Elleprenaitlabrossechezunpeintre,lamaniaitparraillerie,etfaisaitunetêteassezcrânementpourproduire un étonnement général. Par désœuvrement, durant le temps où elle dépérissait sous-maîtresse, elle avait poussé des pointes dans le domaine des sciences; mais sa vie de femmeentretenueavaitcouvertcesbonnessemencesd'unmanteaudesel,etnaturellementellefithonneuràsonArthurdelafloraisondecesgermesprécieux,recultivéspourlui.Auréliecommençadoncparêtred'undésintéressementégalàlavolupté,quipermitàcettefaiblecorvetted'attachersûrementsesgrappinssurcevaisseaudehautbord.Néanmoins,vers lafindelapremièreannée,ellefaisaitdestapagesignoblesdansl'antichambreavecsessocquesens'arrangeantpourrentreraumomentoùlemarquisl'attendait,etcachait,demanièreàlebienmontrer,unbasdesarobeoutrageusementcrotté.Enfin,ellesutsiparfaitementpersuaderàsongrospapaquetoutesonambition,aprèstantdehautsetbas, était de conquérir honnêtement une petite existence bourgeoise que, dix mois après leurrencontre,lasecondephasesedéclara.

MadameSchontzobtint alorsunbel appartement, rueNeuve-Saint-Georges.Arthur,nepouvantplus dissimuler sa fortune à madame Schontz, lui donna des meubles splendides, une argenteriecomplète, douze cents francs parmois, une petite voiture basse à un cheval,mais à location, et ilaccordaletigreassezgracieusement.LaSchontznesutaucungrédecettemunificence,elledécouvritlesmotifsdelaconduitedesonArthuretyreconnutdescalculsderat.Excédédelaviederestaurantoùlachèreestlaplupartdutempsexécrable,oùlemoindredînerdegourmetcoûtesoixantefrancspourun,etdeuxcentsfrancsquandoninvitetroisamis,RochefideoffritàmadameSchontzquarantefrancs par jour pour son dîner et celui d'un ami, tout compris. Aurélie accepta. Après avoir fait

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accepter toutes ses lettres de change de morale, tirées à un an sur les habitudes de monsieur deRochefide,ellefutalorsécoutéeavecfaveurquandelleréclamacinqcentsfrancsdeplusparmoispour sa toilette, afindenepascouvrirdehonte songrospapa dont les amis appartenaient tous auJockey-club.«—Ceseraitdujoli,dit-elle,siRostignac,MaximedeTrailles,d'Esgrignon,LaRoche-Hugon,Ronquerolles, Laginski, Lenoncourt, et autres, vous trouvaient avec unemadameEverard!D'ailleurs, ayez confiance enmoi,mon gros père, vous y gagnerez!»En effet,Aurélie s'arrangeapourdéployerdenouvellesvertusdanscettenouvellephase.Ellesedessinadansunrôledeménagèredontelletiraleplusgrandparti.Ellenouait,disait-elle,lesdeuxboutsdumoissansdettesavecdeuxmille cinq cents francs, ce qui ne s'était jamais vu dans le faubourg Saint-Germain du treizièmearrondissement,etelleservaitdesdînersinfinimentsupérieursàceuxdeRothschild,onybuvaitdesvinsexquisàdixetdouzefrancslabouteille.Aussi,Rochefideémerveillé,trèsheureuxdepouvoirinvitersouventsesamischezsamaîtresseenytrouvantdel'économie,disait-ilenlaserrantparlataille:«—Voilàuntrésor!...»BientôtillouapourelleuntiersdelogeauxItaliens,puisilfinitparlamener aux premières représentations. Il commençait à consulter son Aurélie en reconnaissantl'excellencedesesconseils,elleluilaissaitprendrelesmotsspirituelsqu'elledisaitàtoutproposetqui,n'étantpasconnus,relevèrentsaréputationd'hommeamusant.Enfin ilacquit lacertituded'êtreaimévéritablementetpourlui-même.Aurélierefusadefairelebonheurd'unprincerusseàraisondecinq mille francs par mois. «—Vous êtes heureux, mon cher marquis, s'écria le vieux princeGalathionne en finissant au club une partie de whist. Hier, quand vous nous avez laissés seuls,madameSchontzetmoi,j'aivouluvouslasouffler;maisellem'adit:«Monprince,vousn'êtespasplusbeau,maisvousêtesplusâgéqueRochefide;vousmebattriez,etilestcommeunpèrepourmoi,trouvez-moilàlequartd'unebonneraisonpourchanger?...Jen'aipaspourArthurlapassionfollequej'aieuepourdespetitsdrôlesàbottesvernies,etdequijepayaislesdettes;maisjel'aimecommeunefemmeaimesonmariquandelleesthonnêtefemme.Etellem'amisàlaporte.»Cediscours,quinesentaitpaslacharge,eutpoureffetdeprodigieusementaideràl'étatd'abandonetdedégradationquidéshonorait l'hôtel deRochefide.Bientôt,Arthur transporta sa vie et ses plaisirs chezmadameSchontz,etils'entrouvabien;car,auboutdetroisans,ileutquatrecentmillefrancsàplacer.

La troisième phase commença. Madame Schontz devint la plus tendre des mères pour le filsd'Arthur,elleallait lechercheràsoncollégeetl'yramenaitelle-même;elleaccabladecadeaux,defriandises,d'argentcetenfantquil'appelaitsapetitemaman,etdequiellefutadorée.ElleentradanslemaniementdelafortunedesonArthur,elleluifitacheterdesrentesenbaisseavantlefameuxtraitédeLondresquirenversaleministèredu1ermars.Arthurgagnadeuxcentmillefrancs,etAurélienedemanda pas une obole. En gentilhomme qu'il était, Rochefide plaça ses six cent mille francs enactionsdelaBanque,etilenmitlamoitiéaunomdemademoiselleJoséphineSchiltz.Unpetithôtel,loué rue de la Bruyère, fut remis à Grindot, le célèbre architecte, avec ordre d'en faire unevoluptueusebonbonnière.RochefidenecomptaplusdèslorsavecmadameSchontz,quirecevaitlesrevenus,etpayaitlesmémoires.Devenuesafemme...deconfiance,ellejustifiacetitreenrendantsongros papa plus heureux que jamais; elle en avait reconnu les caprices, elle les satisfaisait commemadamedePompadourcaressaitlesfantaisiesdeLouisXV.Ellefutenfinmaîtresseentitre,maîtresseabsolue.Aussisepermit-ellealorsdeprotégerdepetitsjeunesgensravissants,desartistes,desgensdelettresnouveau-nésàlagloirequiniaientlesanciensetlesmodernesettâchaientdesefaireunegranderéputationenfaisantpeudechose.LaconduitedemadameSchontz,chef-d'œuvredetactique,doit vous en révéler toute la supériorité. D'abord, dix à douze jeunes gens amusaient Arthur, luifournissaientdestraitsd'esprit,desjugementsfinssurtouteschoses,etnemettaientpasenquestionlafidélité de lamaîtresse de lamaison; puis ils la tenaient pour une femme éminemment spirituelle.Aussicesannoncesvivantes,cesarticlesambulantsfirent-ilspassermadameSchontzpourlafemme

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laplusagréablequel'onconnûtsurlalisièrequisépareletreizièmearrondissementdesdouzeautres.Sesrivales,SuzanneGaillardqui,depuis1838,avaitsurellel'avantaged'êtredevenuefemmemariéeen légitime mariage, pléonasme nécessaire pour expliquer un mariage solide, Fanny-Beaupré,Mariette,Antoniarépandaientdescalomniesplusquedrolatiquessurlabeautédecesjeunesgensetsur la complaisance avec laquelle monsieur de Rochefide les accueillait. Madame Schontz, quidistançaitdetroisblagues,disait-elle,toutl'espritdecesdames,unjouràunsouperdonnéparNathanchezFlorine,aprèsunbaldel'Opéra,leurdit,aprèsleuravoirexpliquésafortuneetsonsuccès,un«—Faites-en autant?...» dont on a gardé la mémoire. Madame Schontz fit vendre les chevaux decourse pendant cette période, en se livrant à des considérations qu'elle devait sans doute à l'espritcritique de Claude Vignon, un de ses habitués. «—Je concevrais, dit-elle un soir après avoirlongtempscravachéleschevauxdesesplaisanteries,quelesprincesetlesgensrichesprissentàcœurl'hippiatrique;mais pour faire le bien du pays, et non pour les satisfactions puériles d'un amour-propredejoueur.Sivousaviezdesharasdansvosterres,sivousyéleviezdesmilleàdouzecentschevaux,sichacunfaisaitcourirlesmeilleursélèvesdesonharas,sitouslesharasdeFranceetdeNavarreconcouraientàchaquesolennité,ceseraitgrandetbeau;maisvousachetezdessujetscommedesdirecteursde spectacle font la traitedesartistes,vous ravalezune institution jusqu'àn'êtreplusqu'un jeu,vousavez laBoursedes jambescommevousavez laBoursedes rentes!....C'est indigne.Dépenseriez-vousparhasardsoixantemillefrancspourliredanslesjournaux:«LÉLIA,àmonsieurde Rochefide, a battu d'une longueur FLEUR-DE-GENÊT, à monsieur le duc de Rhétoré»?... Ilvaudraitmieux alors donner cet argent à des poëtes, ils vous feraient aller en vers ou en prose àl'immortalité,commefeuMonthyon!»Aforced'êtretaonné,lemarquisreconnutlecreuxduturf, ilréalisacetteéconomiedesoixantemillefrancs,etl'annéesuivantemadameSchontzluidit:«—Jenetecoûteplusrien,Arthur!»BeaucoupdegensrichesenvièrentalorsmadameSchontzaumarquisettâchèrentde la lui enlever;mais, comme leprince russe, ilsyperdirent leurvieillesse.«—Écoute,moncher,avait-elleditquinzejoursauparavantàFinotdevenufortriche,jesuissûrequeRochefideme pardonnerait une petite passion si je devenais folle de quelqu'un, et l'on ne quitte jamais unmarquisdecettebonne-enfance-làpourunparvenucommetoi.Tunememaintiendraispasdanslapositionoùm'amiseArthur, il a faitdemoiunedemi-femmecomme il faut, et toi tunepourraisjamaisyparvenir,mêmeenm'épousant.»Cecifutledernierclourivéquicomplétaleferrementdecetheureuxforçat.Leproposparvintauxoreillesabsentespourlesquellesilfuttenu.

Laquatrièmephase était donc commencée, celle de l'accoutumance, la dernière victoire de cesplansdecampagne,etquifaitdired'unhommeparcessortesdefemmes:«Jeletiens!»Rochefide,quivenaitd'acheterlepetithôtelaunomdemademoiselleJoséphineSchiltz,unebagatelledequatre-vingt mille francs, en était arrivé, lors des projets formés par la duchesse, à tirer vanité de samaîtresse qu'il nommait Ninon II, en en célébrant ainsi la probité rigoureuse, les excellentesmanières,l'instructionetl'esprit.Ilavaitrésumésesdéfautsetsesqualités,sesgoûts,sesplaisirsparmadame Schontz, et il se trouvait à ce passage de la vie où, soit lassitude, soit indifférence, soitphilosophie,unhommenechangeplus,ets'entientouàsafemmeouàsamaîtresse.

OncomprendratoutelavaleuracquiseencinqansparmadameSchontz,enapprenantqu'ilfallaitêtreproposélongtempsàl'avancepourêtreprésentéchezelle.Elleavaitrefuséderecevoirdesgensrichesennuyeux,desgenstarés;ellenesedépartaitdesesrigueursqu'enfaveurdesgrandsnomsdel'aristocratie.«—Ceux-là,disait-elle,ontledroitd'êtrebêtes,parcequ'ilslesontcommeilfaut!»EllepossédaitostensiblementlestroiscentmillefrancsqueRochefideluiavaitdonnésetqu'unbonenfantd'agentdechange,Gobenheim,leseulquifûtadmischezelle,luifaisaitvaloir;maisellemanœuvraità elle seule une petite fortune secrète de deux cent mille francs composée de ses bénéficeséconomisés depuis trois ans et de ceux produits par le mouvement perpétuel des trois cent mille

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francs,carellen'accusaitjamaisquelestroiscentmillefrancsconnus.«—Plusvousgagnez,moinsvous vous enrichissez, lui dit un jour Gobenheim.—L'eau est si chère, répondit-elle.—Celle desdiamants? repritGobenheim.—Non, celle du fleuvede la vie.»Le trésor inconnu se grossissait debijoux,dediamants,qu'Aurélieportaitpendantunmoisetqu'ellevendaitaprès,desommesdonnéespourpayerdesfantaisiespassées.Quandonladisaitriche,madameSchontzrépondait,qu'autauxdesrentes,troiscentmillefrancsdonnaientdouzemillefrancsetqu'ellelesavaitdépensésdanslestempslesplusrigoureuxdesavie,alorsqu'elleaimaitLousteau.

Cetteconduiteannonçaitunplan,etmadameSchontzavaiteneffetunplan,croyez-lebien.Jalousedepuis deux ans demadame duBruel, elle étaitmordue au cœur par l'ambition d'êtremariée à laMairieetàl'Église.Touteslespositionssocialesontleurfruitdéfendu,unepetitechosegrandieparle désir au point d'être aussi pesante que le monde. Cette ambition se doublait nécessairement del'ambition d'un second Arthur qu'aucun espionnage ne pouvait découvrir. Bixiou voulut voir lepréférédanslepeintreLéondeLora,lepeintrelevoyaitdansBixiouquidépassaitlaquarantaineetquidevaitpenseràsefaireunsort.LessoupçonsseportaientaussisurVictordeVernisset,unjeunepoëtede l'écoledeCanalis,dont lapassionpourmadameSchontzallait jusqu'audélire;et lepoëteaccusait Stidmann, un jeune sculpteur, d'être son rival heureux. Cet artiste, un très joli garçon,travaillait pour les orfévres, pour les marchands de bronze, pour les bijoutiers, il espéraitrecommencer Benvenuto Cellini. Claude Vignon, le jeune comte de la Palférine, Gobenheim,Vermanton, philosophe cynique, autres habitués de ce salon amusant, furent tour à tour mis ensuspicion et reconnus innocents. Personne n'était à la hauteur de madame Schontz, pas mêmeRochefide qui lui croyait un faible pour le jeune et spirituel La Palférine; elle était vertueuse parcalculetnepensaitqu'àfaireunbonmariage.

OnnevoyaitchezmadameSchontzqu'unseulhommeàréputationmacairienne,Couturequiplusd'une fois avait fait hurler les Boursiers; mais Couture était un des premiers amis de madameSchontz, elle seule lui restait fidèle. La fausse alerte de 1840 rafla les derniers capitaux de cespéculateurquicrutàl'habiletédu1ermars;Aurélie,levoyantenmauvaiseveine,fitjouer,commeonl'avu,Rochefideensenscontraire.Cefutellequinommalederniermalheurdecetinventeurdesprimesetdescommandites,unedécouture.HeureuxdetrouversoncouvertmischezAurélie,Coutureà qui Finot, l'homme habile, ou si l'on veut heureux entre tous les parvenus, donnait de temps entemps quelques billets demille francs, était seul assez calculateur pour offrir son nom àmadameSchontzquil'étudiait,poursavoirsilehardispéculateurauraitlapuissancedesefrayeruncheminenpolitique,etassezdereconnaissancepournepasabandonnersafemme.Couture,hommed'environquarante-trois ans, très usé, ne rachetait pas lamauvaise sonorité de son nom par la naissance, ilparlaitpeudesauteursdesesjours.MadameSchontzgémissaitdelararetédesgenscapables,lorsqueCouture lui présenta lui-mêmeun provincial qui se trouva garni des deux anses par lesquelles lesfemmesprennentcessortesdecruchesquandellesveulentlesgarder.

Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici ladigressionseradel'histoire.

En1838,FabienduRonceret,filsd'unprésidentdechambreàlacourroyaledeCaenmortdepuisunan,quittalavilled'Alençonendonnantsadémissiondejuge,siégeoùsonpèrel'avaitobligédeperdreson temps,disait-il,etvintàParisdans l'intentiondefairesoncheminenfaisantdu tapage,idéenormandedifficileàréaliser,carilpouvaitàpeinecompterhuitmillefrancsderentes,samèrevivantencoreetoccupantcommeusufruitièreun très important immeubleaumilieud'Alençon.Cegarçon avait déjà, dans plusieurs voyages à Paris, essayé sa corde comme un saltimbanque, et

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reconnu le grand vice du replâtrage social de 1830; aussi comptait-il l'exploiter à son profit, ensuivantl'exempledesfinaudsdelabourgeoisie.Cecidemandeunrapidecoupd'œilsurundeseffetsdunouvelordredechoses.

L'égalitémoderne,développéedenosjoursoutremesure,anécessairementdéveloppédanslavieprivéesuruneligneparallèleàlaviepolitique,l'orgueil,l'amour-propre,lavanité,lestroisgrandesdivisionsduMoisocial.Lessotsveulentpasserpourgensd'esprit,lesgensd'espritveulentêtredesgensdetalent,lesgensdetalentveulentêtretraitésdegensdegénie;quantauxgensdegénie,ilssontplusraisonnables,ilsconsententàn'êtrequedesdemi-dieux.Cettepentedel'espritpublicactuel,quirend à la Chambre le manufacturier jaloux de l'homme d'État et l'administrateur jaloux du poëte,pousselessotsàdénigrerlesgensd'esprit,lesgensd'espritàdénigrerlesgensdetalent,lesgensdetalentàdénigrerceuxd'entreeuxquilesdépassentdequelquespouces,etlesdemi-dieuxàmenacerles institutions, le trône, enfin tout cequine les adorepas sanscondition.Dèsqu'unenationa trèsimpolitiquementabattulessupérioritéssocialesreconnues,elleouvredeséclusesparoùseprécipiteun torrent d'ambitions secondaires dont la moindre veut encore primer; elle avait dans sonaristocratieunmal,audiredesdémocrates,maisunmaldéfini,circonscrit;ellel'échangecontredixaristocraties contendantes et armées, la pire des situations. En proclamant l'égalité de tous, on apromulgué la déclaration des droits de l'Envie. Nous jouissons aujourd'hui des saturnales de laRévolution transportées dans le domaine, paisible en apparence, de l'esprit, de l'industrie et de lapolitique; aussi, semble-t-il aujourd'huique les réputationsdues au travail, aux services rendus, autalent,soientdesprivilégesaccordésauxdépensdelamasse.Onétendrabientôtlaloiagrairejusquedanslechampdelagloire.Donc,jamaisdansaucuntemps,onn'ademandéletriagedesonnomsurlevoletpublicàdesmotifspluspuérils.Onsedistingueàtoutprixparleridicule,paruneaffectationd'amourpourlacausepolonaise,pourlesystèmepénitentiaire,pourl'avenirdesforçatslibérés,pourlespetitsmauvaissujetsau-dessusouau-dessousdedouzeans,pourtouteslesmisèressociales.Cesdiversesmaniescréentdesdignitéspostiches,desprésidents,desvice-présidentsetdessecrétairesdesociétésdontlenombredépasseàParisceluidesquestionssocialesqu'onchercheàrésoudre.Onadémolilagrandesociétépourenfaireunmillierdepetitesàl'imagedeladéfunte.Cesorganisationsparasites ne révèlent-elles pas la décomposition? n'est-ce pas le fourmillement des vers dans lecadavre?Toutescessociétéssontfillesdelamêmemère,laVanité.Cen'estpasainsiqueprocèdentlaCharitécatholiqueoulavraieBienfaisance,ellesétudientlesmauxsurlesplaiesenlesguérissant,etnepérorentpasenassembléesurlesprincipesmorbifiquespourleplaisirdepérorer.

FabienduRonceret,sansêtreunhommesupérieur,avaitdeviné,par l'exercicedecesensavideparticulier à laNormandie, tout le parti qu'il pouvait tirer de cevicepublic.Chaque époque a soncaractèrequelesgenshabilesexploitent.Fabiennepensaitqu'àfaireparlerde lui.«—Moncher, ilfautfaireparlerdesoipourêtrequelquechose!disait-ilenparlantauroid'Alençon,àduBousquier,unamidesonpère.Danssixmois jeseraiplusconnuquevous!»Fabientraduisaitainsi l'espritdeson temps, il ne le dominait pas, il y obéissait. Il avait débuté dans la Bohême, un district de latopographiemoraledeParis (VoirUnPrincede laBohême,Scènesde laVieParisienne),où il futconnu sous le nom de l'héritier à cause de quelques prodigalités préméditées. Du Ronceret avaitprofité des folies de Couture pour la jolie madame Cadine, une des actrices nouvelles à qui l'onaccordaitleplusdetalentsurunedesscènessecondaires,etàqui,durantsonopulenceéphémère,ilavait arrangé, rue Blanche, un délicieux rez-de-chaussée à jardin. Ce fut ainsi que du Ronceret etCouturefirentconnaissance.LeNormand,quivoulaitduluxetoutprêtettoutfait,achetalemobilierdeCoutureetlesembellissementsqu'ilétaitobligédelaisserdansl'appartement,unkiosqueoùl'onfumait,unegalerie enbois rustiquégarniedenattes indiennesetornéedepoteriespourgagner lekiosqueparlestempsdepluie.Quandoncomplimentaitl'Héritiersursonappartement,ill'appelaitsa

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tanière.LeprovincialsegardaitbiendedirequeGrindotl'architecteyavaitdéployétoutsonsavoir-faire,commeStidmanndanslessculptures,etLéondeLoradanslapeinture;carilavaitpourdéfautcapitalcetamour-proprequiva jusqu'aumensongedansledésirdesegrandir.L'Héritiercomplétacesmagnificencesparuneserrequ'ilétablitlelongd'unmuràl'expositiondumidi,nonqu'ilaimâtles fleurs,mais il voulut attaquer l'opinion publique par l'horticulture. En cemoment, il atteignaitpresqueàsonbut.Devenuvice-présidentd'unesociétéjardinièrequelconqueprésidéeparleducdeVissembourg,frèreduprincedeChiavari,lefilscadetdufeumaréchalVernon,ilavaitornédurubandelaLégion-d'Honneursonhabitdevice-président,aprèsuneexpositiondeproduitsdontlediscoursd'ouverture acheté cinq cents francs à Lousteau fut hardiment prononcé comme de son cru. Il futremarquépourunefleurque luiavaitdonnée levieuxBlondetd'Alençon,pèred'ÉmileBlondet, etqu'ilprésentacommeobtenuedanssaserre.Cesuccèsn'étaitrien.L'Héritier,quivoulaitêtreacceptécommeunhommed'esprit,avaitforméleplandese lieraveclesgenscélèbrespourenrefléter lagloire,pland'unemiseàexécutiondifficileenne luidonnantpourbasequ'unbudgetdehuitmillefrancs.Aussi,FabienduRoncerets'était-iladressétouràtouretsanssuccèsàBixiou,àStidmann,àLéondeLorapourêtreprésentéchezmadameSchontzetfairepartiedecetteménageriedelionsentous genres. Il paya si souvent à dîner àCouture, queCouture prouva catégoriquement àmadameSchontzqu'elledevaitacquérirunpareiloriginal,nefût-cequepourenfaireundecesélégantsvaletssansgagesquelesmaîtressesdemaisonemploientauxcommissionspourlesquellesonnetrouvepasdedomestiques.

En trois soiréesmadameSchontzpénétraFabienet sedit:—«SiCouturenemeconvientpas, jesuissûredebâtercelui-là.Maintenantmonavenirvasurdeuxpieds!»Cesotdequitoutlemondesemoquait devint donc le préféré,mais dans une intention qui rendait la préférence injurieuse, et cechoix échappait à toutes les suppositions par son improbabilité même. Madame Schontz enivraitFabien de sourires accordés à la dérobée, de petites scènes jouées au seuil de la porte en lereconduisantledernierlorsquemonsieurdeRochefiderestaitlesoir.EllemettaitsouventFabienentiers avec Arthur dans sa loge aux Italiens et aux premières représentations; elle s'en excusait endisantqu'il luirendaitteloutelservice,etqu'ellenesavaitcommentleremercier.Leshommesontentreeuxunefatuitéquileurestd'ailleurscommuneaveclesfemmes,celled'êtreaimésabsolument.Or,de toutes lespassions flatteuses, il n'enestpasdeplusprisée que celle d'unemadameSchontzpourceuxqu'ellesrendentl'objetd'unamourditdecœurparoppositionàl'autreamour.UnefemmecommemadameSchontz,quijouaitàlagrandedame,etdontlavaleurréelleétaitsupérieure,devaitêtre et fut un sujet d'orgueil pourFabienqui s'éprit d'elle aupointdene jamais seprésenterqu'entoilette,bottesvernies,gantspaille,chemisebrodéeetàjabot,giletsdeplusenplusvariés,enfinavectouslessymptômesextérieursd'unculteprofond.Unmoisavantlaconférencedeladuchesseetdesondirecteur,madameSchontzavaitconfiélesecretdesanaissanceetdesonvrainomàFabienquine comprit pas le but de cette confidence.Quinze jours après,madameSchontz, étonnéedudéfautd'intelligenceduNormand,s'écria:«—MonDieu!suis-jeniaise!ilsecroitaimépourlui-même.»Etalors elle emmena l'Héritier dans sa calèche, auBois, car elle avait depuis un an petite calèche etpetitevoiturebasseàdeuxchevaux.Danscetête-à-têtepublic,elletraitalaquestiondesadestinéeetdéclaravouloirsemarier.«—J'aiseptcentmillefrancs,dit-elle,jevousavoueque,sijerencontraisun homme plein d'ambition et qui sût comprendre mon caractère, je changerais de position, carsavez-vous quel est mon rêve? Je voudrais être une bonne bourgeoise, entrer dans une famillehonnête, et rendre mon mari, mes enfants, tous bien heureux!» Le Normand voulait bien êtredistinguéparmadameSchontz;maisl'épouser,cettefolieparutdiscutableàungarçondetrente-huitans que la révolution de juillet avait fait juge. En voyant cette hésitation, madame Schontz pritl'Héritier pour cible de ses traits d'esprit, de ses plaisanteries, de son dédain, et se tourna vers

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Couture.Enhuitjours,lespéculateur,àquiellefitflairersacaisse,offritsamain,soncœuretsonavenir,troischosesdelamêmevaleur.

LesmanégesdemadameSchontzenétaientlàlorsquemadamedeGrandlieus'enquitdelavieetdesmœursdelaBéatrixdelarueSaint-Georges.

D'aprèsleconseildel'abbéBrossette,laduchesseprialemarquisd'Ajudadeluiamenerleroidescoupe-jarretspolitiques,lecélèbrecomteMaximedeTrailles,l'archiducdelaBohême,leplusjeunedesjeunesgens,quoiqu'ileûtquarante-huitans.Monsieurd'Ajudas'arrangeapourdîneravecMaximeauclubdelaruedeBeaune,etluiproposad'allerfaireunmortchezleducdeGrandlieuqui,prisparla goutte avant le dîner, se trouvait seul. Quoique le gendre du duc deGrandlieu, le cousin de laduchesse,eûtbienledroitdeleprésenterdansunsalonoùjamaisiln'avaitmislespieds,MaximedeTraillesne s'abusapas sur la portéed'une invitation ainsi faite, il pensaque leducou la duchesseavaientbesoindelui.Cen'estpasundesmoindrestraitsdecetemps-ciquecetteviedecluboùl'onjoueavecdesgensqu'onnereçoitpointchezsoi.

LeducdeGrandlieufitàMaximel'honneurdeparaîtresouffrant.Aprèsquinzepartiesdewhist,ilallasecoucher,laissantsafemmeentête-à-têteavecMaximeetd'Ajuda.Laduchesse,secondéeparlemarquis, communiqua son projet à monsieur de Trailles, et lui demanda sa collaboration enparaissant ne lui demander que des conseils. Maxime écouta jusqu'au bout sans se prononcer, etattenditpourparlerqueladuchesseeûtréclamédirectementsacoopération.

—Madame,j'aibientoutcompris,luidit-ilalorsaprèsavoirjetésurelleetsurlemarquisundecesregardsfins,profonds,astucieux,complets,par lesquelscesgrandsrouéssaventcompromettreleurs interlocuteurs. D'Ajuda vous dira que, si quelqu'un à Paris peut conduire cette doublenégociation, c'est moi, sans vous y mêler, sans qu'on sache même que je suis venu ce soir ici.Seulement,avanttout,posonslespréliminairesdeLéoben.Quecomptez-voussacrifier?...

—Toutcequ'ilfaudra.

—Bien,madameladuchesse.Ainsi,pourprixdemessoins,vousmeferiezl'honneurderecevoirchezvousetdeprotégersérieusementmadamelacomtessedeTrailles.

—Tuesmarié?...s'écriad'Ajuda.

—Je me marie dans quinze jours avec l'héritière d'une famille riche mais excessivementbourgeoise,un sacrificeà l'opinion! j'entredans leprincipemêmedemongouvernement! Jeveuxfaire peau neuve. Ainsi madame la duchesse comprend de quelle importance serait pour moil'adoption de ma femme par elle et par sa famille. J'ai la certitude d'être député par suite de ladémissionquedonneramonbeau-pèredesesfonctions,etj'ailapromessed'unpostediplomatiqueenharmonieavecmanouvellefortune.JenevoispaspourquoimafemmeneseraitpasaussibienreçuequemadamedePortenduèredanscettesociétédejeunesfemmesoùbrillentmesdamesdeLaBastie,Georges de Maufrigneuse, de l'Estorade, du Guénic, d'Ajuda, de Restaud, de Rastignac et deVandenesse!Ma femmeest jolie, et jemechargede ladésenbonnetdecotonner!...Ceci vous va-t-il,madameladuchesse?...Vousêtespieuse,et,sivousditesoui,votrepromesse,quejesaisêtresacrée,aiderabeaucoupàmonchangementdevie.Encoreunebonneactionquevousferezlà!...Hélas!j'aipendant longtemps été le roi desmauvais sujets;mais je veux bien finir.Après tout, nous portonsd'azuràlachimèred'orlançantdufeu,arméedegueulesetécailléedesinople,aucombledecontre-hermine,depuisFrançoisIerquijugeanécessaired'anoblirlevaletdechambredeLouisXI,etnoussommescomtesdepuisCatherinedeMédicis.

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—Je recevrai, je patronerai votre femme, dit solennellement la duchesse, et les miens ne luitournerontpasledos,jevousendonnemaparole.

—Ah!madameladuchesse,s'écrieMaximevisiblementému,simonsieurleducdaigneaussimetraiteravecquelquebonté,jevouspromets,moi,defaireréussirvotreplansansqu'ilvousencoûtegrand'chose.Mais, reprit-il après une pause, il faut prendre sur vous d'obéir àmes instructions....Voiciladernièreintriguedemaviedegarçon,elledoitêtred'autantmieuxmenéequ'ils'agitd'unebelleaction,dit-ilensouriant.

—Vousobéir?...ditladuchesse.Jeparaîtraidoncdanstoutceci.

—Ah! madame, je ne vous compromettrai point, s'écriaMaxime, et je vous estime trop pourprendredes sûretés. Il s'agit uniquementde suivremes conseils.Ainsi, par exemple, il fautqueduGuénicsoitemmenécommeuncorpssaintparsafemme,qu'ilsoitdeuxansabsent,qu'elleluifassevoirlaSuisse,l'Italie,l'Allemagne,enfinleplusdepayspossible...

—Ah! vous répondez à une crainte de mon directeur, s'écria naïvement la duchesse en sesouvenantdelajudicieuseobjectiondel'abbéBrossette.

Maximeetd'Ajudanepurents'empêcherdesourireàl'idéedecetteconcordanceentrelecieletl'enfer.

—PourquemadamedeRochefidenerevoieplusCalyste,reprit-elle,nousvoyageronstous,Justeetsafemme,CalysteetSabine,etmoi.JelaisseraiClotildeavecsonpère...

—Nechantonspasvictoire,madame,ditMaxime,j'entrevoisd'énormesdifficultés,jelesvaincraisansdoute.Votreestimeetvotreprotectionsontunprixquivamefairefairedegrandessaletés;maisceserales...

—Des saletés? dit la duchesse en interrompant ce moderne condottiere et montrant dans saphysionomieautantdedégoûtqued'étonnement.

—Etvousytremperez,madame,puisquejesuisvotreprocureur.Maisignorez-vousdoncàqueldegréd'aveuglementmadamedeRochefideafaitarrivervotregendre?...jelesaisparNathanetparCanalisentrelesquelsellehésitaitalorsqueCalystes'estjetédanscettegueuledelionne!BéatrixasupersuaderàcebraveBretonqu'ellen'avaitjamaisaiméquelui,qu'elleestvertueuse,queContifutunamourdetêteauquellecœuretleresteontpristrèspeudepart,unamourmusicalenfin!...QuantàRochefide, ce fut du devoir. Ainsi, vous comprenez, elle est vierge! Elle le prouve bien en ne sesouvenantpasdesonfils,ellen'apasdepuisunanfaitlamoindredémarchepourlevoir.Alavérité,lepetitcomteadouzeansbientôt,etiltrouvedansmadameSchontzunemèred'autantplusmèrequelamaternité, vous le savez, est la passion de ces filles.DuGuénic se ferait hacher et hacherait safemme pour Béatrix! Et vous croyez qu'on retire facilement un homme quand il est au fond dugouffredelacrédulité?...Mais,madame,leYagodeShakspeareyperdraittoussesmouchoirs.L'oncroit qu'Othello, que son cadet Orosmane, que Saint-Preux, René,Werther et autres amoureux enpossessiondelarenommée,représententl'amour!Jamaisleurspèresàcœurdeverglasn'ontconnuce qu'est un amour absolu,Molière seul s'en est douté.L'amour,madame la duchesse, ce n'est pasd'aimerunenoblefemme,uneClarisse,lebeleffort,mafoi!...L'amour,c'estdesedire:«Cellequej'aimeestuneinfâme,ellemetrompe,ellemetrompera,c'estunerouée,ellesenttouteslesfrituresdel'enfer...»Etd'ycourir,etd'ytrouverlebleudel'éther,lesfleursduparadis.VoilàcommeaimaitMolière,voilàcommenousaimons,nousautresmauvaissujets;car,moi,jepleureàlagrandescène

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d'Arnolphe!...EtvoilàcommentvotregendreaimeBéatrix!...J'auraidelapeineàséparerRochefidedemadameSchontz,maismadameSchontzs'yprêterasansdoute;jevaisétudiersonintérieur.QuantàCalysteetàBéatrix, il leur fautdescoupsdehache,des trahisonssupérieuresetd'une infamiesibassequevotrevertueuseimaginationn'ydescendraitpas,àmoinsquevotredirecteurnevousdonnâtlamain...Vousavezdemandél'impossible,vousserezservie...Et,malgrémonpartiprisd'employerleferet lefeu,jenevousprometspasabsolumentlesuccès.Jesaisdesamantsquinereculentpasdevant les plus affreux désillusionnements. Vous êtes trop vertueuse pour connaître l'empire queprennentlesfemmesquinelesontpas...

—N'entamez pas ces infamies sans que j'aie consulté l'abbéBrossette pour savoir jusqu'à quelpoint je suis votre complice, s'écria la duchesse avec une naïveté qui découvrit tout ce qu'il y ad'égoïsmedansladévotion.

—Vousignorereztout,machèremère,ditlemarquisd'Ajuda.

Sur le perron, pendant que la voiture dumarquis avançait, d'Ajuda dit àMaxime:—Vous avezeffrayécettebonneduchesse.

—Mais elle ne se doute pas de la difficulté de ce qu'elle demande!...—Allons-nous au Jockey-club?IlfautqueRochefidem'inviteàdînerpourdemainchezlaSchontz,carcettenuitmonplanserafaitetj'auraichoisisurmonéchiquierlespionsquimarcherontdanslapartiequejevaisjouer.Dansletempsdesasplendeur,Béatrixn'apasvoulumerecevoir,jesolderaimoncompteavecelle,etjevengeraivotrebelle-sœursicruellementqu'ellesetrouverapeut-êtretropvengée...

Lelendemain,RochefideditàmadameSchontzqu'ilsauraientàdînerMaximedeTrailles.C'étaitlaprévenirdedéployersonluxeetdepréparerlachèrelaplusexquisepourceconnaisseuréméritequeredoutaienttouteslesfemmesdugenredemadameSchontz;aussisongea-t-elleautantàsatoilettequ'àmettresamaisonenétatderecevoircepersonnage.

A Paris, il existe presque autant de royautés qu'il s'y trouve d'arts différents, de spécialitésmorales,desciences,deprofessions;etleplusfortdeceuxquilespratiquentasamajestéquiluiestpropre; il est apprécié, respecté par ses pairs qui connaissent les difficultés du métier, et dontl'admiration est acquise àquipeut s'en jouer.Maximeétait auxyeuxdes rats et des courtisanesunhomme excessivement puissant et capable, car il avait su se faire prodigieusement aimer. Il étaitadmirépartouslesgensquisavaientcombienilestdifficiledevivreàParisenbonneintelligenceavecdescréanciers;enfiniln'avaitpaseud'autrerivalenélégance,entenueetenesprit,quel'illustredeMarsayquil'avaitemployédansdesmissionspolitiques.Cecisuffitàexpliquersonentrevueavecladuchesse,sonprestigechezmadameSchontz,et l'autoritédesaparoledansuneconférencequ'ilcomptaitavoirsurleboulevarddesItaliensavecunjeunehommedéjàcélèbre,quoiquenouvellemententrédanslaBohême.

Lelendemain,àsonlever,MaximedeTraillesentenditannoncerFinotqu'ilavaitmandélaveille,il le pria d'arranger le hasard d'un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteaubabilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis du comte deTrailles dans la position d'uncoloneldevantunmaréchaldeFrance,nepouvaitluirienrefuser;ilétaitd'ailleurstropdangereuxdepiquer ce lion. Aussi, quand Maxime vint déjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, laconversation avait déjàmis le cap surmadameSchontz.Couture, bienmanœuvré par Finot et parLousteau qui fut à son insu le compère de Finot, apprit au comte de Trailles tout ce qu'il voulaitsavoirsurmadameSchontz.

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Vers une heure,Maximemâchonnait son cure-dents en causant avec duTillet sur le perron deTortonioù se tient cettepetiteBourse,préfacede lagrande. Il paraissait occupéd'affaires,mais ilattendaitlejeunecomtedeLaPalférinequi,dansuntempsdonné,devaitpasserparlà.Leboulevarddes Italiens est aujourd'hui ce qu'était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversent aumoinsunefoisparjour.Eneffet,auboutdedixminutes,MaximequittalebrasdeduTilletenfaisantunsignedetêteaujeuneprincedelaBohême,etluiditensouriant:—Amoi,comte,deuxmots!...

Lesdeuxrivaux,l'unastreàsondéclin,l'autreunsoleilàsonlever,allèrents'asseoirsurquatrechaises devant leCafé de Paris.Maxime eut soin de se placer à une certaine distance de quelquesvieillotsquiparhabitudesemettentenespalier,dèsuneheureaprèsmidi,poursécherleursaffectionsrhumatiques. Il avait d'excellentes raisonspour sedéfierdesvieillards. (VoirUneEsquisse d'aprèsnature,ScènesdelaVieParisienne.)

—Avez-vousdesdettes?...ditMaximeaujeunecomte.

—Sijen'enavaispas,serais-jedignedevoussuccéder?...réponditLaPalférine.

—Quandjevousfaisunesemblablequestion,jenemetspaslachoseendoute,répliquaMaxime,jeveuxuniquementsavoirsiletotalestrespectable,ets'ilvasurcinqousursix?

—Six,quoi?

—Sixchiffres!sivousdevezcinquanteoucentmille?....J'aidû,moi,jusqu'àsixcentmille.

LaPalférineôtasonchapeaud'unefaçonaussirespectueusequerailleuse.

—Si j'avais le crédit d'emprunter centmille francs, répondit le jeune homme, j'oublieraismescréanciersetj'iraispassermavieàVenise,aumilieudeschefs-d'œuvredelapeinture,authéâtrelesoir,lanuitavecdejoliesfemmes,et...

—Etàmonâge,quedeviendriez-vous?demandaMaxime.

—Jen'iraispasjusque-là,répliqualejeunecomte.

Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrement son chapeau par un geste degravitérisible.

—C'estuneautremanièredevoirlavie,répondit-ild'untondeconnaisseuràconnaisseur.Vousdevez...?

—Oh!unemisèreindigned'êtreavouéeàunoncle;sij'enavaisun,ilmedéshériteraitàcausedecepauvrechiffre,sixmille!...

—Onestplusgênéparsixqueparcentmillefrancs,ditsentencieusementMaxime.LaPalférine!vousavezdelahardiessedansl'esprit,vousavezencoreplusd'espritquedehardiesse,vouspouvezallertrèsloin,devenirunhommepolitique.Tenez...detousceuxquisesontlancésdanslacarrièreauboutdelaquellejesuisetqu'onavoulum'opposer,vousêtesleseulquim'ayezplu.

LaPalférinerougit,tantilsetrouvaflattédecetaveufaitavecunegracieusebonhomieparlechefdes aventuriersparisiens.Cemouvementde sonamour-propre futune reconnaissanced'inférioritéquileblessa;maisMaximedevinaceretouroffensif,facileàprévoirchezunenaturesispirituelle,etilyportaremèdeaussitôtensemettantàladiscrétiondujeunehomme.

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—Voulez-vous faire quelque chose pourmoi, qui me retire du cirque olympique par un beaumariage,jeferaibeaucouppourvous,reprit-il.

—Vousallezmerendrebienfier:c'estréaliserlafableduratetdulion,ditLaPalférine.

—Jecommenceraiparvousprêtervingtmillefrancs,réponditMaximeencontinuant.

—Vingt mille francs?... Je savais bien qu'à force de me promener sur ce boulevard... dit LaPalférineenfaçondeparenthèse.

—Moncher,ilfautvousmettresuruncertainpied,ditMaximeensouriant,nerestezpassurvosdeuxpieds,ayez-ensix;faitescommemoi,jenesuisjamaisdescendudemontilbury...

—Maisalorsvousallezmedemanderdeschosespar-dessusmesforces!

—Non,ils'agitdevousfaireaimerd'unefemme,enquinzejours.

—Est-ceunefille?

—Pourquoi!

—Ce serait impossible; mais s'il s'agissait d'une femme très comme il faut, et de beaucoupd'esprit...

—C'estunetrèsillustremarquise!

—Vousvoulezavoirdeseslettres?...ditlejeunecomte.

—Ah!...tumevasaucœur,s'écriaMaxime.Non,ilnes'agitpasdecela.

—Ilfautdoncl'aimer?

—Oui,danslesensréel...

—Sijedoissortirdel'esthétique,c'esttoutàfaitimpossible,ditLaPalférine.J'ai,voyez-vous,àl'endroitdesfemmes,unecertaineprobité,nouspouvonslesrouer,maisnonles...

—Ah!l'onnem'adoncpastrompé,s'écriaMaxime.Crois-tudoncquejesoishommeàproposerdepetitesinfamiesdedeuxsous?...Non,ilfautaller,ilfautéblouir,ilfautvaincre.Moncompère,jetedonnevingtmillefrancscesoiretdixjourspourtriompher.Acesoir,chezmadameSchontz!

—J'ydîne.

—Bien,repritMaxime.Plustard,quandvousaurezbesoindemoi,monsieurlecomte,vousmetrouverez,ajouta-t-ild'untonderoiquis'engageaulieudepromettre.

—Cettepauvrefemmevousadoncfaitbiendumal?demandaLaPalférine.

—N'essaiepasdejeterlasondedansmeseaux,monpetit,etlaisse-moitedirequ'encasdesuccèstu te trouveras de si puissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dans un beaumariage,quandtut'ennuierasdetaviedeBohême.

—Ilyadoncunmomentoùl'ons'ennuiedes'amuser?ditLaPalférine,den'êtrerien,devivrecommelesoiseaux,dechasserdansPariscommelesSauvagesetderiredetout!...

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—Toutfatigue,mêmel'Enfer,ditMaximeenriant.Acesoir!

Lesdeuxroués,lejeuneetlevieux,selevèrent.Enregagnantsonescargotàuncheval,Maximesedit:—Madamed'EspardnepeutpassouffrirBéatrix,ellevam'aider...Al'hôteldeGrandlieu,cria-t-ilàsoncocherenvoyantpasserRastignac.

Trouvez un grand homme sans faiblesses?... Maxime vit la duchesse, madame du Guénic etClotildeenlarmes.

—Qu'ya-t-il?demanda-t-ilàladuchesse.

—Calysten'estpasrentré,c'estlapremièrefois,etmapauvreSabineestaudésespoir.

—Madameladuchesse,ditMaximeenattirantlafemmepieusedansl'embrasured'unefenêtre,aunom de Dieu qui nous jugera, gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le ded'Ajuda,quejamaisCalystenesacheriendenostrames,ounousaurionsensembleunduelàmort...Quandjevousaiditqu'ilnevousencoûteraitpasgrand'chose,j'entendaisquevousnedépenseriezpas des sommes folles, ilme faut environ vingtmille francs;mais tout le resteme regarde, et ilfaudrafairedonnerdesplacesimportantes,peut-êtreuneRecettegénérale.

LaduchesseetMaximesortirent.QuandmadamedeGrandlieurevintprèsdesesdeuxfilles,elleentenditunnouveaudithyrambedeSabineémaillédefaitsdomestiquesencorepluscruelsqueceuxparlesquelslajeuneépouseavaitvufinirsonbonheur.

—Sois tranquille,mapetite,dit laduchesseà sa fille,Béatrixpaierabiencher tes larmeset tessouffrances, lamain de Satan s'appesantit sur elle, elle recevra dix humiliations pour chacune destiennes!...

Madame Schontz fit prévenir Claude Vignon qui plusieurs fois avait manifesté le désir deconnaîtrepersonnellementMaximedeTrailles;elleinvitaCouture,Fabien,Bixiou,LéondeLora,LaPalférineetNathan.Cedernier futdemandéparRochefidepour lecomptedeMaxime.Aurélieeutainsineufconvivestousdepremièreforce,àl'exceptiondeduRonceret;maislavaniténormandeetl'ambitionbrutaledel'HéritiersetrouvaientàlahauteurdelapuissancelittérairedeClaudeVignon,delapoésiedeNathan,delafinessedeLaPalférine,ducoupd'œilfinancierdeCouture,del'espritdeBixiou,ducalculdeFinot,delaprofondeurdeMaximeetdugéniedeLéondeLora.

MadameSchontz,quitenaitàparaîtrejeuneetbelle,s'armad'unetoilettecommesaventenfairecessortesdefemmes.Cefutunepèlerineenguipured'unefinessearanéide,unerobedeveloursbleudont le fin corsage était boutonné d'opales, et une coiffure à bandeaux luisants comme de l'ébène.MadameSchontzdevaitsacélébritédejoliefemmeàl'éclatetàlafraîcheurd'unteintblancetchaudcomme celui des créoles, à cette figure pleine de détails spirituels, de traits nettement dessinés etfermesdontletypelepluscélèbrefutoffertsilongtempsjeuneparlacomtesseMerlin,etquipeut-être est particulier aux figuresméridionales.Malheureusement la petitemadame Schontz tendait àl'embonpoint depuis que sa vie était devenue heureuse et calme. Le cou, d'une rondeur séduisante,commençaitàs'empâterainsiquelesépaules.OnserepaîtenFrancesiprincipalementdelatêtedesfemmes,quelesbellestêtesfontlongtempsvivrelescorpsdéformés.

—Machèreenfant,ditMaximeenentrantetenembrassantmadameSchontzaufront,Rochefideavoulumefairevoirvotrenouvelétablissementoùjen'étaispasencorevenu;maisc'estpresqueenharmonieavecsesquatrecentmillefrancsderente...Ehbien,ils'enfallaitdecinquantequ'ilneles

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eût,quand ilvousaconnue,etenmoinsdecinqansvous luiavezfaitgagnercequ'uneautre,uneAntonia,uneMalaga,CadineouFlorentineluiauraientmangé.

—Je ne suis pas une fille, je suis une artiste! ditmadame Schontz avec une espèce de dignité.J'espèrebienfinir,commeditlacomédie,parfairesouched'honnêtesgens...

—C'estdésespérant,nousnousmarionstous,repritMaximeensejetantdansunfauteuilaucoindufeu.MevoilàbientôtàlaveilledefaireunecomtesseMaxime.

—Oh! comme je voudrais la voir!... s'écria madame Schontz.Mais permettez-moi, dit-elle, devousprésentermonsieurClaudeVignon.—MonsieurClaudeVignon,monsieurdeTrailles!...

—Ah! c'est vous qui avez laissé Camille Maupin, l'aubergiste de la littérature, aller dans uncouvent?...s'écriaMaxime.Aprèsvous,Dieu!...Jen'aijamaisreçupareilhonneur.MademoiselledesTouchesvousatraité,monsieur,enLouisXIV...

—Etvoilàcommeonécritl'histoire!...réponditClaudeVignon,nesavez-vouspasquesafortuneaétéemployéeàdégagerlesterresdemonsieurduGuénic?...SiellesavaitqueCalysteestàsonex-amie...(MaximepoussalepiedaucritiqueenluimontrantmonsieurdeRochefide)...ellesortiraitdesoncouvent,jecrois,pourleluiarracher.

—Ma foi,Rochefide,mon ami, ditMaxime en voyant que son avertissement n'avait pas arrêtéClaudeVignon,àtaplace,jerendraisàmafemmesafortune,afinqu'onnecrûtpasdanslemondequ'elles'attaqueàCalysteparnécessité.

—Maximearaison,ditmadameSchontzenregardantArthurquirougitexcessivement.Sijevousaigagnéquelquesmillefrancsderentes,vousnesauriezmieuxlesemployer.J'auraifaitlebonheurdelafemmeetdumari,envoilàunchevron!...

—Jen'yavaisjamaispensé,réponditlemarquis;maisondoitêtregentilhommeavantd'êtremari.

—Laisse-moitedirequandilseratempsd'êtregénéreux,ditMaxime.

—Arthur!ditAurélie,Maximea raison.Vois-tu,monbonhomme,nosactionsgénéreuses sontcommelesactionsdeCouture,dit-elleenregardantàlaglacepourvoirquellepersonnearrivait,ilfautlesplaceràtemps.

CoutureétaitsuivideFinot.Quelquesinstantsaprès,touslesconvivesfurentréunisdanslebeausalonbleuetordel'hôtelSchontz;telétaitlenomquelesartistesdonnaientàleuraubergedepuisqueRochefidel'avaitachetéeàsaNinonII.EnvoyantentrerLaPalférinequivintledernier,Maximeallaverslui,l'attiradansl'embrasured'unecroiséeetluiremitlesvingtbilletsdebanque.

—Surtout,monpetit,nelesménagepas,dit-ilaveclagrâceparticulièreauxmauvaissujets.

—Iln'yaquevouspoursavoirainsilesdoubler!...réponditLaPalférine.

—Es-tudécidé?

—Puisquejeprends,réponditlejeunecomteavechauteuretraillerie.

—Eh bien, Nathan, que voici, te présentera dans deux jours chez madame la marquise deRochefide,luidit-ilàl'oreille.

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LaPalférinefitunbondenentendantlenom.

—Nemanquepasde tedireamoureux-foud'elle;et,pournepaséveillerde soupçons,boisduvin,desliqueursàmort!JevaisdireàAuréliedetemettreàcôtédeNathan.Seulement,monpetit,ilfaudramaintenantnous rencontrer tous lessoirs, sur leboulevardde laMadeleine,àuneheuredumatin,toipourmerendrecomptedetesprogrès,moipourtedonnerdesinstructions.

—Onysera,monmaître....ditlejeunecomteens'inclinant.

—Comment nous fais-tu dîner avec un drôle habillé comme un premier garçon de restaurant?demandaMaximeàl'oreilledemadameSchontzenluidésignantduRonceret.

—Tun'asdoncjamaisvul'Héritier?DuRonceretd'Alençon.

—Monsieur,ditMaximeàFabien,vousdevezconnaîtremonamid'Esgrignon?

—IlyalongtempsqueVicturniennemeconnaîtplus,réponditFabien;maisnousavonsététrèsliésdansnotrepremièrejeunesse.

Ledînerfutundeceuxquinesedonnentqu'àParis,etchezcesgrandesdissipatrices,carellessurprennent les gens les plus difficiles.Ce fut à un souper semblable, chez une courtisane belle etriche commemadameSchontz, que Paganini déclara n'avoir jamais fait pareille chère chez aucunsouverain,nibudetelsvinschezaucunprince,nientendudeconversationsispirituelle,nivureluiredeluxesicoquet.

MaximeetmadameSchontzrentrèrentdanslesalonlespremiers,versdixheures,enlaissantlesconvivesquinegazaientplus lesanecdotesetquisevantaient leursqualitésencollant leurs lèvresvisqueusesauborddespetitsverressanspouvoirlesvider.

—Ehbien,mapetite,ditMaxime,tunet'espastrompée,oui,jevienspourtesbeauxyeux,ils'agitd'unegrandeaffaire,ilfautquitterArthur;maisjemechargedetefaireoffrirdeuxcentmillefrancsparlui.

—Etpourquoilequitterais-je,cepauvrehomme?

—Pourtemarieraveccetimbécilevenud'Alençonexprèspourcela.Ilaétédéjàjuge,jeleferainommerprésidentàlaplacedupèredeBlondetquivasurquatre-vingt-deuxans;et,situsaismenertabarque,tonmarideviendradéputé.VousserezdespersonnagesettupourrasenfoncermadamelacomtesseduBruel...

—Jamais!ditmadameSchontz,elleestcomtesse.

—Est-ild'étoffeàdevenircomte?...

—Tiens, il adesarmes,ditAurélie encherchantune lettredansunmagnifique cabaspenduaucoindesacheminéeetlaprésentantàMaxime,qu'est-cequecelaveutdire?voilàdespeignes.

—Ilportecoupéauund'argentàtroispeignesdegueules;deuxetun,entrecroisésàtroisgrappesderaisindepourpre tigéeset feuilléesdesinople,unetdeux;audeux,d'azuràquatreplumesd'orposéesenfret,avecSERVIRpourdeviseetlecasqued'écuyer.C'estpasgrand'chose,ilsontétéanoblissous Louis XV, ils ont eu quelque grand-père mercier, la ligne maternelle a fait fortune dans lecommerce des vins, et le du Ronceret anobli devait être greffier...Mais, si tu réussis à te défaire

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d'Arthur, les du Ronceret seront aumoins barons, je te le promets,ma petite biche. Vois-tu,monenfant,ilfauttefairemarinerpendantcinqousixansenprovincesituveuxenterrerlaSchontzdanslaprésidente...Cedrôlet'ajetédesregardsdontlesintentionsétaientclaires,tuletiens...

—Non,réponditAurélie,àl'offredemamain,ilestresté,commeleseaux-de-viedanslebulletindelaBourse,très-calme.

—Jemechargedeledécider,s'ilestgris...Vavoiroùilsensonttous...

—Cen'estpaslapeined'yaller,jen'entendsplusqueBixiouquifaitunedeseschargessansqu'onl'écoute;maisjeconnaismonArthur,ilsecroitobligéd'êtrepoliavecBixiou;et,lesyeuxfermés,ildoitleregarderencore.

—Rentrons,alors!...

—Ah!çà!dansl'intérêtdequitravaillerai-je,Maxime?demandatoutàcoupmadameSchontz.

—Demadame deRochefide, répondit nettementMaxime, il est impossible de la rapatrier avecArthurtantquetuletiendras;ils'agitpourelled'êtreàlatêtedesamaisonetdejouirdequatrecentmillefrancsderentes!

—Elle neme propose que deux centmille francs?... J'en veux trois cent, puisqu'il s'agit d'elle.Comment,j'aieusoindesonmoutardetdesonmari,jetienssaplaceentout,etellelésineraitavecmoi!Tiens,moncher,j'auraisalorsunmillion.Avecça,situmeprometslaprésidencedutribunald'Alençon,jepourraifairematêteenmadameduRonceret....

—Çava,ditMaxime.

—M'embêtera-t-ondanscettepetiteville-là!...s'écriaphilosophiquementAurélie.J'aitantentenduparlerdecetteprovince-làpard'EsgrignonetparlaVal-Noble,quec'estcommesij'yavaisdéjàvécu.

—Etsijet'assuraisl'appuidelanoblesse?...

—Ah!Maxime,tum'endirastant!...Oui,maislepigeonrefusel'aile...

—Et il est bien laid avec sa peau de prune, il a des soies au lieu de favoris, il a l'air d'unmarcassin, quoiqu'il ait des yeux d'oiseau de proie.Ça fera le plus beau président dumonde. Soistranquille,dansdixminutes il techantera l'aird'IsabelleauquatrièmeactedeRobert leDiable:«Jesuisàtesgenoux!...»maistutechargesderenvoyerArthuràceuxdeBéatrix...

—C'estdifficile,maisàplusieursonyparviendra...

Vers dix heures et demie, les convives rentrèrent au salon pour prendre le café. Dans lescirconstancesoùse trouvaitmadameSchontz,CoutureetduRonceret, il est faciled'imaginerqueleffet dut alors produire sur l'ambitieux Normand la conversation suivante que Maxime eut avecCouturedansuncoinetàmi-voixpourn'êtreentendudepersonne,maisqueFabienécouta.

—Mon cher, si vous voulez être sage, vous accepterez dans un département éloigné laRecettegénéralequemadamedeRochefidevousferadonner;lemilliond'Aurélievouspermettradedéposervotrecautionnement,etvousvousséparerezdebiensenl'épousant.Vousdeviendrezdéputésivoussavezbienmenervotrebarque,etlaprimequejeveuxpourvousavoirsauvé,ceseravotrevoteàlachambre.

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—Jeseraitoujoursfierd'êtreundevossoldats.

—Ah! mon cher, vous l'avez échappé belle! Figurez-vous qu'Aurélie s'était amourachée de ceNormandd'Alençon,elledemandaitqu'onlefîtbaron,présidentdutribunaldesavilleetofficierdelaLégion-d'Honneur.Monimbécilen'apassudeviner lavaleurdemadameSchontz,etvousdevezvotrefortuneàundépit;aussineluidonnezpasletempsderéfléchir.Quantàmoi,jevaismettrelesfersaufeu.

Et Maxime quitta Couture au comble du bonheur, en disant à La Palférine:—Veux-tu que jet'emmène,monfils?...

AonzeheuresAurélie se trouvait entreCouture,FabienetRochefide.Arthurdormaitdansunebergère,CoutureetFabienessayaientdeserenvoyersansyparvenir.MadameSchontzterminacettelutteendisantàCoutureun:—Ademain,moncher?...qu'ilpritenbonnepart.

—Mademoiselle,ditFabientoutbas,quandvousm'avezvusongeuràl'offrequevousmefaisiezindirectement,necroyezpasqu'ilyeûtchezmoilamoindrehésitation;maisvousneconnaissezpasmamère,etjamaiselleneconsentiraitàmonbonheur...

—Vousavezl'âgedessommationsrespectueuses,moncher,réponditinsolemmentAurélie.Mais,sivousavezpeurdemaman,vousn'êtespasmonfait.

—Joséphine!dittendrementl'HéritierenpassantavecaudacelamaindroiteautourdelatailledemadameSchontz,j'aicruquevousm'aimiez?

—Après?

—Peut-êtrepourrait-onapaisermamèreetobtenirplusquesonconsentement.

—Etcomment?

—Sivousvoulezemployervotrecrédit...

—Atefairecréerbaron,officierdelaLégion-d'Honneur,présidentdutribunal,monfils?n'est-cepas...Écoute,j'aitantfaitdechosesdansmaviequejesuiscapabledelavertu!Jepuisêtreunebravefemme,unefemmeloyale,etremorquertrèshautmonmari;maisjeveuxêtreaiméeparluisansquejamaisunregard,unepensée,soitdétournédemoncœur,pasmêmeenintention...Çateva-t-il?...Neteliepasimprudemment,ils'agitdetavie,monpetit.

—Avecune femmecommevous, je tope sansvoir,ditFabienenivréparun regardautantqu'ill'étaitdeliqueursdesîles.

—Tune te repentiras jamais de cette parole,mon bichon, tu seras pair deFrance...Quant à cepauvrevieux,reprit-elleenregardantRochefidequidormait,d'aujourd'hui,n,i,ni,c'estfini!

Cefutsijoli,sibiendit,queFabiensaisitmadameSchontzetl'embrassa,parunmouvementderageetdejoieoùladoubleivressedel'amouretduvincédaitàcelledubonheuretdel'ambition.

—Songe,moncherenfant,dit-elle, à tebienconduiredèsàprésentavec ta femme,ne faispasl'amoureux,etlaisse-moimeretirerconvenablementdemonbourbier.EtCouture,quisecroitricheetreceveurgénéral!

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—J'aicethommeenhorreur,ditFabien,jevoudraisnepluslevoir.

—Jenelerecevraiplus,réponditlacourtisaned'unpetitairprude.Maintenantquenoussommesd'accord,monFabien,va-t'en,ilestuneheure.

Cette petite scène donna naissance, dans le ménage d'Aurélie et d'Arthur, jusqu'alors sicomplétementheureux,àlaphasedelaguerredomestiquedéterminéeauseindetouslesfoyersparunintérêtsecretchezundesconjoints.LelendemainmêmeArthurs'éveillaseul,ettrouvamadameSchontzfroidecommecessortesdefemmessaventsefairefroides.

—Ques'est-ildoncpassécettenuit?demanda-t-ilendéjeunantetregardantAurélie.

—C'estcommeça,dit-elle,àParis.Ons'estendormiparuntempshumide,lelendemainlespavéssontsecsettoutestsibiengeléqu'ilydelapoussière;voulez-vousunebrosse?...

—Maisqu'as-tu,machèrepetite?

—Alleztrouvervotregrandebringuedefemme...

—Mafemme?...s'écrialepauvremarquis.

—N'ai-jepasdevinépourquoivousm'avezamenéMaxime?...VousvoulezvousréconcilieravecmadamedeRochefidequipeut-êtreabesoindevouspourunmoutard indiscret...Etmoi,quevousditessifine,jevousconseillaisdeluirendresafortune!...Oh!jeconçoisvotreplan!auboutdecinqans,monsieur est lasdemoi. Je suisbienenchair,Béatrix est bien enos, çavous changera.Vousn'êtespas lepremier àqui je connais legoûtdes squelettes.VotreBéatrix semetbiend'ailleurs etvousêtesdeceshommesquiaimentdesporte-manteaux.Puis,vousvoulezfairerenvoyermonsieurduGuénic.C'estuntriomphe!...Çavousposerabien.Parlera-t-ondecela,vousallezêtreunhéros!

MadameSchontzn'avaitpasarrêtélecoursdesesrailleriesàdeuxheuresaprèsmidi,malgrélesprotestations d'Arthur. Elle se dit invitée à dîner. Elle engagea son infidèle à se passer d'elle auxItaliens,elleallaitvoirunepremièrereprésentationàl'Ambigu-Comiqueetyfaireconnaissanceavecune femme charmante, madame de La Baudraye, unemaîtresse à Lousteau. Arthur proposa, pourpreuvedesonattachementéternelàsapetiteAurélieetdesonaversionpoursafemme,departirlelendemainmêmepourl'Italieetd'yallervivremaritalementàRome,àNaples,àFlorence,auchoixd'Aurélie,enluioffrantunedonationdesoixantemillefrancsderentes.

—C'estdesgiriestoutcela,dit-elle.Celanevousempêcherapasdevousraccommoderavecvotrefemme,etvousferezbien.

ArthuretAuréliesequittèrentsurcedialogueformidable, luipouraller joueretdînerauclub,ellepours'habilleretpasserlasoiréeentête-à-têteavecFabien.

MonsieurdeRochefide trouvaMaximeauclub,etseplaignitenhommequisentaitarracherdesoncœurunefélicitédontlesracinesytenaientàtouteslesfibres.Maximeécoutalesdoléancesdumarquiscommelesgenspolissaventécouter,enpensantàautrechose.

—Jesuishommedebonconseilencessortesdematières,moncher,luirépondit-il.Ehbien,tufaisfausserouteenlaissantvoiràAuréliecombienellet'estchère.Laisse-moiteprésenteràmadameAntonia.C'estuncœuràlouer.TuverraslaSchontzdevenirbienpetitgarçon...elleatrente-septans,taSchontz,etmadameAntonian'apasplusdevingt-sixans!etquellefemme!ellen'apasd'espritque

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danslatête,elle!...C'estd'ailleursmonélève.SimadameSchontzrestesurlesergotsdesafierté,sais-tucequecelavoudradire?...

—Mafoi,non.

—Qu'elleveutpeut-êtresemarier,etalorsriennepourral'empêcherdetequitter.Aprèssixansdebail,elleenabien ledroit,cette femme...Mais, si tuvoulaism'écouter, ilyamieuxà faire.Tafemme aujourd'hui vaut mille fois mieux que toutes les Schontz et toutes les Antonia du quartierSaint-Georges. C'est une conquête difficile; mais elle n'est pas impossible, et maintenant elle terendraitheureuxcommeunOrgon!Danstouslescas,ilfaut,situneveuxpasavoirl'aird'unniais,venircesoirsouperchezAntonia.

—Non,j'aimetropAurélie,jeneveuxpasqu'elleaitlamoindrechoseàmereprocher.

—Ah!moncher,quelleexistencetuteprépares!...s'écriaMaxime.

—Ilestonzeheures,elledoitêtrerevenuedel'Ambigu,ditRochefideensortant.

Etilcriarageusementàsoncocherd'alleràfonddetrainruedeLaBruyère.

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MadameSchontzavaitdonnédesinstructionsprécises,etmonsieurputentrerabsolumentcommes'ilétaitenbonneintelligenceavecmadame;mais,avertiedel'entréeaulogisdemonsieur,madames'arrangea pour faire entendre àmonsieur le bruit de la porte du cabinet de toilette qui se fermacommesefermentlesportesquandlesfemmessontsurprises.Puis,dansl'angledupiano,lechapeaudeFélicienoubliéàdesseinfuttrèsmaladroitementreprisparlafemmedechambre,danslepremiermomentdeconversationentremonsieuretmadame.

—Tun'espasalléeàl'Ambigu,monpetit?

—Non,moncher,j'aichangéd'avis,j'aifaitdelamusique.

—Quidoncestvenutevoir?...ditlemarquisavecbonhomieenvoyantemporterlechapeauparlafemmedechambre.

—Maispersonne.

Sur cet audacieuxmensonge, Arthur baissa la tête, il passait sous les fourches caudines de laComplaisance. L'amour véritable a de ces sublimes lâchetés. Arthur se conduisait avec madameSchontzcommeSabineavecCalyste,commeCalysteavecBéatrix.

En huit jours, il se fit unemétamorphose de larve en papillon chez le jeune, spirituel et beauCharles-Édouard, comte Rusticoli de La Palférine, le héros de la Scène intituléeUn Prince de laBohême(voirlesScènesdelavieParisienne),cequidispensedefaireicisonportraitetdepeindreson caractère. Jusqu'alors il avait misérablement vécu, comblant ses déficits par une audace à laDanton;maisilpayasesdettes,puisileut,selonleconseildeMaxime,unepetitevoiturebasse,ilfutadmisauJockey-club,auclubde laruedeGrammont, ildevintd'uneélégancesupérieure;enfin ilpubliadansleJournaldesDébatsunenouvellequiluivalutenquelquesjoursuneréputationcommelesauteursdeprofessionnel'obtiennentpasaprèsplusieursannéesdetravauxetdesuccès,cariln'yarien de violent à Paris comme ce qui doit être éphémère. Nathan, bien certain que le comte nepublierait jamais autre chose, fit un tel éloge de ce gracieux et impertinent jeune homme chezmadamedeRochefide,queBéatrixaiguillonnéeparlalecturedecettenouvellemanifestaledésirdevoircejeuneroidestruandsdebonton.

—Ilserad'autantplusenchantédevenirici,réponditNathan,quejelesaiséprisdevousàfairedesfolies.

—Maisillesatoutesfaites,m'a-t-ondit.

—Toutes,non,réponditNathan,iln'apasencorefaitcelled'aimerunehonnêtefemme.

SixjoursaprèslecomplotourdisurleboulevarddesItaliensentreMaximeetleséduisantcomteCharles-Édouard, ce jeune homme à qui la nature avait donné sans doute par raillerie une figuredélicieusementmélancolique,fitsapremièreinvasionauniddelacolombedelaruedeChartres,qui,pour cette réception, prit une soirée oùCalyste était obligé d'aller dans lemonde avec sa femme.Lorsque vous rencontrerezLaPalférine ou quandvous arriverez auPrincede laBohême, dans letroisièmeLivredecettelonguehistoiredenosmœurs,vousconcevrezparfaitementlesuccèsobtenudansuneseulesoiréeparcetespritétincelant,parcetteverveinouïe,surtoutsivousvousfigurezlebien-jouerducornacquiconsentitàleservirdanscedébut.Nathanfutboncamarade,ilfitbrillerlejeune comte, comme un bijoutiermontrant une parure à vendre en fait scintiller les diamants. LaPalférineseretiradiscrètementlepremier,illaissaNathanetlacomtesseensemble,encomptantsur

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lacollaborationdel'auteurcélèbre,quifutadmirable.Envoyantlamarquiseabasourdie,illuimitlefeu dans le cœur par des réticences qui remuèrent en elle des fibres de curiosité qu'elle ne seconnaissaitpas.Nathan fit entendreainsique l'espritdeLaPalférinen'étaitpas tant lacausedesessuccèsauprèsdesfemmesquesasupérioritédansl'artd'aimer,etillegranditdémesurément.

C'est ici le lieu de constater un nouvel effet de cette grande loi des Contraires qui déterminebeaucoupdecrisesducœurhumainetqui rend raisonde tantdebizarreries,qu'onest forcéde larappelerquelquefois,toutaussibienquelaloidesSimilaires.Lescourtisanes,pourembrassertoutlesexefémininqu'onbaptise,qu'ondébaptiseetrebaptiseàchaquequartdesiècle,conserventtoutesaufond de leur cœur un florissant désir de recouvrer leur liberté, d'aimer purement, saintement etnoblement un être auquel elles sacrifient tout (Voir Splendeurs et Misère des courtisanes). Elleséprouventcebesoinantithétiqueavectantdeviolence,qu'ilestrarederencontrerunedecesfemmesqui n'ait pas aspiré plusieurs fois à la vertu par l'amour. Elles ne se découragent pas malgréd'affreuses tromperies.Aucontraire, les femmescontenuespar leuréducation,par le rangqu'ellesoccupent,enchaînéesparlanoblessedeleurfamille,vivantauseindel'opulence,portantuneauréoledevertus,sontentraînées,secrètementbienentendu,verslesrégionstropicalesdel'amour.Cesdeuxnaturesdefemmessiopposéesontdoncaufondducœur,l'uneunpetitdésirdevertu,l'autrecepetitdésir de libertinage que J.-J. Rousseau le premier a eu le courage de signaler. Chez l'une, c'est ledernier reflet du rayon divin qui n'est pas encore éteint; chez l'autre, c'est le reste de notre boueprimitive.Cettedernièregriffedelabêtefutagacée,cecheveududiablefuttiréparNathanavecuneexcessivehabileté.Lamarquisesedemandasérieusementsijusqu'àprésentellen'avaitpasétéladupedesatête,sisonéducationétaitcomplète.Levice?...c'estpeut-êtreledésirdetoutsavoir.

Le lendemain,Calyste parut àBéatrix ce qu'il était, un loyal et parfait gentilhomme,mais sansverveniesprit.AParis,unhommespirituelestunhommequiadel'espritcommelesfontainesontdel'eau,car lesgensdumondeet lesParisiensengénéralsontspirituels;maisCalysteaimait trop, ilétaittropabsorbépourapercevoirlechangementdeBéatrixetlasatisfaireendéployantdenouvellesressources;ilparuttrèspâleaurefletdelasoiréeprécédente,etnedonnapaslamoindreémotionàl'affaméeBéatrix.Ungrandamourestuncréditouvertàunepuissancesivorace,quelemomentdelafaillitearrivetoujours.Malgrélafatiguedecettejournée,lajournéeoùunefemmes'ennuieauprèsd'unamant,BéatrixfrissonnadepeurenpensantàunerencontreentreLaPalférine,lesuccesseurdeMaximedeTrailles,etCalyste,hommedecouragesansforfanterie.Ellehésitadoncàrevoirlejeunecomte;maiscenœudfut tranchéparun faitdécisif.Béatrixavaitprisun tiersde logeauxItaliens,dans une loge obscure du rez-de-chaussée, afin de ne pas être vue.Depuis quelques joursCalysteenhardi conduisait lamarquise et se tenait dans cette loge derrière elle, en combinant leur arrivéeassez tardpourqu'ilsnefussentaperçusparpersonne.Béatrixsortaitunedespremièresde lasalleavant la fin du dernier acte, etCalyste l'accompagnait de loin en veillant sur elle, quoique le vieilAntoinevîntcherchersamaîtresse.MaximeetLaPalférineétudièrentcettestratégie inspiréepar lerespectdesconvenances,parcebesoindecachotteriequidistinguelesidolâtresdel'éternelEnfant,etaussi par une peur qui oppresse toutes les femmes autrefois les constellations du monde et quel'amourafaitchoirdeleurrangzodiacal.L'humiliationestalors redoutéecommeuneagoniepluscruelleque lamort;maiscetteagoniede la fierté,cetteavanie,que les femmesrestéesà leur rangdansl'Olympejettentàcellesquiensonttombées,eutlieudanslesplusaffreusesconditionsparlessoinsdeMaxime.Aunereprésentationde laLuciaqui finit, commeonsait,parundesplusbeauxtriomphes de Rubini, madame de Rochefide qu'Antoine n'était pas venu prévenir arriva par soncouloiraupéristyleduthéâtredontlesescaliersétaientencombrésdejoliesfemmesétagéessurlesmarches ou groupées en bas en attendant que leur domestique annonçât leur voiture. Béatrix futreconnuepar tous lesyeuxà la fois,elleexcitadans tous lesgroupesdeschuchotementsqui firent

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rumeur.Enunclind'œil la foule sedissipa, lamarquise resta seulecommeunepestiférée.Calysten'osa pas, en voyant sa femme sur un des deux escaliers, aller tenir compagnie à la réprouvée, etBéatrixluijeta,maisenvain,parunregardtrempédelarmes,àdeuxfois,uneprièredevenirprèsd'elle. En cemoment La Palférine, élégant, superbe, charmant, quitta deux femmes, vint saluer lamarquiseetcauseravecelle.

—Prenezmonbrasetsortezfièrement,jesauraitrouvervotrevoiture,luidit-il.

—Voulez-vousfinirlasoiréeavecmoi?luirépondit-elleenmontantdanssavoitureetluifaisantplaceprèsd'elle.

La Palférine dit à son groom: «Suis la voiture de madame!» et monta près de madame deRochefideà lastupéfactiondeCalyste,qui restaplantésursesdeux jambescommesielles fussentdevenuesdeplomb,carcefutpourl'avoiraperçupâleetblêmequeBéatrixfitsigneaujeunecomtedemonterprèsd'elle.Toutes lescolombessontdesRobespierreàplumesblanches.TroisvoituresarrivèrentruedeChartresavecunefoudroyanterapidité,celledeCalyste,celledelaPalférine,celledelamarquise.

—Ah!vousvoilà?...ditBéatrixenentrantdanssonsalonappuyéesurlebrasdujeunecomteetytrouvantCalystedontlechevalavaitdépassélesdeuxautreséquipages.

—Vousconnaissezdoncmonsieur?demandarageusementCalysteàBéatrix.

—MonsieurlecomtedelaPalférinemefutprésentéparNathanilyadixjours,réponditBéatrix,etvous,monsieur,vousmeconnaissezdepuisquatreans...

—Et je suis prêt, madame, dit Charles-Édouard, à faire repentir jusque dans ses petits-enfantsmadamelamarquised'Espard,quilapremières'estéloignéedevous...

—Ah!c'estelle!...criaBéatrix:jeluirevaudraicela.

—Pourvousvenger,ilfaudraitreconquérirvotremari,maisjesuiscapabledevousleramener,ditlejeunehommeàl'oreilledelamarquise.

Laconversationainsicommencéeallajusqu'àdeuxheuresdumatinsansqueCalyste,dontlaragefutsanscesserefouléepardesregardsdeBéatrix,eûtpuluidiredeuxmotsàpart.LaPalférine,quin'aimait pasBéatrix, fut d'une supériorité de bon goût, d'esprit et de grâce égale à l'infériorité deCalystequisetortillaitsurlesmeublescommeunvercoupéendeux,etquipartroisfoisselevapoursouffleterLaPalférine.LatroisièmefoisqueCalystefitunbondverssonrival,lejeunecomteluiditun:—«Souffrez-vous,monsieurlebaron?...»quifitasseoirCalystesurunechaise,etilyrestacommeunterme.LamarquiseconversaitavecuneaisancedeCélimène,enfeignantd'ignorerqueCalystefûtlà.Palférine eut la suprêmehabiletéde sortir surunmotpleind'esprit en laissant lesdeuxamantsbrouillés.

Ainsi,parl'adressedeMaxime,lefeudeladiscordeflambaitdansledoubleménagedemonsieuretdemadamedeRochefide.Lelendemain,enapprenantlesuccèsdecettescèneparLaPalférineauJockey-cluboùlejeunecomtejouaitauwiskavecsuccès,ilallaruedeLaBruyère,àl'hôtelSchontz,savoircommentAuréliemenaitsabarque.

—Mon cher, dit madame Schontz en riant à l'aspect de Maxime, je suis au bout de tous mesexpédients,Rochefideestincurable.Jefinismacarrièredegalanterieenm'apercevantquel'esprity

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estunmalheur.

—Explique-moicetteparole?...

—D'abord,moncherami, j'ai tenumonArthurpendanthuit joursaurégimedescoupsdepieddans les os des jambes, des scies les plus patriotiques et de tout ce que nous connaissons de plusdésagréabledansnotremétier.—«Tuesmalade,medisait-ilavecunedouceurpaternelle,carjenet'aifaitquedubien,etjet'aimeàl'adoration.—Vousavezuntort,moncher,luiai-jedit,vousm'ennuyez.—Eh! bien, n'as-tu pas pour t'amuser les gens les plus spirituels et les plus jolis jeunes gens deParis?»m'aréponducepauvrehomme.J'aiétécollée.Làj'aisentiquejel'aimais.

—Ah!ditMaxime.

—Queveux-tu?c'estplusfortquenous,onnerésistepasàcesfaçons-là.J'aichangélapédale.J'aifaitdesagaceriesàcesanglier judiciaire,àmonfutur tournécommeArthurenmouton, je l'ai faitrester là sur labergèredeRochefide,et je l'ai trouvébiensot.Mesuis-jeennuyée?... il fallaitbienavoirlàFabienpourmefairesurprendreaveclui...

—Ehbien!s'écriaMaxime,arrivedonc?...Voyons,quandRochefidet'aeusurprise?...

—Tun'y es pas,monbonhomme.Selon tes instructions, les bans sont publiés, notre contrat segriffonne,ainsiNotre-Dame-de-Loretten'arienàredire.Quandilyapromessedemariage,onpeutbiendonnerdesarrhes...Ennoussurprenant,Fabienetmoi,lepauvreArthurs'estretirésurlapointedespieds jusquedans la salleàmanger,et il s'estmisà faire—«broum!broum!»en toussaillantetheurtantbeaucoupdechaises.CegrandniaisdeFabien,àquijenepeuxpastoutdire,aeupeur...

Voilà,moncherMaxime,àquelpointnousensommes...

Arthurmeverraitdeux,unmatinenentrantdansmachambre,ilestcapabledemedire:—Avez-vousbienpassélanuit,mesenfants?

Maximehochalatêteetjouapendantquelquesinstantsavecsacanne.

—Jeconnaiscesnatures-là,dit-il.Voicicommentilfautt'yprendre,iln'yaplusqu'àjeterArthurparlafenêtreetàbienfermerlaporte.TurecommencerastadernièrescèneavecFabien?...

—Envoilàunecorvée,carenfinlesacrementnem'apasencoredonnésavertu...

—Tu t'arrangeras pour échanger un regard avecArthur quand il te surprendra, ditMaxime encontinuant;s'ilsefâche,toutestdit.S'ilfaitencorebroum!broum!c'estencorebienmieuxfini...

—Comment?...

—Hébien!tutefâcheras,tuluidiras:—«Jemecroyaisaimée,estimée;maisvousn'éprouvezplusrienpourmoi;vousn'avezpasdejalousie.»Tuconnaislatirade.«Danscecas-là,Maxime(fais-moiintervenir)tueraitsonhommesurlecoup.(Etpleure!)EtFabien,lui(fais-luihonteenlecomparantàFabien),Fabienquej'aime,Fabientireraitunpoignardpourvousleplongerdanslecœur.Ah!voilàaimer!Aussi,tenez,adieu,bonsoir,reprenezvotrehôtel,j'épouseFabien,ilmedonnesonnom,lui!ilfouleauxpiedssavieillemère.»Enfin,tu...

—Connu!connu!jeseraisuperbe!s'écriamadameSchontz.Ah!Maxime,iln'yaurajamaisqu'unMaxime,commeiln'yaeuqu'undeMarsay.

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—LaPalférineestplusfortquemoi,réponditmodestementlecomtedeTrailles,ilvabien.

—Iladela langue,mais tuasdupoignetetdesreins!Enas-tusupporté?enas-tupeloté?dit laSchontz.

—LaPalférineatout,ilestprofondetinstruit;tandisquejesuisignorant,réponditMaxime.J'aivuRastignacquis'estentendusur-le-champavecleGarde-des-Sceaux,Fabienseranomméprésident,etofficierdelaLégiond'honneuraprèsunand'exercice.

—Jemeferaidévote!réponditmadameSchontzenaccentuantcettephrasedemanièreàobtenirunsigned'approbationdeMaxime.

—Lesprêtresvalentmieuxquenous,repartitMaxime.

—Ah!vraiment?demandamadameSchontz.Jepourraidoncrencontrerdesgensàquiparlerenprovince.J'aicommencémonrôle.Fabienadéjàditàsamèrequelagrâcem'avaitéclairée,etilafascinélabonnefemmedemonmillionetdelaprésidence;elleconsentàcequenousdemeurionschezelle,elleademandémonportraitetm'aenvoyélesien:sil'Amourleregardait,ilentomberait...àlarenverse!Va-t'en,Maxime,cesoirjevaisexécutermonpauvrehomme,çamefendlecœur.

Deuxjoursaprès,ens'abordantsurleseuildelamaisonduJockey-club,Charles-ÉdouardditàMaxime:—C'est fait!Cemot,quicontenait toutundramehorrible,épouvantable,accompli souventparvengeance,fitsourirelecomtedeTrailles.

—Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime, car vous avez touché butensemble,Aurélie et toi!Aurélie amisArthur à la porte, et il fautmaintenant le chambrer, il doitdonnertroiscentmillefrancsàmadameduRonceretetreveniràsafemme;nousallonsluiprouverqueBéatrixestsupérieureàAurélie.

—Nousavonsbiendixjoursdevantnous,ditfinementCharles-Édouard,etenconsciencecen'estpastrop;carmaintenantquejeconnaislamarquise,lepauvrehommeserajolimentvolé.

—Commentferas-tu,lorsquelabombeéclatera?

—On a toujours de l'esprit quand on a le temps d'en chercher, je suis surtout superbe en mepréparant.

LesdeuxjoueursentrèrentensembledanslesalonettrouvèrentlemarquisdeRochefidevieillidedeuxans,iln'avaitpasmissoncorset,ilétaitsanssonélégance,labarbelongue.

—Ehbien!monchermarquis?...ditMaxime.

—Ah!moncher,mavieestbrisée...

ArthurparlapendantdixminutesetMaximel'écoutagravement, ilpensaitàsonmariagequisecélébraitdanshuitjours.

—MoncherArthur,jet'avaisdonnéleseulmoyenquejeconnussedegarderAurélie,ettun'aspasvoulu...

—Lequel?

—Net'avais-jepasconseilléd'allersouperchezAntonia?

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—C'estvrai...Queveux-tu?j'aime...ettoi,tufaisl'amourcommeGrisierfaitdesarmes.

—Écoute,Arthur,donne-luitroiscentmillefrancsdesonpetithôtel,etjeteprometsdetetrouvermieuxqu'elle...Jeteparleraidecettebelleinconnueplustard,jevoisd'Ajudaquiveutmediredeuxmots.

EtMaximelaissal'hommeinconsolablepouralleraureprésentantd'unefamilleàconsoler.

—Moncher,ditl'autremarquisàl'oreilledeMaxime,laduchesseestaudésespoir,Calysteafaitfairesecrètementsesmalles,ilaprisunpasse-port.Sabineveutsuivrelesfugitifs,surprendreBéatrixet lagriffer.Elleestgrosse,etçaprend la tournured'uneenvieassezmeurtrière,carelleestalléeacheterpubliquementdespistolets.

—DisàladuchessequemadamedeRochefidenepartirapas,etquedansquinzejourstoutserafini. Maintenant, d'Ajuda, ta main? Ni toi, ni moi, nous n'avons jamais rien dit, rien su! nousadmireronsleshasardsdelavie!...

—Laduchessem'adéjàfaitjurersurlessaintsévangilesetsurlacroixdemetaire.

—Turecevrasmafemmedansunmoisd'ici...

—Avecplaisir.

—Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement, préviens la duchesse d'unecirconstancequivaretarderdesixsemainessonvoyageenItalie,jetediraiquoiplustard.

—Qu'est-ce!...ditd'AjudaquiregardaitLaPalférine.

—LemotdeSocrateavantdepartir:nousdevonsuncoqàEsculape,réponditLaPalférinesanssourciller.

Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d'une colère d'autant plus invincible qu'elle étaitdoublée d'une véritable passion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais si fidèlementdépeint à la duchesse de Grandlieu parMaxime de Trailles. Peut-être n'existe-t-il pas d'êtres bienorganisésquineressententcette terriblepassionunefoisdanslecoursdeleurvie.Lamarquisesesentaitdomptéeparune forcesupérieure,parun jeunehommeàqui saqualitén'imposaitpas,qui,tout aussi noble qu'elle, la regardait d'unœil puissant et calme, et à qui ses plus grands efforts defemmearrachaientàpeineunsourired'éloge.Enfin,elleétaitoppriméeparuntyranquinelaquittaitjamaissansla laisserpleurant,blesséeetsecroyantdestorts.Charles-ÉdouardjouaitàmadamedeRochefide la comédie quemadame deRochefide jouait depuis sixmois àCalyste.Béatrix, depuisl'humiliation publique reçue aux Italiens, n'était pas sortie avec monsieur du Guénic de cetteproposition:

—Vousm'avezpréférélemondeetvotrefemme,vousnem'aimezdoncpas.Sivousvoulezmeprouver que vousm'aimez, sacrifiez-moi votre femme et lemonde.Abandonnez Sabine, et allonsvivreenSuisse,enItalie,enAllemagne!

S'autorisant de ce dur ultimatum, elle avait établi ce blocus que les femmes dénoncent par defroids regards, par des gestes dédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyaitdélivréedeCalyste,ellepensaitquejamaisiln'oseraitrompreaveclesGrandlieu.LaisserSabineàqui mademoiselle des Touches avait laissé sa fortune, n'était-ce pas se vouer à la misère? Mais

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Calyste, devenu foudedésespoir, avait secrètementpris unpasse-port, et prié samèrede lui fairepasserunesommeconsidérable.Enattendantcetenvoidefonds,ilsurveillaitBéatrix,enproieàtoutelafureurd'unejalousiebretonne.Enfin,neufjoursaprèslafatalecommunicationfaiteauclubparLaPalférineàMaxime,lebaron,àquisamèreavaitenvoyétrentemillefrancs,accourutchezBéatrixavecl'intentiondeforcerleblocus,dechasserLaPalférineetdequitterParisavecsonidoleapaisée.Cefutunedecesalternativesterriblesoùlesfemmesquiontconservéquelquepeuderespectd'elles-mêmess'enfoncentàjamaisdanslesprofondeursduvice,maisd'oùellespeuventreveniràlavertu.Jusque-làmadamedeRochefideseregardaitcommeunefemmevertueuseaucœurdelaquelleilétaittombédeuxpassions;maisadorerCharles-ÉdouardetselaisseraimerparCalyste,elleallaitperdresapropreestime;car,làoùcommencelemensonge,commencel'infamie.ElleavaitdonnédesdroitsàCalyste, et nul pouvoir humainnepouvait empêcher leBretonde semettre à ses pieds et de lesarroserdeslarmesd'unrepentirabsolu.Beaucoupdegenss'étonnentdel'insensibilitéglacialesouslaquellelesfemmeséteignentleursamours;maissiellesn'effaçaientpointainsilepassé,lavieseraitsansdignitépourelles,ellesnepourraientjamaisrésisteràlaprivautéfataleàlaquelleellessesontunefoissoumises.Danslasituationentièrementneuveoùellesetrouvait,BéatrixeûtétésauvéesiLaPalférinefûtvenu;maisl'intelligenceduvieilAntoinelaperdit.

Enentendantunevoiturequiarrêtaitàlaporte,elleditàCalyste:—Voilàdumonde!etellecourutafindeprévenirunéclat.

Antoine,enhommeprudent,ditàCharles-Édouardquinevenaitpaspourautrechosequepourentendrecetteparole:—Madamelamarquiseestsortie!

QuandBéatrixappritdesonvieuxdomestiquelavisitedujeunecomteetlaréponsefaite,elledit:«—C'estbien!»etrentradanssonsalonensedisant:—«Jemeferaireligieuse!»

Calyste,quis'étaitpermisd'ouvrirlafenêtre,aperçutsonrival.

—Quidoncestvenu?demanda-t-il.

—Jenesaispas,Antoineestencoreenbas.

—C'estLaPalférine...

—Celapourraitêtre...

—Tul'aimes,etvoilàpourquoitumetrouvesdestorts,jel'aivu!...

—Tul'asvu!...

—J'aiouvertlafenêtre...

Béatrix tomba commemorte sur sondivan.Alors elle transigeapour avoir un lendemain; elleremit ledépartàhuit jourssousprétexted'affaires,etse juradedéfendresaporteàCalystesiellepouvait apaiser La Palférine, car tels sont les épouvantables calculs et les brûlantes angoisses quecachentcesexistencessortiesdesrailssurlesquelsroulelegrandconvoisocial.

LorsqueBéatrixfutseule,ellesetrouvasimalheureuse,siprofondémenthumiliée,qu'ellesemitau lit: elle était malade; le combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoir une réactionhorrible,elleenvoyachercherlemédecin;maisenmêmetemps,ellefitremettrechezLaPalférinelalettresuivante,oùellesevengeadeCalysteavecunesortederage.

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«Mon ami, venezme voir, je suis au désespoir.Antoine vous a renvoyé quand votrearrivée eûtmis fin à l'un des plus horribles cauchemars dema vie enme délivrant d'unhommeque je hais, et que je ne reverrai plus jamais, je l'espère. Je n'aime que vous aumonde,etjen'aimeraiplusquevous,quoiquej'aielemalheurdenepasvousplaireautantquejelevoudrais...»

Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient par une exaltation beaucoup troppoétiquepourêtretypographiée,maisoùBéatrixsecompromettaittantqu'ellelaterminapar:«Suis-jeassezà tamerci?Ah!riennemecoûterapour teprouvercombien tuesaimé.»Etellesigna,cequ'ellen'avaitjamaisfaitnipourCalystenipourConti.

Lelendemain,àl'heureoùlejeunecomtevintchezlamarquise,elleétaitaubain;Antoinelepriad'attendre.Asontour,ilfitrenvoyerCalyste,qui,toutaffaméd'amour,vintdebonneheure,etqu'ilregardaparlafenêtreaumomentoùilremontaitenvoituredésespéré.

—Ah!Charles,ditlamarquiseenentrantdanssonsalon,vousm'avezperdue!...

—Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine. Vous m'avez juré que vousn'aimiezquemoi,vousm'avezoffertdemedonnerunelettredanslaquellevousécririezlesmotifsquevousauriezdevoustuer,afinqu'encasd'infidélitéjepussevousempoisonnersansavoirrienàcraindrede la justicehumaine,commesidesgenssupérieursavaientbesoinderecouriraupoisonpoursevenger.Vousm'avezécrit:Riennemecoûterapourteprouvercombientuesaimé!...Eh!bien,je trouve une contradiction dans ce mot: Vous m'avez perdue! avec cette fin de lettre... Je sauraimaintenantsivousavezeulecouragederompreavecduGuénic...

—Ehbien!tut'esvengédeluiparavance,dit-elleenluisautantaucou.Et,decetteaffaire-là,toietmoinoussommesliésàjamais...

—Madame,réponditfroidementleprincedelaBohême,sivousmevoulezpourami,j'yconsens;maisàdesconditions...

—Desconditions?

—Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avec monsieur de Rochefide, vousrecouvrerezleshonneursdevotreposition,vousreviendrezdansvotrebelhôteldelarued'Anjou,vousyserezunedesreinesdeParis:vouslepourrezenfaisantjoueràRochefideunrôlepolitiqueetenmettant dans votre conduite l'habileté, la persistance quemadame d'Espard a déployée.Voilà lasituationdanslaquelledoitêtreunefemmeàquijefaisl'honneurdemedonner...

—MaisvousoubliezqueleconsentementdemonsieurdeRochefideestnécessaire.

—Oh!chèreenfant!réponditLaPalférine,nousvousl'avonspréparé,jeluiaiengagémafoidegentilhommequevousvalieztouteslesSchontzduquartierSaint-Georges,etvousmedevezcomptedemonhonneur...

Pendant huit jours, tous les jours, Calyste alla chez Béatrix dont la porte lui fut refusée parAntoine,quiprenaitunefiguredecirconstancepourdire:«Madamelamarquiseestdangereusementmalade.»Delà,CalystecouraitchezLaPalférinedont levaletdechambrerépondait:«Monsieurlecomteestàlachasse!»ChaquefoisleBretonlaissaitunelettrepourLaPalférine.

Le neuvième jourCalyste, assigné par unmot deLaPalférine pour une explication, le trouva,

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maisencompagniedeMaximedeTrailles,àquilejeunerouévoulaitdonnersansdouteunepreuvedesonsavoir-faireenlerendanttémoindecettescène.

—Monsieur le baron, dit tranquillementCharles-Édouard, voici les six lettres quevousm'avezfait l'honneur de m'écrire, elles sont saines et entières, elles n'ont pas été décachetées, je savaisd'avancecequ'ellespouvaientcontenirenapprenantquevousmecherchiezpartout,depuis le jourquejevousairegardéparlafenêtrequandvousétiezàlaported'unemaisonoùlaveillej'étaisàlaporte quand vous étiez à la fenêtre. J'ai pensé que je devais ignorer des provocationsmalséantes.Entrenous,vousaveztropdebongoûtpourenvouloiràunefemmedecequ'ellenevousaimeplus.C'est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercher querelle au préféré. Mais, dans lacirconstanceactuelle,vos lettresétaiententachéesd'unviceradical,d'unenullité, commedisent lesavoués.Vousaveztropdebonsenspourenvouloiràunmaridereprendresafemme.MonsieurdeRochefideasentiquelasituationdelamarquiseétaitsansdignité.VousnetrouverezplusmadamedeRochefide ruedeChartres,mais bien à l'hôtel deRochefide, dans sixmois, l'hiver prochain.Vousvousêtesjetéfortétourdimentaumilieud'unraccommodemententreépouxquevousavezprovoquévous-mêmeenne sauvantpasàmadamedeRochefide l'humiliationqu'ellea subieaux Italiens.Ensortantdelà,Béatrix,àquij'avaisportédéjàquelquespropositionsamicalesdelapartdesonmari,mepritdanssavoitureetsonpremiermotfutalors:—AllezchercherArthur!...

—Oh!monDieu!...s'écriaCalyste,elleavaitraison,j'avaismanquédedévouement.

—Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une de ces femmes atroces, laSchontz, qui, depuis longtemps, se voyait d'heure en heure sur le point d'être quittée. MadameSchontz, qui, sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir un jour marquise deRochefide,estdevenueenragéeentrouvantseschâteauxenEspagneà terre,elleavoulusevengerd'unseulcoupdelafemmeetdumari!Cesfemmes-là,monsieur,secrèventunœilpourencreverdeuxàleurennemi;laSchontz,quivientdequitterParis,enacrevésix!...Etsij'avaiseul'imprudenced'aimerBéatrix,cetteSchontzenauraitcrevéhuit.Vousdevezvousêtreaperçuquevousavezbesoind'unoculiste...

Maxime ne put s'empêcher de sourire au changement de figure de Calyste qui devint pâle enouvrantalorslesyeuxsursasituation.

—Croiriez-vous,monsieurlebaron,quecetteignoblefemmeadonnésamainàl'hommequiluiafournilesmoyensdesevenger?...Oh!lesfemmes!...VouscomprenezmaintenantpourquoiBéatrixs'estrenferméeavecArthurpourquelquesmoisàNogent-sur-Marneoùilsontunedélicieusepetitemaison,ilsyrecouvrerontlavue.Pendantceséjour,onvaremettreàneufleurhôteloùlamarquiseveutdéployerunesplendeurprincière.Quandonaimesincèrementunefemmesinoble,sigrande,sigracieuse,victimedel'amourconjugalaumomentoùellealecouragedereveniràsesdevoirs,lerôledeceuxquil'adorentcommevousl'adorez,quil'admirentcommejel'admire,estderestersesamisquandonnepeutplus êtreque cela...Vousvoudrezbienm'excuser si j'ai crudevoirprendremonsieurlecomtedeTraillespourtémoindecetteexplication;maisjetenaisbeaucoupàêtrenetentout ceci. Quant à moi, je veux surtout vous dire que si j'admire madame de Rochefide commeintelligence,ellemedéplaîtsouverainementcommefemme.

—Voilàdonccommentfinissentnosplusbeauxrêves,nosamourscélestes!ditCalysteabasourdipartantderévélationsetdedésillusionnements.

—Enqueuedepoisson, s'écriaMaxime. Jeneconnaispasdepremieramourquinese termine

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bêtement.Ah!monsieur lebaron, toutceque l'hommeadecélestene trouved'alimentquedans leciel!...Voilàcequinousdonneraisonànousautresroués.Moi,j'aibeaucoupcreusécettequestion-là,monsieur; et, vous le voyez, je suismarié d'hier, je serai fidèle àma femme, et je vous engage àrevenir à madame du Guénic... dans trois mois. Ne regrettez pas Béatrix, c'est le modèle de cesnatures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c'est madame d'Espard sans sa politiqueprofonde,lafemmesanscœuretsanstête,étourdiedanslemal.MadamedeRochefiden'aimequ'elle;elle vous aurait brouillé sans retour avecmadame duGuénic, et vous eût planté là sans remords;enfin,c'estincompletpourlevicecommepourlavertu.

—Jenesuispasde tonavis,Maxime,ditLaPalférine,elle sera laplusdélicieusemaîtressedemaisondeParis.

CalystenesortitpassansavoiréchangédespoignéesdemainavecCharles-ÉdouardetMaximedeTrailles,enlesremerciantdecequ'ilsl'avaientopérédesesillusions.

TroisjoursaprèsladuchessedeGrandlieu,quin'avaitpasvusafilleSabinedepuislamatinéeoùcette conférence avait eu lieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès de luitravaillaitàdesornementsnouveauxpourlanouvellelayette.

—Ehbien!quevousarrive-t-ildonc,mesenfants?demandalabonneduchesse.

—Rienquedebon,machèremaman,réponditSabinequilevasursamèredesyeuxrayonnantsdebonheur,nousavonsjouélafabledesdeuxpigeons!voilàtout.

Calystetenditlamainàsafemmeetlaluiserrasitendrement,enluijetantunregardsiéloquent,qu'elleditàl'oreilledeladuchesse:—Jesuisaimée,mamère,etpourtoujours!

1838-18

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LAGRANDEBRETÈCHE.

(FINDEAUTREÉTUDEDEFEMME.)

—Ah!madame,répliqualedocteur,j'aideshistoiresterriblesdansmonrépertoire;maischaquerécit a son heure dans une conversation, selon ce jolimot rapporté parChamfort et dit au duc deFronsac:—IlyadixbouteillesdevindeChampagneentretasaillieetlemomentoùnoussommes.

—Maisilestdeuxheuresdumatin,etl'histoiredeRosinenousapréparées,ditlamaîtressedelamaison.

—Dites,monsieurBianchon!...demanda-t-ondetouscôtés.

Aungesteducomplaisantdocteur,lesilencerégna.

—AunecentainedepasenvirondeVendôme,surlesbordsduLoir,dit-il,ilsetrouveunevieillemaison brune, surmontée de toits très élevés, et si complétement isolée qu'il n'existe à l'entour nitanneriepuanteniméchanteauberge,commevousenvoyezauxabordsdepresquetouteslespetitesvilles.Devantcelogisestunjardindonnantsurlarivière,etoùlesbuis,autrefoisrasquidessinaientles allées, croissentmaintenant à leur fantaisie. Quelques saules, nés dans le Loir, ont rapidementpoussé comme la haie de clôture, et cachent à demi la maison. Les plantes que nous appelonsmauvaisesdécorentde leurbellevégétationle talusde larive.Lesarbresfruitiers,négligésdepuisdixans,neproduisentplusderécolte,etleursrejetonsformentdestaillis.Lesespaliersressemblentàdescharmilles.Lessentiers,sablésjadis,sontremplisdepourpier;mais,àvraidire,iln'yaplustracede sentier. Du haut de la montagne sur laquelle pendent les ruines du vieux château des ducs deVendôme,leseulendroitd'oùl'œilpuisseplongersurcetenclos,onseditque,dansuntempsqu'ilestdifficilededéterminer,cecoindeterrefit lesdélicesdequelquegentilhommeoccupéderoses,detulipiers,d'horticultureenunmot,maissurtoutgourmanddebonsfruits.Onaperçoitunetonnelle,ouplutôt les débris d'une tonnelle sous laquelle est encoreune table que le tempsn'a pas entièrementdévorée.Al'aspectdecejardinquin'estplus, les joiesnégativesdelaviepaisibledontonjouitenprovince se devinent, comme on devine l'existence d'un bon négociant en lisant l'épitaphe de satombe.Pourcompléter les idées tristesetdoucesqui saisissent l'âme,undesmursoffreuncadransolaireornédecetteinscriptionbourgeoisementchrétienne:ULTIMAMCOGITA!Les toitsdecettemaisonsonthorriblementdégradés,lespersiennessonttoujourscloses,lesbalconssontcouvertsdenids d'hirondelles, les portes restent constamment fermées. De hautes herbes ont dessiné par deslignesverteslesfentesdesperrons,lesferruressontrouillées.Lalune,lesoleil,l'hiver,l'été,laneigeont creusé les bois, gauchi les planches, rongé les peintures. Lemorne silence qui règne là n'esttroubléqueparlesoiseaux,leschats,lesfouines,lesratsetlessouris,libresdetrotter,desebattre,de semanger.Une invisiblemain apartout écrit lemot:Mystère. Si, poussé par la curiosité, vousalliezvoircettemaisonducôtédelarue,vousapercevriezunegrandeportedeformerondeparlehaut,etàlaquellelesenfantsdupaysontfaitdestrousnombreux.J'aiapprisplustardquecetteporteétait condamnée depuis dix ans. Par ces brèches irrégulières, vous pourriez observer la parfaiteharmoniequiexisteentrelafaçadedujardinetlafaçadedelacour.Lemêmedésordreyrègne.Des

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bouquets d'herbes encadrent les pavés. D'énormes lézardes sillonnent les murs, dont les crêtesnoirciessontenlacéesparlesmillefestonsdelapariétaire.Lesmarchesduperronsontdisloquées,lacordedelaclocheestpourrie,lesgouttièressontbrisées.Quelfeutombéducielapasséparlà?Queltribunalaordonnéde semerdu sel surce logis?—Ya-t-on insultéDieu?Ya-t-on trahi laFrance?Voilàcequ'onsedemande.Lesreptilesyrampentsansvousrépondre.Cettemaisonvideetdéserteestuneimmenseénigmedontlemotn'estconnudepersonne.Elleétaitautrefoisunpetitfief,etportelenomde laGrandeBretèche.Pendant le tempsdesonséjouràVendôme,oùDespleinm'avait laissépour soigner un richemalade, la vuede ce singulier logis devint un demes plaisirs les plus vifs.N'était-ce pasmieux qu'une ruine?A une ruine se rattachent quelques souvenirs d'une irréfragableauthenticité;maiscettehabitationencoredeboutquoiquelentementdémolieparunemainvengeresse,renfermaitunsecret,unepenséeinconnue;elletrahissaituncapricetoutaumoins.Plusd'unefois,lesoir, je me fis aborder à la haie devenue sauvage qui protégeait cet enclos. Je bravais leségratignures,j'entraisdanscejardin,sansmaître,danscettepropriétéquin'étaitplusnipubliqueniparticulière;j'yrestaisdesheuresentièresàcontemplersondésordre.Jen'auraispasvoulu,pourprixde l'histoire à laquelle sans doute était dû ce spectacle bizarre, faire une seule question à quelqueVendômoisbavard.Là, je composais dedélicieux romans, jem'y livrais à depetites débauchesdemélancoliequime ravissaient.Si j'avais connu lemotif,peut-êtrevulgaire,decet abandon, j'eusseperdu les poésies inédites dont je m'enivrais. Pour moi, cet asile représentait les images les plusvariées de la vie humaine, assombrie par ses malheurs: c'était tantôt l'air du cloître, moins lesreligieux; tantôt la paix du cimetière, sans les morts qui vous parlent leur langage épitaphique;aujourd'huilamaisondulépreux,demaincelledesAtrides;maisc'étaitsurtoutlaprovinceavecsesidéesrecueillies,avecsaviedesablier.J'yaisouventpleuré, jen'yai jamaisri.Plusd'unefoisj'airessenti des terreurs involontaires en y entendant, au-dessus de ma tête, le sifflement sourd querendaient lesailesdequelqueramierpressé.Lesolyesthumide; il fauts'ydéfierdes lézards,desvipères,desgrenouillesquis'ypromènentaveclasauvagelibertédelanature;ilfautsurtoutnepascraindre le froid, car en quelques instants vous sentez un manteau de glace qui se pose sur vosépaules,commelamainducommandeursurlecoudedonJuan.Unsoirj'yaifrissonné:leventavaitfaittournerunevieillegirouetterouillée,dontlescrisressemblèrentàungémissementpousséparlamaison au moment où j'achevais un drame assez noir par lequel je m'expliquais cette espèce dedouleurmonumentalisée.Jerevinsàmonauberge,enproieàdesidéessombres.Quandj'eussoupé,l'hôtesseentrad'unairdemystèredansmachambre,etmedit:—Monsieur,voicimonsieurRegnault.—Qu'est monsieur Regnault?—Comment, monsieur ne connaît pas monsieur Regnault? Ah! c'estdrôle!dit-elleens'enallant.Toutàcoupjevisapparaîtreunhommelong,fluet,vêtudenoir,tenantsonchapeauàlamain,etquiseprésentacommeunbélierprêtàfondresursonrival,enmemontrantunfrontfuyant,unepetitetêtepointue,etunefacepâle,assezsemblableàunverred'eausale.Vouseussiezditdel'huissierd'unministre.Cetinconnuportaitunvieilhabit,trèsusésurlesplis;maisilavait un diamant au jabot de sa chemise et des boucles d'or à ses oreilles.—Monsieur, à qui ai-jel'honneurdeparler!luidis-je.Ils'assitsurunechaise,semitdevantmonfeu,posasonchapeausurmatable,etmeréponditensefrottantlesmains:—Ah!ilfaitbienfroid.Monsieur,jesuismonsieurRegnault. Je m'inclinai, en me disant à moi-même:—Il bondo cani! Cherche.—Je suis, reprit-il,notaireàVendôme.—J'ensuisravi,monsieur,m'écriai-je,maisjenesuispointenmesuredetester,pourdesraisonsàmoiconnues.—Petitmoment,reprit-il,enlevantlamaincommepourm'imposersilence.Permettez,monsieur,permettez!J'aiapprisquevousalliezvouspromenerquelquefoisdansle jardin de laGrandeBretèche.—Oui,monsieur.—Petitmoment! dit-il en répétant songeste, cetteactionconstitueunvéritabledélit.Monsieur, jeviens,aunometcommeexécuteur testamentairedefeumadamelacomtessedeMerret,vousprierdediscontinuervosvisites.Petitmoment!Jenesuispas unTurc et ne veux point vous en faire un crime.D'ailleurs, bien permis à vous d'ignorer les

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circonstances quim'obligent à laisser tomber en ruines le plus bel hôtel deVendôme. Cependant,monsieur,vousparaissezavoirdel'instruction,etdevezsavoirquelesloisdéfendent,sousdespeinesgraves, d'envahir une propriété close. Une haie vaut unmur.Mais l'état dans lequel la maison setrouvepeutservird'excuseàvotrecuriosité.Jenedemanderaispasmieuxquedevouslaisserlibred'alleretvenirdanscettemaison;maischargéd'exécuterlesvolontésdelatestatrice,j'ail'honneur,monsieur,devousprierdeneplusentrerdanslejardin.Moi-même,monsieur,depuisl'ouverturedutestament,jen'aipasmislepieddanscettemaison,quidépend,commej'aieul'honneurdevousledire,delasuccessiondemadamedeMerret.Nousenavonsseulementconstatélesportesetfenêtres,afin d'asseoir les impôts que je paye annuellement sur des fonds à ce destinés par feumadame lacomtesse.Ah!monchermonsieur, son testament a fait biendubruit dansVendôme!Là, il s'arrêtapour se moucher, le digne homme! Je respectai sa loquacité, comprenant à merveille que lasuccessiondemadamedeMerretétaitl'événementleplusimportantdesavie,toutesaréputation,sagloire,saRestauration.Ilmefallaitdireadieuàmesbellesrêveries,àmesromans;jenefusdoncpasrebelle au plaisir d'apprendre la vérité d'une manière officielle.—Monsieur, lui dis-je, serait-ilindiscretdevousdemander les raisonsdecettebizarrerie?Acesmots,unairquiexprimait tout leplaisir que ressentent les hommeshabitués àmonter sur ledada, passa sur la figure du notaire. Ilrelevalecoldesachemiseavecunesortedefatuité,tirasatabatière,l'ouvrit,m'offritdutabac;et,surmonrefus,ilensaisitunefortepincée.Ilétaitheureux!Unhommequin'apasdedadaignoretoutlepartiquel'onpeuttirerdelavie.Undadaestlemilieuprécisentrelapassionetlamonomanie.Encemoment,jecompriscettejolieexpressiondeSternedanstoutesonétendue,etj'eusunecomplèteidéedelajoieaveclaquellel'oncleTobieenfourchait,Trimaidant,sonchevaldebataille.—Monsieur,meditmonsieurRegnault, j'aiétépremierclercdemaîtreRoguin,àParis.Excellenteétude,dontvousavezpeut-êtreentenduparler?Non!cependantunemalheureusefaillitel'arenducélèbre.N'ayantpasassezdefortunepourtraiteràParis,auprixoùleschargesmontèrenten1816, jevinsiciacquérirl'Étudedemonprédécesseur.J'avaisdesparentsàVendôme,entreautresunetantefortriche,quim'adonné sa fille enmariage.—Monsieur, reprit-il après une légère pause, troismois après avoir étéagrééparMonseigneurleGarde-des-Sceaux,jefusmandéunsoir,aumomentoùj'allaismecoucher(jen'étaispasencoremarié),parmadamelacomtessedeMerret,ensonchâteaudeMerret.Safemmedechambre,unebravefillequisertaujourd'huidanscettehôtellerie,étaitàmaporteaveclacalèchedemadame la comtesse.Ah! petitmoment! Il faut vous dire,monsieur, quemonsieur le comte deMerret était allémourir à Paris deuxmois avant que je vinsse ici. Il y péritmisérablement en selivrantàdesexcèsdetouslesgenres.Vouscomprenez?Lejourdesondépart,madamelacomtesseavaitquitté laGrandeBretècheet l'avaitdémeublée.Quelquespersonnesprétendentmêmequ'elleabrûlélesmeubles,lestapisseries,enfintoutesleschosesgénéralementquelconquesquigarnissaientles lieux présentement loués par ledit sieur... (Tiens, qu'est-ce que je dis donc? Pardon, je croyaisdicter un bail.) Qu'elle les brûla, reprit-il, dans la prairie de Merret. Êtes-vous allé à Merret,monsieur?Non,dit-ilenfaisantlui-mêmemaréponse.Ah!c'estunfortbelendroit!Depuistroismoisenviron, dit-il en continuant après un petit hochement de tête, monsieur le comte et madame lacomtesse avaient vécu singulièrement; ils ne recevaient plus personne,madame habitait le rez-de-chaussée,etmonsieurlepremierétage.Quandmadamelacomtesserestaseule,ellenesemontraplusqu'à l'église.Plus tard,chezelleàsonchâteau,elle refusadevoir lesamisetamiesquivinrent luifairedesvisites.ElleétaitdéjàtrèschangéeaumomentoùellequittalaGrandeBretèchepouralleràMerret. Cette chère femme-là... (je dis chère, parce que ce diamantme vient d'elle, je ne l'ai vue,d'ailleurs,qu'uneseulefois!)Donc,cettebonnedameétaittrèsmalade;elleavaitsansdoutedésespérédesasanté,carelleestmortesansvouloirappelerdemédecins;aussi,beaucoupdenosdamesont-ellespenséqu'ellene jouissaitpasde toute sa tête.Monsieur,macuriosité futdonc singulièrementexcitéeenapprenantquemadamedeMerretavaitbesoindemonministère.Jen'étaispasleseulqui

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s'intéressâtàcettehistoire.Lesoirmême,quoiqu'ilfûttard,toutelavillesutquej'allaisàMerret.Lafemmedechambreréponditassezvaguementauxquestionsquejeluifisenchemin;néanmoins,elleme dit que samaîtresse avait été administrée par le curé deMerret pendant la journée, et qu'elleparaissait nepasdevoirpasser lanuit. J'arrivai sur lesonzeheures auchâteau. Jemontai legrandescalier. Après avoir traversé de grandes pièces hautes et noires, froides et humides en diable, jeparvins dans la chambre à coucher d'honneur où étaitmadame la comtesse.D'après les bruits quicouraientsurcettedame(monsieur,jen'enfiniraispassijevousrépétaistouslescontesquisesontdébitésà sonégard!), jeme la figurais commeunecoquette. Imaginez-vousque j'eusbeaucoupdepeineàlatrouverdanslegrandlitoùellegisait.Ilestvraique,pouréclairercetteénormechambreàfrisesdel'ancienrégime,etpoudréesdepoussièreàfaireéternuerrienqu'àlesvoir,elleavaitunedecesancienneslampesd'Argant.Ah!maisvousn'êtespasalléàMerret!Eh!bien,monsieur,lelitestundeceslitsd'autrefois,avecuncielélevé,garnid'indienneàramages.Unepetitetabledenuitétaitprèsdu lit, et jevisdessusune ImitationdeJésus-Christ, que,parparenthèse, j'ai achetée àma femme,ainsiquelalampe.Ilyavaitaussiunegrandebergèrepourlafemmedeconfiance,etdeuxchaises.Pointdefeu,d'ailleurs.Voilàlemobilier.Çan'auraitpasfaitdixlignesdansuninventaire.Ah!monchermonsieur, si vous aviez vu, comme je la vis alors, cette vaste chambre tendue en tapisseriesbrunes,vousvousseriezcrutransportédansunevéritablescènederoman.C'étaitglacial,etmieuxquecela, funèbre,ajouta-t-il en levant lebrasparungeste théâtralet faisantunepause.A forcederegarder, en venant près du lit, je finis par voirmadamedeMerret, encore grâce à la lueur de lalampedontlaclartédonnaitsurlesoreillers.Safigureétaitjaunecommedelacire,etressemblaitàdeux mains jointes. Madame la comtesse avait un bonnet de dentelles qui laissait voir de beauxcheveux,maisblancscommedufil.Elleétaitsursonséant,etparaissaits'yteniravecbeaucoupdedifficulté.Sesgrandsyeuxnoirs,abattusparlafièvre,sansdoute,etdéjàpresquemorts,remuaientàpeinesouslesosoùsontlessourcils.—Ça,dit-ilenmemontrantl'arcadedesesyeux.Sonfrontétaithumide.Sesmainsdécharnées ressemblaient àdesos recouvertsd'unepeau tendre; sesveines, sesmusclessevoyaientparfaitementbien.Elleavaitdûêtretrèsbelle;mais,encemoment!jefussaisidejenesaisquelsentimentàsonaspect.Jamais,audiredeceuxquil'ontensevelie,unecréaturevivanten'avaitatteintàsamaigreursansmourir.Enfin,c'étaitépouvantableàvoir!Lemalavaitsibienrongécette femme qu'elle n'était plus qu'un fantôme. Ses lèvres d'un violet pâleme parurent immobilesquandellemeparla.Quoiquemaprofessionm'aitfamiliariséaveccesspectaclesenmeconduisantparfoisauchevetdesmourantspourconstater leursdernièresvolontés, j'avoueque les famillesenlarmesetlesagoniesquej'aivuesn'étaientrienauprèsdecettefemmesolitaireetsilencieuse,danscevastechâteau.Jen'entendaispaslemoindrebruit,jenevoyaispascemouvementquelarespirationdelamaladeauraitdûimprimerauxdrapsquilacouvraient,etjerestaitoutàfaitimmobile,occupéàlaregarder avec une sorte de stupeur. Il me semble que j'y suis encore. Enfin ses grands yeux seremuèrent, elle essaya de lever sa main droite qui retomba sur le lit, et ces mots sortirent de sabouche commeun souffle, car savoixn'était déjàplusunevoix.—«Jevous attendais avecbiendel'impatience.» Ses joues se colorèrent vivement. Parler, monsieur, c'était un effort pour elle.—«Madame,»luidis-je.Ellemefitsignedemetaire.Encemoment,lavieillefemmedechargeselevaetmedità l'oreille:«Neparlezpas,madamelacomtesseesthorsd'étatd'entendre lemoindrebruit; et ce que vous lui diriez pourrait l'agiter.» Je m'assis. Quelques instants après, madame deMerretrassemblatoutcequiluirestaitdeforcespourmouvoirsonbrasdroit,lemit,nonsansdespeines infinies, sous son traversin; elle s'arrêta pendant un petit moment; puis, elle fit un derniereffortpourretirersamain,etlorsqu'elleeutprisunpapiercacheté,desgouttesdesueurtombèrentdeson front.—«Jevous confiemon testament, dit-elle.Ah!monDieu!Ah!»Ce fut tout.Elle saisit uncrucifix qui était sur son lit, le porta rapidement à ses lèvres, etmourut.L'expression de ses yeuxfixesmefaitencorefrissonnerquandj'ysonge.Elleavaitdûbiensouffrir!Ilyavaitdelajoiedans

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sondernierregard,sentimentquirestagravésursesyeuxmorts.J'emportailetestament;et,quandilfutouvert,jevisquemadamedeMerretm'avaitnommésonexécuteurtestamentaire.Elleléguaitlatotalitédesesbiensàl'hôpitaldeVendôme,saufquelqueslegsparticuliers.Maisvoiciquellesfurentses dispositions relativement à la Grande Bretèche. Elle me recommanda de laisser cette maisonpendant cinquante années révolues, à partir du jour de samort, dans l'état où elle se trouverait aumoment de son décès, en interdisant l'entrée des appartements à quelque personne que ce fût, endéfendantd'yfairelamoindreréparation,etallouantmêmeunerenteafindegagerdesgardiens,s'ilenétaitbesoin,pourassurerl'entièreexécutiondesesintentions.Al'expirationdeceterme,silevœude la testatrice a été accompli, lamaisondoit appartenir àmeshéritiers, carmonsieur sait que lesnotairesnepeuventaccepterdelegs;sinon,laGrandeBretèchereviendraitàquidedroit,maisàlachargederemplirlesconditionsindiquéesdansuncodicilleannexéautestament,etquinedoitêtreouvertqu'àl'expirationdesditescinquanteannées.Letestamentn'apointétéattaqué,donc...Acemot,etsansacheversaphrase,lenotaireoblongmeregardad'unairdetriomphe,jelerendistoutàfaitheureuxen lui adressantquelquescompliments.—Monsieur, luidis-je en terminant,vousm'avez sivivementimpressionné,quejecroisvoircettemourantepluspâlequesesdraps;sesyeuxluisantsmefont peur; et je rêverai d'elle cette nuit.Mais vousdevez avoir forméquelques conjectures sur lesdispositionscontenuesdanscebizarretestament.—Monsieur,medit-ilavecuneréservecomique,jenemepermetsjamaisdejugerlaconduitedespersonnesquim'onthonoréparledond'undiamant.Jedéliaibientôtlalangueduscrupuleuxnotairevendômois,quimecommuniqua,nonsansdelonguesdigressions,lesobservationsduesauxprofondspolitiquesdesdeuxsexesdontlesarrêtsfontloidansVendôme. Mais ces observations étaient si contradictoires, si diffuses, que je faillis m'endormir,malgré l'intérêtque jeprenais à cettehistoire authentique.Le ton lourdet l'accentmonotonede cenotaire, sans doute habitué à s'écouter lui-même et à se faire écouter de ses clients ou de sescompatriotes,triomphademacuriosité.Heureusementils'enalla.—Ah!ah!monsieur,biendesgens,medit-ildansl'escalier,voudraientvivreencorequarante-cinqans;mais,petitmoment!Etilmit,d'unairfin,l'indexdesamaindroitesursanarine,commes'ileûtvouludire:Faitesbienattentionàceci!—Pourallerjusque-là,dit-il,ilnefautpasavoirlasoixantaine.Jefermaimaporte,aprèsavoirététirédemonapathieparcederniertraitquelenotairetrouvatrèsspirituel;puis,jem'assisdansmonfauteuil,enmettantmespiedssurlesdeuxchenetsdemacheminée.Jem'enfonçaidansunromanàlaRadcliffe,bâtisurlesdonnéesjuridiquesdemonsieurRegnault,quandmaporte,manœuvréeparlamainadroited'unefemme,tournasursesgonds.Jevisvenirmonhôtesse,grossefemmeréjouie,debellehumeur,quiavaitmanquésavocation:c'étaituneFlamandequiauraitdûnaîtredansuntableaude Teniers.—Eh bien! monsieur? me dit-elle. Monsieur Regnault vous a sans doute rabâché sonhistoiredelaGrandeBretèche.—Oui,mèreLepas.—Quevousa-t-ildit?Jeluirépétaienpeudemotsla ténébreuseetfroidehistoiredemadameMerret.Achaquephrase,monhôtessetendait lecou,enmeregardantavecuneperspicacitéd'aubergiste,espècedejustemilieuentrel'instinctdugendarme,l'astucedel'espionet laruseducommerçant.—MachèredameLepas!ajoutai-jeenterminant,vousparaissezen savoirdavantage.Hein?Autrement,pourquoi seriez-vousmontéechezmoi?—Ah! foid'honnêtefemme,aussivraiquejem'appelleLepas...—Nejurezpas,vosyeuxsontgrosd'unsecret.Vous avez connumonsieur deMerret.Quel homme était-ce?—Dame,monsieur deMerret, voyez-vousétaitunbelhommequ'onnefinissaitpasdevoir,tantilétaitlong!undignegentilhommevenudePicardie,etquiavait,commenousdisonsici,latêteprèsdubonnet.Ilpayaittoutcomptantpourn'avoir de difficultés avec personne. Voyez-vous, il était vif? Nos dames le trouvaient toutes fortaimable.—Parce qu'il était vif! dis-je à mon hôtesse.—Peut-être bien, dit-elle. Vous pensez bien,monsieur, qu'il fallait avoir eu quelque chose devant soi, commeondit, pour épousermadamedeMerretqui,sansvouloirnuireauxautres,étaitlaplusbelleetlaplusrichepersonneduVendômois.Elleavaitauxenvironsdevingtmillelivresderente.Toutelavilleassistaitàsanoce.Lamariéeétait

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mignonneetavenante,unvraibijoudefemme.Ah!ilsontfaitunbeaucoupledansletemps!—Ont-ilsétéheureuxenménage?—Heu,heu!ouietnon,autantqu'onpeutleprésumer,carvouspensezbienque, nous autres, nous ne vivions pas à pot et à rôt avec eux!Madame deMerret était une bonnefemme,biengentille,quiavaitpeut-êtrebienàsouffrirquelquefoisdesvivacitésdesonmari;maisquoiqu'unpeu fier,nous l'aimions.Bah!c'était sonétatà luid'êtrecommeça!Quandonestnoble,voyez-vous...—CependantilabienfalluquelquecatastrophepourquemonsieuretmadamedeMerretseséparassentviolemment?—Jen'aipointditqu'ilyaiteudecatastrophe,monsieur.Jen'ensaisrien.—Bien. Je suis sûrmaintenantquevoussavez tout.—Eh!bien,monsieur, jevais toutvousdire.Envoyant monter chez vous monsieur Regnault, j'ai bien pensé qu'il vous parlerait de madame deMerret,àproposdelaGrandeBretèche.Çam'adonnél'idéedeconsultermonsieur,quimeparaîtunhommedebonconseilet incapablede trahirunepauvrefemmecommemoiquin'ai jamaisfaitdemalàpersonne,etquisetrouvecependanttourmentéeparsaconscience.Jusqu'àprésentjen'aipointosém'ouvrirauxgensdecepays-ci,cesonttousdesbavardsàlangued'acier.Enfin,monsieur,jen'aipasencoreeudevoyageurquisoitdemeurési longtempsquevousdansmonauberge,etauqueljepussedire l'histoiredesquinzemillefrancs...—MachèredameLepas! luirépondis-jeenarrêtant lefluxdesesparoles,sivotreconfidenceestdenatureàmecompromettre,pourtoutaumondejenevoudrais pas en être chargé.—Ne craignez rien, dit-elle en m'interrompant. Vous allez voir. Cetempressementmefitcroirequejen'étaispasleseulàquimabonneaubergisteeûtcommuniquélesecret dont je devais être l'unique dépositaire, et j'écoutai.—Monsieur, dit-elle, quand l'EmpereurenvoyaicidesEspagnolsprisonniersdeguerreouautres,j'eusàloger,aucomptedugouvernement,unjeuneEspagnolenvoyéàVendômesurparole.Malgrélaparole,ilallaittouslesjourssemontrerauSous-Préfet.C'étaitunGrandd'Espagne!Excusezdupeu!Ilportaitunnomenosetendia,commeBagosdeFérédia.J'aisonnomécritsurmesregistres;vouspourrezlelire,sivouslevoulez.Oh!c'était unbeau jeunehommepourunEspagnol qu'ondit tous laids. Il n'avait guèreque cinqpiedsdeuxoutroispouces,maisilétaitbienfait;ilavaitdepetitesmainsqu'ilsoignait,ah!fallaitvoir.Ilavaitautantdebrossespoursesmainsqu'unefemmeenapourtoutessestoilettes!Ilavaitdegrandscheveuxnoirs,unœildefeu,unteintunpeucuivré,maisquimeplaisaittoutdemême.Ilportaitdulingefincommejen'enaijamaisvuàpersonne,quoiquej'aielogédesprincesses,etentreautreslegénéral Bertrand, le duc et la duchesse d'Abrantès, monsieur Decazes et le roi d'Espagne. Il nemangeaitpasgrand'chose;maisilavaitdesmanièressipolies,siaimables,qu'onnepouvaitpasluien vouloir. Oh! je l'aimai beaucoup, quoiqu'il ne disait pas quatre paroles par jour et qu'il fûtimpossibled'avoiraveclui lamoindreconversation;sionluiparlait, ilnerépondaitpas:c'étaituntic,unemaniequ'ilsonttous,àcequ'onm'adit.Illisaitsonbréviairecommeunprêtre,ilallaitàlamesseet à tous lesoffices régulièrement.Oùsemettait-il (nousavons remarquécelaplus tard)?àdeuxpasdelachapelledemadamedeMerret.Commeilseplaçalàdèslapremièrefoisqu'ilvintàl'église,personnen'imaginaqu'ilyeûtdel'intentiondanssonfait.D'ailleurs,ilnelevaitpaslenezdedessussonlivredeprières,lepauvrejeunehomme!Pourlors,monsieur,lesoirilsepromenaitsurla montagne, dans les ruines du château. C'était son seul amusement à ce pauvre homme, il serappelait là son pays. On dit que c'est tout montagnes en Espagne! Dès les premiers jours de sadétention, il s'attarda. Je fus inquiète enne levoyant revenirque sur le coupdeminuit;maisnousnoushabituâmestousàsafantaisie;ilpritlaclefdelaporte,etnousnel'attendîmesplus.IllogeaitdanslamaisonquenousavonsdanslaruedesCasernes.Pourlors,undenosvaletsd'écurienousditqu'unsoir,enallantfairebaignerleschevaux,ilcroyaitavoirvuleGrandd'Espagnenageantauloindans la rivière commeunvrai poisson.Quand il revint, je lui dis deprendregarde auxherbes; ilparut contrariéd'avoir étévudans l'eau.—Enfin,monsieur,un jour,ouplutôtunmatin,nousne letrouvâmesplusdanssachambre,iln'étaitpasrevenu.Aforcedefouillerpartout,jevisunécritdansletiroirdesatableoùilyavaitcinquantepiècesd'orespagnolesqu'onnommedesportugaisesetqui

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valaient environ cinq mille francs; puis des diamants pour dix mille francs dans une petite boîtecachetée. Son écrit disait donc qu'au cas où il ne reviendrait pas, il nous laissait cet argent et cesdiamants, à la chargede fonderdesmessespour remercierDieude sonévasionetpour son salut.Dans ce temps-là, j'avais encore mon homme, qui courut à sa recherche. Et voilà le drôle del'histoire!ilrapportaleshabitsdel'Espagnolqu'ildécouvritsousunegrossepierre,dansuneespècedepilotissurleborddelarivière,ducôtéduchâteau,àpeuprèsenfacedelaGrandeBretèche.Monmariétaitallélàsimatin,quepersonnenel'avaitvu.Ilbrûlaleshabitsaprèsavoirlulalettre,etnousavons déclaré, suivant le désir du comte Férédia, qu'il s'était évadé. Le Sous-Préfet mit toute lagendarmerie à ses trousses;mais brust! on ne l'a point rattrapé. Lepas a cru que l'Espagnol s'étaitnoyé.Moi,monsieur,jenelepensepoint,jecroisplutôtqu'ilestpourquelquechosedansl'affairedemadamedeMerret,vuqueRosaliem'aditquelecrucifixauquelsamaîtressetenaittantqu'elles'estfait ensevelir avec, était d'ébène et d'argent; or, dans les premiers temps de son séjour, monsieurFérédiaenavaitund'ébèneetd'argentque jene luiaiplus revu.Maintenant,monsieur,n'est-ilpasvraiquejenedoispointavoirderemordsdesquinzemillefrancsdel'Espagnol,etqu'ilssontbienàmoi?—Certainement.Mais vous n'avez pas essayé de questionner Rosalie? lui dis-je.—Oh! si fait,monsieur.Quevoulez-vous?Cettefille-là,c'estunmur.Ellesaitquelquechose;maisilestimpossibledelafairejaser.Aprèsavoirencorecausépendantunmomentavecmoi,monhôtessemelaissaenproieàdespenséesvaguesetténébreuses,àunecuriositéromanesque,àuneterreurreligieuseassezsemblableausentimentprofondquinoussaisitquandnousentronsàlanuitdansuneéglisesombreoùnousapercevonsunefaiblelumièrelointainesousdesarceauxélevés;unefigureindéciseglisse,unfrottementderobeoudesoutanesefaitentendre...nousavonsfrissonné.LaGrandeBretècheetseshautesherbes,sesfenêtrescondamnées,sesferrementsrouillés,sesportescloses,sesappartementsdéserts,semontratoutàcoupfantastiquementdevantmoi.J'essayaidepénétrerdanscettemystérieusedemeureenycherchantlenœuddecettesolennellehistoire, ledramequiavait tuétroispersonnes.Rosaliefutàmesyeuxl'êtreleplusintéressantdeVendôme.Jedécouvris,enl'examinant,lestracesd'unepenséeintime,malgrélasantébrillantequiéclataitsursonvisagepotelé.Ilyavaitchezelleunprincipede remordsoud'espérance; sonattitudeannonçaitun secret, commecelledesdévotesquiprientavecexcèsoucelledelafille infanticidequientendtoujours lederniercridesonenfant.Sapose était cependantnaïve et grossière, sonniais souriren'avait rien de criminel, et vous l'eussiezjugéeinnocente,rienqu'àvoirlegrandmouchoiràcarreauxrougesetbleusquirecouvraitsonbustevigoureux, encadré, serré, ficeléparune robeà raiesblanchesetviolettes.—Non,pensais-je, jenequitteraipasVendômesanssavoirtoutel'histoiredelaGrandeBretèche.Pourarriveràmesfinsjedeviendrail'amideRosalie,s'illefautabsolument.—Rosalie!luidis-jeunsoir.—Plaît-il,monsieur?—Vousn'êtespasmariée?Elletressaillitlégèrement.—Oh!jenemanqueraipointd'hommesquandlafantaisied'êtremalheureusemeprendra!dit-elleenriant.Elleseremitpromptementdesonémotionintérieure,cartouteslesfemmes,depuislagrandedamejusqu'auxservantesd'aubergeinclusivement,ont un sang-froid qui leur est particulier.—Vous êtes assez fraîche, assez appétissante pour ne pasmanquerd'amoureux!Mais,dites-moi,Rosalie,pourquoivousêtes-vousfaiteservanted'aubergeenquittantmadame deMerret? Est-ce qu'elle ne vous a pas laissé quelque rente?—Oh! que si!Mais,monsieur,maplaceestlameilleuredetoutVendôme.Cetteréponseétaitunedecellesquelesjugesetlesavouésnommentdilatoires.Rosaliemeparaissaitsituéedanscettehistoireromanesquecommelacasequisetrouveaumilieud'undamier;elleétaitaucentremêmedel'intérêtetdelavérité;ellemesemblaitnouéedanslenœud.Cenefutplusuneséductionordinaireàtenter,ilyavaitdanscettefilleledernierchapitred'unroman;aussi,dèscemoment,Rosaliedevint-ellel'objetdemaprédilection.Aforced'étudiercettefille,jeremarquaichezelle,commecheztouteslesfemmesdequinousfaisonsnotrepenséeprincipale,unefouledequalités:elleétaitpropre,soigneuse;elleétaitbelle,celavasansdire;elleeutbientôttouslesattraitsquenotredésirprêteauxfemmes,dansquelquesituationqu'elles

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puissentêtre.Quinzejoursaprès lavisitedunotaire,unsoir,ouplutôtunmatin,car ilétaitdetrèsbonneheure,jedisàRosalie:—Raconte-moidonctoutcequetusaissurmadamedeMerret?—Oh!répondit-elleavecterreur,nemedemandezpascela,monsieurHorace!Sabellefigureserembrunit,sescouleursvivesetaniméespâlirent,etsesyeuxn'eurentplusleurinnocentéclathumide.—Eh!bien,reprit-elle,puisquevouslevoulez,jevousledirai;maisgardez-moibienlesecret!—Va!mapauvrefille, jegarderai toustessecretsavecuneprobitédevoleur,c'est laplusloyalequiexiste.—Sicelavousestégal,medit-elle,j'aimemieuxquecesoitaveclavôtre.Là-dessus,elleragréasonfoulard,etseposacommepourconter;carilya,certes,uneattitudedeconfianceetdesécuriténécessairepourfaireunrécit.Lesmeilleuresnarrationssedisentàunecertaineheure,commenoussommeslàtousàtable. Personne n'a bien conté debout ou à jeun. Mais s'il fallait reproduire fidèlement la diffuseéloquencedeRosalie,unvolumeentiersuffiraitàpeine.Or,commel'événementdontellemedonnala confuse connaissance se trouve placé, entre le bavardage du notaire et celui demadameLepas,aussi exactement que les moyens termes d'une proportion arithmétique le sont entre leurs deuxextrêmes, jen'aiplusqu'àvous ledireenpeudemots. J'abrégedonc.LachambrequemadamedeMerret occupait à la Bretèche était située au rez-de-chaussée. Un petit cabinet de quatre pieds deprofondeurenviron,pratiquédansl'intérieurdumur,luiservaitdegarde-robe.Troismoisavantlasoiréedontjevaisvousraconterlesfaits,madamedeMerretavaitétéassezsérieusementindisposéepourquesonmarilalaissâtseulechezelle,etilcouchaitdansunechambreaupremierétage.Parundeceshasardsimpossiblesàprévoir, il revint,cesoir-là,deuxheuresplus tardquedecoutumeduCercleoùilallaitlirelesjournauxetcauserpolitiqueavecleshabitantsdupays.Safemmelecroyaitrentré,couché,endormi.Maisl'invasiondelaFranceavaitétél'objetd'unediscussionfortanimée;lapartiedebillards'étaitéchauffée,ilavaitperduquarantefrancs,sommeénormeàVendôme,oùtoutlemondethésaurise,etoùlesmœurssontcontenuesdanslesbornesd'unemodestiedigned'éloges,quipeut-êtredevientlasourced'unbonheurvraidontnesesoucieaucunParisien.DepuisquelquetempsmonsieurdeMerret secontentaitdedemanderàRosalie si sa femmeétait couchée; sur la réponsetoujoursaffirmativedecettefille,ilallaitimmédiatementchezlui,aveccettebonhomiequ'enfantentl'habitudeetlaconfiance.Enrentrant,illuipritfantaisiedeserendrechezmadamedeMerretpourluicontersamésaventure,peut-êtreaussipours'enconsoler.Pendantledîner,ilavaittrouvémadamedeMerretfortcoquettementmise;ilsedisait,enallantduCerclechezlui,quesafemmenesouffraitplus, que sa convalescence l'avait embellie, et il s'en apercevait, comme lesmaris s'aperçoivent detout,unpeutard.Aulieud'appelerRosaliequidanscemomentétaitoccupéedanslacuisineàvoirlacuisinièreetlecocherjouantuncoupdifficiledelabrisque,monsieurdeMerretsedirigeaverslachambredesafemme,àlalueurdesonfalotqu'ilavaitdéposésurlapremièremarchedel'escalier.Sonpas facileà reconnaître retentissait sur lesvoûtesducorridor.Aumomentoù legentilhommetournelaclefdelachambredesafemme,ilcrutentendrefermerlaporteducabinetdontjevousaiparlé;mais,quandilentra,madamedeMerretétaitseule,deboutdevantlacheminée.Lemaripensanaïvement en lui-même que Rosalie était dans le cabinet; cependant un soupçon qui lui tinta dansl'oreilleavecunbruitdeclocheslemitendéfiance;ilregardasafemme,etluitrouvadanslesyeuxjenesaisquoidetroubleetdefauve.—Vousrentrezbientard,dit-elle.Cettevoixordinairementsipureetsigracieuseluiparutlégèrementaltérée.MonsieurdeMerretneréponditrien,carencemomentRosalie entra. Ce fut un coup de foudre pour lui. Il se promena dans la chambre, en allant d'unefenêtreàl'autreparunmouvementuniformeetlesbrascroisés.—Avez-vousapprisquelquechosedetriste, ou souffrez-vous? lui demanda timidement sa femme pendant que Rosalie la déshabillait. Ilgarda le silence.—Retirez-vous, dit madame de Merret à sa femme de chambre, je mettrai mespapillotesmoi-même.Elledevinaquelquemalheurauseulaspectdelafiguredesonmarietvoulutêtre seule avec lui. Lorsque Rosalie fut partie, ou censée partie, car elle resta pendant quelquesinstantsdanslecorridor,monsieurdeMerretvintseplacerdevantsafemme,etluiditfroidement:—

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Madame, il y aquelqu'undansvotre cabinet!Elle regarda sonmari d'un air calme, et lui réponditavec simplicité:—Non,monsieur.Ce nonnavramonsieur deMerret, il n'y croyait pas; et pourtantjamaissafemmeneluiavaitparunipluspureniplusreligieusequ'ellesemblaitl'êtreencemoment.Ilselevapourallerouvrirlecabinet;madamedeMerretlepritparlamain,l'arrêta,leregardad'unairmélancolique,et luiditd'unevoixsingulièrementémue:—Sivousne trouvezpersonne, songezque tout sera fini entre nous! L'incroyable dignité empreinte dans l'attitude de sa femme rendit augentilhomme une profonde estime pour elle, et lui inspira une de ces résolutions auxquelles il nemanquequ'unplusvastethéâtrepourdevenirimmortelles.—Non,dit-il,Joséphine,jen'iraipas.Dansl'unetl'autrecas,nousserionsséparésàjamais.Écoute,jeconnaistoutelapuretédetonâme,etsaisquetumènesuneviesainte,tunevoudraispascommettreunpéchémortelauxdépensdetavie.Acesmots,madame deMerret regarda sonmari d'unœil hagard.—Tiens, voici ton crucifix, ajouta cethomme.Jure-moidevantDieuqu'iln'ya làpersonne, je tecroirai, jen'ouvrirai jamaiscetteporte.MadamedeMerretpritlecrucifixetdit:—Jelejure.—Plushaut,ditlemari,etrépète:JejuredevantDieu qu'il n'y a personne dans ce cabinet. Elle répéta la phrase sans se troubler.—C'est bien, ditfroidementmonsieurdeMerret.Aprèsunmomentdesilence:—Vousavezunebienbellechosequejeneconnaissaispas,dit-ilenexaminantcecrucifixd'ébèneincrustéd'argent,ettrèsartistementsculpté.—Je l'ai trouvé chezDuvivier, qui, lorsque cette troupe de prisonniers passa parVendôme l'annéedernière,l'avaitachetéd'unreligieuxespagnol.—Ah!ditmonsieurdeMerretenremettantlecrucifixauclou,etilsonna.Rosalienesefitpasattendre.MonsieurdeMerretallavivementàsarencontre,l'emmenadansl'embrasuredelafenêtrequidonnaitdanslejardin,etluiditàvoixbasse:—JesaisqueGorenflotveut t'épouser, lapauvretéseulevousempêchedevousmettreenménage,et tu luiasditque tu ne serais pas sa femme s'il ne trouvaitmoyen de se rendremaîtremaçon... Eh bien! va lechercher,dis-luidevenir iciavecsa truelleetsesoutils.Faisensorteden'éveillerque luidanssamaison; sa fortune passera vos désirs. Surtout sors d'ici sans jaser, sinon.... Il fronça le sourcil.Rosaliepartit,illarappela.—Tiens,prendsmonpasse-partout,dit-il.—Jean!criamonsieurdeMerretd'une voix tonnante dans le corridor. Jean, qui était tout à la fois son cocher et son homme deconfiance, quitta sa partie de brisque, et vint.—Allez vous coucher tous, lui dit sonmaître en luifaisant signe de s'approcher; et le gentilhomme ajouta,mais à voix basse:—Lorsqu'ils seront tousendormis,endormis, entends-tu bien? tu descendrasm'en prévenir.Monsieur deMerret, qui n'avaitpasperdudevuesafemme,toutendonnantsesordres,revinttranquillementauprèsd'elledevantlefeu,etsemitàluiraconterlesévénementsdelapartiedebillardetlesdiscussionsduCercle.LorsqueRosalie fut de retour, elle trouva monsieur et madame de Merret causant très amicalement. Legentilhommeavait récemment fait plafonner toutes les pièces qui composaient son appartement deréceptionaurez-de-chaussée.LeplâtreestfortrareàVendôme,letransportenaugmentebeaucoupleprix; le gentilhomme en avait donc fait venir une assez grande quantité, sachant qu'il trouveraittoujoursbiendesacheteurspourcequ'illuiresterait.Cettecirconstanceluiinspiraledesseinqu'ilmitàexécution.—Monsieur,Gorenflotestlà,ditRosalieàvoixbasse.—Qu'ilentre!répondittouthautlegentilhomme picard. Madame de Merret pâlit légèrement en voyant le maçon.—Gorenflot, dit lemari,vaprendredesbriquessouslaremise,etapportes-enassezpourmurerlaportedececabinet;tuteservirasduplâtrequimerestepourenduirelemur.PuisattirantàluiRosalieetl'ouvrier:—Écoute,Gorenflot,dit-ilàvoixbasse,tucoucherasicicettenuit.Mais,demainmatin,tuaurasunpasse-portpourallerenpaysétrangerdansunevillequejet'indiquerai.Jeteremettraisixmillefrancspourtonvoyage.Tudemeurerasdixansdanscetteville;situnet'yplaisaispas,tupourraist'établirdansuneautre,pourvuquecesoitaumêmepays.TupasserasparParis,oùtum'attendras.Làjet'assureraiparun contrat six autres mille francs qui te seront payés à ton retour au cas où tu aurais rempli lesconditionsdenotremarché.Aceprix,tudevrasgarderleplusprofondsilencesurcequetuaurasfaiticicettenuit.Quantàtoi,Rosalie,jetedonneraidixmillefrancsquineteserontcomptésquelejour

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detesnoces,etàlaconditiond'épouserGorenflot;mais,pourvousmarier,ilfautsetaire.Sinon,plusde dot.—Rosalie, ditmadame deMerret, venezme coiffer. Lemari se promena tranquillement delongenlarge,ensurveillantlaporte,lemaçonetsafemme,maissanslaisserparaîtreunedéfianceinjurieuse.Gorenflot futobligédefairedubruit.MadamedeMerretsaisitunmomentoù l'ouvrierdéchargeaitdesbriquesetoùsonmarisetrouvaitauboutdelachambre,pourdireàRosalie:—Millefrancsderentepourtoi,machèreenfant,situpeuxdireàGorenflotdelaisserunecrevasseenbas.Puis,touthaut,elleluiditavecsang-froid:—Vadoncl'aider!MonsieuretmadamedeMerretrestèrentsilencieuxpendant tout le tempsqueGorenflotmitàmurer laporte.Cesilenceétait calculchez lemari,quinevoulaitpasfourniràsafemmeleprétextedejeterdesparolesàdoubleentente;etchezmadamedeMerretcefutprudenceoufierté.Quandlemurfutàlamoitiédesonélévation,lerusémaçonpritunmomentoùlegentilhommeavait ledostournépourdonneruncoupdepiochedansl'unedesdeuxvitresdelaporte.CetteactionfitcomprendreàmadamedeMerretqueRosalieavaitparléàGorenflot.Toustroisvirentalorsunefigured'hommesombreetbrune,descheveuxnoirs,unregarddefeu.Avantquesonmarisefûtretourné,lapauvrefemmeeutletempsdefaireunsignedetêteàl'étrangerpourquicesignevoulaitdire:—Espérez!Aquatreheures,verslepetit jour,caronétait aumois de septembre, la construction fut achevée. Lemaçon resta sous la garde de Jean, etmonsieurdeMerret couchadans la chambrede sa femme.Le lendemainmatin, en se levant, il ditavecinsouciance:—Ah!diable!ilfautquej'ailleàlamairiepourlepasse-port.Ilmitsonchapeausursatête,fit troispasverslaporte,seravisa,prit lecrucifix.Safemmetressaillitdebonheur.—IlirachezDuvivier,pensa-t-elle.Aussitôtquelegentilhommefutsorti,madamedeMerretsonnaRosalie;puis,d'unevoix terrible:—Lapioche! lapioche! s'écria-t-elle, et à l'ouvrage! J'ai vuhier commentGorenflot s'y prenait, nous aurons le temps d'y faire un trou et de le reboucher. En un clin d'œil,Rosalie apporta une espèce demerlin à sa maîtresse, qui, avec une ardeur dont rien ne pourraitdonner une idée, se mit à démolir le mur. Elle avait déjà fait sauter quelques briques, lorsqu'enprenantsonélanpourappliqueruncoupencoreplusvigoureuxquelesautres,ellevitmonsieurdeMerret derrière elle; elle s'évanouit.—Mettez madame sur son lit, dit froidement le gentilhomme.Prévoyantcequidevaitarriverpendantsonabsence,ilavaittenduunpiégeàsafemme;ilavaittoutbonnementécritaumaire,etenvoyéchercherDuvivier.Lebijoutierarrivaaumomentoùledésordredel'appartementvenaitd'êtreréparé.Duvivier,luidemandalegentilhomme,n'avez-vouspasachetédescrucifixauxEspagnolsquiontpasséparici?—Non,monsieur.—Bien,jevousremercie,dit-ilenéchangeant avec sa femme un regard de tigre.—Jean, ajouta-t-il en se tournant vers son valet deconfiance,vousferezservirmesrepasdanslachambredemadamedeMerret,elleestmalade,etjenelaquitteraipasqu'ellenesoitrétablie.Lecruelgentilhommerestapendantvingtjoursprèsdesafemme.Durant lespremiersmoments,quand il se faisaitquelquebruitdans lecabinetmuréetqueJoséphinevoulait l'implorerpour l'inconnumourant, il lui répondait, sans luipermettrededireunseulmot:—Vousavezjurésurlacroixqu'iln'yavaitlàpersonne.

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Aprèscerécit,touteslesfemmesselevèrentdetable,etlecharmesouslequelBianchonlesavaittenuesfutdissipéparcemouvement.Néanmoinsquelquesunesd'entreellesavaienteuquasifroidenentendantlederniermot.

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MODESTEMIGNON.

AUNEÉTRANGÈRE.

Filled'uneterreesclave,angeparl'amour,démonparlafantaisie,enfantparlafoi,vieillardparl'expérience,hommeparlecerveau,femmeparlecœur,géantparl'espérance,mèreparladouleuretpoëtepartesrêves;àtoi,quiesencorelaBeauté, cet ouvrage où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, tadouleur,tonespoirettesrêvessontcommeleschaînesquisoutiennentunetramemoinsbrillantequelapoésiegardéedanstonâme,etdontlesexpressionsvisiblessontcommecescaractèresd'unlangageperduquipréoccupentlessavants.

DEBALZAC.

Verslemilieudumoisd'octobre1829,monsieurSimonBabylasLatournelle,unnotaire,montaitduHavreàIngouville,brasdessusbrasdessousavecsonfils,etaccompagnédesafemme,prèsdelaquelle allait, comme un page, le premier clerc de l'Étude, un petit bossu nommé Jean Butscha.Quandcesquatrepersonnages,dontdeuxaumoinsfaisaientcechemintouslessoirs,arrivèrentaucoudedelaroutequitournesurelle-mêmecommecellesquelesItaliensappellentdescorniches, lenotaireexaminasipersonnenepouvaitl'écouterduhautd'uneterrasse,enarrièreouenavantd'eux,etilpritlemédiumdesavoixparexcèsdeprécaution.

—Exupère, dit-il à son fils, tâche d'exécuter avec intelligence la petite manœuvre que je vaist'indiquer,etsansenrechercherlesens;maissituledevines,jet'ordonnedelejeterdansceStyxquetoutnotaireoutouthommequisedestineàlamagistraturedoitavoirenlui-mêmepourlessecretsd'autrui.Aprèsavoirprésenté tes respects, tesdevoirset teshommagesàmadameetmademoiselleMignon,àmonsieuretmadameDumay,àmonsieurGobenheims'ilestauChalet;quandlesilenceseserarétabli,monsieurDumayteprendradansuncoin;turegarderasaveccuriosité(jetelepermets)mademoiselleModeste pendant tout le temps qu'il te parlera.Mon digne ami te priera de sortir etd'allertepromener,pourrentrerauboutd'uneheureenviron,surlesneufheures,d'unairempressé;tâche alors d'imiter la respiration d'un homme essoufflé, puis tu lui diras à l'oreille, tout bas, etnéanmoinsdemanièrequemademoiselleModestet'entende:—Lejeunehommearrive!

ExupèredevaitpartirlelendemainpourParis,ycommencersonDroit.CeprochaindépartavaitdécidéLatournelleàproposeràsonamiDumaysonfilspourcomplicedel'importanteconspirationquecetordrepeutfaireentrevoir.

—Est-ce quemademoiselleModeste serait soupçonnée d'avoir une intrigue? demanda Butschad'unevoixtimideàsapatronne.

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—Chut!Butscha,réponditmadameLatournelleenreprenantlebrasdesonmari.

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IMP.E.MARTINET.

MADAMELATOURNELLE.

Elleprenddutabac,setientroidecommeunpieu...etressembleparfaitementàunemomie...

(MODESTEMIGNON.)

MadameLatournelle, filledugreffierdu tribunaldepremière instance, se trouve suffisammentautoriséepar sanaissanceà sedire issued'une familleparlementaire.Cette prétention indiquedéjàpourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner lamajesté du tribunal dont lesjugementssontgriffonnésparmonsieursonpère.Elleprenddutabac,setientroidecommeunpieu,se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à unemomie à laquelle le galvanismeauraitrendulaviepouruninstant.Elleessaiededonnerdestonsaristocratiquesàsavoixaigre;maisellen'yréussitpasplusqu'àcouvrirsondéfautd'instruction.Sonutilitésocialesembleincontestableàvoir les bonnets armés de fleurs qu'elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu'elle

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choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s'il n'existait pas des madame Latournelle?Touslesridiculesdecettedignefemme,essentiellementcharitableetpieuse,eussentpeut-êtrepassépresqueinaperçus;maislanature,quiplaisanteparfoisenlâchantdecescréationsfalotes,l'adouéed'unetailledetambour-major,afindemettreenlumièrelesinventionsdecetespritprovincial.Ellen'est jamaissortieduHavre,ellecroitenl'infaillibilitéduHavre,elleachètetoutauHavre,elles'yfaithabiller;elleseditNormandejusqu'auboutdesongles,ellevénèresonpèreetadoresonmari.LepetitLatournelleeutlahardiessed'épousercettefillearrivéeàl'âgeanti-matrimonialdetrente-troisans, et sut en avoir un fils. Comme il eût obtenu partout ailleurs les soixantemille francs de dotdonnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d'éviter l'invasion duMinotaure, de laquelle ses moyens personnels l'eussent difficilement garanti, s'il avait eul'imprudencedemettre le feuchez lui, enymettantune jeuneet jolie femme.Lenotaireavait toutbonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), etremarquécombienlabeautéd'unefemmepassepromptementpourunmari.Quantàcejeunehommeinsignifiant,àquilegreffierimposasonnomnormandsurlesfonts,madameLatournelleestencoresisurprised'êtredevenuemère,àtrente-cinqansseptmois,qu'elleseretrouveraitdesmamellesetdulaitpourlui,s'illefallait,seulehyperbolequipuissepeindresafollematernité.

—Comme il est beau, mon fils!... disait-elle à sa petite amieModeste en le lui montrant, sansaucunearrière-pensée,quandellesallaientàlamesseetquesonbelExupèremarchaitenavant.

—Ilvousressemble,répondaitModesteMignoncommeelleeûtdit:Quelvilaintemps!

La silhouette de ce personnage, très accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madameLatournelleétaitdepuisenvirontroisanslechaperondelajeunefilleàlaquellelenotaireetDumaysonamivoulaienttendreundecespiégesappeléssouricièresdanslaPhysiologieduMariage.

QuantàLatournelle,figurez-vousunbonpetithomme,aussiruséquelaprobité lapluspurelepermet,etquetoutétrangerprendraitpourunfriponàvoirl'étrangephysionomieàlaquelleleHavres'esthabitué.Unevue,ditetendre,forceledignenotaireàporterdeslunettesvertespourconserversesyeux,constammentrouges.Chaquearcadesourcilière,ornéed'unduvetassezrare,dépassed'uneligneenviron l'écaillebruneduverreenendoublantenquelquesorte lecercle.Sivousn'avezpasobservédéjàsurlafiguredequelquepassantl'effetproduitparcesdeuxcirconférencessuperposéeset séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue; surtoutquandcevisage,pâleetcreusé,setermineenpointecommeceluideMéphistophélèsquelespeintresontcopiésurlemasquedeschats,cartelleestlaressemblanceofferteparBabylasLatournelle.Au-dessusdecesatroceslunettesvertess'élèveuncrânedénudé,d'autantplusartificieuxquelaperruque,enapparencedouéedemouvement,al'indiscrétiondelaisserpasserdescheveuxblancsdetouscôtés,et coupe toujours le front inégalement.En voyant cet estimableNormand, vêtu de noir commeuncoléoptère,montésursesdeuxjambescommesurdeuxépingles,etlesachantleplushonnêtehommedumonde,oncherche,sanslatrouver,laraisondecescontre-sensphysiognomiques.

JeanButscha,pauvreenfantnaturelabandonné,dequilegreffierLabrosseetsafilleavaientprissoin,devenupremierclercàforcedetravail,logé,nourrichezsonpatronquiluidonneneufcentsfrancsd'appointements,sansaucunsemblantdejeunesse,presquenain,faisaitdeModesteuneidole:ileûtdonnésaviepourelle.Cepauvreêtre,dontlesyeuxsemblablesàdeuxlumièresdecanonsontpressés entre les paupières épaisses, marqué de la petite vérole, écrasé par une chevelure crépue,embarrassédesesmainsénormes,vivaitsouslesregardsdelapitiédepuisl'âgedeseptans:cecinepeut-ilpasvousl'expliquertoutentier?Silencieux,recueilli,d'uneconduiteexemplaire,religieux,ilvoyageait dans l'immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les

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steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nainmystérieux.Ce sobriquet fit lire àButscha le romandeWalterScott, et il dit àModeste:—Voulez-vous,pourlejourdudanger,unerosedevotrenainmystérieux?Modesterefoulasoudainl'âmedesonadorateurdanssacabanedeboue,parundecesregardsterriblesquelesjeunesfillesjettentauxhommesquineleurplaisentpas.Butschasesurnommaitlui-mêmeleclercobscur,sanssavoirquececalembourremonteàl'originedespanonceaux;maisiln'était,demêmequesapatronne,jamaissortiduHavre.

Peut-êtreest-ilnécessaire,dansl'intérêtdeceuxquineconnaissentpasleHavre,d'endireunmotenexpliquantoùserendaitlafamilleLatournelle,carlepremierclercyestévidemmentinféodé.

Ingouville est auHavre cequeMontmartre est àParis, unehaute colline aupiedde laquelle lavilles'étale,àcettedifférenceprèsquelameretlaSeineentourentlavilleetlacolline,queleHavresevoitfatalementcirconscritpard'étroitesfortifications,etqu'enfinl'embouchuredufleuve,leport,lesbassins,présententunspectacletoutautrequeceluidescinquantemillemaisonsdeParis.AubasdeMontmartre,unocéand'ardoisesmontreseslamesbleuesfigées;àIngouville,onvoitcommedestoitsmobilesagitésparlesvents.Cetteéminence,qui,depuisRouenjusqu'àlamer,côtoielefleuveenlaissantunemargeplusoumoinsresserréeentreelleetleseaux,maisquicertescontientdestrésorsde pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur àIngouvilledepuis1816,époqueàlaquellecommençalaprospéritéduHavre.Cettecommunedevintl'Auteuil,leVille-d'Avray,leMontmorencydescommerçants,quisebâtirentdesvillasétagéessurcetamphithéâtrepouryrespirerl'airdelamerparfuméparlesfleursdeleurssomptueuxjardins.Ceshardisspéculateurss'yreposentdesfatiguesdeleurscomptoirsetdel'atmosphèredeleursmaisonsserréeslesunescontrelesautres,sansespace,souventsanscour,commelesfontetl'accroissementdelapopulationduHavre,etlaligneinflexibledesesremparts,etl'agrandissementdesbassins.Eneffet,quelletristesseaucœurduHavre,etquellejoieàIngouville!Laloidudéveloppementsocialafait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd'hui plus considérable que leHavre,etquis'étendaubasdelacôtecommeunserpent.

A sa crête, Ingouville n'a qu'une rue; et, comme dans toutes ces positions, les maisons quiregardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l'autre côté du cheminauxquellesellesmasquentcettevue,maisqui sedressent,commedesspectateurs, sur lapointedespieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes.Quelquesmaisonsassisesausommetoccupentunepositionsupérieureoujouissentd'undroitdevuequi oblige le voisin à tenir ses constructions à une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse estcreusée par des chemins qui rendent son amphithéâtre praticable; et, par ces échappées, quelquespropriétéspeuventapercevoiroulaville,oulefleuve,oulamer.Sansêtrecoupéeàpic,lacollinefinitassezbrusquementenfalaise.Auboutdelaruequiserpenteausommet,onaperçoitlesgorgesoùsontsituésquelquesvillages,Sainte-Adresse,deuxoutroissaints-je-ne-sais-qui,etlescriquesoùmugitl'Océan.Cecôtépresquedésertd'Ingouvilleformeuncontrastefrappantaveclesbellesvillasqui regardent la vallée de la Seine.Craint-on les coups de vent pour la végétation? les négociantsreculent-ilsdevant lesdépensesqu'exigentcesterrainsenpente?...Quoiqu'ilensoit, le touristedesbateauxàvapeuresttoutétonnédetrouverlacôtenueetravinéeàl'ouestd'Ingouville,unpauvreenhaillonsàcôtéd'unrichesomptueusementvêtu,parfumé.

En1829,unedesdernièresmaisonsducôtéde lamer,etquise trouvesansdouteaumilieudel'Ingouvilled'aujourd'hui,s'appelaitets'appellepeut-êtreencoreleChalet.Cefutprimitivementunehabitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriétaire de la villa dont elle dépendait,

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maisonàparc,àjardins,àvolière,àserre,àprairies,eutlafantaisiedemettrecettemaisonnetteenharmonieavec les somptuositésde sademeure, et la fit reconstruire sur lemodèled'uncottage. Ilséparacecottagedesonboulingrinornédefleurs,deplates-bandes,laterrassedesavilla,parunemuraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. Derrière le cottage, nommé,malgré tous ses efforts, leChalet, s'étendent les potagers et les vergers.CeChalet, sans vaches nilaiterie,apourtouteclôturesurlecheminunpalisdontlescharniersnesevoientplussousunehaieluxuriante.Del'autrecôtéduchemin,lamaisond'enface,soumiseàuneservitude,offreunpalisetunehaiesemblablesquilaissentlavueduHavreauChalet.CettemaisonnettefaisaitledésespoirdemonsieurVilquin,propriétairede lavilla.Voicipourquoi.Lecréateurdeceséjourdont lesdétailsdisenténergiquement:Cyreluisentdesmillions!n'avaitsibienétendusonparcverslacampagnequepournepasavoirsesjardiniers,disait-il,danssespoches.Unefoisfini,leChaletnepouvaitplusêtrehabitéqueparunami.MonsieurMignon,leprécédentpropriétaire,aimaitbeaucoupsoncaissier,etcettehistoireprouveraqueDumayleluirendaitbien;illuioffritdonccettehabitation.Achevalsurlaforme,Dumayfitsigneràsonpatronunbaildedouzeansàtroiscentsfrancsdeloyer,etmonsieurMignon le signavolontiers endisant:—MoncherDumay, songes-y, tu t'engagesàvivredouzeanschezmoi.

Pardesévénementsquivontêtreracontés,lespropriétésdemonsieurMignon,autrefoisleplusrichenégociantduHavre,furentvenduesàVilquin,l'undesesantagonistessurlaplace.Danslajoiede s'emparer de la célèbre villaMignon, l'acquéreur oublia de demander la résiliation de ce bail.Dumay,pournepasfairemanquerlavente,auraitalorssignétoutcequeVilquineûtexigé;mais,unefoislaventeconsommée,iltintàsonbailcommeàunevengeance.IlrestadanslapochedeVilquin,aucœurdelafamilleVilquin,observantVilquin,gênantVilquin,enfinletaondesVilquin.Touslesmatins,àsafenêtre,Vilquinéprouvaitunmouvementdecontrariétéviolenteenapercevantcebijoudeconstruction,ceChaletquicoûtasoixantemillefrancs,etquiscintillecommeunrubisausoleil.Comparaisonpresquejuste!

L'architecte abâti ce cottagedebriquesduplusbeau rouge rejointoyées enblanc.Les fenêtressontpeintesenvertvif,etlesboisenbruntirantsurlejaune.Letoits'avancedeplusieurspieds.Unejoliegaleriedécoupéerègneaupremierétage,etunevarandaprojettesacagedeverreaumilieudelafaçade.Lerez-de-chausséesecomposed'unjolisalon,d'unesalleàmanger,séparésparlepalierd'un escalier de bois dont le dessin et les ornements sont d'une élégante simplicité. La cuisine estadosséeàlasalleàmanger,etlesalonestdoubléd'uncabinetquiservaitalorsdechambreàcoucheràmonsieur et àmadameDumay.Au premier étage, l'architecte aménagé deux grandes chambresaccompagnéeschacuned'uncabinetdetoilette,auxquelleslavarandasertdesalon;puis,au-dessus,setrouvent, sous le faîte, qui ressemble à deux cartes mises l'une contre l'autre, deux chambres dedomestique,éclairéeschacuneparunœil-de-bœuf,etmansardées,maisassezspacieuses.Vilquineutlapetitessed'éleverunmurducôtédesvergersetdespotagers.Depuiscettevengeance,lesquelquescentiaresquelebaillaisseauChaletressemblentàunjardindeParis.Lescommuns,bâtisetpeintsdemanièreàlesraccorderauChalet,sontadossésaumurdelapropriétévoisine.

L'intérieurdecettecharmantehabitationestenharmonieavecl'extérieur.Lesalon,parquetétoutenboisde fer,offreaux regards lesmerveillesd'unepeinture imitant les laquesdeChine.Surdesfonds noirs encadrés d'or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, lesfantastiquesdessinsdesChinois.LasalleàmangerestentièrementrevêtuedeboisduNorddécoupé,sculptécommedanslesbellescabanesrusses.Lapetiteantichambreforméeparlepalieretlacagedel'escaliersontpeintesenvieuxboisetreprésententdesornementsgothiques.Leschambresàcoucher,tendues de perse, se recommandent par une coûteuse simplicité. Le cabinet où couchaient alors le

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caissier et sa femme est boisé, plafonné, comme la chambre d'un paquebot. Ces folies d'armateurexpliquent la rage deVilquin.Ce pauvre acquéreur voulait loger dans ce cottage son gendre et safille.CeprojetconnudeDumaypourraplustardvousexpliquersaténacitébretonne.

On entre auChalet par une petite porte de fer, treillissée, et dont les fers de lance s'élèvent dequelquespoucesau-dessusdupalisetdelahaie.Lejardinet,d'unelargeurégaleàcelledufastueuxboulingrin,étaitalorspleindefleurs,deroses,dedahlias,desplusbelles,desplusraresproductionsde la Flore des serres; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre élégante, la serre defantaisie, la serre,ditedeMadame,dépendduChaletet sépare lavillaVilquin,ou, sivousvoulez,l'unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont lesproductionsexotiquesfaisaientundesplaisirsdeModeste.Lebillardde lavillaVilquin,espècedegalerie,communiquaitautrefoisparuneimmensevolièreenformedetourelleaveccetteserre;mais,depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte decommunication.

—Murpourmur!dit-il.

—VousetDumay,vousmurmurez!direntàVilquinlesnégociantspourletaquiner.

Ettouslesjours,àlaBourse,onsaluaitd'unnouveaucalembourlespéculateurjalousé.

En1827,VilquinoffritàDumaysixmillefrancsd'appointementsetdixmillefrancsd'indemnitépour résilier le bail; le caissier refusa, quoiqu'il n'eût quemille écus chezGobenheim, un anciencommisdesonpatron.Dumay,croyez-le,estunBretonrepiquéparleSortenNormandie.Jugezdelahaine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de troismillions!Quelcrimedelèse-millionquededémontrerauxrichesl'impuissancedel'or?Vilquin,dontledésespoirlerendaitlafableduHavre,venaitdeproposerunejoliehabitationentoutepropriétéàDumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait à s'inquiéter de cet entêtement, dont, pourbeaucoupdegens,laraisonsetrouvaitdanscettephrase:—DumayestBreton.Lecaissier,lui,pensaitquemadameetsurtoutmademoiselleMignoneussentététropmallogéespartoutailleurs.Sesdeuxidoleshabitaientun templedigned'elles,etprofitaientdumoinsdecettesomptueuse chaumièreoùdes rois déchus auraient pu conserver lamajesté des choses autour d'eux, espèce de décorum quimanquesouventauxgenstombés.

Peut-êtreneregrettera-t-onpasd'avoirconnuparavanceetl'habitationetlacompagniehabituelledeModeste;car,àsonâge,lesêtresetleschosesontsurl'avenirautantd'influencequelecaractère,sitoutefois le caractère n'en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. A la manière dont lesLatournelleentrèrentauChalet,unétrangerauraitbiendevinéqu'ilsyvenaienttouslessoirs.

—Déjà, monmaître?... dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre,Gobenheim,parentdeGobenheim-Keller,chefdelagrandemaisondeParis.

Cejeunehommeàvisagelivide,undecesblondsauxyeuxnoirsdontleregardimmobileajenesaisquoidefascinant,aussisobredanssaparolequedanslevivre,vêtudenoir,maigrecommeunphthisique,maisvigoureusementcharpenté,cultivaitlafamilledesonancienpatronetlamaisondesoncaissier,beaucoupmoinsparaffectionqueparcalcul.Onyjouaitlewhistàdeuxsouslafiche.Unemisesoignéen'étaitpasderigueur. Iln'acceptaitquedesverresd'eausucrée,etn'avaitaucunepolitesse à rendre en échange. Cette apparence de dévouement aux Mignon laissait croire queGobenheim avait du cœur, et le dispensait d'aller dans le grand monde du Havre, d'y faire desdépenses inutiles, de déranger l'économie de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d'or se

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couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures dumatin. Enfin, sûr de ladiscrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affairesépineuses, les soumettre auxconsultationsgratuitesdunotaire, et réduire les cancansde laplaceàleurjustevaleur.Cetapprentigobe-or(motdeButscha)appartenaitàcettenaturedesubstancesquelachimieappelleabsorbantes.DepuislacatastrophearrivéeàlamaisonMignon,oùlesKellerlemirentenpensionpour apprendre lehaut commercemaritime,personneauChaletne l'avaitpriéde fairequoi que ce soit, pasmêmeune simple commission; sa réponse était connue.Ce garçon regardaitModestecommeilauraitexaminéunelithographieàdeuxsous.

—C'estl'undespistonsdel'immensemachineappeléeCommerce,disaitdeluilepauvreButschadontl'espritsetrahissaitpardepetitsmotstimidementlancés.

Les quatreLatournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue develoursnoir,quineselevapasdufauteuiloùelleétaitassise,carsesdeuxyeuxétaientcouvertsdelataie jaune produite par la cataracte.MadameMignon sera peinte en une seule phrase. Elle attiraitaussitôt le regard par le visage auguste desmères de famille dont la vie sans reproches défie lescoups duDestin,mais qu'il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu desNiobés.Saperruqueblondebienfrisée,bienmise,seyaitàsablanchefigurefroidiecommecelledeces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines develours,unecollerettededentelles,lechâlemisdroit,toutattestaitlasollicitudedeModestepoursamère.

Quandlemomentdesilence,annoncéparlenotaire,futétablidanscejolisalon,Modeste,assiseprèsdesamèreetbrodantpourelleunfichu,devintpendantuninstantlepointdemiredesregards.Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s'adressent tous les gens en visite, etmêmeceuxquisevoientchaquejour,eûttrahilecomplotdomestiqueméditécontrelajeunefilleàunindifférent;maisGobenheim,plusqu'indifférent,neremarquarien,ilallumalesbougiesdelatableàjouer.

L'attitudedeDumay rendit cette situation terriblepourButscha,pour lesLatournelle, et surtoutpourmadameDumay,quisavaitsonmaricapabledetirer,commesurunchienenragé,surl'amantdeModeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens desPyrénéessoupçonnésdetrahison,etqu'ilavaitlaisséschezunancienmétayerdemonsieurMignon;puis,quelquesinstantsavantl'entréedesLatournelle,ilavaitprisàsonchevetsespistoletsetlesavaitposés sur la cheminée en se cachant deModeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous cespréparatifs,aumoinssinguliers.

Quoiquepetit,trapu,grêlé,parlanttoutbas,ayantl'airdes'écouter,ceBreton,ancienlieutenantdelaGarde,offrelarésolution,lesang-froidsibiengravéssursonvisage,quepersonneenvingtans,àl'armée,nel'avaitplaisanté.Sespetitsyeuxd'unbleucalme,ressemblentàdeuxmorceauxd'acier.Sesfaçons, l'airdesonvisage,sonparler,sa tenue, toutconcordeàsonnombrefdeDumay.Saforce,bienconnued'ailleurs,luipermetdeneredouteraucuneagression.Capabledetuerunhommed'uncoupdepoing,ilavaitaccomplicehautfaitàBautzen,ens'ytrouvantsansarmes,faceàfaceavecunSaxon, en arrière de sa compagnie. En cemoment la ferme et douce physionomie de cet hommeatteignit au sublime du tragique. Ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsiondomptéeparl'énergiebretonne.Unesueurlégère,maisquechacunvitetsupposafroide,renditsonfront humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Courd'Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où setrouvaientengagésunhonneur,unefoi,dessentimentsd'uneimportancesupérieureàcelledesliens

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sociaux,etrésultantd'undecespactesdontleseuljuge,encasdemalheur,estauciel.Laplupartdesdramessontdans les idéesquenousnousformonsdeschoses.Lesévénementsquinousparaissentdramatiquesnesontquelessujetsquenotreâmeconvertitentragédieouencomédie,augrédenotrecaractère.

Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d'observer Modeste, eurent je ne sais quoid'emprunté dans lemaintien, de tremblant dans la voix que l'inculpée ne remarqua point, tant elleparaissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection àdésespérerdesbrodeuses.Sonvisagedisaittoutleplaisirqueluicausaitlematdupétalequifinissaitune fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il sedemandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d'avis à l'oreille. En prenantposition devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence dedévote,isoléModeste.

MadameMignon,silencieusedanssacécité,pluspâlequenelafaisaitsapâleurhabituelle,disaitassez qu'elle savait l'épreuve à laquelleModeste allait être soumise. Peut-être au dernier momentblâmait-ellecestratagème,toutenletrouvantnécessaire.Delàsonsilence.Ellepleuraitendedans.

Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle.Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle quemontraitModeste.

Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitanteattention des autres eût été sublime. Aujourd'hui plus que jamais, les romanciers disposent de ceseffetsetilssontdansleurdroit;carlanatures'est,detouttemps,permisd'êtreplusfortequ'eux.Ici,lanature,vousleverrez,lanaturesociale,quiestunenaturedanslanature,sedonnaitleplaisirdefaire l'histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisiesinterdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres àsurprendrelesstatuairesetlesarchitectes.

Ilétaithuitheures.Encettesaison,lecrépusculejettealorssesdernièreslueurs.Cesoir-là,lecieln'offrait pas un nuage, l'air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier lesablesouslespiedsdequelquespromeneursquirentraient.Lamerreluisaitcommeunmiroir.Enfinil faisait si peu de vent, que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammestranquilles, quoique les croisées fussent entr'ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quelcadrepourleportraitdecettejeunefille,étudiéealorsparcespersonnesaveclaprofondeattentiond'un peintre en présence de la Margherita Doni, l'une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleurenfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions?... Vous connaissez lacage,voicil'oiseau.

Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu'une de ces sirènes inventées par les dessinateursanglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquetteexpressiondecettegrâcepeucompriseenFrance,oùnousl'appelonssensiblerie,maisqui,chezlesAllemandes,estlapoésieducœurarrivéeàlasurfacedel'êtreets'épanchantenminauderieschezlessottes, en divinesmanières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d'orpâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d'Ève, les blondescélestes,etdontl'épidermesatinéressembleàdupapierdesoieappliquésurlachair,quifrissonnesousl'hiverous'épanouitausoleilduregard,enrendantlamainjalousedel'œil.Souscescheveux,légerscommedesmaraboutsetbouclésàl'anglaise,lefront,quevouseussiezdittracéparlecompas

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tantilestpurdemodelé,restediscret,calmejusqu'àlaplacidité,quoiquelumineuxdepensée;maisquandetoùpouvait-onenvoirdeplusuni,d'unenettetésitransparente?ilsemble,commeuneperle,avoirunorient.Lesyeuxd'unbleutirantsurlegris,limpidescommedesyeuxd'enfant,enmontraientalorstoutelamaliceettoutel'innocence,enharmonieavecl'arcdessourcilsàpeineindiquépardesracinesplantéescommecellesfaitesaupinceaudanslesfigureschinoises.Cettecandeurspirituelleestencorerelevéeautourdesyeuxetdanslescoins,auxtempes,pardestonsdenacreàfiletsbleus,privilégedecesteintsdélicats.Lafigure,del'ovalesisouventtrouvéparRaphaëlpoursesmadones,sedistingueparlacouleursobreetvirginaledespommettes,aussidoucequelarosedeBengale,etsurlaquelleleslongscilsd'unepaupièrediaphanejetaientdesombresmélangéesdelumière.Lecou,alors penché, presque frêle, d'un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées deLéonard deVinci.Quelquespetitestachesderousseur,semblablesauxmouchesdudix-huitièmesiècle,disentqueModeste est bien une fille de la terre, et non l'une de ces créations rêvées en Italie par l'ÉcoleAngélique.Quoiquefinesetgrassestoutàlafois,seslèvres,unpeumoqueuses,exprimentlavolupté.Sa taille, souple sans être frêle, n'effrayait pas laMaternité comme celle de ces jeunes filles quidemandent des succès à lamorbide pression d'un corset. Le basin, l'acier, le lacet épuraient et nefabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d'un jeune peuplierbalancéparlevent.Unerobegrisdeperle,ornéedepassementeriescouleurdecerise,àtaillelongue,dessinaitchastementlecorsageetcouvraitlesépaules,encoreunpeumaigres,d'uneguimpequinelaissaitvoirquelespremièresrondeursparlesquelleslecous'attacheauxépaules.

Al'aspectdecettephysionomievaporeuseetintelligentetoutensemble,oùlafinessed'unnezgrecànarinesroses,àméplatsfermementcoupés,jetaitjenesaisquoidepositif;oùlapoésiequirégnaitsurlefrontpresquemystiqueétaitquasidémentieparlavoluptueuseexpressiondelabouche;oùlacandeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à lamoquerie la plus instruite, unobservateurauraitpenséquecettejeunefille,àl'oreillealerteetfinequetoutbruitéveillait,aunezouvertauxparfumsdelafleurbleuedel'Idéal,devaitêtrelethéâtred'uncombatentrelespoésiesquisejouentautourdetouslesleversdesoleiletleslabeursdelajournée,entrelaFantaisieetlaRéalité.Modesteétaitlajeunefillecurieuseetpudique,sachantsadestinéeetpleinedechasteté,laviergedel'EspagneplutôtquecelledeRaphaël.

EllelevalatêteenentendantDumaydireàExupère:—Venezici,jeunehomme!etaprèslesavoirvuscausantdansuncoindusalon,ellepensaqu'ils'agissaitd'unecommissionàdonnerpourParis.Elle regarda ses amis qui l'entouraient comme étonnée de leur silence, et s'écria de l'air le plusnaturel:—Ehbien!vousnejouezpas?enmontrantlatablevertequelagrandemadameLatournellenommaitl'autel.

—Jouons!repritDumayquivenaitdecongédierlejeuneExupère.

—Mets-toilà,Butscha,ditmadameLatournelleenséparantpartoutelatablelepremierclercdugroupequeformaientmadameMignonetsafille.

—Ettoi,vienslà!...ditDumayàsafemmeenluiordonnantdesetenirprèsdelui.

MadameDumay,petiteAméricainedetrente-sixans,essuyafurtivementdeslarmes,elleadoraitModesteetcroyaitàunecatastrophe.

—Vousn'êtespasgais,cesoir,repritModeste.

—Nousjouons,réponditGobenheimquidisposaitsescartes.

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Quelqueintéressantequecettesituationpuisseparaître,elleleserabiendavantageenexpliquantlapositiondeDumayrelativementàModeste.Silaconcisiondecerécitlerendsec,onpardonneracettesécheresse en faveur du désir d'achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconterl'argumentquidominetouslesdrames.

Dumay(Anne-François-Bernard),néàVannes,partitsoldaten1799,àl'arméed'Italie.Sonpère,présidentdutribunalrévolutionnaire,s'étaitfaitremarquerpartantd'énergie,quelepaysnefutpastenablepourluilorsquesonpère,assezméchantavocat,eutpérisurl'échafaudaprèsle9thermidor.Aprèsavoirvumourir samèredechagrin,Annevendit toutcequ'ilpossédait et courutà l'âgedevingt-deuxans,enItalie,aumomentoùnosarméessuccombaient.IlrencontradansledépartementduVar un jeune homme qui, par desmotifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant lechampdebataillemoinspérilleuxquelaProvence.

CharlesMignon,dernierrejetondecettefamilleàlaquelleParisdoitlarueetl'hôtelbâtiparlecardinalMignon,eutdanssonpèreunfinaudquivoulutsauverdesgriffesdelaRévolutionlaterrede la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie,devenulecitoyenMignon,trouvaplussaindecouperlestêtesquedeselaissercouperlasienne.CefauxterroristedisparutauNeufThermidoretfutalorsinscritsurlalistedesémigrés.LecomtédelaBastie fut vendu.Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées.Enfin le citoyenMignon,découvertàOrange,futmassacré,lui,safemmeetsesenfants,àl'exceptiondeCharlesMignonqu'ilavaitenvoyé luichercherunasiledans lesHautes-Alpes.Saisiparcesaffreusesnouvelles,Charlesattendit, dans une vallée dumontGenèvre, des tempsmoins orageux. Il vécut là jusqu'en 1799 dequelques louis que sonpère luimit dans lamain, à sondépart.Enfin, à vingt-trois ans, sans autrefortunequesabelleprestance,quecettebeautéméridionalequi,complète,arriveausublime,etdontle typeest l'Antinoüs l'illustre favorid'Adrien,Charles résolutdehasarder sur le tapis rougede laGuerresonaudaceprovençalequ'ilprit,àl'exempledetantd'autres,pourunevocation.Enallantaudépôt de l'armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leursdestinéesetparlecontrastedeleurscaractères,cesdeuxfantassinsburentàlamêmetasse,enpleintorrent,cassèrentendeuxlemêmemorceaudebiscuit,etsetrouvèrentsergentsàlapaixquisuivitlabatailledeMarengo.

Quandlaguerrerecommença,CharlesMignonobtintdepasserdanslacavalerieetperditalorsdevuesoncamarade.LedernierdesMignondelaBastieétait,en1812,officierdelaLégion-d'Honneuretmajor d'un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de laBastie et fait colonel parl'Empereur.PrisparlesRusses,ilfutenvoyé,commetantd'autres,enSibérie.IlfitlevoyageavecunpauvrelieutenantdanslequelilreconnutAnneDumay,nondécoré,brave,maismalheureuxcommeunmilliondepousse-caillouxàépaulettesdelaine,lecanevasd'hommessurlequelNapoléonapeintle tableau de l'Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et lacalligraphieauBreton,dont l'éducationavaitparu inutileaupèreScévola.Charles trouvadanssonpremiercompagnonderouteundecescœurssiraresoùilputversertousseschagrinsenracontantsesfélicités.

Lefilsde laProvenceavait finipar rencontrer lehasardquicherche tous les jolisgarçons.En1804,àFrancfort-sur-Mein,ilfutadoréparBettinaWallenrod,filleuniqued'unbanquier,etill'avaitépousée avecd'autantplusd'enthousiasmequ'elle était riche,unedesbeautésde laville, et qu'il sevoyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l'avenir excessivement problématique desmilitaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujoursbaronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul lesMignon de laBastie,

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approuvalapassiondelablondeBettina,qu'unpeintre(ilyenavaitunalorsàFrancfort)avaitfaitposerpourunefigureidéaledel'Allemagne.Wallenrod,nommantparavancesespetits-filscomtesde la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa filletrentemille francsderente.Cettedot fitune très faiblebrècheàsacaisse,vu lepeud'élévationducapital.L'Empire, par suite d'une politique à l'usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement lessemestres.AussiCharlesparut-ilassezeffrayédeceplacement,cariln'avaitpasautantdefoiquelebaron allemand dans l'aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l'admiration, qui n'estqu'unecroyanceéphémère,s'établitdifficilementenconcubinageavecl'idole.Lemécanicienredoutelamachineque levoyageur admire, et lesofficiers étaient unpeu les chauffeursde la locomotivenapoléonienne, s'ils n'en furent pas le charbon. Le baron deWallenrod-Tustall-Bartenstild promitalorsdevenirausecoursduménage.

CharlesaimaBettinaWallenrodautantqu'ilétaitaiméd'elle,etc'estbeaucoupdire;maisquandunProvençals'exalte, toutchez luidevientnaturelenfaitdesentiment.Etcommentnepasadoreruneblonde échappée d'un tableau d'Albert Durer, d'un caractère angélique, et d'une fortune notée àFrancfort? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où ilépanchaitsesdouleursaucœurduBreton.Sanslesconnaître,Dumayaimacesdeuxpetitesparl'effetdecettesympathie,sibienrendueparCharles,quirendlesoldatpèredetoutenfant!L'aînée,appeléeBettinaCaroline,étaitde1805,l'autre,Marie-Modeste,de1808.

Lemalheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, encompagniedulieutenant,à traverslaRussieet laPrusse.Cesdeuxamis,pourqui ladifférencedesépaulettesn'existaitplus,atteignirentFrancfortaumomentoùNapoléondébarquaitàCannes.CharlestrouvasafemmeàFrancfort,maisendeuil;elleavaiteu ladouleurdeperdresonpèredequielleétaitadoréeetquivoulaittoujourslavoirsouriant,mêmeàsonlitdemort.LevieuxWallenrodnesurvivait pas aux désastres de l'Empire. A soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, encroyantaugéniedeNapoléon,sanssavoirquelegénieestaussisouventau-dessusqu'au-dessousdesévénements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presqueautantdeballesdecotonquel'Empereurperditd'hommespendantsasublimecampagnedeFrance.

—Chemeirstanslegodon!...ditàsafillecepère,del'espècedesGoriot,ens'efforçantd'apaiserunedouleurqui l'effrayait,edchemeirsne teffant rienneàberzonne, car ceFrançais d'Allemagnemourutenessayantdeparlerlalangueaiméedesafille.

Heureuxdesauverdecegrandetdoublenaufragesafemmeetsesdeuxfilles,CharlesMignonrevintàParisoù l'Empereur lenommalieutenant-coloneldans lescuirassiersde laGarde,et le fitcommandant de la Légion-d'Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte aupremier triomphe de Napoléon, s'éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peugrièvementblessé,seretirasurlaLoireetquittaToursavantlelicenciement.

Auprintempsde1816,Charlesréalisasestrentemillelivresderentesquiluidonnèrentenvironquatre centmille francs, et résolut d'aller faire fortune enAmérique en abandonnant le paysoù lapersécutionpesait déjà sur les soldatsdeNapoléon. Il descendit deParis auHavre accompagnédeDumay,àqui,parunhasardassezordinaireàlaguerre,ilavaitsauvélavieenleprenantencroupeau milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et ledécouragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldatidolâtrait les deux petites filles), pensa que l'obéissance, l'habitude des consignes, la probité,l'attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu'utile; il lui proposa donc de semettre sous sesordres, au civil.Dumay fut trèsheureuxen sevoyant adoptéparune familleoù il

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vivraitcommeleguisurlechêne.

Enattendantuneoccasionpours'embarquer,enchoisissantentre lesnaviresetméditant sur leschancesoffertesparleursdestinations,lecolonelentenditparlerdesbrillantesdestinéesquelapaixréservaitauHavre.Enécoutantladissertationdedeuxbourgeois,ilentrevitunmoyendefortune,etdevintàlafoisarmateur,banquier,propriétaire;ilachetapourdeuxcentmillefrancsdeterrains,demaisons,etlançaversNew-YorkunnavirechargédesoieriesfrançaisesachetéesàbasprixàLyon.Dumay,sonagent,partitsurlevaisseau.Pendantquelecolonels'installaitdanslaplusbellemaisonde la rueRoyale avec sa famille, et apprenait les éléments de laBanque en déployant l'activité, laprodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec unchargementde cotonacheté àvil prix.Cettedoubleopérationvalutuncapital énormeà lamaisonMignon. Le colonel fit alors l'acquisition de la villa d'Ingouville, et récompensa Dumay en luidonnantunemodestemaison,rueRoyale.

LepauvreBretonavaitramenédeNew-York,avecsescotons,unejoliepetitefemmeàlaquelleplut,avanttoutechose,laqualitédeFrançais.MissGrummerpossédaitenvironquatremilledollars,vingtmillefrancsqueDumayplaçachezsoncolonel.Dumay,devenul'alterEgodel'armateur,appritenpeudetempslatenuedeslivres,cettesciencequidistingue,selonsonmot,lessergents-majorsducommerce.Cenaïfsoldat,oubliépendantvingtansparlaFortune,secrutl'hommeleplusheureuxdumonde en se voyant propriétaire d'une maison que la munificence de son chef garnit d'un jolimobilier,puisdedouzecentsfrancsd'intérêtsqu'ileutdesesfonds,etdetroismillesixcentsfrancsd'appointements.JamaislelieutenantDumay,danssesrêves,n'avaitespérésituationpareille;maisilétaitencoreplussatisfaitdesesentirlepivotdelaplusrichemaisondecommerceduHavre.MadameDumay,petiteAméricaineassezjolie,eutlechagrindeperdretoussesenfantsàleurnaissance,etlesmalheursde sadernièrecouche laprivèrentde l'espéranced'enavoir; elle s'attachadoncauxdeuxdemoisellesMignon avec autant d'amour queDumay, qui les eût préférées à ses enfants.MadameDumay,quidevait le jouràdescultivateurshabituésàunevieéconome,secontentadedeuxmillequatrecentsfrancspourelleetsonménage.Ainsi,touslesans,Dumayplaçadeuxmilleetquelquescents francsdeplusdans lamaisonMignon.Enexaminant lebilan annuel, lepatrongrossissait lecompteducaissierd'unegratificationenharmonieaveclesservices.En1824,lecréditducaissiersemontaitàcinquante-huitmillefrancs.CefutalorsqueCharlesMignon,comtedelaBastie,titredonton ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaientobscurémentModesteetsamère.

L'étatdéplorableoùsetrouvaitMadameMignon,quesonmarilaissabelleencore,asacausedanslacatastropheàlaquellel'absencedeCharlesétaitdue.LechagrinavaitemployétroisansàdétruirecettedouceAllemande;maisc'étaitundeceschagrinssemblablesàdesverslogésaucœurd'unbonfruit.Lebilandecettedouleurestfacileàchiffrer.Deuxenfants,mortsenbasâge,eurentundoubleci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cettefemmeaimante, lamort tous les jours.La catastrophede la richemaisonWallenrodet lamort dupauvrebanquiersursessacsvidesfut,aumilieudesdoutesdeBettinasurlesortdesonmari,commeuncoupsuprême.LajoieexcessivederetrouversonCharlesfaillittuercettefleurallemande.Puislaseconde chute de l'Empire, l'expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d'une mêmefièvre.Enfin,dixansdeprospéritéscontinuelles,lesamusementsdesamaison,lapremièreduHavre;lesdîners, lesbals, les fêtesdunégociantheureux, les somptuositésde lavillaMignon, l'immenseconsidération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l'entière affection de cet homme, quiréponditparunamouruniqueàununiqueamour,toutavaitréconciliécettepauvrefemmeaveclavie.Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une

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catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, futcommeunesommationdumalheur.

Enjanvier1826,aumilieud'unefête,quandleHavretoutentierdésignaitCharlesMignonpoursondéputé,troislettres,venuesdeNew-York,deParisetdeLondres,furentchacunecommeuncoupdemarteausurlepalaisdeverredelaProspérité.Endixminutes,laruineavaitfondudesesailesdevautoursurcetinouïbonheur,commelefroidsurlaGrandeArméeen1812.

Enuneseulenuit,passéeàfairedescomptesavecDumay,CharlesMignonpritsonparti.Touteslesvaleurs,sansenexcepterlesmeubles,suffisaientàtoutpayer.

—LeHavre,dit lecolonelau lieutenant,nemeverrapasàpied.Dumay, jeprends tes soixantemillefrancsàsixpourcent...

—Atrois,moncolonel.

—A rien alors, dit Charles Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvellesaffaires.LeModeste,quin'estplusàmoi,partdemain,lecapitainem'emmène.Toi,jetechargedemafemmeetdemafille.Jen'écriraijamais!Pasdenouvelles,bonnesnouvelles.

Dumaynedemandarienàsonpatron,ilneluifitpasdequestionssursesprojets.

—Jepense,dit-ilàLatournelled'unpetitairentendu,quemoncolonelasonplanfait.

Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pourConstantinople.Là, sur l'arrièredubâtiment, leBretondit auProvençal:—Quels sont vosderniersordres,moncolonel?

—Qu'aucunhommen'approcheduChalet!ditlepèreenretenantmalunelarme.Dumay!garde-moimondernierenfant,commeme legarderaitunboule-dogue.Lamortàquiconque tenteraitdedébauchermasecondefille!necrainsrien,pasmêmel'échafaud,jet'yrejoindrais.

—Moncolonel faites vos affaires enpaix. Je vous comprends.Vous retrouverezmademoiselleModestecommevousmelaconfiez,oujeseraismort!VousmeconnaissezetvousconnaisseznosdeuxchiensdesPyrénées.Onn'arriverapasàvotrefille.Pardondevousdiretantdephrases!

Les deuxmilitaires se jetèrent dans les bras l'un de l'autre comme deux hommes qui s'étaientappréciésenpleineSibérie.

Lejourmême,leCourrierduHavrecontenaitce terrible,simple,énergiqueethonnêtepremierHavre.

«LamaisonCharlesMignon suspend ses payements.Mais les liquidateurs soussignés prennentl'engagement de payer toutes les créances passives. On peut, dès à présent, escompter aux tiers-porteurs les effets à terme. La vente des propriétés foncières couvre intégralement les comptescourants.

»Cetavisestdonnépourl'honneurdelamaisonetpourempêchertoutébranlementducréditsurlaplaceduHavre.

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»MonsieurCharlesMignonestparticematinsurleModestepourl'Asie-Mineure,ayantlaissédepleinspouvoirsàl'effetderéalisertouteslesvaleurs,mêmeimmobilières.

»DUMAY(liquidateurpour lescomptesdebanque);LATOURNELLE,notaire (liquidateurpourlesbiensdevilleetdecampagne);GOBENHEIM(liquidateurpourlesvaleurscommerciales).»

Latournelledevaitsafortuneà labontédemonsieurMignon,qui luiprêtacentmillefrancs,en1817,pouracheterlaplusbelleÉtudeduHavre.Cepauvrehomme,sansmoyenspécuniaires,premierclerc depuis dix ans, atteignait alors à l'âge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de sesjours. Il fut le seul dans tout leHavre dont le dévouement pût se comparer à celui deDumay, carGobenheimprofitadelaliquidationpourcontinuerlesrelationsetlesaffairesdemonsieurMignon,cequiluipermitd'éleversapetitemaisondebanque.

PendantquedesregretsunanimesseformulaientàlaBourse,surleport,danstouteslesmaisons,quand le panégyrique d'un homme irréprochable, honorable et bienfaisant remplissait toutes lesbouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, réalisaient,payaient et liquidaient.Vilquin fit legénéreuxenachetant lavilla, lamaisondeville etune ferme.AussiLatournelleprofita-t-ildecebonpremiermouvementenarrachantunbonprixàVilquin.

On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon; mais elles avaient obéi à Charles en seréfugiantauChalet,lematinmêmedesondépartquileurfutcachédanslepremiermoment.Pournepasse laisserébranlerpar leurdouleur, lecourageuxbanquieravaitembrassésa femmeetsa fillependantleursommeil.IlyeuttroiscentscartesmisesàlaportedelamaisonMignon.Quinzejoursaprès, l'oubli le plus profond, prophétisé parCharles, révélait à ces deux femmes la sagesse et lagrandeurdelarésolutionordonnée.

Dumay fit représenter sonmaître àNew-York, àLondres et à Paris. Il suivit la liquidation destroismaisonsdebanqueauxquellescetteruineétaitdue,réalisacinqcentmillefrancsde1826à1828,lehuitièmedelafortunedeCharles;et,selondesordresécritspendantlanuitdudépart,illesenvoyadans le commencement de l'année 1828, par la maison Mongenod, à New-York, au compte demonsieurMignon.Toutcelafutaccomplimilitairement,exceptéleprélèvementdetrentemillefrancspourlesbesoinspersonnelsdemadameetdemademoiselleMignonqueCharlesavaitrecommandédefaireetquenefitpasDumay.LeBretonvenditsamaisondevillevingtmillefrancs,etlesremitàmadameMignon,enpensantqueplussoncolonelauraitdecapitaux,pluspromptementilreviendrait.

—Fautedetrentemillefrancsquelquefoisonpérit,dit-ilàLatournellequiluipritàsavaleurcettemaisonoùleshabitantsduChalettrouvaienttoujoursunappartement.

Telfut,pourlacélèbremaisonMignonduHavre,lerésultatdelacrisequibouleversa,de1825à1826,lesprincipalesplacesdecommerceetquicausa,sil'onsesouvientdececoupdevent,laruinedeplusieursbanquiersdeParis,dontl'unprésidaitleTribunaldeCommerce.

Oncomprendalorsquecettechuteimmense,couronnantunrègnebourgeoisdedixannées,pûtêtrelecoupdelamortpourBettinaWallenrod,quisevitencoreunefoisséparéedesonmari,sansriensavoird'unedestinéeenapparenceaussipérilleuse,aussiaventureusequel'exilenSibérie;maislemalquil'entraînaitverslatombeestàceschagrinsvisiblescequ'estauxchagrinsordinairesd'unefamillel'enfantfatalquilagrugeetladévore.Lapierreinfernalejetéeaucœurdecettemèreétaitune

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despierrestumulairesdupetitcimetièred'Ingouville,etsurlaquelleonlit:

BETTINA-CAROLINEMIGNON,Morteàvingt-deuxans.PRIEZPOURELLE.

1827.

Cetteinscriptionestpourlajeunefillecequ'uneépitapheestpourbeaucoupdemorts,latabledesmatièresd'unlivreinconnu.Lelivre,levoicidanssonabrégéterriblequipeutexpliquerlesermentéchangédanslesadieuxducoloneletdulieutenant.

Un jeune homme, d'une charmante figure, appelé Georges d'Estourny, vint au Havre sous levulgaire prétexte de voir lamer, et il y vit CarolineMignon. Un soi-disant élégant de Paris n'estjamaissansquelquesrecommandations;ilfutdoncinvité,parl'intermédiaired'unamidesMignon,àunefêtedonnéeàIngouville.DevenutrèséprisetdeCarolineetdesafortune,leParisienentrevitunefinheureuse.Entroismois,ilaccumulatouslesmoyensdeséduction,etenlevaCaroline.Quandilades filles, un père de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans leconnaître,quelaissertraînerdeslivresoudesjournauxsanslesavoirlus.L'innocencedesfillesestcommelelaitquefonttourneruncoupdetonnerre,unvénéneuxparfum,untempschaud,unrien,unsoufflemême.Enlisantlalettred'adieudesafilleaînée,CharlesMignonfitpartiraussitôtmadameDumaypourParis.Lafamilleallégualanécessitéd'unvoyagesubitementordonnéparlemédecindelamaisonquitrempadanscetteexcusenécessaire;maissanspouvoirempêcherleHavredecausersurcetteabsence.

—Comment, une jeune personne si forte, d'un teint espagnol, à chevelure de jais!... Elle?poitrinaire!...

—Mais,oui,l'onditqu'elleacommisuneimprudence.

—Ah!ah!s'écriaitunVilquin.

—Elleestrevenueennaged'unepartiedecheval,etabuàlaglace;dumoins,voilàcequeditledocteurTroussenard.

QuandmadameDumayrevint, lesmalheursdelamaisonMignonétaientconsommés,personnenefitplusattentionàl'absencedeCarolineniauretourdelafemmeducaissier.

Au commencement de l'année 1827, les journaux retentirent du procès deGeorges d'Estourny,condamnépourdeconstantesfraudesaujeuparlaPolicecorrectionnelle.Cejeunecorsaires'exilasanss'occuperdemademoiselleMignonàqui la liquidationfaiteauHavreôtait toutesavaleur.Enpeude temps,Caroline apprit et son infâme abandon, et la ruinede lamaisonpaternelle.Revenuedansunétatdemaladieaffreuxetmortel,elles'éteignit,enpeudejours,auChalet.Samortprotégeadumoinssaréputation.OncrutassezgénéralementàlamaladiealléguéeparmonsieurMignonlorsdelafuitedesafille,etàl'ordonnancemédicalequidirigeait,disait-on,mademoiselleCarolinesurNice.

Jusqu'au derniermoment, lamère espéra conserver sa fille! Bettina fut sa préférence, commeModesteétaitcelledeCharles.Ilyavaitquelquechosedetouchantdanscesdeuxélections.Bettinafut

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tout leportraitdeCharles,commeModesteestceluidesamère.Chacundesdeuxépouxcontinuaitsonamourdans sonenfant.Caroline, fillede laProvence, tintde sonpère et cettebelle chevelurenoire, comme l'aile d'un corbeau, qu'on admire chez les femmes dumidi, et l'œil brun, fendu enamande, brillant comme une étoile, et le teint olivâtre, et la peau dorée d'un fruit velouté, le piedcambré,cettetailleespagnolequifaitcraquerlesbasquines.Aussilepèreetlamèreétaient-ilsfiersdelacharmanteoppositionqueprésentaientlesdeuxsœurs.

—Undiableetunange!disait-onsansmalice,quoiquecefûtuneprophétie.

Aprèsavoirpleurépendantunmoisdanssachambreoùellevoulutrestersansvoirpersonne,lapauvreAllemandeensortitlesyeuxmalades.Avantdeperdrelavue,elleétaitallée,malgrétoussesamis,contemplerlatombedeCaroline.Cettedernièreimagerestacoloréedanssesténèbres,commelespectrerougedudernierobjetvubrilleencore,aprèsqu'onafermélesyeuxparungrandjour.

Après cet affreux, ce doublemalheur,Modeste devenue fille unique, sans que son père le sût,renditDumay, non pas plus dévoué,mais plus craintif que par le passé.MadameDumay, folle deModeste comme toutes les femmes privées d'enfant, l'accabla de sa maternité d'occasion, sanscependantméconnaîtrelesordresdesonmariquisedéfiaitdesamitiésféminines.Laconsigneétaitnette.

—Si jamais un homme de quelque âge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle àModeste,lalorgne,luifaitlesyeuxdoux,c'estunhommemort,jeluibrûlelacervelleetjevaismemettreàladispositionduProcureurduRoi,mamortlasauverapeut-être.Situneveuxpasmevoircouperlecou,remplace-moibienauprèsd'elle,pendantquejesuisenville.

Depuistroisans,Dumayvisitaitsesarmestouslessoirs.Ilparaissaitavoirmisdemoitiédanssonserment les deux chiens des Pyrénées, deux animaux d'une intelligence supérieure; l'un couchait àl'intérieur et l'autre était postédansunepetite cabaned'où il ne sortait pas et n'aboyait point;maisl'heureoùcesdeuxchiensauraientremuéleursmâchoiressurunquidameûtététerrible!

Onpeutmaintenantdeviner laviemenéeauChaletpar lamèreet la fille.MonsieuretmadameLatournelle,souventaccompagnésdeGobenheim,venaientàpeuprèstouslessoirstenircompagnieà leurs amis, et jouaient auwhist. La conversation roulait sur les affaires duHavre, sur les petitsévénements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allaitcoucher sa mère, elles faisaient leurs prières ensemble, elles se répétaient leurs espérances, ellesparlaientduvoyageurchéri.Aprèsavoir embrassé samère, la fille rentraitdans sachambreàdixheures.Lelendemain,Modeste levaitsamèreaveclesmêmessoins, lesmêmesprières, lesmêmescauseries.AlalouangedeModeste,depuislejouroùlaterribleinfirmitévintôterunsensàsamère,elles'enfitlafemmedechambre,etdéployalamêmesollicitude,àtoutinstant,sansselasser,sansytrouverdemonotonie.Ellefutsublimed'affection,àtouteheure,d'unedouceurrarechezlesjeunesfilles,etbienappréciéepar les témoinsdecette tendresse.Aussi,pour la familleLatournelle,pourmonsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre ledéjeuner et ledîner,madameMignonetmadameDumay faisaient, pendant les joursde soleil, unepetitepromenadejusquesurlesbordsdelamer,accompagnéesdeModeste,carilfallaitlesecoursdedeuxbrasàlamalheureuseaveugle.

Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse,madameMignonavait tenu conseil avec ses seuls amis,madameLatournelle, le notaire etDumay,pendantquemadameDumayamusaitModesteparunelonguepromenade.

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—Écoutez, mes amis, avait dit l'aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois... Une étrangerévolutions'estaccomplieenelle,etjenesaispascommentvousnevousenêtespasaperçus...

—Nomd'unpetitbonhomme!s'écrialelieutenant.

—Nem'interrompez pas,Dumay.Depuis deuxmois,Modeste prend soin d'elle, comme si elledevait aller àun rendez-vous.Elle estdevenueexcessivementdifficilepour sa chaussure, elleveutfaire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sacouturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendaitquelqu'un;savoixadesintonationsbrèvescommesi,quandonl'interroge,onlacontrariaitdanssonattente,danssescalculssecrets;puis,sicequelqu'unattendu,estvenu...

—Nomd'unpetitbonhomme!

—Asseyez-vous,Dumay, dit l'aveugle.Eh! bien,Modeste est gaie!Oh! elle n'est pas gaie pourvous,vousnesaisissezpascesnuances tropdélicatespourdesyeuxoccupéspar lespectaclede lanature, cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j'explique.Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvementsdésordonnés... Elle est heureuse, enfin! Il y a des actions de grâce jusque dans les idées qu'elleexprime.Ah!mesamis, jemeconnaisaubonheuraussibienqu'aumalheur...Par lebaiserquemedonnemapauvreModeste,jedevinecequisepasseenelle:sielleareçucequ'elleattend,ousielleest inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d'une fille innocente, carModeste est l'innocencemême,mais, c'est comme une innocence instruite. Si je suis aveugle, matendresseestclairvoyante,etjevousengageàsurveillermafille.

Dumay devenu féroce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d'une énigme, madameLatournelleenduègnetrompée,madameDumay,quipartagealescraintesdesonmari,sefirentalorslesespionsdeModeste.Modestenefutpasquittéeuninstant.Dumaypassalesnuitssouslesfenêtres,cachédanssonmanteaucommeunjalouxEspagnol;maisilneput,armédesasagacitédemilitaire,saisir aucun indice accusateur.Amoins d'aimer les rossignols du parcVilquin, ou quelque princeLutin,Modesten'avaitpuvoirpersonne,n'avaitpurecevoirnidonneraucunsignal.MadameDumay,quinesecouchaqu'aprèsavoirvuModesteendormie,planasurlescheminsduhautduChaletavecuneattentionégaleàcelledesonmari.Souslesregardsdecesquatreargus,l'irréprochableenfant,dont les moindres mouvements furent étudiés, analysés, fut si bien acquittée de toute criminelleconversation,quelesamistaxèrentmadameMignondefolie,depréoccupation.MadameLatournelle,quiconduisaitelle-mêmeàl'égliseetquienramenaitModeste,futchargéededireàlamèrequ'elles'abusaitsursafille.

—Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne très exaltée, elle se passionne pour lespoésiesdecelui-ci,pourlaprosedecelui-là.Vousn'avezpaspujugerdel'impressionqu'aproduitesur elle cette symphonie de bourreau (mot de Butscha qui prêtait de l'esprit à fonds perdu à sabienfaitrice), appelée le Dernier jour d'un Condamné; mais elle me paraissait folle avec sesadmirationspourcemonsieurHugo.Jenesaispasoùcesgens-là(VictorHugo,Lamartine,Byronsontcesgens-làpourlesmadameLatournelle)vontprendreleursidées.Lapetitem'aparlédeChild-Harold, je n'ai pas voulu en avoir le démenti, j'ai eu la simplicité de memettre à lire cela pourpouvoirenraisonneravecelle.Jenesaispass'ilfautattribuerceteffetàlatraduction,maislecœurmetournait,lesyeuxmepapillotaient,jen'aipaspucontinuer.Ilyalàdescomparaisonsquihurlent,desrochersquis'évanouissent,leslavesdelaguerre!...Enfin,commec'estunAnglaisquivoyage,ondoits'attendreàdesbizarreries,maiscelapasselapermission.OnsecroitenEspagne,etilvousmet

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dans lesnuages,au-dessusdesAlpes, il faitparler les torrentset lesétoiles;et,puis, ilya tropdevierges!... c'en est impatientant! Enfin, après les campagnes de Napoléon, nous avons assez desbouletsenflammés,del'airainsonorequiroulentdepageenpage.Modestem'aditquetoutcepathosvenait du traducteur et qu'il fallait lire l'anglais. Mais, je n'irai pas apprendre l'anglais pour lordByron, quand je ne l'ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duménilàcesromansanglais!MoijesuistropNormandepourm'amouracherdetoutcequivientdel'étranger,etsurtoutdel'Angleterre.

MadameMignon, malgré son deuil éternel, ne put s'empêcher de sourire à l'idée de madameLatournelle lisantChild-Harold.Lasévèrenotaresseacceptace sourirecommeuneapprobationdesesdoctrines.

—Ainsidonc,vousprenez,machèremadameMignon,lesfantaisiesdeModeste,leseffetsdeseslecturespourdesamourettes.Elleavingtans.Acetâge,ons'aimesoi-même.Onseparepoursevoirparée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d'homme, et nous jouions aumonsieur...Vousavezeu,vous,àFrancfort,unejeunesseheureuse;mais,soyonsjustes?...Modesteestici,sansaucunedistraction.Malgrélacomplaisanceaveclaquellesesmoindresdésirssontaccueillis,elle se sait gardée, et la vie qu'ellemène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n'aurait pastrouvécommeelledesdivertissementsdansleslivres.Allez,ellen'aimepersonnequevous.....Tenez-vouspourtrèsheureusedecequ'ellesepassionnepourlescorsairesdelordByron,pourleshérosderomandeWalterScott,pourvosAllemands,lescomtesd'Egmont,Werther,SchilleretautresErr.

—Eh! bien, madame?... dit respectueusement Dumay qui fut effrayée du silence de madameMignon.

—Modesten'estpasseulementamoureuse,elleaimequelqu'un:réponditobstinémentlamère.

—Madame,ils'agitdemavie,etvoustrouverezbon,nonpasàcausedemoi,maisdemapauvrefemme,demoncoloneletdenous,quejechercheàsavoirquidelamèreouduchiendegardesetrompe...

—C'estvous,Dumay!Ah!sijepouvaisregardermafille!...s'écrialapauvreaveugle.

—Maisquipeut-elleaimer?ditmadameLatournelle.Quantànous,jerépondsdemonExupère.

—CenesauraitêtreGobenheimque,depuisledépartducolonel,nousvoyonsàpeineneufheuresparsemaine,ditDumay.D'ailleursilnepensepasàModeste,cetécudecentsousfaithomme!Sononcle Gobenheim-Keller lui a dit: «Deviens assez riche pour épouser une Keller.» Avec ceprogramme,iln'yapasàcraindrequ'ilsachedequelsexeestModeste.Voilàtoutcequenousvoyonsd'hommeici.JenecomptepasButscha,pauvrepetitbossu,jel'aime,ilestvotreDumay,madame,dit-il à lanotaresse.Butscha sait trèsbienqu'un regard jeté surModeste luivaudrait une trempée à lamode deVannes... Pas une âme n'a de communication avec nous.MadameLatournelle qui, depuisvotre...votremalheur,vientchercherModestepouralleràl'égliseetl'enramène,l'abienobservée,cesjours-ci,durantlamesse,etn'arienvudesuspectautourd'elle.Enfin,s'ilfautvoustoutdire,j'airatissémoi-mêmelesalléesautourdelamaisondepuisunmois,etjelesairetrouvéeslematinsanstracesdepas...

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—Lesrâteauxnesontnichersnidifficilesàmanier,ditlafilledel'Allemagne.

—Etleschiens,...s'écriaDumay.

—Lesamoureuxsaventleurtrouverdesphiltres,réponditmadameMignon.

—Ceseraitàmebrûlerlacervelle,sivousaviezraison,carjeseraisenfoncé!...s'écriaDumay.

—Etpourquoi,Dumay?demandamadameMignon.

—Eh!madame,jenesoutiendraispasleregardducolonels'ilneretrouvaitpassafille,surtoutmaintenantqu'elleestunique,aussipure,aussivertueusequ'elleétaitquand,surlevaisseau,ilm'adit:—Quelapeurdel'échafaudnet'arrêtepas,Dumay,quandils'agiradel'honneurdeModeste!

—Jevousreconnaisbienlàtouslesdeux!ditmadameMignonpleined'attendrissement.

—Jegageraismonsalutéternel,queModesteestpurecommeellel'étaitdanssabarcelonette,ditmadameDumay.

—Oh! je lesaurai,ditDumay,simadamelacomtesseveutmepermettred'essayerd'unmoyen,carlesvieuxtroupiersseconnaissentenstratagèmes.

—Jevouspermetstoutcequipourranouséclairersansnuireànotredernierenfant.

—Et,commentferas-tu,Anne?...ditmadameDumay,poursavoirlesecretd'unejeunefille,quandilestsibiengardé.

—Obéissez-moibientous,s'écrialelieutenant,j'aibesoindetoutlemonde.

Ceprécisrapide,qui,développésavamment,auraitfournitoutuntableaudemœurs(combiendefamillespeuventyreconnaîtrelesévénementsdeleurvie),suffitàfairecomprendrel'importancedespetitsdétailsdonnéssurlesêtresetleschosespendantcettesoiréeoùlevieuxmilitaireavaitentreprisdelutteravecunejeunefille,etdefairesortirdufonddececœurunamourobservéparunemèreaveugle.

Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiéroglyphiques desjoueursdewhist.

—Pique!—Atout!—Coupe!—Avons-nous les honneurs?—Deux de tri (sic)!—A huit!—A qui àdonner?Phrasesquiconstituentaujourd'huilesgrandesémotionsdel'aristocratieeuropéenne.

Modestetravaillaitsanss'étonnerdusilencegardéparsamère.LemouchoirdemadameMignonglissadedessussonjuponàterre,Butschaseprécipitapourleramasser;ilsetrouvaprèsdeModesteetluiditàl'oreille:—Prenezgarde!...enserelevant.

Modestelevasurlenaindesyeuxétonnésdontlesrayons,commeépointés,leremplirentd'unejoieineffable.

—Ellen'aimepersonne!seditlepauvrebossuquisefrottalesmainsàs'arracherl'épiderme.

EncemomentExupèreseprécipitadansleparterre,danslamaison,tombadanslesaloncommeunouragan,etditàl'oreilledeDumay:—Voicilejeunehomme!

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Dumayseleva,sautasursespistoletsetsortit.

—Ah!monDieu!Ets'illetue?...s'écriamadameDumayquifonditenlarmes.

—Maisquesepasse-t-ildonc?demandaModesteenregardantsesamisd'unaircandideetsansaucuneffroi.

—Maisils'agitd'unjeunehommequitourneautourduChalet!...s'écriamadameLatournelle.

—Eh!bien,repritModeste,pourquoidoncDumayletuerait-il?...

—Sanctasimplicita!...ditButschaquicontemplaaussifièrementsonpatronqu'AlexandreregardeBabylonedansletableaudeLebrun.

Modesteallaverslaporte.

—Oùvas-tu,Modeste?demandalamère.

—Toutpréparerpourvotrecoucher,maman,réponditModested'unevoixaussipurequelesond'unharmonica.

Etellequittalesalon.

—Vousn'avezpasfaitvosfrais!ditlenainàDumayquandilrentra.

—Modesteestsagecommelaviergedenotreautel,s'écriamadameLatournelle.

—Ah!monDieu!detellesémotionsmebrisent,ditlecaissier,etjesuiscependantbienfort.

—Jeveuxperdrevingt-cinq sous, si je comprendsunmot à tout cequevous faites ce soir, ditGobenheim,vousm'avezl'aird'êtrefous.

—Ils'agitcependantd'untrésor,ditButschaquisehaussasurlapointedesespiedspourarriveràl'oreilledeGobenheim.

—Malheureusement,Dumay,j'ailapresquecertitudedecequejevousaidit,répétalamère.

—C'estmaintenantàvous,madame,ditDumayd'unevoixcalme,ànousprouverquenousavonstort.

En voyant qu'il ne s'agissait que de l'honneur deModeste,Gobenheim prit son chapeau, salua,sortit,enemportantdixsous,etregardanttoutnouveaurubbercommeimpossible.

—Exupèreettoi,Butscha,laissez-nous,ditmadameLatournelle.AllezauHavre,vousarriverezencoreàtempspourvoirunepièce,jevouspaielespectacle.

QuandmadameMignonfutseuleentresesquatreamis,madameLatournelle,aprèsavoirregardéDumay,qui,Breton,comprenaitl'entêtementdelamère,etsonmariquijouaitaveclescartes,secrutautoriséeàprendrelaparole.

—MadameMignon,voyons?quelfaitdécisifafrappévotreentendement?

—Eh!mabonneamie,sivousétiezmusicienne,vousauriezentendudéjàcommemoi,lelangagedeModestequandelleparled'amour.

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LepianodesdeuxdemoisellesMignonsetrouvaitdanslepeudemeublesàl'usagedesfemmesquifurentapportésdelamaisondevilleauChalet.Modesteavaitconjuréquelquefoissesennuisenétudiantsansmaître.Néemusicienne,ellejouaitpourégayersamère.Ellechantaitnaturellement,etrépétaitlesairsallemandsquesamèreluiapprenait.Decesleçons,decesefforts,ilenétaitrésultécephénomène,assezordinairechez lesnaturespousséespar lavocation,que,sans lesavoir,Modestecomposait,commeonpeutcomposersansconnaîtrel'harmonie,descantilènespurementmélodiques.La mélodie est à la musique ce que l'image et le sentiment sont à la poésie, une fleur qui peuts'épanouir spontanément. Aussi les peuples ont-ils eu desmélodies nationales avant l'invention del'harmonie.Labotaniqueestvenueaprèslesfleurs.AinsiModeste,sansrienavoirapprisdumétierdepeintre, que ce qu'elle avait vu faire à sa sœur quand sa sœur lavait des aquarelles, devait restercharmée et abattue devant un tableau deRaphaël, deTitien, deRubens, deMurillo, deRembrandt,d'Albert Durer et d'Holbein, c'est-à-dire devant le beau idéal de chaque pays. Or, depuis un moissurtout,Modesteselivraitàdeschantsderossignol,àdestentatives,dontlesens,dontlapoésieavaitéveillél'attentiondesamère,assezsurprisedevoirModesteacharnéeàlacomposition,essayantdesairssurdesparolesinconnues.

—Si vos soupçons n'ont pas d'autre base, dit Latournelle à madame Mignon, je plains votresusceptibilité.

—Quandles jeunesfillesde laBretagnechantent,ditDumayredevenusombre, l'amantestbienprèsd'elles.

—JevousferaisurprendreModesteimprovisant,ditlamère,etvousverrez!...

—Pauvreenfant,ditmadameDumay;maissiellesavaitnosinquiétudes,elleseraitdésespérée,etnousdiraitlavérité,surtoutenapprenantdequoiils'agitpourDumay.

—Demain,mes amis, je questionneraima fille, dit madameMignon, et peut-être obtiendrai-jeplusparlatendressequevousparlaruse...

LacomédiedelaFillemalgardéesejouait-elle,làcommepartoutetcommetoujours,sansqueceshonnêtesBartholo,cesespionsdévoués,ceschiensdesPyrénéessivigilants,eussentpuflairer,deviner,apercevoirl'amant,l'intrigue,lafuméedufeu?...Cecin'étaitpaslerésultatd'undéfientredesgardiens et une prisonnière, entre le despotisme du cachot et la liberté du détenu,mais l'éternellerépétition de la première scène jouée au lever du rideau de laCréation: Ève dans le paradis.Qui,maintenant,delamèreouduchiendegarde,avaitraison?

AucunedespersonnesquientouraientModestenepouvaitcomprendrececœurdejeunefille,carl'âmeetlevisageétaientenharmonie,croyez-lebien!Modesteavaittransportésaviedansunmonde,aussiniédenosjoursquelefutceluideChristopheColombauseizièmesiècle.Heureusement,ellesetaisait,autrementelleeûtparufolle.Expliquons,avanttout,l'influencedupassésurModeste.

Deuxévénementsavaientàjamaisformél'âmecommeilsavaientdéveloppél'intelligencedecettejeunefille.AvertisparlacatastrophearrivéeàBettina,monsieuretmadameMignonrésolurent,avantleurdésastre,demarierModeste.Ilsavaientfaitchoixdufilsd'unrichebanquier,unHambourgeoisétabliauHavredepuis1815, leurobligéd'ailleurs.Ce jeunehomme,nomméFrancisqueAlthor, ledandyduHavre,douédelabeautévulgairedontsepaientlesbourgeois,cequelesAnglaisappellentunmastok (de bonnes grosses couleurs de la chair, une membrure carrée), abandonna si bien safiancéeaumomentdudésastre,qu'iln'avaitplusrevuniModeste,nimadameMignon,nilesDumay.

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Latournelles'étanthasardéàquestionnerlepapaJacobAlthoràcesujet,l'Allemandavaithaussélesépaulesenrépondant:—Jenesaispascequevousvoulezdire!

Cetteréponse,rapportéeàModesteafindeluidonnerdel'expérience,futuneleçond'autantmieuxcomprisequeLatournelleetDumayfirentdescommentairesassezétendussurcetteignobletrahison.Les deux filles deCharlesMignon, en enfants gâtés,montaient à cheval, avaient des chevaux, desgens,et jouissaientd'unelibertéfatale.Ensevoyantà la têted'unamoureuxofficiel,ModesteavaitlaisséFrancisque lui baiser lamain! la prendrepar la taille pour lui aider àmonter à cheval; elleaccepta de lui des fleurs, de cesmenus témoignages de tendresse qui encombrent toutes les coursfaitesàdesprétendues;elleluiavaitbrodéunebourseencroyantàcesespècesdeliens,sifortspourlesbellesâmes,desfilsd'araignéepourlesGobenheim,lesVilquinetlesAlthor.Auprintempsquisuivitl'établissementdemadameetdemademoiselleMignonauChalet,FrancisqueAlthorvintdînerchezlesVilquin.EnvoyantModestepar-dessuslemurduboulingrin,ildétournalatête.Sixsemainesaprès,ilépousamademoiselleVilquin,l'aînée.Modeste,belle,jeune,dehautenaissance,appritainsiqu'ellen'avaitété,pendanttroismois,quemademoiselleMillion.

LapauvretéconnuedeModestefutdoncunesentinellequidéfenditlesapprochesduChalet,aussibien que la prudence des Dumay, que la vigilance du ménage Latournelle. On ne parlait demademoiselleMignonquepour l'insulterpardes:—Pauvrefille,quedeviendra-t-elle?ellecoifferasainteCatherine.

—Quelsort!avoirvutoutlemondeàsespieds,avoireulachanced'épouserlefilsAlthoretsetrouversanspersonnequiveuilled'elle.

—Avoirconnulavielaplusluxueuse,machère,ettomberdanslamisère!

Etqu'onnecroiepasquecesinsultesfussentsecrètesetseulementdevinéesparModeste;ellelesécouta,plusd'unefois,ditespardesjeunesgens,pardesjeunespersonnesduHavre,enpromenadeàIngouville, et qui, sachantmadame etmademoiselleMignon logées au Chalet, parlaient d'elles enpassant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s'étonnaient souvent que ces deuxfemmeseussentvouluvivreaumilieudescréationsdeleuranciennesplendeur.

Modesteentenditsouventderrièresespersiennesferméesdesinsolencesdecegenre.

—Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer là! se disait-on en tournant autour duboulingrin,etpeut-êtrepouraiderlesVilquinàchasserleurslocataires.

—Dequoivivent-elles?Quepeuvent-ellesfairelà?...

—Lavieilleestdevenueaveugle!

—MademoiselleMignonest-ellerestéejolie?Ah!ellen'aplusdechevaux!Était-ellefringante?...

Enentendant ces farouches sottisesde l'Envie,qui s'élance,baveuseethargneuse, jusque sur lepassé,biendesjeunesfilleseussentsentileursanglesrougirjusqu'aufront;d'autreseussentpleuré,quelquesunesauraientéprouvédesmouvementsderage;maisModestesouriaitcommeonsouritauthéâtreenentendantdesacteurs.Safierténedescendaitpasjusqu'àlahauteuroùcesparoles,partiesd'enbas,arrivaient.

L'autreévénementfutplusgraveencorequecettelâchetémercantile.Bettina-CarolineétaitmorteentrelesbrasdeModeste,quigardasasœuravecledévouementdel'adolescence,aveclacuriosité

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d'uneimaginationvierge.Lesdeuxsœurs,parlesilencedesnuits,échangèrentbiendesconfidences.Dequel intérêtdramatiqueBettinan'était-ellepas revêtueauxyeuxde son innocente sœur?Bettinaconnaissait la passion par lemalheur seulement, ellemourait pour avoir aimé. Entre deux jeunesfilles,touthomme,quelquescélératqu'ilsoit,resteunamant.Lapassionestcequ'ilyadevraimentabsolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d'Estourny, joueur,débauché,coupable,sedessinaittoujoursdanslesouvenirdecesdeuxfillescommeledandyparisiendes fêtes du Havre, lorgné par toutes les femmes (Bettina crut l'enlever à la coquette madameVilquin), enfin comme l'amant heureux de Bettina. L'adoration d'une jeune fille est plus forte quetoutes les réprobations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina: comment avoir pucondamnerunjeunehommeparquielles'étaitvueaiméependantsixmois,aiméeàlapassiondanslamystérieuse retraite où Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa liberté. Bettinamouranteinoculadoncl'amouràsasœur,elleluicommuniquacettelèpredel'âme.Cesdeuxfillescausèrent toutesdeuxdecegranddramedelapassionquel'imaginationagranditencore.Lamorteemporta dans sa tombe la pureté de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dévorée decuriosité.NéanmoinsleremordsavaitenfoncétropsouventsesdentsaiguësaucœurdeBettinapourqu'elle épargnât les avis à sa sœur.Aumilieude ses aveux, jamais elle n'avaitmanquéde prêcherModeste,deluirecommanderuneobéissanceabsolueàlafamille.Ellesuppliasasœur,laveilledesamort, de se souvenir de ce lit trempé de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant desouffrancesexpiaientàpeine.Bettinas'accusad'avoirattiré lafoudresur lafamille,ellemourutaudésespoirden'avoirpasreçulepardondesonpère.Malgrélesconsolationsdelareligion,attendriepartantderepentir,Bettinanes'endormitpassanscrieraumomentsuprême:Monpère!monpère!d'untondevoixdéchirant.

—Nedonnepastoncœursanstamain,ditCarolineàModesteuneheureavantsamort,etsurtoutn'accueilleaucunhommagesansl'aveudenotremèreoudepapa...

Cesparoles,sitouchantesdansleurvéritétextuelle,ditesaumilieudel'agonie,avaienteud'autantplusde retentissementdans l'intelligencedeModestequeBettina luidicta leplus solennel serment.Cettepauvrefille,clairvoyantecommeunprophète,tiradedessoussonchevetunanneau,surlequelelleavaitfaitgraverauHavreparsafidèleservante,FrançoiseCochet:PenseàBettina!1827,à laplacedequelquedevise.Quelquesinstantsavantderendrelederniersoupir,ellemitaudoigtdesasœurcettebagueenlapriantdel'ygarderjusqu'àsonmariage.Cefutdonc,entrecesdeuxfilles,unétrangeassemblagederemordspoignantsetdepeinturesnaïvesdelarapidesaisonàlaquelleavaientsuccédésipromptementlesbisesmortellesdel'abandon;maisoùlespleurs,lesregrets,lessouvenirsfurenttoujoursdominésparlaterreurdumal.

Etcependant,cedramedelajeunefilleséduiteetrevenantmourird'unehorriblemaladiesousletoitd'uneélégantemisère,ledésastrepaternel,lalâchetédugendredesVilquin,lacécitéproduiteparladouleurdesamère,nerépondentencorequ'auxsurfacesoffertesparModeste,etdontsecontententlesDumay,lesLatournelle,caraucundévouementnepeutremplacerlamère!

CetteviemonotonedansceChaletcoquet,aumilieudecesbellesfleurscultivéesparDumay,ceshabitudesàmouvementsrégulierscommeceuxd'unehorloge;cettesagesseprovinciale,cespartiesdecartesauprèsdesquellesontricotait,cesilenceinterrompuseulementparlesmugissementsdelamerauxéquinoxes;cettetranquillitémonastiquecachaitlavielaplusorageuse,lavieparlesidées,lavieduMondeSpirituel.Ons'étonnequelquefoisdes fautescommisespardes jeunes filles;mais iln'existepasalorsprèsd'ellesunemèreaveuglepourfrapperdesonbâtonsuruncœurvierge,creusépar les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenêtre, en

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imaginantqu'ilpouvaitpasserunhomme,l'hommedesesrêves,lecavalierattenduquilaprendraitencroupe,enessuyantlefeudeDumay.

Abattueaprèslamortdesasœur,Modestes'étaitjetéeendeslecturescontinuelles,às'enrendreidiote.Élevéeàparlerdeuxlangues,ellepossédaitaussibienl'allemandquelefrançais;puis,elleetsa sœur avaient appris l'anglais parmadameDumay.Modeste, peu surveillée en ceci par des genssans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d'œuvre modernes des trois littératuresanglaise, allemande et française. Lord Byron, Gœthe, Schiller, Walter Scott, Hugo, Lamartine,Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septième et du dix-huitième siècles, l'Histoire et leThéâtre, leRomandepuisRabelais jusqu'àManonLescaut, depuis lesEssais deMontaigne jusqu'àDiderot, depuis les Fabliaux jusqu'à laNouvelleHéloïse, la pensée de trois paysmeubla d'imagesconfuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d'où s'élança brillante, armée,sincèreetforte,uneadmirationabsoluepourlegénie.PourModeste,unlivrenouveaufutungrandévénement;heureused'unchef-d'œuvreàeffrayermadameLatournelle,ainsiqu'onl'avu;contristéequandl'ouvrageneluiravageaitpaslecœur.Unlyrismeintimebouillonnadanscetteâmepleinedesbellesillusionsdelajeunesse.Mais,decettevieflamboyanteaucunelueurn'arrivaitàlasurface,elleéchappaitetaulieutenantDumayetàsafemme,commeauxLatournelle;maislesoreillesdelamèreaveugle en entendirent les petillements. Le dédain profond que Modeste conçut alors de tous leshommesordinaires imprimabientôtà sa figure jene saisquoide fier,de sauvage,qui tempéra sanaïvetégermanique,etquis'accorded'ailleursavecundétaildesaphysionomie.Lesracinesdesescheveux plantés en pointe au-dessus du front semblent continuer le léger sillon déjà creusé par lapenséeentrelessourcils,etrendentainsicetteexpressiondesauvageriepeut-êtreunpeutropforte.La voix de cette charmante enfant, qu'avant son départ Charles appelait sa petite babouche deSalomon,àcausedesonesprit,avaitgagnélaplusprécieuseflexibilitéàl'étudedetroislangues.Cetavantage est encore rehaussé par un timbre à la fois suave et frais qui frappe autant le cœur quel'oreille.Silamèrenepouvaitvoirl'espéranced'unehautedestinéeécritesurlefront,elleétudialestransitionsdelapubertédel'âmedanslesaccentsdecettevoixamoureuse.

Alapériodeaffaméedeseslecturessuccéda,chezModeste,lejeudecetteétrangefacultédonnéeaux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve; de sereprésenterleschosesdésiréesavecuneimpressionsimordantequ'elletoucheàlaréalité,dejouirenfinparlapensée,dedévorertoutjusqu'auxannées,desemarier,desevoirvieux,d'assisteràsonconvoicommeCharles-Quint,dejouerenfinensoi-mêmelacomédiedelavie,etaubesoincelledela mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l'amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, enpassant par toutes les phases sociales. Devenue l'héroïne d'un roman noir, elle aimait, soit lebourreau,soitquelquescélératquifinissaitsurl'échafaud,ou,commesasœur,unjeuneélégantsanslesouquin'avaitdedémêlésqu'aveclaSixièmeChambre.Ellesesupposaitcourtisane,etsemoquaitdes hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d'uneaventurière, ou celle d'une actrice applaudie épuisant les hasards deGil Blas et les triomphes desPasta,desMalibran,desFlorine.Lasséed'horreurs,ellerevenaitàlavieréelle.Ellesemariaitavecunnotaire, ellemangeait le painbis d'uneviehonnête, elle sevoyait enmadameLatournelle.Elleacceptaituneexistencepénible,ellesupportaitlestracasd'unefortuneàfaire;puis,ellerecommençaitles romans: elle était aimée pour sa beauté; un fils de pair de France, jeune homme excentrique,artiste,devinaitsoncœur,etreconnaissaitl'étoilequelegéniedesStaëlavaitmiseàsonfront.Enfin,son père revenait riche àmillions.Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à desépreuves, où elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, desvoitures, toutceque le luxeadepluscurieux,etellemystifiait sesprétendus jusqu'àcequ'elleeûtquarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un

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exemplaire,duraprèsd'uneannée, et fit connaître àModeste la satiétépar lapensée.Elle tint tropsouventlaviedanslecreuxdesamain,elleseditphilosophiquementetavectropd'amertume,avectropdesérieuxettropsouvent:—Eh!bien,après?...pournepasseplongerjusqu'àlaceintureenceprofonddégoûtdanslequeltombentleshommesdegénieempressésdes'enretirerparlesimmensestravauxde l'œuvreà laquelle ils sevouent.N'était sa richenature, sa jeunesse,Modesteseraitalléedansuncloître.Cettesatiétéjetacettefille,encoretrempéedeGrâcecatholique,dansl'amourdubien,dans l'infini du ciel.Elle conçut laCharité commeoccupationde la vie;mais elle rampadansdestristessesmornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme uninsectevenimeuxaufondd'uncalice.Etellecousaittranquillementdesbrassièrespourlesenfantsdespauvres femmes! Et elle écoutait d'un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle quireprochaitàmonsieurDumaydeluiavoircoupéunetreizièmecarte,oudeluiavoirtirésondernieratout.

La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu'en devenant irréprochable,catholiquementparlant,ellearriveraitàuntelétatdesainteté,queDieul'écouteraitetaccompliraitsesdésirs.

—Lafoi,selonJésus-Christ,peuttransporterdesmontagnes,leSauveuratraînésonapôtresurlelacdeTibériade;mais,moi, jenedemandeàDieuqu'unmari,sedit-elle:c'estbienplusfacilequed'allermepromenersurlamer.

Ellejeûnatoutuncarême,etrestasanscommettrelemoindrepéché;puis,elleseditqu'ensortantdel'église,teljour,ellerencontreraitunbeaujeunehommedigned'elle,quesamèrepourraitagréer,etquilasuivraitamoureuxfou.LejouroùelleavaitassignéDieu,àcettefind'avoiràluienvoyerunange,ellefutsuivieobstinémentparunpauvreassezdégoûtant;ilpleuvaitàverse,etilnesetrouvaitpasun seul jeunehommedehors.Elle alla sepromener sur leport, yvoirdébarquerdesAnglais,maisilsamenaienttousdesAnglaises,presqueaussibellesqueModestequin'aperçutpaslemoindreChilde-Haroldégaré.Danscetemps-là,lespleurslagagnaientquandelles'asseyaitenMariussurlesruinesdesesfantaisies.UnjouroùelleavaitcitéDieupourlatroisièmefois,ellecrutquel'éludesesrêves était venu dans l'église, elle contraignit madame Latournelle à regarder à chaque pilier,imaginantqu'ilsecachaitpardélicatesse.Dececoup,elledestituaDieudetoutepuissance.Ellefaisaitsouventdesconversationsaveccet amant imaginaire, en inventant lesdemandeset les réponses, etelleluidonnaitbeaucoupd'esprit.

L'excessiveambitiondesoncœur,cachéedanscesromans,futdonclacausedecettesagessetantadmirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste; ils auraient pu lui amener beaucoup deFrancisqueAlthor et deVilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu'à cesmanants. Elle voulaitpurement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu'unavocatn'estrienpourlafillequiserabatàunambassadeur.Aussinedésirait-ellelarichessequepourla jeterauxpiedsdeson idole.Le fondd'or sur lequel sedétachèrent les figuresdeses rêvesétaitmoinsricheencorequesoncœurpleindesdélicatessesdelafemme,carsapenséedominantefutderendre heureux et riche, un Tasse, unMilton, un Jean-JacquesRousseau, unMurat, unChristopheColomb.Lesmalheurs vulgaires émouvaient peu cette âmequi voulait éteindre les bûchers de cesmartyrssouventignorésdeleurvivant.Modesteavaitsoifdessouffrancesinnommées,desgrandesdouleursdelapensée.Tantôtellecomposaitlesbaumes,elleinventaitlesrecherches,lesmusiques,lesmillemoyensparlesquelselleauraitcalmélaférocemisanthropiedeJean-Jacques.Tantôtellesesupposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain du réel en se faisant fantasqueautant que la poésie deManfred, et ses doutes en en faisant un catholique.Modeste reprochait la

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mélancoliedeMolièreàtouteslesfemmesdudix-septièmesiècle.

—Comment n'accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie, une femmeaimante,riche,belle,quisefassesonesclavecommedansLara,lepagemystérieux?

Elleavait,vouslevoyez,biencomprislepiantoquelepoëteanglaisachantéparlepersonnagedeGulnare.Elleadmiraitbeaucoupl'actiondecettejeuneAnglaisequivintseproposeràCrébillonfils,etqu'ilépousa.L'histoiredeSterneetd'ÉlizaDraperfitsavieetsonbonheurpendantquelquesmois.Devenueenidéel'héroïned'unromanpareil,plusd'unefoiselleétudialerôlesublimed'Éliza.L'admirablesensibilité,sigracieusementexpriméedanscettecorrespondance,mouillasesyeuxdeslarmesquimanquèrent,dit-on,danslesyeuxduplusspiritueldesauteursanglais.

Modestevécutdoncencorequelquetempsparlacompréhension,non-seulementdesœuvres,maisencoreducaractèredesesauteursfavoris.Goldsmith,l'auteurd'Oberman,CharlesNodier,Maturin,lespluspauvres,lesplussouffrants,étaientsesdieux;elledevinaitleursdouleurs,elles'initiaitàcesdénûmentsentremêlésdecontemplationscélestes,elleyversaitlestrésorsdesoncœur;ellesevoyaitl'auteurdubien-êtrematérieldeces artistes,martyresde leurs facultés.Cettenoblecompatissance,cetteintuitiondesdifficultésdutravail,cecultedutalent,estunedesplusraresfantaisiesquijamaisaientvoletédansdesâmesdefemme.C'estd'abordcommeunsecretentrelafemmeetDieu;carlàriend'éclatant,riendecequiflattelavanité,cetauxiliairesipuissantdesactionsenFrance.

Decettetroisièmepérioded'idées,naquitchezModesteunviolentdésirdepénétreraucœurd'unedecesexistencesanormales,deconnaîtrelesressortsdelapensée,lesmalheursintimesdugénie,etcequ'ilveut,etcequ'ilest.Ainsi,chezelle,lescoupsdetêtedelaFantaisie,lesvoyagesdesonâmedans le vide, les pointes poussées dans les ténèbres de l'avenir, l'impatience d'un amour en bloc àportersurunpoint,lanoblessedesesidéesquantàlavie,lepartiprisdesouffrirdansunesphèreélevée au lieu de barboter dans les marais d'une vie de province, comme avait fait sa mère,l'engagementqu'ellemaintenaitavecelle-mêmedenepasfaillir,derespecterlefoyerpaterneletden'yapporterquedelajoie,toutcemondedesentimentsseproduisitenfinsousuneforme.Modestevoulutêtrelacompagned'unpoëte,d'unartiste,d'unhommeenfinsupérieuràlafouledeshommes;maisellevoulutlechoisir,neluidonnersoncœur,savie,sonimmensetendressedégagéedesennuisdelapassion,qu'aprèsl'avoirsoumisàuneétudeapprofondie.

Cejoliroman,ellecommençaparenjouir.Latranquillitélaplusprofonderégnadanssonâme.Saphysionomiesecoloradoucement.Elledevintlabelleetsublimeimagedel'Allemagnequevousavezvue,lagloireduChalet,l'orgueildemadameLatournelleetdesDumay.Modesteeutalorsuneexistencedouble.ElleaccomplissaithumblementetavecamourtouteslesminutiesdelavievulgaireauChalet,elles'enservaitcommed'unfreinpourenserrer lepoëmedesavie idéale,à l'instardesChartreux qui régularisent la viematérielle et s'occupent pour laisser l'âme se développer dans laprière.Toutes les grandes intelligences s'astreignent à quelque travailmécanique afinde se rendremaîtresde lapensée.Spinosadégrossissaitdesverresà lunettes,Baylecomptait les tuilesdes toits,Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l'âme déploie ses ailes en toute sécurité. MadameMignon,quilisaitdansl'âmedesafille,avaitdoncraison.Modesteaimait,elleaimaitdecetamourplatonique si rare, sipeucompris, lapremière illusiondes jeunes filles, leplusdélicatde tous lessentiments,lafriandiseducœur.Ellebuvaitàlongstraitsàlacoupedel'Inconnu,del'Impossible,duRêve.Elleadmirait l'oiseaubleuduparadisdes jeunes filles,quichanteàdistance,et sur lequel lamainnepeutjamaisseposer,quiselaisseentrevoir,etqueleplombd'aucunfusiln'atteint,dontlescouleursmagiques,dontlespierreriesscintillent,éblouissentlesyeux,etqu'onnerevoitplusdèsquelaRéalité,cettehideuseHarpieaccompagnéedetémoinsetdemonsieurleMaire,apparaît.Avoirde

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l'amour toutes lespoésies sansvoir l'amant!quelle suavedébauche!quelleChimèreà touscrins, àtoutesailes!

Voicilefutileetniaishasardquidécidadelaviedecettejeunefille.

Modestevitàl'étalaged'unlibraireleportraitlithographiéd'undesesfavoris,deCanalis.Voussavezcombiensontmenteusescesesquisses, lefruitdehideusesspéculationsquis'enprennentà lapersonne des gens célèbres, comme si leurs visages étaient des propriétés publiques. Or, Canalis,crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l'admiration publique ses cheveux en coup devent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le front deVictorHugo fera raserautantdecrânesquelagloiredeNapoléonafait tuerdemaréchauxenherbe.Cettefigure,sublimepar nécessitémercantile, frappaModeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l'un des plus beauxlivresded'Arthèsvenait deparaître.DûtModesteyperdre, il faut avouerqu'elle hésita longtempsentrel'illustrepoëteetl'illustreprosateur.Maiscesdeuxhommescélèbresétaient-ilslibres?

Modestecommençapars'assurerlacoopérationdeFrançoiseCochet,lafilleemmenéeduHavreet ramenée par la pauvre Bettina-Caroline, que madameMignon et madame Dumay prenaient enjournéepréférablementàtouteautre,etquidemeuraitauHavre.Elleemmenadanssachambrecettecréatureassezdisgraciée;ellelui juradenejamaisdonnerlemoindrechagrinàsesparents;denejamais sortir desbornes imposées àune jeune fille; quant àFrançoise, plus tard, au retourde sonpère,elleluiassureraituneexistencetranquille,àlaconditiondegarderunsecretinviolablesurleservice réclamé.Qu'était-ce?peudechose,unechose innocente.ToutcequeModesteexigeadesacomplice,consistaitàmettredes lettresà laposteetàen retirerquiseraientadresséesàFrançoiseCochet.

Lepacteconclu,ModesteécrivitunepetitelettrepolieàDauriat,l'éditeurdespoésiesdeCanalis,parlaquelleelleluidemandait,dansl'intérêtdugrandpoëte,siCanalisétaitmarié;puisellelepriaitd'adresserlaréponseàmademoiselleFrançoise,posterestante,auHavre.

Dauriat, incapabledeprendrecetteépîtreausérieux, réponditpardes railleriesde libraire,unelettrefaiteentrecinqousixjournalistesdanssoncabinetetoùchacund'euxmitsonmot.

«Mademoiselle,

»Canalis (baron de),ConstantCyrMelchior,membre de l'Académie française, né en1800,àCanalis(Corrèze), tailledecinqpiedsquatrepouces,entrèsbonétat,vacciné,deracepure, a satisfait à la conscription, jouit d'une santéparfaite, possèdeunepetite terrepatrimonialedanslaCorrèzeetdésiresemarier,maistrèsrichement.

»Il porte mi-parti de gueules à la dolouère d'or et mi-parti de sable à la coquilled'argent,somméd'unecouronnedebaron,poursupportsdeuxmélèzesdesinople.Ladevise:ORETFER,nefutjamaisaurifère.

»LepremierCanalis,quipartitpourlaTerre-Sainteàlapremièrecroisade,estcitédansleschroniquesd'Auvergnepours'êtrearméseulementd'unehache,àcausedelacomplèteindigence où il se trouvait et qui pèse depuis ce temps sur sa race.De là l'écusson sansdoute.Lahachen'adonnéqu'unecoquille.Cehautbaronestd'ailleurscélèbreaujourd'huipouravoirdéconfitforceinfidèles,etmourutàJérusalem,sansornifer,nucommeunver,surlarouted'Ascalon,lesambulancesn'existentpasencore.

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»Le château de Canalis, qui rapporte quelques châtaignes, consiste en deux toursdémantelées,réuniesparunpandemurailleremarquableparunlierreadmirable,etpayevingt-deuxfrancsdecontribution.

»L'éditeur soussigné fait observer qu'il achète dix mille francs chaque volume depoésiesàmonsieurdeCanalis,quinedonnepassescoquilles.

»Le chantre de laCorrèze demeure rue de Paradis-Poissonnière, numéro 29, ce qui,pour un poëte de l'École Angélique, est un quartier convenable. Les vers attirent lesgoujons.Affranchir.

»Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent lecheminduParadis,etprotégentleDieu.LeroiCharlesXconsidèrecegrandpoëteaupointde le croire capable de devenir administrateur; il l'a nommé récemment officier de laLégion-d'Honneur, et, ce qui vaut mieux, Maître des Requêtes attaché au ministère desAffairesÉtrangères.Cesfonctionsn'empêchentnullementlegrandhommedetoucherunepension de trois mille francs sur les fonds destinés à l'encouragement des Arts et desLettres. Ce succès d'argent cause en Librairie une huitième plaie à laquelle a échappél'Égypte,lesvers!

»La dernière édition des œuvres de Canalis, publiée sur cavalier vélin, avec desvignettesparBixiou,JosephBridau,Schinner,Sommervieux,etc.,impriméeparDidot,estencinqvolumesduprixdeneuffrancsparlaposte.»

Cette lettre tombacommeunpavé surune tulipe.Unpoëte,MaîtredesRequêtes, émargeant auMinistère, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulé par les femmes du faubourgSaint Germain, ressemblait-il au poëte crotté, flânant sur les quais, triste, rêveur, succombant autravail et remontant à samansarde, chargédepoésie?...Néanmoins,Modestedevina la railleriedulibraire envieux qui disait:—J'ai fait Canalis! j'ai fait Nathan! D'ailleurs, elle relut les poésies deCanalis,versexcessivementpipeurs,pleinsd'hypocrisie,etquiveulentunmotd'analysenefût-cequepourexpliquersonengouement.

Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l'École Angélique par un patelinage de garde-malade,parunedouceurtraîtresse,parunecorrectiondélicieuse.Silechefauxcrissublimesestunaigle;Canalisblancetrose,estcommeunflamant.Enlui,lesfemmesvoientl'amiquileurmanque,unconfidentdiscret,leurinterprète,unêtrequilescomprend,quipeutlesexpliqueràelles-mêmes.Lesgrandesmarges laisséesparDauriatdans ladernièreéditionétaientchargéesd'aveuxécritsaucrayonparModestequisympathisaitaveccetteâmerêveuseettendre.Canalisnepossèdepasledondevie,iln'insufflepasl'existenceàsescréations;maisilsaitcalmerlessouffrancesvagues,commecelles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur desblessures les plus saignantes, en apaisant les gémissements et jusqu'aux sanglots. Son talent neconsistepasàfairedebeauxdiscoursauxmalades,àleurdonnerleremèdedesémotionsfortes,ilsecontentedeleurdired'unevoixharmonieuse,àlaquelleoncroit:

—Jesuismalheureuxcommevous,jevouscomprendsbien;venezàmoi,pleuronsensemblesurleborddeceruisseau,souslessaules?

Et l'on va! Et l'on écoute sa poésie vide et sonore comme le chant par lequel les nourricesendormentlesenfants.Canalis,commeNodierenceci,vousensorcèleparunenaïveté,naturellechezleprosateuretcherchéechezCanalis,parsafinesse,parsonsourire,parsesfleurseffeuillées,par

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unephilosophieenfantine.Ilsingeassezbienlelangagedespremiersjours,pourvousramenerdanslaprairiedesillusions.Onestimpitoyableaveclesaigles,onleurveutlesqualitésdudiamant,uneperfection incorruptible;mais, avecCanalis,on se contentedupetit soude l'orphelin,on luipassetout. Ilsemblebonenfant,humainsurtout.Cesgrimacesdepoëteangélique lui réussissent,commeréussironttoujourscellesdelafemmequifaitbienl'ingénue,lasurprise,lajeune,lavictime,l'angeblessé.

Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette âme, en cette physionomie aussiravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n'écouta pas le libraire. Donc, aucommencement dumois d'août, elle écrivit la lettre suivante à ce nouveauDorat qui passe encorepourunedesétoilesdelapléiademoderne.

I.

AMONSIEURDECANALIS.

«Déjà bien des fois, monsieur, j'ai voulu vous écrire, et pourquoi? vous le devinez:pour vous dire combien j'aime votre talent. Oui, j'éprouve le besoin de vous exprimerl'admirationd'unepauvrefilledeprovince,seulettedanssoncoin,etdonttoutlebonheurestdelirevospoésies.DeRené,jesuisvenueàvous.Lamélancolieconduitàlarêverie.Combien d'autres femmes ne vous ont-elles pas envoyé l'hommage de leurs penséessecrètes?...Quelleestmachanced'êtredistinguéedanscettefoule?Qu'est-cequecepapier,pleindemonâme,auradeplusquetoutesleslettresparfuméesquivousharcèlent?Jemeprésente avec plus d'ennuis que toute autre: je veux rester inconnue et demande uneconfianceentière,commesivousmeconnaissiezdepuislongtemps.

»Répondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l'engagement de me faireconnaître un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter à cettelettre?...Voyez-y,monsieur,ungrandeffort,etpermettez-moidevoustendrelamain,oh!unemainbienamie,cellede

»Votreservante,»O.D'ESTE-M.

»Si vous me faites la grâce de me répondre, adressez, je vous prie, votre lettre àmademoiselleF.Cochet,posterestante,auHavre.»

Maintenant,touteslesjeunesfilles,romanesquesounon,peuventimaginerdansquelleimpatiencevécutModestependantquelques jours!L'air futpleinde languesde feu.Lesarbres luiparurentunplumage.Ellene sentitpas soncorps, elleplanadans lanature!La terre fléchissait sous sespieds.Admirant l'institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l'espace, elle se sentitheureuse,commeonestheureuxàvingtansdupremierexercicedesonvouloir.Elleétaitoccupée,possédée comme au Moyen-âge. Elle se figura l'appartement, le cabinet du poëte, elle le vit

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décachetantsalettre,etellefaisaitdessuppositionsparmyriades.

Aprèsavoiresquissélapoésie,ilestnécessairededonnericileprofildupoëte.

Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d'une figure vituline, etd'une têteunpeumenue, commecelledeshommesquiontplusdevanitéqued'orgueil. Il aime leluxe, l'éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sanoblesse,autantquedesontalent,ilatuésesancêtrespartropdeprétentionsdansleprésent.Aprèstout,lesCanalisnesontnilesNavarreins,nilesCadignan,nilesGrandlieu,nilesNègrepelisse.Etcependant,lanatureabienservisesprétentions.Ilacesyeuxd'unéclatorientalqu'ondemandeauxpoëtes,une finesse assez joliedans lesmanières,unevoixvibrante;maisuncharlatanismenatureldétruitpresquecesavantages. Ilestcomédiendebonnefoi.S'ilavanceunpied trèsélégant, ilenaprisl'habitude.S'iladesformulesdéclamatoires,ellessontàlui.S'ilseposedramatiquement,ilafaitdesonmaintienunesecondenature.Cesespècesdedéfautsconcordentàunegénérositéconstante,àcequ'ilfautnommerlepaladinage,encontrasteaveclachevalerie.Canalisn'apasassezdefoipourêtredonQuichotte;mais il a tropd'élévationpournepas toujours semettredans lebeaucôtédesquestions.Cettepoésie,quifaitseséruptionsmiliairesàtoutpropos,nuitbeaucoupàcepoëtequinemanquepasd'ailleursd'esprit,maisquesontalentempêchededéployersonesprit;ilestdominéparsaréputation,ilviseàparaîtreplusgrandqu'elle.

Ainsi, comme il arrive très souvent, l'hommeest endésaccordcomplet avec lesproduitsde sapensée.Cesmorceaux câlins, naïfs, pleinsde tendresse, cesvers calmes, purs comme la glacedeslacs;cettecaressantepoésiefemelleapourauteurunpetitambitieux,serrédanssonfrac,àtournurede diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer,musqué, prétentieux, ayant soifd'une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son ambition, déjà gâté par le succès sous sadoubleforme:lacouronnedelaurieret lacouronnedemyrte.Uneplacedehuitmillefrancs, troismillefrancsdepension,lesdeuxmillefrancsdel'Académie,etlesmilleécusdurevenupatrimonial,écornésparlesnécessitésagronomiquesdelaterredeCanalis,autotalquinzemillefrancsdefixe,pluslesdixmillefrancsquerapportaitlapoésie,bonan,malan;entoutvingt-cinqmillelivres.PourlehérosdeModeste,cettesommeconstituaitalorsunefortuned'autantplusprécaire,qu'ildépensaitenvironcinqousixmillefrancsaudelàdesesrevenus;maislacassetteduroi,lesfondssecretsduministèreavaientjusqu'alorscomblécesdéficits.IlavaittrouvépourleSacreunhymnequiluivalutun service d'argenterie. Il refusa toute espèce de somme en disant que les Canalis devaient leurhommageauRoideFrance.LeRoiChevaliersourit,etcommandachezOdiotunecoûteuseéditiondesversdeZaïre:

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Ah!Versificateur,teserais-tuflattéD'effacerCharlesdixengénérosité?

Dèscetteépoque,Canalisavait,selonlapittoresqueexpressiondesjournalistes,vidésonsac.Ilsesentait incapabled'inventerunenouvellefortunedepoésie.Sa lyrenepossèdepasseptcordes,ellen'enaqu'une;et,àforced'enavoirjoué,lepublicneluilaissaitplusquel'alternativedes'enserviràsependreoude se taire.DeMarsay,qui n'aimait pasCanalis, sepermit uneplaisanteriequi laissadansleflancdupoëtesapointeenvenimée.

—Canalis, dit-il une fois, me fait l'effet de l'homme le plus courageux, signalé par le grandFrédéric après la bataille, ce trompette qui n'avait cessé de souffler le même air dans son petitturlututu!

Canalis,auxoreillesdequicetteépigrammearriva,voulutdevenirgénéral.Combiendefoisunmotn'a-t-ilpasdécidédelavied'unhomme?L'ancienprésidentdelarépubliqueCisalpine, leplusgrandavocatduPiémont,Collas'entenddire,àquaranteans,parunami,qu'ilneconnaît rienà labotanique;ilsepique,devientunJussieu,cultivelesfleurs,eninvente,etpublielaFloreduPiémont,enlatin,l'ouvragededixans.

—Après tout,CanningetChateaubriandsontdeshommespolitiques,sedit lepoëteéteint,etdeMarsaytrouverasonmaîtreenmoi!

Canalisauraitbienvoulufaireungrandouvragepolitique;maisilcraignitdesecompromettreaveclaprosefrançaise,dontlesexigencessontcruellesàceuxquicontractentl'habitudedeprendrequatre alexandrinspour exprimerune idée.De tous lespoëtesdece temps, trois seulement:Hugo,ThéophileGautier, deVignyont pu réunir la double gloire depoëte et deprosateur que réunirentaussiRacineetVoltaire,MolièreetRabelais,unedesplusraresdistinctionsdelalittératurefrançaiseetquidoitsignalerunpoëteentretous.Donc,lepoëtedufaubourgSaint-Germainfaisaitsagementenessayantderemisersoncharsousletoitprotecteurdel'Administration.

EndevenantMaîtredesRequêtes,Canaliséprouvalebesoind'avoirunsecrétaire,unamiquipûtleremplacerenbeaucoupd'occasions,fairesacuisineenlibrairie,avoirsoindesagloiredanslesjournaux,et,aubesoin,l'aiderenpolitique,êtreenfinsonâmedamnée.

Beaucoupd'hommescélèbresdanslesSciences,danslesArts,danslesLettres,ontàParisunoudeux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil,espèces d'aides de camp chargés des missions délicates, se laissant compromettre au besoin,travaillant au piédestal de l'idole, ni tout à fait ses serviteurs ni tout à fait ses égaux, hardis à laréclame,lespremierssurlabrèche,couvrantlesretraites,s'occupantdesaffaires,etdévouéstantquedurentleursillusionsoujusqu'aumomentoùleursdésirssontcomblés.Quelquesunsreconnaissentunpeud'ingratitudechezleurgrandhomme,d'autressecroientexploités,plusieursselassentdecemétier,peusecontententdecettedouceégalitédesentiment,leseulprixquel'ondoivechercherdansl'intimitéd'unhommesupérieuretdontsecontentaitAli,élevéparMahometjusqu'àlui.Beaucoupsetiennentpouraussicapablesque leurgrandhomme,abuséspar leuramour-propre.Ledévouementestrare,surtoutsanssolde,sansespérance,commeleconcevaitModeste.NéanmoinsilsetrouvedesMenneval,etplusàParisquepartoutailleurs,deshommesquichérissentunevieàl'ombre,untravailtranquille, des Bénédictins égarés dans notre société sans monastère pour eux. Ces agneauxcourageuxportentdansleursactions,dansleurvieintime,lapoésiequelesécrivainsexpriment.Ilssontpoëtesparlecœur,parleursméditationsàl'écart,parlatendresse,commed'autressontpoëtessurlepapier,dansleschampsdel'intelligenceetàtantlevers!commelordByron,commetousceux

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quivivent,hélas!deleurencre,l'eaud'Hippocrèned'aujourd'hui,parlafautedupouvoir.

Attiré par la gloire de Canalis, par l'avenir promis à cette prétendue intelligence politique etconseillé par madame d'Espard, un jeune Référendaire à la Cour des Comptes se constitua lesecrétairebénévoledupoëte,etfutcaresséparluicommeunspéculateurcaressesonpremierbailleurde fonds. Les prémices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l'amitié. Ce jeunehommeavaitdéjàfaitunstagedecegenreauprèsd'undesministrestombésen1827;maisleministreavait eu soin de le placer à laCour desComptes.Ernest deLaBrière, jeunehommealors âgédevingt-sept ans, décoréde laLégion-d'Honneur, sans autre fortuneque les émoluments de sa place,possédaitlatrituredesaffaires,etsavaitbeaucoupaprèsavoirhabitépendantquatreanslecabinetduprincipal ministère. Doux, aimable, le cœur presque pudique et rempli de bons sentiments, il luirépugnaitd'êtresurlepremierplan.Ilaimaitsonpays,ilvoulaitêtreutile,maisl'éclatl'éblouissait.Ason choix, la place de secrétaire près d'unNapoléon lui eûtmieux convenu que celle de premierministre.

Ernest,devenul'amideCanalis,fitdegrandstravauxpourlui;mais,endix-huitmois,ilreconnutlasécheressedecettenaturesipoétiqueparl'expressionlittéraireseulement.Lavéritédeceproverbepopulaire:L'habitnefaitpaslemoineestsurtoutapplicableàlalittérature.Ilestextrêmementraredetrouverunaccordentreletalentetlecaractère.Lesfacultésnesontpaslerésumédel'homme.Cetteséparation,dontlesphénomènesétonnent,provientd'unmystèreinexploré,peut-êtreinexplorable.Lecerveau,sesproduitsentousgenres,cardanslesArtslamaindel'hommecontinuesacervelle,sontunmondeàpartquifleuritsouslecrâne,dansuneindépendanceparfaitedessentiments,decequ'onnommelesvertusducitoyen,dupèrefamille,del'hommeprivé.Cecin'estcependantpasabsolu.Rienn'est absolu dans l'homme. Il est certain que le débauché dissipera son talent, que le buveur ledépenseradansseslibations,sansquel'hommevertueuxpuissesedonnerdutalentparunehonnêtehygiène;maisilestaussipresqueprouvéqueVirgile,lepeintredel'amour,n'ajamaisaimédeDinon,etqueRousseau, lecitoyenmodèle,avaitde l'orgueilàdéfrayer touteunearistocratie.Néanmoins,Michel-AngeetRaphaëlontoffert l'heureuxaccorddugénieetde laformeducaractère.Letalent,chez les hommes, est donc à peu près, quant au moral, ce qu'est la beauté chez les femmes, unepromesse. Admirons deux fois l'homme chez qui le cœur et le caractère égalent en perfection letalent.

En trouvantsous lepoëteunégoïsteambitieux, lapireespècede tous leségoïstes,car ilenestd'aimables, Ernest éprouva je ne sais quelle pudeur à le quitter. Les âmes honnêtes ne brisent pasfacilement leurs liens, surtout ceux qu'ils ont noués volontairement. Le secrétaire faisait donc bonménageaveclepoëtequandlalettredeModestecouraitlaposte;maiscommeonfaitbonménage,ensesacrifianttoujours.LaBrièretenaitcompteàCanalisdelafranchiseaveclaquelleils'étaitouvertàlui. D'ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fêté comme le futMarmontel, lesdéfauts sont l'enversdequalitésbrillantes.Ainsi, sans savanité, sans saprétention,peut-êtren'eût-ilpasétédouédecettedictionsonore,instrumentnécessaireàlaviepolitiqueactuelle.Sa sécheresse aboutit à la rectitude, à la loyauté. Son ostentation est doublée de générosité. Lesrésultatsprofitentà lasociété, lesmotifs regardentDieu.Mais, lorsque la lettredeModestearriva,Ernestnes'abusaitplussurCanalis.

Lesdeuxamisvenaientdedéjeuneretcausaientdans lecabinetdupoëte,quioccupaitalors,aufondd'unecour,unappartementdonnantsurunjardin,aurez-de-chaussée.

—Oh!s'écriaCanalis,jeledisaisbienl'autrejouràmadamedeChaulieu,jedoislâcherquelquenouveaupoëme,l'admirationbaisse,carvoilàquelquetempsquejen'aireçudelettresanonymes....

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—Uneinconnue?demandaLaBrière.

—Uneinconnue!uned'Este,etauHavre!C'estévidemmentunnomd'emprunt.

EtCanalispassalalettreàLaBrière.Cepoëme,cetteexaltationcachée,enfinlecœurdeModestefutinsouciammenttenduparungestedefatàcepetitRéférendairedelaCourdesComptes.

—C'est beau! s'écria le Référendaire, d'attirer ainsi à soi les sentiments les plus pudiques, deforcer une pauvre femme à sortir des habitudes que l'éducation, la nature, lemonde lui tracent, àbriserlesconventions...Quelprivilégelegénieacquiert!Unelettrecommecellequejetiens,écriteparunejeunefille,unevraiejeunefille,sansarrière-pensée,avecenthousiasme...

—Ehbien?...ditCanalis.

—Ehbien!onpeutavoirsouffertautantqueleTasse,ondoitêtrerécompensé,s'écriaLaBrière.

—On se dit cela,mon cher, à la première, à la seconde lettre, ditCanalis;mais quand c'est latrentième!...Maislorsqu'onatrouvéquelajeuneenthousiasteestassezrouée!Maisquandauboutducheminbrillant parcourupar l'exaltationdupoëte, on a vuquelquevieilleAnglaise assise sur uneborne et qui vous tend la main!... Mais quand l'ange de la poste se change en une pauvre fillemédiocrementjolieenquêted'unmari!...Oh!alorsl'effervescencesecalme.

—Jecommenceàcroire,ditLaBrièreensouriant,que lagloireaquelquechosedevénéneux,commecertainesfleurséclatantes.

—Etpuis,monami,repritCanalis,toutescesfemmes,mêmequandellessontsincères,ellesontun idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poëte est un homme assezvaniteux,commejesuistaxédel'être;ellesn'imaginentjamaiscequ'estunhommemalmenéparuneespèced'agitationfébrilequilerenddésagréable,changeant;ellesleveulenttoujoursgrand,toujoursbeau;jamaisellesnepensentqueletalentestunemaladie;queNathanvitavecFlorine,qued'Arthezest trop gras, que Béranger va très bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien deRubempré, poëte et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchantscompliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d'une femmedésillusionnée?...

—Levraipoëte,ditLaBrière,doitalorsrestercachécommeDieudanslecentredesesmondes,n'êtrevisiblequeparsescréations...

—Lagloirecoûteraitalors tropcher, réponditCanalis.Lavieadubon.Tiens!dit-ilenprenantunetassedethé,quandunenobleetbellefemmeaimeunpoëte,ellenesecachenidanslescintresnidanslesbaignoiresduthéâtre,commeuneduchesseéprised'unacteur;ellesesentassezforte,assezgardéeparsabeauté,parsafortune,parsonnom,pourdirecommedanstouslespoëmesépiques:Jesuis la nympheCalypso, amante de Télémaque. Lamystification est la ressource des petits esprits.Depuisquelquetemps,jenerépondsplusauxmasques...

—Oh!combienj'aimeraisunefemmevenueàmoi!...s'écriaLaBrièreenretenantunelarme.Onpeutterépondre,moncherCanalis,quecen'estjamaisunepauvrefillequimontejusqu'àl'hommecélèbre;elleatropdedéfiance,tropdevanité,tropdecrainte!c'esttoujoursuneétoile,une...

—Uneprincesse,s'écriaCanalisenpartantd'unéclatderire,n'est-cepas?quidescendjusqu'àlui...Moncher,celasevoitunefoisencentans.Un telamourestcommecette fleurqui fleurit tous les

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siècles... Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupées, elles sont entourées, commetoutes les plantes rares, d'une haie de sots, gentilshommes bien élevés, vides comme des sureaux!Monrêve,hélas!lecristaldemonrêve,brodédelaCorrèzeicideguirlandesdefleurs,dansquelleferveur!...(n'enparlonsplus),ilestenéclats,àmespieds,depuislongtemps...Non,non,toutelettreanonymeestunemendiante!Etquellesexigences!Écrisàcettepetitepersonne,ensupposantqu'ellesoit jeuneet jolie, et tuverras!Tun'auraspasautrechoseà faire.Onnepeut raisonnablementpasaimertouteslesfemmes.Apollon,celuiduBelvédèredumoins,estunélégantpoitrinairequidoitseménager.

—Mais quand une créature arrive ainsi, son excuse doit être dans une certitude d'éclipser entendresse,enbeauté,lamaîtresselaplusadorée,ditErnest,etalorsunpeudecuriosité...

—Ah!réponditCanalis,tumepermettras,tropjeuneErnest,dem'enteniràlabelleduchessequifaitmonbonheur.

—Tuasraison,tropraison,réponditErnest.

Néanmoins,lejeunesecrétairelutlalettredeModeste,etlarelutenessayantd'endevinerl'espritcaché.

—Iln'y apourtantpas là lamoindre emphase,onne tedonnepasdugénie, on s'adresse à toncœur,dit-ilàCanalis.Ceparfumdemodestieetcecontratproposémetenteraient...

—Signe-le, réponds, va toi-même jusqu'au bout de l'aventure, je te donne là de tristesappointements, s'écriaCanalis en souriant,Va, tum'endiras des nouvelles dans troismois, si celaduretroismois...

Quatrejoursaprès,Modestetenait la lettresuivante,écritesurdubeaupapier,protégéeparunedoubleenveloppe,etsousuncachetauxarmesdeCanalis.

II.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Mademoiselle,

»L'admiration pour les belles œuvres, à supposer que les miennes soient telles,comportejenesaisquoidesaintetdecandidequidéfendcontretouteraillerieetjustifieàtout tribunal la démarche que vous avez faite en m'écrivant. Avant tout, je dois vousremercierduplaisirquecausenttoujoursdesemblablestémoignages,mêmequandonneles mérite pas; car le faiseur de vers et le poëte s'en croient intimement dignes, tantl'amour-propreestunesubstancepeuréfractaireàl'éloge.Lameilleurepreuved'amitiéquejepuissedonneràuneinconnue,enéchangedecedictamequiguériraitlesmorsuresdelacritique,n'est-cepasdepartageravecellelamoissondemonexpérience,aurisquedefaireenvolervosvivantesillusions.

»Mademoiselle,laplusbellepalmed'unejeunefilleestlafleurd'uneviesainte,pure,

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irréprochable.Êtes-vous seuleaumonde?Toutestdit.Mais sivousavezune famille,unpèreouunemère,songezàtousleschagrinsquipeuventsuivreunelettrecommelavôtre,adresséeàunpoëtequevousneconnaissezpaspersonnellement.Touslesécrivainsnesontpas des anges, ils ont des défauts. Il en est de légers, d'étourdis, de fats, d'ambitieux, dedébauchés; et, quelque imposante que soit l'innocence, quelque chevaleresque que soit lepoëte français, à Paris vous pourriez rencontrer plus d'un ménestrel dégénéré, prêt àcultivervotreaffectionpourlatromper.Votrelettreseraitalorsinterprétéeautrementqueje ne l'ai fait. On y verrait une pensée que vous n'y avez pas mise, et que, dans votreinnocence, vous ne soupçonnez point. Autant d'auteurs, autant de caractères. Je suisexcessivement flattéquevousm'ayez jugédignedevouscomprendre;maissivousétieztombéesuruntalenthypocrite,surunrailleurdontleslivressontmélancoliquesetdontlavie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dénoûment de votre sublimeimprudence unméchant homme, quelque habitué des coulisses, ou un héros d'estaminet!Vousnesentezpas,souslesberceauxdeclématiteoùvousméditezsurlespoésies,l'odeurdu cigare qui dépoétise les manuscrits; de même qu'en allant au bal, parée des œuvresresplendissantesdujoaillier,vousnepensezpasauxbrasnerveux,auxouvriersenveste,auxignoblesateliersd'oùs'élancent,radieuses,cesfleursdutravail.

»Allonsplus loin!...Enquoi lavierêveuseetsolitairequevousmenez,sansdouteauborddelamer,peut-elle intéresserunpoëtedont lamissionestde toutdeviner,puisqu'ildoit toutpeindre?Nos jeunesfillesànoussont tellementaccomplies,quenulledesfillesd'Èvenepeutlutteravecelles!QuelleRéalitévalutjamaisleRêve?

»Maintenant, quegagnerez-vous, vous, jeune fille élevée àdevenirune sagemèredefamille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poëtes dans cette affreusecapitale, qui ne peut se définir que par cesmots: Un enfer qu'on aime! Si c'est le désird'animer votremonotone existence de jeune fille curieuse qui vous amis la plume à lamain,cecin'a-t-ilpasl'apparenced'unedépravation?

»Quelsensprêterai-jeàvotrelettre?Êtes-vousd'unecasteréprouvée,etcherchez-vousunamiloindevous?Êtes-vousaffligéedelaideuretvoussentez-vousunebelleâmesansconfident?Hélas!tristeconclusion:vousavezfaittropoupasassez.Ourestons-enlà;ou,sivouscontinuez,dites-m'enplusquedanslalettrequevousm'avezécrite.

»Mais,mademoiselle,sivousêtesjeune,sivousêtesbelle,sivousavezunefamille,sivoussentezaucœurunnardcélesteàrépandre,commefitMadeleineauxpiedsdeJésus,laissez-vousapprécierparunhommedignedevous,etdevenezcequedoitêtretoutebonnejeunefille:uneexcellentefemme,unevertueusemèredefamille.Unpoëteestlaplustristeconquêtequepuissefaireune jeunepersonne, ila tropdevanités, tropd'anglesblessantsqui doivent se heurter aux légitimesvanités d'une femme, etmeurtrir une tendresse sansexpérience de la vie. La femme du poëte doit l'aimer pendant un long temps avant del'épouser,elledoitse résoudreà lacharitédesanges,à leur indulgence,auxvertusde lamaternité.Cesqualités,mademoiselle,nesontqu'engermechezlesjeunesfilles.

»Écoutez la vérité tout entière, ne vous la dois-je pas en retour de votre enivranteflatterie? S'il est glorieux d'épouser une grande renommée, on s'aperçoit bientôt qu'unhomme supérieur est, en tant qu'homme, semblable aux autres. Il réalise alors d'autantmoins les espérances, qu'on attendde lui des prodiges. Il en est alors d'unpoëte célèbrecomme d'une femme dont la beauté trop vantée fait dire:—Je la croyais mieux, à qui

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l'aperçoit;ellenerépondplusauxexigencesduportraittracéparlaféeàlaquellejedoisvotrebillet,l'Imagination!Enfin,lesqualitésdel'espritnesedéveloppentetnefleurissentquedansunesphèreinvisible,lafemmedupoëten'ensentplusquelesinconvénients,ellevoitfabriquerlesbijouxaulieudes'enparer.Sil'éclatd'unepositionexceptionnellevousafascinée, apprenez que les plaisirs en sont bientôt dévorés. On s'irrite de trouver tantd'aspéritésdansunesituationqui,àdistance,paraissaitunie, tantde froidsurunsommetbrillant!Puis,commelesfemmesnemettentjamaislespiedsdanslemondedesdifficultés,elles n'apprécient bientôt plus ce qu'elles admiraient, quand elles croient en avoir, àpremièrevue,devinélemaniement.

»Je termineparunedernièreconsidérationdans laquellevousauriez tortdevoiruneprièredéguisée,elleest leconseild'unami.L'échangedesâmesnepeuts'établirqu'entregensdisposésàneseriencacher.Vousmontrerez-voustellequevousêtesàuninconnu?Jem'arrêteauxconséquencesdecetteidée.

»Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons à toutes les femmes,mêmeàcellesquisontinconnuesetmasquées.»

Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brûlant, pendant toute unejournée!...enavoirréservélalecturepourl'heureoùtoutdort,minuit,aprèsavoirattenducesilencesolenneldanslesanxiétésd'uneimaginationdefeu!...avoirbénilepoëte,avoirluparavancemillelettres,avoirsupposétout,exceptécettegoutted'eaufroidetombantsurlesplusvaporeusesformesdelafantaisieetlesdissolvantcommel'acideprussiquedissoutlavie!...ilyavaitdequoisecacher,quoiqueseule,ainsiquelefitModeste,lafiguredanssesdraps,éteindrelabougieetpleurer...

Ceci sepassaitdans lespremiers joursd'août,Modeste se leva,marchapar sachambre,etvintouvrir la croisée. Elle voulait de l'air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraîcheurparticulièreauxodeurspendantlanuit.Lamer,illuminéeparlalune,scintillaitcommeunmiroir.UnrossignolchantadansunarbreduparcVilquin.

—Ah!voilàlepoëte,seditModestedontlacolèretomba.

Lesplusamèresréflexionssesuccédèrentdanssonesprit.Ellesesentitpiquéeauvif,ellevoulutrelire la lettre, elle ralluma la bougie, elle étudia cette prose étudiée, et finit par entendre la voixpoussiveduMonderéel.

—Ilaraisonetj'aitort,sedit-elle.Maiscommentcroirequ'ontrouverasouslarobeétoiléedespoëtesunvieillarddeMolière?...

Quandunefemmeouunejeunefilleestpriseenflagrantdélit,elleconçoitunehaineprofondecontre le témoin, l'auteur ou l'objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modesteéprouva-t-elle en son cœur un effroyable désir de l'emporter sur cet esprit de rectitude et de leprécipiterdansquelquecontradiction,deluirendrececoupdemassue.Cetteenfantsipure,dontlatête seule avait été corrompue, et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sœur, et par lesdangereusesméditationsdelasolitude,futsurpriseparunrayondesoleilsursonvisage.Elleavaitpassé trois heures à courir des bordées sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits nes'oublientjamais.EllealladroitàsapetitetabledelaChine,présentdesonpère,etécrivitunelettre

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dictéeparl'infernalespritdevengeancequifrétilleaufondducœurdesjeunespersonnes.

III.

AMONSIEURDECANALIS.

«Monsieur,

«Vousêtescertainementungrandpoëte,maisvousêtesquelquechosedeplus,vousêtesunhonnêtehomme.Aprèsavoireutantdeloyalefranchiseavecunejeunefillequicôtoyaitunabîme,enaurez-vousassezpourrépondresanslamoindrehypocrisie,sansdétour,àlaquestionquevoici.

»Auriez-vousécritlalettrequejetiensenréponseàlamienne;vosidées,votrelangageauraient-ilsété lesmêmessiquelqu'unvouseûtdità l'oreillecequipeutse trouvervrai:MademoiselleO.d'Este-M.asixmillionsetneveutpasd'unsotpourmaître?

»Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moicommeavecvous-même,necraignezrien,jesuisplusgrandequemesvingtans,riendecequiserafrancnepourravousnuiredansmonesprit.Quandj'aurailucetteconfidence,sitoutefoisvousdaignezmelafaire,vousrecevrezalorsuneréponseàvotrepremièrelettre.

»Après avoir admiré votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendrehommageàvotredélicatesseetàvotreprobité,quimeforcentàmediretoujours

»Votrehumbleservante,»O.D'ESTE-M.»

QuandErnestdeLaBrièreeutcettelettreentrelesmains,ilallasepromenersurlesboulevards,agitédanssonâmecommeunefrêleembarcationparunetempêteoùleventparcourttouteslesairesducompas,demomentenmoment.

Pourun jeunehommecommeonen rencontre tant, pourunvraiParisien, tout eût étédit aveccettephrase:C'estunepetiterouée!...Maispourungarçondontl'âmeestnobleetbelle,cetteespècedesermentdéféré,cetappelàlaVéritéeutlavertud'éveillerlestroisjugestapisaufonddetouteslesconsciences.Etl'Honneur,leVrai,leJuste,sedressantenpied,criaienténergiquement:

—Ah!cherErnest,disaitleVrai,tun'auraiscertespasdonnédeleçonàunerichehéritière!...Ah!mongarçon,tuseraisparti,etroidepourleHavre,afindesavoirsilajeunefilleétaitbelle,ettuteseraissentitrèsmalheureuxdelapréférenceaccordéeaugénie.Etsituavaispudonneruncroc-en-jambeàtonami,tefaireagréeràsaplace,mademoiselled'Esteeûtétésublime!

—Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d'esprit ou de capacité, sansmonnaie, de voir les filles riches mariées à des êtres dont vous ne feriez pas vos portiers; vousdéblatérezcontrelepositifdusièclequis'empressed'unirl'argentàl'argent,etjamaisquelquebeau

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jeunehommepleindetalent,sansfortune,àquelquebellejeunefillenobleetriche:envoilàunequiserévoltecontrel'espritdusiècle?...etlepoëteluirépondparuncoupdebâtonsurlecœur...

—Richeoupauvre,jeuneouvieille,belleoulaide,cettefillearaison,elleadel'esprit,elleroulelepoëtedanslebourbierdel'intérêtpersonnel,s'écriaitl'Honneur,ellemériteuneréponse,sincère,nobleetfranche,etavanttoutl'expressiondetapensée!Examine-toi!Sondetoncœur,etpurge-ledeseslâchetés!Quediraitl'AlcestedeMolière?

Et La Brière, parti du boulevard Poissonnière, allait si lentement, perdu dans ses réflexions,qu'uneheureaprèsilatteignaitàpeineauboulevarddesCapucines.IlpritlesquaispourserendreàlaCourdesComptesalorssituéeauprèsdelaSainte-Chapelle.Aulieudevérifierdescomptes,ilrestasouslecoupdesesperplexités.

—Ellen'apassixmillions,c'estévident,sedisait-il;maislaquestionn'estpaslà...

Sixjoursaprès,Modestereçutlalettresuivante.

IV.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Mademoiselle,

»Vousn'êtespasuned'Este.Cenomestunnomempruntépourcacherlevôtre.Doit-onlesrévélationsquevoussollicitezàquimentsursoi-même?

»Écoutez, je répondsàvotredemandeparuneautre:Êtes-vousd'une famille illustre?d'unefamillenoble?d'unefamillebourgeoise?

»Certainementlamoralenechangepas,elleestune;maissesobligationsvarientselonlessphères.Demêmequelesoleiléclairediversementlessites,yproduit lesdifférencesquenousadmirons,elleconformeledevoirsocialaurang,auxpositions.Lapeccadilledusoldat est un crime chez le général, et réciproquement. Les observances ne sont pas lesmêmespourunepaysannequimoissonne,pouruneouvrièreàquinzesousparjour,pourlafilled'unpetitdétaillant,pour la jeunebourgeoise,pour l'enfantd'unerichemaisondecommerce,pourlajeunehéritièred'unenoblefamille,pourunefilledelamaisond'Este.Unroinedoitpassebaisserpourramasserunepièced'or,etlelaboureurdoitretournersursespaspourretrouverdixsousperdus,quoiquel'unetl'autredoiventobéirauxloisdel'Économie.

»Uned'Este richedesixmillionspeutmettreunchapeauàgrandsbordsetàplumes,brandirsacravache,presserlesflancsd'unbarbe,etvenir,amazonebrodéed'or,suiviedelaquais,àunpoëteendisant:«J'aimelapoésie,etjeveuxexpierlestortsdeLéonoreenversleTasse!»tandisquelafilled'unnégociantsecouvriraitderidiculeenl'imitant.

»Aquelleclassesocialeappartenez-vous?Répondezsincèrement,etjevousrépondraidemêmeàlaquestionquevousm'avezposée.

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»N'ayantpasl'heurdevousconnaître,etdéjàliéparunesortedecommunionpoétique,je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C'est déjà peut-être unemalicevictorieusequed'embarrasserunhommequipublieseslivres.»

Le Référendaire nemanquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d'honneur.Courrierparcourrierilreçutlaréponse.

V.

AMONSIEURDECANALIS.

«Vous êtes de plus en plus raisonnable, mon cher poëte.Mon père est comte. Notreprincipale illustration est un cardinal du temps où les cardinauxmarchaient presque leségauxdesrois.Aujourd'huinotremaison,quasi-tombée,finitenmoi;maisj'ailesquartiersvouluspourentrerdans toutes lescoursetdans tous leschapitres.Nousvalonsenfin lesCanalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. Tâchez de répondre aussisincèrementquejelefais.J'attendsvotreréponsepoursavoirsijepourraimedireencorecommemaintenant,

»Votreservante,»O.D'ESTE-M.»

—Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne! s'écria de La Brière. Mais est-ellefranche?

Onn'apasétépendantquatreanslesecrétaireparticulierd'unministre,onn'habitepasParis,onn'enobservepas les intrigues impunément;aussi l'âmelapluspureest-elle toujoursplusoumoinsgriséepar lacapiteuseatmosphèredecette impérialeCité.HeureuxdenepasêtreCanalis, le jeuneRéférendaireretintuneplacedanslamalle-posteduHavre,aprèsavoirécritunelettreoùilannonçaituneréponsepourunjourdéterminé,serejetantsurl'importancedelaconfessiondemandée,etsurlesoccupationsdesonministre.Ileutlesoindesefairedonner,parledirecteur-généraldesPostes,unmot qui recommandait silence et obligeance au directeur duHavre. Ernest put ainsi voir venir aubureauFrançoiseCochet, et la suivit sansaffectation.Remorquéparelle, il arriva sur leshauteursd'Ingouville,etaperçutàlafenêtreduChaletModesteMignon.

—Ehbien!Françoise?demandalajeunefille.

Aquoil'ouvrièrerépondit:—Oui,mademoiselle,j'enaiune.

Frappé par cette beauté de blonde céleste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom dupropriétairedecemagnifiqueséjouràunpassant.

—Çà,réponditlepassantenmontrantlapropriété.

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—Oui,monami.

—Oh!c'estàmonsieurVilquin,leplusrichearmateurduHavre,unhommequineconnaîtpassafortune.

—JenevoispasdecardinalVilquindansl'histoire,sedisaitleRéférendaireendescendantversleHavrepourretourneràParis.

Naturellement,ilquestionnaledirecteurdelapostesurlafamilleVilquin,ilappritquelafamilleVilquinpossédaituneimmensefortune.MonsieurVilquinavaitunfilsetdeuxfilles,dontunemariéeà monsieur Althor fils. La prudence empêcha La Brière de paraître en vouloir aux Vilquin; ledirecteurleregardaitdéjàd'unairnarquois.

—N'ya-t-ilpersonneencemomentchezeux,outrelafamille?demanda-t-ilencore.

—En ce moment, la famille d'Hérouville y est. On parle du mariage du jeune duc avecmademoiselleVilquin,cadette.

—Ilyaeulefameuxcardinald'Hérouville,souslesValois,seditLaBrière,etsousHenriIV,leterriblemaréchalqu'onafaitduc.

Ernestrepartit,ayantassezvudeModestepourenrêver,pourpenserque,richeoupauvre,sielleavaitunebelleâme,ilferaitd'elleassezvolontiersmadamedeLaBrière,etilrésolutdecontinuerlacorrespondance.

Essayezdoncderesterinconnues,pauvresfemmesdeFrance,defilerlemoindrepetitromanaumilieud'unecivilisationquinotesurlesplacespubliquesl'heuredudépartetdel'arrivéedesfiacres,quicompteleslettres,quilestimbredoublementaumomentprécisoùellessontjetéesdanslesboîteset quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice desContributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout sonterritoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastesfeuillesduCadastre,œuvredegéantordonnéeparungéant!Essayezdoncdevoussoustraire,fillesimprudentes, non pas à l'œil de la police, mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernièrebourgade,scrutelesactionslesplusindifférentes,comptelesplatsdedessertchezlepréfetetvoitlescôtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d'entendre l'or au moment où la main del'Économiel'ajouteautrésor,etqui,touslessoirsaucoindufoyer,estimelechiffredesfortunesducanton, de la ville, du département! Modeste avait échappé, par un quiproquo vulgaire, au plusinnocentdesespionnagesqu'Ernestsereprochaitdéjà.MaisquelParisienvoudraitêtreladuped'unepetiteprovinciale?N'être ladupederien,cetteaffreusemaximeest ledissolvantdetouslesnoblessentimentsdel'homme.

Ondevinerafacilementàquelleluttedesentimentscethonnêtejeunehommefutenproieparlalettrequ'ilécrivit,etoùchaquecoupdefléaureçudanslaconsciencealaissésatrace.

Aquelquesjoursdelà,voicidonccequelutModesteàsafenêtre,parunebellejournéedumoisd'août.

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VI.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Mademoiselle,

»Sans aucune hypocrisie, oui, si j'avais été certain que vous eussiez une immensefortune,j'auraisagitoutautrement.Pourquoi?J'enaicherchélaraison,lavoici.

»Ilestennousunsentimentinné,développéd'ailleursoutremesureparlaSociété,quinouslanceàlarecherche,àlapossessiondubonheur.Laplupartdeshommesconfondentle bonheur avec ses moyens, et la fortune est, à leurs yeux, le plus grand élément dubonheur.J'auraisdonctâchédevousplaireentraînéparlesentimentsocialqui,danstouslestemps,afaitdelarichesseunereligion.Dumoins,jelecrois.Onnedoitpasattendre,chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens à la sensation; et,devantuneproie, l'instinctbestialcachédanslecœurdel'homme,lepousseenavant.Aulieud'uneleçon,vouseussiezdoncreçudemoidescompliments,desflatteries.Aurais-jeeumapropreestime?j'endoute.Mademoiselle,danscecas,lesuccèsoffreuneabsolution;maislebonheur?...c'estautrechose.Meserais-jedéfiédemafemme,sijel'eusseobtenueainsi?...Biencertainement...Votredémarcheeûtrepristôtoutardsoncaractère.Votremari,quelquegrandquevouslefassiez,finiraitparvousreprocherdel'avoiravili;vous-même,tôt ou tard, peut-être arriveriez-vous à lemépriser. L'homme ordinaire tranche le nœudgordien que constitue un mariage d'argent avec l'épée de la tyrannie. L'homme fortpardonne.Lepoëteselamente.

»Telleest,mademoiselle,laréponsedemaprobité.

»Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondémentréfléchir,etsurvousquejeneconnaispasassez,etsurmoiquejeconnaissaispeu.Vousavezeuletalentderemuerbiendespenséesmauvaisesquicroupissentaufonddetouslescœurs;mais il enest sorti chezmoiquelquechosedegénéreux,et jevous saluedemesplus gracieuses bénédictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montré lesécueilsoùnouspouvionspérir.

»Voicimaconfession,carjenevoudraisperdrenivotreestimenilamienne,auprixdetouslestrésorsdelaterre.

»J'aivoulusavoirquivousétiez.JereviensduHavreoùj'aivuFrançoiseCochet,jel'aisuivieàIngouville,etvousaivueaumilieudevotremagnifiquevilla.Vousêtesaussibellequelafemmedesrêvesd'unpoëte;maisjenesaispassivousêtesmademoiselleVilquincachée dans mademoiselle d'Hérouville, ou mademoiselle d'Hérouville cachée dansmademoiselleVilquin.Quoiquedebonneguerre,cetespionnagem'afaitrougir,et jemesuisarrêtédansmesrecherches.Vousaviezéveillémacuriosité,nem'envoulezpasd'avoirétéquelquepeufemme:n'est-cepasledroitdupoëte?

»Maintenant,jevousaiouvertmoncœur,jevousyailaissélire,vouspouvezcroireàlasincéritédecequejevaisajouter.Quelquerapidequ'aitétélecoupd'œilquej'aijetésurvous, il a suffi pourmodifiermon jugement.Vous êtes à la fois unpoëte et unepoésie,

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avant d'être une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus précieux que labeauté,vousêteslebeauidéaldel'Art,laFantaisie...Ladémarche,blâmablechezlesjeunesfillesvouéesàunedestinéeordinaire,changepourlecaractèrequejevousprête.Danslegrandnombred'êtres,jetésparlehasarddelaviesocialesurlaterrepourycomposerunegénération, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rêveriespoétiquessur le sortque la loi réserveaux femmes; sivousavezvoulu,entraînéepar lavocationd'unesprit supérieuret instruit, apprendre lavie intimed'unhommeàquivousaccordez le hasard du génie, afin de vous créer une amitié soustraite au commun desrelations, avecune âmepareille à la vôtre, en échappant à toutes les conditionsdevotresexe;certes,vousêtesuneexception!Laloiquisertàmesurer lesactionsdelafouleestalors très étroite pour déterminer votre résolution. Mais, le mot de ma première lettrerevientalorsdanstoutesaforce:vousavezfaittropoupasassez.

»Recevez encore des remercîments pour le service que vous m'avez rendu, enm'obligeant à me sonder le cœur; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assezcommuneenFrance,quelemariageestunmoyendefortune.Aumilieudestroublesdemaconscience,unevoixsaintem'aparlé.Jemesuisjuré,solennellementàmoi-même,defairemafortuneàmoiseul,afinden'êtrepasdéterminédanslechoixd'unecompagnepardesmotifscupides.Enfinj'aiblâmé,j'airéprimélacuriositémalséantequevousaviezexcitéeenmoi.Vousn'avezpassixmillions.Iln'yapasd'incognitopossible,auHavre,pourunejeunepersonnequiposséderaitunepareille fortune, etvous seriez trahiepar cettemeutedesfamillesdelaPairiequejevoisàlachassedeshéritièresàParisetquijetteleGrand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus,abstractionfaitedetoutromanoudelavérité,commeunerègleabsolue.

»Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe ladésobéissance à la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit à cettesecondecommeàmapremièrelettre.Destinéeàlaviebourgeoise,obéissezàlaloideferquimaintient la société.Femmesupérieure, jevousadmire;mais jevousplains, si vousvoulez obéir à l'instinct que vous devez réprimer: ainsi le veut l'État social. L'admirablemorale de l'épopée domestique, intituléeClarisse Harlowe, est que l'amour légitime ethonnêtedelavictimelamèneàsaperte,parcequ'ilseconçoit,sedéveloppeetsepoursuit,malgrélafamille.LaFamillearaisoncontreLovelace.LaFamille,c'estlaSociété.

»Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujoursd'enfermerdanslasphèredesconvenanceslesplusserréessesardentscaprices.Sij'avaisunefillequidûtêtremadamedeStaël,jeluisouhaiteraislamortàquinzeans.Supposez-vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire, et paradant pour obtenir leshommages de la foule, sans éprouver mille cuisants regrets? A quelque hauteur qu'unefemmesesoitélevéeparlapoésiesecrètedesesrêves,elledoitsacrifiersessupérioritéssurl'auteldelafamille.Sesélans,songénie,sesaspirationsverslebien,verslesublime,toutlepoëmedelajeunefilleappartientàl'hommequ'elleaccepte,auxenfantsqu'elleaura.J'entrevois chezvousundésir secret d'agrandir le cercle étroit de la vie à laquelle toutefemmeestcondamnée,etdemettrelapassion,l'amourdanslemariage.Ah!c'estunbeaurêve,iln'estpasimpossible,ilestdifficile;maisilfutréalisépourledésespoirdesâmes,passez-moicemotdevenuridicule,dépareillées!

»Si vous cherchez une espèce d'amitié platonique, elle ferait le désespoir de votre

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avenir.Sivotrelettrefutunjeu,nelecontinuezpas.Ainsicepetitromanestfini,n'est-cepas? Il n'aura pas été sans porter quelques fruits:ma probité s'est armée, et vous aurez,vous, acquisunecertitude sur lavie sociale. Jetezvos regardsvers lavie réelle, et jetezdanslesvertusdevotresexel'enthousiasmepassagerquelalittératureyfitnaître.

»Adieu,mademoiselle. Faites-moi l'honneur dem'accorder votre estime. Après vousavoirvue,oucellequejecroisêtrevous,j'aitrouvévotrelettrebiennaturelle:unesibellefleur devait se tourner vers le soleil de la poésie.Aimez la poésie ainsi que vous devezaimer lesfleurs, lamusique, lessomptuositésde lamer, lesbeautésde lanature,commeuneparuredel'âme;maissongezàtoutcequej'aieul'honneurdevousdiresurlespoëtes.Gardez-vousd'épouserun sot, cherchezavec soin le compagnonqueDieuvousa fait. Ilexiste,croyez-moi,beaucoupdegensd'esprit,capablesdevousapprécier,devousrendreheureuse.

»Sij'étaisriche,etsivousétiezpauvre,jemettraisunjourmafortuneetmoncœuràvospieds,carjevouscroisl'âmepleinederichesses,deloyauté;jevousconfieraisenfinmavieetmonhonneuravecunepleinesécurité.Encoreunefois,adieu,blondefilled'Ève,lablonde.»

La lecturedecette lettre,dévoréecommeunegorgéed'eaudans ledésert,ôta lamontagnequipesait sur lecœurdeModeste.Elleaperçut les fautesqu'elleavaitcommisesdans laconceptiondesonplan,etlesréparasur-le-champenfaisantàFrançoisedesenveloppesdelettressurlesquelleselleécrivit elle-même son adresse à Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet.Désormais Françoise, rentrée chez elle, mettrait chaque lettre arrivée de Paris sous une de cesenveloppesetlajetteraitsecrètementàlaposteduHavre.Modestesepromitderecevoiràl'avenirlefacteurelle-même,ensetrouvantsurleseuilduChaletàl'heureoùilypassait.Quantauxsentimentsquecetteréponse,oùlecœurdunobleetpauvreLaBrièrebattaitsouslebrillantfantômedeCanalis,excita chezModeste, ils furent aussimultipliésque lesvaguesquivinrentmouriruneàune sur lerivage,pendantquelesyeuxattachéssur l'Océan,ellese livraitaubonheurd'avoirharponné,pourainsidire,uneâmeangéliquedanslamerparisienne,d'avoirdevinéquechezleshommesd'élitelecœurpouvaitparfoisêtreenharmonieavecletalent,etd'avoirétébienservieparlavoixmagiquedupressentiment.Unintérêtpuissantallaitanimersavie.L'enceintedecettejoliehabitation,letreillisdesacageétaitbrisé!Sapenséevolaitàpleinesailes.

—Omonpère,sedit-elleenregardantàl'horizon,fais-nousbienriches!

LaréponsequelutcinqjoursaprèsErnestdeLaBrièreendiraplusd'ailleursquetouteespècedeglose.

VII.

AMONSIEURDECANALIS.

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«Monami,laissez-moivousdonnercenom,vousm'avezravie,etjenevousvoudraispas autrement que vous êtes dans cette lettre, la première... oh! qu'elle ne soit pas ladernière?Quelautrequ'unpoëteauraitpujamaisexcusersigracieusementunejeunefilleetladeviner.

»Jeveuxvousparler avec la sincéritéqui, chezvous, adicté lespremières lignesdevotre lettre.Et d'abord, fort heureusement, vous neme connaissez point. Je puis vous ledireavecbonheur,jenesuisnicetteaffreusemademoiselleVilquin,nilatrèsnobleettrèssèchemademoiselled'Hérouvillequiflotteentretrenteetcinquanteans,sanssedécideràun chiffre tolérable. Le cardinal d'Hérouville a fleuri dans l'histoire de l'Église avant lecardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas deslieutenants-généraux,desabbésàpetitsvolumesetàtropgrandsverspourdescélébrités.Puisjen'habitepaslasplendidevilladesVilquin;iln'yapas,Dieumerci,dansmesveinesladix-millionièmepartied'unegouttedecesangfroididanslescomptoirs.Jetiensàlafoisetdel'AllemagneetdumididelaFrance,j'aidanslapenséelarêverietudesque,etdanslesanglavivacitéprovençale.Jesuisnoble,etparmonpère,etparmamère.Parmamère,jetiensàtouteslespagesdel'almanachdeGotha.Enfin,mesprécautionssontbienprises,iln'est au pouvoir d'aucun homme ni même au pouvoir de l'autorité, de démasquer monincognito. Je resterai voilée, inconnue. Quant à ma personne, et quant à mes propres,comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petitepersonne (heureusesans le savoir) surquivos regards se sontarrêtés, et jenecroispasêtreunepauvresse,encorequedixfilsdepairsdeFrancenem'accompagnentpasdansmespromenades!J'aivujouerdéjàpourmoilevaudevilleignobledel'héritière,adoréepourses millions. Enfin, n'essayez d'aucunemanière, même par pari, d'arriver à moi. Hélas!quoique libre, je suis gardée, et parmoi-même d'abord, et par des gens de courage quin'hésiteraientpointàvousplanteruncouteaudans lecœur,sivousvouliezpénétrerdansma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiosité, je croisn'avoirbesoind'aucundecessentimentspourvousintéresser,pourvousattacher.

»Je réponds maintenant à la seconde édition considérablement augmentée de votrepremiersermon.

»Voulez-vousunaveu?Jemesuisditenvousvoyantsidéfiant,etmeprenantpouruneCorinne, dont les improvisations m'ont tant ennuyée, que, déjà, beaucoup de dixièmesMuses vous avaient emmené, vous tenant par la curiosité, dans leurs doubles vallons, etvousavaientproposédegoûterauxfruitsdeleursparnassesdepensionnaire...Oh!soyezenpleinesécurité,monami;sij'aimelapoésie,jen'aipointdepetitsversenportefeuille,etmes bas sont et resteront d'une entière blancheur. Vous ne serez point ennuyé par deslégèretésenunoudeuxvolumes.Enfinsijevousdisjamais:Accourez!vousnetrouverezpoint,vouslesavezmaintenant,unevieillefille,pauvreetlaide.

»Oh!monami,sivoussaviezcombienjeregrettequevoussoyezvenuauHavre!Vousavez ainsimodifié ce que vous appelezmon roman.Non,Dieu seul peut peser dans sesmainspuissantesletrésorquejeréservaisàunhommeassezgrand,assezconfiant,assezperspicacepourpartirdechezlui,surlafoidemeslettres,aprèsavoirpénétrépasàpasdansl'étenduedemoncœuretarriverànotrepremierrendez-vousaveclasimplicitéd'unenfant! Je rêvais cette innocence à unhommedegénie.Le trésor, vous l'avez écorné. Jevouspardonne,cherpoëte,vousviviezàParis;et,commevousledites,ilyaunhomme

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dans un poëte. Me prendrez-vous, à cause de ceci, pour une petite fille qui cultive leparterre enchanté des illusions?Ne vous amusez pas à jeter des pierres dans les vitrauxcassés d'un château ruinédepuis longtemps.Vous, hommed'esprit, comment n'avez-vouspasdevinéquelaleçondevotrepédantepremièrelettre,mademoiselled'Estesel'étaitditeà elle-même!Non, cherpoëte,mapremière lettrene fut pas le cailloude l'enfant qui vagabant le long des chemins, qui se plaît à effrayer un propriétaire lisant la cote de sescontributionsà l'abridesesespaliers;maisbien la ligneappliquéeavecprudenceparunpêcheurduhautd'unerocheauborddelamer,espérantunepêchemiraculeuse.

»Tout cequevousditesdebeau sur laFamille amonapprobation.L'hommequimeplaira,dequijemecroiraidigne,auramoncœuretmavie,del'aveudemesparents;jeneveuxnilesaffliger,nilessurprendre;j'ailacertitudederégnersureux,ilssontd'ailleurssanspréjugés.Enfin,jemesensfortecontrelesillusionsdemafantaisie.J'aibâtidemesmainsuneforteresse,et je l'ai laissé fortifierpar ledévouementsansbornesdeceuxquiveillentsurmoicommesuruntrésor,nonquejenesoisdeforceàmedéfendreenplaine;car,sachez-le,lehasardm'arevêtued'unearmurebientrempée,etsurlaquelleestgravélemotMÉPRIS.J'ail'horreurlaplusprofondedetoutcequisentlecalcul,decequin'estpasentièrementnoble,pur,désintéressé.J'ailecultedubeau,del'idéal,sansêtreromanesque,mais après l'avoir été, pourmoi seule, dansmes rêves.Aussi ai-je reconnu lavéritédeschoses,justesjusqu'àlavulgarité,quevousm'avezécritessurlaviesociale.

»Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons être que deux amis. Pourquoichercherunamidansuninconnu?direz-vous.Votrepersonnem'est inconnue,maisvotreesprit,votrecœurmesontconnus,ilsmeplaisent,etjemesensdessentimentsinfinisdansl'âmequiveulentunhommedegéniepouruniqueconfident.Jeneveuxpasquelepoëmedemoncœursoitinutile,ilbrillerapourvouscommeileûtbrillépourDieuseul.Quellechose précieuse qu'un bon camarade à qui l'on peut tout dire! Refuserez-vous les fleursinéditesdelajeunefillevraiequivolerontversvouscommelesjolismoucheronsverslesrayons du soleil? Je suis sûre que vous n'avez jamais rencontré cette bonne fortune del'esprit: lesconfidencesd'unejeunefille!Écoutezsonbabil,acceptezlesmusiquesqu'ellen'aencorechantéesquepourelle.Plustard,sinosâmessontbiensœurs,sinoscaractèresseconviennentà l'essai,quelque jourunvieuxdomestiqueàcheveuxblancs,placésur lebordd'uneroute,vousattendrapourvousconduiredansunchalet,dansunevilla,dansuncastel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun del'hyménée (lescouleursde l'Autrichesipuissantepar lemariage),ni si ledénoûmentestpossible; mais avouez que c'est poétique et que mademoiselle d'Este est de bonnecomposition! Ne vous laisse-t-elle pas votre liberté? vient-elle d'un pied jaloux jeter uncoup d'œil dans les salons de Paris? vous impose-t-elle les devoirs d'une emprinse, leschaînesquelespaladinssemettaientjadisaubrasvolontairement?Ellevousdemandeunealliance proprement morale et mystérieuse? Allons, venez dans mon cœur quand vousserezmalheureux,blessé,fatigué.Dites-moibientoutalors,nemecachezrien,j'auraidesélixirspourtoutesvosdouleurs.J'aivingtans,monami,maismaraisonenacinquante,etj'ai malheureusement ressenti dans un autre moi-même les horreurs et les délices de lapassion.Jesaistoutcequelecœurhumainpeutcontenirdelâchetés,d'infamies,etjesuisnéanmoinslaplushonnêtedetouteslesjeunesfilles.Non,jen'aiplusd'illusions;maisj'aimieux:j'aidescroyancesetunereligion.Tenez,jecommencelejeudenosconfidences.

»Quelquesoitlemariquej'aurai,sijel'aichoisi,cethommepourradormirtranquille,

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ilpourras'enallerauxGrandesIndes,ilmeretrouverafinissantlatapisseriecommencéeàsondépart,sansqu'aucunregardaitplongédansmesyeux,sansqu'unevoixd'hommeaitflétril'airdansmonoreille;etdanschaquepointilreconnaîtracommeunversdupoëmedont il auraété lehéros.Quandmême jeme serais trompéeàquelquebelle etmenteuseapparence,cethommeauratouteslesfleursdemespensées,touteslescoquetteriesdematendresse, lesmuets sacrifices d'une résignation fière et nonmendiante. Oui, jeme suispromis de ne jamais suivre monmari au dehors quand il ne le voudra pas: je serai ladivinitédesonfoyer.Voilàmareligionhumaine.Maispourquoinepaséprouveretchoisirl'hommeàquijeseraicommelavieestaucorps?L'hommeest-il jamaisgênédelavie?Qu'est-cequ'une femmecontrariantceluiqu'elleaime?C'est lamaladieau lieude lavie.Parlavie,j'entendscetteheureusesantéquifaitdetouteheureunplaisir.

»Revenonsàvotre lettre,quimesera toujoursprécieuse.Oui,plaisanterieàpart,ellecontientcequejesouhaitais,uneexpressiondesentimentsprosaïquesaussinécessairesàlafamille que l'air au poumon, et sans lesquels il n'est pas de bonheur possible. Agir enhonnête homme, penser en poëte, aimer comme aiment les femmes, voilà ce que jesouhaitaisàmonami,etcequimaintenantn'est,sansdoute,plusunechimère.

»Adieu,mon ami. Je suis pauvre pour lemoment.C'est une des raisons quime fontchérirmonmasque,mon incognito,mon imprenable forteresse. J'ai luvosderniersversdanslaRevue,etavecquellesdélices,aprèsm'êtreinitiéeauxaustèresetsecrètesgrandeursdevotreâme!

»Serez-vousbienmalheureuxdesavoirqu'une jeunefilleprieDieufervemmentpourvous,qu'elle faitdevoussonuniquepensée,etquevousn'avezpasd'autres rivauxqu'unpèreetunemère?Ya-t-ildesraisonsderepousserdespagespleinesdevous,écritespourvous,quineserontluesqueparvous?Rendez-moilapareille.Jesuissipeufemmeencorequevosconfidences,pourvuqu'ellessoiententièresetvraies,suffirontaubonheurde

»VotreO.D'ESTE-M.»

—MonDieu!suis-jedoncamoureuxdéjà,s'écrialejeuneRéférendairequis'aperçutd'êtrerestécettelettreàlamainpendantuneheureaprèsl'avoirlue.Quelpartiprendre?ellecroitécrireànotregrandPoëte!dois-jecontinuercettetromperie?est-ceunefemmedequaranteansouunejeunefilledevingtans?

Ernestdemeura fascinépar legouffrede l'inconnu.L'inconnu,c'est l'infiniobscur, et rienn'estplus attachant. Il s'élève de cette sombre étendue des feux qui la sillonnent par moments et quicolorentdesfantaisiesàlaMartynn.DansunevieoccupéecommecelledeCanalis,uneaventuredecegenreestemportéecommeunbluetdanslesrochesd'untorrent;maisdanscelled'unRéférendaireattendant le retour aux affaires du système dont le représentant est son protecteur, et qui, pardiscrétion, élevait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jolie fille, en qui son imaginationpersistaitàluifairevoirlajeuneblonde,devaitselogerdanslecœuretycauserlesmilledégâtsdesromans qui entrent chez une existence bourgeoise, commeun loup dans une basse-cour. Ernest sepréoccupa donc beaucoup de l'inconnue duHavre, et il répondit la lettre que voici, lettre étudiée,lettreprétentieuse,maisoùlapassioncommençaitàserévélerparledépit.

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VIII.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Mademoiselle, est-il bien loyal à vous de venir s'asseoir dans le cœur d'un pauvrepoëte avec l'arrière-pensée de le laisser là, s'il n'est pas selon vos désirs, en lui léguantd'éternelsregrets,enluimontrantpourquelquesinstantsuneimagedelaperfection,nefût-ellequejouée,outoutaumoinsuncommencementdebonheur?Jefusbienimprévoyantensollicitantcettelettreoùvouscommencezàdéroulerlarubanneriedevosidées.Unhommepeut très bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse à tantd'originalité, tant de fantaisie à tant de sentiment.Qui ne souhaiterait de vous connaître,après avoir lu cette première confidence? il me faut des efforts vraiment grands pourconserverma raison enpensant àvous, car vous avez réuni tout cequi peut troubler uncœur et une tête d'homme. Aussi profité-je du reste de sang-froid que je garde en cemomentpourvousfaired'humblesreprésentations.

»Croyez-vousdonc,mademoiselle,quedeslettres,plusoumoinsvraiesparrapportàla vie telle qu'elle est, plus oumoins hypocrites, car les lettres que nous nous écririonsseraientl'expressiondumomentoùellesnouséchapperaient,etnonpaslesensgénéraldenoscaractères;croyez-vous,dis-je,que tantbellessoient-elles,ellesremplaceront jamaisl'expression que nous ferions de nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire?L'homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuventsuffire,etlaviemécaniqueàlaquelleonattache,hélas!plusd'importancequ'onnelecroitàvotreâge.Cesdeuxexistencesdoiventconcorderàl'idéalquevouscaressez;cequi,soitditenpassant,esttrèsrare.L'hommagepur,spontané,désintéressé,d'uneâmesolitaire,àlafois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfumconsolentdetousleschagrins,detouteslesblessures,detouteslestrahisonsquecomporteàParislavielittéraire,etjevousremercieparunélansemblableauvôtre;mais,aprèscepoétique échange demes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vousattendre? Jen'ai ni le génie, ni lamagnifiquepositionde lordByron; je n'ai pas surtoutl'auréole de sa damnation postiche et de son fauxmalheur social; mais qu'eussiez-vousespéré de lui dans une circonstance pareille? Son amitié, n'est-ce pas? Eh bien, lui quidevait n'avoir que de l'orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives quidécourageaientl'amitié.Moi,millefoispluspetitquelui,nepuis-jeavoirdesdissonancesde caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l'amitié le fardeau le plusdifficile?... En échange de vos rêveries, que recevriez-vous? les ennuis d'une vie qui neseraitpasentièrementlavôtre.Cecontratestinsensé.Voicipourquoi.

»Tenez, votre poëme projeté n'est qu'un plagiat. Une jeune fille de l'Allemagne, quin'était pas, comme vous, une demi-Allemande,mais uneAllemande tout entière, a, dansl'ivressedesesvingtans,adoréGœthe;elleenafaitsonami,sareligion,sondieu!toutenlesachantmarié.MadameGœthe,enbonneAllemande,enfemmedepoëte,s'estprêtéeàceculte par une complaisance très narquoise, et qui n'a pas guéri Bettina! Mais qu'est-ilarrivé?Cetteextatiquea finiparépouserunAllemand.Entrenous,avouonsqu'une jeunefillequiseseraitfaitelaservantedugénie,quiseseraitégaléeàluiparlacompréhension,

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qui l'eûtpieusementadoré jusqu'àsamort,commefaitunedecesdivinesfigures tracéespar les peintres dans les volets de leurs chapellesmystiques, et qui, lorsque l'AllemagneperdraGœthe,seseraitretiréeenquelquesolitudepourneplusvoirpersonne,commefitl'amiedelordBolingbroke,avouonsquecettejeunefilleseseraitincrustéedanslagloiredu poëte comme Marie Magdeleine l'est à jamais dans le sanglant triomphe de notreSauveur.Siceciestlesublime,quedites-vousdel'envers?

»N'étant ni lord Byron, ni Gœthe, deux colosses de poésie et d'égoïsme, mais toutsimplementl'auteurdequelquespoésiesestimées,jenesauraisréclamerleshonneursd'unculte.Jesuistrèspeumartyr.J'aitoutàlafoisducœuretdel'ambition,carj'aimafortuneàfaireetsuisencorejeune.Voyez-moi,commejesuis.Labontéduroi,lesprotectionsdesesministres me donnent une existence convenable. J'ai toutes les allures d'un homme fortordinaire.JevaisauxsoiréesdeParis,absolumentcommelepremiersotvenu;maisdansunevoituredontlesrouesneportentpassurunterrainsolidifié,commeleveutletempsprésent,pardesinscriptionsderentesurleGrand-Livre.Sijenesuispasriche,jen'aidoncpas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans lamisère,àcertainshommesquivalentmieuxquemoi,commed'Arthez,parexemple.Queldénoûment prosaïque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeuneenthousiasme?Restons-en là. Si j'ai eu le bonheur de vous sembler une rareté terrestre,vous aurez été, pourmoi, quelque chose de lumineux et d'élevé, comme ces étoiles quis'enflammentetdisparaissent.Querienneternissecetépisodedenotrevie.Encontinuantainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser lesobstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétanterelativementàleurdurée;et,supposezquejeréussisseauprèsdevous,nousfinissonsdelafaçon la plus vulgaire: un mariage, un ménage, des enfants... Oh! Bélise et HenrietteChrysaleensemble,est-cepossible?...Adieu,donc!»

IX.

AMONSIEURDECANALIS.

«Monami,votrelettrem'afaitautantdechagrinquedeplaisir.Peut-êtreaurons-nousbientôt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle à Dieu, nous luidemandonsunefouledechoses,ilrestemuet.MoijeveuxtrouverenvouslesréponsesqueDieunenousfaitpas.L'amitiédemademoiselledeGournayetdeMontaignenepeut-elleserecommencer?Neconnaissez-vouspasleménagedeSismondedeSismondiàGenève,leplus touchant intérieurque l'on connaisse et dontonm'aparlé, quelque chose comme lemarquisetlamarquisedePescaireheureuxjusquedansleurvieillesse?MonDieu!serait-ilimpossible qu'il existât, comme dans une symphonie, deux harpes qui, à distance, serépondent,vibrent,etproduisentunedélicieusemélodie?L'homme,seuldanslacréation,est à la fois laharpe, lemusicienet l'écouteur.Mevoyez-vous inquiète à lamanièredesfemmesordinaires?Nesais-jepasquevousallezdanslemonde,quevousyvoyezlesplusbelleset lesplusspirituellesfemmesdeParis?Nepuis-jeprésumerqu'unedecessirènesdaignevousenlacerdesesfroidesécailles,etqu'elleafaitlaréponsedontlesprosaïques

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considérationsm'attristent?Ilest,monami,quelquechosedeplusbeauquecesfleursdelacoquetterieparisienne, il existeune fleurquicroîtenhautdecespicsalpestres,nomméshommesdegénie, l'orgueilde l'humanitéqu'ils fécondent enyversant lesnuagespuisésavec leurs têtes dans les cieux; cette fleur, je la veux cultiver et faire épanouir, car sessauvagesetdouxparfumsnenousmanquerontjamais,ilssontéternels.

»Faites-moil'honneurdenecroireàriendevulgaireenmoi.Sij'eusseétéBettina,carjesaisàquivousavezfaitallusion,jen'auraisjamaisétémadamed'Arnim;etsij'avaisétél'une des femmes de lord Byron, je serais à cette heure dans un couvent. Vous m'avezatteinteàl'endroitsensible.Vousnemeconnaissezpas,vousmeconnaîtrez.Jesensenmoiquelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité.Dieu amis dansmon âme laracinedecetteplantehybridenéeausommetdecesAlpesdontjeviensdeparler,etquejene veux pasmettre dans un pot de fleurs, surma croisée, pour l'y voirmourir.Non, cemagnifiquecalice,unique,auxodeursenivrantes,neserapastraînédanslesvulgaritésdelavie;ilestàvous,àvoussansqu'aucunregardleflétrisse,àvousàjamais!Oui,cher,àvoustoutesmespensées,mêmelesplussecrètes,lesplusfolles;àvousuncœurdejeunefillesansréserve,àvousuneaffectioninfinie.Sivotrepersonnenemeconvientpas,jenememarieraipoint.Jepuisvivredelavieducœur,devotreesprit,devossentiments;ilsmeplaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chezvousdubeaudans lemoral,etcelamesuffit.Là,seramavie.

»Nefaitespasfid'unejeuneetjolieservantequinereculepasd'horreuràl'idéed'êtreun jour la vieille gouvernante dupoëte, unpeu samère, unpeu saménagère, unpeu saraison, unpeu sa richesse.Cette fille dévouée, si précieuse àvos existences, est l'Amitiépure et désintéressée, à qui l'ondit tout, qui écoutequelquefois enhochant la tête, et quiveille en filant à la lueurde la lampe, afind'être là quand le poëte revient ou trempédepluieoumaugréant.Voilàmadestinéesijen'aipascelledel'épouseheureuseetattachéeàjamais:jesourisàl'unecommeàl'autre.

»Et croyez-vous que la France sera bien lésée parce quemademoiselle d'Este ne luidonnera pas deux ou trois enfants, parce qu'elle ne sera pas une madame Vilquinquelconque? Quant à moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mère par labienfaisance et par ma secrète coopération à l'existence d'un homme grand à qui jerapporteraimespenséesetmeseffortsici-bas.J'ailaplusprofondehorreurdelavulgarité.Sijesuislibre,sijesuisriche,jemesaisjeuneetbelle,jeneseraijamaisniàquelqueniaissousprétextequ'ilestlefilsd'unpairdeFrance,niàquelquenégociantquipeutseruinerenunjour,niàquelquebelhommequiseralafemmedansleménage,niàaucunhommequimeferaitrougirvingtfoispar jourd'êtreà lui.Soyezbientranquilleàcesujet.Monpèrea tropd'adorationpourmesvolontés, ilne lescontrariera jamais.Si jeplaisàmonpoëte, s'il me plaît, le brillant édifice de notre amour sera bâti si haut, qu'il seraparfaitementinaccessibleaumalheur:jesuisuneaiglonne,etvousleverrezàmesyeux.Jenevousrépéteraipascequejevousaiditdéjà,maisjelemetsenmoinsdemotsenvousavouantquejeserailafemmelaplusheureused'êtreemprisonnéeparl'amour,commejelesuisencemomentparlavolontépaternelle.Eh!monami,réduisonsàlavéritéduromancequinousarriveparmavolonté.

»Unejeunefille,àl'imaginationvive,enferméedansunetourelle,semeurtd'enviedecourirdansleparcoùsesyeuxseulementpénètrent;elleinventeunmoyendedescellersa

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grille,ellesauteparlacroisée,escaladelemurduparc,etvafolâtrerchezlevoisin.C'estunvaudevilleéternel!...Ehbien!cette jeunefilleestmonâme, leparcduvoisinestvotregénie. N'est-ce pas bien naturel? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de sontreillage cassé par de jolis pieds?Voilà pour le poëte.Mais le sublime raisonneur de lacomédiedeMolièreveut-ildesraisons!Envoici.

»MoncherGéronte,ordinairement lesmariagesse fontau reboursdusenscommun.Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le Léandre fourni par lavoisineoupêchédansunbaln'apasvolé,s'iln'apasdetarevisible,s'ilalafortunequ'onluidésire,s'ilsortd'uncollégeoud'uneÉcoledeDroit,ayantsatisfaitauxidéesvulgairessur l'éducation, et s'il porte bien ses vêtements, on lui permet de venir voir une jeunepersonne, lacée dès le matin, à qui sa mère ordonne de bien veiller sur sa langue, etrecommandedenerienlaisserpasserdesonâme,desoncœursursaphysionomie,enygravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armée des instructions les pluspositivessurledangerdemontrersonvraicaractère,etàquil'onrecommandedenepasparaître d'une instruction inquiétante. Les parents, quand les affaires d'intérêt sont bienconvenuesentre eux,ont labonhomied'engager lesprétendusà se connaître l'un l'autre,pendantdesmomentsassez fugitifsoù ils sontseuls,où ilscausent,où ils sepromènent,sansaucuneespècedeliberté,carilssesaventdéjàliés.Unhommesecostumealorsaussibienl'âmequelecorps,etlajeunefilleenfaitautantdesoncôté.Cettepitoyablecomédie,entremêlée de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s'appelle faire la cour à saprétendue.Voilàcequim'arévoltée,etjeveuxfairesuccéderlemariagelégitimeàquelquelong mariage des âmes. Une jeune fille n'a, dans toute sa vie, que ce moment où laréflexion, la seconde vue, l'expérience lui soient nécessaires. Elle joue sa liberté, sonbonheur, et vousne lui laissezni le cornet, ni lesdés; elleparie, elle fait galerie. J'ai ledroit, lavolonté, lepouvoir, lapermissionde fairemonmalheurmoi-même,et j'enuse,commefitmamèrequi,conseilléeparl'instinct,épousaleplusgénéreux,leplusdévoué,leplusaimantdeshommes,aimédansunesoiréepoursabeauté.Jevoussaislibre,poëteetbeau.Soyezsûrquejen'auraispaschoisipourconfidentl'undevosconfrèresenApollondéjàmarié. Simamère fut séduite par laBeauté qui peut-être est le génie de la Forme,pourquoineserais-jepasattiréeparl'espritetlaformeréunis?

»Serais-je plus instruite en vous étudiant par correspondance qu'en commençant parl'expériencevulgairedesquelquesmoisdecour?Ceciestlaquestion,diraitHamlet.Maismon procédé, mon cher Chrysale, a du moins l'avantage de ne pas compromettre nospersonnes. Je sais que l'amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. Là setrouve la raisonde tant de séparations entre amants qui se croyaient liés pour la vie.Lavéritableépreuveestlasouffranceetlebonheur.Quand,aprèsavoirpasséparcettedoubleépreuve de la vie, deux êtres y ont déployé leurs défauts et leurs qualités, qu'ils y ontobservéleurscaractères,alorsilspeuventallerjusqu'àlatombeensetenantparlamain;mais,moncherArgante,quivousditquenotrepetitdramecommencén'apasd'avenir?...Entoutcas,n'aurons-nouspasjouiduplaisirdenotrecorrespondance?...

»J'attendsvosordres,monseigneur,etsuisdegrandcœur

»Votreservante,»O.D'ESTE-M.»

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X.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Tenez, vous êtes un démon, je vous aime, est-ce là ce que vous désiriez, filleoriginale! Peut-être voulez-vous seulement occuper votre oisiveté de province par lespectacledessottisesquepeutfaireunpoëte?Ceseraitunebienmauvaiseaction.VosdeuxlettresaccusentprécisémentassezdemalicepourinspirercedouteàunParisien.Maisjenesuisplusmaîtredemoi,mavieetmonavenirdépendentdelaréponsequevousmeferez.Dites-moi si la certitude d'une affection sans bornes, accordée dans l'ignorance desconventionssociales,voustouchera;enfinsivousm'admettezàvousrechercher...Ilyaurabienassezd'incertitudesetd'angoissespourmoidanslaquestiondesavoirsimapersonnevousplaira.Sivousmerépondezfavorablement,jechangemavieetdisadieuàbiendesennuisquenousavonslafolied'appelerlebonheur.Lebonheur,machèrebelleinconnue,il est ce que vous rêvez: une fusion complète des sentiments, une parfaite concordanced'âme,uneviveempreintedubeauidéal(cequeDieunouspermetd'enavoirici-bas)surlesactionsvulgairesdelavieautraindelaquelleilfautbienobéir,enfinlaconstanceducœurplusprisablequecequenousnommonslafidélité.

»Peut-on dire qu'on fait des sacrifices dès qu'il s'agit d'un bien suprême, le rêve despoëtes,lerêvedesjeunesfilles,lepoëmequ'àl'entréedelavie,etdèsquelapenséeessaiesesailes,chaquebelleintelligenceacaressédesesregardsetcouvédesyeuxpourlevoirse briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire; car, pour la presque totalité deshommes,lepiedduRéelseposeaussitôtsurcetœufmystérieuxquin'éclôtpresquejamais.Aussinevousparlerai-jepasencoredemoi,nidemonpassé,nidemoncaractère,nid'uneaffectionquasimaternelled'uncôté,filialedumien,quevousavezdéjàgravementaltérée,et dont l'effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m'avez déjà rendu bienoublieux,pournepasdire ingrat: est-ceassezpourvous?Oh!parlez,ditesunmot,et jevousaimeraijusqu'àcequemesyeuxseferment,commelemarquisdePescaireaimasafemme,commeRoméosaJuliette,etfidèlement.Notrevie,pourmoidumoins,seracettefélicité sans trouble dont parleDante comme étant l'élément de sonParadis, poëmebiensupérieuràsonEnfer.Choseétrange,cen'estpasdemoi,maisdevousquejedoutedansleslonguesméditationsparlesquellesjemesuisplu,commevous,peut-être,àembrasserle cours chimériqued'une existence rêvée.Oui, chère, jeme sens la forced'aimer ainsi,d'allerverslatombeavecunedoucelenteuretd'unairtoujoursriant,endonnantlebrasàune femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l'âme. Oui, j'ai le couraged'envisagernotredoublevieillesse,denousvoirencheveuxblancs,comme levénérablehistoriendel'Italie,encoreanimésdelamêmeaffection,maistransformésselonl'espritdechaque saison. Tenez, je ne puis plus n'être que votre ami.QuoiqueChrysale,Oronte etArganterevivent,dites-vous,enmoi,jenesuispasencoreassezvieillardpourboireàunecoupetenueparlescharmantesmainsd'unefemmevoiléesanséprouverunférocedésirdedéchirerledomino,lemasque,etdevoirlevisage.Ounem'écrivezplus,oudonnez-moil'espérance. Que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu? Mepermettez-vousdesigner,

»Votreami?»

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XI.

AMONSIEURDECANALIS.

«Quelleflatterie!avecquellerapiditélegraveAnselmeestdevenulebeauLéandre?Aquoidois-jeattribuerun telchangement?est-ceàcenoirque j'aimissurdublanc,àcesidéesquisontauxfleursdemonâmecequ'estunerosedessinéeaucrayonnoirauxrosesduparterre?ouausouvenirdelajeunefilleprisepourmoi,etquiestàmapersonnecequela femmedechambreest à lamaîtresse?Avons-nouschangéde rôle?Suis-je laRaison?êtes-vous la Fantaisie? Trêve de plaisanterie. Votre lettre m'a fait connaître d'enivrantsplaisirs d'âme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille.Que sont,commeaditunpoëte, les liensdu sangquiont tantdepoids sur les âmesordinaires encomparaisondeceuxquenousforgelecieldanslessympathiesmystérieuses?Laissezmoivousremercier...Non,onneremerciepasdeceschoses...soyezbénidubonheurquevousm'avezcausé;soyezheureuxdelajoiequevousavezrépanduedansmonâme.Vousm'avezexpliquéquelquesapparentes injusticesde laviesociale. Ilya jenesaisquoidebrillantdanslagloire,demâle,quinevabienqu'àl'Homme,etDieunousadéfendudeportercetteauréole en nous laissant l'amour, la tendresse pour en rafraîchir les fronts ceints de saterriblelumière.J'aisentimamission,ouplutôtvousmel'avezconfirmée.

»Quelquefois,monami,jemesuislevéelematindansunétatd'inconcevabledouceur.Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l'idée du ciel.Ma première pensée étaitcomme une bénédiction. J'appelais ces matinées, mes petits levers d'Allemagne, enoppositionavecmescouchersdesoleilduMidi,pleinsd'actionshéroïques,debatailles,defêtesromaines,etdepoëmesardents.Ehbien!aprèsavoirlucettelettreoùvousressentezunefiévreuseimpatience,moij'aieudanslecœurlafraîcheurd'undecescélestesréveilsoùj'aimais l'air, lanature,etmesentaisdestinéeàmourirpourunêtreaimé.Unedevospoésies,leChantd'unejeunefille,peintcesmomentsdélicieuxoùl'allégresseestdouce,oùlaprièreestunbesoin,etc'estmonmorceau favori.Voulez-vousque jevousdise toutesmesflatteriesenuneseule:jevouscroisdigned'êtremoi!...

»Votre lettre, quoique courte, m'a permis de lire en vous. Oui, j'ai deviné vosmouvements tumultueux,votrecuriositépiquée,vosprojets, touslesfagotsapportés(parqui?)pourlesbûchersducœur.Maisjen'ensaispasencoreassezsurvouspoursatisfaireàvotredemande.Écoutez,cher,lemystèremepermetcetabandonquilaissevoirlefonddel'âme.Unefoisvue,adieunotremutuelleconnaissance.Voulez-vousunpacte?Lepremierconcluvousfut-ildésavantageux?vousyavezgagnémonestime.Etc'estbeaucoup,monami,qu'uneadmirationquisedoubledel'estime.Écrivez-moid'abordvotrevieenpeudemots;puisracontez-moivotreexistenceàParis,aujourlejour,sansaucundéguisement,etcommesivouscausiezavecunevieilleamie:ehbien!après, jeferaifaireunpasànotreamitié. Je vous verrai,mon ami, je vous le promets.Et c'est beaucoup... Tout ceci, cher,n'est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en préviens, il ne peut en résulter aucuneespècedegalanterie,ainsiquevousditesentrehommes. Il s'agitdemavie,etcequimecauseparfoisd'affreuxremordssurlespenséesquejelaisseenvolerpartroupesversvous,ils'agitdecelled'unpèreetd'unemèreadorés,àquimonchoixdoitplaireetquidoivent

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trouverunvraifilsdansmonami.

»Jusqu'àquelpointvosespritssuperbes,àquiDieudonne lesailesdesesangessansleur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier à la famille, à ses petitesmisères?...Queltexteméditédéjàparmoi.Oh!sij'aidit,dansmoncœur,avantdeveniràvous:«Allons!...»jen'enaipasmoinseulecœurpalpitantdanslacourse,etjenemesuisdissimulénilesariditésduchemin,nilesdifficultésdel'alpequej'avaisàgravir.J'aitoutembrassé dans de longuesméditations.Ne sais-je pas que les hommes éminents commevousl'êtesontconnul'amourqu'ilsontinspiré,toutaussibienqueceluiqu'ilsontressenti,qu'ilsonteuplusd'unroman,etquevoussurtout,encaressantceschimèresderacequelesfemmesachètentàdesprixfous,vousvousêtesattiréplusdedénoûmentsquedepremierschapitres.Etnéanmoinsjemesuisécriée:«Allons!»parcequej'aiplusétudiéquevousnelecroyezlagéographiedecesgrandssommetsdel'Humanitétaxésparvousdefroideur.Nem'avez-vouspasditdeByronetdeGœthequ'ilsétaientdeuxcolossesd'égoïsmeetdepoésie? Hé! mon ami, vous avez partagé là l'erreur dans laquelle tombent les genssuperficiels; mais peut-être était-ce chez vous générosité, fausse modestie, ou désir dem'échapper? Permis au vulgaire, et non à vous, de prendre les effets du travail pour undéveloppementdelapersonnalité.NilordByron,niGœthe,niWalterScott,niCuvier,nil'inventeur, ne s'appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée; et cette puissancemystérieuseestplusjalousequ'unefemme,ellelesabsorbe,ellelesfaitvivreet lestueàsonprofit.Lesdéveloppementsvisiblesdecetteexistencecachéeressemblentenrésultatàl'égoïsme;maiscommentoserdirequel'hommequis'estvenduauplaisir,à l'instructionou à la grandeur de son époque, est égoïste? Une mère est-elle atteinte de personnalitéquandelle immole toutà sonenfant?...Ehbien! lesdétracteursdugénienevoientpassafécondematernité!voilàtout.Laviedupoëteestunsicontinuelsacrificequ'illuifautuneorganisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d'une vie ordinaire; aussi,dansquelsmalheursnetombe-t-ilpas,quand,àl'exempledeMolière,ilveutvivredelaviedes sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises; car, pour moi,superposéàsavieprivée,lecomiquedeMolièreesthorrible.Pourmoi,lagénérositédugénieestquasidivine,etjevousaiplacédanscettenoblefamilledeprétenduségoïstes.Ah!sij'avaistrouvélasécheresse,lecalcul,l'ambition,làoùj'admiretoutesmesfleursd'âmelesplus aimées, vousne savezpasdequelle longuedouleur j'eusse été atteinte! J'ai déjàrencontré le mécompte assis à la porte de mes seize ans! Que serais-je devenue enapprenantàvingtansquelagloireestmenteuse,envoyantceluiqui,danssesœuvres,avaitexprimétantdesentimentscachésdansmoncœur,nepascomprendrececœurquandilsedévoilait pour lui seul?Omonami, savez-vous cequi serait advenudemoi?vous allezpénétrer dans l'arrière de mon âme. Eh bien! j'aurais dit à mon père: «Amenez-moi legendre qui sera de votre goût, j'abdique toute volonté, mariez-moi pour vous!» Et cethommeeûtéténotaire,banquier,avare,sot,hommedeprovince,ennuyeuxcommeunjourdepluie,vulgairecommeunélecteurdupetitcollége;ileûtétéfabricant,ouquelquebravemilitaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive enmoi.Mais,horriblesuicidede tous lesmoments! jamaismonâmeneseseraitdépliéeau jourvivifiantd'unsoleilaimé!Aucunmurmuren'auraitrévéléniàmonpère,niàmamère,niàmes enfants, le suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de saprison,quilancedeséclairsparmesyeux,quivoleàpleinesailesversvous,quiseposecommeunePolymnieàl'angledevotrecabinetenyrespirantl'air,enyregardanttoutd'unœil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, où monmari m'aurait menée, en

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m'échappantàquelquespasdemesmarmots,envoyantunesplendidematinée,secrètement,j'eussejetéquelquespleursbienamers.Enfinj'auraiseu,dansmoncœur,etdansuncoindema commode, un petit trésor pour toutes les filles abusées par l'amour, pauvres âmespoétiques, attiréesdans les supplicespardes sourires!...Mais je crois envous,monami.Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon ambition secrète; et parmoments, voyez jusqu'où vama franchise, je voudrais être aumilieu du livre que nouscommençons, tant jemesensdefermetédansmonsentiment, tantdeforceaucœurpouraimer, tant de constance par raison, tant d'héroïsme pour le devoir que je me crée, sil'amourpeutjamaissechangerendevoir!

»S'ilvousétaitdonnédemesuivredanslamagnifiqueretraiteoùjenousvoisheureux,si vous connaissiezmes projets, il vous échapperait une phrase terrible où serait lemotfolie,etpeut-êtreserais-jecruellementpunied'avoirenvoyétantdepoésieàunpoëte.Oui,jeveuxêtreunesource, inépuisablecommeunbeaupays,pendantlesvingtansquenousaccordelanaturepourbriller.Jeveuxéloignerlasatiétéparlacoquetterieetlarecherche.Je serai courageuse pourmon ami, comme les femmes le sont pour lemonde. Je veuxvarier lebonheur, jeveuxmettrede l'espritdans la tendresse,dupiquantdans la fidélité.Ambitieuse, jeveux tuer les rivalesdans lepassé,conjurer leschagrinsextérieurspar ladouceurdel'épouse,parsafièreabnégation,etavoir,pendanttoutelavie,cessoinsdunidquelesoiseauxn'ontquependantquelquesjours.Cetteimmensedot,elleappartenait,elledevait être offerte à un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactionsvulgaires. Trouvez-vousmaintenantma première lettre une faute? Le vent d'une volontémystérieusem'ajetéeversvous,commeunetempêteapporteunrosieraucœurd'unsaulemajestueux.Etdans la lettreque je tiens là, surmoncœur,vousvous êtes écrié, commevotreancêtre:—Dieuleveut!quandilpartitpourlacroisade.

»Nedirez-vouspas:Elle est bienbavarde!Autourdemoi, tousdisent:—Elle est bientaciturne,mademoiselle!

»O.D'ESTE-M.»

CeslettresontparutrèsoriginalesauxpersonnesàlabienveillancedequilaComédieHumainelesdoit;mais leur admirationpourceduel entredeuxesprits croisant laplume, tandisque leplussévèreincognitotientunmasquesur lesvisages,pourraitnepasêtrepartagée.Surcentspectateursquatre-vingts peut-être se lasseraient de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernementconstitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé de supprimer onze lettreséchangées entreErnest etModeste, pendant lemoisde septembre; si quelque flatteusemajorité lesréclame,espéronsqu'elledonneralesmoyensdelesrétablirquelquejourici.

Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable, les sentiments vraimenthéroïquesdupauvresecrétaireintimesedonnèrentamplecarrièredansceslettresquel'imaginationdechacunferapeut-êtreplusbellesqu'ellesne lesont,endevinantceconcertdedeuxâmes libres.AussiErnestnevivait-ilplusqueparcesdouxchiffonsdepapier,commeunavarenevitplusqueparceux de laBanque; tandis qu'un amour profond succédait chezModeste au plaisir d'agiter une vieglorieuse,d'enêtre,malgréladistance,leprincipe.Lecœurd'ErnestcomplétaitlagloiredeCanalis.Il faut souvent, hélas! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature on ne

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composeuntypequ'enemployantlessingularitésdeplusieurscaractèressimilaires.Combiendefoisunefemmen'a-t-ellepasditdansunsalonaprèsdescauseriesintimes:Celui-ciseraitmonidéalpourl'âme,etjemesensaimercelui-làquin'estquelerêvedessens!

Ladernière lettre écriteparModeste, et quevoici, permetd'apercevoir l'île desFaisans où lesméandresdecettecorrespondanceconduisaientcesdeuxamants.

XXIII.

AMONSIEURDECANALIS.

«Soyez, dimanche, auHavre; entrez à l'église, faites-en le tour, après lamesse d'uneheure,uneoudeuxfois,sortezsansriendireàpersonne,sansfaireaucunequestionàquiquecesoit,maisayezuneroseblancheàvotreboutonnière.Puis,retournezàParis,vousytrouverezuneréponse.Cetteréponseneserapascequevouscroyez;car jevous l'aidit,l'avenirn'estpasencoreàmoi...Maisneserais-jepasunevraiefolledevousdireoui,sansvousavoirvu!Quandjevousauraivu,jepuisdirenon,sansvousblesser:jesuissûrederesterinconnue.»

CettelettreétaitpartielaveilledujouroùlalutteinutileentreModesteetDumayvenaitd'avoirlieu. L'heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche où les yeuxdonneraient tort ou raison à l'esprit, au cœur, undesmoments lesplus solennelsdans lavied'unefemmeetquetroismoisd'uncommerced'âmeàâmerendaitromanesqueautantquelepeutsouhaiterlafille laplusexaltée.Tout lemonde,excepté lamère,avaitpris la torpeurdecetteattentepour lecalmedel'innocence.Quelquepuissantesquesoientetlesloisdelafamilleetlescordesreligieuses,il est des Julies d'Étanges, desClarisses, des âmes remplies commedes coupes troppleines et quidébordent sous une pression divine. Modeste n'était-elle pas sublime en déployant une sauvageénergie à comprimer son exubérante jeunesse, en demeurant voilée? Disons-le, le souvenir de sasœur était plus puissant que toutes les entraves sociales; elle avait armé de fer sa volonté pour nemanquerniàsonpèreniàsafamille.Maisquelsmouvementstumultueux!etcommentunemèrenelesaurait-ellepasdevinés?

Lelendemain,ModesteetmadameDumayconduisirent,versmidi,madameMignonausoleil,surlebanc,aumilieudesfleurs.L'aveugletournasafigureblêmeetflétrieducôtédel'Océan,elleaspiral'odeurdelameretpritlamainàModestequirestaprèsd'elle.Aumomentdequestionnersafille,lamère luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l'amour, et Modeste luiparaissait,commeaufauxCanalis,uneexception.

—Pourvuquetonpèrerevienneàtemps!s'il tardeencore, ilnetrouveraplusquetoidetoutcequ'ilaime!aussi,Modeste,promets-moidenouveaudenejamaislequitter,dit-elleavecunecâlineriematernelle.

Modeste porta lesmains de samère à ses lèvres et les baisa doucement en répondant:—Ai-jebesoindeteleredire?

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—Ah!monenfant, c'estquemoi-même j'aiquittémonpèrepour suivremonmari!...monpèreétaitseulcependant,iln'avaitquemoid'enfant...Est-celàcequeDieupunitdansmavie!...Cequejetedemande,c'estdetemarieraugoûtdetonpère,deluiconserveruneplacedanstoncœur,denepaslesacrifieràtonbonheur,delegarderaumilieudelafamille.Avantdeperdrelavue,jeluiaiécritmesvolontés, il lesexécutera; je luienjoinsde retenirsa fortuneenentier,nonque j'aieunepenséededéfiancecontretoi,maisest-onjamaissûrd'ungendre?Moi,mafille,ai-jeétéraisonnable?Unclind'œiladécidédemavie.Labeauté,cetteenseignesitrompeuse,aditvraipourmoi;mais,dût-ilenêtredemêmepourtoi,pauvreenfant,jure-moiquesi,demêmequetamère,l'apparencet'entraînait,tulaisseraisàtonpèrelesoindes'enquérirdesmœurs,ducœuretdelavieantérieuredeceluiquetuauraisdistingué,siparhasardtudistinguaisunhomme.

—Jenememarieraijamaisqu'avecleconsentementdemonpère,réponditModeste.

Lamèregarda leplusprofond silence après avoir reçucette réponse, et saphysionomiequasimorteannonçaitqu'ellelaméditaitàlamanièredesaveugles,enétudiantenelle-mêmel'accentquesafilleyavaitmis.

—C'estque,vois-tu,monenfant,ditenfinmadameMignonaprèsunlongsilence,si lafautedeCarolinemefaitmouriràpetitfeu,tonpèrenesurvivraitpasàlatienne;jeleconnais,ilsebrûleraitlacervelle,iln'yauraitplusnivienibonheursurlaterrepourlui...—Modestefitquelquespaspours'éloigner de sa mère, et revint un moment après.—Pourquoi m'as-tu quittée? demanda madameMignon.

—Tum'asfaitpleurer,maman,réponditModeste.

—Eh bien! mon petit ange, embrasse-moi. Tu n'aimes personne, ici?... tu n'as pas d'attentif?demanda-t-elleenlagardantsursesgenoux,cœurcontrecœur.

—Non,machèremaman,réponditlapetitejésuite.

—Peux-tumelejurer?

—Oh!certes!...s'écriaModeste.

MadameMignonneditplusrien,elledoutaitencore.

—Enfin,situtechoisissaisunmari,tonpèrelesaurait,reprit-elle.

—Jel'aipromis,etàmasœur,etàtoimamère.Quellefauteveux-tuquejecommetteenlisantàtouteheure,àmondoigt:PenseàBettina!Pauvresœur!

Aumomentoùsurcemot:Pauvresœur!ditparModeste,unetrêvedesilences'étaitétablieentrelafilleetlamère,dontlesdeuxyeuxéteintslaissèrentcoulerdeslarmesqueneputsécherModesteen semettant aux genoux demadameMignon et lui disant: «Pardon, pardon,maman», l'excellentDumaygravissaitlacôted'Ingouvilleaupasaccéléré,faitanormaldanslavieducaissier.

Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin même Dumayrecevait,d'uncapitainevenudesmersde laChine, lapremièrenouvelledesonpatron,desonseulami.

AMONSIEURANNEDUMAY,ANCIENCAISSIERDELAMAISONMIGNON.

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«MoncherDumay,jesuivraidebienprès,saufleschancesdelanavigation,lenavireparl'occasionduqueljet'écris;jen'aipasvouluquittermonbâtimentauqueljesuishabitué.Je t'avaisdit:Pasdenouvelles,bonnesnouvelles!Mais,aupremiermotdecette lettre, tuserasjoyeux;carcemot,c'est:J'aiseptmillionsaumoins!J'enrapporteunegrandepartieen indigo, un tiers en bonnes valeurs surLondres et Paris, un autre tiers en bel or.Tonenvoid'argentm'afaitatteindreauchiffrequejem'étaisfixé,jevoulaisdeuxmillionspourchacunedemesfillesetl'aisancepourmoi.J'aifaitlecommercedel'opiumengrospourdesmaisonsdeCanton, toutesdix foisplus richesquemoi.Vousnevousdoutezpas, enEurope,decequesont lesrichesmarchandschinois.J'allaisde l'AsieMineure,où jemeprocuraisl'opiumàbasprix,àCantonoùjelivraismesquantitésauxcompagniesquienfontlecommerce.MadernièreexpéditionaeulieudanslesîlesdelaMalaisie,oùj'aipuéchangerleproduitdel'opiumcontremonindigo,premièrequalité.Aussipeut-êtreaurai-jecinqàsixcentmillefrancsdeplus,carjenecomptemonindigoquecequ'ilmecoûte.

»Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c'est que detravaillerpoursesenfants!Dèslasecondeannée,j'aipuavoiràmoileMignon,jolibrickde sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont lesemménagementsontétéfaitspourmoi.C'estencoreunevaleur.Laviedumarin,l'activitévoulue pourmon commerce,mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au longcours,m'ontentretenudansunexcellentétatdesanté.Teparlerdetoutceci,n'est-cepasteparler de mes deux filles et de ma chère femme! J'espère qu'en me sachant ruiné lemisérablequim'aprivédemaBettinal'auralaissée,etquelabrebiségaréeserarevenueaucottage.Nefaudra-t-ilpasquelquechosedeplusdansladotdecelle-là!MestroisfemmesetmonDumay,tousquatrevousavezétéprésentsàmapenséependantcestroisannées.Tues riche,Dumay. Ta part, en dehors dema fortune, semonte à cinq cent soixantemillefrancs, que je t'envoie en un mandat, qui ne sera payé qu'à toi-même par la maisonMongenod,qu'onaprévenuedeNew-York.Encorequelquesmois,etjevousreverraitous,jel'espère,bienportants.

»Maintenant,moncherDumay,sijet'écrisàtoiseulement,c'estquejedésiregarderlesecretsurmafortune,etquejeveuxtelaisserlesoindepréparermesangesàlajoiedemonretour.J'aiassezducommerce,etjeveuxquitterleHavre.Lechoixdemesgendresm'importe beaucoup.Mon intention est de racheter la terre et le château de laBastie, deconstituer unmajorat de cent mille francs de rente aumoins, et de demander au roi lafaveurde fairesuccéder l'undemesgendresàmonnometàmon titre.Or, tusais,monpauvreDumay, lemalheurquenous avonsdûau fatal éclat que répand l'opulence. J'y aiperdu l'honneurd'unedemes filles. J'ai ramenéà Java leplusmalheureuxdespères, unpauvrenégocianthollandais, richedeneufmillions, àqui sesdeux filles furent enlevéespardesmisérables,etnousavonspleurécommedeuxenfants,ensemble.Doncjeneveuxpasquel'onconnaissemafortune.Aussin'est-cepasauHavrequejedébarquerai,maisàMarseille.MonsecondestunProvençal,unancienserviteurdemafamille,àqui j'ai faitfaire unepetite fortune.Castagnould aurames instructions pour racheterLaBastie, et jetraiterai de l'indigo par l'entremise de la maisonMongenod. Je mettrai mes fonds à laBanquedeFrance,etjereviendraivoustrouver,ennemedonnantqu'unefortuneostensibled'environ un million en marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cent millefrancs.Choisirceluidemesgendresquiseradignedesuccéderàmonnom,àmesarmes,àmes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire; mais je les veux tous deux,

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commetoietmoi,éprouvés,fermes, loyaux,honnêtesgensabsolument.Jen'aipasdoutédetoi,monvieux,unseulinstant.J'aipenséquemabonneetexcellentefemme,latienneettoi,vousaveztracéunehaieinfranchissableautourdemafille,etquejepourraimettreunbaiserpleind'espérancessurlefrontpurdel'angequimereste.Bettina-Caroline,sivousavezsusauversafaute,auradelafortune.Aprèsavoirfaitlaguerreetlecommerce,nousallonsfairedel'agriculture,ettuserasnotreintendant.Celateva-t-il?Ainsi,monvieilami,tevoilàlemaîtredetaconduiteavecmafamille,dedireoudetairemessuccès.Jem'enfieàtaprudence;tudirascequetujugerasconvenable.Enquatreans,ilpeutêtresurvenutantdechangementsdanslescaractères.Jetelaisseêtrelejuge,tantjecrainslatendressedemafemmepoursesfilles.Adieu,monvieuxDumay.Disàmesfillesetàmafemmequejen'aijamaismanquédelesembrasserdecœurtousles jours,soiretmatin.Lesecondmandat,également personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, enattendant.

»Tonpatronetami,»CHARLESMIGNON.»

—Tonpèrearrive,ditmadameMignonàsafille.

—Aquoivois-tucela,maman?demandaModeste.

—Iln'yaquecettenouvelleànousapporterquipuissefairecourirDumay.

Modeste,plongéedanssesréflexions,n'avaitnivunientenduDumay.

—Victoire! s'écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n'a jamais été malade, et ilrevient...ilrevientsurleMignon,unbeaubâtimentàlui,quidoitvaloiravecsacargaisondontilmeparle,huitàneufcentmillefrancs;maisilvousrecommandelaplusprofondediscrétion,ilalecœurcreusébienavantparl'accidentdenotrechèrepetitedéfunte.

—Ilyafaitlaplaced'unetombe,ditmadameMignon.

—Et il attribue cemalheur, ce quime semble probable, à la cupidité que les grandes fortunesexcitent chez les jeunes gens...Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu denous... Soyons heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle, si c'estpossible.—Mademoiselle,dit-ilàl'oreilledeModeste,écrivezàmonsieurvotrepèreunelettresurlapertequelafamilleafaiteetsurlessuitesaffreusesquecetévénementaeues,afindelepréparerauterriblespectaclequ'ilaura;jemechargedeluifairetenircettelettreavantsonarrivéeauHavre,carilestforcédepasserparParis;écrivez-lui longuement,vousavezdutempsàvous, j'emporterai lalettrelundi,lundij'iraisansdouteàParis...

Modeste eutpeurqueCanalis etDumayne se rencontrassent, ellevoulutmonterpour écrire etremettrelerendez-vous.

—Mademoiselle,dites-moi, repritDumayde lamanière laplushumbleenbarrant lepassageàModeste,quevotrepèreretrouvesafillesansautresentimentaucœurqueceluiqu'elleavaitàsondépartpourlui,pourmadamevotremère.

—Jemesuis juréàmoi-même,àmasœuretàmamère,d'être laconsolation, lebonheuret lagloiredemonpère,et—ce—sera!répliquaModesteenjetantunregardfieretdédaigneuxàDumay.

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Ne troublez pas la joie que j'ai de savoir bientôt mon père au milieu de nous par des soupçonsinjurieux.Onnepeutpasempêcherlecœurd'unejeunefilledebattre,vousnevoulezpasquejesoisunemomie?dit-elle.Mapersonneestàmafamille,moncœurestàmoi.Sij'aime,monpèreetmamèrelesauront.Êtes-vouscontent,monsieur?

—Merci,mademoiselle, réponditDumay, vousm'avez rendu la vie;mais vous auriez toujoursbienpumedireDumay,mêmeenmedonnantunsoufflet!

—Jure-moi,ditlamère,quetun'aséchangéniparoleniregardavecaucunjeunehomme...

—Jepuislejurer,mamère,ditModesteensouriantetregardantDumayquil'examinaitetsouriaitcommeunejeunefillequifaitunemalice.

—Elleseraitdoncbienfausse,s'écriaDumayquandModesterentradanslamaison.

—MafilleModestepeutavoirdesdéfauts,réponditlamère,maiselleestincapabledementir.

—Ehbien! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que lemalheur a soldé soncompteavecnous.

—Dieu le veuille! répliqua madameMignon. Vous le verrez, Dumay; moi, je ne pourrai quel'entendre...Ilyabiendelamélancoliedansmonbonheur!

Encemoment,Modeste,quoiqueheureuseduretourdesonpère,étaitaffligéecommePerretteenvoyant ses œufs cassés. Elle avait espéré plus de fortune que n'en annonçait Dumay. Devenueambitieusepour sonpoëte, elle souhaitait aumoins lamoitiédes sixmillionsdont elle avaitparlédanssasecondelettre.Enproieàsadoublejoieetcontrariéeparlepetitchagrinqueluicausaitsapauvreté relative, elle semit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurscolères,leursdésirs,enlesexprimantparlesnuancesdeleurjeu.Dumaycausaitavecsafemmeensepromenantsouslesfenêtres,illuiconfiaitlesecretdeleurfortuneetl'interrogeaitsursesdésirs,surses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n'avait, comme son mari, d'autre famille que lafamilleMignon.LesdeuxépouxdécidèrentdevivreenProvence,si lecomtede laBastieallaitenProvence,etdeléguerleurfortuneàceluidesenfantsdeModestequienauraitbesoin.

—ÉcoutezModeste!leurditmadameMignon,iln'yaqu'unefilleamoureusequipuissecomposerdepareillesmélodiessansconnaîtrelamusique...

Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de voyage, les empirescrouler, le choléra ravager la cité, l'amour d'une jeune fille poursuit son vol, comme la nature samarche,commeceteffroyableacidequelachimieadécouvert,etquipeuttrouerleglobesiriennel'absorbeaucentre.

Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les stances qu'il faut citer,quoiqu'elles soient imprimées au deuxième volume de l'édition dont parlait Dauriat, car pour yadapter sa musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques modifications quipourraientétonnerlesadmirateursdelacorrection,souventtropsavantedecepoëte.

CHANTD'UNEJEUNEFILLE.

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Moncœur,lève-toi!Déjàl'alouetteSecoueenchantantsonaileausoleil.Nedorsplus,moncœur,carlavioletteÉlèveàDieul'encensdesonréveil.

Chaquefleurvivanteetbienreposée,Ouvranttouràtourlesyeuxpoursevoir,Adanssoncaliceunpeuderosée,Perled'unjourquiluisertdemiroir.

Onsentdansl'airpurquel'angedesrosesApassélanuitàbénirlesfleurs!Onvoitquepourluitoutessontécloses,Ilvientd'enhautraviverleurscouleurs.

Ainsilève-toi,puisquel'alouetteSecoueenchantantsonaileausoleil;Riennedortplus,moncœur!lavioletteÉlèveàDieul'encensdesonréveil.

Etvoici,puisquelesprogrèsdelaTypographielepermettent,lamusiquedeModeste,àlaquelleuneexpressiondélicieusecommuniquait cecharmeadmirédans lesgrandschanteurs, etqu'aucunetypographie,fût-ellehiéroglyphiqueouphonétique,nepourrajamaisrendre.

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—C'estjoli,ditmadameDumay,Modesteestmusicienne,voilàtout...

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—Ellealediableaucorps,s'écrialecaissieràquilesoupçondelamèreentradanslecœuretdonnalefrisson.

—Elleaime,répétamadameMignon.

En réussissant,par le témoignage irrécusabledecettemélodie,à fairepartager sacertitudesurl'amourcachédeModeste,madameMignontroublalajoiequeleretouretlessuccèsdesonpatroncausaientaucaissier.LepauvreBretondescenditauHavreyreprendresabesognechezGobenheim;puis,avantderevenirdîner,ilpassachezlesLatournelleyexprimersescraintesetleurdemanderdenouveauaideetsecours.

—Oui,moncherami,ditDumaysurlepasdelaporteenquittantlenotaire,jesuisdumêmeavisquemadame:elleaime,c'estsûr,etlediablesaitlereste!Mevoilàdéshonoré.

—Nevousdésolezpas,Dumay,réponditlepetitnotaire,nousseronsbien,ànoustous,aussifortsquecettepetitepersonne,et,dansuntempsdonné,toutefilleamoureusecommetuneimprudencequilatrahit;mais,nousencauseronscesoir.

AinsitouteslespersonnesdévouéesàlafamilleMignonfurentenproieauxmêmesinquiétudesquilespoignaientlaveilleavantl'expériencequelevieuxsoldatavaitcruêtredécisive.L'inutilitédetant d'efforts piqua si bien la conscience deDumay qu'il ne voulut pas aller chercher sa fortune àParis avant d'avoir deviné lemot de cette énigme.Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plusprécieuxquelesintérêts,concevaienttousencemomentque,sanslaparfaiteinnocencedesafille,lecolonelpouvaitmourirdechagrinentrouvantBettinamorteetsafemmeaveugle.LedésespoirdupauvreDumay fit une telle impression sur lesLatournelle qu'ils en oublièrent le départ d'Exupèreque,danslamatinée,ilsavaientembarquépourParis.Pendantlesmomentsdudîneroùilsfurenttouslestroisseuls,monsieur,madameLatournelleetButscharetournèrentlestermesdeceproblèmesoustouteslesfaces,enparcouranttouteslessuppositionspossibles.

—SiModeste aimait quelqu'un duHavre, elle aurait tremblé hier, ditmadameLatournelle, sonamantestdoncailleurs.

—Elleajuré,ditlenotaire,cematin,àsamèreetdevantDumay,qu'ellen'avaitéchangéniregard,niparoleavecâmequivive...

—Elleaimeraitdoncàmamanière?ditButscha.

—Etcommentdoncaimes-tu,monpauvregarçon?demandamadameLatournelle.

—Madame,réponditlepetitbossu,j'aimeàmoitoutseul,àdistance,àpeuprèscommed'iciauxétoiles...

—Etcommentfais-tu,grossebête?ditmadameLatournelleensouriant.

—Ah!madame,réponditButscha,cequevouscroyezunebosse,estl'étuidemesailes.

—Voilàdoncl'explicationdetoncachet!s'écrialenotaire.

Lecachetduclercétaituneétoilesouslaquelleselisaientcesmots:Fulgens,sequar(brillante,jetesuivrai),ladevisedelamaisondeChastillonest.

—Unebelle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide, ditButscha comme s'il se

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parlait à lui-même. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblé de n'être aimée que pour sabeauté!

Lesbossussontdescréationsmerveilleuses,entièrementduesd'ailleursàlaSociété;car,dansleplandelaNature,lesêtresfaiblesoumalvenusdoiventpérir.Lacourbureoulatorsiondelacolonnevertébrale produit chez ces hommes, en apparence disgraciés, comme un regard où les fluidesnerveux s'amassent endeplusgrandesquantitésquechez les autres, et dans le centremêmeoù ilss'élaborent,oùilsagissent,d'oùilss'élancentainsiqu'unelumièrepourvivifierl'êtreintérieur.Ilenrésultedesforces,quelquefoisretrouvéespar lemagnétisme,maisqui leplussouventseperdentàtravers les espacesduMondeSpirituel.Cherchezunbossuquine soit pasdouédequelque facultésupérieure, soit d'une gaieté spirituelle, soit d'uneméchanceté complète, soit d'une bonté sublime.Commedesinstrumentsquelamaindel'Artneréveillerajamais,cesêtres,privilégiéssanslesavoir,viventeneux-mêmescommevivaitButscha,quandilsn'ontpasuséleursforces,simagnifiquementconcentrées, dans la lutte qu'ils ont soutenue à l'encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsis'expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nainseffrayants,lesféesdifformes,toutecetteracedebouteilles,aditRabelais,contenantélixirsetbaumesrares.

Donc, Butscha devina presqueModeste. Et, dans sa curiosité d'amant sans espoir, de serviteurtoujours prêt àmourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de laRussie:Vivel'empereur!ilméditadesurprendrepourluiseullesecretdeModeste.Ilsuivitd'unairprofondémentsoucieuxsespatronsquandilsallèrentauChalet,carils'agissaitdedéroberàtouscesyeuxattentifs, à toutescesoreilles tendues, lepiégeoù ilprendrait la jeune fille.Cedevaitêtreunregard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu'un chirurgienmet le doigt sur unedouleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire demonsieurDumaycontremonsieuretmadameLatournelle.

PendantlemomentoùModestes'absenta,versneufheures,afind'allerpréparerlecoucherdesamère,madameMignonetsesamispurentcauseràcœurouvert;mais lepauvreclerc,abattupar laconviction qui l'avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l'avait étéGobenheim.

—Ehbien!qu'as-tudonc,Butscha?s'écriamadameLatournelleétonnée.Ondiraitquetuasperdutoustesparents...

Une larme jaillit des yeux de l'enfant abandonné par unmatelot suédois, et dont lamère étaitmortedechagrinàl'hôpital.

—Je n'ai que vous au monde, répondit-il d'une voix troublée, et votre compassion est tropreligieuse,pourquejelaperdejamais,carjamaisjenedémériteraivosbontés.

Cetteréponsefitvibrerunecordeégalementsensiblechezlestémoinsdecettescène,celledeladélicatesse.

—Nousvousaimonstous,monsieurButscha,ditmadameMignond'unevoixémue.

—J'aisixcentmillefrancsàmoi!ditlebraveDumay,tuserasnotaireauHavreetsuccesseurdeLatournelle.

L'Américaine,elle,avaitprisetserrélamainaupauvrebossu.

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—Vousavezsixcentmillefrancs!...s'écriaLatournelle,quilevalenezsurDumaydèsquecetteparole fut lâchée, etvous laissezcesdames ici!...EtModesten'apasun joli cheval!Et ellen'apascontinuéd'avoirdesmaîtresdemusique,depeinture,de.....

—Eh!ilnelesaquedepuisquelquesheures!...s'écrial'Américaine.

—Chut!fitmadameMignon.

Pendanttoutescesexclamations,l'augustepatronnedeButschas'étaitposée,elleleregardait.

—Mon enfant, dit-elle, je te crois entouré de tant d'affection que je ne pensais pas au sensparticulierde cette locutionproverbiale;mais tudoisme remercierde cettepetite faute, car elle aserviàtefairevoirquelsamistesexquisesqualitést'ontvalus.

—VousavezdonceudesnouvellesdemonsieurMignon?ditlenotaire.

—Ilrevient,ditmadameMignon,maisgardonscesecretentrenous...QuandmonmarisauraqueButschanousatenucompagnie,qu'ilnousamontrél'amitiélaplusviveetlaplusdésintéresséequandtoutlemondenoustournaitledos,ilnevouslaisserapaslecommanditeràvousseul,Dumay.Aussi,monami,dit-elleenessayantdedirigersonvisageversButscha,pouvez-vousdèsàprésent traiteravecLatournelle...

—Mais ila l'âge,vingt-cinqansetdemi,ditLatournelle.Et,pourmoi,c'estacquitterunedette,mongarçon,quedetefaciliterl'acquisitiondemonÉtude.

Butscha, qui baisait lamain demadameMignon en l'arrosant de ses larmes,montra un visagemouilléquandModesteouvritlaportedusalon.

—Quidoncafaitduchagrinàmonnainmystérieux?...demanda-t-elle.

—Eh!mademoiselleModeste,pleurons-nousjamaisdechagrin,nousautresenfantsbercésparleMalheur?Onvientdememontrerautantd'attachementquejem'ensentaisaucœurpourtousceuxenqui jeme plaisais à voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche.Ah! ah! le pauvreButschaserapeut-êtreunjourlericheButscha.Vousneconnaissezpastoutcequ'ilyad'audacechezcetavorton!...s'écria-t-il.

Le bossu se donna un violent coupde poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant lacheminée après avoir jeté sur Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grossespaupièresserrées;carilaperçut,danscetincidentimprévu,lapossibilitéd'interrogerlecœurdesasouveraine.Dumaycrutpendantunmomentqueleclercavaitosés'adresseràModeste,etiléchangearapidementavecsesamisuncoupd'œilbiencomprispareuxetquifitcontemplerlepetitbossudansuneespècedeterreurmêléedecuriosité.

—J'aimesrêvesaussi,moi!...repritButschadontlesyeuxnequittaientpasModeste.

La jeune fille abaissa ses paupières par un mouvement qui fut déjà pour le clerc toute unerévélation.

—Vousaimezlesromans, laissez-moi,danslajoieoùjesuis,vousconfiermonsecret,etvousmedirezsiledénoûmentduroman,inventéparmoipourmavie,estpossible;autrement,àquoibonla fortune?Pourmoi, l'or est le bonheur plus que pour tout autre; car, pourmoi, le bonheur serad'enrichirunêtreaimé!Vousquisaveztantdechoses,mademoiselle,dites-moidoncsil'onpeutse

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faireaimerindépendammentdelaforme,belleoulaide,etpoursonâmeseulement?

ModestelevalesyeuxsurButscha.Cefutuneinterrogationterrible,caralorsModestepartagealessoupçonsdeDumay.

—Unefoisriche,jechercheraiquelquebellejeunefillepauvre,uneabandonnéecommemoi,quiaurabiensouffert,quiseramalheureuse;jeluiécrirai,jelaconsolerai,jeseraisonbongénie;ellelira dans mon cœur, dans mon âme, elle aura mes deux richesses à la fois, et mon or biendélicatement offert, et ma pensée parée de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance arefuséesàmagrotesquepersonne!Jeresteraicachécommeunecausequelessavantscherchent.Dieun'estpeut-êtrepasbeau?...Naturellement,cetteenfant,devenuecurieuse,voudramevoir;maisjeluidiraiquejesuisunmonstredelaideur,jemepeindraienlaid...

Là,Modeste regardaButscha fixement, elle lui eûtdit:—Quesavez-vousdemesamours?... ellen'auraitpasétéplusexplicite.

—Sij'ailebonheurd'êtreaimépourlespoésiesdemoncœur!...Si,quelquejour,jeneparaisêtrequ'unpeucontrefaitàcettefemme,avouezquejeseraiplusheureuxqueleplusbeaudeshommes,qu'unhommedegénieaiméparunecréatureaussicélestequevous...

LarougeurquicoloralevisagedeModesteappritaubossupresquetoutlesecretdelajeunefille.

—Ehbien!enrichircequ'onaime,etluiplairemoralement,abstractionfaitedelapersonne,est-ce le moyen d'être aimé? Voilà le rêve du pauvre bossu, le rêve d'hier; car, aujourd'hui, votreadorablemèrevientdemedonnerlaclefdemonfuturtrésor,enmepromettantdemefaciliter lesmoyens d'acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cetteaffreusetransformationestutile.Qu'enpensez-vous,mademoiselle,vous?...

Modesteétaitsisurprise,qu'ellenes'aperçutpasqueButschal'interpellait.Lepiégedel'amoureuxfutmieuxdresséqueceluidusoldat,carlapauvrefillestupéfaiterestasansvoix.

—PauvreButscha!dittoutbasmadameLatournelleàsonmari,deviendrait-ilfou?...

—VousvoulezréaliserlecontedelaBelleetlaBête,réponditenfinModeste,etvousoubliezquelaBêtesechangeenprinceCharmant.

—Croyez-vous?ditlenain.Moi,j'aitoujoursimaginéquecechangementindiquaitlephénomènedel'âmerenduevisible,éteignantlaformesoussaradieuselumière.Sijenesuispasaimé,jeresteraicaché, voilà tout!Vous et les vôtres,madame, dit-il à sa patronne, au lieu d'avoir un nain à votreservice,vousaurezunevieetunefortune.Butscharepritsaplaceetditauxtroisjoueursenaffectantleplusgrandcalme:—Aquiàdonner?...Maisenlui-même,ilsedisaitdouloureusement:—Elleveutêtreaiméepourelle-même,ellecorrespondavecquelquefauxgrandhomme,etoùenest-elle?

—Machèremaman,neufheurestroisquartsviennentdesonner,ditModesteàsamère.

MadameMignonfitsesadieuxàsesamis,etallasecoucher.

CeuxquiveulentaimerensecretpeuventavoirpourespionsdeschiensdesPyrénées,desmères,desDumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger;mais un amoureux?... c'est diamantcontre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une équation parfaite et dont lestermes se pénètrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait

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toujourschercherModestepouralleràlamesse,etilsemitencroisièredevantleChalet,enattendantlefacteur.

—Avez-vousunelettreaujourd'huipourmademoiselleModeste?dit-ilàcethumblefonctionnairequandillevitvenir.

—Non,monsieur,non...

—Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s'écria leclerc.

—Ah!dame!oui,réponditlefacteur.

Modestevitetentenditcepetitcolloquedesachambre,oùellesepostait toujoursàcetteheurederrièresapersienne,pourguetterlefacteur.Elledescendit,sortitdanslepetitjardinoùelleappelad'unevoixaltérée:—MonsieurButscha?...

—Mevoilà,mademoiselle!ditlebossuenarrivantàlapetiteportequeModesteouvritelle-même.

—Pourriez-vousmediresivouscomptezparmivos titresà l'affectiond'unefemmelehonteuxespionnageauquelvousvouslivrez?luidemandalajeunefilleenessayantdeterrassersonesclavesoussesregardsetparuneattitudedereine.

—Oui,mademoiselle!répondit-ilfièrement.Ah!jenecroyaispas,reprit-ilàvoixbasse,quelesvermisseaux pussent rendre service aux étoiles!...mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votremère, quemonsieurDumay, quemadameLatournelle, vous eussent devinée, et non un être, quasiproscritdelavie,quisedonneàvouscommeunedecesfleursquevouscoupezpourvousenservirunmoment? Ils savent tous que vous aimez;mais,moi seul, je sais comment. Prenez-moi commevousprendriezunchienvigilant,jevousobéirai,jevousgarderai,jen'aboieraijamais,etjenevousjugeraipoint.Jenevousdemanderienquedemelaisservousêtrebonàquelquechose.VotrepèrevousamisunDumaydansvotreménagerie,ayezunButscha,vousm'endirezdesnouvelles!...UnpauvreButschaquineveutrien,pasmêmeunos!

—Eh bien, je vais vous prendre à l'essai, dit Modeste qui voulut se défaire d'un gardien sispirituel.Allezsur-le-champ,d'hôtelenhôtel,àGraville,auHavre,savoirs'ilestvenud'AngleterreunmonsieurArthur...

—Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j'irai toutbonnementmepromenerauborddelamer,etcelasuffira,carvousnemevoulezpasaujourd'huiàl'église.Voilàtout.

Modesteregardalenainenlaissantvoirunétonnementstupide.

—Écoutez,mademoiselle!quoiquevousvoussoyezentortillélesjouesd'unfoulardetdeouate,vousn'avezpasdefluxion.Et,sivousavezundoublevoileàvotrechapeau,c'estpourvoirsansêtrevue.

—D'oùvousvienttantdepénétration?s'écriaModesteenrougissant.

—Eh!mademoiselle,vousn'avezpasdecorset!Unefluxionnevousobligeaitpasàvousdéguiserlataille,enmettantplusieursjupons,àcachervosmainssousdevieuxgants,etvosjolispiedsdansd'affreusesbottines,àvousmalhabiller,à...

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—Assez!dit-elle.Maintenant,commentserais-jecertained'avoirétéobéie?

—MonpatronveutalleràSainte-Adresse,ilenestcontrarié;maiscommeilestvraimentbon,iln'apasvoulumepriverdemondimanche:ehbien,jeluiproposeraid'yaller...

—Allez-y,etj'auraiconfianceenvous...

—Êtes-voussûredenepasavoirbesoindemoiauHavre?

—Non.Écoutez,nainmystérieux,regardez,dit-elleenluimontrantletempssansnuages.Voyez-vous la tracede l'oiseauquipassait toutà l'heure?ehbien!mesactions,purescommel'airestpur,n'en laissentpasdavantage.RassurezDumay, rassurez lesLatournelle, rassurezmamère,etsachezque cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussés et que le jourtraversa,neserapointaccordée,elleneserapasmêmeaniméed'unbaiser,avant le retourdemonpère,parcequ'onappelleunamant.

—Etpourquoinemevoulez-vouspasàl'égliseaujourd'hui?...

—Vousmequestionnez,aprèscequejevousaifaitl'honneurdevousdireetdevousdemander?...

Butschasaluasansrienrépondre,etcourutchezsonpatrondansleravissementd'entrerauservicedesamaîtresseanonyme.

Uneheureaprès,monsieuretmadameLatournellevinrentchercherModestequiseplaignitd'unhorriblemaldedents.

—Jen'aipaseu,dit-elle,lecouragedem'habiller.

—Ehbien!restez,ditlabonnenotaresse.

—Oh!non,jeveuxprierpourl'heureuxretourdemonpère,réponditModeste,etj'aipenséqu'enm'emmitouflantainsi,masortiemeferaitplusdebienquedemal.

EtmademoiselleMignon alla seule, à côté deLatournelle.Elle refusa de donner le bras à sonchaperondans la crainted'êtrequestionnée sur le tremblement intérieurqui l'agitait à lapenséedevoirbientôtsongrandpoëte.Unseulregard,lepremier,n'allait-ilpasdéciderdesonavenir?

Est-ildanslaviedel'hommeuneheureplusdélicieusequecelledupremierrendez-vousdonné?Renaissent-ellesjamaislessensationscachéesaufondducœuretquis'épanouissentalors?Retrouve-t-on lesplaisirs sansnomque l'on a savourés en cherchant, comme fitErnest deLaBrière, et sesmeilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plussoignés?Ondéifie leschosesassociéesàcetteheuresuprême.On fait alorsà soi seuldespoésiessecrètesquivalentcellesdelafemme;etlejouroù,departetd'autre,onlesdevine,toutestenvolé!N'enest-ilpasdeceschoses,commedelafleurdecesfruitssauvages,âcreetsuaveàlafois,perdueauseindesforêts, lajoiedusoleil,sansdoute;ou,commeleditCanalisdansleChantd'une jeunefille,lajoiedelaplanteelle-mêmeàquil'angedesfleursapermisdesevoir?Cecitendàrappelerque,semblableàbeaucoupd'êtrespauvrespourquilaviecommenceparlelabeuretparlessoucisdelafortune,lemodesteLaBrièren'avaitpasencoreétéaimé.Venulaveilleausoir,ils'étaitaussitôtcouché comme une coquette, afin d'effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toiletteméditéeàsonavantage,aprèsavoirprisunbain.Peut-êtreest-ceicilelieudeplacersonportraitenpied,nefût-cequepourjustifierladernièrelettrequedevaitécrireModeste.

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Né d'une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous saprotection,Ernestpossèdecetaircommeilfautoùserévèleuneéducationcommencéeauberceau,maisque l'habitudedesaffairesavait rendugravesanseffort,car lapédanterieest l'écueilde toutegravitéprématurée.Detailleordinaire,ilserecommandeparunefigurefineetdouce,d'untonchaudquoique sans coloration, et qu'il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à laMazarin.Sanscetteattestationvirile,ileûttropressemblépeut-êtreàunejeunefilledéguisée,tantlacoupeduvisageetleslèvressontmignardes,tantonestprèsd'attribueràunefemmesesdentsd'unémailtransparentetd'unerégularitéquasipostiche.Joignezàcesqualitésfémininesunparlerdouxcommelaphysionomie,douxcommedesyeuxbleusàpaupièresturques,etvousconcevreztrèsbienqueleministreeûtsurnommésonjeunesecrétaireparticulier,mademoiselledeLaBrière.Lefrontplein,pur,bienencadrédecheveuxnoirsabondants,semblerêveur,etnedémentpasl'expressiondela figure, qui est entièrement mélancolique. La proéminence de l'arcade de l'œil, quoique trèsélégammentcoupée,obombreleregardetajouteencoreàcettemélancolieparlatristesse,physiquepourainsidire,queproduisentlespaupièresquandellessonttropabaisséessurlaprunelle.Cedouteintime, que nous traduisons par lemotmodestie, anime donc et les traits et la personne. Peut-êtrecomprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus delongueurdansl'ovaledecettetête,plusd'espaceentrelementonquifinitbrusquementetlefronttropdiminuéparlamanièredontlescheveuxsontplantés.Ainsi,lafiguresembleécrasée.Letravailavaitdéjà creusé son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochés comme chez les gensjaloux.QuoiqueLaBrièrefûtalorsmince,ilappartientàcegenredetempéramentsqui,forméstard,prennentàtrenteansunembonpointinattendu.

Cejeunehommeeûtassezbienreprésenté,pourlesgensàquil'histoiredeFranceestfamilière,laroyaleetinconcevablefiguredeLouisXIII,mélancoliquemodestie,sanscauseconnue,pâlesouslacouronne,aimantlesfatiguesdelachasseethaïssantletravail,timideavecsamaîtresseaupointdelarespecter, indifférent jusqu'à laisser trancher la têteàsonami,etqueleremordsd'avoirvengésonpèresursamèrepeutseulexpliquer:oul'Hamletcatholique,ouquelquemaladieincurable.MaisleverrongeurquiblêmissaitLouisXIIIetdétendaitsaforce,étaitalors,chezErnest,simpledéfiancedesoi-même, la timidité de l'homme à qui nulle femme n'a dit: «Comme je t'aime!» et surtout ledévouement inutile. Après avoir entendu le glas d'unemonarchie dans la chute d'unministère, cepauvregarçonavaittrouvédansCanalisunrochercachésousd'élégantesmousses,ilcherchaitdoncunedominationàaimer;etcetteinquiétudeducanicheenquêted'unmaîtreluidonnaitl'airduroiquitrouvalesien.Cesnuages,cessentiments,cetteteintedesouffrancerépanduesurcettephysionomie,larendaientbeaucoupplusbellequenelecroyaitleRéférendaire,assezfâchédes'entendreclasserpar les femmesdans legenredesBeaux-Ténébreux;genrepassédemodeparun tempsoùchacunvoudraitpouvoirgarderpourluiseullestrompettesdel'Annonce.

LedéfiantErnestavaitdoncdemandétoussesprestigesauvêtementalorsàlamode.Ilmitpourcette entrevue, où tout dépendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusementcirées,ungiletcouleursoufrequilaissaitvoirunechemised'unefinesseremarquableetboutonnéed'opales,unecravatenoire,unepetiteredingotebleueornéedelarosetteetquisemblaitcolléesurledosetàlatailleparunprocédénouveau.Portantdejolisgantsdechevreau,couleurbronzeflorentin,il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien,montrantainsi,commele lieu l'exigeait, sachevelureamasséeavecart,etoù la lumièreproduisaitdesluisantssatinés.Campédèslecommencementdelamessesousleporche,ilexaminal'égliseenregardant tous les chrétiens,mais plus particulièrement les chrétiennes qui trempaient leurs doigtsdansl'eausainte.

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Unevoixintérieurecria:—Levoilà!àModestequandellearriva.Cetteredingoteetcettetournureessentiellementparisiennes,cetterosette,cesgants,cettecanne,leparfumdescheveux,rienn'étaitduHavre.Aussi,quandLaBrièreseretournapourexaminerlagrandeetfièrenotaresse,lepetitnotaireet le paquet (expression consacrée entre femmes), sous la forme duquel Modeste s'était mise, lapauvre enfant, quoique bien préparée, reçut-elle un coup violent au cœur en voyant cette poétiquefigure, illuminée en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper: une petite roseblanchecachaitpresque la rosette.Ernest reconnaîtrait-il son inconnueaffubléed'unvieuxchapeaugarnid'unvoilemisendouble?...Modesteeutsipeurdelasecondevuedel'amour,qu'ellesefitunedémarchedevieillefemme.

—Mafemme,ditlepetitLatournelleenallantàsaplace,cemonsieurn'estpasduHavre.

—Ilvienttantd'étrangers,réponditlanotaresse.

—Maislesétrangers,ditlenotaire,viennent-ilsjamaisvoirnotreéglisequin'estpasâgéedeplusdedeuxsiècles?

Ernest resta pendant toute la messe à la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne quiréalisâtsesespérances.Modeste,elle,neputmaîtrisersontremblementqueverslafinduservice.Elleéprouvadesjoiesqu'elleseulepouvaitdépeindre.Elleentenditenfinsur lesdalles lebruitd'unpasd'hommecommeilfaut;carlamesseétaitdite,Ernestfaisait letourdel'égliseoùilnesetrouvaitplusquelesdilettantideladévotionquidevinrentl'objetd'unesavanteetperspicaceanalyse.Ernestremarqualetremblementexcessifduparoissiendanslesmainsdelapersonnevoiléeàsonpassage;et, comme elle était la seule qui cachât sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise deModeste,étudiéeavecunsoind'amantcurieux.IlsortitquandmadameLatournellequittal'église,illasuivit à une distance honnête, et la vit rentrant avecModeste, rue Royale, où, selon son habitude,mademoiselleMignonattendaitl'heuredesvêpres.Aprèsavoirtoisélamaisonornéedepanonceaux,Ernestdemandalenomdunotaireàunpassant,quiluinommapresqueorgueilleusementmonsieurLatournelle, lepremiernotaireduHavre...Quand il longea la rueRoyalepouressayerdeplongerdansl'intérieurdelamaison,Modesteaperçutsonamant,elleseditalorssimaladequ'ellen'allapasàvêpres, etmadameLatournelle lui tint compagnie.Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais decroisière.Iln'osapasflâneràIngouville,ilsefitunpointd'honneurd'obéir,etrevintàParisaprèsavoir écrit, en attendant le départ de la voiture, une lettre queFrançoiseCochet devait recevoir lelendemain,timbréeduHavre.

Tous les dimanches,monsieur etmadameLatournelle dînaient auChalet, où ils reconduisaientModesteaprèsvêpres.Aussi,dèsquelajeunemaladesetrouvamieux,remontèrent-ilsàIngouvilleaccompagnésdeButscha.L'heureuseModeste fit alorsunecharmante toilette.Quandelledescenditpourdîner,elleoubliasondéguisementdumatin,saprétenduefluxion,etfredonna:

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Riennedortplus,moncœur!lavioletteÉlèveàDieul'encensdesonréveil.

Butscharessentitunlégerfrissonàl'aspectdeModeste,tantelleluiparutchangée,carlesailesdel'amour étaient comme attachées à ses épaules, elle avait l'air d'une sylphide, ellemontrait sur sesjouesledivincolorisduplaisir.

—Dequidoncsont lesparolessur lesquelles tuas faitunesi joliemusique?demandamadameMignonàsafille.

—DeCanalis,maman, répondit-elleendevenantà l'instantduplusbeaucramoisidepuis lecoujusqu'aufront.

—Canalis! s'écria le nain àqui l'accent deModeste et sa rougeur apprirent la seule chosequ'ilignorâtencoredusecret.Lui,legrandpoëte,fairedesromances?...

—C'est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j'ai osé plaquer des réminiscences d'airsallemands...

—Non,non,repritmadameMignon,c'estdelamusiqueàtoi,mafille!

Modeste, se sentantdevenirdeplus enplus cramoisie, sortit enentraînantButschadans lepetitjardin.

—Vouspouvez,luidit-elleàvoixbasse,merendreungrandservice.Dumayfaitlediscretavecmamèreetavecmoisurlafortunequemonpèrerapporte,jevoudraissavoircequienest.Dumay,dans le temps, n'a-t-il pas envoyé cinq cent et quelques mille francs à papa? Mon père n'est pashomme à s'absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux.Or, il revient sur unnavireàlui,etlapartqu'ilafaiteàDumays'élèveàprèsdesixcentmillefrancs.

—Ce n'est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre père avait perdu,commevoussavez,quatremillionsaumomentdesondépart, il lesasansdoute regagnés;mais ilauradûdonneràDumaydixpourcentdesesbénéfices,et,parlafortunequeledigneBretonavoueavoir,noussupposons,monpatronetmoi,quecelleducolonelmonteàsixouseptmillions...

—Omonpère! ditModeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tum'aurasdonnédeuxfoislavie!...

—Ah!mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poëte! Ce genre d'homme est plus oumoinsNarcisse! saura-t-il vous bien aimer? Un ouvrier en phrases occupé d'ajuster des mots est bienennuyeux.Unpoëte,mademoiselle,n'estpaspluslapoésiequelagrainen'estlafleur.

—Butscha,jen'aijamaisvud'hommesibeau!

—Labeauté,mademoiselle,estunvoilequisertsouventàcacherbiendesimperfections...

—C'estlecœurleplusangéliqueduciel...

—Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse! Cethommeauracommevous,unserviteurdansJeanButscha.Jeneseraiplusnotairealors,jevaismejeterdansl'étude,danslessciences...

—Etpourquoi?

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—Eh! mademoiselle, pour élever vos enfants, si vous daignez me permettre d'être leurprécepteur...Ah!sivousvouliezagréerunconseil?Tenez,laissez-moifaire:jesauraipénétrerlavieetlesmœursdecethomme,découvrirs'ilestbon,s'ilestcolère,s'ilestdoux,s'ilauracerespectquevousméritez,s'ilestcapabled'aimerabsolument,envouspréférantàtout,mêmeàsontalent...

—Qu'est-cequecelafait,sijel'aime?dit-ellenaïvement.

—Eh!c'estvrai,s'écrialebossu.

EncemomentmadameMignondisaitàsesamis:—Mafilleavucematinceluiqu'elleaime!

—Ce serait donc ce gilet soufre qui t'a tant intrigué,Latournelle, s'écria la notaresse.Ce jeunehommeavaitunejoliepetiteroseblancheàsaboutonnière...

—Ah!ditlamère,lesignedereconnaissance.

—Il avait, reprit la notaresse, la rosette d'officier de la Légion d'Honneur. C'est un hommecharmant!maisnousnoustrompons!Modesten'apasrelevésonvoile,elleétaitfagotéecommeunepauvresse,et...

—Et,ditlenotaire,ellesedisaitmalade,maisellevientd'ôtersamarmotteetseportecommeuncharme...

—C'estincompréhensible!s'écriaDumay.

—Hélas!c'estmaintenantclaircommelejour,ditlenotaire.

—Monenfant,ditmadameMignonàModestequirentrasuiviedeButscha,n'as-tupasvucematinàl'égliseunpetitjeunehommebienmis,quiportaituneroseblancheàsaboutonnière,décoré...

—Je l'ai vu, dit Butscha vivement en apercevant à l'attention de chacun le piége où Modestepouvaittomber,c'estGrindot,lefameuxarchitecteavecquilavilleestenmarchépourlarestaurationdel'église:ilestvenudeParis,jel'aitrouvécematinexaminantl'extérieur,quandjesuispartipourSainte-Adresse.

—Ah! c'est un architecte... ilm'a bien intriguée, ditModeste à qui le nain avait ainsi donné letempsdeseremettre.

Dumay regarda Butscha de travers.Modeste avertie se composa unmaintien impénétrable. LadéfiancedeDumayfutexcitéeauplushautpoint,etilseproposad'allerlelendemainàlamairieafindesavoirsil'architecteattendus'étaiteneffetmontréauHavre.Desoncôté,Butscha,trèsinquietdel'avenirdeModeste,pritlepartid'alleràParisespionnerCanalis.

Gobenheimvintfaire lewhistetcomprimaparsaprésencetous lessentimentsenfermentation.Modesteattendaitavecunesorted'impatiencel'heureducoucherdesamère;ellevoulaitécrire,ellen'écrivait jamais quependant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l'amour, quand elle crut tout lemondeendormi.

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XXIV.

AMONSIEURDECANALIS.

«Ah!monamibien-aimé!quelsatrocesmensongesquevosportraitsexposésauxvitresdesmarchandsdegravures?Etmoiquifaisaismonbonheurdecettehorriblelithographie!Jesuishonteused'aimerunhommesibeau.Non,jenesauraisimaginerquelesParisiennessoientassezstupidespournepasavoirvutoutesquevousétiezleurrêveaccompli.Vousdélaissé!voussansamour!...Jenecroisplusunmotdecequevousm'avezécritsurvotrevie obscure et travailleuse, sur votre dévouement à une idole, cherchée en vainjusqu'aujourd'hui.Vousavezététropaimé,monsieur;votrefront,pâleetsuavecommelafleurd'unmagnolia, leditassez,et je seraimalheureuse.Quesuis-je,moi,maintenant?...Ah!pourquoim'avoirappeléeàlavie!Enunmomentj'aisentiquemapesanteenveloppemequittait!Monâmeabrisélecristalquilaretenaitcaptive,elleacirculédansmesveines!Enfin, le froidsilencedeschosesacessé toutàcouppourmoi.Tout,dans lanature,m'aparlé. La vieille églisem'a semblé lumineuse; ses voûtes, brillant d'or et d'azur commecellesd'unecathédraleitalienne,ontscintillésurmatête.Lessonsmélodieuxquelesangeschantentauxmartyrsetquileurfontoublierlessouffrancesontaccompagnél'orgue!LeshorriblespavésduHavrem'ontparucommeuncheminfleuri.J'aireconnudanslamerunevieilleamiedontlelangagepleindesympathiespourmoinem'étaitpasassezconnu.J'aivuclairementquelesrosesdemonjardinetdemaserrem'adorentdepuislongtempsetmedisaienttoutbasd'aimer;ellesontsouritoutesàmonretourdel'église,etj'aienfinentenduvotrenomdeMelchiormurmuréparlesclochesdesfleurs,jel'ailuécritsurlesnuages!Oui,mevoilàvivante,grâceà toi!poëteplusbeauquecefroidetcompassé lordByron,dont le visage est aussi terne que le climat anglais. Épousée par un seul de tes regardsd'Orientquiapercémonvoilenoir,tum'asjetétonsangaucœur,ilm'arenduebrûlantedelatêteauxpieds!Ah!nousnesentonspaslavieainsi,quandnotremèrenousladonne.Uncoupqueturecevraism'atteindraitaumomentmême,etmonexistencenes'expliqueplusquepartapensée.Jesaisàquoisertladivineharmoniedelamusique,ellefutinventéeparlesangespourexprimerl'amour.Avoirdugénieetêtrebeau,monMelchior,c'esttrop!Asa naissance, un homme devrait opter.Mais quand je songe aux trésors de tendresse etd'affection que vousm'avezmontrés depuis unmois surtout, jeme demande si je rêve!Non,vousmecachezunmystère!Quellefemmevouscéderasansmourir?Ah!lajalousieestentréedansmoncœuravecunamourauqueljenecroyaispas!Pouvais-jeimaginerunpareilincendie?Quelleinconcevableetnouvellefantaisie!jetevoudraislaid,maintenant!Quellesfoliesai-jefaitesenrentrant!Touslesdahliasjaunesm'ontrappelévotrejoligilet,toutes les roses blanches ont étémes amies, et je les ai saluées par un regard qui vousappartenait, comme tout moi! La couleur des gants qui moulaient les mains dugentilhomme,tout,jusqu'aubruitdespassurlesdalles,toutsereprésenteàmonsouveniravec tantde fidélitéque,dans soixanteans, je reverrai lesmoindreschosesdecette fête,telles que la couleur particulière de l'air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier,j'entendrai la prière que vous avez interrompue, je respirerai l'encens de l'autel, et jecroirai sentir au-dessus de nos têtes les mains du curé qui nous a bénis tous deux aumomentoùtupassais,endonnantsadernièrebénédiction!CebonabbéMarcellinnousamariésdéjà!Leplaisirsurhumainderessentircemondenouveaud'émotionsinattenduesnepeutêtreégaléqueparlajoiequej'éprouveàvouslesdire,àrenvoyertoutmonbonheurà

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celuiqui leversedansmonâmeavec la libéralitéd'unSoleil.Aussiplusdevoiles,monbien-aimé!Tenez!oh!revenezpromptement.Jemedémasqueavecplaisir.

»VousavezdûsansdouteentendreparlerdelamaisonMignonduHavre?Eh!bien,j'ensuis, par l'effet d'un irréparable malheur, l'unique héritière. Ne faites pas fi de nous,descendant d'un preux de l'Auvergne! les armes des Mignon de La Bastide nedéshonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules à une bande de sablechargée de quatre besants d'or, et à chaque quartier une croix d'or patriarcale, avec unchapeaudecardinalpourcimieretlesfiocchipoursupports.Cher, jeserai fidèleànotredevise:Unafides,unusDominus!Lavraiefoi,etunseulmaître.

»Peut-être,mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dansmon nom, après tout cequejeviensdefaireetcequejevousavoueici.JemenommeModeste.AinsijenevousaijamaistrompéensignantO.d'Este—M.

»Jenevousaipointabusédavantageenvousparlantdemafortune;elleatteindra, jecrois,àcechiffrequivousarendusivertueux.Etjesaissibienque,pourvous,lafortuneest une considération sans importance, que je vous en parle avec simplicité.Néanmoins,laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner à notre bonheur lalibertéd'actionetdemouvementsqueprocurelafortune,depouvoirdire:—Allons!quandlafantaisiedevoirunpaysnousprendra,devolerdansunebonnecalèche,assisàcôtél'undel'autre,sansnulsoucid'argent;enfinheureusedepouvoirvousdonnerledroitdedireauroi:—J'ailafortunequevousvoulezàvospairs!...Enceci,ModesteMignonvousserabonneàquelquechose,etsonorauralaplusnobledesdestinations.

»Quantàvotreservante,vous l'avezvueunefois,àsafenêtre,endéshabillé...Oui, lablonde filled'Ève lablondeétaitvotre inconnue;maiscombien laModested'aujourd'huiressemblepeuàcelledecejour-là!L'uneétaitdansunlinceul,etl'autre(vousl'ai-jebiendit?)areçudevouslaviedelavie.L'amourpuretpermis, l'amour,quemonpèreenfinrevenu de voyage et riche autorisera, m'a relevée de sa main, à la fois enfantine etpuissante, du fond de cette tombe où je dormais! Vousm'avez éveillée comme le soleiléveille les fleurs.Leregarddevotreaiméen'estplus le regarddecettepetiteModestesihardie? oh! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastespaupières.Aujourd'hui j'ai peur de ne pasméritermon sort!Le roi s'estmontré dans sagloire,monseigneurn'aplusqu'unesujettequiluidemandepardondeseslibertésgrandes,commelejoueurauxdéspipésaprèsavoirescroquélechevalierdeGrammont.Va,poëtechéri, jeserai taMignon;maisuneMignonplusheureusequecelledeGœthe,car tumelaisseras dansma patrie, n'est-ce pas? dans ton cœur.Aumoment où je trace ce vœu defiancée,unrossignolduparcVilquinvientdemerépondrepourtoi.Oh!dis-moibienvitequelerossignol,enfilantsanotesipure,sinette,sipleine,quim'aremplilecœurdejoieetd'amour,commeuneAnnonciation,n'apasmenti?...

»MonpèrepasseraparParis,ilviendradeMarseille;lamaisonMongenod,dontilaétélecorrespondant,saurasonadresse;allezlevoir,monMelchioraimé,dites-luiquevousm'aimez,etn'essayezpasdeluidirecombienjevousaime,faitesquecesoit toujoursunsecret entre nous et Dieu! Moi, cher adoré, je vais tout dire à ma mère. La fille desWallenrodTustall-Bartenstildmedonneraraisonpardescaresses,elleseratoutheureusedenotrepoëmesisecret,siromanesque,humainetdivintoutensemble!Vousavezl'aveudelafille,ayezleconsentementducomtedeLaBastie,pèrede

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»VotreMODESTE.

»P.S.—SurtoutnevenezpasauHavresansavoirobtenul'agrémentdemonpère;et,sivousm'aimez,voussaurezletrouveràsonpassageàParis.»

—Quefaites-vousdoncàcetteheure,mademoiselleModeste?demandaDumay.

—J'écrisàmonpère,répondit-elleauvieuxsoldat;n'avez-vouspasditquevouspartiezdemain?

Dumayn'eutrienàrépondre,ilrentrasecoucher,etModestesemitàécrireunelonguelettreàsonpère.

Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayée en voyant le timbre du Havre, vint au ChaletremettreàsajeunemaîtresselalettresuivanteenemportantcellequeModesteavaitécrite.

AMADEMOISELLEO.D'ESTE-M.

«Moncœurm'aditquevousétiezlafemmesisoigneusementvoiléeetdéguisée,placéeentremonsieuretmadameLatournellequin'ontqu'unenfant,unfils.Ah!chèreaimée,sivousêtesdansuneconditionmodeste,sanséclat,sansillustration,sansfortunemême,vousnesavezpasquelle seraitma joie!Vousdevezmeconnaîtremaintenant,pourquoinemediriez-vouspaslavérité?Moi,jenesuispoëtequeparl'amour,parlecœur,parvous.Oh!quellepuissanced'affectionnemefaut-ilpaspourresterici,danscethôteldeNormandie,etnepasmonteràIngouvillequejevoisdemesfenêtres!M'aimerez-vouscommejevousaime?S'enallerduHavreàParisdanscetteincertitude,n'est-cepasêtrepunid'aimer,autantquesil'onavaitcommisuncrime?J'aiobéiaveuglément.Oh!quej'aiepromptementunelettre,car,sivousavezétémystérieuse,jevousairendumystèrepourmystère,etjedoisenfinjeterlemasquedel'incognito,vousdirelepoëtequejesuisetabdiquerlagloirequimefutprêtée.»

Cette lettre inquiétavivementModeste, elleneput reprendre la siennequeFrançoise avait déjàmiseàlapostequandellecherchalasignificationdesdernièreslignesenlesrelisant;maisellemontachezelle,etfituneréponseoùelledemandaitdesexplications.

Pendantcespetitsévénements,ils'enpassaitd'aussipetitsauHavre,etquidevaientfaireoubliercette inquiétude àModeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nularchitecte n'était arrivé l'avant-veille. Furieux dumensonge deButscha qui révélait une complicitédontilluifallaitraison,ilcourutdelaMairiechezlesLatournelle.

—OùdoncestvotresieurButscha?...demanda-t-ilàsonamilenotaireennetrouvantpasleclercàl'Étude.

—Butscha,moncher,ilestsurlaroutedeParis,lavapeurl'emmène.Ilarencontrécematin,degrandmatin,surleport,unmatelotquiluiaditquesonpère,cematelotsuédois,estriche.LepèredeButschaseraitallédanslesIndes,ilauraitserviunprince,lesMarattes,etilestàParis...

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—Descontes!des infamies!desfarces!Oh! je trouveraicedamnébossu, jevaisalorsexprèsàParispourça!s'écriaDumay.Butschanoustrompe!ilsaitquelquechosedeModeste,etnenousenariendit.S'iltrempelà-dedans!...ilneserajamaisnotaire,jelerendraiàsamère,àlaboue,enle...

—Voyons,mon ami, nependons jamais personne sansprocès, répliquaLatournelle, effrayédel'exaspérationdeDumay.

Aprèsavoirexpliquésurquoisessoupçonsétaient fondés,DumaypriamadameLatournelledetenircompagnieàModesteauChaletpendantsonabsence.

—Vous trouverez le colonel à Paris, dit le notaire.Aumouvement des ports, cematin dans lejournal duCommerce, il y a, sous la rubrique deMarseille... Tenez, voyez? dit-il en présentant lafeuille«LeBettina-Mignon,capitaineMignon,entrédu6octobre,»etnoussommesaujourd'huile17;leHavresaitencemomentl'arrivéedupatron...

DumaypriaGobenheimdesepasserde luidésormais, il remonta sur-le-champauChalet, et ilentrait au moment où Modeste venait de cacheter la lettre à son père et celle à Canalis. Hormisl'adresse,cesdeuxlettresétaientexactementpareilles,commeenveloppeetcommevolume.ModestecrutavoirposécelledesonpèresurcelledesonMelchioretavaitfaittoutlecontraire.Cetteerreur,sicommunedanslecoursdespetiteschosesdelavie,occasionnaladécouvertedesonsecretparsamèreetparDumay.LelieutenantparlaitavecchaleuràmadameMignondanslesalon,enluiconfiantlesnouvellescraintesengendréesparladuplicitédeModesteetparlacomplicitédeButscha.

—Allez,madame,s'écriait-il,c'estunserpentquenousavonsréchauffédansnotresein, iln'yapasdeplacepouruneâmechezcesboutsd'hommes-là!...

Modestemitdanslapochedesontablierlalettrepoursonpèreencroyantymettrecelledestinéeàsonamant,etdescenditaveccelledeCanalisà lamain,enentendantDumayparlerdesondépartimmédiatpourParis.

—Qu'avez-vousdonccontremonpauvrenainmystérieux,etpourquoicriez-vous?ditModesteensemontrantàlaportedusalon.

—Butscha,mademoiselle,estpartipourPariscematin,etvoussavezsansdoutepourquoi!...Cesera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte à gilet jaune-soufre qui, parmalheurpourlemensongedubossu,n'estpasencorearrivé.

Modestefutsaisie,elledevinaquelenainétaitpartipourprocéderàuneenquêtesurlesmœursdeCanalis;ellepâlit,ets'assit.

—Jelerejoindrai,jeletrouverai,ditDumay.C'estsansdoutelalettrepourmonsieurvotrepère,dit-il en tendant lamain, je l'enverrai chezMongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas enroute,moncoloneletmoi!...

Modestedonnalalettre.LepetitDumay,quilisaitsanslunettes,regardamachinalementl'adresse.

—Monsieur lebarondeCanalis, ruedeParadis-Poissonnière,no 29!... s'écriaDumay.Qu'est-cequecelaveutdire?...

—Ah!mafille,voilàl'hommequetuaimes!s'écriamadameMignon,lesstancessurlesquellestuasfaittamusiquesontdelui...

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—Etc'estsonportraitquevousavezlà-haut,encadré?ditDumay.

—Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay?... dit Modeste qui se dressa comme une lionnedéfendantsespetits.

—Lavoici,mademoiselle,réponditlelieutenant.

ModesteremitlalettredanssoncorsetettenditàDumaycelledestinéeàsonpère.

—Jesaiscedontvousêtescapable,Dumay,dit-elle;maissivousfaitesunseulpasversmonsieurCanalis,j'enfaisundehorslamaison,oùjenereviendraijamais!

—Vousalleztuervotremère,mademoiselle,réponditDumayquisortitetappelasafemme.

Lapauvremères'étaitévanouie,atteinteaucœurparlafatalephrasedeModeste.

—Adieu,mafemme,ditleBretonenembrassantlapetiteAméricaine,sauvelamère,jevaisallersauverlafille.

Il laissaModeste etmadameDumay près demadameMignon, fit ses préparatifs de départ enquelquesinstantsetdescenditauHavre.Uneheureaprès,ilvoyageaitenposteaveccetterapiditéquelapassionoulaspéculationimprimentseulesauxroues.

BientôtrappeléeàlavieparlessoinsdeModeste,madameMignonremontachezellesurlebrasdesafille,àqui,pourtoutreproche,elleditquandellesfurentseules:—Malheureuseenfant,qu'as-tufait?pourquoitecacherdemoi?Suis-jedoncsisévère?...

—Eh!j'allaistouttedirenaturellement,réponditlajeunefilleenpleurs.

Elleracontatoutàsamère,elleluilutleslettresetlesréponses,elleeffeuilladanslecœurdelabonneAllemande,pétaleàpétale,larosedesonpoëme,elleypassalamoitiédelajournée.Quandlaconfidence fut achevée, quand elle aperçut presque un sourire sur les lèvres de la trop indulgenteaveugle,ellesejetasurelletoutenpleurs.

—Omamère! dit-elle aumilieu de ses sanglots, vous dont le cœur, tout or et tout poésie, estcommeunvased'électionpétriparDieupourcontenirl'amourpur,uniqueetcélestequiremplittoutela vie!... vous que je veux imiter en n'aimant au monde que mon mari! vous devez comprendrecombien sont amères les larmes que je répands en ce moment et qui mouillent vos mains... Cepapillon,auxailesdiaprées,cettedoubleetbelleâmeélevéeavecdessoinsmaternelsparvotrefille,mon amour, mon saint amour, ce mystère animé, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vontdéchirersesailesetsesvoilessous le tristeprétextedem'éclairer,desavoirsi legénieestcorrectcomme un banquier, si mon Melchior est capable d'amasser des rentes, s'il a quelque passion àdénouer,s'iln'estpascoupableauxyeuxdesbourgeoisdequelqueépisodedejeunessequimaintenantestànotreamourcequ'estunnuageausoleil...Quevont-ilsfaire?Tiens,voilàmamain,j'ailafièvre!Ilsmeferontmourir.

Modeste, prise d'un frisson mortel, fut obligée de se mettre au lit, et donna les plus vivesinquiétudesàsamère,àmadameLatournelleetàmadameDumay,quilagardèrentpendantlevoyagedulieutenantàParis,oùlalogiquedesévénementstransportaledramepouruninstant.

Lesgensvéritablementmodestes,commel'estErnestdeLaBrière,maissurtoutceuxqui,sachantleurvaleur,ne sontni aimésni appréciés, comprendront les jouissances infiniesdans lesquelles le

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Référendaire se complut en lisant la lettre deModeste.Après l'avoir trouvé spirituel et grand parl'âme,sajeune,sanaïveetruséemaîtresseletrouvaitbeau.Cetteflatterieestlaflatteriesuprême.Etpourquoi?Labeauté,sansdoute,estlasignaturedumaîtresurl'œuvreoùilaempreintsonâme,c'estla divinité qui se manifeste; et la voir là où elle n'est pas, la créer par la puissance d'un regardenchanté,n'est-cepointlederniermotdel'amour?AussilepauvreRéférendaire,s'écria-t-ildansunravissementd'auteurapplaudi:—Enfin, jesuisaimé!Quandune femme,courtisaneou jeune fille,alaissééchappercettephrase:«Tuesbeau!»fût-ceunmensonge;siunhommeouvresoncrâneépaisau subtil poisonde cemot, il est attachépar des liens éternels à cettementeuse charmante, à cettefemmevraieouabusée;elledevientalorssonmonde,ilasoifdecetteattestation,ilnes'enlasserajamais,fût-ilprince!Ernestsepromenafièrementdanssachambre,ilsemitdetrois-quarts,deprofil,defacedevantlaglace,ilessayadesecritiquer;maisunevoixdiaboliquementpersuasiveluidisait:Modestearaison!Etilrevintàlalettre,illarelut,ilvitsablondecéleste,illuiparla!Puis,aumilieude sonextase, il fut atteintpar cette atrocepensée:—EllemecroitCanalis, et elle estmillionnaire!Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui, parvenu somnambuliquement sur la cimed'untoit,entendunevoix,avanceets'écrasesurlepavé.—Sansl'auréoledelagloire,jeseraislaid,s'écria-t-il.Dansquellesituationaffreusemesuis-jemis!LaBrièreétaittropl'hommedeseslettres,ilétait trop le cœurnoble etpurqu'il avait laissévoir,pourhésiter à lavoixde l'honneur. Il résolutaussitôt d'aller tout avouer au père de Modeste s'il était à Paris, et de mettre Canalis au fait dudénoûment sérieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce délicat jeune homme, l'énormité de lafortune fut une raison déterminante. Il ne voulut pas surtout être soupçonné d'avoir fait servir àl'escroqueried'unedotlesentraînementsdecettecorrespondance,sisincèredesoncôté.Leslarmesluivinrentauxyeuxpendantqu'ilallaitdechezluirueChantereine,chezlebanquierMongenoddontlafortune,lesalliancesetlesrelationsétaientenpartiel'ouvrageduministre,sonprotecteuràlui.

Au moment où La Brière consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes lesinformationsquenécessitaitsonétrangeposition,ilsepassachezCanalisunescènequelebrusquedépartdel'ancienlieutenantpeutfaireprévoir.

En vrai soldat de l'école impériale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonné pendant levoyage,sereprésentaitunpoëtecommeundrôlesansconséquence,unfarceuràrefrains,logédansunemansarde,vêtudedrapnoirblanchisur toutes lescoutures,dont lesbottesontquelquefoisdessemelles,dontlelingeestanonyme,quiserincelenezaveclesdoigts,ayantenfintoujoursl'airdetomberde la lunequand ilnegriffonnepasà lamanièredeButscha.Mais l'ébullitionquigrondaitdanssacervelleetdanssoncœurreçutcommeuneapplicationd'eaufroidequandilentradanslejolihôtelhabitéparlepoëte,quandilvitdanslacourunvaletnettoyantunevoiture,quandilaperçutdansunemagnifiquesalleàmangerunvaletvêtucommeunbanquieretàqui legrooml'avaitadressé,lequelluirépondit,enletoisant,quemonsieurlebaronn'étaitpasvisible.

—Ilya,dit-ilenfinissant,séancepourmonsieurlebaronauConseild'Étataujourd'hui...

—Suis-jebien,ici,ditDumay,chezmonsieurCanalis,auteurdequelquespoésies?...

—MonsieurlebarondeCanalis,réponditlevaletdechambre,estbienlegrandpoëtedontvousparlez;mais il est aussiMaîtredesRequêtes auConseild'État, et attachéauMinistèredesAffairesÉtrangères.

Dumay,quivenaitpour souffleterunpoâcre, selon sonexpressionméprisante, trouvaitunhautfonctionnaire de l'État. Le salon où il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit à sesméditationslabrochettedecroixquibrillesurl'habitnoirdeCanalislaissésurunechaiseparlevalet

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dechambre.Bientôtsesyeuxfurentattirésparl'éclatetlafaçond'unecoupedevermeil,oùcesmots:Donné parMADAME le frappèrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine deSèvres sur lequel était gravé:Donné par madame la DAUPHINE. Ces avertissements muets firentrentrerDumaydanssonbonsens,pendantquelevaletdechambredemandaitàsonmaîtres'ilvoulaitrecevoiruninconnu,venutoutexprèsduHavrepourlevoir,unnomméDumay.

—Qu'est-ce?ditCanalis.

—Unhommepropre,décoré...

Surunsigned'assentiment,levaletdechambresortitetrevint,ilannonça:—MonsieurDumay.

Quand il s'entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d'un cabinet aussi richequ'élégant,lespiedssuruntapistoutaussibeauqueleplusbeaudelamaisonMignon,etqu'ilreçutleregardapprêtédupoëtequijouaitaveclesglandsdesasomptueuserobedechambre,Dumayfutsicomplétementinterditqu'ilselaissainterpellerparlegrandhomme.

—Aquoidois-jel'honneurdevotrevisite,monsieur?

—Monsieur...ditDumayquirestadebout.

—Sivousenavezpourlongtemps?fitCanaliseninterrompant,jevousprieraidevousasseoir...

EtCanalisseplongeadanssonfauteuilàlaVoltaire,setirantlesjambes,élevalasupérieureenladandinant à la hauteur de l'œil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expressionsoldatesque,entièrementmécanisé.

—Jevousécoute,monsieur,ditlepoëte,mesmomentssontprécieux,leministrem'attend...

—Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez séduit, je ne sais comment, une jeunedemoiselleduHavre,belleetriche,ledernier,leseulespoirdedeuxnoblesfamilles,etjeviensvousdemanderquellessontvosintentions?...

Canalisqui,depuistroismois,s'occupaitd'affairesgraves,quivoulaitêtrefaitcommandeurdelaLégion-d'Honneur,etdevenirministredansunecourd'Allemagne,avaitcomplétementoubliélalettreduHavre.

—Moi!s'écria-t-il.

—Vous,répétaDumay.

—Monsieur,réponditCanalisensouriant, jenesaispaspluscequevousvoulezmedirequesivousmeparliezhébreu...Moi,séduireunejeunefille!...moiqui...—UnsuperbesouriresedessinasurleslèvresdeCanalis.—Allonsdonc,monsieur!jenesuispasassezenfantpourm'amuseràvolerunpetitfruitsauvage,quandj'aidebeauxetbonsvergersoùmûrissentlesplusbellespêchesdumonde.ToutParissaitoùmesaffectionssontplacées.Qu'ilyait,auHavre,unejeunefilleprisedequelqueadmiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que j'ai faits, mon cher monsieur, cela nem'étonneraitpas!Riendeplusordinaire.Tenez!voyez!regardezcebeaucoffred'ébèneincrustédenacre,etgarnidefertravaillécommedeladentelle...CecoffrevientdupapeLéonX,ilmefutdonnéparladuchessedeChaulieuquiletenaitduroid'Espagne:jel'aidestinéàcontenirtoutesleslettresquejereçois,detouteslespartiesdel'Europe,defemmesoudejeunespersonnesinconnues...J'aileplusprofondrespectpourcesbouquetsdefleurs,coupéesàmêmel'âme,envoyésdansunmoment

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d'exaltationvraiment respectable.Oui,pourmoi, l'éland'uncœurestunenobleet sublimechose!...D'autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leurs cigares, ou les donnent à leursfemmesquis'enfontdespapillotes;mais,moi,quisuisgarçon,monsieur,jesuistropdélicatpournepasconservercesoffrandessinaïves,sidésintéressées,dansuneespècedetabernacle;enfin, je lesrecueilleavecunesortedevénération;et,àmamort,jelesferaibrûlersousmesyeux.Tantpispourceuxquime trouveront ridicule!Quevoulez-vous, j'aide la reconnaissance, et ces témoignages-làm'aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dosl'arquebusaded'unennemiembusquédansunjournal,jeregardecettecassette,etjemedis:—Ilest,çàetlà,quelquesâmesdontlesblessuresontétéguéries,ouamusées,oupanséesparmoi...

Cette poésie, débitée avec le talent d'un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeuxs'agrandissaient,etdontl'étonnementamusalegrandpoëte.

—Pourvous,ditcepaonquifaisaitlaroue,etparégardpourunepositionquej'apprécie,jevousoffre d'ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille; mais je sais mon compte, jeretienslesnoms,etvousêtesdansuneerreurque....

—Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant?... s'écriaDumay,l'amour de ses parents, la joie de ses amis, l'espérance de tous, caressée par tous, l'orgueil d'unemaison,etàquisixpersonnesdévouéesfontde leurscœursetde leursfortunesunrempartcontretoutmalheur...Dumayrepritaprèsunepause.—Tenez,monsieur,vousêtesungrandpoëte,et jenesuisqu'unpauvresoldat...Pendantquinzeansquej'aiservimonpays,etdanslesderniersrangs,j'aireçuleventdeplusd'unbouletdanslafigure,j'aitraversélaSibérieoùjesuisrestéprisonnier,lesRussesm'ont jeté surunkitbit commeune chose, j'ai tout souffert; enfin j'ai vumourir des tas decamarades...Eh!bien,vousvenezdemedonnerfroiddansmesos,cequejen'aijamaissenti!...

Dumaycrutavoirému lepoëte, il l'avait flatté,chosepresque impossible,car l'ambitieuxnesesouvenaitplusdelapremièrefioleembauméequel'Élogeluiavaitcasséesurlatête.

—Hé!monbrave!ditsolennellementlepoëteenposantsamainsurl'épauledeDumayettrouvantdrôledefairefrissonnerunsoldatimpérial,cettejeunefilleesttoutpourvous...Maisdanslasociété,qu'est-ce?...Rien.Encemoment, lemandarin leplusutileà laChine tourne l'œilendedans,etmetl'empireendeuil?...celavousfait-ilbeaucoupdechagrin?LesAnglaistuentdansl'Indedesmilliersdegensquinousvalent,etl'onybrûle,àlaminuteoùjevousparle,lafemmelaplusravissante;maisvousn'enavezpasmoinsdéjeunéd'unetassedecafé?...Encemomentmême,ilsetrouvedansParisdes mères de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant aumonde sans linge pour lerecevoir!...voiciduthédélicieuxdansunetassedecinqlouiset j'écrisdesverspourfairedireauxParisiennes:«Charmant!charmant!divin!délicieux!celavaàl'âme.»Lanaturesociale,demêmequelanatureelle-même,estunegrandeoublieuse!Vousvousétonnerez,dansdixans,devotredémarche!Vousêtesdansunevilleoùl'onmeurt,oùl'onsemarie,oùl'ons'idolâtredansunrendez-vous,oùlajeunefilles'asphyxie,oùl'hommedegénieetsacargaisondethèmesgrosdebienfaitshumanitairessombrent,lesunsàcôtédesautres,souventsouslemêmetoit,sanslesavoir,ens'ignorant!Etvousveneznousdemanderdenousévanouirdedouleuràcettequestionvulgaire:UnejeunefilleduHavreest-elleoun'est-ellepas?...Oh!...maisvousêtes...

—Etvousvousditespoëte,s'écriaDumay;maisvousnesentezdoncrien!...

—Eh! si nous éprouvions les misères ou les joies que nous chantons, nous serions usés enquelquesmois,commedevieillesbottes!...ditlepoëteensouriant.Tenez,vousnedevezpasêtrevenu

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duHavreàParis,etchezCanalis,pourn'enrienrapporter.Soldat(Canaliseutlatailleetlegested'unhérosd'Homère)! apprenezcecidupoëte:Toutgrand sentiment est unpoëme tellement individuel,quevotremeilleurami,lui-même,nes'yintéressepas.C'estuntrésorquin'estqu'àvous,c'est...

—Pardondevousinterrompre,ditDumayquicontemplaitCanalisavechorreur,êtes-vousvenuauHavre?...

—J'yaipasséunenuitetunjour,dansleprintempsde1824,enallantàLondres.

—Vousêtesunhommed'honneur,repritDumay,pouvez-vousmedonnervotreparoledenepasconnaîtremademoiselleModesteMignon?...

—Voicilapremièrefoisquecenomfrappemonoreille,réponditCanalis.

—Ah! monsieur, s'écria Dumay, dans quelle ténébreuse intrigue vais-je donc mettre le pied?...Puis-jecomptersurvouspourêtreaidédansmesrecherches,carona,j'ensuissûr,abusédevotrenom!VousauriezdûrecevoirhierunelettreduHavre!...

—Jen'airienreçu!Soyezsûrquejeferai,monsieur,ditCanalis,toutcequidépendrademoipourvousêtreutile...

Dumayseretira,lecœurpleind'anxiété,croyantquel'affreuxButschas'étaitmisdanslapeaudece grand poëte pour séduireModeste; tandis qu'au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu'unprincequisevenge,plushabilequ'unespion,fouillait lavieet lesactionsdeCanalis,enéchappantparsapetitesseàtouslesyeuxcommeuninsectequifaitsonchemindansl'aubierd'unarbre.

A peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. NaturellementCanalisparladelavisitedecethommeduHavre...

—Ah!ditErnest,ModesteMignon,jeviensexprèsàcausedecetteaventure.

—Ah!bah!s'écriaCanalis,aurais-jedonctriomphéparprocureur?...

—Eh!oui,voilàlenœuddudrame.Monami,jesuisaiméparlapluscharmantefilledumonde,belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu'une ClarisseHarlowe; elle m'a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis!... Ce n'est pas tout. ModesteMignonestdehautenaissance,etMongenodvientdemedirequelepère,lecomtedeLaBastie,doitavoirquelquechosecommesixmillions...Cepèreestarrivédepuistroisjours,etjeviensdeluifairedemanderunrendez-vousàdeuxheuresparMongenod,qui,danssonpetitmot,luiditqu'ils'agitdubonheurdesafille...Tucomprends,qu'avantd'allertrouverlepère,jedevaistoutt'avouer.

—Danslenombredecesfleurséclosesausoleildelagloire,ditemphatiquementCanalis,ils'entrouveunemagnifique,portant,commel'oranger,sesfruitsd'orparmilesmilleparfumsdel'espritetde labeauté réunis!unélégantarbuste,une tendressevraie,unbonheurentier, et ilm'échappe!...—Canalisregardasontapis,pournepaslaisserliredanssesyeux.—Comment,reprit-ilaprèsunepauseoù il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiersfaçonnés,decesphrasesquiportent à la tête, le cœurvrai, la jeune fille, la jeune femmechezquil'amourprendleslivréesdelaflatterieetquinousaimepournous,quinousapportelafélicité?...ilfaudraitêtreunangeouundémon,etjenesuisqu'unambitieuxmaîtredesrequêtes...Ah!monami,lagloirefaitdenousunbutquemilleflèchesvisent!L'undenousadûsonrichemariageàl'unedespièces hydrauliques de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à femmes que lui, j'aurai

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manquélemien...car,l'aimes-tu,cettepauvrefille?...dit-ilenregardantLaBrière.

—Oh!fitLaBrière.

—Ehbien,dit lepoëteenprenant lebrasde sonamiet s'yappuyant, soisheureux,Ernest!Parhasard, jen'auraipasétéingratavectoi!Tevoilàrichementrécompensédetondévouement,carjemeprêteraigénéreusementàtonbonheur.

Canalisenrageait;maisilnepouvaitseconduireautrement,etalorsiltiraitpartidesonmalheurens'enfaisantunpiédestal.UnelarmemouillalesyeuxdujeuneRéférendaire,ilsejetadanslesbrasdeCanalisetl'embrassa.

—Ah!Canalis,jeneteconnaissaispasdutout!...

—Que veux-tu?... Pour faire le tour d'un monde, il faut du temps! répondit le poëte avec sonemphatiqueironie.

—Songes-tu,ditLaBrière,àcetteimmensefortune?...

—Eh!mon ami, ne sera-t-elle pas bien placée?... s'écriaCanalis en accompagnant son effusiond'ungestecharmant.

—Melchior,ditLaBrière,c'estentrenousàlavieetàlamort...

Ilserralesmainsdupoëteetlequittabrusquement,illuitardaitdevoirmonsieurMignon.

Encemoment,lecomtedeLaBastieétaitaccablédetouteslesdouleursquil'attendaientcommeuneproie.Ilavaitapprisparlalettredesafille,lamortdeBettina-Caroline,lacécitédesafemme;etDumayvenaitdeluiraconterleterribleimbrogliodesamoursdeModeste.

—Laisse-moiseul,dit-ilàsonfidèleami.

Quandlelieutenanteutfermélaporte,lemalheureuxpèresejetasurundivan,yrestalatêtedansses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres, qui roulent entre les paupières des gens decinquante-sixans,sansensortir,quilesmouillent,quisesèchentpromptementetquirenaissent,unedesdernièresroséesdel'automnehumain.—Avoirdesenfantschéris,avoirunefemmeadorée,c'estsedonnerplusieurscœurset les tendreauxpoignards! s'écria-t-il en faisantunbondde tigreet sepromenantparlachambre.Êtrepère,c'estselivrerpiedsetpoingsliésaumalheur.Sijerencontreced'Estourny, je le tuerai!—Ayez donc des filles?... L'une met la main sur un escroc, et l'autre, maModeste,surquoi!surunlâchequil'abusesousl'armuredepapierdoréd'unpoëte.Encoresic'étaitCanalis! il n'y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d'amoureux?... je l'étranglerai de mes deuxmains...sedisait-ilenfaisantinvolontairementungested'uneatroceénergie...Etaprès!...sedemanda-t-il,simafillemeurtdechagrin!Ilregardamachinalementparlesfenêtresdel'hôteldesPrinces,etvintserasseoirsursondivanoùilrestaimmobile.LesfatiguesdesixvoyagesauxIndes,lessoucisde la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de CharlesMignon.Sabellefiguremilitaire,d'uncontoursipur,s'étaitbronzéeausoleildelaMalaisie,delaChineetdel'AsieMineure,elleavaitprisuncaractèreimposantqueladouleurrenditsublimeencemoment.—EtMongenodquimeditd'avoirconfiancedanslejeunehommequivavenirmeparlerdemafille.

ErnestdeLaBrièrefutalorsannoncéparl'undesdomestiquesquelecomtedeLaBasties'était

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attachéspendantcesquatreannéesetqu'ilavaittriésdanslenombredesessubordonnés.

—Vousvenez,monsieur,delapartdemonamiMongenod?dit-il.

—Oui,réponditErnestquicontemplatimidementcevisageaussisombrequeceluid'Othello.Jeme nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et sonsecrétaire particulier pendant son ministère. A sa chute, son Excellence me mit à la Cour desComptes,oùjesuisRéférendairedepremièreclasse,etoùjepuisdevenirMaîtredesComptes...

—Enquoitoutcecipeut-ilconcernermademoiselledeLaBastie?demandaCharlesMignon.

—Monsieur, je l'aime, et j'ai l'inespéré bonheur d'être aimé d'elle... Écoutez-moi,monsieur, ditErnestenarrêtantunmouvementterribledupèreirrité,j'ailaplusbizarreconfessionàvousfaire,laplushonteusepourunhommed'honneur.Laplusaffreusepunitiondemaconduite,naturellepeut-être,n'estpasd'avoiràvouslarévéler...jecrainsencorepluslafillequelepère...

Ernestracontanaïvementetaveclanoblessequedonnelasincéritél'avant-scènedecepetitdramedomestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu'il avait apportées, ni l'entrevuequ'ilvenaitd'avoiravecCanalis.Quandlepèreeutfinilalecturedeceslettres,lepauvreamant,pâleetsuppliant,tremblasouslesregardsdefeuqueluijetaleProvençal.

—Monsieur,ditCharles,ilnesetrouveentoutceciqu'uneerreur,maiselleestcapitale.Mafillen'apassixmillions,elleatoutauplusdeuxcentmillefrancsdedotetdesespérancestrèsdouteuses.

—Ah!monsieur,ditErnestenselevant,sejetantsurCharlesMignonetleserrant,vousm'ôtezunpoids quim'oppressait!Rien ne s'opposera peut-être plus àmonbonheur!... J'ai des protecteurs, jeserai Maître des Comptes. N'eût-elle que dix mille francs, fallût-il lui reconnaître une dot,mademoiselleModeste serait encorema femme; et la rendreheureuse, commevousavez rendu lavôtre,êtrepourvousunvraifils...(oui,monsieur,jen'aiplusmonpère),voilàlefonddemoncœur.

CharlesMignonreculadetroispas,arrêtasurLaBrièreunregardquipénétradanslesyeuxdujeune homme comme un poignard dans sa gaîne, et il resta silencieux en trouvant la plus entièrecandeur,lavéritélapluspuresurcettephysionomieépanouie,danscesyeuxenchantés.—Lesortselasserait-ildonc!... sedit-il àdemi-voix,et trouverais-jedanscegarçon laperledesgendres? Il sepromenatrèsagitéparlachambre.

—Vousdevez,monsieur,ditenfinCharlesMignon,laplusentièresoumissionàl'arrêtquevousêtesvenuchercher;car,sanscela,vousjoueriezencemomentlacomédie.

—Oh!monsieur...

—Écoutez-moi,ditlepèreenclouantsurplaceLaBrièreparunregard.Jeneserainisévère,nidur,ni injuste.Voussubirezet les inconvénientset lesavantagesdelapositionfaussedanslaquellevousvousêtesmis.Mafillecroitaimerundesgrandspoëtesdecetemps-ci,etdontlagloire,avanttout,l'aséduite.Ehbien!moi,sonpère,nedois-jepaslamettreàmêmedechoisirentrelaCélébritéquifutcommeunpharepourelle,etlapauvreRéalitéquelehasardluijetteparunedecesrailleriesqu'il sepermet si souvent?Ne faut-il pasqu'ellepuisseopter entreCanalis etvous? Je compte survotrehonneurpourvoustairesurcequejeviensdevousdirerelativementàl'étatdemesaffaires.Vousviendrez, vous et votre ami lebarondeCanalis, auHavrepasser cettedernièrequinzainedumoisd'octobre.Mamaisonvousseraouverteà tousdeux,mafilleaura le loisirdevousobserver.Songez que vous devez amener vous-même votre rival et lui laisser croire tout ce qu'on dira de

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fabuleux sur lesmillionsdu comtedeLaBastie. Je serai demain auHavre, et vousy attends troisjoursaprèsmonarrivée.Adieu,monsieur...

LepauvreLaBrièreretournad'unpiedtrèslentchezCanalis.Encemoment,seulaveclui-même,lepoëtepouvaits'abandonnerautorrentdepenséesquefaitjaillircesecondmouvementsivantéparleprincedeTalleyrand.LepremiermouvementestlavoixdelaNature,etlesecondestcelledelaSociété.

—Unefille richedesixmillions!etmesyeuxn'ontpasvubrillercetorà travers les ténèbres!Avecune fortune si considérable, je seraispair deFrance, comte, ambassadeur. J'ai réponduàdesbourgeoises, àdes sottes, àdes intrigantesquivoulaient un autographe!Et jeme suis lasséde cesintriguesdebalmasqué,précisément le jouroùDieum'envoyaituneâmed'élite,unangeauxailesd'or...Bah!jevaisfaireunpoëmesublime,etcehasardrenaîtra!Maisest-ilheureux,cepetitniaisdeLaBrière,quis'estpavanédansmesrayons?...Quelplagiat!Jesuislemodèle,ilseralastatue!NousavonsjouélafabledeBertrandetRaton!Sixmillionsetunange,uneMignondeLaBastie!unangearistocratiqueaimantlapoésieetlepoëte...Etmoiquimontremesmusclesd'hommefort,quifaisdesexercices d'Alcide pour étonner par la force morale ce champion de la force physique, ce bravesoldatpleindecœur,l'amidecettejeunefilleàlaquelleildiraquejesuisuneâmedebronze!JejoueauNapoléonquandjedevaismedessinerenséraphin!...Enfinj'auraipeut-êtreunami,jel'auraipayécher; mais l'amitié, c'est si beau! Six millions, voilà le prix d'un ami: on ne peut pas en avoirbeaucoupàceprix-là...

LaBrièreentradanslecabinetdesonamisurcedernierpointd'exclamation.Ilétaittriste.

—Ehbien!qu'as-tu?luiditCanalis.

—LepèreexigequesafillesoitmiseàmêmedechoisirentrelesdeuxCanalis...

—Pauvregarçon,s'écrialepoëteenriant.Ilesttrèsspirituel,cepère-là.

—Jesuisengagéd'honneuràt'amenerauHavre,ditpiteusementLaBrière.

—Moncherenfant,réponditCanalis,dumomentqu'ils'agitdetonhonneur,tupeuxcomptersurmoi...Jevaisallerdemanderuncongéd'unmois...

—Ah!Modesteestbienbelle!s'écriaLaBrièreaudésespoir,ettum'écraserasfacilement!J'étaisaussibienétonnédevoirlebonheurs'occupantdemoi,etjemedisais:Ilsetrompe!

—Bah!nousverrons!ditCanalisavecuneatrocegaieté.

Lesoir,aprèsdîner,CharlesMignonetsoncaissiervolaient,àraisondetroisfrancsdeguides,deParisauHavre.LepèreavaitcomplétementrassurélechiendegardesurlesamoursdeModeste,enlerelevantdesaconsigneetlerassurantsurlecomptedeButscha.

—Toutestpourlemieux,monvieuxDumay,ditCharlesquiavaitprisdesrenseignementsauprèsdeMongenod et sur Canalis et sur La Brière. Nous allons avoir deux personnages pour un rôle,s'écria-t-ilgaiement!

IlrecommandanéanmoinsàsonvieuxcamaradeunediscrétionabsoluesurlacomédiequidevaitsejouerauChalet,laplusdoucedesvengeancesou,sivouslevoulez,desleçonsd'unpèreàsafille.DeParisauHavre,cefutentrelesdeuxamisunelonguecauseriequimitlecolonelaufaitdesplus

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légers incidents arrivés à sa famille pendant ces quatre années, et Charles apprit à Dumay queDesplein,legrandchirurgien,devait,avantlafindumois,venirexaminerlacataractedelacomtesse,afindedires'ilétaitpossibledeluirendrelavue.

Unmomentavantl'heureàlaquelleondéjeunaitauChalet,lesclaquementsdefouetd'unpostilloncomptant surun largepourboire apprirent le retourdesdeux soldats à leurs familles.La joied'unpère revenant après une si longue absence pouvait seule avoir de tels éclats; aussi les femmes setrouvèrent-ellestoutesàlapetiteporte.Ilyatantdepères,tantd'enfants,etpeut-êtreplusdepèresqued'enfants,pourcomprendre l'ivressed'unepareille fêteque la littératuren'a jamaiseubesoinde lapeindre,heureusement!carlesplusbellesparoles,lapoésieestau-dessousdecesémotions.Peut-êtreles émotions douces sont-elles peu littéraires. Pas un mot qui pût troubler les joies de la familleMignonnefutprononcédanscettejournée.Ilyeuttrêveentrelepère,lamèreetlafillerelativementausoi-disantmystérieuxamourquipâlissaitModeste levéepour lapremièrefois.Lecolonel,avecl'admirabledélicatessequidistinguelesvraissoldats,setintpendanttoutletempsàcôtédesafemmedontlamainnequittapaslasienne,etilregardaitModestesansselasserd'admirercettebeautéfine,élégante,poétique.N'est-cepasàcespetiteschosesquesereconnaissentlesgensdecœur?Modeste,qui craignait de troubler la joie mélancolique de son père et de sa mère, venait, de moment enmoment,embrasserlefrontduvoyageur;et,enl'embrassanttrop,ellesemblaitvouloirl'embrasserpourdeux.

—Oh!chèrepetite!jetecomprends!ditlecolonelenserrantlamaindeModesteàunmomentoùellel'assaillaitdecaresses.

—Chut!luiréponditModesteàl'oreilleenluimontrantsamère.

Lesilenceunpeu finauddeDumayrenditModeste inquiètesur les résultatsduvoyageàParis,elleregardaitparfoislelieutenantàladérobée,sanspouvoirpénétreraudelàdecedurépiderme.Lecolonelvoulait,enpèreprudent,étudierlecaractèredesafilleunique,etconsultersurtoutsafemmeavantd'avoiruneconférenced'oùdépendaitlebonheurdetoutelafamille.

—Demain,monenfantchéri,dit-illesoir,lève-toidebonneheure,nousironsensemble,s'ilfaitbeau,nouspromenerauborddelamer...Nousavonsàcauserdevospoëmes,mademoiselledeLaBastie.

Cemot,accompagnéd'unsourirepaternelquireparutcommeunéchosurleslèvresdeDumay,futtoutcequeModesteputsavoir;maiscefutassez,etpourcalmersesinquiétudes,etpourlarendrecurieuse à ne s'endormir que tard, tant elle fit de suppositions! Aussi, le lendemain était-elle touthabilléeetprêteavantlecolonel.

—Voussaveztout,monbonpère,dit-elleaussitôtqu'ellesetrouvasurlechemindelamer.

—Jesaistout,etencorebiendeschosesquetunesaispas,répondit-il.

Surcemot,lepèreetlafillefirentquelquespasensilence.

—Explique-moi,monenfant,commentunefilleadoréeparsamèreapufaireunedémarcheaussicapitalequecelled'écrireàuninconnu,sanslaconsulter?

—Hé!papa,parcequemamannel'auraitpaspermis.

—Crois-tu,mafille,quecesoitraisonnable?Situt'esfatalementinstruitetouteseule,commentta

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raisonoutonesprit,àdéfautdelapudeur,net'ont-ilspasditqu'agirainsic'étaittejeteràlatêted'unhomme?Mafille,maseuleetuniqueenfantseraitsansfierté,sansdélicatesse?...Oh!Modeste, tuasfaitpasseràtonpèredeuxheuresd'enferàParis;carenfin,tuastenumoralementlamêmeconduitequeBettina,sansavoirl'excusedelaséduction;tuasétécoquetteàfroid,etcettecoquetterie-là,c'estl'amourdetête,leviceleplusaffreuxdelaFrançaise.

—Moi,sansfierté?...disaitModesteenpleurant,maisilnem'apasencorevue!...

—Ilsaittonnom...

—Jene lui ai dit qu'aumoment où les yeux ont donné raison à troismois de correspondancependantlesquelsnosâmessesontparlé!

—Oui, mon cher ange égaré, vous avez mis une espèce de raison dans une folie quicompromettaitetvotrebonheuretvotrefamille...

—Eh!aprèstout,papa, lebonheurest l'absolutiondecette témérité,dit-elleavecunmouvementd'humeur.

—Ah!c'estdelatéméritéseulement?s'écrialepère.

—Unetéméritéquemamères'estpermise,répliqua-t-ellevivement.

—Enfant mutiné! votre mère, après m'avoir vu pendant un bal, a dit le soir à son père, quil'adorait, qu'elle croyait devoir être heureuse avec moi... Sois franche, Modeste, y a-t-il quelquesimilitudeentreunamourconçurapidement,ilestvrai,maissouslesyeuxd'unpère,etlafolleactiond'écrireàuninconnu?...

—Uninconnu?...dites,papa,l'undenosplusgrandspoëtes,dontlecaractèreetlaviesontexposésaugrandjour,àlamédisance,àlacalomnie,unhommevêtudegloire,etpourqui,moncherpère,jesuisrestéeàl'étatdepersonnagedramatiqueetlittéraire,unefilledeShakspeare,jusqu'aumomentoùj'aivoulusavoirsil'hommeestaussibienquesonâmeestbelle...

—MonDieu!mapauvreenfant,tufaisdelapoésieàproposdemariage;mais,sidetouttempsona cloîtré les filles dans l'intérieur de la famille; siDieu, si la loi sociale lesmettent sous le jougsévère du consentement paternel, c'est précisément pour leur épargner tous les malheurs de cespoésiesqui vous charment, qui vous éblouissent, et qu'alors vousnepouvez apprécier à leur justevaleur.Lapoésieestundesagrémentsdelavie,ellen'estpastoutelavie.

—Papa,c'estunprocèsencorependantdevantletribunaldesfaits,carilyalutteconstanteentrenoscœursetlafamille.

—Malheuràl'enfantquiseraitheureuseparcetterésistance!...ditgravementlecolonel.En1813,j'aivul'undemescamarades,lemarquisd'Aiglemont,épousantsacousinecontrel'avisdupère,etceménageapayécher l'entêtementqu'une jeune filleprenaitpourde l'amour...LaFamilleestencecisouveraine...

—Monfiancém'adittoutcela,répondit-elle.Ils'estfaitOrgonpendantquelquetemps,etilaeulecouragedemedénigrerlepersonneldespoëtes.

—J'ai lu vos lettres, dit CharlesMignon en laissant échapper unmalicieux sourire, qui renditModesteinquiète;mais,àcepropos,jedoistefaireobserverquetadernièreseraitàpeinepermiseà

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unefilleséduite,àuneJulied'Étanges!MonDieu,quelmalnousfontlesromans!...

—Onne les écrirait pas,mon cher père, nous les ferions, il vautmieux les lire... Il y amoinsd'aventures dans ce temps-ci que sousLouisXIV etLouisXV, où l'on publiaitmoins de romans...D'ailleurs,sivousavezluleslettres,vousavezdûvoirquejevousaitrouvépourgendrelefilsleplusrespectueux,l'âmelaplusangélique,laprobitélaplussévère,etquenousnousaimonsaumoinsautant que vous et ma mère vous vous aimiez... Eh bien! je vous accorde que tout ne s'est pasexactementpasséselonl'étiquette;j'aifait,sivousvoulez,unefaute...

—J'ailuvoslettres,répétalepèreeninterrompantsafille,ainsijesaiscommentilt'ajustifiéeàtes propres yeux d'une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue etqu'unepassionentraînerait,maisquichezunejeunefilledevingtansestunefautemonstrueuse...

—Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie àl'équerre... Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa... Nous sommes, nous autres jeunesfilles,entredeuxsystèmes:laisservoirpardesminauderiesàunhommequenousl'aimons,ouallerfranchement à lui... Ce dernier parti n'est-il pas bien grand, bien noble? Nous autres jeunes fillesfrançaises,noussommeslivréesparnosfamillescommedesmarchandises,àtroismois,quelquefoisfincourant,commemademoiselleVilquin;maisenAngleterre,enSuisse,enAllemagne,onsemarieà peu près d'après le système que j'ai suivi... Qu'avez-vous à répondre? Ne suis-je pas un peuAllemande?

—Enfant!s'écrialecolonelenregardantsafille,lasupérioritédelaFrancevientdesonbonsens,delalogiqueàlaquellesabellelangueycondamnel'esprit:elleestlaRaisondumonde!l'Angleterreet l'Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs; et, encore, les grandes familles ysuivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, à qui la vie est bienconnue,ontlachargedevosâmesetdevotrebonheur,qu'ilsdoiventvousfaireéviterlesécueilsdumonde!...MonDieu!dit-il,est-celeurfaute,est-celanôtre?Doit-ontenirsesenfantssousunjougdefer? Devons-nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les metmalheureusementàmêmenotrecœur?...

Modesteobservasonpèreducoinde l'œil, enentendantcetteespèced'invocationditeavecdeslarmesdanslavoix.

—Est-ce une faute, à une fille libre de son cœur, de se choisir pour mari, non seulement uncharmant garçon, mais encore un homme de génie, noble, et dans une belle position?... Ungentilhommedouxcommemoi,dit-elle.

—Tul'aimes?...demandalepère.

—Tenez,monpère,dit-elleenposantsatêtesurleseinducolonel,sivousnevoulezpasmevoirmourir...

—Assez,ditlevieuxsoldat,tapassionest,jelevois,inébranlable!

—Inébranlable.

—Riennepeuttefairechanger?...

—Rienaumonde!

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—Tu ne supposes aucun événement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l'aimes quandmême,àcausedesoncharmepersonnel,etceseraitund'Estourny,tul'aimeraisencore?...

—Oh!monpère...vousneconnaissezpasvotrefille.Pourrais-jeaimerunlâche,unhommesansfoi,sanshonneur,ungibierdepotence?...

—Etsituavaisététrompée?...

—Parcecharmantetcandidegarçon,presquemélancolique?...vousriez,ouvousnel'avezpasvu.

—Enfin,fortheureusementtonamourn'estplusabsolu,commetuledisais.Jetefaisapercevoirdescirconstancesquimodifieraient tonpoëme...Ehbien!comprends-tuque lespèressoientbonsàquelquechose...

—Vousvoulezdonneruneleçonàvotreenfant,papa.CecitourneauBerquin...

—Pauvreégarée!repritsévèrementlepère,laleçonnevientpasdemoi,jen'ysuispourrien,sicen'estpourt'adoucirlecoup...

—Assez,monpère,nejouezpasavecmavie...ditModesteenpâlissant.

—Allons,mafille,rassembletoncourage.C'esttoiquiasjouéaveclavie,etlaviesejouedetoi.

Modesteregardasonpèred'unairhébété.

—Voyons,silejeunehommequetuaimes,quetuasvudansl'égliseduHavre,ilyaquatrejours,étaitunmisérable...

—Celan'estpas!dit-elle,cettetêtebruneetpâle,cettenoblefigurepleinedepoésie...

—Estunmensonge!ditlecoloneleninterrompantsafille.Cen'estpasplusmonsieurdeCanalisquejenesuiscepêcheurquilèvesavoilepourpartir...

—Savez-vouscequevoustuezenmoi?...dit-elle.

—Rassure-toi,mon enfant, si le hasard amis ta punition dans ta fautemême, lemal n'est pasirréparable.Legarçonquetuasvu,avecquituaséchangétoncœurparcorrespondance,estunloyalgarçon,ilestvenumeconfiersonembarras;ilt'aimeetjeneledésavoueraispaspourgendre.

—Sicen'estpasCanalis,quiest-cedonc?...ditModested'unevoixprofondémentaltérée.

—Lesecrétaire!...IlsenommeErnestdeLaBrière.Iln'estpasgentilhomme;maisc'estundeceshommes ordinaires, à vertus positives, d'unemoralité sûre, qui plaisent aux parents.Qu'est-ce quecelanousfait,d'ailleurs,tul'asvu,riennepeutchangertoncœur,tul'aschoisi,tuconnaissonâme,elleestaussibellequ'ilestjoligarçon!...

LecomtedeLaBastieeut laparolecoupéeparunsoupirdeModeste.Lapauvrefille,pâle, lesyeuxattachéssurlamer,roidecommeunemorte,futatteinte,commed'uncoupdepistolet,parcesmots: c'est un de ces hommes ordinaires à vertus positives, d'une moralité sûre, qui plaisent auxparents.

—Trompée!...dit-elleenfin.

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—Commetapauvresœur,maismoinsgravement.

—Retournons,monpère!dit-elleenselevantdutertreoùtousdeuxilss'étaientassis.Tiens,papa,jetejure,devantDieu,desuivretavolonté,quellequ'ellesoit,dansl'affairedemonmariage.

—Tun'aimesdoncdéjàplus?...demandarailleusementlepère.

—J'aimais un hommevrai, sansmensonge au front, probe commevous l'êtes, incapable de sedéguisercommeunacteur,desemettreàlajouelefarddelagloired'unautre...

—Tudisaisqueriennepouvaittefairechanger?ditironiquementlecolonel.

—Oh!nevousjouezpasdemoi?...dit-elleenjoignantlesmainsetregardantsonpèredansuneanxiétécruelle,vousnesavezpasquevousmaniezmoncœuretmespluschèrescroyancesavecvosplaisanteries...

—Dieum'engarde!jet'aiditl'exactevérité.

—Vousêtesbienbon,monpère!répondit-elleaprèsunepauseetavecunesortedesolennité.

—Et il a tes lettres! reprit Charles Mignon. Hein?... Si ces folles caresses de ton âme étaienttombéesentrelesmainsdecespoëtesqui,selonDumay,enfontdesallumettesàcigare!

—Oh!...vousalleztroploin...

—Canalisleluiadit...

—IlavuCanalis?...

—Oui,réponditlecolonel.

Ilsmarchèrenttouslesdeuxensilence.

—Voilàdoncpourquoi,repritModesteaprèsquelquespas,cemonsieurmedisaittantdemaldelapoésie et des poëtes? pourquoi ce petit secrétaire parlait de...Mais, dit-elle en s'interrompant, sesvertus,sesqualités,sesbeauxsentimentsnesont-ilspasuncostumeépistolaire?...Celuiquivoleunegloireetunnompeutbien...

—Crocheter des serrures, voler le Trésor, assassiner sur le grand chemin!... s'écria CharlesMignonensouriant.Vousvoilàbien,vousautres jeunes fillesavecvossentimentsabsolusetvotreignorancedelavie!unhommecapabledetromperunefemmedescendnécessairementdel'échafaudoudoitymonter...

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Cetterailleriearrêtal'effervescencedeModeste;etdenouveaulesilencerégna.

—Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la société, comme dans la nature d'ailleurs,doiventchercheràs'emparerdevoscœurs,etvousdevezvousdéfendre.Tuas interverti les rôles.Est-cebien?Toutestfauxdansunefausseposition.Atoidonclepremiertort.Non,unhommen'estpasunmonstrequandilessaiedeplaireàunefemmeetnotredroit,ànous,nouspermetl'agressiondans toutes ses conséquences,hors le crimeet la lâcheté.Unhommepeut avoir encoredesvertus,après avoir trompé une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu'il ne reconnaît pas en elle lestrésorsqu'ilycherchait;tandisqu'iln'yaqu'unereine,uneactrice,ouunefemmeplacéetellementau-dessusd'unhommequ'elle soitpour luicommeune reine,quipuissentallerau-devantde lui, sanstropdeblâme.Maisunejeunefille!...ellementalorsàtoutcequeDieuafaitfleurirdesaint,debeau,degrandenelle,quelquegrâce,quelquepoésie,quelquesprécautionsqu'ellemetteàcettefaute.

—Rechercherlemaîtreettrouverledomestique!...AvoirrejouélesJeuxdel'AmouretduHasarddemoncôtéseulement!dit-elleavecamertume:oh!jenem'enrelèveraijamais...

—Folle!...MonsieurErnestdeLaBrièreest,àmesyeux,unpersonnageaumoinségalàmonsieurle baron de Canalis: il a été le secrétaire particulier d'un premier ministre, il est ConseillerréférendaireàlaCourdesComptes,iladucœur,ilt'adore;maisilnecomposepasdevers...Non,j'enconviens,iln'estpaspoëte;maisilpeutavoirlecœurpleindepoésie.Enfin,mapauvreenfant,dit-ilàungestededégoûtquefitModeste,tulesverrasl'unetl'autre,lefauxetlevraiCanalis...

—Oh!papa!

—Ne m'as-tu pas juré de m'obéir en tout, dans l'affaire de ton mariage? Eh bien! tu pourraschoisir entre eux celui qui te plaira pourmari. Tu as commencé par un poëme, tu finiras par uneidyllebucoliqueenessayantdesurprendrelevraicaractèredecesmessieursdansquelquesaventureschampêtres,lachasseoulapêche!

Modeste baissa la tête, elle revint au Chalet avec son père en l'écoutant, en répondant par desmonosyllabes.Elleétaittombéeaufonddelaboue,ethumiliée,decettealpeoùelleavaitcruvolerjusqu'aunidd'unaigle.Pouremployerlespoétiquesexpressionsd'unauteurdecetemps:«aprèss'êtresentilaplantedespiedstroptendrepourcheminersurlestessonsdeverredelaRéalité,laFantaisie,qui,danscettefrêlepoitrineréunissaittoutdelafemme,depuislesrêveriesseméesdeviolettesdelajeunefillepudiquejusqu'auxdésirsinsensésdelacourtisane,l'avaitamenéeaumilieudesesjardinsenchantés,où,surpriseamère!ellevoyaitaulieudesafleursublime,sortirdeterrelesjambesveluesetentortilléesde lanoiremandragore.»Deshauteursmystiquesdesonamour,Modeste se trouvaitdanslecheminuni,plat,bordédefossésetdelabours,surlaroutepavéedelaVulgarité!Quellefilleàl'âmeardenteneseseraitbriséedansunechutepareille?Auxpiedsdequidoncavait-ellesemésesparoles?

LaModestequirevintauChaletneressemblaitpasplusàcellequisortitdeuxheuresauparavantque l'actrice dans la rue ne ressemble à l'héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissementpénibleàvoir.Lesoleilétaitobscur,lanaturesevoilait,lesfleursneluidisaientplusrien.Commetouteslesfillesàcaractèreextrême,ellebutquelquesgorgéesdetropàlacoupeduDésenchantement.EllesedébattitaveclaRéalitésansvouloirtendreencorelecouaujougdelaFamilleetdelaSociété,elleletrouvaitlourd,dur,pesant!Ellen'écoutamêmepaslesconsolationsdesonpèreetdesamère,ellegoûtajenesaisquellesauvagevoluptéàselaisseralleràsessouffrancesd'âme.

—LepauvreButscha,dit-elleunsoir,adoncraison!Cemotindiquelecheminqu'ellefitenpeu

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detempsdanslesplainesaridesduRéel,conduiteparunemornetristesse.Latristesse,engendréeparlerenversementdetoutesnosespérances,estunemaladie;elledonnesouventlamort.Ceneserapasune desmoindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, parquels moyens une pensée arrive à produire la même désorganisation qu'un poison; comment ledésespoirôtel'appétit,détruitlepylore,etchangetouteslesconditionsdelaplusfortevie.TellefutModeste.Entroisjours,elleoffritlespectacled'unemélancoliemorbide,ellenechantaitplus,onnepouvaitpas la fairesourire;elleeffrayasesparentsetsesamis.CharlesMignon, inquietdenepasvoirarriverlesdeuxamis,pensaitàlesallerchercher;maislequatrièmejour,monsieurLatournelleeneutdesnouvelles.Voicicomment.

Canalis,excessivementalléchéparunsirichemariage,nevoulutriennégligerpour l'emportersurLaBrière,sansqueLaBrièrepûtluireprocherd'avoirviolélesloisdel'amitié.Lepoëtepensaque riennedéconsidérait plus un amant auxyeuxd'une jeune fille quede le luimontrer dansunesituationsubalterne,etilproposa,delamanièrelaplussimpleàLaBrière,defaireménageensembleetdeprendrepourunmois, à Ingouville,unepetitemaisondecampagneoù ils se logeraient tousdeuxsousprétextedesantédélabrée.UnefoisqueLaBrière,quidanslepremiermomentn'aperçutrien que de naturel à cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son amigratuitementetfitàluiseullespréparatifsduvoyage;ilenvoyasonvaletdechambreauHavre,etluirecommanda de s'adresser à monsieur Latournelle pour la location d'une maison de campagne àIngouvilleenpensantquelenotaireseraitbavardaveclafamilleMignon.ErnestetCanalisavaient,chacunjeprésume,causéde toutes lescirconstancesdecetteaventure,et leprolixeLaBrièreavaitdonnémillerenseignementsàsonrival.Levaletdechambre,aufaitdesintentionsdesonmaître,lesremplit àmerveille; il trompetta l'arrivéeauHavredugrandpoëteàqui lesmédecinsordonnaientquelquesbainsdemerpourréparersesforcesépuiséesdanslesdoublestravauxdelapolitiqueetdela littérature.Ce grand personnage voulait unemaison composée d'aumoins tant de pièces, car ilamenaitsonsecrétaire,uncuisinier,deuxdomestiquesetuncocher,sanscomptermonsieurGermainBonnet,sonvaletdechambre.Lacalèchechoisieparlepoëteetlouéepourunmois,étaitassezjolie,ellepouvaitserviràquelquespromenades;aussiGermainchercha-t-ilà louerdanslesenvironsduHavre deux chevaux à deux fins,monsieur le baron et son secrétaire aimant l'exercice du cheval.DevantlepetitLatournelle,Germain,envisitantlesmaisonsdecampagne,appuyaitbeaucoupsurlesecrétaire, et il en refusadeux,enobjectantquemonsieurLaBrièren'y seraitpasconvenablementlogé.—«Monsieurlebaron,disait-il,afaitdesonsecrétairesonmeilleurami.Ah!jeseraisjolimentgrondésimonsieurdeLaBrièren'étaitpastraitécommemonsieurlebaronlui-même!Et,aprèstout,monsieurdeLaBrièreestRéférendaireàlaCourdesComptes.»Germainnesemontrajamaisquevêtutoutdedrapnoir,desgantspropresauxmains,desbottes,etcostumécommeunmaître.Jugezqueleffetilproduisit,etquelleidéeonpritdugrandpoëte,surcetéchantillon?Levaletd'unhommed'esprit finit par avoir de l'esprit, car l'esprit de sonmaître finit par déteindre sur lui.Germainnechargeapassonrôle,ilfutsimple,ilfutbonhomme,selonlarecommandationdeCanalis.

Le pauvre La Brière ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dépréciation àlaquelleilavaitconsentie;car,dessphèresinférieures,ilremontaversModestequelqueséclatsdelarumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami à sa suite, dans sa voiture, et le caractèred'Ernestneluipermettaitpasdereconnaîtrelafaussetédesapositionassezàtempspouryremédier.LeretardcontrelequelpestaitCharlesMignonprovenaitdelapeinturedesarmesdeCanalissurlespanneauxdelacalècheetdescommandesautailleur,carlepoëteembrassalemondeimmensedecesdétailsdontlemoindreinfluenceunejeunefille.

—Soyez tranquille,ditLatournelleàCharlesMignonlecinquièmejour, levaletdechambrede

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monsieurCanalisaterminécematin;ilalouélepavillondemadameAmauryàSanvic,toutmeublé,pourseptcentsfrancs,etilaécritàsonmaîtrequ'ilpouvaitpartir,iltrouveraittoutprêtàsonarrivée.Ainsi,cesmessieursseronticidimanche.J'aimêmereçulalettrequevoicideButscha...Tenez,ellen'estpaslongue:«Moncherpatron, jenepuisêtrederetouravantdimanche.J'ai,d'ici là,quelquesrenseignementsextrêmementimportantsàprendre,etquiconcernentlebonheurd'unepersonneàquivousvousintéressez.»

L'annoncedel'arrivéedecesdeuxpersonnagesnerenditpasModestemoinstriste:lesentimentdesachute,saconfusion,ladominaientencore,etellen'étaitpassicoquettequesonpèrelecroyait.Ilestunecharmantecoquetteriepermise,celledel'âme,etquipeuts'appelerlapolitessedel'amour;or,CharlesMignon,engrondantsafille,n'avaitpasdistinguéentreledésirdeplaireetl'amourdetête,entrelasoifd'aimeretlecalcul.Envraicoloneldel'Empire,ilavaitvudanscettecorrespondance,rapidementlue,unefillequisejetaitàlatêted'unpoëte;mais,dansleslettressuppriméespouréviterles longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avaitpromptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition asseznaturelleàlafemme.Lepèreavaiteucruellementraisonsurunpoint.LadernièrelettreoùModeste,saisieparun tripleamour,avaitparlécommesidéjà lemariageétait conclu,cette lettrecausait sahonte; aussi trouvait-elle son père bien dur, bien cruel de la forcer à recevoir un homme indigned'elle,versquisonâmeavaitvolépresqueànu.ElleavaitquestionnéDumaysursonentrevueaveclepoëte;elle luienavait finement fait raconter lesmoindresdétails,etellene trouvaitpasCanalissibarbarequeledisaitlelieutenant.EllesouriaitàcettebellecassettepapalequicontenaitleslettresdesmilleettroisfemmesdecedonJuanlittéraire.Ellefutplusieursfoistentéededireàsonpère:—Jenesuis pas la seule à lui écrire, et l'élite des femmes envoie des feuilles à la couronne de laurier dupoëte!

LecaractèredeModestesubitpendantcettesemaineunetransformation.Cettecatastrophe,etc'enfutunegrandechezunenaturesipoétique,éveillalaperspicacité,lamalice,latenteschezcettejeunefilleenqui sesprétendusallaient rencontrerun terribleadversaire.Eneffet,quand,chezune jeunepersonne,lecœurserefroidit,latêtedevientsaine;elleobservealorstoutavecunecertainerapiditéde jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a très admirablement peint dans sonpersonnagedeBéatrixdeBeaucoupdebruitpourrien.Modestefutsaisied'unprofonddégoûtpourles hommes dont les plus distingués trompaient ses espérances. En amour ce que la femme prendpourledégoût,c'esttoutsimplementvoirjuste;mais,enfaitdesentiment,ellen'estjamais,surtoutlajeunefille,dans levrai.Siellen'admirepas,elleméprise.Or,aprèsavoirsubidesdouleursd'âmeinouïes,Modestearrivanécessairementàrevêtircettearmuresurlaquelleelleavaitditavoirgravélemot mépris; elle pouvait dès lors assister, en personne désintéressée, à ce qu'elle nommait levaudevilledesprétendus,quoiqu'elley jouât le rôlede la jeunepremière.Elle seproposait surtoutd'humilierconstammentmonsieurdeLaBrière.

—Modesteest sauvée,dit en souriantmadameMignonà sonmari.Elleveut sevengerdu fauxCanalis,enessayantd'aimerlevrai.

TelfuteneffetleplandeModeste.C'étaitsivulgaire,quesamère,àquielleconfiaseschagrins,luiconseilladenemarqueràmonsieurdeLaBrièrequelaplusaccablantebonté.

—Voilàdeuxgarçons,ditmadameLatournelle lesamedisoir,quinesedoutentpasdunombred'espionsqu'ilsaurontàleurstrousses,carnousseronshuitàlesdévisager.

—Quedis-tu,deux,bonneamie?s'écrialepetitLatournelle,ilsseronttrois.Gobenheimn'estpas

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encorevenu,jepuisparler.

Modesteavaitlevélatête,ettoutlemonde,imitantModeste,regardaitlepetitnotaire.

—Untroisièmeamoureux,etill'est,semetsurlesrangs...

—Ah!bah!...ditCharlesMignon.

—Maisilnes'agitderienmoins,repritfastueusementlenotaire,quedeSaSeigneuriemonsieurle duc d'Hérouville,marquis de Saint-Sever, duc deNivron, comte deBayeux, vicomte d'Essigny,Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l'Ordre de l'Éperon et de la Toison-d'or, Grandd'Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant sonséjourchezlesVilquin,etilregrettaitalors,ditsonnotairearrivédeBayeuxhier,qu'ellenefûtpasassezrichepourlui,dontlepèren'aretrouvéquesonchâteaud'Hérouville,ornéd'unesœur,àsonretour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargé positivement de vous faire desouvertures,monsieurlecomte,ditlenotaireensetournantrespectueusementverslecolonel.

—DemandezàModeste,réponditlepère,sielleveutavoirunoiseaudeplusdanssavolière;car,encequimeconcerne,jeconsensàcequemonssuleGrand-Écuyerluirendedessoins...

Malgré le soinqueCharlesMignonmettait à nevoir personne, à rester auChalet, à ne jamaissortirsansModeste,Gobenheim,qu'ileûtétédifficiledeneplusrecevoirauChalet,avaitparlédelafortunedeDumay,carDumay,cesecondpèredeModeste,avaitditàGobenheim,enlequittant:—Jeserail'intendantdemoncolonel,ettoutemafortune,hormiscequ'engarderamafemme,serapourlesenfantsdemapetiteModeste...Chacun,auHavre,avaitdonc répétécettequestionsi simplequedéjàLatournelles'étaitfaite:—«Nefaut-ilpasquemonsieurCharlesMignonaitunefortunecolossalepourquelapartdeDumaysoitdesixcentmillefrancs,etpourqueDumaysefassesonintendant?—Monsieur Mignon est arrivé sur un vaisseau à lui, chargé d'indigo, disait-on à la Bourse. Cechargementvautdéjàplus,sanscompterlenavire,quecequ'ilsedonnedefortune.»Lecolonelnevoulutpasrenvoyersesdomestiques,choisisavectantdesoinpendantsesvoyages,etilfutobligédelouerpoursixmoisunemaisonaubasd'Ingouville,carilavaitunvaletdechambre,uncuisinieretun cocher, nègres tous deux, une mulâtresse et deux mulâtres sur la fidélité desquels il pouvaitcompter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maître, et deschevauxpourlacalèchedanslaquellelecoloneletlelieutenantétaientrevenus.Cettevoiture,achetéeà Paris, était à la dernière mode, et portait les armes de La Bastie, surmontées d'une couronnecomtale.Ceschoses,minimesauxyeuxd'unhommequi,depuisquatreans,vivaitaumilieuduluxeeffréné des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentées par lesnégociants du Havre, par les gens de Graville et d'Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeuréclatante qui fit en Normandie l'effet d'une traînée de poudre quand elle prend feu.—«MonsieurMignonestrevenudelaChineavecdesmillions,disait-onàRouen,etilparaîtqu'ilestdevenucomteenvoyage?—MaisilétaitcomtedeLaBastieavantlaRévolution,répondaituninterlocuteur.—Ainsi,onappellemonsieurlecomteunlibéralquis'estnommépendantvingt-cinqansCharlesMignon:oùallons-nous?»Modestepassadonc,malgrélesilencedesesparentsetdesesamis,pourêtrelaplusrichehéritièredelaNormandie,ettouslesyeuxaperçurentalorssesmérites.Latanteetlasœurdemonsieur leducd'Hérouvilleconfirmèrent,enpleinsalon,àBayeux, ledroitdemonsieurCharlesMignonautitreetauxarmesdecomtedusaucardinalMignondont,parreconnaissance,lesglandsetle chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin,mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitôtréveillée.—«SimademoiselledeLaBastieestaussirichequ'elleestbelle,ditlatantedujeuneduc,ce

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seraitleplusbeaupartidelaprovince.Etelleestnoble,aumoins,celle-là!»CederniermotfutditcontrelesVilquinaveclesquelsonn'avaitpaspus'entendre,aprèsavoireul'humiliationd'allerchezeux.

Tels sont les petits événements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scènedomestique, contrairement aux lois d'Aristote et d'Horace; mais le portrait et la biographie de cepersonnage,sitardivementvenu,n'ycauserontpasdelongueur,vusonexiguïté.Monsieurleducnetiendra pas plus de place ici qu'il n'en tiendra dans l'Histoire. Sa Seigneurie monsieur le ducd'Hérouville,unfruitdel'automnematrimonialduderniergouverneurdeNormandie,estnépendantl'émigration,en1796,àVienne.RevenuavecleRoien1814,levieuxmaréchal,pèreduducactuel,mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu'il fût duc de Nivron; il ne lui laissa quel'immense château d'Hérouville, le parc, quelques dépendances et une ferme assez péniblementrachetée,entoutquinzemillefrancsderente.LouisXVIIIdonnalachargedeGrand-Écuyeraufils,qui, sousCharlesX, eut les douzemille francs de pension accordés aux pairs de France pauvres.Qu'étaientlesappointementsdeGrand-Écuyeretvingt-septmillefrancsderentepourcettefamille?AParis,lejeuneducavait,ilestvrai,lesvoituresduRoi,sonhôtelrueSaint-Thomas-du-Louvre,àlaGrandeÉcurie;maissesappointementsdéfrayaientsonhiveretlesvingt-septmillefrancsdéfrayaientl'étédanslaNormandie.Sicegrandseigneurrestaitencoregarçon,ilyavaitmoinsdesafautequedecelledesatante,quineconnaissaitpaslesfablesdelaFontaine.Mademoiselled'Hérouvilleeutdesprétentions énormes, en désaccord avec l'esprit du siècle, car les grands noms sans argent nepouvaientguèretrouverdericheshéritièresdanslahautenoblessefrançaise,déjàbienembarrasséed'enrichir ses fils ruinés par le partage égal des biens. Pourmarier avantageusement le jeune ducd'Hérouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille desd'Hérouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premières années de laRestauration, de 1817 à 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d'Hérouville refusamademoiselleMongenod,filledubanquier,dequisecontentamonsieurdeFontaine.Enfin,aprèsdebelles occasionsmanquées par sa faute, elle trouvait en cemoment la fortune des Nucingen tropturpidementramasséepourseprêteràl'ambitiondemadamedeNucingen,quivoulaitfairedesafilleuneduchesse.LeRoi,dansledésirderendreauxd'Hérouvilleleursplendeur,avaitpresqueménagéce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d'Hérouville de folie. La tante rendit ainsi sonneveu ridicule, et leducprêtait au ridicule.Eneffet,quand lesgrandeschoseshumaines s'envont,elles laissentdesmiettes,des frusteaux,diraitRabelais,et laNoblesse françaisenousmontreencesiècle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mœurs, ni le Clergé ni laNoblesse n'ont à se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nécessités sociales y sont bienreprésentées;maisneserait-cepasrenonceraubeautitred'historienqueden'êtrepasimpartial,quede ne pas montrer ici la dégénérescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure del'Émigré dans le comte de Mortsauf (voyez le Lis dans la Vallée), et toutes les noblesses de laNoblessedanslemarquisd'Espard(voyezl'Interdiction).Commentlaracedesfortsetdesvaillants,comment lamaisonde ces fiersd'Hérouville, quidonnèrent le fameuxmaréchal à laRoyauté, descardinauxàl'Église,descapitainesauxValois,despreuxàLouisXIV,aboutissait-elleàunêtrefrêle,et plus petit que Butscha?C'est une question qu'on peut se faire dans plus d'un salon de Paris, enentendantannoncerplusd'ungrandnomdeFranceetvoyantentrerunhommepetit,fluet,mince;quisemble n'avoir que le souffle, ou de hâtifs vieillards, ou quelque création bizarre chez quil'observateur recherche à grand'peine un trait où l'imagination puisse retrouver les signes d'uneanciennegrandeur.LesdissipationsdurègnedeLouisXV,lesorgiesdecetempségoïsteetfuneste,ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualitésévanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques

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exceptions,peut-onexpliquerl'abandondanslequelLouisXVIapéri,parlepauvrereliquatdurègnedemadamedePompadour.Blond,pâleetmince,leGrand-Écuyer,jeunehommeauxyeuxbleus,nemanquaitpasd'unecertainedignitédans lapensée;mais sapetite tailleet les fautesde sa tantequil'avaient conduit à courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timidité. Déjà lafamille d'Hérouville avait failli périr par le fait d'un avorton (voyez l'Enfant maudit, ÉTUDESPHILOSOPHIQUES).LeGrand-Maréchal,caronappelaitainsidanslafamilleceluiqueLouisXIIIavait fait duc, s'était marié à quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continué.Néanmoinslejeuneducaimait lesfemmes;maisil lesmettait trophaut, il lesrespectait trop,il lesadorait,etiln'étaitàsonaisequ'aveccellesqu'onnerespectepas.Cecaractèrel'avaitconduitàmenerunevieenpartiedouble.Ilprenaitsarevancheaveclesfemmesfacilesdesadorationsauxquellesilselivraitdanslessalons,ou,sivousvoulez,danslesboudoirsdufaubourgSaint-Germain.Cesmœurset sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournés à l'extase, avaient ajouté, trèsinjustementd'ailleurs, au ridiculeversé sur sapersonne, car il était pleindedélicatesse et d'esprit;maissonespritsanspetillementnesemanifestaitquequandilsesentaitàl'aise.AussiFanny-Beaupré,l'actricequipassaitpourêtreàprixd'orsameilleureamie,disait-elledelui:—«C'estunbonvin,maissibienbouché,qu'onycassesestire-bouchons!»LabelleduchessedeMaufrigneuse,queleGrand-Écuyernepouvaitqu'adorer,l'accablaparunmotqui,malheureusement,serépétacommetouteslesjoliesmédisances.—«Ilmefait l'effet,dit-elle,d'unbijoufinement travailléqu'onmontrebeaucoupplusqu'onnes'ensert,etquirestedansducoton.»Iln'yeutpasjusqu'aunomdelachargedeGrand-Écuyerquinefîtrire,parlecontraste,lebonCharlesX,quoiqueleducd'Hérouvillefûtunexcellentcavalier.Leshommessontcommeleslivres,ilssontquelquefoisappréciéstroptard.

Modesteavaitentrevuleducd'Hérouvillependantleséjourinfructueuxqu'ilfitchezlesVilquin;et,enlevoyantpasser,toutescesréflexionsluivinrentpresqueinvolontairementàl'esprit.Mais,dansles circonstances où elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d'Hérouville étaitimportantepourn'êtreàlamercid'aucunCanalis.

—Je ne vois pas pourquoi, dit-elle à Latournelle, le duc d'Hérouville ne serait pas admis? Jepasse,malgrénotreindigence,reprit-elleenregardantsonpèreavecmalice,àl'étatd'héritière.Aussifinirai-je par publier un programme...N'avez-vous pas vu combien les regards deGobenheimontchangédepuisunesemaine?ilestaudésespoirdenepaspouvoirmettresespartiesdewhistsurlecompted'uneadorationmuettedemapersonne.

—Chut!moncœur,ditmadameLatournelle,levoici.

—LepèreAlthorestaudésespoir,ditGobenheimàmonsieurMignonenentrant.

—Etpourquoi?...demandalecomtedeLaBastie.

—Vilquin,dit-on,vamanquer,etlaBoursevouscroitrichedeplusieursmillions...

—Onnesaitpas,répliquaCharlesMignontrèssèchement,quelssontmesengagementsauxIndes,et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires.—Dumay, dit-il àl'oreilledesonami,siVilquinestgêné,nouspourrionsrentrerdansmacampagne,enluirendantleprixqu'ilenadonné,comptant.

Tellesfurentlespréparationsduesauhasard,aumilieudesquelles,ledimanchematin,CanalisetLaBrière arrivèrent, un courrier en avant, au pavillon demadameAmaury.On apprit que le ducd'Hérouville, sasœuret sa tantedevaientarriver lemardi, sousprétextedesanté,dansunemaisonlouée àGraville. Ce concours fit dire à la Bourse que, grâce àmademoiselleMignon, les loyers

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allaienthausseràIngouville.—Elleenfera,sicelacontinue,unhôpital,ditmademoiselleVilquinlacadette,audésespoirdenepasêtreduchesse.

L'éternelle comédie de l'Héritière, qui devait se jouer au Chalet, pourrait certes, dans lesdispositionsoùsetrouvaitModeste,etd'aprèssaplaisanterie,senommerleprogrammed'unejeunefille,carelleétaitbiendécidée,aprèslapertedesesillusions,ànedonnersamainqu'àl'hommedontlesqualitéslasatisferaientpleinement.

Le lendemainde leur arrivée, lesdeux rivaux, encore amis intimes, sepréparèrent à faire leurentrée,lesoir,auChalet.Ilsavaientdonnétoutleurdimancheetlelundimatinàleursdéballages,àlaprisedepossessiondupavillondemadameAmauryetauxarrangementsquenécessiteunséjourd'unmois.D'ailleurs,autorisépar sonétatd'apprentiministreà sepermettrebiendes roueries, lepoëtecalculaittout;ilvoulutdoncmettreàprofitletapageprobablequedevaitfairesonarrivéeauHavre,etdontquelqueséchosretentiraientauChalet.Ensaqualitéd'hommefatigué,Canalisnesortitpas.LaBrièrealladeuxfoissepromenerdevantleChalet,carilaimaitavecunesortededésespoir,ilavaituneterreurprofonded'avoirdéplu,sonavenir luisemblaitcouvertdenuagesépais.Lesdeuxamisdescendirent pour dîner le lundi, tous deux habillés pour la première visite, la plus importante detoutes. La Brière s'était mis comme il l'était le fameux dimanche à l'église; mais il se regardaitcomme le satellite d'un astre, et s'abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n'avait pasnégligél'habitnoir,nisesordres,nicetteélégancedesalon,perfectionnéedanssesrelationsavecladuchessedeChaulieu,saprotectrice,etavecleplusbeaumondedufaubourgSaint-Germain.Toutesles minuties du dandysme, Canalis les avait observées, tandis que le pauvre La Brière allait semontrerdanslelaisser-allerdel'hommesansespérance.

En servant ses deuxmaîtres à table,Germainneput s'empêcher de sourire de ce contraste.Ausecondservice,ilentrad'unairassezdiplomatique,ou,pourmieuxdire,inquiet.

—Monsieurlebaron,dit-ilàCanalisetàdemi-voix,sait-ilquemonsieurleGrand-ÉcuyerarriveàGravillepourseguérirdelamêmemaladiequitientmonsieurdeLaBrièreetmonsieurlebaron?

—Lepetitducd'Hérouville?s'écriaCanalis.

—Oui,monsieur.

—IlviendraitpourmademoiselledeLaBastie?demandaLaBrièreenrougissant.

—PourmademoiselleMignon!réponditGermain.

—Noussommesjoués!s'écriaCanalisenregardantLaBrière.

—Ah! répliqua vivement Ernest, voilà le premier nous que tu dis depuis notre départ. Jusqu'àprésenttudisais,je!

—Tumeconnais,réponditMelchiorenlaissantéchapperunéclatderire.Maisnousnesommespas en état de lutter contre uneCharge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre lesmaraisqueleConseild'Étatvientd'attribuer,surmonrapport,àlamaisond'Hérouville.

—SaSeigneurie,ditLaBrièreavecunemalicepleinedesérieux,t'offreunefichedeconsolationdanslapersonnedesasœur.

Encemomentonannonçamonsieur lecomtedeLaBastie: lesdeux jeunesgensse levèrenten

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l'entendant,etLaBrièreallavivementau-devantdeluipourluiprésenterCanalis.

—J'avais à vous rendre la visite que vous m'avez faite à Paris, dit Charles Mignon au jeuneRéférendaire,etjesavaisenvenanticiquej'auraisledoubleplaisirdevoirl'undenosgrandspoëtesactuels.

—Grand?...Monsieur,réponditlepoëteensouriant,ilnepeutplusyavoirriendegranddansunsiècleàquilerègnedeNapoléonsertdepréface.Noussommesd'abordunepeupladedesoi-disantgrands poëtes!... Puis, les talents secondaires jouent si bien le génie, qu'ils ont rendu toute grandeillustrationimpossible.

—Est-celaraisonquivousjettedanslapolitique?demandalecomtedeLaBastie.

—Mêmechosedanscettesphère,ditlepoëte.Iln'yauraplusdegrandshommesd'État,ilyauraseulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux événements. Tenez, monsieur, sous lerégimequenousafaitlaChartequiprendlacotedescontributionspourunecotted'armes,iln'yadesolidequecequevousêtesalléchercherenChine,lafortune!

Satisfaitde lui-mêmeet contentde l'impressionqu'il faisait sur le futurbeau-père,Melchior setournaversGermain.

—Vousservirezlecafédanslesalon,dit-ileninvitantlenégociantàquitterlasalleàmanger.

—Je vous remercie,monsieur le comte, dit alorsLaBrière, deme sauver ainsi l'embarras oùj'étaispourintroduirechezvousmonami.Avecbeaucoupd'âme,vousavezencoredel'esprit...

—Bah!l'espritqu'onttouslesProvençaux,ditCharlesMignon.

—Ah!vousêtesdelaProvence?...s'écriaCanalis.

—Excusezmonami,ditLaBrière,iln'apas,commemoi,étudiél'histoiredesLaBastie.

Acetteobservationd'ami,CanalisjetasurErnestunregardprofond.

—Sivotre santévous lepermet,dit leProvençal augrandpoëte, je réclame l'honneurdevousrecevoir ce soir sousmon toit, ce sera une journée àmarquer, comme dit l'ancien, albo notandalapillo.Quoiquenoussoyonsassezembarrassésderecevoirunesigrandegloiredansunesipetitemaison, vous satisferez l'impatience dema fille dont l'admiration pour vous va jusqu'àmettre vosversenmusique.

—Vousavezmieuxquelagloire,ditCanalis,vousypossédezlabeauté,s'ilfautencroireErnest.

—Oh!unebonnefillequevoustrouverezbienprovinciale,ditCharles.

—Uneprovincialerecherchée,dit-on,parleducd'Hérouville,s'écriaCanalisd'untonsec.

—Oh!repritmonsieurMignonaveclaperfidebonhomieduméridional,jelaissemafillelibre.Lesducs,lesprinces,lessimplesparticuliers,toutm'estindifférent,mêmeunhommedegénie.Jeneveuxprendreaucunengagement,etlegarçonquemaModestechoisiraseramongendre,ou,plutôt,monfils,dit-ilenregardantLaBrière.Quevoulez-vous?madamedeLaBastieestAllemande,ellen'admetpasnotreétiquette,etmoijemelaissemenerparmesdeuxfemmes.J'aitoujoursaimémieuxêtredanslavoiturequesurlesiége.Nouspouvonsparlerdeceschosessérieusesenriant,carnous

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n'avonspasencorevuleducd'Hérouville,etjenecroispasplusauxmariagesfaitsparprocurationqu'auxprétendusimposésparlesparents.

—C'est une déclaration aussi désespérante qu'encourageante pour deux jeunes gens qui veulentchercherlapierrephilosophaledubonheurdanslemariage,ditCanalis.

—Necroyez-vouspasutile,nécessaireetpolitique,destipulerlaparfaitelibertédesparents,delafilleetdesprétendus?demandaCharlesMignon.

Canalis, sur un regard de La Brière, garda le silence, la conversation devint banale; et, aprèsquelquestoursdejardin,lepèreseretira,comptantsurlavisitedesdeuxamis.

—C'estnotrecongé,s'écriaCanalis,tul'ascompriscommemoi.D'ailleurs,àsaplace,moijenebalanceraispasentreleGrand-Écuyeretnousdeux,quelquecharmantsquenouspuissionsêtre.

—Jenelepensepas,réponditLaBrière.Jecroisquecebravesoldatestvenupoursatisfairesonimpatiencedetevoir,etnousdéclarersaneutralité,toutennousouvrantsamaison.Modeste,éprisedetagloireettrompéeparmapersonne,setrouvetoutsimplemententrelaPoésieetlePositif.J'ailemalheurd'êtrelePositif.

—Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le café, faites atteler. Dans unedemi-heurenouspartons,nousnouspromèneronsavantd'allerauChalet.

Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l'un que l'autre de voirModeste,mais LaBrièreredoutait cette entrevue, etCanalis ymarchait avec une confiance pleine de fatuité. L'élan d'Ernestverslepèreetlaflatterieparlaquelleilvenaitdecaresserl'orgueilnobiliairedunégociantenfaisantapercevoirlamaladressedeCanalis,déterminèrentlepoëteàprendreunrôle.Melchiorrésolut,toutendéployantsesséductions,dejouerl'indifférence,deparaîtredédaignerModeste,etdepiquerainsil'amour-propredelajeunefille.ÉlèvedelabelleduchessedeChaulieu,ilsemontraitencecidignedesa réputationd'hommeconnaissantbien les femmes,qu'ilneconnaissaitpas, comme il arriveàceuxquisont lesheureusesvictimesd'unepassionexclusive.PendantquelepauvreErnest,confinédans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, lemépris, ledédain, toutes lesfoudresd'unejeunefilleblesséeetoffensée,gardaitunmornesilence,Canalissepréparaitnonmoinssilencieusement,commeunacteurprêtàjouerunrôleimportantdansquelque pièce nouvelle. Certes ni l'un ni l'autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. Ils'agissaitd'ailleurspourCanalisd'intérêtsgraves.Pourlui,laseulevelléitédumariageemportaitlarupturedel'amitiésérieusequileliait,depuisdixansbientôt,àladuchessedeChaulieu.Quoiqu'ileûtcolorésonvoyageparlevulgaireprétextedesesfatiguesauquellesfemmesnecroientjamais,mêmequandilestvrai,saconscienceletourmentaitunpeu;maislemotconscienceparutsijésuitiqueàLaBrière,qu'ilhaussalesépaulesquandlepoëteluifitpartdesesscrupules.

—Taconscience,monami,mesembletoutbonnementlacraintedeperdredesplaisirsdevanité,des avantages très réels et une habitude, en perdant l'affection de madame de Chaulieu; car, si turéussis auprès deModeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d'une passion très fauchéedepuishuitans.Disquetutremblesdedéplaireàtaprotectrice,sielleapprendlemotifdetonséjourici,jetecroiraifacilement.RenonceràladuchesseetnepasréussirauChalet,c'estjouertropgrosjeu.Tuprendsl'effetdecettealternativepourdesremords.

—Tunecomprendsrienauxsentiments,ditCanalisimpatientécommeunhommeàquil'onditlavéritéquandildemandeuncompliment.

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—C'estcequ'unbigamedevraitrépondreàdouzejurés,répliquaLaBrièreenriant.

Cette épigramme fit encore une impression désagréable sur Canalis; il trouva La Brière tropspirituelettroplibrepourunsecrétaire.

L'arrivéed'unecalèchesplendide,conduiteparuncocheràlalivréedeCanalis,fitd'autantplusdesensation au Chalet que l'on y attendait les deux prétendants, et que tous les personnages de cettehistoire,moinsleducetButscha,s'ytrouvaient.

—Lequelestlepoëte?demandamadameLatournelleàDumaydansl'embrasuredelacroiséeoùellevintseposteraubruitdelavoiture.

—Celuiquimarcheentambour-major,réponditlecaissier.

—Ah!ditlanotaresseenexaminantMelchiorquisebalançaitenhommeregardé.

Quoique trop sévère, l'appréciation de Dumay, homme simple s'il en fut jamais, a quelquejustesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gâtait comme toutes lesfemmesplusâgéesqueleursadorateurslesflatterontet lesgâteronttoujours,CanalisétaitalorsaumoraluneespècedeNarcisse.Unefemmed'uncertainâge,quiveuts'attacherà jamaisunhomme,commenceparendiviniser lesdéfauts,afinderendre impossible touterivalité;carunerivalen'estpas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie à laquelle un homme s'habitue assezfacilement. Les fats sont le produit de ce travail féminin, quand ils ne sont pas fats de naissance.Canalis,prisjeuneparlabelleduchessedeChaulieu,sejustifiadoncàlui-mêmesesaffectationsensedisantqu'ellesplaisaientàcettefemmedont legoûtfaisait loi.Quoiquecesnuancessoientd'uneexcessivedélicatesse, iln'estpas impossiblede les indiquer.Ainsi,Melchiorpossédaitun talentdelecturefortadmiréquedetropcomplaisantsélogesavaientamenédansunevoied'exagérationoùnilepoëtenil'acteurnes'arrêtent,etquifitdiredelui(toujourspardeMarsay)qu'ilnedéclamaitpas,maisqu'ilbramaitsesvers, tant ilallongeait lessonsens'écoutant lui-même.Enargotdecoulisse,Canalisprenaitdes tempsunpeu longuets. Il sepermettaitdesœillades interrogativesàsonpublic,desposesdesatisfaction,etcesressourcesdejeuappeléesparlesacteursdesbalançoires,expressionpittoresquecommetoutcequecréelepeupleartiste.Canaliseutd'ailleursdesimitateursetfutchefd'écoleencegenre.Cetteemphasedemélopéeavaitlégèrementatteintsaconversation,ilyportaituntondéclamatoire,ainsiqu'onl'avudanssonentretienavecDumay.Unefoisl'espritdevenucommeultra coquet, les manières s'en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa démarche,inventerdesattitudes,seregarderà ladérobéedans lesglaces,et faireconcordersesdiscoursà lafaçondont ilsecampait.Ilsepréoccupait tantdel'effetàproduire,queplusd'unefois,unrailleur,Blondet, avait parié l'interloquer, et avec succès, en dirigeant un regard obstiné sur la frisure dupoëte,sursesbottesousurlesbasquesdesonhabit.Aprèsdixannées,cesgrâces,quicommencèrentpar avoir pour passe-port une jeunesse florissante, étaient devenues d'autant plus vieillottes queMelchiorparaissaitusé.Laviedumondeestaussifatigantepourleshommesquepourlesfemmes,etpeut-êtrelesvingtannéesqueladuchesseavaitdeplusqueCanalispesaient-ellesplussurluiquesurelle,carlemondelavoyaittoujoursbelle,sansrides,sansrougeetsanscœur.Hélas!nileshommesnilesfemmesn'ontd'amipourlesavertiraumomentoùleparfumdeleurmodestieserancit,oùlacaressedeleurregardestcommeunetraditiondethéâtre,oùl'expressiondeleurvisagesechangeenminauderie,etoùlesartificesdeleurespritlaissentapercevoirleurscarcassesroussies.Iln'yaquelegéniequisacheserenouvelercommeleserpent;et,enfaitdegrâcecommeentout, iln'yaquelecœurquinevieillissepas.Lesgensdecœursontsimples.Or,Canalis,vouslesavez,alecœursec.Ilabusaitdelabeautédesonregardenluidonnant,horsdepropos,lafixitéquelaméditationprêteaux

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yeux. Enfin, pour lui, les éloges étaient un commerce où il voulait trop gagner. Sa manière decomplimenter,charmantepourlesgenssuperficiels,pouvaitauxgensdélicatsparaîtreinsultanteparsa banalité, par l'aplomb d'une flatterie où l'on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentaitcommeuncourtisan.IlavaitditsanspudeurauducdeChaulieuquifitpeud'effetàlatribunequandilfut obligé d'y monter comme ministre des Affaires Étrangères:—Votre Excellence a été sublime!Combiend'hommeseussentété,commeCanalis,opérésdeleursaffectationsparl'insuccèsadministrépar petites doses!...Cesdéfauts, assez légers dans les salonsdorés du faubourgSaint-Germain, oùchacunapporteavecexactitudesaquotepartderidicules,etoùcetteespècedejactance,d'apprêt,detension,sivousvoulez,apourcadreunluxeexcessif,destoilettessomptueusesquipeut-êtreensontl'excuse,devaienttrancherénormémentaufonddelaprovincedontlesridiculesappartiennentàungenre opposé.Canalis, à la fois tendu etmaniéré, ne pouvait d'ailleurs point semétamorphoser, ilavait eu le temps de se refroidir dans lemoule où l'avait jeté la duchesse; et, de plus, il était trèsParisien,ou,sivousvoulez,trèsFrançais.LeParisiens'étonnequetoutnesoitpaspartoutcommeàParis, et le Français, comme en France. Le bon goût consiste à se conformer aux manières desétrangerssansnéanmoinstropperdredesoncaractèrepropre,commelefaisaitAlcibiade,cemodèledesgentlemen. La véritable grâce est élastique. Elle se prête à toutes les circonstances, elle est enharmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite étoffe, remarquableseulementparlafaçon,pourallerdanslarue,aulieud'ytraînerlesplumesetlesramageséclatantsquecertainesbourgeoisesypromènent.Or,Canalis,conseilléparunefemmequil'aimaitpluspourellequepour lui-même,voulait faire loi, êtrepartout cequ'il était. Il croyait, erreurquepartagentquelquesunsdesgrandshommesdeParis,portersonpublicparticulieraveclui.

Tandis que le poëte accomplissait au salon une entrée étudiée, La Brière s'y glissa comme unchienquicraintderecevoirdescoups.

—Eh!voilàmonsoldat!ditCanalisenapercevantDumayaprèsavoiradresséuncomplimentàmadameMignon et salué les femmes. Vos inquiétudes sont calmées, n'est-ce pas? reprit-il en luitendantlamainavecemphase;maisàl'aspectdemademoiselle,onlesconçoitdanstouteleurétendue.Jeparlaisdescréaturesterrestres,etnondesanges.

Chacun,parsonattitude,demandaitlemotdecetteénigme.

—Ah!jecompteraicommeuntriomphe,reprit lepoëteencomprenant l'explicationquechacundésirait,d'avoirémul'undeceshommesdeferqueNapoléonavaitsutrouverpourenfairelepilotissurlequelilessayadefonderunempiretropcolossalpourêtredurable.Adetelleschoses,letempsseulpeutservirdeciment!Maisest-cebienuntriomphedontjedoivem'enorgueillir?Jen'ysuispourrien.Cefut le triomphede l'idéesur le fait.Vosbatailles,monchermonsieurDumay,voschargeshéroïques,monsieurlecomte,enfinlaguerrefutlaformequ'empruntaitlapenséedeNapoléon.Detoutesceschoses,qu'enreste-t-il?l'herbequilescouvren'ensaitrien,lesmoissonsn'endiraientpasla place; et, sans l'historien, sans notre écriture, l'avenir ignorerait ce temps héroïque! Ainsi vosquinzeansdeluttesnesontplusquedesidées,etc'estcequisauveral'Empire,lespoëtesenferontunpoëme!Unpaysquisaitgagnerdetellesbataillesdoitsavoirleschanter!

Canaliss'arrêtapourrecueillir,parunregardjetésur lesfigures, le tributd'étonnementqueluidevaientdesprovinciaux.

—Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j'ai de ne pas vous voir, dit madameMignon,àlamanièredontvousmedédommagezparleplaisirquevousmedonnezàvousécouter.

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Décidée à trouver Canalis sublime,Modeste, mise comme elle l'était le jour où cette histoirecommença,restaitébahie,etavaitlâchésabroderiequinetenaitplusàsesdoigtsqueparl'aiguilléedecoton.

—Modeste,voicimonsieurdeLaBrière.MonsieurErnest,voicimafille,ditCharlesentrouvantlesecrétaireunpeutrophumblementplacé.

LajeunefillesaluafroidementErnest,enluijetantunregardquidevaitprouveràtoutlemondequ'ellelevoyaitpourlapremièrefois.

—Pardon,monsieur,luidit-ellesansrougir,laviveadmirationquejeprofessepourleplusgranddenospoëtesest,auxyeuxdemesamis,uneexcusesuffisanteden'avoiraperçuquelui.

Cettevoixfraîcheetaccentuéecommecelle,sicélèbre,demademoiselleMars,charmalepauvreRéférendaire,déjàéblouidelabeautédeModeste,etilréponditdanssasurpriseunmotsublime,s'ileûtétévrai:—Maisc'estmonami,dit-il.

—Alors,vousm'avezpardonné,répliqua-t-elle.

—C'est plus qu'un ami, s'écria Canalis en prenant Ernest par l'épaule et s'y appuyant commeAlexandresurÉphestion,nousnousaimonscommedeuxfrères.....

MadameLatournellecoupanetlaparoleaugrandpoëte,enmontrantErnestaupetitnotaire,etluidisant:—Monsieurn'est-ilpasl'inconnuquenousavonsvuàl'église?

—Etpourquoipas?...répliquaCharlesMignonenvoyantrougirErnest.

Modestedemeurafroide,etrepritsabroderie.

—Madamepeutavoirraison,jesuisvenudeuxfoisauHavre,réponditLaBrièrequis'assitàcôtédeDumay.

Canalis,émerveillédelabeautédeModeste,semépritàl'admirationqu'elleexprimait,etseflattad'avoircomplétementréussidansseseffets.

—Jecroiraisunhommedegéniesanscœur,s'iln'avaitpasauprèsdeluiquelqueamitiédévouée,ditModestepourreleverlaconversationinterrompueparlamaladressedemadameLatournelle.

—Mademoiselle,ledévouementd'Ernestpourraitmefairecroirequejevauxquelquechose,ditCanalis, car ce cherPyladeest remplide talent, il a été lamoitiéduplusgrandministrequenousayons eu depuis la paix. Quoiqu'il occupe une magnifique position, il a consenti à être monprécepteur en politique; il m'apprend les affaires, il me nourrit de son expérience, tandis qu'ilpourraitaspireràdeplushautesdestinées.Oh!ilvautmieuxquemoi...AungestequefitModeste,Melchiorditavecgrâce:—Lapoésiequej'exprime,ill'adanslecœur;etsijeparleainsidevantlui,c'estqu'ilalamodestied'unereligieuse.

—Assez, assez, dit LaBrière qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l'air,mon cher, d'unemèrequiveutmariersafille.

—Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s'adressant à Canalis, pouvez-vous penser àdevenirunhommepolitique?

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—Pourunpoëte,c'estabdiquer,ditModeste,lapolitiqueestlaressourcedeshommespositifs...

—Ah!mademoiselle,aujourd'huilatribuneestleplusgrandthéâtredumonde,ellearemplacélechampclosdelachevalerie;elleseralerendez-vousdetouteslesintelligences,commel'arméeétaitnaguèreceluidetouslescourages.

Canalis enfourcha son chevaldebataille, il parlapendantdixminutes sur laviepolitique:—Lapoésieétaitlapréfacedel'hommed'État.—Aujourd'hui,l'orateurdevenaitungénéralisateursublime,le pasteur des idées.—Quand le poëte pouvait indiquer à son pays le chemin de l'avenir, cessait-ildoncd'êtrelui-même?—IlcitaChateaubriand,enprétendantqu'ilseraitunjourplusconsidérableparlecôtépolitiquequeparlecôtélittéraire.—Latribunefrançaiseallaitêtrelepharedel'Humanité.—Maintenant les luttes orales avaient remplacé celles du champ de bataille.—Telle séance de laChambre valaitAusterlitz, et les orateurs s'ymontraient à la hauteur des généraux, ils y perdaientautantd'existence,decourage,deforce,ilss'yusaientautantqueceux-ciàfairelaguerre.—Laparolen'était-ellepasunedespluseffrayantesprodigalitésdefluidevitalquel'hommepouvaitsepermettre,etc.,etc.

Cetteimprovisationcomposéedeslieuxcommunsmodernes,maisrevêtud'expressionssonores,demotsnouveaux,etdestinéeàprouverquelebarondeCanalisdevaitêtreunjourunedesgloiresdela tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenheim, sur madame deLatournelleet surmadameMignon.Modesteétaitcommeàunspectacleetenthousiastede l'acteur,absolumentcommeErnestdevantelle;car, si leRéférendairesavait toutescesphrasesparcœur, ilécoutaitparlesyeuxdelajeunefilleens'enéprenantàdevenirfou.Pourcetamoureuxvrai,Modestevenaitd'éclipserlesdifférentesModestesqu'ilavaitcrééesenlisantseslettresouenyrépondant.

Cettevisite,dont ladurée futdéterminéeà l'avanceparCanalis,quinevoulaitpas laisserà sesadmirateursletempsdeseblaser,finitparuneinvitationàdînerpourlelundisuivant.

—NousneseronsplusauChalet,ditlecomtedeLaBastie,ilredevientl'habitationdeDumay.Jerentredansmonanciennemaisonparuncontratàréméré,desixmoisdedurée,quej'aisignétoutàl'heureavecmonsieurVilquin,chezmonamiLatournelle...

—Jesouhaite,ditDumay,queVilquinnepuissepasvousrendrelasommequevousvenezdeluiprêter...

—Vousserezlà,ditCanalis,dansunedemeureenharmonieavecvotrefortune...

—Aveclafortunequ'onmesuppose,réponditvivementCharlesMignon.

—Ilseraitmalheureux,ditCanalisenseretournantversModesteetenfaisantunsalutcharmant,quecettemadonen'eûtpasuncadredignedesesdivinesperfections.

Ce fut tout ce que Canalis dit deModeste, car il avait affecté de ne pas la regarder, et de secomporterenhommeàquitouteidéedemariageétaitinterdite.

—Ah!ma chèremadameMignon, il a bien de l'esprit, dit la notaresse aumoment où les deuxParisiensfaisaientcrierlesabledujardinetsousleurspieds.

—Est-ilriche?voilàlaquestion,réponditGobenheim.

Modesteétaitàlafenêtre,neperdantpasunseuldesmouvementsdugrandpoëte,etn'ayantpasun

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regardpourErnestdeLaBrière.QuandmonsieurMignonrentra,quandModeste,aprèsavoirreçuledernier salut desdeuxamis lorsque la calèche tourna, se fut remise à saplace, il y eutunede cesprofondesdiscussionscommeenfontlesgensdelaprovincesurlesgensdeParis,àunepremièreentrevue. Gobenheim répéta son mot:—Est-il riche? au concert d'éloges que firent madameLatournelle,Modesteetsamère.

—Riche?réponditModeste.Etqu'importe!nevoyez-vouspasquemonsieurdeCanalisestundeceshommesdestinésàoccuperlesplushautesplacesdansl'État;ilaplusquedelafortune,ilpossèdelesmoyensdelafortune.

—Ilseraministreouambassadeur,ditmonsieurMignon.

—Les contribuables pourraient tout demême avoir à payer les frais de son enterrement, dit lepetitLatournelle.

—Eh!pourquoi?ditCharlesMignon.

—Il me paraît homme à manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libéralementaccordésparmademoiselleModeste.

—CommentModesteneserait-ellepaslibéraleenversunpoëtequilatraitedemadone?ditlepetitDumay,fidèleàlarépulsionqueCanalisluiavaitinspirée.

Gobenheimapprêtait la tabledewhistavecd'autantplusdepersistanceque,depuis le retourdemonsieurMignon,LatournelleetDumays'étaientlaissésalleràjouerdixsouslafiche.

—Ehbien!monpetitange,dit lepèreàsa filledans l'embrasured'une fenêtre,avouequepapapenseàtout.Enhuitjours,situdonnestesordrescesoiràtonanciennecouturièredeParisetàtoustesfournisseurs,tupourrastemontrerdanstoutelasplendeurd'unehéritière,demêmequej'aurailetempsdenousinstallerdansnotremaison.Tuasunjoliponey,songeàtefairefaireuncostumedecheval,leGrand-Écuyerméritecetteattention...

—D'autant plus que nous avons du monde à promener, dit Modeste sur les joues de quireparaissaientlescouleursdelasanté.

—Lesecrétaire,ditmadameMignon,n'apasditgrand'chose.

—C'estunpetitsot,réponditmadameLatournelle.Lepoëteaeudesattentionspourtoutlemonde.IlasuremercierLatournelledesessoinspourlalocationdesonpavillonenmedisantqu'ilsemblaitavoirconsultélegoûtd'unefemme.Etl'autrerestaitlà,sombrecommeunEspagnol,lesyeuxfixes,ayantl'airdevouloiravalerModeste.S'ilm'avaitregardée,ilm'auraitfaitpeur.

—Ilaunjolisondevoix,réponditmadameMignon.

—IlserasansdoutevenuprendredesrenseignementssurlamaisonMignon,pourlecomptedupoëte,ditModesteenguignantsonpère,carc'estbienluiquenousavonsvudansl'église.

MadameDumay,madameetmonsieurLatournelle,acceptèrentcettefaçond'expliquerlevoyaged'Ernest.

—Sais-tu,Ernest,s'écriaCanalisàvingtpasduChalet,quejenevoispasdanslemonde,àParis,uneseulepersonneàmariercomparableàcetteadorablefille!

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—Eh!toutestdit,répliquaLaBrièreavecuneamertumeconcentrée,ellet'aime,ou,situleveux,elle t'aimera.Tagloirea fait lamoitiéduchemin.Bref, tout est à tadisposition.Tu retourneras làseul.Modeste a pourmoi le plus profondmépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi jemecondamneraisausuppliced'alleradmirer,désirer,adorercequejenepuisjamaisposséder.

Aprèsquelquesproposdecondoléanceoùperçaitlasatisfactiond'avoirfaitunenouvelleéditiondelaphrasedeCésar,Canalislaissavoirledésird'enfiniravecladuchessedeChaulieu.LaBrière,nepouvantsupportercetteconversation,allégualabeautéd'unenuitdouteusepoursefairemettreàterre,etcourutcommeuninsenséverslacôteoùilrestajusqu'àdixheuresetdemie,enproieàuneespèce de démence, tantôtmarchant à pas précipités et se livrant à desmonologues, tantôt restantdeboutous'asseyant,sanss'apercevoirdel'inquiétudequ'ildonnaitàdeuxdouaniersenobservation.Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressivedeModeste, il venait de joindrel'adorationdelabeauté,c'est-à-direl'amoursansraison,l'amourinexplicable,àtouteslesraisonsquil'avaient amené,dix jours auparavant, dans l'égliseduHavre. Il revint auChalet, où les chiensdesPyrénéesaboyèrenttellementaprèsluiqu'ilneputs'adonnerauplaisirdecontemplerlesfenêtresdeModeste.Enamour,toutesceschosesnecomptentpasplusàl'amantquelestravauxcouvertsparladernièrecouchenecomptentaupeintre;maisellessonttoutl'amour,commelespeinesenfouiessontl'arttoutentier:ilensortungrandpeintreetunamantvéritablequelafemmeetlepublicfinissent,souventtroptard,paradorer.

—Eh bien! s'écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l'aimerai pour moi seul,égoïstement!Modesteseramonsoleil,mavie,jerespireraiparsonsouffle,jejouiraidesesjoies,jemaigriraideseschagrins,fût-ellelafemmedecetégoïstedeCanalis...

—Voilà ce qui s'appelle aimer! monsieur, dit une voix qui partit d'un buisson sur le bord duchemin.Ahçà!toutlemondeaimedoncmademoiselledeLaBastie?...

EtButschasemontrasoudain,ilregardaLaBrière.LaBrièrerengainasacolèreentoisantlenainàlaclartédelalune,etilfitquelquespassansluirépondre.

—Entresoldatsquiserventdanslamêmecompagnie,ondevraitêtreunpeupluscamaradesqueça!ditButscha.Sivousn'aimezpasCanalis,jen'ensuispasfounonplus.

—C'estmonami,réponditErnest.

—Ah!vousêteslepetitsecrétaire,répliqualenain.

—Sachez,monsieur, répliquaLaBrière,que jene suis le secrétairedepersonne; j'ai l'honneurd'êtreConseilleràl'unedesCourssuprêmesduroyaume.

—J'ai l'honneurdesaluermonsieurdeLaBrière, fitButscha.Moi, j'ai l'honneurd'êtrepremierclercdemaîtreLatournelle,conseillersuprêmeduHavre,etj'aicertesuneplusbellepositionquelavôtre. Oui, j'ai eu le bonheur de voirmademoiselleModeste de La Bastie presque tous les soirs,depuisquatreans,etjecomptevivreauprèsd'ellecommeundomestiqueduroivitauxTuileries.Onm'offriraitletrônedeRussie,jedirais:—J'aimetroplesoleil!N'est-cepasvousdire,monsieur,queje m'intéresse à elle plus qu'à moi-même, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l'altièreduchesse de Chaulieu verra d'un bon œil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme dechambre, amoureusedemonsieurGermain, inquiète déjà du séjour que fait auHavre ce charmantvaletdechambre,seplaindra,toutencoiffantsamaîtresse,de...

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—Commentsavez-vousceschoses-là?ditLaBrièreeninterrompantButscha.

—D'abord,jesuisclercdenotaire,réponditButscha;maisvousn'avezdoncpasvumabosse?elleestpleined'inventions,monsieur.JemesuisfaitlecousindemademoisellePhiloxèneJacmin,néeàHonfleur, où naquitmamère, une Jacmin... il y a onze branches de Jacmin àHonfleur.Donc,macousine,alléchéeparunhéritageimprobable,m'aracontébiendeschoses...

—Laduchesseestvindicative!...ditLaBrière.

—Commeunereine,m'aditPhiloxène;ellen'apasencorepardonnéàmonsieurleducden'êtreque sonmari, répliquaButscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractère, de satoilette, de ses goûts, de sa religion et de ses petitesses, car Philoxèneme l'a déshabillée, âme etcorset.Jesuisalléàl'OpérapourvoirmadamedeChaulieu,jen'aipasregrettémesdixfrancs(jeneparle pas du spectacle)! Si ma prétendue cousine ne m'avait pas dit que sa maîtresse comptaitcinquante printemps, j'aurais cru être bien généreux en lui en donnant trente: elle n'a pas connud'hiver,cetteduchesse-là!

—Oui,repritLaBrière,c'estuncaméeconservéparsoncaillou...Canalisseraitbienembarrassési la duchesse savait ses projets, et j'espère, monsieur, que vous en resterez là de cet espionnageindigned'unhonnêtehomme...

—Monsieur, reprit Butscha fièrement, pour moi, Modeste, c'est l'État! Je n'espionne pas, jeprévois!Laduchesseviendra,s'illefaut,ouresteradanssatranquillité,sijelejugeconvenable...

—Vous?

—Moi!...

—Etparquelmoyen?...ditLaBrière.

—Ah!voilà! dit le petit bossu qui prit un brin d'herbe.Tenez, voyez!...Ce gramenprétendquel'hommeconstruit sespalaispour le loger, et il fait choir un jour lesmarbres lesplus solidementassemblés,commelepeuple,introduitdansl'édificedelaFéodalité,l'ajetéparterre.Lapuissancedufaiblequipeutseglisserpartoutestplusgrandequecelledufortquisereposesursescanons.NoussommestroisSuissesquiavonsjuréqueModesteseraitheureuseetquivendrionsnotrehonneurpourelle. Adieu, monsieur. Si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, etdonnez-moi une poignée demain, car vousme semblez avoir du cœur!... Ilme tardait de voir leChalet,j'ysuisarrivécommeellesoufflaitsabougie,jevousaivusignaléparleschiens,jevousaientendu rageant; aussi ai-je pris la liberté de vous dire que nous servons dans lemême régiment,celuideRoyal-Dévouement!

—Eh bien! répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l'amitié de me dire simademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu'un d'amour avant sa correspondance secrète avecCanalis...

—Oh!s'écriasourdementButscha.Maisledouteestuneinjure?...Et,maintenantencore,quisaitsielleaime?lesait-elleelle-même?Elles'estpassionnéepourl'esprit,pourlegénie,pourl'âmedecemarchand de stances, de ce vendeur d'orviétan littéraire;mais elle l'étudiera, nous l'étudierons, jesauraibienfairesortirlecaractèrevraidedessouslacarapacedel'hommeàbellesmanières,etnousverronslatêtemenuedesonambition,desavanité,ditButschaquisefrottalesmains.Or,àmoinsquemademoisellen'ensoitfolleàenmourir...

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—Oh!elleestrestéeenadmirationdevantluicommedevantunemerveille!s'écriaLaBrièreenlaissantéchapperlesecretdesajalousie.

—Sic'estunbravegarçon,loyal,ets'ilaime,s'ilestdigned'elle,repritButscha,s'ilrenonceàladuchesse, c'est la duchesseque j'entortillerai!...Tenez,monchermonsieur, suivez ce chemin, vousallezêtrechezvousendixminutes.

Butscharevintsursespas,ethélalepauvreErnestqui,ensaqualitéd'amoureuxvéritable,seraitrestépendanttoutelanuitàcauserdeModeste.

—Monsieur, lui dit Butscha, je n'ai pas eu l'honneur de voir encore notre grand poëte, je suiscurieuxd'observercemagnifiquephénomènedansl'exercicedesesfonctions,rendez-moileservicedevenirpasser lasoiréeaprès-demainauChalet, restez-y longtemps,carcen'estpasenuneheurequ'un homme se développe. Je saurai,moi le premier, s'il aime, ou s'il peut aimer, ou s'il aimeramademoiselleModeste.

—Vousêtesbienjeunepour...

—Pourêtreprofesseur,repritButschaquicoupalaparoleàLaBrière.Eh!monsieur,lesavortonsnaissent touscentenaires.Puis, tenez!...unmalade,quand ilest longtempsmalade,devientplus fortquesonmédecin,ils'entendaveclamaladie,cequin'arrivepastoujoursauxdocteursconsciencieux.Ehbien!demêmeunhommequichérit la femme,etque la femmedoitmépriser sousprétextedelaideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu'il passe séducteur, comme lemalade finit par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable...Depuis l'âge de six ans (j'en aivingt-cinq), jen'ainipèrenimère; j'ai la charitépubliquepourmère, et leprocureurdu roipourpère.—Soyeztranquille,dit-ilàungested'Ernest,jesuisplusgaiquemaposition...Ehbien!depuissixansqueleregardinsolentd'unebonnedemadameLatournellem'aditquej'avaistortdevouloiraimer,j'aime,etj'étudielesfemmes!J'aicommencéparleslaides,ilfauttoujoursattaquerletaureauparlescornes.Aussiai-jeprispourpremierobjetd'étudemapatronnequi,certes,estunangepourmoi. J'ai peut-être eu tort; mais, que voulez-vous, je l'ai passée à mon alambic, et j'ai fini pardécouvrir,tapieaufonddesoncœur,cettepensée:—Jenesuispassimalqu'onlecroit!Et,malgrésapiété profonde, en exploitant cette idée, j'aurais pu la conduire jusqu'au bord de l'abîme... pour l'ylaisser!

—Etavez-vousétudiéModeste?

—Jecroyaisvousavoirdit,répliqualebossu,quemavieestàelle,commelaFranceestauroi!Comprenez-vousmonespionnageàParis,maintenant?Personnequemoinesaittoutcequ'ilyadenoblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d'infatigable bonté, de vraie religion, degaieté,d'instruction,de finesse,d'affabilitédans l'âme,dans lecœur,dans l'espritdecetteadorablecréature!...

Butschatirasonmouchoirpourétancherdeuxlarmes,etLaBrièreluiserralamainlongtemps.

—Jevivraidanssonrayonnement!çacommenceàelle,etçafinitenmoi,voilàcommentnoussommesunis,àpeuprèscommel'estlanatureàDieu,parlalumièreetleverbe.Adieu,monsieur;jen'ai jamais dema vie tant bavardé;mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j'ai deviné que vousl'aimiezàmamanière!

Sansattendrelaréponse,Butschaquittalepauvreamantàquicetteconversationavaitmisjene

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saisquelbaumeaucœur.ErnestrésolutdesefaireunamideButscha,sanssedouterquelaloquacitéduclercavaiteupourbutprincipaldeseménagerdesintelligenceschezCanalis.Dansquelfluxetreflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant desommeiller!... Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux dessommeilsaprèsceluidesjustes.

Audéjeuner,lesdeuxamisconvinrentd'allerensemblepasser,lelendemain,lasoiréeauChalet,etdes'initierauxdouceursd'unwhistdeprovince;maispourbrûler la journée, ils firentseller leschevaux,touslesdeuxprisàdeuxfins,etilss'aventurèrentdanslepaysqui,certes,leurétaitinconnuautantquelaChine:carcequ'ilyadeplusétrangerenFrance,pourlesFrançais,c'estlaFrance.

En réfléchissant à sa positiond'amantmalheureux etméprisé, leRéférendaire fit alors sur lui-même un travail quasi semblable à celui que lui avait fait faire la question posée parModeste aucommencementdeleurcorrespondance.Quoiquelemalheurpassepourdévelopperlesvertus,ilnelesdéveloppequechezlesgensvertueux;carcessortesdenettoyagesdeconsciencen'ont lieuquechez lesgensnaturellementpropres.LaBrièresepromitdedévorerà laspartiatesesdouleurs,deresterdigne,etdeneselaisseralleràaucunelâcheté;tandisqueCanalis,fascinéparl'énormitédeladot,s'engageaitlui-mêmeàneriennégligerpourcaptiverModeste.L'égoïsmeetledévouement,lemotdecesdeuxcaractères,arrivèrent,paruneloimoraleassezbizarredansseseffets,àdesmoyenscontraires à leur nature. L'homme personnel allait jouer l'abnégation, l'homme tout complaisanceallaitseréfugiersurlemontAventindel'Orgueil.Cephénomènes'observeégalementenpolitique.Onymetfréquemmentsoncaractèreàl'envers,etilarrivesouventquelepublicnesaitplusquelestl'endroit.

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Aprèsdîner,lesdeuxamisapprirentparGermainl'arrivéeduGrand-Écuyer,quifutprésentédanscettesoiréeauChalet,parmonsieurLatournelle.Mademoiselled'Hérouvilletrouvamoyendeblesserunepremièrefoiscedignehommeenlefaisantprierdevenirchezelleparunvaletdepied,aulieud'envoyersonneveusimplementchezlenotaire,qui,certes,auraitparlépendantlerestedesesjoursde la visite duGrand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer à Sa Seigneurie, quand elle luiproposadeleconduireenvoitureàIngouville,qu'ildevaitymenermadameLatournelle.Devinantàl'air gourmédunotaire qu'il y avait quelque faute à réparer, le duc lui dit gracieusement:—J'aurail'honneurd'allerprendre,sivouslepermettez,madamedeLatournelle.

Malgré unhaut-le-corps de la despotiquemademoiselle d'Hérouville, le duc sortit avec le petitnotaire.Ivredejoieenvoyantàsaporteunecalèchemagnifiquedontlemarchepiedfutabaissépardesgensàlalivréeroyale,lanotaressenesutplusoùprendresesgants,sonombrelle,sonridiculeetsonairdigneenapprenantqueleGrand-Écuyerlavenaitchercher.Unefoisdanslavoiture,toutenseconfondant de politesse auprès du petit duc, elle s'écria par unmouvement de bonté:—Eh bien! etButscha?

—PrenonsButscha,ditleducensouriant.

Quandlesgensduportattroupéspar l'éclatdecetéquipagevirentces troispetitshommesaveccettegrandefemmesèche,ilsseregardèrenttousenriant.

—Enlessoudantauboutlesunsdesautres,çaferaitpeut-êtreunmâlepourc'tegrandeperche!ditunmarinbordelais.

—Avez-vous encore quelque chose à emporter, madame? demanda plaisamment le duc aumomentoùlevaletattenditl'ordre.

—Non,monseigneur,réponditlanotaressequidevintrougeetquiregardasonmaricommepourluidire:Qu'ai-jefaitdesimal?

—Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d'honneur en me prenant pour une chose. Unpauvreclerccommemoin'estqu'unmachin!

Quoique ce fût dit en riant, le duc rougit et ne répondit rien. Les grands ont toujours tort deplaisanteravecleursinférieurs.Laplaisanterieestunjeu,lejeusupposel'égalité.Aussiest-cepourobvierauxinconvénientsdecetteégalitépassagèreque,lapartiefinie,lesjoueursontledroitdeneseplusconnaître.

LavisiteduGrand-Écuyeravaitpour raisonostensibleuneaffairecolossale, lamiseenvaleurd'un espace immense laissé par la mer, entre l'embouchure de deux rivières, et dont la propriétévenaitd'êtreadjugéeparleConseild'Étatàlamaisond'Hérouville.Ilnes'agissaitderienmoinsqued'appliquer des portes de flot et d'ebbe à deuxponts, de dessécher unkilomètre de tangue sur unelargeurdetroisouquatrecentsarpents,d'ycreuserdescanaux,etd'ypratiquerdeschemins.Quandleduc d'Hérouville eut expliqué les dispositions du terrain, CharlesMignon fit observer qu'il fallaitattendrequelanatureeûtconsolidécesolencoremouvantparsesproductionsspontanées.

—Letempsquiaprovidentiellementenrichivotremaison,monsieurleduc,peutseulacheversonœuvre,dit-ilenterminant.Ilseraitprudentdelaisserunecinquantained'annéesavantdesemettreàl'ouvrage.

—Quecenesoitpaslàvotrederniermot,monsieurlecomte,dit leduc,venezàHérouville,et

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voyez-yleschosesparvous-même.

CharlesMignonréponditquetoutcapitalistedevraitexaminercetteaffaireàtêtereposée,etdonnaparcetteobservationauducd'HérouvilleunprétextepourvenirauChalet.LavuedeModestefitunevive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sœur et sa tanteavaient entenduparlerd'elle et seraientheureusesde faire sa connaissance.Acettephrase,CharlesMignonproposadeprésenterlui-mêmesafilleenallantinviterlesdeuxdemoisellesàdînerpourlejourdesaréintégrationàlavilla,cequeleducaccepta.L'aspectducordonbleu,letitreetsurtoutlesregardsextatiquesdugentilhommeagirentsurModeste;maisellesemontraparfaitedediscours,detenueetdenoblesse.LeducseretiracommeàregretenemportantuneinvitationdevenirauChalettouslessoirs,fondéesurl'impossibilitéreconnueàuncourtisandeCharlesXdepasserunesoiréesansfairesonwhist.Ainsilelendemainsoir,Modesteallaitvoirsestroisamantsréunis.Assurément,quoi qu'en disent les jeunes filles, et quoiqu'il soit dans la logique du cœur de tout sacrifier à lapréférence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prétentions rivales, deshommesremarquablesoucélèbres,oud'ungrandnom,tâchantdebrilleroudeplaire.DûtModesteyperdre,elleavouaplustardquelessentimentsexprimésdansseslettresavaientfléchidevantleplaisirdemettre aux prises trois esprits si différents, trois hommes dont chacun, pris séparément, auraitcertainementfaithonneuràlafamillelaplusexigeante.Néanmoinscettevoluptéd'amour-proprefutdominéechezelleparlamisanthropiquemalicequ'avaitengendréelablessureaffreusequidéjàluisemblaitseulementunmécompte.Aussilorsquelepèreditensouriant:—Ehbien!Modeste,veux-tudevenirduchesse?

—Lemalheurm'arenduephilosophe,répondit-elleenfaisantunerévérencemoqueuse.

—Vousneserezquebaronne?...luidemandaButscha.

—Ouvicomtesse,répliqualepère.

—Commentcela?ditvivementModeste.

—MaissituagréaismonsieurdeLaBrière,ilauraitbienassezdecréditpourobtenirduRoilasuccessiondemestitresetdemesarmes...

—Oh!dèsqu'ils'agitdesedéguiser,celui-làneferapasdefaçons,réponditamèrementModeste.

ButschanecompritrienàcetteépigrammedontlesensnepouvaitêtredevinéqueparmadameetmonsieurMignonetparDumay.

—Dèsqu'ils'agitdemariage,tousleshommessedéguisent,réponditmadameLatournelle,etlesfemmes leur en donnent l'exemple. J'entends dire depuis que je suis au monde: «Monsieur oumademoiselleunetelleafaitunbonmariage;»ilfautdoncquel'autrel'aitfaitmauvais?

—Lemariage,ditButscha,ressembleàunprocès,ils'ytrouvetoujoursunepartiedemécontente;etsil'unedupel'autre,lamoitiédesmariésjouecertainementlacomédieauxdépensdel'autre.

—Etvousconcluez,sireButscha?ditModeste.

—Al'attentionlaplussévèresurlesmanœuvresdel'ennemi,réponditleclerc.

—Quet'ai-jedit,mamignonne?ditCharlesMignonenfaisantallusionàsascèneavecsafilleauborddelamer.

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—Leshommes,poursemarier,ditLatournelle,jouentautantderôlesquelesmèresenfontjoueràleursfillespours'endébarrasser.

—Vouspermettezalorslestratagème,ditModeste.

—Departetd'autre,s'écriaGobenheim,lapartieestalorségale.

Cetteconversationsefaisait,commeonditfamilièrement,àbâtonsrompus,àtraverslapartieetaumilieudesappréciationsquechacunsepermettaitdemonsieurd'Hérouvillequifuttrouvétrèsbienparlepetitnotaire,parlepetitDumay,parlepetitButscha.

—Jevois,ditmadameMignonavecunsourire,quemadameLatournelleetmonpauvremarisonticilesmonstruosités.

—Heureusementpourlui,lecoloneln'estpasd'unehautetaille,réponditButschapendantquesonpatrondonnaitlescartes,carunhommegrandetspirituelesttoujoursuneexception.

Sans cette petite discussion sur la légalité des ruses matrimoniales, peut-être taxerait-on delongueurlerécitdelasoiréeimpatiemmentattendueparButscha;mais,lafortunepourlaquelletantdelâchetéssecrètessecommirentprêterapeut-êtreauxminutiesdelavieprivéel'immenseintérêtquedévelopperatoujourslesentimentsocialsifranchementdéfiniparErnestdanssaréponseàModeste.

Danslamatinée,arrivaDespleinquinerestaqueletempsd'envoyerchercherleschevauxdelaposteduHavreetdelesatteler,environuneheure.AprèsavoirexaminémadameMignon,ildécidaque lamalade recouvrerait lavue, et il fixa lemomentopportunpour l'opérationàunmoisde là.Naturellementcetteimportanteconsultationeut lieudevantleshabitantsduChalet, touspalpitantsetattendantl'arrêtduprincedelascience.L'illustremembredel'AcadémiedesSciencesfitàl'aveugleunedizainedequestionsbrèvesenétudiantlesyeuxaugrandjourdelafenêtre.Étonnéedelavaleurqueletempsavaitpourcethommesicélèbre,ModesteaperçutlacalèchedevoyagepleinedelivresquelesavantseproposaitdelireenretournantàParis,carilétaitpartilaveilleausoir,employantainsilanuitetàdormiretàvoyager.Larapidité,laluciditédesjugementsqueDespleinportaitsurchaqueréponsedemadameMignon,sontonbref,sesmanières,toutdonnapourlapremièrefoisàModestedesidéesjustessurleshommesdegénie.Elleentrevitd'énormesdifférencesentreCanalis,hommesecondaire,etDesplein,hommeplusquesupérieur.L'hommedegénieadanslaconsciencedesontalentetdanslasoliditédelagloirecommeunegarenneoùsonorgueillégitimes'exerceetprendl'airsansgênerpersonne.Puis,salutteconstanteavecleshommesetleschosesneluilaissepasletempsdeselivrerauxcoquetteriesquesepermettentleshérosdelamodequisehâtentderécolterlesmoissonsd'unesaisonfugitive,etdontlavanité,l'amour-propreontl'exigenceetlestaquineriesd'unedouaneâpreàpercevoirsesdroitssur toutcequipasseàsaportée.Modestefutd'autantplusenchantéedecegrandpraticienqu'ilparutfrappédel'exquisebeautédeModeste,luientrelesmainsdequitantdefemmespassaientet,quidepuislongtempslesexaminaitenquelquesorteàlaloupeetauscalpel.

—Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu'il savait prendre et quicontrastaitavecsaprétenduebrusquerie,qu'unemèrefûtprivéedevoirunesicharmantefille.

Modeste voulut servir elle-même le simple déjeuner que le grand chirurgien accepta. Elleaccompagna,demêmequesonpèreetDumay,lesavantattendupartantdemaladesjusqu'àlacalèchequistationnaitàlapetiteporte,etlà,l'œildoréparl'espérance,elleditencoreàDesplein:—Ainsi,machèremamanmeverra!

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—Oui,monpetitfeufollet,jevouslepromets,répondit-ilensouriant,etjesuisincapabledevoustromper,carmoiaussij'aiunefille!...

LeschevauxemportèrentDespleinsurcemotquifutpleind'unegrâceinattendue.Riennecharmeplusquel'imprévuparticulierauxgensdetalent.

Cette visite fut l'événement du jour, elle laissa dans l'âme deModeste une trace lumineuse. Lajeuneenthousiasteadmiranaïvementcethommedontlavieappartenaitàtous,etchezquil'habitudede s'occuper des douleurs physiques avait détruit les manifestations de l'égoïsme. Le soir, quandGobenheim, lesLatournelleetButscha,Canalis,Ernestet leducd'Hérouville furent réunis,chacuncomplimenta la familleMignon de la bonne nouvelle donnée parDesplein.Naturellement alors laconversation,oùdominalaModestequeseslettresontrévélée,seportasurcethommedontlegénieétait,malheureusementpoursagloire,appréciableseulementparlatribudessavantsetdelaFaculté.Gobenheimlaissaéchappercettephrasequi,denosjours,estlaSainte-Ampouledugénieausensdeséconomistesetdesbanquiers:—Ilgagneunargentfou!

—Onledittrèsintéressé,réponditCanalis.

LeslouangesdonnéesàDespleinparModesteincommodaientlepoëte.LaVanitéprocèdecommelaFemme.Toutesdeuxellescroientperdrequelquechoseà l'élogeetà l'amouraccordésàautrui.Voltaire était jaloux de l'esprit d'un roué que Paris admira deux jours, de même qu'une duchesses'offensed'unregardjetésursafemmedechambre.L'avaricedecesdeuxsentimentsesttellequ'ilssetrouventvolésdelapartfaiteàunpauvre.

—Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu'on doive juger le génie avec lamesureordinaire?

—Il faudrait peut-être avant tout, répondit Canalis, définir l'homme de génie, et l'une de sesconditions est l'invention: invention d'une forme, d'un système ou d'une force.AinsiNapoléon futinventeur,àpartsesautresconditionsdegénie.Ilainventésaméthodedefairelaguerre.WalterScottestuninventeur,Linnéestuninventeur,GeoffroySaint-HilaireetCuviersontdesinventeurs.Detelshommessonthommesdegénieaupremierchef.Ilsrenouvellent,augmententoumodifientlascienceou l'art.MaisDesplein est unhommedont l'immense talent consiste àbien appliquerdes lois déjàtrouvées,àobserver,parundonnaturel, lesdésinencesdechaque tempéramentet l'heuremarquéeparlanaturepourfaireuneopération.Iln'apasfondé,commeHippocrate,lascienceelle-même.Iln'a pas trouvé de système comme Galien, Broussais ou Rasori. C'est un génie exécutant commeMoschelèssurlepiano,Paganinisurleviolon,commeFarinellisursonlarynx!gensquidéveloppentd'immenses facultés, mais qui ne créent pas demusique. Entre Beethoven et la Catalani, vous mepermettrezdedécerneràl'unl'immortellecouronnedugénieetdumartyre,etàl'autrebeaucoupdepiècesdecentsous;avecl'unenoussommesquittes,tandisquelemonderestetoujoursledébiteurdel'autre!NousnousendettonschaquejouravecMolière,etnousavonstroppayéBaron.

—Je crois,mon ami, que tu fais la part des idées tropbelle, ditLaBrière d'unevoixdouce etmélodieusequiproduisitunsoudaincontrasteavecletonpéremptoiredupoëtedontl'organeflexibleavaitquittéletondelacâlineriepourletonmagistraldelaTribune.Legéniedoitêtreestimé,surtout,enraisondesonutilité.Parmentier,JacquartetPapin,àquil'onélèveradesstatuesquelquejour,sontaussidesgensdegénie.IlsontchangéouchangerontlafacedesÉtatsenunsens.Souscerapport,Desplein se présentera toujours aux yeux des penseurs, accompagné d'une génération tout entièredontleslarmes,dontlessouffrancesaurontcessésoussamainpuissante.

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IlsuffisaitquecetteopinionfûtémiseparErnestpourqueModestevoulûtlacombattre.

—Acecompte,dit-elle,monsieur,celuiqui trouverait lemoyende faucher leblésansgâter lapaille,parunemachinequiferaitl'ouvragededixmoissonneurs,seraitunhommedegénie?

—Oh! oui, ma fille, dit madameMignon, il serait béni du pauvre dont le pain coûterait alorsmoinscher,etceluiquebénissentlespauvresestbénideDieu!

—C'estdonnerlepasàl'utilesurl'art,réponditModesteenhochantlatête.

—Sansl'utile,ditCharlesMignon,oùprendrait-onl'art?surquois'appuierait,dequoivivrait,oùs'abriteraitetquipayeraitlepoëte?

—Oh!moncherpère,cetteopinionestbiencapitaineaulongcours,épicier,bonnetdecoton!...QueGobenheimetmonsieurleRéférendaire,dit-elleenmontrantLaBrière,quisontintéressésàlasolutiondeceproblèmesocial,lesoutiennent,jeleconçois;maisvous,dontlavieaétélapoésielaplusinutiledecesiècle,puisquevotresangrépandusurl'Europe,etvosénormessouffrancesexigéespar un colosse, n'ont pas empêché laFrance de perdre dix départements acquis par laRépublique,comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent lesromantiques?....OnvoitbienquevousrevenezdelaChine.

L'irrévérencedesparolesdeModestefutaggravéeparunpetittonméprisantetdédaigneuxqu'elleprit à dessein et dont s'étonnèrent également madame Latournelle, madame Mignon et Dumay.Madame Latournelle n'y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l'attention étaitcomparableàcelled'unespion,regardad'unemanièresignificativemonsieurMignonenluivoyantlevisagecoloréparuneviveetsoudaineindignation.

—Encoreunpeu,mademoiselle,etvousalliezmanquerderespectàvotrepère,ditensouriantlecoloneléclairéparleregarddeButscha.Voilàcequec'estquedegâtersesenfants.

—Jesuisfilleunique!....répondit-elleinsolemment.

—Unique!répétalenotaireenaccentuantcemot.

—Monsieur,réponditsèchementModesteàLatournelle,monpèreesttrèsheureuxquejemefassesonprécepteur;ilm'adonnélavie,jeluidonnelesavoir,ilmeredevraquelquechose.

—Ilyamanière,etsurtoutl'occasion,ditmadameMignon.

—Maismademoisellearaison, repritCanalisense levantetseposantà lacheminéedans l'unedesplusbellesattitudesdesacollectiondemines.Dieu,danssaprévoyance,adonnédesalimentsetdesvêtementsàl'homme,etilneluiapasdirectementdonnél'art!Iladitàl'homme:—«Pourvivre,tutecourberasverslaterre;pourpenser,tut'élèverasversmoi!»Nousavonsautantbesoindelaviedel'âmequedecelleducorps.Delà,deuxutilités.Ainsi,biencertainementonnesechaussepasd'unlivre.Unchantd'épopéenevautpas,aupointdevueutilitaire,unesoupeéconomiquedubureaudebienfaisance.Laplusbelleidéeremplaceraitdifficilementlavoiled'unvaisseau.Certes,unemarmiteautoclave,ensesoulevantdedeuxpoucessurelle-même,nousprocurelecalicotàcinqsouslemètremeilleur marché; mais cette machine et les perfections de l'industrie ne soufflent pas la vie à unpeuple,etnedirontpasàl'avenirqu'ilaexisté;tandisquel'artégyptien,l'artmexicain,l'artgrec,l'artromainavec leurschefs-d'œuvre taxésd'inutiles,ontattesté l'existencedecespeuplesdans levasteespace du temps, là où de grandes nations intermédiaires dénuées d'hommesde génie ont disparu,

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sans laisser sur le globe leur carte de visite! Toutes les œuvres du génie sont le summum d'unecivilisation,etprésupposentune immenseutilité.Certes,unepairedebottesne l'emportepasàvosyeuxsurunepiècedethéâtre,etvousnepréférerezpasunmoulinàl'églisedeSaint-Ouen?Ehbien,unpeupleestanimédumêmesentimentqu'unhomme,etl'hommeapouridéefavoritedesesurvivreàlui-mêmemoralementcommeilsereproduitphysiquement.Lasurvied'unpeupleestl'œuvredeseshommes de génie. En ce moment, la France prouve énergiquement la vérité de cette thèse.Assurément,elleestpriméeenindustrie,encommerce,ennavigationparl'Angleterre;et,néanmoins,elleest,jelecrois,àlatêtedumondeparsesartistes,parseshommesdetalent,parlegoûtdesesproduits.Iln'estpasd'artistenid'intelligencequineviennedemanderàParisseslettresdemaîtrise.Iln'yad'écoledepeintureencemomentqu'enFrance,etnous régneronspar leLivrepeut-êtreplussûrement,pluslongtempsqueparleGlaive.Danslesystèmed'Ernest,onsupprimeraitlesfleursdeluxe,labeautédelafemme,lamusique,lapeintureetlapoésie,assurémentlaSociéténeseraitpasrenversée,maisjedemandequivoudraitaccepterlavieainsi?Toutcequiestutileestaffreuxetlaid.Lacuisineestindispensabledansunemaison;maisvousvousgardezbiend'yséjourner,etvousvivezdans un salonquevous ornez, comme l'est celui-ci, de choses parfaitement superflues.Aquoi cescharmantespeintures,cesboisfaçonnésservent-ils?Iln'yadebeauquecequinoussembleinutile!NousavonsnomméleSeizièmesiècle,laRenaissance,avecuneadmirablejustessed'expression.Cesièclefutl'aurored'unmondenouveau,leshommesenparlerontencorequ'onnesesouviendraplusdequelquessièclesantérieurs,donttoutlemériteserad'avoirexisté,commecesmillionsd'êtresquinecomptentpasdansunegénération!

—Guenille,soit!maguenillem'estchère!réponditassezplaisammentleducd'Hérouvillependantlesilencequisuivitcetteprosepompeusementdébitée.

—L'artqui,selonvous,ditButschaens'attaquantàCanalis,seraitlasphèredanslaquellelegénieestappeléà faire sesévolutions, existe-t-il?N'est-cepasunmagnifiquemensongeauquel l'hommesocial a la manie de croire? Qu'ai-je besoin d'avoir un paysage de Normandie dansma chambrequandjepuisl'allervoirtrèsbienréussiparDieu?Nousavonsdansnosrêvesdespoëmesplusbeauxque l'Iliade.Pourune sommepeu considérable, je puis trouver àValognes, àCarentan, commeenProvence,àArles,desVénustoutaussibellesquecellesdeTitien.LaGazettedesTribunauxpubliedesromansautrementfaitsqueceuxdeWalterScott,quisedénouentterriblement,avecduvraisangetnonavecdel'encre.Lebonheuretlavertusontau-dessusdel'artetdugénie.

—Bravo!Butscha,s'écriamadameLatournelle.

—Qu'a-t-il dit? demanda Canalis à La Brière en cessant de recueillir dans les yeux et dansl'attitudedeModestelescharmantstémoignagesd'uneadmirationnaïve.

Le mépris qu'avait essuyé La Brière, et surtout l'irrespectueux discours de la fille au père,contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu'il ne répondit pas à Canalis; ses yeux,douloureusementattachéssurModeste,accusaientuneméditationprofonde.L'argumentationduclercfutreproduiteavecespritparleducd'Hérouville,quifinitendisantquelesextasesdesainteThérèseétaientbiensupérieuresauxcréationsdelordByron.

—Oh!monsieurleduc,réponditModeste,c'estunepoésieentièrementpersonnelle,tandisquelegéniedeByronouceluideMolièreprofitentaumonde...

—Mets-toidoncd'accordavecmonsieur lebaron, répondit vivementCharlesMignon.Tuveuxmaintenantquelegéniesoitutile,absolumentcommelecoton;maistutrouveraspeut-êtrelalogique

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aussiperruque,aussivieillequetonpauvrebonhommedepère.

Butscha, La Brière et madame de Latournelle échangèrent des regards à demi moqueurs quipoussèrent Modeste d'autant plus avant dans la voie de l'irritation qu'elle resta court pendant unmoment.

—Mademoiselle,rassurez-vous,ditCanalisenluisouriant,nousnesommesnibattusniprisencontradiction.Touteœuvred'art, qu'il s'agissede la littérature,de lamusique,de lapeinture,de lasculpture ou de l'architecture, implique une utilité sociale positive, égale à celle de tous les autresproduitscommerciaux.L'artestlecommerceparexcellence,illesous-entend.Unlivre,aujourd'hui,fait empocher à son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication supposel'imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c'est-à-dire des milliers de bras en action.L'exécutiond'unesymphoniedeBeethovenoud'unopéradeRossinidemandetoutautantdebras,demachines et de fabrications. Le prix d'unmonument répond encore plus brutalement à l'objection.Aussi peut-on dire que lesœuvres du génie ont une base extrêmement coûteuse, et nécessairementprofitableàl'ouvrier.

Établisurcettethèse,Canalisparlapendantquelquesinstantsavecungrandluxed'imagesetensecomplaisantdanssaphrase;maisilluiarriva,commeàbeaucoupdegrandsparleurs,desetrouverdanssaconclusionaupointdedépartde laconversation,etdumêmeavisqueLaBrière,sanss'enapercevoir.

—Jevoisavecplaisir,moncherbaron,ditfinementlepetitducd'Hérouville,quevousserezungrandministreconstitutionnel.

—Oh!ditCanalisavecungestedegrandhomme,queprouvons-nousdanstoutesnosdiscussions?l'éternellevéritédecetaxiome:Toutestvraiettoutestfaux!Ilyapourlesvéritésmorales,commepourlescréatures,desmilieuxoùelleschangentd'aspectaupointd'êtreméconnaissables.

—Lasociétévitdechosesjugées,ditleducd'Hérouville.

—Quellelégèreté!dittoutbasmadameLatournelleàsonmari.

—C'estunpoëte,réponditGobenheimquientenditlemot.

Canalis,quise trouvaitàdix lieuesau-dessusdesesauditeursetquipeut-êtreavait raisondansson dernier mot philosophique, prit pour des symptômes d'ignorance l'espèce de froid peint surtoutes les figures;mais il se vit compris parModeste, et il resta content, sans deviner combien lemonologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de démontrer auxParisiensl'existence,l'espritetlasagessedelaprovince.

—Ya-t-illongtempsquevousn'avezvuladuchessedeChaulieu?demandaleducàCanalispourchangerdeconversation.

—Jel'aiquittéeilyasixjours,réponditCanalis.

—Ellevabien?repritleduc.

—Parfaitementbien.

—Ayezlabontédemerappeleràsonsouvenirquandvousluiécrirez.

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—Onladitcharmante?repritModesteens'adressantauduc.

—Monsieurlebaron,réponditleGrand-Écuyer,peutenparlerplussavammentquemoi.

—Plusquecharmante,ditCanalisenacceptantlaperfidiedemonsieurd'Hérouville;maisjesuispartial,mademoiselle,c'estmonamiedepuisdixans;jeluidoistoutcequejepuisavoirdebon,ellem'a préservé des dangers dumonde.Enfin,monsieur le duc deChaulieu lui-mêmem'a fait entrerdanslavoieoùjesuis.Sanslaprotectiondecettefamille,leroi,lesprincessesauraientpusouventoublier un pauvre poëte comme moi; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine dereconnaissance.

Cecifutditavecdeslarmesdanslavoix.

—Combiennousdevonsaimercellequivousadictétantdechantssublimes,etquivousinspireunsibeausentiment,ditModesteattendrie.Peut-onconcevoirunpoëtesansmuse?

—Il serait sans cœur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n'a jamais aimé queVoltaire,réponditCanalis.

—Nem'avez-vouspasfait l'honneurdemedireàParis,demandaleBretonàCanalis,quevousn'éprouviezaucundessentimentsquevousexprimez?

—La botte est droite,mon brave soldat, répondit le poëte en souriant,mais apprenez qu'il estpermisd'avoirà lafoisbeaucoupdecœuretdanslavieintellectuelleetdanslavieréelle.Onpeutexprimerdebeauxsentimentssansleséprouver,etleséprouversanspouvoirlesexprimer.LaBrière,monamiquevoici,aimeàenperdrel'esprit,dit-ilavecgénérositéenregardantModeste;moi,quicertesaimeautantquelui,jecrois,àmoinsdemefaireillusion,quejepourraisdonneràmonamouruneformelittéraireenharmonieavecsapuissance;maisjenerépondspas,mademoiselle,dit-ilensetournantversModesteavecunegrâceunpeutropcherchée,denepasêtredemainsansesprit...

Ainsi,lepoëtetriomphaitdetoutobstacle,ilbrûlaitenl'honneurdesonamourlesbâtonsqu'onluijetaitentrelesjambes,etModesterestaitébahiedecetespritparisienqu'elleneconnaissaitpasetquibrillantaitlesdéclamationsdudiscoureur.

—Quel sauteur! dit Butscha dans l'oreille du petit Latournelle après avoir entendu la plusmagnifiquetiradesurlareligioncatholiqueetsurlebonheurd'avoirpourépouseunefemmepieuse,servieenréponseàunmotdemadameMignon.

Modeste eut sur les yeux commeunbandeau; le prestigedudébit et l'attention qu'elle prêtait àCanalis,parpartipris,l'empêchadevoircequeButscharemarquaitsoigneusement,ladéclamation,ledéfautdesimplicité, l'emphasesubstituéeausentimentet toutes les incohérencesquidictèrentauclercsonmotunpeutropcruel.LàoùmonsieurMignon,Dumay,Butscha,Latournelles'étonnaientde l'inconséquencedeCanalis sans tenir comptede l'inconséquenced'uneconversation, toujours sicapricieuseenFrance,Modeste admirait la souplessedupoëte, et sedisait en l'entraînant avecelledanslescheminstortueuxdesafantaisie:«Ilm'aime!»Butscha,commetouslesspectateursdecequ'ilfautappelercettereprésentation,futfrappédudéfautprincipaldeségoïstesqueCanalislaisseunpeutropvoir,commetouslesgenshabituésàpérorerdanslessalons.Soitqu'ilcomprîtd'avancecequel'interlocuteur voulait dire, soit qu'il n'écoutât point, ou soit qu'il eût la faculté d'écouter tout enpensantàautrechose,Melchioroffraitcevisagedistraitquidéconcertelaparoleautantqu'ilblesselavanité.Nepasécouterestnon-seulementunmanquedepolitesse,maisencoreunemarquedemépris.

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OrCanalispousseunpeuloincettehabitude,carsouventiloubliederépondreàundiscoursquiveutuneréponse,etpassesansaucunetransitionpolieausujetdontilsepréoccupe.Sid'unhommehautplacé,cetteimpertinences'acceptesansprotêt,elleengendreaufonddescœursunlevaindehaineetdevengeance;maisd'unégal,ellevajusqu'àdissoudrel'amitié.Quand,parhasard,Melchiorseforceàécouter, il tombedansunautredéfaut, ilne faitqueseprêter, ilnesedonnepas.Sansêtreaussichoquant,cedemi-sacrifice indispose toutautant l'écouteuret le laissemécontent.Rienne rapporteplus dans le commerce du monde que l'aumône de l'attention. A bon entendeur, salut! n'est passeulement un précepte évangélique, c'est encore une excellente spéculation; observez-le, on vouspassera tout, jusqu'à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l'intention de plaire àModeste;mais,s'ilfutcomplaisantpourelle,ilredevintsouventlui-mêmeaveclesautres.

Modeste,impitoyablepourlesdixmartyrsqu'ellefaisait,priaCanalisdelireunedesespiècesdevers, elle voulait un échantillon du talent de lecture si vanté. Canalis prit le volume que lui tenditModesteetroucoula,telestlemotpropre,celledesespoésiesquipassepourêtrelaplusbelle,uneimitationdesAmoursdesangesdeMoore, intituléeVITALIS,quemesdamesLatournelleetDumay,Gobenheimetlecaissieraccueillirentparquelquesbâillements.

—Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises enéventail,jen'auraijamaisvud'hommeaussiaccompliquevous...

Cettequestionfitrire,carellefutlatraductiondesidéesdechacun.

—Jelejoueassez,pourpouvoirvivreenprovincelerestedemesjours,réponditCanalis.Voicisansdouteplusdelittératureetdeconversationqu'iln'enfautàdesjoueursdewhist,ajouta-t-ilavecimpertinenceenjetantsonvolumesurlaconsole.

Cedétailindiquelesdangersquecourtlehérosd'unsalonàsortir,commeCanalis,desasphère;il ressemblealorsà l'acteurchérid'uncertainpublic,dont le talentseperdenquittantsoncadreetabordantunthéâtresupérieur.

Onmitensemblelebaronetleduc,GobenheimfutlepartenairedeLatournelle.Modestevintseplacerauprèsdupoëte,augranddésespoirdupauvreErnestquisuivaitsurlevisagedelacapricieusejeunefillelesprogrèsdelafascinationexercéeparCanalis.LaBrièreignorait ledondeséductionquepossédaitMelchioretquelanatureasouventrefuséauxêtresvrais,assezgénéralementtimides.Cedonexigeunehardiesse,unevivacitédemoyensqu'onpourraitappeler lavoltigede l'esprit; ilcomportemêmeunpeudemimique;maisn'ya-t-ilpastoujours,moralementparlant,uncomédiendansunpoëte?Entreexprimerdessentimentsqu'onn'éprouvepas,maisdontonconçoit toutes lesvariantes,etlesfeindrequandonenabesoinpourobtenirunsuccèssurlethéâtredelavieprivée,ladifférenceestgrande;néanmoins,sil'hypocrisienécessaireàl'hommedumondeagangrenélepoëte,ilarriveàtransporterlesfacultésdesontalentdansl'expressiond'unsentimentnécessaire,commelegrandhommevouéàlasolitudefinitpartransbordersoncœurdanssonesprit.

—Iltravaillepourlesmillions,sedisaitdouloureusementLaBrière,etiljouerasibienlapassionqueModesteycroira!

Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le ducd'Hérouville,ilrestasombre,inquiet,attentif;maislàoùl'hommedecourétudiaitlesincartadesdelajeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d'une jalousie noire et concentrée, il n'avait pasencoreobtenuunregarddesonidole.Ilsortit,pourquelquesinstants,avecButscha.

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—C'est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que désagréable, et d'ailleurs elle a raison!Canalisestcharmant,iladel'espritdanssonsilence,delapassiondanslesyeux,delapoésiedanssesamplifications...

—Est-ceunhonnêtehomme?demandaButscha.

—Oh! oui, répondit La Brière. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis àl'influenced'uneModeste,lespetitstraversqueluiadonnésmadamedeChaulieu...

—Vousêtesunbravegarçon,ditlepetitbossu.Mais,est-ilcapabled'aimer,etl'aimera-t-il?

—Je ne sais pas, répondit LaBrière.A-t-elle parlé demoi? demanda-t-il après unmoment desilence.

—Oui,ditButschaquireditàLaBrièrelemotéchappéàModestesurlesdéguisements.

LeRéférendaireallasejetersurunbanc,ets'ycachalatêtedanssesmains;ilnepouvaitretenirseslarmesetnevoulaitpasleslaisservoiràButscha;maislenainétaithommeàlesdeviner.

—Qu'avez-vous,monsieur?demandaButscha.

—Ellearaison!...ditLaBrièreenserelevantbrusquement,jesuisunmisérable.

Ilracontalatromperieàlaquellel'avaitconviéCanalis;maisenfaisantobserveràButschaqu'ilavaitvouludétromperModesteavantqu'ellesefûtdémasquée,etilserépanditenapostrophesassezenfantines sur le malheur de sa destinée. Butscha reconnut sympathiquement l'amour dans savigoureuseetsapidenaïveté,danssesvraies,danssesprofondesanxiétés.

—Mais pourquoi, dit-il au Référendaire, ne vous développez-vous pas devant mademoiselleModeste,etlaissez-vousvotrerivalfairesesexercices...

—Ah!vousn'avezdoncpassenti, luiditLaBrière,votregorgeseserrerdèsqu'il s'agitde luiparler...Vousnesentezdoncriendanslaracinedevoscheveux,rienàlasurfacedelapeau,quandellevousregarde,nefût-cequed'unœildistrait...

—Maisvousavezeuassezdejugementpourêtred'unetristessemornequandellea,enquelquesorte,ditàsondignepère:—Vousêtesuneganache.

—Monsieur,jel'aimetroppournepasavoirsenticommelalamed'unpoignardentrerdansmoncœur,enl'entendantainsidonnerundémentiauxperfectionsquejeluitrouve.

—Canalis,lui,l'ajustifiée,réponditButscha.

—Sielleavaitplusd'amour-proprequedecœur,elleneseraitpasregrettable,répliquaLaBrière.

EncemomentModeste, suiviedeCanalisquivenaitdeperdre, sortit avecsonpèreetmadameDumay,pourrespirerl'aird'unenuitétoilée.Pendantquesafillesepromenaitaveclepoëte,CharlesMignonsedétachad'ellepourvenirauprèsdeLaBrière.

—Votreami,monsieur,auraitdûsefaireavocat,dit-ilensouriantetregardant le jeunehommeavecattention.

—Nevoushâtezpasdejugerunpoëteaveclasévéritéquevouspourriezavoirpourunhomme

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ordinaire,commemoiparexemple,monsieurlecomte,réponditLaBrière.Lepoëteasamission.Ilestdestinéparsanatureàvoirlapoésiedesquestions,demêmequ'ilexprimecelledetoutechose;aussi,làoùvouslecroyezenoppositionaveclui-même,est-ilfidèleàsavocation.C'estlepeintre,faisant également bien une madone et une courtisane. Molière a raison dans ses personnages devieillardetdansceuxdesesjeunesgens,etMolièreavaitcerteslejugementsain.Cesjeuxdel'esprit,corrupteurs chez les hommes secondaires, n'ont aucune influence sur le caractère chez les vraisgrandshommes.

CharlesMignonserralamainàLaBrière,enluidisant:—Cettefacilitépourraitnéanmoinsserviràsejustifieràsoi-mêmedesactionsdiamétralementopposées,surtoutenpolitique.

—Ah! mademoiselle, répondait en ce moment Canalis d'une voix câline à une malicieuseobservationdeModeste, ne croyezpasque lamultiplicité des sensationsôte lamoindre force auxsentiments.Lespoëtes,plusquelesautreshommes,doiventaimeravecconstanceetfoi.D'abordnesoyez pas jalouse de ce qu'on appelle laMuse. Heureuse la femme d'un homme occupé! Si vousentendiezlesplaintesdesfemmesquisubissentlepoidsdel'oisivetédesmarissansfonctionsouàquila richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d'une Parisienne est laliberté,laroyautéchezelle.Or,nousautres,nouslaissonsprendreàunefemmelesceptrecheznous,carilnousestimpossiblededescendreàlatyrannieexercéeparlespetitsesprits.Nousavonsmieuxàfaire...Sijamaisjememariais,cequi,jevouslejure,estunecatastrophetrèséloignéepourmoi,jevoudraisquemafemmeeûtlalibertémoralequegardeunemaîtresseetquipeut-êtreestlasourceoùellepuisetoutessesséductions.

Canalis déploya sa verve et ses grâces en parlant amour,mariage, adoration de la femme, encontroversantavecModestejusqu'àcequemonsieurMignon,quivintlesrejoindre,eûttrouvédansunmomentdesilencel'occasiondeprendresafilleparlebrasetdel'amenerdevantErnestàquiledignesoldatavaitconseillédetenteruneexplication.

—Mademoiselle,ditErnestd'unevoixaltérée,ilm'estimpossiblederestersouslepoidsdevotremépris.Jenemedéfendspas,jenecherchepasàmejustifier,jeveuxseulementvousfaireobserverqu'avantdelirevotreflatteuselettreadresséeàlapersonne,etnonplusaupoëte,ladernièreenfin,jevoulais,etjevousl'aifaitsavoirparunmotécritduHavre,dissiperl'erreuroùvousétiez.Touslessentiments que j'ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincères. Une espérance a lui pour moiquand,àParis,monsieurvotrepères'estditpauvre;mais,maintenant,sitoutestperdu,sijen'aiplusquedesregretséternels,pourquoiresterais-jeicioùtoutestsupplicepourmoi?...Laissez-moidoncemporterunsouriredevous,ilseragravédansmoncœur.

—Monsieur, réponditModestequiparut froideetdistraite, jenesuispas lamaîtresse ici;mais,certes,jeseraisaudésespoird'yretenirceuxquin'ytrouventniplaisirnibonheur.

EllelaissaleRéférendaireenprenantlebrasdemadameDumaypourrentrer.Quelquesinstantsaprèstouslespersonnagesdecettescènedomestique,denouveauréunisausalon,furentassezsurprisdevoirModesteassiseauprèsduducd'Hérouville,etcoquetantavecluicommeauraitpulefairelaplus ruséeParisienne;elle s'intéressait à son jeu, luidonnait lesconseilsqu'ildemandait, et trouval'occasiondeluidiredeschosesflatteusesenélevantlehasarddelanoblessesurlamêmelignequeleshasardsdu talentetde labeauté.Canalissavaitoucroyaitsavoir la raisondecechangement, ilavaitvoulupiquerModesteen traitant lemariagedecatastropheetens'enmontrantéloigné;mais,comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brûla. La fierté deModeste, son dédainalarmèrentlepoëte,ilrevintàelleendonnantlespectacled'unejalousied'autantplusvisiblequ'elle

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étaitjouée.Modeste,implacablecommelesanges,savouraleplaisirqueluicausaitl'exercicedesonpouvoir, et naturellement elle en abusa.Leducd'Hérouvillen'avait jamais connupareille fête: unefemmeluisouriait!Aonzeheuresdusoir,heureindueauChalet,lestroisprétendussortirent,leducentrouvantModestecharmante,Canalisenlatrouvantexcessivementcoquette,etLaBrièrenavrédesadureté.

Pendanthuitjoursl'héritièrefutavecsestroisprétenduscequ'elleavaitétédurantcettesoirée,ensortequelepoëteparutl'emportersursesrivaux,malgrélesboutadesetlesfantaisiesquidonnaientdetempsentempsdel'espoirauducd'Hérouville.LesirrévérencesdeModesteenverssonpère,leslibertés excessives qu'elle prenait avec lui; ses impatiences avec sa mère aveugle en lui rendantcommeàregretcespetitsservicesquinaguèreétaientletriomphedesapiétéfiliale,semblaientêtrel'effetd'uncaractère fantasqueetd'unegaieté toléréedès l'enfance.QuandModesteallait trop loin,elle se faisait de la morale à elle-même, et attribuait ses légèretés, ses incartades à son espritd'indépendance.Elle avouait au duc et àCanalis sonpeude goût pour l'obéissance, et le regardaitcomme un obstacle réel à son établissement, en interrogeant ainsi lemoral de ses prétendus, à lamanièredeceuxquitrouentlaterrepourenramenerdel'or,ducharbon,dutufoudel'eau.

—Jenetrouveraijamais,disait-ellelaveilledujouroùl'installationdelafamilleàlaVilladevaitavoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bonté de mon père qui ne s'est jamaisdémentie,avecl'indulgencedemonadorablemère.

—Ilssesaventaimés,mademoiselle,ditLaBrière.

—Soyezsûre,mademoiselle,quevotremariconnaîtratoutelavaleurdesontrésor,ajoutaleduc.

—Vousavezplusd'espritetderésolutionqu'iln'enfautpourdisciplinerunmari,ditCanalisenriant.

ModestesouritcommeHenriIVdutsourireaprèsavoirrévélé,partroisréponsesàunequestioninsidieuse,lecaractèredesestroisprincipauxministresàunambassadeurétranger.

Le jour du dîner,Modeste, entraînée par la préférence qu'elle accordait àCanalis, se promenalongtempsseuleavecluisurleterrainsabléquisetrouvaitentrelamaisonetleboulingrinornédefleurs. Aux gestes du poëte, à l'air de la jeune héritière, il était facile de voir qu'elle écoutaitfavorablement Canalis; aussi les deux demoiselles d'Hérouville vinrent-elles interrompre cescandaleuxtête-à-tête;et,avecl'adressenaturelleauxfemmesensemblableoccurrence,ellesmirentlaconversationsur lacour, sur l'éclatd'unechargede lacouronne,enexpliquant ladifférencequiexistait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne; elles tâchèrent de griserModeste en s'adressant à son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinées à laquelle unefemmepouvaitalorsaspirer.

—Avoir pour fils un duc, s'écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est unefortune,horsdetouteatteinte,qu'ondonneàsesenfants.

—A quel hasard, dit Canalis assez mécontent d'avoir vu son entretien rompu, devons-nousattribuerlepeudesuccèsquemonsieurleGrand-Écuyeraeujusqu'àprésentdansl'affaireoùcetitrepeutleplusservirlesprétentionsd'unhomme?

Les deux demoiselles jetèrent à Canalis un regard chargé d'autant de venin qu'en insinue lamorsure d'une vipère, et furent si décontenancées par le sourire railleur de Modeste, qu'elles se

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trouvèrentsansunmotderéponse.

—Monsieur leGrand-Écuyer, ditModeste à Canalis, ne vous a jamais reproché l'humilité quevousinspirevotregloire:pourquoiluienvouloirdesamodestie?

—Ilnes'estd'ailleurspasencorerencontré,ditlavieilledemoiselle,unefemmedignedurangdemon neveu. Nous en avons vu qui n'avaient que la fortune de cette position; d'autres qui, sans lafortune, en avaient tout l'esprit; et j'avouequenous avonsbien fait d'attendrequeDieunousoffrîtl'occasiondeconnaîtreunepersonneenquiserencontrentetlanoblesseetl'espritetlafortuned'uneduchessed'Hérouville.

—Ilya,machèreModeste,ditHélèned'Hérouvilleenemmenantsanouvelleamieàquelquespasdelà,millebaronsdeCanalisdansleroyaumecommeilyacentpoëtesàParisquilevalent;etilestsipeugrandhommeque,moi,pauvrefilledestinéeàprendrelevoilefauted'unedot,jenevoudraispasdelui!Vousnesavezd'ailleurspascequec'estqu'unjeunehommeexploitédepuisdixansparladuchesse deChaulieu. Il n'y a vraiment qu'une vieille femmede soixante ans bientôt qui puisse sesoumettre auxpetites indispositions dont est, dit-on, affligé le grandpoëte, et dont lamoindre fut,chezLouisXIV,undéfaut insupportable;mais laduchessen'ensouffrepasautant, ilestvrai,qu'ensouffriraitunefemme,ellenel'apastoujourschezellecommeonaunmari...

Et, pratiquant l'une des manœuvres particulières aux femmes entre elles, Hélène d'Hérouvillerépétad'oreilleàoreillelescalomniesquelesfemmesjalousesdemadamedeChaulieucolportaientsurlepoëte.Cepetitdétail,assezcommundanslesconversationsdesjeunespersonnes,montreavecquelacharnementonsedisputaitdéjàlafortuneducomtedelaBastie.

En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup varié sur les trois personnages quiprétendaientàlamaindeModeste.Cechangement,toutaudésavantagedeCanalis,sebasaitsurdesconsidérationsdenatureàfaireprofondémentréfléchirlesporteursd'unegloirequelconque.Onnepeutnier,àvoirlapassionaveclaquelleonpoursuitunautographe,quelacuriositépubliquenesoitvivementexcitéeparlaCélébrité.Laplupartdesgensdeprovinceneserendentévidemmentpasuncompteexactdesprocédésquelesgensillustresemploientpourmettreleurcravate,marchersurleboulevard,bayerauxcorneillesoumangerunecôtelette;car,lorsqu'ilsaperçoiventunhommevêtudesrayonsdelamodeouresplendissantd'unefaveurplusoumoinspassagère,maistoujoursenviée,lesunsdisent:—«Oh!c'estça!»oubien:—«C'estdrôle!»etautresexclamationsbizarres.Enunmot,lecharme étrange que cause toute espèce de gloire, même justement acquise, ne subsiste pas. C'est,surtoutpourlesgenssuperficiels,moqueursouenvieux,unesensationrapidecommel'éclairetquineserenouvellepoint.Ilsemblequelagloire,demêmequelesoleil,chaudeetlumineuseàdistance,est,sil'ons'enapproche,froidecommelasommitéd'unealpe.Peut-êtrel'hommen'est-ilréellementgrand que pour ses pairs; peut-être les défauts inhérents à la condition humaine disparaissent-ilsplutôt à leurs yeuxqu'à ceuxdes vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poëte seraitdonctenudedéployerlesgrâcesmensongèresdesgensquisaventsefairepardonnerleurobscuritéparleursfaçonsaimablesetparleurscomplaisantsdiscours;car,outrelegénie,chacunluidemandelesplatesvertusdesalonetleberquinismedefamille.LegrandpoëtedufaubourgSaint-Germain,quine voulut pas se plier à cette loi sociale, vit succéder une insultante indifférence à l'éblouissementcausé par sa conversation des premières soirées. L'esprit prodigué sansmesure produit sur l'âmel'effetd'uneboutiquedecristauxsur lesyeux;c'estassezdireque le feu,que lebrillantdeCanalisfatigua promptement des gens qui, selon leurmot, aimaient le solide. Tenu bientôt de semontrerhommeordinaire, le poëte rencontra de nombreux écueils sur un terrain oùLaBrière conquit lessuffrages de ceuxqui d'abord l'avaient trouvémaussade.On éprouva le besoin de se venger de la

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réputationdeCanalisenluipréférantsonami.Lesmeilleurespersonnessontainsifaites.LesimpleetbonRéférendairen'offensaitaucunamour-propre;en revenantà lui, chacun luidécouvritducœur,unegrandemodestie,unediscrétiondecoffre-fortetuneexcellentetenue.Leducd'Hérouvillemit,commevaleurpolitique,Ernestbeaucoupau-dessusdeCanalis.Lepoëte,inégal,ambitieuxetmobilecommeleTasse,aimaitleluxe,lagrandeur,ilfaisaitdesdettes;tandisquelejeuneConseiller,d'uncaractèreégal,vivaitsagement,utilesansfracas,attendantlesrécompensessanslesquêter,etfaisaitdeséconomies.Canalisavaitd'ailleursdonnéraisonauxbourgeoisquil'observaient.Depuisdeuxoutrois jours, il se laissait alleràdesmouvementsd'impatience,àdesabattements, àcesmélancoliessans raisonapparente, àceschangementsd'humeur, fruitsdu tempéramentnerveuxdespoëtes.Cesoriginalités(lemotdelaprovince)engendréesparl'inquiétudequeluicausaientsestorts,grossisdejour en jour, envers la duchesse deChaulieu à laquelle il devait écrire sans pouvoir s'y résoudre,furent soigneusement remarquées par la douce Américaine, par la digne madame Latournelle, etdevinrentlesujetdeplusd'unecauserieentreellesetmadameMignon.Canalisressentitleseffetsdecescauseriessansselesexpliquer.L'attentionnefutpluslamême,lesvisagesneluioffrirentpluscetair ravi des premiers jours; tandis qu'Ernest commençait à se faire écouter.Depuis deux jours, lepoëteessayaitdoncdeséduireModeste,etprofitaitdetouslesinstantsoùilpouvaitsetrouverseulavecellepourl'envelopperdanslesfiletsd'unlangagepassionné.LecolorisdeModesteavaitapprisaux deux filles avec quel plaisir l'héritière écoutait de délicieux concetti délicieusement dits; et,inquiètesd'untelprogrès,ellesvenaientderecouriràl'ultimaratiodesfemmesenpareilcas,àcescalomnies qui manquent rarement leur effet en s'adressant aux répugnances physiques les plusviolentes.Aussi,ensemettantàtable,lepoëteaperçut-ildesnuagessurlefrontdesonidole,ilylutlesperfidiesdemademoiselled'Hérouville,etjugeanécessairedeseproposerlui-mêmepourmaridès qu'il pourrait parler à Modeste. En entendant quelques propos aigres-doux, quoique polis,échangés entreCanalis et les deuxnobles filles,Gobenheimpoussa le coude àButscha sonvoisinpourluimontrerlepoëteetleGrand-Écuyer.

—Ilssedémolirontl'unparl'autre,luidit-ilàl'oreille.

—Canalisabienassezdegéniepoursedémoliràluitoutseul,réponditlenain.

Pendant le dîner, qui fut d'une excessive magnificence et admirablement bien servi, le ducremportasurCanalisungrandavantage.Modeste,quilaveilleavaitreçuseshabitsdecheval,parladepromenadesàfaireauxenvirons.Parletourquepritlaconversation,ellefutamenéeàmanifesterledésirdevoirunechasseàcourre,plaisirquiluiétaitinconnu.AussitôtleducproposadedonneràmademoiselleMignonlespectacled'unechassedansuneforêtdelaCouronne,àquelqueslieuesduHavre.Grâce à ses relations avec le prince deCadignan,Grand-Veneur, il entrevit lesmoyens dedéployerauxyeuxdeModesteunfasteroyal,delaséduireenluimontrantlemondefascinantdelacouretluifaisantsouhaiterdes'yintroduireparunmariage.Descoupsd'œiléchangésentreleducetlesdeuxdemoisellesd'HérouvillequesurpritCanalis,disaientassez:«Anousl'héritière!»pourquelepoëte,réduitàsessplendeurspersonnelles,sehâtâtd'obtenirungaged'affection.Presqueeffrayéedes'êtreavancéeaudelàdesesintentionsaveclesd'Hérouville,Modeste,ensepromenantaprèsledînerdansleparc,affectad'allerunpeuenavantdelacompagnieavecMelchior.Parunecuriositédejeunefille,etassezlégitime,ellelaissadevinerlescalomniesditesparHélène;etsuruneexclamationdeCanalis,elleluidemandalesecretqu'ilpromit.

—Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde; votre probité s'eneffaroucheetmoij'enris,j'ensuismêmeheureux.CesdemoisellesdoiventcroirelesintérêtsdeSaSeigneuriebienendangerpouryavoirrecours.

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Et,profitant aussitôt de l'avantagequedonneune communicationde cegenre,Canalismit à sajustification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimée en remerciantModeste d'une confidence où il se dépêchait de voir un peu d'amour, qu'elle se vit tout aussicompromise avec le poëte qu'avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nécessité d'être hardi, sedéclaranettement.IlfitàModestedessermentsoùsapoésierayonnacommelaluneingénieusementinvoquée,oùbrillaladescriptiondelabeautédecettecharmanteblondeadmirablementhabilléepourcettefêtedefamille.Cetteexaltationdecommande,àlaquellelesoir,lefeuillage,lecieletlaterre,lanatureentièreservirentdecomplices,entraînacetavideamantaudelàdetouteraison;carilparladesondésintéressementetsutrajeunirparlesgrâcesdesonstylelefameuxthème:QuinzecentsfrancsetmaSophiedeDiderot,ouUnechaumièreet toncœur!de tous lesamantsquiconnaissentbien lafortuned'unbeau-père.

—Monsieur,ditModesteaprèsavoirsavourélamélodiedececoncertosiadmirablementexécutésurunthèmeconnu,lalibertéquemelaissentmesparentsm'apermisdevousentendre;maisc'estàeuxquevousdevriezvousadresser.

—Ehbien!s'écriaCanalis,dites-moique,si j'obtiens leuraveu,vousnedemanderezpasmieuxquedeleurobéir.

—Je sais d'avance, répondit-elle, quemon père a des fantaisies qui peuvent contrarier le justeorgueild'unevieillemaisoncomme lavôtre,car ildésirevoirporter son titreet sonnomparsespetits-fils.

—Eh!chèreModeste,quelssacrificesneferait-onpaspourconfiersavieàunangegardientelquevous?

—Vous me permettrez de ne pas décider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle enrejoignantlesdemoisellesd'Hérouville.

EncemomentcesdeuxnoblesfillescaressaientlesvanitésdupetitLatournelle,afindelemettredans leurs intérêts.Mademoiselled'Hérouville, àqui,pour ladistinguerde sanièceHélène, il fautdonnerexclusivementlenompatrimonial,donnaitàentendreaunotairequelaplacedeprésidentdutribunal auHavre, dont disposerait CharlesX en leur faveur, était une retraite due à son talent delégiste et à sa probité. Butscha, qui se promenait avec La Brière et qui s'effrayait des progrès del'audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avecModeste,aumomentoùl'onrentrapourselivrerauxtaquinagesdel'inévitablewhist.

—Mademoiselle, j'espère que vous ne lui dites pas encoreMelchior?... lui demanda-t-il à voixbasse.

—Peus'enfaut!monnainmystérieux,répondit-elleensouriantàfairedamnerunange.

—GrandDieu!s'écrialeclercenlaissanttombersesmainsquifrôlèrentlesmarches.

—Ehbien!nevaut-ilpascehaineuxetsombreRéférendaireàquivousvousintéressez?reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n'appartient qu'aux jeunes filles,commesilaVirginitéleurprêtaitdesailespours'envolersihaut.Est-cevotrepetitmonsieurdeLaBrièrequim'accepteraitsansdot?dit-elleaprèsunepause.

—Demandezàmonsieurvotrepère?répliquaButschaquifitquelquespaspouremmenerModesteàunedistance respectabledes fenêtres.Écoutez-moi,mademoiselle.Vous savezqueceluiquivous

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parle est prêt à vousdonner non seulement sa vie,mais encore sonhonneur, en tout temps, à toutmoment;ainsivouspouvezcroireenlui,vouspouvezluiconfiercequepeut-êtrevousnediriezpasàvotrepère.Ehbien,cesublimeCanalisvousa-t-iltenulelangagedésintéresséquivousfaitjetercereprocheàlafacedupauvreErnest?

—Oui.

—Ycroyez-vous?

—Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu'elle lui avaittrouvés,m'al'airdemettreendoutelapuissancedemonamour-propre.

—Vousriez,chèremademoiselle;ainsirienn'estsérieux,etj'espèrealorsquevousvousmoquezdelui.

—Quepenseriez-vousdemoi,monsieurButscha,sijemecroyaisledroitderaillerquelqu'undeceuxquimefontl'honneurdemevouloirpourfemme?Sachez,maîtreJean,que,mêmeenayantl'airdemépriserleplusméprisabledeshommages,unefilleesttoujoursflattéedel'obtenir...

—Ainsi, jevousflatte?...dit leclercenmontrantsafigureilluminéecommel'estunevillepourunefête.

—Vous?... dit-elle. Vous me témoignez la plus précieuse de toutes les amitiés, un sentimentdésintéressécommeceluid'unemèrepoursafille!nevouscomparezàpersonne,carmonpèrelui-mêmeestobligédesedévoueràmoi.—Ellefitunepause.—Jenepuispasdirequejevousaime,dansle sensque leshommesdonnentàcemot,maisceque jevousaccordeestéternel, etneconnaîtrajamaisdevicissitudes.

—Eh bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers deModesteenylaissantunelarme,permettez-moidoncdeveillersurvous,commeundragonveillesuruntrésor.Lepoëtevousadéployétoutàl'heureladentelledesesprécieusesphrases,leclinquantdespromesses.Ilachantésonamoursurlaplusbellecordedesalyre,n'est-cepas?...Sidèsquecenobleamant aura la certitudedevotrepeude fortune, vous levoyez changeant de conduite, embarrassé,froid;enferez-vousencorevotremari,luidonnerez-voustoujoursvotreestime?...

—CeseraitunFrancisqueAlthor?...demanda-t-elleavecungesteoùsepeignitunamerdégoût.

—Laissez-moileplaisirdeproduirecechangementdedécoration,ditButscha.Nonseulement,jeveux que ce soit subit; mais, après, je ne désespère pas de vous rendre votre poëte amoureux denouveau,deluifairesouffleralternativementlefroidetlechaudsurvotrecœuraussigracieusementqu'ilsoutientlepouretlecontredanslamêmesoirée,sansquelquefoiss'enapercevoir.

—Sivousavezraison,dit-elle,àquisefier?...

—Aceluiquivousaimevéritablement.

—Aupetitduc?...

Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille futimpénétrable,ellenesourcillapas.

—Mademoiselle,mepermettez-vousd'êtreletraducteurdespenséestapiesaufonddevotrecœur,

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commedesmoussesmarinessousleseaux,etquevousnevoulezpasvousexpliquer.

—Eh!quoi,ditModeste,monconseiller-intime-privé-actuelseraitencoreunmiroir?...

—Non, mais un écho, répondit-il en accompagnant ce mot d'un geste empreint d'une sublimemodestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j'ai bien compris, moi nain, l'infiniedélicatesse de votre cœur, il vous répugnerait d'être adorée comme un Saint-Sacrement dans sontabernacle.Mais,commevousêteséminemmentfemme,vousnevoulezpasplusvoirunhommesanscesseàvospiedsetdequivousseriezéternellementsûre,quevousnevoudriezd'unégoïste,commeCanalis,quisepréféreraitàvous...Pourquoi?jen'ensaisrien.Jemeferaifemmeetvieillefemmepoursavoirlaraisondeceprogrammequej'ailudansvosyeux,etquipeut-êtreestceluidetouteslesfilles.Néanmoins,vousavezdansvotregrandeâmeunbesoind'adoration.Quandunhommeestàvosgenoux,vousnepouvezpasvousmettreauxsiens.—Onnevapasloinainsi,disaitVoltaire.Lepetitducadonctropdegénuflexionsdanslemoral;etCanalispasassez,pournepasdirepointdutout.Aussideviné-je lamalicecachéedevossourires,quandvousvousadressezauGrand-Écuyer,quandilvousparle,quandvousluirépondez.Vousnepouvezjamaisêtremalheureuseavecleduc,tout lemonde vous approuvera si vous le choisissez pourmari,mais vous ne l'aimerez point. Lefroiddel'égoïsmeetlachaleurexcessived'uneextasecontinuelleproduisentsansdoutedanslecœurde toutes les femmes une négation. Évidemment, ce n'est pas ce triomphe perpétuel qui vousprodiguera les délices infinies dumariage que vous rêvez, où il se rencontre des obéissances quirendent fière, où l'on fait de grands petits sacrifices cachés avec bonheur, où l'on ressent desinquiétudes sans cause, où l'on attend avec ivresse des succès, où l'on plie avec joie devant desgrandeursimprévues,oùl'onestcomprisjusquedanssessecrets,oùparfoisunefemmeprotégedesonamoursonprotecteur...

—Vousêtessorcier!ditModeste.

—Vousnetrouverezpasnonpluscettedouceégalitédesentiments,cepartagecontinudelavieetcettecertitudedeplairequifaitaccepterlemariage,enépousantunCanalis,unhommequinepensequ'àlui,dontlemoiestlanoteunique,dontl'attentionnes'estpasencoreabaisséejusqu'àseprêteràvotrepèreouauGrand-Écuyer!...unambitieuxdusecondordreàquivotredignité,votreobéissanceimportentpeu,quiferadevousunechosenécessairedanssamaison,etquivousinsultedéjàparsonindifférenceenfaitd'honneur!Oui,vousvouspermettriezdesouffletervotremère,Canalisfermeraitles yeux pour pouvoir se nier votre crime à lui-même, tant il a soif de votre fortune. Ainsi,mademoiselle,jenepensaisniaugrandpoëtequin'estqu'unpetitcomédien,niàSaSeigneuriequineseraitpourvousqu'unbeaumariageetnonpasunmari...

—Butscha,moncœurestunlivreblancoùvousgravezvous-mêmecequevousylisez,réponditModeste.Vousêtesentraînéparvotrehainedeprovincecontretoutcequivousforceàregarderplushautque la tête.Vousnepardonnezpas aupoëted'êtreunhommepolitique,deposséderunebelleparole,d'avoirunimmenseavenir,etvouscalomniezsesintentions...

—Lui?...mademoiselle.Ilvoustourneraledosdujouraulendemainaveclalâchetéd'unVilquin.

—Oh!faites-luijouercettescènedecomédie,et...

—Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en. Jusque-là, mademoiselle,amusez-vousàentendretouslesairsdecetteserinette,afinquelesignoblesdissonancesdelacontre-partieenressortentmieux.

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Modesterentragaiementausalonoù,seuldetousleshommes,LaBrière,assisdansl'embrasured'une fenêtre,d'où, sansdoute, il avait contemplé son idole, se levacommesiquelquehuissiereûtcrié:LaReine!Cefutunmouvementrespectueuxpleindecetteviveéloquenceparticulièreaugesteetqui surpasse celle des plus beaux discours. L'amour parlé ne vaut pas l'amour prouvé, toutes lesjeunesfillesdevingtansenontcinquantepourpratiquercetaxiome.Làest legrandargumentdesséducteurs.AulieuderegarderModesteenface,commelefitCanalisquilasaluaparunhommagepublic,l'amantdédaignélasuivitd'unlongregardendessous,humbleàlafaçondeButscha,presquecraintif.LajeunehéritièreremarquacettecontenanceenallantseplacerauprèsdeCanalisaujeudequielleparuts'associer.Durantlaconversation,LaBrièreappritparunmotdeModesteàsonpèrequ'elle reprendrait mercredi l'exercice du cheval; elle lui faisait observer qu'il lui manquait unecravacheenharmonieaveclasomptuositédeseshabitsd'écuyère.LeRéférendairelançasurlenainunregardquipetillacommeunincendie;et,quelquesinstantsaprès, ilspiétinaienttousdeuxsurlaterrasse.

—Ilestneufheures,ditErnestàButscha, jeparspourParisà francétrier, j'ypuisêtredemainmatinàdixheures.MoncherButscha,devouselleaccepterabienunsouvenir,carelleadel'amitiépourvous; laissez-moi luidonner, sousvotrenom,unecravache,et sachezque,pourprixdecetteimmensecomplaisance,vousaurezenmoinonpasunami,maisundévouement.

—Allez,vousêtesbienheureux,ditleclerc,vousavezdel'argent,vous!...

—PrévenezCanalisdemapartquejenerentreraipas,etqu'il inventeunprétextepourjustifieruneabsencededeuxjours.

Uneheureaprès,Ernest,partiencourrier,arrivaendouzeheuresàParisoùsonpremiersoinfutde retenir une place à lamalle-poste duHavre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois pluscélèbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l'art pouvaitoffrirdeplus royalementbeau. Il trouva, faitepouruneRussequin'avaitpu lapayeraprès l'avoircommandée, une chasse au renard sculptée dans l'or, et terminée par un rubis d'un prix exorbitantpourlesappointementsd'unRéférendaire;toutesseséconomiesypassèrent,ils'agissaitdeseptmillefrancs.ErnestdonnaledessindesarmesdesLaBastie,etvingtheurespourlesexécuteràlaplacedecellesqui s'y trouvaient.Cettechasse,unchef-d'œuvrededélicatesse, futajustéeàunecravachedecaoutchouc,etmisedansunétuidemaroquinrougedoublédevelourssurlequelongravadeuxMentrelacés. Lemercredi matin, La Brière était arrivé par la malle, et à temps pour déjeuner avecCanalis.Lepoëteavaitcaché l'absencedesonsecrétaireen ledisantoccupéd'un travailenvoyédeParis.Butscha,quisetrouvaitàlaPostepourtendrelamainauRéférendaireàl'arrivéedelamalle,courutporteràFrançoiseCochetcetteœuvred'artenluirecommandantdelaplacersurlatoilettedeModeste.

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—Vousaccompagnerez,sansdoute,mademoiselleModesteàsapromenade,ditleclercquirevintchezCanalispourannoncerparuneœilladeàLaBrièrequelacravacheétaitheureusementparvenueàsadestination.

—Moi,réponditErnest,jevaismecoucher...

—Ahbah!s'écriaCanalisenregardantsonami,jenetecomprendsplus.

Onallaitdéjeuner,naturellementlepoëteoffritauclercdesemettreàtable.Butscharestaitavecl'intentiondesefaire inviteraubesoinparLaBrière,envoyantsur laphysionomiedeGermainlesuccèsd'unemalicedebossuquedoitfaireprévoirsapromesseàModeste.

—MonsieurabienraisondegarderleclercdemonsieurLatournelle,ditGermainàl'oreilledeCanalis.

CanalisetGermainallèrentdanslesalonsurunclignotementd'œildudomestiqueàsonmaître.

—Cematin,monsieur, jesuisallévoirpêcher,unepartieproposéeavant-hierparunpatrondebarquedequij'aifaitlaconnaissance.

Germain n'avoua pas avoir eu le mauvais goût de jouer au billard dans un café du Havre oùButschal'avaitenveloppéd'amispouragiràvolontésurlui.

—Ehbien,ditCanalis,aufait,vivement.

—Monsieurlebaron,j'aientendusurmonsieurMignonunediscussionàlaquellej'aipoussédemonmieux,onnesavaitpasàquij'appartenais.Ah!monsieurlebaron,lebruitduportestquevousdonnezdansunpanneau.LafortunedemademoiselledeLaBastieest,commesonnom,trèsmodeste.Levaisseausurlequellepèreestvenun'estpasàlui,maisàdesmarchandsdelaChineaveclesquelsildevraloyalementcompter.Ondébiteàcesujetdeschosespeuflatteusespourl'honneurducolonel.AyantentendudirequevousetmonsieurleducvousvousdisputiezmademoiselledeLaBastie,j'aipris la liberté de vous prévenir; car, de vous deux, il vautmieux que ce soit SaSeigneuriequi lagobe... En revenant, j'ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle où se promènent lesnégociantsparmilesquelsjemesuisfaufiléhardiment.Cesbravesgens,voyantunhommebienvêtu,sesontmisàcauserduHavre;defilenaiguille,jelesaimissurlecompteducolonelMignon,etilsse sont sibien trouvésd'accordavec lespêcheurs,que jemanquerais àmesdevoirs enme taisant.Voilàpourquoij'ailaissémonsieurs'habiller,seleverseul...

—Quefaire?s'écriaCanalisensetrouvantengagédemanièreànepouvoirplusrevenirsursespromessesàModeste.

—Monsieur connaît mon attachement, dit Germain en voyant le poëte comme foudroyé, il nes'étonnerapasdemevoirluidonnerunconseil.Sivouspouviezgriserceclerc,ildiraitbienlefinmot là-dessus; et, s'il ne se déboutonne pas à la seconde bouteille de vin de Champagne, ce seratoujoursbienàlatroisième.Ilseraitd'ailleurssingulierquemonsieur,quenousverronssansdouteunjourambassadeur,commePhiloxènel'aentendudireàmadameladuchesse,nevîntpasàboutd'unclercduHavre.

Encemoment,Butscha,l'auteurinconnudecettepartiedepêche,invitaitleRéférendaireàsetairesurlesujetdesonvoyageàParis,etànepascontrariersamanœuvreàtable.Leclercavaittirépartid'une réaction défavorable à CharlesMignon qui s'opérait auHavre. Voici pourquoi.Monsieur le

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comtedeLaBastielaissaitdansuncompletoublisesamisd'autrefoisquipendantsonabsenceavaientoubliésafemmeetsesenfants.Enapprenantqu'ilsedonnaitungranddîneràlavillaMignon,chacunse flatta d'être un des convives et s'attendit à recevoir une invitation; mais quand on sut queGobenheim,lesLatournelle,leducetlesdeuxParisiensétaientlesseulsinvités,ilsefituneclameurdeharosurl'orgueildunégociant;sonaffectationànevoirpersonne,ànepasdescendreauHavre,fut alors remarquée et attribuée à unmépris dont se vengea leHavre enmettant en question cettesoudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientôt que les fonds nécessaires au réméré deVilquinavaient été fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnés de supposercalomnieusement que Charles était venu confier au dévouement absolu deDumay des fonds pourlesquelsilprévoyaitdesdiscussionsavecsesprétendusassociésdeCanton.Lesdemi-motsdeCharlesdontl'intentionfuttoujoursdecachersafortune,lesdiresdesesgensàquilemotfutdonné,prêtaientun air de vraisemblance à ces fables grossières, auxquelles chacun crut en obéissant à l'esprit dedénigrementqui anime les commerçants lesuns contre les autres.Autant lepatriotismedeclocheravaitvantél'immensefortuned'undesfondateursduHavre,autantlajalousiedeprovinceladiminua.Leclerc,àquilespêcheursdevaientplusd'unservice,leurdemandalesecretetuncoupdelangue.Ilfut bien servi. Le patron de la barque dit à Germain qu'un de ses cousins, unmatelot, arrivait deMarseille, congédié par suite de la vente du brick sur lequel le colonel était revenu. Le brick sevendaitpourlecompted'unnomméCastagnould,etlacargaison,selonlecousin,valaittoutauplustroisouquatrecentmillefrancs.

—Germain, dit Canalis au moment où le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin deChampagne et du vin de Bordeaux. Unmembre de la Basoche de Normandie doit remporter dessouvenirs de l'hospitalité d'un poëte... Et puis, il a de l'esprit autant que leFigaro, dit Canalis enappuyantsamainsurl'épauledunain,ilfautquecetespritdepetitjournaljaillisseetmousseaveclevindeChampagne;nousnenousépargneronspasnonplus,Ernest?...Ilyabien,mafoi!deuxansquejenemesuisgrisé,reprit-ilenregardantLaBrière.

—Avecduvin?...celaseconçoit,réponditleclerc.Vousvousgriseztouslesjoursdevous-même!Vousbuvezàmême, en faitde louanges.Ah!vousêtesbeau,vousêtespoëte,vousêtes illustredevotre vivant, vous avez une conversation à la hauteur de votre génie, et vous plaisez à toutes lesfemmes,mêmeàmapatronne.AimédelaplusbellesultaneValidéquej'aievue(jen'aiencorevuquecelle-là),vouspouvez,sivouslevoulez,épousermademoiselledeLaBastie...Tenez,rienqu'àfairel'inventaireduprésentsanscomptervotreavenir(unbeautitre,lapairie,uneambassade!...),mevoilàsoûl,commecesgensquimettentenbouteilleslevind'autrui.

—Toutescesmagnificencessociales,repritCanalis,nesontriensanscequilesmetenvaleur,lafortune!...Noussommesicientrehommes,lesbeauxsentimentssontcharmantsenstances.

—Etencirconstances,ditleclercenfaisantungestesignificatif.

—Maisvous,monsieurlefaiseurdecontrats,ditlepoëteensouriantdel'interruption,voussavezaussibienquemoiquechaumièrerimeavecmisère.

Atable,ButschasedéveloppadanslerôleduTrigaudindelaMaisonenloterie,àeffrayerErnest,qui ne connaissait pas les charges d'Étude: elles valent les charges d'atelier. Le clerc raconta lachronique scandaleuse duHavre, l'histoire des fortunes, celle des alcôves et les crimes commis lecode à la main, ce qu'on appelle, en Normandie, se tirer d'affaire comme on peut. Il n'épargnapersonne.Savervecroissaitavecletorrentdevinquipassaitparsongosiercommeunorageparunegouttière.

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—Sais-tu,LaBrière, que cebravegarçon-là, ditCanalis enversant duvin àButscha, ferait unfameuxsecrétaired'ambassade?...

—Adégotersonpatron!repritlenainenjetantàCanalisunregardoùl'insolencesenoyadanslepetillementdugazacidecarbonique. J'aiassezpeude reconnaissanceetassezd'intriguepourvousmontersurlesépaules.Unpoëteportantunavorton!...çasevoitquelquefois,etmêmeassezsouvent...dans la librairie.Allons, vousme regardez commeunavaleurd'épées.Eh!monchergrandgénie,vousêtesunhommesupérieur,voussavezbienque la reconnaissanceestunmotd'imbécile,on lemetdansledictionnaire,maisiln'estpasdanslecœurhumain.Lareconnaissancen'adevaleurqu'àcertainmontquin'estnileParnassenilePinde.Croyez-vousquejedoivebeaucoupàmapatronnepourm'avoirélevé?maislavilleentièreluiasoldécecompteenestime,enparoles,enadmiration,lapluschèredesmonnaies.Jen'admetspaslebiendontonseconstituedesrentesd'amour-propre.Leshommesfontentreeuxuncommercedeservices,lemotreconnaissanceindiqueundébet,voilàtout.Quantàl'intrigue,elleestmadivinité.Comment!dit-ilàungestedeCanalis,vousn'adoreriezpaslafaculté qui permet à un homme souple de l'emporter sur l'homme de génie, qui demande uneobservation constante des vices, des faiblesses de nos supérieurs, et la connaissance de l'heure duberger en toute chose. Demandez à la diplomatie si le plus beau de tous les succès n'est pas letriomphede la ruse sur la force?Si j'étaisvotre secrétaire,monsieur lebaron,vous seriezbientôtpremierministre,parcequej'yauraislepluspuissantintérêt!...Tenez,voulez-vousunepreuvedemespetits talents en ce genre? Oyez? Vous aimez à l'adoration mademoiselle Modeste, et vous avezraison.L'enfantamonestime,c'estunevraieParisienne.Ilpousse,par-ci,par-là,desParisiennesenprovince!...NotreModesteestfemmeàlancerunhomme...Elleadeça,dit-il,endonnantenl'airuntour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc: que me donnez-vous pour lui fairequitterleHavreavanttroisjours?...

—Achevonscettebouteille,ditlepoëteenremplissantleverredeButscha.

—Vousallezmegriser!dit leclercenlampantunneuvièmeverredevindeChampagne.Avez-vous un lit où je puisse dormir une heure?Mon patron est sobre comme un chameau qu'il est, etmadameLatournelleaussi.L'unetl'autre,ilsauraientladuretédemegronder,etilsauraientraisoncontre moi qui n'en aurais plus, j'ai des actes à faire!... Puis, reprenant ses idées antérieures sanstransition,àlamanièredesgensgris,ils'écria:—Etquellemémoire?...Elleégalemareconnaissance.

—Butscha,s'écrialepoëte,toutàl'heuretutedisaissansreconnaissance,tutecontredis.

—Dutout,repritleclerc.Oublier,c'estpresquetoujourssesouvenir!Allez!marchez!jesuistaillépourfaireunfameuxsecrétaire...

—Comment t'y prendrais-tupour renvoyer le duc?ditCanalis, charmédevoir la conversationallerd'elle-mêmeàsonbut.

—Ça,nevousregardepas!fitleclercenlâchantunhoquetmajeur.

ButscharoulasatêtesursesépaulesetsesyeuxdeGermainàLaBrière,deLaBrièreàCanalis,àlamanière des gensqui, sentant venir l'ivresse, veulent savoir dansquelle estimeon les tient; car,danslenaufragedel'ivresse,onpeutobserverquel'amour-propreestleseulsentimentquisurnage.

—Dites donc, grand poëte, vous êtes pas mal farceur! Vous me prenez donc pour un de voslecteurs,vousquienvoyezàParisvotreamiàfrancétrierpourallerchercherdesrenseignementssurlamaisonMignon...Jeblague,tublagues,nousblaguons...Bon!Maisfaites-moil'honneurdecroire

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que je suis assez calculateur pour toujoursmedonner la conscience nécessaire àmon état.EnmaqualitédepremierclercdemaîtreLatournelle,moncœurestuncartonàcadenas......Mabouchenelivreaucunpapier relatifauxclients. Je sais tout et jene sais rien.Etpuis,mapassionest connue.J'aimeModeste,elleestmonélève,elledoitfaireunbeaumariage.....Etj'emboiseraisleduc,s'illefallait.Maisvousépousez...

—Germain,lecafé,lesliqueurs...ditCanalis.

—Desliqueurs?...répétaButschalevantlamaincommeunefausseviergequiveutrésisteràunepetiteséduction.Ah!mespauvresactes!...ilyajustementuncontratdemariage.Tenez,monsecondclercestbêtecommeunavantagematrimonialetcapabledef...f...flanqueruncoupdecanifdanslesparaphernaux de la future épouse; il se croit bel homme parce qu'il a cinq pieds six pouces... unimbécile.

—Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis. Vous que mademoiselleModesteconsulte...

—Ellemeconsulte...

—Ehbien!croyez-vousqu'ellem'aime?demandalepoëte.

—Ui,plusqueleduc!réponditlenainensortantd'uneespècedetorpeurqu'iljouaitàmerveille.Ellevousaimeàcausedevotredésintéressement.Ellemedisaitquepourvouselleétaitcapabledesplusgrandssacrifices,desepasserdetoilette,denedépenserquemilleécusparan,d'employersavieàvousprouverqu'enl'épousantvousauriezfaituneexcellenteaffaire,etelleestcrânement(unhoquet)honnête,allez!etinstruite,ellen'ignorederien,cettefille-là!

—Çàettroiscentmillefrancs,ditCanalis.

—Oh! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papaMignon...Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi l'estimé-je...) Pour bien établir sa fille unique il sedépouilleradetout...CecolonelesthabituéparvotreRestauration(unhoquet)àresterendemi-solde,ilseratrèsheureuxdevivreavecDumayencarottantauHavre,ildonneracertainementsestroiscentmillefrancsàlapetite...Maisn'oublionspasDumay,quidestinesafortuneàModeste.Dumay,voussavez,estBreton,sonorigineestunevaleuraucontrat,ilnevarierapas,etsafortunevaudracelledesonpatron.Néanmoins,commeilsm'écoutent,aumoinsautantquevous,quoiquejeneparlepastantnisibien,jeleuraidit:«Vousmetteztropàvotrehabitation;siVilquinvouslalaisse,voilàdeuxcentmillefrancsquinerapporterontrien...Ilresteraitdonccentmillefrancsàfaireboulotter...cen'estpasassez, àmon avis...» En cemoment, le colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi!Modeste estriche.Lesgensduportdisentdessottisesenville, ils sont jaloux...Quidoncapareilledotdans ledépartement?ditButschaquilevalesdoigtspourcompter.—Deuxàtroiscentmillefrancscomptant,dit-il en inclinant lepoucede samaingauchequ'il touchade l'indexde ladroite, etd'un!—LanuepropriétédelavillaMignon,reprit-ilenrenversantl'indexgauche,etdedeux!—Tertiò,lafortunedeDumay! ajouta-t-il en couchant le doigt dumilieu.Mais la petite mèreModeste est une fille d'unmillion,unefoisquelesdeuxmilitairesserontallésdemanderlemotd'ordreaupèreÉternel.

Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres, dégrisait autant Canalis qu'ellesemblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune étaitcolossale.Illaissatombersatêtedanslapaumedesamaindroite;et,accoudémajestueusementsurlatable,ilclignotadesyeuxenseparlantàlui-même.

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—Dansvingtans,autraindontvaleCode,quipilelesfortunesavecleTitredesSuccessions,unehéritièred'unmillion, ce sera rare comme ledésintéressement chezunusurier.VousmedirezqueModestemangerabiendouzemillefrancsparan,l'intérêtdesadot;maiselleestbiengentille...biengentille... bien gentille. C'est, voyez-vous? (à un poëte, il faut des images!...) c'est une herminemalicieusecommeunsinge.

—Que me disais-tu donc? s'écria doucement Canalis en regardant La Brière, qu'elle avait sixmillions?...

—Monami,ditErnest,permets-moide te faireobserverque j'aidûme taire, je suis liéparunserment,etc'estpeut-êtretropendiredéjà,quede...

—Unsermentàqui?

—AmonsieurMignon.

—Comment!Ernest,toiquisaiscombienlafortunem'estnécessaire...

Butscharonflait.

—...Toiquiconnaismaposition,ettoutcequejeperdrais,ruedeGrenelle,àmemarier,tumelaisseraisfroidementm'enfoncer?...ditCanalisenpâlissant.Mais,c'estuneaffaireentreamis,etnotreamitié,moncher,comporteunpacteantérieuràceluiquet'ademandéceruséProvençal...

—Moncher,ditErnest,j'aimetropModestepour...

—Imbécile!jetelalaisse,crialepoëte.Ainsirompstonserment?...

—Mejures-tu,taparoled'homme,d'oubliercequejevaistedire,deteconduireavecmoicommesicetteconfidencenet'avaitjamaisétéfaite,quoiqu'ilarrive?...

—Jelejure,parlamémoiredemamère.

—Ehbien!àParis,monsieurMignonm'aditqu'ilétaitbienloind'avoirlafortunecolossaledontm'ont parlé lesMongenod. L'intention du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille.Maintenant,Melchior, le père avait-il de la défiance? était-il sincère? Je n'ai pas à résoudre cettequestion.Sielledaignaitmechoisir,Modeste,sansdot,seraittoujoursmafemme.

—Un bas-bleu! d'une instruction à épouvanter, qui a tout lu! qui sait tout... en théorie, s'écriaCanalisàungestequefitLaBrière,unenfantgâté,élevéedansleluxedèssespremièresannées,etquienestsevréedepuiscinqans?...Ah!monpauvreami,songes-ybien.

—Odeetcode!ditButschaense réveillant,vousfaitesdans l'Odeetmoidans leCode, iln'yaqu'unCdedifférenceentrenous.Or,codevientdecoda,queue!Vousm'avezrégalé,jevousaime...nevouslaissezpasfaireaucode!...Tenez,unbonconseilvautbienvotrevinetvotrecrèmedethé.Lepère Mignon, c'est aussi une crème, la crème des honnêtes gens... Eh bien! montez à cheval, ilaccompagnesafille,vouspouvezl'aborderfranchement,parlez-luidot,ilvousrépondranet,etvousverrez lefonddusac,aussivraique jesuisgrisetquevousêtesungrandhomme;mais,pasvrai,nousquittonsleHavreensemble?...Jeseraivotresecrétaire,puisquecepetit,quimecroitgrisetquiritdemoi,vousquitte...Allez,marchez,laissez-luiépouserlafille.

Canalisselevapourallers'habiller.

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—Pasunmot...ilcourtàsonsuicide,ditposémentàLaBrièreButschafroidcommeGobenheim,et qui fit àCanalis un signe familier aux gamins de Paris.—Adieu!monmaître, reprit le clerc encriantàtue-tête,vousmepermettezderenarderdanslekiosquedemadameAmaury?...

—Vousêteschezvous,réponditlepoëte.

Leclerc,objetdesriresdestroisdomestiquesdeCanalis,gagnalekiosqueenmarchantdanslesplates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leursinterminableszigzagsquandilsessayentdesortirparunefenêtrefermée.Lorsqu'ileutgrimpédanslekiosque,etquelesdomestiquesfurentrentrés,ils'assitsurunbancdeboispeintets'abîmadanslesjoiesdesontriomphe.Ilvenaitdejouerunhommesupérieur;ilvenait,nonpasdeluiarrachersonmasque,maisdeluienvoirdénouerlescordons,etilriaitcommeunauteuràsapièce,c'est-à-direaveclesentimentdelavaleurimmensedeceviscomica.—Leshommessontdestoupies,ilnes'agitquede trouver la ficellequis'enrouleà leur torse!s'écria-t-il.Nemeferait-onpasévanouirenmedisant:MademoiselleModestevientdetomberdecheval,ets'estcassélajambe!

Quelques instants après, Modeste, vêtue d'une délicieuse amazone de casimir vert-bouteille,coifféed'unpetitchapeauàvoilevert,gantéededaim,desbottinesdeveloursauxpiedssurlesquellesbadinaitlagarniturededentelledesoncaleçon,etmontéesurunponeyrichementharnaché,montraitàsonpèreetauducd'Hérouvillelejoliprésentqu'ellevenaitderecevoir,elleenétaitheureuseenydevinantunedecesattentionsquiflattentlepluslesfemmes.

—Est-cedevous,monsieurleduc?...dit-elleenluitendantleboutétincelantdelacravache.Onamis dessus une carte où se lisait: «Devine si tu peux» et des points. Françoise etmadameDumayprêtentcettecharmantesurpriseàButscha;maismoncherButschan'estpasassezrichepourpayerdesibeauxrubis!Or,monpère,àqui j'aidit, remarquez-lebien,dimanchesoir,quejen'avaispasdecravache,m'aenvoyécherchercelle-ciàRouen.

Modestemontraitàlamaindesonpèreunecravachedontleboutétaitunsemisdeturquoises,uneinventionalorsàlamode,etdevenuedepuisassezvulgaire.

—J'auraisvoulu,mademoiselle,pourdixansàprendredansmavieillesse,avoirledroitdevousoffrircemagnifiquebijou,réponditcourtoisementleduc.

—Ah! voici donc l'audacieux, s'écriaModeste en voyant venir Canalis à cheval. Il n'y a qu'unpoëte pour savoir trouver de si belles choses... Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vousgrondera,vousdonnezraisonàceuxquivousreprochenticivosdissipations.

—Ah!s'écrianaïvementCanalis,voilàdoncpourquoiLaBrièreestalléduHavreàParisàfrancétrier?

—Votre secrétaire a pris de telles libertés? dit Modeste en pâlissant et jetant sa cravache àFrançoiseCochetavecunevivacitédanslaquelleondevaitlireunprofondmépris.Rendez-moicettecravache,monpère.

—Pauvregarçonquigîtsursonlit,mouludefatigue!repritMelchiorensuivantlajeunefillequis'était lancée au galop.Vous êtes dure,mademoiselle. «Je n'ai,m'a-t-il dit, que cette chance demerappeleràsonsouvenir...»

—Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses? ditModeste.

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Modeste,surprisedenepasrecevoiruneréponsedeCanalis,attribuacetteinattentionaubruitdeschevaux.

—Commevous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment! lui dit le duc.Cette noblesse,cette fierté démentent si bien vos écarts que je commence à soupçonner que vous vous calomniezvous-mêmeenpréméditantvosméchancetés.

—Ah! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avezprécisémentlaperspicacitéd'unmari!

On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s'étonna de ne plus recevoir la flamme desregardsdeCanalisquiparaissaitunpeutropéprisdesbeautésdupaysagepourquecetteadmirationfûtnaturelle.Laveille,Modestemontrantaupoëteunadmirableeffetdecoucherdesoleilenmer,luiavaitditenletrouvantinterditcommeunsourd:—«Ehbien!vousn'avezdoncpasvu?—Jen'aivuquevotremain,»avait-ilrépondu.

—MonsieurLaBrièresait-ilmonteràcheval?demandaModesteàCanalispourletaquiner.

—Pas très bien, mais il va, répondit le poëte devenu froid comme l'était Gobenheim avant leretourducolonel.

DansuneroutedetraversequemonsieurMignonfitprendrepouraller,parunjolivallon,surunecollinequicouronnaitlecoursdelaSeine,CanalislaissapasserModesteetleduc,enralentissantlepasdesonchevaldemanièreàpouvoircheminerdeconserveaveclecolonel.

—Monsieurlecomte,vousêtesunloyalmilitaire,aussiverrez-voussansdoutedansmafranchiseuntitreàvotreestime.Quandlespropositionsdemariage,avectoutesleursdiscussionssauvages,outropciviliséessivousvoulez,passentparlabouchedestiers,toutlemondeyperd.Noussommesl'unetl'autredeuxgentilshommesaussidiscrets l'unque l'autre,etvousavez, toutcommemoi, franchil'âgedesétonnements;ainsiparlonsencamarades?Jevousdonne l'exemple.J'aivingt-neufans, jesuis sans fortune territoriale,et je suisambitieux.MademoiselleModestemeplaît infiniment,vousavezdûvousenapercevoir.Or,malgrélesdéfautsquevotrechèreenfantsedonneàplaisir...

—Sanscompterceuxqu'ellea,ditlecolonelensouriant.

—Jeferaisd'elleavecplaisirmafemme,et jecroispouvoir larendreheureuse.Laquestiondefortuneatoutel'importancedemonavenir,aujourd'huienquestion.Touteslesjeunesfillesàmarierdoiventêtreaiméesquandmême!Néanmoins,vousn'êtespashommeàvouloirmariervotrechèreModestesansdot,etmasituationnemepermettraitpasplusdefaireunmariageditd'amourquedeprendreunefemmequin'apporteraitpasunefortuneaumoinségaleàlamienne.J'aidetraitement,demessinécures,del'Académieetdemonlibraire,environtrentemillefrancsparan,fortuneénormepourungarçon.Enréunissantsoixantemillefrancsderentes,mafemmeetmoi,jeresteàpeuprèsdanslestermesd'existenceoùjesuis.Donnez-vousunmillionàmademoiselleModeste?

—Ah!monsieur,noussommesbienloindecompte,ditjésuitiquementlecolonel.

—Supposonsdonc,répliquavivementCanalis,qu'aulieudeparler,nousayonssifflé.Vousserezcontentdemaconduite,monsieurlecomte:onmecompteraparmilesmalheureuxqu'aurafaitscettecharmantepersonne.Donnez-moivotreparoledegarderlesilenceenverstoutlemonde,mêmeavecmademoiselleModeste; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans mapositiontelchangementquimepermettraitdevouslademandersansdot.

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—Jevous le jure,dit lecolonel.Voussavez,monsieur,avecquelleemphase lepublic, celuideprovincecommeceluideParis,parledesfortunesquisefontetsedéfont.Onamplifieégalementlemalheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu'on le dit. Encommerce,iln'yadesûrsquelescapitauxmisenfondsdeterre,aprèslescomptessoldés.J'attendsavecuneviveimpatiencelesrapportsdemesagents.Laventedesmarchandisesetdemonnavire,lerèglement demes comptes en Chine, rien n'est terminé. Je ne connaîtraima fortune que dans dixmois.Néanmoins,àParis, j'aigarantideuxcentmille francsdedotàmonsieurdeLaBrière,etenargentcomptant.Jeveuxconstituerunmajoratenterres,etassurerl'avenirdemespetits-enfantsenleurobtenantlatransmissiondemesarmesetdemestitres.

Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n'écoutait plus. Les quatre cavaliers, setrouvantdansuncheminassezlarge,allèrentdefrontetgagnèrentleplateaud'oùlavueplanaitsurlerichebassindelaSeine,versRouen,tandisqu'àl'autrehorizonlesyeuxpouvaientencoreapercevoirlamer.

—Butscha,jecrois,avaitraison,Dieuestungrandpaysagiste,ditCanalisencontemplantcepointdevueuniqueparmiceuxquirendentlesbordsdelaSeinesijustementcélèbres.

—C'estsurtoutàlachasse,moncherbaron,réponditleduc,quandlanatureestaniméeparunevoix,paruntumultedanslesilence,quelespaysages,aperçusalorsrapidement,semblentvraimentsublimesavecleurschangeantseffets.

—Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le poëte avec une sorte destupéfaction.

AuneobservationdeModestesurl'absorptionoùellevoyaitCanalis,ilréponditqu'ilselivraitàsespensées,uneexcusequelesauteursontdeplusàdonnerquelesautreshommes.

—Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein dumonde, en l'agrandissant demille besoins factices et de nos vanités surexcitées? dit Modeste à l'aspect de cette coite et richecampagnequiconseillaitunephilosophiquetranquillitéd'existence.

—Cettebucolique,mademoiselle,s'esttoujoursécritesurdestablesd'or,ditlepoëte.

—Etpeut-êtreconçuedanslesmansardes,répliqualecolonel.

Aprèsavoir jetésurCanalisunregardperçantqu'ilnesoutintpas,Modesteentenditunbruitdeclochesdanssesoreilles,ellevit toutsombredevantelle,ets'écriad'unaccentglacial:—Ah!mais,noussommesàmercredi!

—Cen'estpaspourflatterlecaprice,certesbienpassager,demademoiselle,ditsolennellementleducd'Hérouville à qui cette scène, tragiquepourModeste, avait laissé le tempsdepenser;mais jedéclareque je suis si profondémentdégoûtédumonde, de la cour, deParis, qu'avecuneduchessed'Hérouvilledouéedesgrâcesetdel'espritdemademoiselle,jeprendraisl'engagementdevivreenphilosophe à mon château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant mesenfants...

—Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant ses yeux assezlongtempssurcenoblegentilhomme.Vousmeflattez,reprit-elle,vousnemecroyezpasfrivole,etvousmesupposezassezde ressourcesenmoi-mêmepourvivredans la solitude.C'estpeut-être làmonsort,ajouta-t-elleenregardantCanalisavecuneexpressiondepitié.

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—C'estceluidetouteslesfortunesmédiocres,réponditlepoëte.Parisexigeunluxebabylonien.Parmoments,jemedemandecommentj'yaijusqu'àprésentsuffi.

—Leroipeutrépondrepournousdeux,ditleducaveccandeur,carnousvivonsdesbontésdeSaMajesté.Si,depuislachutedemonsieurleGrand,commeonnommaitCinq-Mars,nousn'avionspaseu toujourssachargedansnotremaison, ilnous faudraitvendreHérouvilleà laBandeNoire.Ah!croyez-moi,mademoiselle,c'estunegrandehumiliationpourmoidemêlerdesquestionsfinancièresàmonmariage...

Lasimplicitédecetaveupartiducœur,etoùlaplainteétaitsincère,touchaModeste.

—Aujourd'hui,dit lepoëte,personneenFrance,monsieurleduc,n'estassezrichepourfairelafolied'épouserunefemmepoursavaleurpersonnelle,poursesgrâces,poursoncaractèreoupoursabeauté...

LecolonelregardaCanalisd'unesingulièremanièreaprèsavoirexaminéModestedontlevisagenemontraitplusaucunétonnement.

—C'est pour des gens d'honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de ladestineràréparerl'outragedutempsdansdevieillesmaisonshistoriques.

—Oui,papa!réponditgravementlajeunefille.

LecolonelinvitaleducetCanalisàdînerchezluisanscérémonie,etdansleurshabitsdecheval,en leur donnant l'exemple du négligé. Quand, à son retour,Modeste alla changer de toilette, elleregardacurieusementlebijourapportédeParisetqu'elleavaitsicruellementdédaigné.

—Commeontravaille,aujourd'hui!dit-elleàFrançoiseCochetdevenuesafemmedechambre.

—Etcepauvregarçon,mademoiselle,quialafièvre...

—Quit'aditcela?...

—MonsieurButscha!Ilestvenumeprierdevousfaireobserverquevousvousseriezsansdouteaperçuedéjàqu'ilvousavaittenuparoleaujourdit!

Modestedescenditausalondansunemised'unesimplicitéroyale.

—Moncherpère,dit-elleàhautevoixenprenantlecolonelparlebras,allezsavoirdesnouvellesdemonsieurdeLaBrièreetreportez-lui,jevousenprie,soncadeau.Vouspouvezalléguerquemonpeudefortuneautantquemesgoûtsm'interdisentdeporterdesbagatellesquineconviennentqu'àdesreinesouàdescourtisanes.Jenepuisd'ailleursrienaccepterqued'unpromis.Priezcebravegarçondegarderlacravachejusqu'àcequevoussachiezsivousêtesassezrichepourlaluiracheter.

—Mapetitefilleestdoncpleinedebonsens?ditlecolonelenembrassantModesteaufront.

Canalis profita d'une conversation engagée entre le duc d'Hérouville etmadameMignon pourallersurlaterrasseoùModestelerejoignit,attiréeparlacuriosité,tandisqu'illacrutamenéeparledésird'êtremadamedeCanalis.Effrayédel'impudeuraveclaquelleilvenaitd'accomplircequelesmilitairesappellentunquartdeconversion,etque,selonlajurisprudencedesambitieux,touthommedans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à donner envoyantvenirl'infortunéeModeste.

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—ChèreModeste,luidit-ilenprenantuntoncâlin,auxtermesoùnousensommes,sera-cevousdéplairequedevousfaireremarquercombienvosréponsesàproposdemonsieurd'Hérouvillesontpéniblespourunhommequiaime,maissurtoutpourunpoëtedontl'âmeestfemme,estnerveuse,etqui ressent lesmille jalousies d'un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n'avais pasdevinéquevospremières coquetteries, vos inconséquences calculéesont eupourbutd'étudiernoscaractères...

Modestelevalatêteparunmouvementintelligent,rapideetcoquetdontletypen'estpeut-êtrequedanslesanimauxchezquil'instinctproduitdesmiraclesdegrâce.

—... Aussi, rentré chez moi, n'en étais-je plus la dupe. Je m'émerveillais de votre finesse enharmonieavecvotrecaractèreetvotrephysionomie.Soyeztranquille,jen'aijamaissupposéquetantdeduplicitéfacticenefûtpasl'envelopped'unecandeuradorable.Non,votreesprit,votreinstruction,n'ontrienraviàcetteprécieuseinnocencequenousdemandonsàuneépouse.Vousêtesbienlafemmed'un poëte, d'un diplomate, d'un penseur, d'un homme destiné à connaître de chanceuses situationsdans lavie,et jevousadmireautantque jemesensd'attachementpourvous.Jevousensupplie,sivousn'avezpasjouélacomédieavecmoi,hierquandvousacceptiezlafoid'unhommedontlavanitéva se changer enorgueil en se voyant choisi par vous, dont les défauts deviendront des qualités àvotredivincontact,neheurtezpasenluilesentimentqu'ilaportéjusqu'auvice?...Dansmonâme,lajalousieestundissolvant,etvousm'enavezrévélétoutelapuissance,elleestaffreuse,elleydétruittout.Oh!...ilnes'agitpasdelajalousieàl'Othello!reprit-ilàungestequefitModeste,fidonc!...ils'agit demoi-même! je suis gâté sur cepoint.Vous connaissez l'affectionunique à laquelle je suisredevable du seul bonheur dont j'aie joui, bien incomplet d'ailleurs! (Il hocha la tête.)L'amour estpeintenenfantcheztouslespeuplesparcequ'ilneseconçoitpaslui-mêmesanstoutelavieàlui...Ehbien! ce sentiment avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité la plusingénieuseadeviné,acalmécepointdouloureuxdemoncœur,carunefemmequisesent,quisevoitmourirauxjoiesdel'amour,adesménagementsangéliques;aussiladuchessenem'a-t-ellepasdonnélamoindresouffranceencegenre.Endixans,iln'yaeuniuneparole,niunregarddétournésdesonbut.J'attacheauxparoles,auxpensées,auxregardsplusdevaleurqueneleurenaccordentlesgensordinaires.Si,pourmoi,unregardestuntrésorimmense,lemoindredouteestunpoisonmortel,ilagit instantanément: je n'aime plus. A mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime àtrembler,espérer,attendre,l'amourdoitrésiderdansunesécuritécomplète,enfantine,infinie...Pourmoi,ledélicieuxpurgatoirequelesfemmesaimentànousfaireicibasavecleurcoquetterieestunbonheuratroceauquel jemerefuse;pourmoi, l'amourestou leciel,ou l'enfer.De l'enfer, jen'enveuxpas,etjemesenslaforcedesupporterl'éternelazurduparadis.Jemedonnesansréserve,jen'aurainisecret,nidoute,nitromperiedanslavieàvenir,jedemandelaréciprocité.Jevousoffensepeut-êtreendoutantdevous!songezquejenevousparleenceci,quedemoi...

—Beaucoup;maisceneserajamaistrop,ditModesteblesséepartouslespiquantsdecediscoursoùladuchessedeChaulieuservaitdemassue,j'ail'habitudedevousadmirer,moncherpoëte.

—Ehbien!mepromettez-vouscettefidélitécaninequejevousoffre,n'est-cepasbeau?n'est-cepascequevousvouliez?...

—Pourquoi,cherpoëte,nerecherchez-vouspasenmariageunemuettequiseraitaveugleetunpeusotte?Jenedemandepasmieuxquedeplaireentoutechoseàmonmari;maisvousmenacezunefilledeluiravirlebonheurparticulierquevousluiarrangez,deleluiraviraumoindregeste,àlamoindre parole, au moindre regard! Vous coupez les ailes à l'oiseau, et vous voulez le voirvoltigeant. Je savais bien les poëtes accusés d'inconséquence... Oh! à tort, dit-elle au geste de

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dénégationquefitCanalis,carceprétendudéfautvientdecequelevulgaireneserendpascomptedelavivacitédesmouvementsdeleuresprit.Maisjenecroyaispasqu'unhommedegénieinventâtlesconditionscontradictoiresd'un jeu semblable, et l'appelât lavie?Vousdemandez l'impossiblepouravoirleplaisirdemeprendreenfaute,commecesenchanteursqui,danslesContesBleus,donnentdestâchesàdesjeunesfillespersécutéesquesecourentdebonnesfées...

—Icilaféeseraitl'amourvrai,ditCanalisd'untonsecenvoyantsacausedebrouilledevinéeparcetespritfinetdélicatqueButschapilotaitsibien.

—Vousressemblez,cherpoëte,encemoment,àcesparentsquis'inquiètentdeladotdelafilleavantdemontrercellede leur fils.Vous faites ledifficileavecmoi, sanssavoirsivousenavez ledroit.L'amournes'établitpointpardesconventionssèchementdébattues.Lepauvreducd'Hérouvilleselaissefaireavecl'abandondel'oncleTobiedansSterne,àcettedifférenceprèsquejenesuispaslaveuveWadman, quoique veuve en cemoment de beaucoup d'illusions sur la poésie.Oui! nous nevoulonsriencroire,nousautresjeunesfilles,decequidérangenotremondefantastique!...Onm'avaittoutditàl'avance!Ah!vousmefaitesunemauvaisequerelleindignedevous,jenereconnaispasleMelchiord'hier.

—ParcequeMelchiorareconnuchezvousuneambitionaveclaquellevouscomptezencore...

ModestetoisaCanalisenluijetantunregardimpérial.

—...MaisjeseraiquelquejourambassadeuretpairdeFrance,toutcommelui.

—Vousme prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron.Mais elle se retournavivementetajouta,perdantcontenance, tantelle futsuffoquée:—C'estmoins impertinentquedemeprendrepourunesotte.LechangementdevosmanièresasaraisondanslesniaiseriesqueleHavredébite,etqueFrançoise,mafemmedechambre,vientdemerépéter.

—Ah!Modeste, pouvez-vous le croire? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous mesupposeriezdoncalorscapabledenevousépouserquepourvotrefortune!

—SijevousfaiscetteinjureaprèsvosédifiantsdiscoursauborddelaSeine,ilnetientqu'àvousdemedétromper,etalorsjeseraitoutcequevousvoudrezquejesois,dit-elleenlefoudroyantdesondédain.

—Situpensesmeprendreàcepiége,seditlepoëteenlasuivant,mapetite,tumecroisplusjeunequejenelesuis.Faut-ildonctantdefaçonsavecunepetitesournoisedontl'estimem'importeautantque celle du roi de Bornéo! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle donne raison à manouvelleattitude.Est-ellerusée?...LaBrièreserabâté,commeunpetitsotqu'ilest;et,danscinqans,nousrironsbiendeluiavecelle!

La froideurquecette altercationavait jetéeentreCanalis etModeste futvisible le soirmêmeàtouslesyeux.Canalisseretiradebonneheureenprétextantdel'indispositiondeLaBrière,etillaissale champ libre auGrand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit ensourianttoutbasàModeste:—Avais-jeraison?

—Hélas!oui,dit-elle.

—Maisavez-vous,selonnosconventions,entre-bâillélaporte,demanièrequ'ilpuisserevenir?

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—Lacolèrem'adominée,réponditModeste.Tantdelâchetém'afaitmonterlesangauvisage,etjeluiaiditsonfait.

—Ehbien!tantmieux.Quandtousdeuxvousserezbrouillésàneplusvousparlergracieusement,jemechargedelerendreamoureuxetpressantàvoustrompervous-même.

—Allons,Butscha,c'estungrandpoëte,ungentilhomme,unhommed'esprit.

—Leshuitmillionsdevotrepèresontplusquetoutcela.

—Huitmillions?...ditModeste.

—Monpatron,quivendsonÉtude,vapartirpourlaProvenceafindedirigerlesacquisitionsqueproposeCastagnould,leseconddevotrepère.Lechiffredescontratsàfairepourreconstituerlaterrede la Bastie monte à quatre millions, et votre père a consenti à tous les achats. Vous avez deuxmillionsendot,etlecolonelencompteunpourvotreétablissementàParis,unhôteletlemobilier!Calculez.

—Ah!jepuisêtreduchessed'Hérouville,ditModesteenregardantButscha.

—SanscecomédiendeCanalis,vousauriezgardésacravache,commevenantdemoi,ditleclercenplaidantainsilacausedeLaBrière.

—MonsieurButscha,voudriez-vousparhasardmemarieràvotregoût?ditModesteenriant.

—Cedignegarçonaimeautantquemoi,vousl'avezaimépendanthuitjours,etc'estunhommedecœur,réponditleclerc.

—Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne? il n'y en a que six: grand-aumônier,chancelier, grand-chambellan, grand-maître, connétable, grand-amiral;mais on ne nomme plus deconnétables.

—Dans sixmois, le peuple,mademoiselle, qui se composed'une infinité deButschaméchants,peutsoufflersurtoutescesgrandeurs.Et,d'ailleurs,quesignifielanoblesseaujourd'hui?Iln'yapasmillevraisgentilshommesenFrance.Lesd'Hérouvilleviennentd'unhuissieràvergedeRobertdeNormandie.Vousaurezbiendesdéboiresaveccesdeuxvieillesfillesàvisagelaminé!Sivoustenezautitrededuchesse,vousêtesduComtat,lePapeaurabienautantd'égardspourvousquepourdesmarchands,ilvousvendraquelqueduchéenniaouenagno.NejouezdoncpasvotrebonheurpourunechargedelaCouronne.

Les réflexions de Canalis pendant la nuit furent entièrement positives. Il ne vit rien de pis aumondequelasituationd'unhommemariésansfortune.Encoretremblantdudangerqueluiavaitfaitcourir sa vanitémise en jeu près deModeste, le désir de l'emporter sur le duc d'Hérouville, et sacroyance auxmillions demonsieurMignon, il se demanda ce que la duchesse deChaulieu devaitpenserdesonséjourauHavreaggravéparunsilenceépistolairedequatorzejours,alorsqu'àParisilss'écrivaientl'unàl'autrequatreoucinqlettresparsemaine.

—Etlapauvrefemmequitravaillepourm'obtenirlecordondecommandeurdelaLégionetlepostedeministreauprèsdugrand-ducdeBade!...s'écria-t-il.

Aussitôt,aveccettevivacitédedécisionqui,chezlespoëtescommechezlesspéculateurs,résulted'uneviveintuitiondel'avenir,ilsemitàsatableetcomposalalettresuivante.

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AMADAMELADUCHESSEDECHAULIEU.

«MachèreÉléonore, tu serassansdouteétonnéedenepasavoirencore reçudemesnouvelles; mais le séjour que je fais ici n'a pas eu seulement ma santé pour motif, ils'agissaitdem'acquitterenquelquesorteavecnotrepetitLaBrière.Cepauvregarçonestdevenu très épris d'une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pâle,insignifianteetfilandreuse,qui,parparenthèse,aleviced'aimerlalittératureetseditpoëtepour justifier lescaprices, lesboutadeset lesvariationsd'unassezmauvaiscaractère.Tuconnais Ernest, il est si facile de l'attraper que je n'ai pas voulu le laisser aller seul.Mademoiselle de La Bastie a singulièrement coqueté avec ton Melchior, elle était trèsdisposéeàdevenir tarivale,quoiqu'elleait lesbrasmaigres,peud'épaulescommetouteslesjeunesfilles,lachevelureplusfadequecelledemadamedeRochefide,etunpetitœilgris fort suspect. J'ai mis le holà, peut-être trop brutalement, aux gracieusetés de cetteImmodeste;mais l'amour unique est ainsi.Quem'importent les femmes de la terre, qui,toutesensemble,netevalentpas?

»Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements del'héritièresontbourgeoisàfaireleverlecœur.Plains-moi, jepassemessoiréesavecdesclercsdenotaire,desnotaresses,descaissiers,unusurierdeprovince;et,certes,ilyaloindelàauxsoiréesdelaruedeGrenelle.LaprétenduefortunedupèrequirevientdelaChinenous a valu la présence de l'éternel prétendant, leGrand-Écuyer, d'autant plus affamédemillions qu'il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux maraisd'Hérouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le présent qu'il a fait au petit duc. SaGrâce,quinesedoutepasdupeudefortunedesondésirébeau-père,n'est jalouxquedemoi.LaBrière fait soncheminauprèsdeson idole,àcouvertdesonamiqui lui sertdeparavent. Nonobstant les extases d'Ernest, je pense, moi poëte, au solide; et lesrenseignements que je viens de prendre sur la fortune assombrissent l'avenir de notresecrétaire, dont la fiancée a des dents d'un fil inquiétant pour toute espècede fortune.Simonangeveutracheterquelques-unsdenospéchés,elletâcheradesavoirlavéritésurcetteaffaireenfaisantveniretquestionnant,avecladextéritéquilacaractérise,Mongenodsonbanquier.MonsieurMignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde Impériale, a étépendant sept ans le correspondant de lamaisonMongenod.On parle de deux centmillefrancs de dot au plus, et je désirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pourErnest,avoirdesdonnéespositives.Unefoisnosgensaccordés,jeseraideretouràParis.Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s'agit d'obtenir latransmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n'est plusqu'Ernest,àraisondesesservices,àmêmed'obtenircettefaveur,surtoutsecondéparnoustrois, toi, le duc et moi. Avec ses goûts, Ernest, qui deviendra facilement Maître desComptes,seratrèsheureuxàParisensevoyantàlatêtedevingt-cinqmillefrancsparan,uneplaceinamovibleetunefemme,lemalheureux!

»Oh!chère,qu'ilmetardederevoirlaruedeGrenelle!Quinzejoursd'absence,quandilsne tuentpas l'amour, luirendent l'ardeurdespremiers jours,et tusaismieuxquemoipeut-être, les raisons qui rendentmon amour éternel.Mes os, dans la tombe, t'aimerontencore!Aussi n'y tiendrais-je pas!Si je suis forcéde rester encoredix jours, j'irai pourquelquesheuresàParis.

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»Leducm'a-t-ilobtenudequoimependre?Etauras-tu,machèrevie,besoindeprendreles eaux de Baden l'année prochaine? Les roucoulements de notre Beau Ténébreux,comparés aux accents de l'amour heureux, semblable à lui-même dans tous ses instantsdepuisdixansbientôt,m'ontdonnébeaucoupdeméprispourlemariage,jen'avaisjamaisvuceschoses-làdesiprès.Ah!chère,cequ'onnommelafaute liedeuxêtresbienmieuxquelaloi,n'est-cepas?»

Cetteidéeservitdetexteàdeuxpagesdesouvenirsetd'aspirationsunpeutropintimespourqu'ilsoitpermisdelespublier.

LaveilledujouroùCanalismitcetteépîtreàlaposte,Butscha,quiréponditsouslenomdeJeanJacminàunelettredesaprétenduecousinePhiloxène,donnadouzeheuresd'avanceàcetteréponsesurlalettredupoëte.Aucombledel'inquiétudedepuisquinzejoursetblesséedusilencedeMelchior,la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignementsexactssurlafortuneducolonelMignon,aprèslalecturedelaréponseduclerc,unpeutropdécisivepourunamour-proprequinquagénaire.Ensevoyanttrahie,abandonnéepourdesmillions,Éléonoreétaitenproieàunparoxysmederage,dehaineetdeméchancetéfroide.Philoxènefrappapourentrerdans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et restastupéfaitedecephénomènesansprécédentdepuisquinzeansqu'ellelaservait.

—Onexpielebonheurdedixansendixminutes!s'écriaitladuchesse.

—UnelettreduHavre,madame.

ÉléonorelutlaprosedeCanalissanss'apercevoirdelaprésencedePhiloxènedontl'étonnements'accrutenvoyantrenaîtrelasérénitésurlevisagedeladuchesse,àmesurequ'elleavançaitdanslalecturedelalettre.Tendezàunhommequisenoieuneperchegrossecommeunecanne,ilyvoitunerouteroyaledepremièreclasse;aussil'heureuseÉléonorecroyait-elleàlabonnefoideCanalisenlisantcesquatrepagesoùl'amouretlesaffaires,lemensongeetlavéritésecoudoyaient.Elle,qui,lebanquiersorti,venaitdefairemandersonmaripourempêcherlanominationdeMelchior,s'ilenétaitencoretemps,futprised'unsentimentgénéreuxquimontajusqu'ausublime.

—Pauvre garçon! pensa-t-elle, il n'a pas eu lamoindre penséemauvaise! ilm'aime comme aupremierjour,ilmedittout.—Philoxène!dit-elleenvoyantsapremièrefemmedechambredeboutetayantl'airderangerlatoilette.

—Madameladuchesse?

—Monmiroir,monenfant.

Éléonoreseregarda,vitleslignesderasoirtracéessursonfrontetquidisparaissaientàdistance,ellesoupira,carellecroyaitparcesoupirdireadieuàl'amour.Elleconçutalorsunepenséevirileendehorsdespetitessesdelafemme,unepenséequigrisepourquelquesmoments,etdontl'enivrementpeut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale àMomonoff.

—Puisqu'iln'apasfailli,jeveuxluifaireavoirlesmillionsetlafille,pensa-t-elle,sicettepetitedemoiselleMignonestaussilaidequ'illedit.

Troiscoups,élégammentfrappés,annoncèrentleducàquisafemmeouvritelle-même.

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—Ah!vousallezmieux,machère,s'écria-t-ilaveccettejoiefacticequesaventsibienjouerlescourtisansetàl'expressiondelaquellelesniaisseprennent.

—MoncherHenri,répondit-elle,ilestvraimentinconcevablequevousn'ayezpasencoreobtenulanominationdeMelchior,vousquivousêtessacrifiépour le roidansvotreministèred'unan,ensachantqu'ildureraitàpeinecetemps-là?

LeducregardaPhiloxène,etlafemmedechambremontraparunsigneimperceptiblelalettreduHavreposéesurlatoilette.

—Vous vous ennuierez bien enAllemagne, et vous en reviendrez brouillée avecMelchior, ditnaïvementleduc.

—Etpourquoi?

—Mais ne serez-vous pas toujours ensemble?... répondit cet ancien ambassadeur avec unecomiquebonhomie.

—Oh!non,dit-elle,jevaislemarier.

—S'ilfautencroired'Hérouville,notrecherCanalisn'attendpasvosbonsoffices,repritleducensouriant.Hier,Grandlieum'aludespassagesd'unelettrequeleGrand-Écuyerluiaécriteetqui,sansdoute, était rédigée par sa tante à votre adresse, carmademoiselle d'Hérouville, toujours à l'affûtd'une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petitd'HérouvilledemandeauprincedeCadignandevenirfaireunechasseroyaleenNormandieenluirecommandantd'yamenerleroipourtournerlatêteàladonzelle,quandelleseverral'objetd'unepareillechevauchée.Eneffet,deuxmotsdeCharlesXarrangeraient tout.D'Hérouvilleditquecettefilleestd'uneincomparablebeauté...

—Henri,allonsauHavre!crialaduchesseeninterrompantsonmari.

—Etsousquelprétexte?ditgravementcethommequifutundesconfidentsdeLouisXVIII.

—Jen'aijamaisvudechasse.

—Ceseraitbiensileroiyallait,maisc'estunariaquedechassersiloin,etiln'irapas,jeviensdeluienparler.

—MADAMEpourraityvenir...

—Ceci vautmieux, reprit le duc, et la duchesse deMaufrigneuse peut vous aider à la tirer deRosny.Leroinetrouveraitpasalorsmauvaisqu'onseservîtdeseséquipagesdechasse.N'allezpasau Havre, ma chère, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, unmeilleur moyen. Gaspard a de l'autre côté de la forêt de Brotonne son château de Rosembray,pourquoinepasluifaireinsinuerderecevoirtoutcemonde?

—Parqui?ditÉléonore.

—Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie à la Sainte-Table avec mademoiselled'Hérouville,pourrait,souffléeparcettevieillefille,enfairelademandeàGaspard.

—Vousêtesunhommeadorable,ditÉléonore.JevaisécriredeuxmotsàlavieillefilleetàDiane,

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car il fautnous faire fairedeshabitsdechasse.Cepetit chapeau, j'ypense, rajeunitexcessivement.Avez-vousgagnéhierchezl'ambassadeurd'Angleterre?...

—Oui,ditleduc,jemesuisacquitté.

—Surtout,Henri,suspendeztoutpourlesdeuxnominationsdeMelchior...

Après avoir écrit dix lignes à labelleDianedeMaufrigneuse etunmotd'avis àmademoiselled'Hérouville,ÉléonoresanglacetteréponseàtraverslesmensongesdeCanalis.

AMONSIEURLEBARONDECANALIS.

«Mon cher poëte,mademoiselle deLaBastie est très belle,Mongenodm'a démontréquelepèreahuitmillions,jepensaisvousmarieravecelle,jevousenveuxdoncbeaucoupdevotremanquedeconfiance.Sivousaviez l'intentiondemarierLaBrière enallant auHavre,jenecomprendspaspourquoivousnemel'avezpasditavantd'ypartir.Etpourquoiresterquinze jours sansécrireàuneamiequi s'inquièteaussi facilementquemoi?Votrelettreestvenueunpeu tard, j'avaisdéjàvunotrebanquier.Vousêtesunenfant,Melchior,vousrusezavecnous.Cen'estpasbien.Leduclui-mêmeestoutrédevosprocédés,ilvoustrouvepeugentilhomme,cequimetendoutel'honneurdemadamevotremère.

»Maintenant, je désire voir les choses par moi-même. J'aurai l'honneur, je crois,d'accompagnerMADAMEàlachassequedonneleducd'HérouvillepourmademoiselledeLaBastie,jem'arrangeraipourquevoussoyezinvitéàresteràRosembray,carlerendez-vousdechasseseraprobablementchezleducdeVerneuil.

»Croyezbien,moncherpoëte,quejen'ensuispasmoinspourlavie,

Votreamie,»ÉLÉONOREDEM.»

—Tiens,Ernest,ditCanalisenjetantaunezdeLaBrièreetàtraverslatablecettelettrequ'ilreçutpendantledéjeuner,voiciledeux-millièmebilletdouxquejereçoisdecettefemme,etiln'yapasuntu! L'illustre Éléonore ne s'est jamais compromise plus qu'elle ne l'est là...Marie-toi, va! Le plusmauvaismariageestmeilleurqueleplusdouxdeceslicous!...Ah!jesuisleplusgrandNicodèmequisoittombédelalune.Modesteadesmillions,elleestperdueàjamaispourmoi,carl'onnerevientpasdespôlesoùnoussommes,versleTropiqueoùnousétionsilyatroisjours!Ainsijesouhaited'autantplustontriomphesurleGrand-Écuyerquej'aiditàladuchessen'êtrevenuiciquedanstonintérêt;aussivais-jetravaillerpourtoi.

—Hélas!Melchior,ilfaudraitàModesteuncaractèresigrand,siformé,sinoble,pourrésisterauspectaclede lacouretdessplendeurssihabilementdéployéesensonhonneuretgloirepar leduc,quejenecroispasàl'existenced'unepareilleperfection;et,cependant,sielleestencorelaModestedeseslettres,ilyauraitdel'espoir...

—Es-tuheureux,jeuneBoniface,devoirlemondeettamaîtresseavecdepareilleslunettesvertes!s'écriaCanalisensortantetallantsepromenerdanslejardin.

Lepoëte,prisentredeuxmensonges,nesavaitplusàquoiserésoudre.

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—Jouezdonc les règles, et vousperdez! s'écria-t-il assis dans lekiosque.Assurément, tous leshommessensésauraientagicommejel'aifait,ilyaquatrejours,etseseraientretirésdupiégeoùjemevoyaispris;car,danscescas-là,l'onnes'amusepasàdénouer,l'onbrise!...Allons,restonsfroid,calme,digne, offensé.L'honneurnemepermetpasd'être autrement.Etune roideur anglaise est leseulmoyenderegagner l'estimedeModeste.Après tout,si jenemeretirede làqu'enretournantàmon vieux bonheur,ma fidélité pendant dix ans sera récompensée, Éléonorememariera toujoursbien!

Lapartiedechassedevaitêtrelerendez-vousdetouteslespassionsmisesenjeuparlafortuneducoloneletparlabeautédeModeste;aussivit-oncommeunetrêveentretouslesadversaires.Pendantlesquelquesjoursdemandésparlesapprêtsdecettesolennitéforestière,lesalondelavillaMignonoffrit alors le tranquilleaspectqueprésenteune famille trèsunie.Canalis, retranchédans son rôled'hommeblesséparModeste,voulutsemontrercourtois;ilabandonnasesprétentions,nedonnaplusaucunéchantillondesontalentoratoire,etdevintcequesontlesgensd'espritquandilsrenoncentàleursaffectations,charmant.IlcausaitfinancesavecGobenheim,guerreaveclecolonel,AllemagneavecmadameMignon,etménageavecmadameLatournelle,enessayantdelesconquériràLaBrière.Le duc d'Hérouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligé d'aller àRosembrayseconsulteravecleducdeVerneuiletveilleràl'exécutiondesordresduGrand-Veneur,le prince de Cadignan. Cependant l'élément comique ne fit pas défaut. Modeste se vit entre lesatténuations que Canalis apportait à la galanterie du Grand-Écuyer et les exagérations des deuxdemoiselles d'Hérouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer à Modeste qu'au lieud'être l'héroïne de la chasse, elle y serait à peine remarquée.MADAME serait accompagnée de laduchessedeMaufrigneuse,belle-filleduGrand-Veneur,deladuchessedeChaulieu,dequelques-unesdesdamesde lacour,parmi lesquellesunepetite filleneproduiraitaucunesensation.On inviteraitsans doute des officiers en garnison àRouen, etc.Hélène ne cessait de répéter à celle en qui ellevoyait déjà sa belle-sœur, qu'elle serait présentée à MADAME; certainement le duc de Verneuill'inviterait,elleetsonpère,àresteràRosembray;silecolonelvoulaitobtenirunefaveurduRoi,lapairie,cetteoccasionseraitunique,caronnedésespéraitpasdelaprésenceduRoipourletroisièmejour;elleseraitsurpriseparlecharmantaccueilqueluiferaientlesplusbellesfemmesdelacour,lesduchessesdeChaulieu,deMaufrigneuse,deLenoncourt-Chaulieu, etc.LespréventionsdeModestecontre le faubourgSaint-Germain sedissiperaient, etc., etc.Ce fut unepetite guerre excessivementamusante par ses marches, ses contre-marches, ses stratagèmes, dont jouissaient les Dumay, lesLatournelle,GobenheimetButscha,qui,tousenpetitcomité,disaientunmaleffroyabledesnobles,ennotantleurslâchetéssavamment,cruellementétudiées.

Lesdiresdupartid'HérouvillefurentconfirmésparuneinvitationconçueentermesflatteursduducdeVerneuiletduGrand-VeneurdeFranceàmonsieurlecomtedeLaBastieetàsafille,devenirassisteràunegrandechasseàRosembray,les7,8,9et10novembreprochain.

LaBrière,pleindepressentimentsfunestes,jouissaitdelaprésencedeModesteaveccesentimentd'avidité concentrée dont les âpres plaisirs ne sont connus que des amoureux séparés à terme etfatalement.Ceséclairsdebonheuràsoiseul,entremêlésdeméditationsmélancoliques,surcethème:«Elle est perdue pourmoi!» rendirent ce jeune homme un spectacle d'autant plus touchant que saphysionomie et sa personne étaient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n'y a rien de pluspoétiquequ'uneélégieaniméequiadesyeux,quimarche,etquisoupiresansrimes.

Enfinleducd'HérouvillevintconvenirdudépartdeModestequi,aprèsavoirtraversélaSeine,devait aller dans la calèche du duc en compagnie de mesdemoiselles d'Hérouville. Le duc fut

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admirabledecourtoisie;il invitaCanalisetLaBrière,enleurfaisantobserver,ainsiqu'àmonsieurMignon,qu'ilavaiteusoindetenirdeschevauxdechasseàleurdisposition.Lecolonelprialestroisamantsdesafilled'accepteràdéjeunerlematindudépart.Canalisvoulutalorsmettreàexécutionunprojet mûri pendant ces derniers jours, celui de reconquérir sourdement Modeste, de jouer laduchesse,leGrand-ÉcuyeretLaBrière.Unélèveendiplomatienepouvaitpasresterengravédanslasituationoùilsevoyait.Desoncôté,LaBrièreavaitrésoludedireunéterneladieuàModeste.Ainsichaqueprétendantpensaitàglissersonderniermot,commeleplaideuràson jugeavant l'arrêt,enpressentantlafind'uneluttequiduraitdepuistroissemaines.Aprèsledîner,laveille,lecolonelpritsafilleparlebrasetluifitsentirlanécessitédeseprononcer.

—Notrepositionavec la familled'Hérouville serait intolérable àRosembray, luidit-il.Veux-tudevenirduchesse?demanda-t-ilàModeste.

—Non,monpère,répondit-elle.

—Aimerais-tudoncCanalis?...

—Assurément,non,monpère,millefoisnon,dit-elleavecuneimpatienced'enfant.

LecolonelregardaModesteavecuneespècedejoie.

—Ah! je ne t'ai pas influencée, s'écria ce bon père; je puismaintenant t'avouer que, dès Paris,j'avaischoisimongendrequandenluifaisantaccroirequejen'avaispasdefortune,ilm'asautéaucouenmedisantquejeluiôtaisunpoidsdecentlivresdedessuslecœur...

—Dequiparlez-vous?demandaModesteenrougissant.

—Del'hommeàvertuspositives,d'unemoralitésûre,dit-ilrailleusementenrépétantlaphrasequilelendemaindesonretouravaitdissipélesrêvesdeModeste.

—Eh!jenepensepasàlui,papa!Laissez-moilibrederefuserleducmoi-même;jeleconnais,jesaiscommentleflatter...

—Tonchoixn'estdoncpasfait?

—Pasencore.Ilmeresteencorequelquessyllabesàdevinerdanslacharadedemonavenir;mais,aprèsavoirvulacourparuneéchappée,jevousdiraimonsecretàRosembray.

—Vous irez à la chasse, n'est-ce pas? cria le colonel en voyant de loin LaBrière venant dansl'alléeoùilsepromenaitavecModeste.

—Non,colonel,réponditErnest.Jeviensprendrecongédevousetdemademoiselle,jeretourneàParis...

—Vousn'êtespascurieux,ditModesteeninterrompantetregardantletimideErnest.

—Ilsuffirait,pourmefairerester,d'undésirquejen'oseespérer,répliqua-t-il.

—Sicen'estquecela,vousmeferezplaisir,àmoi,ditlecolonelenallantau-devantdeCanalisetlaissantsafilleetlepauvreErnestensemblepouruninstant.

—Mademoiselle,dit-ilenlevantlesyeuxsurelleaveclahardiessed'unhommesansespoir,j'aiuneprièreàvousfaire.

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—Amoi?

—Quej'emportevotrepardon!Mavieneserajamaisheureuse,j'aileremordsd'avoirperdumonbonheur,sansdouteparmafaute;mais,aumoins...

—Avantdenousquitterpour toujours, réponditModested'unevoixémueen interrompant à laCanalis,jeneveuxsavoirdevousqu'uneseulechose;et,sivousavezunefoisprisundéguisement,jenepensepasqu'encecivousauriezlalâchetédemetromper...

LemotlâchetéfitpâlirErnest,quis'écria:—Vousêtessanspitié!

—Serez-vousfranc?

—Vous avez ledroit deme faireune si dégradantequestion, dit-il d'unevoix affaiblieparuneviolentepalpitation.

—Ehbien!avez-vouslumeslettresàmonsieurdeCanalis?

—Non,mademoiselle;etsijelesaifaitlireaucolonel,cefutpourjustifiermonattachementenluimontrant et commentmon affection avait pu naître, et combienmes tentatives pour essayer devousguérirdevotrefantaisieavaientétésincères.

—Mais comment l'idée de cette ignoble mascarade est-elle venue? dit-elle avec une espèced'impatience.

LaBrièreracontadanstoutesavéritélascèneàlaquellelapremièrelettredeModesteavaitdonnélieu, l'espècededéfiquienétaitrésultéparsuitedesabonneopinion,àluiErnest,enfaveurd'unejeunefilleamenéeverslagloire,commeuneplantecherchantsapartdesoleil.

—Assez,réponditModesteavecuneémotioncontenue.Sivousn'avezpasmoncœur,monsieur,vousaveztoutemonestime.

Cettesimplephrasecausa leplusviolentétourdissementàLaBrière.Ensesentantchanceler, ils'appuyasurunarbrisseau,commeunhommeprivédesaraison.Modeste,quis'enallait,retournalatêteetrevintprécipitamment.

—Qu'avez-vous?dit-elleenleprenantparlamainetl'empêchantdetomber.

Modestesentitunemainglacéeetvitunvisageblanccommeunlys,lesangétaittoutaucœur.

—Pardon,mademoiselle.Jemecroyaissiméprisé.

—Mais,reprit-elleavecunehauteurdédaigneuse,jenevousaipasditquejevousaimasse.

Etelle laissadenouveauLaBrièrequi,malgré laduretédecetteparole,crutmarcherdans lesairs.Laterremollissaitsoussespieds,lesarbresluisemblaientêtrechargésdefleurs, lecielavaitunecouleur rose,et l'air luiparutbleuâtre,commedansces templesd'hyménéeà la findespiècesféeriesquifinissentheureusement.Danscessituations,lesfemmessontcommeJanus,ellesvoientcequi se passe derrière elles, sans se retourner; etModeste aperçut alors dans la contenance de cetamoureuxlesirrécusablessymptômesd'unamouràlaButscha,cequi,certes,estlenecplusultràdesdésirsd'une femme.Aussi lehautprixattachéà sonestimeparLaBrièrecausa-t-il àModesteuneémotiond'unedouceurinfinie.

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—Mademoiselle,ditCanalisenquittantlecoloneletvenantàModeste,malgrélepeudecasquevousfaitesdemessentiments,ilimporteàmonhonneurd'effacerunetachequej'yaitroplongtempssoufferte.Cinqjoursaprèsmonarrivéeici,voicicequem'écrivaitladuchessedeChaulieu.

IlfitlireàModestelespremièreslignesdelalettreoùladuchessedisaitavoirvuMongenodetvouloirmarierMelchioràModeste;puisillesluiremitaprèsavoirdéchirélesurplus.

—Jenepuisvouslaisservoirlereste,dit-ilenmettantlepapierdanssapoche,maisjeconfieàvotredélicatessecesquelques lignesafinquevouspuissiezenvérifier l'écriture.La jeune fillequim'a supposé d'ignobles sentiments est bien capable de croire à quelque collusion, à quelquestratagème.Cecipeutvousprouvercombien je tiensàvousdémontrerque laquerellequi subsisteentrenousn'apaseuchezmoipourbaseunvil intérêt.Ah!Modeste,dit-ilavecdeslarmesdanslavoix,votrepoëte,lepoëtedemadamedeChaulieun'apasmoinsdepoésiedanslecœurquedanslapensée.Vousverrezladuchesse,suspendezvotrejugementsurmoijusque-là.

EtillaissaModesteabasourdie.

—Ah çà! les voilà tous des anges, se dit-elle, ils sont inépousables, le duc seul appartient àl'humanité.

—MademoiselleModeste,cettechassem'inquiète,ditButschaquiparutenportantunpaquetsouslebras.J'airêvéquevousétiezemportéeparvotrecheval,etjesuisalléàRouenvouschercherunmorsespagnol,onm'aditquejamaisunchevalnepouvaitleprendreauxdents;jevoussuppliedevousenservir,jel'aifaitvoiraucolonelquim'adéjàplusremerciéquecelanevaut.

—PauvrecherButscha!s'écriaModesteémueauxlarmesparcesoinmaternel.

Butschas'enallasautillantcommeunhommeàquil'onvientd'apprendrelamortd'unvieiloncleàsuccession.

—Moncherpère,ditModesteenrentrantausalon, jevoudraisbienavoir labellecravache...sivousproposiezàmonsieurdeLaBrièredel'échangercontrevotretableaudeVanOstade.

ModesteregardasournoisementErnestpendantquelecolonelluifaisaitcettepropositiondevantce tableau, seule chose qu'il eût comme souvenir de ses campagnes, et qu'il avait achetée d'unbourgeoisdeRatisbonne.Elleseditenelle-mêmeenvoyantavecquelleprécipitationLaBrièrequittalesalon:—Ilseradelachasse!

Chose étrange, les trois amants de Modeste se rendirent à Rosembray, tous le cœur pleind'espéranceetravisdesesadorablesperfections.

Rosembray,terrerécemmentachetéeparleducdeVerneuilaveclasommequeluidonnasapartdans lemilliard voté pour légitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un châteaud'unemagnificencecomparableàcelledeMesnièreetdeBalleroy.Onarriveàcetimposantetnobleédificeparuneimmensealléedequatrerangsd'ormesséculaires,etl'ontraverseuneimmensecourd'honneurenpente,commecelledeVersailles,àgrillesmagnifiques,àdeuxpavillonsdeconcierge,etornéedegrandsorangersdansleurscaisses.Surlacour,lechâteauprésente,entredeuxcorpsdelogisenretour,deuxrangsdedix-neufhautescroiséesàcintressculptésetàpetitscarreaux,séparéesentre elles par une colonnade engagée et cannelée. Un entablement à balustres cache un toit àl'italienne d'où sortent des cheminées de pierres de taille masquées par des trophées d'armes,Rosembray ayant été bâti, sous Louis XIV, par un fermier général nommé Cottin. Sur le parc, la

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façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisées à colonnes au-dessusduquel se voit unmagnifique fronton. La famille deMarigny, à qui les biens de ce Cottin furentapportésparmademoiselleCottin,uniquehéritièredesonpère,yfitsculpterunleverdesoleilparCoysevox.Au-dessous,deuxangesdéroulentunrubanoùselitcettedevisesubstituéeàl'ancienneenl'honneurduGrandRoi:Solnobisbenignus.LeGrandRoiavaitfaitduclemarquisdeMarigny,l'undesesplusinsignifiantsfavoris.

Duperronàgrandsescalierscirculairesetàbalustres,lavues'étendsurunimmenseétang,longet large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d'une pelouse digne desboulingrinslesplusbritanniques,bordéedecorbeillesoùbrillaientalorslesfleursdel'automne.Dechaquecôté,deuxjardinsàlafrançaiseétalentleurscarrés,leursallées,leursbellespagesécritesduplusmajestueuxstyleLenôtre.Cesdeuxjardinssontencadrésdanstouteleurlongueurparunemargedebois,d'environtrentearpents,où,sousLouisXV,onadessinédesparcsàl'anglaise.Delaterrasse,lavues'arrête,aufond,suruneforêtdépendantdeRosembrayetcontiguëàdeuxforêts,l'uneàl'État,l'autreàlaCouronne.Ilestdifficiledetrouverunplusbeaupaysage.

L'arrivée deModeste fit une certaine sensation dans l'avenue, où l'on aperçut une voiture à lalivréedeFrance,accompagnéeduGrand-Écuyer,ducolonel,deCanalis,deLaBrière,tousàcheval,précédésd'unpiqueurengrandelivrée,suivisdedixdomestiquesparmilesquelsseremarquaientlemulâtre,lenègreetl'élégantbriskaducolonelpourlesdeuxfemmesdechambreetlespaquets.LavoitureàquatrechevauxétaitmenéepardestigresmisavecunecoquetterieordonnéeparleGrand-Écuyer,souventmieuxserviqueleroi.EnentrantetvoyantcepetitVersailles,Modeste,éblouieparlamagnificencedesgrandsseigneurs,pensasoudainàsonentrevueaveclescélèbresduchesses,elleeutpeurdeparaîtreempruntée,provincialeouparvenue;elleperditcomplétementlatêteetserepentitd'avoirvoulucettepartiedechasse.

Quandlavoitureeutarrêté,fortheureusementModesteaperçutunvieillardenperruqueblonde,friséeàpetitesboucles,dontlafigurecalme,pleine,lisse,offraitunsourirepaterneletl'expressiond'unenjouementmonastique rendupresquedigneparun regardàdemivoilé.Laduchesse, femmed'unehautedévotion,filleuniqued'unpremierprésidentrichissimeetmorten1800,sècheetdroite,mère de quatre enfants, ressemblait à madame Latournelle si l'imagination consent à embellir lanotaressedetouteslesgrâcesd'unmaintienvraimentabbatial.

—Eh! bonjour, chère Hortense, dit mademoiselle d'Hérouville qui embrassa la duchesse avectoute lasympathiequi réunissaitcesdeuxcaractèreshautains, laissez-moivousprésenterainsiqu'ànotrecherduccepetitange,mademoiselledeLaBastie.

—Onnousatantparlédevous,mademoiselle,ditladuchesse,quenousavionsgrand'hâtedevousposséderici...

—On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tête avec une galanteadmiration.

—Monsieur le comte deLaBastie, dit leGrand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et lemontrantauducetàladuchesseavecuneteintederespectdanssongesteetsaparole.

Lecolonelsalualaduchesse,leducluitenditlamain.

—Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possédez bien destrésors,ajouta-t-ilenregardantModeste.

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La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon où setrouvaientgroupéesdevantlacheminéeunedizainedefemmes.Leshommes,emmenésparleduc,sepromenèrent sur la terrasse, à l'exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprès de lasuperbeÉléonore.Laduchesse,assiseàunmétierdetapisserie,donnaitdesconseilsàmademoiselledeVerneuilpournuancer.

Modesteseserait traversé ledoigtd'uneaiguilleenmettant lamainsurunepelote,ellen'auraitpasétésivivementatteintequ'ellelefutparlecoupd'œilglacial,hautain,méprisant,queluijetaladuchesse de Chaulieu. Dans le premiermoment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Poursavoirjusqu'oùvalacruautédecescharmantsêtresquenospassionsgrandissenttant,ilfautvoirlesfemmes entre elles.Modeste aurait désarmé toute autre qu'Éléonore par sa stupide et involontaireadmiration;carsanssaconnaissancedel'âge,elleeûtcruvoirunefemmedetrente-sixans,maiselleétaitréservéeàbiend'autresétonnements!

Lepoëteseheurtaitalorscontreunecolèredegrandedame.Unepareillecolèreestleplusatrocedessphinx:levisageestradieux,toutleresteestfarouche.Lesroiseux-mêmesnesaventcommentfaire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure d'acier. La délicieuse tête defemmesourit,etenmêmetemps l'aciermord, lamainestd'acier, lebras, lecorps, toutestd'acier.Canalisessayaitdesecramponneràcetacier,maissesdoigtsyglissaientcommesesparolessurlecœur;etlatêtegracieuse,etlaphrasegracieuse,etlemaintiengracieuxdéguisaientàtouslesregardsl'acierdecettecolèredescendueàvingt-cinqdegrésau-dessousdezéro.L'aspectdelasublimebeautéde Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane deMaufrigneuse,avaientenflammélespoudresamasséesparlaréflexiondanslatêted'Éléonore.Toutesles femmes étaient venues à une croisée pour voir descendre de voiture la merveille du jour,accompagnéedesestroisamants.

—N'ayonspasl'aird'êtresicurieuses,avaitditmadamedeChaulieufrappéeaucœurparcemotdeDiane:—Elleestdivine!d'oùçàsort-il?

Etelles s'étaient envoléesau salon,oùchacuneavait repris sacontenance, etoù laduchessedeChaulieusesentitdanslecœurmillevipèresquitoutesdemandaientàlafoisleurpâture.

Mademoiselled'HérouvilleditàvoixbasseàladuchessedeVerneuiletavecintention:—ÉléonorereçoitbienmalsongrandMelchior.

—LaduchessedeMaufrigneusecroitqu'ilyadufroidentreeux,réponditLauredeVerneuilavecsimplicité.

Cettephrase,ditesisouventdanslemonde,n'est-ellepasadmirable?Onysentlabisedupôle.

—Etpourquoi?demandaModesteàcettecharmantejeunefillesortieduSacré-Cœurdepuisdeuxmois.

—Legrandhomme,réponditladévoteduchessequifitsigneàsafilledesetaire,l'alaisséesansunmotpendantquinzejours,aprèssondépartpourleHavre,etaprèsluiavoirditqu'ilyallaitpoursasanté.

ModestelaissaéchapperunmouvementquifrappaLaure,Hélèneetmademoiselled'Hérouville.

—Et pendant ce temps, disait la dévote duchesse en continuant, elle le faisait nommercommandeuretministreàBaden.

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—Oh!c'estmalàCanalis,carilluidoittout,ditmademoiselled'Hérouville.

—PourquoimadamedeChaulieun'est-ellepasvenueauHavre?demandanaïvementModesteàHélène.

—Mapetite,ditladuchessedeVerneuil,elleselaisseraitbienassassinersansproféreruneparole.Regardez-la!Quellereine!satêtesurunbillotsouriraitencorecommefitMarieStuart;etnotrebelleÉléonoread'ailleursdecesangdanslesveines.

—Elleneluiapasécrit?repritModeste.

—Diane, répondit la duchesse encouragée à ces confidences par un coup de coude demademoiselled'Hérouville,m'aditqu'elleavaitfaitàlapremièrelettrequeCanalisluiaécrite,ilyadixjoursenviron,unebiensanglanteréponse.

CetteexplicationfitrougirModestedehontepourCanalis;ellesouhaita,nonpasl'écrasersousses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. ElleregardafièrementladuchessedeChaulieu.Cefutunregarddoréparhuitmillions.

—MonsieurMelchior!...dit-elle.

TouteslesfemmeslevèrentlenezetjetèrentlesyeuxalternativementsurladuchessequicausaitàvoixbasseaumétieravecCanalis,etsurcettejeunefilleassezmalélevéepourtroublerdeuxamantsauxprises,cequinesefaitdansaucunmonde.DianedeMaufrigneusehochalatêteenayantl'airdedire: «L'enfant est dans son droit!» Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car ellesjalousaient toutes une femmede cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans letrésorcommunetyvolerpartdejeune.MelchiorregardaModesteavecuneimpatiencefébrileetparungestedemaîtreàvalet,tandisqueladuchessebaissalatêteparunmouvementdelionnedérangéependant son festin;mais ses yeux attachés au canevas jetèrent des flammes presque rouges sur lepoëteenenfouillantlecœuràcoupsd'épigrammes,chaquemots'expliquaitparunetripleinjure.

—MonsieurMelchior!répétaModested'unevoixquiavaitledroitdesefaireécouter.

—Quoi,mademoiselle?...demandalepoëte.

Obligédeselever,ilrestadeboutàmi-chemindumétierquisetrouvaitauprèsd'unefenêtreetdelacheminéeprèsde laquelleModesteétaitassisesur lecanapéde laduchessedeVerneuil.Quellespoignantes réflexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d'Éléonore. Obéir àModeste, tout était fini sans retour entre le poëte et sa protectrice. Ne pas écouter la jeune fille,Canalisavouaitsonservage,ilannulaitleprofitdesesvingt-cinqjoursdelâchetés,ilmanquaitauxplussimplesloisdelaCivilitépuérileethonnête.Pluslasottiseétaitgrosse,plusimpérieusementladuchesse l'exigeait. La beauté, la fortune deModeste mises en regard de l'influence et des droitsd'Éléonorerendirentcettehésitationentre l'hommeetsonhonneuraussi terribleàvoirquelepérild'unmatador dans l'arène. Un homme ne trouve de palpitations semblables à celles qui pouvaientdonnerunanévrismeàCanalisquedevantuntapisvert,envoyantsaruineousafortunedécidéesencinqminutes.

—Mademoiselle d'Hérouville m'a fait quitter si promptement la voiture que j'y ai laissée, ditModesteàCanalis,monmouchoir...

Canalisfitunhaut-le-corpssignificatif.

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—Et,ditModesteencontinuantmalgrécegested'impatience,j'yainouélaclefd'unportefeuillequicontientunfragmentdelettreimportante;ayezlabonté,Melchior,delafairedemander...

Entreunangeetun tigre irrité,Canalis,devenublême,n'hésitaplus, le tigre luiparut lemoinsdangereux;ilallaitseprononcer,lorsqueLaBrièreapparutàlaportedusalon,etluisemblaquelquechosecommel'archangeMicheltombantduciel.

—Ernest, tiens,mademoiselledeLaBastieabesoindetoi,dit lepoëtequiregagnavivementsachaiseauprèsdumétier.

Ernest,lui,courutàModestesanssaluerpersonne,ilnevitqu'elle,ilreçutcettecommissionavecunvisiblebonheur,ets'élançahorsdusalonavecl'approbationsecrètedetouteslesfemmes.

—Quelmétierpourunpoëte!ditModesteàHélèneenmontrantlatapisserieàlaquelletravaillaitrageusementladuchesse.

—Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est à jamais fini, disait à voix basse àMelchiorÉléonorequelemezzotermined'Ernestn'avaitpassatisfaite.Et,songes-ybien!quandjeneseraipaslà,jelaisseraidesyeuxquit'observeront.

Surcemot,laduchesse,femmedetaillemoyenne,maisunpeutropgrasse,commelesonttouteslesfemmesdecinquanteanspassésquirestentbelles,seleva,marchaverslegroupeoùsetrouvaitDianedeMaufrigneuse, enavançantdespiedsmenusetnerveuxcommeceuxd'unebiche.Sous sarondeur se révélait l'exquise finesse dont sont douées ces sortes de femmes et que leur donne lavigueurdeleursystèmenerveuxquimaîtriseetvivifieledéveloppementdelachair.Onnepouvaitpas expliquer autrement sa légère démarche qui fut d'une noblesse incomparable. Il n'y a que lesfemmes dont les quartiers de noblesse commencent à Noé, comme Éléonore, qui savent êtremajestueuses,malgréleurembonpointdefermière.Unphilosopheeûtpeut-êtreplaintPhiloxèneenadmirantl'heureusedistributionducorsageetlessoinsminutieuxd'unetoilettedumatinportéeavecune élégance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffée en cheveuxabondants,sansteinture,etnattéssurlatêteenformedetour,Éléonoremontraitfièrementsoncoudeneige,sapoitrineetsesépaulesd'unmodelédélicieux,sesbrasnusetéblouissants,terminéspardesmainscélèbres.Modeste,commetouteslesantagonistesdeladuchesse,reconnutenelleunedecesfemmesdontondit:—C'estnotremaîtresseàtoutes!Eteneffet,onreconnaissaitenÉléonoreunedesquelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce qu'il y ad'augustedansleportdelatête,defin,dedélicatdanstelleoutellesinuositéducou,d'harmonieuxdans les mouvements, de digne dans unmaintien, de noble dans l'accord parfait des détails et del'ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce seraitvouloiranalyserlesublime.OnjouitdecettepoésiecommedecelledePaganini,sanss'enexpliquerlesmoyens,carlacauseesttoujoursl'âmequiserendvisible.LaduchesseinclinalatêtepoursaluerHélèneetsatante,puiselleditàDianed'unevoixenjouée,pure,sanstraced'émotion:—N'est-ilpastempsdenoushabiller,duchesse?

Et elle fit sa sortie, accompagnée de sa belle-fille et demademoiselle d'Hérouville, qui toutesdeuxluidonnèrentlebras.Elleparlabasens'enallantaveclavieillefille,quilapressasursoncœurenluidisant:—Vousêtescharmante.Cequisignifiait:—Jesuistouteàvouspourleservicequevousvenezdenousrendre.

Mademoiselle d'Hérouville rentra pour jouer son rôle d'espion, et sonpremier regard apprit àCanalisquelederniermotdeladuchessen'étaitpasunevainemenace.L'apprentidiplomatesetrouva

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detroppetitesciencepourunesiterriblelutte,etsonespritluiservitdumoinsàseplacerdansunesituationfranche,sinondigne.QuandErnestreparutapportantlemouchoiràModeste,illepritparlebrasetl'emmenasurlapelouse.

—Moncherami,luidit-il,jesuisl'homme,nonpasleplusmalheureux,maisleplusridiculedumonde;aussiai-jerecoursàtoipourmetirerduguêpieroùjemesuisfourré.Modesteestundémon;elleavumonembarras,elleenrit,ellevientdemeparlerdedeuxlignesd'unelettredemadamedeChaulieu que j'ai fait la sottise de lui confier; si elle les montrait, jamais je ne pourrais meraccommoderavecÉléonore.Ainsi,demande immédiatementcepapieràModeste,etdis-luidemapartquejen'aisurelleaucunevue,aucuneprétention.Jecomptesursadélicatesse,sursaprobitédejeunefillepourseconduireavecmoicommesinousnenousétionsjamaisvus,jelapriedenepasm'adresserlaparole, jelasuppliedem'accordersesrigueurs,sansoserréclamerdesamaliceuneespècedecolèrejalousequiserviraitàmerveillemesintérêts...Va,j'attendsici.

ErnestdeLaBrièreaperçut,enrentrantausalon,unjeuneofficierdelacompagniedesGardesd'Havré, le vicomte de Sérizy, qui venait d'arriver de Rosny pour annoncer que MADAME étaitobligée de se trouver à l'ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennitéconstitutionnelle, où Charles X prononça son discours environné de toute sa famille, madame laDauphineetMADAMEyassistantdansleurtribune.Lechoixdel'ambassadeurchargéd'exprimerlesregretsdelaprincesseétaituneattentionpourDiane,onladisaitalorsadoréeparcecharmantjeunehomme,filsd'unministred'État,gentilhommeordinairedelaChambre,promisàdehautesdestinéesen sa qualité de fils unique et d'héritier d'une immense fortune. La duchesse deMaufrigneuse nesouffrait lesattentionsduvicomtequepourbienmettreen lumière l'âgedemadamedeSérizyqui,selonlachroniquepubliéesousl'éventail,luiavaitenlevélecœurdubeauLuciendeRubempré.

—Vous nous ferez, j'espère, le plaisir de rester à Rosembray, dit la sévère duchesse au jeuneofficier.

Tout enouvrant l'oreille auxmédisances, ladévote fermait lesyeux sur les coquetteriesde seshôtes soigneusement appareillés par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolèrent ces excellentesfemmes,sousprétextederameneraubercailparleurindulgencedesbrebiségarées.

—Nous avons compté, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, etRosembray,madameladuchesse,yperdungrandhonneur...

—Nousn'en serons que plus à notre aise! dit un grandvieillard sec, d'environ soixante-quinzeans,vêtudedrapbleu,gardantsacasquettedechassesurlatêteparpermissiondesdames.

Cepersonnage,quiressemblaitbeaucoupauducdeBourbon,n'étaitrienmoinsqueleprincedeCadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment où La Brièreessayaitdepasserderrièrelecanapépourdemanderunmomentd'entretienàModeste,unhommedetrente-huitans,petit,grosetcommun,entra.

—Monfils,leprincedeLoudon,ditladuchessedeVerneuilàModestequineputcomprimersursajeunephysionomieuneexpressiond'étonnementenvoyantparquiétaitportélenomquelegénéraldelacavalerievendéenneavaitrendusicélèbre,etparsahardiesseetparlemartyredesonsupplice.

LeducdeVerneuilactuelétaitun troisième filsemmenépar sonpèreenémigration,et le seulsurvivantdequatreenfants.

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—Gaspard! dit la duchesse en appelant son fils près d'elle.Le jeuneprincevint à l'ordrede samère,quirepritenluimontrantModeste:—MademoiselledeLaBastie,monami.

L'héritierprésomptif,dontlemariageaveclafilleuniquedeDespleinétaitarrangé,salualajeunefillesansparaître,commel'avaitétésonpère,émerveillédesabeauté.Modesteputalorscomparerlajeunesse d'aujourd'hui à la vieillesse d'autrefois, car le vieux prince deCadignan lui avait déjà ditdeuxoutroismotscharmantsenluiprouvantainsiqu'ilrendaitautantd'hommagesàlafemmequ'àlaroyauté. Le duc de Rhétoré, fils aîné de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui réunitl'impertinence et le sans gêne, avait, comme le prince de Loudon, salué Modeste presquecavalièrement.Laraisondececontrasteentrelesfilsetlespèresvientpeut-êtredecequeleshéritiersne se sentent plus être de grandes choses comme leurs aïeux, et se dispensent des charges de lapuissance en ne s'en trouvant plus que l'ombre. Les pères ont encore la politesse inhérente à leurgrandeurévanouie,commecessommetsencoredorésparlesoleilquandtoutestdanslesténèbresàl'entour.

EnfinErnestputglisserdeuxmotsàModeste,quiseleva.

—Mapetite belle, dit la duchesse en croyant queModeste allait s'habiller et qui tira le cordond'unesonnette,onvavousconduireàvotreappartement.

Ernest accompagna jusqu'au grand escalierModeste en lui présentant la requête de l'infortunéCanalis,etilessayadelatoucherenluipeignantlesangoissesdeMelchior.

—Ilaime,voyez-vous?C'estuncaptifquicroyaitpouvoirbrisersachaîne.

—Del'amourchezceférocecalculateur?...répliquaModeste.

—Mademoiselle, vous êtes à l'entrée de la vie, vous n'en connaissez pas les défilés. Il fautpardonner toutesses inconséquencesàunhommequisemetsous ladominationd'une femmeplusâgéeque lui, car il n'y est pour rien.Songez combiende sacrificesCanalis a faits à cettedivinité!Maintenant ila jeté tropdesemaillespourdédaigner lamoisson, laduchessereprésentedixansdesoins et debonheur.Vous aviez fait tout oublier à cepoëte, qui, parmalheur, a plusdevanité qued'orgueil;iln'asucequ'ilperdaitqu'enrevoyantmadamedeChaulieu.SivousconnaissiezCanalis,vous l'aideriez.C'estunenfantquidérangeà jamaissavie!...Vous l'appelezuncalculateur;mais ilcalcule bien mal, comme tous les poëtes d'ailleurs, gens à sensations, pleins d'enfance, éblouis,commelesenfants,parcequibrille,etcourantaprès!...Ilaaiméleschevauxetlestableaux,ilachérilagloire,ilveutmaintenantlepouvoir,ilvendsestoilespouravoirdesarmures,desmeublesdelaRenaissanceetdeLouisXV.Convenezqueseshochetssontdegrandeschoses?

—Assez,ditModeste.Venez,dit-elle enapercevant sonpèrequ'elle appelaparun signede têtepour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes; vous les porterez au grand homme enl'assurant d'une entière condescendance à ses désirs; mais à une condition. Je veux que vous luiprésentieztousmesremercîmentspourleplaisirquej'aieudevoirjouerpourmoitouteseuleunedesplusbellespiècesduThéâtreallemand.Jesaismaintenantquelechef-d'œuvredeGœthen'estniFaustnilecomted'Egmont...EtcommeErnestregardaitlamalicieusefilled'unairhébété—...C'estTORQUATOTASSO!reprit-elle.DitesàmonsieurdeCanalisqu'illarelise,ajouta-t-elleensouriant.Je tiens à ce que vous répétiez ceci mot pour mot à votre ami, car ce n'est pas une immenseépigramme,mais la justificationde sa conduite, à cettedifférenceprèsqu'il deviendra, je l'espère,trèsraisonnable,grâceàlafolied'Éléonore.

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LapremièrefemmedeladuchesseguidaModesteetsonpèreversleurappartementoùFrançoiseCochet avait déjà tout mis en ordre, et dont l'élégance, la recherche étonnèrent le colonel, à quiFrançoiseappritqu'ilexistaittrenteappartementsdemaîtredanscegoûtauchâteau.

—Voilàcommejeconçoisuneterre,ditModeste.

—LecomtedeLaBastieteferaconstruireunchâteaupareil,réponditlecolonel.

—Tenez,monsieur,ditModesteendonnantlepetitpapieràErnest,allezrassurernotreami.

Cemot, notre ami, frappa leRéférendaire. Il regardaModeste pour savoir s'il y avait quelquechose de sérieux dans la communauté de sentiments qu'elle paraissait accepter; et la jeune fille,comprenantcetteinterrogation,luidit:—Eh!allezdonc,votreamiattend.

LaBrièrerougitexcessivementetsortitdansunétatdedoute,d'anxiété,detroublepluscruelqueledésespoir.Lesapprochesdubonheursont,pourlesvraisamants,comparablesàcequelapoésiecatholiqueasibiennommél'entréeduparadis,pourexprimerunlieuténébreux,difficile,étroit,etoùretentissentlesdernierscrisd'unesuprêmeangoisse.

Uneheureaprès,l'illustrecompagnieétaitréunieetaugrandcompletdanslesalon,lesunsjouantauwhist, les autres causant, les femmes occupées à demenus ouvrages, en attendant l'annonce dudîner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur lesPortenduère, les l'Estorade et les Maucombe, familles provençales; il lui reprocha de ne pasdemanderdu service, en l'assurantque rienn'étaitplus facilequede l'employerdans songradedecoloneletdanslagarde.

—Un homme de votre naissance et de votre fortune n'épouse pas les opinions de l'oppositionactuelle,ditleprinceensouriant.

Cettesociétéd'élitenonseulementplutàModeste,maiselleydevaitacquérir,pendantsonséjour,une perfection demanières qui, sans cette révélation, lui auraitmanqué toute sa vie.Montrer unehorlogeàunmécanicienenherbe,ceseratoujoursluirévélerlamécaniqueenentier;ildéveloppeaussitôtlesgermesquidormentenlui.DemêmeModestesuts'appropriertoutcequidistinguaitlesduchessesdeMaufrigneuseetdeChaulieu.Tout,pourelle,futenseignement,làoùdesbourgeoisesn'auraientremportéquedesridiculesàl'imitationdecesfaçons.Unejeunefille,biennée,instruiteetdisposéecommeModeste,semitnaturellementàl'unissonetdécouvritlesdifférencesquiséparentlemonde aristocratique dumonde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain; elle saisit cesnuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grâce de la grande dame sans désespérer del'acquérir.ElletrouvasonpèreetLaBrièreinfinimentmieuxqueCanalisauseindecetOlympe.Legrandpoëte,abdiquantsavraieet incontestablepuissance,cellede l'esprit,ne futplusqu'unmaîtredesrequêtesvoulantunpostedeministre,poursuivantlecollierdecommandeur,obligédeplaireàtoutescesconstellations.ErnestdeLaBrière,sansambition, restait lui-même; tandisqueMelchior,devenupetitgarçon,pourseservird'uneexpressionvulgaire,courtisaitleprincedeLoudon,leducdeRhétoré,levicomtedeSérisy,leducdeMaufrigneuse,enhommequin'avaitpassonfrancparlercomme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l'estime de l'empereurNapoléon.Modesteremarqualapréoccupationcontinuelledel'hommed'espritcherchantunepointepour faire rire, un bonmot pour étonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmilesquellesMelchiorvoulaitsemaintenir.Enfin,là,cepaonsedépluma.

Aumilieudelasoirée,Modesteallas'asseoiravecleGrand-Écuyerdansuncoindusalon:elle

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l'avaitemmenélàpourtermineruneluttequ'ellenepouvaitplusencouragersanssemésestimerelle-même.

—Monsieurleduc,sivousmeconnaissiez,luidit-elle,voussauriezcombienjesuistouchéedevossoins.Précisément,àcausedelaprofondeestimequej'aiconçuepourvotrecaractère,del'amitiéqu'inspireuneâmecommelavôtre,jenevoudraispasporterlapluslégèreatteinteàvotreamour-propre.AvantvotrearrivéeauHavre, j'aimaissincèrement,profondémentetà jamaisunepersonnedigne d'être aimée et pour quimon affection est encore un secret;mais sachez, et ici je suis plussincère que ne le sont les jeunes filles, que si je n'avais pas eu cet engagement volontaire, vouseussiezétéchoisiparmoi, tant j'ai reconnudenoblesetbellesqualitésenvous.Lesquelquesmotséchappés à votre sœur et à votre tantem'obligent à vous parler ainsi. Si vous le jugez nécessaire,demain,avantledépartpourlachasse,mamèrem'aura,parunmessage,rappeléeàellesousprétexted'une indispositiongrave.Jeneveuxpas, sansvotreconsentement,assisteràune fêtepréparéeparvos soins et oùmon secret, s'ilm'échappait, vous peinerait en froissant vos légitimes prétentions.Pourquoisuis-jevenueici?medirez-vous.Jepouvaisnepasaccepter.Soyezassezgénéreuxpournepasmefaireuncrimed'unecuriositénécessaire.Cecin'estpascequej'aideplusdélicatàvousdire.Vousavezdansmonpèreetmoidesamisplussolidesquevousnelecroyez;et,commelafortuneaété le premiermobiledevospenséesquandvous êtesvenu àmoi; sansvouloirme servir de cecicomme d'un calmant au chagrin que vous devez galamment témoigner, apprenez que mon pères'occupede l'affaired'Hérouville, sonamiDumay la trouve faisable, il adéjà tentédesdémarchespour formerunecompagnie.Gobenheim,Dumay,monpère,offrentquinzecentmille francs et sechargentderéunirleresteparlaconfiancequ'ilsinspirerontauxcapitalistesenprenantdansl'affairecetintérêtsérieux.Sijen'aipasl'honneurd'êtreladuchessed'Hérouville,j'ailapresquecertitudedevousmettreàmêmedelachoisirunjourentouteliberté,danslahautesphèreoùelleest.Oh!laissez-moifinir,dit-elleàungesteduduc....

—Al'émotiondemonfrère,disaitmademoiselled'Hérouvillesanièce,ilestfaciledejugerquetuasunesœur.

—...Monsieur leduc,ceci futdécidéparmoi le jourdenotrepremièrepromenadeàchevalenvousentendantdéplorervotresituation.Voilàcequejevoulaisvousrévéler.Cejour-làmonsortfutfixé. Si vous n'avez pas conquis une femme, vous aurez trouvé des amis à Ingouville, si toutefoisvousdaigneznousaccepteràcetitre...

Cepetitdiscours,méditéparModeste,futditavecuntelcharmed'âmequeleslarmesvinrentauxyeuxduGrand-ÉcuyerquisaisitlamaindeModesteetlabaisa.

—Restez ici pendant la chasse, répondit le duc d'Hérouville, mon peu de mérite m'a donnél'habitudedecesrefus;mais,toutenacceptantvotreamitiéetcelleducolonel,laissez-moim'assurerauprès des hommes d'art les plus compétents, que le desséchement des laisses d'Hérouville ne faitcourir aucuns risquesetpeutdonnerdesbénéficesà lacompagniedontvousmeparlez, avantquej'agrée ledévouementdevosamis.Vousêtesunenoble fille,etquoiqu'il soitnavrantden'êtrequevotreami,jemeglorifieraidecetitreetvousleprouveraitoujours,entempsetlieu.

—Danstouslescas,monsieurleduc,gardons-nouslesecret;l'onnesauramonchoix,sitoutefoisjenem'abusepas, qu'après l'entièreguérisondemamère; car jeveuxquemon futur etmoinoussoyonsbénisdesespremiersregards...

—Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d'aller se coucher, il m'est revenu que

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plusieursd'entrevousavaientl'intentiondechasserdemainavecnous;or,jecroisdemondevoirdevousavertirque,sivoustenezàfairelesDianes,vousaurezàvousleveràladiane,c'est-à-direaujour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J'ai vu, dans le cours dema vie, les femmesdéployantplusdecouragesouventque leshommes,maispendantquelques instantsseulement;et ilvousfaudraitàtoutesunecertainedosed'entêtementpourresterpendanttouteunejournéeàcheval,hormislahaltequenousferonspourdéjeuner,envraischasseursetchasseresses,surlepouce...Êtes-vousbientoujourstoutesdansl'intentiondevousmontrerécuyèresfinies?...

—Prince,moij'ysuisobligée,réponditfinementModeste.

—Jerépondsdemoi,ditladuchessedeChaulieu.

—JeconnaismafilleDiane,elleestdignedesonnom,répliqualeprince.Ainsi,vousvoilàtoutespiquées au jeu...Néanmoins, je ferai en sorte, pourmademoiselle deVerneuil et les personnesquiresterontici,deforcerlecerfauboutdel'étang.

—Rassurez-vous,mesdames,ledéjeunersurlepouceauralieusousunemagnifiquetente,ditleprincedeLoudonquandleGrand-Veneureutquittélesalon.

Lelendemain,aupetit jour, toutprésageaitunebelle journée.Leciel,voiléd'unelégèrevapeurgrise,laissaitapercevoirpardesespacesclairsunbleupur,etildevaitêtreentièrementnettoyéversmidiparunebrisedenord-ouestquibalayaitdéjàdepetitsnuagesfloconneux.Enquittantlechâteau,leGrand-Veneur,leprincedeLoudonetleducdeRhétoré,quin'avaientpointdedamesàprotéger,virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminées du château, ses masses blanches sedessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie à la fin des beauxautomnes,etpoindantàtraverslevoiledesvapeurs.

—Cesdamesontdubonheur,ditauprinceleducdeRhétoré.

—Malgréleursfanfaronnadesd'hier,jecroisqu'ellesnouslaisserontchassersanselles,réponditleGrand-Veneur.

—Oui,siellesn'avaientpastoutesunattentif,répliqualeduc.

Encemoment,ceschasseursdéterminés,carleprincedeLoudonetleducdeRhétorésontdelaracedesNemrodetpassentpourlespremierstireursdufaubourgSaint-Germain,entendirentlebruitd'unealtercation,etserendirentaugalopverslerond-pointindiquépourlerendez-vous,àl'unedesentréesdesboisdeRosembray,etremarquableparsapyramidemoussue.Voiciquelétaitlesujetdudébat.LeprincedeLoudon,atteintd'anglomanie,avaitmisauxordresduGrand-Veneurunéquipagede chasse entièrement britannique. Or, d'un côté du rond-point vint se placer un jeuneAnglais depetitetaille,blond,pâle,l'airinsolentetflegmatique,parlantàpeuprèslefrançais,etdontlecostumeoffrait cette propreté qui distingue tous lesAnglais,même ceux des dernières classes. JohnBarryportait une redingote courte serrée à la taille, de drap écarlate à boutons d'argent aux armes deVerneuil, des culottes de peau blanches, des bottes à revers, un gilet rayé, un col et une cape develours noir. Il tenait à lamain un petit fouet de chasse, et l'on voyait à sa gauche, attaché par uncordon de soie, un cornet de cuivre. Ce premier piqueur était accompagné de deux grands chienscourantsderace,véritablesFox-Hound,àrobeblanchetachetéedebrunclair,hautssurjarrets,aunezfin,latêtemenueetàpetitesoreillessurlacrête.Cepiqueur,l'undespluscélèbresducomtéd'oùleprince l'avait fait venir à grands frais, commandait un équipage de quinze chevaux et de soixantechiensderaceanglaisequicoûtaiténormémentauducdeVerneuil,peucurieuxdechasse,maisqui

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passaitàsonfilscegoûtessentiellementroyal.Lessubordonnés,hommesetchevaux,se tenaientàunecertainedistance,dansunsilenceparfait.

Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prévenu par trois piqueurs en tête de deux meutesroyales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont lespersonnages formaient un contraste parfait par leurs caractères et leurs costumes français avec lereprésentant de l'insolenteAlbion.Ces favoris du prince, tous coiffés de leurs chapeaux bordés, àtrois cornes, très plats, très évasés, sous lesquels grimaçaient des figures hâlées, tanées, ridées etcomme éclairées par des yeux petillants, étaient remarquablement secs,maigres, nerveux, en gensdévorésparlapassiondelachasse.TousmunisdecesgrandestrompesàlaDampierre,garniesdecordonsdesergevertequinelaissentvoirquelecuivredupavillon,ilscontenaientleurschiensetdel'œil et de la voix.Cesdignesbêtes formaient une assembléede sujets plus fidèles que ceux à quis'adressait alors le roi, tous tachetés de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomieabsolumentcommelessoldatsdeNapoléon,allumantaumoindrebruit leursprunellesd'unfeuquilesfaisaitressembleràdesdiamants;l'un,venuduPoitou,courtdereins,larged'épaules,basjointé,coiffédelonguesoreilles;l'autre,venud'Angleterre,blanc,levretté,peudeventre,àpetitesoreillesettaillépourlacourse;touslesjeunesimpatientsetprêtsàtapager;tandisquelesvieux,marquésdecicatrices, étendus, calmes, la tête sur les deux pattes de devant, écoutaient la terre comme dessauvages.

EnvoyantvenirlesAnglais,leschiensetlesgensdurois'entre-regardèrentensedemandantainsisans dire un mot:—Ne chasserons-nous donc pas seuls?... Le service de Sa Majesté n'est-il pascompromis?

Aprèsavoircommencépardesplaisanteries, ladisputes'étaitéchaufféeentremonsieurJacquinLaRoulie,levieuxchefdespiqueursfrançais,etJohnBarry,lejeuneinsulaire.

Deloin,lesdeuxprincesdevinèrentlesujetdecettealtercation,etpoussantsoncheval,leGrand-Veneurfittoutfinirendisantd'unevoiximpérative:—Quiafaitlebois?

—Moi,monseigneur,ditl'Anglais.

—Bien,ditleprincedeCadignanenécoutantlerapportdeJohnBarry.

Hommesetchiens,tousdevinrentrespectueuxpourleGrand-Veneurcommesitousconnaissaientégalementsadignitésuprême.Leprinceordonnalajournée;car,ilenestd'unechassecommed'unebataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le Napoléon des forêts. Grâce à l'ordre admirableintroduitdanslaVénerieparlePremierVeneur,ilpouvaits'occuperexclusivementdelastratégieetdelahautescience.Ilsutassigneràl'équipageduprincedeLoudonsaplacedansl'ordonnancedelajournée, en le réservant, comme un corps de cavalerie, à rabattre le cerf vers l'étang; si, selon sapensée,lesmeutesroyalesparvenaientàlejeterdanslaforêtdelaCouronnequibordel'horizonenfacelechâteau.LeGrand-Veneursutménagerl'amour-propredesesvieuxserviteursenleurconfiantla plus rude besogne, et celui de l'Anglais qu'il employait ainsi dans sa spécialité, en lui donnantl'occasion demontrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systèmesdevaientêtrealorsenprésenceetfairemerveillesàl'envil'undel'autre.

—Monseigneurnousordonne-t-ild'attendreencore?ditrespectueusementLaRoulie.

—Jet'entendsbien,monvieux!répliqualeprince,ilesttard;mais...

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—Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fétiches, dit le second piqueur en remarquant lamanièredeflairerdesonchienfavori.

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—Fétiches?répétaleprincedeLoudonensouriant.

—Peut-êtreveut-ildirefétides,repritleducdeRhétoré.

—C'est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil infecte, au dire de monsieur Laravine,repartitleGrand-Veneur.

Eneffet,lestroisseigneursvirentdeloinunescadroncomposédeseizechevaux,àlatêteduquelbrillaientlesvoilesvertsdequatredames.Modeste,accompagnéedesonpère,duGrand-ÉcuyeretdupetitLaBrière,allaitenavantauxcôtésdeladuchessedeMaufrigneusequeconvoyaitlevicomtedeSérizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquée de Canalis à qui elle souriait sans trace derancune. En arrivant au rond-point, où ces chasseurs habillés de rouge et armés de leurs cors dechasse, entourés de chiens et de piqueurs, formèrent un spectacle dignedes pinceauxd'unVanderMeulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement à cheval, malgré son embonpoint,arrivaprèsdeModesteettrouvadesadignitédenepointboudercettejeunepersonneàqui,laveille,ellen'avaitpasdituneparole.

AumomentoùleGrand-Veneureutfinisescomplimentssuruneponctualitéfabuleuse,ÉléonoredaignaremarquerlamagnifiquepommedecravachequiscintillaitdanslapetitemaindeModeste,etlaluidemandagracieusementàvoir.

—C'est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant à Diane deMaufrigneuse;c'estd'ailleursenharmonieavectoutelapersonne,reprit-elleenlarendantàModeste.

—Avouez, madame la duchesse, répondit mademoiselle de La Bastie en jetant à La Brière untendreetmalicieuxregardoù l'amantpouvait lireunaveu,que,de lamaind'unfutur,c'estunbiensingulierprésent...

—Mais, dit madame deMaufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme unedéclarationdemesdroits.

LaBrièreeutdeslarmesdanslesyeuxet lâchalabridedesoncheval, ilallait tomber;maisunsecondregarddeModesteluirendittoutesaforceenordonnantdenepastrahirsonbonheur.Onsemitenmarche.

Le duc d'Hérouville dit à voix basse au jeune Référendaire:—J'espère, monsieur, que vousrendrezvotrefemmeheureuse,etsijepuisvousêtreutileenquelquechose,disposezdemoi,carjevoudraispouvoircontribueraubonheurdedeuxsicharmantsêtres.

Cette grande journée où tant d'intérêts de cœur et de fortune furent résolus n'offrit qu'un seulproblèmeauGrand-Veneur,celuidesavoirsilecerftraverseraitl'étangpourvenirmourirenhautduboulingrindevant lechâteau;car leschasseursdecette force sontcommeces joueursd'échecsquiprédisentlematàtellebase.Cetheureuxvieillardréussitaugrédesessouhaits,ilfitunemagnifiquechasseetlesdamesletinrentquittedeleurprésencepourlesurlendemainquifutunjourdepluie.

Les hôtes du duc deVerneuil restèrent cinq jours àRosembray. Le dernier jour, laGazette deFrance contenait l'annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade decommandeurdelaLégiond'Honneur,etaupostedeministreàCarlsruhe.

Lorsque,danslespremiersjoursdumoisdedécembre,madamelacomtessedeLaBastie,opéréeparDesplein,putenfinvoirErnestdeLaBrière,elleserralamaindeModesteetluiditàl'oreille:—

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Jel'auraischoisi...

Verslafindumoisdefévrier,touslescontratsd'acquisitionsfurentsignésparlebonetexcellentLatournelle, lemandataire demonsieurMignon en Provence.A cette époque, la famille LaBastieobtintduRoil'insignehonneurdesasignatureaucontratdemariageetlatransmissiondutitreetdesarmesdesLaBastieàErnestdeLaBrière,qui futautoriséàs'appeler levicomtedeLaBastie-La-Brière.LaterredeLaBastie,reconstituéeàplusdecentmillefrancsderentes,étaitérigéeenmajoratpar lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin dumois d'avril. Les témoins de LaBrièrefurentCanalisetleministreàquipendantcinqansilavaitservidesecrétaireparticulier.Ceuxde la mariée furent le duc d'Hérouville et Desplein à qui les Mignon gardèrent une longuereconnaissance,aprèsluienavoirdonnédemagnifiquestémoignages.

Plustard,peut-êtrereverra-t-on,danslecoursdecettelonguehistoiredenosmœurs,monsieuretmadamedeLaBrière-La-Bastie:lesconnaisseursremarquerontalorscombienlemariageestdouxetfacileàporteravecunefemmeinstruiteetspirituelle;carModeste,quisutéviterselonsapromesselesridiculesdupédantisme,estencorel'orgueiletlebonheurdesonmaricommedesafamilleetdetousceuxquicomposentsasociété.

Paris,mars-juillet1844.

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HONORINE.

AMONSIEURACHILLEDEVÉRIA,

Commeunaffectueuxsouvenirdel'auteur.

DEBALZAC.

Si les Français ont autant de répugnance que lesAnglais ont de propension pour les voyages,peut-êtrelesFrançaisetlesAnglaisont-ilsraisondepartetd'autre.Ontrouvepartoutquelquechosedemeilleurquel'Angleterre,tandisqu'ilestexcessivementdifficilederetrouverloindelaFrancelescharmes de la France. Les autres pays offrent d'admirables paysages, ils présentent souvent uncomfort supérieur à celui de la France, qui fait les plus lents progrès en ce genre. Ils déploientquelquefoisunemagnificence,unegrandeur,unluxeétourdissants;ilsnemanquentnidegrâcenidefaçons nobles; mais la vie de tête, l'activité d'idées, le talent de conversation et cet atticisme sifamiliersàParis;maiscettesoudaineententedecequ'onpenseetdecequ'onneditpas,cegéniedusous-entendu,lamoitiédelalanguefrançaise,neserencontrentnullepart.AussileFrançais,dontlaraillerie est déjà si peu comprise, se dessèche-t-il bientôt à l'étranger, comme un arbre déplanté.L'émigrationestuncontre-senschezlanationfrançaise.BeaucoupdeFrançais,deceuxdontilesticiquestion,avouentavoirrevulesdouaniersdupaysnatalavecplaisir,cequipeutsemblerl'hyperbolelaplusoséedupatriotisme.

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IMP.E.MARTINET.

L'ABBÉLORAUX.

(HONORINE.)

CepetitpréambuleapourbutderappeleràceuxdesFrançaisquiontvoyagéleplaisirexcessifqu'ilsontéprouvéquand,parfois,ilsontretrouvétoutelapatrie,uneoasisdanslesalondequelquediplomate;plaisirquecomprendrontdifficilementceuxquin'ontjamaisquittél'asphalteduboulevarddesItaliens,etpourquilalignedesquais,rivegauche,n'estdéjàplusParis.RetrouverParis!savez-vouscequec'est,ôParisiens!C'estretrouver,nonpaslacuisineduRocherdeCancale,commeBorellasoignepourlesgourmetsquisaventl'apprécier,carellenesefaitquerueMontorgueil,maisunservice qui la rappelle! C'est retrouver les vins de France qui sont à l'état mythologique hors deFrance,etrarescommelafemmedontilseraquestionici!C'estretrouvernonpaslaplaisanterieàla

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mode, cardeParis à la frontière elle s'évente;mais cemilieu spirituel, compréhensif, critique, oùviventlesFrançaisdepuislepoëtejusqu'àl'ouvrier,depuisladuchessejusqu'augamin.

En 1836, pendant le séjour de la cour de Sardaigne à Gênes, deux Parisiens, plus ou moinscélèbres,purentencoresecroireàParis,ensetrouvantdansunpalaislouéparleConsul-GénéraldeFrance, sur la colline, dernier pli que fait l'Apennin entre la porte Saint-Thomas et cette fameuselanternequi, dans leskeepsakes, orne toutes les vues deGênes.Ce palais est une de ces fameusesvillas où les noblesGénois ont dépensé desmillions au temps de la puissance de cette républiquearistocratique.Silademi-nuitestbellequelquepart,c'estassurémentàGênes,quandilaplucommeilypleut,àtorrents,pendanttoutelamatinée;quandlapuretédelamerlutteaveclapuretéduciel;quand le silence règne sur le quai et dans les bosquets de cette villa, dans sesmarbres à bouchesbéantesd'oùl'eaucouleavecmystère;quandlesétoilesbrillent,quandlesflotsdelaMéditerranéesesuiventcommelesaveuxd'unefemmeàquivouslesarrachezparoleàparole.Avouons-le,cetinstantoù l'air embaumé parfume les poumons et les rêveries, où la volupté, visible et mobile commel'atmosphère,voussaisitsurvosfauteuils,alorsqu'unecuillerà lamainvouseffilezdesglacesoudes sorbets, une ville à vos pieds, de belles femmes devant vous; ces heures à la Boccace ne setrouventqu'enItalieetauxbordsdelaMéditerranée.SupposezautourdelatablelemarquisdiNegro,ce frère hospitalier de tous les talents qui voyagent, et le marquis Damaso Pareto, deux FrançaisdéguisésenGénois,unConsul-Général entouréd'une femmebelle commeunemadoneetdedeuxenfants silencieux, parce que le sommeil les a saisis, l'ambassadeur de France et sa femme, unpremier secrétaire d'ambassade qui se croit éteint et malicieux, enfin deux Parisiens qui viennentprendre congé de la consulesse dans un dîner splendide, vous aurez le tableau que présentait laterrassede la villa vers lami-mai, tableaudominépar unpersonnage, par une femmecélèbre surlaquellelesregardsseconcentrentparmoments,etl'héroïnedecettefêteimprovisée.L'undesdeuxFrançais était le fameuxpaysagisteLéondeLora, l'autreuncélèbre critique,ClaudeVignon.Tousdeuxilsaccompagnaientcettefemme,unedesillustrationsactuellesdubeausexe,mademoiselledesTouches,connuesouslenomdeCamilleMaupindanslemondelittéraire.MademoiselledesTouchesétait allée àFlorencepour affaire.Parunede ces charmantes complaisancesqu'elleprodigue, elleavaitemmenéLéondeLorapourluimontrerl'Italie,etavaitpousséjusqu'àRomepourluimontrerlacampagnedeRome.Venuepar leSimplon,elle revenaitpar lecheminde laCornicheàMarseille.Toujours à cause dupaysagiste, elle s'était arrêtée àGênes.Naturellement leConsul-Général avaitvoulufaire,avantl'arrivéedelacour,leshonneursdeGênesàunepersonnequesafortune,sonnometsapositionrecommandentautantquesontalent.CamilleMaupin,quiconnaissaitGênesjusquedansses dernières chapelles, laissa son paysagiste aux soins du diplomate, à ceux des deux marquisgénois, et futavarede ses instants.Quoique l'ambassadeur fûtunécrivain trèsdistingué, la femmecélèbre refusa de se prêter à ses gracieusetés, en craignant ce que les Anglais appellent uneexhibition;maiselle rentra lesgriffesde ses refusdèsqu'il futquestiond'une journéed'adieuà lavilladuconsul.LéondeLoraditàCamillequesaprésenceàlavillaétaitlaseulemanièrequ'ileûtderemercier l'ambassadeur et sa femme, les deux marquis génois, le consul et la consulesse.MademoiselledesTouchesfitalors lesacrificed'unedeces journéesde libertécomplètequineserencontrentpastoujoursàParispourceuxsurquilemondealesyeux.

Maintenant, une fois la réunion expliquée, il est facile de concevoir que l'étiquette en avait étébannie,ainsiquebeaucoupdefemmesetdesplusélevées,curieusesdesavoirsilavirilitédutalentdeCamilleMaupinnuisaitauxgrâcesdelajoliefemme,etsi,enunmot,lehaut-de-chaussesdépassaitlajupe.Depuisledînerjusqu'àneufheures,momentoùlacollationfutservie,silaconversationavaitété rieuse et grave tour à tour, sans cesse égayée par les traits de Léon de Lora, qui passe pourl'hommeleplusmalicieuxduParisactuel,parunbongoûtquinesurprendrapasd'aprèslechoixdes

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convives,ilavaitétépeuquestiondelittérature;maisenfinlepapillonnementdecetournoifrançaisdevaityarriver,nefût-cequepoureffleurercesujetessentiellementnational.Maisavantd'arriverautournantdeconversationqui fitprendre laparoleauConsul-Général, iln'estpas inutilededireunmotsursafamilleetsurlui.

Cediplomate,hommed'environtrente-quatreans,mariédepuissixans,étaitleportraitvivantdelordByron.Lacélébritédecettephysionomiedispensedepeindrecelleduconsul.Onpeutcependantfaire observer qu'il n'y avait aucune affectation dans son air rêveur. Lord Byron était poëte, et lediplomate était poétique; les femmes savent reconnaître cette différence qui explique, sans lesjustifier,quelques-unsdeleursattachements.Cettebeauté,miseenreliefparuncharmantcaractère,par leshabitudesd'unevie solitaireet travailleuse, avait séduitunehéritièregénoise.Unehéritièregénoise!cetteexpressionpourrafairesourireàGênesoùparsuitedel'exhérédationdesfilles,unefemmeestrarementriche;maisOnorinaPedrotti,l'uniqueenfantd'unbanquiersanshéritiersmâles,estuneexception.Malgrétouteslesflatteriesquecomporteunepassioninspirée,leConsul-Généralneparutpasvouloirsemarier.Néanmoins,aprèsdeuxansd'habitation,aprèsquelquesdémarchesdel'ambassadeurpendantlesséjoursdelacouràGênes,lemariagefutconclu.Lejeunehommerétractases premiers refus, moins à cause de la touchante affection d'Onorina Pedrotti qu'à cause d'unévénementinconnu,d'unedecescrisesdelavieintimesipromptementenseveliessouslescourantsjournaliers des intérêts, que plus tard, les actions les plus naturelles semblent inexplicables. Cetenveloppementdescausesaffecteaussitrèssouventlesévénementslesplussérieuxdel'histoire.Tellefut du moins l'opinion de la ville de Gênes, où, pour quelques femmes, l'excessive retenue, lamélancolieduconsulfrançaisnes'expliquaientqueparlemotpassion.Remarquonsenpassantquelesfemmesneseplaignentjamaisd'êtrelesvictimesd'unepréférence,elless'immolenttrèsbienàlacause commune. Onorina Pedrotti, qui peut-être aurait haï le consul si elle eût été dédaignéeabsolument,n'enaimaitpasmoins,etpeut-êtreplus,suosposo,enlesachantamoureux.Lesfemmesadmettentlapréséancedanslesaffairesdecœur.Toutestsauvé,dèsqu'ils'agitdusexe.Unhommen'est jamais diplomate impunément: le sposo fut discret comme la tombe, et si discret que lesnégociants de Gênes voulurent voir quelque préméditation dans l'attitude du jeune consul, à quil'héritièreeûtpeut-êtreéchappés'iln'eûtpasjouécerôledeMaladeImaginaireenamour.Sic'étaitlavérité,lesfemmeslatrouvèrenttropdégradantepourycroire.LafilledePedrottifitdesonamouruneconsolation,elleberçacesdouleursinconnuesdansunlitdetendressesetdecaressesitaliennes.IlsignorPedrottin'eutpasd'ailleursàseplaindreduchoixauquelilétaitcontraintparsafillebien-aimée. Des protecteurs puissants veillaient de Paris sur la fortune du jeune diplomate. Selon lapromessedel'ambassadeuraubeau-père,leConsul-GénéralfutcréébaronetfaitcommandeurdelaLégion-d'Honneur.Enfin,ilsignorPedrottifutnommécomteparleroideSardaigne.Ladotfutd'unmillion.QuantàlafortunedelacasaPedrotti,évaluéeàdeuxmillionsgagnésdanslecommercedesblés,elleéchutauxmariéssixmoisaprèsleurunion,carlepremieretledernierdescomtesPedrottimourut en janvier 1831. Onorina Pedrotti est une de ces belles Génoises, les plus magnifiquescréaturesdel'Italie,quandellessontbelles.PourletombeaudeJulien,Michel-AngepritsesmodèlesàGênes.Delàvientcetteamplitude,cettecurieusedispositionduseindanslesfiguresduJouretdelaNuit,quetantdecritiquestrouventexagérées,maisquisontparticulièresauxfemmesdelaLigurie.AGênes,labeautén'existeplusaujourd'huiquesouslemezzaro,commeàVeniseelleneserencontrequesous les fazzioli.Cephénomène s'observe chez toutes lesnations ruinées.Le typenoblene s'ytrouveplusquedanslepeuple,comme,aprèsl'incendiedesvilles,lesmédaillessecachentdanslescendres.Mais déjà tout exception sous le rapport de la fortune,Onorina est encore une exceptioncommebeautépatricienne.Rappelez-vousdonc laNuitqueMichel-Angeaclouée sous lePenseur,affublez-laduvêtementmoderne,tordezcesbeauxcheveuxsilongsautourdecettemagnifiquetête

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un peu brune de ton, mettez une paillette de feu dans ces yeux rêveurs, entortillez cette puissantepoitrine dans une écharpe, voyez la longue robe blanche brodée de fleurs, supposez que la statueredressée s'est assise et s'est croisé les bras, semblables à ceuxdemademoiselleGeorges, et vousaurezsouslesyeuxlaconsulesseavecunenfantdesixans,beaucommeledésird'unemère,etunepetite filledequatre ans sur lesgenoux,belle commeun typed'enfant laborieusement cherchéparDavidlesculpteurpourl'ornementd'unetombe.Cebeauménagefutl'objetdel'attentionsecrètedeCamille.Mademoiselle desTouches trouvait au consul un air un peu trop distrait chez un hommeparfaitement heureux. Quoique pendant cette journée la femme et le mari lui eussent offert lespectacleadmirabledubonheur leplusentier,Camillesedemandaitpourquoi l'undeshommes lesplus distingués qu'elle eût rencontrés, et qu'elle avait vu dans les salons à Paris, restait Consul-GénéralàGênes,quandilpossédaitunefortunedecentetquelquesmillefrancsderentes!Maiselleavaitaussireconnu,parbeaucoupdecesriensquelesfemmesramassentavecl'intelligencedusagearabedansZadig,l'affectionlaplusfidèlechezlemari.Certes,cesdeuxbeauxêtress'aimeraientsansmécompte jusqu'à la finde leurs jours.Camillesedisaitdonc tourà tour:«—Qu'ya-t-il?—Iln'yarien!»selonlesapparencestrompeusesdumaintienchezleConsul-Généralqui,disons-le,possédaitlecalmeabsoludesAnglais,dessauvages,desOrientauxetdesdiplomatesconsommés.

Enparlantlittérature,onparladel'éternelfondsdeboutiquedelarépubliquedeslettres:lafautedelafemme!Etl'onsetrouvabientôtenprésencededeuxopinions:qui,delafemmeoudel'homme,avait tort dans la faute de la femme? Les trois femmes présentes, l'ambassadrice, la consulesse etmademoiselle des Touches, ces femmes censées naturellement irréprochables, furent impitoyablespour les femmes.Leshommesessayèrentdeprouveràces troisbelles fleursdusexequ'ilpouvaitresterdesvertusàunefemmeaprèssafaute.

—Combiendetempsallons-nousjouerainsiàcache-cache!ditLéondeLora.

—Cara vita (ma chère vie), allez coucher vos enfants, et envoyez-moi par Gina le petitportefeuillenoirquiestsurmonmeubledeBoule,ditleConsulàsafemme.

Laconsulesseselevasansfaireuneobservation,cequiprouvequ'elleaimaitbiensonmari,carelleconnaissaitassezdefrançaisdéjàpoursavoirquesonmarilarenvoyait.

—Jevaisvousraconterunehistoiredanslaquellejejoueunrôle,etaprèslaquellenouspourronsdiscuter, car il me paraît puéril de promener le scalpel sur un mort imaginaire. Pour disséquer,prenezd'aborduncadavre.

Tout lemonde seposapour écouter avecd'autantplusdecomplaisancequechacunavait assezparlé, la conversation allait languir, et cemoment est l'occasion que doivent choisir les conteurs.VoicidonccequeracontaleConsul-Général.

—Avingt-deuxans,unefoisreçudocteurenDroit,monvieiloncle,l'abbéLoraux,alorsâgédesoixante-douzeans,sentitlanécessitédemedonnerunprotecteuretdemelancerdansunecarrièrequelconque.Cetexcellenthomme,sitoutefoiscenefutpasunsaint,regardaitchaquenouvelleannéecommeunnouveaudondeDieu.Jen'aipasbesoindevousdirecombienilétaitfacileauconfesseurd'uneAltesseRoyale de placer un jeune homme élevé par lui, l'unique enfant de sa sœur.Un jourdonc,verslafindel'année1824,cevénérablevieillard,depuiscinqanscurédesBlancs-ManteauxàParis, monta dans la chambre que j'occupais à son presbytère, et me dit:—«Fais ta toilette, monenfant, jevais teprésenterà lapersonnequi teprendchezelleenqualitédesecrétaire.Si jenemetrompe,cettepersonnepourrame remplacerdans lecasoùDieum'appellerait à lui. J'auraiditma

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messe à neuf heures, tu as trois quarts d'heure à toi, sois prêt.—Ah!mononcle, dois-je donc direadieuàcettechambreoùjesuissiheureuxdepuisquatreans?...—Jen'aipasdefortuneàteléguer,merépondit-il.—Nemelaissez-vouspaslaprotectiondevotrenom,lesouvenirdevosœuvres,et...?—Neparlonspasdecethéritage-là,dit-ilensouriant.Tuneconnaispasencoreassez lemondepoursavoir qu'il acquitterait difficilement un legs de cette nature, tandis qu'en temenant cematin chezmonsieurlecomte...

(Permettez-moi, dit le Consul, de vous désigner mon protecteur sous son nom de baptêmeseulement,etdel'appelerlecomteOctave.)

—Tandisqu'entemenantchezmonsieurlecomteOctave,jecroistedonneruneprotectionqui,situplaisàcevertueuxhommed'État,commejen'endoutepas,équivaudracertesàlafortunequejet'auraisamassée,silaruinedemonbeau-frèreetlamortdemasœurnem'avaientsurpriscommeuncoupdefoudreparunjourserein.—Êtes-vousleconfesseurdemonsieurlecomte?—Et,sijel'étais,pourrais-jet'yplacer?Quelestleprêtrecapabledeprofiterdessecretsdontlaconnaissanceluivientau tribunalde lapénitence?Non, tudoiscetteprotectionàSaGrandeur leGardedesSceaux.MoncherMaurice, tuseraslàcommechezunpère.Monsieurlecomtetedonnedeuxmillequatrecentsfrancsd'appointementsfixes,unlogementdanssonhôtel,etuneindemnitédedouzecentsfrancspourtanourriture: il ne t'admettrapas à sa table etneveutpas te faire servir àpart, afindenepoint telivrer à des soins subalternes. Je n'ai pas accepté l'offre qu'on m'a faite avant d'avoir acquis lacertitudequelesecrétaireducomteOctaveneserajamaisunpremierdomestique.Tuserasaccablédetravaux,carlecomteestungrandtravailleur;maistusortirasdechezluicapablederemplirlesplushautesplaces.Jen'aipasbesoindeterecommanderladiscrétion,lapremièrevertudeshommesquisedestinentàdesfonctionspubliques.»Jugezquellefutmacuriosité!LecomteOctaveoccupaitalorsl'unedesplushautesplacesdelamagistrature,ilpossédaitlaconfiancedemadamelaDauphinequivenaitdelefairenommerMinistre-d'État,ilmenaituneexistenceàpeuprèssemblableàcelleducomtedeSérizy,quevousconnaissez,jecrois,tous;maisplusobscure,carildemeuraitauMarais,rue Payenne, et ne recevait presque jamais. Sa vie privée échappait au contrôle du public par unemodestiecénobitiqueetparuntravailcontinu.Laissez-moivouspeindreenpeudemotsmasituation.Aprèsavoir trouvédans legraveproviseurducollégeSaint-Louisun tuteuràquimononcleavaitdéléguésespouvoirs,j'avaisfinimesclassesàdix-huitans.J'étaissortidececollégeaussipurqu'unséminaristepleindefoisortdeSaint-Sulpice.Asonlitdemort,mamèreavaitobtenudemononcleque je ne serais pas prêtre; mais j'étais aussi pieux que si j'avais dû entrer dans les Ordres. Audéjucherducollége,pouremployerunvieuxmottrèspittoresque,l'abbéLorauxmepritdanssacureetmefitfairemonDroit.Pendantlesquatreannéesd'étudesvouluespourprendretouslesgrades,jetravaillaibeaucoupetsurtoutendehorsdeschampsaridesdelajurisprudence.Sevrédelittératureaucollége,oùjedemeuraischezleproviseur,j'avaisunesoifàétancher.Dèsquej'eusluquelques-unsdeschefs-d'œuvremodernes,lesœuvresdetouslessièclesprécédentsypassèrent.Jedevinsfouduthéâtre,j'yallaitouslesjourspendantlongtemps,quoiquemononclenemedonnâtquecentfrancsparmois.Cette parcimonie, à laquelle sa tendressepour les pauvres réduisait cebonvieillard, eutpoureffetdecontenirlesappétitsdujeunehommeendejustesbornes.Aumomentd'entrerchezlecomte Octave, je n'étais pas un innocent, mais je regardais comme autant de crimes mes raresescapades.Mon oncle était si vraiment angélique, je craignais tant de le chagriner, que jamais jen'avaispassédenuitdehorsdurantcesquatreannées.Cebonhommeattendait,poursecoucher,queje fusse rentré. Cette sollicitude maternelle avait plus de puissance pour me retenir que tous lessermonsetlesreprochesdontonémaillelaviedesjeunesgensdanslesfamillespuritaines.Étrangerauxdifférentsmondesquicomposentlasociétéparisienne,jenesavaisdesfemmescommeilfautetdesbourgeoisesquecequej'envoyaisenmepromenant,oudansleslogesauthéâtre,etencoreàla

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distanceduparterreoù j'étais.Si,dansce temps,onm'eûtdit:«VousallezvoirCanalisouCamilleMaupin,»j'auraiseudesbrasiersdanslatêteetdanslesentrailles.Lesgenscélèbresétaientpourmoicomme des dieux qui ne parlaient pas, ne marchaient pas, ne mangeaient pas comme les autreshommes. Combien de contes des Mille et une Nuits tient-il dans une adolescence?... Combien deLampesMerveilleusesfaut-ilavoirmaniéesavantdereconnaîtrequelavraieLampeMerveilleuseestoulehasard,ouletravail,oulegénie?Pourquelqueshommes,cerêvefaitparl'espritéveillédurepeu; le mien dure encore! Dans ce temps je m'endormais toujours grand-duc de Toscane,—millionnaire,—aiméparuneprincesse,—oucélèbre!Ainsi,entrerchez lecomteOctave,avoircentlouisàmoiparan,cefutentrerdanslavieindépendante.J'entrevisquelqueschancesdepénétrerdansla société, d'y chercher ce quemon cœur désirait le plus, une protectrice qui me tirât de la voiedangereuseoùs'engagentnécessairementàParislesjeunesgensdevingt-deuxans,quelquesagesetbien élevés qu'ils soient. Je commençais à me craindre moi-même. L'étude obstinée du Droit desGens,danslaquellejem'étaisplongé,nesuffisaitpastoujoursàréprimerdecruellesfantaisies.Oui,parfois jem'abandonnais enpenséeà laviedu théâtre; je croyaispouvoir êtreungrandacteur; jerêvais des triomphes et des amours sans fin, ignorant les déceptions cachées derrière le rideau,commepartoutailleurs,car toutescèneasescoulisses.Jesuisquelquefoissorti, lecœurbouillant,emmené par le désir de faire une battue dans Paris, de m'y attacher à une belle femme que jerencontrerais, de la suivre jusqu'à sa porte, de l'espionner, de lui écrire, deme confier à elle toutentier,etdelavaincreàforced'amour.Monpauvreoncle,cecœurdévorédecharité,cetenfantdesoixante-dixans, intelligent commeDieu,naïf commeunhommedegénie,devinait sansdoute lestumultesdemonâme,car jamais ilne faillit àmedire:«Va,Maurice, tuesunpauvreaussi!voicivingt francs, amuse-toi, tu n'es pas prêtre!» quand il sentait la corde par laquelle ilme tenait troptendue et près de se rompre. Si vous aviez pu voir le feu follet qui dorait alors ses yeux gris, lesourire qui dénouait ses aimables lèvres en les tirant vers les coins de sa bouche, enfin l'adorableexpressiondecevisageaugustedontlalaideurprimitiveétaitrectifiéeparunespritapostolique,vouscomprendriez le sentiment qui me faisait, pour toute réponse, embrasser le curé des Blancs-Manteaux,commesic'eûtétémamère.—«Tun'auraspasunmaître,meditmononcleenallantruePayenne,tuaurasunamidanslecomteOctave;maisilestdéfiant,ou,pourparlerpluscorrectement,il est prudent. L'amitié de cet homme d'État ne doit s'acquérir qu'avec le temps; car, malgré saperspicacitéprofondeetsonhabitudedejugerleshommes,ilaététrompéparceluiàquitusuccèdes,ilafaillidevenirvictimed'unabusdeconfiance.C'estt'endireassezsurlaconduiteàtenirchezlui.»Enfrappantàl'immensegrandeported'unhôtelaussivastequel'hôtelCarnavaletetsisentrecouretjardin, le coup retentit commedans une solitude.Pendant quemononcle demandait le comte à unvieux suisse en livrée, je jetai un de ces regards qui voient tout sur la cour où les pavésdisparaissaiententrelesherbes,surlesmursnoirsquioffraientdepetitsjardinsau-dessusdetouteslesdécorationsd'unecharmantearchitecture, et surdes toitsélevéscommeceuxdesTuileries.Lesbalustresdesgaleriessupérieuresétaient rongés.Parunemagnifiquearcade, j'aperçusunesecondecour latérale où se trouvaient les communs dont les portes se pourrissaient. Un vieux cocher ynettoyaitunevieillevoiture.Al'airnonchalantdecedomestique, ilétait faciledeprésumerquelessomptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois, en logeaient tout au plus deux. Lasuperbe façade de la courme semblamorne, comme celle d'un hôtel appartenant à l'État ou à laCouronne, et abandonné à quelque service public. Un coup de cloche retentit pendant que nousallions,mononcleetmoi,delalogedusuisse(ilyavaitencoreécritau-dessusdelaporte:Parlezausuisse)versleperron,d'oùsortitunvaletdontlalivréeressemblaitàcelledesLabrancheduThéâtre-Françaisdans levieux répertoire.Unevisite était si rare,que ledomestiqueachevaitd'endosser sacasaque,enouvrantuneportevitréeenpetitscarreaux,dechaquecôtédelaquellelafuméededeuxréverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d'une magnificence digne de

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Versailleslaissaitvoirundecesescalierscommeilnes'enconstruiraplusenFrance,etquitiennentlaplaced'unemaisonmoderne.Enmontantdesmarchesdepierre,froidescommedestombes,etsurlesquelleshuitpersonnesdevaientmarcherdefront,nospasretentissaientsousdesvoûtessonores.Onpouvaitsecroiredansunecathédrale.Lesrampesamusaient leregardpar lesmiraclesdecetteorfévreriedeserrurier,oùsedéroulaientlesfantaisiesdequelqueartistedurègnedeHenriIII.Saisispar unmanteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, dessalonsenenfilade,parquetés,sanstapis,meublésdecesvieilleriessuperbesqui,delà,retombentchezles marchands de curiosités. Enfin nous arrivâmes à un grand cabinet situé dans un pavillon enéquerre dont toutes les croisées donnaient sur un vaste jardin.—«Monsieur le curé des Blancs-Manteauxetsonneveu,monsieurdeL'Hostal!»ditleLabrancheauxsoinsdequilevaletdethéâtrenous avait remis à la première antichambre. Le comteOctave, vêtu d'un pantalon à pieds et d'uneredingote de molleton gris, se leva d'un immense bureau, vint à la cheminée, et me fit signe dem'asseoir, en allant prendre lesmains àmon oncle et en les lui serrant.—«Quoique je sois sur laparoissedeSaint-Paul, luidit-il, il estdifficileque jen'aiepas entenduparlerducurédesBlancs-Manteaux, et je suis heureux de faire sa connaissance.—Votre Excellence est bien bonne, réponditmononcle.Jevousamèneleseulparentquimereste.SijecroisfaireuncadeauàVotreExcellence,je pense aussi donner un second père à mon neveu.—C'est sur quoi je pourrai vous répondre,monsieur l'abbé, quand nous nous serons éprouvés l'un l'autre, votre neveu et moi, dit le comteOctave.Vousvousnommez?medemanda-t-il.—Maurice.—IlestDocteurenDroit,fitobservermononcle.—Bien,bien,ditlecomteenmeregardantdelatêteauxpieds.—Monsieurl'abbé,j'espèreque,pourvotreneveud'abord,puispourmoi,vousmeferezl'honneurdevenirdînericitousleslundis.Ceseranotredîner,notresoiréedefamille.»Mononcleet lecomtesemirentàcauserreligionaupointdevuepolitique,œuvresdecharité,répressiondesdélits,etjepusalorsexamineràmonaisel'hommedequimadestinéeallaitdépendre.Lecomteétaitdemoyennetaille,ilmefutimpossibledejugerdesesproportionsàcausedesonhabillement;maisilmeparutmaigreetsec.Lafigureétaitâpreetcreusée.Lestraitsavaientdelafinesse.Labouche,unpeugrande,exprimaitàlafoisl'ironieetlabonté.Lefront,tropvastepeut-être,effrayaitcommesic'eûtétéceluid'unfou,d'autantplusqu'ilcontrastaitavec lebasde la figure, terminéebrusquementparunpetitmenton très rapprochéde lalèvre inférieure. Deux yeux d'un bleu de turquoise, vifs et intelligents comme ceux du prince deTalleyrandquej'admiraiplustard,égalementdoués,commeceuxduprince,delafacultédesetaireaupointdedevenirmornes, ajoutaient à l'étrangetéde cette face,nonpointpâle,mais jaune.Cettecolorationsemblaitannonceruncaractère irritableetdespassionsviolentes.Lescheveux,argentésdéjà, peignés avec soin, sillonnaient la tête par les couleurs alternées du blanc et du noir. Lacoquetterie de cette coiffure nuisait à la ressemblance que je trouvais au comte avec ce moineextraordinairequeLewisamisenscèned'aprèsleSchedoniduConfessionnaldesPénitentsnoirsqui,selonmoi,meparaît une création supérieure à celleduMoine.Enhommequidevait se rendredebonneheureauPalais,lecomteavaitdéjàlabarbefaite.Deuxflambeauxàquatrebranchesetgarnisd'abat-jour,placésauxdeuxextrémitésdubureau,etdontlesbougiesbrûlaientencore,disaientassezquelemagistratselevaitbienavantlejour.Sesmains,quejevisquandilpritlecordondelasonnettepourfairevenirsonvaletdechambre,étaientfortbelles,etblanchescommedesmainsdefemme...

(—Envousracontantcettehistoire,ditleConsul-Généralquis'interrompit,jedénaturelapositionsocialeetlestitresdecepersonnage,toutenvouslemontrantdansunesituationanalogueàlasienne.État,dignité,luxe,fortune,traindevie,touscesdétailssontvrais;maisjeneveuxmanquerniàmonbienfaiteurniàmeshabitudesdediscrétion.)

—Au lieu de me sentir ce que j'étais, reprit le Consul-Général après une pause, socialementparlant, un insecte devant un aigle, j'éprouvai je ne sais quel sentiment indéfinissable à l'aspect du

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comte,etquejepuisexpliqueraujourd'hui.Lesartistesdegénie...

(Ils'inclinagracieusementdevantl'ambassadeur,lafemmecélèbreetlesdeuxParisiens.)

... Les véritables hommes d'État, les poëtes, un général qui a commandé des armées, enfin lespersonnesréellementgrandessontsimples;etleursimplicitévousmetdeplain-piedavecelles.Vousqui êtes supérieurs par la pensée, peut-être avez-vous remarqué, dit-il en s'adressant à ses hôtes,combien lesentimentrapproche lesdistancesmoralesqu'acréées laSociété.Sinousvoussommesinférieurs par l'esprit, nous pouvons vous égaler par le dévouement en amitié. A la température(passez-moicemot)denoscœurs,jemesentisaussiprèsdemonprotecteurquej'étaisloindeluiparlerang.Enfin,l'âmeasaclairvoyance,ellepressentladouleur,lechagrin,lajoie,l'animadversion,lahaine chez autrui. Je reconnus vaguement les symptômes d'un mystère, en reconnaissant chez lecomtelesmêmeseffetsdephysionomiequej'avaisobservéschezmononcle.L'exercicedesvertus,lasérénitédelaconscience,lapuretédelapenséeavaienttransfigurémononcle,quidelaiddevinttrèsbeau. J'aperçus unemétamorphose inverse dans le visage du comte: au premier coup d'œil, je luidonnaicinquante-cinqans;maisaprèsunexamenattentif,jereconnusunejeunesseenseveliesouslesglacesd'unprofondchagrin,souslafatiguedesétudesobstinées,souslesteinteschaudesdequelquepassioncontrariée.Aunmotdemononcle,lesyeuxducomtereprirentpourunmomentlafraîcheurd'unepervenche,ileutunsourired'admirationquimelemontraàunâgequejecruslevéritable,àquarante ans. Ces observations, je ne les fis pas alors, mais plus tard, en me rappelant lescirconstancesdecettevisite.Levaletdechambreentratenantunplateausurlequelétaitledéjeunerdesonmaître.—«Jenedemandepasmondéjeuner,ditlecomte,laissez-lecependantetallezmontreràmonsieur son appartement.» Je suivis le valet de chambre, qui me conduisit à un joli logementcomplet,situésousuneterrasse,entrelacourd'honneuretlescommuns,au-dessusd'unegalerieparlaquellelescuisinescommuniquaientaveclegrandescalierdel'hôtel.Quandjerevinsaucabinetducomte,j'entendis,avantd'ouvrirlaporte,mononcleprononçantsurmoicetarrêt:—«Ilpourraitfaireunefaute,carilabeaucoupdecœur,etnoussommestoussujetsàd'honorableserreurs;maisilestsansaucunvice.—Eh!bien,meditlecomteenmejetantunregardaffectueux,vousplairez-vous là?dites?Ilsetrouvetantd'appartementsdanscettecaserne,quesivousn'étiezpasbien,jevouscaseraisailleurs.—Je n'avais qu'une chambre chez mon oncle, répondis-je.—Eh! bien, vous pouvez êtreinstallécesoir,meditlecomte,carvousavezsansdoutelemobilierdetouslesétudiants,unfiacresuffitàletransporter.Pouraujourd'huinousdîneronsensemble,toustrois,»ajouta-t-ilenregardantmononcle.Unemagnifiquebibliothèqueattenaitaucabinetducomte,ilnousymena,mefitvoirunpetitréduitcoquetetornédepeinturesquidevaitavoirjadisservid'oratoire.—«Voicivotrecellule,medit-il,vousvous tiendrez làquandvousaurezà travailleravecmoi,carvousneserezpasà lachaîne.»Etilmedétaillalegenreetladuréedemesoccupationschezlui;enl'écoutant,jereconnusenluiungrandprécepteurpolitique.Jemisunmoisenvironàmefamiliariseraveclesêtreset leschoses, à étudier lesdevoirsdemanouvelleposition, et àm'accoutumer aux façonsducomte.Unsecrétaireobservenécessairementl'hommequisesertdelui.Lesgoûts,lespassions,lecaractère,lesmaniesdecethommedeviennentl'objetd'uneétudeinvolontaire.L'uniondecesdeuxespritsestàlafoisplusetmoinsqu'unmariage.Pendanttroismois,lecomteOctaveetmoi,nousnousespionnâmesréciproquement.J'apprisavecétonnementquelecomten'avaitquetrente-septans.Lapaixpurementextérieure de sa vie et la sagesse de sa conduite ne procédaient pas uniquement d'un sentimentprofonddudevoiretd'uneréflexionstoïque;enpratiquantcethomme,extraordinairepourceuxquileconnaissentbien, je sentisdevastesprofondeurssousses travaux, sous lesactesdesapolitesse,sous son masque de bienveillance, sous son attitude résignée qui ressemblait tant au calme qu'onpouvaits'ytromper.Demêmequ'enmarchantdanslesforêts,certainsterrainslaissentdevinerparlesonqu'ilsrendentsouslespasdegrandesmassesdepierreoulevide;demêmel'égoïsmeenbloc

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cachésouslesfleursdelapolitesse,etlessouterrainsminésparlemalheursonnentcreuxaucontactperpétueldelavieintime.Ladouleuretnonledécouragementhabitaitcetteâmevraimentgrande.Lecomteavaitcomprisquel'Action,queleFaitestlaloisuprêmedel'hommesocial.Aussimarchait-ildans savoiemalgréde secrètesblessures, en regardant l'avenird'unœil serein, commeunmartyrpleinde foi.Sa tristessecachée, l'amèredéceptiondont il souffraitne l'avaientpasamenédans leslandesphilosophiquesdel'Incrédulité;cecourageuxhommed'Étatétaitreligieux,maissansaucuneostentation: il allait à la première messe qui se disait à Saint-Paul pour les artisans et pour lesdomestiquespieux.Aucundesesamis,personneàlaCournesavaitqu'ilobservâtsifidèlementlespratiques de la religion. Il cultivaitDieu comme certains honnêtes gens cultivent un vice, avec unprofondmystère.Aussidevais-jetrouverunjourlecomtemontésurunealpedemalheurbienplusélevéequecelleoùse tiennentceuxquisecroient lespluséprouvés,quiraillent lespassionset lescroyancesd'autruiparcequ'ilsontvainculesleurs,quivarientsurtouslestonsl'ironieetledédain.Ilnesemoquaitalorsnideceuxquisuiventencorel'Espérancedanslesmaraisoùellevousemmène,nideceuxquigravissentunpicpours'isoler,nideceuxquipersistentdansleurlutteenrougissantl'arènedeleursang,etlajonchantdeleursillusions;ilvoyaitlemondeensonentier,ildominaitlescroyances,ilécoutaitlesplaintes,ildoutaitdesaffectionsetsurtoutdesdévouements;maiscegrand,cesévèremagistratycompatissait,illesadmirait,nonpasavecunenthousiasmepassager,maisparlesilence,parlerecueillement,parlacommuniondel'âmeattendrie.C'étaituneespècedeManfredcatholiqueetsanscrime,portantlacuriositédanssafoi,fondantlesneigesàlachaleurd'unvolcansansissue,conversantavecuneétoilequeluiseulvoyait!Jereconnusbiendesobscuritésdanssavieextérieure.Ilsedérobaitàmesregardsnonpascommelevoyageurqui,suivantuneroute,disparaîtau gré des caprices du terrain dans les fondrières et les ravins,mais en tirailleur épié qui veut secacheretquicherchedesabris.Jenem'expliquaispasdefréquentesabsencesfaitesaumomentoùiltravaillait le plus, et qu'il ne me déguisait point, car il me disait: «Continuez pour moi,» en meconfiant sabesogne.Cethomme,siprofondémentensevelidans les triplesobligationsde l'hommed'État, duMagistrat et de l'Orateur,me plut par ce goût qui révèle une belle âme et que les gensdélicatsontpresquetouspourlesfleurs.Sonjardinetsoncabinetétaientpleinsdesplanteslespluscurieuses, mais qu'il achetait toujours fanées. Peut-être se complaisait-il dans cette image de sadestinée?...ilétaitfanécommecesfleursprèsd'expirer,etdontlesparfumspresquedécomposésluicausaient d'étranges ivresses. Le comte aimait son pays, il se dévouait aux intérêts publics avec lafuried'uncœurquiveuttromperuneautrepassion;mais l'étude, le travailoùilseplongeaitneluisuffisaient pas; il se livrait en lui d'affreux combats dont quelques éclats m'atteignirent. Enfin, illaissaitentendredenavrantesaspirationsverslebonheur,etmeparaissaitdevoirêtreheureuxencore;mais quel était l'obstacle? Aimait-il une femme? Ce fut une question que je me posai. Jugez del'étenduedescerclesdedouleurquemapenséedut interrogeravantd'enveniràunesisimpleetsiredoutablequestion!Malgrésesefforts,monpatronneréussissaitdoncpasàétoufferlejeudesoncœur.Soussaposeaustère, sous le silencedumagistrat s'agitaitunepassioncontenueavec tantdepuissance,quepersonne,exceptémoi,soncommensal,nedevinacesecret.Sadevisesemblaitêtre:«Jesouffreetjemetais.»Lecortégederespectetd'admirationquilesuivait,l'amitiédetravailleursintrépidescommelui,desprésidentsGrandvilleetSérizy,n'avaientaucuneprisesurlecomte:ouilne leur livrait rien,ou ilssavaient tout. Impassible, la têtehauteenpublic, lecomtene laissaitvoirl'hommequ'ende rares instants,quand, seuldans son jardin,dans soncabinet, il ne se croyait pasobservé; mais alors il devenait enfant, il donnait carrière aux larmes dévorées sous sa toge, auxexaltationsqui,peut-êtremalinterprétées,eussentnuiàsaréputationdeperspicacitécommehommed'État. Quand toutes ces choses furent à l'état de certitude pourmoi, le comteOctave eut tous lesattraitsd'unproblème,etobtintautantd'affectionques'ileûtétémonproprepère.Comprenez-vouslacuriosité compriméepar le respect?...Quelmalheur avait foudroyé ce savant vouédepuis l'âge de

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dix-huitans,commePitt, auxétudesqueveut lepouvoir,etquin'avaitpasd'ambition;ce juge,quisavait leDroitdiplomatique, leDroitpolitique, leDroit civil et leDroit criminel, etquipouvaitytrouverdesarmescontre toutes les inquiétudesoucontre toutes leserreurs;ceprofondlégislateur,cetécrivainsérieux,cereligieuxcélibatairedontlaviedisaitassezqu'iln'encouraitaucunreproche?Un criminel n'eût pas été puni plus sévèrement par Dieu que l'était mon patron: le chagrin avaitemportélamoitiédesonsommeil,ilnedormaitplusquequatreheures!Quellelutteexistaitaufondde ces heures qui passaient en apparence calmes, studieuses, sans bruit ni murmure, et pendantlesquellesjelesurprissouventlaplumetombéedesesdoigts,latêteappuyéesurunedesesmains,lesyeuxcommedeuxétoilesfixesetquelquefoismouillésdelarmes?Commentl'eaudecettesourcevivecourait-ellesurunegrèvebrillantesansquelefeusouterrainladesséchât?...Yavait-il,commesouslamer,entreelleetlefoyerduglobe,unlitdegranit?Enfin,levolcanéclaterait-il?...Parfoislecomtemeregardaitaveclacuriositésagaceetperspicace,quoiquerapide,parlaquelleunhommeenexamine un autre quand il cherche un complice; puis il fuyaitmes yeux en les voyant s'ouvrir, enquelquesorte,commeunebouchequiveutuneréponseetquisembledire:«Parlezlepremier!»Parmoments, lecomteOctaveétaitd'unetristessesauvageetbourrue.Si lesécartsdecettehumeurmeblessaient,ilsavaitrevenirsansmedemanderlemoindrepardon;maissesmanièresdevenaientalorsgracieusesjusqu'àl'humilitéduchrétien.Quandjemefusfilialementattachéàcethommemystérieuxpourmoi, si compréhensible pour lemonde à qui lemotoriginal suffit pour expliquer toutes lesénigmesducœur, je changeai la facede lamaison.L'abandonde ses intérêts allait, chez le comte,jusqu'àlabêtisedanslaconduitedesesaffaires.Riched'environcentsoixantemillefrancsderentes,sans compter les émoluments de ses places, dont trois n'étaient pas sujettes à la loi du cumul, ildépensaitsoixantemillefrancs,surlesquelstrenteaumoinsallaientàsesdomestiques.Alafindelapremière année, je renvoyai tous ces fripons, et priai Son Excellence d'user de son crédit pourm'aideràtrouverd'honnêtesgens.Alafindelasecondeannée,lecomte,mieuxtraité,mieuxservi,jouissaitducomfortmoderne;ilavaitdebeauxchevauxappartenantàuncocheràquijedonnaistantparmoispourchaquecheval;sesdîners,lesjoursderéception,servisparChevetàprixdébattus,luifaisaienthonneur; l'ordinaire regardaituneexcellente cuisinièrequemeprocuramononcleetquedeuxfillesdecuisineaidaient;ladépense,noncomprislesacquisitions,nesemontaitplusqu'àtrentemillefrancs;nousavionsdeuxdomestiquesdeplus,dontlessoinsrendirentàl'hôteltoutesapoésie,car ce vieux palais, si beau dans sa rouille, avait une majesté que l'incurie déshonorait.—«Je nem'étonneplus,dit-ilenapprenantcesrésultats,desfortunesquefaisaientmesgens.Enseptans,j'aieudeuxcuisiniersdevenusderichesrestaurateurs!—Vousavezperdutroiscentmillefrancsenseptans,repris-je.Etvous,magistratquisignezauPalaisdesréquisitoirescontrelecrime,vousencouragiezle vol chez vous.» Au commencement de l'année 1826, le comte avait sans doute achevé dem'observer,etnousétionsaussiliésquepeuventl'êtredeuxhommesquandl'unestlesubordonnédel'autre.Ilnem'avaitrienditdemonavenir;maisils'étaitattaché,commeunmaîtreetcommeunpère,àm'instruire. Ilme fit souvent rassembler lesmatériaux de ses travaux les plus ardus, je rédigeaiquelques-uns de ses rapports, et il me les corrigeait en me montrant les différences de sesinterprétations de la loi, de ses vues et desmiennes.Quand enfin j'eus produit un travail qu'il pûtdonnercommesien,ileneutunejoiequimeservitderécompense,etils'aperçutquejelaprenaisainsi.Cepetitincidentsirapideproduisitsurcetteâme,enapparencesévère,uneffetextraordinaire.Lecomtemejugea,pourmeservirdelalanguejudiciaire,endernierressortetsouverainement:ilmepritparlatêteetmebaisasurlefront.—«Maurice,s'écria-t-il,vousn'êtesplusmoncompagnon,jenesaispasencorecequevousmeserez;mais,simavienechangepas,peut-êtremetiendrez-vouslieudefils!»LecomteOctavem'avaitprésentédanslesmeilleuresmaisonsdeParisoùj'allaisàsaplace,avecsesgensetsavoiture,danslesoccasionstropfréquentesoù,prèsdepartir, ilchangeaitd'avisetfaisaitveniruncabrioletdeplace,pouraller...où?...Làétaitlemystère.Parl'accueilqu'on

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me faisait, jedevinais les sentimentsducomteàmonégardet le sérieuxde ses recommandations.Attentif comme un père, il fournissait à tous mes besoins avec d'autant plus de libéralité que madiscrétionl'obligeaitàtoujourspenseràmoi.Verslafindumoisdejanvier1827,chezmadamelacomtessedeSérizy,j'éprouvaideschancessiconstammentmauvaisesaujeu,quejeperdisdeuxmillefrancs,et jenevouluspas lesprendresurmacaisse.Le lendemain, jemedisais:«Dois-jealler lesdemanderàmononcleoumeconfieraucomte?»Jeprisledernierparti.—«Hier,luidis-jependantqu'il déjeunait, j'ai constamment perdu au jeu, je me suis piqué, j'ai continué; je dois deux millefrancs.Me permettez-vous de prendre ces deuxmille francs en compte surmes appointements del'année?—Non,medit-ilavecuncharmantsourire.Quandonjouedanslemonde,ilfautavoirunebourse de jeu. Prenez six mille francs, payez vos dettes, nous serons de moitié à compterd'aujourd'hui,carsivousmereprésentezlaplupartdutemps,aumoinsvotreamour-propren'endoit-ilpassouffrir.»Jeneremerciaipaslecomte.Unremercîmentluiauraitparudetropentrenous.Cettenuancevousindiquelanaturedenosrelations.Néanmoinsnousn'avionspasencorel'unetl'autreuneconfiance illimitée, il ne m'ouvrit pas ces immenses souterrains que j'avais reconnus dans sa viesecrète,etmoijeneluidisaispas:«Qu'avez-vous?dequelmalsouffrez-vous?»Quefaisait-ilpendantseslonguessoirées?Souvent,ilrentraitouàpiedoudansuncabrioletdeplace,quandjerevenaisenvoiture, moi, son secrétaire! Un homme si pieux était-il donc la proie de vices cachés avechypocrisie?Employait-iltouteslesforcesdesonespritàsatisfaireunejalousieplushabilequecelled'Othello?Vivait-il avecune femme indignede lui?Unmatin, en revenant de chez je ne sais quelfournisseuracquitterunmémoire,entreSaint-Pauletl'Hôtel-de-Ville,jesurprislecomteOctaveenconversationsianiméeavecunevieillefemme,qu'ilnem'aperçutpas.Laphysionomiedecettevieillemedonnad'étrangessoupçons,dessoupçonsd'autantplusfondésquejenevoyaispasfaireaucomtel'emploide seséconomies.N'est-cepashorribleàpenser? jeme faisais lecenseurdemonpatron.Dans cemoment, je lui savais plus de six centmille francs à placer, et s'il les avait employés eninscriptionsderentes,saconfianceenmoiétaittellemententièreentoutcequitouchaitsesintérêts,quejenedevaispasl'ignorer.Parfoislecomtesepromenaitdanssonjardin,lematin,enytournantcomme un homme pour qui la promenade est l'hippogriffe quemonte uneMélancolie rêveuse. Ilallait!ilallait!ilsefrottaitlesmainsàs'arracherl'épiderme!Etquandjelesurprenaisenl'abordantau détour d'une allée, je voyais sa figure épanouie. Ses yeux, au lieu d'avoir la sécheresse d'uneturquoise,prenaientceveloutéde lapervenchequim'avait tantfrappélorsdemapremièrevisiteàcauseducontrasteétonnantdecesdeuxregardssidifférents:leregarddel'hommeheureux,leregardde l'hommemalheureux.Deuxou trois fois,encesmoments, ilm'avaitsaisipar lebras, ilm'avaitentraîné; puis ilme disait:—«Que venez-vousme demander?» au lieu de déverser sa joie enmoncœurquis'ouvraitàlui.Plussouventaussi,lemalheureux,surtoutdepuisquejepouvaisleremplacerdanssestravauxetfairesesrapports,restaitdesheuresentièresàcontemplerlespoissonsrougesquifourmillaientdansunmagnifiquebassindemarbreaumilieudesonjardin,etautourduquellesplusbelles fleurs formaient un amphithéâtre. Cet homme d'État semblait avoir réussi à passionner leplaisirmachinal d'émietter du pain à des poissons. Voilà comment se découvrit le drame de cetteexistenceintérieuresiprofondémentravagée,siagitée,etoù,dansuncercleoubliéparDantedanssonEnfer,ilnaissaitd'horriblesjoies.

LeConsul-Généralfitunepause.

—Par un certain lundi, reprit-il, le hasard voulut que monsieur le Président de Grandville etmonsieurdeSérizy,alorsVice-PrésidentduConseil-d'État,fussentvenustenirséancechezlecomteOctave.Ilsformaient,àeuxtrois,unecommissiondelaquellej'étaislesecrétaire.Lecomtem'avaitdéjàfaitnommerauditeurauConseil-d'État.Touslesélémentsnécessairesàl'examendelaquestionpolitique secrètement soumise à cesmessieurs se trouvaient sur l'une des longues tables de notre

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bibliothèque. Messieurs de Grandville et de Sérizy s'en étaient remis au comte Octave pour ledépouillementpréparatoiredesdocumentsrelatifsàleurtravail.Afind'éviterletransportdespièceschezmonsieurdeSérizy,présidentdelacommission,ilétaitconvenuqu'onseréuniraitd'abordruePayenne. Le cabinet des Tuileries attachait une grande importance à ce travail, qui pesa sur moiprincipalementetauqueljedus,danslecoursdecetteannée,manominationdeMaîtredesRequêtes.QuoiquelescomtesdeGrandvilleetdeSérizy,dontleshabitudesressemblaientfortàcellesdemonpatron, ne dînassent jamais hors de chez eux, nous fûmes surpris discutant encore à une heure siavancéequelevaletdechambremedemandapourmedire:—«MessieurslescurésdeSaint-PauletdesBlancs-Manteauxsontausalondepuisdeuxheures.»Ilétaitneufheures!—«Vousvoilà,messieurs,obligés de faire un dîner de curés, dit en riant le comteOctave à ses collègues. Je ne sais pas siGrandville surmontera sa répugnance pour la soutane.—C'est selon les curés.—Oh! l'un est mononcle, et l'autre est l'abbéGaudron, lui répondis-je. Soyez sans crainte, l'abbé Fontanon n'est plusvicaireàSaint-Paul....—Ehbien,dînons,réponditlePrésidentGrandville.Undévotm'effraie;maisjenesaispersonnedegaicommeunhommevraimentpieux!»Etnousnousrendîmesausalon.Ledînerfut charmant. Les hommes réellement instruits, les politiques à qui les affaires donnent et uneexpérienceconsomméeetl'habitudedelaparole,sontd'adorablesconteurs,quandilssaventconter.Iln'estpasdemilieupoureux,ouilssontlourds,ouilssontsublimes.Acecharmantjeu,leprincedeMetternichestaussifortqueCharlesNodier.Tailléeàfacettescommelediamant,laplaisanteriedeshommesd'Étatestnette,étincelanteetpleinedesens.Sûrdel'observationdesconvenancesaumilieudeces troishommessupérieurs,mononclepermitàsonespritdesedéployer,espritdélicat,d'unedouceurpénétrante,etfincommeceluidetouslesgenshabituésàcacherleurspenséessouslarobe.Comptez aussi qu'il n'y eut rien de vulgaire ni d'oiseux dans cette causerie, que je compareraisvolontiers, comme effet sur l'âme, à la musique de Rossini. L'abbé Gaudron était, comme le ditmonsieurdeGrandville,unsaintPierreplutôtqu'unsaintPaul,unpaysanpleindefoi,carrédebasecommedehauteur,unbœufsacerdotaldontl'ignorance,enfaitdemondeetdelittérature,animalaconversationpardesétonnementsnaïfsetpardesinterrogationsimprévues.Onfinitparcauserd'unedesplaiesinhérentesàl'étatsocialetquivientdenousoccuper,del'adultère!Mononclefitobserverla contradiction que les législateurs du Code, encore sous le coup des orages révolutionnaires, yavaient établie entre la loi civile et la loi religieuse, et d'où, selon lui, venait tout lemal.—«Pourl'Église,dit-il, l'adultèreestuncrime;pourvostribunaux,cen'estqu'undélit.L'adultèreserendencarrosseàlaPoliceCorrectionnelleaulieudemontersurlesbancsdelaCourd'Assises.LeConseil-d'ÉtatdeNapoléon,pénétrédetendressepourlafemmecoupable,aétépleind'impéritie.Nefallait-ilpasaccorderencecilaloicivileetlaloireligieuse,envoyeraucouventpourlerestedesesjours,commeautrefois,l'épousecoupable?—Aucouvent!repritmonsieurdeSérizy:ilauraitfallud'abordcréer des couvents, et, dans ce temps, on convertissait lesmonastères en casernes. Puis, y pensez-vous, monsieur l'abbé?... donner à Dieu ce dont la Société ne veut pas!....—Oh! dit le comte deGrandville,vousneconnaissezpaslaFrance.Onadûlaisseraumariledroitdeseplaindre;ehbien!iln'yapasdixplaintesenadultèreparan.—Monsieur l'abbéprêchepoursonsaint,carc'estJésus-Christquiacréél'adultère,repritlecomteOctave.EnOrient,berceaudel'Humanité,lafemmenefutqu'unplaisir,etyfutalorsunechose;onneluidemandaitpasd'autresvertusquel'obéissanceet labeauté.Enmettantl'âmeau-dessusducorps,lafamilleeuropéennemoderne,filledeJésus,ainventélemariage indissoluble, elle en a fait un sacrement.—Ah! l'Église en reconnaissait bien toutes lesdifficultés,s'écriamonsieurdeGrandville.—Cette institutionaproduitunmondenouveau,reprit lecomteensouriant;maislesmœursdecemondeneserontjamaiscellesdesclimatsoùlafemmeestnubile à sept ans et plus que vieille à vingt-cinq. L'Église catholique a oublié les nécessités d'unemoitié du globe. Parlons donc uniquement de l'Europe. La femme nous est-elle inférieure ousupérieure.Telleestlavraiequestionparrapportànous.Silafemmenousestinférieure,enl'élevant

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aussihautquel'afaitl'Église,ilfallaitdeterriblespunitionsàl'adultère.Aussi,jadis,a-t-onprocédéainsi.Lecloîtreoulamort,voilàtoutel'anciennelégislation.Maisdepuis,lesmœursontmodifiéleslois, comme toujours. Le trône a servi de couche à l'adultère, et les progrès de ce joli crime ontmarqué l'affaiblissementdesdogmesde l'Églisecatholique.Aujourd'hui, làoù l'Églisenedemandeplusqu'unrepentirsincèreà la femmeenfaute, laSociétésecontented'uneflétrissureau lieud'unsupplice.Laloicondamnebienencorelescoupables,maisellenelesintimideplus.Enfin,ilyadeuxmorales: lamoraleduMondeet lamoraleduCode.Làoù leCodeest faible, je le reconnaisavecnotre cher abbé, leMonde est audacieux et moqueur. Il est peu de juges qui ne voudraient avoircommisledélitcontrelequelilsdéploientlafoudreassezbonassedeleursconsidérants.LeMonde,quidémentlaloi,etdanssesfêtes,etparsesusages,etparsesplaisirs,estplussévèrequeleCodeetl'Église:leMondepunitlamaladresseaprèsavoirencouragél'hypocrisie.L'économiedelaloisurlemariagemesembleà reprendrede fondencomble.Peut-être la loi française serait-elleparfaite sielleproclamait l'exhérédationdes filles.—Nousconnaissons ànous trois laquestionà fond,dit enriant le comte deGrandville.Moi, j'ai une femmeavec laquelle je ne puis pas vivre. Sérizy a unefemmequineveutpasvivreavec lui.Toi,Octave, la tiennet'aquitté.Nousrésumonsdonc,ànoustrois, tous lescasdeconscienceconjugale;aussicomposerons-nous,sansdoute, lacommission,sijamaisonrevientaudivorce.»Lafourchetted'Octavetombasursonverre,lebrisa,brisal'assiette.Lecomte, devenu pâle comme unmort, jeta sur le Président deGrandville un regard foudroyant parlequel il me montrait, et que je surpris.—«Pardon, mon ami, je ne voyais pasMaurice, reprit lePrésidentdeGrandville.Sérizyetmoinousavonsététescomplicesaprèst'avoirservidetémoins,jene croyais donc pas faire une indiscrétion en présence de ces deux vénérables ecclésiastiques.»Monsieur de Sérizy changea la conversation en racontant tout ce qu'il avait fait pour plaire à safemmesansyparvenirjamais.Cevieillardconclutàl'impossibilitéderéglementerlessympathiesetles antipathies humaines, il soutint que la loi sociale n'était jamais plus parfaite que quand elle serapprochaitde la loinaturelle.Or, laNaturene tenaitaucuncomptede l'alliancedesâmes,sonbutétait atteint par la propagation de l'espèce.Donc le Code actuel avait été très sage en laissant uneénormelatitudeauxhasards.L'exhérédationdesfilles,tantqu'ilyauraitdeshéritiersmâles,étaituneexcellentemodification, soit pour éviter l'abâtardissement des races, soit pour rendre lesménagesplus heureux en supprimant des unions scandaleuses, en faisant rechercher uniquement les qualitésmorales et la beauté.—«Mais, ajouta-t-il en levant la main par un geste de dégoût, le moyen deperfectionnerunelégislationquandunpaysalaprétentionderéunirseptàhuitcentslégislateurs!...Après tout, reprit-il, si je suis sacrifié, j'ai un enfantquime succédera...—En laissantde côté toutequestionreligieuse,repritmononcle,jeferaiobserveràVotreExcellencequelaNaturenenousdoitquelavie,etquelaSociéténousdoitlebonheur.Êtes-vouspère?luidemandamononcle.—Etmoi,ai-jedesenfants?»ditd'unevoixcreuselecomteOctavedontl'accentcausadetellesimpressionsquel'onneparlaplusni femmes,nimariage.Quand lecafé futpris, lesdeuxcomteset lesdeuxcuréss'évadèrentenvoyantlepauvreOctavetombédansunaccèsdemélancoliequineluipermitpasdes'apercevoirdecesdisparitions successives.Monprotecteurétait assis surunebergère, aucoindufeu, dans l'attitude d'un homme anéanti.—«Vous connaissez le secret de ma vie, me dit-il ens'apercevantquenousnoustrouvionsseuls.Aprèstroisansdemariage,unsoir,enrentrant,onm'aremisunelettreparlaquellelacomtessem'annonçaitsafuite.Cettelettrenemanquaitpasdenoblesse,car il est dans la nature des femmes de conserver encore des vertus en commettant cette fautehorrible...Aujourd'hui,ma femmeestcensée s'êtreembarquée surunvaisseaunaufragé, ellepassepourmorte.Jevisseuldepuisseptans!...Assezpourcesoir,Maurice.Nouscauseronsdemasituationquandjemeseraiaccoutuméàl'idéedevousenparler.Quandonsouffred'unemaladiechronique,nefaut-ilpass'habitueraumieux?Souventlemieuxparaîtêtreuneautrefacedelamaladie.»J'allaimecouchertouttroublé,carlemystère,loindes'éclaircir,meparutdeplusenplusobscur.Jepressentis

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undrameétrangeencomprenantqu'il nepouvaity avoir riendevulgaire entreune femmeque lecomte avait choisie et un caractère comme le sien. Enfin les événements qui avaient poussé lacomtesseàquitterunhommesinoble,siaimable,siparfait,siaimant,sidigned'êtreaimé,devaientêtreaumoinssinguliers.LaphrasedemonsieurdeGrandvilleavaitétécommeunetorchejetéedansles souterrains sur lesquels jemarchais depuis si longtemps; et, quoique cette flamme les éclairâtimparfaitement,mesyeuxpouvaientremarquerleurétendue.Jem'expliquailessouffrancesducomtesans connaître ni leur profondeur ni leur amertume.Cemasque jaune, ces tempes desséchées, cesgigantesquesétudes,cesmomentsde rêverie, lesmoindresdétailsde laviedececélibatairemariéprirent un relief lumineux pendant cette heure d'examen mental qui est comme le crépuscule dusommeil et auquel touthommedecœur se serait livré, comme je le fis.Oh! combien j'aimaimonpauvrepatron!ilmeparutsublime.Jelusunpoëmedemélancolie,j'aperçusuneactionperpétuelledanscecœurtaxéparmoid'inertie.Unedouleursuprêmen'arrive-t-ellepastoujoursàl'immobilité?Cemagistrat,quidisposaitdetantdepuissance,s'était-ilvengé?serepaissait-ild'unelongueagonie?N'est-ce pas quelque chose à Paris qu'une colère toujours bouillante pendant dix ans? Que faisaitOctavedepuiscegrandmalheur,carcetteséparationdedeuxépouxestlegrandmalheurdansnotreépoqueoùlavieintimeestdevenue,cequ'ellen'étaitpasjadis,unequestionsociale?Nouspassâmesquelques jours enobservation, car lesgrandes souffrancesont leurpudeur;mais enfin,un soir, lecomtemeditd'unevoixgrave:«Restez!»Voiciquelfutàpeuprèssonrécit.

«Monpèreavaitunepupille,riche,belleetâgéedeseizeans,aumomentoùjerevinsducollégedans ce vieil hôtel. Élevée par ma mère, Honorine s'éveillait alors à la vie. Pleine de grâces etd'enfantillage,ellerêvaitlebonheurcommeelleeûtrêvéd'uneparure,etpeut-êtrelebonheurétait-ilpourellelaparuredel'âme?Sapiétén'allaitpassansdesjoiespuériles,cartout,mêmelareligion,était une poésie pour ce cœur ingénu. Elle entrevoyait son avenir comme une fête perpétuelle.Innocenteetpure,aucundéliren'avait troublésonsommeil.Lahonteet lechagrinn'avaient jamaisaltéré sa joue ni mouillé ses regards. Elle ne cherchait même pas le secret de ses émotionsinvolontairesparunbeau jourdeprintemps.Enfin,elle se sentait faible,destinéeà l'obéissance,etattendaitlemariagesansledésirer.Sarieuseimaginationignoraitlacorruption,peut-êtrenécessaire,quelalittératureinoculeparlapeinturedespassions;ellenesavaitriendumonde,etneconnaissaitaucundesdangersdelasociété.Lachèreenfantavaitsipeusouffertqu'ellen'avaitpasmêmedéployésoncourage.Enfin,sacandeurl'eûtfaitmarchersanscrainteaumilieudesserpents,commel'idéalefigurequ'unpeintreacrééedel'Innocence.Jamaisfrontnefutplussereinetàlafoisplusriantquelesien.Jamaisiln'aétépermisàunebouchededépouillerdeleursensdesinterrogationsprécisesavectantd'ignorance.Nousvivionscommedeuxfrères.Auboutd'unan, je luidis,dansle jardindecethôtel, devant le bassin aux poissons en leur jetant du pain: «—Veux-tu nousmarier?Avecmoi, tuferas toutcequetuvoudras, tandisqu'unautrehommeterendraitmalheureuse.—Maman,dit-elleàmamèrequivintau-devantdenous,ilestconvenuentreOctaveetmoiquenousnousmarierons...—Adix-sept ans?... réponditmamère.Non,vousattendrezdix-huitmois; et sidansdix-huitmoisvousvousplaisez,ehbien,vousêtesdenaissance,defortuneségales,vousferezàlafoisunmariagedeconvenanceetd'inclination.»Quand j'eusvingt-sixans,etHonorinedix-neuf,nousnousmariâmes.Notrerespectpourmonpèreetmamère,vieillardsdel'anciennecour,nousempêchademettrecethôtelàlamode,d'enchangerlesameublements,etnousyrestâmes,commeparlepassé,enenfants.Néanmoinsj'allaidanslemonde,j'initiaimafemmeàlaviesociale,etjeregardaicommeundemesdevoirsdel'instruire.J'aireconnuplustardquelesmariagescontractésdanslesconditionsdunôtrerenfermaientunécueilcontre lequeldoiventsebriserbiendesaffections,biendesprudences,biendesexistences.Lemaridevientunpédagogue,unprofesseur,sivousvoulez;etl'amourpéritsouslaférulequitôtoutardblesse;caruneépousejeuneetbelle,sageetrieuse,n'admetpasdesupériorités

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au-dessusdecellesdontelleestdouéeparnature.Peut-êtreai-jeeudestorts?peut-êtreai-jeeu,danslesdifficilescommencementsd'unménage,untonmagistral?Peut-être,aucontraire,ai-jecommislafautedeme fier absolument à cette candidenature, et n'ai-jepas surveillé la comtesse, chezqui larévoltemeparaissait impossible?Hélas!onnesaitpasencore,nienpolitique,nienménage,si lesempiresetlesfélicitéspérissentpartropdeconfianceoupartropdesévérité.Peut-êtreaussilemarin'a-t-ilpasréalisépourHonorinelesrêvesdelajeunefille?Sait-on,pendantlesjoursdebonheur,àquelspréceptesonamanqué?...»

(—Jenemerappellequelesmassesdanslesreprochesques'adressalecomteaveclabonnefoide l'anatomiste cherchant les causes d'une maladie qui échapperaient à ses confrères; mais saclémenteindulgencemeparutalorsvraimentdignedecelledeJésus-Christquandilsauvalafemmeadultère.)

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«Dix-huitmoisaprèslamortdemonpère,quiprécédamamèredequelquesmoisdanslatombe,reprit-ilaprèsunepause,arrivalaterriblenuitoùjefussurprisparlalettred'adieud'Honorine.Parquellepoésiemafemmeétait-elleséduite?Étaient-celessens,étaient-celesmagnétismesdumalheuroudugénie,laquelledecesforcesl'avaitousurpriseouentraînée?Jen'airienvoulusavoir.Lecoupfutsicruelquejerestaicommehébétépendantunmois.Plustard,laréflexionm'aditderesterdansmonignorance,etlesmalheursd'Honorinem'onttropapprisdeceschoses.Jusqu'àprésent,Maurice,toutestbienvulgaire;maistoutvachangerparunmot:j'aimeHonorine!jen'aipascessédel'adorer.Depuis le jourde l'abandon, jevisdemessouvenirs, je reprendsunàun lesplaisirspour lesquelssansdouteHonorinefutsansgoût.Oh!dit-ilenvoyantdel'étonnementdansmesyeux,nemefaitespasunhéros,nemecroyezpasassezsot,diraituncoloneldel'Empire,pournepasavoircherchédesdistractions.Hélas!mon enfant, j'étais ou trop jeune, ou trop amoureux: je n'ai pu trouver d'autrefemmedans lemondeentier.Aprèsdes luttesaffreusesavecmoi-même, jecherchaisàm'étourdir;j'allais,monargentàlamain,jusquesurleseuildel'Infidélité;maislàsedressaitdevantmoi,commeuneblanchestatue,lesouvenird'Honorine.Enmerappelantladélicatesseinfiniedecettepeausuaveàtraverslaquelleonvoitlesangcouriretlesnerfspalpiter;enrevoyantcettetêteingénue,aussinaïvela veille demonmalheur que le jour où je lui dis:—Veux-tu nousmarier? enme souvenant d'unparfumcélestecommeceluide lavertu;en retrouvant la lumièredeses regards, la joliesse de sesgestes,jem'enfuyaiscommeunhommequivaviolerunetombeetquienvoitsortirl'âmedumorttransfigurée.AuConseil,auPalais,dansmesnuits,jerêvesiconstammentd'Honorine,qu'ilmefautuneforced'âmeexcessivepourêtreàcequejefais,àcequejedis.Voilàlesecretdemestravaux.Ehbien!jenemesuispasplussentidecolèrecontreellequen'enaunpèreenvoyantsonenfantchéridans le dangeroù il s'est précipité par imprudence. J'ai compris que j'avais fait dema femmeunepoésie dont je jouissais avec tant d'ivresse que je croyais mon ivresse partagée. Ah!Maurice, unamoursansdiscernementest,chezunmari,unefautequipeutpréparertouslescrimesd'unefemme!J'avaisprobablement laissésansemploi les forcesdecetteenfant,chériecommeuneenfant; je l'aipeut-êtrefatiguéedemonamouravantquel'heuredel'amoureûtsonnépourelle!Tropjeunepourentrevoirledévouementdelamèredanslaconstancedelafemme,elleapriscettepremièreépreuvedumariagepourlavieelle-même,etl'enfantmutinamauditlavieàmoninsu,n'osantseplaindreàmoi,parpudeurpeut-être!Dansunesituationsicruelle,elleseseratrouvéesansdéfensecontreunhommequi l'auraviolemmentémue.Etmoi,sisagacemagistrat,dit-on,moidont lecœurestbon,maisdontl'espritétaitoccupé,j'aidevinétroptardcesloisducodefémininméconnues,jelesailuesàlaclartédel'incendiequidévoraitmontoit.J'aifaitalorsdemoncœuruntribunal,envertudelaloi;car la loiconstitueun jugedansunmari: j'aiabsousma femmeet jemesuiscondamné.Maisl'amourpritalorschezmoilaformedelapassion,decettepassionlâcheetabsoluequisaisitcertainsvieillards.Aujourd'hui, j'aimeHonorineabsente,commeonaime,àsoixanteans,unefemmequ'onveutavoiràtoutprix,etjemesenslaforced'unjeunehomme.J'ail'audaceduvieillardetlaretenuedel'adolescent.Monami,laSociétén'aquedesrailleriespourcetteaffreusesituationconjugale.Làoùelles'apitoieavecunamant,ellevoitdansunmarijenesaisquelleimpuissance,elleseritdeceuxqui ne savent pas conserver une femme qu'ils ont acquise sous le poêle de l'Église et par-devantl'écharpedumaire.Etilafallumetaire!Sérizyestheureux.Ildoitàsonindulgenceleplaisirdevoirsa femme, il laprotége, il ladéfend; et, comme il l'adore, il connaît les jouissances excessivesdubienfaiteur qui ne s'inquiète de rien, pas même du ridicule, car il en baptise ses paternellesjouissances.—«Jene restemariéqu'à causedema femme!»medisait un jourSérizy en sortantduConseil.Maismoi!...moi,jen'airien,pasmêmeleridiculeàaffronter,moiquinemesoutiensqueparunamoursansaliment!moiquinetrouvepasunmotàdireàunefemmedumonde!moiquelaProstitutionrepousse!moi,fidèleparincantation!Sansmafoireligieuse,jemeseraistué.J'aidéfiél'abîmedutravail,jem'ysuisplongé,j'ensuissortivivant,brûlant,ardent,ayantperdulesommeil!...»

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(—Jenepuismerappelerlesparolesdecethommesiéloquent,maisàquilapassiondonnaituneéloquencesisupérieureàcelledelatribune,que,commelui,j'avaisenl'écoutantlesjouessillonnéesde larmes! Jugezdemes impressions,quandaprèsunepausependant laquellenousessuyâmesnospleurs,ilachevasonrécitparcetterévélation.)

«Ceciestledramedansmonâme,maiscen'estpasledrameextérieurquisejoueencemomentdansParis!Ledrameintérieurn'intéressepersonne.Jelesais,etvouslereconnaîtrezunjour,vousquipleurezencemomentavecmoi:personnenesuperposeàsoncœurniàsonépidermeladouleurd'autrui.Lamesuredesdouleursestennous.Vous-même,vousnecomprenezmessouffrancesqueparuneanalogietrèsvague.Pouvez-vousmevoircalmantlesrageslesplusviolentesdudésespoirpar la contemplation d'uneminiature oùmon regard retrouve et baise son front, le sourire de seslèvres,lecontourdesonvisage,oùjerespirelablancheurdesapeau,etquimepermetpresquedesentir, demanier les grappesnoires de ses cheveuxbouclés?M'avez-vous surpris quand je bondisd'espérance,quandjemetordssouslesmilleflèchesdudésespoir,quandjemarchedanslabouedeParispourdomptermonimpatienceparlafatigue?J'aidesénervementscomparablesàceuxdesgensen consomption, des hilarités de fou, des appréhensions d'assassin qui rencontre un brigadier degendarmerie.Enfin,mavieestuncontinuelparoxysmedeterreurs,dejoies,dedésespoirs.Quantaudrame,levoici:VousmecroyezoccupéduConseil-d'État,delaChambre,duPalais,delapolitique!...Eh!monDieu,septheuresdelanuitsuffisentàtout,tantlaviequejemèneasurexcitémesfacultés.Honorineestmagrandeaffaire.Reconquérirmafemme,voilàmaseuleétude;lasurveillerdanslacage où elle est, sans qu'elle se sache enma puissance; satisfaire à ses besoins, veiller au peu deplaisirqu'ellesepermet,êtresanscesseautourd'elle,commeunsylphe,sansme laissernivoirnideviner,cartoutmonavenirseraitperdu,voilàmavie,mavraievie!Depuisseptans,jenemesuisjamais couché sans être allé voir la lumière de sa veilleuse, ou son ombre sur les rideaux de lafenêtre.Elleaquittémamaisonsansenvouloir emporterautrechoseque sa toilettedece jour-là.L'enfantapoussélanoblessedessentimentsjusqu'àlabêtise!Aussi,dix-huitmoisaprèssafuite,était-elleabandonnéeparsonamantquifutépouvantépar levisageâpreet froid,sinistreetpuant,de laMisère,lelâche!Cethommeavaitsansdoutecomptésurl'existenceheureuseetdoréeenSuisseetenItalie,quesedonnentlesgrandesdamesenquittantleursmaris.Honorineadesonchefsoixantemillefrancsderentes.Cemisérablealaissélachèrecréatureenceinteetsansunsou!En1820,aumoisdenovembre, j'ai obtenu du meilleur accoucheur de Paris de jouer le rôle d'un petit chirurgien defaubourg.J'aidécidélecuréduquartieroùsetrouvaitlacomtesseàsubveniràsesbesoins,commes'il accomplissait une œuvre de charité. Cacher le nom dema femme, lui assurer l'incognito, luitrouveruneménagèrequimefûtdévouéeetquifûtuneconfidenteintelligente,bah!...cefutuntravaildignedeFigaro.Vouscomprenezque,pourdécouvrirl'asiledemafemme,ilmesuffisaitdevouloir.Après troismois de désespérance plutôt que de désespoir, la pensée deme consacrer au bonheurd'Honorine,enprenantDieupourconfidentdemonrôle,futundecespoëmesquinetombentqu'aucœurd'unamantquandmême!Toutamourabsoluveutsapâture.Eh!nedevais-jepasprotégercetteenfant,coupableparmaseuleimprudence,contredenouveauxdésastres;accomplirenfinmonrôled'angegardien?Aprèsseptmoisdenourriture, lefilsmourut,heureusementpourelleetpourmoi.Mafemmefutentrelavieetlamortpendantneufmois,abandonnéeaumomentoùelleavaitleplusbesoindubrasd'unhomme;maiscebras,dit-ilentendantlesienparunmouvementd'uneénergieangélique, fut étendu sur sa tête.Honorine fut soignéecommeelle l'eût étédans sonhôtel.Quand,rétablie, elle demanda comment, par qui elle avait été secourue, on lui répondit:—Les sœurs decharité du quartier,—la Société dematernité,—le curé de la paroisse qui s'intéressait à elle. Cettefemme,dontlafiertévajusqu'àêtreunvice,adéployédanslemalheuruneforcederésistanceque,parcertaines soirées, j'appelleunentêtementdemule.Honorineavoulugagner savie!ma femme

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travaille!...Depuiscinqans,jelatiens,rueSaint-Maur,dansuncharmantpavillonoùellefabriquedesfleursetdesmodes.Ellecroitvendrelesproduitsdesonéléganttravailàunmarchandquilesluipaieassezcherpourque la journée luivaillevingt francs,etn'apaseudepuissixansunseulsoupçon.Ellepaietoutesleschosesdelavieàpeuprèsletiersdecequ'ellesvalent,ensortequ'avecsixmillefrancsparan,ellevitcommesielleavaitquinzemillefrancs.Ellealegoûtdesfleurs,etdonnecentécusàunjardinierquimecoûteàmoidouzecentsfrancsdegages,etquimeprésentedesmémoiresde deux mille francs tous les trois mois. J'ai promis à cet homme un marais et une maison demaraîchercontiguëàlalogeduconciergedelarueSaint-Maur.Cettepropriétém'appartientsouslenomd'uncommis-greffierdelaCour.Uneseuleindiscrétionferaittoutperdreaujardinier.Honorineasonpavillon,unjardin,uneserresuperbe,pourcinqcentsfrancsdeloyerparan.Ellevitlà,souslenomdesafemmedecharge,madameGobain,cettevieilled'unediscrétionà touteépreuvequej'aitrouvée, et de qui elle s'est fait aimer.Mais ce zèle est, comme celui du jardinier, entretenupar lapromessed'une récompenseau jourdusuccès.Leconciergeet sa femmemecoûtenthorriblementcherpar lesmêmes raisons.Enfin,depuis troisans,Honorineestheureuse,ellecroitdevoirà sontravailleluxedesesfleurs,satoiletteetsonbien-être.Oh!jesaiscequevousvoulezmedire,s'écrialecomteenvoyantuneinterrogationdansmesyeuxetsurmeslèvres.Oui,oui,j'aifaitunetentative.MafemmeétaitprécédemmentdanslefaubourgSaint-Antoine.Unjour,quandjecrus,suruneparoledelaGobain,àdeschancesderéconciliation,j'écrivis,parlaposte,unelettreoùj'essayaisdefléchirmafemme,unelettreécrite,recommencéevingtfois!Jenevouspeindraipasmesangoisses.J'allaidelaruePayenneàlaruedeReuilly,commeuncondamnéquimarcheduPalaisàl'Hôteldeville;maisilestencharrette,etmoijemarchais!...Ilfaisaitnuit,ilfaisaitdubrouillard,j'allaiau-devantdemadameGobain,quidevaitvenirmerépétercequ'avaitfaitmafemme.Honorine,enreconnaissantmonécriture,avaitjetélalettreaufeusanslalire.—«MadameGobain,avait-elledit,jeneveuxpasêtreicidemain!...»Fut-ceuncoupdepoignardquecetteparolepourunhommequitrouvedesjoiesillimitéesdanslasupercherieaumoyendelaquelleilprocureleplusbeauveloursdeLyonàdouzefrancsl'aune,unfaisan,unpoisson,desfruitsaudixièmedeleurvaleur,àunefemmeassezignorantepourcroirepayersuffisamment,avecdeuxcentcinquantefrancs,madameGobain,lacuisinièred'unévêque!...Vousm'avezsurprismefrottantlesmainsquelquefoisetenproieàunesortedebonheur.Ehbien! je venais de faire réussir une ruse digne du théâtre. Je venais de tromperma femme, de luienvoyerparunemarchandeàlatoiletteunchâledesIndesproposécommevenantd'uneactricequil'avait à peine porté,mais dans lequel,moi, ce gravemagistrat que vous savez, jem'étais couchépendant une nuit. Enfin, aujourd'hui, ma vie se résume par les deux mots avec lesquels on peutexprimer le plus violent des supplices: j'aime et j'attends! J'ai dans madame Gobain une fidèleespionnedececœuradoré.Jevaistouteslesnuitscauseraveccettevieille,apprendred'elletoutcequ'Honorineafaitdanssajournée,lesmoindresmotsqu'elleadits,caruneseuleexclamationpeutme livrer les secretsdecetteâmequi s'est faite sourdeetmuette.Honorineestpieuse;elle suit lesoffices, elleprie;mais ellen'est jamais alléeà confesseetnecommuniepas: elleprévoit cequ'unprêtreluidirait.Elleneveutpasentendreleconseil,l'ordredereveniràmoi.Cettehorreurdemoim'épouvanteetmeconfond,carjen'aijamaisfaitlemoindremalàHonorine;j'aitoujoursétébonpour elle. Admettons que j'aie eu quelques vivacités en l'instruisant, que mon ironie d'homme aitblessésonlégitimeorgueildejeunefille?Est-ceuneraisondepersévérerdansunerésolutionquelahainelaplusimplacablepeutseuleinspirer?Honorinen'ajamaisditàmadameGobainquielleest,ellegardeunsilenceabsolusursonmariage,ensortequecettebraveetdignefemmenepeutpasdireunmotenmafaveur,carelleestlaseuledelamaisonquiaitmonsecret.Lesautresnesaventrien;ilssont sous la terreur que cause le nom du Préfet de Police et dans la vénération du pouvoir d'unministre. Ilm'estdonc impossibledepénétrerdanscecœur: lacitadelleestàmoi,mais jen'ypuisentrer.Jen'aipasunseulmoyend'action.Uneviolencemeperdraitàjamais!Commentcombattredes

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raisonsqu'on ignore?Écrireune lettre, la fairecopierparunécrivainpublic,et lamettre sous lesyeuxd'Honorine?...j'yaipensé.Maisn'est-cepasrisqueruntroisièmedéménagement?Lederniermecoûte cent cinquantemille francs.Cette acquisition fut d'abord faite sous le nomdu secrétaire quevousavezremplacé.Lemalheureux,quinesavaitpascombienmonsommeilestléger,aétésurprisparmoi,ouvrantavecunefaussecleflacaisseoùj'avaismislacontre-lettre;j'aitoussé,l'effroil'asaisi;lelendemain,jel'aiforcédevendrelamaisonàmonprête-nomactuel,etjel'aimisàlaporte.Ah!sijenesentaispasenmoitouteslesfacultésnoblesdel'hommesatisfaites,heureuses,épanouies;silesélémentsdemonrôlen'appartenaientpasàlapaternitédivine,sijenejouissaispaspartouslespores,ilserencontredesmomentsoùjecroiraisàquelquemonomanie.Parcertainesnuits,j'entendslesgrelotsdelaFolie,j'aipeurdecestransitionsviolentesd'unefaibleespérance,quiparfoisbrilleets'élance, à un désespoir complet qui tombe aussi bas que les hommes peuvent tomber. J'aiméditésérieusement,ilyaquelquesjours,ledénoûmentatrocedeLovelaceavecClarisse,enmedisant:SiHonorineavaitunenfantdemoi,nefaudrait-ilpasqu'ellerevîntdanslamaisonconjugale?Enfin,j'aitellementfoidansunheureuxavenir,qu'ilyadixmoisj'aiacquisetpayél'undesplusbeauxhôtelsdufaubourgSaint-Honoré.SijereconquiersHonorine,jeneveuxpasqu'ellerevoiecethôtel,nilachambred'oùelles'estenfuie.Jeveuxmettremonidoledansunnouveautempleoùellepuissecroireàunevieentièrementnouvelle.Ontravailleàfairedecethôtelunemerveilledegoûtetd'élégance.Onm'aparléd'unpoëtequi,devenupresquefoud'amourpourunecantatrice,avait,audébutdesapassion,achetéleplusbeaulitdeParis,sanssavoirlerésultatquel'actriceréservaitàsapassion.Ehbien! il y a le plus froid desmagistrats, un homme qui passe pour le plus grave conseiller de laCouronne,àquicetteanecdotearemuétouteslesfibresducœur.L'orateurdelaChambrecomprendce poëte qui repaissait son idéal d'une possibilitématérielle. Trois jours avant l'arrivée deMarie-Louise,Napoléons'est roulédansson litdenocesàCompiègne...Toutes lespassionsgigantesquesontlamêmeallure.J'aimeenpoëteetenempereur!...»

Enentendantcesdernièresparoles,jecrusàlaréalisationdescraintesducomteOctave:ils'étaitlevé,marchait,gesticulait,maisils'arrêtacommeépouvantédelaviolencedesesparoles.—Jesuisbienridicule,reprit-ilaprèsunefortlonguepause,envenantquêterunregarddecompassion.—Non,monsieur,vousêtesbienmalheureux...

«—Oh!oui,dit-il en reprenant le coursdecette confidence,plusquevousne lepensez!Par laviolence demes paroles, vous pouvez et vous devez croire à la passion physique la plus intense,puisque depuis neuf ans elle annule toutes mes facultés; mais ce n'est rien en comparaison del'adorationquem'inspirentl'âme,l'esprit,lesmanières,lecœur,toutcequidanslafemmen'estpaslafemme;enfin,cesravissantesdivinitésducortégedel'Amouraveclesquellesonpassesavie,etquisont lapoésiejournalièred'unplaisirfugitif.Jevois,parunphénomènerétrospectif,cesgrâcesdecœuretd'espritd'Honorineauxquellesjefaisaispeud'attentionaujourdemonbonheur,commetouslesgensheureux! J'ai, de jour en jour, reconnu l'étenduedemaperte en reconnaissant lesqualitésdivinesdontétaitdouécetenfantcapricieuxetmutin,devenusifortetsifiersouslamainpesantedelaMisère,souslescoupsdupluslâcheabandon.Etcettefleurcélestesedessèchesolitaireetcachée!Ah!laLoidontnousparlions,reprit-ilavecuneamèreironie,laLoi,c'estunpiquetdegendarmes,c'estmafemmesaisieetamenéedeforceici!...N'est-cepasconquériruncadavre?LaReligionn'apasprisesurelle,elleenveutlapoésie,ellepriesansécouterlescommandementsdel'Église.Moi,j'aitout épuisé comme clémence, comme bonté, comme amour... Je suis à bout. Il n'existe plus qu'unmoyendetriomphe:laruseetlapatienceaveclesquelleslesoiseleursfinissentparsaisirlesoiseauxles plus défiants, les plus agiles, les plus fantasques et les plus rares. Aussi, Maurice, quandl'indiscrétionbienexcusabledemonsieurdeGrandvillevousarévélélesecretdemavie,ai-jefinipar voir dans cet incident un de ces commandements du Sort, un de ces arrêts qu'écoutent et que

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mendient les joueurs au milieu de leurs parties les plus acharnées... Avez-vous pour moi assezd'affectionpourm'êtreromanesquementdévoué?...»

—«Jevousvoisvenir,monsieurlecomte,répondis-jeeninterrompant,jedevinevosintentions.Votre premier secrétaire a voulu crocheter votre caisse, je connais le cœur du second, il pourraitaimervotrefemme.Etpouvez-vouslevoueraumalheurenl'envoyantaufeu!Mettresamaindansunbrasiersanssebrûler,est-cepossible?—Vousêtesunenfant,repritlecomte,jevousenverraiganté!Cen'estpasmonsecrétairequiviendraselogerrueSaint-Maur,danslapetitemaisondemaraîcherquej'airenduelibre,ceseramonpetitcousin,lebarondel'Hostal,maîtredesrequêtes...»Aprèsunmoment donné à la surprise, j'entendis un coup de cloche, et une voiture roula jusqu'au perron.BientôtlevaletdechambreannonçamadamedeCourtevilleetsafille.LecomteOctaveavaitunetrèsnombreuseparentédanssalignematernelle.MadamedeCourteville,sacousine,étaitveuved'unjugeauTribunaldelaSeine,quil'avaitlaisséeavecunefilleetsansaucuneespècedefortune.Quepouvaitêtreunefemmedevingt-neufansauprèsd'unejeunefilledevingtans,aussibellequel'imaginationpourraitlesouhaiterpourunemaîtresseidéale?—«Baron,maîtredesrequêtes,référendaireausceauen attendant mieux, et ce vieil hôtel pour dot, aurez-vous assez de raisons pour ne pas aimer lacomtesse?»medit-ilàl'oreilleenmeprenantlamainetmeprésentantàmadamedeCourtevilleetàsa fille. Je fus ébloui, non par tant d'avantages que je n'aurais pas osé rêver,mais parAmélie deCourteville dont toutes les beautés étaientmises en relief par une de ces savantes toilettes que lesmèresfont faireà leursfillesquand ils'agitde lesmarier.Neparlonspasdemoi,dit leconsulenfaisantunepause.

—Vingtjoursaprès,reprit-il,j'allaidemeurerdanslamaisondumaraîcher,qu'onavaitnettoyée,arrangée et meublée avec cette célérité qui s'explique par trois mots: Paris! l'ouvrier français!l'argent! J'étais aussi amoureuxque le comtepouvait le désirer pour sa sécurité.Laprudenced'unjeunehommedevingt-cinqanssuffirait-elleauxrusesquej'entreprenaisetoùils'agissaitdubonheurd'unami?Pourrésoudrecettequestion,jevousavouequejecomptaibeaucoupsurmononcle,carjefus autorisé par le comte à le mettre dans la confidence au cas où je jugerais son interventionnécessaire. Je pris un jardinier, jeme fis fleuriste jusqu'à lamanie, jem'occupai furieusement, enhommequeriennepouvaitdistraire,dedéfoncerlemaraisetd'enapproprierleterrainàlaculturedesfleurs.DemêmequelesmaniaquesdeHollandeoud'Angleterre,jemedonnaipourmonofloriste.Jecultivaispécialementdesdahliasenenréunissanttouteslesvariétés.Vousdevinezquemalignedeconduite, même dans ses plus légères déviations, était tracée par le comte dont toutes les forcesintellectuellesfurentalorsattentivesauxmoindresévénementsdelatragi-comédiequidevaitsejouerrue Saint-Maur.Aussitôt la comtesse couchée, presque tous les soirs, entre onze heures etminuit,Octave,madameGobainetmoi,nous tenionsconseil. J'entendis lavieille rendantcompteàOctavedes moindres mouvements de sa femme pendant la journée; il s'informait de tout, des repas, desoccupations,del'attitude,dumenudulendemain,desfleursqu'elleseproposaitd'imiter.Jecompriscequ'estunamouraudésespoir,quandilsecomposedutripleamourquiprocèdedelatête,ducœuretdessens.Octavenevivaitquependantcetteheure.Pendantdeuxmoisquedurèrentlestravaux,jenejetaipaslesyeuxsurlepavillonoùdemeuraitmavoisine.Jen'avaispasdemandéseulementsij'avaisunevoisine,quoiquelejardindelacomtesseetlemienfussentséparésparunpalis,lelongduquelelleavaitfaitplanterdescyprèsdéjàhautsdequatrepieds.Unbeaumatin,madameGobainannonçacommeungrandmalheuràsamaîtressel'intentionmanifestéeparunoriginaldevenusonvoisin,defairebâtiràlafindel'annéeunmurentrelesdeuxjardins.Jenevousparlepasdelacuriositéquimedévorait.Voir lacomtesse!... cedésir faisaitpâlirmonamournaissantpourAméliedeCourteville.Mon projet de bâtir un mur était une affreuse menace. Plus d'air pour Honorine dont le jardindevenait une espèce d'allée serrée entre ma muraille et son pavillon. Ce pavillon, une ancienne

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maisondeplaisir,ressemblaitàunchâteaudecartes,iln'avaitpasplusdetrentepiedsdeprofondeursurune longueurd'environcentpieds.Lafaçadepeinteà l'allemandefiguraitun treillagedefleursjusqu'au premier étage, et présentait un charmant specimen de ce style Pompadour si bien nommérococo.Onarrivaitparunelongueavenuedetilleuls.Lejardindupavillonetlemaraisfiguraientunehachedont lemancheétaitreprésentéparcetteavenue.Monmurallait rogner les troisquartsdelahache. La comtesse en fut désolée, et dit au milieu de son désespoir:—«Ma pauvre Gobain, quelhommeest-ceque ce fleuriste?—Ma foi, dit-elle, je ne sais pas s'il est possiblede l'apprivoiser, ilparaîtavoirlesfemmesenhorreur.C'estleneveud'uncurédeParis.Jen'aivul'onclequ'uneseulefois,unbeauvieillarddesoixante-quinzeans,bienlaid,maisbienaimable.Ilsepeutbienquececurémaintienne, commeon leprétenddans lequartier, sonneveudans lapassiondes fleurs,pourqu'iln'arrivepaspis...—Maisquoi?—Ehbien!votrevoisinestunhurluberlu...»fitlaGobainenmontrantsatête.Lesfoustranquillessontlesseulshommesdequilesfemmesneconçoiventaucuneméfianceenfaitdesentiment.Vousallezvoirparlasuitecombienlecomteavaitvujusteenmechoisissantcerôle.—«Mais, qu'a-t-il? demanda la comtesse.—Il a trop étudié, répondit la Gobain, il est devenusauvage.Enfin,iladesraisonspourneplusaimerlesfemmes...là,puisquevousvoulezsavoirtoutcequisedit.—Ehbien!repritHonorine, lesfousm'effraientmoinsquelesgenssages, jeluiparlerai,moi! dis-lui que je le prie de venir. Si je ne réussis pas, je verrai le curé.»Le lendemain de cetteconversation,enmepromenantdansmesallées tracées, j'entrevisaupremierétagedupavillon lesrideaux d'une fenêtre écartés et la figure d'une femme posée en curieuse. LaGobainm'aborda. Jeregardaibrusquementlepavillonetfisungestebrutal,commesijedisais:—Eh!jememoquebiendevotremaîtresse!—«Madame,dit laGobain,qui revint rendrecomptede sonambassade, le foum'apriéedelelaissertranquille,enprétendantquecharbonnierétaitmaîtrechezsoi,surtoutquandilétaitsans femme.—Il a deux fois raison, répondit la comtesse.—Oui, mais il a fini par me répondre:«J'irai!»quandjeluiairéponduqu'ilferaitlemalheurd'unepersonnequivivaitdanslaretraite,etquipuisait de grandes distractions dans la culture des fleurs.»Le lendemain, je sus par un signede laGobainqu'onattendaitmavisite.Aprèsledéjeunerdelacomtesse,aumomentoùellesepromenaitdevantsonpavillon,jebrisailepalisetjevinsàelle.J'étaismisencampagnard:vieuxpantalonàpiedenmolletongris,grossabots,vieillevestedechasse,casquetteentête,méchantfoulardaucou, lesmainssaliesdeterre,etunplantoiràlamain.—«Madame,c'estlemonsieurquiestvotrevoisin!»criala Gobain. La comtesse ne s'était pas effrayée. J'aperçus enfin cette femme que sa conduite et lesconfidencesducomteavaientrenduesicurieuseàobserver.Nousétionsdanslespremiersjoursdumois de mai. L'air pur, le temps bleu, la verdeur des premières feuilles, la senteur du printempsfaisaientuncadreàcettecréationdeladouleur.EnvoyantHonorine,jeconçuslapassiond'Octaveetla vérité de cette expression: une fleur céleste! Sa blancheurme frappa tout d'abord par son blancparticulier,carilyaautantdeblancsquederougesetdebleusdifférents.Enregardantlacomtesse,l'œilservaitàtouchercettepeausuaveoùlesangcouraitenfiletsbleuâtres.Alamoindreémotion,cesangserépandaitsousletissucommeunevapeurennappesrosées.Quandnousnousrencontrâmes,lesrayonsdusoleilenpassantàtraverslefeuillagegrêledesacaciasenvironnaientHonorinedecenimbejauneetfluidequeRaphaëletTitien,seulsparmitouslespeintres,ontsupeindreautourdelaVierge.Desyeuxbrunsexprimaientàlafoislatendresseetlagaieté,leuréclatsereflétaitjusquesurle visage, à travers de longs cils abaissés. Par lemouvement de ses paupières soyeuses,Honorinevousjetaituncharme,tantilyavaitdesentiment,demajesté,deterreur,deméprisdanssamanièredereleveroud'abaissercevoiledel'âme.Enfin,ellepouvaitvousglacerouvousanimerparunregard.Ses cheveux cendrés, rattachés négligemment sur sa tête, lui dessinaient un front de poëte, large,puissant, rêveur. La bouche était entièrement voluptueuse. Enfin, privilége rare en France, maiscommun en Italie, toutes les lignes, les contours de cette tête avaient un caractère de noblesse quidevaitarrêterlesoutragesdutemps.Quoiquesvelte,Honorinen'étaitpasmaigre,etsesformesme

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semblèrent être de celles qui réveillent encore l'amour quand il se croit épuisé. Elleméritait bienl'épithète de mignonne, car elle appartenait à ce genre de petites femmes souples qui se laissentprendre,flatter,quitteretreprendrecommedeschattes.Sespetitspiedsquej'entendissurlesableyfaisaient un bruit léger qui leur était propre et qui s'harmoniait au bruissement de la robe; il enrésultaitunemusiquefémininequisegravaitdanslecœuretdevaitsedistinguerentreladémarchedemillefemmes.Sonportrappelaittoussesquartiersdenoblesseavectantdefierté,quedanslesrueslesprolétaireslesplusaudacieuxdevaientserangerpourelle.Gaie,tendre,fièreetimposante,onnela comprenait pas autrement que douée de ces qualités qui semblent s'exclure, et qui la laissaientnéanmoins enfant. Mais l'enfant pouvait devenir forte comme l'ange; et, comme l'ange, une foisblesséedanssanature,elledevaitêtreimplacable.Lafroideursurcevisageétaitsansdoutelamortpourceuxàquisesyeuxavaientsouri,pourquiseslèvress'étaientdénouées,pourceuxdontl'âmeavaitaccueillilamélodiedecettevoixquidonnaitàlaparolelapoésieduchantpardesaccentuationsparticulières. En sentant le parfumde violette qu'elle exhalait, je compris comment le souvenir decette femmeavait cloué le comte au seuil de laDébauche, et commeonnepouvait jamaisoubliercellequivraimentétaitunefleurpourle toucher,unefleurpourleregard,unefleurpourl'odorat,unefleurcélestepourl'âme...Honorineinspiraitledévouement,undévouementchevaleresqueetsansrécompense.Onsedisaitenlavoyant:«Pensez,jedevinerai;parlez,j'obéirai.Simavie,perduedansunsupplice,peutvousprocurerunjourdebonheur,prenezmavie:jesouriraicommelesmartyrssurleurs bûchers, car j'apporterai cette journée à Dieu comme un gage auquel obéit un père enreconnaissant une fête donnée à son enfant.» Bien des femmes se composent une physionomie etarriventàproduiredeseffetssemblablesàceuxquivouseussentsaisiàl'aspectdelacomtesse;maischezelletoutprocédaitd'undélicieuxnaturel,etcenaturelinimitableallaitdroitaucœur.Sijevousenparleainsi,c'estqu'ils'agituniquementdesonâme,desespensées,desdélicatessesdesoncœur,etquevousm'eussiezreprochédenepasvousl'avoircrayonnée.Jefaillisoubliermonrôled'hommequasi fou,brutaletpeuchevaleresque.—«Onm'adit,madame,quevousaimiez les fleurs.—Jesuisouvrière fleuriste,monsieur, répondit-elle.Après avoir cultivé les fleurs, je les copie, commeunemèrequiseraitassezartistepoursedonnerleplaisirdepeindresesenfants...N'est-cepasassezvousdire que je suis pauvre et hors d'état de payer la concession que je veux obtenir de vous.—Etcomment,repris-jeaveclagravitéd'unmagistrat,unepersonnequisembleaussidistinguéequevousexerce-t-elleunpareilétat?Avez-vousdonccommemoidesraisonspouroccupervosdoigtsafindene pas laisser travailler votre tête?—Restons sur lemurmitoyen, répondit-elle en souriant.—Maisnoussommesaux fondations,dis-je.Ne faut-ilpasque je sache,denosdeuxdouleurs,ou, sivousvoulez,denosdeuxmanies, laquelledoitcéder lepasà l'autre?...Ah! le jolibouquetdenarcisses!ellessontaussifraîchesquecettematinée!»Jevousdéclarequ'elles'étaitcréécommeunmuséedefleursetd'arbustes,oùlesoleilseulpénétrait,dontl'arrangementétaitdictéparungénieartisteetqueleplusinsensibledespropriétairesauraitrespecté.Lesmassesdefleurs,étagéesavecunesciencedefleuristeoudisposéesenbouquets,produisaientdeseffetsdouxàl'âme.Cejardinrecueilli,solitaire,exhalait des baumes consolateurs et n'inspirait que de douces pensées, des images gracieuses,voluptueusesmême.Onyreconnaissaitcetteineffaçablesignaturequenotrevraicaractèreimprimeentouteschosesquandriennenouscontraintd'obéirauxdiverseshypocrisies,d'ailleursnécessaires,qu'exigelaSociété.Jeregardaisalternativementlemonceaudenarcissesetlacomtesse,enparaissantplusamoureuxdesfleursqued'elle,pourjouermonrôle.—«Vousaimezdoncbienlesfleurs?medit-elle.—C'est, lui dis-je, les seuls êtres qui ne trompent pas nos soins et notre tendresse.» Je fis unetiradesiviolenteenétablissantunparallèleentrelabotaniqueetlemonde,quenousnoustrouvâmesàmillelieuesdumurmitoyen,etquelacomtessedutmeprendrepourunêtresouffrant,blessé,dignedepitié.Néanmoins,aprèsunedemi-heure,mavoisinemeramenanaturellementàlaquestion;carlesfemmes,quandellesn'aimentpas,onttouteslesang-froidd'unvieilavoué.—«Sivousvoulezlaisser

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subsister le palis, lui dis-je, vous apprendrez tous les secrets de culture que je veux cacher, car jecherche le dahlia bleu, la rose bleue, je suis fou des fleurs bleues. Le bleu n'est-il pas la couleurfavoritedesbellesâmes?Nousnesommesni l'unni l'autrecheznous:autantvaudraitymettreunepetiteporteàclaire-voiequiréuniraitnosjardins...Vousaimezlesfleurs,vousverrezlesmiennes,jeverrailesvôtres.Sivousnerecevezpersonne,jenesuisvisitéqueparmononcle,lecurédesBlancs-Manteaux.—Non,dit-elle,jeneveuxdonneràpersonneledroitd'entrerdansmonjardin,chezmoi,àtouteheure.Venez-y,vousserez toujours reçu,commeunvoisinavecqui jeveuxvivreenbonnesrelations;maisj'aimetropmasolitudepourlagreverd'unedépendancequelconque.—Commevousvoudrez!» dis-je. Et je sautai d'un bond par-dessus le palis.—«A quoi sert une porte?»m'écriai-jequandjefussurmonterrainenrevenantàlacomtesseetlanarguantparungeste,parunegrimacedefou.Jerestaiquinzejourssansparaîtrepenseràmavoisine.Verslafindumoisdemai,parunebellesoirée,ilsetrouvaquenousétionschacund'uncôtédupalis,nouspromenantàpaslents.Arrivésaubout, il fallutbienéchangerquelquesparolesdepolitesse;ellemetrouvasiprofondémentaccablé,plongé dans une rêverie si douloureuse, qu'ellemeparla d'espérance enme jetant des phrases quiressemblaientàceschantsparlesquelslesnourricesendormentlesenfants.Enfinjefranchislahaie,et me trouvai pour la seconde fois près d'elle. La comtesse me fit entrer chez elle en voulantapprivoisermadouleur.Jepénétraidoncenfindanscesanctuaireoùtoutétaitenharmonieaveclafemmequej'aitâchédevousdépeindre.Ilyrégnaituneexquisesimplicité.Al'intérieur,cepavillonétaitbienlabonbonnièreinventéeparl'artdudix-huitièmesièclepourlesjoliesdébauchesd'ungrandseigneur.Lasalleàmanger,siseaurez-de-chaussée,étaitcouvertedepeinturesàfresquereprésentantdes treillages de fleurs d'une admirable etmerveilleuse exécution. La cage de l'escalier offrait decharmantes décorations en camaïeu. Le petit salon, qui faisait face à la salle à manger, étaitprodigieusement dégradé; mais la comtesse y avait tendu des tapisseries pleines de fantaisies etprovenantd'anciensparavents.Unesalledebainyattenait.Au-dessus,iln'yavaitqu'unechambreavecsoncabinetdetoiletteetunebibliothèquemétamorphoséeenatelier.Lacuisineétaitcachéedanslescavessurlesquelleslepavillons'élevait,carilfallaitymonterparunperrondequelquesmarches.Lesbalustresde lagalerieetsesguirlandesdefleursPompadourdéguisaient la toiture,dontonnevoyaitquelesbouquetsdeplomb.OnsetrouvaitdansceséjouràcentlieuesdeParis.Sanslesourireamerqui se jouaitparfois sur lesbelles lèvres rougesdecette femmepâle,onauraitpucroireaubonheurdecettevioletteenseveliedanssa forêtdefleurs.Nousarrivâmesenquelques joursàuneconfiance engendrée par le voisinage et par la certitude où fut la comtesse de ma complèteindifférencepourlesfemmes.Unregardaurait toutcompromis,et jamaisjen'eusunepenséepourelle dans les yeux! Honorine voulut voir en moi comme un vieil ami. Ses manières avec moiprocédèrentd'unesortedecompassion.Ses regards, savoix, sesdiscours, toutdisaitqu'elleétaitàmillelieuesdescoquetteriesquelafemmelaplussévèresefûtpeut-êtrepermisesenpareilcas.Ellemedonnabientôtledroitdevenirdanslecharmantatelieroùellefaisaitsesfleurs,uneretraitepleinede livres et de curiosités, parée comme un boudoir, et où la richesse relevait la vulgarité desinstrumentsdumétier.Lacomtesseavait,àlalongue,poétisé,pourainsidire,cequiestl'antipodedela poésie, une fabrique. Peut-être, de tous les ouvrages que puissent faire les femmes, les fleursartificielles sont-elles celui dont les détails leur permettent de déployer le plus de grâces. Pourcolorier,unefemmedoitresterpenchéesurunetableets'adonner,avecunecertaineattention,àcettedemi-peinture.La tapisserie, faitecommedoit la faireuneouvrièrequiveutgagnersavie,estunecausedepulmonieoudedéviationdel'épinedorsale.Lagravuredesplanchesdemusiqueestundestravauxlesplustyranniquesparsaminutie,parlesoin,parlacompréhensionqu'ilexige.Lacouture,la broderie ne donnent pas trente sous par jour.Mais la fabrication des fleurs et celle desmodesnécessitent unemultitude demouvements, de gestes, des idéesmême qui laissent une jolie femmedanssasphère:elleestencoreelle-même,ellepeutcauser,rire,chanteroupenser.Certes,ilyavaitun

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sentimentdel'artdanslamanièredontlacomtessedisposaitsurunelonguetabledesapinjaunelesmyriadesdepétalescolorésquiservaientàcomposerlesfleursqu'elleavaitdécidées.Lesgodetsàcouleur étaient de porcelaine blanche, et toujours propres, rangés de façon à permettre à l'œil detrouver aussitôt la nuance voulue dans la gamme des tons. La noble artiste économisait ainsi sontemps. Un joli meuble d'ébène, incrusté d'ivoire, aux cent tiroirs vénitiens, contenait les matricesd'acier avec lesquelles elle frappait ses feuilles ou certains pétales. Un magnifique bol japonaiscontenait la colle qu'elle ne laissait jamais aigrir, et auquel elle avait fait adapter un couvercle àcharnière si léger, si mobile, qu'elle le soulevait du bout du doigt. Le fil d'archal, le laiton secachaientdansunpetittiroirdesatabledetravail,devantelle.Soussesyeuxs'élevait,dansunverrede Venise, épanoui comme un calice sur sa tige, le modèle vivant de la fleur avec laquelle elleessayait de lutter. Elle se passionnait pour les chefs-d'œuvre, elle abordait les ouvrages les plusdifficiles, lesgrappes, lescorolles lesplusmenues, lesbruyères, lesnectairesauxnuanceslespluscapricieuses.Sesmains,aussiagilesquesapensée,allaientdesatableàsafleur,commecellesd'unartistesurlestouchesd'unpiano.Sesdoigtssemblaientêtrefées,pourseservird'uneexpressiondePerrault,tantilscachaient,souslagrâcedugeste,lesdifférentesforcesdetorsion,d'application,depesanteurnécessairesàcetteœuvre,enmesurantavecla luciditédel'instinctchaquemouvementaurésultat. Je ne me lassais pas de l'admirer montant une fleur dès que les éléments s'en trouvaientrassemblésdevantelle,etcotonnant,perfectionnantunetige,yattachantlesfeuilles.Elledéployaitlegénie des peintres dans ses audacieuses entreprises, elle copiait des feuilles flétries, des feuillesjaunes;elleluttaitaveclesfleursdeschamps,detouteslesplusnaïves,lespluscompliquéesdansleursimplicité.—«Cetart,medisait-elle,estdansl'enfance.SilesParisiennesavaientunpeudugéniequel'esclavageduharemexigechezlesfemmesdel'Orient,ellesdonneraienttoutunlangageauxfleursposéessurleurtête.J'aifait,pourmasatisfactiond'artiste,desfleursfanéesaveclesfeuillescouleurbronzeflorentincommeils'entrouveaprèsouavantl'hiver...Cettecouronne,surunetêtedejeunefemmedontlavieestmanquée,ouqu'unchagrinsecretdévore,manquerait-elledepoésie?Combiende choses une femmene pourrait-elle pas dire avec sa coiffure?N'y a-t-il pas des fleurs pour lesbacchantes ivres, des fleurs pour les sombres et rigides dévotes, des fleurs soucieuses pour lesfemmesennuyées?Labotaniqueexprime,jecrois,touteslessensationsetlespenséesdel'âme,mêmelesplusdélicates!»Ellem'employaitàfrappersesfeuilles,àdesdécoupages,àdespréparationsdefildeferpourlestiges.Monprétendudésirdedistractionmerenditpromptementhabile.Nouscausionstoutentravaillant.Quandjen'avaisrienàfaire,jeluilisaislesnouveautés,carjenedevaispasperdredevuemonrôle,etjejouaisl'hommefatiguédelavie,épuisédechagrins,morose,sceptique,âpre.Monpersonnagemevalaitd'adorablesplaisanteriessurlaressemblancepurementphysique,moinslepiedbot,quisetrouvaitentrelordByronetmoi.Ilpassaitpourconstantquesesmalheursàelle,surlesquelsellevoulaitgarderleplusprofondsilence,effaçaientlesmiens,quoiquedéjàlescausesdemamisanthropieeussentpusatisfaireYoungetJob.Jenevousparleraipasdessentimentsdehontequimetorturaientenmemettantaucœur,commelespauvresdelarue,defaussesplaiespourexciterla pitié de cette adorable femme. Je compris bientôt l'étendue demon dévouement en comprenanttoute labassessedesespions.Les témoignagesdesympathieque jerecueillisalorseussentconsolélesplusgrandes infortunes.Cette charmante créature, sevréedumonde, seuledepuis tantd'années,ayant en dehors de l'amour des trésors d'affection à dépenser, elleme les offrit avec d'enfantineseffusions,avecunepitiéquicerteseûtremplid'amertumelerouéquil'auraitaimée;car,hélas!elleétait toutcharité, toutcompatissance.Son renoncementà l'amour, soneffroidecequ'onappelle lebonheurpour la femme, éclataient avecautantde forcequedenaïveté.Cesheureuses journéesmeprouvèrentquel'amitiédesfemmesestdebeaucoupsupérieureàleuramour.Jem'étaisfaitarracherlesconfidencesdemeschagrinsavecautantdesimagréesques'enpermettent les jeunespersonnesavant de s'asseoir au piano, tant elles ont la conscience de l'ennui qui s'ensuit. Comme vous le

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devinez,lanécessitédevaincremarépugnanceàparleravaitforcélacomtesseàserrerlesliensdenotreintimité;maiselleretrouvaitsibienenmoisapropreantipathiecontrel'amour,qu'ellemeparutheureuse du hasard qui lui avait envoyé dans son île déserte une espèce deVendredi. Peut-être lasolitudecommençait-elle à luipeser.Néanmoins, elle était sans lamoindrecoquetterie, ellen'avaitplusriendelafemme,ellenesesentaituncœur,medisait-elle,quedanslemondeidéaloùelleseréfugiait.Involontairementjecomparaisentreellescesdeuxexistences,celleducomte, toutaction,tout agitation, tout émotion; celle de la comtesse, tout passivité, tout inactivité, tout immobilité.Lafemme et l'homme obéissaient admirablement à leur nature.Mamisanthropie autorisait contre leshommesetcontrelesfemmesdecyniquessortiesquejemepermettaisenespérantamenerHonorinesur le terrain des aveux; mais elle ne se laissait prendre à aucun piége, et je commençais àcomprendre cet entêtement de mule, plus commun qu'on ne le pense chez les femmes.—«LesOrientauxont raison, lui dis-jeun soir, devous renfermer ennevous considérant que comme lesinstrumentsdeleursplaisirs.L'Europeestbienpuniedevousavoiradmisesàfairepartiedumonde,etdevousyacceptersurunpiedd'égalité.Selonmoi,lafemmeestl'êtreleplusimprobeetlepluslâchequipuisseserencontrer.Etc'estlà,d'ailleurs,d'oùluiviennentsescharmes:lebeauplaisirdechasser un animal domestique! Quand une femme a inspiré une passion à un homme, elle lui esttoujours sacrée, elle est, à ses yeux, revêtue d'un privilége imprescriptible. Chez l'homme, lareconnaissancepourlesplaisirspassésestéternelle.S'ilretrouvesamaîtresseouvieilleouindignedelui,cettefemmeatoujoursdesdroitssursoncœur;mais,pourvousautres,unhommequevousavez aimé n'est plus rien; bien plus, il a un tort impardonnable, celui de vivre!... Vous n'osez pasl'avouer;mais vous avez toutes au cœur la pensée que les calomnies populaires appelées traditionprêtentàladamedelatourdeNesle:Queldommagequ'onnepuissesenourrird'amourcommeonsenourritdefruits!etque,d'unrepasfait,ilnepuissepasnevousresterquelesentimentduplaisir!...—Dieu,dit-elle, a sansdoute réservé cebonheurparfait pour leparadis.Mais, reprit-elle, si votreargumentationvous semble très spirituelle, elle apourmoi lemalheurd'être fausse.Qu'est-cequec'estquedesfemmesquis'adonnentàplusieursamours?medemanda-t-elleenmeregardantcommelaVierged'IngresregardeLouisXIIIluioffrantsonroyaume.—Vousêtesunecomédiennedebonnefoi, lui répondis-je, car vous venezdeme jeter de ces regards qui feraient la gloire d'une actrice.Mais,bellecommevousêtes,vousavezaimé;doncvousoubliez.—Moi,répondit-elleenéludantmaquestion, jenesuispasunefemme, jesuisunereligieusearrivéeàsoixante-douzeans.—Commentalorspouvez-vousaffirmeravecautantd'autoritéquevoussentezplusvivementquemoi?Lemalheurpourlesfemmesn'aqu'uneforme,ellesnecomptentpourdesinfortunesquelesdéceptionsducœur.»Ellemeregardad'unairdoux,etfitcommetouteslesfemmesqui,presséesentrelesdeuxportesd'undilemme,ousaisiesparlesgriffesdelavérité,n'enpersistentpasmoinsdansleurvouloir,ellemedit:—«Je suis religieuse, et vousme parlez d'unmonde où je ne puis plusmettre les pieds.—Pasmême par la pensée? lui dis-je.—Le monde est-il si digne d'envie? répondit-elle. Oh! quand mapensées'égare,ellevaplushaut...L'angedelaperfection,lebeauGabriel,chantesouventdansmoncœur,fit-elle.Jeseraisriche,jen'entravailleraispasmoinspournepasmontertropsouventsurlesailesdiapréesde l'Angeetallerdans leroyaumede lafantaisie. Ilyadescontemplationsquinousperdent,nousautresfemmes!Jedoisàmesfleursbeaucoupdetranquillité,quoiqu'ellesneréussissentpastoujoursàm'occuper.Endecertainsjoursj'ail'âmeenvahieparuneattentesansobjet;jenepuisbannirunepenséequis'emparedemoi,quisemblealourdirmesdoigts.Jecroisqu'ilseprépareungrandévénement,quemavievachanger;j'écoutedanslevague,jeregardeauxténèbres,jesuissansgoût pour mes travaux, et je retrouve, après mille fatigues, la vie... la vie ordinaire. Est-ce unpressentimentduciel,voilàcequejemedemande!...»Aprèstroismoisdelutteentredeuxdiplomatescachéssouslapeaud'unemélancoliejuvénile,etunefemmequeledégoûtrendaitinvincible,jedisaucomtequ'ilparaissait impossibledefairesortircette tortuededessoussacarapace, il fallaitcasser

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l'écaille.Laveille,dansunedernièrediscussiontoutamicale,lacomtesses'étaitécriée:—«Lucrèceaécritavecsonpoignardetsonsanglepremiermotdelachartedesfemmes:Liberté!»Lecomtemedonna dès lors carte blanche—«J'ai vendu cent francs les fleurs et les bonnets que j'ai faits cettesemaine!»medit joyeusementHonorineunsamedisoiroùjevinslatrouverdanscepetitsalondurez-de-chausséedontlesdoruresavaientétéremisesàneufparlefauxpropriétaire.Ilétaitdixheures.Uncrépusculedejuilletetunelunemagnifiqueapportaientleursnuageusesclartés.Desboufféesdeparfumsmélangéscaressaientl'âme,lacomtessefaisaittintinnulerdanssamainlescinqpiècesd'ord'un faux commissionnaire en modes, autre compère d'Octave, qu'un juge, monsieur Popinot, luiavaittrouvé.

—«Gagner savie en s'amusant, dit-elle, être libre, quand les hommes, armésde leurs lois, ontvoulunousfaireesclaves!Oh!chaquesamedij'aidesaccèsd'orgueil.Enfin,j'aimelespiècesd'ordemonsieurGaudissartautantquelordByron,votreSosie,aimaitcellesdeMurray.—Cecin'estguèrelerôle d'une femme, repris-je.—Bah! suis-je une femme? Je suis un garçon doué d'une âme tendre,voilàtout;ungarçonqu'aucunefemmenepeuttourmenter...—Votrevieestunenégationdetoutvotreêtre, répondis-je. Comment, vous pour qui Dieu dépensa ses plus curieux trésors d'amour et debeauté, ne désirez-vous pas parfois...—Quoi? dit-elle, assez inquiète d'une phrase qui, pour lapremièrefois,démentaitmonrôle.—Unjolienfantàcheveuxbouclés,allant,venantparmicesfleurs,commeunefleurdevieetd'amour,vouscriant:«Maman!...»J'attendisuneréponse.Unsilenceunpeutropprolongémefitapercevoirleterribleeffetdemesparolesquel'obscuritém'avaitcaché.Inclinéesur son divan, la comtesse était non pas évanouie, mais froidie par une attaque nerveuse dont lepremier frémissement,douxcomme toutcequiémanaitd'elle,avait ressemblé,dit-elleplus tard,àl'envahissement du plus subtil des poisons. J'appelai madame Gobain, qui vint et emporta samaîtresse,lamitsursonlit,ladélaça,ladéshabilla,larenditnonpasàlavie,maisausentimentd'unehorrible douleur. Jeme promenais en pleurant dans l'allée qui longeait le pavillon, en doutant dusuccès. Je voulais résigner ce rôle d'oiseleur, si imprudemment accepté. Madame Gobain, quidescendit etme trouva le visagebaignéde larmes, remontapromptement pourdire à la comtesse:—«Madame, que s'est-il donc passé? monsieur Maurice pleure à chaudes larmes et comme unenfant?»Stimuléeparladangereuseinterprétationquepouvaitrecevoirnotremutuelleattitude,elletrouvadesforcessurhumaines,pritunpeignoir,redescenditetvintàmoi.—«Vousn'êtespaslacausedecettecrise,medit-elle;jesuissujetteàdesspasmes,desespècesdecrampesaucœur!...—Etvousvoulezmetairevoschagrins?...luidis-jeenessuyantmeslarmesetaveccettevoixquinesefeintpas.Nevenez-vouspasdem'apprendrequevousavezétémère,quevousavezeu ladouleurdeperdrevotreenfant?—Marie!cria-t-ellebrusquementensonnant.LaGobainseprésenta.—Delalumièreetlethé,» lui dit-elle avec le sang-froid d'une lady harnachée d'orgueil par cette atroce éducationbritannique que vous savez. Quand la Gobain eut allumé les bougies et fermé les persiennes, lacomtessem'offritunvisagemuet;déjà,sonindomptablefierté,sagravitédesauvageavaientreprisleur empire; elle me dit:—«Savez-vous pourquoi j'aime tant lord Byron?... Il a souffert commesouffrentlesanimaux.Aquoibonlaplaintequandellen'estpasuneélégiecommecelledeManfred,unemoquerieamèrecommecellededonJuan,une rêveriecommecelledeChilde-Harold?Onnesaurariendemoi!...Moncœurestunpoëmequej'apporteàDieu!—Sijevoulais...dis-je.—Si?répéta-t-elle.—Je nem'intéresse à rien, répondis-je, je ne puis pas être curieux;mais, si je le voulais, jesauraisdemaintousvossecrets.—Jevousendéfie!medit-elleavecuneanxiétémaldéguisée.—Est-cesérieux?—Certes,medit-elleenhochantlatête,jedoissavoirsicecrimeestpossible.—D'abord,madame,répondis-jeenluimontrantsesmains,cesjolisdoigts,quidisentassezquevousn'êtespasunejeunefille,étaient-ilsfaitspourletravail?Puis,vousnommez-vousmadameGobain?vousquidevantmoi,l'autrejour,avez,enrecevantunelettre,ditàMarie:«Tiens,c'estpourtoi.»Marieestla

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vraiemadameGobain.Donc,vouscachezvotrenomsousceluidevotreintendante.Oh!madame,demoi,necraignezrien.Vousavezenmoil'amileplusdévouéquevousaurezjamais....Ami,entendez-vous bien? Je donne à cemot sa sainte et touchante acception, si profanée en France où nous enbaptisonsnos ennemis.Cet ami, quivousdéfendrait contre tout, vousveut aussi heureusequedoitl'êtreunefemmecommevous.Quisaitsiladouleurquejevousaicauséeinvolontairementn'estpasuneactionvolontaire?—Oui, reprit-elleavecuneaudacemenaçante, je leveux,devenezcurieux,etdites-moitoutcequevouspourrezapprendresurmoi;mais...fit-elleenlevantledoigt,vousmedirezaussiparquelsmoyensvousaurezeucesrenseignements.Laconservationdufaiblebonheurdontjejouisicidépenddevosdémarches.—Celaveutdirequevousvousenfuirez...—Atire-d'aile!s'écria-t-elle, et dans le Nouveau-Monde...—Où vous serez, repris-je en l'interrompant, à la merci de labrutalitédespassionsquevousinspirerez.N'est-ilpasdel'essencedugénieetdelabeautédebriller,d'attirerlesregards,d'exciterlesconvoitisesetlesméchancetés?ParisestledésertsanslesBédouins;Parisestleseullieudumondeoùl'onpuissecachersaviequandondoitvivredesontravail.Dequoivousplaignez-vous?Quesuis-je?undomestiquedeplus,jesuismonsieurGobain,voilàtout.Sivousavezquelqueduelàsoutenir,untémoinpeutvousêtrenécessaire.—N'importe,sachezquijesuis.J'aidéjà dit: je veux! maintenant je vous en prie, reprit-elle avec une grâce (que vous avez àcommandement, fit le consul en regardant les femmes).—Ehbien!demainàpareilleheure jevousdirai ceque j'auraidécouvert, lui répondis-je.Maisn'allezpasmeprendreenhaine?Agiriez-vouscomme les autres femmes?—Que font les autres femmes?...—Elles nous ordonnent d'immensessacrifices, etquand ils sontaccomplis, ellesnous les reprochent,quelque tempsaprès, commeuneinjure.—Elles ont raison, si ce qu'elles ont demandé vous a paru des sacrifices... reprit-elle avecmalice.—Remplacez lemot sacrificepar lemot efforts, et...—Cesera, fit-elle,une impertinence.—Pardonnez-moi, luidis-je, j'oubliaisque la femmeet lepape sont infaillibles.—MonDieu,dit-elle,aprèsunelonguepause,deuxmotsseulementpeuventtroublercettepaixsichèrementachetéeetdontje jouis comme d'une fraude...» Elle se leva, ne fit plus attention àmoi.—«Où aller? dit-elle.Quedevenir?...Faudra-t-ilquittercettedouceretraite,arrangéeavectantdesoinpouryfinirmesjours?—Yfinirvosjours?luidis-jeavecuneffroivisible.N'avez-vousdoncjamaispenséqu'ilviendraitunmoment où vous ne pourriez plus travailler, où le prix des fleurs et des modes baissera par laconcurrence?...—J'aidéjàmilleécusd'économies,dit-elle.—MonDieu!combiendeprivationscettesommenereprésente-t-ellepas?...m'écriai-je.—Ademain,medit-elle,laissez-moi.Cesoir,jenesuisplusmoi-même, jeveuxêtreseule.Nedois-jepas recueillirmes forces,encasdemalheur;car, sivoussaviezquelquechose,d'autresquevousseraientinstruits,etalors....Adieu,dit-elled'untonbrefetavecungeste impératif.—Ademainlecombat,»répondis-jeensouriant,afindenepasperdrelecaractèred'insouciancequejedonnaisàcettescène.Maisensortantparlalongueavenue,jerépétai:Ademainlecombat!Etlecomtequej'allai,commetouslessoirs,trouversurleboulevard,s'écriademême:Ademainlecombat!L'anxiétéd'Octaveégalaitcelled'Honorine.Nousrestâmes,lecomteetmoi, jusqu'àdeuxheuresdumatinànouspromener le longdes fossésde laBastille,commedeuxgénéraux qui, la veille d'une bataille, évaluent toutes les chances, examinent le terrain, etreconnaissentqu'aumilieudelaluttelavictoiredépendd'unhasardàsaisir.Cesdeuxêtresséparésviolemmentallaientveillertousdeux,l'undansl'espérance,l'autredansl'angoissed'uneréunion.Lesdramesdelavienesontpasdanslescirconstances,ilssontdanslessentiments,ilssejouentdanslecœur, ou, si vous voulez, dans cemonde immense que nous devons nommer leMonde Spirituel.OctaveetHonorineagissaient,vivaientuniquementdanscemondedesgrandsesprits.Jefusexact.Adixheuresdusoir,pourlapremièrefois,onm'admitdansunecharmantechambre,blancheetbleue,dans lenidde cette colombeblessée.Lacomtesseme regarda,voulutmeparler et fut atterréeparmonairrespectueux.—«Madamelacomtesse...»luidis-jeensouriantavecgravité.Lapauvrefemme,quis'étaitlevée,retombasursonfauteuiletyrestaplongéedansuneattitudededouleurquej'aurais

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vouluvoirsaisieparungrandpeintre.—«Vousêtes,dis-jeencontinuant,lafemmeduplusnobleetduplus considéré des hommes, d'un hommequ'on trouve grand,mais qui l'est bien plus envers vousqu'ilnel'estauxyeuxdetous.Vousetlui,vousêtesdeuxgrandscaractères.Oùcroyez-vousêtreici?luidemandai-je.—Chezmoi,répondit-elleenouvrantdesyeuxquel'étonnementrendfixes.—ChezlecomteOctave! répondis-je.Noussommes joués.MonsieurLenormand, legreffierde laCour,n'estpaslevraipropriétaire,maisleprête-nomdevotremari.L'admirabletranquillitédontvousjouissezestl'ouvrageducomte,l'argentquevousgagnezvientducomtedontlaprotectiondescendauxplusmenusdétailsdevotreexistence.Votremarivousasauvéeauxyeuxdumonde,iladonnédesmotifsplausiblesàvotreabsence,ilespèreostensiblementnepasvousavoirperduedanslenaufragedelaCécile,vaisseausurlequelvousvousêtesembarquéepouralleràlaHavane,pourunesuccessionàrecueillir d'unevieille parentequi aurait puvousoublier; vousy êtes allée en compagniededeuxfemmesde sa famille et d'unvieil intendant!Lecomtedit avoir envoyédes agents sur les lieuxetavoirreçudeslettresquiluidonnentbeaucoupd'espoir...Ilprendpourvouscacheràtouslesregardsautantdeprécautionsquevousenprenezvous-même...Enfin,ilvousobéit...—Assez,répondit-elle.Jeneveuxplussavoirqu'uneseulechose.Dequitenez-vouscesdétails?—Eh!monDieu,madame,mononcleaplacéchezlecommissairedepolicedecequartierunjeunehommesansfortuneenqualitédesecrétaire.Cejeunehommem'atoutdit.Sivousquittiezcepavilloncesoir,furtivement,votremarisauraitoùvousiriez,etsaprotectionvoussuivraitpartout.Commentunefemmed'esprita-t-ellepucroirequedesmarchandspouvaientacheterdes fleursetdesbonnetsaussicherqu'ils lesvendent?Demandezmilleécusd'unbouquet,vouslesaurez!Jamaistendressedemèrenefutplusingénieusequecelledevotremari.J'aisuparleconciergedevotremaisonquelecomtevientsouvent,derrièrelahaie,quand tout repose,voir la lumièredevotre lampedenuit!Votregrandchâledecachemirevaut six mille francs... Votre marchande à la toilette vous vend du vieux qui vient des meilleuresfabriques... Enfin, vous réalisez ici Vénus dans les filets de Vulcain; mais vous êtes emprisonnéeseule, et par les inventionsd'unegénérosité sublime, sublimedepuis sept ans et à toute heure.»Lacomtessetremblaitcommetrembleunehirondelleprise,etqui,danslamainoùelleest,tendlecou,regardeautourd'elled'unœilfauve.Elleétaitagitéeparuneconvulsionnerveuseetm'examinaitparunregarddéfiant.Sesyeuxsecsjetaientunelueurpresquechaude;maiselleétaitfemme!...ilyeutunmoment où les larmes se firent jour, et elle pleura, nonpas qu'elle fût touchée, elle pleurade sonimpuissance,ellepleuradedésespoir.Ellesecroyaitindépendanteetlibre,lemariagepesaitsurellecomme la prison sur le captif.—«J'irai, disait-elle à travers ses larmes, il m'y force, j'irai là où,certes, personne neme suivra!—Ah! dis-je, vous voulez vous tuer..... Tenez, madame, vous devezavoirdesraisonsbienpuissantespournepasvouloirrevenirchezlecomteOctave.—Oh!certes!—Ehbien!dites-les-moi,dites-lesàmononcle;vousaurezennousdeuxconseillersdévoués.Simononcleest prêtre dans un confessionnal, il ne l'est jamais dans un salon. Nous vous écouterons, nousessaierons de trouver une solution aux problèmes que vous poserez; et si vous êtes la dupe ou lavictimedequelquemalentendu,peut-êtrepourrons-nouslefairecesser.Votreâmemesemblepure;maissivousavezcommisunefaute,elleestbienexpiée...Enfin,songezquevousavezenmoil'amile plus sincère. Si vous voulez vous soustraire à la tyrannie du comte, je vous en donnerai lesmoyens, il ne vous trouvera jamais.—Oh! il y a le couvent, dit-elle.—Oui,mais le comte, devenuMinistred'État, vous ferait refuserpar tous les couventsdumonde.Quoiqu'il soitbienpuissant, jevous sauverai de lui...mais... quand vousm'aurez démontré que vous ne pouvez pas, que vous nedevezpasreveniràlui.Oh!necroyezpasquevousfuiriezsapuissancepourtombersouslamienne,repris-jeenrecevantd'elleunregardhorriblededéfianceetpleindenoblesseexagérée.Vousaurezlapaix,lasolitudeetl'indépendance;enfin,vousserezaussilibreetaussirespectéequesivousétiezunevieillefillelaideetméchante.Jenepourraipas,moi-même,vousvoirsansvotreconsentement.—Etcomment?parquelsmoyens?—Ceci,madame,estmonsecret.Jenevoustrompepoint,soyez-en

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certaine.Démontrez-moiquecettevieest laseulequevouspuissiezmener,qu'elleestpréférableàcellede la comtesseOctave, riche, honorée, dansundesplusbeauxhôtelsdeParis, chériede sonmari,mèreheureuse....etjevousdonnegaindecause....—Mais,dit-elle,est-cejamaisunhommequimecomprendra!...

—Non,répondis-je.Aussiai-jeappelélaReligionpournousjuger.LecurédesBlancs-Manteauxestunsaintdesoixante-quinzeans.Mononclen'estpasleGrandInquisiteur,ilestsaintJean;maisilseferaFénelonpourvous,leFénelonquidisaitauducdeBourgogne:«Mangezunveaulevendredi;maissoyezchrétien,monseigneur?»—Allez,monsieur,lecouventestmadernièreressourceetmonseulasile.Iln'yaqueDieupourmecomprendre.Aucunhomme,fût-ilsaintAugustin,leplustendredespèresdel'Église,nepourraitentrerdanslesscrupulesdemaconscience,quipourmoisontlescerclesinfranchissablesdel'enferdeDante.Unautrequemonmari,unautre,quelqueindignequ'ilfûtdecetteoffrande,aeu toutmonamour! Ilne l'apaseu,car ilne l'apaspris; je le luiaidonnécommeunemère donne à son enfant un jouetmerveilleux que l'enfant brise. Il n'y avait pas deuxamourspourmoi.L'amourpourcertainesâmesnes'essaiepas:ouilest,ouiln'estpas.Quandilsemontre,quandilselève,ilesttoutentier.Ehbien!cetteviededix-huitmoisaétépourmoiuneviededix-huit ans, j'y ai mis toutes les facultés de mon être, elles ne se sont pas appauvries par leureffusion,ellessesontépuiséesdanscetteintimitétrompeuseoùmoiseuleétaisfranche.Lacoupedubonheurn'estpasvide,monsieur,elleestvidée!...riennepeutpluslaremplir,carelleestbrisée.Jesuishorsdecombat,jen'aiplusd'armes...Aprèsm'êtreainsilivréetoutentière,quesuis-je?lerebutd'unefête.Onnem'adonnéqu'unnom,Honorine,commejen'avaisqu'uncœur.Monmariaeu lajeunefille,unindigneamantaeulafemme,iln'yaplusrien!Melaisseraimer?...voilàlegrandmotque vous allez me dire. Oh! je suis encore quelque chose, et je me révolte à l'idée d'être uneprostituée!Oui,j'aivuclairàlalueurdel'incendie;et,tenez...jeconcevraisdecéderàl'amourd'unautre;mais àOctave?... oh! jamais.—Oh! vous l'aimez, lui dis-je.—Je l'estime, je le respecte, je levénère, il ne m'a pas fait le moindre mal; il est bon, il est tendre; mais je ne puis plus aimer...D'ailleurs,dit-elle,neparlonsplusdececi.Ladiscussionamoindrittout.Jevousexprimeraiparécritmes idées à ce sujet; car, en cemoment, ellesm'étouffent, j'ai la fièvre, je suis les pieds dans lescendresdemonParaclet.Toutcequejevois,ceschosesquejecroyaisconquisesparmontravailmerappellentmaintenanttoutcequejevoulaisoublier.Ah!c'estàfuird'ici,commejem'ensuisalléedemamaison.—Pouralleroù?dis-je.Unefemmepeut-elleexistersansprotecteur?Est-ceàtrenteans,danstoutelagloiredelabeauté,richedeforcesquevousnesoupçonnezpas,pleinedetendressesàdonner,quevousirezvivreaudésertoùjepuisvouscacher?...Soyezenpaix.Lecomte,quiencinqans ne s'est pas fait apercevoir ici, n'y pénétrera jamais que de votre consentement. Vous avez sasublimeviependantneufanspourgarantiedevotretranquillité.Vouspouvezdoncdélibérerentoutesécurité,survotreavenir,avecmononcleetmoi.Mononcleestaussipuissantqu'unMinistred'État.Calmez-vousdonc,negrossissezpasvotremalheur.Unprêtredontlatêteablanchidansl'exercicedusacerdocen'estpasunenfant,vousserezcompriseparceluiàquitouteslespassionssesontconfiéesdepuiscinquanteansbientôtetquipèsedanssesmainslecœursipesantdesroisetdesprinces.S'ilestsévèresousl'étole,mononcleseradevantvosfleursaussidouxqu'elles,etindulgentcommesondivinmaître.»Jequittailacomtesseàminuit,etlalaissaicalmeenapparence,maissombre,etdansdes dispositions secrètes qu'aucune perspicacité ne pouvait deviner. Je trouvai le comte à quelquespas,danslarueSaint-Maur,carilavaitquittél'endroitconvenusurleboulevard,attiréversmoiparune force invincible.—«Quelle nuit la pauvre enfant va passer? s'écria-t-il quand j'eus fini de luiraconter la scène qui venait d'avoir lieu. Si j'y allais, dit-il, si tout à coup elleme voyait!—En cemoment,elleestfemmeàsejeterparlafenêtre,luirépondis-je.LacomtesseestdecesLucrècesquinesurviventpasàunviol,mêmequandilvientd'unhommeàquiellessedonneraient.—Vousêtes

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jeune, me répondit-il. Vous ne savez pas que la volonté, dans une âme agitée par de si cruellesdélibérations,estcommeleflotd'unlacoùsepasseunetempête,leventchangeàtouteminute,etlecourantesttantôtàunerive,tantôtàuneautre.Pendantcettenuit, ilyatoutautantdechancespourqu'à ma vue Honorine se jette dans mes bras, que pour la voir sauter par la fenêtre.—Et vousaccepteriezcettealternative?luidis-je.—Allons,merépondit-il,j'aichezmoi,pourpouvoirattendrejusqu'à demain soir, une dose d'opium que Desplein m'a préparée afin de me faire dormir sansdanger!»Lelendemain,àmidi,laGobainm'apportaunelettre,enmedisantquelacomtesse,épuiséede fatigue, s'était couchée à six heures, et que, grâce à unamandé préparé par le pharmacien, elledormait.

—Voici cette lettre, j'en ai gardé une copie, car, mademoiselle, dit le consul en s'adressant àCamilleMaupin,vousconnaissezlesressourcesdel'art,lesrusesdustyleetleseffortsdebeaucoupd'écrivains qui nemanquent pas d'habileté dans leurs compositions;mais vous reconnaîtrez que lalittératurenesauraittrouverdetelsécritsdanssesentraillespostiches!Iln'yariendeterriblecommelevrai.Voilàcequ'écrivitcettefemme,ouplutôtcettedouleur:

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«MonsieurMaurice,

»Je sais tout ce que votre oncle pourrait me dire, il n'est pas plus instruit que maconscience.Laconscienceestchezl'hommeletruchementdeDieu.JesaisquesijenemeréconciliepasavecOctavejeseraidamnée:telestl'arrêtdelaloireligieuse.Laloicivilem'ordonne l'obéissance quand même. Si mon mari ne me repousse pas, tout est dit, lemondeme tient pour pure, pour vertueuse, quoi que j'aie fait.Oui, lemariage a cela desublimequelaSociétératifielepardondumari;maiselleaoubliéqu'ilfautquelepardonsoit accepté. Légalement, religieusement, mondainement, je dois revenir à Octave. A nenousentenirqu'àlaquestionhumaine,n'ya-t-ilpasquelquechosedecruelàluirefuserlebonheur,àlepriverd'enfants,àeffacersafamilledulivred'ordelapairie?Mesdouleurs,mes répugnances, mes sentiments, tout mon égoïsme (car je me sais égoïste) doit êtreimmoléàlafamille.Jeseraimère,lescaressesdemesenfantsessuierontbiendespleurs!Jeseraibienheureuse, jeseraicertainementhonorée, jepasserai fière,opulente,dansunbrillantéquipage!J'auraidesgens,unhôtel,unemaison,jeserailareined'autantdefêtesqu'ilyadesemainesdansl'année.Lemondem'accueillerabien.EnfinjeneremonteraipasdanslecielduPatriciat, jen'enseraipasmêmedescendue.AinsiDieu,laLoi, laSociété,toutestd'accord.Contrequoivousmutinez-vous?medit-onduhautduCiel,delaChaire,duTribunaletduTrônedontl'augusteinterventionseraitaubesoininvoquéeparlecomte.Votreonclemeparleramêmeaubesoind'unecertainegrâcecélestequim'inonderalecœuralorsque j'éprouverai leplaisird'avoir faitmondevoir.Dieu, laLoi, leMonde,Octave,veulentquejevive,n'est-cepas?Ehbien,s'iln'yapasd'autredifficulté,maréponsetranchetout:Jenevivraipas!Jeredeviendraibienblanche,bieninnocente,carjeseraidansmonlinceul,paréedelapâleurirréprochabledelamort.Iln'yapaslàlemoindreentêtementdemule.Cetentêtementdemuledontvousm'avezaccuséeenriantest,chezlafemme,l'effetd'unecertitude,unevisiondel'avenir.Simonmari,paramour,alasublimegénérositédetout oublier, je n'oublierai point, moi! L'oubli dépend-il de nous? Quand une veuve semarie, l'amour en fait une jeune fille, elle épouse un homme aimé;mais je ne puis pasaimerlecomte.Toutestlà,voyez-vous?Chaquefoisquemesyeuxrencontrerontlessiens,j'yverraitoujoursmafaute,mêmequandlesyeuxdemonmariserontpleinsd'amour.Lagrandeur de sa générositém'attestera la grandeur demon crime.Mes regards, toujoursinquiets, liront toujoursunesentence invisible. J'auraidans lecœurdessouvenirsconfusqui se combattront. Jamais le mariage n'éveillera dans mon être les cruelles délices, ledéliremorteldelapassion;jetueraimonmariparmafroideur,pardescomparaisonsquisedevineront,quoiquecachéesaufonddemaconscience.Oh!lejouroù,dansuneridedufront, dans un regard attristé, dans un geste imperceptible, je saisirai quelque reprocheinvolontaire,réprimémême,riennemeretiendra: jegiserai la têtefracasséesurunpavéque je trouverai plus clément quemonmari.Ma susceptibilité fera peut-être les frais decettehorribleetdoucemort.Jemourraipeut-êtrevictimed'uneimpatiencecauséeàOctaveparuneaffaire,outrompéeparuninjustesoupçon.Hélas!peut-êtreprendrai-jeunepreuved'amour pour une preuve demépris? Quel double supplice! Octave doutera toujours demoi,jedouteraitoujoursdelui.Jeluiopposerai,bieninvolontairement,unrivalindignedelui,unhommequejeméprise,maisquim'afaitconnaîtredesvoluptésgravéesentraitsdefeu,dont j'aihonteetdont jemesouviens irrésistiblement.Est-ceassezvousouvrirmoncœur?Personne,monsieur,nepeutmeprouverquel'amourserecommence,carjenepuiset ne veux accepter l'amour de personne. Une jeune fille est comme une fleur qu'on acueillie;maislafemmecoupableestunefleursurlaquelleonamarché.Vousêtesfleuriste,

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vousdevezsavoirs'ilestpossiblederedressercettetige,deravivercescouleursflétries,deramenerlasévedanscestubessidélicatsetdonttoutepuissancevégétativevientdeleurparfaite rectitude... Si quelque botaniste se livrait à cette opération, cet homme de génieeffacerait-il les plis de la tunique froissée? il referait une fleur, il seraitDieu!Dieu seulpeutmerefaire!Jeboislacoupeamèredesexpiations:maisenlabuvantj'aiterriblementépelécettesentence:—Expiern'estpaseffacer.Dansmonpavillon,seule,jemangeunpaintrempédemespleurs;maispersonnenemevoitlemangeant,nemevoitpleurant.RentrerchezOctave,c'estrenoncerauxlarmes,meslarmesl'offenseraient.Oh!monsieur,combiendevertusfaut-ilfoulerauxpiedspour,nonpassedonner,maisserendreàunmariqu'onatrompé?quipeutlescompter?Dieuseul,carluiseulestleconfidentetlepromoteurdeceshorriblesdélicatessesquidoiventfairepâlirsesanges.Tenez,j'iraiplusloin.Unefemmeadu courage devant unmari qui ne sait rien; elle déploie alors dans ses hypocrisies uneforce sauvage, elle trompe pour donner un double bonheur.Mais unemutuelle certituden'est-ellepasavilissante?Moi,j'échangeraisdeshumiliationscontredesextases?Octavenefinirait-il point par trouver de la dépravation dans mes consentements? Le mariage estfondésurl'estime,surdessacrificesfaitsdepartetd'autre;maisniOctavenimoinousnepouvons nous estimer le lendemain de notre réunion: il m'aura déshonorée par quelqueamourdevieillardpourunecourtisane;etmoi,j'aurailahonteperpétuelled'êtreunechoseaulieud'êtreuneDame.Jeneseraipaslavertu,jeseraileplaisirdanssamaison.Voilàlesfruitsamersd'unefaute.Jemesuisfaitunlitconjugaloùjenepuisquemeretournersurdes charbons, un lit sans sommeil. Ici, j'ai des heures de tranquillité, des heures pendantlesquellesj'oublie;maisdansmonhôtel,toutmerappelleralatachequidéshonoremarobed'épousée.Quandjesouffreici,jebénismessouffrances,jedisàDieu:Merci!Maischezlui, je serai pleine d'effroi, goûtant des joies qui ne me seront pas dues. Tout ceci,monsieur, n'est pas du raisonnement, c'est le sentiment d'une âmebien vaste, car elle estcreuséedepuisseptansparladouleur.Enfin,dois-jevousfairecetépouvantableaveu?Jeme sens toujours le sein mordu par un enfant conçu dans l'ivresse et la joie, dans lacroyanceaubonheur,parunenfantquej'ainourripendantseptmois,dequijeseraigrossetoutemavie.Sidenouveauxenfantspuisentenmoileurnourriture,ilsboirontdeslarmesqui, mêlées à mon lait, le feront aigrir. J'ai l'apparence de la légèreté, je vous sembleenfant...Oh!oui,j'ailamémoiredel'enfant,cettemémoirequiseretrouveauxabordsdelatombe.Ainsi,vouslevoyez, iln'estpasunesituationdanscettebellevie,oùlemondeetl'amourd'unmariveulentmeramener,quinesoitfausse,quinemecachedespiéges,quinem'ouvredesprécipicesoùjerouledéchiréepardesarêtesimpitoyables.Voicicinqansque jevoyagedans les landesdemonavenir, sansy trouveruneplace commodeàmonrepentir,parcequemonâmeestenvahieparunvrairepentir.Atoutceci,laReligionasesréponsesetjelessaisparcœur.Cessouffrances,cesdifficultéssontmapunition,dit-elle,etDieumedonnera la forcede lessupporter.Ceci,monsieur,estune raisonpourcertainesâmespieuses,douéesd'uneénergiequimemanque.Entrel'enferoùDieunem'empêcherapasdelebénir,etl'enferquim'attendchezlecomteOctave,monchoixestfait.

»Underniermot.Monmari serait encore choisi parmoi, si j'étais jeune fille, et quej'eussemonexpérienceactuelle;maislàprécisémentestlaraisondemonrefus:jeneveuxpas rougir devant cet homme. Comment, je serai toujours à genoux, il sera toujoursdebout!Etsinouschangeonsdeposture,jeletrouveméprisable.Jeneveuxpasêtremieuxtraitée par lui à cause dema faute. L'ange qui oserait avoir certaines brutalités qu'on sepermetdepartetd'autrequandonestmutuellementirréprochables,cetangen'estpassurla

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terre,ilestauciel!Octaveestpleindedélicatesse,jelesais;maisiln'yapasdanscetteâme(quelque grande qu'on la fasse, c'est une âme d'homme) de garanties pour la nouvelleexistenceque jemènerais chez lui.Venezdoncmedireoù jepuis trouver cette solitude,cettepaix,cesilenceamisdesmalheursirréparablesetquevousm'avezpromis.»

Aprèsavoirprisdecettelettrelacopiequevoicipourgardercemonumentenentier,j'allairuePayenne. L'inquiétude avait vaincu l'opium. Octave se promenait comme un fou dans son jardin.—«Répondez à cela, lui dis-je en lui donnant la lettre de sa femme.Tâchez de rassurer la Pudeurinstruite.C'estunpeuplusdifficilequedesurprendrelaPudeurquis'ignoreetquelaCuriositévouslivre.—Elleestàmoi!...»s'écrialecomte,dontlafigureexprimaitlebonheuràmesurequ'ilavançaitdans sa lecture. Ilme fit signede lamainde le laisser seul, en se sentant observédans sa joie. Jecomprisquel'excessivefélicitécommel'excessivedouleurobéissentauxmêmeslois;j'allairecevoirmadame de Courteville et Amélie, qui dînaient chez le comte ce jour-là. Quelque belle que fûtmademoiselledeCourteville, jesentis,enlarevoyant,quel'amoura troisfaces,etquelesfemmesqui nous inspirent un amour complet sont bien rares. En comparant involontairement Amélie àHonorine,jetrouvaisplusdecharmeàlafemmeenfautequ'àlajeunefillepure.PourHonorine,lafidélitén'étaitpasundevoir,maislafatalitéducœur;tandisqu'Amélieallaitprononcerd'unairsereindespromesses solennelles, sans en connaître laportéeni lesobligations.La femmeépuisée, quasimorte,lapécheresseàrelevermesemblaitsublime,elleirritaitlesgénérositésnaturellesàl'homme,elledemandaitaucœur tousses trésors,à lapuissance toutesses ressources;elleemplissait lavie,elleymettaituneluttedanslebonheur;tandisqu'Amélie,chasteetconfiante,allaits'enfermerdanslasphère d'une maternité paisible, où le terre-à-terre devait être la poésie, où mon esprit ne devaittrouvernicombat,nivictoire.EntrelesplainesdelaChampagneetlesAlpesneigeuses,orageuses,maissublimes,quelestlejeunehommequipeutchoisirlacrayeuseetpaisibleétendue?Non,detellescomparaisonssontfatalesetmauvaisessurleseuildelaMairie.Hélas!ilfautavoirexpérimenté laviepoursavoirquelemariageexclutlapassion,quelaFamillenesauraitavoirlesoragesdel'amourpour base. Après avoir rêvé l'amour impossible avec ses innombrables fantaisies, après avoirsavouré les cruellesdélicesde l'Idéal, j'avais sous lesyeuxunemodesteRéalité.Quevoulez-vous,plaignez-moi!Avingt-cinqans,jedoutaidemoi;maisjeprisunerésolutionvirile.J'allairetrouverlecomtesousprétextedel'avertirdel'arrivéedesescousines,etjelevisredevenujeuneaurefletdesesespérances.—«Qu'avez-vous,Maurice?medit-il, frappédel'altérationdemestraits.—Monsieurle comte...—Vous ne m'appelez plus Octave! vous à qui je devrai la vie, le bonheur.—Mon cherOctave,sivousréussissezàramener lacomtesseàsesdevoirs, je l'aibienétudiée... (ilmeregardacommeOthellodutregarderYago,quandYagoréussitàfaireentrerunpremiersoupçondanslatêteduMaure)ellenedoitjamaismerevoir,elledoitignorerquevousavezeuMauricepoursecrétaire;neprononcez jamaismonnom,quepersonnene le lui rappelle, autrement tout seraitperdu...Vousm'avez fait nommer Maître des Requêtes, eh bien! obtenez-moi quelque poste diplomatique àl'étranger,unconsulat,etnepensezplusàmemarieravecAmélie...Oh!soyezsansinquiétude,repris-jeenluivoyantfaireunhaut-le-corps,j'iraijusqu'auboutdemonrôle...—Pauvreenfant!...medit-ilenme prenant lamain,me la serrant et réprimant des larmes qui luimouillèrent les yeux.—Vousm'aviezdonnédesgants,repris-jeenriant,jenelesaipasmis,voilàtout.»Nousconvînmesalorsdece que je devais faire le soir au pavillon, où je retournai dans la soirée. Nous étions en août, lajournéeavaitétéchaude,orageuse,maisl'oragerestaitdansl'air,lecielressemblaitàducuivre,lesparfumsdesfleursarrivaientlourds,jemetrouvaiscommedansuneétuve,etmesurprisàsouhaiterquelacomtessefûtpartiepourlesIndes;maiselleétaitenredingotedemousselineblancheattachéeavecdesnœudsderubansbleus,coifféeencheveux,sesbouclescrêpéeslelongdesesjoues,assisesurunbancdeboisconstruitenformedecanapé,sousuneespècedebocage,sespiedssurunpetit

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tabouretdebois,etdépassantdequelqueslignessarobe.Elleneselevapoint,ellememontradelamainuneplaceauprèsd'elleenmedisant:—«N'est-cepasquelavieestsansissuepourmoi?—Laviequevousvousêtesfaite,luidis-je,maisnonpascellequejeveuxvousfaire;carsivouslevoulez,vouspouvezêtrebienheureuse...—Etcomment?dit-elle.Toutesapersonneinterrogeait.—Votrelettreest dans les mains du comte.» Honorine se dressa comme une biche surprise, bondit à six pas,marcha,tournadanslejardin,restadeboutpendantquelquesmoments,etfinitparallers'asseoirseuledanssonsalon,oùjelaretrouvaiquandjeluieuslaisséletempsdes'accoutumeràladouleurdececoup de poignard.—«Vous! un ami! dites un traître, un espion demonmari, peut-être?»L'instinct,chezlesfemmes,équivautàlaperspicacitédesgrandshommes.—«Ilfallaituneréponseàvotrelettre,n'est-cepas?etiln'yavaitqu'unseulhommeaumondequipûtl'écrire...Vouslirezdonclaréponse,chèrecomtesse,etsivousnetrouvezpasd'issueàlavieaprèscettelecture,l'espionvousprouveraqu'ilestunami,carjevousmettraidansuncouventd'oùlepouvoirducomtenevousarracherapas;mais,avantd'yaller,écoutons lapartieadverse. Ilestune loidivineethumaineà laquelle lahaineelle-même feint d'obéir, et qui ordonne de ne pas condamner sans entendre la défense. Vous avezjusqu'àprésentcondamné,commelesenfants,envousbouchantlesoreilles.Undévouementdeseptannéesasesdroits.Vouslirezdonclaréponsequeferavotremari.Jeluiaitransmisparmononclelacopiedevotrelettre,etmononcleluiademandéquelleseraitsaréponsesisafemmeluiécrivaitunelettreconçueencestermes.Ainsivousn'êtespointcompromise.Lebonhommeapporteralui-mêmela lettreducomte.Devantce sainthommeetdevantmoi,pardignitépourvous-même,vousdevezlire, ou vous ne seriez qu'un enfantmutin et colère.Vous ferez ce sacrifice aumonde, à la loi, àDieu.»Commeellenevoyaitencettecondescendanceaucuneatteinteàsavolontédefemme,elleyconsentit.Toutcetravaildequatreàcinqmoisavaitétébâtipourcetteminute.Maislespyramidesnese terminent-elles pas par une pointe sur laquelle se pose un oiseau?... Le comte plaçait toutes sesespérancesdanscetteheuresuprême,etilyétaitarrivé.Jenesaisrien,danslessouvenirsdetoutemavie,deplusformidablequel'entréedemononcledanscesalonPompadouràdixheuresdusoir.Cettetêtedont la chevelured'argent étaitmiseen reliefparunvêtement entièrementnoir, et cette figured'uncalmedivinproduisirentuneffetmagiquesurlacomtesseHonorine;elleéprouvalafraîcheurdes baumes sur ses blessures, elle fut éclairée par un reflet de cette vertu, brillante sans le savoir.—«Monsieur le curé des Blancs-Manteaux! dit la Gobain.—Venez-vous, mon cher oncle, avec unmessagedepaixetdebonheur?luidis-je.—Ontrouvetoujourslebonheuretlapaixenobservantlescommandementsdel'Église,»réponditmononcleenprésentantàlacomtesselalettresuivante.

«MachèreHonorine,

»Sivousm'aviezfaitlagrâcedenepasdouterdemoi,sivousaviezlulalettrequejevousécrivaisilyacinqans,vousvousseriezépargnécinqannéesdetravailinutileetdeprivations quim'ont désolé. Je vous y proposais unpacte dont les stipulations détruisenttoutesvoscrainteset rendentpossiblenotrevie intérieure.J'aidegrandsreprochesàmefaire et j'ai deviné toutes mes fautes en sept années de chagrins. J'ai mal compris lemariage. Jen'ai pas sudeviner le dangerquand il vousmenaçait.Unange était dansmamaison, le Seigneur m'avait dit: «Garde-le bien!» le Seigneur a puni la témérité de maconfiance.Vous ne pouvez vous donner un seul coup sans frapper surmoi.Grâce pourmoi!machèreHonorine.J'avaissibiencomprisvossusceptibilitésquejenevoulaispasvousramenerdanslevieilhôteldelaruePayenneoùjepuisdemeurersansvous,maisqueje ne saurais revoir avec vous. J'orne avec plaisir une autremaison au faubourg Saint-Honorédanslaquellejemèneenespérance,nonpasunefemmedueàl'ignorancedelavie,acquiseparlaloi,maisunesœurquimepermettradedéposersursonfrontlebaiserqu'unpère donne à une fille bénie tous les jours. Me destituerez-vous du droit que j'ai su

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conquérirsurvotredésespoir,celuideveillerdeplusprèsàvosbesoins,àvosplaisirs,àvotreviemême?Les femmesontuncœuràelles, toujourspleind'excuses,celuide leurmère;vousn'avezpasconnud'autremèreque lamiennequivousaurait ramenéeàmoi;maiscommentn'avez-vouspasdevinéquej'avaispourvousetlecœurdemamèreetceluidelavôtre!Oui,chère,monaffectionn'estnipetitenichicanière,elleestdecellesquinelaissentpasàlacontrariétéletempsdeplisserlevisaged'unenfantadoré.Pourquiprenez-vous le compagnon de votre enfance, Honorine, en le croyant capable d'accepter desbaisers tremblants, de separtager entre la joie et l'inquiétude?Necraignezpasd'avoir àsubirleslamentationsd'unepassionmendiante,jen'aivouludevousqu'aprèsm'êtreassuréde pouvoir vous laisser dans toute votre liberté. Votre fierté solitaire s'est exagéré lesdifficultés; vouspourrez assister à lavied'un frèreoud'unpère sans souffrance et sansjoiesivouslevoulez;maisvousnetrouverezautourdevousniraillerieniindifférence,nidoute sur les intentions.Lachaleurde l'atmosphèreoùvousvivez sera toujours égale etdouce,sans tempêtes,sansungrainpossible.Si,plus tard,aprèsavoiracquis lacertituded'être chezvous commevous êtes dansvotrepavillon, vousvoulezy introduired'autresélémentsdebonheur,desplaisirs,desdistractions,vousenélargirezlecercleàvotregré.La tendressed'unemèren'anidédainnipitié;qu'est-elle? l'amoursans ledésir:ehbien!chez moi, l'admiration cachera tous les sentiments où vous voudriez voir des offenses.Nous pouvons ainsi nous trouver nobles tous deux à côté l'un de l'autre. Chez vous, labienveillanced'unesœur,l'espritcaressantd'uneamiepeuventsatisfairel'ambitiondeceluiquiveutêtrevotrecompagnon,etvouspourrezmesurersatendresseauxeffortsqu'ilferapour vous la cacher.Nousn'auronsni l'unni l'autre la jalousie denotre passé, car nouspouvonsnousreconnaîtreàl'unetàl'autreassezd'espritpournevoirqu'enavantdenous.Donc, vous voilà chez vous, dans votre hôtel, tout ce que vous êtes rue Saint-Maur:inviolable,solitaire,occupéeàvotregré,vousconduisantparvospropreslois;maisvousavez en plus une protection légitime que vous obligez en ce moment aux travaux del'amourlepluschevaleresque,etlaconsidérationquidonnetantdelustreauxfemmes,etlafortunequivouspermetd'accomplirtantdebonnesœuvres.Honorine,quandvousvoudrezuneabsolutioninutile,vouslaviendrezdemander;ellenevousseraimposéeniparl'Égliseni par le Code; elle dépendra de votre fierté, de votre propre mouvement. Ma femmepouvaitavoiràredoutertoutcequivouseffraie;maisnonl'amieetlasœurenversquijesuistenudedéployerlesfaçonsetlesrecherchesdelapolitesse.Vousvoirheureusesuffitàmon bonheur, je l'ai prouvé pendant ces sept années. Ah! les garanties de ma parole,Honorine,sontdanstouteslesfleursquevousavezfaites,précieusementgardées,arroséesdemeslarmes,etquisont,commelesquiposdesPéruviens,unehistoiredenosdouleurs.Sicepactesecretnevousconvenaitpas,monenfant,j'aipriélesainthommequisechargedecette lettredenepasdireunmotenma faveur. Jeneveuxdevoirvotre retourniauxterreursquevousimprimeraitl'Église,niauxordresdelaloi.Jeneveuxrecevoirquedevous-mêmelesimpleetmodestebonheurquejedemande.Sivouspersistezàm'imposerlaviesombreetdélaisséedetoutsourirefraternelquejemènedepuisneufans,sivousrestezdansvotredésert, seuleet immobile,mavolonté fléchiradevant lavôtre.Sachez-lebien:vousne serezpas plus troubléequevousne l'avez été jusqu'aujourd'hui. Je ferai donnercongéàcefouquis'estmêlédevosaffaires,etquipeut-êtrevousachagrinée...»

—«Monsieur,ditHonorine enquittant sa lettre, qu'ellemitdans soncorsage, et regardantmononcle,jevousremercie,jeprofiteraidelapermissionquemedonnemonsieurlecomtederesterici...—Ah!»m'écriai-je.Cetteexclamationmevalutdemononcleunregardinquiet,etdelacomtesseune

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œillademalicieusequim'éclairasursesmotifs.Honorineavaitvoulusavoirsi j'étaisuncomédien,unoiseleur,et j'eus la triste satisfactionde l'abuserparmonexclamation,qui futundecescrisducœur auxquels les femmes se connaissent si bien.—«Ah!Maurice, me dit-elle, vous savez aimer,vous!» L'éclair qui brilla dansmes yeux était une autre réponse qui eût dissipé l'inquiétude de lacomtesse si elle en avait conservé. Ainsi le comte se servait de moi jusqu'au dernier moment.Honorine reprit alors la lettre du comte pour la finir. Mon oncle me fit un signe, je me levai.—«Laissonsmadame,medit-il.—Vouspartezdéjà,Maurice?medit-elle sansme regarder.Elle seleva,noussuivitenlisanttoujours,et,surleseuildupavillon,ellemepritlamain,melaserratrèsaffectueusementetmedit:—Nousnousreverrons...—Non,répondis-jeenluiserrantlamainàlafairecrier.Vousaimezvotremari!Demainjepars.»Etjem'enallaiprécipitamment,laissantmononcleàquielledit:—«Qu'a-t-ildonc,votreneveu?»Lepauvreabbécomplétamonouvrageenfaisantlegestedemontrersatêteetsoncœurcommepourdire:«Ilestfou,excusez-le,madame!»avecd'autantplusdevéritéqu'il lepensait.Six joursaprès, jepartisavecmanominationdevice-consulenEspagne,dansunegrandevillecommerçanteoùjepouvaisenpeudetempsmemettreenétatdeparcourirlacarrièreconsulaire,àlaquellejebornaimonambition.Aprèsmoninstallation,jereçuscettelettreducomte.

«MoncherMaurice,sij'étaisheureuxjenevousécriraispoint;maisj'airecommencéuneautreviededouleur:jesuisredevenujeuneparledésir,avectouteslesimpatiencesd'unhommequipassequarante ans, avec la sagesse du diplomate qui saitmodérer sa passion.Quand vous êtes parti, jen'étais pas encore admis dans le pavillon de la rue Saint-Maur;mais une lettrem'avait promis lapermissiond'yvenir, la lettredouceetmélancoliqued'une femmequi redoutait lesémotionsd'uneentrevue.Aprèsavoirattenduplusd'unmois,jehasardaidemeprésenter,enfaisantdemanderparlaGobainsijepouvaisêtrereçu.Jem'assissurunechaise,dansl'avenue,auprèsdelaloge,latêtedanslesmains, et je restai làprèsd'uneheure.—«Madameavoulu s'habiller,»medit laGobainafindecachersousunecoquetteriehonorablepourmoilesirrésolutionsd'Honorine.Pendantungrosquartd'heure,nousavonsétél'unetl'autreaffectésd'untremblementnerveuxinvolontaire,aussifortqueceluiquisaisitlesorateursàlatribune,etnousnousadressâmesdesphraseseffaréescommecellesde gens surpris qui simulent une conversation.—«Tenez, Honorine, lui dis-je les yeux pleins delarmes, la glace est rompue, et je suis si tremblant de bonheur, que vous devez me pardonnerl'incohérence de mon langage. Ce sera pendant long-temps ainsi.—Il n'y a pas de crime à êtreamoureuxdesafemme,merépondit-elleensouriantforcément.—Accordez-moilagrâcedeneplustravaillercommevousl'avezfait.JesaisparmadameGobainquevousvivezdepuisvingtjoursdevoséconomies,vousavezsoixantemillefrancsderentesàvous,etsivousnemerendezpasvotrecœur,aumoinsnemelaissezpasvotrefortune!—Ilyalong-temps,medit-elle,quejeconnaisvotrebonté...—S'ilvousplaisait de rester ici, lui répondis-je, etdegardervotre indépendance; si leplusardentamournetrouvepasgrâceàvosyeux,netravaillezplus...»Jeluitendistroisinscriptionsdechacunedouzemillefrancsderentes;ellelesprit,lesouvritavecindifférence,etaprèslesavoirlues,Maurice,ellenemejetaqu'unregardpour touteréponse.Ah!elleavaitbiencomprisquecen'étaitpasdel'argentquejeluidonnais,maislaliberté.—«Jesuisvaincue,medit-elleenmetendantlamainquejebaisai,venezmevoirautantquevousvoudrez.»Ainsi,ellenem'avaitreçuqueparviolencesurelle-même. Le lendemain je l'ai trouvée armée d'une gaieté fausse, et il a fallu deux moisd'accoutumanceavantde luivoirsonvraicaractère.Maisce futalorscommeunmaidélicieux,unprintemps d'amour quime donna des joies ineffables; elle n'avait plus de craintes, ellem'étudiait.Hélas!quandjeluiproposaidepasserenAngleterreafindeseréunirostensiblementavecmoi,danssamaison,dereprendresonrang,d'habitersonnouvelhôtel,ellefutsaisied'effroi.—«Pourquoinepastoujoursvivreainsi?»dit-elle.Jemerésignai,sansrépondreunmot.Est-ceuneexpérience?me

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demandai-jeenlaquittant.Envenantdechezmoi,rueSaint-Maur,jem'animais,lespenséesd'amourmegonflaientlecœur,etjemedisaiscommelesjeunesgens:Ellecéderacesoir...Toutecetteforcefactice ou réelle se dissipait à un sourire, à un commandement de ses yeux fiers et calmes que lapassion n'altérait point. Ce terrible mot répété par vous:—Lucrèce a écrit avec son sang et sonpoignard le premier mot de la charte des femmes: Liberté! me revenait, me glaçait. Je sentaisimpérieusementcombienleconsentementd'Honorineétaitnécessaire,etcombienilétaitimpossibledeleluiarracher.Devinait-ellecesoragesquim'agitaientaussibienauretourquependantl'aller?Jeluipeignisenfinmasituationdansunelettre,enrenonçantàluienparler.Honorinenemeréponditpas,ellerestasitristequejefiscommesijen'avaispasécrit.Jeressentisunepeineviolented'avoirpul'affliger,ellelutdansmoncœuretmepardonna.Vousallezsavoircomment.Ilyatroisjoursellemereçut,pourlapremièrefois,danssachambrebleueetblanche.Lachambreétaitpleinedefleurs,parée,illuminée,Honorineavaitfaitunetoilettequilarendaitravissante.Sescheveuxencadraientdeleursrouleauxlégerscettefigurequevousconnaissez;desbruyèresduCapornaientsatête;elleavaitunerobedemousselineblanche,uneceintureblancheàlongsboutsflottants.Voussavezcequ'elleestdanscettesimplicité;maiscejour-là,cefutunemariée,cefutl'Honorinedespremiersjours.Majoiefutglacéeaussitôt, car laphysionomieavait uncaractèredegravité terrible, il y avaitdu feu souscetteglace.—«Octave,medit-elle,quandvouslevoudrez,jeseraivotrefemme;maissachez-lebien,cette soumission a ses dangers, je puis me résigner... (Je fis un geste.)—Oui, dit-elle, je vouscomprends, la résignation vous offense, et vous voulez ce que je ne puis donner: l'amour! Lareligion,lapitiém'ontfaitrenonceràmonvœudesolitude,vousêtesici!Ellefitunepause.D'abord,reprit-elle, vous n'avez pas demandé plus,maintenant vous voulez votre femme. Eh bien! je vousrendsHonorinetellequ'elleest,etsansvousabusersurcequ'ellesera.Quedeviendrai-je?Mère!jelesouhaite.Oh!croyez-le, je lesouhaitevivement.Essayezdemetransformer, j'yconsens;maissi jemeurs,monami,nemaudissezpasmamémoire,etn'accusezpasd'entêtementcequejenommeraislecultedel'Idéal,s'iln'étaitpasplusnatureldenommerlesentimentindéfinissablequimetuera,leculteduDivin!L'avenir neme regardera plus, vous en serez chargé, consultez-vous?...»Elle s'est alorsassise, dans cette pose sereine que vous avez su admirer, etm'a regardé pâlissant sous la douleurqu'ellem'avaitcausée,j'avaisfroiddansmonsang.Envoyantl'effetdesesparoles,ellem'aprislesmains, les amisesdans les siennes, etm'adit: «Octave, je t'aime,mais autrementque tuveux êtreaimé:j'aimetonâme...Mais,sache-le,jet'aimeassezpourmouriràtonservice,commeuneesclaved'Orient, et sans regret. Ce sera mon expiation.» Elle a fait plus, elle s'est mise à genoux sur uncoussin,devantmoi,et,dansunaccèsdecharitésublime,m'adit:—«Aprèstout,peut-êtrenemourrai-jepas?...»

»Voicideuxmoisquejecombats.Quefaire?...j'ailecœurtropplein,j'aicherchéceluid'unamipouryjetercecri:—Quefaire?»

Jenerépondisrien.Deuxmoisaprèslesjournauxannoncèrentl'arrivée,parunpaquebotanglais,de la comtesse Octave rendue à sa famille, après des événements de voyage assez naturellementinventéspourquepersonnenelescontestât.AmonarrivéeàGênes,jereçusunelettredefairepartdel'heureuxaccouchementdelacomtessequidonnaitunfilsàsonmari.Jetinslalettredansmesmainspendantdeuxheures,surcetteterrasse,assissurcebanc.Deuxmoisaprès,tourmentéparOctave,parmessieursdeGrandvilleetdeSérizy,mesprotecteurs,accabléparlapertequejefisdemononcle,jeconsentisàmemarier.

Sixmois après la révolution de juillet, je reçus la lettre que voici et qui finit l'histoire de ceménage.

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«MonsieurMaurice, jemeurs, quoiquemère, et peut-êtreparceque je suismère. J'aibienjouémonrôledefemme:j'aitrompémonmari,j'aieudesjoiesaussivraiesqueleslarmes répandues au théâtre par les actrices. Jemeurs pour la Société, pour la Famille,pourleMariage,commelespremierschrétiensmouraientpourDieu.Jenesaispasdequoije meurs, je le cherche avec bonne foi, car je ne suis pas entêtée; mais je tiens à vousexpliquermonmal,àvousquiavezamenélechirurgiencéleste,votreoncle,àlaparoledequijemesuisrendue;ilaétémonconfesseur,jel'aigardédanssadernièremaladie,etilm'amontrélecielenm'ordonnantdecontinueràfairemondevoir.Etj'aifaitmondevoir.Jeneblâmepascellesquioublient, je lesadmirecommedesnatures fortes,nécessaires;maisj'ail'infirmitédusouvenir!Cetamourdecœurquinousidentifieavecl'hommeaimé,jen'aipuleressentirdeuxfois.Jusqu'auderniermoment,vouslesavez,j'aicriédansvotrecœur,auconfessionnal,àmonmari:«Ayezpitiédemoi!...»Toutfutsanspitié.Ehbien!jemeurs.Jemeursendéployantuncourageinouï.Jamaiscourtisanenefutplusgaiequemoi.MonpauvreOctaveestheureux,jelaissesonamourserepaîtredesmiragesdemoncœur.Ace jeu terrible jeprodiguemes forces, la comédienneest applaudie, fêtée, accabléedefleurs;maislerivalinvisiblevientcherchertouslesjourssaproie,unlambeaudemavie.Déchirée,jesouris!Jesourisàdeuxenfants,maisl'aîné,lemorttriomphe!Jevousl'aidéjàdit: l'enfantmortm'appellera, et jevaisà lui.L'intimité sans l'amourestunesituationoùmonâmesedéshonoreà touteheure. Jenepuispleurernim'abandonneràmes rêveriesqueseule.Lesexigencesdumonde,cellesdemamaison, lesoindemonenfant,celuidubonheurd'Octavenemelaissentpasuninstantpourmeretremper,pourpuiserdelaforcecommej'entrouvaisdansmasolitude.Lequi-viveperpétuelsurprendtoujoursmoncœurensursaut,jen'aipointsufixerdansmonâmecettevigilanceàl'oreilleagile,àlaparolemensongère,àl'œildelynx.Cen'estpasuneboucheaiméequiboitmeslarmesetquibénitmes paupières, c'est un mouchoir qui les étanche; c'est l'eau qui rafraîchit mes yeuxenflammésetnondeslèvresaimées.Jesuiscomédienneavecmonâme,etvoilàpeut-êtrepourquoijemeurs!J'enfermelechagrinavectantdesoinqu'iln'enparaîtrienaudehors;ilfaut bien qu'il ronge quelque chose, il s'attaque à ma vie. J'ai dit aux médecins qui ontdécouvert mon secret:—Faites-moi mourir d'une maladie plausible, autrementj'entraîneraismonmari.IlestdoncconvenuentremessieursDesplein,Bianchonetmoiquejemeurs d'un ramollissement de je ne sais quel os que la science a parfaitement décrit.Octavesecroitadoré!Mecomprenez-vousbien?Aussiai-jepeurqu'ilnemesuive.Jevousécrispourvousprierd'être,danscecas,letuteurdujeunecomte.Voustrouverezci-jointun codicille où j'exprime ce vœu: vous n'en ferez usage qu'au moment où ce seraitnécessaire,carpeut-êtreai-jedelafatuité.Mondévouementcachélaisserapeut-êtreOctaveinconsolable,mais vivant!PauvreOctave! je lui souhaite une femmemeilleure quemoi,carilméritebiend'êtreaimé.Puisquemonspirituelespions'estmarié,qu'ilserappellecequelafleuristedelarueSaint-Maurluilègueicicommeenseignement:Quevotrefemmesoit promptement mère! Jetez-la dans les matérialités les plus vulgaires du ménage;empêchez-la de cultiver dans son cœur la mystérieuse fleur de l'Idéal, cette perfectioncélesteàlaquellej'aicru,cettefleurenchantée,auxcouleursardentes,etdontlesparfumsinspirentledégoûtdesréalités.JesuisunesainteThérèsequin'apusenourrird'extases,aufondd'uncouventavecledivinJésus,avecunangeirréprochable,ailé,pourveniretpours'enfuir à propos.Vousm'avez vue heureuse aumilieu demes fleurs bien-aimées. Je nevousaipastoutdit:jevoyaisl'amourfleurissantsousvotrefaussefolie,jevousaicachémespensées,mespoésies,jenevousaipasfaitentrerdansmonbeauroyaume.Enfin,vousaimerezmon enfant pour l'amour demoi, s'il se trouvait un jour sans son pauvre père.

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Gardezmessecretscommelatombemegardera.Nemepleurezpas:ilyalongtempsquejesuismorte,sisaintBernardaeuraisondedirequ'iln'yaplusdevielàoùiln'yaplusd'amour.»

—Et,ditleConsulenserrantleslettresetrefermantàclefleportefeuille,lacomtesseestmorte.

—Lecomtevit-ilencore?demandal'ambassadeur,cardepuislarévolutiondejuilletiladisparudelascènepolitique.

—Vous souvenez-vous, monsieur de Lora, dit le Consul-Général, m'avoir vu reconduisant aubateauàvapeur...

—Unhommeencheveuxblancs,unvieillard?ditlepeintre.

—Un vieillard de quarante-cinq ans, allant demander la santé, des distractions à l'Italieméridionale.Cevieillard,c'étaitmonpauvreami,monprotecteurquipassaitparGênespourmedireadieu,pourmeconfiersontestament...Ilmenommetuteurdesonfils.Jen'aipaseubesoindeluidirelevœud'Honorine.

—Connaissait-ilsapositiond'assassin?ditmademoiselledesTouchesaubarondel'Hostal.

—Ilsoupçonnelavérité,réponditleConsul,etc'estlàcequiletue.Jesuisrestésurlebateauàvapeur qui l'emmenait à Naples, jusqu'au delà de la rade, une barque devait me ramener. Nousrestâmes pendant quelque temps à nous faire des adieux qui, je le crains, sont éternels. Dieu saitcombienl'onaimeleconfidentdenotreamour,quandcellequi l'inspiraitn'estplus!—«Cethommepossède, me disait Octave, un charme, il est revêtu d'une auréole.» Arrivés à la proue, le comteregardalaMéditerranée;ilfaisaitbeauparaventure,et,sansdoute,émuparcespectacle,ilmeléguacesdernièresparoles:—«Dansl'intérêtdelanaturehumaine,nefaudrait-ilpasrechercherquelleestcetteirrésistiblepuissancequinousfaitsacrifierauplusfugitifdetouslesplaisirs,etmalgrénotreraison,unedivinecréature?...J'ai,dansmaconscience,entendudescris.Honorinen'apascriéseule.Etj'aivoulu!...Jesuisdévoréderemords!Jemourais,ruePayenne,desplaisirsquejen'avaispas;jemourraienItaliedesplaisirsquej'aigoûtés!...D'oùvientledésaccordentredeuxnatureségalementnobles,j'oseledire?»

Unprofondsilencerégnasurlaterrassependantquelquesinstants.

—Était-ellevertueuse?demandaleConsulauxdeuxfemmes.

MademoiselledesTouchesseleva,pritleConsulparlebras,fitquelquespaspours'éloigner,etluidit:—Leshommesnesont-ilspascoupablesaussidevenirànous,defaired'unejeunefilleleurfemme, en gardant au fond de leurs cœurs d'angéliques images, en nous comparant à des rivalesinconnues, à des perfections souvent prises à plus d'un souvenir, et nous trouvant toujoursinférieures?

—Mademoiselle,vousauriezraisonsilemariageétaitfondésurlapassion,ettelleaétél'erreurdesdeuxêtresquibientôtneserontplus.Lemariage,avecunamourdecœurchezlesdeuxépoux,ceseraitleparadis.

MademoiselledesTouchesquittaleConsuletfutrejointeparClaudeVignonquiluiditàl'oreille:—Ilestunpeufat,monsieurdel'Hostal.

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—Non, répondit-elle en glissant à l'oreille de Claude cette parole, il n'a pas encore devinéqu'Honorine l'aurait aimé. Oh! fit-elle en voyant venir la consulesse, sa femme l'a écouté, lemalheureux!...

Onzeheuressonnèrentauxhorloges,touslesconvivess'enretournèrentàpied,lelongdelamer.

—Tout ceci n'est pas la vie, ditmademoiselledesTouches.Cette femmeest unedesplus raresexceptionsetpeut-êtrelaplusmonstrueusedel'intelligence,uneperle!Laviesecomposed'accidentsvariés,dedouleursetdeplaisirsalternés.LeparadisdeDante,cettesublimeexpressiondel'Idéal,cebleuconstantnesetrouvequedansl'âme,etledemanderauxchosesdelavieestunevoluptécontrelaquelleprotesteàtouteheurelaNature.Adetellesâmes,lessixpiedsd'unecelluleetunprie-Dieusuffisent.

—Vousavezraison,ditLéondeLora.Mais,quelquevaurienquejesois,jenepuism'empêcherd'admirer une femme capable, comme était celle-là, de vivre à côté d'un atelier, sous le toit d'unpeintre,sansjamaisendescendre,nivoirlemonde,nisecrotterdanslarue.

—Ças'estvupendantquelquesmois,ditClaudeVignonavecuneprofondeironie.

—LacomtesseHonorinen'estpaslaseuledesonespèce,réponditl'ambassadeuràmademoiselledesTouches.Unhomme,voiremêmeunhommepolitique,unacerbeécrivainfutl'objetd'unamourde ce genre, et le coup de pistolet qui l'a tué n'a pas atteint que lui: celle qu'il aimait s'est commecloîtrée.

—Il se trouve donc encore de grandes âmes dans ce siècle! dit CamilleMaupin, qui demeurapensive,appuyéeauquai,pendantquelquesinstants.

Paris,janvier1843.

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UNDÉBUTDANSLAVIE.

ALAURE.

Quelebrillantetmodesteespritquim'adonnélesujetdecettescèneenaitl'honneur!

SONFRÈRE.

Les chemins de fer, dans un avenir aujourd'hui peu éloigné, doivent faire disparaître certainesindustries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes detransportenusagepourlesenvironsdeParis.Aussi,bientôtlespersonnesetleschosesquisontleséléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d'un travail d'archéologie. Nos neveux neseront-ils pas enchantés de connaître le matériel social d'une époque qu'ils nommeront le vieuxtemps?AinsilespittoresquescoucousquistationnaientsurlaplacedelaConcordeenencombrantleCours-la-Reine,lescoucoussiflorissantspendantunsiècle,sinombreuxencoreen1830,n'existentplus;et,parlaplusattrayantesolennitéchampêtre,àpeineenaperçoit-onunsurlarouteen1842.En1842 les lieux célèbres par leurs sites, et nommés Environs de Paris ne possédaient pas tous unservicedemessageriesrégulier.NéanmoinslesTouchardpèreetfilsavaientconquislemonopoledutransport pour les villes les plus populeuses, dans un rayon de quinze lieues; et leur entrepriseconstituaitunmagnifiqueétablissement situé rueduFaubourg-Saint-Denis.Malgré leur ancienneté,malgré leurs efforts, leurs capitaux et tous les avantages d'une centralisation puissante, lesmessageriesTouchardtrouvaientdanslescoucousdufaubourgSaint-Denisdesconcurrentspourlespointssituésàseptouhuitlieuesàlaronde.LapassionduParisienpourlacampagneesttelle,quedes entreprises locales luttaient aussi avec avantage contre les Petites-Messageries, nom donné àl'entreprisedesTouchardparoppositionàceluidesGrandes-Messageriesde la rueMontmartre.Acetteépoque lesuccèsdesTouchardstimulad'ailleurs lesspéculateurs.Pour lesmoindres localitésdes environs de Paris, il s'élevait alors des entreprises de voitures belles, rapides et commodes,partantdeParisetyrevenantàheuresfixes,qui,surtouslespoints,etdansunrayondedixlieues,produisirent une concurrence acharnée. Battu par le voyage de quatre à six lieues, le coucou serabattitsurlespetitesdistances,etvécutencorependantquelquesannées.Enfin,ilsuccombadèsquelesomnibuseurentdémontré lapossibilitéde faire tenirdix-huitpersonnessurunevoiture traînéepardeuxchevaux.Aujourd'hui lecoucou,siparhasardundecesoiseauxd'unvolsipénibleexisteencore dans les magasins de quelque dépeceur de voitures, serait, par sa structure et par sesdispositions,l'objetderecherchessavantes,comparablesàcellesdeCuviersurlesanimauxtrouvésdanslesplâtrièresdeMontmartre.

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IMP.E.MARTINET.

PIERROTIN.

Pendantl'exercicedesesfonctionsilportaituneblousebleue,etc.,etc.

(UNDÉBUTDANSLAVIE.)

Lespetitesentreprises,menacéespar les spéculateursqui luttèrenten1822contre lesTouchardpèreetfils,avaientordinairementunpointd'appuidanslessympathiesdeshabitantsdulieuqu'ellesdesservaient.Ainsil'entrepreneur,àlafoisconducteuretpropriétairedelavoiture,étaitunaubergistedupaysdont lesêtres, leschoseset les intérêts luiétaientfamiliers.Ilfaisait lescommissionsavecintelligence,ilnedemandaitpasautantpoursespetitsservicesetobtenaitparcelamêmeplusquelesMessageries-Touchard. Il savait éluder la nécessité d'un passe-debout.Au besoin, il enfreignait lesordonnances sur les voyageurs à prendre. Enfin il possédait l'affection des gens du peuple.Aussi,

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quanduneconcurrences'établissait,silevieuxmessagerdupayspartageaitavecellelesjoursdelasemaine, quelques personnes retardaient-elles leur voyage pour le faire en compagnie de l'ancienvoiturier,quoiquesonmatérieletseschevauxfussentdansunétatpeurassurant.

Une des lignes que les Touchard père et fils essayèrent de monopoliser, qui leur fut le plusdisputée,etqu'ondisputeencoreauxToulouse,leurssuccesseurs,estcelledeParisàBeaumont-sur-Oise, ligne étonnamment fertile, car trois entreprises l'exploitaient concurremment en 1822. LesPetites-Messageries baissèrent vainement leurs prix, multiplièrent vainement les heures de départ,construisirentvainementd'excellentesvoitures,laconcurrencesubsista;tantestproductiveunelignesur laquelle sont situées de petites villes comme Saint-Denis et Saint-Brice, des villages commePierrefitte, Groslay, Ecouen, Poncelles, Moisselles, Baillet, Monsoult, Maffliers, Franconville,Presle,Nointel, Nerville, etc. LesMessageries-Touchard finirent par étendre le voyage de Paris àChambly.Laconcurrenceallajusqu'àChambly.Aujourd'huilesToulousevontjusqu'àBeauvais.

Surcetteroute,celled'Angleterre,ilexisteuncheminquiprendàunendroitassezbiennomméLaCave,vusatopographie,etquimènedansunedesplusdélicieusesvalléesdubassindel'Oise,àlapetitevilledel'Isle-Adam,doublementcélèbreetcommeberceaudelamaisonéteintedel'Isle-Adam,etcommeanciennerésidencedesBourbon-Conti.L'Isle-Adamestunecharmantepetitevilleappuyéede deux gros villages, celui de Nogent et celui de Parmain, remarquables tous deux par demagnifiquescarrièresquiont fourni lesmatériauxdesplusbeauxédificesduParismoderneetdel'étranger,carlabaseetlesornementsdescolonnesduthéâtredeBruxellessontdepierredeNogent.Quoiqueremarquablepard'admirablessites,pardeschâteauxcélèbresquedesprinces,desmoinesoudefameuxdessinateursontbâtis,commeCassan,Stors,LeVal,Nointel,Persan,etc.,en1822,cepayséchappaitàlaconcurrenceetsetrouvaitdesservipardeuxvoituriers,d'accordpourl'exploiter.Cetteexceptionsefondaitsurdesraisonsfacilesàcomprendre.DeLaCave,lepointoùcommence,sur la routed'Angleterre, le cheminpavédûà lamagnificencedesprincesdeConti, jusqu'à l'Isle-Adam, ladistanceestdedeux lieues;etnulleentreprisenepouvait faireundétoursiconsidérable,d'autant plus que l'Isle-Adam formait alors une impasse. La route qui ymenait y finissait. Depuisquelques années ungrand chemin a relié la vallée deMontmorency à la vallée de l'Isle-Adam.DeSaint-Denis, il passeparSaint-Leu-Taverny,Méru, l'Isle-Adam, etva jusqu'àBeaumont, le longdel'Oise. Mais en 1822, la seule route qui conduisît à l'Isle-Adam était celle des princes de Conti.PierrotinetsoncollèguerégnaientdoncdeParisàl'Isle-Adam,aimésparlepaysentier.LavoitureàPierrotinetcelledesoncamaradedesservaientStors,leVal,Parmain,Champagne,Mours,Prérolles,Nogent,NervilleetMaffliers.Pierrotinétaitsiconnu,queleshabitantsdeMonsoult,deMoissellesetdeSaint-Brice,quoiquesituéssurlagranderoute,seservaientdesavoiture,oùlachanced'avoiruneplace se rencontrait plus souvent que dans les diligences deBeaumont, toujours pleines. Pierrotinfaisait bon ménage avec sa concurrence. Quand Pierrotin partait de l'Isle-Adam, son camaraderevenaitdeParis,etviceversâ.Ilestinutiledeparlerduconcurrent,Pierrotinavaitlessympathiesdupays.Desdeuxmessagers, ilestd'ailleurs leseulenscènedanscettevéridiquehistoire.Qu'ilvoussuffisedoncde savoir que les deuxvoituriers vivaient enbonne intelligence, se faisant une loyaleguerre,etsedisputantleshabitantspardebonsprocédés.IlsavaientàParis,paréconomie,lamêmecour,lemêmehôtel,lamêmeécurie,lemêmehangar,lemêmebureau,lemêmeemployé.Cedétaildit assez que Pierrotin et son adversaire étaient, selon l'expression du peuple, de bonnes pâtesd'hommes.

Cet hôtel, situé précisément à l'angle de la rue d'Enghien, existe encore, et se nomme leLiond'argent. Le propriétaire de cet établissement destiné, depuis un temps immémorial, à loger desmessagers,exploitaitlui-mêmeuneentreprisedevoiturespourDammartinsisolidementétablie,que

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lesTouchard,sesvoisins,dontlesPetites-Messageriessontenface,nesongeaientpointàlancerdevoituresurcetteligne.

Quoiquelesdépartspourl'Isle-Adamdussentavoirlieuàheurefixe,Pierrotinetsoncomessagerpratiquaientàcetégarduneindulgencequileurconciliaitl'affectiondesgensdupays,etleurvalaitde fortes remontrances de la part des étrangers, habitués à la régularité des grands établissementspublics; mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence, moitié coucou, trouvaienttoujoursdesdéfenseursparmileurshabitués.Lesoir,ledépartdequatreheurestraînaitjusqu'àquatreheuresetdemie,etceluidumatin,quoique indiquépourhuitheures,n'avait jamais lieuavantneufheures.Cesystèmeétaitd'ailleursexcessivementélastique.Enété,tempsd'orpourlesmessagers,laloidesdéparts, rigoureuseenvers les inconnus,nepliaitquepour lesgensdupays.Cetteméthodeoffrait àPierrotin la possibilité d'empocher le prix dedeuxplaces pour une, quandunhabitant dupaysvenaitdebonneheuredemanderuneplaceappartenantàunoiseaudepassagequi,parmalheur,étaiten retard.Cetteélasticiténe trouveraitcertespasgrâceauxyeuxdespuristesenmorale;maisPierrotin et son collègue la justifiaient par ladureté des temps, par leurs pertes pendant la saisond'hiver,parlanécessitéd'avoirbientôtdemeilleuresvoitures,etenfinparl'exacteobservationdelaloiécritesurdesbulletinsdontlesexemplairesexcessivementraresnesedonnaientqu'auxvoyageursdepassageassezobstinéspourenexiger.

Pierrotin,hommedequaranteans,étaitdéjàpèredefamille.Sortide lacavalerieà l'époquedulicenciementde1815,cebravegarçonavaitsuccédéàsonpère,quimenaitdel'Isle-AdamàParisuncoucou d'allure assez capricieuse. Après avoir épousé la fille d'un petit aubergiste, il donna del'extensionauservicede l'Isle-Adam, lerégularisa,sefit remarquerparsonintelligenceetparuneexactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nom devait être un surnom) imprimait, par lamobilitédesaphysionomie,àsafigurerougeaudeetfaiteauxintempéries,uneexpressionnarquoisequiressemblaitàunairspirituel.Ilnemanquaitd'ailleurspasdecettefacilitédeparlerquis'acquiertàforcedevoirlemondeetdifférentspays.Savoix,parl'habitudedes'adresseràdeschevauxetdecriergare,avaitcontractédelarudesse;maisilprenaituntondouxaveclesbourgeois.Soncostume,comme celui des messagers du second ordre, consistait en de bonnes grosses bottes pesantes declous, faitesà l'Isle-Adam,etunpantalondegrosveloursvert-bouteille, etunevestede semblableétoffe,maispar-dessuslaquelle,pendantl'exercicedesesfonctions,ilportaituneblousebleue,ornéeaucol,auxépaulesetauxpoignetsdebroderiesmulticolores.Unecasquetteàvisièreluicouvraitlatête.L'étatmilitaireavait laissédans lesmœursdePierrotinungrand respectpour les supérioritéssociales,etl'habitudedel'obéissanceauxgensdeshautesclasses;maiss'ilsefamiliarisaitvolontiersavec les petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelque classe sociale qu'ellesappartinssent.Néanmoins,à forcedebrouetter lemonde, pour employerunede ses expressions, ilavait finiparregardersesvoyageurscommedespaquetsquimarchaient,etquidès lorsexigeaientmoinsdesoinsquelesautres,l'objetessentieldelamessagerie.

Avertiparlemouvementgénéralqui,depuislapaix,révolutionnaitsapartie,Pierrotinnevoulaitpasse laissergagnerpar leprogrèsdes lumières.Aussi,depuis labellesaison,parlait-ilbeaucoupd'une certaine grande voiture commandée aux Farry, Breilmann et Compagnie, les meilleurscarrossiers de diligences, et nécessitée par l'affluence croissante des voyageurs. Le matériel dePierrotinconsistaitalorsendeuxvoitures.L'une,quiservaitenhiveret laseulequ'ilprésentâtauxagents du Fisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancs arrondis de cette voiturepermettaientd'yplacersixvoyageurssurdeuxbanquettesd'uneduretémétallique,quoiquecouvertesdeveloursd'Utrechtjaune.Cesdeuxbanquettesétaientséparéesparunebarredeboisquis'ôtaitetseremettait àvolontédansdeux rainurespratiquées à chaqueparoi intérieure, à lahauteurdedosde

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patient.Cettebarre,perfidementenveloppéedeveloursetquePierrotinappelaitundossier,faisaitledésespoir des voyageurs par la difficulté qu'on éprouvait à l'enlever et à la replacer.Si ce dossierdonnaitdumalàmanier,ilencausaitencorebienplusauxépaulesquandilétaitenplace;maisquandonlelaissaitentraversdelavoiture,ilrendaitl'entréeetlasortieégalementpérilleuses,surtoutpourles femmes.Quoique chaque banquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d'une femmegrosse,nedûtcontenirquetroisvoyageurs,onenvoyaitsouventhuitserréscommedesharengsdansune tonne.Pierrotinprétendaitque lesvoyageurss'en trouvaientbeaucoupmieux,car ils formaientalorsunemassecompacte,inébranlable;tandisquetroisvoyageursseheurtaientperpétuellementetsouventrisquaientd'abîmerleurschapeauxcontrelatêtedesoncabriolet,parlesviolentscahotsdelaroute. Sur le devant de cette voiture, il existait une banquette de bois, le siége de Pierrotin, et oùpouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme on le sait, le nom de lapins. Parcertainsvoyages,Pierrotinyplaçaitquatrelapins,ets'asseyaitalorsencôtésuruneespècedeboîtepratiquéeaubasducabriolet,pourdonnerunpointd'appuiauxpiedsdeseslapins,ettoujourspleinedepailleoudepaquetsquinecraignaientrien.Lacaissedececoucou,peinteenjaune,étaitembelliedans sapartie supérieureparunebanded'unbleudeperruquieroù se lisaient en lettresd'unblancd'argent sur les côtés:L'Isle-Adam—Paris, et derrière:Servicede l'Isle-Adam. Nos neveux seraientdans l'erreur s'ils pouvaient croire que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, ycompris Pierrotin: dans les grandes occasions, elle en admettait parfois trois autres dans uncompartimentcarrérecouvertd'unebâcheoùs'empilaientlesmalles,lescaissesetlespaquets;maisleprudentPierrotinn'ylaissaitmonterquesespratiques,etseulementàtroisouquatrecentspasdelaBarrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par les conducteurs à cette partie de la voiture,devaient descendre avant chaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie. Lasurchargeinterditeparlesordonnancesconcernantlasûretédesvoyageursétaitalorstropflagrantepourquelegendarme,essentiellementamidePierrotin,pûtsedispenserdedresserprocès-verbaldecette contravention. Ainsi le cabriolet de Pierrotin brouettait par certains samedis soir ou lundismatin,quinzevoyageurs;maisalors,pourletraîner,ildonnaitàsongroschevalhorsd'âge,appeléRougeot,uncompagnondans lapersonned'unchevalgroscommeunponey,dont ildisaitunbieninfini.CepetitchevalétaitunejumentnomméeBichette,ellemangeaitpeu,elleavaitdufeu,elleétaitinfatigable, elle valait son pesant d'or.—«Ma femme ne la donnerait pas pour ce gros fainéant deRougeot!»s'écriaitPierrotin.

Ladifférenceentrel'autrevoitureetcelle-ciconsistaitencequelasecondeétaitmontéesurquatreroues. Cette voiture, de construction bizarre, appelée la voiture à quatre roues, admettait dix-septvoyageurs, etn'endevait contenirquequatorze.Elle faisait unbruit si considérable,que souvent àl'Isle-Adamondisait:VoilàPierrotin!quandilsortaitdelaforêtquis'étalesurlecoteaudelavallée.Elleétaitdiviséeendeuxlobes,dontlepremier,nommél'intérieur,contenaitsixvoyageurssurdeuxbanquettes, et le second, espèce de cabriolet ménagé sur le devant, s'appelait un coupé. Ce coupéfermaitparunvitrageincommodeetbizarredontladescriptionprendraittropd'espacepourqu'ilsoitpossibled'enparler.Lavoitureàquatrerouesétaitsurmontéed'uneimpérialeàcapotesouslaquellePierrotin fourrait six voyageurs, et dont la clôture s'opérait par des rideaux de cuir. Pierrotins'asseyaitsurunsiégepresqueinvisible,ménagédessouslevitrageducoupé.

Le messager de l'Isle-Adam ne payait les contributions auxquelles sont soumises les voiturespubliquesquesursoncoucouprésentécommetenantsixvoyageurs,etilprenaitunpermistouteslesfoisqu'ilfaisaitroulersavoitureàquatreroues.Cecipeutparaîtreextraordinaireaujourd'hui,maisdans ses commencements, l'impôt sur les voitures, assis avec une sorte de timidité, permit auxmessagers ces petites tromperies qui les rendaient assez contents de faire la queue aux employés,selonunmotdeleurvocabulaire.InsensiblementleFiscaffamédevintsévère,ilforçalesvoituresà

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neplusroulersansporterledoubletimbrequimaintenantannoncequ'ellessontjaugéesetqueleurscontributionssontpayées.Toutasontempsd'innocence,mêmeleFisc;maisverslafinde1822,cetempsduraitencore.Souventl'été,lavoitureàquatrerouesetlecabrioletallaientdeconcertsurlaroute, emmenant trente-deux voyageurs, et Pierrotin ne payait de taxe que sur six.Dans ces joursfortunés, leconvoipartiàquatreheuresetdemiedufaubourgSaint-Denisarrivaitbravementàdixheures du soir à l'Isle-Adam. Aussi, fier de son service, qui nécessitait un louage de chevauxextraordinaire,Pierrotindisait-il:«Nousavonsjolimentmarché!»Pourpouvoirfaireneuflieuesencinqheuresdans cet attirail, il supprimait alors les stationsque les cochers font, sur cette route, àSaint-Brice,àMoissellesetàLaCave.

L'hôtelduLiond'argentoccupeunterraind'unegrandeprofondeur.Sisafaçaden'aquetroisouquatre croisées sur le faubourg Saint-Denis, il comportait alors dans sa longue cour, au bout delaquelle sont les écuries, toute une maison plaquée contre la muraille d'une propriété mitoyenne.L'entrée formait comme un couloir sous les planchers duquel pouvaient stationner deux ou troisvoitures.En1822,lebureaudetouteslesmessagerieslogéesauLiond'argentétaittenuparlafemmedel'aubergiste,quiavaitautantdelivresquedeservices;elleprenaitl'argent,inscrivaitlesnoms,etmettait avec bonhomie les paquets dans l'immense cuisine de son auberge. Les voyageurs secontentaientdecelaisser-allerpatriarcal.S'ilsarrivaienttroptôt,ilss'asseyaientsouslemanteaudelavastecheminée,oustationnaientsousleporche,ouserendaientaucafédel'Échiquierquifaitlecoind'unerueainsinommée,etparallèleàcelled'Enghien,delaquelleellen'estséparéequeparquelquesmaisons.

Dans les premiers jours de l'automne de cette année, par un samedi matin, Pierrotin était, lesmainspasséesparlestrousdesablousedanssespoches,souslaportecochèreduLiond'argent,d'oùse voyaient en enfilade la cuisine de l'auberge, et au delà la longue cour au bout de laquelle lesécuriessedessinaientennoir.LadiligencedeDammartinvenaitdesortir,ets'élançaitlourdementàlasuitedesdiligencesTouchard.Ilétaitplusdehuitheuresdumatin.Sousl'énormeporche,au-dessusduquel se lit sur un long tableau:Hôtel du Lion d'argent, les garçons d'écurie et les facteurs desmessageries regardaient les voitures accomplissant ce lancer qui trompe tant le voyageur, en luifaisantcroirequeleschevauxironttoujoursainsi.

—Faut-ilatteler,bourgeois?ditàPierrotinsongarçond'écuriequandiln'yeutplusrienàvoir.

—Voilà huit heures et quart, et je ne me vois point de voyageurs, répondit Pierrotin. Où sefourrent-ilsdonc?Attelletoutdemême.Aveccelaqu'iln'yapointdepaquets.Vingt-bon-Dieu!Ilnesauraoùmettresesvoyageurscesoir,puisqu'ilfaitbeau,etmoijen'enaiquequatred'inscrits!V'làunbeauvenez-y-voirpourunsamedi!C'est toujourscommeçaquandilvousfautde l'argent!Quelmétierdechien!quéchiendemétier!

—Etsivousenaviez,oùlesmettriez-vousdonc,vousn'avezquevotrecabriolet?ditlefacteur-valetd'écurieenessayantdecalmerPierrotin.

—Etmanouvellevoituredonc?fitPierrotin.

—Elleexistedonc?demandalegrosAuvergnat,quiensouriantmontradespalettesblanchesetlargescommedesamandes.

—Vieuxpropreàrien!elleroulerademaindimanche,etilnousfaudradix-huitvoyageurs!

—Ah!dame!unebellevoiture,çachaufferalaroute,ditl'Auvergnat.

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—UnevoiturecommecellequivasurBeaumont,quoi!touteflambante!elleestpeinteenrougeetoràfairecreverlesToucharddedépit!Ilmefaudratroischevaux.J'aitrouvélepareilàRougeot,etBichetteiracrânementenarbalète.Allons,tiens,attelle,ditPierrotinquiregardaitducôtédelaporteSaint-Denis en pressant du tabac dans son brûle-gueule, je vois là-bas une dame et un petit jeunehommeavecdespaquetssouslebras;ilscherchentleLiond'argent,carilsontfaitlasourdeoreilleauxcoucous.Tiens!tiens!ilmesemblereconnaîtreladamepourunepratique!

—Vousêtessouventarrivépleinaprèsêtrepartiàvide,luiditsonfacteur.

—Maispointdepaquets,réponditPierrotin,quésort!

EtPierrotins'assitsurunedesdeuxénormesbornesquigarantissaientlepieddesmurscontrelechoc des essieux; mais il s'assit d'un air inquiet et rêveur qui ne lui était pas habituel. Cetteconversation, insignifiante en apparence, avait remué de cruels soucis cachés au fond du cœur dePierrotin.Et qui pouvait troubler le cœur dePierrotin, si ce n'est une belle voiture?Briller sur laroute, lutter avec les Touchard, agrandir son service, emmener des voyageurs qui lecomplimenteraientsurlescommoditésduesauprogrèsdelacarrosserie,aulieud'avoiràentendredeperpétuelsreprochessursessabots,telleétaitlalouableambitiondePierrotin.Or,lemessagerdel'Isle-Adam,entraînéparsondésirdel'emportersursoncamarade,del'amenerpeut-êtreunjouràluilaisser à lui seul le service de l'Isle-Adam, avait outrepassé ses forces. Il avait bien commandé lavoiturechezFarry,BreilmannetCompagnie, lescarrossiersquivenaientde substituer les ressortscarrésdesAnglaisauxcolsdecygneetautresvieillesinventionsfrançaises;maiscesdéfiantsetdursfabricantsnevoulaientlivrercettediligencequecontredesécus.Peuflattésdeconstruireunevoituredifficileàplacersielle leurrestait,cessagesnégociantsnel'entreprirentqu'aprèsunversementdedeuxmillefrancsopéréparPierrotin.Poursatisfaireàlajusteexigencedescarrossiers,l'ambitieuxmessageravaitépuisé toutessesressourceset toutsoncrédit.Safemme,sonbeau-pèreetsesamiss'étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle nedemandaitqu'àrouler;mais,pourlafaireroulerlelendemain,ilfallaitaccomplirlepaiement.Or,ilmanquait mille francs à Pierrotin! Endetté pour ses loyers avec l'aubergiste, il n'avait osé luidemander cette somme. Faute demille francs, il s'exposait à perdre les deuxmille francs donnésd'avance,sanscomptercinqcents francs,prixdunouveauRougeot,et troiscents francsdeharnaisneufspourlesquelsilavaitobtenutroismoisdecrédit.Etpousséparlaragedudésespoiretparlafoliedel'amour-propre, ilvenaitd'affirmerquesanouvellevoiturerouleraitdemaindimanche.Endonnant quinze cents francs sur deuxmille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris luilivreraient la voiture; mais il s'écria tout haut, après trois minutes de méditation:—Non, c'est deschiensfinis!desvraiscarcans.—Sijem'adressaisàmonsieurMoreau,lerégisseurdePresles,luiquiestsibonhomme?sedit-ilfrappéd'unenouvelleidée,ilmeprendraitpeut-êtremonbilletàsixmois.

En ce moment, un valet sans livrée, chargé d'une malle de cuir, et venu de l'établissementTouchardoùiln'avaitpastrouvédeplacepourledépartdeChamblyàuneheureaprèsmidi,ditaumessager:—Est-cevousqu'êtesPierrotin?

—Après?ditPierrotin.

—Sivouspouvezattendreunpetitquartd'heure,vousemmènerezmonmaître;sinonjeremportesamalle,etilenseraquittepouralleràcheval,quoiquedepuislongtempsilenaitperdul'habitude.

—J'attendraideux,troisquartsd'heureetlepouce,mongarçon,ditPierrotinenlorgnantlajoliepetitemalledecuirbienattachéeetfermantparuneserruredecuivrearmoriée.

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—Ehbien!voilà,dit levaletensedébarrassantl'épauledelamallequePierrotinsouleva,pesa,regarda.

—Tiens,dit lemessager à son facteur, enveloppe-lade foindoux, etplace-ladans le coffredederrière.Iln'yapointdenomdessus,ajouta-t-il.

—Ilyalesarmesdemonseigneur,réponditlevalet.

—Monseigneur?plusqueçàd'or!Venezdoncprendreunpetitverre,ditPierrotinenclignotantetallantverslecafédel'Échiquieroùilamenalevalet.—Garçon,deuxabsinthes!cria-t-ilenentrant...Quidoncestvotremaître,etoùva-t-il?Jenevousaijamaisvu,demandaPierrotinaudomestiqueentrinquant.

—Ilyadebonnesraisonspourcela,repritlevaletdepied.Monmaîtrenevapasunefoisparanchezvous,etilyvatoujoursenéquipage.Ilaimemieuxlavalléed'Orge,oùilaleplusbeauparcdesenvironsdeParis,unvraiVersailles,uneterredefamille,ilenportelenom.Neconnaissez-vouspasmonsieurMoreau?

—L'intendantdePresles,ditPierrotin.

—Ehbien!monsieurlecomtevapasserdeuxjoursàPresles.

—Ah!jevaismenerlecomtedeSérisy,s'écrialemessager.

—Oui,mongars,rienquecela.Maisattention!ilyauneconsigne.Sivousavezdesgensdupaysdans votre voiture, ne nommez pas monsieur le comte, il veut voyager en cognito, et m'arecommandédevousledireenvousannonçantunbonpourboire.

—Ah!cevoyageencachemiteaurait-ilparhasardrapportàl'affairequelepèreLéger,fermierdesMoulineaux,estvenuconclure?

—Jenesaispas,repritlevalet;maisletorchonbrûle.Hierausoir,jesuisallédonnerl'ordreàl'écuriedetenirprête,àseptheuresdumatin, lavoitureà laDaumont,pouralleràPresles;maisàseptheures,SaSeigneuriel'adécommandée.Augustin,levaletdechambre,attribuecechangementàlavisited'unedamequiluiaeul'aird'êtrevenuedupays.

—Est-cequ'onauraitditquelquechosesurlecomptedemonsieurMoreau!leplusbravehomme,leplushonnêtehomme,leroideshommes,quoi!Ilauraitpugagnerbienplusd'argentqu'iln'ena,s'ill'avaitvoulu,allez!...

—Ilaeutortalors,repritlevaletsentencieusement.

—Monsieur de Sérisy va donc enfin habiter Presles, puisqu'on a meublé, réparé le château?demandaPierrotinaprèsunepause.Est-cevraiqu'onyadéjàdépensédeuxcentmillefrancs?

—Sinousavions,vousoumoi,cequ'onadépensédeplus,nousserionsbourgeois.Simadamelacomtesseyva,ah!dame,lesMoreaun'yaurontplusleursaises,ditlevaletd'unairmystérieux.

—Brave homme,monsieurMoreau! reprit Pierrotin qui pensait toujours à demander sesmillefrancs au régisseur, un hommequi fait travailler, qui nemarchande pas trop l'ouvrage, et qui tiretoutelavaleurdelaterre,etpoursonmaîtreencore!Bravehomme!ilvientsouventàParis,ilprendtoujoursmavoiture,ilmedonneunbonpourboire,etilvousatoujoursuntasdecommissionspour

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Paris.C'esttroisouquatrepaquetsparjour,tantpourmonsieurquepourmadame;enfin,unmémoiredecinquantefrancsparmois,rienqu'encommissions.Simadamefaitunpeusaquelqu'une,elleaimebiensesenfants,c'estmoiquivaslesluichercheraucollégeetquilesyreconduis.Chaquefoiselleme donne cent sous, une grandemagni-magnon ne ferait pas mieux. Oh! toutes les fois que j'aiquelqu'undechezeuxoupoureux,jepoussejusqu'àlagrilleduchâteau...Çasedoit,pasvrai?

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—OnditquemonsieurMoreaun'avaitpasmilleécusvaillantquandmonsieur lecomte l'amisrégisseuràPresles?ditlevalet.

—Maisdepuis1806,endix-septans,cethommeauraitfaitquelquechose!répliquaPierrotin.

—C'estvrai, dit levalet enhochant la tête.Après ça, lesmaîtres sontbien ridicules, et j'espèrepourMoreauqu'ilafaitsonbeurre.

—Jesuissouventallévousporterdesbourriches,ditPierrotin,àvotrehôtel,ruedelaChaussée-d'Antin,etjen'aijamaisévulavaliscencedevoirnimonsieurnimadame.

—Monsieur lecomteestunbonhomme,ditconfidentiellement levalet;maiss'il réclamevotrediscrétionpourassurersoncognito,ildoityavoirdugrabuge:dumoins,voilàcequenouspensonsàl'hôtel; car, pourquoi décommander la Daumont? pourquoi voyager par un coucou? Un pair deFrancen'a-t-ilpaslemoyendeprendreuncabrioletderemise?

—Uncabrioletestcapabledeluidemanderquarantefrancspouralleretvenir;carapprenezquecette route-là, si vous ne la connaissez pas, est faite pour les écureuils. Oh! toujours monter etdescendre,ditPierrotin.PairdeFranceoubourgeois,toutlemondeestbienregardantàsespièces!SicevoyageconcernaitmonsieurMoreau...monDieu,celamevexerait-il,s'illuiarrivaitmalheur!Vingt-bon-Dieu!nepourrait-onpastrouverunmoyendeleprévenir?carc'estunvraibravehomme,unbravehommefini,leroideshommes,quoi!...

—Bah!monsieur lecomte l'aimebeaucoup,monsieurMoreau!dit levalet.Mais, tenez, sivousvoulezque jevousdonneunbonconseil: chacunpour soi.Nous avonsbien assez à fairedenousoccuperdenous-mêmes.Faitescequ'onvousdemande,etd'autantplusqu'ilnefautpassejoueràSaSeigneurie.Puis,pourtoutdire,lecomteestgénéreux.Sivousl'obligezdeça,ditlevaletenmontrantl'ongled'undesesdoigts,ilvouslerendgrandcommeça,reprit-ilenallongeantlebras.

Cettejudicieuseréflexionetsurtoutl'imageeurentpoureffet,venantd'unhommeaussihautplacéquelesecondvaletdechambreducomtedeSérisy,derefroidirlezèledePierrotinpourlerégisseurdelaterredePresles.

—Allons,adieu,monsieurPierrotin,ditlevalet.

Uncoupd'œilrapidementjetésurlavieducomtedeSérisyetsurcelledesonrégisseuresticinécessairepourbiencomprendrelepetitdramequidevaitsepasserdanslavoitureàPierrotin.

Monsieur Hugret de Sérisy descend en ligne directe du fameux président Hugret, anobli sousFrançoisIer.Cettefamilleportepartid'oretdesableàunorledel'unàl'autreetdeuxlosangesdel'unen l'autre,avec: I, SEMPERMELIUS ERIS, devisequi, nonmoinsque lesdeuxdévidoirsprispoursupports,prouvelamodestiedesfamillesbourgeoisesautempsoùlesOrdressetenaientàleurplacedansl'État,etlanaïvetédenosanciennesmœursparlecalembourdeERIS,qui,combinéavecl'Iducommencementetl'Sfinaldemelius,représentelenom(Sérisy)delaterreérigéeencomté.Lepèredu comte était Premier Président d'un Parlement avant la Révolution. Quant à lui, déjà Conseillerd'État auGrand-Conseil, en 1787, à l'âge de vingt-deux ans, il s'y fit remarquer par de très beauxrapportssurdesaffairesdélicates.Iln'émigrapointpendantlaRévolution,illapassadanssaterredeSérisy, d'Arpajon, où le respect qu'on portait à son père le préserva de toutmalheur.Après avoirpasséquelquesannéesàsoignerleprésidentdeSérisy,qu'ilperditen1794,ilfutéluverscetteépoqueauConseildesCinq-Cents,etacceptacesfonctionslégislativespourdistrairesadouleur.AuDix-Huit

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Brumaire, monsieur de Sérisy fut, comme toutes les vieilles familles parlementaires, l'objet descoquetteries du Premier Consul, qui le plaça dans le Conseil d'État et lui donna l'une desadministrationslesplusdésorganiséesàreconstituer.Lerejetondecettefamillehistoriquedevintl'undes rouages les plus actifs de la grande et magnifique organisation due à Napoléon. Aussi leConseillerd'Étatquitta-t-ilbientôtsonadministrationpourunMinistère.Créécomteetsénateurparl'Empereur, il eut successivement le proconsulat de deuxdifférents royaumes.En1806, à quaranteans,lesénateurépousalasœurduci-devantmarquisdeRonquerolles,veuveàvingtansdeGaubert,undesplusillustresgénérauxrépublicains,etsonhéritière.Cemariage,convenablecommenoblesse,doublalafortunedéjàconsidérableducomtedeSérisyquidevintbeau-frèreduci-devantmarquisdeRouvre,nommécomteetchambellanparl'Empereur.En1814,fatiguédetravauxconstants,monsieurdeSérisy,dontlasantédélabréeexigeaitdurepos,résignatoussesemplois,quittalegouvernementàla tête duquel l'Empereur l'avait mis, et vint à Paris où Napoléon, forcé par l'évidence, lui renditjustice.Cemaîtreinfatigable,quinecroyaitpasàlafatiguechezautrui,pritd'abordlanécessitédanslaquelle se trouvait le comte de Sérisy pour une défection. Quoique le sénateur ne fût point endisgrâce, il passa pour avoir eu à se plaindre de Napoléon. Aussi, quand les Bourbons revinrent,LouisXVIII, en quimonsieur de Sérisy reconnut son souverain légitime, accorda-t-il au sénateur,devenupairdeFrance,unegrandeconfianceenlechargeantdesesaffairesprivées,etlenommantMinistred'État.Au20mars,monsieurdeSérisyn'allapointàGand,ilprévintNapoléonqu'ilrestaitfidèleàlamaisondeBourbon,iln'acceptapointlapairiependantlesCent-Jours,etpassacerègnesicourtdanssaterredeSérisy.Aprèslasecondechutedel'Empereur,ilredevintnaturellementmembreduConseil privé, fut nomméVice-président duConseil d'État et liquidateur, pour le compte de laFrance, dans le règlement des indemnités demandées par les puissances étrangères. Sans fastepersonnel,sansambitionmême,ilpossédaitunegrandeinfluencedanslesaffairespubliques.Riennesefaisaitd'importantenpolitiquesansqu'ilfûtconsulté;maisiln'allaitjamaisàlacouretsemontraitpeudanssespropressalons.Cettenobleexistence,vouéed'abordautravail,avaitfinipardeveniruntravail continuel. Le comte se levait dès quatre heures dumatin en toute saison, travaillait jusqu'àmidi,vaquaitàsesfonctionsdepairdeFranceoudeVice-présidentduConseild'État,etsecouchaitàneufheures.Pourreconnaîtretantdetravaux,leroil'avaitfaitchevalierdesesOrdres.MonsieurdeSérisyétaitdepuislongtempsGrand-CroixdelaLégion-d'Honneur;ilavaitl'ordredelaToison-d'Or,l'ordredeSaint-AndrédeRussie,celuidel'AigledePrusse,enfinpresquetouslesordresdescoursd'Europe.Personnen'étaitmoinsaperçuniplusutilequeluidanslemondepolitique.Oncomprendqueleshonneurs,letapagedelafaveur,lessuccèsdumonde,étaientindifférentsàunhommedecettetrempe.Mais personne, excepté les prêtres, n'arrive àunepareille vie sansdegravesmotifs.Cetteconduiteénigmatiqueavaitsonmot,unmotcruel.Amoureuxdesafemmeavantde l'épouser,cettepassion avait résisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariage avec une veuve,toujoursmaîtressed'elle-mêmeavantcommeaprèssasecondeunion,etquijouissaitd'autantplusdesa liberté,quemonsieurdeSérisyavaitpourelle l'indulgenced'unemèrepourunenfantgâté.Sesconstants travaux lui servaientdebouclier contredes chagrinsde cœur ensevelis avec ce soinquesaventprendre leshommespolitiquespourde tels secrets. Il comprenaitd'ailleurscombieneût étéridicule sa jalousie auxyeuxdumondequi n'eût guère admis une passion conjugale chez un vieiladministrateur. Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné par sa femme?Commentsouffrit-ild'abordsanssevenger?Commentn'osa-t-ilplussevenger?Commentlaissa-t-ille temps s'écouler, abusé par l'espérance? par quels moyens une femme jeune, jolie et spirituellel'avait-ellemisenservage?Laréponseàtoutescesquestionsexigeraitunelonguehistoirequinuiraitau sujet de cette scène, et que, sinon les hommes, du moins les femmes pourront entrevoir.Remarquons cependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaient contribuémalheureusementàlepriverdesavantagesnécessairesàunhommepourluttercontrededangereuses

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comparaisons.Aussileplusaffreuxdesmalheurssecretsducomteétait-ild'avoirdonnéraisonauxrépugnances de sa femme par une maladie uniquement due à ses excès de travail. Bon, et mêmeexcellentpour la comtesse, il la laissaitmaîtresse chez elle; elle recevait toutParis, elle allait à lacampagne, elle en revenait, absolument comme si elle eût été veuve; il veillait à sa fortune etfournissaitàsonluxe,commel'eûtfaitunintendant.Lacomtesseavaitpoursonmarilaplusgrandeestime,elleaimaitmêmesatournured'esprit;ellesavaitlerendreheureuxparsonapprobation:aussifaisait-elletoutcequ'ellevoulaitdecepauvrehommeenvenantcauseruneheureaveclui.Commeles grands seigneurs d'autrefois, le comte protégeait si bien sa femme, que porter atteinte à saconsidérationeûtétéluifaireuneinjureimpardonnable.Lemondeadmiraitbeaucoupcecaractère,etmadame de Sérisy devait immensément à son mari. Toute autre femme, quand même elle eûtappartenuàunefamilleaussidistinguéequecelledesRonquerolles,auraitpusevoiràjamaisperdue.Lacomtesseétaitfortingrate,maisingrateaveccharme.Ellejetaitdetempsentempsdubaumesurlesblessuresducomte.

Expliquonsmaintenantlesujetdubrusquevoyageetdel'incognitoduministre.

Un riche fermier de Beaumont-sur-Oise, nommé Léger, exploitait une ferme dont toutes lespièces faisaient enclave dans les terres du comte, et qui gâtait samagnifique propriété de Presles.CettefermeappartenaitàunbourgeoisdeBeaumont-sur-Oise,appeléMargueron.LebailfaitàLégeren1799,momentoùlesprogrèsdel'agriculturenepouvaientseprévoir,étaitsurlepointdefinir,etle propriétaire refusa les offres de Léger pour un nouveau bail. Depuis longtemps monsieur deSérisy, qui souhaitait se débarrasser des ennuis et des contestations que causent les enclaves, avaitconçul'espoird'achetercettefermeenapprenantquetoutel'ambitiondemonsieurMargueronétaitdefaire nommer son fils unique, alors simple percepteur, receveur particulier des finances à Senlis.MoreausignalaitàsonpatronundangereuxadversairedanslapersonnedupèreLéger.Lefermier,qui savait combien ilpouvaitvendrecherendétail cette fermeaucomte, était capabled'endonnerassezd'argentpoursurpasser l'avantageque la recetteparticulièreoffriraitàMargueronfils.Deuxjoursauparavant,lecomte,presséd'enfinir,avaitappelésonnotaire,AlexandreCrottat,etDerville,sonavoué,pourexaminer lescirconstancesdecetteaffaire.QuoiqueDervilleetCrottatmissentendoute le zèle du régisseur, dont une lettre inquiétante avait provoqué cette consultation, le comtedéfendit Moreau, qui, dit-il, le servait fidèlement depuis dix-sept ans.—«Eh bien! avait réponduDerville, je conseille à Votre Seigneurie d'aller elle-même à Presles, et d'inviter à dîner ceMargueron.Crottatyenverrasonpremierclercavecunactedeventetoutprêt,enlaissantenblancles pages ou les lignes nécessaires aux désignations de terrain ou aux titres. Enfin, que VotreExcellence semunisse au besoin d'une partie du prix en un bon sur la Banque, et n'oublie pas lanomination du fils à la Recette de Senlis. Si vous ne terminez pas en unmoment, la ferme vouséchappera!Vous ignorez,monsieur le comte, les roueries des paysans. De paysan à diplomate, lediplomatesuccombe.»Crottatappuyacetavis,que,d'aprèslaconfidenceduvaletàPierrotin,lepairdeFranceavaitsansdouteadopté.Laveille,lecomteavaitenvoyéparladiligencedeBeaumontunmotàMoreaupour luidired'inviteràdînerMargueron,afinde terminer l'affairedesMoulineaux.Avantcetteaffaire,lecomteavaitordonnéderestaurerlesappartementsdePresles,et,depuisunan,monsieurGrindot,unarchitecteàlamode,yfaisaitunvoyageparsemaine.Or,toutenconcluantsonacquisition,monsieurdeSérisyvoulaitexaminerenmêmetempslestravauxetl'effetdesnouveauxameublements.Ilcomptaitfaireunesurpriseàsafemmeenl'amenantàPresles,etmettaitdel'amour-propreàlarestaurationdecechâteau.Quelévénementétait-ilsurvenupourquelecomte,quilaveilleallaitostensiblementàPresles,voulûts'yrendreincognitodanslavoituredePierrotin?

Ici,quelquesmotssurlaviedurégisseurdeviennentindispensables.

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Moreau, lerégisseurde la terredePresles,était lefilsd'unprocureurdeprovince,devenuà laRévolutionprocureur-syndicàVersailles.Encettequalité,Moreaupèreavaitpresquesauvélesbienset la vie de messieurs de Sérisy père et fils. Ce citoyen Moreau appartenait au parti Danton;Robespierre, implacable dans ses haines, le poursuivit, finit par le découvrir et le fit périr àVersailles. Moreau fils, héritier des doctrines et des amitiés de son père, trempa dans une desconjurationsfaitescontrelePremierConsulàsonavénementaupouvoir.Encetemps,monsieurdeSérisy,jalouxd'acquittersadettedereconnaissance,fitévaderàtempsMoreau,quifutcondamnéàmort; puis il demanda sa grâce en 1804, l'obtint, lui offrit d'abord une place dans ses bureaux, etdéfinitivement le prit pour secrétaire en lui donnant la direction de ses affaires privées. Quelquetempsaprès lemariagedesonprotecteur,Moreaudevintamoureuxd'unefemmedechambrede lacomtesseetl'épousa.Pouréviterlesdésagrémentsdelafaussepositionoùlemettaitcetteunion,dontplusd'unexempleserencontraitàlacourimpériale,ildemandalarégiedelaterredePreslesoùsafemmepourrait faire la dame, et où dans ce petit pays ils n'éprouveraient ni l'un ni l'autre aucunesouffrance d'amour-propre. Le comte avait besoin à Presles d'un homme dévoué, car sa femmepréférait l'habitationdela terredeSérisy,quin'estqu'àcinqlieuesdeParis.Depuis troisouquatreans,Moreaupossédaitlaclefdesesaffaires,ilétaitintelligent;car,avantlaRévolution,ilavaitétudiélachicanedansl'Étudedesonpère;monsieurdeSérisyluiditalors:—Vousneferezpasfortune,vousvousêtescassélecou;maisvousserezheureux,carjemechargedevotrebonheur.Eneffet,lecomtedonna mille écus d'appointements fixes à Moreau; et l'habitation d'un joli pavillon au bout descommuns;illuiaccordadeplustantdecordesàprendredanslescoupesdeboispoursonchauffage,tantd'avoine,depailleetdefoinpourdeuxchevaux,etdesdroitssur lesredevancesennature.UnSous-Préfet n'a pas de si beaux appointements. Pendant les huit premières années de sa gestion, lerégisseuradministraPreslesconsciencieusement;ils'yintéressa.Lecomte,enyvenantexaminerledomaine, décider les acquisitions ou approuver les travaux, frappé de la loyauté de Moreau, luitémoignasasatisfactionpard'amplesgratifications.MaislorsqueMoreausevitpèred'unefille,sontroisième enfant, il s'était si bien établi dans toutes ses aises à Presles, qu'il ne tint plus compte àmonsieur de Sérisy de tant d'avantages exorbitants. Aussi, vers 1816, le régisseur, qui jusque-làn'avaitprisquesesaisesàPresles,accepta-t-ilvolontiersd'unmarchanddeboisunesommedevingt-cinqmillefrancspourluifaireconclure,avecaugmentationd'ailleurs,unbaild'exploitationdesboisdépendantsde la terredePresles,pourdouzeans.Moreause raisonna: iln'auraitpasderetraite, ilétaitpèredefamille,lecomteluidevaitbiencettesommepourdixansbientôtd'administration;puis,déjàlégitimepossesseurdesoixantemillefrancsd'économies,s'ilyjoignaitcettesomme,ilpouvaitacheter une ferme de cent vingtmille francs sur le territoire deChampagne, commune située au-dessusdel'Isle-Adam,surlarivedroitedel'Oise.LesévénementspolitiquesempêchèrentlecomteetlesgensdupaysderemarquerceplacementfaitaunomdemadameMoreau,quipassapouravoirhérité d'une vieille grand'tante, dans son pays, à Saint-Lô. Dès que le régisseur eut goûté au fruitdélicieuxdelaPropriété,saconduiterestatoujourslaplusprobedumondeenapparence;maisilneperditplusuneseuleoccasiond'augmentersafortuneclandestine,etl'intérêtdesestroisenfantsluiservitd'émollientpouréteindre lesardeursdesaprobité;néanmoins il faut lui rendrecette justice,que s'il accepta des pots-de-vin, s'il eut soin de lui dans lesmarchés, s'il poussa ses droits jusqu'àl'abus, aux termes du Code il restait honnête homme, et aucune preuve n'eût pu justifier uneaccusation portée contre lui. Selon la jurisprudence des moins voleuses cuisinières de Paris, ilpartageaitentrelecomteetluilesprofitsdusàsonsavoir-faire.Cettemanièred'arrondirsafortuneétaituncasdeconscience,voilàtout.Actif,entendantbienlesintérêtsducomte,Moreauguettaitavecd'autant plus de soin les occasions de procurer de bonnes acquisitions, qu'il y gagnait toujours unlargeprésent.Preslesrapportaitsoixante-douzemillefrancsensac.Aussilemotdupays,àdixlieuesàlaronde,était-il:—«MonsieurdeSérisyadansMoreauunsecondlui-même!»Enhommeprudent,

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Moreauplaçait,depuis1817,chaqueannéesesbénéficesetsesappointementssurleGrand-Livre,enarrondissantsapelotedansleplusprofondsecret.Ilavaitrefusédesaffairesensedisantsansargent,etilfaisaitsibienlepauvreauprèsducomte,qu'ilavaitobtenudeuxboursesentièrespoursesenfantsauCollégeHenriIV.Encemoment,MoreaupossédaitcentvingtmillefrancsdecapitalplacésdansleTiersConsolidé,devenulecinqpourcentetquimontaitdèscetempsàquatre-vingtsfrancs.Cescentvingtmillefrancsinconnus,etsafermedeChampagneaugmentéepardesacquisitions,luifaisaientunefortuned'environdeuxcentquatre-vingtmillefrancs,donnantseizemillefrancsderente.

Telle était la situation du régisseur au moment où le comte voulut acheter la ferme desMoulineauxdont lapossessionétait indispensableàsa tranquillité.Cettefermeconsistaitenquatre-vingt-seize pièces de terre bordant, jouxtant, longeant les terres de Presles, et souvent enclavéescommedescasesdansunjeudedames,sanscompterleshaiesmitoyennesetdesfossésdeséparationoùnaissaient lesplusennuyeusesdiscussionsàproposd'unarbreàcouper,quand lapropriétés'entrouvait contestable. Tout autre qu'un ministre d'État aurait eu vingt procès par an au sujet desMoulineaux. Le père Léger ne voulait acheter la ferme que pour la revendre au comte. Afin deparvenirplussûrementàgagner les trenteouquarantemille francs,objetdesesdésirs, le fermieravaitdepuis longtempsessayéde s'entendreavecMoreau.Poussépar les circonstances, trois joursauparavant ce samedi critique, aumilieu des champs, le père Léger avait démontré clairement aurégisseurqu'il pouvait faireplacer au comtedeSérisyde l'argent àdeuxet demipour centnet enterresdeconvenance,c'est-à-direavoir,commetoujours,l'airdeservirsonpatron,toutenytrouvantunsecretbénéficedequarantemillefrancsqu'illuioffrit.—«Mafoi,avaitditlesoirensecouchantlerégisseuràsafemme,sijetiredel'affairedesMoulineauxcinquantemillefrancs,carmonsieurm'endonnerabiendixmille,nousnousretireronsàl'Isle-AdamdanslepavillondeNogent.»Cepavillonest une charmante propriété jadis bâtie par le prince de Conti pour une dame, et où toutes lesrecherchesavaientétéprodiguées.—«Çameplairait,luiavaitrépondusafemme.LeHollandaisquiestvenus'yétablir l'a trèsbienrestauré,et ilnous le laisserapour trentemille francs,puisqu'ilestforcé de retourner aux Indes.—Nous serons à deux pas de Champagne, avait repris Moreau. J'ail'espoird'acheterpourcentmillefrancslafermeetlemoulindeMours.Nousaurionsainsidixmillelivresderenteenterres,unedesplusdélicieuseshabitationsdelavallée,àdeuxpasdenosbiens,etilnousresteraitenvironsixmillelivresderentesurleGrand-Livre.—Maispourquoinedemanderais-tupaslaplacedeJugedepaixàl'Isle-Adam?nousyaurionsdel'influenceetquinzecentsfrancsdeplus.—Oh! j'y ai bien pensé.» Dans ces dispositions, en apprenant que son maître voulait venir àPreslesetluidisaitd'inviterMargueronàdînerpoursamedi,Moreaus'étaithâtéd'envoyerunexprèsquiremitaupremiervaletdechambreducomteunelettreàuneheuretropavancéedelasoiréepourquemonsieurdeSérisypûtenprendreconnaissance;maisAugustinlaposasurlebureau,selonsonhabitudeenpareilcas.Danscettelettre,Moreaupriaitlecomtedenepassedérangeretdesefieràsonzèle.Or,selonlui,MargueronnevoulaitplusvendreenblocetparlaitdediviserlesMoulineauxen quatre-vingt-seize lots; il fallait lui faire abandonner cette idée, et peut-être, disait le régisseur,arriveràprendreunprête-nom.

Toutlemondeasesennemis.Or,lerégisseuretsafemmeavaientfroissé,àPresles,unofficierenretraite,appelémonsieurdeReybert,etsafemme.Decoupsdelangueencoupsd'épingle,onenétaitarrivéauxcoupsdepoignard.MonsieurdeReybertnerespiraitquevengeance,ilvoulaitfaireperdreàMoreausaplaceetdevenirsonsuccesseur.Cesdeuxidéessontjumelles.Aussilaconduitedurégisseur,épiéependantdeuxans,n'avait-elleplusdesecretspourlesReybert.EnmêmetempsqueMoreau dépêchait son exprès au comte de Sérisy,Reybert envoyait sa femme à Paris.Madame deReybertdemandasiinstammentàparleraucomte,que,renvoyéeàneufheuresdusoir,momentoùlecomte se couchait, elle fut introduite le lendemain matin, à sept heures, chez Sa Seigneurie.

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—«Monseigneur,avait-elleditauMinistred'État,noussommesincapables,monmarietmoi,d'écriredeslettresanonymes.JesuismadamedeReybert,néedeCorroy.Monmarin'aquesixcentsfrancsderetraite et nous vivons à Presles, où votre régisseur nous fait avanies sur avanies, quoique noussoyonsdesgenscomme il faut.MonsieurdeReybert,quin'estpasun intrigant, tant s'en faut! s'estretiré capitaine d'artillerie en 1816, après avoir servi pendant vingt-cinq ans, toujours loin del'Empereur,monsieurlecomte!Etvousdevezsavoircombienlesmilitairesquinesetrouvaientpassous les yeux du maître avançaient difficilement; sans compter que la probité, la franchise demonsieurdeReybertdéplaisaientàseschefs.Monmarin'apascessé,depuistroisans,d'étudiervotreintendantdans ledesseinde lui faireperdre saplace.Vous levoyez, nous sommes francs.Moreaunousarendussesennemis,nous l'avonssurveillé.Jeviensdoncvousdirequevousêtes jouédansl'affairedesMoulineaux.Onveutvousprendrecentmillefrancsquiserontpartagésentrelenotaire,Léger et Moreau. Vous avez dit d'inviter Margueron, vous comptez aller à Presles demain; maisMargueronferalemalade,etLégercomptesibienavoirlafermequ'ilestvenuréalisersesvaleursàParis. Si nous vous avons éclairé, si vous voulez un régisseur probe, vous prendrez mon mari;quoique noble, il vous servira comme il a servi l'État.Votre intendant a deux cent cinquantemillefrancsdefortune,ilneserapasàplaindre.»LecomteavaitremerciéfroidementmadamedeReybert,etluiavaitalorsdonnédel'eaubénitedecour,carilméprisaitladélation;mais,enserappelanttouslessoupçonsdeDerville,ilfutintérieurementébranlé;puistoutàcoupilavaitaperçulalettredesonrégisseur; il l'avait lue,et,dans lesassurancesdedévouement,dans lesrespectueuxreprochesqu'ilrecevait àproposde ladéfianceque supposait cette enviede traiter l'affairepar lui-même, il avaitdevinélavéritésurMoreau.—Lacorruptionestvenueaveclafortune,commetoujours!sedit-il.LecomteavaitalorsfaitàmadamedeReybertdesquestionsmoinspourobtenirdesdétailsquepoursedonner le temps de l'observer, et il avait écrit à son notaire un petitmot pour lui dire de ne plusenvoyersonpremierclercàPresles,maisd'yvenir lui-mêmepourdîner.—«Simonsieurlecomte,avaitditmadamedeReybertenterminant,m'ajugéedéfavorablementsurladémarchequejemesuispermiseàl'insudemonsieurdeReybert,ildoitêtremaintenantconvaincuquenousavonsobtenucesrenseignementssur son régisseurde lamanière laplusnaturelle: laconscience laplus timoréen'ysaurait trouverrienàredire.»MadamedeReybert,néedeCorroy,setenaitdroitcommeunpiquet.Elleavaitoffertauxinvestigationsrapidesducomteunefiguretrouéecommeuneécumoirepar lapetitevérole,unetailleplateetsèche,deuxyeuxardentsetclairs,desbouclesblondesaplatiessurunfrontsoucieux,unecapotedetaffetasvertpassée,doubléederose,unerobeblancheàpoisviolets,dessouliersdepeau.Lecomteavaitreconnuenellelafemmeducapitainepauvre,quelquepuritaineabonnée auCourrier français, ardente de vertu, mais sensible au bien-être d'une place, et l'ayantconvoitée.—«Vous dites six cents francs de retraite, avait répondu le comte en se répondant à lui-mêmeaulieuderépondreàcequevenaitderacontermadamedeReybert.—Oui,monsieurlecomte.—VousêtesnéedeCorroy?—Oui,monsieur,unefamillenobledupaysMessin,lepaysdemonmari.—DansquelrégimentservaitmonsieurdeReybert?—Dansle7erégimentd'artillerie.—Bien!»avaitrépondu le comte en écrivant lenumérodu régiment. Il avait pensépouvoirdonner la régiede saterre à un ancien officier, sur le compte duquel il obtiendrait au Ministère de la Guerre lesrenseignementslesplusexacts.—«Madame,avait-ilreprisensonnantsonvaletdechambre,retournezàPreslesavecmonnotairequitrouveramoyend'yvenirpourdîner,etàquijevousairecommandée;voicisonadresse.Jevaismoi-mêmeensecretàPresles,etferaidireàmonsieurdeReybertdemeparler...» Ainsi la nouvelle du voyage de monsieur de Sérisy par la voiture publique et larecommandation de taire le nom du comte n'alarmaient pas à faux le messager, il pressentait ledangerprèsdefondresurunedesesmeilleurespratiques.

Ensortantducafédel'Échiquier,PierrotinaperçutàlaporteduLiond'argentlafemmeetlejeune

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homme en qui sa perspicacité lui avait fait reconnaître des chalands; car la dame, le cou tendu, levisage inquiet, le cherchait évidemment. Cette dame, vêtue d'une robe de soie noire reteinte, d'unchapeau de couleur carmélite, et d'un vieux cachemire français, chaussée en bas de filoselle et desouliers de peau de chèvre, tenait à la main un cabas de paille et un parapluie bleu de roi. Cettefemme, autrefois belle, paraissait âgée d'environ quarante ans; mais ses yeux bleus, dénués de laflammequ'ymetlebonheur,annonçaientqu'elleavaitdepuislongtempsrenoncéaumonde.Aussisamise,autantquesatournure,indiquait-elleunemèreentièrementvouéeàsonménageetàsonfils.Siles brides du chapeau étaient fanées, la forme datait de plus de trois ans. Le châle tenait par uneaiguille cassée, convertie en épingle aumoyend'uneboule de cire à cacheter.L'inconnue attendaitimpatiemmentPierrotinpourluirecommandercefilsquisansdoutevoyageaitseulpourlapremièrefois,etqu'elleavaitaccompagnéjusqu'àlavoiture,autantpardéfiancequeparamourmaternel.Cettemèreétaitenquelquesortecomplétéeparsonfils;demêmeque,sanslamère,lefilsn'eûtpasétésibiencompris.Silamèresecondamnaitàlaisservoirdesgantsreprisés,lefilsportaituneredingoteolive dont lesmanches un peu courtes au poignet annonçaient qu'il grandirait encore, comme lesadultesdedix-huitàdix-neufans.Lepantalonbleu,raccommodéparlamère,offraitauxregardsunfondneuf,quandlaredingoteavaitlaméchancetédes'entr'ouvrirparderrière.

—Ne tourmente donc pas tes gants ainsi, tu les flétris d'autant, disait-elle quand Pierrotin semontra.—Vousêtesleconducteur...Ah!maisc'estvous,Pierrotin?reprit-elleenlaissantsonfilspourunmomentetemmenantlevoiturieràdeuxpas.

—Çavabien,madameClapart?réponditlemessagerdontlafigureeutunairquipeignitàlafoisdurespectetdelafamiliarité.

—Oui,Pierrotin.AyezbiensoindemonOscar,ilvaseulpourlapremièrefois.

—Oh!s'ilvaseulchezmonsieurMoreau?...s'écrialevoiturierpoursavoirsilejeunehommeyallaiteffectivement.

—Oui,réponditlamère.

—MadameMoreauleveutdoncbien?repritPierrotind'unpetitairfinaud.

—Hélas! dit lamère, ce ne sera pas tout roses pour lui, pauvre enfant;mais son avenir exigeimpérieusementcevoyage.

Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier ses craintes sur le régisseur à madameClapart,demêmequ'ellen'osaitnuireàsonfilsenfaisantàPierrotincertainesrecommandationsquieussenttransforméleconducteurenmentor.Pendantcettedélibérationmutuelle,quisetraduisitparquelquesphrasessurletemps,surlaroute,surlesstationsduvoyage,iln'estpasinutiled'expliquerquels liens rattachaient madame Pierrotin à madame Clapart, et autorisaient les deux motsconfidentielsqu'ilsvenaientd'échanger.Souvent,c'est-à-diretroisouquatrefoisparmois,PierrotintrouvaitàLaCave,àsonpassagequandilallaitàParis,lerégisseurquifaisaitsigneàunjardinierenvoyant venir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger un ou deux paniers pleins defruits ou de légumes selon la saison, de poulets, d'œufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payaittoujours la commissionàPierrotin en luidonnant l'argentnécessairepour acquitter lesdroits à labarrière, si l'envoi contenait des choses sujettes à l'Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, cespaquetsneportaientdesuscription.Unepremièrefois,quiavaitservipourtoutes,lerégisseuravaitindiquédevivevoix ledomiciledemadameClapart audiscretvoiturier, en lepriantdene jamaisconfieràd'autresceprécieuxmessage.Pierrotin,rêvantuneintrigueentrequelquecharmantefilleet

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le régisseur,étaitallé ruede laCerisaie,7,dans lequartierde l'Arsenal,où il avaitvu lamadameClapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu'il s'attendait à ytrouver.Lesmessagerssontappeléspar leurétatàpénétrerdansbeaucoupd'intérieursetdansbiendessecrets;maislehasardsocial,cettesous-providence,ayantvouluqu'ilsfussentsanséducationoudénués du talent d'observation, il s'ensuit qu'ils ne sont pas dangereux.Néanmoins, après quelquesmois,PierrotinnesavaitcommentexpliquerlesrelationsdemadameClapartetdemonsieurMoreau,surcequ'illuifutpermisd'entrevoirdansleménagedelaruedelaCerisaie.Quoiquelesloyersnefussentpaschersàcetteépoquedanslequartierdel'Arsenal,madameClapartétaitlogéeautroisièmeétage,aufondd'unecour,dansunemaisonquijadisfutl'hôteldequelquegrandseigneur,autempsoùlahautenoblesseduroyaumedemeuraitsurl'ancienemplacementdupalaisdesTournellesetdel'hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastesespaces,autrefoisoccupésparlesjardinsdupalaisdenosrois,ainsiquel'indiquentlesnomsdesruesde la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtuesd'antiquesboiseries,secomposaitdetroischambresenenfilade,unesalleàmanger,unsalonetunechambreà coucher.Au-dessus se trouvaientunecuisineet la chambred'Oscar.En facede laported'entrée,surcequisenommeàParislecarré,sevoyaitlaported'unechambreenretour,ménagéeàchaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d'un escalier de bois, et quiformaitunetourcarrée,construiteengrossespierres.CettechambreétaitcelledeMoreauquandilcouchaitàParis.Pierrotinavaitvudanslapremièrepièce,oùildéposaitlesbourriches,sixchaisesdenoyergarniesdepaille,unetableetunbuffet;auxfenêtres,depetitsrideauxroux.Plustard,quandil entra dans le salon, il y remarquade vieuxmeubles du tempsde l'Empire,mais passés. Il ne setrouvait d'ailleurs dans ce salon que lemobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer.Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries,réchampiesengrossepeintureàlacolleetd'unblancrougequiempâtelesmoulures,lesdessins,lesfigurines,loind'êtreunornement,attristaientleregard.Leparquet,quineseciraitjamais,étaitd'untongriscommelesparquetsdespensionnats.QuandlevoituriersurpritmonsieuretmadameClapartàtable,leursassiettes,leursverres,lespluspetiteschosesaccusaientuneeffroyablegêne;néanmoinsilsseservaientdecouvertsd'argent;maislesplats,lasoupière,écornésetraccommodésautantquelavaisselle des plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtu d'une méchante petiteredingote,chaussédepantouflesignobles,ayanttoujoursdeslunettesvertesauxyeux,luimontrait,enôtantuneaffreusecasquetteâgéedecinqans,uncrânepointuduhautduqueltombaientdesfilamentsgrêles et sales auxquels un poëte aurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafardparaissaitcraintifetdevaitêtre tyrannique.Danscetristeappartement,situéaunord,sansautrevueque celle d'une vigne étalée sur le mur opposé, d'un puits dans l'encoignure de la cour, madameClapart prenait des airs de reine etmarchait en femme qui ne savait pas aller à pied. Souvent, enremerciant Pierrotin, elle lui lançait des regards qui eussent attendri un observateur; de temps entemps,elle luiglissaitdespiècesdedouzesousdans lamain.Savoixétaitcharmante.Pierrotinneconnaissait pas cet Oscar, par la raison que cet enfant sortait du collége et qu'il ne l'avait jamaisrencontréaulogis.

VoicilatristehistoirequePierrotinn'eûtjamaisdevinée,mêmeendemandant,commeillefaisaitdepuisquelquetemps,desrenseignementsàlaportière;carcettefemmenesavaitrien,sicen'estqueles Clapart payaient deux cent cinquante francs de loyer, n'avaient qu'une femme deménage pourquelquesheureslematin,quemadamefaisaitquelquefoisdepetitssavonnageselle-même,etpayaittouslesjourssesportsdelettresenparaissanthorsd'étatdeleslaissers'accumuler.

Il n'existe pas, ou plutôt il existe rarement de criminel qui soit complétement criminel.A plusforte raison rencontrera-t-ondifficilement demalhonnêteté compacte.Onpeut faire des comptes à

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son avantage avec son patron, ou tirer à soi le plus de paille possible au râtelier;mais tout en seconstituantuncapitalpardesvoiesplusoumoins licites, ilestpeud'hommesquinesepermettentquelquesbonnesactions.Nefût-cequeparcuriosité,paramour-propre,commecontraste,parhasard,touthommeaeusonmomentdebienfaisance,illenommesonerreur,ilnerecommencepas;maisilsacrifieauBien,commeleplusbourrusacrifieauxGrâces,uneoudeuxfoisdanssavie.SilesfautesdeMoreaupeuventêtreexcusées,nesera-cepointpar sapersistanceà secourirunepauvre femmedontlesbonnesgrâcesl'avaientjadisrendufier,etchezlaquelleilsecachapendantsesdangers!Cettefemme,célèbresousleDirectoireparsesliaisonsavecundescinqroisdumoment,épousa,parcettetoute-puissanteprotection,unfournisseurquigagnadesmillions,etqueNapoléonruinaen1802.Cethomme,nomméHusson,devintfoudesonpassagesubitdel'opulenceàlamisère,ilsejetadanslaSeineenlaissantlabellemadameHussongrosse.Moreau,trèsintimementliéavecmadameHusson,étaitalorscondamnéàmort;ilneputdoncpasépouserlaveuvedufournisseur,ilfutmêmeobligédequitter la France pour quelque temps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sadétresse,unemployénomméClapart,jeunehommedevingt-septans,quidonnait,commeondit,desespérances.Dieugardelesfemmesdesbeauxhommesquidonnentdesespérances!Acetteépoquelesemployésdevenaientpromptementdesgensconsidérables,carl'Empereurrecherchait lescapacités.Mais Clapart, doué d'une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madameHussonfortriche,ilavaitfeintunegrandepassionpourelle;illuifutàchargeennesatisfaisant,nidans le présent ni dans l'avenir, aux besoins qu'elle avait contractés pendant ses jours d'opulence.ClapartremplissaitassezmalauBureaudesFinancesuneplacequinecomportaitpasplusdedix-huitcents francs d'appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l'horriblesituation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer commepremière femmedechambrechezMadame,mèrede l'Empereur.Malgrécettepuissanteprotection,Clapartneputjamaisavancer,sanullitéselaissaittroppromptementvoir.Ruinéeen1815parlachutedel'Empereur,labrillanteAspasieduDirectoirerestasansautresressourcesqu'uneplacededouzecents francs d'appointements qu'on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans lesBureaux de la Ville de Paris.Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connuplusieursmillions,obtintpourOscarHussonunedesdemi-boursesde laVilledeParisaucollégeHenri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de laCerisaie, tout ce qui peut décemment s'offrir pouraiderunménageendétresse.Oscarétaittoutl'avenir,toutelaviedesamère.Pouruniquedéfaut,onnepouvaitreprocheràcettepauvrefemmequel'exagérationdesatendressepourcetenfant,labêtenoiredubeau-père.Oscarétaitmalheureusementdouéd'unedosedesottisequenesoupçonnaitpassamère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cetteoutrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu'il avait priémadameClapart de lui envoyer cejeunehommepourunmois,afindel'étudieretdevineràquellecarrièreilfallaitledestiner.MoreaupensaitàprésenterunjourOscaraucomtecommesonsuccesseur.MaispourdonnerexactementauDiable et àDieu ce qui leur revient, peut-être n'est-il pas inutile de constater les causes du stupideamour-propre d'Oscar, en faisant observer qu'il était né dans la maison de MADAME, mère del'Empereur.Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Saflexibleimaginationdutconserverlesempreintesdecesétourdissantstableaux,garderuneimagedecetempsd'oretdefêtes,avecl'espérancedeleretrouver.Lajactancenaturelleauxcollégiens,touspossédésdudésirdebriller lesunsà l'envidesautres, appuyée sur ces souvenirsd'enfance, s'étaitdéveloppée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop decomplaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venaitd'acheversesclasses,avaiteupeut-êtreàrepousseraucollégeleshumiliationsquelesélèvespayantsdéversentàtoutpropossurlesboursiers,quandlesboursiersnesaventpasleurimprimeruncertainrespectparuneforcephysiquesupérieure.Cemélanged'anciennesplendeuréteinte,debeautépassée,

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de tendresse acceptant la misère, d'espérance en ce fils, d'aveuglement maternel, de souffranceshéroïquementsupportées,faisaitdecettemèreunedecessublimesfiguresqui,dansParis,sollicitentlesregardsdel'observateur.

Incapablededevinerl'attachementprofonddeMoreaupourcettefemme,niceluidecettefemmepoursonprotégéde1797,devenusonuniqueami,PierrotinnevoulutpascommuniquerlesoupçonquiluipassaitdanslatêterelativementaudangerquecouraitMoreau.Leterrible«Nousavonsbienassezàfairedenousoccuperdenous-mêmes!»duvaletdechambrerevintaucœurduvoiturier,ainsiquelesentimentd'obéissanceàceuxqu'ilappelaitleschefsdefile.D'ailleurs,encemoment,Pierrotinsesentaitdanslatêteautantdepointesqu'ilyadepiècesdecentsousdansmillefrancs!Unvoyagedesept lieuessedessinaitsansdoutecommeunvoyagedelongcours,à l'imaginationdecettepauvremèrequi,danssavieélégante,avaitrarementpassé lesbarrières;carcesmots:—Bien,madame!—oui, madame! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à desrecommandationsévidemmenttropverbeusesetinutiles.

—Vous placerez les paquets de manière qu'ils ne soient pas mouillés, si par hasard le tempschangeait.

—J'aiunebâche,ditPierrotin.D'ailleurs,tenez,voyez,madame,avecquelssoinsonlescharge?

—Oscar,nerestepasplusdequinzejours,quelqueinstancequ'ontefasse,repritmadameClapartenrevenantàsonfils.Quoique tufasses, tunesauraisplaireàmadameMoreau;d'ailleurs tudoisêtrerevenupourlafindeseptembre.Tusais,nousdevonsalleràBellevillecheztononcleCardot.

—Oui,maman.

—Surtout, lui dit-elle à voix basse, ne parle jamais de domesticité... Songe à toutmoment quemadameMoreauaétéfemmedechambre...

—Oui,maman...

Oscar,commetouslesjeunesgenschezquil'amour-propreestexcessivementsensible,paraissaitcontrariédesevoiradmonesterainsisurleseuildel'hôtelduLiond'argent.

—Ehbien,adieu,maman;onvapartir,voilàlechevalattelé.

Lamère, ne se souvenant plus qu'elle se trouvait en plein faubourg Saint-Denis, embrassa sonOscar,etluiditensortantunjolipetitpaindesoncabas:—Tiens,tuallaisoubliertonpetitpainettonchocolat!Monenfant,jetelerépète,neprendsriendanslesauberges,onyfaitpayerlesmoindreschosesdixfoiscequ'ellesvalent.

Oscar aurait voulu voir samère bien loin, quand elle lui fourra le pain et le chocolat dans sapoche.Cettescèneeutdeuxtémoins,deuxjeunesgensdequelquesannéesplusâgésquel'échappéducollége, mieux mis que lui, venus sans leur mère, et dont la démarche, la toilette, les façonstrahissaient cette complète indépendance, objet de tous les désirs d'un enfant encore sous le jougimmédiatdesamère.CesdeuxjeunesgensfurentalorspourOscarlemondeentier.

—Ilditmaman,s'écrial'undesdeuxinconnusenriant.

Ce mot parvint à l'oreille d'Oscar et détermina un:—Adieu, ma mère! lancé dans un terriblemouvementd'impatience.

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Avouons-le: madame Clapart parlait un peu trop haut, et semblait mettre les passants dans laconfidencedesatendresse.

—Qu'as-tudonc,Oscar?demandacettepauvremèreblessée.Jeneteconçoispas,reprit-elled'unairsévèreensecroyantcapable(erreurdetouteslesmèresquigâtentleursenfants)deluiimposerdurespect. Écoute,monOscar, dit-elle en reprenant aussitôt sa voix tendre, tu as de la propension àcauser,àdiretoutcequetusaisettoutcequetunesaispas,etcelaparbravade,parunsotamour-proprede jeunehomme; je te le répète, songeà tenir ta langueenbride.Tun'espas encore assezavancédanslavie,monchertrésor,pourjugerlesgensaveclesquelstuvasterencontrer,etiln'yariendeplusdangereuxquedecauserdans lesvoiturespubliques.Endiligence,d'ailleurs, lesgenscommeilfautgardentlesilence.

Lesdeuxjeunesgens,quisansdouteétaientallésjusqu'aufonddel'établissement,firententendredenouveausous laportecochère lebruitde leurs talonsdebottes: ilspouvaientavoirécoutécettesemonce; aussi, pour se débarrasser de sa mère, Oscar eut-il recours à un moyen héroïque, quiprouvecombienl'amour-proprestimulel'intelligence.

—Maman, dit-il, tu es ici entre deux airs, tu pourrais gagner une fluxion; et d'ailleurs, je vaismonterenvoiture.

L'enfant avait touché quelque endroit sensible, car sa mère le saisit, l'embrassa comme s'ils'agissaitd'unvoyagedelongcours,etleconduisitjusqu'aucabrioletenlaissantvoirdeslarmesdanssesyeux.

—N'oublie pas de donner cinq francs aux domestiques, dit-elle. Écris-moi trois fois aumoinspendantcesquinze jours?conduis-toibien,etsongeà toutesmesrecommandations.Tuasassezdelingepourn'enpasdonneràblanchir.Enfin, rappelle-toi toujours lesbontésdemonsieurMoreau,écoute-lecommeunpère,etsuisbiensesconseils...

Enmontant dans le cabriolet,Oscar laissa voir ses bas bleus par un effet de son pantalon quiremontabrusquement,etlefondneufdesonpantalonparlejeudesaredingotequis'ouvrit.Aussilesouriredesdeuxjeunesgens,àquicestracesd'unehonorablemédiocritén'échappèrentpoint,fit-ilunenouvelleblessureàl'amour-propredujeunehomme.

—Oscararetenulapremièreplace,dit lamèreàPierrotin.Mets-toidans le fond, reprit-elleenregardanttoujoursOscaravectendresseetluisouriantavecamour.

Oh!combienOscarregrettaquelesmalheursetleschagrinseussentaltérélabeautédesamère,quelamisèreetledévouementl'empêchassentd'êtrebienmise!L'undesdeuxjeunesgens,celuiquiavaitdesbottesetdeséperons,poussal'autreparuncoupdecoudepourluimontrerlamèred'Oscar,etl'autreretroussasamoustacheparungestequisignifiait:Jolietournure!

—Commentmedébarrasserdemamère,seditOscarquipritunairsoucieux.

—Qu'as-tu?luidemandamadameClapart.

Oscar feignit de n'avoir pas entendu, le monstre! Peut-être dans cette circonstance madameClapartmanquait-elledetact.Maislessentimentsabsolusonttantd'égoïsme.

—Aimes-tulesenfantsenvoyage?demandalejeunehommeàsonami.

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—Oui,s'ilssontsevrés,s'ilssenommentOscar,ets'ilsontduchocolat.

Cesdeuxphrasesfurentéchangéesàdemi-voixpourlaisseràOscarlalibertéd'entendreoudenepasentendre;sacontenanceallait indiquerauvoyageur lamesuredecequ'ilpourrait tentercontrel'enfantpours'égayerpendantlaroute.Oscarnevoulutpasavoirentendu.Ilregardaitautourdeluipoursavoirsisamère,quipesaitsurluicommeuncauchemar,setrouvaitencorelà,carilsesavaittropaiméparellepourêtresipromptementquitté.Non-seulementilcomparait involontairementlamisedesoncompagnondevoyageavec lasienne,maisencore il sentaitque la toilettedesamèreétaitpourbeaucoupdanslesouriremoqueurdesdeuxjeunesgens.—S'ilspouvaients'enaller,eux?sedit-il.

Hélas!undesdeux jeunesgensvenaitdedireà l'autre,endonnantun légercoupdecanneà laroueducabriolet:—Ettuvas,Georges,confiertonaveniràcettebarquefragile.

—Illefaut!ditGeorgesd'unairfatal.

Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière du chapeaumis sur l'oreille commepourmontrerunemagnifiquechevelureblondebienfrisée;tandisqu'ilavait,parl'ordredesonbeau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front et ras comme ceux des soldats. Le vaniteuxenfantmontraitunefigurerondeetjoufflue,animéeparlescouleursd'unebrillantesanté;tandisquelevisagedesoncompagnondevoyageétaitlong,findeformeetpâle.Lefrontdecejeunehommeavaitde l'ampleur,etsapoitrinemoulaitungilet façoncachemire.Enadmirantunpantaloncollantgris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait àOscar que ceromanesqueinconnu,douédetantd'avantages,abusaitenversluidesasupériorité,demêmequ'unefemmelaideestblesséepar leseulaspectd'unebellefemme.Lebruitdu talondesbottesàferquel'inconnufaisaitunpeutropsonneraugoûtd'Oscar luiretentissait jusqu'aucœur.EnfinOscarétaitaussigênédanssesvêtementsfaitspeut-êtreàlamaisonettaillésdanslesvieuxhabitsdesonbeau-père, que cet envié garçon se trouvait à l'aise dans les siens.—Ce gars-là doit avoir quelques dixfrancsdanssongousset,pensaOscar.Lejeunehommeseretourna.QuedevintOscarenapercevantunechaîned'orpasséeautourducou,etauboutdelaquellesetrouvaitsansdouteunemontred'or.Cetinconnupritalorsauxyeuxd'Oscarlesproportionsd'unpersonnage.ÉlevéruedelaCerisaiedepuis1815,prisetreconduitaucollégelesjoursdecongéparsonpère,Oscarn'avaitpaseud'autrespointsdecomparaison,depuissonâgedepuberté,quelepauvreménagedesamère.TenusévèrementselonleconseildeMoreau,iln'allaitpassouventauspectacle,etilnes'élevaitpasalorsplushautquelethéâtre de l'Ambigu-Comique où ses yeux n'apercevaient pas beaucoup d'élégance, si toutefoisl'attention qu'un enfant prête au mélodrame lui permet d'examiner la salle. Son beau-père portaitencore,selonlamodedel'Empire,samontredanslegoussetdesespantalons,etlaissaitpendresursonabdomenunegrossechaîned'or terminéeparunpaquetdebreloqueshétéroclites,descachets,uneclefàtêterondeetplateoùsevoyaitunpaysageenmosaïque.Oscar,quiregardaitcevieuxluxecomme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d'une élégance supérieure etnégligente.Ce jeune hommemontrait abusivement des gants soignés, et semblait vouloir aveuglerOscarenagitantavecgrâceuneélégantecanneàpommed'or.Oscararrivaitàcedernierquartierdel'adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandesmisères, où l'on préfère unmalheuràunetoiletteridicule,oùl'amour-propre,ennes'attachantpasauxgrandsintérêtsdelavie,seprendàdesfrivolités,àlamise,àl'enviedeparaîtrehomme.Onsegranditalors,etlajactanceestd'autantplusexorbitantequ'elles'exercesurdesriens;maissil'onjalouseunsotélégammentvêtu,ons'enthousiasme aussi pour le talent, on admire l'homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sansracinesdanslecœur,accusentl'exubérancedelaséve,leluxedel'imagination.Qu'unenfantdedix-

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neufans,filsunique,tenusévèrementaulogispaternelàcausedel'indigencequiatteintunemployéàdouzecents francs,maisadoréetpourqui samère s'imposededuresprivations, s'émerveilled'unjeunehommedevingt-deuxans, enenvie lapolonaiseàbrandebourgsdoubléede soie, legiletdefaux cachemire et la cravate passée dans un anneau demauvais goût, n'est-ce pas des peccadillescommisesàtouslesétagesdelasociété,parl'inférieurquijalousesonsupérieur?L'hommedegénielui-mêmeobéitàcettepremièrepassion.RousseaudeGenèven'a-t-ilpasadmiréVentureetBacle?MaisOscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s'en prit à son compagnon devoyage,etils'élevadanssoncœurunsecretdésirdeluiprouverqu'illevalaitbien.Lesdeuxbeauxfils sepromenaient toujoursde laporteauxécuries,desécuriesà laporte,allant jusqu'à la rue;etquand ils retournaient, ils regardaient toujoursOscar, tapi dans son coin.Oscar, persuadé que lesricanementsdesdeux jeunesgens leconcernaient,affecta laplusprofonde indifférence. Il semitàfredonnerlerefraind'unechansonmisealorsàlamodeparlesLibéraux,etquidisait:C'estlafauteàVoltaire,c'estlafauteàRousseau.Cetteattitudelefitsansdouteprendrepourunpetitclercd'avoué.

—Tiens,ilestpeut-êtredansleschœursdel'Opéra,ditlevoyageur.

Exaspéré,lepauvreOscarbondit,levaledossieretditàPierrotin:—Quandpartirons-nous?

—Tout à l'heure, répondit le messager qui tenait son fouet à la main et regardait dans la rued'Enghien.

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IMP.E.MARTINET

MISTIGRIS.

.....Cejoyeuxélèveenpeinture,qu'enstyled'atelieronappelleunrapin.

(UNDÉBUTDANSLAVIE.)

Encemoment,lascènefutaniméeparl'arrivéed'unjeunehommeaccompagnéd'unvraigaminquiseproduisirentsuivisd'uncommissionnairetraînantunevoitureàl'aided'unebricole.LejeunehommevintparlerconfidentiellementàPierrotinquihocha la têteet semitàhélersonfacteur.Lefacteuraccourutpouraideràdéchargerlapetitevoiturequicontenait,outredeuxmalles,desseaux,desbrosses,desboîtesdeformesétranges,uneinfinitédepaquetsetd'ustensilesqueleplusjeunedesdeuxnouveauxvoyageurs,montésurl'impériale,yplaçait,ycalaitavectantdecélérité,quelepauvreOscar,souriantàsamèrealorsenfactiondel'autrecôtédelarue,n'aperçutaucundecesustensiles

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quiauraientpurévélerlaprofessiondecesnouveauxcompagnonsderoute.Legamin,âgéd'environseizeans,portaituneblousegriseserréeparuneceinturedecuirverni.Sacasquette,crânementmiseen travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bien que le pittoresque désordre de sescheveuxbrunsbouclés,répandussursesépaules.Sacravatedetaffetasnoirdessinaitunelignenoiresuruncoutrèsblanc,etfaisaitressortirencorelavivacitédesesyeuxgris.L'animationdesafigurebrune,colorée,latournuredeseslèvresassezfortes,sesoreillesdétachées,sonnezretroussé,touslesdétailsdesaphysionomieannonçaient l'esprit railleurdeFigaro, l'insouciancedujeuneâge;demêmequelavivacitédesesgestes,sonregardmoqueur,révélaientuneintelligencedéjàdéveloppéepar la pratique d'une profession embrassée de bonne heure. Comme s'il avait déjà quelque valeurmorale, cet enfant, fait hommepar l'Art ou par laVocation, paraissait indifférent à la question ducostume,carilregardaitsesbottesnonciréesenayantl'airdes'enmoquer,etsonpantalondesimplecoutilenycherchantdestaches,moinspourlesfairedisparaîtrequepourenvoirl'effet.

—Jesuisd'unbeauton!fit-ilensesecouantets'adressantàsoncompagnon.

Leregarddecelui-làrévélaituneautoritésurcetadepteenquidesyeuxexercésauraientreconnucejoyeuxélèveenpeinture,qu'enstyled'atelieronappelleunrapin.

—Dela tenue,Mistigris! répondit lemaîtreen luidonnant lesurnomque l'atelier luiavaitsansdouteimposé.

Cevoyageurétaitunjeunehommeminceetpâle,àcheveuxnoirs,extrêmementabondants,etdansun désordre tout à fait fantasque; mais cette abondante chevelure semblait nécessaire à une têteénorme dont le vaste front annonçait une intelligence précoce. Le visage tourmenté, trop originalpour être laid, était creusé comme si ce singulier jeune homme souffrait, soit d'une maladiechronique,soitdesprivationsimposéesparlamisèrequiestuneterriblemaladiechronique,soitdechagrinstroprécentspourêtreoubliés.Sonhabillement,presqueanalogueàceluideMistigris,touteproportiongardée,consistaitenuneméchanteredingoteusée,maispropre,bienbrossée,decouleurvertaméricain,ungiletnoirboutonnéjusqu'enhaut,commelaredingote,etquilaissaitàpeinevoirautourdesoncouunfoulardrouge.Unpantalonnoir,aussiuséquelaredingote,flottaitautourdesesjambesmaigres. Enfin des bottes crottées indiquaient qu'il venait à pied et de loin. Par un regardrapide, cet artiste embrassa les profondeurs de l'hôtel du Lion d'argent, les écuries, les différentsjours,lesdétails,etilregardaMistigrisquil'avaitimitéparuncoupd'œilironique.

—Joli!ditMistigris.

—Oui,c'estjoli,répétal'inconnu.

—Noussommesencorearrivéstroptôt,ditMistigris.Nepourrions-nouspaschiquerunelégumequelconque!Monestomacestcommelanature,ilabhorrelevide!

—Pouvons-nous aller prendreune tasse de café?demanda le jeunehommed'unevoixdouce àPierrotin.

—Nesoyezpaslongtemps,ditPierrotin.

—Bon,nousavonsunquartd'heure,réponditMistigrisentrahissantainsilegénied'observationinnéchezlesrapinsdeParis.

Cesdeuxvoyageursdisparurent.Neufheuressonnèrentalorsdanslacuisinedel'hôtel.Georgestrouvajusteetraisonnabled'apostropherPierrotin.

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—Eh!monami,quandonjouitd'unsabotconditionnécommecelui-là,dit-ilenfrappantavecsacannesur laroue,onsedonneaumoins leméritede l'exactitude.Quediable!onnesemetpas là-dedanspoursonagrément,ilfautavoirdesaffairesdiablementpresséespouryconfiersesos.Puiscetterosse,quevousappelezRougeot,nenousregagnerapasletempsperdu.

—NousallonsvousattelerBichettependantquecesdeuxvoyageursprendrontleurcafé,réponditPierrotin.Vadonc,toi,dit-ilaufacteur,voirsilepèreLégerveuts'enveniravecnous...

—Etoùest-il,cepèreLéger?fitGeorges.

—Enface,aunuméro50:iln'apastrouvédeplacedanslavoituredeBeaumont,ditPierrotinàsonfacteursansrépondreàGeorgesetendisparaissantpourallerchercherBichette.

Georges, à qui son ami pressa la main, monta dans la voiture, en y jetant d'abord d'un airimportant un grand portefeuille qu'il plaça sous le coussin. Il prit le coin opposé à celui queremplissaitOscar.

—CepèreLégerm'inquiète,dit-il.

—Onnepeutpasnousôternosplaces,j'ailenuméroun,réponditOscar.

—Etmoiledeux,réponditGeorges.

En même temps que Pierrotin paraissait avec Bichette, le facteur apparut remorquant un groshommedupoidsdecentvingtkilogrammesaumoins.LepèreLégerappartenaitaugenredufermieràgrosventre,àdoscarré,àqueuepoudrée,etvêtud'unepetiteredingotedetoilebleue.Sesguêtresblanches,montantjusqu'au-dessusdugenou,ypinçaientdesculottesdeveloursrayé,serréespardesboucles d'argent. Ses souliers ferrés pesaient chacundeux livres.Enfin, il tenait à lamain unpetitbâtonrougeâtreetsec,luisant,àgrosbout,attachéparuncordondecuirautourdesonpoignet.

—VousvousappelezlepèreLéger?ditsérieusementGeorgesquandlefermiertentademettreundesespiedssurlemarchepied.

—Pourvousservir,ditlefermierenmontrantunefigurequiressemblaitàcelledeLouisXVIII,àfortesbajouesrubicondes,oùpointaitunnezquidanstouteautrefigureeûtparuénorme.Sesyeuxsouriantsétaientpresséspardesbourreletsdegraisse.—Allons,uncoupdemain,mongarçon,dit-ilàPierrotin.

Lefermierfuthisséparlefacteuretparlemessageraucride:—Houplà!ahé!hisse!...pousséparGeorges.

—Oh! je ne vais pas loin, je ne vais que jusqu'à La Cave, dit le fermier en répondant à uneplaisanterieparuneautre.

EnFrancetoutlemondeentendlaplaisanterie.

—Mettez-vousaufond,ditPierrotin,vousallezêtresix.

—Etvotreautrecheval,demandaGeorges,est-cecommeuntroisièmechevaldeposte?

—Voilà,bourgeois,ditPierrotin.

—Ilappellecetinsecteuncheval,fitGeorgesétonné.

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—Oh! ilestbon,cepetitcheval-là,dit le fermierquis'étaitassis.Salut,messieurs.Allons-nousdémarrer,Pierrotin?

—J'aideuxvoyageursquiprennentleurtassedecafé,réponditlevoiturier.

Lejeunehommeàlafigurecreuséeetsonpagesemontrèrentalors.

—Partons!futuncrigénéral.

—Nousallonspartir,réponditPierrotin.—Allons,démarrons,dit-ilaufacteurquiôtalespierresaveclesquelleslesrouesétaientcalées.

LemessagerpritlabridedeRougeot,etfitcecrigutturaldekit!kit!pourdireauxdeuxbêtesderassembler leurs forces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent la voiture que PierrotinrangeadevantlaporteduLiond'argent.Aprèscettemanœuvrepurementpréparatoire,ilregardadanslarued'Enghienetdisparutenlaissantsavoituresouslagardedufacteur.

—Ehbien!est-ilsujetàcesattaques-là,votrebourgeois?demandaMistigrisaufacteur.

—Il est allé reprendre son avoine à l'écurie, répondit l'Auvergnat au fait de toutes les ruses enusagepourfairepatienterlesvoyageurs.

—Aprèstout,ditMistigris,letempsestungrandmaigre.

Encemoment,lamoded'estropierlesproverbesrégnaitdanslesateliersdepeinture.C'étaituntriomphe que de trouver un changement de quelques lettres ou d'unmot à peu près semblable quilaissaitauproverbeunsensbaroqueoucocasse.

—Parisn'apasétébâtidansunfour,réponditlemaître.

PierrotinrevintamenantlecomtedeSérisyvenuparlaruedel'Échiquier,etavecquisansdouteilavaiteuquelquesminutesdeconversation.

—PèreLéger, voulez-vousdonnervotreplace àmonsieur le comte?mavoiture serait chargéepluségalement.

—Etnousnepartironspasdansuneheure,sivouscontinuez,ditGeorges.Ilvafalloirôtercetteinfernalebarrequenousavonseutantdepeineàmettre,et tout lemondedevradescendrepourunvoyageurquivientledernier.Chacunadroitàlaplacequ'ilaretenue,quelleestcelledemonsieur?Voyons,faitesl'appel!Avez-vousunefeuille,avez-vousunregistre?QuelleestlaplacedemonsieurLecomte,comtedequoi?

—Monsieurlecomte...ditPierrotinvisiblementembarrassé,vousserezmal.

—Vousnesaviezdoncpasvotrecompte?demandaMistigris.Lesbonscomtesfontlesbonstamis.

—Mistigris,delatenue!s'écriagravementsonmaître.

MonsieurdeSérisyfutévidemmentprispartouslesvoyageurspourunbourgeoisquis'appelaitLecomte.

—Nedérangezpersonne,ditlecomteàPierrotin,jememettraiprèsdevoussurledevant.

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—Allons, Mistigris, dit le jeune homme au rapin, souviens-toi du respect que tu dois à lavieillesse,tunesaispascombientupeuxêtreaffreusementvieux:lesvoyagesdéformentlajeunesse.Ainsicèdetaplaceàmonsieur.

Mistigris ouvrit le devant du cabriolet et sauta par terre avec la rapidité d'une grenouille quis'élanceàl'eau.

—Vousnepouvezpasêtreunlapin,augustevieillard,dit-ilàmonsieurdeSérisy.

—Mistigris,lesArtssontl'amidel'homme,luiréponditsonmaître.

—Jevousremercie,monsieur,ditlecomteaumaîtredeMistigrisquidevintainsisonvoisin.

Etl'hommed'Étatjetasurlefonddelavoitureuncoupd'œilsagacequioffensabeaucoupOscaretGeorges.

—Noussommesenretardd'uneheureunquart,ditOscar.

—Quandonveutêtremaîtred'unevoiture,onarrêtetouteslesplaces,fitobserverGeorges.

Désormaissûrdeson incognito, lecomtedeSérisyne répondit rienàcesobservations,etpritl'aird'unbourgeoisdébonnaire.

—Vousseriezenretard,neseriez-vouspasbienaisequ'onvouseûtattendus?ditlefermierauxdeuxjeunesgens.

PierrotinregardaitverslaporteSaint-Denisentenantsonfouet,etilhésitaitàmontersurladurebanquetteoùfrétillaitMistigris.

—Sivousattendezquelqu'un,ditalorslecomte,jenesuispasledernier.

—J'approuveceraisonnement,ditMistigris.

GeorgesetOscarsemirentàrireassezinsolemment.

—Levieillard n'est pas fort, ditGeorges àOscar que cette apparence de liaison avecGeorgesenchanta.

Quand Pierrotin fut assis à droite sur son siége, il se pencha pour regarder en arrière sanspouvoirtrouverdanslafoulelesdeuxvoyageursquiluimanquaientpourêtreàsongrandcomplet.

—Parbleu!deuxvoyageursdeplusnemeferaientpasdemal.

—Jen'aipaspayé,jedescends,ditGeorgeseffrayé.

—Etqu'attends-tu,Pierrotin?ditlepèreLéger.

Pierrotin cria un certain hi! dans lequel Bichette et Rougeot reconnaissaient une résolutiondéfinitive,et lesdeuxchevauxs'élancèrentvers lamontéedufaubourgd'unpasaccéléréquidevaitbientôtseralentir.

Le comte avait une figure entièrement rouge,mais d'un rouge ardent sur lequel se détachaientquelquesportionsenflammées,etquesachevelureentièrementblanchemettaiten relief.Ad'autresqu'à des jeunes gens, ce teint eût révélé l'inflammation constante du sangproduite par d'immenses

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travaux.Cesbourgeonsnuisaienttellementàl'airnobleducomte,qu'ilfallaitunexamenattentifpourretrouver dans ses yeux verts la finesse dumagistrat, la profondeur du politique et la science dulégislateur.Lafigureétaitplate,lenezsemblaitavoirétédéprimé.Lechapeaucachaitlagrâceetlabeautédufront.Enfinilyavaitdequoifairerirecettejeunesseinsouciantedanslebizarrecontrasted'unechevelured'unblancd'argentavecdessourcilsgros,touffus,restésnoirs.Lecomte,quiportaitunelongueredingotebleue,boutonnéemilitairementjusqu'enhaut,avaitunecravateblancheautourducou,ducotondanslesoreilles,etuncoldechemiseassezamplequidessinaitsurchaquejoueuncarréblanc.Sonpantalonnoirenveloppaitsesbottesdontleboutparaissaitàpeine.Iln'avaitpointdedécorationàsaboutonnière,enfinsesgantsdedaimluicachaientlesmains.Certes,pourdesjeunesgens,riennetrahissaitdanscethommeunpairdeFrance,undeshommeslesplusutilesaupays.LepèreLégern'avaitjamaisvulecomte,qui,desoncôté,neleconnaissaitquedenom.Silecomte,enmontant en voiture, y jeta le perspicace coup d'œil qui venait de choquer Oscar et Georges, il ycherchaitleclercdesonnotairepourluirecommanderleplusprofondsilence,danslecasoùileûtétéforcécommeluideprendrelavoitureàPierrotin;maisrassuréparlatournured'Oscar,parcelledu père Léger, et surtout par l'air quasi militaire, par les moustaches et les façons de chevalierd'industrie qui distinguaient Georges, il pensa que son billet était arrivé sans doute à temps chezmaîtreAlexandreCrottat.

—PèreLéger,ditPierrotinenatteignant la rudemontéedu faubourgSaint-Denisà la ruede laFidélité,descendons,hein!

—Jedescendsaussi,ditlecomteenentendantcenom,ilfautsoulagervoschevaux.

—Ah!sinousallonsainsi,nousferonsquatorzelieuesenquinzejours!s'écriaGeorges.

—Est-cemafaute?ditPierrotin,unvoyageurveutdescendre.

—Dixlouispourtoi,situmegardesfidèlementlesecretquejet'aidemandé,ditàvoixbasselecomteenprenantPierrotinparlebras.

—Oh!mesmille francs, se ditPierrotin en lui-mêmeaprès avoir fait àmonsieur deSérisyunclignementd'yeuxquisignifiait:Comptezsurmoi!

OscaretGeorgesrestèrentdanslavoiture.

—Écoutez, Pierrotin, puisque Pierrotin il y a, s'écria Georges quand après la montée lesvoyageursfurentreplacés,sivousdevieznepasallermieuxquecela,dites-le?jepaiemaplaceetjeprends un bidet à Saint-Denis, car j'ai des affaires importantes qui seraient compromises par unretard.

—Oh!ilirabien,réponditlepèreLéger.Etd'ailleurslarouten'estpaslarge.

—Jamaisjenesuisplusd'unedemi-heureenretard,répliquaPierrotin.

—Enfin,vousnebrouettezpaslepape,n'est-cepas?ditGeorges;ainsi,marchez!

—Vousnedevezpasdepréférence,etsivouscraignezdetropcahotermonsieur,ditMistigrisenmontrantlecomte,çan'estpasbien.

—Tous les voyageurs sont égaux devant le coucou, comme les Français devant la Charte, ditGeorges.

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—Soyeztranquille,ditlepèreLéger,nousarriveronsbienàlaChapelleavantmidi.

LaChapelleestlevillagecontiguàlabarrièreSaint-Denis.

Tousceuxquiontvoyagésaventquelespersonnesréuniesparlehasarddansunevoiturenesemettentpas immédiatementenrapport;et,àmoinsdecirconstancesrares,ellesnecausentqu'aprèsavoirfaitunpeudechemin.Cetempsdesilenceestprisaussibienparunexamenmutuelqueparlaprisedepossessiondelaplaceoùl'onsetrouve;lesâmesonttoutautantbesoinquelecorpsdeserasseoir.Quandchacuncroitavoirpénétrél'âgevrai,laprofession,lecaractèredesescompagnons,lepluscauseurcommencealors,etlaconversations'engageavecd'autantplusdechaleur,quetoutlemondeasentilebesoind'embellirlevoyageetd'encharmerlesennuis.Leschosessepassentainsidans les voitures françaises. Chez les autres nations, lesmœurs sont bien différentes. LesAnglaismettentleurorgueilànepasdesserrerlesdents; l'Allemandesttristeenvoiture,et lesItalienssonttropprudentspourcauser;lesEspagnolsn'ontplusguèredediligences,etlesRussesn'ontpointderoutes.On ne s'amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, siindiscret,oùtoutlemondeestempresséderireetdemontrersonesprit,oùlaraillerieanimetout,depuislesmisèresdesbassesclassesjusqu'auxgravesintérêtsdesgrosbourgeois.LaPoliceybrided'ailleurspeu la langue, et laTribuneyamis ladiscussionà lamode.Quandun jeunehommedevingt-deuxans,commeceluiquisecachaitsouslenomdeGeorges,adel'esprit,ilestexcessivementporté,surtoutdanslasituationprésente,àenabuser.D'abord,Georgeseutbientôtdécrétéqu'ilétaitl'êtresupérieurdecetteréunion.Ilvitunmanufacturierdesecondordredanslecomtequ'ilpritpouruncoutelier,ungringaletdanslegarçonminableaccompagnédeMistigris,unpetitniaisdansOscar,etdanslegrosfermieruneexcellentenatureàmystifier.Aprèsavoirprisainsisesmesures,ilrésolutdes'amuserauxdépensdesescompagnonsdevoyage.

—Voyons,sedit-ilpendantquelecoucoudePierrotindescendaitdelaChapellepours'élancersurlaplaineSaint-Denis,meferai-jepasserpourêtreÉtienneouBéranger?...Non,cescocos-làsontgensàneconnaîtrenil'unnil'autre.Carbonaro?...Diable!jepourraismefaireempoigner.Sij'étaisundesfilsdumaréchalNey?...Bah!qu'est-ceque je leurdirais? l'exécutiondemonpère.Çaneseraitpasdrôle.SijerevenaisduChamp-d'Asile?...Ilspourraientmeprendrepourunespion,ilssedéfieraientdemoi.Soyonsunprince russedéguisé, jevais leur faire avalerde fameuxdétails sur l'empereurAlexandre... Si je prétendais être Cousin, professeur de philosophie?... oh! comme je pourrais lesentortiller!Non,legringaletàchevelureébourifféem'al'aird'avoirtraînésesguêtresauxCoursdelaSorbonne.Pourquoin'ai-jepassongéplus tôtà les fairealler? j'imitesibien lesAnglais, jemeserais posé en lord Byron, voyageant incognito... Sacristi! j'ai manqué mon coup. Être fils dubourreau?...Voilàunecrâneidéepoursefairefairedelaplaceàdéjeuner.Oh!bon,j'auraicommandélestroupesd'Ali,pachadeJanina!....

Pendantcemonologue, lavoitureroulaitdans lesflotsdepoussièrequis'élèvent incessammentdesbascôtésdecetteroutesibattue.

—Quellepoussière!ditMistigris.

—Henri IV est mort, lui repartit vivement son compagnon. Encore si tu disais qu'elle sent lavanille,tuémettraisuneopinionnouvelle.

—Vouscroyezrire,réponditMistigris:ehbien,çarappelleparmomentslavanille.

—DansleLevant....ditGeorgesenvoulantentamerunehistoire.

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—Danslevent,fitlemaîtreàMistigriseninterrompantGeorges.

—JedisdansleLevant,d'oùjereviens,repritGeorges,lapoussièresenttrèsbon;maisici,ellenesentquelquechosequequandilserencontreundépôtdepoudrettecommecelui-ci.

—MonsieurvientduLevant?ditMistigrisd'unairnarquois.

—Tuvoisbienquemonsieurestsifatigué,qu'ils'estmissurlePonant,luiréponditsonmaître.

—Vousn'êtespastrèsbruniparlesoleil?ditMistigris.

—Oh!jesorsdemonlitaprèsunemaladiedetroismois,dontlegermeétait,disentlesmédecins,unepesterentrée.

—Vousavezeulapeste!s'écrialecomteenfaisantungested'effroi.Pierrotin,arrêtez!

—Allez,Pierrotin,répétaMistigris.Onvousditqu'elleestrentrée,lapeste,dit-ileninterpellantmonsieurdeSérisy.C'estunepestequipasseenconversation.

—Unepestedecellesdontondit:Peste!s'écrialemaître.

—Ou:Pestesoitdubourgeois!repritMistigris.

—Mistigris!repritlemaître,jevousmetsàpiedsivousvousfaitesdesaffaires.Ainsi,dit-ilensetournantversGeorges,monsieurestallédansl'Orient?

—Oui,monsieur,d'abordenÉgypte,etpuisenGrèceoùj'aiserviAli,pachadeJanina,avecquij'ai eu une terrible prise de bec.—On ne résiste pas à ces climats-là.—Aussi les émotions de toutgenrequedonnelavieorientalem'ont-ellesdésorganisélefoie.

—Ah!vousavezservi?ditlegrosfermier.Quelâgeavez-vousdonc?

—J'aivingt-neufans, repritGeorgesque tous lesvoyageursregardèrent.Adix-huitans, jesuispartisimplesoldatpourlafameusecampagnede1813;maisjen'aivuquelecombatd'Hanauetj'yaigagné legradede sergent-major.EnFrance,àMontereau, je fusnommésous-lieutenant, et j'ai étédécorépar...(iln'yapasdemouchards?)parl'Empereur.

—Vousêtesdécoré,ditOscar,etvousneportezpaslacroix?

—La croix de ceux-ci?... bonsoir. Quel est d'ailleurs l'homme comme il faut qui porte sesdécorations envoyage?Voilàmonsieur, dit-il enmontrant le comtedeSérisy, je parie tout cequevousvoudrez...

—Pariertoutcequ'onvoudra,c'estenFranceunemanièredenerienparierdutout,ditlemaîtreàMistigris.

—Jeparietoutcequevousvoudrez,repritGeorgesavecaffectation,quecemonsieurestcouvertdecrachats.

—J'ai,réponditenriantlecomtedeSérisy,celuideGrand-croixdelaLégion-d'Honneur,celuideSaint-AndrédeRussie,celuidel'AigledePrusse,celuidel'AnnonciadedeSardaigne,etlaToison-d'Or.

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—Excusezdupeu,ditMistigris.Ettoutçavaencoucou?

—Ah!ilvabien,lebonhommecouleurdebrique,ditGeorgesàl'oreilled'Oscar.Hein!qu'est-cequejevousdisais?reprit-ilàhautevoix.Moi,jenelecachepas,j'adorel'Empereur...

—Jel'aiservi,ditlecomte.

—Quelhomme!n'est-cepas?s'écriaGeorges.

—Unhommeàquij'aibiendesobligations,réponditlecomted'unairniaistrèsbienjoué.

—Voscroix?...ditMistigris.

—Etcombienilprenaitdetabac!repritmonsieurdeSérisy.

—Oh!illeprenaitdanssespoches,àmême,ditGeorges.

—Onm'aditcela,demandalepèreLégerd'unairpresqueincrédule.

—Maisbienplus,ilchiquaitetfumait,repritGeorges.Jel'aivufumant,etd'unedrôledemanière,àWaterloo,quandlemaréchalSoultl'aprisàbras-le-corpsetl'ajetédanssavoiture,aumomentoùilavaitempoignéunfusiletallaitchargerlesAnglais!...

—VousétiezàWaterloo?fitOscardontlesyeuxs'écarquillaient.

—Oui, jeunehomme,j'aifait lacampagnede1815.J'étaiscapitaineàMont-Saint-Jean,et jemesuisretirésurlaLoire,quandonnousalicenciés.Mafoi,laFrancemedégoûtait,etjen'aipaspuytenir.Non, jemeserais fait empoigner.Aussimesuis-jeenalléavecdeuxou trois lurons,Selves,Bessonetautres,quisontàcetteheureenÉgypte,auservicedupachaMohammed,undrôledecorps,allez!JadissimplemarchanddetabacàlaCavalle,ilestentraindesefaireprincesouverain.Vousl'avezvudansletableaud'HoraceVernet,lemassacredesmamelucks.Quelbelhomme!Moijen'aipas voulu quitter la religion demes pères et embrasser l'islamisme, d'autant plus que l'abjurationexigeuneopérationchirurgicaledelaquellejenemesouciepasdutout.Puis,personnen'estimeunrenégat.Ah!sil'onm'avaitoffertcentmillefrancsderentes,peut-être...etencore?...non.LePachamefitdonnermilletalaridegratification.

—Qu'est-cequec'est?ditOscarquiécoutaitGeorgesdetoutessesoreilles.

—Oh!pasgrand'chose.Letalaroestcommequidiraitunepiècedecentsous.Et,mafoi,jen'aipasgagnélarentedesvicesquej'aicontractésdanscetonnerredeDieudepays-là,sitoutefoisc'estunpays.Jenepuisplusmaintenantmepasserdefumerlenarguilédeuxfoisparjour,etc'estcher...

—Etcommentestdoncl'Égypte?demandamonsieurdeSérisy.

—L'Égypte,c'est toutsables,réponditGeorgessanssedéferrer.Iln'yadevertquelavalléeduNil.Tracezunelignevertesurunefeuilledepapierjaune,voilàl'Égypte.Parexemple,lesÉgyptiens,lesfellahsontsurnousunavantage,iln'yapointdegendarmes.Oh!vousferieztoutel'Égypte,vousn'enverriezpasun.

—Jesupposequ'ilyabeaucoupd'Égyptiens,ditMistigris.

—Pas tantquevous le croyez, repritGeorges, il y abeaucoupplusd'Abyssins,deGiaours,deVechabites,deBédouinsetdeCophtes...Enfin,touscesanimaux-làsontsipeudivertissants,quejeme

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suis trouvé trèsheureuxdem'embarquer surunepolacregénoisequidevait aller charger aux îlesIoniennesdelapoudreetdesmunitionspourAlideTébélen.Voussavez?lesAnglaisvendentdelapoudreetdesmunitionsàtoutlemonde,auxTurcs,auxGrecs,audiable,silediableavaitdel'argent.AinsideZantenousdevionsallersur lacôtedeGrèceen louvoyant.Telquevousmevoyez,monnomdeGeorgesestfameuxdanscespays-là.Jesuislepetit-filsdecefameuxCzerni-GeorgesquiafaitlaguerreàlaPorte,etquimalheureusementaulieudel'enfoncers'estenfoncélui-même.Sonfilss'est réfugié dans lamaison du consul français de Smyrne, et il est venumourir à Paris en 1792,laissantmamèregrossedemoi,sonseptièmeenfant.Nos trésorsontétévolésparundesamisdemon grand-père, en sorte que nous étions ruinés.Mamère, qui vivait du produit de ses diamantsvendusunàun,aépouséen1799monsieurYung,monbeau-père,unfournisseur.Maismamèreestmorte,jemesuisbrouilléavecmonbeau-père,qui,entrenous,estungredin;ilvitencore,maisnousnenousvoyonspoint.Cechinois-lànousa laissés tous lesseptsansnousdire:—Es-tuchien?es-tuloup?Voilàcomment,dedésespoir,jesuispartien1813simpleconscrit...Vousnesauriezcroireavecquelle joie ce vieuxAli de Tébélen a reçu le petit-fils de Czerni-Georges. Ici, jeme fais appelersimplementGeorges.Lepacham'adonnéunsérail...

—Vousavezeuunsérail?ditOscar.

—Étiez-vouspachaàbeaucoupdequeues?demandaMistigris.

—Commentnesavez-vouspas, repritGeorges,qu'iln'yaque lesultanqui fassedespachas,etquemonamiTébélen,carnousétionsamiscommeBourbons,serévoltaitcontrelePadischah!Voussavez,ouvousnesavezpasquelevrainomduGrand-SeigneurestPadischah,etnonpasGrand-TurcouSultan.Necroyezpasquecesoitgrand'chose,unsérail:autantavoiruntroupeaudechèvres.Cesfemmes-làsontbienbêtes,etj'aimecentfoismieuxlesgrisettesdelaChaumière,àMontparnasse.

—C'estplusprès,ditlecomtedeSérisy.

—Les femmes de sérail ne savent pas unmot de français, et la langue est indispensable pours'entendre.Alim'adonnécinqfemmeslégitimesetdixesclaves.AJanina,c'estcommesijen'avaisrieneu.Dansl'Orient,voyez-vous,avoirdesfemmes,c'esttrèsmauvaisgenre,onenacommenousavons iciVoltaireetRousseau;maisqui jamaisouvre sonVoltaireou sonRousseau?Personne.Etcependantlegrandgenreestd'êtrejaloux.Oncoudunefemmedansunsacetonlajetteàl'eausurunsimplesoupçon,d'aprèsunarticledeleurcode.

—Enavez-vousjeté?demandalefermier.

—Moi,fidonc,unFrançais!jelesaiaimées.

Là-dessusGeorgesrefrisa,retroussasesmoustachesetpritunairrêveur.OnentraitàSaint-Denisoù Pierrotin s'arrêta devant la porte de l'aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tous lesvoyageursdescendent.IntriguéparlesapparencesdevéritémêléesauxplaisanteriesdeGeorges,lecomteremontapromptementdanslavoiture,regardasouslecoussinleportefeuillequePierrotinluidityavoirétémisparcepersonnageénigmatique,etlutenlettresdorées:«MaîtreCrottat,notaire.»Aussitôtlecomtesepermitd'ouvrirleportefeuille,encraignantavecraisonquelepèreLégernefûtprisd'unecuriositésemblable;ilenôtal'actequiconcernaitlafermedesMoulineaux,leplia,lemitdanslapochedecôtédesaredingoteetrevintexaminerlesvoyageurs.

—CeGeorges est tout bonnement le second clerc de Crottat. Je ferai mes compliments à sonpatron,quidevaitm'envoyersonpremierclerc,sedit-il.

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A l'air respectueux du père Léger et d'Oscar, Georges comprit qu'il avait en eux de ferventsadmirateurs;ilseposanaturellementengrandseigneur,illeurpayadestalmousesetunverredevind'Alicante, ainsi qu'àMistigris et à sonmaître, en profitant de cette largesse pour demander leursnoms.

—Oh!monsieur,ditlepatrondeMistigris,jenesuispasdouéd'unnomillustrecommelevôtre,jenerevienspasd'Asie.

En cemoment le comte, qui s'était empressé de rentrer dans l'immense cuisine de l'aubergiste,afindenedonneraucunsoupçonsursadécouverte,putécouterlafindecetteréponse.

—... Je suis toutbonnementunpauvrepeintrequi reviensdeRomeoù je suis allé aux fraisdugouvernement,aprèsavoirremportélegrandprix,ilyacinqans.JemenommeSchinner.

—Hé!bourgeois,peut-onvousoffrirunverred'Alicanteetdestalmouses?ditGeorgesaucomte.

—Merci,ditlecomte,jenesorsjamaissansavoirprismatassedecaféàlacrème.

—Etvousnemangezrienentrevosrepas?Commec'estMarais,placeRoyaleetîleSaint-Louis!ditGeorges.Quandilablagué toutàl'heuresursescroix,jelecroyaisplusfortqu'iln'est,dit-ilàvoixbasseaupeintre;maisnousleremettronssursesdécorations,cepetitfabricantdechandelles.—Allons,monbrave,dit-ilàOscar,humez-moileverreversépourl'épicier,çavousferapousserdesmoustaches.

Oscarvoulutfairel'homme,ilbutlesecondverreetmangeatroisautrestalmouses.

—Bonvin,ditlepèreLégerenfaisantclaquersalanguecontresonpalais.

—Ilestd'autantmeilleur,ditGeorges,qu'ilvientdeBercy!JesuisalléàAlicante,etvoyez-vous,c'estduvindecepays-làcommemonbrasressembleàunmoulinàvent.Nosvinsfacticessontbienmeilleurs que les vins naturels.—Allons, Pierrotin, un verre?... Hein! c'est bien dommage que voschevauxnepuissentpasensifflerchacunun,nousirionsmieux.

—Oh!c'estpaslapeine,j'aidéjàunchevalgris,ditPierrotinenmontrantBichette.

Enentendantcevulgairecalembour,OscartrouvaPierrotinungarçonprodigieux.

—Enroute!CemotdePierrotinretentitaumilieud'unclaquementdefouet,quandlesvoyageurssefurentemboîtés.Ilétaitalorsonzeheures.Letempsunpeucouvertseleva,leventduhautchassalesnuages,lebleudel'étherbrillaparplaces;aussiquandlavoitureàPierrotins'élançadanslepetitrubande routequi sépareSaint-DenisdePierrefitte, le soleil avait-il achevédeboire lesdernièresvapeursfinesdontlevoilediaphaneenveloppaitlesfameuxpaysagesdecetterégion.

—Ehbien!pourquoidoncavez-vousquittévotreamilepacha?ditlepèreLégeràGeorges.

—C'étaitunsingulierpolisson,réponditGeorgesd'unairquicachaitbiendesmystères.Figurez-vous,ilmedonnesacavalerieàcommander!...très-bien.

—Ah!voilàpourquoiiladeséperons,pensalepauvreOscar.

—De mon temps, Ali de Tébélen avait à se dépétrer de Chosrew-Pacha, encore un drôle depistolet!VouslenommeziciChaureff,maissonnomenturcseprononceCossereu.Vousavezdûlire

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autrefoisdanslesjournauxquelevieilAliarosséChosrew,etsolidement.Ehbien!sansmoi,AlideTébélen eût été frit quelques jours plus promptement. J'étais à l'aile droite et je voisChosrew, unvieuxfinaudquivousenfoncenotrecentre...oh!là!roideetparunbeaumouvementàlaMurat.Bon!Jeprendsmontemps,jefaisunechargeàfonddetrainetcoupeendeuxlacolonnedeChosrew,quiavait dépassé le centre et qui restait à découvert. Vous comprenez... Ah! dame, après l'affaire, Alim'embrassa.....

—ÇasefaitenOrient?ditlecomtedeSérisyd'unairgoguenard.

—Oui,monsieur,repritlepeintre,çasefaitpartout.

—NousavonsramenéChosrewpendanttrentelieuesdepays...commeàunechasse,quoi!repritGeorges.C'estdescavaliersfinis,lesTurcs.Alim'adonnédesyatagans,desfusilsetdessabres!...enveux-tu, envoilà.De retourdans sacapitale, ce satané farceurm'a faitdespropositionsquinemeconvenaientpasdutout.CesOrientauxsontdrôles,quandilsontuneidée...Alivoulaitquejefusseson favori, son héritier.Moi, j'avais assez de cette vie-là; car, après tout, Ali de Tébélen était enrébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, la porte. Mais je rends justice àmonsieurdeTébélen,ilm'acomblédeprésents:desdiamants,dixmilletalari,millepiècesd'or,unebelleGrecquepourgroom,unepetiteArnautepourcompagne,etunchevalarabe.Allez,AlipachadeJaninaestunhommeincompris,illuifaudraitunhistorien.Iln'yaqu'enOrientqu'onrencontredecesâmesdebronze,quipendantvingtansfonttoutpourpouvoirvengeruneoffenseunbeaumatin.D'abordilavaitlaplusbellebarbeblanchequ'onpuissevoir,unefiguredure,sévère...

—Maisqu'avez-vousfaitdevostrésors?ditlepèreLéger.

—Ah!voilà.Cesgens-làn'ontpasdeGrand-LivrenideBanquedeFrance,j'emportaidoncmespicaillons sur une tartane grecque qui fut pincée par leCapitan-Pacha lui-même!Tel que vousmevoyez,j'aifailliêtreempaléàSmyrne.Oui,mafoi,sansmonsieurdeRivière,l'ambassadeur,quis'ytrouvait,onmeprenaitpouruncompliced'Ali-Pacha.J'aisauvématête,afindeparlerhonnêtement,mais lesdixmille talari, lesmillepiècesd'or, les armes,oh! tout a étébupar le soifard trésor duCapitan-Pacha.Mapositionétaitd'autantplusdifficilequeceCapitan-Pachan'étaitautrequeChosrew.Depuissarincée,ledrôleavaitobtenucetteplace,quiéquivautàcelledegrandamiralenFrance.

—Mais il étaitdans lacavalerie, àcequ'ilparaît,dit lepèreLégerqui suivait avecattention lerécitdeGeorges.

—Oh! comme on voit bien que l'Orient est peu connu dans le département de Seine-et-Oise,s'écriaGeorges.Monsieur,voilàlesTurcs:vousêtesfermier,lePadischahvousnommemaréchal;sivousneremplissezpasvosfonctionsàsasatisfaction,tantpispourvous,onvouscoupelatête:c'estsamanièrededestituerlesfonctionnaires.Unjardinierpassepréfet,etunpremierministreredevienttchiaoux.LesOttomansneconnaissentpoint les loissur l'avancementni lahiérarchie!Decavalier,Chosrewétaitdevenumarin.LePadischahMahmoudl'avaitchargédeprendreAliparmer,etils'esteneffetrendumaîtredelui,maisassistéparlesAnglais,quionteulabonnepart,lesgueux!ilsontmislamainsurlestrésors.CeChosrew,quin'avaitpasoubliélaleçond'équitationquejeluiavaisdonnée,mereconnut.Vouscomprenezquemonaffaireétaitfaite,oh!roide!sijen'avaispaseul'idéede me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière.L'ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans lecaractère,qu'ilsvouslaissentaussibienallerqu'ilsvouscoupentlatête,ilssontindifférentsàtout.LeconsuldeFrance,uncharmanthomme,amideChosrew,mefitrestituerdeuxmilletalari;aussison

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nom,jepuisledire,est-ilgravédansmoncœur...

—Vouslenommez?demandamonsieurdeSérisy.

MonsieurdeSérisylaissavoirsursafigurequelquesmarquesd'étonnementquandGeorges luidit effectivement le nom d'un de nos plus remarquables consuls généraux qui se trouvait alors àSmyrne.

—J'assistai, par parenthèse, à l'exécution du commandant de Smyrne, que le Padischah avaitordonnéàChosrewdemettreàmort,unedeschoseslespluscurieusesquej'aievues,quoiquej'enaiebeaucoupvu,jevouslaraconteraitoutàl'heureendéjeunant.DeSmyrne,jepassaienEspagne,enapprenant qu'il s'y faisait une révolution.Oh! je suis allé droit àMina, quim'a pris pour aide-de-camp, et m'a donné le grade de colonel. Je me suis battu pour la cause constitutionnelle qui vasuccomber,carnousallonsentrerenEspagneundecesjours.

—Et vous êtes officier français? dit sévèrement le comte de Sérisy. Vous comptez bien sur ladiscrétiondeceuxquivousécoutent.

—Maisiln'yapasdemouchards,ditGeorges.

—Vousnesongezdoncpas,colonelGeorges,ditlecomte,qu'encemomentonjugeàlaCourdespairsuneconspirationqui rend legouvernement trèssévèreà l'égarddesmilitairesquiportent lesarmes contre la France, et qui nouent des intrigues à l'étranger dans le dessein de renverser nossouverainslégitimes...

Surcetteterribleobservation,lepeintredevintrougejusqu'auxoreilles,etregardaMistigrisquiparutinterdit.

—Ehbien?ditlepèreLéger,après?

—Si,parexemple,j'étaismagistrat,mondevoirneserait-ilpas,réponditlecomte,defairearrêterl'aide-de-campdeMinaparlesgendarmesdelabrigadedePierrefitte,etd'assignercommetémoinstouslesvoyageursquisontdanslavoiture...

Ces paroles coupèrent d'autant mieux la parole à Georges qu'on arrivait devant la brigade degendarmerie,dontledrapeaublancflottait,entermesclassiques,augréduzéphyr.

—Vousaveztropdedécorationspourvouspermettreunepareillelâcheté,ditOscar.

—Nousallonslerepincer,ditGeorgesàl'oreilled'Oscar.

—Colonel, s'écriaLéger que la sortie du comte deSérisy oppressait et qui voulait changer deconversation, dans les pays où vous êtes allé, comment ces gens-là cultivent-ils?Quels sont leursassolements?

—D'abord,vouscomprenez,monbrave,quecesgens-làsonttropoccupésdefumereux-mêmespourfumerleursterres...(Lecomteneputs'empêcherdesourire.Cesourirerassuralenarrateur.)...Maisilsontunefaçondecultiverquivavoussemblerdrôle.Ilsnecultiventpasdutout,voilàleurmanièredecultiver.LesTurcs,lesGrecs,çamangedesoignonsouduriz...Ilsrecueillentl'opiumdeleurscoquelicots,quileurdonnedegrandsrevenus;etpuisilsontletabac,quicroîtspontanément,lefameuxLattaqui!puislesdattes!untasdesucreriesquicroissentsansculture.C'estunpayspleinderessourcesetdecommerce.OnfaitbeaucoupdetapisàSmyrne,etpaschers.

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—Mais, dit Léger, si les tapis sont de laine, elle ne vient que desmoutons; et pour avoir desmoutons,ilfautdesprairies,desfermes,uneculture...

—Ildoitbienyavoirquelquechosequiressembleàcela,réponditGeorges;maislerizvientdansl'eau,d'abord;puis,moi,j'aitoujourslongélescôtesetjen'aivuquedespaysravagésparlaguerre.D'ailleurs,j'ailaplusprofondeaversionpourlastatistique.

—Etlesimpôts?ditlepèreLéger.

—Ah! les impôts sont lourds. On leur prend tout, mais on leur laisse le reste. Frappé desavantagesdecesystème,lepachad'Égypteétaitentraind'organisersonadministrationsurcepied-là,quandjel'aiquitté.

—Maiscomment.....ditlepèreLégerquinecomprenaitplusrien.

—Comment?... reprit Georges. Mais il a des agents qui prennent les récoltes, en laissant auxfellahsjustedequoivivre.Aussi,danscesystème-là,pointdepaperassesnidebureaucratie,laplaiedelaFrance...Ah!voilà!...

—Maisenvertudequoi?ditlefermier.

—C'est un pays de despotisme, voilà tout. Ne savez-vous pas la belle définition donnée parMontesquieu du despotisme: «Comme le sauvage, il coupe l'arbre par le pied pour en avoir lesfruits...»

—Etl'onveutnousramenerlà,ditMistigris;maischaqueéchaudécraintl'eaufroide.

—Etonyviendra,s'écrialecomtedeSérisy.Aussiceuxquiontdesterresferont-ilsbiendelesvendre.MonsieurSchinneradûvoirdequeltraintoutesceschoses-làreviennentenItalie.

—Corpo di Bacco, le pape n'y va pas de main morte! reprit Schinner.Mais on y est fait. LesItalienssontunsibonpeuple!Pourvuqu'onleslaisseunpeuassassinerlesvoyageurssurlesroutes,ilssontcontents.

—Mais, reprit lecomte,vousneportezpasnonplus ladécorationde laLégion-d'Honneurquevousavezobtenueen1819,c'estdoncunemodegénérale?

MistigrisetlefauxSchinnerrougirentjusqu'auxoreilles.

—Moi! c'est différent, reprit Schinner, je ne voudrais pas être reconnu. Ne me trahissez pas,monsieur. Je suiscenséêtreunpetitpeintre sansconséquence, jepassepourundécorateur. Jevaisdansunchâteauoùjenedoisexciteraucunsoupçon.

—Ah!fitlecomte,unebonnefortune,uneintrigue?...Oh!vousêtesbienheureuxd'êtrejeune...

Oscar,quicrevaitdanssapeauden'êtrerienetden'avoirrienàdire,regardaitlecolonelCzerni-Georges, legrandpeintreSchinner,et ilcherchaitàsemétamorphoserenquelquechose.Maisquepouvaitêtreungarçondedix-neufans,qu'onenvoyaitpendantquinzeàvingtjoursàlacampagne,chez lerégisseurdePresles?Levind'Alicante luimontaità la tête,etsonamour-propre lui faisaitbouillonner le sangdans lesveines; aussi, lorsque le fameuxSchinner laissadevinerune aventureromanesque dont le bonheur devait être aussi grand que le danger, attacha-t-il sur lui des yeuxpetillantsderageetd'envie.

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—Ah!ditlecomted'unairenvieuxetcrédule,ilfautbienaimerunefemmepourluifairedesiénormessacrifices..

—Quelssacrifices?...fitMistigris.

—Nesavez-vousdoncpas,monpetitami,qu'unplafondpeintparunsigrandmaîtresecouvred'or?réponditlecomte.Voyons!silaListecivilevouspaietrentemillefrancsceuxdedeuxsallesauLouvre, reprit-il en regardant Schinner; pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vosateliers, un plafond vaut bien vingt mille francs; or, à peine en donnera-t-on deux mille à undécorateurobscur.

—L'argentdemoinsn'estpas laplusgrandeperte, réponditMistigris.Songezdoncqueceseracertesunchef-d'œuvre,etqu'ilnefautpaslesignerpournepointlacompromettre!

—Ah!jerendraisbientoutesmescroixauxsouverainsdel'Europepourêtreaimécommel'estunjeunehommeàquil'amourinspiredetelsdévouements!s'écriamonsieurdeSérisy.

—Ah!voilà,fitMistigris,onestjeune,onestaimé!onadesfemmes,etcommeondit:abondancedechiensnenuitpas.

—EtqueditdecelamadameSchinner?repritlecomte,carvousavezépouséparamourlabelleAdélaïdedeRouville,laprotégéeduvieilamiraldeKergarouët,quivousafaitobtenirvosplafondsauLouvreparsonneveu,lecomtedeFontaine.

—Est-cequ'ungrandpeintreestjamaismariéenvoyage?fitobserverMistigris.

—Voilàdonclamoraledesateliers!...s'écrianiaisementlecomtedeSérisy.

—La morale des cours où vous avez eu vos décorations est-elle meilleure? dit Schinner quirecouvra son sang-froid unmoment troublé par la connaissance que le comte annonçait avoir descommandesfaitesàSchinner.

—Je n'en ai pas demandé une seule, répondit le comte, et je crois les avoir toutes loyalementgagnées.

—Etçavousvacommeunnotairesurunejambedebois,répliquaMistigris.

MonsieurdeSérisynevoulutpasse trahir, ilpritunairdebonhomieenregardant lavalléedeGroslayquisedécouvreenprenantàlaPatte-d'OielechemindeSaint-Brice,etlaissantsurladroiteceluideChantilly.

—Attrape,ditengrommelantOscar.

—Est-ceaussibeauqu'onleprétend,Rome?demandaGeorgesaugrandpeintre.

—Romen'estbellequepourlesgensquiaiment,ilfautavoirunepassionpours'yplaire;mais,commeville,j'aimemieuxVenise,quoiquej'aiemanquéd'yêtreassassiné.

—Mafoi,sansmoi,ditMistigris,vouslagobiezjoliment?C'estcesatanéfarceurdelordByronquivousavalucela.Oh!cechinoisd'Anglaisétait-ilrageur!

—Chut!ditSchinner,jeneveuxpasqu'onsachemonaffaireaveclordByron.

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—Avoueztoutdemême,réponditMistigris,quevousavezétébienheureuxquej'aieapprisàtirerlasavate?

De temps en temps, Pierrotin échangeait avec le comte de Sérisy des regards singuliers quieussentinquiétédesgensunpeuplusexpérimentésquenel'étaientlescinqvoyageurs.

—Deslords,despachas,desplafondsdetrentemillefrancs!Ahçà!s'écrialemessagerdel'Isle-Adam,jemènedoncdessouverainsaujourd'hui?quelspourboires!

—Sanscompterquelesplacessontpayées,ditfinementMistigris.

—Çam'arriveàpropos,repritPierrotin;car,pèreLéger,voussavezbienmabellevoitureneuvesurlaquellej'aidonnédeuxmillefrancsd'arrhes...Ehbien!cescanaillesdecarrossiers,àquijedoiscompterdeuxmillecinqcentsfrancsdemain,n'ontpasvouluaccepterunà-comptedequinzecentsfrancsetrecevoirdemoiunbilletdemillefrancsàdeuxmois!...Cescarcans-làveulenttout.Êtreduràcepointavecunhommeétablidepuishuitans,avecunpèredefamille,et lemettreendangerdeperdretout,argentetvoiture,sijenetrouvepasunmisérablebilletdemillefrancs.Hue!Bichette.Ilsneferaientpascetour-làauxgrandesentreprises,allez.

—Ah!dame!pasd'argent,pasdesuif,ditlerapin.

—Vousn'avezplusquehuitcentsfrancsàtrouver,réponditlecomteenvoyantdanscetteplainteadresséeaupèreLégeruneespècedelettredechangetiréesurlui.

—C'estvrai,fitPierrotin.Xi!Xi!Rougeot.

—VousavezdûvoirdebeauxplafondsàVenise,repritlecomteens'adressantàSchinner.

—J'étaistropamoureuxpourfaireattentionàcequimesemblaitalorsn'êtrequedesbagatelles,réponditSchinner.Jedevraiscependantêtrebienguéridel'amour,carj'aireçuprécisémentdanslesÉtatsvénitiens,enDalmatie,unecruelleleçon.

—Çapeut-ilsedire?demandaGeorges.JeconnaislaDalmatie.

—Eh bien, si vous y êtes allé, vous devez savoir qu'au fond de l'Adriatique, c'est tous vieuxpirates,forbans,corsairesretirésdesaffaires,quandilsn'ontpasétépendus,des...

—LesUscoques,enfin,ditGeorges.

En entendant le mot propre, le comte, que Napoléon avait envoyé jadis dans les ProvincesIllyriennes,tournalatête,tantilenfutétonné.

—C'estdanscettevilleoùl'onfaitdumarasquin,ditSchinnerenparaissantchercherunnom.

—Zara!ditGeorges.J'ysuisallé,c'estsurlacôte.

—Vousyêtes,repritlepeintre.Moi,j'allaislàpourobserverlepays,carj'adorelepaysage.Voilàvingt fois que j'ai le désir de faire du paysage, que personne, selon moi, ne comprend, exceptéMistigrisquirecommenceraquelquejourHobbéma,Ruysdaël,ClaudeLorrain,Poussinetautres.

—Mais,s'écrialecomte,qu'iln'enrecommencequ'undeceux-là,ceserabienassez.

—Sivousinterrompeztoujours,monsieur,ditOscar,nousnenousyreconnaîtronsplus.

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—Cen'estpasd'ailleursàvousquemonsieurs'adresse,ditGeorgesaucomte.

—Cen'estpaspolidecouperlaparole,ditsentencieusementMistigris;maisnousenavonstousfait autant, et nous perdrions beaucoup si nous ne semions pas le discours de petits agréments enéchangeantnosréflexions.TouslesFrançaissontégauxdanslecoucou,aditlepetit-filsdeGeorges.Ainsicontinuez,agréablevieillard....blaguez-nous.Celasefaitdanslesmeilleuressociétés;etvoussavezleproverbe:Ilfautourleraveclesloups.

—Onm'avaitditdesmerveillesdelaDalmatie,repritSchinner,j'yvaisdoncenlaissantMistigris,àVenise,àl'auberge.

—Alalocanda!fitMistigris,lâchonslacouleurlocale.

—Zaraest,commeondit,unevilenie...

—Oui,ditGeorges,maiselleestfortifiée.

—Parbleu!ditSchinner, les fortifications sontpourbeaucoupdansmonaventure.AZara, il setrouvebeaucoupd'apothicaires,jemelogechezl'und'eux.Danslespaysétrangers,toutlemondeapourprincipalmétierdelouerengarni, l'autremétierestunaccessoire.Lesoir, jememetsàmonbalconaprèsavoirchangédelinge.Or,surlebalcond'enface,j'aperçoisunefemme,oh!maisunefemme, une Grecque, c'est tout dire, la plus belle créature de toute la ville: des yeux fendus enamande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux; unvisage d'un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d'un coloris délicieux, les teintes bien fondues,veloutées...desmains...oh!...

—Quin'étaientpasdebeurrecommecellesdelapeinturedel'écoledeDavid,ditMistigris.

—Eh!vousnousparleztoujourspeinture!s'écriaGeorges.

—Ah!voilà,chassezlenaturel,ilrevientaujabot,répliquaMistigris.

—Et un costume! le costumepur grec, reprit Schinner.Vous comprenez,me voilà incendié. JequestionnemonDiafoirus,ilm'apprendquecettevoisinesenommeZéna.Jechangedelinge.PourépouserZéna,lemari,vieilinfâme,adonnétroiscentmillefrancsauxparents,tantétaitcélèbrelabeautédecettefillevraimentlaplusbelledetoutelaDalmatie,Illyrie,Adriatique,etc.Danscepays-là,onachètesafemme,etsansvoir...

—Jen'iraipas,ditlepèreLéger.

—Il y a des nuits oùmon sommeil est éclairé par les yeux deZéna, reprit Schinner.Ce jeunepremierdemariavaitsoixante-septans.Bon!Maisilétaitjalouxnonpascommeuntigre,caronditdestigresqu'ilssontjalouxcommeunDalmate,etmonhommeétaitpirequ'unDalmate,ilvalaittroisDalmatesetdemi.C'étaitunUscoque,untricoque,unarchicoquedansunebicoque.

—Enfinundecesgaillardsquin'attachentpasleurschiensavecdesCent-Suisses...ditMistigris.

—Fameux,repritGeorgesenriant.

—Après avoir été corsaire, peut-être pirate,mondrôle semoquait de tuer un chrétien, commemoidecracherparterre,repritSchinner.Voilàquivabien.D'ailleurs,richissimeàmillions,levieuxgredin!etlaidcommeunpirateàquijenesaisquelpachaavaitprislesoreilles,etquiavaitlaisséun

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œiljenesaisoù...L'Uscoqueseservaitjolimentdeceluiquiluirestait,etjevouspriedemecroire,quandjevousdiraiqu'ilavaitl'œilàtout.—«Jamais,meditlepetitDiafoirus,ilnequittesafemme.—Si elle pouvait avoir besoin de votreministère, je vous remplacerais déguisé; c'est un tour qui atoujoursdusuccèsdansnospiècesdethéâtre,»luirépondis-je.Ilseraittroplongdevouspeindreleplusdélicieuxtempsdemavie,àsavoir,lestroisjoursquej'aipassésàmafenêtre,échangeantdesregardsavecZénaetchangeantdelingetouslesmatins.C'étaitd'autantplusviolemmentchatouilleuxquelesmoindresmouvementsétaientsignificatifsetdangereux.EnfinZénajugea,sansdoute,qu'unétranger,unFrançais,unartisteétait,seulaumonde,capabledeluifairelesyeuxdouxaumilieudesabîmesquil'entouraient;et,commeelleexécraitsonaffreuxpirate,ellerépondaitàmesregardspardesœilladesàenleverunhommedanslecintreduparadissanspoulies.J'arrivaisàlahauteurdeDonQuichotte.Jem'exalte,jem'exalte!Enfin,jem'écriai:—Ehbien!levieuxmetuera,maisj'irai!Pointd'étudesdepaysage,j'étudiaislabicoquedel'Uscoque.Alanuit,ayantmisleplusparfumédemonlinge,jetraverselarue,etj'entre...

—Danslamaison?ditOscar.

—Danslamaison?repritGeorges.

—Danslamaison,répétaSchinner.

—Ehbien,vousêtesunfierluron,s'écrialepèreLéger,jen'yseraispasallé,moi...

—D'autant plus que vous n'auriez pas pu passer par la porte, répondit Schinner. J'entre donc,reprit-il, et je trouve deuxmains quimeprennent lesmains. Je ne dis rien, car cesmains, doucescommeunepelured'oignon,merecommandaientlesilence!Onmesouffleàl'oreilleenvénitien:«Ildort!»Puis,quandnoussommessûrsquepersonnenepeutnousrencontrer,nousallons,Zénaetmoi,surlesrempartsnouspromener,maisaccompagnés,s'ilvousplaît,d'unevieilleduègne,laidecommeunvieuxportier,etquinenousquittaitpasplusquenotreombre,sansquej'aiepudécidermadamelapirateàseséparerdecetteabsurdecompagnie.Le lendemainsoir,nousrecommençons; jevoulaisfairerenvoyerlavieille,Zénarésiste.Commemonamoureuseparlaitgrecetmoivénitien,nousnepouvionspasnousentendre;aussinousquittâmes-nousbrouillés.Jemedisenchangeantdelinge:—Pour sûr, la première fois, il n'y aura plus de vieille, et nous nous raccommoderons chacun dansnotrelanguematernelle...Ehbien!c'estlavieillequim'asauvé!vousallezvoir.Ilfaisaitsibeau,quepournepasdonnerdesoupçons,jevaisflânerdanslepaysage,aprèsnotreraccommodement,bienentendu. Après m'être promené le long des remparts, je viens tranquillement les mains dans mespoches,etjevoislarueobstruéedemonde.Unefoule!...Bah!commepouruneexécution.Cettefouleseruesurmoi.Jesuisarrêté,garrotté,conduitetgardépardesgensdepolice.Non!vousnesavezpas,et jesouhaitequevousnesachiez jamaiscequec'estquedepasserpourunassassinauxyeuxd'unepopulaceeffrénéequivousjettedespierres,quihurleaprèsvousdepuislehautjusqu'enbasdelaprincipalerued'unepetiteville,quivouspoursuitdecrisdemort!...Ah!touslesyeuxsontcommeautantdeflammes,touteslesbouchessontuneinjure,etcesbrandonsdehainebrûlantesedétachentsurl'effroyablecri:«Amort!àbasl'assassin!...»quifaitdeloincommeunebasse-taille...

—Ilscriaientdoncenfrançais,cesDalmates?demandalecomteàSchinner;vousnousracontezcettescènecommesiellevousétaitarrivéed'hier.

Schinnerrestatoutinterloqué.

—L'émeuteparlelamêmelanguepartout,ditleprofondpolitiqueMistigris.

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—Enfin, reprit Schinner, quand je suis au Palais de l'endroit, et en présence desmagistrats dupays, j'apprendsque ledamnécorsaireestmortempoisonnéparZéna. J'auraisbienvoulupouvoirchangerdelinge.Paroled'honneur,jenesavaisriendecemélodrame.IlparaîtquelaGrecquemêlaitdel'opium(ilyatantdecoquelicotsparlà,commeditmonsieur!)augrogdupirateafindevolerunpetit instant de liberté pour se promener, et, la veille, cettemalheureuse femme s'était trompée dedose.L'immensefortunedudamnépiratecausait tout lemalheurdemaZéna;maiselleexpliquasinaïvementleschoses,quemoi,d'abord,surladéclarationdelavieille,jefusmishorsdecauseavecune injonction du maire et du commissaire de police autrichien d'aller à Rome. Zéna, qui laissaprendreunegrandepartiedesrichessesdel'Uscoqueauxhéritiersetàlajustice,enfutquitte,m'a-t-ondit,pourdeuxansderéclusiondansuncouventoùelleestencore.J'iraifairesonportrait,cardansquelquesannéestoutserabienoublié.Voilàlessottisesqu'oncommetàdix-huitans.

—Etvousm'avezlaissésansunsoudanslalocandaàVenise,ditMistigris.JesuisallédeVeniseàRomevousretrouverenbrossantdesportraitsàcinqfrancspièce,qu'onnemepayaitpas;maisc'estmonplusbeautemps!lebonheur,commeondit,n'habitepassousdesnombrilsdorés.

—Vousfigurez-vouslesréflexionsquimeprenaientàlagorgedansuneprisondalmate,jetélàsans protection, ayant à répondre à desAutrichiens deDalmatie, etmenacé de perdre la tête pourm'être promené deux fois avec une femme entêtée à garder sa portière.Voilà du guignon! s'écriaSchinner.

—Comment,ditnaïvementOscar,çavousestarrivé?

—Pourquoi ce ne serait-il pas arrivé à monsieur, puisque c'était arrivé déjà une fois pendantl'occupationfrançaiseenIllyrieàl'undenosplusbeauxofficiersd'artillerie?ditfinementlecomte.

—Etvousavezcrul'artilleur?ditfinementMistigrisaucomte.

—Etc'esttout?demandaOscar.

—Ehbien!ditMistigris,ilnepeutpasvousdirequ'onluiacoupélatête.Plusonestdebout,plusonrit.

—Monsieur,ya-t-ildesfermesdanscepays-là?demandalepèreLéger.Commentycultive-t-on?

—Oncultivelemarasquin,ditMistigris,uneplantequivientàhauteurdebouche,etquiproduitlaliqueurdecenom.

—Ah!ditlepèreLéger.

—Jenesuisrestéquetroisjoursenvilleetquinzejoursenprison,jen'airienvu,pasmêmeleschampsoùserécoltelemarasquin,réponditSchinner.

—Ilssemoquentdevous,ditGeorgesaupèreLéger,lemarasquinvientdansdescaisses.

La voiture à Pierrotin descendait alors un des versants du rapide vallon de Saint-Brice pourgagner l'auberge sise au milieu de ce gros bourg, où il s'arrêtait environ une heure pour fairesoufflerseschevaux,leurlaissermangerleuravoineetleurdonneràboire.Ilétaitalorsenvironuneheureetdemie.

—Eh!c'estlepèreLéger,s'écrial'aubergisteaumomentoùlavoitureserangeadevantsaporte.Déjeunez-vous?

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—Touslesjoursunefois,réponditlegrosfermier;nouscasseronsunecroûte.

—Faites-nous donner à déjeuner, dit Georges en tenant sa canne au port d'arme d'une façoncavalièrequiexcital'admirationd'Oscar.

Oscarenrageaquand ilvit cet insouciantaventurier tirantde sapochedecôtéunétuidepaillefaçonnéeoùilprituncigareblondqu'ilfumasurleseuildelaporteenattendantledéjeuner.

—Enusez-vous?ditGeorgesàOscar.

—Quelquefois, répondit l'ex-collégien en bombant sa petite poitrine et prenant un certain aircrâne.

Georgesprésental'étuitoutouvertàOscaretàSchinner.

—Peste!ditlegrandpeintre,descigaresdedixsous!

—Voilàlerestedecequej'airapportéd'Espagne,ditl'aventurier.Déjeunez-vous?

—Non,ditl'artiste,jesuisattenduauchâteau.D'ailleurs,j'aiprisquelquechoseavantdepartir.

—Etvous?ditGeorgesàOscar.

—J'aidéjeuné,ditOscar.

Oscarauraitdonnédixansdesaviepouravoirdesbottesetdessous-pieds.Etiléternuait,etiltoussait,etilcrachait,etilaccueillaitlafuméeavecdesgrimacesmaldéguisées.

—Vousnesavezpasfumer,luiditSchinner,tenez?

Schinner,lafigureimmobile,aspiralafuméedesoncigare,etlarenditparlenezsanslamoindrecontraction.Ilrecommença,gardalafuméedanssongosier,s'ôtadelabouchelecigare,etsoufflagracieusementlafumée.

—Voilà,jeunehomme,ditlegrandpeintre.

—Voilà,jeunehomme,unautreprocédé,ditGeorgesenimitantSchinner,maisenavalanttoutelafuméeetnerendantrien.

—Etmesparentsquicroientm'avoirdonnédel'éducation,pensalepauvreOscarenessayantdefumeravecgrâce.

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Iléprouvaunenauséesifortequ'ilselaissavolontierschipersoncigareparMistigris,quiluiditenlefumantavecunplaisirévident:—Vousn'avezpasdemaladiescontagieuses?

Oscar aurait voulu être assez fort pour cognerMistigris.—Comment! se dit-il en lui-même enpensantaucolonelGeorges,huitfrancsdevind'Alicanteetdetalmouses,quarantesousdecigares,etsondéjeunerquivaluicoûter...

—Ah! père Léger, nous boirons bien une bouteille de vin de Bordeaux, dit alors Georges aufermier.

—Un déjeuner qui va lui coûter dix francs! s'écria en lui-mêmeOscar.Ainsi voilàmaintenantvingtetquelquesfrancs.

Tuéparlesentimentdesoninfériorité,Oscars'assitsurlaborneetseperditdansunerêveriequineluipermitpasdevoirquesonpantalon,retroussépar l'effetdesaposition,montrait lepointdejonctiond'unvieuxhautdebasavecunpiedtoutneuf,unchef-d'œuvredesamère.

—Noussommesconfrèresenbas,ditMistigrisenrelevantunpeusonpantalonpourmontreruneffetdumêmegenre;maislescordonnierssonttoujourslesplusmalchauffés.

Cette plaisanterie fit sourire monsieur de Sérisy, qui se tenait les bras croisés sous la portecochèreenarrièredesvoyageurs.Quelquefousquefussentcesjeunesgens,legravehommed'Étatleurenviaitleursdéfauts,ilaimaitleursjactances,iladmiraitlavivacitédeleursplaisanteries.

—Ehbien!aurez-vouslesMoulineaux?carvousêtesalléchercherdesécusàParis,disaitaupèreLégerl'aubergistequivenaitdeluimontrerdanssesécuriesunbidetàvendre.CeseradrôleàvousderefairelepoilàunpairdeFrance,àunministred'État,aucomtedeSérisy.

Levieiladministrateurnelaissarienvoirsursonvisage,etseretournapourexaminerlefermier.

—Ilestcuit,réponditàvoixbasselepèreLégeràl'aubergiste.

—Mafoi,tantmieux,j'aimeàvoirlesnoblesembêtés...Etilvousfaudraitunevingtainedemillefrancs,jevouslesprêterais;maisFrançois,leconducteurdelaToucharddesixheures,vientdemedirequemonsieurMargueronétaitinvitéparlecomtedeSérisyàdîneraujourd'huimêmeàPresles.

—C'estleprojetdeSonExcellence,maisnousavonsaussinosmalices,réponditlepèreLéger.

—LecomteplaceralefilsdemonsieurMargueron,etvousn'avezpasdeplaceàdonner,vous!ditl'aubergisteaufermier.

—Non;maissilecomteapourluilesministres,moij'aileroiLouisXVIII,ditlepèreLégeràl'oreille de l'aubergiste, et quarante mille de ses portraits donnés au bonhomme Moreau mepermettront d'acheter lesMoulineaux deux cent soixantemille francs comptant avantmonsieur deSérisy, qui serabienheureuxde racheter la ferme trois cent soixantemille francs, au lieudevoirmettrelespiècesdeterreuneàuneenadjudication.

—Pasmal,bourgeois,s'écrial'aubergiste.

—Est-cebientravaillé?ditlefermier.

—Aprèsça,ditl'aubergiste,pourluilafermevautça.

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—LesMoulineauxrapportentaujourd'huisixmillefrancsnetsd'impôts,etjerenouvellerailebailàseptmillecinqcentspourdix-huitans.Ainsi,c'estunplacementàplusdedeuxetdemi.Monsieurlecomte ne sera pas volé. Pour ne pas faire tort àmonsieurMoreau, je serai proposé par lui pourfermieraucomte,ilaural'airdeprendrelesintérêtsdesonmaîtreenluitrouvantpresquetroispourcentdesonargentetunlocatairequipaierabien...

—Qu'aura-t-ilentout,lepèreMoreau?

—Dame,silecomteluidonnedixmillefrancs,ilauradecetteaffaire-làcinquantemillefrancs,maisillesaurabiengagnés.

—D'ailleurs,après tout, il se souciebiendePresles!et il est si riche!dit l'aubergiste. Jene l'aijamaisvu,moi.

—Nimoi,ditlepèreLéger;maisilvafinirparhabiter,autrementilnedépenseraitpasdeuxcentmillefrancsàrestaurerl'intérieur.C'estaussibeauquechezleroi.

—Ahbien!ditl'aubergiste,ilétaittempsqueMoreaufitsonbeurre.

—Oui,carunefoislesmaîtreslà,ditLéger,ilsnemettrontpasleursyeuxdansleurspoches.

Lecomteneperditpasunmotdecetteconversationtenueàvoixbasse.

—J'aidoncicilespreuvesquej'allaischercherlà-bas,pensa-t-ilenregardantlegrosfermierquirentraitdanslacuisine.Peut-être,sedit-il,n'est-ceencorequ'àl'étatdeplan?peut-êtreMoreaun'a-t-ilrien accepté?... tant il lui répugnait encore de croire son régisseur capable de tremper dans unesemblableconspiration.

Pierrotinvintdonneràboireàseschevaux.Lecomtepensaqueleconducteurallaitdéjeuneravecl'aubergisteetlefermier;orcequ'ilvenaitd'entendreluifitcraindrequelqueindiscrétion.

—Touscesgens-làs'entendentcontrenous,c'estpainbénitquededéjouerleursplans,pensa-t-il.

—Pierrotin,dit-ilàvoixbasseauvoiturierens'approchantdelui,jet'aipromisdixlouispourmegarderlesecret;maissituveuxcontinueràcachermonnom(etjesauraisitun'asniprononcémonnom,nifait lemoindresignequipuisselerévéler jusqu'àcesoir,àquiquecesoit,partout,mêmejusqu'à l'Isle-Adam), je te donnerai demainmatin, à ton passage, lesmille francs pour achever depayertanouvellevoiture.Ainsi,pourplusdesûreté,ditlecomteenfrappantsurl'épauledePierrotindevenupâledeplaisir,nedéjeunepas,resteàlatêtedeteschevaux.

—Monsieurlecomte,jevouscomprendsbien,allez!c'estparrapportaupèreLéger?

—C'estvis-à-visdetoutlemonde,répliqualecomte.

—Soyez paisible...—Dépêchons-nous, dit Pierrotin en entr'ouvrant la porte de la cuisine, noussommesenretard.Écoutez,pèreLéger,voussavezqu'ilyalacôteàmonter;moi,jen'aipasfaim,j'iraidoucement,vousmerattraperezbien,çavousferadubiendemarcher.

—Est-ilenragé,Pierrotin!ditl'aubergiste.Tuneveuxpasvenirdéjeuneravecnous?LecolonelpaieduvinàcinquantesousetunebouteilledevindeChampagne.

—Jenepeuxpas.J'aiunpoissonquidoitêtreremisàStorsàtroisheurespourungranddîner,et

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iln'yapasàbadineraveccespratiques-là,niaveclespoissons.

—Ehbien,ditlepèreLégeràl'aubergiste,attelleàtoncabrioletcechevalquetuveuxmevendre,tunous feras rattraperPierrotin,nousdéjeuneronsenpaix,et je jugeraiducheval.Nous tiendronsbientroisdanstontape-cul.

Augrandcontentementducomte,Pierrotinvintpourrebriderlui-mêmeseschevaux.SchinneretMistigrisétaientpartisenavant.ApeinePierrotin,quirepritlesdeuxartistesaumilieuduchemindeSaint-BriceàPoncelles,atteignait-ilàuneéminencedelarouted'oùl'onaperçoitÉcouen,leclocherduMesnil et les forêts qui cerclent tout un paysage ravissant, que le bruit d'un cheval amenant augalop un cabriolet qui sonnait la ferraille annonça le pèreLéger et le compagnon deMina qui seréintégrèrent dans la voiture. Quand Pierrotin se jeta sur la berme pour descendre à Moisselles,Georges, qui n'avait cessé de parler de la beauté de l'hôtesse de Saint-Brice avec le père Léger,s'écria:—Tiens!lepaysagen'estpasmal,grandpeintre?

—Bah!ilnedoitpasvousétonner,vousquiavezvul'Orientetl'Espagne.

—Etquienaideuxcigaresencore!Siçan'incommodepersonne,voulez-vouslesfinir,Schinner?carlepetitjeunehommeenaeuassezdequelquesgorgées.

Le pèreLéger et le comte gardèrent un silence qui passa pour une approbation, ainsi les deuxconteursfurentréduitsausilence.

Oscar, irrité d'être appelé petit jeune homme, dit, pendant que les deux jeunes gens allumaientleurscigares:—Sijen'aipasété l'aide-de-campdeMina,monsieur,si jenesuispasalléenOrient,j'iraipeut-être.Lacarrièreàlaquellemafamillemedestinem'épargnera,j'espère,ledésagrémentdevoyager en coucou, quand j'aurai votre âge.Après avoir été un personnage, une fois en place, j'yresterai...

—Et cæterapunctum! fitMistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait lediscoursd'Oscar encoreplus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans lapériodeoù labarbepousse,oùlavoixprendsoncaractère.Aprèstout,ajoutaMistigris,lesextrêmessebouchent!

—Mafoi!fitSchinner,leschevauxnepourrontplusalleravectantdecharges.

—Votre famille, jeune homme, pense à vous lancer dans une carrière, et laquelle? ditsérieusementGeorges.

—Ladiplomatie,réponditOscar.

TroiséclatsderirepartirentcommedesfuséesdelabouchedeMistigris,dugrandpeintreetdupèreLéger.Lecomte,lui,neputs'empêcherdesourire.Georgesgardasonsang-froid.

—Iln'ya,parAllah!pointdequoirire,ditlecolonelauxrieurs.Seulement,jeunehomme,reprit-ilens'adressantàOscar,ilmesemblequevotrerespectablemèreestpourlequartd'heuredansunepositionsocialepeuconvenablepouruneambassadrice...Elleavaituncabasbiendigned'estimeetunbéquetàsessouliers.

—Mamère! monsieur?... dit Oscar avec un mouvement d'indignation. Eh! c'était la femme dechargedecheznous...

—Decheznousesttrèsaristocratique,s'écrialecomteeninterrompantOscar.

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—Leroiditnous,répliquafièrementOscar.

UnregarddeGeorgesréprimal'enviederirequisaisittoutlemonde;ilfitainsicomprendreaupeintre et à Mistigris combien il était nécessaire de ménager Oscar pour exploiter cette mine deplaisanterie.

—Monsieuraraison,ditlegrandpeintreaucomteenluimontrantOscar,lesgenscommeilfautdisentnous, iln'yaquedesgenssansaveuquidisentchezmoi.Ona toujours lamaniedeparaîtreavoircequ'onn'apas.Pourunhommechargédedécorations...

—Monsieurestdonctoujoursdécorateur?fitMistigris.

—Vousneconnaissezguèrelelangagedescours.Jevousdemandevotreprotection,Excellence,ajoutaSchinnerensetournantversOscar.

—Jeme félicited'avoirvoyagé, sansdoute, avec troishommesqui sontou serontcélèbres:unpeintreillustredéjà,ditlecomte,unfuturgénéral,etunjeunediplomatequirendraquelquejourlaBelgiqueàlaFrance.

Aprèsavoircommislecrimeodieuxdereniersamère,Oscar,prisderageendevinantcombiensescompagnonsdevoyagesemoquaientdelui,résolutdevaincreàtoutprixleurincrédulité.

—Toutcequireluitn'estpasor,dit-ilenlançantdeséclairsparlesyeux.

—Çan'estpasça,s'écriaMistigris.C'est:toutcequireluitn'estpasfort.Vousn'irezpasloinendiplomatiesivousnepossédezpasmieuxvosproverbes.

—Sijenesaispasbienlesproverbes,jeconnaismonchemin.

—Vousdevezallerloin,ditGeorges,carlafemmedechargedevotremaisonvousaglissédesprovisionscommepourunvoyaged'outre-mer:dubiscuit,duchocolat...

—Unpain particulier et du chocolat, oui,monsieur, repritOscar, pourmon estomacbeaucouptropdélicatpourdigérerlesratatouillesd'auberge.

—Ratatouilleestaussidélicatquevotreestomac,ditGeorges.

—Ah!j'aimeratatouille,s'écrialegrandpeintre.

—Cemotestàlamodedanslesmeilleuressociétés,repritMistigris.

—Votre précepteur est sans doute quelque professeur célèbre, M. Andrieux de l'Académiefrançaise,ouM.Royer-Collard,demandaSchinner.

—Monprécepteursenommel'abbéLoraux,aujourd'huivicairedeSaint-Sulpice,repritOscarensesouvenantdunomduconfesseurducollége.

—Vousavezbien faitdevous faireéleverparticulièrement,ditMistigris, car l'Ennui naquit unjourdel'Université;maisvouslerécompenserez,votreabbé?

—Certes,ilseraquelquejourévêque,ditOscar.

—Parlecréditdevotrefamille,ditsérieusementGeorges.

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—Peut-êtrecontribuerons-nousàlefairemettreàsaplace,carl'abbéFrayssinousvientsouventàlamaison.

—Ah!vousconnaissezl'abbéFrayssinous?demandalecomte.

—Iladesobligationsàmonpère,réponditOscar.

—Etvousallezsansdouteàvotreterre?fitGeorges.

—Non,monsieur;maismoijepuisdireoùjevais,jevaisauchâteaudePresles,chezlecomtedeSérisy.

—Ah!diantre,vousallezàPresles,s'écriaSchinnerendevenantrougecommeunecerise.

—VousconnaissezSaSeigneurielecomtedeSérisy?demandaGeorges.

LepèreLégersetournapourvoirOscar,etleregardad'unairstupéfaitens'écriant:—MonsieurdeSérisyseraitàPresles?

—Apparemment,puisquej'yvais,réponditOscar.

—Etvousavezsouventvulecomte?demandamonsieurdeSérisyàOscar.

—Commejevousvois,réponditOscar.Jesuiscamaradeavecsonfils,quiestàpeuprèsdemonâge,dix-neufans,etnousmontonsàchevalensemblepresquetouslesjours.

Unclignementd'yeuxdePierrotinaupèreLégerrassurapleinementlefermier.

—Mafoi,ditlecomteàOscar,jesuisenchantédemetrouveravecunjeunehommequipuissemeparlerdecepersonnage,j'aibesoindesaprotectiondansuneaffaireassezgrave,etoùilneluiencoûterait guère deme favoriser: il s'agit d'une réclamation auprès du gouvernement américain. Jeseraibienaised'avoirdesrenseignementssurlecaractèredemonsieurdeSérisy.

—Oh!sivousvoulezréussir,réponditOscarenprenantunairmalicieux,nevousadressezpasàlui,mais à sa femme; il en est amoureux fou, personnemieux quemoi ne sait à quel point, et safemmenepeutpaslesouffrir.

—Etpourquoi?ditGeorges.

—Lecomteadesmaladiesdepeauqui le rendenthideux,etque ledocteurAliberts'efforceenvaindeguérir.Aussi,monsieurdeSérisydonnerait-illamoitiédesonimmensefortunepouravoirmapoitrine,ditOscarenécartantsachemiseetmontrantunecarnationd'enfant.Ilvitseulretirédanssonhôtel.Aussifaut-ilêtrebienprotégépourl'ytrouver.D'abord,ilselèvedefortgrandmatin,iltravailledetroisàhuitheures;àpartirdehuitheuresilfaitsesremèdes:desbainsdesoufreoudevapeur.Onlecuitdansdesespècesdeboîtesdefer,carilespèretoujoursguérir.

—S'ilestsibienavecleroi,pourquoinesefait-ilpastoucherparlui?demandaGeorges.

—Cettefemmeadoncunmariàlacoque!ditMistigris.

—Lecomteapromistrentemillefrancsàuncélèbremédecinécossaisquiletraiteencemoment,ditOscarencontinuant.

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—Mais alors sa femme ne saurait être blâmée de se donner du meilleur... dit Schinner, quin'achevapas.

—Je crois bien, dit Oscar. Ce pauvre homme est si racorni, si vieux, que vous lui donneriezquatre-vingtsans!Ilestseccommeunparchemin,et,poursonmalheur,ilsentsaposition...

—Ilnedoitpassentirbon,ditlefacétieuxpèreLéger.

—Monsieur,iladoresafemmeetiln'osepaslagronder,repritOscar;iljoueavecelledesscènesàmourirderire,absolumentcommeArnolphedanslacomédiedeMolière...

Le comte atterré regardait Pierrotin qui, le voyant impassible, imagina que le fils demadameClapartdébitaitdescalomnies.

—Aussi,monsieur,voulez-vousréussir,ditOscaraucomte,allezvoirlemarquisd'Aiglemont.Sivousavezcevieiladorateurdemadamepourvous,vousaurezd'unseulcoupetlafemmeetlemari.

—C'estcequenousappelonsfaired'unepierredeuxsous,ditMistigris.

—Ah! çà, dit le peintre, vous avez donc vu le comte déshabillé, vous êtes donc son valet dechambre?

—Sonvaletdechambre?s'écriaOscar.

—Dame,onneditpasceschoses-làdesesamisdanslesvoiturespubliques,repritMistigris.Laprudence,jeunehomme,estmèredelasurdité.Moi,jenevousécoutepas.

—C'estlecasdedire,s'écriaSchinner,dis-moiquituhantes,jetediraiquituhais!

—Apprenez,grandpeintre,répliquaGeorgessentencieusement,qu'onnepeutpasdiredemaldesgensqu'onneconnaîtpas,et lepetitvientdenousprouverqu'ilsaitsonSérisyparcœur.S'ilnousavaitseulementparlédemadame,onauraitpucroirequ'ilétaitbienavec...

—PasunmotdeplussurlacomtessedeSérisy,jeunesgens!s'écrialecomte.Jesuisl'amidesonfrère,lemarquisdeRonquerolles,etquis'aviseraitdemettreendoutel'honneurdelacomtesseauraitàmerépondredesesparoles.

—Monsieuraraison,s'écrialepeintre,onnedoitpasblaguerlesfemmes.

—Dieu!l'HonneuretlesDames!j'aivucemélodrame-là,ditMistigris.

—Si je ne connais pointMina, je connais le Garde des Sceaux, dit le comte en continuant etregardantGeorges.Sijeneportepasmesdécorations,dit-ilenregardantlepeintre,j'empêched'endonner à ceux qui ne le méritent pas. Enfin, je connais tant de monde, que je connais monsieurGrindot,l'architectedePresles...Arrêtez,Pierrotin,jeveuxdescendreunmoment.

Pierrotinpoussaseschevauxjusqu'auboutduvillagedeMoisselles,oùilsetrouveuneaubergeàlaquellelesvoyageurss'arrêtent.Ceboutdecheminsefitdansunprofondsilence.

—Chez qui va donc ce petit drôle-là? demanda le comte en amenant Pierrotin dans la cour del'auberge.

—Chezvotrerégisseur.C'estlefilsd'unepauvredamequidemeureruedelaCerisaie,etchezqui

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jeportebiensouventdufruit,dugibier,delavolaille,unemadameHusson.

—Quiestcemonsieur?vintdireàPierrotinlepèreLégerquandlecomteeutquittélevoiturier.

—Mafoi,jen'ensaisrien,réponditPierrotin,jeleconduispourlapremièrefois;maisilpourraitêtrequelquechosecommeleprinceàquiappartientlechâteaudeMaffliers;ilvientdemedirequejelelaisseraienroute,ilnevapasàl'Isle-Adam.

—Pierrotincroitquec'estlebourgeoisdeMaffliers,ditàGeorgeslepèreLégerenrentrantdanslavoiture.

Encemoment les trois jeunesgens, sotscommedesvoleursprisen flagrantdélit,n'osaient seregarderlesunslesautres,etparaissaientpréoccupésdessuitesdeleursmensonges.

—Voilàquis'appellefaireplusdefruitquedebesogne,ditMistigris.

—Vousvoyezquejeconnaislecomte,leurditOscar.

—C'estpossible;maisvousneserezjamaisambassadeur,réponditGeorges:quandonveutparlerdanslesvoiturespubliques,ilfautavoir,commemoi,lesoindeneriendire.

Lecomterepritalorssaplace,etPierrotinmarchadansleplusprofondsilence.

—Ehbien,mesamis,ditlecomteenatteignantleboisCarreau,nousvoilàmuetscommesinousallionsàl'échafaud.

—Ilfautsavoirsetraireàpropos,réponditsentencieusementMistigris.

—Ilfaitbeau,ditGeorges.

—Quelestcepays-là?ditOscarenmontrantlechâteaudeFranconvillequiproduitunmagnifiqueeffetaureversdelagrandeforêtdeSaint-Martin.

—Comment! s'écria le comte, vousqui dites aller si souvent àPresles, vousne connaissezpasFranconville?

—Monsieur,ditMistigris,connaîtleshommesetnonpasleschâteaux.

—Lesapprentisdiplomatespeuventbienavoirdesdistractions!s'écriaGeorges.

—Souvenez-vousdemonnom?réponditOscarfurieux.Jem'appelleOscarHusson,etdansdixansjeseraicélèbre.

Aprèscesparolesprononcéesavecforfanterie,Oscarsetapitdansuncoin.

—Hussondequoi?fitMistigris.

—Une grande famille, répondit le comte, les Husson de la Cerisaie:monsieur est né sous lesmarchesdutrôneimpérial.

Oscarrougitalorsjusquedanslapeaudesescheveuxetfuttravailléparuneterribleinquiétude.OnallaitdescendrelarapidecôtedelaCaveaubasdelaquellesetrouve,dansunétroitvallon,àlafindelagrandeforêtdeSaint-Martin,lemagnifiquechâteaudePresles.

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—Messieurs, dit le comte, je vous souhaite bonnes chances dans vos belles carrières.Raccommodez-vousavecleroideFrance,monsieurlecolonel: lesCzerni-GeorgesnedoiventpasbouderlesBourbons.Jen'airienàvouspronostiquer,monchermonsieurSchinner,carpourvouslagloire est toutevenue, etvous l'aveznoblement conquisepard'admirables travaux;maisvousêtestellementàcraindre,quemoi,quisuismarié,jen'oseraispasvousenoffriràmacampagne.QuantàmonsieurHusson,iln'apasbesoindeprotection,ilpossèdelessecretsdeshommesd'État,ilpeutlesfairetrembler.QuantàmonsieurLéger,ilvaplumerlecomtedeSérisy,jen'aiqu'àleprierd'yallerd'unemainferme!

—Quandonprenddutalon,onn'ensauraittropprendre,ditMistigris.

—Laissez-moilà,Pierrotin,vousm'yreprendrezdemain!s'écrialecomte.

Lecomtedescenditetseperditdansunchemincouvert,enabandonnantsescompagnonsderouteàleurconfusion.

—Oh!c'estcecomtequialouéFranconville,ilyva,ditlepèreLéger.

—Sijamais,ditlefauxSchinner,ilm'arrivedeblaguerenvoiture,jemebatsenduelavecmoi-même.C'estaussitafauteàtoi,Mistigris,ajouta-t-ilendonnantàsonrapinunetapesursacasquette.

—Oh!moi qui n'ai fait que vous suivre àVenise, réponditMistigris.Mais,qui veut noyer sonchienl'accusedelanage!

—Savez-vous,ditGeorgesàsonvoisinOscar,quesiparhasardc'eûtétélecomtedeSérisy,jen'auraispasvoulumetrouverdansvotrepeau,quoiqu'ellesoitsansmaladies.

Oscar, enpensantaux recommandationsde samère,quecemot lui rappela,devintblêmeet sedégrisa.

—Vousvoilàrendus,messieurs,ditPierrotinenarrêtantàunebellegrille.

—Comment,nousyvoilà!direntàlafoislepeintre,GeorgesetOscar.

—Envoilà une sévère, dit Pierrotin.Ah çà!messieurs, aucun de vous n'est donc venu par ici?MaisvoilàlechâteaudePresles.

—Eh!c'estbon,l'ami,ditGeorgesenreprenantsonassurance.JevaisàlafermedesMoulineaux,ajouta-t-ilennevoulantpaslaisservoiràsescompagnonsdevoyagequ'ilallaitauchâteau.

—Hébien!vousvenezdoncchezmoi?ditlepèreLéger.

—Commentcela?

—MaisjesuislefermierdesMoulineaux.Et,colonel,quenousvoulez-vous?

—Goûteràvotrebeurre,réponditGeorgesensaisissantsonportefeuille.

—Pierrotin,ditOscar,remettezmeseffetschezlerégisseur,jevaisdroitauchâteau.

Là-dessusOscars'enfonçadansunpetitchemin,sanssavoiroùilallait.

—Eh!monsieurl'ambassadeur,crialepèreLéger,vousgagnezlaforêt.Sivousvoulezentrerau

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château,prenezlapetiteporte.

Obligé d'entrer, Oscar se perdit dans la grande cour du château que meuble une immensecorbeille entourée de bornes réunies par des chaînes. Pendant que le père Léger examinaitOscar,Georges, que la qualité de fermier des Moulineaux prise par le gros cultivateur avait foudroyé,s'évadasi lestement,qu'aumomentoù legroshommeintriguécherchasoncolonel, ilne le trouvaplus.Lagrilles'ouvritàlademandedePierrotin,quientrafièrementpourdéposerchezleconciergelesmilleustensilesdugrandpeintreSchinner.Oscar futabasourdidevoirMistigriset l'artiste, lestémoins de ses bravades, installés au château. En dix minutes Pierrotin eut fini de décharger lespaquets du peintre, les affaires d'Oscar Husson et la jolie mallette de cuir qu'il confiamystérieusementàlafemmeduconcierge;puisilretournasursespasenfaisantclaquersonfouet,etreprit le chemin de la forêt de l'Isle-Adam en gardant sur sa figure l'air narquois d'un paysan quicalcule des bénéfices.Rien nemanquait plus à sonbonheur, il devait avoir le lendemain sesmillefrancs.

Oscar,assezpenaud,tournaitautourdelacorbeilleenexaminantcequ'allaientdevenirsesdeuxcompagnonsderoute,quandilvit toutàcoupmonsieurMoreausortantde lagrandesalleditedesgardes, en haut du perron. Vêtu d'une grande redingote bleue qui lui tombait sur les talons, lerégisseur,enculottedepeaujaunâtre,enbottesàl'écuyère,tenaitunecravacheàlamain.

—Ehbien,mongarçon, te voilàdonc? commentva la chèremaman?dit-il enprenant lamaind'Oscar.—Bonjour,messieurs, vous êtes sansdoute lespeintresquemonsieurGrindot, l'architecte,nousannonçait?dit-ilaupeintreetàMistigris.

Ilsiffladeuxfoisenseservantduboutdesacravache.Leconciergevint.

—Menez ces messieurs aux chambres 14 et 15, madame Moreau vous en donnera les clefs;accompagnez-lespour leurmontrer lechemin;allumezdufeu,s'il le faut,cesoir,etmontez leurseffets chez eux.—J'ai l'ordredemonsieur le comtedevousoffrirma table,messieurs, reprit-il ens'adressant aux artistes, nous dînons à cinq heures comme à Paris. Si vous êtes chasseurs, vouspourrezvousbiendivertir, j'aiunepermissiondesEauxetForêts:ainsi, l'onchasse icidansvingt-cinqmillearpentsdebois,sanscompternosdomaines.

Oscar,lepeintreetMistigris,aussihonteuxlesunsquelesautres,échangèrentunregard;mais,fidèleàsonrôle,Mistigriss'écria:—Bah!ilnefautjamaisjeterlamancheaprèslapoignée!allonstoujours.

LepetitHussonsuivitlerégisseur,quil'entraînaparunemarcherapidedansleparc.

—Jacques,dit-ilàl'undesesenfants,vaprévenirtamèredel'arrivéedupetitHusson,etdis-luiquejesuisobligéd'allerauxMoulineauxpouruninstant.

Alorsâgéd'environcinquanteans,lerégisseur,hommedemoyennetailleetbrun,paraissaittrèssévère. Sa figure bilieuse à laquelle les habitudes de la campagne avaient imprimé des couleursviolentesfaisaitsupposer,àpremièrevue,uncaractèreautrequelesien.Toutaidaitàcettetromperie.Sescheveuxgrisonnaient.Sesyeuxbleusetungrandnezenbecàcorbinluidonnaientunaird'autantplussinistrequesesyeuxétaientunpeutroprapprochésdunez;maisseslargeslèvres,lecontourdesonvisage,labonhomiedesonallureeussentoffertàunobservateurdesindicesdebonté.Pleindedécision, d'un parler brusque, il imposait énormément à Oscar par les effets d'une pénétrationinspiréeparlatendressequ'illuiportait.Habituéparsamèreàgrandirencorelerégisseur,Oscarse

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sentaittoujourspetitenprésencedeMoreau;maisensetrouvantàPreslesilressentitunmouvementd'inquiétude,commes'ilattendaitdumaldecepaternelami,sonseulprotecteur.

—Ehbien,monOscar, tu n'as pas l'air content d'être ici? dit le régisseur.Tuvas cependant t'yamuser;tuapprendrasàmonteràcheval,àfairelecoupdefusil,àchasser.

—Jenesaisriendetoutcela,ditbêtementOscar.

—Maisjet'aifaitvenirpourl'apprendre.

—Mamanm'aditdeneresterquequinzejours,àcausedemadameMoreau...

—Oh!nousverrons, réponditMoreaupresqueblesséde cequ'Oscarmît endoute sonpouvoirconjugal.

LefilscadetdeMoreau,jeunehommedequinzeans,découplé,leste,accourut.

—Tiens,luiditsonpère,mènececamaradeàtamère.

Etlerégisseurallarapidementpar lecheminlepluscourtà lamaisondugarde,situéeentreleparcetlaforêt.

Le pavillon donné pour habitation par le comte à son régisseur avait été bâti, quelques annéesavant laRévolution,par l'entrepreneurde la célèbre terredeCassan,oùBergeret, fermiergénérald'une fortune colossale et qui se rendit aussi célèbre par son luxe que Les Bodard, les Pâris, lesBouret, fit des jardins, des rivières, construisit des chartreuses, des pavillons chinois, et autresmagnificencesruineuses.

Ce pavillon, sis aumilieu d'un grand jardin dont un des murs était mitoyen avec la cour descommunsduchâteaudePresles,avaitjadissonentréesurlagranderueduvillage.Aprèsavoirachetécettepropriété,monsieurdeSérisy lepèren'eutqu'à faireabattrecettemurailleet àcondamner laportesur levillage,pouropérer la réuniondecepavillonàsescommuns.Ensupprimantunautremur, il agrandit son parc de tous les jardins que l'entrepreneur avait acquis pour s'arrondir. Cepavillon, bâti de pierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c'est assez dire que sesornementsconsistentenserviettesau-dessousdesfenêtres,commeauxcolonnadesdelaplaceLouisXV,encanneluresroidesetsèches),secomposeaurez-de-chausséed'unbeausaloncommuniquantàune chambre à coucher, et d'une salle à manger accompagnée de sa salle de billard. Ces deuxappartements parallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espècedepéristyle, qui sertd'antichambre,apourdécorationlaportedusalonetcelledelasalleàmanger,enfacel'unel'autre,toutesdeuxtrèsornées.Lacuisinesetrouvesouslasalleàmanger,caronmonteàcepavillonparunperrondedixmarches.

Enreportantsonhabitationaupremierétage,madameMoreauavaitpu transformerenboudoirl'anciennechambreàcoucher.Lesalonetceboudoir,richementmeublésdebelleschosestriéesdansle vieuxmobilier du château, n'eussent certes pas déparé l'hôtel d'une femmeà lamode.Tendudedamasbleu et blanc, jadis l'étoffed'ungrand lit d'honneur, ce salon, dont lemeuble envieuxboisdoréétaitgarnidelamêmeétoffe,offraitauregarddesrideauxetdesportièrestrèsamples,doubléesde taffetas blanc.Des tableauxprovenusde vieux trumeauxdétruits, des jardinières, quelques jolismeublesmodernes,etdebelleslampes,outreunvieuxlustreàcristauxtaillés,donnaientàcettepièceunaspectgrandiose.Le tapisétaitunancien tapisdePerse.Leboudoir,entièrementmoderneetdugoûtdemadameMoreau,affectaitlaformed'unetenteavecsescâblésdesoiebleuesurunfondgris

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delin.Ledivanclassiques'ytrouvaitavecsesoreillersetsescoussinsdepied.Enfin,lesjardinières,soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle àmanger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme durégisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Desmassifsd'arbresexotiquescachaient lavuedescommuns.Pour faciliter l'entréedesademeureauxpersonnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l'ancienne portecondamnée.

La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau se trouvait donc adroitementdissimulée;et ilsavaientd'autantplus l'airdegensrichesgérantpour leurplaisir lapropriétéd'unami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leurs prétentions; puis, les concessionsoctroyées par monsieur de Sérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe de lacampagne.Ainsi,laitage,œufs,volaille,gibier,fruits,fourrage,fleurs,bois,légumes,lerégisseuretsafemmerécoltaienttoutàprofusionetn'achetaientexactementquelaviandedeboucherie,lesvinset les denrées coloniales exigées par leur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin,depuisquelquesannées,Moreaupayaitsonboucheravecdesporcsdesabasse-cour,toutengardantlenécessaireàsaconsommation.Unjour,lacomtesse,toujoursexcellentepoursonanciennefemmedechambre,luidonna,commesouvenirpeut-être,unepetitecalèchedevoyagepasséedemodequeMoreau fit repeindre,etdans laquelle ilpromenait sa femme,ense servantdedeuxbonschevaux,d'ailleurs utiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avait son cheval de selle. Illabouraitdansleparcetcultivaitassezdeterrainpournourrirseschevauxetsesgens;ilybottelaittrois cents milliers de foin excellent, et n'en comptait que cent, en s'autorisant d'une permissionvaguementaccordéeparlecomte.Aulieudelaconsommer,ilvendaitsamoitiédanslesredevances.Ilentretenaitlargementsabasse-cour,sonpigeonnier,sesvaches,auxdépensduparc;maislefumierde son écurie servait aux jardiniers du château.Chacune de ces petites voleries portait son excuseavecelle.Madameétaitservieparlafilled'undesjardiniers,touràtoursafemmedechambreetsacuisinière.Unefilledebasse-cour,chargéedelalaiterie,aidaitégalementauménage.Moreauavaitprisunsoldatréformé,nomméBrochon,pourpanserseschevauxetfairelesgrosouvrages.

ANerville,àChauvry,àBeaumont,àMaffliers,àPrérolles,àNointel,partoutlabellerégisseuseétaitreçuechezdespersonnesquineconnaissaientpasoufeignaientd'ignorersapremièrecondition.Moreaurendaitd'ailleursdesservices.IldisposadesonmaîtrepourdeschosesquisontdesbabiolesàParis,maisquisontimmensesaufonddescampagnes.AprèsavoirfaitnommerlejugedepaixdeBeaumont et celui de l'Isle-Adam, il avait, dans lamêmeannée, empêché la destitution d'unGardegénéral des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d'Honneur pour lemaréchal des logis chef deBeaumont.Aussinesefestoyait-onjamaisdanslabourgeoisiesansquemonsieuretmadameMoreaufussentinvités.LecurédePresles,lemairedePresles,venaientjouertouslessoirschezMoreau.Ilestdifficiledenepasêtrebravehommeaprèss'êtrefaitunlitsicommode.

Joliefemmeetminaudièrecommetouteslesfemmesdechambredegrandedamequi,mariées,imitent leursmaîtresses, la régisseuse importait les nouvellesmodes dans le pays; elle portait desbrodequinsfortchers,etn'allaitàpiedqueparlesbeauxjours.Quoiquesonmarin'allouâtquecinqcents francs pour la toilette, cette somme est énorme à la campagne, surtout quand elle est bienemployée; aussi la régisseuse, blonde, éclatante et fraîche, d'environ trente-six ans, restée fluette,mignonneetgentille,malgrésestroisenfants,jouait-elleencoreàlajeunefilleetsedonnait-elledesairsdeprincesse.QuandonlavoyaitpasserdanssacalècheallantàBeaumont,siquelqueétrangerdemandait:—Quiest-ce?madameMoreauétaitfurieuse,lorsqu'unhommedupaysrépondait:—C'estla femme du régisseur de Presles. Elle aimait être prise pour la maîtresse du château. Dans les

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villages,elleseplaisaitàprotégerlesgens,commeauraitfaitunegrandedame.L'influencedesonmarisur lecomte,démontréepar tantdepreuves,empêchait lapetitebourgeoisiedesemoquerdemadame Moreau, qui, aux yeux des paysans, paraissait un personnage. Estelle (elle se nommaitEstelle) ne se mêlait pas plus d'ailleurs de la régie qu'une femme d'agent de change se mêle desaffairesdeBourse;ellesereposaitmêmesursonmaridessoinsduménage,delafortune.Confianteensesmoyens,elleétaitàmillelieuesdesoupçonnerquecettecharmanteexistence,quiduraitdepuisdix-septans,pûtjamaisêtremenacée;cependant,enapprenantlarésolutionducomterelativementàla restauration du magnifique château de Presles, elle s'était sentie attaquée dans toutes sesjouissances,etavaitdéterminésonmariàs'entendreavecLéger,afindepouvoirseretirerà l'Isle-Adam.Elleeût tropsouffertdese retrouverdansunedépendancequasidomestiqueenprésencedeson ancienne maîtresse qui se serait moquée d'elle en la voyant établie au pavillon de manière àsingerl'existenced'unefemmecommeilfaut.

Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybert et les Moreau provenait d'uneblessure faiteparmadamedeReybert àmadameMoreau,par suited'unepremièrepointillerieques'était permise la femme du régisseur à l'arrivée des Reybert, afin de ne pas laisser entamer sasuprématieparunefemmenéedeCorroy.MadamedeReybertavaitrappelé,peut-êtreapprisàtoutelacontréelapremièreconditiondemadameMoreau.Lemotfemmedechambre!voladeboucheenbouche. Les envieux que les Moreau devaient avoir à Beaumont, à l'Isle-Adam, à Maffliers, àChampagne, à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles, glosèrent si bien, que plus d'uneflammèche de cet incendie tomba sur le ménage Moreau. Depuis quatre ans, les Reybert,excommuniés par la belle régisseuse, se voyaient en butte à tant d'animadversion de la part desadhérentsdeMoreau,queleurpositiondanslepaysn'eûtpasététenablesanslapenséedevengeancequilesavaitsoutenusjusqu'àcejour.

Les Moreau, très bien avec Grindot, l'architecte, avaient été prévenus par lui de la prochainearrivée d'un peintre chargé de finir les peintures d'ornement du château dont les toiles principalesvenaient d'être exécutées parSchinner.Le grandpeintre avait recommandépour les encadrements,arabesques et autres accessoires, le voyageur accompagné deMistigris. Aussi, depuis deux jours,madameMoreau semettait-elle sur le pied de guerre et faisait-elle le pied de grue.Un artiste quidevaitêtresoncommensalpendantquelquessemainesexigeaitdesfrais.Schinneretsafemmeavaienteu leur appartement au château, où, d'après les ordres du comte, ils furent traités comme SaSeigneurieelle-même.Grindot,commensaldesMoreau,témoignaittantderespectaugrandartiste,quenilerégisseurnisafemmen'avaientosésefamiliariseraveccegrandartiste.Lesplusnoblesetlesplusrichesparticuliersdesenvironsavaientd'ailleurs,àl'envi,fêtéSchinneretsafemmeenselesdisputant. Aussi, très satisfaite de prendre en quelque sorte sa revanche, madame Moreau sepromettait-elledetambourinerdanslepaysl'artistequ'elleattendait,etdeleprésentercommeégalentalentàSchinner.

Quoique, la veille et l'avant-veille, elle eût fait deux toilettes pleines de coquetterie, la jolierégisseuseavaittropbienéchelonnésesressourcespournepasavoirréservélapluscharmante,ennedoutantpasquel'artistenevîntdînerlesamedi.Elles'étaitdoncchausséeenbrodequinsdepeaubronzée et en bas de fil d'Écosse. Une robe rose à mille raies, une ceinture rose à boucle d'orrichementciselée,unejeannetteaucouetdesbraceletsdeveloursàsesbrasnus(madamedeSérisyavaitdebeauxbrasetlesmontraitbeaucoup),donnaientàmadameMoreaul'apparenced'uneéléganteParisienne. Elle portait un magnifique chapeau de paille d'Italie, orné d'un bouquet de rosesmousseuses pris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en boucles brillantes ses beauxcheveuxblonds.Aprèsavoircommandéleplusdélicatdîneretpassésonappartementenrevue,elle

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s'étaitpromenéedemanièreàsetrouverdevantlacorbeilledefleursdanslagrandecourduchâteau,comme une châtelaine, au passage des voitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuseombrellerose,doubléedesoieblancheàfranges.EnvoyantPierrotin,quiremettaitàlaconciergeduchâteau les étranges paquets de Mistigris sans qu'aucun voyageur se montrât, Estelle revintdésappointée avec le regret d'avoir encore fait une toilette inutile. Semblable à la plupart despersonnesquis'endimanchent,ellesesentitincapabled'uneautreoccupationquecelledeniaiserdanssonsalonenattendant lavoituredeBeaumont,quipassaituneheureaprèsPierrotin,quoiqu'ellenepartît de Paris qu'à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que les deux artistesprocédaientàunetoiletteenrègle.LejeunepeintreetMistigrisfurenteneffetsirebattusdeslouangesdelabellemadameMoreauparlejardinier,àquiilsdemandèrentdesrenseignements,qu'ilssentirentl'unetl'autrelanécessitédeseficeler(entermed'atelier),etilssemirentdansleurtenuesuperlativepour se présenter au pavillon du régisseur où les conduisit JacquesMoreau, l'aîné des enfants, unhardigarçonvêtuàl'anglaised'unejolievesteàcolrabattu,vivantpendantlesvacancescommeunpoissondansl'eau,danscetteterreoùsamèrerégnaitensouveraineabsolue.

—Maman,dit-il,voicilesdeuxartistesenvoyésparmonsieurSchinner.

Madame Moreau, très agréablement surprise, se leva, fit avancer des siéges par son fils, etdéployasesgrâces.

—Maman,lepetitHussonestavecmonpère,ajoutal'enfantdansl'oreilledesamère, jevais tel'allerchercher...

—Netepressepas,amusez-vousensemble,ditlamère.

Ce seul mot, ne te presse pas, fit comprendre aux deux artistes le peu d'importance de leurcompagnondevoyage;maisilyperçaitaussilesentimentd'unemarâtrepourunbeau-fils.Eneffet,madameMoreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ans demariage, ignorer l'attachement durégisseur pour madame Clapart et le petit Husson, haïssait la mère et l'enfant d'une manière siprononcée,quel'oncomprendrapourquoilerégisseurnes'étaitpasencorerisquéàfairevenirOscaràPresles.

—Noussommeschargés,monmarietmoi,dit-elleauxdeuxartistes,devousfaireleshonneursdu château.Nous aimons beaucoup les arts, et surtout les artistes, ajouta-t-elle enminaudant, et jevouspriedevousregardericicommechezvous.Alacampagne,voussavez,onnesegênepas;ilfautyavoirtoutesaliberté,sansquoitoutyestinsipide.NousavonseudéjàmonsieurSchinner...

Mistigrisregardamalicieusementsoncompagnon.

—Vousleconnaissez,sansdoute?repritEstelleaprèsunepause.

—Quineleconnaîtpas,madame?réponditlepeintre.

—Ilestconnucommelehoublon,ajoutaMistigris.

—MonsieurGrindotm'aditvotrenom,demandamadameMoreau,maisje...

—Joseph Bridau, répondit le peintre excessivement occupé de savoir à quelle femme il avaitaffaire.

Mistigriscommençaitàserebellerintérieurementcontreletonprotecteurdelabellerégisseuse;

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maisilattendait,ainsiqueBridau,quelquegeste,quelquemotquil'éclairât,undecesmotsdesingeàdauphin que les peintres, ces cruels observateurs-nés des ridicules, la pâture de leurs crayons,saisissentavec tantdeprestesse.Etd'abord, lesgrossesmainset lesgrospiedsd'Estelle, lafilledepaysansdesenvironsdeSaint-Lô,frappèrentlesdeuxartistes;puis,uneoudeuxlocutionsdefemmede chambre, des tournures de phrase qui démentaient l'élégance de la toilette, firent promptementreconnaître au peintre et à son élève leur proie; et, par un seul coup d'œil échangé, tous deuxconvinrentdeprendreEstelleausérieux,afindepasseragréablementletempsdeleurséjour.

—Vousaimezlesarts,peut-êtrelescultivez-vousavecsuccès,madame?ditJosephBridau.

—Non.Sansêtrenégligée,monéducationaétépurementcommerciale;maisj'aiunsiprofondetsidélicatsentimentdesarts,quemonsieurSchinnermepriaittoujoursdevenir,quandilavaitfiniunmorceau,pourluidonnermonavis.

—CommeMolièreconsultaitLaforêt,ditMistigris.

SanssavoirqueLaforêtfûtuneservante,madameMoreauréponditparuneattitudepenchéequimontraitque,danssonignorance,elleacceptaitcemotcommeuncompliment.

—Commentnevousa-t-ilpasoffertdevouscroquer?ditBridau.Lespeintressontassezfriandsdebellespersonnes.

—Qu'entendez-vousparcesparoles? fitmadameMoreausur la figurede laquelle sepeignit lecourrouxd'unereineoffensée.

—Onappelle,entermesd'atelier,croquerunetête,enprendreuneesquisse,ditMistigrisd'unairinsinuant,etnousnedemandonsàcroquerquelesbellestêtes.Delàlemot:Elleestjolieàcroquer!

—J'ignorais l'origine de ce terme, répondit-elle, en lançant à Mistigris une œillade pleine dedouceur.

—Monélève,ditBridau,monsieurLéondeLoramontrebeaucoupdedispositionpourleportrait.Ilseraittropheureux,belledame,devouslaisserunsouvenirdenotrepassageicienpeignantvotrecharmantetête.

JosephBridaufitunsigneàMistigris,commepourdire:—Allons,poussetapointe!Ellen'estpasdéjàsimal,cettefemme.Acecoupd'œil,LéondeLoraseglissasurlecanapé,prèsd'Estelle,etluipritunemainqu'elleselaissaprendre.

—Oh! si pour faire une surprise à votre époux, madame, vous vouliez me donner quelquesséances en secret, je tâcherais de me surpasser. Vous êtes si belle, si fraîche, si charmante!... Unhommesanstalentdeviendraitungénieenvousayantpourmodèle!Onpuiseraitdansvosyeuxtantde...

—Puis, nous peindrons vos chers enfants dans les arabesques, dit Joseph en interrompantMistigris.

—J'aimeraismieux les avoir dansmon salon;mais ce serait indiscret, reprit-elle en regardantBridaud'unaircoquet.

—Labeauté,madame,estunesouverainequelespeintresadorent,etquiasureuxbiendesdroits.

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—Ilssontcharmants,pensamadameMoreau.Aimez-vous lapromenade lesoir,aprèsdîner,encalèche,danslesbois?...

—Oh!oh!oh!oh!oh!fitMistigrisàchaquecirconstanceetsurdestonsextatiques;maisPreslesseraleparadisterrestre.

—AvecuneÈve,uneblonde,unejeuneetravissantefemme,ajoutaBridau.

AumomentoùmadameMoreauserengorgeaitetplanaitdansleseptièmeciel,ellefutrappelée,commeuncerf-volantparuncoupdecorde.

—Madame!s'écriasafemmedechambreenentrantcommeuneballe.

—Ehbien!Rosalie,quidoncpeutvousautoriseràveniricisansêtreappelée?

Rosalie ne tint aucun compte de l'apostrophe, et dit à l'oreille de sa maîtresse:—Monsieur lecomteestauchâteau.

—Medemande-t-il?répliqualarégisseuse.

—Non,madame...Mais...ildemandesamalleetlaclefdesonappartement.

—Qu'onlesluidonne,fit-elleenfaisantungested'humeurpourcachersontrouble.

—Maman, voilà Oscar Husson! s'écria le plus jeune de ses fils en amenant Oscar qui, rougecommeuncoquelicot,n'osas'avancerenretrouvantlesdeuxpeintresentoilette.

—Te voilà donc enfin, mon petit Oscar, dit Estelle d'un air pincé. J'espère que tu vas allert'habiller, reprit-elleaprès l'avoir toiséde la façon laplusméprisante.Tamèrene t'apas, jecrois,habituéàdînerencompagnie,fagotécommetevoilà.

—Oh!fitlecruelMistigris,unfuturdiplomatedoitêtreenfonds...deculotte.Deuxhabitsvalentmieuxqu'un.

—Unfuturdiplomate?s'écriamadameMoreau.

Là,lepauvreOscareutdeslarmesauxyeuxenregardanttouràtourJosephetLéon.

—Une plaisanterie faite en voyage, répondit Joseph, qui par pitié voulut sauver Oscar de cemauvaispas.

—Le petit a voulu rire comme nous, et il a blagué, dit le cruelMistigris, maintenant le voilàcommeunâneenplaine.

—Madame,ditRosalieenrevenantàlaportedusalon,SonExcellenceordonneundînerpourhuitpersonnes,etveutêtreservieàsixheures.Quefaire?

Pendant laconférenced'Estelleetdesapremière femme, lesdeuxartistesetOscaréchangèrentdesregardsoùsepeignirentd'affreusesappréhensions.

—SonExcellence!qui?ditJosephBridau.

—MaismonsieurlecomtedeSérisy,réponditlepetitMoreau.

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—Était-il,parhasard,danslecoucou?ditLéondeLora.

—Oh!fitOscar,lecomtedeSérisynepeutvoyagerquedansunevoitureàquatrechevaux.

—Commentest-ilarrivé,monsieur lecomtedeSérisy?dit lepeintreàmadameMoreau,quandellerevintassezmortifiéeàsaplace.

—Jen'ensaisrien,dit-elle, jenem'expliquepoint l'arrivéedeSaSeigneurie,nicequ'ellevientfaire.EtMoreauquin'estpaslà!

—SonExcellencepriemonsieurSchinnerdepasserauchâteau,ditunjardinierens'adressantàJoseph,etillepriedeluifaireleplaisirdedîneraveclui,ainsiquemonsieurMistigris.

—Noussommescuits!fitlerapinenriant.CeluiquenousavonsprispourunbourgeoisdanslavoitureàPierrotinestlecomte.Onabienraisondedirequ'onnetroussejamaiscequ'oncherche.

Oscarsechangeapresqueenstatuedesel;car,àcetterévélation,ilsentitsongosierplussaléquelamer.

—Etvousquiluiavezparlédesadorateursdesafemmeetdesamaladiesecrète,ditMistigrisàOscar.

—Que voulez-vous dire? s'écria la femme du régisseur en regardant les deux artistes qui s'enallèrentenriantdelafigured'Oscar.

Oscarrestamuet,foudroyé,stupide,n'entendantrien,quoiquemadameMoreaulequestionnâtetleremuâtviolemmentparceluidesesbrasqu'elleavaitprisetqu'elleserraitavecforce;maisellefutobligée de laisser Oscar dans son salon sans en avoir obtenu de réponse, car Rosalie l'appela denouveaupouravoirdulinge,del'argenterie,etpourqu'elleveillâtparelle-mêmeàl'exécutiondesordresmultipliés que le comte donnait. Les gens, les jardiniers, le concierge et sa femme, tout lemondeallaitetvenaitdansuneconfusionfacileàconcevoir.Lemaîtreétait tombéchezluicommeunebombe.

DuhautdeLaCave, lecomteavaiteneffetgagné,parunsentierà luiconnu, lamaisondesongarde,etyarrivabienavantMoreau.Legardefutstupéfaitenvoyantlevraimaître.

—Moreauest-illà,quevoicisoncheval?demandamonsieurdeSérisy.

—Non,monseigneur,mais comme ildoit aller auxMoulineauxavant sondîner, il a laissé sonchevalicipendantletempsdedonnerquelquesordresauchâteau.

Legardeignoraitlaportéedecetteréponse,qui,danslescirconstancesprésentes,auxyeuxd'unhommeperspicace,équivalaitàunecertitude.

—Situtiensàtaplace,dit lecomteàsongarde, tuvasalleràfonddetrainàBeaumontsurcecheval,etturemettrasàmonsieurMargueronlebilletquejevaisécrire.

Le comte entra dans le pavillon, écrivit un mot, le plia de manière qu'il fût impossible de ledépliersansqu'ons'enaperçût,etleremitàsongarde,dèsqu'illevitenselle.

—Pasunmotàâmequivive!dit-il.—Quantàvous,madame,ajouta-t-ilenparlantàlafemmedugarde,siMoreaus'étonnedenepastrouversoncheval,vousluidirezquejel'aipris.

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Etlecomtesejetadanssonparc,dontlagrilleluifutaussitôtouverteàungestequ'ilfit.Quelquerompuque l'on soit au fracasde lapolitique, à sesémotions, à sesmécomptes, l'âmed'unhommeassez fort pour aimer encore à l'âge du comte est toujours jeune à la trahison. Il en coûtait tant àmonsieurdeSérisydesesavoirtrompéparMoreau,qu'àSaint-BriceillecrutmoinslecollaborateurdeLégeretdunotairequ'entraînépareux.Aussi,surleseuildel'auberge,pendantlaconversationdupèreLégeretdel'hôte,pensait-ilencoreàpardonneràsonrégisseuraprèsluiavoirfaitunebonnesemonce.Choseétrange!laféloniedesonhommedeconfiancenel'occupaitquecommeunépisode,depuis le moment où Oscar avait révélé les glorieuses infirmités du travailleur intrépide, del'administrateurnapoléonien.Dessecretssibiengardésn'avaientpuêtretrahisqueparMoreau,quis'étaitsansdoutemoquédesonbienfaiteuravecl'anciennefemmedechambredemadamedeSérisyouavecl'ancienneAspasieduDirectoire.Ensejetantdanslechemindetraverse,cepairdeFrance,ceministreavaitpleurécommepleurentlesjeunesgens.Ilavaitpleurésesdernièreslarmes!Touslessentimentshumainsétaientsibienetsivivementattaquésàlafois,quecethommesicalmemarchaitdanssonparccommevalefauveblessé.

QuandMoreau demanda son cheval, et que la femme du garde lui eut répondu:—Monsieur lecomtevientdeleprendre.—Qui,monsieurlecomte?s'écria-t-il.

—MonseigneurlecomtedeSérisy,notremaître,dit-elle.Ilestpeut-êtreauchâteau,ajouta-t-ellepoursedébarrasserdurégisseurqui,necomprenantrienàcetévénement,rabattitsurlechâteau.

Moreaurevintbientôtsursespaspourquestionnerlafemmedugarde,carilavaitfinipartrouverde la gravité dans l'arrivée secrète et dans l'action bizarre de son maître. La femme du garde,épouvantée en se voyant prise comme dans un étau entre le comte et le régisseur, avait fermé lepavillonets'yétaitenfermée,bienrésolueden'ouvrirqu'àsonmari.Moreau,deplusenplusinquiet,alla,malgrésesbottes,aupasdecourseàlaconciergerieouilappritenfinquelecomtes'habillait.Rosalie,quelerégisseurrencontra,luidit:—SeptpersonnesàdînerchezSaSeigneurie...

Moreausedirigeaverssonpavillon,etvitalorssafilledebasse-courenaltercationavecunbeaujeunehomme.

—Monsieurlecomteaditl'aidedecampdeMina,uncolonel,s'écriaitlapauvrefille.

—Jenesuispascolonel,répondaitGeorges.

—Ehbien!vousnommez-vousGeorges?

—Qu'ya-t-il?ditlerégisseurenintervenant.

—Monsieur,jemenommeGeorgesMarest,jesuisfilsd'unrichequincaillierengrosdelarueSaint-Martin, et viens pour affaire chezmonsieur le comte de Sérisy de la part demaîtreCrottat,notaire,dequijesuislesecondclerc.

—Etmoi,jerépèteàmonsieurquemonseigneurvientdemedire:«IlvaseprésenteruncolonelnomméCzerni-Georges, aide de camp deMina, venu par la voiture à Pierrotin; s'ilme demande,faites-leentrerdanslasalled'attente.»

—Ilne fautpasbadineravecSaSeigneurie,dit le régisseur,allez,monsieur.MaiscommentSaSeigneurieest-ellevenueicisansm'avoirprévenudesonarrivée?Commentmonsieurlecomtea-t-ilpusavoirquevousavezvoyagéparlavoitureàPierrotin?

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—Évidemment, dit le clerc, le comte est le voyageur qui, sans l'obligeanced'un jeunehomme,allaitsemettreenlapindanslavoitureàPierrotin.

—Enlapin,danslavoitureàPierrotin?...s'écrièrentlerégisseuretlafilledebasse-cour.

—J'ensuissûr,précisémentàcausedecequemeditcettefille,repritGeorgesMarest.

—Etcomment?fitMoreau.

—Ah!voilà,s'écrialeclerc.Pourmystifierlesvoyageurs,jeleurairacontéuntasdegaussessurl'Égypte, laGrèceet l'Espagne.J'avaisdeséperons, jemesuisdonnépouruncoloneldecavalerie,histoirederire.

—Voyons,ditMoreau.Commentestlevoyageurqui,selonvous,seraitmonsieurlecomte?

—Mais, dit Georges, il a la figure comme une brique, les cheveux entièrement blancs et lessourcilsnoirs.

—C'estlui!

—Jesuisperdu!ditGeorgesMarest.

—Pourquoi?

—Jel'aiblaguésursesdécorations.

—Bah!ilestbonenfant,vousl'aurezamusé.Venezpromptementauchâteau,ditMoreau,jemontechezlui.Oùvousa-t-ildoncquitté?

—Enhautdelamontagne.

—Jem'yperds,s'écriaMoreau.

—Aprèstout,jel'aiblagué,maisjeneluiaipasfaitd'affront,seditleclerc.

—Etpourquoivenez-vous?demandalerégisseur.

—Maisj'apportel'actedeventedelafermedesMoulineaux,toutprêt.

—MonDieu!s'écrialerégisseur,jen'ycomprendsrien.

Moreausentitsoncœurbattreàlegênerquand,aprèsavoirfrappédeuxcoupsàlaportedesonmaître,ilentendit:—Est-cevous,monsieurMoreau?

—Oui,monseigneur.

—Entrez!

Lecomteavaitmisunpantalonblancetdesbottesfines,ungiletblancetunhabitnoirsurlequelbrillait,àdroite,lecrachatdesGrands-CroixdelaLégion-d'Honneur;àgauche,àuneboutonnière,pendait laToison-d'Orauboutd'unechaîned'or.Lecordonbleuressortaitvivementsur legilet. Ilavait lui-mêmearrangésescheveux,ets'étaitsansdouteharnachéainsipourfaireàMargueronleshonneursdePresles,etpeut-êtrepourfaireagirsurcebonhommelesprestigesdelagrandeur.

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—Ehbien!monsieur, dit le comte en restant assis et laissantMoreau debout, nous ne pouvonsdoncpascoucheravecMargueron?

—Encemomentilvendraitsafermetropcher.

—Maispourquoineviendrait-ilpas?ditlecomteenaffectantunairrêveur.

—Ilestmalade,monseigneur...

—Vousenêtessûr?

—J'ysuisallé...

—Monsieur,ditlecomteenprenantunairsévèrequifutterrible,queferiez-vousàunhommedeconfiancequivousverraitpanserunmalquevousvoudriez tenirsecret,s'ilallaitenrirechezunegourgandine?

—Jeleroueraisdecoups.

—Etsivousaperceviezenoutrequ'iltrompevotreconfianceetvousvole?

—Jetâcheraisdelesurprendreetjel'enverraisauxgalères.

—Écoutez,monsieurMoreau!vousavezsansdouteparlédemesinfirmitéschezmadameClapart,etvousavez richezelle,avecelle,demonamourpour lacomtessedeSérisy;car lepetitHussoninstruisait d'une foule de circonstances relatives à mes traitements les voyageurs d'une voiturepublique,cematin,enmaprésence,etDieusaitenquellangage!Ilosaitcalomniermafemme.Enfin,j'aiapprisdelabouchemêmedupèreLéger,quirevenaitdeParisdanslavoituredePierrotin,leplanforméparlenotairedeBeaumont,parvousetparlui,relativementauxMoulineaux.SivousêtesalléchezmonsieurMargueron, ce fut pour lui dire de faire lemalade; il l'est si peu que je l'attends àdîner,etqu'ilvavenir.Ehbien,monsieur,jevouspardonnaisd'avoirdeuxcentcinquantemillefrancsdefortune,gagnésendix-septans...Jecomprendscela.Vousm'eussiezchaquefoisdemandécequevousmepreniez,oucequivousétaitoffert,jevousl'auraisdonné:vousêtespèredefamille.Vousavezété,dansvotreindélicatesse,meilleurqu'unautre,jelecrois...Maisvousquisavezmestravauxaccomplispour lepays,pour laFrance,vousquim'avezvupassantdescentetquelquesnuitspourl'Empereur, ou travaillant des dix-huit heures par jour pendant des trimestres entiers; vous quiconnaissezcombienj'aimemadamedeSérisy,avoirbavardélà-dessusdevantunenfant,avoirlivrémessecrets,mesaffectionsàlariséed'unemadameHusson...

—Monseigneur...

—C'estimpardonnable.Blesserunhommedanssesintérêts,cen'estrien;maisl'attaquerdanssoncœur!...Oh!vousnesavezpascequevousavezfait!Lecomtesemitlatêtedanslesmainsetrestasilencieuxpendantunmoment.—Jevous laissecequevousavez, reprit-il,et jevousoublierai.Pardignité,pourmoi,pourvotreproprehonneur,nousnousquitteronsdécemment,carjemesouviensencemomentdecequevotrepèreafaitpourlemien.Vousvousentendrez,etbien,avecmonsieurdeReybert qui vous succède. Soyez comme moi, calme. Ne vous donnez pas en spectacle aux sots.Surtout,pasdegalvaudagesnidechipoteries.Sivousn'avezplusmaconfiance,tâchezdegarderledécorumdesgens riches.Quant à cepetitdrôlequi a faillime tuer,qu'il necouchepasàPresles!mettez-leàl'auberge,jenerépondraispointdemacolèreenlevoyant.

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—Je neméritais point tant de douceur, monseigneur, ditMoreau les larmes aux yeux. Oui, sij'avaisététoutàfaitimprobe,j'auraiscinqcentmillefrancsàmoi;d'ailleurs,j'offredevousfairelecomptedemafortune,etdevousladétailler!Maislaissez-moivousdire,monseigneur,qu'encausantdevousavecmadameClapart,cenefutjamaisendérision,mais,aucontraire,pourdéplorervotreétat,etpourluidemandersielleneconnaissaitpointquelquesremèdesinconnusauxmédecinsetquepratiquentlesgensdupeuple...Jemesuisentretenudevossentimentsdevantlepetitquandildormait(ilparaîtqu'ilnousentendait!),maiscefuttoujoursendestermespleinsd'affectionetderespect.Lemalheurveutquedesindiscrétionssoientpuniescommedescrimes.Maisenacceptantleseffetsdevotrejustecolère,sachezaumoinscommentleschosessesontpassées.Oh!cefutdecœuràcœurquej'aiparlédevousavecmadameClapart.Enfinvouspouvezinterrogermafemme,nousn'avonsjamaisentrenousparlédeceschoses...

—Assez,dit le comtedont la convictionétait entière,nousne sommespasdesenfants; tout estirrévocable.Allezmettreordreàvosaffairesetauxmiennes.Vouspouvezresteraupavillonjusqu'aumoisd'octobre.MonsieuretmadamedeReybert logerontauchâteau; surtout, tâchezdevivreaveceuxengenscommeilfaut,quisehaïssent,maisquiconserventlesapparences.

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LecomteetMoreaudescendirent,Moreaublanccommelescheveuxducomte,lecomtecalmeetdigne.

Pendantcettescène,lavoituredeBeaumontquipartdeParisàuneheures'étaitarrêtéeàlagrilleetdescendaitauchâteaumaîtreCrottat,qui,d'aprèsl'ordredonnéparlecomte,attendaitdanslesalon,oùiltrouvasonclercexcessivementpenaud,encompagniedesdeuxpeintres,toustroisembarrassésde leurspersonnages.MonsieurdeReybert,unhommedecinquanteansà figure rébarbative,maisprobe,étaitvenuaccompagnéduvieuxMargueronetdunotairedeBeaumontquitenaituneliassedepiècesetde titres.Quand toutescespersonnesvirentparaître le comtedans soncostumed'hommed'État,GeorgesMaresteutunlégermouvementdecolique,JosephBridautressaillit;maisMistigris,qui se trouvait dans seshabits desdimanches et qui d'ailleurs n'avait rien à se reprocher, dit assezhaut:—Ehbien!ilestinfinimentmieuxcommeça.

—Petit drôle, dit le comte en l'amenant avec lui par une oreille, nous faisons tous deux ladécoration.—Avez-vous reconnu votre ouvrage, mon cher Schinner? dit le comte en montrant leplafondàl'artiste.

—Monseigneur,répondit l'artiste, j'aieuletortdem'arrogerparbravadeunnomcélèbre;maiscettejournéem'obligeàvousfairedebelleschosesetàillustrerceluideJosephBridau.

—Vousavezprismadéfense,ditvivement lecomte,et j'espèrequevousmeferez leplaisirdedîneravecmoi,ainsiquenotrespirituelMistigris.

—Votre Seigneurie ne sait pas à quoi elle s'expose, dit l'effronté rapin.Ventre affamé n'a pasd'orteils.

—Bridau! s'écria le ministre frappé par un souvenir: seriez-vous parent d'un des plus ardentstravailleursdel'Empire,unChefdeDivisionquiasuccombévictimedesonzèle?

—Sonfils,monseigneur,réponditJosephens'inclinant.

—Vousêtes lebienvenu ici, reprit lecomteenprenant lamaindupeintreentre les siennes; j'aiconnu votre père, et vous pouvez compter sur moi comme sur un... oncle d'Amérique, ajoutamonsieur de Sérisy en souriant. Mais vous êtes trop jeune pour avoir des élèves: à qui donc estMistigris?

—A mon ami Schinner, qui me l'a prêté, reprit Joseph. Mistigris se nomme Léon de Lora.Monseigneur, sivousvous souvenezdemonpère,daignezpenser à celuide ses filsqui se trouveaccusédecomplotcontrel'ÉtatettraduitdevantlaCourdespairs...

—Ah! c'est vrai, dit le comte, j'y songerai, croyez-le bien.—Quant au prince Czerni-Georges,l'amid'Ali-Pacha,l'aidedecampdeMina,ditlecomteens'avançantversGeorges.

—Lui?...monsecondclerc!s'écriaCrottat.

—Vous êtes dans l'erreur, maître Crottat, dit le comte d'un air sévère. Un clerc qui veut êtrenotaireunjournelaissepasdespiècesimportantesdanslesdiligencesàlamercidesvoyageurs!UnclercquiveutêtrenotairenedépensepasvingtfrancsentreParisetMoisselles!Unclercquiveutêtrenotairenes'exposepasàêtrearrêtécommetransfuge...

—Monseigneur, dit Georges Marest, j'ai pu m'amuser à mystifier des bourgeois en voyage;

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mais...

—LaissezdoncparlerSonExcellence,luiditsonpatronenluidonnantungrandcoupdecoudedansleflanc.

—Un notaire doit avoir de bonne heure de la discrétion, de la finesse, et ne pas prendre unministred'Étatpourunfabricantdechandelles...

—Jepassecondamnationsurmesfautes,maisjen'aipaslaissémesactesàlamerci...ditGeorges.

—Vouscommettezencemomentlafautededonnerundémentiàunministred'État,àunpairdeFrance,àungentilhomme,àunvieillard,àunclient.Cherchezvotreprojetdevente?

Leclercfroissatouslespapiersdesonportefeuille.

—Nebrouillezpasvospapiers,ditleministred'Étatentirantl'actedesapoche,voicicequevouscherchez.

Crottattournalepapiertroisfois,tantilétaitsurpris.

—Comment!monsieur?...ditlenotaireàGeorges.

—Sijenel'avaispaspris,repritlecomte,lepèreLéger,quin'estpassiniaisquevouslecroyezd'aprèssesquestionssurl'agriculture,carilvousprouvaitqu'ilfauttoujourspenseràsonétat,lepèreLégerauraitpus'ensaisiretdevinermonprojet....Vousmeferezaussileplaisirdedîneravecmoi,mais à la condition de nous raconter l'exécution dumoucelim de Smyrne, et vous nous finirez lesmémoiresdequelqueclientquevousavezsansdoutelusavantlepublic.

—Schlaguepourblague,ditLéondeLoratoutbasàJosephBridau.

—Messieurs, dit le comte au notaire de Beaumont, à Crottat, à messieurs Margueron et deReybert,passonsdel'autrecôté,nousnenousmettronspasàtablesansavoirconclu;car,commeditMistigris,ilfautsavoirsetraireàpropos.

—Ehbien!ilestbienbonenfant,ditLéondeLoraàGeorgesMarest.

—Oui,maismonpatronnel'estpas,lui,bonenfant,etilmeprierad'allerblaguerailleurs.

—Bah!vousaimezàvoyager,ditBridau.

—QuelsavonlepetitvarecevoirdemonsieuretmadameMoreau!...s'écriaLéondeLora.

—Unpetitimbécile,ditGeorges.Sanslui,lecomteseseraitamusé.C'estégal,laleçonestbonne,etsijamaisonmereprendàparlerenvoiture!...

—Oh!c'estbienbête,ditJosephBridau.

—Etcommun,fitMistigris.Tropparlersuit,d'ailleurs.

Pendant que les affaires se traitaient entremonsieurMargueron et le comte de Sérisy, assistéschacundeleursnotaires,etenprésencedemonsieurdeReybert,l'ex-régisseurétaitalléd'unpaslentàsonpavillon.Ilyentrasansrienvoirets'assitsurlecanapédusalon,oùlepetitHussonsemitdansuncoinhorsdesavue,carlafigureblêmeduprotecteurdesamèrel'épouvanta.

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—Ehbien!monami,ditEstelleenentrantassezfatiguéepartoutcequ'ellevenaitdefaire,qu'as-tudonc?

—Machère,noussommesperdus,etperdussansressources.JenesuisplusrégisseurdePresles,jen'aipluslaconfianceducomte.

—Etd'oùvient?

—LepèreLéger,quiétaitdanslavoituredePierrotin,l'amisaufaitdel'affairedesMoulineaux;maiscen'estpaslàcequim'apourjamaisaliénésaprotection...

—Hé!quoi?

—Oscaramalparlédelacomtesse,etilarévélélesmaladiesdemonsieur...

—Oscar!...s'écriamadameMoreau.Tuespuni,moncher,paroùtuaspéché.C'étaitbienlapeinedenourrirceserpent-làdanstonsein?...Combiendefoisjet'aidit...

—Assez!fitMoreaud'unevoixaltérée.

En cemoment,Estelle et sonmari découvrirentOscar tapi dans un coin.Moreau fondit sur lemalheureuxenfantcommeunmilansursaproie,l'empoignaparlecolletdesapetiteredingoteoliveetl'amenaaujourd'unecroisée.

—Parle!qu'as-tudoncditàmonseigneurdans lavoiture?queldémonadélié ta langue, toiquirestes hébété toutes les fois que je t'interroge?Quelle était ton idée? lui dit le régisseur avec uneépouvantableviolence.

Trophébétépourpleurer,Oscargardalesilenceenrestantimmobilecommeunestatue.

—ViensdemanderpardonàSonExcellence!ditMoreau.

—Est-cequeSonExcellences'inquièted'unepareillevermine?s'écrialafurieuseEstelle.

—Allons,viensauchâteau!repritMoreau.

Oscars'affaissacommeunemasseinerteettombaparterre.

—Veux-tuvenir!ditMoreaudontlacolères'allumadavantagedemomentenmoment.

—Non!non!Grâce!s'écriaOscarquinevoulutpassesoumettreàunsupplicepourluipirequelamort.

Moreau prit alorsOscar par son habit, le traîna comme un cadavre par les cours que l'enfantremplitdesescris,desessanglots;illetraînaparleperron;et,d'unbrasaniméparlarage,illejetabeuglant et roide comme un pieu, dans le salon, aux pieds du comte qui venait de terminerl'acquisitiondesMoulineauxetquiserendaitalorsdanslasalleàmangeravectoutelacompagnie.

—Agenoux! à genoux,malheureux! demande pardon à celui qui t'a donné le pain de l'âme ent'obtenantunebourseaucollége!criaitMoreau.

Oscar, la facecontre terre,écumaitde rage, sansdireunmot.Tous les spectateurs tremblaient.Moreau,quinesepossédaitplus,offraitunefacesanglanteàforced'êtreinjectée.

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—Ce jeune homme n'est que vanité, dit le comte après avoir vainement attendu les excusesd'Oscar.Unorgueilleuxs'humilie,carilyadelagrandeurdanscertainsabaissements.J'aigrand'peurquevousnefassiezjamaisriendecegarçon.

Etleministred'Étatpassa.

MoreaurepritOscaretl'emmenachezlui.Pendantqu'onattelaitleschevauxàlacalèche,ilécrivitàmadameClapartlalettresuivante:

«Machère,Oscarvientdemeruiner.PendantsonvoyagedanslavoitureàPierrotin,cematin, il a parlé des légèretés demadame la comtesse à Son Excellence elle-même quivoyageaitincognito,etluiaditàlui-mêmesessecretssurlaterriblemaladiequ'ilagagnéeà passer tant de nuits en travaux dans ses diverses fonctions. Après m'avoir destitué, lecomtem'arecommandédenepaslaissercoucherOscaràPresles,etdelerenvoyer.Aussi,pour lui obéir, fais-je en cemoment attelermes chevaux à la calèche dema femme, etBrochon,monvaletd'écurie,vavousramenercepetitmisérable.Noussommes,mafemmeet moi, dans une désolation que vous pouvez concevoir, mais que je renonce à vouspeindre. Sous peu de jours j'irai vous voir, car il faut que je prenne un parti. J'ai troisenfants,jedoissongeràl'avenir,etjenesaisencorequerésoudre,carmonintentionestdemontreraucomtecequevalentdix-septansde lavied'unhomme telquemoi.Richededeux cent soixante mille francs, je veux arriver à une fortune qui me permette d'êtrequelque jourpresque l'égaldeS.Exc.Encemoment jemesenscapabledesouleverdesmontagnes,devaincred'insurmontablesdifficultés.Quellevierqu'unescèned'humiliationspareilles!... Quel sang Oscar a-t-il donc dans les veines! je ne puis vous faire decomplimentssurlui,saconduiteestcelled'unebuse:aumomentoùjevousécris,iln'apasencorepuprononcerunmot,nirépondreàtouteslesdemandesdemafemmeoudemoi...Va-t-il devenir imbécile ou l'est-il déjà? Chère amie, vous ne lui aviez donc pas fait saleçon avant de l'embarquer? Combien de malheurs vous m'eussiez épargnés enl'accompagnant comme je vous en avais priée! Si Estelle vous effrayait, vous auriez puresteràMoisselles.Enfintoutestdit.Adieu,àbientôt.

»Votredévouéserviteuretami,»MOREAU.»

Ahuitheuresdusoir,madameClapart, revenued'unepetitepromenadeavecsonmari, tricotaitdes bas d'hiver pourOscar, à la lueur d'une seule chandelle.Monsieur Clapart attendait un de sesamis, nommé Poiret, qui venait parfois faire avec lui sa partie de dominos, car jamais il ne sehasardait à passer la soirée dans un café.Malgré la prudenceque lui imposait lamédiocrité de safortune,Clapartn'auraitpurépondredesa tempéranceaumilieudesobjetsdeconsommationetenprésencedeshabitués,dontlesrailleriesl'eussentpiqué.

—J'aipeurquePoiretnesoitvenu,disaitClapartàsafemme.

—Mais,monami,laportièrenousl'auraitdit,luiréponditmadameClapart.

—Ellepeutbienl'avoiroublié!

—Pourquoiveux-tuqu'ellel'oublie?

—Ceneseraitpas lapremièrefoisqu'elleauraitoubliéquelquechosepournous,carDieusait

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commeontraitelesgensquin'ontpaséquipage.

—Enfin,ditlapauvrefemmepourchangerdeconversationettâcherd'échapperauxpointilleriesdeClapart,OscarestmaintenantàPresles; il serabienheureuxdanscettebelle terre,danscebeauparc...

—Oui,attendez-endebelleschoses,réponditClapart,ilycauseradugrabuge.

—Necesserez-vousdoncpasd'envouloiràcepauvreenfant?quevousa-t-ilfait?Hé!monDieu,siquelquejournoussommesàl'aise,peut-êtreleluidevrons-nous,carilaboncœur...

—Quandcegarçon-làréussiradanslemonde,ilyauralongtempsquenososserontengélatine,s'écriaClapart.Ilauradoncbienchangé!Maisvousneleconnaissezpas,votreenfant,ilestvantard,ilestmenteur,ilestparesseux,ilestincapable...

—Si vous alliez au-devant de monsieur Poiret? dit la pauvre mère atteinte au cœur par cettediatribequ'elles'étaitattirée.

—Unenfantquin'ajamaiseudeprixdanssesclasses!s'écriaClapart.

Auxyeuxdesbourgeois,remporterdesprixdanssesclassesestlacertituded'unbelavenirpourunenfant.

—Enavez-vouseu?luiditsafemme.EtOscaraobtenulequatrièmeaccessitdephilosophie.

CetteapostropheimposasilencepourunmomentàClapart.

—AveccelaquemadameMoreaudoitl'aimercommeunclou,voussavezoù?...elletâcheradelefaire prendre en grippe à son mari... Oscar devenir régisseur de Presles?... mais il faut savoirl'arpentage,seconnaîtreàlaculture...

—Ilapprendra.

—Lui? la chatte! Gageons que s'il était en place, il ne serait pas une semaine sans commettrequelquesbalourdisesquileferaientrenvoyerparlecomtedeSérisy?

—MonDieu,commentpouvez-vousvousacharner,dansl'avenircontreunpauvreenfantpleindebonnesqualités,d'unedouceurd'ange,etincapabledefairedumalàquiquecesoit?

En cemoment, les claquements de fouet d'un postillon, le bruit d'une calèche au grand trot, lepiaffementdedeuxchevauxquis'arrêtentà laportecochèrede lamaison,avaientmis la ruede laCerisaieenrévolution.Clapart,quientenditouvrirtouteslesfenêtres,sortitsurlecarré.

—On vous ramène Oscar en poste! s'écria-t-il d'un air où sa satisfaction se cachait sous uneinquiétuderéelle.

—Oh!monDieu,queluiest-ilarrivé?dit lapauvremèresaisied'untremblementqui lasecouacommeunefeuilleestsecouéeparleventd'automne.

Brochonmontaitsuivid'OscaretdePoiret.

—MonDieu!qu'est-ilarrivé?répétalamèreens'adressantauvaletd'écurie.

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—Jenesaispas,maismonsieurMoreaun'estplusrégisseurdePresles,onditquec'estmonsieurvotrefilsquienestcause,etSaSeigneurieaordonnédevousl'expédier.D'ailleurs,voilàlalettredecepauvremonsieurMoreau,qu'estchangé,madame,àfairetrembler...

—Clapart,deuxverresdevinpourlepostillonetpourmonsieur,ditlamèrequis'allajetersurunfauteuil où elle lut la fatale lettre.—Oscar, dit-elle en se traînant vers son lit, tu veux donc tuer tamère...Aprèstoutcequejet'avaisditcematin.

MadameClapartn'achevapassaphrase,elles'évanouitdedouleur.

Oscarrestastupide,debout.MadameClapartrevintàelle,enentendantsonmariquidisaitàOscarenleremuantparlebras:

—Répondras-tu?

—Allezvousmettreaulit,monsieur,dit-elleàsonfils,etlaissez-letranquille,monsieurClapart,nelerendezpasfou,carilestchangéàfairepeur.

Oscarn'entenditpaslaphrasedesamère,ilétaitallésecoucherdèsqu'ilenavaitreçul'ordre.

Tousceuxquiserappellentleuradolescencenes'étonnerontpasd'apprendrequ'aprèsunejournéesiremplied'émotionsetd'événements,Oscaraitdormidusommeildesjustes,malgrél'énormitédeses fautes. Le lendemain, il ne trouva pas la nature aussi changée qu'il le croyait, et il fut étonnéd'avoirfaim,luiquiseregardaitlaveillecommeindignedevivre.Iln'avaitsouffertquemoralement.Acetâge,lesimpressionsmoralessesuccèdentavectropderapiditépourquel'unen'affaiblissepasl'autre, quelque profondément gravée que soit la première. Aussi, le système des punitionscorporelles, quoique des philanthropes l'aient fortement attaqué dans ces derniers temps, est-ilnécessaireencertainscaspourlesenfants;etd'ailleurs,ilestleplusnaturel,carlanatureneprocèdepasautrement,ellesesertdeladouleurpourimprimerundurablesouvenirdesesenseignements.Si,àlahontemalheureusementpassagèrequiavaitsaisiOscarlaveille,lerégisseureûtjointunepeineafflictive, peut-être la leçon aurait-elle été complète. Le discernement avec lequel les correctionsdoivent être employéesest leplusgrandargument contre elles; car lanaturene se trompe jamais,tandisqueleprécepteurdoiterrersouvent.

MadameClapartavaiteulesoind'envoyersonmaridehors,afindesetrouverseulependant lamatinéeavecsonfils.Elleétaitdansunétatàfairepitié.Sesyeuxattendrisparleslarmes,safigurefatiguéeparunenuitsanssommeil,savoixaffaiblie, toutenelledemandaitgrâceenmontrantuneexcessivedouleurqu'ellen'auraitpusupporterunesecondefois.EnvoyantentrerOscar,elleluifitsignedes'asseoiràcôtéd'elleetluirappelad'untondoux,maispénétré,lesbienfaitsdurégisseurdePresles.ElleditàOscarque,depuissixanssurtout,ellevivaitdesingénieusescharitésdeMoreau.LaplacedemonsieurClapart,dueaucomtedeSérisyaussibienquelademi-bourseàl'aidedelaquelleOscaravaitachevésonéducation,cesseraittôtoutard.Clapartnepouvaitpasprétendreàuneretraite,necomptantpointassezd'annéesdeservicesauTrésorniàlaVillepourenobtenirune.LejouroùmonsieurClapartn'auraitplussaplace,quedeviendraient-ilstous?

—Moi,dit-elle,dussé-jememettreàgarder lesmaladesoudevenir femmedechargedansunegrandemaison,jesauraigagnermonpainetnourrirmonsieurClapart.Mais,toi,dit-elleàOscar,queferas-tu?Tun'aspasdefortuneettudoist'enfaireune,carilfautpouvoirvivre.Iln'existequequatregrandes carrières, pour vous autres jeunes gens: le commerce, l'administration, les professionsprivilégiéesetleservicemilitaire.Touteespècedecommerceexigedescapitaux,nousn'enavonspas

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à te donner. A défaut de capitaux, un jeune homme apporte son dévouement, sa capacité; mais lecommerce veut une grande discrétion, et ta conduite d'hier ne permet pas d'espérer que tu yréussisses. Pour entrer dans une administration publique, on doit y faire un long surnumérariat, yavoirdesprotections,ettut'esaliénéleseulprotecteurquenouseussionsetlepluspuissantdetous.D'ailleurs, à supposer que tu fusses doué des moyens extraordinaires à l'aide desquels un jeunehommearrivepromptement,soitdanslecommerce,soitdansl'administration,oùprendredel'argentpourvivreets'habillerpendantletempsqu'onemploieàapprendresonétat?

Icilamèreselivra,commetouteslesfemmes,àdeslamentationsverbeuses:commentallait-ellefaire,privéedessecoursennaturequelarégiedePreslespermettaitàMoreaudeluienvoyer?Oscaravait renversé la fortune de son protecteur. Après le commerce et l'administration, carrièresauxquellessonfilsnedevaitpassonger,fauteparelledepouvoirl'entretenir,venaientlesprofessionsprivilégiées du Notariat, du Barreau, des avoués et des huissiers. Mais il fallait faire son Droit,étudierpendanttroisans,etpayerdessommesconsidérablespourlesinscriptions,pourlesexamens,pour les thèseset lesdiplômes; legrandnombredesaspirants forçait à sedistinguerparun talentsupérieur;enfinlaquestiondel'entretiend'Oscarsereprésentaittoujours.

—Oscar,dit-elleenterminant,j'avaismisentoitoutmonorgueilettoutemavie.Enacceptantunevieillessemalheureuse, je reposaisma vue sur toi, je te voyais embrassant une belle carrière et yréussissant.Cetespoirm'adonnélecouragededévorerlesprivationsquej'aisubiesdepuissixanspourtesouteniraucollége,oùtunouscoûtaisencoreseptàhuitcentsfrancsparan,malgrélademi-bourse.Maintenantquemonespérances'évanouit,tonsortm'effraie!Jenepuispasdisposerd'unsousurlesappointementsdemonsieurClapartpourmonfils,àmoi.Quevas-tufaire?Tun'espasassezfortenmathématiquespourentrerauxÉcolesSpéciales,etd'ailleursoùprendrais-je les troismillefrancsdepensionqu'onexige?Voilàlaviecommeelleest,monenfant!Tuasdix-huitans,tuesfort,engage-toicommesoldat,ceseralaseulemanièredegagnertonpain...

Oscar ne savait rien encore de la vie. Comme tous les enfants de qui l'on a pris soin en leurcachantlamisèreaulogis,ilignoraitlanécessitédefairefortune;lemotCommerceneluiapportaitaucune idée, et le motAdministration ne lui disait pas grand'chose, car il n'en apercevait pas lesrésultats: il écoutait donc d'un air soumis, qu'il essayait de rendre penaud, les remontrances de samère,maisellesseperdaientdanslevide.Néanmoins,l'idéed'êtresoldat,etleslarmesquiroulaientdanslesyeuxdesamère,firentpleurercetenfant.AussitôtquemadameClapartvitlesjouesd'Oscarsillonnéesdepleurs,ellesetrouvasansforce;et,commetouteslesmèresenpareilcas,ellecherchalapéroraisonquiterminecesespècesdecrises,oùellessouffrentàlafoisleursdouleursetcellesdeleursenfants.

—Allons,Oscar, promets-moi d'être discret à l'avenir, de ne plus parler à tort et à travers, deréprimertonsotamour-propre,de,etc.,etc.

Oscarpromit toutcequesamère luidemandadepromettre,etaprès l'avoirattirédoucementàelle,madameClapartfinitparl'embrasserpourleconsolerd'avoirétégrondé.

—Maintenant,dit-elle,tuécouterastamère,tusuivrassesavis,carunemèrenepeutdonnerquedebonsconseilsàsonfils.NousironscheztononcleCardot.Làestnotredernièreespérance.Cardotadûbeaucoupàtonpère,quienluiaccordantsasœur,mademoiselleHusson,avecuneénormedotpource temps-là, luiapermisdefaireunegrandefortunedans lasoierie.Jepensequ'il teplacerachezmonsieurCamusot,sonsuccesseuretsongendre,ruedesBourdonnais...Mais,vois-tu,tononcleCardot a quatre enfants. Il a donné son établissement du Cocon-d'Or à sa fille aînée, madame

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Camusot.SiCamusotadesmillions,ilaaussiquatreenfantsdedeuxlitsdifférents,etilsaitàpeinequenousexistons.CardotamariéMarianne,sasecondefille,àmonsieurProtez,delamaisonProtezet Chiffreville. L'Étude de son fils aîné, le notaire, a coûté quatre cent mille francs, et il vientd'associerJosephCardot,sonsecondfils,à lamaisondedroguerieMatifat.TononcleCardotauradoncbiendesraisonspournepass'occuperdetoi,qu'ilvoitquatrefoisparan.Iln'estjamaisvenumerendrevisiteici; tandisqu'ilsavaitbien, lui,venirmevoirchezMadame-mèrepourobtenir lesfournituresdesAltessesimpériales,del'Empereuretdesgrandsdesacour.MaintenantlesCamusotfontlesultra!Camusotamariélefilsdesapremièrefemmeàlafilled'unhuissierducabinetduroi!Lemondeestbienbossuquandilsebaisse!Enfin,c'esthabile,leCocon-d'OralapratiquedelaCoursouslesBourbonscommesousl'Empereur.DemainnousironsdonccheztononcleCardot,j'espèrequetusaurast'ytenircommeilfaut;carlà,jetelerépète,estnotredernierespoir.

Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf de sa femme, mademoiselleHusson,àquilefournisseur,autempsdesasplendeur,avaitdonnécentmillefrancsdedotenargent.Cardot, lepremiercommisduCocon-d'Or,unedesplusvieillesmaisonsdeParis, avait achetécetétablissementen1793,aumomentoùsespatronsétaientruinésparlemaximum;etl'argentdeladotdemademoiselleHusson lui avait permis de faire une fortune presque colossale en dix ans. Pourétablirrichementsesenfants,ilavaiteul'idéeingénieusedeplacerenviagerunesommedetroiscentmillefrancssurlatêtedesafemmeetsurlasienne,cequiluiproduisaittrentemillelivresderente.Quantàsescapitaux,illesavaitpartagésentroisdotsdechacunequatrecentmillefrancspoursesenfants. Le Cocon-d'Or, la dot de sa fille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Lebonhomme,presqueseptuagénaire,pouvaitdoncdépenseretdépensaitsestrentemillefrancsparan,sansnuireauxintérêtsdesesenfants,toussupérieurementétablis,etdontlestémoignagesd'affectionn'étaientalorsentachésd'aucunepenséecupide.L'oncleCardothabitaitàBellevilleunedespremièresmaisons situées au-dessusde laCourtille. Il yoccupait, àunpremier étaged'où l'onplanait sur lavallée de la Seine, un appartement de mille francs, à l'exposition du midi, et avec la jouissanceexclusive d'un grand jardin; aussi ne s'embarrassait-il guère des trois ou quatre autres locataireslogésdans cette vastemaisonde campagne.Assurépar un longbail de finir là ses jours, il vivaitassez mesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l'ancienne femme de chambre de feumadameCardotquis'attendaientàrecueillirchacunequelquesixcentsfrancsderenteàsamort,etqui,parconséquent,nelevolaientpoint.Cesdeuxfemmesprenaientdeleurmaîtredessoinsinouïsets'y intéressaient d'autant plus que personne n'était moins tracassier ni moins vétilleux que lui.L'appartement,meubléparfeumadameCardot,restaitdanslemêmeétatdepuissixans,levieillards'encontentait;ilnedépensaitpasentoutmilleécusparan,carildînaitàPariscinqfoisparsemaine,etrentraittouslessoirsàminuitdansunfiacreattitrédontl'établissementsetrouvaitàlabarrièredelaCourtille.Lacuisinièren'avaitguèreàs'occuperquedudéjeuner.Lebonhommedéjeunaitàonzeheures, puis il s'habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairement les bourgeois préviennentquandilsdînentenville;lepèreCardot,lui,prévenaitquandildînaitchezlui.

Cepetitvieillard,gras,frais,trapu,fort,était,commeditlepeuple,toujourstiréàquatreépingles;c'est-à-dire toujours en bas de soie noire, en culotte de pou-de-soie, gilet de piqué blanc, lingeéblouissant,habitbleu-barbeau,gantsdesoieviolette,desbouclesd'oràsessouliersetàsaculotte,enfinunœildepoudreetunepetitequeueficeléeavecunrubannoir.Safiguresefaisaitremarquerpardessourcilsépaiscommedesbuissonssouslesquelspetillaientdesyeuxgris,etparunnezcarré,grosetlongquiluidonnaitl'aird'unancienprébendier.Cettephysionomietenaitparole.

LepèreCardotappartenaiteneffetàcetteracedeGéronteségrillardsquidisparaîtdejourenjouretquidéfrayaitdeTurcaretslesromansetlescomédiesdudix-huitièmesiècle.L'oncleCardotdisait:

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Belledame!ilreconduisaitenvoiturelesfemmesquisetrouvaientsansprotecteur;ilsemettaitàleurdisposition,selonsonexpression,avecdesfaçonschevaleresques.Soussonaircalme,soussonfrontneigeux, il cachait une vieillesse uniquement occupée de plaisir. Entre hommes, il professaithardiment l'épicuréismeet sepermettaitdesgaudriolesunpeu fortes. Iln'avaitpas trouvémauvaisquesongendreCamusotfîtlacouràlacharmanteactriceCoralie,carlui-mêmeétaitsecrètementleMécènedemademoiselleFlorentine,premièredanseuseduthéâtredelaGaîté.Maisdecettevieetdecesopinions, il neparaissait rienchez lui,nidans sa conduite extérieure.L'oncleCardot,graveetpoli,passaitpourêtrepresquefroid,tantilaffichaitdedécorum,etunedévotel'eûtappeléhypocrite.Cedignemonsieurhaïssaitparticulièrementlesprêtres,ilfaisaitpartiedecegrandtroupeaudeniaisabonnés auConstitutionnel, et se préoccupait beaucoup des refus de sépulture. Il adorait Voltaire,quoique ses préférences fussent pour Piron,Vadé,Collé.Naturellement il admiraitBéranger, qu'ilappelait ingénieusement le grand prêtre de la religion de Lisette. Ses filles, madame Camusot etmadame Protez, ses deux fils, seraient, suivant une expression populaire, tombés de leur haut, siquelqu'un leur eût expliqué ce que leur père entendait par: chanter la mère Godichon! Ce sagevieillardn'avaitpointparlédesesrentesviagèresàsesenfants,qui,levoyantvivresimesquinement,songeaienttousqu'ils'étaitdépouillédesafortunepoureux,etredoublaientdesoinsetdetendresse.Aussi,parfoisdisait-ilàsesfils:—«Neperdezpasvotrefortune,carjen'enaipointàvouslaisser.»Camusot,àquiiltrouvaitbeaucoupdesoncaractèreetqu'ilaimaitassezpourlemettredesespartiesfines,étaitleseuldanslesecretdestrentemillelivresderentesviagères.Camusotapprouvaitfortlaphilosophiedubonhomme,qui,selonlui,aprèsavoirfaitlebonheurdesesenfantsetsinoblementremplisesdevoirs,pouvaitbienfinirjoyeusementlavie.—«Vois-tu,monami,luidisaitl'ancienchefduCocon-d'Or,jepouvaismeremarier,n'est-cepas?Unejeunefemmem'auraitdonnédesenfants...Oui,j'enauraiseu,j'étaisdansl'âgeoùl'onenatoujours...Ehbien!Florentinenemecoûtepassicherqu'unefemme,ellenem'ennuiepas,ellenemedonnerapointd'enfants,etnemangerajamaisvotrefortune.»

Camusot proclamait, dans le père Cardot, le sens le plus exquis de la famille; il le regardaitcommeunbeau-pèreaccompli.—«Ilsait,disait-il,concilier l'intérêtdesesenfantsavec lesplaisirsqu'ilestbiennatureldegoûterdanslavieillesse,aprèsavoirsubitouslestracasducommerce.»

Ni lesCardot,ni lesCamusot,ni lesProtezne soupçonnaient l'existencede leur ancienne tantemadameClapart.Lesrelationsdefamilleétaientrestreintesàl'envoidesbilletsdefairepartencasdemort ou de mariage, et des cartes au jour de l'an. La fière madame Clapart ne faisait céder sessentimentsqu'àl'intérêtdesonOscar,etdevantsonamitiépourMoreau,laseulepersonnequiluifûtdemeurée fidèle dans lemalheur. Elle n'avait pas fatigué le vieuxCardot de sa présence ni de sesimportunités;maiselles'étaitattachéeàluicommeàuneespérance,elleallaitlevoirunefoistouslestrimestres, elle lui parlait d'OscarHusson, le neveude feu la respectablemadameCardot, et le luiamenait trois fois pendant les vacances. A chaque visite, le bonhomme avait fait dîner Oscar auCadran-Bleu, l'avait mené le soir à la Gaîté, et l'avait ramené rue de la Cerisaie. Une fois, aprèsl'avoirhabillétoutàneuf,illuiavaitdonnélatimbaleetlecouvertd'argentexigésdansletrousseauducollége.Lamèred'Oscartâchaitdeprouveraubonhommequ'ilétaitchéridesonneveu,elleluiparlait toujoursdecettetimbale,dececouvert,etdececharmanthabillementdontilnerestaitplusquelegilet.MaiscespetitesfinessesnuisaientplusàOscarqu'ellesneleservaientauprèsd'unvieuxrenard aussi madré que l'oncle Cardot. Le père Cardot n'avait jamais aimé beaucoup sa défunte,grandefemme,sècheetrousse;ilconnaissaitd'ailleurslescirconstancesdumariagedefeuHussonaveclamèred'Oscar;et,sanslamésestimerlemoinsdumonde,iln'ignoraitpasquelejeuneOscarétait posthume: ainsi, son pauvre neveu lui semblait parfaitement étranger aux Cardot. En neprévoyantpaslemalheur,lamèred'Oscarn'avaitpasremédiéàcesdéfautsd'attacheentreOscaret

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sononcle,eninspirantaumarchanddel'amitiépoursonneveudèslejeuneâge.Semblableàtouteslesfemmesquiseconcentrentdanslesentimentdelamaternité,madameClapartnesemettaitguèreàlaplacedel'oncleCardot,ellecroyaitqu'ildevaits'intéresserénormémentàunsidélicieuxenfant,etquiportaitenfinlenomdefeumadameCardot.

—Monsieur,c'estlamèred'Oscar,votreneveu,ditlafemmedechambreàmonsieurCardotquisepromenaitdanssonjardinenattendantsondéjeuner,aprèsavoirétérasé,poudréparsoncoiffeur.

—Bonjour, belle dame, dit l'ancien marchand de soieries en saluant madame Clapart ets'enveloppantdanssarobedechambredepiquéblanc.Eh!eh!votrepetitgaillardgrandit,ajouta-t-ilenprenantOscarparuneoreille.

—Ilafinisesclasses,et ilabienregrettéquesoncheronclen'assistâtpasà ladistributiondesprixdeHenriIV,carilaéténommé.LenomdeHusson,qu'ilporteradignement,espérons-le,aétéproclamé...

—Diable!diable!fit lepetitvieillardens'arrêtant.MadameClapart,Oscaret luisepromenaientsuruneterrassedevantdesorangers,desmyrtesetgrenadiers.Etqu'a-t-ileu?

—Lequatrièmeaccessitdephilosophie,réponditglorieusementlamère.

—Oh! legaillard aducheminà fairepour rattraper le tempsperdu, s'écria l'oncleCardot, carfinirparunaccessit?...cen'estpaslePérou!Vousdéjeunezavecmoi?reprit-il.

—Noussommesàvosordres,réponditmadameClapart.Ah!monbonmonsieurCardot,quellesatisfactionpourdespèresetmèresquandleursenfantsdébutentbiendans lavie!Souscerapport,commesous tous lesautresd'ailleurs,dit-elleense reprenant,vousêtesundesplusheureuxpèresque je connaisse... Sous votre vertueux gendre et votre aimable fille, le Cocon-d'Or est resté lepremier établissement de Paris. Voilà votre aîné depuis dix ans à la tête de la plus belle étude denotairedelacapitaleetrichementmarié.Votrederniervientdes'associeràlaplusrichemaisondedroguerie.Enfinvousavezdecharmantespetites-filles.Vousvousvoyez lechefdequatregrandesfamilles...—Laisse-nous,Oscar,vavoirlejardinsanstoucherauxfleurs.

—Mais il a dix-huit ans, dit l'oncleCardot en souriant de cette recommandation qui rapetissaitOscar.

—Hélas!oui,monbonmonsieurCardot,etaprèsavoirpul'amenerjusque-là,nitortunibancal,saind'espritetdecorps,aprèsavoirtoutsacrifiépourluidonnerdel'éducation,ilseraitbiendurdenepaslevoirsurlechemindelafortune.

—MaiscemonsieurMoreau,parquivousavezeusademi-bourseaucollégeHenriIV,lelanceradansunebonnevoie,ditl'oncleCardotavecunehypocrisiecachéesousunairbonhomme.

—Monsieur Moreau peut mourir, dit-elle, et d'ailleurs il est brouillé sans raccommodementpossibleavecmonsieurlecomtedeSérisy,sonpatron.

—Diable!diable!...Écoutez,madame,jevousvoisvenir...

—Non,monsieur,ditlamèred'Oscareninterrompantnetlevieillardquiparégardpourunebelledame retint lemouvementd'humeurqu'onéprouveàsevoir interrompu.Hélas!vousnesavezriendesangoissesd'unemèrequi,depuisseptans,estforcéedeprendrepoursonfilsunesommedesix

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centsfrancsparansur lesdix-huitcentsfrancsd'appointementsdesonmari...Oui,monsieur,voilàtoutenotrefortune.Ainsi,quepuis-jepourmonOscar?MonsieurClapartexècretellementcepauvreenfant,qu'ilm'estimpossibledelegarderàlamaison.Unepauvrefemme,seuleaumonde,nedevait-ellepasdanscettecirconstancevenirconsulterleseulparentquesonfilsaitsousleciel?

—Vous avez eu raison, répondit le bonhommeCardot.Vous nem'aviez jamais rien dit de toutcela...

—Ah! monsieur, reprit fièrement madame Clapart, vous êtes le dernier à qui je confieraisjusqu'oùvamamisère.Toutestmafaute,j'aiprisunmaridontl'incapacitédépassetoutecroyance.Oh!jesuisbienmalheureuse...

—Écoutez,madame,repritgravementlepetitvieillard,nepleurezpas.J'éprouveunmalaffreuxàvoirpleurerunebelledame...Aprèstout,votrefilssenommeHusson,etsimachèredéfuntevivait,elleferaitquelquechosepourlenomdesonpèreetdesonfrère...

—Elleaimaitbiensonfrère,s'écrialamèred'Oscar.

—Mais toutema fortune est donnée àmes enfants qui n'ont plus rien à attendre demoi, dit levieillardencontinuant,jeleuraipartagélesdeuxmillionsquej'avais,carj'aivoululesvoirheureuxetavectouteleurfortunedemonvivant.Jenemesuisréservéquedesrentesviagères;et,àmonâge,ontientàseshabitudes...Savez-voussurquellerouteilfautpoussercegaillard-là?dit-ilenrappelantOscaretluiprenantlebras,faites-luifairesonDroit,jepaierailesinscriptionsetlesfraisdethèse.Mettez-lechezunprocureur,qu'ilyapprennelemétierdelachicane;s'ilvabien,s'ilsedistingue,s'ilaimel'état,sijevisencore,chacundemesenfantsluiprêteralequartd'unechargeentempsetlieu;moi, je lui prêterai son cautionnement. Vous n'avez donc, d'ici là, qu'à le nourrir et l'habiller; ilmangerabienunpeudevacheenragée,mais ilapprendralavie.Eh!eh!moi, jesuispartideLyonavecdeuxdoubleslouisquem'avaitdonnésmagrand'mère,jesuisvenuàpiedàParis,etmevoilà.Lejeûneentretientlasanté.Jeunehomme,deladiscrétion,delaprobité,dutravail,etl'onarrive!Onabienduplaisiràgagnersafortune;etquandonaconservédesdents,onlamangeàsafantaisiedanssa vieillesse, en chantant, commemoi, de temps à autre, laMèreGodichon! Souviens-toi de mesparoles:probité,travailetdiscrétion.

—Entends-tu,Oscar?ditlamère.Tononcletemetentroismotslerésumédetoutesmesparoles,ettudevraistegraverledernierenlettresdefeudanstamémoire...

—Oh!ilyest,réponditOscar.

—Eh bien! remercie donc ton oncle, n'entends-tu pas qu'il se charge de ton avenir? Tu peuxdeveniravouéàParis.

—Ilignorelagrandeurdesesdestinées,réponditlepetitvieillardenvoyantl'airhébétéd'Oscar,ilsortducollége.Écoute,jenesuispasbavard,repritl'oncle.Souviens-toiqu'àtonâgelaprobiténes'établitqu'ensachantrésisteraux tentations,etdansunegrandevillecommeParis, ils'en trouveàchaquepas.Demeurecheztamère,dansunemansarde;vatoutdroitàtonÉcole,delàreviensàtonÉtude,pioches-ysoiretmatin,étudiechez tamère;deviensàvingt-deuxanssecondclerc,àvingt-quatreanspremier;soissavant,ettonaffaireestdanslesac.Ehbien!sil'étattedéplaisait,tupourraisentrerchezmonfilslenotaire,etdevenirsonsuccesseur...Ainsi,travail,patience,discrétion,probité,voilàtesjalons.

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—EtDieuveuillequevousviviezencore trenteans,pourvoirvotrecinquièmeenfant réalisanttoutcequenousattendonsdelui,s'écriamadameClapartenprenantlamaindel'oncleCardotetlaluiserrantparungestedignedesajeunesse.

—Allonsdéjeuner,réponditlebonpetitvieillardenemmenantOscarparuneoreille.

Pendant le déjeuner, l'oncleCardot observa son neveu sans en avoir l'air, et remarqua qu'il nesavaitriendelavie.

—Envoyez-le-moide tempsen temps,dit-il àmadameClapart en la congédiant et luimontrantOscar,jevousleformerai.

Cettevisitecalmaleschagrinsdelapauvrefemme,quin'espéraitpasunsibeausuccès.Pendantquinzejours,ellesortitavecOscarpourlepromener,lesurveillapresquetyranniquement,etatteignitainsi à la fin dumois d'octobre. Unmatin, Oscar vit entrer le redoutable régisseur qui surprit lepauvreménagedelaruedelaCerisaiedéjeunantd'unesaladedeharengetdelaitue,avecunetassedelaitpourdessert.

—NoussommesétablisàParis,etnousn'yvivonspascommeàPresles,ditMoreauquivoulaitainsi annoncer àmadameClapart le changement apporté dans leurs relations par la faute d'Oscar,mais j'yseraipeu.Jemesuisassociéavec lepèreLégeret lepèreMarguerondeBeaumont.Noussommesmarchandsdebiens,etnousavonscommencéparacheterlaterredePersan.Jesuislechefdecettesociétéquiaréuniunmillion,carj'aiempruntésurmesbiens.Quandjetrouveuneaffaire,lepère Léger et moi nous l'examinons, mes associés ont chacun un quart et moi moitié dans lesbénéfices,carjemedonnetoutelapeine;aussiserai-jetoujourssurlesroutes.MafemmevitàParis,dans le faubourgduRoule,bienmodestement.Quandnousaurons réaliséquelquesaffaires,quandnousnerisqueronsplusquedesbénéfices,sinoussommescontentsd'Oscar,peut-êtrel'emploierons-nous.

—Allons,monami,lacatastrophedueàlalégèretédemonmalheureuxenfantserasansdoutelacaused'unebrillantefortunepourvous;car,vraiment,vousenterriezvosmoyensetvotreénergieàPresles...

PuismadameClapartracontasavisiteàl'oncleCardotafindemontreràMoreauqu'elleetsonfilspouvaientneplusluiêtreàcharge.

—Il a raison, cevieuxbonhomme, reprit l'ex-régisseur, il fautmaintenirOscardans cettevoieavecunbrasdefer,etilseracertainementnotaireouavoué.Maisqu'ilnes'écartepasdusentiertracé.Ah!j'aivotreaffaire.Lapratiqued'unmarchanddebiensestimportante,etl'onm'aparléd'unavouéquivientd'acheteruntitrenu,c'est-à-direuneÉtudesansclientèle.C'estunjeunehommedurcommeunebarredefer,âpreàl'ouvrage,unchevald'uneactivitéféroce;ilsenommeDesroches,jevaisluioffrirtoutesnosaffairesàlaconditiondememorigénerOscar;jeluiproposeraideleprendrechezluimoyennant neuf cents francs, j'en donnerai trois cents, ainsi votre fils ne vous coûtera que sixcentsfrancs,etjevaisbienlerecommanderàmonsieurleprieur.Sil'enfantveutdevenirunhomme,ceserasouscetteférule;carilsortiradelà,notaire,avocatouavoué.

—Allons,Oscar, remercie donc ce bonmonsieurMoreau, tu es là comme un terme! Tous lesjeunesgensquifontdessottisesn'ontpaslebonheurderencontrerdesamisquis'intéressentencoreàeuxaprèsenavoirreçuduchagrin....

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—Lameilleuremanièredefairetapaixavecmoi,ditMoreauenserrantlamaind'Oscar,c'estdetravailleravecuneapplicationsoutenueetdetebienconduire...

Dix jours après, Oscar fut présenté par l'ex-régisseur à maître Desroches, avoué, récemmentétabliruedeBéthisy,dansunvasteappartementaufondd'unecourétroite,etd'unprixrelativementmodique. Desroches, jeune homme de vingt-six ans, élevé durement par un père d'une excessivesévérité, né de parents pauvres, s'était vu dans les conditions où se trouvaitOscar; il s'y intéressadonc, mais comme il pouvait s'intéresser à quelqu'un, avec les apparences de dureté qui lecaractérisent.L'aspectdecejeunehommesecetmaigre,àteintbrouillé,àcheveuxtaillésenbrosse,brefdanssesdiscours,àl'œilpénétrantetd'unevivacitésombre,terrifialepauvreOscar.

—Icil'ontravaillejouretnuit,ditl'avouédufonddesonfauteuiletderrièreunelonguetableoùlespapiersétaientamoncelésenformed'alpes.MonsieurMoreau,nousnevousletueronspas,maisilfaudraqu'ilmarcheànotrepas.—MonsieurGodeschal!cria-t-il.

Quoiquecefûtundimanche,lepremierclercsemontra,laplumeàlamain.

—Monsieur Godeschal, voici l'apprenti basochien de qui je vous ai parlé, et à qui monsieurMoreauprend le plusvif intérêt; il dînera avecnous et prendra lapetitemansarde à côtédevotrechambre; vous luimesurerez le temps nécessaire pour aller d'ici à l'École deDroit et revenir, demanièrequ'iln'aitpascinqminutesàperdre;vousveillerezàcequ'ilapprenneleCodeetdeviennefortàsesCours,c'est-à-dire,que,quandilaurafinisestravauxd'Étude,vousluidonnerezdesauteursàlire;enfin,ildoitêtresousvotredirectionimmédiate,etj'yaurail'œil.Onveutfairedeluicequevous vous êtes fait vous-même, un premier clerc habile, pour le jour où il prêtera son sermentd'avocat.—Allez avec Godeschal, mon petit ami, il va vous montrer votre gîte et vous vous yemménagerez...VousvoyezGodeschal?... repritDesrochesens'adressantàMoreau,c'estungarçonqui, commemoi, n'a rien; il est le frère deMariette, la fameuse danseuse qui lui amasse de quoitraiter dans dix ans. Tousmes clercs sont des gaillards qui ne doivent compter que sur leurs dixdoigts pour gagner leur fortune. Aussi mes cinq clercs et moi, travaillons-nous autant que douzeautres!Dansdixans, j'aurai laplusbelleclientèledeParis. Icionsepassionnepour lesaffairesetpourlesclients!etcelacommenceàsesavoir.J'aiprisGodeschalàmonconfrèreDerville,iln'étaitque second clerc et depuis quinze jours;mais nous nous sommes connus dans cette grandeÉtude.Chez moi, Godeschal a mille francs, la table et le logement. C'est un garçon qui me vaut, il estinfatigable!Jel'aime,cegarçon!ilasuvivreavecsixcentsfrancs,commemoi,quandj'étaisclerc.Cequejeveuxsurtout,c'estuneprobitésanstache;etquandonlapratiqueainsidansl'indigence,onestunhomme.Alamoindrefaute,danscegenre,unclercsortirademonÉtude.

—Allons,l'enfantestàlabonneécole,ditMoreau.

Pendantdeuxansentiers,OscarvécutruedeBéthisy,dansl'antredelaChicane,carsijamaiscetteexpressionsurannéeapus'appliqueràuneÉtude,cefutàcelledeDesroches.Souscettesurveillanceà la fois méticuleuse et habile, il fut maintenu dans ses heures et dans ses travaux avec une tellerigidité,quesavieaumilieudeParisressemblaitàcelled'unmoine.

Acinqheuresdumatin,entouttemps,Godeschals'éveillait.IldescendaitavecOscaràl'Étudeafind'économiser le feu enhiver, et ils trouvaient toujours le patron levé, travaillant.Oscar faisait desexpéditionspourl'Étudeetpréparaitsesleçonspourl'École;maisillespréparaitsurdesproportionsénormes. Godeschal et souvent le patron indiquaient à leur élève les auteurs à compulser et lesdifficultésàvaincre.OscarnequittaitunTitreduCodequ'aprèsl'avoirapprofondietsatisfaittourà

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toursonpatronetGodeschal,qui lui faisaientsubirdesexamenspréparatoiresplussérieuxetpluslongsqueceuxdel'ÉcoledeDroit.RevenuduCoursoùilrestaitpeudetemps,ilreprenaitsaplaceàl'Étude,ilyretravaillait,ilallaitauPalaisparfois,ilétaitenfinàladévotionduterribleGodeschal,jusqu'au dîner.Le dîner, celui du patron d'ailleurs, consistait en un gros plat de viande, un plat delégumesetunesalade.Ledessertsecomposaitd'unmorceaudefromagedeGruyère.Aprèsledîner,GodeschaletOscarrentraientàl'Étudeetytravaillaientjusqu'ausoir.Unefoisparmois,OscarallaitdéjeunerchezsononcleCardot,etilpassaitlesdimancheschezsamère.Detempsentemps,Moreau,quandilvenaitàl'Étudepoursesaffaires,emmenaitOscardînerauPalais-Royaletlerégalaitenluifaisant voir quelque spectacle.Oscar avait été si bien rembarré parGodeschal et parDesroches àproposdesesvelléitésd'élégance,qu'ilnepensaitplusàlatoilette.

—Un bon clerc, lui disait Godeschal, doit avoir deux habits noirs (un neuf et un vieux), unpantalonnoir,desbasnoirsetdessouliers.Lesbottescoûtenttropcher.Onadesbottesquandonestavoué.Unclercnedoitpasdépenseren toutplusdeseptcents francs.Onportedebonnesgrosseschemisesdefortetoile.Ah!quandonpartdezéropourarriveràlafortune,ilfautsavoirseréduireaunécessaire.VoyezmonsieurDesroches!ilafaitcequenousfaisons,etlevoilàarrivé.

Godeschal prêchait d'exemple. S'il professait les principes les plus stricts sur l'honneur, sur ladiscrétion, sur la probité, il les pratiquait sans emphase, comme il respirait, comme il marchait.C'étaitlejeunatureldesonâme,commelamarcheetlarespirationsontlejeudesorganes.Dix-huitmoisaprèsl'installationd'Oscar,lesecondclerceutpourladeuxièmefoisunelégèreerreurdanslecomptedesapetitecaisse.Godeschal luiditdevant toute l'Étude:—MoncherGaudet,allez-vous-end'icidevotrepropremouvement,pourqu'onnedisepasquelepatronvousarenvoyé.Vousêtesoudistraitoupeuexact,etlepluslégerdecesdéfautsnevautrienici.Lepatronn'ensaurarien,voilàtoutcequejepuispouruncamarade.

A vingt ans, Oscar se vit troisième clerc de l'Étude de maître Desroches. S'il ne gagnait rienencore, il fut nourri, logé, car il faisait la besogne d'un second clerc. Desroches occupait deuxmaîtres-clercs, et le second clerc pliait sous le poids de ses travaux. En atteignant à la fin de saseconde année de Droit, Oscar, déjà plus fort que beaucoup de Licenciés, faisait le Palais avecintelligence, et plaidait quelques référés. Enfin Godeschal et Desroches étaient contents de lui.Seulement,quoiquedevenupresqueraisonnable,illaissaitvoirunepropensionauplaisiretuneenviede briller que comprimaient la discipline sévère et le labeur continu de cette vie. Lemarchand debiens,satisfaitdesprogrèsduclerc,serelâchadesarigueur.Quand,aumoisdejuillet1825,Oscarpassa ses derniers examens à boules blanches, Moreau lui donna de quoi s'habiller élégamment.MadameClapart,heureuseet fièredesonfils,préparaitunsuperbe trousseauau futurLicencié,aufutursecondclerc.Danslesfamillespauvres,lesprésentsonttoujoursl'opportunitéd'unechoseutile.A la rentrée, aumoisdenovembre,OscarHussoneut la chambredu secondclercqu'il remplaçaitenfin, ileuthuitcentsfrancsd'appointements, la tableet le logement.Aussi l'oncleCardot,quivintsecrètement chercher des informations sur son neveu auprès de Desroches, promit-il à madameClapartdemettreOscarenétatdetraiterd'uneÉtude,s'ilcontinuaitainsi.

Malgrédesisagesapparences,OscarHussonselivraitderudescombatsdanssonforintérieur.Ilvoulaitparmomentsquitteruneviesidirectementcontraireàsesgoûtsetàsoncaractère.Iltrouvaitlesforçatsplusheureuxquelui.Meurtriparlecollierdecerégimedefer,illuiprenaitdesenviesdefuir en se comparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souvent emporté par desmouvementsdefolieverslesfemmes,ilserésignait,maisentombantdansundégoûtprofonddelavie.Soutenuparl'exempledeGodeschal,ilétaitentraînéplutôtqueportédelui-mêmeàresterdans

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unsirudesentier.Godeschal,quiobservaitOscar,avaitpourprincipedenepasexposersonpupilleauxséductions.Leplussouventleclercrestaitsansargent,ouenpossédaitsipeuqu'ilnepouvaitselivreràaucunexcès.Danscettedernièreannée, lebraveGodeschalavaitfaitcinqousixpartiesdeplaisiravecOscarenledéfrayant,carilcompritqu'ilfallaitlâcherdelacordeàcejeunechevreauattaché. Ces frasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrent Oscar à supporterl'existence;carils'amusaitpeuchezsononcleCardotetencoremoinschezsamère,quivivaitencoreplus chichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal, se familiariser avecOscar, et peut-être ce sincère protecteur du jeuneHusson se servit-il deGodeschal pour initier lepauvre enfant auxmystères de la vie.Oscar, devenu discret, avait fini parmesurer, au contact desaffaires, l'étendue de la faute commise durant son fatal voyage en coucou;mais, lamasse de sesfantaisiesréprimées, lafoliedelajeunessepouvaientencorel'entraîner.Néanmoins,àmesurequ'ilprenait connaissancedumondeetde ses lois, sa raison se formait, etpourvuqueGodeschalne leperdîtpasdevue,Moreauseflattaitd'ameneràbienlefilsdemadameClapart.

—Commentva-t-il?demandalemarchanddebiensauretourd'unvoyagequil'avaittenupendantquelquesmoiséloignédeParis.

—Toujourstropdevanité,réponditGodeschal.Vousluidonnezdebeauxhabitsetdubeaulinge,il a des jabots d'agent de change, et mon mirliflor va le dimanche aux Tuileries, chercher desaventures.Que voulez-vous? c'est jeune. Ilme tourmente pour que je le présente àma sœur, chezlaquelleilverraitunefameusesociété:desactrices,desdanseuses,desélégants,desgensquimangentleur fortune... Il n'a pas l'esprit tourné à être avoué, j'en ai peur. Il parle assez bien cependant, ilpourraitêtreavocat,ilplaideraitdesaffairesbienpréparées...

Aumoisdenovembre1825,aumomentoùOscarHussonpritpossessiondesonposteetoùilsedisposait à soutenir sa thèse pour la Licence, il entra chezDesroches un nouveau quatrième clercpourcomblerlevideproduitparlapromotiond'Oscar.

Ce quatrième clerc, nommé Frédéric Marest, se destinait à la magistrature, et achevait satroisièmeannéedeDroit.C'était,d'aprèslesrenseignementsobtenusparlapolicedel'Étude,unbeaufils de vingt-trois ans, enrichi d'une douzaine de mille livres de rente par la mort d'un onclecélibataire,etfilsd'unemadameMarest,veuved'unrichemarchanddebois.LefuturSubstitut,animédu louable désir de savoir sonmétier dans ses plus petits détails, semettait chez Desroches avecl'intentiond'étudierlaProcédureetd'êtrecapablederemplirlaplacedeprincipalclercendeuxans.Ilcomptait faire son staged'avocat àParis, afind'être apteà exercer les fonctionsdupostequ'onnerefuserait pas à un jeune homme riche. Se voir, à trente ans, Procureur du roi dans un tribunalquelconque,étaittoutesonambition.QuoiqueceFrédéricfûtlecousingermaindeGeorgesMarest,commelemystificateurduvoyageàPreslesn'avaitditsonnomqu'àMoreau,lejeuneHussonneleconnaissait que sous le prénom de Georges, et ce nom de Frédéric Marest ne pouvait lui rienrappeler.

—Messieurs,ditGodeschalaudéjeunerens'adressantàtouslesclercs,jevousannoncel'arrivéed'unnouveaubasochien;et,commeilestrichissime,nousluiferonspayer,jel'espère,unefameusebienvenue...

—Enavant,lelivre!ditOscarenregardantlepetitclerc,etsoyonssérieux.

Lepetit clercgrimpacommeunécureuil le longdes casierspour saisirun registremis sur ladernièreplanchepouryrecevoirdescouchesdepoussière.

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—Ils'estculotté,ditlepetitclercenmontrantunlivre.

Expliquonsquelleplaisanterieperpétuelle engendrait ceLivre alors enpratiquedans laplupartdesÉtudes.Iln'estquedéjeunersdeclercs,dînersdetraitantsetsoupersdeseigneurs,cevieuxdictondudix-huitièmesiècleestrestévrai,quantàcequiregardelaBasoche,pourquiconqueapassédeuxoutroisansdesavieàétudier laProcédurechezunavoué, leNotariatchezunmaîtrequelconque.Danslaviecléricale,oùl'ontravailletant,onaimeleplaisiravecd'autantplusd'ardeurqu'ilestrare;mais surtout on y savoure une mystification avec délices. C'est ce qui, jusqu'à un certain point,explique la conduite de Georges Marest dans la voiture à Pierrotin. Le clerc le plus sombre esttoujourstravailléparunbesoindefarceetdegausserie.L'instinctaveclequelonsaisit,ondéveloppeunemystificationetuneplaisanterie,entreclercs,estmerveilleuxàvoir,etn'asonanaloguequechezlespeintres.L'Atelieretl'Étudesont,encegenre,supérieursauxcomédiens.Enachetantuntitrenu,Desrochesrecommençaitenquelquesorteunenouvelledynastie.Cettefondationinterrompitlasuitedesusagesrelatifsàlabienvenue.Aussi,venudansunappartementoùjamaisilnes'étaitgriffonnédepapierstimbrés,Desrochesyavait-ilmisdestablesneuves,descartonsblancsetbordésdebleu,toutneufs.SonÉtudefutcomposéedeclercsprisàdifférentesÉtudes,sansliensentreeuxetpourainsidire étonnés de leur réunion. Godeschal, qui avait fait ses premières armes chezmaître Derville,n'étaitpasclercàlaisserseperdrelaprécieusetraditiondelabienvenue.Labienvenueestundéjeunerque doit tout néophyte aux anciens de l'Étude où il entre.Or, aumoment où le jeuneOscar vint àl'Étude, dans les sixmois de l'installation deDesroches, par une soirée d'hiver où la besogne futexpédiéedebonneheure,aumomentoùlesclercssechauffaientavantdepartir,Godeschalinventadeconfectionner un soi-disant registre architriclino-basochien, de la dernière antiquité, sauvé desoragesdelaRévolution,venuduprocureurauChâteletBordin,prédécesseurmédiatdeSauvagnest,l'avouédequiDesroches tenait sa charge.Oncommençapar chercher chezunmarchanddevieuxpapiersquelqueregistredepapiermarquédudix-huitièmesiècle,bienetdûmentreliéenparcheminsur lequel se lirait un arrêt du Grand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans lapoussière,danslepoêle,danslacheminée,danslacuisine;onlelaissamêmedanscequelesclercsappellentlachambredesdélibérés,etl'onobtintunemoisissureàravirdesantiquaires,deslézardesd'unevétustésauvage,descoinsrongésàfairecroirequelesratss'enétaientrégalés.Latranchefutroussieavecuneperfectionétonnante.Unefoislelivremisenétat,voiciquelquescitationsquidirontauxplusobtusl'usageauquell'ÉtudedeDesrochesconsacraitcerecueil,dontlessoixantepremièrespagesabondaientenfauxprocès-verbaux.Surlepremierfeuillet,onlisait:

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«AunomduPèreetduFilsetdvSainct-Esprit.Ainsisoit-il.Cejovrd'hui,festedenostredame Saincte-Geneviesve, patronne de Paris, sous l'inuocation de laquelle se sont miz,depuisl'an1525,lesclercqsdecesteEstude,nous,soubssignés,clercqsetpetitsclercqsdel'Estude demaistre Jerosme-Sebastien Bordin, successeur de feuGuerbet, en son viuantprocurevr au Chastelet, avons recogneu la nécessité où nous estions de remplacer leregistre et les archiues d'installations des clercqs de ceste glorieuse Estude, membredistinguéduroyaumedeBasoche,lequelregistres'estveupleinparsuitedesactesdenoschers etbienamésprédécessevrs, et avons requis leGardedesArchivesduPalaysde leioindreàiceuxdesautresEstudes,etsommesalléstousàlamesseàlaparoissedeSaint-Severin,poursolenniserl'inaugurationdenostrenouveauregistre.

»Enfoidequoinousavonstoussigné:Malin,principalclercq;Grevin,secondclercq;Athanase Feret, clercq; Jacques Huet, clercq; Regnauld de Saint-Jean-d'Angely, clercq;Bedeau,petitclercqsaute-ruisseau.An1787denostreSeigneur.

»Après la messe, ouïe, nous nous sommes transportés en la Courtille, et, à fraiscommuns,avonsfaitunlargedéjeunerquin'afiniqu'àseptheuresdumatin.»

C'était miraculeusement écrit. Un expert eût juré que cette écriture appartenait au dix-huitièmesiècle.Vingt-septprocès-verbauxderéceptionssuivaient,etladernièreserapportaitàlafataleannée1792.Aprèsunelacunedequatorzeans,leregistrecommençait,en1806,àlanominationdeBordincomme avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Et voici la glose qui signalait lareconstitutionduroyaumedeBasocheetautreslieux:

«Dieu,danssaclémence,avouluquemalgrélesoragesaffreuxquiontsévisurlaterredeFrance, devenue un grand empire, les précieuses archives de la très célèbreÉtude demaîtreBordinaientétéconservées;etnous,soussignésclercsdutrèsdigne,trèsvertueuxmaître Bordin, n'hésitons pas à attribuer cette inouïe conservation, quand tant de titres,chartes, priviléges ont été perdus, à la protection de sainteGeneviève, patronne de cetteÉtude,etaussiaucultequeledernierdesprocureursdelabonnerocheaeupourtoutcequitenaitauxanciensusetcoutumes.Dansl'incertitudedesavoirquelleestlapartdesainteGenevièveetdemaîtreBordindanscemiracle,nousavonsrésoludenousrendreàSaint-ÉtienneduMont,pouryentendreunemessequiseraditeàl'auteldecettesainteBergère,qui nous envoie tant demoutons à tondre, et d'offrir à déjeuner à notre patron, espérantqu'ilenferalesfrais.

»Ontsigné:Oignard,premierclerc;Poidevin,deuxièmeclerc;Proust,clerc;Brignolet,clerc;Derville,clerc;AugustinCoret,petitclerc.

»Enl'Étude,10novembre1806.»

«A trois heures de relevée, le lendemain, les clercs soussignés consignent ici leurgratitudepour leurexcellentpatron,qui lesa régaléschez le sieurRolland, restaurateur,rueduHasard,devinsexquisdetroispays,deBordeaux,deChampagneetBourgogne,demetsparticulièrementsoignés,depuisquatreheuresderelevéejusqu'àseptheuresetdemie.Ilyaeucafé,glaces,liqueursenabondance.Maislaprésencedupatronn'apaspermisdechanter laudes en chansons cléricales.Aucun clerc n'a dépassé les bornes d'une aimablegaieté,carledigne,respectableetgénéreuxpatronavaitpromisdemenersesclercsvoir

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Talma dans Britannicus, au Théâtre-Français. Longue vie à maître Bordin!... Que Dieurépandesesfaveurssursonchefvénérable!Puisse-t-ilvendrecherunesiglorieuseÉtude!Queleclientricheluivienneàsouhait!Quesesmémoiresdefraisluisoientpayésrubissurl'ongle!Puissentnospatronsàvenirluiressembler!Qu'ilsoittoujoursaimédesclercs,mêmequandilneseraplus!»

Suivaient trente-trois procès-verbaux de réceptions de clercs, lesquels se distinguaient par desécritures et des encres diverses, par des phrases, par des signatures et par des éloges de la bonnechèreetdesvinsquisemblaientprouverqueleprocès-verbalserédigeaitetsesignaitséancetenante,interpocula.

Enfin,àladatedumoisdejuin1822,époquedelaprestationdesermentdeDesroches,setrouvaitcetteproseconstitutionnelle:

«Moi,soussigné,François-Claude-MarieGodeschal,appeléparmaîtreDesrochespourremplirlesdifficilesfonctionsdepremierclercdansuneÉtudeoùlaclientèleétaitàcréer,ayant appris par maître Derville, de chez qui je sors, l'existence des fameuses archivesarchitriclino-basochiennesquisontcélèbresauPalais,aipriénotregracieuxpatrondelesdemanderàsonprédécesseur,carilimportaitderetrouvercedocumentportantladatedel'an1786,quiserattacheàd'autresarchivesdéposéesauPalais,dontl'existencenousaétécertifiée parMessieursTerrasse etDuclos, archivistes, et à l'aide desquelles on remontejusqu'à l'an 1525, en trouvant sur les mœurs et la cuisine cléricales des indicationshistoriquesduplushautprix.

»Ayantétéfaitdroitàcetterequête,l'Étudeaétémiseenpossessioncejourd'huidecestémoignagesducultequenosprédécesseursontconstammentrenduàladivebouteilleetàlabonnechère.

»Enconséquence,pour l'édificationdenos successeursetpour renouer lachaînedestemps et des gobelets, j'ai invité messieurs Doublet, deuxième clerc; Vassal, troisièmeclerc; Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeuner dimancheprochain,auChevalrouge,sur lequaiSaint-Bernard,oùnouscélébreronslaconquêtedecelivrequicontientlachartedenosgueuletons.

»Cedimanche,27juin,ontétébues12bouteillesdedifférentsvinstrouvésexquis.Onaremarqué les deux melons, les pâtés au jus romanum, un filet de bœuf, une croûte auxchampignonibus.MademoiselleMariette,illustresœurdupremierclercetPremierSujetdel'Académieroyaledemusiqueetdedanse,ayantmisàladispositiondel'Étudedesplacesd'orchestrepourlareprésentationdecesoir,ilestdonnéactedecettegénérosité.Deplus,ilestarrêtéquelesclercsserendrontencorpschezcettenobledemoisellepourlaremercier,et luidéclarerqu'àsonpremierprocèssi lediable luienenvoye,ellenepaieraitque lesdéboursés,dontacte.

»Godeschal aétéproclamé la fleurde laBasocheet surtoutunbonenfant.Puisseunhommequitraitesibientraiterpromptementd'uneÉtude.»

Ilyavaitdestachesdevin,despâtésetdesparaphesquiressemblaientàdesfeuxd'artifice.Pourfairebiencomprendrelecachetdevéritéqu'onavaitsuimprimeràceregistre,ilsuffiraderapporterleprocès-verbaldelaprétendueréceptiond'Oscar.

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«Aujourd'huilundi,25novembre1822,aprèsuneséancetenuehierruedelaCerisaie,quartierde l'Arsenal, chezmadameClapart,mèrede l'aspirantbasochien,OscarHusson,nous, soussignés, déclarons que le repas de réception a surpassé notre attente. Il secomposait de radis noirs et roses, de cornichons, anchois, beurre et olives pour hors-d'œuvre;d'unsucculentpotageaurizquitémoigned'unesollicitudematernelle,carnousyavons reconnu un délicieux goût de volaille, et, par l'aveu du récipiendaire, nous avonsapprisqu'eneffetl'abatisd'unebelledaubepréparéeparlessoinsdemadameClapartavaitété judicieusement inséré dans le pot-au-feu fait à domicile avec des soins qui ne seprennentquedanslesménages.

»Item,ladaubeentouréed'unemerdegelée,dueàlamèredudit.

»Item,unelanguedebœufauxtomatesquinenousapastrouvésautomates.

»Item, une compote de pigeons d'un goût à faire croire que les anges l'avaientsurveillée.

»Item,unetimbaledemacaronidevantdespotsdecrèmeauchocolat.

»Item,undessertcomposédeonzeplatsdélicats,parmilesquels,malgrél'étatd'ivresseoùseizebouteillesdevinsd'unchoixexquisnousavaientmis,nousavonsremarquéunecompotedepêchesd'unedélicatesseaugusteetmirobolante.

»LesvinsdeRoussillonetceuxdelacôteduRhôneontenfoncécomplétementceuxdeChampagneetdeBourgogne.Unebouteilledemarasquinetunedekirschont,malgréducafé exquis, achevédenousplongerdansune extaseœnologique telle, qu'undenous, lesieurHérisson,s'esttrouvédansleboisdeBoulogneensecroyantencoreauboulevardduTemple; et que Jacquinaut, le petit clerc, âgé de quatorze ans, s'est adressé à desbourgeoisesâgéesdecinquante-septans,enlesprenantpourdesfemmesfaciles,dontacte.

»Il est dans les statuts de notre ordre une loi sévèrement gardée, c'est de laisser lesaspirantsauxprivilégesdelaBasochemesurerlesmagnificencesdeleurbienvenueàleurfortune,carilestdenotoriétépubliquequepersonneneselivreàThémisavecdesrentes,etquetoutclercestassezsévèrementtenuparsespèreetmère.Aussiconstatons-nousavecles plus grands éloges la conduite de madame Clapart, veuve en premières noces demonsieur Husson, père de l'impétrant, et disons qu'il est digne des hourras qui ont étépoussésaudessert,etavonstoussigné.»

Troisclercsavaientétédéjàprisàcettemystification,ettroisréceptionsréellesétaientconstatéesdansceregistreimposant.

Le jour de l'arrivée de chaque néophyte à l'Étude, le petit clerc avaitmis à leur place sur leurpancartelesarchivesarchitriclino-basochiennes,etlesclercsjouissaientduspectaclequeprésentaitlaphysionomie du nouveau venu pendant qu'il étudiait ces pages bouffonnes. Inter pocula, chaquerécipiendaireavaitapprislesecretdecettefarcebasochienne,etcetterévélationleurinspira,commeonl'espérait,ledésirdemystifierlesclercsàvenir.

Chacunmaintenantpeut imaginer la figureque firent lesquatreclercset lepetitclercàcemotd'Oscar,devenumystificateuràsontour:—Enavantlelivre!

Dix minutes après cette exclamation, un beau jeune homme, d'une belle taille et d'une figure

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agréable,seprésenta,demandamonsieurDesroches,etsenommasanshésiteràGodeschal.

—JesuisFrédéricMarest,dit-il,etvienspouroccupericilaplacedetroisièmeclerc.

—MonsieurHusson,ditGodeschalàOscar,indiquezàmonsieursaplace,etmettez-leaufaitdeshabitudesdenotretravail.

Lelendemain,leclerctrouvalelivreentraverssursapancarte;mais,aprèsenavoirparcourulespremièrespages,ilsemitàrire,n'invitapointl'Étude,etlereplaçadevantlui.

—Messieurs, dit-il au moment de s'en aller vers cinq heures, j'ai un cousin premier clerc denotairechezmaîtreLéopoldHannequin,jeleconsulteraisurcequejedoisfairepourmabienvenue.

—Celavamal,s'écriaGodeschal,iln'apasl'aird'unnovice,lefuturmagistrat!

—Nousletaonnerons,ditOscar.

Le lendemain à deux heures, Oscar vit entrer et reconnut dans la personne du maître clercd'Hannequin,GeorgesMarest.

—Hé!voilàl'amid'Ali-Pacha,s'écria-t-ild'unairdégagé.

—Tiens!vousvoilàici,monsieurl'ambassadeur,réponditGeorgesenserappelantOscar.

—Eh!vousvousconnaissezdonc?demandaGodeschalàGeorges.

—Jelecroisbien,nousavonsfaitdessottisesensemble,ditGeorges,ilyadecelaplusdedeuxans... Oui, je suis sorti de chez Crottat pour entrer chez Hannequin, précisément à cause de cetteaffaire...

—Quelleaffaire?demandaGodeschal.

—Oh!rien,réponditGeorgesàunsigned'Oscar.NousavonsvoulumystifierunpairdeFrance,etc'estluiquinousaroulés...Ahçà!vousvoulezdonctirerunecarotteàmoncousin...

—Nousnetironspasdecarottes,ditOscaravecdignité,voicinotrecharte.

Etilprésentalefameuxregistreàlaplaceoùsetrouvaitunesentenced'exclusionportéecontreunréfractairequi,pourfaitdeladrerie,avaitétéforcédequitterl'Étudeen1788.

—Jecroisbienquec'estunecarotte,carenvoicilesracines,répliquaGeorgesendésignantcesbouffonnesarchives.Maismoncousinetmoi,noussommesriches,nousvousflanqueronsunefêtecommevous n'en aurez jamais eu, et qui stimulera votre imagination au procès-verbal.Ademain,dimanche, au Rocher de Cancale, à deux heures. Après, je vous mènerai passer la soirée chezmadamelamarquisedelasFlorentinasyCabirolos,oùnousjoueronsetoùvoustrouverezl'élitedesfemmesdelafashion.Ainsi,messieursdelaPremièreInstance,reprit-ilavecunemorguenotariale,delatenue,etsachezporterlevincommelesseigneursdelaRégence...

—Hurrah!crial'Étudecommeunseulhomme.Bravo!...Verywell!...Vivat!ViventlesMarest!...

—Pontins!s'écrialepetitclerc.

—Hébien!qu'ya-t-il?demandalepatronensortantdesoncabinet.Ah!tevoilà,Georges,dit-ilau

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premierclerc,jetedevine,tuviensdébauchermesclercs.EtilrentradanssoncabinetenyappelantOscar.—Tiens,voilàcinqcentsfrancs,luidit-ilenouvrantsacaisse,vaauPalais,etretiredugreffedes Expéditions le jugement de Vandenesse contre Vandenesse, il faut le signifier ce soir, s'il estpossible.J'aipromisunepromptedevingtfrancsàSimon;attendslejugements'iln'estpasprêt,netelaissepasentortiller;carDervilleestcapable,dansl'intérêtdesonclient,denousmettredesbâtonsdans les roues. Le comte Félix deVandenesse est plus puissant que son frère l'ambassadeur, notreclient.Ainsiaielesyeuxouverts,etàlamoindredifficulté,reviensmetrouver.

Oscarpartitavecl'intentiondesedistinguerdanscettepetiteescarmouche,lapremièreaffairequiseprésentaitdepuissoninstallation.

Après ledépartdeGeorgesetd'Oscar,Godeschalentamasonnouveauclercsur laplaisanteriequecachait,àsonsens,cettemarquisedeLasFlorentinasyCabirolos;maisFrédéric,avecunsang-froidetunsérieuxdeProcureurgénéral,continualamystificationdesoncousin;ilpersuadaparsafaçonderépondreetparsesmanièresàtoutel'ÉtudequelamarquisedeLasFlorentinasétaitlaveuved'unGrandd'Espagne,àquisoncousinfaisaitlacour.NéeauMexiqueetfilled'uncréole,cettejeuneetricheveuvesedistinguaitparlelaisser-allerdesfemmesnéesdanscesclimats.

—Elleaimeàrire,elleaimeàboire,elleaimeàchantercommenous!dit-ilàvoixbasseencitantlafameusechansondeBéranger.Georges,ajouta-t-il,est trèsriche,ilahéritédesonpèrequiétaitveuf,qui lui a laissédix-huitmille livresde rentes, et avec lesdouzemille francsquenotreonclevientdenouslaisseràchacun,ilatrentemillefrancsparan.Aussia-t-ilpayésesdettes,etquitte-t-illeNotariat.IlespèreêtremarquisdeLasFlorentinas,carlajeuneveuveestmarquisedesonchef,etaledroitdedonnersestitresàsonmari.

Silesclercsrestèrentextrêmementindécisàl'endroitdelacomtesse,ladoubleperspectived'undéjeunerauRocherdeCancaleetdecettesoiréefashionablelesmitdansunejoieexcessive.Ilsfirenttoutesréservesrelativementàl'Espagnole,pourlajugerendernierressortquandilscomparaîtraientpar-devantelle.

Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était tout bonnement mademoiselle Agathe-FlorentineCabirolle, premièredanseusedu théâtre de laGaîté, chezqui l'oncleCardotchantait laMère Godichon. Un an après la perte très réparable de feu madame Cardot, l'heureux négociantrencontra Florentine au sortir de la classe de Coulon. Éclairé par la beauté de cette fleurchorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchand retiré la suivit jusque dans la ruePastourelle,oùileutleplaisird'apprendrequelefuturornementduBalletdevaitlejouràunesimpleportière.Enquinzejours,lamèreetlafilleétabliesruedeCrussolyconnurentunemodesteaisance.Cefutdoncàceprotecteurdesarts,selonlaphraseconsacrée,queleThéâtredutcejeunetalent.CegénéreuxMécènerenditalorscesdeuxcréaturespresquefollesde joieen leuroffrantunmobilierd'acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée; il leur permit de prendre une femme deménage, et leur apporta deux cent cinquante francs parmois.LepèreCardot, ornéde ses ailes depigeon,parutalorsêtreunange,et fut traitécommedevait l'êtreunbienfaiteur.Pour lapassiondubonhomme,cefutl'âged'or.

Pendant trois ans, le chantre de la mère Godichon eut la haute politique de maintenirmademoiselleCabirolleetsamèredanscepetitappartement,àdeuxpasduthéâtre;puisildonna,paramourpourlachorégraphie,Vestrispourmaîtreàsaprotégée.Aussieut-il,vers1820,lebonheurdevoirdanseràFlorentinesonpremierpasdansleballetd'unmélodrameàspectacle,intitulélesRuinesdeBabylone.Florentinecomptaitalorsseizeprintemps.Quelquetempsaprèscedébut,lepèreCardot

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étaitdéjàdevenuunvieuxgrigoupoursaprotégée;maiscommeileutladélicatessedecomprendrequ'une danseuse du Théâtre de laGaîté avait un certain rang à garder, et qu'il porta son secoursmensuelàcinqcentsfrancsparmois,s'ilneredevintpasunange,ilfutdumoinsunamipourlavie,unsecondpère.Cefutl'âged'argent.

De1820à1823,Florentineacquitl'expériencedontdoiventjouirtouteslesdanseusesdedix-neufàvingtans.SesamiesfurentlesillustresMarietteetTullia,deuxPremiersSujetsdel'Opéra;Florine,puislapauvreCoralie,sitôtravieauxarts,àl'amouretàCamusot.CommelepetitpèreCardotavaitacquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l'indulgence de cette demi-paternité queconçoivent lesvieillardspourles jeunestalentsqu'ilsontélevésetdont lessuccèssontdevenuslesleurs.D'ailleursoùetcommentunhommedesoixante-huitanseût-ilrefaitunattachementsemblable,retrouvédeFlorentinequiconnûtsibienseshabitudesetchezlaquelleilpûtchanteravecsesamislaMèreGodichon.Le petit pèreCardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d'une forceirrésistible.Cefutl'âged'airain.

Pendant les cinqansde l'âged'or etde l'âged'argent,Cardot économisaquatre-vingt-dixmillefrancs. Ce vieillard, plein d'expérience, avait prévu que, lorsqu'il arriverait à soixante-dix ans,Florentineseraitmajeure;elledébuteraitpeut-êtreà l'Opéra, sansdouteellevoudraitétaler le luxed'un Premier Sujet. Quelques jours avant la soirée dont il s'agit, le père Cardot avait dépenséquarante-cinqmillefrancsafindemettresuruncertainpiedsaFlorentinepourlaquelleilavaitreprisl'ancienappartementoùfeuCoraliefaisaitlebonheurdeCamusot.AParis,ilenestdesappartementsetdesmaisons,commedesrues,ilsontdesprédestinations.Enrichied'unemagnifiqueargenterie,lePremierSujetduThéâtredelaGaîtédonnaitdebeauxdîners,dépensait troiscentsfrancsparmoispour sa toilette, ne sortait plus qu'en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petit laquais.Enfin,onambitionnaitunordrededébutàl'Opéra.LeCocon-d'OrfitalorshommageàsonancienchefdesesproduitslesplussplendidespourplaireàmademoiselleCabirolle,diteFlorentine,commeilavait, troisansauparavant,comblélesvœuxdeCoralie,maistoujoursàl'insudelafilledupèreCardot, car le père et le gendre s'entendaient à merveille pour garder le décorum au sein de lafamille.MadameCamusotnesavait riennidesdissipationsdesonmarinidesmœursdesonpère.Donc, lamagnificence qui éclatait rue de Vendôme chezmademoiselle Florentine eût satisfait lescomparseslesplusambitieuses.Aprèsavoirétélemaîtrependantseptans,Cardotsesentaitentraînépar un remorqueur d'une puissance de caprice illimitée. Mais le malheureux vieillard aimait!...Florentinedevaitluifermerlesyeux,ilcomptaitluiléguerunecentainedemillefrancs.L'âgedeferavaitcommencé!

GeorgesMarest, richede trentemille livresderente,beaugarçon,courtisaitFlorentine.Touteslesdanseusesontlaprétentiond'aimercommelesaimentleursprotecteurs,d'avoirunjeunehommequilesmèneàlapromenadeetleurarrangedefollespartiesdecampagne.Quoiquedésintéressée,lafantaisied'unPremierSujetesttoujoursunepassionquicoûtequelquesbagatellesàl'heureuxmortelchoisi.Ce sont lesdîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, lesvoiturespour aller auxenvironsdeParisetpourenrevenir,desvinsexquisconsommésàprofusion,carlesdanseusesviventcommevivaientautrefoislesathlètes.Georgess'amusaitcommes'amusentlesjeunesgensquipassentdeladisciplinepaternelleàl'indépendance,etlamortdesononcle,endoublantpresquesafortune,changeaitses idées.Tantqu'iln'eutque lesdix-huitmille livresderente laisséesparsonpèreetsamère,son intention futd'êtrenotaire;mais, selon lemotdesoncousinauxclercsdeDesroches, ilfallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l'on a quandon le quitte.Donc, lepremierclerccélébraitsonpremierjourdelibertéparcedéjeunerquiservaitenmêmetempsàpayerla bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du

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Ministèrepublic.CommeunbeaujeunehommeaussibienfaitetaussidéluréqueGeorgespouvaittrèsbienépouserunerichecréole,quelemarquisdeLasFlorentinasyCabirolosavaitbienpu,danssesvieuxjours,audiredeFrédéricàsesfuturscamarades,prendrepourfemmeplutôtunebellefillequ'unefillenoble, lesclercsdel'ÉtudedeDesroches, tousissusdefamillespauvres,n'ayantjamaishanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir lamarquisemexicainedeLasFlorentinasyCabirolos.

—Quelbonheur,ditOscaràGodeschal,enselevantlematin,quejemesoiscommandéunhabit,unpantalon,ungiletneufs,unepairedebottes,etquemachèremèrem'aitfaitunnouveautrousseaupourmapromotionaugradedesecondclerc!J'aisixchemisesàjabotetenbelletoilesurlesdouzequ'ellem'adonnées...Nousallonsnousmontrer!Ah!sil'undenouspouvaitenleverlamarquiseàceGeorgesMarest...

—Belle occupation pour un clerc de l'Étude de maître Desroches!... s'écria Godeschal. Tu nedompterasdoncjamaistavanité,moutard?

—Ah!monsieur,ditmadameClapartquiapportaitàsonfilsdescravatesetquientenditleproposdumaîtreclerc,DieuveuillequemonOscarsuivevosbonsavis.C'estcequeje luidissanscesse:ImitemonsieurGodeschal,écoutesesconseils!

—Ilva,madame,réponditlemaîtreclerc;maisilnefaudraitpasfairebeaucoupdemaladressescommecelled'hierpourseperdredansl'espritdupatron.Lepatronneconçoitpointqu'onnesachepasréussir.Pourpremièreaffaire,ildonneàvotrefilsàenleverl'expéditiond'unjugementdansuneaffairedesuccessionoùdeuxgrandsseigneurs,deuxfrères,plaidentl'uncontrel'autre,etOscars'estlaissédindonner...Lepatronétaitfurieux.C'esttoutauplussij'aipuréparercettesottiseenallantcematin,dèssixheures,trouverlecommis-greffier,dequij'aiobtenud'avoirlejugementdemainàseptheuresetdemie.

—Ah!Godeschal,s'écriaOscarenallantàsonpremierclercetenluiserrantlamain,vousêtesunvéritableami.

—Ah!monsieur,ditmadameClapart,unemèreestbienheureusedesavoiràsonfilsunamitelquevous,etvouspouvezcomptersurunereconnaissancequinefiniraqu'avecmavie.Oscar,défie-toideceGeorgesMarest,ilaétédéjàlacausedetonpremiermalheurdanslavie.

—Enquoidonc?demandaGodeschal.

Latropconfiantemèreexpliquasuccinctementaupremierclerc l'aventurearrivéeàsonpauvreOscardanslavoituredePierrotin.

—Jesuissûr,ditGodeschal,queceblagueur-lànousapréparéquelquetourdesafaçonpourcesoir... Moi, je n'irai pas chez la comtesse de Las Florentinas, ma sœur a besoin de moi pour lesstipulationsd'unnouvelengagement,jevousquitteraidoncaudessert;mais,Oscar,tiens-toisurtesgardes.Onvousferapeut-êtrejouer,ilnefautpasquel'ÉtudedeDesrochesrecule.Tiens,tujoueraspournousdeux,voilàcentfrancs,ditcebravegarçonendonnantcettesommeàOscardontlabourseallaitêtremiseàsecparlebottieretletailleur.Soisprudent,songeànepasjoueraudelàdenoscentfrancs;netelaissegriserniparlejeuniparleslibations.Saperlotte!unsecondclercadéjàdupoids,ilnedoitpas jouersurparole,nidépasserunecertaine limiteen toutechose.Dèsqu'onestsecondclerc, il faut songer à devenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder un maintienconvenable,voilàlarègledetaconduite.Surtoutn'oubliepasderentreràminuit,cardemaintudois

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êtreauPalaisàseptheurespouryprendre ton jugement. Iln'estpasdéfendudes'amuser,mais lesaffairesavanttout.

—Entends-tubien,Oscar?ditmadameClapart.VoiscombienmonsieurGodeschalestindulgent,etcommeilsaitconcilierlesplaisirsdelajeunesseetlesobligationsdesonétat.

MadameClapart, en voyant venir le tailleur et le bottier qui demandaientOscar, resta seule unmomentaveclepremierclercpourluirendrelescentfrancsqu'ilvenaitdedonner.

—Ah!monsieur!luidit-elle,lesbénédictionsd'unemèrevoussuivrontpartoutetdanstoutesvosentreprises.

Lamèreeutalorslesuprêmebonheurdevoirsonfilsbienmis:elleluiapportaitunemontred'orachetéedeseséconomies,pourlerécompenserdesaconduite.

—Tutiresà laconscriptiondanshuit jours, luidit-elle,etcommeil fallaitprévoir lecasoù tuauraisunmauvaisnuméro, je suisalléevoir tononcleCardot, il est fortcontentde toi.Ravide tesavoirsecondclercàvingtans,etdetessuccèsàl'examendel'ÉcoledeDroit, ilapromisl'argentnécessaire pour t'acheter un remplaçant. N'éprouves-tu pas un certain contentement en voyantcombien une bonne conduite est récompensée? Si tu endures des privations, songe au bonheur depouvoir,danscinqansd'ici,traiterd'uneÉtude.Enfinpense,monbonchat,combienturendstamèreheureuse...

Lafigured'Oscar,unpeumaigrieparl'étude,avaitprisunephysionomieàlaquellel'habitudedesaffaires imprimait une expression sérieuse. Sa croissance était finie, et sa barbe avait poussé.L'adolescence enfin faisait place à la virilité. La mère ne put s'empêcher d'admirer son fils, etl'embrassa tendrement en lui disant:—Amuse-toi, mais souviens-toi des avis de ce bon monsieurGodeschal.Ah!tiens,j'oubliais!voicilecadeaudenotreamiMoreau,unjoliportefeuille.

—J'en ai d'autant plus besoin, que le patronm'a remis cinq cents francs pour retirer ce damnéjugementVandenessecontreVandenesse,etquejeneveuxpasleslaisserdansmachambre.

—Tuvaslesgardersurtoi,ditlamèreeffrayée.Etsituperdaisunepareillesomme!nedevrais-tupasplutôtlaconfieràmonsieurGodeschal?

—Godeschal!criaOscarquitrouval'idéedesamèreexcellente.

Godeschal, comme tous les clercs ledimanche, avait l'emploide son tempsentredixheures etdeuxheures,ilétaitdéjàparti.

Quand samère le quitta,Oscar alla flâner sur les boulevards en attendant l'heure du déjeuner.Comment ne pas promener cette belle toilette qu'il portait avec un orgueil et un plaisir que serappelleronttouslesjeunesgensquisesonttrouvésdanslagêneaudébutdelavie?Unjoligiletdecachemireà fondbleuetàchâle,unpantalondecasimirnoiràplis,unhabitnoirbien fait, etunecanneàpommedevermeilachetéedeseséconomies,causaientunejoieasseznaturelleàcepauvregarçonquipensaitàlamanièredontilétaitvêtulejourduvoyageàPresles,ensesouvenantdel'effetqueGeorgesavaitalorsproduitsur lui.Oscaravaitenperspectiveunejournéededélices, ildevaitvoirlesoirlebeaumondepourlapremièrefois!Avouons-le!chezunclercsevrédeplaisirs,etqui,depuis si longtemps,aspirait àquelquedébauche, les sensdéchaînéspouvaient lui faireoublier lessagesrecommandationsdeGodeschaletdesamère.Alahontedelajeunesse,jamaislesconseilsetles avis ne manquent. Outre les recommandations du matin, Oscar éprouvait en lui-même un

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mouvementd'aversioncontreGeorges,ilsesentaithumiliédevantcetémoindelascènedusalondePresles,quandMoreaul'avaitjetéauxpiedsducomtedeSérisy.

L'OrdreMoralaseslois,ellessontimplacables,etl'onesttoujourspunidelesavoirméconnues.Il en est une surtout à laquelle l'animal lui-mêmeobéit sansdiscussion, et toujours.C'est celle quinousordonnedefuirquiconquenousanuiunepremièrefois,avecousansintention,volontairementou involontairement.Lacréaturedequinousavonsreçudommageoudéplaisirnoussera toujoursfuneste.Quelquesoitsonrang,àquelquedegréd'affectionqu'ellenousappartienne,ilfautrompreavecelle, ellenousestenvoyéeparnotremauvaisgénie.Quoique le sentimentchrétien s'opposeàcetteconduite,l'obéissanceàcetteloiterribleestessentiellementsocialeetconservatrice.LafilledeJacquesII,quis'assitsurletrônedesonpère,avaitdûluifaireplusd'uneblessureavantl'usurpation.JudasavaitcertainementdonnéquelquecoupmeurtrieràJésusavantdeletrahir.Ilestennousunevueintérieure,l'œildel'âme,quipressentlescatastrophes,etlarépugnancequenouséprouvonspourcetêtrefatalestlerésultatdecetteprévision;silareligionnousordonnedelavaincre,ilnousresteladéfiance dont la voix doit être incessamment écoutée. Oscar pouvait-il, à vingt ans, avoir tant desagesse?

Hélas! quand, à deux heures et demie, Oscar entra dans le salon du Rocher de Cancale où setrouvaienttroisinvités,outrelesclercs,àsavoir:unvieuxcapitainededragons,nomméGiroudeau;Finot, journalistequipouvait fairedébuterFlorentineà l'Opéra;duBruel,unauteuramideTullia,l'une des rivales deMariette à l'Opéra, le second clerc sentit son hostilité secrète s'évanouir auxpremières poignées demain, dans les premiers élans d'une causerie entre jeunes gens, devant unetablededouzecouvertssplendidementservie.Georgesfutd'ailleurscharmantpourOscar.

—Voussuivez,luidit-il,ladiplomatieprivée,carquelledifférenceya-t-ilentreunambassadeuretunavoué?uniquementcellequisépareunenationd'unindividu.Lesambassadeurssontlesavouésdespeuples!Sijepuisvousêtreutile,venezmetrouver.

—Mafoi,ditOscar,jepuisvousl'avoueraujourd'hui,vousavezétélacaused'ungrandmalheurpourmoi...

—Bah! fitGeorges après avoir écouté le récit des tribulationsdu clerc;mais c'est le comtedeSérisyquis'estmalconduit.Safemme?...jen'envoudraispas.EtlegarsabeauêtreMinistred'État,pairdeFrance,jenevoudraispasêtredanssapeaurouge.C'estunpetitesprit,jememoquebiendeluimaintenant.

OscarentenditavecunvraiplaisirlesplaisanteriesdeGeorgessurlecomtedeSérisy,carellesdiminuaient,enquelquesorte,lagravitédesafaute;etilabondadanslesenshaineuxdel'ex-clercdenotairequis'amusaitàprédireàlaNoblesselesmalheursquelaBourgeoisierêvaitalors,etque1830devait réaliser.A trois heures et demie, on semit à officier. Le dessert n'apparut qu'à huit heures,chaqueserviceexigeadeuxheures.Iln'yaquedesclercspourmangerainsi!Lesestomacsdedix-huità vingt ans sont, pour laMédecine, des faits inexplicables. Les vins furent dignes de Borrel, quiremplaçaitàcetteépoque l'illustreBalaine, lecréateurdupremierdesrestaurantsparisienspour ladélicatesseetlaperfectiondelacuisine,c'est-à-diredumondeentier.

Onrédigealeprocès-verbaldecefestindeBalthazaraudessert,encommençantpar:Interpoculaaurearestauranti,quivulgòdiciturRupesCancali.D'après cedébut, chacunpeut imaginer labellepagequifutajoutéesurceLivred'Ordesdéjeunersbasochiens.

Godeschaldisparutaprèsavoirsigné,laissantlesonzeconvives,stimulésparl'anciencapitainede

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laGardeImpériale,selivrerauxvins,auxtoastsetauxliqueursd'undessertdontlespyramidesdefruitsetdeprimeursressemblaientauxobélisquesdeThèbes.Adixheuresetdemie,lepetitclercdel'Étudefutdansunétatquineluipermitplusderester,Georgesl'emballadansunfiacreendonnantl'adressedelamèreetpayantlacourse.Lesdixconvives,tousgriscommePittetDundas,parlèrentalorsd'alleràpiedparlesboulevards,vulabeautédutemps,chezlamarquisedeLasFlorentinasyCabirolos,où,versminuit,ilsdevaienttrouverlaplusbrillantesociété.Tousavaientsoifderespirerl'air à pleins poumons;mais, exceptéGeorges,Giroudeau, duBruel et Finot, habitués aux orgiesparisiennes, personne ne put marcher. Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur devoitures,etpromenasonmondependantuneheuresurlesboulevardsextérieurs,depuisMontmartrejusqu'à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevards, jusqu'à la rue deVendôme.

Lesclercsvoletaientencoredanslecielmeublédefantaisiesoùl'ivresseenlèvelesjeunesgens,quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient desprincessesdethéâtrequi,sansdouteinstruitesdelaplaisanteriedeFrédéric,s'amusaientàsingerlesfemmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber lescandélabres. Les laquais de Tullia, demadame duVal-Noble et de Florine, tous en grande livrée,servaientdesfriandisessurdesplateauxd'argent.Lestentures,chefs-d'œuvredel'industrielyonnaise,rattachéespardescordelièresd'or,étourdissaientlesregards.Lesfleursdestapisressemblaientàunparterre.Lesplusrichesbabioles,descuriosités,papillotaientauxyeux.Danslepremiermomentetdans l'état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de LasFlorentinasyCabirolos.L'or reluisait surquatre tablesde jeudresséesdans lachambreàcoucher.Danslesalon,lesfemmess'adonnaientàunvingtetuntenuparNathan,lecélèbreauteur.Aprèsavoirerré,grisetpresqueendormis,surlessombresboulevardsextérieurs,lesclercsseréveillaientdoncdansunvraipalaisd'Armide.Oscar,présentéparGeorgesàlaprétenduemarquise,restatouthébété,nereconnaissantpasladanseusedelaGaîtédanscettefemmearistocratiquementdécolletée,enrichiede dentelles, presque semblable à une vignette de keepsake, et qui le reçut avec des grâces et desfaçons sans analogie dans le souvenir ou dans l'imagination d'un clerc tenu si sévèrement. Aprèsavoir admiré toutes les richessesde cet appartement, lesbelles femmesqui s'ygaudissaient, et quitoutesavaientfaitassautde toiletteentreellespour l'inaugurationdecettesplendeur,OscarfutprisparlamainetconduitparFlorentineàlatableduvingtetun.

—Venez,quejevousprésenteàlabellemarquised'Anglade,unedemesamies...

EtellemenalepauvreOscaràlajolieFanny-BeaupréquiremplaçaitdepuisdeuxansfeuCoraliedanslesaffectionsdeCamusot.Cettejeuneactricevenaitdesefaireuneréputationdansunrôledemarquise d'un mélodrame de la Porte-Saint-Martin, intitulé: La Famille d'Anglade, un succès dutemps.

—Tiens,machère,ditFlorentine,jeteprésenteuncharmantenfantquetupeuxassocieràtonjeu.

—Ah!voilàquiseragentil,réponditavecuncharmantsourirel'actriceentoisantOscar,jeperds,nousallonsêtredemoitié,n'est-cepas?

—Madamelamarquise,jesuisàvosordres,ditOscarens'asseyantauprèsdelajolieactrice.

—Mettezl'argent,dit-elle,jelejouerai,vousmeporterezbonheur!Tenez,voilàmesdernierscentfrancs...

Etellesortitd'unebourse,dontlescoulantsétaientornésdediamants,cinqpiècesd'or.Oscartira

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sescentfrancsenpiècesdecentsous,honteuxdéjàdemêlerd'ignoblesécusàdespiècesd'or.Endixtoursl'actriceperditlesdeuxcentsfrancs.

—Allons, c'est bête! s'écria-t-elle, je vais faire la banque,moi.Nous restons ensemble, n'est-cepas?dit-elleàOscar.

Fanny-Beauprés'étaitlevée,etlejeuneclerc,quisevitcommeellel'objetdel'attentiondetoutelatable, n'osa pas se retirer en disant que sa bourse logeait le diable. Oscar se trouva sans voix, salanguedevenuelourderestacolléeàsonpalais.

—Prête-moicinqcentsfrancs?ditl'actriceàladanseuse.

Florentineapportacinqcentsfrancsqu'elleallaprendreàGeorgesquivenaitdepasserhuitfoisàl'écarté.

—Nathan a gagné douze cents francs, dit l'actrice au clerc, les banquiers gagnent toujours, nenouslaissonspasembêter,luisouffla-t-elledansl'oreille.

Lesgensquiontducœur,del'imaginationetdel'entraînement,comprendrontcommentlepauvreOscarouvritsonportefeuille,etensortitlebilletdecinqcentsfrancs.IlregardaitNathan,lecélèbreauteur,quiseremitavecFlorineàjouergrosjeucontrelabanque.

—Allons,mon petit, empoignez! lui cria Fanny-Beaupré en faisant signe àOscar de ramasserdeuxcentsfrancsqueFlorineetNathanavaientpontés.

L'actriceneménageaitpaslesplaisanteriesetlesrailleriesàceuxquiperdaient.Elleanimaitlejeupar des lazzis qu'Oscar trouvait bien singuliers; mais la joie étouffa ces réflexions, car les deuxpremiers tours produisirent un gain de deux mille francs. Oscar avait envie de feindre uneindispositionetdes'enfuirenlaissantlàsapartenaire,maisl'honneurleclouaitlà.Troisautrestoursenlevèrentlesbénéfices.Oscarsesentitunesueurfroidedansledos,ilsedégrisacomplétement.Lesdeuxdernierstoursenlevèrentlesmillefrancsdelamiseencommun;Oscareutsoifetavalacoupsurcouptroisverresdepunchglacé.L'actriceemmenalepauvreclercdanslachambreàcoucherenluidébitantdesfariboles.MaislàlesentimentdesafauteaccablatellementOscar,àquilafiguredeDesrochesapparutcommeensonge,qu'ilallas'asseoirsurunemagnifiqueottomane,dansuncoinsombre;ilsemitunmouchoirsurlesyeux:ilpleurait!Florentineaperçutcetteposedeladouleurquipossèdeuncaractèresincèreetquidevaitfrapperunemime;ellecourutàOscar,luiôtasonbandeau,vitleslarmes,etl'emmenadansunboudoir.

—Qu'as-tu,monpetit?luidemanda-t-elle.

Acettevoix,àcemot,àl'accent,Oscar,quireconnutunebontématernelledanslabontédesfilles,répondit:—J'aiperducinqcentsfrancsquemonpatronm'aremispourretirerdemainunjugement,jen'aiplusqu'àmejeteràl'eau,jesuisdéshonoré...

—Êtes-vousbête?ditFlorentine.Restez là, jevaisvousapportermille francs,vous tâcherezdetout regagner; mais ne risquez que cinq cents francs, afin de conserver l'argent de votre patron.Georgesjouecrânementbienl'écarté,pariezpourlui...

Dans la cruelle position où se trouvait Oscar, il accepta la proposition de la maîtresse de lamaison.

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—Ah!sedit-il,iln'yaquedesmarquisescapablesdecestraits-là...Belle,nobleetrichissime,est-ilheureux,ceGeorges!

IlreçutdeFlorentinelesmillefrancsenor,etvintparierpoursonmystificateur.Georgesavaitdéjàpasséquatrefois,quandOscarvintsemettredesoncôté.Lesjoueursvirentarrivercenouveauparieuravecplaisir,cartous,avecl'instinctdesjoueurs,serangèrentducôtédeGiroudeau,levieilofficierdel'Empire.

—Messieurs,ditGeorges,vousserezpunisdevotredéfection,jemesensenveine.Allons,Oscar,nouslesenfoncerons!

Georges et son partenaire perdirent cinq parties de suite.Après avoir dissipé sesmille francs,Oscar,quelaragedujeusaisit,voulutprendrelescartes.Parl'effetd'unhasardassezcommunàceuxquijouentpourlapremièrefois,ilgagna;maisGeorgesluifittournerlatêtepardesconseils:illuidisait de jeter des cartes et les lui arrachait souvent des mains, en sorte que la lutte de ces deuxvolontés,decesdeuxinspirations,nuisitaujetdelaveine.Aussi,vers troisheuresdumatin,aprèsdesretoursdefortuneetdesgainsinespérés,enbuvanttoujoursdupunch,Oscararriva-t-ilàneplusavoirquecentfrancs.Ilselevalatêtelourdeetperdue,fitquelquespasettombadansleboudoirsurunsofa,lesyeuxfermésparunsommeildeplomb.

—Mariette, disait Fanny-Beaupré à la sœur deGodeschal qui était arrivée à deux heures aprèsminuit,veux-tudînericidemain,monCamusotyseraaveclepèreCardot,nouslesferonsenrager?...

—Comment!s'écriaFlorentine,maismonvieuxchinoisnem'apasprévenue.

—Il doit venir cematin te prévenir qu'il chante laMèreGodichon, reprit Fanny-Beaupré, c'estbienlemoinsqu'ilétrennesonappartement,cepauvrehomme.

—Quelediablel'emporteavecsesorgies!s'écriaFlorentine.Luietsongendre,ilssontpiresquedesmagistratsouquedesdirecteursdethéâtre.Aprèstout,ondînetrèsbienici,Mariette,dit-elleauPremier Sujet de l'Opéra,Cardot commande toujours lemenu chezChevet; viens avec ton duc deMaufrigneuse,nousrirons,nouslesferonsdanserenTritons!

EnentendantlesnomsdeCardotetdeCamusot,Oscarfituneffortpourvaincrelesommeil;maisilneputquebalbutierunmotquinefutpasentendu,etretombasurlecoussindesoie.

—Tiens,tuasdesprovisionspourtanuit,ditenriantàFlorentineFanny-Beaupré.

—Oh!lepauvregarçon!ilestivredepunchetdedésespoir.C'estlesecondclercdel'Étudeoùesttonfrère,ditFlorentineàMariette;ilaperdul'argentquesonpatronluiaremispourlesaffairesdel'Étude.Ilvoulaitsetuer,etjeluiaiprêtémillefrancsquecesbrigandsdeFinotetdeGiroudeauluiontgagnés.Pauvreinnocent!

—Maisilfautleréveiller,ditMariette,monfrèrenebadinepas,nisonpatronnonplus.

—Oh! réveille-le si tu peux, et emmène-le, dit Florentine en retournant dans ses salons pourrecevoirlesadieuxdeceuxquis'enallaient.

On se mit à danser des danses dites de caractère, et quand vint le jour, Florentine se coucha,fatiguée,enoubliantOscaràquipersonnenesongea,maisquidormaitduplusprofondsommeil.

Versonzeheuresdumatin,unevoixterribleéveillaleclercqui,reconnaissantsononcleCardot,

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crutsetirerd'embarrasenfeignantdedormiretsetenantlafacedanslesbeauxcoussinsdeveloursjaunesurlesquelsilavaitpassélanuit.

—Vraiment,mapetiteFlorentine, disait le respectable vieillard, ce n'est ni sageni gentil, tu asdanséhierdanslesRuines,ettuaspassélanuitàuneorgie?Maisc'estvouloirperdretafraîcheur,sanscompterqu'ilyavraimentdel'ingratitudeàinaugurercesmagnifiquesappartementssansmoi,avecdesétrangers,àmoninsu!...Quisaitcequiestarrivé?

—Vieuxmonstre!s'écriaFlorentine,n'avez-vouspasuneclefpourentreràtouteheureetàtoutmomentchezmoi?Lebalafiniàcinqheuresetdemie,etvousavezlacruautédemeréveilleràonzeheures!...

—Onzeheuresetdemie,Titine,fithumblementobserverCardot:jemesuislevédebonneheurepour commander à Chevet un dîner d'archevêque... Ils ont abîmé tes tapis, quelmonde as-tu doncreçu?...

—Vous ne devriez pas vous en plaindre, car Fanny-Beaupré m'a dit que vous veniez avecCamusot, et pour vous faire plaisir j'ai invité Tullia, du Bruel,Mariette, le duc deMaufrigneuse,Florine et Nathan. Ainsi, vous aurez les cinq plus belles créatures qui jamais aient été vues à lalumièred'unerampe!etl'onvousdanseradespasdeZéphire.

—C'estsetuerquedemenerunepareillevie!s'écrialepèreCardot.Combiendeverrescassés!quelpillage!l'antichambrefaitfrémir...

En cemoment l'agréable vieillard resta stupide et commecharmé semblable à un oiseau qu'unreptileattire.Ilapercevaitleprofild'unjeunecorpshabillédedrapnoir.

—Ah!mademoiselleCabirolle!...dit-ilenfin.

—Ehbien,quoi?demanda-t-elle.

LeregarddeladanseusepritladirectiondeceluidupetitpèreCardot;et,quandelleeutreconnule second clerc, elle fut prise d'un fou rire qui non-seulement interloqua le vieillard, mais quicontraignitOscaràsemontrer,carFlorentinelepritparlebrasetpouffaderireenvoyantlesdeuxminescontritesdel'oncleetduneveu.

—Vousici,monneveu?...

—Ah!c'estvotreneveu?s'écriaFlorentinedontlefourirerecommença.Vousnem'aviezjamaisparlédeceneveu-là.Mariettenevousadoncpasemmené?dit-elleàOscarquirestapétrifié.Queva-t-ildevenir,cepauvregarçon?

—Cequ'ilvoudra, répliquasèchement lebonhommeCardotquimarchavers laportepours'enaller.

—Uninstant,papaCardot,vousalleztirervotreneveudumauvaispasoùilestparmafaute,carilajouél'argentdesonpatron,cinqcentsfrancs,qu'ilaperdus,outremillefrancsàmoiquejeluiaidonnéspourserattraper.

—Malheureux,tuasperduquinzecentsfrancsaujeu?àtonâge!

—Oh!mon oncle,mon oncle, s'écria le pauvreOscar que ces paroles plongèrent à fond dans

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l'horreurdesapositionetquisejetadevantsononcleàgenoux,lesmainsjointes.Ilestmidi,jesuisperdu,déshonoré...MonsieurDesrochesserasanspitié!Ils'agitd'uneaffaireimportanteàlaquelleilmet sonamour-propre. Jedevais aller chercher cematinauGreffe le jugementVandenessecontreVandenesse!Qu'est-ilarrivé?...Quevais-jedevenir?...Sauvezmoi,parlesouvenirdemonpèreetdematante!...VenezavecmoichezmonsieurDesroches,expliquez-luicela,trouvezdesprétextes!...

Cesphrases étaient jetées à traversdespleurs et des sanglotsqui eussent attendri les sphinxdudésertdeLouqsor.

—Ehbien,vieuxgrigou,s'écrialadanseusequipleurait,laisserez-vousdéshonorervotrepropreneveu,lefilsdel'hommeàquivousdevezvotrefortune,carilsenommeOscarHusson!Sauvez-le,ouTitinetereniepoursonmilord!

—Maiscommentsetrouve-t-ilici?demandalevieillard.

—Hé!pouravoiroubliél'heured'allerchercherlejugementdontilparle,nevoyez-vouspasqu'ils'estgrisé,qu'ilesttombélàdesommeiletdefatigue?GeorgesetsoncousinFrédéricontrégalélesclercsdeDesrochesauRocherdeCancale,hier.

LepèreCardotregardaitladanseuseenhésitant.

—Allons donc, vieux singe, est-ce que je ne l'aurais pas mieux caché s'il en était autrement?s'écria-t-elle.

—Tiens,voilàcinqcentsfrancs,drôle!ditCardotàsonneveu,c'esttoutcequetuaurasdemoijamais! Va t'arranger avec ton patron si tu peux. Je rendrai lesmille francs quemademoiselle t'aprêtés;maisjeneveuxplusentendreparlerdetoi.

Oscarsesauvasansvouloirenentendredavantage;mais,unefoisdanslarue, ilnesutplusoùaller.

LehasardquiperdlesgensetlehasardquilessauvefirentdeseffortségauxpouretcontreOscardans cette terrible matinée; mais il devait succomber avec un patron qui ne démordait pas d'uneaffaire une fois entamée. En rentrant chez elle,Mariette, épouvantée de ce qui pouvait arriver aupupilledesonfrère,avaitécritàGodeschalunmotdanslequelellemitunbilletdecinqcentsfrancs,enprévenantsonfrèredelagriserieetdesmalheursadvenusàOscar.Cettebonnefilles'endormitenrecommandantàsafemmedechambred'allerportercepetitpaquetchezDesrochesavantseptheures.Desoncôté,Godeschal,ense levantàsixheures,ne trouvapointOscar. Ildevina tout. Ilpritcinqcentsfrancssurseséconomies,etcourutchezlegreffierchercherlejugement,afindeprésenterlasignificationà lasignaturedeDesrochesàhuitheures.Desroches, toujours levédèsquatreheures,entradanssonÉtudeàseptheures.LafemmedechambredeMariette,netrouvantpointlefrèredesamaîtresse à samansarde, descendit à l'Étude, et y fut reçue parDesroches à qui naturellement elleprésentalepaquet.

—Est-cepouraffaired'Étude?demandalepatron,jesuismonsieurDesroches.

—Voyez,monsieur,ditlafemmedechambre.

Desrochesouvrit la lettreet la lut.Enyvoyantunbilletdecinqcents francs, il rentradanssoncabinet,furieuxcontresonsecondclerc.Ilentendit,àseptheuresetdemie,Godeschalquidictait lasignification du jugement au deuxième premier clerc, et quelques instants après le bonGodeschal

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entratriomphantchezsonpatron.

—Est-ceOscarHussonquiestallécematinchezSimon?demandaDesroches.

—Oui,monsieur,réponditGodeschal.

—Quidoncluiadonnél'argent?fitl'avoué.

—Vous,ditGodeschal,samedi.

—Ilpleutdoncdesbilletsdecinqcentsfrancs?s'écriaDesroches.Tenez,Godeschal,vousêtesunbravegarçon;maislepetitHussonneméritepastantdegénérosité.Jehaislesimbéciles,maisjehaisencoredavantagelesgensquifontdesfautesmalgrélessoinspaternelsdontonlesentoure.IlremitàGodeschallalettredeMarietteetlebilletdecinqcentsfrancsqu'elleenvoyait.—Vousm'excuserezdel'avoir ouverte, reprit-il, la soubrette de votre sœur m'a dit que c'était pour affaire d'Étude. VouscongédierezOscar.

—Lepauvrepetitmalheureuxm'a-t-ildonnédumal!ditGodeschal.CegrandvauriendeGeorgesMarestestsonmauvaisgénie,ilfautqu'illefuiecommelapeste;carjenesaispascedontilseraitcauseàunetroisièmerencontre.

—Commentcela?ditDesroches.

GodeschalracontasommairementlamystificationduvoyageàPresles.

—Ah!ditl'avoué,dansletempsJosephBridaum'aparlédecettefarce,c'estàcetterencontrequenousavonsdûlafaveurducomtedeSérisypourmonsieursonfrère.

En cemomentMoreau semontra, car il se trouvait une affaire importante pour lui dans cettesuccessionVandenesse.Lemarquisvoulaitvendreendétail la terredeVandenesse,et lecomtesonfrères'yopposait.Lemarchanddebiensessuyadonclepremierfeudesjustesplaintes,dessinistresprophéties que Desroches fulmina contre son ex-second clerc, et il en résulta chez le plus ardentprotecteurdecemalheureuxenfantcetteopinionquelavanitéd'Oscarétaitincorrigible.

—Faites-enunavocat,ditDesroches, iln'aplusquesa thèseàpasser;et,danscemétier-là, sesdéfautsdeviendrontpeut-êtredesqualités.

EncemomentClapart,tombémalade,étaitgardéparsafemme,tâchepénible,devoirsansaucunerécompense.L'employétourmentaitcettepauvrecréature,quijusqu'alorsignoraitlesatrocesennuiset les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête de toute une journée, un hommeimbécile à demi et que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointeacéréedanslecoinsensibledececœurdemère,ilavaitenquelquesortedevinélesappréhensionsquel'avenir,laconduiteetlesdéfautsd'Oscarinspiraientàlapauvrefemme.Eneffet,quandunemèrea reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l'affaire de Presles, elle est en des transescontinuelles; et, à lamanière dont sa femme vantaitOscar toutes les fois qu'il obtenait un succès,Clapartreconnaissaitl'étenduedesinquiétudessecrètesdelamère,etillesréveillaitàtoutpropos.

—Enfin,Oscarvamieuxque jene l'espérais; jeme ledisaisbien, sonvoyageàPreslesn'étaitqu'une inconséquencede jeunesse.Quels sont les jeunesgensquine commettentpasde fautes?Cepauvreenfant!ilsupportehéroïquementdesprivationsqu'iln'eûtpasconnuessisonpauvrepèreavaitvécu.Dieuveuillequ'ilsachecontenirsespassions!etc.,etc.

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Or,pendantquetantdecatastrophessepassaientruedeVendômeetruedeBéthisy,Clapart,assisaucoindufeu,enveloppédansuneméchanterobedechambre,regardaitsafemme,occupéeàfaireàlacheminéedelachambreàcouchertoutensemblelebouillon,latisanedeClapartetsondéjeuneràelle.

—MonDieu,jevoudraisbiensavoircommentafinilajournéed'hier?OscardevaitdéjeunerauRocherdeCancaleetallerlesoirchezunemarquise..

—Oh!soyeztranquille,tôtoutardlepotauxrosessedécouvrira,luiditsonmari.Est-cequevouscroyezàcettemarquise?Allez!unjeunehommequiadessens,aprèstout,etdesgoûtsdedépense,commeOscar,trouvedesmarquisesenEspagne,àprixd'or?Ilvoustomberaquelquematinsurlesbrasavecdesdettes...

—Vousnesavezqu'inventerpourmedésespérer!s'écriamadameClapart.Vousvousêtesplaintquemonfilsmangeaitvosappointements,etjamaisilnevousariencoûté.Voicideuxansquevousn'avez aucun prétexte pour dire du mal d'Oscar, le voilà maintenant second clerc, son oncle etmonsieurMoreaupourvoientàtout,etilad'ailleurshuitcentsfrancsd'appointements.Sinousavonsdupaindurantnosvieuxjours,nousledevronsàcecherenfant.Envérité,vousêtesd'uneinjustice...

—Vousappelezmesprévisionsdel'injustice,réponditaigrementlemalade.

Encemomentonsonnavivement.MadameClapartcourutouvriretrestadanslapremièrepièceavecMoreau,quivenaitadoucir lecoupque lanouvelle légèretéd'Oscardevaitporteràsapauvremère.

—Comment,ilaperdul'argentdel'Étude!s'écriamadameClapartenpleurant.

—Hein! quand je vous le disais! s'écriaClapart qui semontra commeun spectre à la porte dusalonoùlacuriositél'avaitattiré.

—Maisqu'allons-nousfairedelui?demandamadameClapartqueladouleurrendit insensibleàcettepiqûredeClapart.

—S'ilportaitmonnom,réponditMoreau,jeleverraistranquillementtireràlaconscription;et,s'ilamenaitunmauvaisnuméro,jeneluipaieraispasunhommepourleremplacer.Voicilasecondefoisquevotrefilscommetdessottisesparvanité.Ehbien!lavanitéluiinspirerapeut-êtredesactionsd'éclat,quilerecommanderontdanscettecarrière.D'ailleurs,sixansdeservicemilitaireluimettrontduplombdanslatête;et,commeiln'aquesathèseàpasser,ilneserapassimalheureuxdesetrouveravocatàvingt-sixans,s'ilveutcontinuerlemétierdubarreauaprèsavoirpayé,commeondit,l'impôtdusang.Cette fois,dumoins, il auraétépuni sévèrement, il auraprisde l'expérience, et contractél'habitudedelasubordination.AvantdefairesonstageauPalais,ilaurafaitsonstagedanslavie.

—Si c'est là votre arrêt pour un fils, dit madame Clapart, je vois que le cœur d'un père neressembleenrienàceluid'unemère.MonpauvreOscar,soldat?...

—Aimez-vousmieux levoir se jeter la tête lapremièredans laSeine après avoir commisuneactiondéshonorante?Ilnepeutplusêtreavoué,letrouvez-vousassezsagepourlemettreavocat?...En attendant l'âge de raison, que deviendra-t-il? un mauvais sujet; au moins la discipline vous leconservera...

—Nepeut-ilallerdansuneautreÉtude?sononcleCardotluipaieracertainementsonremplaçant,

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illuidédierasathèse.

En ce moment, le bruit d'un fiacre, dans lequel tenait tout le mobilier d'Oscar, annonça lemalheureuxjeunehomme,quinetardapasàsemontrer.

—Ah!tevoilà,monsieurJoli-Cœur?s'écriaClapart.

Oscar embrassa sa mère et tendit à monsieurMoreau une main que celui-ci refusa de serrer.Oscar répondit à ce mépris par un regard auquel le reproche donna une hardiesse qu'on ne luiconnaissaitpas.

—Écoutez,monsieur Clapart, dit l'enfant devenu homme, vous ennuyez diablementma pauvremère,etc'estvotredroit;elleest,poursonmalheur,votrefemme.Maismoi,c'estautrechose!Mevoilàmajeurdansquelquesmois;or,vousn'avezaucundroitsurmoi,quandmêmejeseraismineur.Onnevousajamaisriendemandé.Grâceàmonsieurquevoici,jenevousaipascoûtédeuxliards,jenevousdoisaucuneespècedereconnaissance;ainsi,laissez-moitranquille.

Clapart, en entendant cette apostrophe, regagna sa bergère au coin du feu.Le raisonnement dusecondclercetlafureurintérieuredujeunehommedevingtans,quivenaitderecevoiruneleçondesonamiGodeschal,imposèrentpourtoujourssilenceàl'imbécillitédumalade.

—Unentraînementauquelvouseussiezsuccombétoutcommemoiquandvousaviezmonâge,ditOscar à Moreau, m'a fait commettre une faute que Desroches trouve grave et qui n'est qu'unepeccadille. Je m'en veux bien plus d'avoir pris Florentine de la Gaieté pour unemarquise, et desactricespourdesfemmescommeilfaut,qued'avoirperduquinzecentsfrancsaumilieud'unepetitedébaucheoùtoutlemonde,mêmeGodeschal,étaitdanslesvignesduSeigneur.Cettefois,dumoins,jen'ainuiqu'àmoi.Mevoicicorrigé.Sivousvoulezm'aider,monsieurMoreau,jevousjurequelessixanspendantlesquelsjedoisresterclercavantdepouvoirtraitersepasserontsans....

—Halte-là,ditMoreau,j'aitroisenfants,etjenepeuxm'engageràrien...

—Bien,bien,ditàsonfilsmadameClapartenjetantunregarddereprocheàMoreau,tononcleCardot...

—Iln'yaplusd'oncleCardot,réponditOscar,quiracontalascènedelaruedeVendôme.

MadameClapart,quisentitsesjambessedérobersouslepoidsdesoncorps,allatombersurunechaisedelasalleàmangercommefoudroyée.

—Touslesmalheursensemble!...dit-elleens'évanouissant.

Moreaupritlapauvremèredanssesbrasetlaportasurlelitdanslachambreàcoucher.Oscardemeuraitimmobileetcommefoudroyé.

—Tu n'as plus qu'à te faire soldat, dit le marchand de biens en revenant à Oscar. Ce niais deClapartnemeparaîtpasavoirtroismoisàvivre,tamèreresterasansunsouderente,nedois-jepasréserverpourelle lepeud'argentdont jepuisdisposer?Voilàcequ'ilm'était impossiblede tediredevanttamère.Soldat,tumangerasdupain,etturéfléchirasàlaviecommeelleestpourlesenfantssansfortune.

—Jepuistirerunbonnuméro,ditOscar.

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—Après?Tamèreabienremplisesdevoirsdemèreenverstoi:ellet'adonnédel'éducation,ellet'avaitmisdanslebonchemin,tuviensd'ensortir,quetenterais-tu?Sansargent,onnepeutrien,tulesaisaujourd'hui;et tun'espashommeàcommencerunecarrièreenmettanthabitbasetprenant laveste dumanœuvre ou de l'ouvrier.D'ailleurs, tamère t'aime, veux-tu la tuer?Ellemourrait en tevoyanttombésibas.

Oscars'assitetneretintplusseslarmesquicoulèrentenabondance.Ilcomprenaitaujourd'huicelangage,sicomplétementinintelligiblepourluilorsdesapremièrefaute.

—Lesgenssansfortunedoiventêtreparfaits!ditMoreausanssoupçonnerlaprofondeurdecettecruellesentence.

—Mon sort ne sera pas longtemps indécis, je tire après-demain, répondit Oscar. D'ici là jerésoudraimonavenir.

Moreau, désolémalgré sonmaintien sévère, laissa leménage de la rue de laCerisaie dans ledésespoir.Troisjoursaprès,Oscaramenalenumérovingt-sept.Dansl'intérêtdecepauvregarçon,l'ancien régisseur de Presles eut le courage d'aller demander à monsieur le comte de Sérisy saprotectionpour faireappelerOscardans lacavalerie.Or, le filsduMinistred'Étatayantétéclassédans les derniers en sortant de l'ÉcolePolytechnique, était entré par faveur sous-lieutenant dans lerégimentdecavalerieduducdeMaufrigneuse.Oscareutdonc,dans sonmalheur, lepetitbonheurd'être,surlarecommandationducomtedeSérisy,incorporédanscebeaurégimentaveclapromessed'être promu fourrier au bout d'un an. Ainsi le hasard mit l'ex-clerc sous les ordres du fils demonsieurdeSérisy.

Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes,madameClapartselaissadévorerparcertainsremordsquisaisissentlesmèresdontlaconduiteaétéjadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir.Elle se considéra commeune créaturemaudite.ElleattribualesmisèresdesonsecondmariageetlesmalheursdesonfilsàunevengeancedeDieu qui lui faisait expier les fautes et les plaisirs de sa jeunesse.Cette opinion fut bientôt unecertitudepourelle.Lapauvremèreallaseconfesser,pourlapremièrefoisdepuisquaranteans,auvicairedeSaint-Paul,l'abbéGaudron,quilajetadanslespratiquesdeladévotion.MaisuneâmeaussimaltraitéeetaussiaimantequecelledemadameClapartdevaitdevenirsimplementpieuse.L'ancienneAspasieduDirectoirevoulutrachetersespéchéspourattirerlesbénédictionsdeDieusurlatêtedesonpauvreOscar,ellesevouadoncbientôtauxexercicesetauxœuvresdelapiétélaplusvive.Ellecrut avoir attiré l'attention du Ciel après avoir réussi à sauvermonsieur Clapart, qui, grâce à sessoins, vécut pour la tourmenter; mais elle voulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, desépreuvesinfligéesparlaMainquicaresseenchâtiant.Oscar,d'ailleurs,seconduisitsiparfaitement,qu'en1830ilétaitmaréchaldeslogischefdanslacompagnieduvicomtedeSérisy,cequiluidonnaitlegradedesous-lieutenantdanslaLigne,lerégimentduducdeMaufrigneuseappartenantàlaGarde-Royale.OscarHussonavaitalorsvingt-cinqans.CommelaGarde-RoyaletenaittoujoursgarnisonàParisoudansunrayondetrentelieuesautourdelacapitale,ilvenaitvoirsamèredetempsentemps,etluiconfiaitsesdouleurs,carilavaitassezd'espritpourcomprendrequ'ilneseraitjamaisofficier.Acette époque, les gradesdans la cavalerie étaient à peuprèsdévolus aux fils cadets des famillesnobles,etlesgenssansparticuleàleurnomavançaientdifficilement.Toutel'ambitiond'Oscarétaitdequitter laGarde et d'êtrenommé sous-lieutenantdansun régimentde cavaleriede laLigne.Aumois de février 1830, madame Clapart obtint par l'abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, laprotectiondemadamelaDauphine,etOscarfutpromusous-lieutenant.

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IMP.E.MARTINET.

Oscarétaitsigrièvementblesséquel'amputationdubrasgauchefutjugéenécessaire.....

(UNDÉBUTDANSLAVIE.)

Quoiqu'audehors l'ambitieuxOscarparûtêtreexcessivementdévouéauxBourbons,aufondducœurilétaitlibéral.Aussi,danslabataillede1830,passa-t-ilaupeuple.Cettedéfection,quieutuneimportancedueaupointsurlequelelles'opéra,valutàOscarl'attentionpublique.Dansl'exaltationdutriomphe, aumois d'août,Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de la Légion-d'Honneur, et obtintd'êtreattachécommeaidedecampàLaFayettequiluifitavoirlegradedecapitaineen1832.Quandon destitua l'amateur de la meilleure des républiques de son commandement en chef des gardesnationalesduroyaume,OscarHusson,dontledévouementàlanouvelledynastietenaitdufanatisme,futplacécommechefd'escadrondansunrégimentenvoyéenAfrique,lorsdelapremièreexpéditionentrepriseparleprinceroyal.LevicomtedeSérisysetrouvaitêtrelieutenant-coloneldecerégiment.Al'affairedelaMacta,oùilfallutlaisserlechampauxArabes,monsieurdeSérisyrestablessésous

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son cheval mort. Oscar dit alors à son escadron:—Messieurs, c'est aller à la mort, mais nous nedevonspasabandonnernotrecolonel... Il fondit lepremier sur lesArabes,et sesgensélectrisés lesuivirent. Les Arabes, dans le premier étonnement que leur causa ce retour offensif et furieux,permirent àOscarde s'emparerduvicomtequ'il prit sur soncheval en s'enfuyant augrandgalop,quoiquedanscetteopération,tentéeaumilieud'unehorriblemêlée,ileûtreçudeuxcoupsdeyatagansur lebrasgauche.Labelleconduited'Oscarfut récompenséepar lacroixd'officierde laLégion-d'Honneur et par sa promotion au grade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plusaffectueuxauvicomtedeSérisyquesamèrevintchercher,etquimourut,commeonsait,àToulon,des suites de ses blessures. La comtesse de Sérisy n'avait point séparé son fils de celui qui, aprèsl'avoir arraché auxArabes, le soignait encore avec tant de dévouement. Oscar était si grièvementblesséquel'amputationdubrasgauchefutjugéenécessaireparlechirurgienquelacomtesseamenaitàsonfils.LecomtedeSérisypardonnadoncàOscarsessottisesduvoyageàPresles,etseregardamêmecommesondébiteurquandileutenterrécefils,devenufilsunique,danslachapelleduchâteaudeSérisy.

Longtempsaprèsl'affairedelaMacta,unevieilledamevêtuedenoir,donnantlebrasàunhommede trente-quatre ans, et dans lequel les passants pouvaient d'autant mieux reconnaître un officierretraitéqu'ilavaitunbrasdemoinsetlarosettedelaLégion-d'Honneuràsaboutonnière,stationnait,à huit heures dumatin, aumois demai, sous la porte cochère de l'hôtel duLion d'argent, rue duFaubourg-Saint-Denis, en attendant sans doute le départ d'une diligence. Certes, Pierrotin,l'entrepreneurdesservicesdelavalléedel'Oise,etquiladesservaitenpassantparSaint-Leu-Tavernyet l'Isle-Adam jusqu'àBeaumont, devait difficilement retrouver dans cet officier au teint bronzé lepetit Oscar Husson qu'il avait mené jadis à Presles.Madame Clapart, enfin veuve, était tout aussiméconnaissable que son fils.Clapart, l'une des victimes de l'attentat de Fieschi, avait plus servi safemmeparsamortquepartoutesavie.Naturellement,l'inoccupé,leflâneurClaparts'étaitcampésurson boulevard du Temple à regarder sa légion passée en revue. La pauvre dévote avait donc étéportée pour quinze cents francs de pension viagère dans la loi rendue à propos de cettemachineinfernaleenfaveurdesvictimes.

La voiture, à laquelle on attelait quatre chevaux gris pommelé qui eussent fait honneur auxMessageries-Royales, était divisée en coupé, intérieur, rotonde et impériale. Elle ressemblaitparfaitementauxdiligencesappeléesGondolesquisoutiennentaujourd'huisurlaroutedeVersaillesla concurrence avec les deux chemins de fer. A la fois solide et légère, bien peinte et bien tenue,doubléedefindrapbleu,garniedestoresàdessinsmauresquesetdecoussinsdemaroquinrouge,l'Hirondelledel'Oisecontenaitdix-neufvoyageurs.Pierrotin,quoiqueâgédecinquante-sixans,avaitpeu changé.Toujours vêtu de sa blouse, sous laquelle il portait un habit noir, il fumait son brûle-gueule en surveillant deux facteurs en livrée qui chargeaient de nombreux paquets sur la vasteimpérialedesavoiture.

—Vosplacessont-ellesretenues?dit-ilàmadameClapartetàOscarenlesexaminantcommeunhommequidemandedesressemblancesàsonsouvenir.

—Oui,deuxplacesd'intérieuraunomdeBellejambe,mondomestique,réponditOscar;iladûlesprendreenpartanthierausoir.

—Ah!monsieurestlenouveaupercepteurdeBeaumont,ditPierrotin,vousremplacezleneveudemonsieurMargueron...

—Oui,ditOscarenserrantlebrasdesamèrequiallaitparler.

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Asontour,l'officiervoulaitresterinconnupendantquelquetemps.

En cemoment, Oscar tressaillit en entendant la voix deGeorgesMarest qui cria de la rue:—Pierrotin,avez-vousencoreuneplace?

—Ilmesemblequevouspourriezbienmediremonsieursansvousdéchirerlagueule,réponditvivementl'entrepreneurdesServicesdelavalléedel'Oise.

Sanslesondevoix,Oscarn'auraitpureconnaîtrelemystificateurquidéjàdeuxfoisluiavaitétésifatal.Georges,presquechauve,neconservaitplusquetroisouquatremèchesdecheveuxau-dessusdes oreilles, et soigneusement ébouriffées pour déguiser le plus possible la nudité du crâne. Unembonpointmalplacé,unventrepiriforme,altéraientlesproportionsautrefoissiélégantesdel'ex-beaujeunehomme.Devenupresqueignobledetournureetdemaintien,Georgesannonçaitbiendesdésastresenamouretuneviededébauchescontinuellesparunteintcouperosé,pardestraitsgrossisetcommevineux.Lesyeuxavaientperducebrillant,cettevivacitéde la jeunesseque leshabitudessagesoustudieusesont lepouvoirdemaintenir.Georges,vêtucommeunhommeinsouciantdesamise,portaitunpantalonàsous-pieds,maisflétri,dontlafaçonvoulaitdesbottesvernies.Sesbottesàsemellesépaisses,malcirées,étaientâgéesdeplusde trois trimestres;cequi,àParis,équivautàtroisansailleurs.Ungiletfané,unecravatenouéeavecprétention,quoiquecefûtunvieuxfoulard,accusaient l'espèce de détresse cachée à laquelle un ancien élégant peut se trouver en proie. EnfinGeorgessemontraitàcetteheurematinaleenhabitaulieud'êtreenredingote,diagnosticd'uneréellemisère!Cethabit,quidevaitavoirvuplusd'unbal,avaitpassé,commesonmaître,del'opulencequ'ilreprésentaitjadis,àuntravailjournalier.Lescouturesdudrapnoiroffraientdeslignesblanchâtres,lecol était graisseux, l'usure avait découpé les bouts demanche en dents de loup. Et Georges osaitattirer l'attention par des gants jaunes, un peu salis à la vérité, sur l'un desquels une bague à lachevalière se dessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d'or prétentieux, setortillait une chaîne de soie figurant des cheveux et à laquelle tenait sans doute une montre. Sonchapeau,quoiquemisassezcrânement, révélaitplusquetouscessymptômeslamisèredel'hommehorsd'étatdedonnerseizefrancsàunchapelier,quandilestforcédevivreaujourlejour.L'ancienamant de cœur de Florentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, mais horriblementbossuée.Lepantalonbleu,legiletd'étoffediteécossaise,lacravatedesoiebleudeciel,etlachemisedecalicotrayédebandesroses,exprimaientaumilieudetantderuinesunteldésirdeparaître,quececontrasteformaitnon-seulementunspectacle,maisencoreunenseignement.

—Etc'estlàGeorges!...seditintérieurementOscar.Unhommequej'ailaissérichedetrentemillelivresderentes.

—MonsieurdePierrotina-t-ilencoreuneplacedanslecoupé?réponditironiquementGeorges.

—Non,moncoupéestprisparunpairdeFrance, legendredemonsieurMoreau,monsieur lebarondeCanalis,safemmeetsabelle-mère.Ilnemerestequ'uneplaced'intérieur.

—Diable!ilparaîtquesoustouslesgouvernementslespairsdeFrancevoyagentparlesvoituresàPierrotin.Jeprendslaplaced'intérieur,réponditGeorgesquiserappelaitl'aventuredemonsieurdeSérisy.

IljetasurOscaretsurlaveuveunregardd'examenetnereconnutnilefilsnilamère.Oscaravaitle teintbronzépar lesoleild'Afrique;sesmoustachesétaientexcessivement fournieset ses favoristrès amples; sa figure creusée et ses traits prononcés s'accordaient avec son attitude militaire. Larosetted'officier,lebrasdemoins,lasévéritéducostume,toutauraitégarélessouvenirsdeGeorges,

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s'ilavaiteuquelquesouvenirdesonanciennevictime.QuantàmadameClapart,queGeorgesavaitàpeine jadis vue, dix ans consacrés aux exercices de la piété la plus sévère l'avaient transformée.Personnen'eûtimaginéquecetteespècedeSœurGrisecachaitunedesAspasiesde1797.

Unénormevieillard,vêtusimplement,maisd'unefaçoncossue,etdanslequelOscarreconnutlepèreLéger, arriva lentement et lourdement; il salua familièrementPierrotinquiparut lui porter lerespectdû,partouspays,auxmillionnaires.

—Hé!c'estlepèreLéger!toujoursdeplusenplusprépondérant,s'écriaGeorges.

—Aquiai-jel'honneurdeparler?demandalepèreLégerd'untonsec.

—Comment?vousne reconnaissezpas le colonelGeorges, l'amid'Ali-Pacha?Nous avons faitrouteensembleunjour,aveclecomtedeSérisyquigardaitl'incognito.

Une des sottises les plus habituelles aux gens tombés est de vouloir reconnaître les gens et devouloirs'enfairereconnaître.

—Vousêtesbienchangé,réponditlevieuxmarchanddebiens,devenudeuxfoismillionnaire.

—Tout change, dit Georges. Voyez si l'auberge du Lion d'argent et si la voiture de Pierrotinressemblentàcequ'ellesétaientilyaquatorzeans.

—PierrotinamaintenantàluiseullesMessageriesdelavalléedel'Oise,etilfaitroulerdebellesvoitures,réponditmonsieurLéger.C'estunbourgeoisdeBeaumont,ilytientunhôteloùdescendentlesdiligences,ilaunefemmeetunefillequinesontpasmaladroites...

Un vieillard d'environ soixante-dix ans descendit de l'hôtel et se joignit aux voyageurs quiattendaientlemomentdemonterenvoiture.

—Allonsdonc,papaReybert,ditLéger,nousn'attendonsplusquevotregrandhomme.

—Levoici,ditl'intendantducomtedeSérisyenmontrantJosephBridau.

NiGeorgesniOscarnepurentreconnaîtrelepeintreillustre,cariloffraitcettefigureravagéesicélèbre,etsonmaintienaccusaitl'assurancequedonnelesuccès.Saredingotenoireétaitornéed'unrubandelaLégion-d'Honneur.Samise,excessivementrecherchée,indiquaituneinvitationàquelquefêtecampagnarde.

En ce moment, un commis, tenant une feuille à la main, sortit d'un bureau construit dansl'anciennecuisineduLiond'argent,etseplaçadevantlecoupévide.

—Monsieur et madame de Canalis, trois places! cria-t-il. Il passa à l'intérieur et nommasuccessivement:—Monsieur Bellejambe, deux places.—Monsieur de Reybert, trois places.—Monsieur...votrenom!dit-ilàGeorges.

—GeorgesMarest,répondittoutbasl'hommedéchu.

Le commis alla vers la rotonde devant laquelle s'attroupaient des nourrices, des gens de lacampagne et de petits boutiquiers qui se disaient adieu; après avoir empilé les six voyageurs, lecommisappelaparleursnomsquatrejeunesgensquimontèrentsurlabanquettedel'impériale,etdit:—Roulez!...pourtoutordrededépart.Pierrotinsemitàcôtédesonconducteur,unjeunehommeen

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blousequi,desoncôté,cria:—Tirez!àseschevaux.

La voiture, enlevée par les quatre chevaux achetés à Roye, gravit au petit trot la montée dufaubourgSaint-Denis;maisunefoisarrivéeau-dessusdeSaint-Laurent,ellefilacommeunemalle-postejusqu'àSaint-Denis,enquaranteminutes.Onnes'arrêtapointàl'aubergeauxtalmouses,etl'onpritàgauchedeSaint-DenislaroutedelavalléedeMontmorency.

CefutentournantlàqueGeorgesrompitlesilencequelesvoyageursavaientgardéjusqu'alors,ens'observantlesunslesautres.

—Onmarcheunpeumieuxqu'ilyaquinzeans,dit-ilen tirantunemontred'argent,hein!pèreLéger?

—OnalacondescendancedemenommermonsieurLéger,réponditlemillionnaire.

—Mais c'est notreblagueur demon premier voyage à Presles, s'écria JosephBridau.Eh bien!avez-vousfaitdenouvellescampagnesenAsie,enAfrique,enAmérique?ditlegrandpeintre.

—Sacrebleu!j'aifaitlaRévolutiondeJuillet,etc'estbienassez,carellem'aruiné...

—Ah!vousavezfaitlaRévolutiondeJuillet,ditlepeintre.Çanem'étonnepas,carjen'aijamaisvoulucroire,commeonmeledisait,qu'elles'étaitfaitetouteseule.

—Comme on se retrouve, ditmonsieur Léger en regardantmonsieur de Reybert. Tenez, papaReybert,voilàleclercdenotaireàquivousavezdûsansdoutel'intendancedesbiensdelamaisondeSérisy...

—IlnousmanqueMistigris,maintenant illustre sous lenomdeLéondeLora, et cepetit jeunehommeassezbêtepour avoirparlé au comtedesmaladiesdepeauqu'il a finiparguérir, et de safemmequ'ilafiniparquitterpourmourirenpaix,ditJosephBridau.

—Ilmanqueaussimonsieurlecomte,ditReybert.

—Oh!jecrois,ditavecmélancolieJosephBridau,quelederniervoyagequ'ilferaseraceluidePreslesàl'Isle-Adampourassisteràlacérémoniedemonmariage.

—Ilsepromèneencoreenvoituredanssonparc,réponditlevieuxReybert.

—Safemmevient-ellesouventlevoir?demandaLéger.

—Une fois par mois, dit Reybert. Elle affectionne toujours Paris; elle a marié, le mois deseptembredernier,sanièce,mademoiselleduRouvre,surlaquelleelleareportétoutessesaffections,àunjeunePolonaisfortriche,lecomteLaginski...

—Etàqui,demandamadameClapart,irontlesbiensdemonsieurdeSérisy?

—Asafemmequil'enterrera,réponditGeorges.Lacomtesseestencoretrèsbienpourunefemmedecinquante-quatreans,elleesttoujoursélégante;et,àdistance,ellefaitencoreillusion...

—Elle vous fera longtemps illusion, dit alors Léger qui paraissait vouloir se venger de sonmystificateur.

—Jelarespecte,réponditGeorgesaupèreLéger.Mais,àpropos,qu'estdevenucerégisseurqui,

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dansletemps,aétérenvoyé?

—Moreau?repritLéger;maisilestdéputédel'Oise.

—Ah!c'estlefameuxcentrier!Moreaudel'Oise,ditGeorges.

—Oui,repritLéger,monsieurMoreaudel'Oise.IlaunpeuplustravailléquevousàlaRévolutiondeJuilletetilafiniparacheterlamagnifiqueterredePointel,entrePreslesetBeaumont.

—Oh!àcôtédecellequ'ilrégissait,auprèsdesonancienmaître,c'estdebienmauvaisgoût,ditGeorges.

—Neparlezpassihaut,ditmonsieurdeReybert,carmadameMoreauetsafille, labaronnedeCanalis,sont,ainsiquesongendre,l'ancienministre,danslecoupé.

—Quelledota-t-ildoncdonnéepourfaireépousersafilleànotregrandorateur?

—Maisquelquechosecommedeuxmillions,ditlepèreLéger.

—Ilavaitdugoûtpourlesmillions,ditGeorgesensouriantetvoixbasse,ilcommençaitsapeloteàPresles...

—Ne dites rien de plus surmonsieurMoreau, s'écria vivement Oscar. Il me semble que vousdevriezavoirapprisàvoustairedanslesvoiturespubliques.

JosephBridauregardal'officiermanchotpendantquelquessecondes,ets'écria:—Monsieurn'estpasambassadeur,maissarosettenousditassezqu'ilafaitduchemin,etnoblement,carmonfrèreetlegénéralGiroudeauvousontsouventcitédansleursrapports...

—OscarHusson!s'écriaGeorges.Mafoi!sansvotrevoix,jenevousauraispasreconnu.

—Ah! c'estmonsieur qui a si courageusement arraché le vicomte Jules de Sérisy auxArabes?demandaReybert,etàquimonsieurlecomteafaitavoirlaperceptiondeBeaumontenattendantlarecettedePontoise?...

—Oui,monsieur,ditOscar.

—Ehbien!dit legrandpeintre, vousme ferez,monsieur, leplaisir d'assister àmonmariageàl'Isle-Adam.

—Quiépousez-vous?demandaOscar.

—MademoiselleLéger,réponditlepeintre,lapetite-filledemonsieurReybert.C'estunmariagequemonsieurlecomtedeSérisyabienvoulupréparerpourmoi,jeluidevaisdéjàbeaucoupcommeartiste;etavantdemourir,ilavoulus'occuperdemafortune,àlaquellejenesongeaispoint...

—LepèreLégeradoncépousé...ditGeorges.

—Mafille,réponditmonsieurdeReybert,etsansdot.

—Ilaeudesenfants?

—Unefille.C'estbienassezpourunhommequis'esttrouvéveufetsansenfants,réponditlepèreLéger.ToutcommeMoreau,monassocié,j'auraipourgendreunhommecélèbre.

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—Et,ditGeorgesenprenantunairpresquerespectueuxaveclepèreLéger,voushabiteztoujoursl'Isle-Adam?

—Oui,j'aiachetéCassan.

—Ehbien!jesuisheureuxd'avoirpriscejour-cipourfairelavalléedel'Oise,ditGeorges.Vouspouvezm'êtreutiles,messieurs.

—Enquoi?ditmonsieurLéger.

—Ah!voici,ditGeorges.Jesuisemployédel'Espérance,uneCompagniequivientdeseformer,etdontlesstatutsvontêtreapprouvésparuneordonnanceduroi.Cetteinstitutiondonneauboutdedixansdesdotsauxjeunesfilles,desrentesviagèresauxvieillards;ellepaiel'éducationdesenfants;ellesechargeenfindelafortunedetoutlemonde...

—Jelecrois,ditlepèreLégerensouriant.Enunmot,vousêtescourtierd'assurances.

—Non,monsieur,jesuisinspecteurgénéral,chargéd'établirlescorrespondantsetlesagentsdelaCompagniedanstoutelaFrance,etj'opèreenattendantquelesagentssoientchoisis,carc'estchoseaussidélicatequedifficilequedetrouverd'honnêtesagents...

—Maiscommentdoncavez-vousperduvostrentemillelivresderentes?ditOscaràGeorges.

—Comme vous avez perdu votre bras, répondit sèchement l'ancien clerc de notaire à l'ancienclercd'avoué.

—Vousavezdoncfaitquelqueactiond'éclatavecvotrefortune?ditOscaravecuneironiemêléed'aigreur.

—Parbleu!j'enaimalheureusementfaitbeaucouptrop...d'actions,j'enaiàvendre.

On était arrivé à Saint-Leu-Taverny où tous les voyageurs descendirent pendant qu'on relayait.OscaradmiralavivacitéquePierrotindéployaitendécrochantlestraitsdespalonnierspendantquesonconducteurdéfaisaitlesguidesdeschevauxdevolée.

—CepauvrePierrotin,pensa-t-il,ilestresté,commemoi,pastrèsavancédanslavie.Georgesesttombé dans la misère. Tous les autres, grâce à la Spéculation et au Talent, ont fait fortune...Déjeunons-nouslà,Pierrotin?ditàhautevoixOscarenfrappantsurl'épauledumessager.

—Jenesuispasleconducteur,ditPierrotin.

—Qu'êtes-vousdonc?demandalecolonelHusson.

—L'entrepreneur,réponditPierrotin.

—Allons,nevousfâchezpasavecdevieillesconnaissances,ditOscarenmontrantsamèreetsansquittersonprotecteur.Nereconnaissez-vouspasmadameClapart?

Ce fut d'autant plus beau à Oscar de présenter sa mère à Pierrotin qu'en ce moment madameMoreaude l'Oise,descendueducoupé, regardadédaigneusementOscaret samèreenentendantcenom.

—Mafoi!madame,jenevousauraisjamaisreconnue,nivous,monsieur.Ilparaîtqueçachauffe

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durenAfrique?...

L'espècedepitiéquePierrotininspiraitàOscarfutladernièrefautequelavanitéfitcommettreauhérosdecetteScène,etilenfutencorepuni,maisassezdoucement.Voicicomment.

Deux mois après son installation à Beaumont-sur-Oise, Oscar faisait la cour à mademoiselleGeorgette Pierrotin, dont la dot était de cent cinquante mille francs, et il épousa la fille del'entrepreneurdesMessageriesdel'Oiseverslafindel'hiver1838.

L'aventureduvoyageàPreslesavaitdonnédeladiscrétionàOscar,lasoiréedeFlorentineavaitraffermi sa probité, les duretés de la carrière militaire lui avaient appris la hiérarchie sociale etl'obéissanceausort.Devenusageetcapable,ilfutheureux.AvantsamortlecomtedeSérisyobtintpourOscarlarecettedePontoise.LaprotectiondemonsieurMoreaudel'Oise,celledelacomtessede Sérisy et de monsieur le baron de Canalis qui, tôt ou tard, redeviendra ministre, assurent uneRecetteGénéraleàmonsieurHusson,enquilafamilleCamusotreconnaîtmaintenantunparent.

Oscarestunhommeordinaire,doux,sansprétention,modesteetsetenanttoujours,commesongouvernement, dans un juste milieu. Il n'excite ni l'envie ni le dédain. C'est enfin le bourgeoismoderne.

Paris,février1842.

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TABLEDESMATIÈRES.

SCÈNESDELAVIEPRIVÉE.

BÉATRIX(deuxièmeetdernièrepartie) 1LAGRANDEBRETÈCHE(findeautreÉtudede

Femme) 95MODESTEMIGNON 129HONORINE 346UNDÉBUTDANSLAVIE 414

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Aulecteur

Cetteversionnumériséereproduit,danssonintégralité,laversionoriginale.

Laponctuationn'apasétémodifiéehormisquelquescorrectionsmineures.

L'orthographeaétéconservée.Seulsquelquesmotsontétémodifiés.La listedesmodificationsse trouveci-dessous.Cependant l'original présentedenombreuxdéfautsd'impressionendébutet en finde ligne: cesdéfautsontété tacitementcorrigés.

Listedesmodifications:

Page3:«pourquo»remplacépar«pourquoi»(comprendrepourquoijen'aipuvousécrire).

Page29:«grand»remplacépar«grande»(laplusgrandevitesse).

Page37:«Grandieu»remplacépar«Grandlieu»(d'uneGrandlieuricheetbelle).

Page40:«Guéric»remplacépar«Guénic»(MadameduGuénicentra).

Page43:«nécessaires»remplacépar«nécessaire»(maisc'estnécessaire).

Page49:«aprouverez»remplacépar«approuverez»(approuverez-vouslesmoyensd'exécution?).

Page49:«raccoler»remplacépar«racoler»(Tâchezderacoler).

Page52:«des»remplacépar«de»(pourladistinguerd'unedesesrivales).

Page52:«aprocryphes»remplacépar«apocryphes»(danscesquartiersapocryphes).

Page53:«un»remplacépar«une»(d'unchapeau,d'unemantilled'emprunt).

Page56:«désohonrait»remplacépar«déshonorait»(quidéshonoraitl'hôteldeRochefide).

Page61:«aristrocracie»remplacépar«aristocratie»(elleavaitdanssonaristocratie).

Page62:«partant»remplacépar«parlant»(disait-ilenparlantauroid'Alençon).

Page70:«allez»remplacépar«aller»(vouspouvezallertrèsloin).

Page70:«vons»remplacépar«vous»(vousêtesleseulquim'ayezplu).

Page82:«coutenues»remplacépar«contenues»(lesfemmescontenuesparleuréducation).

Page83:«cachoterie»remplacépar«cachotterie»(parcebesoindecachotterie).

Page94:«e»remplacépar«en»(enluijetantunregard).

Page94:aulieude«1838-18»ilfautsansdoutelire«1838-48».

Page102:«des»remplacépar«de»(latotalitédesesbiens).

Page103:«jusque-là,jusque-là»remplacépar«jusque-là»(Pourallerjusque-là).

Page120:«dalhias»remplacépar«dahlias»(deroses,dedahlias).

Page127:«a»remplacépar«la»(lecalculetlacalligraphie).

Page128:«Charlet»remplacépar«Charles»(sibienrendueparCharles).

Page130:«qn»remplacépar«qu»(qu'ileutdesesfonds).

Page133:«Ney-York»remplacépar«New-York»(sonmaîtreàNew-York).

Page137:«gaité»remplacépar«gaieté»(cettegaietésetrahit).

Page170:«ames»remplacépar«armes»(jenevousenvoiepasnosarmes).

Page198:«revenu»remplacépar«revenue»(labrebiségaréeserarevenue).

Page209:«souteune»remplacépar«soutenue»(danslaluttequ'ilsontsoutenue).

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Page251:«Hérouvillle»remplacépar«Hérouville»(sonchâteaud'Hérouville).

Page275:«discusion»remplacépar«discussion»(Sanscettepetitediscussion).

Page278:«eomme»remplacépar«comme»(ungénieexécutantcommeMoschelès).

Page278:«Beethowen»remplacépar«Beethoven»(EntreBeethovenetlaCatalani).

Page281:«la»remplacépar«le»(Mets-toidoncd'accordavecmonsieurlebaron).

Page284:«le»remplacépar«la»(quidéconcertelaparole).

Page310:«la»remplacépar«le»(pourflatterlecaprice).

Page318:«lette»remplacépar«lettre»(unelettredesaprétenduecousine).

Page328:«croisés»remplacépar«croisées»(unavant-corpsdecinqcroiséesàcolonnes).

Page332:«pas»remplacépar«par»(Lesdouzefemmesfinirentparsourire).

Page342:«surbordonnés»remplacépar«subordonnés»(Lessubordonnés,hommesetchevaux).

Page356:«ouurant»remplacépar«ouvrant»(enouvrantuneportevitrée).

Page363:«cettes»remplacépar«dettes»(payezvosdettes).

Page380:«un»remplacépar«une»(Jen'aivul'onclequ'uneseulefois).

Page384:«dalhia»remplacépar«dahlia»(carjechercheledahliableu).

Page388:«elle»remplacépar«elles»(jecomparaisentreellescesdeuxexistences).

Page417:«habitans»remplacépar«habitants»(leshabitantsdeMonsoult).

Page422:«vons»remplacépar«vous»(oùlesmettriez-vousdonc).

Page430:«Pierrottin»remplacépar«Pierrotin»(laconfidenceduvaletàPierrotin).

Page433:«délicieuse,»remplacépar«délicieuses»(unedesplusdélicieuseshabitationsdelavallée).

Page448:«appeler»remplacépar«appelez»(Puiscetterosse,quevousappelezRougeot).

Page448:«on»remplacépar«en»(enyjetantd'abordd'unairimportant).

Page449:«poindait»remplacépar«pointait»(oùpointaitunnez).

Page461:«falli»remplacépar«failli»(j'aifailliêtreempalé).

Page461:«il»remplacépar«ils»(qu'ilsvouscoupentlatête).

Page492:«Préroles»remplacépar«Prérolles»(àBeaumont,àMaffliers,àPrérolles).

Page507:«prendais»remplacépar«prendrais»(oùprendrais-jelestroismillefrancs).

Page509:«était»remplacépar«état»(restaitdanslemêmeétatdepuissixans).

Page510:«laiser»remplacépar«laisser»(jen'enaipointàvouslaisser).

Page521:«voyons»remplacépar«soyons»(etsoyonssérieux).

Page538:«un»remplacépar«une»(Oscarsesentitunesueurfroide).

Page548:«dévaué»remplacépar«dévoué»(Oscarparûtêtreexcessivementdévoué).

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