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    David HUME (1739)

    Trait de la nature

    humaineLivre I : DE LENTENDEMENT

    Traduction originale de M. Philippe Folliot,Professeur de philosophie au Lyce Ango, Dieppe, Normandie.

    01 janvier 2006.

    Un document produit en version numrique par Philippe Folliot, bnvole,Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie

    Courriel: [email protected] web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://perso.wanadoo.fr/philotra/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://perso.wanadoo.fr/philotra/mailto:[email protected]
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    Un document produit en version numrique par M. Philippe Folliot, bnvole,Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en NormandieCourriel: [email protected] web: http://perso.wanadoo.fr/philotra/

    David HUME

    Trait de la nature humaine

    traduit de l'anglais par Philippe Folliot, partir de

    A TREATISE of HUMAN NATURE

    Being An Attempt to introduce the experimental Method of reasoninginto MORAL SUBJECTS

    By David HumeLondon. Printed for John Noon, at the White-Hart, near Mercers-Chapel, inCheapfide. First edition : 1739.

    [Autorisation formelle accorde par mon ami Philippe Foliot, philosophe ettraducteur, de diffuser cette traduction, le 3 janvier 2006.]

    Courriel : [email protected]

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2004 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 28 janvier 2005 Chicoutimi,Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

    mailto:[email protected]://perso.wanadoo.fr/philotra/mailto:[email protected]:[email protected]://perso.wanadoo.fr/philotra/mailto:[email protected]
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    A TREATISE of HUMAN NATURE

    Being An Attempt to introduce the experimental Method of reasoninginto MORAL SUBJECTS

    By David HumeLondon. Printed for John Noon, at the White-Hart, near Mercers-Chapel, in

    Cheapfide. First edition : 1739.

    traduit de l'anglais par Philippe Folliot, bnvole,Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie

    3 janvier 2006.

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    Table des matires

    AvertissementIntroduction

    LIVRE I : DE LENTENDEMENT

    Partie I. Des ides, de leur origine, de leur composition, de leur connexion et deleur abstraction, etc.

    Section I. De lorigine de nos idesSection II. Division du sujetSection III. Des ides de la mmoire et de limaginationSection IV. De la connexion ou association des idesSection V. Des relations

    Section VI. Des modes et des substancesSection VII. Des ides abstraites

    Partie II. Des ides despace et de temps

    Section I. De linfinie divisibilit de nos ides despace et de tempsSection II. De linfinie divisibilit de lespace et du tempsSection III. Des autres qualits de nos ides despace et de tempsSection IV. Rponses aux objectionsSection V. Suite du mme sujet

    Section VI. De lide dexistence et de lide dexistence extrieure

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    Partie III. De la connaissance et de la probabilit

    Section I. De la connaissanceSection II. De la probabilit, et de lide de cause et deffetSection III. Pourquoi une cause est toujours ncessaireSection IV. Des parties composantes de nos raisonnements sur la cause

    et leffetSection V. Des impressions des sens et de la mmoireSection VI. De linfrence de limpression lideSection VII. De la nature de lide ou de la croyanceSection VIII. Des causes de la croyanceSection IX. Des effets dautres relations et dautres habitudesSection X. De linfluence de la croyance

    Section XI. De la probabilit des chancesSection XII. De la probabilit des causesSection XIII. De la probabilit non philosophiqueSection XIV. De lide de connexion ncessaireSection XV. Rgles pour juger des causes et des effetsSection XVI. De la raison des animaux

    Partie IV. Du systme sceptique et des autres systmes philosophiques

    Section I. Du scepticisme lgard de la raison

    Section II. Du scepticisme lgard des sensSection III. De la philosophie ancienneSection IV. De la philosophie moderneSection V. De limmatrialit de lmeSection VI. De lidentit personnelleSection VII. Conclusion de ce livre

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    Avertissement

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    Mon dessein, dans le prsent ouvrage, est suffisamment expliqu

    dans l'introduction. Le lecteur doit seulement observer que tous lessujets que j'ai ici projets ne sont pas traits dans ces deux volumes.Les questions de l'entendement et des passions font elles seules une

    suite complte de raisonnements, et j'ai eu envie de tirer parti de cettedivision naturelle pour tester le got du public. Si j'ai la bonne fortunede rencontrer le succs, je passerai l'examen de la morale, de la poli-tique et de l'esthtique, qui complteront ce Trait de la nature hu-maine. L'approbation du public, je la considre comme la plus grandercompense de mes difficiles travaux, mais je suis dtermin consi-drer son jugement, quel qu'il soit, comme le meilleur enseignement[que je puisse recevoir].

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    Introduction

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    Rien n'est plus habituel ni plus naturel, chez ceux qui prtendent

    rvler au monde quelque chose de nouveau en philosophie et dans lessciences, que de faire discrtement les louanges de leur propre sys-

    tme en dcriant tous ceux qui ont t avancs avant eux. A vrai dire,s'ils se contentaient de dplorer cette ignorance o nous sommes en-core plongs sur les plus importantes questions qui peuvent se prsen-ter devant le tribunal de la raison humaine, ceux qui ont une connais-sance des sciences seraient peu nombreux ne pas tre promptementd'accord avec eux. Il est facile un homme de jugement et d'instruc-tion d'apercevoir la faiblesse mme du fondement de ces systmes quiont obtenu le plus grand crdit et ont port au plus haut leurs prten-tions l'exactitude et la profondeur du raisonnement. Principesadopts de confiance, consquences dduites de ces principes de faonboiteuse, manque de cohrence dans les parties et d'vidence dans letout, c'est ce qu'on rencontre partout dans les systmes des plus mi-nents philosophes, et c'est ce qui semble avoir jet le discrdit sur laphilosophie elle-mme.

    Il n'est pas besoin d'une connaissance profonde pour dcouvrir lacondition imparfaite des sciences de notre poque, car mme la multi-tude, l'extrieur des portes, peut, partir du tapage et des cris, juger

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    que tout ne va pas bien l'intrieur. Il n'est rien qui ne soit sujet dedbat, ni sur quoi les hommes instruits ne soient d'opinions contraires.La question la plus futile n'chappe pas notre controverse, et auxquestions capitales, nous ne sommes pas capables de donner une solu-tion certaine. Les disputes se multiplient comme si toute chose taitincertaine, et ces disputes sont menes avec la plus grande chaleurcomme si toute chose tait certaine. Dans ce remue-mnage, ce n'estpas la raison, mais l'loquence, qui remporte le prix ; et nul ne doit

    jamais dsesprer de gagner des proslytes l'hypothse la plus extra-vagante s'il a assez d'habilet pour la reprsenter sous des couleursfavorables. La victoire n'est pas gagne par les hommes en armes quimanient la pique et l'pe, mais par les trompettes, les tambours et lesmusiciens de l'arme.

    De l vient, selon moi, ce prjug courant contre les raisonnementsmtaphysiques de toute sorte, mme parmi ceux qui se disent lettrs etqui valuent quitablement toutes les autres parties de la littrature.Par raisonnements mtaphysiques, ils n'entendent pas ceux quiconcernent une branche particulire de la science, mais toute espced'argument qui, d'une faon ou d'une autre, est abstrus et requiertquelque attention pour tre compris. Nous avons si souvent perdu no-tre peine dans de telles recherches que nous les rejetons le plus sou-vent sans hsitation, et dcidons que, si nous devons jamais tre laproie des erreurs et des illusions, qu'elles soient du moins naturelles et

    divertissantes. Et, en vrit, rien, sinon le scepticisme le plus dtermi-n, accompagn d'un haut degr d'indolence, ne peut justifier cetteaversion pour la mtaphysique. En effet, si la vrit est la porte dela capacit humaine, elle doit se trouver trs profond, et un niveautrs abstrus; et esprer y arriver sans peine, alors que les plus grandsgnies ont chou malgr les peines les plus extrmes, doit certaine-ment tre jug assez vain et prsomptueux. Je ne prtends pas un telavantage dans la philosophie que je vais dvelopper, et j'estimeraisque, si elle tait trop facile et trop vidente, ce serait une forte pr-somption contre elle.

    Il est vident que toutes les sciences, d'une faon plus ou moinsimportante, ont une relation la nature humaine, et que, si loin quel'une d'entre elles peut sembler s'en carter, elle y revient toujoursd'une faon ou d'une autre. Mme les mathmatiques, mme la philo-sophie naturelle et la religion naturelle dpendent dans une certainemesure de la science de l'HOMME, car elles tombent sous la connais-sance des hommes et sont juges par leurs pouvoirs et leurs facults. Il

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    est impossible de dire quels changements et quelles amliorationsnous pourrions faire dans ces sciences si nous connaissions entire-ment l'tendue et la force de l'entendement humain, et si nous tionscapables d'expliquer la nature des ides que nous employons et desoprations que nous effectuons dans nos raisonnements. Et ces am-liorations sont le plus esprer dans la religion naturelle, car elle ne secontente pas de nous instruire de la nature des pouvoirs suprieurs,mais porte plus loin ses vues, pour nous instruire de leurs dispositionsenvers nous et de nos devoirs envers eux; et, en consquence, nous nesommes pas seulement nous-mmes les tres qui raisonnons, maisaussi l'un des objets sur lesquels nous raisonnons.

    Si donc les sciences mathmatiques, la philosophie naturelle et lareligion naturelle ont une telle dpendance l'gard de la connais-

    sance de l'homme, que peut-on attendre des autres sciences dont laconnexion avec la nature humaine est plus troite et plus intime? Laseule fin de la logique est d'expliquer les principes et les oprations denotre facult de raisonner, et la nature de nos ides; la morale et l'es-thtique considrent nos gots et nos sentiments, et la politique envi-sage les hommes comme runis en socit et comme dpendant lesuns des autres. Dans ces quatre sciences, la logique, la morale, l'esth-tique et la politique, est presque contenu tout ce qu'il peut, d'une faonou d'une autre, nous importer de connatre, ou tout ce qui peut tendresoit l'amlioration, soit l'ornement de l'esprit humain.

    Voici donc le seul moyen dont nous puissions esprer le succsdans nos recherches philosophiques : abandonner la fastidieuse etlente mthode que nous avons suivie jusquici, et au lieu de prendre et l un chteau ou un village la frontire, marcher directement sur lacapitale, le centre de ces sciences, sur la nature humaine elle-mme ;et une fois que nous en serons matres, nous pouvons esprer partoutailleurs une facile victoire. A partir de cette position, nous pouvonstendre nos conqutes toutes ces sciences qui concernent plus inti-mement la vie humaine, et pouvons ensuite procder loisir la d-

    couverte de celles qui sont des objets de pure curiosit. Il nest pas dequestion importante dont la solution ne soit comprise dans la sciencede lhomme, et aucune ne peut tre rsolue avec tant soit peu de certi-tude avant que nous ne connaissions cette science. Par consquent, enprtendant expliquer les principes de la nature humaine, nous propo-sons en fait un systme complet des sciences bti sur un fondementpresque entirement nouveau, le seul sur lequel elles puissent stabliravec quelque scurit.

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    De mme que la science de lhomme est la seule fondation solidepour les autres sciences, de mme la seule fondation solide que nouspuissions donner cette science elle-mme doit reposer surlexprience et lobservation. Ce nest pas une rflexion tonnante quede considrer que lapplication de la philosophie exprimentale auxsujets moraux vienne aprs son application aux sujets naturels, unedistance de plus dun sicle entier, puisque nous nous apercevonsquen fait, il y eut environ le mme intervalle entre les origines de cessciences, et quen comptant de THALES SOCRATE, lintervalle detemps est presque gal celui [que lon trouve] entre Lord BACON etcertains philosophes anglais rcents qui ont commenc mettre lascience de lhomme sur un nouveau pied, qui ont attir lattention etont excit la curiosit du public. Tant il est vrai que, quoique dautres

    nations puissent rivaliser avec nous en posie, et nous surpasser encertains autres arts dagrment, les progrs de la raison et de la philo-sophie ne peuvent tre dus qu une terre de tolrance et de libert.

    Nous ne devons pas croire que ce dernier progrs dans la sciencede lhomme fera moins honneur notre pays natal que le progrs pr-cdent dans la philosophie naturelle, mais nous devons estimer quecest une grande gloire, compte tenu de la plus grande importance decette science, aussi bien que de la ncessit pour elle de se soumettre une telle rforme. Car il me semble vident que lessence de lesprit

    nous tant aussi inconnue que celle des corps extrieurs, il est toutaussi impossible de se former quelque notion de ses pouvoirs et quali-ts autrement que par des expriences soigneuses et exactes, et parlobservation des effets particuliers qui rsultent des diffrentes cir-constances [o il se trouve]. Et bien que nous devions nous efforcer derendre tous nos principes aussi universels que possible, en faisant re-monter nos expriences jusqu lextrme, et en expliquant tous leseffets par les causes les plus simples et les moins nombreuses, il estcertain que nous ne pouvons aller au-del de lexprience ; et quetoute hypothse qui prtend dcouvrir les qualits originelles ultimes

    de la nature humaine doit demble tre rejete comme prsomptueuseet chimrique.

    Je ne pense pas quun philosophe qui sappliquerait avec autant deferveur expliquer les principes ultimes de lme se montrerait ungrand matre dans cette science mme de la nature humaine quil pr-tend expliquer, ni trs connaisseur de ce qui satisfait naturellementlesprit de lhomme ; car ce dsespoir, rien nest plus certain, a pres-

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    que le mme effet sur nous que la jouissance, et ds que nous savonsquil est impossible de satisfaire un dsir, ce dsir lui-mmesvanouit. Quand nous voyons que nous sommes arrivs aux limitesextrmes de la raison humaine, nous nous asseyons satisfaits, quoique,en fait, nous soyons convaincus de notre ignorance, et que nous nousapercevions que nous ne pouvons donner aucune raison de nos princi-pes les plus gnraux et les plus subtils au-del de notre exprience deleur ralit ; ce qui est la raison du simple vulgaire, et aucune tudentait demble ncessaire pour dcouvrir que cest l le phnomnele plus singulier et le plus extraordinaire. Et de mme que cette im-possibilit de faire davantage de progrs est suffisante pour satisfairele lecteur, de mme lcrivain peut-il tirer une satisfaction plus dli-cate du franc aveu de son ignorance, et de sa prudence viter cetteerreur, o tant sont tombs, dimposer au monde leurs conjectures et

    hypothses comme [si ctaient] les principes les plus certains. Quandce contentement et cette satisfaction rciproques peuvent tre obtenusentre le matre et llve, je ne sais ce que lon peut rclamer de plus notre philosophie.

    Mais si cette impossibilit dexpliquer les principes ultimes devraittre estime tre un dfaut de la science de lhomme, joserai affirmerque ce dfaut lui est commun avec toutes les sciences et tous les artsauxquels nous pouvons nous employer, que ce soient celles que loncultive dans les coles des philosophes ou ceux que lon pratique dans

    les boutiques des artisans les plus misrables. Aucun deux ne peutaller au-del de lexprience, ou tablir des principes qui ne sont pasfonds sur cette autorit. La philosophie morale, il est vrai, a ce dsa-vantage particulier, que lon ne trouve pas dans la philosophie natu-relle, quen recueillant ses expriences, elle ne peut pas les faire des-sein, avec prmditation, et de telle manire quelle se satisfasse surtoutes les difficults particulires qui peuvent surgir. Quand je ne saiscomment connatre les effets dun corps sur un autre dans une situa-tion quelconque, il suffit que je mette ces corps dans cette situation etque jobserve ce qui en rsulte. Mais si je tentais de lever de la mme

    manire un doute en philosophie morale, en me plaant dans le mmecas que celui que je considre, il est vident que cette rflexion etcette prmditation troubleraient tant lopration de mes principes na-turels quelles rendraient ncessairement impossible la formationdune conclusion valable partir du phnomne. Nous devons doncglaner nos expriences, en cette science, par une prudente observationde la vie humaine, et les prendre comme elles apparaissent dans lecours habituel de la vie humaine, dans le comportement des hommes

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    en socit, dans les affaires, et dans leurs plaisirs. Quand des exp-riences de ce genre sont judicieusement rassembles et compares,nous pouvons esprer tablir sur elles une science, qui ne sera pas in-frieure en certitude, et qui sera de beaucoup suprieure en utilit toute autre science susceptible dtre comprise par lhomme.

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    Livre I : De lentendement

    Partie I

    Des ides, de leur origine,de leur composition, de leur connexion,

    de leur abstraction, etc.

    Section I: De lorigine de nos ides

    Retour la table des matires

    Toutes les perceptions de lesprit humain se rpartissent en deuxgenres distincts, que jappellerai IMPRESSIONS et IDEES. La diff-rence entre ces perceptions consiste dans les degrs de force et de vi-vacit avec lesquels elles frappent lesprit et font leur chemin dansnotre pense ou conscience. Les perceptions qui entrent avec le plusde force et de violence, nous pouvons les nommer impressions ; etsous ce terme, je comprends toutes nos sensations, passions et mo-tions, telles quelles font leur premire apparition dans lme. Parides, jentends les images affaiblies des impressions dans la pense et

    le raisonnement. Telles sont, par exemple, toutes les perceptions exci-tes par le prsent discours, lexception seulement de celles qui pro-viennent de la vue et du toucher, et lexception du plaisir immdiatou du dsagrment quil peut occasionner. Je crois quil ne sera pastrs ncessaire demployer beaucoup de mots pour expliquer cette dis-tinction. Chacun, de lui-mme, percevra facilement la diffrence entresentir et penser. Les degrs courants de ces types de perceptions sont

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    aiss distinguer, quoiquil ne soit pas impossible, quen des cas par-ticuliers, ils puissent se rapprocher trs prs lun de lautre. Ainsi,dans le sommeil, dans une fivre, dans la folie, ou dans toute motiontrs violente de lme, nos ides peuvent se rapprocher de nos impres-sions ; comme, dautre part, il arrive parfois que nos impressionssoient si faibles et si rduites que nous ne pouvons les distinguer denos ides. Mais malgr cette troite ressemblance dans une minoritde cas, ces perceptions sont en gnral si diffrentes que personne nepeut hsiter les ranger sous des chefs distincts, et leur assigner chacune un nom particulier pour signaler la diffrence .

    Il existe une autre division de nos perceptions, quil conviendradobserver, et qui stend la fois nos impressions et nos ides.Cest la division entre perceptions SIMPLES et perceptions COM-

    PLEXES. Les perceptions simples, ou impressions et ides, sont cellesqui nadmettent ni division, ni sparation. Les perceptions complexessont le contraire des perceptions simples, et on peut les diviser en par-ties. Quoiquune couleur particulire, un got particulier, une odeurparticulire soient runis en cette pomme, il est facile de percevoir quecette couleur, ce got, cette odeur ne sont pas la mme chose, maisquon peut au moins les distinguer lun de lautre.

    Ayant, par ces divisions, donn un ordre et un arrangement nosobjets, nous pouvons maintenant nous appliquer rflchir avec plus

    dexactitude sur leurs qualits et relations. Le premier fait qui frappenos yeux, cest la grande ressemblance entre nos impressions et nosides dans toutes les particularits autres que leur degr de force et devivacit. Les unes semblent pour ainsi dire tre les reflets des autres ;de sorte que toutes les perceptions de lesprit sont doubles et apparais-sent la fois comme impressions et comme ides. Quand je ferme lesyeux, et que je pense ma chambre, les ides que je forme sont desreprsentations exactes des impressions que je ressentais, et il ny adans les unes aucun dtail qui ne se trouve dans les autres. En passanten revue mes autres perceptions, je trouve toujours la mme ressem-

    blance et la mme reprsentation. Ides et impressions paraissent tou-jours se correspondre. Ce fait me semble remarquable et retient monattention un moment.

    Par un examen plus exact, je maperois que jai t entran troploin par la premire apparence, et que je dois faire usage de la distinc-tion des perceptions en simples et complexes, pour limiter ce juge-ment gnral que toutes nos ides et impressions se ressemblent. Je

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    remarque que beaucoup de nos ides complexes nont jamais eudimpressions qui leur correspondent et que beaucoup de nos impres-sions complexes ne sont jamais exactement copies en ides. Je peuxmimaginer une cit comme la Nouvelle Jrusalem, dont les pavssont dor et les murs de rubis, quoique je nai jamais vu une telle cit.Jai vu Paris, mais affirmerai-je que je peux former de cette cit uneide telle quelle reprsente parfaitement toutes ses rues et ses mai-sons dans leurs proportions relles et justes ?

    Je maperois donc que, quoiquil y ait en gnral une grande res-semblance entre nos impressions complexes et nos ides complexes,la rgle nest cependant pas universellement vraie quelles soientdexactes copies les unes des autres. Nous pouvons maintenant envi-sager ce quil en est de nos perceptions simples. Aprs lexamen le

    plus exact dont je sois capable, jose affirmer que la rgle est ici vala-ble sans exception, et que toute ide simple a une impression simplequi lui ressemble, et que toute impression simple une ide qui luicorrespond. Cette ide de rouge, que nous formons dans lobscurit, etcette impression qui frappe nos yeux la lumire du soleil, diffrentseulement en degr, non en nature. Que le cas soit le mme pour tou-tes nos impressions simples et ides simples, il est impossible de leprouver par une numration dtaille de ces perceptions. Chacunpeut se satisfaire sur ce point en en passant en revue autant quil luiplat. Mais si quelquun niait cette ressemblance universelle, je ne

    connais aucun autre moyen de la convaincre que de le prier de mon-trer une impression simple qui nait pas dide qui lui corresponde, ouune ide simple qui nait pas dimpression qui lui corresponde. Sil nerpond pas ce dfi, et il est certain quil ne le peut pas, nous pou-vons, de son silence et de notre propre observation, tablir notreconclusion.

    Ainsi, nous trouvons que toutes nos ides simples et impressionssimples se ressemblent les unes les autres ; et comme les ides com-plexes et impressions complexes sont formes partir delles, nous

    pouvons affirmer en gnral que ces deux espces de perceptions secorrespondent exactement. Ayant dcouvert cette relation, qui ne re-quiert pas dexamen supplmentaire, je suis curieux de trouver quel-ques autres de leurs qualits. Considrons ce quil en est de leur exis-tence, et lesquelles, des impressions et des ides, sont causes, et les-quelles sont effets.

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    Lexamen complet de cette question est le sujet du prsent trait ;et nous nous contenterons donc ici dtablir une unique propositiongnrale : que toutes nos ides simples, leur premire apparition,drivent dimpressions simples, qui leur correspondent et quelles re-prsentent exactement.

    En cherchant des phnomnes pour prouver cette proposition, jenen trouve que de deux genres, mais dans chaque genre, les phno-mnes sont vidents, nombreux et concluants. Je massure dabord,par une nouvelle revue, de ce que jai dj affirm, que toute impres-sion simple est accompagne dune ide correspondante, et que touteide simple est accompagne dune impression correspondante. Decette conjonction constante de perceptions ressemblantes, je conclusimmdiatement quil y a une grande connexion entre nos impressions

    et nos ides correspondantes, et que lexistence des unes a une in-fluence considrable sur celle des autres. Une telle conjonction cons-tante, dans un tel nombre infini de cas, ne saurait jamais provenir duhasard ; mais elle prouve clairement que les impressions dpendentdes ides, et que les ides dpendent des impressions. Pour pouvoirsavoir de quel ct se trouve cette dpendance, je considre lordre deleur premire apparition, et je trouve, par une constante exprience,que les impressions simples ont toujours la priorit sur leurs ides cor-respondantes, et quelles napparaissent jamais dans lordre inverse.Pour donner un enfant une ide de lcarlate ou de lorange, du doux

    ou de lamer, je prsente les objets ou, en dautres termes, je luitransmets ces impressions, mais tenter de produire les impressions ensuscitant les ides, ce serait une faon absurde de procder. Nos ides, leur apparition, ne produisent pas leurs impressions correspondantes,et nous ne percevons pas non plus une couleur, ne ressentons pas unesensation, par le simple fait dy penser. Dautre part, nous trouvonsquune impression, soit de lesprit, soit du corps, est constammentsuivie par une ide qui lui ressemble et qui nen diffre que dans lesdegrs de force et de vivacit. La conjonction constante de nos im-pressions ressemblantes est une preuve convaincante que les unes sont

    les causes des autres, et cette priorit des impressions est elle aussiune preuve que nos impressions sont les causes de nos ides, et nonles ides les causes de nos impressions.

    Pour confirmer cela, je considre un autre phnomne clair etconvaincant : chaque fois que, cause dun accident, les facults quidonnent naissance aux impressions sont entraves dans leurs opra-tions, comme quand quelquun est aveugle ou sourd de naissance, non

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    seulement les impressions sont perdues, mais aussi leurs ides corres-pondantes, si bien que jamais napparat dans lesprit la moindre tracede lune ou lautre dentre elles. Ce nest pas seulement vrai quand lesorganes de la sensation sont entirement dtruits, mais de la mmefaon quand ils nont jamais t mis en action pour produire une im-pression particulire. Nous ne pouvons nous former une juste ide dugot dun ananas sans en avoir effectivement got.

    Il existe toutefois un phnomne qui contredit seulement cela, quipeut prouver quil nest pas absolument impossible que les ides pr-cdent leurs impressions correspondantes. Je crois que lon accorderaaisment que les diverses ides distinctes de couleurs qui entrent parles yeux, et celles des sons, qui sont transmises par loue, sont rel-lement diffrentes les unes des autres, quoiquen mme temps elles se

    ressemblent. Or si cest vrai des diffrentes couleurs, cela ne lest pasmoins des diffrentes nuances de la mme couleur, qui produisentchacune une ide distincte, indpendante des autres. En effet, au caso on le nierait, il est possible, par la gradation continuelle des nuan-ces, damener insensiblement une couleur se fondre en la couleurqui en est le plus loigne ; et si vous nadmettez pas que les nuancesintermdiaires sont diffrentes, vous ne pouvez nier sans absurdit queles extrmes soient semblables. Supposez donc une personne qui ait

    joui de la vue pendant trente ans et qui se soit parfaitement familiarisavec les couleurs de tous les genres, lexception, par exemple, dune

    nuance particulire de bleu quelle na jamais eu la chance de ren-contrer. Que toutes les diffrentes nuances de cette couleur, lexception de cette seule nuance, soient places devant elle, en des-cendant graduellement de la plus fonce la plus claire. Il est videntquelle sapercevra quil y a un vide l o cette nuance manque, et ellesera sensible au fait quil y a une plus grande distance entre les cou-leurs contigus en cet endroits quaux autres endroits. Alors, je de-mande sil lui est possible, par sa propre imagination, de suppler cedfaut, et de produire par elle-mme lide de cette nuance particu-lire, quoique cette nuance ne lui ait jamais t transmise par ses sens.

    Je crois que peu nombreux seront ceux qui seront dopinion quelle nele peut ; et cela peut servir de preuve que les ides simples ne sont pastoujours drives des impressions correspondantes, quoique lexemplesoit si particulier et si singulier quil est peine digne de notre obser-vation, et ne mrite pas que, pour lui seul, nous changions notremaxime gnrale.

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    Mais, outre cette exception, il peut tre bon de remarquer sur cepoint que le principe de priorit des impressions sur les ides doit secomprendre avec une autre limitation, savoir que, de mme que nosides sont des images de nos impressions, de mme nous pouvonsformer des ides secondaires qui sont des images des ides primaires,et le raisonnement mme que nous faisons sur elles le montre claire-ment. Ce nest pas tant, proprement parler, une exception la rgleque son explication. Les ides produisent des images delles-mmesen de nouvelles ides, mais comme les premires ides sont supposestre drives dimpressions, il demeure vrai que toutes nos ides sim-ples proviennent, soit mdiatement, soit immdiatement, de leurs im-pressions correspondantes.

    Cest donc le premier principe que jtablis dans la science de la

    nature humaine ; et nous ne devons pas le mpriser cause de la sim-plicit de son apparence, car il est noter que la prsente question surlantriorit de nos impressions ou de nos ides est la mme que cellequi a tant fait de bruit sous dautres termes, quand on a dbattu [poursavoir] sil existe des ides innes, ou si toutes les ides sont drivesde la sensation et de la rflexion. Nous pouvons observer que, pourprouver que les ides dtendue et de couleur ne sont pas innes, lesphilosophes se contentent de montrer quelles sont transmises par nossens. Pour prouver que les ides de passion et de dsir ne sont pas in-nes, ils notent que nous avons une exprience antrieure de ces mo-

    tions en nous-mmes. Or si nous examinons soigneusement ces argu-ments, nous trouverons quils ne prouvent rien, sinon que les idessont prcdes par dautres perceptions plus vives do elles driventet quelles reprsentent. Jespre que cette claire position de la ques-tion loignera toutes les discussions sy rapportant, et fera quon useradavantage de ce principe quon ne parat lavoir fait jusquici.

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    Livre I, Partie I.

    Section II : Division du sujet

    Retour la table des matires

    Puisquil apparat que nos impressions simples sont antrieures

    leurs ides correspondantes, et que les exceptions sont trs rares, lamthode semble exiger que nos examinions nos impressions avant deconsidrer nos ides. Les impressions peuvent tre divises en deuxgenres, les impressions de SENSATION et les impressions de RE-FLEXION. Le premier genre nat originellement dans lme de causesinconnues. Le second genre est, dans une large mesure, driv de nosides, et cela dans lordre suivant : une impression frappe dabord lessens et nous fait percevoir du chaud ou du froid, la soif ou la faim, leplaisir ou la douleur, dun genre ou dun autre. De cette impression,lesprit fait une copie qui demeure aprs que limpression a cess, etcest ce que nous appelons une ide. Cette ide de plaisir ou de dou-leur, quand elle revient dans lme, produit les nouvelles impressionsde dsir et daversion, despoir ou de crainte, qui peuvent tre pro-

    prement appeles impressions de rflexion, puisquelle en drivent.Celles-ci, leur tour, sont copies par la mmoire et limagination, etdeviennent des ides qui, peut-tre, leur tour, donnent naissance dautres impressions et dautres ides. De sorte que les impressions derflexion sont seulement antrieures leurs ides correspondantes,mais postrieures aux impressions de sensation dont elles sont dri-ves. Lexamen de nos sensations appartient davantage lanatomie et la philosophie naturelle qu la philosophie morale, et il ne seradonc pas entrepris pour linstant. Et comme les impressions de r-flexion, savoir les passions, les dsirs et les motions, qui mritent

    principalement notre attention, naissent pour la plupart dides, il serancessaire de renverser la mthode qui, premire vue, semble la plusnaturelle, et, afin dexpliquer la nature et les principes de lesprit hu-main, de rendre raison de faon particulire des ides, avant de passeraux impressions. Cest pour cette raison que jai choisi de commencerpar les ides.

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    David Hume, Trait de la nature humaine, Livre I : De lentendement (1739) 20

    Livre I, Partie I.

    Section IIIDes ides de la mmoire et de limagination

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    Nous trouvons par exprience que, quand une impression a t pr-

    sente lesprit, elle y fait nouveau son apparition en tant quide, etcela peut se faire de deux faons diffrentes : soit elle retient, dans sanouvelle apparition, un degr considrable de sa premire vivacit, etest quelque chose dintermdiaire entre une impression et une ide,soit elle perd entirement cette vivacit et est une ide parfaite. La fa-cult par laquelle nous rptons nos impressions de la premire ma-nire est appele la MEMOIRE, et lautre lIMAGINATION. Il estvident, premire vue, que les ides de la mmoire sont beaucoupplus vives et plus fortes que celles de limagination, et que la premirefacult peint ses objets dans des couleurs plus distinctes que celles quisont employes par la seconde. Quand nous nous souvenons dunvnement pass, lide de cet vnement afflue lesprit avec force,tandis que dans limagination, la perception est faible et sans vie, etelle ne peut sans difficult tre longtemps conserve ferme et uni-forme par lesprit. Voil donc une sensible diffrence entre lune etlautre espces dides. Jen traitera plus compltement plus loin.

    Il existe une autre diffrence entre ces deux genres dides, quinest pas moins vidente, cest que, quoique ni les ides de la m-moire, ni les ides de limagination, ni les ides vives, ni les ides fai-bles ne puissent faire leur apparition dans lesprit que si les impres-sions correspondantes sont venues dabord pour leur prparer le che-min, limagination nest pourtant pas astreinte au mme ordre et lamme forme que les impressions originelles, tandis que la mmoireest dune certaine manire lie sous ce rapport, sans aucun pouvoir devariation.

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    Il est vident que la mmoire conserve la forme originelle dans la-quelle ses objets furent prsents, et que chaque fois que nous nouscartons de cette forme en nous rappelant quelque chose, cela vientdun dfaut ou dune imperfection dans cette facult. Un historienpeut peut-tre, pour la conduite plus commode de son rcit, relater unvnement avant un autre auquel il fut en fait postrieur, mais alors iltient compte de ce dsordre, sil est exact ; et de cette faon replacelide dans la position correcte. Cest le mme cas quand nous noussouvenons des lieux et des personnes que nous avons prcdemmentconnus. La principale fonction de la mmoire nest pas de conserverles simples ides, mais leur ordre et leur position. Bref, ce principesappuie sur un tel nombre de phnomnes courants et ordinaires quenous pouvons nous pargner la peine dy insister davantage.

    Nous conservons la mme vidence dans notre second principe,la libert de limagination de transposer et changer ses ides. Les fa-bles que nous rencontrons dans les pomes et les romans le mettententirement hors de discussion. La nature y est totalement boulever-se, et il nest question que de chevaux ails, de dragons de feu, et degants monstrueux. Et cette libert de limagination ne paratra pastrange si nous considrons que toutes nos ides sont copies de nosimpressions, et quil nexiste pas deux impressions qui soient parfai-tement insparables. Sans compter que cest une consquence vi-dente de la division des ides en simples et complexes. Chaque fois

    que limagination peroit une diffrence entre les ides, elle peut ai-sment produire une sparation.

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    Livre I, Partie I.

    Section IVDe la connexion ou association des ides

    Retour la table des matires

    Comme toutes les ides simples peuvent tre spares par

    limagination, et peuvent tre runies dans la forme qui lui plat, rien

    ne serait plus inexplicable que les oprations de cette facult, si ellentait guide par certains principes universels qui, dans une certainemesure, la rendent uniforme en tout temps et en tout lieu. Si les idestaient entirement sans lien et sans connexion, seul le hasard les

    joindrait ; et il est impossible que les mmes ides simples se rassem-blent rgulirement en ides complexes (comme elles le font cou-ramment) sans quelque lien dunion entre elles, sans quelque qualitqui les associe, qui fait quune ide introduit naturellement une autreide. Ce principe dunion entre les ides ne doit pas tre considrcomme une connexion insparable, car ce type de connexion a djt exclu de limagination ; et nous ne devons pas conclure que, sanselle, lesprit ne pourrait pas joindre deux ides, car rien nest plus libreque cette facult, mais nous devons seulement la considrer commeune force calme, qui lemporte couramment, et cest la cause, entreautres choses, de ce que les langues se correspondent si troitement, lanature, dune certaine manire, dsignant chacune les ides simplesqui sont les plus propres tre unies en une ide complexe. Les quali-ts do nat cette association, et par lesquelles lesprit est de cettemanire port dune ide une autre, sont au nombre de trois, savoirla RESSEMBLANCE, la CONTIGUITE dans le temps et lespace, etla relation de CAUSE EFFET.

    Je crois quil ne sera pas trs ncessaire de prouver que ces qualitsproduisent une association entre ides, et qu lapparition dune ide,elles en introduisent naturellement une autre. Il est clair que, dans lecours de notre pense, et dans le droulement constant de nos ides,notre imagination court aisment d'une ide une autre qui lui res-semble, et que cette qualit seule est pour limagination une associa-

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    tion et un lien suffisants. De mme, il est vident que, comme lessens, en changeant dobjets, sont ncessits en changer rgulire-ment et les prendre tels quils se trouvent en contigut les uns avecles autres, limagination doit, par une longue accoutumance, acqurirla mme mthode de penser, et suivre les parties de lespace et dutemps, en concevant ses objets. Quant la connexion qui se fait par larelation de cause effet, nous aurons par la suite loccasion delexaminer fond, et je ny insisterai donc pas pour linstant. Il suffitde signaler quil nexiste aucune relation qui produise une plus forteconnexion dans la fantaisie et qui fasse plus promptement appeler uneide par une autre que cette relation de cause effet entre leurs objets.

    Afin de comprendre ltendue complte de ces relations, nous de-vons considrer que deux objets sont relis dans limagination, non

    seulement quand, immdiatement, lun ressemble lautre, lui estcontigu, ou est sa cause, mais aussi quand sinterpose entre les deuxobjets un troisime objet qui soutient avec les deux lune de ces rela-tions. Cela peut stendre loin, quoique, en mme temps, nous puis-sions remarquer que chaque degr dloignement affaiblit considra-blement la relation. Des cousins au quatrime degr sont lis par cau-salit, sil mest permis duser ce de terme, mais non aussi troitementque des frres, et beaucoup moins quun enfant ses parents. En gn-ral, nous pouvons observer que les relations de sang dpendent de larelation de cause effet, et on les juge proches ou loignes en fonc-

    tion du nombre de causes liantes entre les personnes.

    Des trois relations ci-dessus mentionnes, la relation de causalitest la plus tendue. Deux objets peuvent tre considrs comme placsdans cette relation aussi bien quand lun est la cause de lune des ac-tions ou de lun des mouvements de lautre, que lorsque le premier estla cause de lexistence du deuxime. En effet, comme cette action, cemouvement, nest rien dautre que lobjet lui-mme considr sous uncertain jour, et comme lobjet demeure le mme dans toutes ses diff-rentes situations, il est ais dimaginer comment une telle influence

    des objets lun sur lautre peut les lier dans limagination.Nous pouvons aller plus loin, et remarquer que deux objets sont

    lis par la relation de cause effet, non seulement quand lun produitun mouvement ou une action de lautre, mais aussi quand il a le pou-voir de les produire. Et nous pouvons noter que cest la source de tou-tes les relations dintrt et de devoir, par lesquelles les hommessinfluencent mutuellement dans la socit, et sont placs dans les

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    liens de gouvernement et de subordination. Un matre est celui qui,par sa situation, provenant soit de la force, soit du consentement, a unpouvoir de diriger sur certains points les actions dun autre que nousappelons serviteur. Un juge est celui qui, dans tous les cas litigieux,peut dterminer par son opinion la possession ou proprit dunechose quelconque entre les membres quelconques dune socit.Quand une personne possde un pouvoir, il ne faut rien de plus, pourle convertir en action, que lexercice de la volont, et cela est consid-r dans tous les cas comme possible, et dans de nombreux cas commeprobable, surtout dans le cas de lautorit, o lobissance du sujet estun plaisir et un avantage pour le suprieur.

    Tels sont donc les principes dunion ou de cohsion entre nos idessimples, et qui, dans limagination, tiennent lieu de cette connexion

    indissoluble par laquelle elles sont unies dans notre mmoire. Cest lune sorte dATTRACTION qui se rvlera avoir dans le monde men-tal des effets aussi extraordinaires que dans le monde naturel, et qui semanifeste sous des formes aussi varies et aussi nombreuses. Ses ef-fets sont partout remarquables ; mais pour ce qui est des causes, ellessont pour la plupart inconnues et doivent se rsoudre en qualits ori-ginelles de la nature humaine que je ne prtends pas expliquer. Riennest plus indispensable au vritable philosophe que de contenir ledsir immodr de chercher les causes, ayant tabli une doctrine surun nombre suffisants dexpriences, et den rester l quand il voit

    quun examen plus pouss le conduirait des spculations obscures etincertaines. Dans ce cas, ses recherches seraient beaucoup mieux em-ployes examiner les effets de son principe plutt que ses causes.

    Parmi les effets de cette union ou association des ides, il nen estpas de plus remarquable que les ides complexes qui sont les sujetscourants de nos penses et raisonnements et qui naissent gnralementde quelque principe dunion entre nos ides simples. Ces ides com-plexes peuvent tre divises en relations, modes, et substances. Nousexaminerons brivement les trois, dans lordre, et nous ajouterons cer-

    taines considrations sur nos ides gnrales et particulires avant dequitter le prsent sujet, qui peut tre considr comme [formant] leslments de cette philosophie.

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    Livre I, Partie I.

    Section V : Des relations

    Retour la table des matires

    Le mot RELATION est habituellement utilis en deux sens consi-

    drablement diffrents : soit pour cette qualit par laquelle deux idessont runies dans limagination, et lune introduit naturellementlautre, selon la manire ci-dessus explique ; soit pour cette circons-tance particulire o nous jugeons bon de comparer deux ides, mmesi elles sont unies arbitrairement dans la fantaisie. Dans le langagecourant, nous utilisons toujours le mot relation au premier sens, etcest seulement en philosophie que nous tendons son sens jusqu luifaire dsigner tout sujet particulier de comparaison, sans quil y ait unprincipe de connexion. Ainsi, il sera admis par les philosophes que ladistance est une vritable relation, parce que nous en acqurons lidepar la comparaison dobjets ; mais, de manire courante, nous disonsque rien ne peut-tre plus distant que telles ou telles choses, rien nepeut avoir moins de relation, comme si distance et relation taient in-

    compatibles.

    Peut-tre estimera-t-on que cest une tche sans fin que dnumrerles qualits qui font que les objets admettent la comparaison et parlesquelles les ides de relation philosophique sont produites. Mais sinous les considrons avec diligence, nous trouverons quelles peuventsans difficult tre comprises sous sept chefs gnraux, qui peuventtre considrs comme les sources de toute relation philosophique.

    (1) Le premier est la ressemblance : et cest une relation sans la-

    quelle aucune relation philosophique ne peut exister, puisque des ob- jets nadmettront aucune comparaison sils nont quelque degr deressemblance. Mais quoique la ressemblance soit ncessaire touterelation philosophique, il ne sensuit pas quelle produise uneconnexion ou association dides. Quand une qualit devient trs g-nrale, et quelle est commune un grand nombre dindividus, elle neconduit pas lesprit directement vers lun dentre eux mais, en offrant

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    un trop grand choix en une fois, elle empche par l limagination dese fixer sur un objet en particulier.

    (2) On peut estimer que lidentit est une seconde espre de rela-tion. Cette relation, je la considre ici comme sappliquant, en sonsens le plus strict, des objets constants et qui ne changent pas, sansexaminer la nature et le fondement de lidentit personnelle, examenqui trouvera sa place plus tard. De toutes les relations, la plus univer-selle est celle didentit, tant commune tout tre dont lexistence aquelque dure.

    (3) Aprs lidentit, les relations les plus universelles et les pluscomprhensives sont celles despace et de temps, qui sont les sourcesdun nombre infini de comparaisons, telles que distinct, contigu, au-

    dessus, au-dessous, avant, aprs, etc.

    (4) Tous les objets qui admettent la quantit ou le nombre peuventtre compars sur ce point, qui est une autre source trs fertile de rela-tions.

    (5) Quand deux objets quelconques possdent en commun la mmequalit, les degrs dans lesquels ils les possdent forment une cin-quime espce de relation. Ainsi, de deux objets qui sont tous les deuxlourds, lun peut tre plus ou moins lourd que lautre. Deux couleurs

    qui sont du mme genre peuvent pouvoir tre de nuances diffrenteset, sous ce rapport, admettre la comparaison.

    (6) La relation de contrarit peut, premire vue, tre regardecomme une exception la rgle quaucune relation daucune sorte nepeut exister sans quelque degr de ressemblance. Mais considronsquil nait pas deux ides qui soient en elles-mmes contraires, lexception de lide dexistence et de lide de non-existence, qui, lvidence, se ressemblent, en tant quelles impliquent toutes deux uneide de lobjet ; quoique la seconde exclue lobjet de tous les temps et

    de tous les lieux en lesquels on suppose quil nexiste pas.(7) Tous les autres objets, tels que le feu et leau, le chaud et le

    froid, ne sont trouvs contraires qu partir de lexprience et de lacontrarit de leurs causes ou effets ; laquelle relation de cause effetest aussi bien une relation philosophique quune relation naturelle. Laressemblance implique dans cette relation sera explique plus tard.

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    On pourrait naturellement sattendre ce que jajoute la diffrenceaux autres relations. Mais je la considre plutt comme une ngationde relation que comme quelque chose de rel ou de positif. La diff-rence est de deux genres : soit oppose lidentit, soit oppose laressemblance. La premire est appele diffrence de nombre, lautrediffrence de genre.

    Livre I, Partie I.

    Section VI : Des modes et des substances

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    Je demanderais volontiers aux philosophes qui fondent tant de

    leurs raisonnements sur la distinction de substance et daccident,et quiimaginent que nous avons une ide claire de lune et de lautre, silide de substance est tire des impressions de sensation ou de r-flexion. Si elle nous est transmise par les sens, je demande par lequel

    et de quelle manire. Si elle est perue par les yeux, ce doit tre unecouleur ; si elle est perue par les oreilles, ce doit tre un son ; si elleest perue par le palais, ce doit tre un got, et ainsi pour les autressens. Mais je crois que personne naffirmera que la substance est ouune couleur, ou un son, ou un got. Lide de substance doit donc tretire dune impression de rflexion si elle existe rellement. Mais lesimpressions de rflexion se rsolvent en passions et motions, dontaucune ne peut reprsenter une substance. Nous navons donc aucuneide de substance distincte de lide dune collection de qualits parti-culires, et nous ne voulons rien dire dautre quand nous en parlons ou

    que nous raisonnons son sujet.

    Lide dune substance, aussi bien que celle dun mode, nest rienquune collection dides simples qui sont unies par limagination,auxquelles un nom particulier est assign, nom par lequel nous som-mes capables de nous rappeler cette collection ou de la rappeler auxautres. Mais la diffrence entre ces ides consiste en ceci, que les qua-

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    lits particulires qui forment une substance sont couramment rappor-tes un quelque chose dinconnu dans lequel elles sont supposesrsider, ou, si lon saccorde rejeter cette fiction, on les suppose dumoins troitement et indissolublement lies par des relations de conti-gut et de causalit. Leffet de cela, cest que, quand nous dcouvronsune quelconque nouvelle qualit simple ayant la mme connexionavec les autres, nous la comprenons parmi elles, mme si elle nentraitpas dans la premire conception de la substance. Ainsi, notre ide delor peut dabord tre celle dune couleur jaune, dun poids, la malla-bilit, la fusibilit ; mais quand nous dcouvrons sa solubilit dansleau rgale, nous joignons cette qualit aux autres et nous supposonsquelle appartient la substance, comme si son ide avait ds le dbutfait partie de lide compose. Le principe dunion tant regardcomme la partie capitale de lide complexe, il donne accs toute

    qualit qui se prsente ensuite, et lide complexe lenglobe au mmetitre que les autres qui se sont dabord prsentes.

    Que cela ne puisse pas avoir lieu pour les modes, cest vident silon considre leur nature. Les ides simples dont les modes sont for-ms, ou reprsentent des qualits qui ne sont pas unies par contigutet par causalit mais sont disperses dans diffrents sujets, ou, si ellessont toutes runies, le principe dunion nest pas considr comme lefondement de lide complexe. Lide de danse est un exemple dupremier genre de mode, celle de beaut un exemple du second genre.

    La raison pour laquelle de telles ides complexes ne peuvent recevoiraucune ide nouvelle sans changer le nom qui distingue le mode estvidente.

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    Livre I, Partie I.

    Section VII : Des ides abstraites

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    Une question trs importante a t souleve concernant les ides

    abstraites ou gnrales : sont-elles gnrales ou particulires quandlesprit les conoit? Un grand philosophe a remis en questionlopinion reue sur ce point, et a affirm que toutes les ides gnralesne sont rien que des ides particulires jointes un certain terme, quileur donne une signification plus tendue, et qui leur fait rappeler loccasion dautres ides particulires qui leur sont semblables.Comme je regarde cela comme lune des dcouvertes les plus impor-tantes et les plus prcieuses qui aient t faites ces dernires annesdans la rpublique des lettres, je tcherai ici de la confirmer par cer-tains arguments qui, je lespre, la placeront au-del de tout doute etde toute controverse.

    Il est vident quen formant la plupart de nos ides gnrales, si ce

    nest toutes, nous faisons abstraction de tout degr particulier de quan-tit et de qualit, et quun objet ne cesse pas dtre dune espce parti-culire en raison de toute petite altration de son tendue, de sa dure,ou de ses autres proprits. On peut donc penser quil y a ici un di-lemme manifeste, dcisif quant la nature de ces ides abstraites, di-lemme qui a fourni aux philosophes tant de spculations. Lide abs-traite dhomme reprsente des hommes de toutes les tailles et de tou-tes les qualits, ce quelle ne peut faire, estime-t-on, quen reprsen-tant en une fois toutes les tailles et les qualits possibles ou en nenreprsentant aucune en particulier. Or ayant estim absurde de dfen-

    dre la premire proposition, en tant quelle implique une capacit infi-nie de lesprit, on a couramment conclu en faveur de la deuxime ; eton a suppos que nos ides abstraites ne reprsentent aucun degr par-ticulier de quantit ou de qualit. Mais que cette infrence soit erro-ne, je tcherai de le faire apparatre, premirement en prouvant quilest totalement impossible de concevoir quelque quantit ou qualitsans former une notion prcise de ses degrs ; et deuximement en

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    montrant que, quoique la capacit de lesprit ne soit pas infinie, nouspouvons cependant en une fois former une notion de tous les degrspossibles de quantit et de qualit, dune manire telle que, malgrson imperfection, elle puisse du moins servir toutes les fins de larflexion et de la conversation.

    Pour commencer par la premire proposition, que lesprit ne peutformer aucune notion de quantit ou de qualit sans former une notionprcise de leurs degrs, nous pouvons la prouver par les trois argu-ments suivants. Premirement, nous avons remarqu que tous les ob-

    jets qui sont discernables sont sparables par la pense etlimagination. Et nous pouvons ici ajouter que ces propositions sontgalement vraies linverse, et que tous les objets qui sont sparablessont aussi discernables, et que tous les objets qui sont discernables

    sont aussi diffrents. En effet, comment est-il possible que noussoyons capables de sparer ce qui nest pas discernable, ou de distin-guer ce qui nest pas diffrent ? Afin donc de savoir si labstractionimplique une sparation, il suffit de la considrer dans cette perspec-tive, et dexaminer si toutes les circonstances dont nous faisons abs-traction dans nos ides gnrales sont telles quelles soient discerna-bles et diffrentes de celles que nous retenons comme des parties es-sentielles de ces ides. Mais il est vident premire vue que la lon-gueur prcise dune ligne nest ni diffrente, ni discernable, de la ligneelle-mme, ni le degr prcis dune qualit de la qualit. Ces ides,

    donc, nadmettent pas plus de sparation quelles nadmettent de dis-tinction et de diffrence. Elles sont par consquent unies lune lautre dans la conception, et lide gnrale dune ligne, malgr tou-tes nos abstractions et nos subtilits, a, lors de son apparition danslesprit, un degr prcis de quantit et de qualit, bien quon puisse luifaire reprsenter dautres lignes, qui ont des degrs diffrents de quan-tit et de qualit.

    Deuximement, il est reconnu quaucun objet ne peut apparatreaux sens, ou, en dautres termes, quaucune impression ne peut deve-

    nir prsente lesprit, sans tre dtermin la fois dans ses degrs dequantit et ses degrs de qualit. La confusion dans laquelle des im-pressions sont parfois enveloppes procde seulement de leur fai-blesse et de leur instabilit, non dune quelconque capacit de lespritde recevoir une impression qui, dans son existence relle, na aucundegr particulier ni aucune proportion particulire. Cest une contra-diction dans les termes, et cela implique mme la plus visible de tou-

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    tes les contradictions, savoir quil est possible pour une mme chosedtre, et, en mme temps, de ne pas tre.

    Or, puisque toutes les ides sont drives des impressions et nesont rien que leur copies et leurs reprsentations, tout ce qui est vraides unes doit tre reconnu vrai des autres. Les impressions et les idesne diffrent quen force et en vivacit. La conclusion prcdente ne sefonde sur aucun degr particulier de vivacit. Elle ne peut donc treaffecte par aucune variation sur ce point. Une ide est une impressionplus faible, et comme une impression forte doit ncessairement avoirune quantit et une qualit dtermines, il doit en tre de mme poursa copie, ou reprsentation.

    Troisimement, cest un principe gnralement reu en philosophie

    que tout dans la nature est individuel, et quil est totalement absurdede supposer un triangle existant rellement qui ait des cts et des an-gles sans aucune dimension prcise. Si donc cela est absurde en fait eten ralit, ce doit tre aussi absurde en ide, puisque rien dont nouspuissions former une ide claire et distincte nest absurde ni impossi-ble. Mais former lide dun objet et former simplement une ide,cest la mme chose, la rfrence de lide un objet ntant quunednomination extrinsque, dont elle ne porte en elle-mme aucunemarque ni aucun caractre. Or, comme il est impossible de former uneide dun objet qui possde quantit et qualit, et qui, pourtant, nen

    possde aucun degr prcis, il sensuit quil est galement impossiblede former une ide qui ne soit ni limite ni borne en ces deux points.Les ides abstraites sont donc en elles-mmes individuelles, quoi-quelles puissent devenir gnrales dans ce quelles reprsentent.Limage dans lesprit nest que celle dun objet particulier, quoiqueson application dans notre raisonnement soit la mme que si elle taituniverselle.

    Cette application des ides au-del de leur nature vient de ce quenous rassemblons tous leurs degrs possibles de quantit et de qualit

    dune manire imparfaite, telle quelle puisse servir toutes les fins dela vie, et cest [l] la seconde proposition que je me proposedexpliquer. Quand nous avons trouv une ressemblance entre plu-sieurs objets qui se prsentent souvent nous, nous leur appliquons tous le mme nom, quelles que soient les diffrences que nous puis-sions observer dans les degrs de leur quantit et de leur qualit ; etquelles que soient les diffrences qui puissent apparatre entre eux.Une fois que nous avons acquis une coutume de ce genre, laudition

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    David Hume, Trait de la nature humaine, Livre I : De lentendement (1739) 32

    de ce nom ranime lide de lun de ces objets et le fait concevoir limagination avec toutes ses circonstances de proportions particuli-res. Mais comme le mme mot est suppos avoir t frquemment ap-pliqu dautres choses individuelles, qui sont diffrentes bien desgards de lide qui est immdiatement prsente lesprit, le mot,ntant pas capable de ranimer lide de toutes ces choses individuel-les, touche seulement lme, si je puis me permettre de parler ainsi, etranime cette coutume que nous avons acquise en les examinant. Ils nesont pas rellement et effectivement prsents lesprit, mais ils sontseulement en puissance, et nous ne les figurons pas tous distinctementdans limagination, mais nous nous tenons prts examiner lun deuxcomme peut nous le suggrer un dessein prsent ou une ncessit pr-sente. Le mot veille une ide individuelle, en mme temps quunecertaine coutume ; et cette coutume produit toute autre ide dont nous

    pouvons avoir besoin. Mais comme la production de toutes les idesauxquelles le nom peut tre appliqu est dans la plupart des cas im-possible, nous abrgeons ce travail par une considration plus par-tielle, et nous trouvons que peu dinconvnients rsultent de cet abr-gement dans notre raisonnement.

    Cest en effet lune des plus extraordinaires circonstances delaffaire prsente, quune fois que lesprit a produit une ide indivi-duelle, sur laquelle nous raisonnons, la coutume qui laccompagne,ranime par le terme gnral ou abstrait, suggre promptement toute

    autre ide individuelle, si par hasard nous formons un raisonnementqui ne saccorde pas avec cette [premire] ide individuelle. Ainsi, sinous mentionnons le mot triangle, et formons lide dun trianglequilatral particulier, et si ensuite nous affirmons que les trois anglesdun triangle sont gaux entre eux, les autres ides individuelles detriangle scalne et de triangle isocle, que nous avions dabord ngli-ges, se pressent ensemble en nous et nous font percevoir la faussetde cette proposition, quoiquelle soit vraie par rapport lide quenous avions [dabord] forme. Si lesprit ne suggre pas toujours cesides au bon moment, cela vient de quelque imperfection de ses fa-

    cults, et une telle imperfection est souvent la source de faux raison-nements et de sophismes. Mais cest surtout le cas pour les ides quisont abstruses et complexes. Dans les autres cas, la coutume est pluscomplte, et il est rare que nous tombions dans de telles erreurs.

    Mieux ! Si complte est la coutume que la mme ide (absolumentla mme ide) peut tre jointe plusieurs mots diffrents, et peut treemploye dans des raisonnements diffrents, sans risque de se trom-

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    per. Ainsi, lide dun triangle quilatral dont la hauteur est dunpouce peut nous servir parler dune figure, dune figure rectiligne,dune figure rgulire, dun triangle, et dun triangle quilatral. Tousces termes, donc, sont, dans ce cas, accompagns de la mme ide,mais comme ils ont coutume dtre appliqus avec plus ou moinsdtendue, ils excitent leurs habitudes particulires, et, par l, ils tien-nent lesprit prt veiller quaucune conclusion contraire aux idesqui sont ordinairement comprise sous eux ne soit forme.

    Avant que ces habitudes ne soient devenues entirement parfaites,il se peut que lesprit ne se borne pas former lide dun seul objetindividuel et quil en passe en revue plusieurs, pour se faire compren-dre sa propre intention, et ltendue de la collection quil a lintentiondexprimer par le terme gnral. Pour pouvoir fixer le sens du mot

    figure, nous pouvons rouler en notre esprit les ides de cercles, de car-rs, de paralllogrammes, de triangles de diffrentes tailles et propor-tions, et ne pas rester sur une seule image, ou ide. Quoi quil en soit,il est certain que nous formons lide de choses individuelles chaquefois que nous utilisons un terme gnral ; que rarement, ou jamais,nous ne pouvons puiser ces choses individuelles ; et que celles quirestent sont seulement reprsentes au moyen de cette habitude parlaquelle nous les rappelons, chaque fois que le requiert loccasion pr-sente. Telle est donc la nature de nos ides abstraites et de nos termesgnraux ; et cest de cette manire que nous rendons compte du pr-

    cdent paradoxe, que certaines ides sont particulires par leur natureet gnrales dans leur reprsentation. Une ide particulire devientgnrale en tant attache un terme gnral, cest--dire un termequi, par une conjonction habituelle, est en relation avec de nombreu-ses autres ides particulires, et les rappelle promptement danslimagination.

    La seule difficult qui puisse rester sur ce sujet doit concerner cettecoutume, qui rappelle si promptement toute ide particulire dontnous pouvons avoir besoin, et qui est excite par le mot ou par le son

    auquel nous lattachons ordinairement. A mon opinion, la mthode laplus approprie pour donner une explication satisfaisante de cet actede lesprit est de produire dautres exemples qui lui soient analogues,et dautres principes qui en facilitent lopration. Expliquer les causesdernires de nos actions mentales est impossible. Il suffit que nous enrendions compte de faon satisfaisante par exprience et analogie.

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    Premirement, donc, jobserve que, quand nous mentionnons ungrand nombre, comme mille, lesprit na gnralement aucune ideadquate de ce nombre, mais il a seulement le pouvoir de produire unetelle ide par son ide adquate des dcimales sous lesquelles ce nom-bre est compris. Cette imperfection, quoiquelle soit dans nos ides,nest jamais sentie dans nos raisonnements ; ce qui semble tre un cassemblable au cas prsent des ides universelles.

    Deuximement, nous avons plusieurs exemples dhabitudes quipeuvent tre ranimes par un seul mot. Ainsi, quand une personne aappris par cur certains passages dun discours, ou un certain nombrede vers, elle retrouvera lensemble, dont elle a de la peine se souve-nir, par ce seul mot, cette seule expression par lesquels ils commen-cent.

    Troisimement, je crois que quiconque examinera ltat de son es-prit quand il raisonne sera daccord avec moi [pour dire] que nousnattachons pas des ides distinctes et compltes tous les termes quenous employons, et quen parlant de gouvernement, dEglise, de n-gociation et de conqute, nous dployons rarement dans notre esprittoutes les ides simples dont ces ides complexes sont composes. Onpeut cependant remarquer que, malgr cette imperfection, nous pou-vons viter de dire des absurdits sur ces sujets, et nous pouvons per-cevoir toute contradiction entre les ides aussi bien que si nous en

    avions la pleine comprhension. Ainsi, si, au lieu de dire que dans laguerre, les plus faibles ont toujours recours la ngociation, nous di-sons quils ont toujours recours la conqute, la coutume que nousavons acquise dattribuer certaines relations aux ides suit toujours lesmots et nous fait immdiatement percevoir labsurdit de cette propo-sition ; de la mme manire quune ide particulire peut nous servir raisonner sur dautres ides, quelque diffrentes quelles soient decette ide sur plusieurs points.

    Quatrimement, comme les ides individuelles sont rassembles et

    places sous un terme gnral en raison de la ressemblance quellessoutiennent entre elles, cette relation doit faciliter leur entre danslimagination et faire quelles soient plus promptement suggres loccasion. Et, en vrit, si nous considrons le cours ordinaire de lapense, soit dans la rflexion, soit dans les conversations, nous trouve-rons de grandes raisons dtre satisfaits sur ce point. Rien nest plusadmirable que la promptitude avec laquelle limagination suggre sesides et les prsente linstant mme o elles deviennent ncessaires

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    ou utiles. La fantaisie court dun bout de lunivers lautre pour ras-sembler les ides qui appartiennent un sujet quelconque. On croiraitque tout le monde intellectuel des ides a t dun coup soumis notrevue, et que nous navons fait que choisir celles qui taient les plus ap-propries notre dessein. Il ne peut pas, cependant, y avoir dautresides prsentes que celles-l mme qui sont ainsi rassembles par unesorte de facult magique de lme qui, quoiquelle soit toujours la plusparfaite chez les grands gnies, et soit proprement ce que nous appe-lons le gnie, est nanmoins inexplicable par tous les efforts possiblesde lentendement humain.

    Peut-tre ces quatre rflexions pourront-elles aider carter toutesles difficults de lhypothse que jai propose sur les ides abstraites,si contraire celle qui a jusqualors prvalu en philosophie. Mais,

    dire vrai, je place surtout ma confiance dans ce que jai dj prouvquant limpossibilit des ides gnrales selon la mthode ordinairepour les expliquer. Nous devons certainement chercher quelque nou-veau systme sur ce point, et, lvidence, il nen existe aucun autreque celui que jai propos. Si les ides sont particulires par leur na-ture, et sont en mme temps finies en nombre, ce nest que par cou-tume quelles peuvent devenir gnrales dans leur reprsentation, etcontenir sous elles un nombre infini dautres ides.

    Avant de quitter ce sujet, jemploierai les mmes principes pour

    expliquer cette distinction de raison dont on parle tant dans les coleset qui y est si peu comprise. De ce genre est la distinction entre la fi-gure et le corps figur, entre le mouvement et le corps mu. La diffi-cult quil y a expliquer cette distinction provient du principe expli-qu ci-dessus, que toutes les ides qui sont diffrentes sont sparables.En effet, il sensuit de l que, si la figure est diffrente du corps, leursides doivent tre sparables aussi bien que discernables ; et que sielles ne sont pas diffrentes, leurs ides ne peuvent tre ni sparablesni discernables. Quentend-on alors par une distinction de raison,puisque celle-ci nimplique ni diffrence, ni sparation ?

    Pour carter cette difficult, nous devons avoir recours lexplication prcdente des ides abstraites. Il est certain que lespritnaurait jamais song distinguer une figure du corps figur (car ilsne sont en ralit ni discernables, ni diffrents, ni sparables) silnavait observ que, mme dans cette simplicit, peuvent tre conte-nues de nombreuses ressemblances et relations diffrentes. Ainsi,quand un globe de marbre blanc est prsent, nous recevons seule-

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    ment limpression dune couleur blanche dispose dans une certaineforme, et nous ne sommes pas capables de sparer et de distinguer lacouleur de la forme. Mais, observant ensuite un globe de marbre noiret un cube de marbre blanc, et les comparant avec notre premier objet,nous trouvons deux ressemblances spares dans ce qui semblaitdabord et est rellement parfaitement insparable. Une fois quenous sommes un peu plus exercs dans ce genre de choses, nouscommenons distinguer la figure de la couleur par une distinction deraison, cest--dire que nous considrons ensemble la figure et la cou-leur, puisquelles sont en effet la mme chose et sont indiscernables,mais nous les voyons toujours sous diffrents aspects, selon les res-semblances dont elles sont susceptibles. Quand nous voulons seule-ment considrer la figure du globe de marbre blanc, nous formons enralit la fois une ide de la figure et de la couleur, mais, tacitement,

    nous portons notre regard sur sa ressemblance avec le globe de marbrenoir ; et, de la mme manire, quand nous voulons seulement consid-rer sa couleur, nous tournons notre regard vers sa ressemblance avecle cube de marbre blanc. Par ce moyen, nous accompagnons nos idesdune sorte de rflexion laquelle la coutume nous rend dans unelarge mesure insensibles. Une personne qui dsire que nous consid-rions la figure dun globe de marbre blanc sans penser sa couleurdsire quelque chose dimpossible, mais ce quelle veut, cest quenous considrions la couleur et la figure ensemble, mais que nous gar-dions toujours un il sur la ressemblance au globe de marbre noir, ou

    tout autre globe, quelle quen soit la couleur ou la substance.

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    Livre I: De lentendement

    Partie II

    Des ides despace et de temps

    Section I : De linfinie divisibilit de nos idesdespace et de temps

    Retour la table des matiresTout ce qui a lair dun paradoxe, et qui est contraire aux notions

    premires et les plus exemptes de prjugs de lhumanit, est souventembrass avidement par les philosophes, comme montrant la suprio-rit de leur science, qui sut dcouvrir des opinions aussi loignes dela conception vulgaire. Dautre part, toute chose qui, nous tant pro-pose, cause surprise et admiration, donne une telle satisfaction lesprit quil sabandonne ces motions agrables, et quil ne se per-suadera jamais que son plaisir est priv de fondement. De ces disposi-

    tions des philosophes et de leur disciples provient cette mutuelle com-plaisance qui existe entre eux, les premiers fournissant en tant abon-dance des opinions tranges et inexplicables, les seconds les croyantavec tant de facilit. De cette mutuelle complaisance, je ne peux don-ner un exemple plus vident que celui de la doctrine de la divisibilitinfinie, par lexamen de laquelle je vais commencer traiter de ce su-

    jet des ides despace et de temps.

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    Il est universellement admis que la capacit de lesprit est limiteet quelle ne saurait jamais parvenir une conception pleine et ad-quate de linfini ; et si ce ntait pas admis, ce serait suffisammentvident par les plus manifestes observation et exprience. Il est ga-lement vident que tout ce qui peut tre divis in infinitum doit secomposer dun nombre infini de parties, et quil impossible de donnerdes limites au nombre de parties sans en mme temps donner des limi-tes la division. Cest peine sil est besoin de faire une inductionpour conclure de l que lide que nous formons dune qualit finienest pas infiniment divisible, mais que, par des distinctions et dessparations appropries, nous pouvons facilement ramener cette ide des ides infrieures qui seront parfaitement simples et indivisibles.En rejetant la capacit infinie de lesprit, nous supposons quil peutparvenir un terme dans la division de ses ides, et il nexiste aucun

    moyen dchapper lvidence de cette conclusion.

    Il est donc certain que limagination atteint un minimum et peut sefaire une ide dont elle ne peut concevoir aucune subdivision, et quine peut tre diminue sans sanantir totalement.. Quand vous me par-lez de la millime et de la dix-millime partie dun grain de sable, jaiune ide distincte de ces nombres et de leurs diffrentes proportions,mais les images que je forme dans mon esprit pour reprsenter leschoses elles-mmes ne sont aucunement diffrentes lune de lautre, etelles ne sont pas infrieures limage par laquelle je reprsente le

    grain de sable lui-mme, qui est suppose les dpasser si largement.Ce qui est compos de parties peut se diviser en ces parties, et ce quiest divisible est sparable. Mais, quoique nous puissions imaginer dela chose, lide dun grain de sable nest ni divisible, ni sparable envingt, encore moins en mille, en dix mille, ou en un nombre infinidides diffrentes.

    Cest la mme chose pour les impressions des sens que pour lesides de limagination. Faites une tache dencre sur du papier, fixezvos yeux sur cette tache, et reculez une distance telle qu la fin,

    vous la perdez de vue. Il est vrai quau moment qui prcde son va-nouissement, limage ou limpression tait parfaitement indivisible.Ce nest pas faute de rayons de lumire frappant nos yeux que les pe-tites parties des corps loigns ne communiquent pas dimpressionsensible, mais cest parce quelles se trouvent au-del de la distance laquelle leurs impressions taient rduites un minimum, et ntaientplus susceptibles dune diminution. Un microscope ou un tlescope,qui les rend visibles, ne produit pas de nouveaux rayons de lumire,

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    mais ne fait que rvler ceux qui en ont toujours man ; et, par cemoyen, en mme temps, il donne des parties aux impressions qui, lil nu, apparaissaient simples et non composes, et atteint un mini-mum qui tait auparavant imperceptible.

    Par l, nous pouvons dcouvrir lerreur de lopinion courante selonlaquelle la capacit de lesprit est limite dans les deux sens, et selonlaquelle il est impossible pour limagination de former une ide ad-quate de ce qui dpasse un certain degr de petitesse, aussi bien quede grandeur. Rien ne peut tre plus petit que certaines ides que nousformons dans limagination et certaines images qui apparaissent auxsens, puisque ce sont des ides et des images parfaitement simples etindivisibles. Le seul dfaut de nos sens est quils nous donnent desimages disproportionnes des choses, et reprsentent comme petit et

    non compos ce qui, en ralit, est grand et compos dun nombreimmense de parties. Cette erreur, nous nen avons pas conscience,mais nous considrons les impressions de ces petits objets qui appa-raissent aux sens comme gales ou presque gales aux objets, et, trou-vant par raison quil existe dautres objets largement plus petits, nousconcluons trop htivement quils sont infrieurs toute ide de notreimagination ou toute impressions de nos sens. Quoi quil en soit, il estcertain que nous pouvons former des ides qui ne seront pas plusgrandes que le plus petit atome des esprits animaux dun insecte millefois plus petit quune mite ; et nous devons plutt conclure que la dif-

    ficult se trouve dans llargissement suffisant de nos conceptionspour former une juste notion dune mite, ou mme dun insecte millefois plus petit quune mite. En effet, pour former une juste notion deces animaux, nous devons avoir une ide distincte qui reprsente cha-cune de leurs parties, ce qui, selon le systme de linfinie divisibilit,est totalement impossible, et, selon le systme des parties indivisiblesou atomes, est extrmement difficile, en raison du nombre immense etde la multiplicit de ces parties.

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    Livre I, Partie II.

    Section IIDe linfinie divisibilit de lespace et du temps

    Retour la table des matires

    Toutes les fois que des ides sont des reprsentations adquates

    dobjets, les relations, contradictions et accords des ides sont tousapplicables aux objets ; et cest l, nous pouvons lobserver en gn-ral, le fondement de toute connaissance humaine. Mais nos ides sontdadquates reprsentations des plus petites parties de ltendue ; etquelles que soient les divisions et les subdivisions que nous puissionssupposer, par lesquelles nous parvenons ces parties, celles-ci nepeuvent jamais devenir infrieures certaines ides que nous formons.La consquence manifeste est que tout ce qui parat impossible etcontradictoire quand on compare ces ides doit tre rellement impos-sible et contradictoire, sans aucune exception ni chappatoire.

    Toute chose susceptible dtre infiniment divise contient un nom-bre infini de parties ; autrement, la division sarrterait net aux partiesindivisibles o nous arriverions rapidement. Si donc une tendue finieest infiniment divisible, il nest pas contradictoire de supposer quunetendue finie contient un nombre infini de parties ; et vice versa, silest contradictoire de supposer quune tendue finie contient un nom-bre infini de parties, aucune tendue finie ne peut tre infiniment divi-sible. Mais que cette dernire supposition soit absurde, je menconvainc aisment en considrant mes ides claires. Je prends dabordla plus petite ide que je puisse former dune partie de ltendue, ettant certain quil nexiste rien de plus petit que cette ide, je conclusque tout ce que je dcouvre par son moyen doit tre une qualit rellede ltendue. Je rpte alors cette ide une fois, deux fois, trois fois,etc., et je maperois que lide compose dtendue, qui provient desa rptition, augmente toujours, et devient double, triple, quadruple,etc., pour finalement enfler jusqu une masse considrable, plusgrande ou plus petite, selon que je rpte plus ou moins la mme ide.

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    Quand je marrte dans laddition des parties, lide dtendue cessedaugmenter, et si je continuais laddition in infinitum, je perois clai-rement que lide dtendue devrait aussi devenir infinie. En somme,

    je conclus que lide dun nombre infini de parties est identiquementla mme ide que celle dune tendue infinie, et quaucune tenduefinie nest susceptible de contenir un nombre infini de parties, et que,par consquent, aucune tendue finie nest infiniment divisible .

    Je peux ajouter un autre argument, propos par un auteur clbre ,argument qui me semble trs fort et trs beau. Il est vident quelexistence en soi nappartient qu lunit, et quelle nest jamais ap-plicable au nombre que par gard aux units dont le nombre est com-pos. On peut dire que vingt hommes existent, mais cest seulementparce quun homme, deux hommes, trois hommes, quatre hommes,

    etc. sont existants ; et si vous niez lexistence de ces derniers, il vasans dire que vous niez celle des premiers. Il est donc totalement ab-surde de supposer quun nombre existe, et de nier cependantlexistence des units ; et comme ltendue est toujours un nombreselon le sentiment courant des mtaphysiciens, et quelle ne se rsout

    jamais en une unit ou une quantit indivisible, il sensuit queltendue ne peut absolument jamais exister. Cest en vain quon r-pond quune quantit dtermine dtendue est une unit, mais tellequelle admet un nombre infini de fractions et est inpuisable en sessubdivisions. En effet, selon la mme rgle, ces vingt hommes peu-

    vent tre considrs comme une unit. Tout le globe terrestre, mieux,tout lunivers, peut tre considr comme une unit. Ce terme dunitnest quune dnomination fictive, que lesprit peut appliquer toutequantit dobjets quil rassemble ; et une telle unit nexiste pas plusseule que ne le peut un nombre, car elle est en ralit un vritablenombre. Mais lunit, qui peut exister seule, et dont lexistence estncessaire celle de tout nombre, est dun autre genre, et elle doit treparfaitement indivisible, et ntre pas susceptible de se rsoudre enune unit moindre.

    Tout ce raisonnement est valable pour le temps, en ajoutant un ar-gument supplmentaire quil est peut-tre bon de prendre en compte.Cest une proprit insparable du temps, et qui, dune certaine ma-nire, en constitue lessence, que chacune de ses parties succde uneautre, et quaucune delle ne peut jamais coexister avec une autre, sicontigus que soient ces deux parties. Pour la mme raison quelanne 1737 ne peut concider avec la prsente anne 1738, chaquemoment doit tre distinct dun autre, et lui tre postrieur ou antrieur.

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    Il est donc certain que le temps, tel quil existe, doit tre compos demoments indivisibles. En effet, si, dans le temps, nous ne pouvions

    jamais atteindre un terme de la division, et si chaque moment, en tantque succdant un autre, ntait pas parfaitement simple et indivisi-ble, il y aurait un nombre infini de moments coexistants, ou de partiescoexistantes du temps, ce qui est, je crois quon ladmettra, unecontradiction flagrante.

    Linfinie divisibilit de lespace implique celle du temps, comme ilest vident par la nature du mouvement. Si donc la seconde est impos-sible, la premire doit ltre galement.

    Je ne doute pas quil soit facilement admis par les dfenseurs lesplus obstins de la doctrine de linfinie divisibilit que ces arguments

    sont de [vritables] difficults, et quil est impossible de leur donnerune rponse qui soit parfaitement claire et satisfaisante. Mais nouspouvons ici observer que rien ne peut tre plus absurde que cette cou-tume dappeler difficult ce qui prtend tre une dmonstration, et desefforcer par ce moyen den luder la force et lvidence. Il nen estpas des dmonstrations comme des probabilits, o des difficultspeuvent se trouver et o un argument peut en contrebalancer un autreet en diminuer lautorit. Une dmonstration, si elle est juste, nadmetaucune difficult oppose ; et si elle nest pas juste, elle nest quunsophisme, et elle ne peut jamais tre par consquent une difficult. Ou

    elle est irrfutable, ou elle na aucune espce de force. Donc, parlerdobjections et de rponses, et balancer des arguments dans une ques-tion telle que celle-ci, cest avouer, soit que la raison humaine nestrien quun jeu de mots, soit que la personne elle-mme, qui parle ain-si, nest pas capable de traiter de tels sujets. Des dmonstrations peu-vent tre difficiles comprendre cause de labstraction de leur sujet,mais, une fois quelles sont comprises, elles ne sauraient jamais avoirdes difficults qui affaiblissent leur autorit.

    Il est vrai que les mathmaticiens ont lhabitude de dire quil y a

    des arguments aussi forts de lautre ct de la question, et que la doc-trine des points indivisibles est galement sujette des objections sansrponse. Avant dexaminer ces arguments et ces objections en dtail,

    je les prendrai ici en bloc et mefforcerai, par un raisonnement bref etdcisif, de prouver dun coup quil est totalement impossible quilspuissent avoir un juste fondement.

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    Cest une maxime tablie en mtaphysique que tout ce que lespritconoit clairement renferme lide dexistence possible, ou endautres termes, que rien de ce que nous imaginons nest absolu