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Original paper UDC 1:82(045) doi: 10.21464/sp32209 Received: May 30, 2016 Daniela Ćurko Université de Zadar, Obala kralja Petra Krešimira IV. 2, HR–23000 Zadar [email protected] L’intertextualité schopenhauerienne dans La Bête humaine d’Émile Zola Résumé Dans cet article, nous analysons l’intertextualité de Schopenhauer dans le roman La Bête humaine de Zola. Nous débutons par l’étude de la problématique de la souffrance et de l’ennui, thèmes schopenhaueriens par excellence, et poursuivons par l’étude de l’irrationa- lité de l’homme. Ce dernier thème est tributaire de la métaphysique schopenhauerienne, où tout ce qui est, tout étant – qu’il s’agisse de la nature inorganique, de la plante, de l’animal, de l’homme ou de l’Univers entier – n’est qu’un phénomène, qu’une représentation dont l’essence est la Volonté inconsciente. Nous verrons, d’une part, que la plupart des person- nages de ce roman zolien sont asservis à leurs pulsions, ce que nous rapprochons de la vision schopenhauerienne de l’homme, marionnette d’une Volonté aveugle, et d’autre part, que l’homme zolien peut être effectivement réduit, comme il le sera dans le regard du héros Jacques Lantier, à « un pantin cassé ». Et pour conclure, nous étudierons la vision métaphy- sique d’un monde irrationnel, dont l’image du train fou dans la clausule du roman, est un symbole que nous rapprochons de l’image schopenhauerienne du monde comme machine signifiant l’alliance du déterminisme et du hasard. Mots-clés intertextualité, Émile Zola, La Bête humaine, Arthur Schopenhauer, souffrance, ennui, irra- tionalité de l’homme, irrationalité du monde Introduction Dès 1960, Armand Lanoux, dans sa Préface générale au premier tome du cycle des Rougon-Macquart dans « La Bibliothèque de la Pléiade », attire l’attention du lecteur sur l’ intertextualité philosophique de Schopenhauer qui pourrait sembler inattendue ou surprenante dans l’œuvre de Zola, vu l’in- compatibilité apparente entre la métaphysique et les visées sociologiques de l’œuvre de ce romancier naturaliste, ou, terme concurrent employé souvent par Zola lui-même, de ce romancier « physiologiste » : « La Joie de vivre est le plus singulier des épisodes de l’ensemble, le plus ténébreux, le plus original. Zola y a travaillé sans arrêt du 25 avril au 23 novembre 1883. Lui qui n’a pas l’esprit métaphysique, il s’est plongé dans Schopenhauer. » 1 Il n’aurait pas dû sembler évident que Zola ait pu être influencé par la vision métaphysique de Schopenhauer, puisque le romancier se proposait dans sa let- 1 Armand Lanoux, « Émile Zola et les Rougon- Macquart », in Émile Zola, Les Rougon-Mac- quart, Gallimard, Paris 1960, t. I, p. XXXIX.

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OriginalpaperUDC1:82(045)doi: 10.21464/sp32209Received:May30,2016

Daniela ĆurkoUniversitédeZadar,ObalakraljaPetraKrešimiraIV.2,HR–23000Zadar

[email protected]

L’intertextualité schopenhauerienne dans La Bête humaine d’Émile Zola

RésuméDans cet article, nous analysons l’intertextualité de Schopenhauer dans le roman La Bête humaine de Zola. Nous débutons par l’étude de la problématique de la souffrance et de l’ennui, thèmes schopenhaueriens par excellence, et poursuivons par l’étude de l’irrationa-lité de l’homme. Ce dernier thème est tributaire de la métaphysique schopenhauerienne, où tout ce qui est, tout étant – qu’il s’agisse de la nature inorganique, de la plante, de l’animal, de l’homme ou de l’Univers entier – n’est qu’un phénomène, qu’une représentation dont l’essence est la Volonté inconsciente. Nous verrons, d’une part, que la plupart des person-nages de ce roman zolien sont asservis à leurs pulsions, ce que nous rapprochons de la vision schopenhauerienne de l’homme, marionnette d’une Volonté aveugle, et d’autre part, que l’homme zolien peut être effectivement réduit, comme il le sera dans le regard du héros Jacques Lantier, à « un pantin cassé ». Et pour conclure, nous étudierons la vision métaphy-sique d’un monde irrationnel, dont l’image du train fou dans la clausule du roman, est un symbole que nous rapprochons de l’image schopenhauerienne du monde comme machine signifiant l’alliance du déterminisme et du hasard.

Mots-clésintertextualité,ÉmileZola,La Bête humaine,ArthurSchopenhauer,souffrance,ennui,irra-tionalitédel’homme,irrationalitédumonde

Introduction

Dès1960,ArmandLanoux,dans saPréfacegénérale aupremier tomeducycledesRougon-Macquartdans«LaBibliothèquede laPléiade», attirel’attentiondulecteursurl’intertextualitéphilosophiquedeSchopenhauerquipourrait sembler inattendue ou surprenante dans l’œuvre de Zola, vu l’in-compatibilitéapparenteentrelamétaphysiqueetlesviséessociologiquesdel’œuvredeceromanciernaturaliste,ou, termeconcurrentemployésouventparZolalui-même,deceromancier«physiologiste»:«La Joie de vivreestleplussingulierdesépisodesdel’ensemble,leplusténébreux,leplusoriginal.Zolayatravaillésansarrêtdu25avrilau23novembre1883.Luiquin’apasl’espritmétaphysique,ils’estplongédansSchopenhauer.»1

Iln’auraitpasdûsemblerévidentqueZolaaitpuêtreinfluencéparlavisionmétaphysiquedeSchopenhauer,puisqueleromancierseproposaitdanssalet-

1

ArmandLanoux,«ÉmileZolaetlesRougon-Macquart»,inÉmileZola,Les Rougon-Mac-quart,Gallimard,Paris1960,t.I,p.XXXIX.

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treàsonamid’enfanceValabrègue,deseservir,danslapeinturedelasociétéduSecondEmpire,d’unécranréalistequiseraittransparent.2Etcelaparcequeletermedemétaphysiquesignifie«au-delàdelaphysique»,cequipeutsemblerincompatibleavecleréalismeetlenaturalismequis’efforcent,viaunécranréaliste,«simpleverreàvitre,trèsmince,trèsclair»,3depeindrelaréalitéhistoriqueetsocialedesonépoque.Etcependant,nousdémontreronsquelavisionmétaphysiquedeSchopenhaueralargementconditionnécelledeZoladansLa Bête humaine,aveccettenuancequel’intertextualitédelapenséeduphilosopheestloind’êtrelaseuleprésentedansceromansurcodé.4Pourtant,elles’yestimposéeavecprégnanceetc’estpourcetteraisonqu’ellemérited’êtreétudiée.Ilafalluplusd’undemi-siècledepuislapublicationdelaPréfaced’ArmandLanoux,pourqu’unpremierouvrage,éruditetapprofondi,soitpubliésurlaproblématiquedel’intertextualitédeSchopenhauerdansunromanzolien.Ils’agitdel’ouvragedeSébastienRoldan,baséengrandepartiesursonmé-moiredemaîtrise,etintituléLa pyramide des souffrancesdans « La joie de vivre »d’ÉmileZola.5SandrineSchianoendonneuncompterendutrèsper-tinentdans son article«La Joie de vivre de Zola, ou du bonheur dans lepessimisme».6Maisàce jour, les recherchessur l’intertextualitéschopen-haueriennedans l’œuvre romanesquedeZola se sontcantonnéesà l’étudedel’impactdelapenséeduphilosophedansceromanuniquement,toutensesatisfaisantdequelquesmentionsgénéralessur le«schopenhauerisme»–notionquise réduiraitauseulpessimisme–chezZolaetchezquelquesautresnaturalistes.7

Encequiconcernenotamment l’intertextualitéschopenhaueriennedansLa Bête humaine,GérardGengembrementionnebrièvement,danssoncommen-taireàl’éditionPocketdeLa Bête humaine,que«leromanzolienestaussimarquépar lepessimismeschopenhauerien» (La Joie de vivre,1884 (…),dont l’influencese faitsentiràpartirdesannées1880».8PhilippeHamonmentionne,luiaussibrièvement,l’influencedeSchopenhauersurZoladanssonétudedeLa Bête humaine.9Iln’existedoncpasencored’étudeappro-fondiesurl’intertextualitéschopenhaueriennedansd’autresromanszoliens,La joie de vivremisàpart,sibienqu’ilnoussemble légitimeetpertinentd’enétudierl’importancedansceromanpostérieuràLa Joie de vivrequ’estLa Bête humaine,10etc’estcequenousnousproposonsd’analyserdanscetarticle.Nouscommenceronsparl’étudedelaproblématiquedelasouffranceetdel’ennui,deuxthèmescorrélatifsetschopenhaueriensparexcellence.En-suite,nousétudieronsl’irrationalitédupersonnagezolienetl’irrationalitédumondecarc’estparcesdeuxdernierstraitsquelavisionzoliennenoussem-bleêtreleplusenaccordaveccelledeSchopenhauer,etqu’ellenoussem-bleêtreconditionnéeauplushautdegréparlapenséeduphilosophe.NousdémontreronsqueZolaestlargementredevabledecettevisiondel’hommeetdumondeàlamétaphysiqueschopenhauerienneoùtoutestVolontéincon-ditionnelle,Volontéinconsciente,sansbut.Toutefois,noustenonsàsoulignerquec’estuniquementparanalogie,inhé-rente à toute analyse intertextuelle, que la pensée schopenhauerienne peutêtrereconnuedanscetteœuvreparticulièredeZola.IlvaaussisansdirequeLa Bête humaineest loind’être laseuleœuvre littéraireetZola leseulro-mancierduXIXesièclefrançaisoùl’intertextualitéschopenhaueriennepeutêtredécelée.LecadretrèsrestreintdecetarticlenouspermettantseulementdementionnerlesauteurslesplusimportantsayantprécédélagénérationdeZola et ses contemporains, nous rappelons que Balzac déjà, dans ses étu-des philosophiquesetsurtoutdanssesnouvellesLe chef d’œuvre inconnuet

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Gambara11 nousamontré,dansetparl’histoiretragiquedupeintreFrenhoferetducompositeurGambara,lesconséquencesnéfastesqu’avaitlarechercheeffrénéeetobsessivede l’Idée,objectitéde laVolonté,pour lacréationar-tistiqueetpourlavied’unartiste.12LeMaupassantdescontesfantastiques,etnotammentduHorlaetdeLui?etleNervaldesFilles de feudansleursétudesdelafolieontcertainementétéinfluencésparleslecturesdeSchopen-hauer.Lepessimismed’Une viedeMaupassantsembleaussidevoirbeaucoupàlapenséedeSchopenhauer.Etdansunegrandepartiedel’œuvrezolienne–encommençantparThérèse Raquin,dontlespersonnagessontdominésparl’inconscientetoùZoladonneàsontourbeaucoupd’espaceàl’étudedelafolieetdeshallucinations–onpeutdécouvrirl’impactdelapenséeduphi-losophe.LepersonnagedeDesEsseintesduromanÀ rebours(1884)desoncontemporainsymboliste,Joris-KarlHuysmans,illustre,luiaussi,l’influencedelapenséedeSchopenhauersurcedernierromancier.

2

Philippe Hamon attire notre attention sur larécurrencedelamétaphoredelatransparencedans lesécrits théoriquesdeZola.VoirPhi-lippeHamon, «La Bête humaine » d’Émile Zola,Gallimard,Paris1994,pp.11–12.

3

Ibid.,p.11.

4

Ce roman qui a su conjuguer, avec succès,de nombreuses influences qui trouvent leurorigine dans les ouvrages de scientifiques,demédecinsetdephysiologistesdontlesre-cherches étaient appréciées à l’époque, telsque l’Hérédité naturelle du docteur Lucas(voirMitterand,inZola,RM,1966,t.IV,p.1709), laCriminalité comparéedeG.Tardeet l’Homme criminel de Cesare Lombroso.La traduction française du dernier des troisouvrages mentionnés est parue en 1887 etZola s’y réfèreàplusieurs reprisesdans sesnotespréparatoires.MitterandciteTarde,dontlanotionducriminel-néanettementinfluen-céZola.PourTarde,«lecriminel-nén’estpasunsauvage,pasplusqu’iln’estunfou.Ilestunmonstre,et,commebiendesmonstres,ilprésentedestracesderégressionaupassédela raceoude l’espèce, qu’il combine diffé-remment.»(cf.Mitterand,1966,p.1714)Encequiconcernel’intertextualitélittéraireplusoumoinsdirecte,Mitterandrappelleaussilalecture par Zola de Crime et Châtiment deDostoïevsky,dont la traductionfrançaiseestparueen1885(ibid.).

5

SébastienRoldan,La Pyramide des souffran-ces dans « La Joie de vivre » d’Émile Zola.Unestructureschopenhauerienne,Pressesuni-versitairesdeQuébec,Québec2012,p.192.

6

VoirSandrineSchiano,«La Joie de vivredeZola, ou du bonheur dans le pessimisme»,Acta fabula14 (6/sept2013).URL:https://www.fabula.org/revue/document8093.php(pageconsultéele27août2016).

7

VoirnotammentDavidWeir,Decadence and the Making of Modernism,UniversityofMas-sachusettsPress,Amherst1995,p.45.WeisseréfèreàLa faute de l’abbé Mouret.

8

Voir Émile Zola, La Bête humaine, Pocket,Paris1998(1991),coll.«Pocketclassiques»,p.XVII.

9

Voir Philippe Hamon, La bête humaine d’émile Zola, Gallimard, Paris 1994, coll.«Foliothèque»,p.112.

10

La Bête humaineparaîtd’abordenfeuilleton,comme laplupartdes romanszoliens. IlestpubliédansLa vie populaire,du14novembre1889 au 02 mars 1890. L’édition originale,chezCharpentier,sortle26mars1890.VoirHenriMitterand,ÉtudedeLa Bête humaine,inZola,RM,t.IV,p.1708.

11

VoirBalzac,«LeChefd’œuvreinconnu»et«Gambara», inLa Comédie humaine, t.X,Gallimard,Paris1979,pp.393–619.

12

PourSchopenhauer,cesontlesIdéesplatoni-ciennesquisontl’objetd’uneœuvred’art,etnonpointlesphénomènes(voirparex.ArthurSchopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II, Gallimard, Paris 2009, p.1795).Maislesorttragiquedecesdeuxartis-tesbalzaciensindiquebienl’avisdeleurcréa-teursurcettequestion,puisqueleromancierachoisidenousmontrerlesconséquencestra-giquesd’unecréationartistiquequisuivraitàlalettrel’esthétiquedeSchopenhauer.

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1.

1.1. Un monde de souffrance

Bien qu’à notre avis, l’idée d’un monde de souffrance, et le pessimismeconséquent,neprésententpas l’influence laplus importantedeSchopen-hauersurlavisiondel’hommeetdumondedansLa Bête humaine,lethèmedelasouffranceetlavisionpessimistequiestcelledelavie–etdelamort–decertainsdespersonnageszoliensdeLa Bête humainesontdestraitsoùl’intertextualitédeSchopenhauersemble,pour lemoins,être laplusêtreévidente. C’est pour cette raison que nous commencerons par l’étude delasouffrance,desonoccurrenceetdesonsens,dansceroman.Rappelonsque,pourSchopenhauer,lasouffranceaccompagnel’hommetoutaulongdesavie.13

PlusieurspersonnagesdeLa Bête humaine,etnotammenttantePhasie,mar-raineduhérosJacquesLantier,etsesfillesFloreetLouisette, toutcommeJacqueslui-même–etencequileconcerne,nousnousréféronsnotammentàl’épisodedesarencontreavecFloreàlaCroix-de-Maufras,narréauchapitreII-toussontdesêtresquisouffrent.AprèsavoirapprisdelabouchedeSé-verineetdeCabuche,unhommepresquesimple,lesuicidedeFlore,lajeunefillesuivantainsidanslamortsamèreetsasœurcadette,JacquesréfléchitsurledestintragiquedecestroisfemmesdelafamilleMisard,briséesparlavie,14etlesvoitcommedesêtresdesouffrance:«LapauvreFlore,elleestmorte!Jacqueslesregardait,frémissant,etilfallutbienalorstoutluidire.Àeuxdeux,ilsluicontèrentle suicide de la jeune fille, comment elle s’est fait couper, sous le tunnel. On avait retardél’enterrementdelamèrejusqu’ausoir,pouremmenerlafilleenmêmetemps,etellesdormai-entcôteàcôte,danslepetitcimetièredeDoinville,oùellesétaientalléesrejoindrelapremièrepartie,lacadette,cettedouceetmalheureuseLouisette,emportéeelleaussiviolemment,toutesouilléedesangetdeboue.Trois misérables, de celles qui tombent en route et qu’on écrase, disparues, comme balayées par le vent terrible de ces trains qui passent.»15

Car,silasouffrancedeLouisettesous-entendunecritiquesocialeetpolitiqueacerbeduSecondEmpireabhorréparZola–puisqueLouisetteestunejeuneadolescenteabuséeetvioléeparleprésidentGrandmorin,alorsqu’elletra-vaillaitchezluicommebonne,etquisemeurtsuiteauxsévicesdecerichehommedurégime,undespuissantsduSecondEmpire–ilnoussembleerronéderéduireladouleurdesdeuxautrespersonnagesdelafamilleMisard,tantePhasieetFlore,etsurtoutcelledeJacquesLantier,àleurseuledéterminationparla«race,[le]milieu,[le]moment»,facteursstipulésparHippolyteTainedanssaPhilosophie de l’Art.16Cetteexplicationde l’originedumalsuffitpourLouisette,dufaitdesonappartenanceàlaracedespauvres,desfaibles,etdeceuxquedétruisentl’égoïsmemonstrueux,lacruautéetlaperversitédesnotablesduSecondEmpire,vicesincarnésparGrandmorin;danslecasdeJacquesetdeFlore,enrevanche,l’originedeleursouffrancen’estpasréduc-tibleàleurseuleoriginefamiliale,àleursituationdanslasociétédel’époque,niaumomenthistorique.Prenonslecasduhérosduroman,JacquesLantier,jeunemécaniciende26ans.Jacques,lorsdesapremièreapparitiondansleroman,estdécritcommeun être dominé par ses instincts– en l’occurrence par l’instinct sexuel in-trinsèquementenchevêtréavecceluidumeurtre–etcommeunêtredesouf-france.LasouffrancedeJacques,toutcommecelledeSéverineoudeFlore,provientdeleursdésirs–danslecasdeJacques,telqu’ilnousestprésentéauchapitreII,ladouleurvienteneffetdel’occurrencesimultanéededeuxdésirs

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contradictoires,ledésirsexueletlapulsiondeMortquelehérosnepeutpasmaîtriser.Voiciunextraitquitémoignedelaprofondeurdesadouleuretdesondésarroi:«Alors,Jacques,lesjambesbrisées,tombaauborddelaligne,etiléclataensanglotsconvul-sifs,vautrésurleventre,lafaceenfoncéedansl’herbe.MonDieu!ilétaitdoncrevenu,cemalabominabledontilsecroyaitguéri?Voilàqu’ilavaitvoululatuer,cettefille!(…)Elle,monDieu!cetteFlorequ’ilavaitvugrandir,cetteenfantsauvagedontilvenaitdesesentiraimésiprofondément.Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchiraient la gorge, dans un râle d’effroyable désespoir.»17

Or,rappelonsqueSchopenhauer,danssaréflexionsurlemal,conclutquelasouffrance–quiest,selonlui,lemal–estinhérenteàlaconditionhumaineparcequ’elleprocèdede lanaturede l’hommeen tantqu’êtrededésirs.Ilditencore:«…lasouffranceestessentielleàlavieetnesauraitdoncinfluersurnousdel’extérieur,carchacunenportelasourceinépuisabledanslui-même.»18

Lasouffrance,d’après lephilosophe,estdonc immanenteà l’hommeetaumonde,puisquel’hommeoscilleconstammententrelasouffrance–quivientdumanqueetdudésirnonsatisfait,doncquivientendernierlieududésirmême–etl’ennui,quis’installedèsquesondésirestsatisfait:«Vouloiretdésirerquelquechose,voilà toutesonessence, toutàfaitcomparableàunesoifinextinguible.Orlabasedetoutvouloirestlebesoin,lemanque,doncladouleur,à laquelle il est livré d’emblée et en vertu même de son essence.»19

La souffrance, selon Schopenhauer, vient de l’essence même de l’hommequiest laVolonté. Ilnous fautdéfinirce termeclé de lapensée deScho-penhauer.LaVolonté,instancemétaphysique,estunprincipeindestructible,omniprésent,supra-individuel, immanentet transcendant,unet indivisible,inconditionneletsansbut,et,cequiestprofondémentnovateuretoriginaldans l’histoirede laphilosophieoccidentale, laVolontéest inconsciente.20Decepostulatdel’inconsciencedelaVolonté,essencedel’hommeetdetoutétant,provientunevisionnouvelledel’hommedontlapartieprimordialeetlaplusimportanten’estpluslaraisonmaisl’inconscience.21CetteVolonté«

13

Schopenhauer dédie notamment le chapi-tre46desComplémentsdu livreIV, intitulé«Delavanitéetdessouffrancesdelavie»àl’étudede lasouffrance.VoirSchopenhauer,Le Monde comme volonté et représentation II,pp.2043–2069.

14

Decestroispersonnages,l’une–Flore–seralittéralementbroyée,écraséeparuntraindansletunneldeMalaunay.

15

Zola,La Bêtehumaine,p.351,misen itali-quesparnous.

16

BarthélémyJobert,«Philosophiedel’art,li-vred’HippolyteTaine».URL:https://www.universalis.fr/encyclopedie/philosophie-de-l’art(pageconsultéle6octobre2016).

17

Zola,La Bête humaine,pp.77–78,misenita-liqueparnous.

18

ArthurSchopenhauer,Le monde comme vo-lonté et représentation,v.I,Gallimard,Paris2009,p.601.

19

Ibid.,pp.590–591,misenitaliqueparnous.

20

Surl’inconsciencedelavolonté,voirparex.Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II,p.1540.

21

«L’inconscienceest l’étatprimitifetnatureldetoutechose,conséquemmentlefondsd’oùémerge,chezcertainesespèces, laconscien-ce,efflorescencesuprêmedel’inconscience;voilà pourquoi celle-ci prédomine toujoursdansnotreêtreintellectuel.»(Ibid.,p.1365)

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enelle-mêmedénuéedeconnaissance,aveugle»,22à laquelle l’hommeestasservi,etdontiln’estqu’une«marionnette»,23semanifestechezl’animaletchezl’hommeparetdanslespulsionsetlesinstincts.L’hommedeScho-penhauern’estdoncpointlibre–ildépenddesesdésirs,ilestsoumisàsespulsions:24

«Tantquenotreconscienceest remplieparnotrevolonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir,auxespérancesetauxcraintescontinuellesqu’ilfaitnaître,tantquenoussommessujetsduvouloir,iln’yapournousnibonheurdurable,nirepos.»25

Unefoisencore,lavisiondeZolarejointcelleduphilosophe.Danslasectionci-dessous,dédiéeà«L’irrationalitédel’homme»,nousétudieronscetasser-vissementdespersonnageszoliensdeceroman,etnotammentdeJacquesetdeFlore,audésir–qu’ilsoitdésirsexueloupulsiondemort.Disons,pourlemoment,quepourl’auteurdeLa Bête humaine,commepourlephilosophe,lemalestlasouffrance,etlasouffrancevientdenosdésirs,d’aborddel’exis-tencemêmedenosdésirs,etensuitedeleurinsatisfaction.LasourcedetousnosdésirsestdanslaVolonté,immanenteettranscendante,instancemétaphy-siqueetsupra-individuelle,forceaveugleetsansbut,quicontraintl’hommeàdésirertoujoursetàêtremalheureuxquandilnepeutpassatisfairesesdé-sirs,puisàs’ennuyerdèsquetoussesbesoinsetdésirssetrouventsatisfaits.Comme le souligneChristopeBouriau,Schopenhaueraélucidé«l’origineontologiquedumal»26où lemalest inhérentà lanatureetà laconditionhumaines.QuantàFlore, jeune fillesolitaireet taciturne, faroucheetmasculine,unesorted’avatarzoliendeladéesseDiane,sasouffranceestd’uneintensitétellequ’ellelaconduitd’abordaucrime,puisausuicide.AmoureusedeJacquesdepuissonenfance,Florenepeutquesouffrirunefoisqu’elleobtient,lejourdel’arrêtdutraindeJacquesdanslaneigeprèsdesamaisondegarde-barriè-reàlaCroix-de-Maufras,lapreuveindubitabledelaliaisondeJacquesetdeSéverine».Commebeaucoupd’autrespersonnagesdeceroman–Roubaud,Jacques,Séverine,Pecqueux,MisardetPhasie–elleaune idée fixe27quil’obsède,etlasienneconsisteàvouloirsevengerdeceluiquil’adédaignéeetrejetée–croit-elleparerreur–etdesamaîtresse.AinsiFlorevadevenirunmonstre:28inconsciente,danssadouleuretsondésirdevengeance,elleprovoquera lacatastropheferroviairede laCroix-de-Maufras.Toutefois, lenarrateur la traite avec beaucoup de compassion, car il montre au lecteurlaprofondeurdesasouffranced’enfantdéçuedanssonamouretsesrêves.EtFloreneserendcomptedesconséquencesterriblesdesonactequ’aprèsl’accident,unefoisqu’elleaapprisquetoutsoncrimeaétépourrien,puis-queSéverines’estsortiesaineetsauvedelacollision,etqueJacquesn’estpasmort,maisseulementblessé,etqu’onl’emmèneàlaCroix-de-Maufras,àlamaisondeSéverinetouteproche,oùilpourraserétablir,soignéparsamaîtresse:«Et ce fut, pour Flore, le déchirement suprême,cequil’arrachaitdelui,àjamais. Il lui semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant, d’une inguérissable blessure.»29

Désormais,l’horreurqueFloread’elle-même,queJacquesetlesautresontd’elle,lafaitsouffrirencoreplusetlaconduitauxténèbresdutunneldeMa-launayoùellechercheraettrouveralamort,écraséeparl’expressàlarencon-treduquelelleamarché.Devenuemonstre,ellenepeutquemourirécraséeparunautremonstre.30

LepersonnagedeFloreestunarchétypedel’êtrehumain–ouplutôtdelabêtehumainedanslamesureoùtouthommeestunebêtehumainedansce

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roman31–quiporteenlui-mêmelasourcedesapropresouffrance,ceenquoiZolaestdoncencoreunefoisredevableàSchopenhauer.Ledestindestroisfemmesde lafamilleMisardnoussemble illustrer laréflexionsuivantedeSchopenhauersurlaconditionhumaine:

«Maislafindernièredetoutcela,quelleest-elle?Maintenirl’existenced’individuséphémèresettourmentéspendantuncourtintervalledetempsetcela,dansleplusheureuxdescas,dans une détresse supportableetuneabsencededouleur relative,aussitôt suivies par l’ennui qui guette;permettreensuitelaperpétuationdecetteespèceetdetoutesonactivité.»32

Car,dèsquel’hommeestexemptdesouffrance,c’estl’ennui,àl’affût,quileguette.QuantaucasdetantePhasie,quisemeurtlentement,empoisonnéeparsonmariMisardquiveuts’emparerdesonmaigrehéritage,ellesouffreaussibiendanssoncorpsquedanssonâme.Danssoncorps,parcequ’illalâche,minéparlepoison,danssonâmeaussi,parcequ’ellesesaitmourante,etcelapourunequestiond’argent,pourson«magot»dontellenerévéleralacachetteàpersonne.TantePhasiesouffre,certes,toutelalonguejournée,seuledanssachambredemalade,dans«cetrou,àmillelieuesdesvivants»33qu’estpourellelarégionsolitaireetdésertiquede laCroix-de-Maufrasoù iln’yaquedeuxmaisons,dontl’une,celledeGrandmorin,estparailleursinhabitéeettoujoursvidedepuislamortdeGrandmorin.

22

Ibid.,p.1880.

23

Cette image de l’homme, marionnette de lavolonté, est récurrente chez le philosophe.Voir notamment Schopenhauer, pp. 1720–1724,p.1764.Nous l’analyserons endétaildanslasuitedenotrearticle(cf.lasection«L’irrationalitédel’homme»).

24

Àl’exceptiondel’hommedegénie,quis’af-franchitdemanièretemporaireetprovisoire,le temps de la création artistique et de lacontemplation esthétique, de la dominationdelaVolonté.

25

ArthurSchopenhauer,Le Monde comme vo-lonté et représentation, trad. A. Burdeau,PUF,Paris1966,p.1888,misenitaliquesparnous.

26

ChristopheBouriau,Schopenhauer,LesBel-lesLettres,Paris2013,p.164.

27

GillesDeleuzeaffirmequel’idéefixequiob-sèdeunnombredepersonnagesdeLa Bête humaineaupointdedominerleursdécisions,leurs actes et leur vie, n’est qu’un visage,qu’unaspectdel’instinctdeMortquiseca-che sous leur «grande fêlure» héréditaire.VoirGillesDeleuze,«Zolaetlafêlure»,in:ÉmileZola,La Bêtehumaine,Gallimard,Pa-ris1969(pourlapréface),p.14.

28

UncritiquecontemporaindeZola,PaulGinis-ty,areprochéàZola,danssacritiquepubliéedansleGil Blasdu15mars1890,den’avoircréé«quedesmonstres»dansceroman(cf.Zola,La Bête humaine,p.428).

29

Zola,La Bête humaine,p.342,misenitaliqueparnous.

30

Floreseratuéeparuntrainquedesmétapho-res zoomorphes transforment en monstre:«L’œil se changeait en un brasier, en unegueuledefourvomissantl’incendie,lesouf-fledumonstrearrivait,humideetchauddéjà,dans ce roulement de tonnerre, de plus enplusassourdissant.»(Zola,La Bête humaine,p.345)

31

PhilippeHamonnotequ’iln’estpasdeper-sonnagedansceromanquinesoitdécritparune ou plusieurs images zoomorphes. VoirHamon,«La Bête humaine » d’Émile Zola,pp.91–121.

32

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II,pp.1719–1720,misenita-liqueparnous.

33

Zola,La Bête humaine,p.62.

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1.2. « Entre la souffrance et l’ennui »

Danslasectionprécédente,nousavonsanalysélasouffranceressentieparlespersonnages,notammentparlehérosJacques,parFloreetparsamère,tantePhasie.Encequiconcernelecasdecettedernièreenparticulier,ilnoussem-blequ’ilestl’illustrationnonseulementdelasouffrance,maisaussidesoncorollairequiest l’ennui,autregrand thèmeschopenhauerien.L’ennuidontsouffrelatantePhasieestd’abordlaconséquencedesamaladiequiluiaôtéirrémédiablementsabeautéavecsasantéetsaforcevitale:

«Aujourd’hui,bienqu’âgéedequarante-cinqansàpeine,labelletantePhasied’autrefois,sigrande,siforte,enparaissaitsoixante,amaigrieetjaunie,secouéedecontinuelsfrissons.»34

Samaladiel’aprivéedesonanciendivertissement35quiconsistaitendenom-breusesaventuresaveclesinspecteursdelavoiequipassaientparlarégion.Sesbrèvesaventuressexuellesluifaisaientsupporterl’indifférenceetsurtoutl’insignifiancedesonsecondépoux,Misard, toutcommeelles luipermet-taientdemieuxsupporterlasolitudeetlaprivationd’uneviesocialequ’elleauraitpuavoiravecdesvoisinsdansunlieumoinsreculé,maisqu’ellen’apasdans«cecoinperdu»36qu’estlaCroix-de-Maufras:

«Maiscesdistractionsavaientcessé,et elle restait là, les semaines, les mois, sur cette chaise, dans cette solitude,àsentirsoncorpss’enallerunpeuplus,d’heureenheure.»37

Rien,dans ladescriptionde laCroix-de-Maufras,dénotantlasolituded’unmondedésert,n’offrededivertissementàtantePhasie:

«Auxdeuxbordsdelavoie,cesaccidentsdeterraincontinuels,lesmontéesetlesdescentes,achèventderendrelesroutesdifficiles.Lasensationdegrandesolitudeenestaugmentée:lesterrains,maigres,blanchâtres,restentincultes,desarbrescouronnentdesmamelonsdepetitsbois,tandisque,lelongdesvalléesétroites,couledesruisseaux,ombragésdesaules.D’autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se succèdent, stériles dans un silence et un abandon de mort.»38

Notons dans cet extrait le choix de mots appartenant au champ lexical dela«mort»etdu«désert».Dansuntelpaysageoùlanature,stérileetnue,n’offreaucunebeauté,aucunedistraction,tantePhasies’éteintpeuàpeu,sansamis,etpresquesansfamille,carsafille,toujoursabsente,errantparmontsetparvaux,luiparleàpeine.L’ennuiestlelotdePhasie,etsavieancréedanslamaladiesedéroulelittéralement«entreladouleuretl’ennui»,conformémentàlavisiondeSchopenhauerdel’existencehumaine:

«Vouloiretdésirerquelquechose,voilà toutesonessence, toutàfaitcomparableàunesoifinextinguible.Orlabasedetoutvouloirestlebesoin,lemanque,doncladouleur,àlaquelleilestlivréd’embléeetenvertumêmedesonessence.Sienrevanchelesobjetsdesonvouloirluiviennentàmanquer,lorsqu’unesatisfactiontropfacilelesluireprendaussitôt,il est assailli par un vide terrifiant et par l’ennui : autrement dit, son essence et son existence mêmes deviennent pour lui un poids insupportable. Sa vie, tel un pendule, balance alors entre la douleur et l’ennui, les deux constituant concrètement ses éléments ultimes.39

Laseuledistractionquiresteàlamaladebientôtréduiteàl’immobilité,estde regarder passer les trainsde la ligne Paris-Havre proche de sa maison.Toutefois,Zoladonneàcetuniquedivertissement quiresteàtantePhasieunevaleurambivalente,carellesemourradansl’indifférencegénérale,celledesafamille,maissurtoutcelledespassagersdestrainsquipassentconstammentprèsdesamaisondegarde-barrièresansavoirlamoindreidéenonseulementdesonexistence,maissurtoutdudramequisejouedanssamaisonetdontelleestlavictime.

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2. L’irrationalité de l’homme.

Delanotionzoliennede«lafêlure»àcelledel’inconscient.Zolaamaintesfoissoulignél’importancedel’héréditéfamilialedansl’his-toiredediversvices,dépendancesouautrescomportementspathologiquesoudéviants–l’alcoolismedeGervaise,lapromiscuitésexuelledeNana,lapulsionmeurtrièredeJacquesLantieretc.–dontsouffrentlesmembresdelafamilledesRougon-Macquart.40Ilfaitemployeràcedernierpersonnageletermede«fêlure»41pourdésignercettepropensionhéréditaireàtomberdanstoutesorted’excèsetdedépendances.EtGillesDeleuzederéfléchirsurcetermedanssonintroductionàl’éditiondeLa Bête humainedans«Bibliothè-quedelaPléiade»deGallimard,introductionreprisedanslacollection«Fo-lio/Classique»dumêmeéditeur:

«L’héréditén’estpascequipasseparlafêlure,elleestlafêlureelle-même:lacassureouletrou,imperceptibles.»42

Lafêlureestdonccetteprédispositionhéréditaireàcausedelaquelleunper-sonnageestdominéparsespulsions,parsoninstinct,etDeleuzed’affirmer:

«À travers la fêlure, l’instinctcherche l’objetqui luicorresponddans lescirconstanceshis-toriquesetsocialesdesongenredevie:levin,l’argent,lepouvoir,lafemme(…).»43

PhilippeHamonrappellecesconclusionsdeDeleuze44etsoulignequec’estl’inconscient,lieud’oùsurgissentlespulsionsetlesinstincts,quiestlevraisujetet«milieu»dedescriptiondeLa Bête humaine,commeétaientlemi-lieuouvrierpourL’Assommoirouceluiduthéâtreetdelaprostitutionpour

34

Ibid.,p.61.

35

Lethèmedudivertissement,toutenoccupantchez Schopenhauer une place bien moinsimportantequechezPascal,n’yestpourtantpasabsent,commelesoulignelephilosopheClémentRosset:«Cen’estpasquecertainshommes ne puissent, prenant conscience deleur asservissement, s’en affranchir d’unecertaine manière en accédant à la lucidité.Mais,etc’estlàuneautreintuitionprofondedeSchopenhauer,laplupartdeshommesre-fusentd’écouter lavoixde la raisonqui lesconvie à cette prise de conscience, parceque la lucidité les plongerait dans un ennuiqu’ilspressententpourl’avoirplusoumoinsdirectementexpérimenté,ennuiquin’estpasseulement lassitude et fatigue, mais surtoutsentiment du néant, dont l’inconscience lesprotège,demanièrepsychanalytique.Ilspré-fèrentdoncconsentiràjouerdebonnefoileurrôledepoupée.Onaurareconnulethèmedudivertissementpascalien,surlequelSchopen-hauersurenchéritàplaisir.»ClémentRosset,Schopenhauer, philosophe de l’absurde,PUF,Paris1967(2013),p.77.

36

Zola,La Bête humaine,p.58.

37

Ibid.,p.63.

38

Ibid.,p.59,misenitaliquesparnous.

39

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation I,pp.590–591.

40

Voirnotamment l’extraitduprojet initialre-misparZolaàsonéditeurLacroix:«Étienneest un de ses cas étranges de criminel parhéréditéqui, sansêtre fou, tueun jourdansunecrisemorbide,pousséparun instinctdebête.»(citéparMarie-ThérèseLigot,«Dos-sierhistoriqueetlittéraire»inÉmileZola,La Bête humaine,p.423).

41

VoirZola,La Bête humaine,p.78.

42

GillesDeleuze,«Zolaetlafêlure»inÉmileZola,La Bête humaine,Gallimard,Paris1977et2001(1969pour lapréfacedeGillesDe-leuzeparuedansLogique du sens),p.7.

43

Ibid.,p.9.

44

VoirHamon,La Bête humaine d’Émile Zola,pp.110–116.

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Nana ;45Hamon rappelle,àcetégard,que le titreL’Inconscient,àcôtédeL’Instinct ou L’Instinct du meurtre,46 figure parmi ceux, par ailleurs nom-breux,auxquelsZolaasongépoursonroman.47

Or,c’estSchopenhauerquiestlepremierdesphilosophesmodernesàavoirsoulignélerôlesecondairedelaraisonetdumoiconscientparrapportàcequ’il nomme l’inconscience.48 Le rôle de ce concept de l’inconscience esteneffetd’une importancecapitaledanssa théoriede lavolonté,comme lepréciseVincentStanek.49

Ilsepeut,toutefois,quel’intertextedeSchopenhauernesoitpasleseulres-ponsableetleseulprésentchezZolaencequiconcernelavisionzoliennedel’hommedominéparsespulsionsetparsonsoisubconscientouinconscient.Eneffet,Hamonsoulignequ’encequiconcernelamiseenavantdelado-minationdel’inconscientetdelavalorisationdel’inconscientparrapportàlapenséeconsciente,pourunnombred’auteursfrançaisdesdeuxdernièresdécenniesduXIXesiècle,dontZolafaitpartie,l’influencedeSchopenhauersejointàcelled’EduardvonHartmann,50etqu’ilestdifficiledelesdéparta-ger.L’ouvragePhilosophie de l’inconscientdeHartmann,quisortàBerlinen1869,seratraduitenfrançaisdès1877,alorsqueLe Monde comme volonté etreprésentationn’esttraduitenfrançaisqu’enmai1885parAugusteBurdeau.Pourtant,SchopenhaueraeuenFrance sonvulgarisateur,ThéoduleRibot,qui,deuxansavantlaparutiondelatraductiondeBurdeau,avaientdéjàpu-bliésonouvrageLes Maladies de la volonté(voirHamon,ibid.,p.112).Quantàl’influenceéventuelledeHartmannsurZola,nousestimonspourtantqu’iln’estpaspossibledeprouverqueZolaaitvraimentluHartmann,àquois’ajoutelefaitquelathéoriedel’inconscientdeHartmannaétéelle-mêmelargementinfluencéeparlapenséedeSchopenhauer.51

2.1. La dévalorisation de l’intellect ou le cas du juge Denizet

Considérons toutd’abord lepersonnagedeLa Bête humainequi incarnelaraisonetlapenséelogique–lejugeDenizet.Ilestlejuged’instructionchargéde l’enquête sur lesdeuxmeurtresclédece roman (dont l’intrigue relèveautantduromanpolicierqueduromansociologiquesurlemilieuduchemindefer):lemeurtreduprésidentGrandmorinetceluideSéverine.Médiocre,sansêtrestupide,lejugesetromperadeboutenboutquantauxmobilesdescrimesetàl’identitédesmeurtriers:ilverradescrimescrapuleuxdansdesmeurtresquinelesontpoint.52Sicejuged’instructionseridiculiseparseshypothèsesetson«interprétation»erronéedesfaits,c’estprécisémentparsonexcèsde logiqueetde raisondansunehistoireoù la raisonn’a rienàfaire,l’inconscientétantseulresponsabledanslecasdeJacques,etlargementdominantdanslecasdeRoubaud.Ets’ilseraitlogiqueetvraisemblablequeRoubaudaittuépours’emparerplusvitedel’héritage–dulegsdelamaisondeGrandmorin–cequin’estpourtantpaslevraimotif,etlelecteurlesaitdèslepremierchapitreduroman.Lepremiermeurtreestuncrimepassionnel–Roubaud,marideSéverine,tueGrandmorin,l’ancienamantdesafemme,dansunexcèsderageetdejalousie.Delamêmefaçon,lelecteursaurad’em-bléequelesecondmeurtre,celuideSéverineparlehérosJacquesLantier,estunmeurtrepulsionnel,quec’estunehistoireoùprécisément laraisonet lalogiquen’ontrienàfaire.Thorel-Cailleteauaffirme:

«Passanttoujourssonbut,l’intelligencedeDenizetestuneintelligencedévoyée.»53

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Nousajouteronsàcelaqu’ilenestainsiparceque,dans lavisiondeZolalecteurdeSchopenhauer, toute intelligenceestnécessairementdévoyée,ouplutôtimpuissantedevantl’intelligenceducorpsqu’estl’inconscient.Carcerenversement du rapport entre l’intellect et les instincts est précisément lagrandeoriginalitédeSchopenhauerparrapportà lapenséeoccidentalequiluiaprécédé.LejugeDenizetqui,danssonenquête,nefaitqueraisonnerlogiquement,doitêtremisenéchecdevantcesmeurtresquisontincompré-hensiblespardéfinition,sicomprendreveutdirechercherlesmobilesvrai-semblables.Du reste,deuxdes titresauxquelsavait songéZolaétaientLe Meurtre incompréhensibleetSans raison.54

2.2. Le cas de Jacques Lantier ou l’homme marionnette d’une pulsion aveugle.

CequelavisiondeZoladansceromandoitàlamétaphysiqueetàl’éthiquedeSchopenhauer,c’estenpremierlieul’accentmisparleromanciersurl’im-portancede l’inconscient,etsur laprimautéconséquentede l’affectifetdel’irrationneldanslaviepsychiquedel’hommeetdanssesactes–suprématieprocédant du postulat schopenhauerien du primat de la volonté.55 Ensuite,

45

Ibid.,p.13.

46

Mitterandénumèretouscestitres,dontL’In-conscient, dans ses «Notes deLa Bête hu-maine»(voirZola,RM, t.IV,note995,pp.1757–1758)

47

Zolaaavoué lui-même,danssa lettreàVanSantenKolff,avoireudumalàtrouverlebontitrepourceroman:«Quantautitre,laBête humaine, il m’a donné beaucoup de mal, jel’ai cherché longtemps. Je voulus exprimercetteidée:l’hommedescavernesrestédansl’homme de notre dix-neuvième siècle, cequ’ilyaennousdel’ancêtrelointain.»ÉmileZola,«LettreàVanSantenKolff»inÉmileZola,Les Rougon-Macquart,t.IV,p.1744.

48

Schopenhauer n’utilise pas le substantif«l’inconscient»,mais «l’inconscience». Ilemploielemot«inconscient»seulemententantquequalificatif.

49

Voir Vincent Stanek, La Métaphysique de Schopenhauer, Librairie philosophique J.Vrin,Paris2010,pp.114–115.

50

VoirHamon,La Bête humaine d’Émile Zola,p.19.

51

Voir Stanek, La métaphysique de Schopen-hauer,p.114.

52

LejugeDenizetconsidéreraàlafinqueRou-baudaassassinéleprésidentGrandmorinpourentreraussivitequepossibleenpossessionde

son legs(lamaisonde laCroix-de-Maufras)dont leprésidenta faitdonationàSéverine,etqu’ilafait tuerpar lasuiteSéverineelle-même par un complice, Cabuche, afin dejouir tout seul de la propriété de la maisondeGrandmorinetdelavendre,probablementpourpayersesdettesdejeu.

53

Sylvie Thorel-Cailleteau, Le réalisme et le naturalisme, Hachette Livre, Paris 1998,coll.«LesFondamentaux»,p.107.

54

VoirMitterand, «Notes etVariantes», note995, inZola,Les Rougon-Maquart, t. IV,p.1757.

55

ClémentRossetmetl’accentsurl’originalitédecette idéedeSchopenhauerconcernant leprimatdelaVolontésurl’intellect:«Lepri-matduVouloirsurlesreprésentationsintellec-tuelles représente une rupture d’importanceinestimabledansl’histoiredesidées.Nonquecette rupture soit entièrement nouvelle: lesphilosophesetlesécrivainsclassiquesavaientdéjàanalysé telou telaspectde laprimautéde la «passion» sur le «jugement»;maisSchopenhauerestlepremieràfonderetàsys-tématisercetteprimautéduVouloirsurl’«Es-prit».C. Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde,p.23.EtChristopherJanawaymetl’accent,luiaussi,surlanouveautédelavisiondeSchopenhauerquidétrônelaraisonetconscienceetlesrendsecondairesparrap-portaucorps,siègede laVolonté:«Cequiest premier ou fondamental chez l’homme,n’est ni la rationalité, ni l’intentionnalité del’actionnimêmelaconscience.Lavéritableessencede l’individunesesituepasdans le

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nousdécouvronsl’impactdelapenséeschopenhaueriennedansl’importanceaccordéeparZolaaurôledespulsions,etparconséquentàceluidelasexua-lité.56Enfin,nouspouvonsdécelerl’intertextualitédelapenséeschopenhaue-riennedanslethèmedudédoublementdelapersonnalitédeJacquesLantier,dans l’importance donnée à la pulsion de mort,57 ainsi que dans l’idée durefoulement.58Rappelonsque,selonSchopenhauer,lespulsions,aunombredesquellesfigure lapulsionsexuelle,«sont issuesduprincipecommun, lavolonté» .59SonoppositionentreVolontéaveugleet inconsciente(dont lelieuest lecorps toutentier)et l’intellecttrouveraune illustrationfrappantechezZoladanslecasduhérosJacquesLantier,dontl’intellectn’exerceaucuncontrôlesurlapulsionaveugledumeurtre,pulsionmêléeaudésirsexuel,etcettescissionentresonintellectetsespulsionsirajusqu’àladissociationdesapersonnalitélorsdesesmomentsdecrise.Commenousl’avonssoulignédanslasectionprécédente,presquetouslespersonnages–à l’exceptionévidemmentdu jugeDenizetetdeCamy-La-motte,secrétairegénéralduMinistèredelaJustice–sontdominésparleurpulsions,qu’il s’agissedu jeudecartespourRoubaud,marideSéverine,delajalousiesexuelledeRoubaud,deFloreouduchauffeurPecqueux,del’ivressepourcedernier,oudel’idéefixederetrouverlemagotdesonépousepourMisard,oudelapulsiondemort,évidentechezJacquesetlatentechezSéverine puisqu’elle attire la violence de Jacques comme elle avait attirécelledesonmari.Touscespersonnagessontdoncasservisàleurspulsionsaupointd’enêtrelesmarionnettes,imagerécurrentechezSchopenhauerquil’emploiepourillustrercettedominationdespulsionsirrationnellessurl’in-tellect:

«C’estpourquoij’aiditquecesmarionnettesnesontpasactionnéesparl’extérieurmaispor-tentenellesun rouageenvertuduquelseproduisent leursmouvements.Ce rouage,c’est laVOLONTÉDEVIVREquisemontresous la formed’unmoteur infatigable,d’unepulsionirrationnellequin’apassaraisonsuffisantedanslemondeextérieur.»60

Toutefois,c’estlehérosduroman,JacquesLantier,quiillustrelemieuxnonseulementcetteservitudedel’hommeàsespulsions,maisaussilacomplexi-tédecetesclavage,puisqu’il s’agit,pour Jacques,de servirdeuxpulsionscontradictoires.Jacquesestalorségalementlepersonnagequiillustreetin-carnelavisiondualistedespulsionsquiestcelledeSchopenhaueretquiserarepriseplustardparFreud:d’uncôtéledésirsexuelcommelamanifestationdelavolontédevivre,etdel’autrelapulsiondemort.DanssonÉbauchedeLa Bête humaine,dontl’extraitestcitéparHenriMit-terand,Zola réfléchitainsisur le lienentre l’amouret lamortquicaracté-riseJacquesLantier,etqui,selon luietpar-delàsonhéros,caractérise touthomme:

«Ilnesongeplusàtuerunefemmedepuisqu’ilaimeetpossèdecelle-là.Celaseserait-iltournéenamour?Chercher l’analysecurieuse.Toutsonanciendésirs’enallantdans lapossessionphysique.L’amouretlamort,posséderettuer,lefondsombredel’âmehumaine.Entrouvrirlaported’épouvante»(f°134).»61

DanssonarticlecélèbresurLa Bête humaine,JulesLemaîtreavaitdéjàsou-lignél’enchevêtrementdecesdeuxpulsionscontradictoiresdansleromandeZola:

«Danssondernierroman,M.Zolaétudielepluseffrayantetleplusmystérieuxdecesinstinctsprimordiaux:l’instinctdeladestructionetdumeurtreetsonobscurecorrélationavecl’instinctamoureux.Ilestlepoètedufondténébreuxdel’homme,etc’estsonœuvreentièrequidevraitportercetitre:La Bête humaine.»62

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LedédoublementdeJacquesentresonmoiconscientetsonsoi,foyerdepul-sions,esttelquel’onpeutvraimentparler,entermesdepsychiatriemoderne,detroubledissociatifdelapersonnalité.Ils’agitd’unevéritablealiénation,dontl’imageducouteau,instrumentdumeurtredeGrandmorinparRoubaud,etdeSéverineparJacques,ainsiquelarécurrenceduverbe«couper»,sontles métaphores du clivage, de la dissociation, comme le souligne PhilippeHamon.63Toutefois,encequiconcernel’idéedudédoublementdelaperson-nalité,àcôtédel’intertexteducourtromanL’Étrange cas de Dr. Jekyll et de Mr. Hyde deRobertLouisStevenson,publiéenjanvier1886,ilyaaussiceluidelapenséedeSchopenhauersurleprimatdelavolontéetdelapossibilitédelascissionentrelavolontéetl’intellect:«Bienplus, l’intellect resteàcepointexcludesdécisionsetdes résolutions secrètesde saproprevolontéqu’illuiarriveparfoisdenepouvoirenêtreinforméqu’enlesépiant,enlessur-prenantcommes’ils’agissaitdesdécisionsd’unevolontéétrangère,sibienqu’ildoitprendrelavolontésurlefaitetsaisirparsurprisesesmanifestations,pourarriveràaccéderàsesvéritablesintentions.»64

EncequiconcernecettemanifestationdedeuxpulsionscontradictoireschezJacquesLantier,ilfautsoulignerquec’esttoujourslespectacledelagorgeblanched’unefemmequifaitnaîtrechezluiundésirdesangaussisoudain

«je»conscient,nidanslesujetdelaconnais-sance, mais bien plutôt dans la volonté, quiestfondamentalement«aveugle»et«dénuéedeconnaissance»,etqui,eninteractionavecl’intellect,secomportequasimentcommeunagent indépendant.» Christopher Janaway,«Lavéritableessencedel’homme:Schopen-haueret lavolonté inconsciente», in: Jean-CharlesBanvoyetal.(éd.),Schopenhauer et l’inconscient,PressesUniversitairesdeNan-cy, Nancy 2011, pp. 45–46). Schopenhauerréitèresouvent l’idéedecettedominationdel’inconsciencesur laconscience,dominationquidécouledufaitquel’inconscienceprécèdela conscience, la conscience n’étant qu’unefonctiondérivéeducorpsquiestlesiègedespulsionsparlesquellessemanifestelaVolon-té,commedansl’extraitsuivant:«L’incons-cience <Bewusstlosigkeit> est l’état originelet naturel de toute chose; par suite, elle estaussi labased’oùémerge,chezdesespècesparticulières d’êtres, la conscience, laquelleestl’efflorescencesuprêmedecelle-ci;c’estpourquoiaussiellerestetoujoursprédominan-te.»Schopenhauer,Le Monde comme volonté etreprésentation II,p.1365)

56

Selon Schopenhauer, l’amour – réduit à lasexualité–estpourl’humanitéuneaffairetrèsimportante,car lasexualitéestunedesdeuxmanifestationsdelaVolonté(laquelle,chezlesespècesvégétalesetanimales,prendl’aspectdelavolontédevivre),l’autremanifestationenétantl’autoconservation.Celle-cisertàlaconservationdel’individu,alorsquelasexua-litésertà laconservationde l’espèce.Sur lepourquoidel’importancedelasexualité,voirnotammentSchopenhauer,Le Monde comme volonté et représentation II,«Métaphysiquedel’amoursexuel»,pp.1978–2036.

57

PeterWelsensouligneque,dansunelettreàsaconsœurlapsychanalysteLouAndreas-Salo-mé,datantdu1eraoût1919,Freudluiditêtreentraindetravaillersurlethèmedelamortets’êtremispourcetteraisonàlirelespenséesdeSchopenhauerrelativesauxpulsionsetàlamort(cf.PeterWelsen,«Schopenhauerpré-curseurdeFreud»,in:Jean-CharlesBanvoyet al. (éd.), Schopenhauer et l’inconscient,PressesUniversitairesdeNancy,Nancy2011,p.144.).

58

Les traits énumérés sont, en même temps,précisément ceux qui résument la proxi-mitédes idéesdeSchopenhaueretdeFreud(Cf.Welsen, «Schopenhauer précurseur deFreud»,p.143).

59

Ibid.,p.159.

60

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II,p.1723.

61

Mitterand,«ÉtudedeLa Bête humaine», t.IV,p.1736.

62

JulesLemaître,l’articleparudansLe Figarodu08mars1890,citéparPh.Hamon,« La Bête humaine »d’Émile Zola,p.168.

63

Hamon, « La Bête humaine » d’Émile Zola,p.115.

64

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II,p.1477.

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qu’intense,commesileblancdelachairluifaisaitpenseraurougedusang.Leblanc,signifiantledésirsexueletlabeautédelafemme,seconjugueainsiaveclerouge,couleurdelaviolenceetdelapulsiondemort,commedansl’extraitsuivant:65

«Uninstant,elle[Flore]sembladevoirêtrelaplusforte,ellel’auraitpeut-êtrejetésouselle,tantils’énervait,s’ilnel’avaitpasempoignéeàlagorge.Lecorsagefutarraché,lesdeuxseinsjaillirent,dursetgonflésde labataille,d’une blancheur de lait,dans l’ombreclaire.Etelles’abattitsurledos,ellesedonnait,vaincue.Alors,lui,haletant,s’arrêta,laregarda,aulieudelaposséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrèrent les ciseaux, luisant parmi les bouts de corde ; et il les ramassa d’un bond, et il les aurait enfoncésdans cette gorge nue, entre les deux seins blancs, aux fleurs roses.»66

Jacquesestégalementunpersonnagedontlecomportementetlaviesontrégisparlerefoulement:dansl’extraitcitéci-dessus,ils’enfuitdelaCroix-de-Mau-fras, saisid’unegrandeangoisse.Le lecteurapprendraaussi,aucoursdecemêmechapitreII,quedepuisl’âgedeseizeans,lorsqueJacquesaétésaisiparcedésirdemeurtrepourlapremièrefois,lejeunehommeévitelagentféminineetmèneuneviesolitaire,ayanttransférétoutsonbesoind’affectionetsonbesoinrelationnelsursalocomotive,laLison,quiestpourluilesubstitutdelafemme.Aussi,lehérosduromannoussemble-t-ilillustrerlathèseschopenhaueriennerelativeàlafolie:laVolonté,aprèsunecrisedefolie,sesoustraitàlaraisonqu’elleavaitdominéepourunmomentouuntempspluslong,cequiavaitprovoqué lacrise,et laisse l’homme recouvrir sa raison.67Etc’estbien lecasdeJacques:aprèslemeurtrepulsionneldeSéverineetsafuitedulieudecrime–lamaisondeSéverineàlaCroix-de-Maufras–ilrecouvresesespritsetsaraisonaupointqu’auprocès,oùilestappelénonpasenqualitéd’accusémaisdetémoin,ilpleuresincèrementsurledestintristeetlamortprématuréedesamaîtresse,unejeunefemmesijolie…Iln’yapasd’hypocrisiedesapart,lenarrateurzoliennelaisseplaneraucundouteàcetégard:iln’yaquelefaitquel’autreenJacques,l’autrequin’étaitquelefaisceaudepulsionsmeurtrières,s’estretiréetlaissélaplaceàsonmoi«conscient»,donc«nor-mal», raisonnable–àceluiqui,s’ilnepouvaitpasavoirde l’amourpourSéverine,68avaitdumoinspourelledel’attachement.

2.3. Le rôle de l’inconscient dans les actes et dans le destin de Flore. Son suicide.

LecasdeFlorenoussembleêtreunexempletoutaussiimportantdeladomi-nationdel’inconscientsurlespersonnageszoliensdeLa Bête humainequelecasdeJacquesLantier,et,corrélativement,soncasattestedel’irrationalitédeleursdécisionsetdeleursactes.Commenousl’avonsditsupra,69Flore,danssondésarroid’amoureusedédaignéeouplutôtnégligéeparJacquesLantier,veutsevengerdecelui-cietdeSéverine,samaîtresse,enprovoquantunecol-lisionouuneautrecatastropheferroviaireoùlesdeuxamantsperdraientlavieàborddutraindanslequelJacquesestmécanicien.Toutefois,Florane décide pasàproprementparlerdeprovoquerlacatastropheferroviaireparcequecen’estpasunedécisionquiauraitétépriseaprèsunedélibération,enpesantlepouretlecontredel’acteàaccomplir.Cen’estpaslemoiconscientdeFlorequidécideetquichoisitquoiquecesoit.Toutaucontraire:c’estl’idéefixede lavengeance,dont lacatastropheferroviaireneseraitqu’unmoyen,qui s’empared’elle, qui s’impose à elle,etcetteidéevientd’uneautresourcequedumoiconscientdeFlore:

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«Lasemained’auparavant,l’idéebrusques’étaitplantée,s’enfoncéeenelle[enFlore],commesousuncoupdemarteauvenu elle ne savait d’où:lestuer,pourqu’ilsnepassentplus,qu’ilsn’aillent plus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à l’instinct sauvage dedétruire.»70

C’est donc sans réfléchirqueFlore accomplit le crime.Après sa prise deconsciencedel’horreurdesonacteetsurtoutdel’horreurqu’elleinspiredé-sormais à Jacques, Flore entre dans le tunnel de Malaunay et marche à larencontre de l’express qu’elle sait bientôt devoir arriver. Mais encore unefois,ilnes’agitnullementd’unedécisionstricto sensu,doncd’unedécisionrationnelle.Le récitdesamarchedésespéréevers lamortmet l’accentsurl’irrationalitédesabrusquedécision d’allermourirsousuntrain:«Que lui importait!elle ne raisonnait pas, ne pensait même pas,n’avaitqu’une résolutionfixe:marcher,marcherdevantelle,tantqu’ellenerencontreraitpasletrain,etmarcherencore,droitaufanal,dèsqu’elleleverraitflamberdanslanuit.»71

BienquelesuicidedeFloresembledémontrerlavéracitédelapenséescho-penhauerienneoùl’hommen’estqu’unemarionnettedelaVolontéaveugle,ledominant,ledirigeantetlemanipulant,ilfautsoulignerquelesuiciden’estjamaisunesolutionpourSchopenhauer,toutcommeiln’estpointunesolutionpourZoladansl’œuvreenquestion.PourSchopenhauer,lesuicideestunacteinutile,s’iln’estpasentièrementrépréhensible,parcequ’ilnefaitqu’affirmerlaVolontééternelleetindestructible.72Pourleromancier,lamortterribledelajeunefille,toutenétantlafin,lafinalitéetl’aboutissementlogiquesd’unper-sonnagedirigéparsespulsionsaussisauvagesquepuissantes,n’estpointuneissuedel’aporietragiquedanslaquelleFlores’étaitenferméeelle-même.

3. L’irrationalité du monde. L’image du monde comme machine et comme bête aveugle ou alliance du déterminisme et du hasard.

Dans laclausuleduroman,JacquesetsonchauffeurPecqueuxsontmorts,broyésparletrain,suiteàunebagarreprovoquéeparlechauffeur,ivremortcommed’habitudeetjalouxdeJacquesquiluiaprissamaîtressePhilomè-ne.C’estalorsqueletrain,tractéparlanouvellelocomotive608,chargéde

65

En ce qui concerne ce sens symbolique dublancetdurouge,mêlantledésirsexueletlapulsiondemeurtre,ilyenaunelonguetra-ditionlittéraireenFrancecommençantproba-blement par Perceval ou le Conte du GraaldeChrétien deTroyes, où les trois gouttesdusangsurlaneigerappellentàPercevallabeauté de Blanchefleur, sa bonne amie, cequiprovoqueunesorted’hypnosechezPer-ceval,hypnose suiviede la ragemeurtrière,unefoisquelejeunehérosestréveilléetin-terrompu brusquement dans sa rêverie (voirnotammentChrétiendeTroyes,Perceval ouLe Conte du Graal, Librairie générale fran-çaise,Paris1990,coll.«Lettresgothiques»,vers4096–4148,p.300–304).Maisiln’entreévidemmentpasdanslecadredenotreétuded’étudier toute l’intertextualité complexe etrichedeLa Bête humaine.

66

Zola,La Bête humaine,p.76–77,misenita-liquesparnous.

67

VoirSchopenhauer,Le Monde comme volonté et représentation II,p.1787.

68

Zola précise bien, dans sa Préface de ladeuxièmeéditiondeThérèse Raquin(1869),quesespersonnagesn’ontpasdesentimentsetqueleursamours«sontlecontentementd’unbesoin».VoirÉmileZola, Thérèse Raquin,Pocket,Paris1991,1998,p.262.

69

Voir supra, la section «Unmonde de souf-france».70Ibid.,p.317,misenitaliquesparnous.

71

Ibid.,p.344.

72

VoirSchopenhauer,Le monde comme volonté et représentation I,p.733.

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soldatsmobilisésetpartantàlaguerrefranco-prussienne,traversedansunecoursefolle,etdésormaissansconducteurnimécanicien,lacampagneetlespetitesvillesnormandes,suscitantlapeuretlaconsternation.Ilnous semble intéressantd’analyser la findu roman dans l’optiquede lapenséedeSchopenhauer.Cettecoursefolleetdéchaînéed’untrainsanssur-veillanceetsanschauffeurestpartiellementdueàl’enchaînementdecausesnécessairesetdéterminées,cardécoulantducaractèredespersonnages:c’estparcequelechauffeurdeJacquesestjalouxdenature,etqu’ilesttoujourssournoisetméchantquandilestivre,qu’ilessaieradetuerJacques,sonrival.LaliaisondeJacquesetdePhilomèneestaussienquelquesortenécessaire:cette jeunefemmenymphomane,aprèsavoireudesrelationsavec tous lescheminotsdisponiblesàlagareduHavre,s’attaqueforcémentàJacques,dèsquecelui-ciestdenouveaulibre,aprèslamortdeSéverine.Toutefois,cettealtercationdesdeuxrivauxsurlepontdelalocomotiveestaussidueauha-sard:c’estparcequePecqueuxapuavoirlapreuveindubitablequesamaî-tresseletrompaitaveclemécanicien,enlessuivantàleurinsuàlasortiedelacourdejusticeàRouenaprèsleprocèsdumeurtredeSéverine,chosequePecqueuxavaitsoupçonnéedepuisquelquestemps,maisdontiln’avaitpasdepreuves;c’estaussiunhasardqueJacques,d’ordinairesiconciliantavecsonchauffeur,siindulgentenverslesvicesdecedernier,décide,cejour-là,deletraiteravecautoritéetdeneplusluipardonnersonivrognerie…Bref,ilfautunesuitedecirconstancesetd’événementsfortuitsquiexacerbentlahainedéjàinstalléeentrelesdeuxrivauxpourqueleurdisputedégénèreenbagarreetquecelle-cisetermineparlamortaccidentelledesdeuxhommessouslalocomotive.Laconséquenceestterrible,letrainenmarcheéchappantàtoutcontrôle:«ÀRouen,ondevaitprendredel’eau;etl’épouvanteglaçalagare,lorsqu’ellevitpasser,dansunvertigedefuméeetdeflamme,ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur,ceswagonsàbestiauxemplisdetroupiersquihurlaientdesrefrainspatriotiques.Ilsallaientàlaguerre,c’étaitpourêtreplusvitelà-bas,surlesbordsduRhin.Lesemployésétaientrestésbéants,agitantlesbras.Toutdesuite,lecrifutgénéral:jamaisce train débridé, abandonné à lui-même,netraverseraitsansencombrelagaredeSotteville,toujoursbarréepardesmanœu-vres,obstruéedevoituresetdemachines,commetouslesgrandsdépôts.[…]Déjà,auloin,le roulement du monstre échappé s’entendait.Ils’étaitruédanslesdeuxtunnelsquiavoisinentRouen,ilarrivaitdesongalopfurieux,comme une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter.EtlagaredeSottevillefutbrûlée,ilfilaaumilieudesobstaclessansrienaccrocher,il se replongea dans les ténèbres,oùsongrondementpeuàpeus’éteignit.»73

Certes,cetrain-monstresansmécaniciennichauffeur,chargédejeunessol-datsivresquel’onconduitaufrontetquinesontévidemmentquedelachairàcanon,symbolise,auniveaudelaréalitépolitiqueethistoriquedel’époque,la bataille de Sedan,74 grande défaite de la guerre franco-prussienne qui amarquélafinduSecondEmpire,75régimetantexécréparZola.Toutefois, on peut y discerner, à un tout autre niveau, l’écho de la visionmétaphysiquedeZola,visiondont ilest,encoreune fois,engrandepartieredevableàSchopenhauer.Cetrainquisurgitdesténèbrespours’yenfoncer,neserait-ilpasaussi l’imagesymbolisant laVolonté,aveugleetsansbut?Neconduit-ilpasleshommes,ressemblantàdesmarionnettesivresetdoncinconscientes,làoùilveut–enl’occurenceàlamort?Nous observons tout d’abord que Schopenhauer, dans sa métaphysique, etZola, dans la clausule de La Bête humaine, utilisent la même image et lemêmesymboledumondecommemachine.PourSchopenhauer,lamachinesymboliseledéterminisme,lanécessitéimplacablequirégitlemondedelareprésentation,quiestlemondedesphénomènes,maisquinerégitquelui,

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car l’essencedumonde, lachoseensoi,cetteVolontéaveugle,seule restelibre:«Aussi se trouve-t-ondevantune seulealternative: soit on considère le monde comme une pure machine fonctionnant avec nécessité,soitonreconnaîtcommeessenceensoidecemondeune volonté libre dont la manifestation n’est pas immédiatement l’agir, mais tout d’abordL’EXISTENCE<Dasein>ETL’ESSENCE<Wessen>deschoses.»76

SelonSchopenhauer,lemondedelareprésentationestordonnéetrégléparlesloisnaturelles,oùrègneledéterminismeabsolu,alorsquecemêmemonde,auniveaudelachoseensoi,doncdesonessence,est«régi»paruneVolontélibre.Toutefois, laVolontéestaveugle,n’ayantpasdebut,nidecause, si bien qu’à ce niveau-là le monde semble gouverné par le hasard,etClémentRosset,àtortouàraison,yvoitlenoyauetl’originedelaphilosophiedel’ab-surde.77Ducôtédesphénomènes,ilyadoncledéterminismeleplusstrict,alorsqueducôtédelachoseensoiilyalalibertétotalejointeàl’absencedefinalité.Cettecoïncidencedurecoursàlamêmeimagedelamachine,chezlephilo-sopheetchezleromancier,nenoussemblepasfortuite.ChezZola,lanou-vellemachine608,«lederniercri», ladernière inventionde la technique,doncduprogrèsetde lascience– lascienceétantbaséesur laraison-estconduitepardeuxenragés(JacquesetPecqueux)qui,s’ilsnesontpasfous,sontaumoinsinconscients,etentoutcastoutàfaitirresponsables,etdontl’und’eux-Pecqueux-estivreàcemoment-là,cequiluiinterditd’agirrai-sonnablement.Finalement,après lamortaccidentelledumécanicienetduchauffeursuiteàleurviolentediscussionsurlepontdelalocomotive,celle-cin’estconduiteparpersonne.Ellepoursuitsacoursefolle,traînantderrièreelletoutletrainchargédesoldatségalementivres.Letraintraverselesplainesàgrandevitesse,nes’arrêtantdansaucunegare,fonçantversunecatastropheinévitable.78L’imagedelamachineetdutrainquiroulent,àunevitesseahu-rissante,sansmachinisteetsanschauffeur,àlafindeLa Bête humaine,noussemble véhiculer la vision métaphysique de Schopenhauer en symbolisantl’Universcaractérisépar l’alliancedudéterminismeetduhasard.Laméta-phored’unmécanismeabsurdetraduitladéraisonetl’absurditéd’unmondeoùtoutsertleVouloirqui,lui,neveutstrictementrien.L’imagesignifielanécessitésanscauseoùrienn’échappeaudéterminisme,maisoù lafinestpourtantabsente.Cetteangoissantevisionzolienneestcelled’unmondequin’estplusgéréparuneintelligencesupérieure:

73

Ibid.,p.411,misenitaliquesparnous.

74

Labatailleestàvenirdanslachronologiedutempsduroman.

75

LabatailledeSedanaeulieule1erseptembre1870.Ladéfaiteentraîne,dès le04septem-bre,ladéchéancedel’Empereuretlaprocla-mationdelaRépublique.

76

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation II,pp.1661–1662.

77

ClémentRossetprécise:«Lanécessitén’estdoncjamaisvéritablementnécessaire–mieux,

ellen’estqu’unhasardincompréhensible,quinecesserapourtant jamaisd’êtrenécessaire.Lavolontépar laquelleelle[lanécessité]semanifeste est à jamais, non pas seulementinconnaissable, mais par définition incom-préhensible: ‘ On ne comprendra jamais lavolonté.Elleneserajamaisramenéeàautrechose, elle ne pourra jamais être expliquéeparautrechose.Seuleeneffetelleestlemo-tifinexplicabledetoutechose,neprocèdederien,tandisquetoutprocèded’elle!’»ArthurSchopenhauer, Philosophies et philosophes,Alcan, Paris 1907, p. 154, cité parRosset,1967,p.57.

78

Voir lacitationdeLa bête humainedeZolaci-dessous.

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«En effet, alors que le monde est animé par une force aveugle et sans but, tout, au planphénoménal,suggèrea contrariol’idéed’uneorganisationintelligente.»79

Cetrainfoupasse«aumilieudesténèbres»,80oùl’obscuritéestl’imagedel’inconscience,qui,nousl’avonsvusupra,dominelepersonnagezolien,toutcommeelleestl’imagedelaVolontéinconsciente,essencedumonde.Rap-pelonsladernièrephrasedelaclausuleduroman:

«Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourdequ’onauraitlâchéeparmilamort,elleroulait,elleroulait,chargéedecettechairàcanon,decessoldats,déjàhébétésdefatigue,etivres,quichantaient.»81

Onpeutégalementyvoirlamétaphored’unmondeoùlatechnologie,commedansleFrankensteindeMaryShelley,aéchappéaucontrôledeshumains,unmondeoùmêmelareligionduprogrèsaperdusonsens,etoùcettereligionsetrouvedétournéedesaroutecommeuntrainfou.Maisc’estenmêmetempslavisioncauchemardesqueethallucinatoiredelaconditionetdeladestinéedel’hommedansunmondeirrationneloùtoutsertuneVolontéaveugle,in-consciente,dontilest,nousl’avonsvu,lamarionnette.82Etcettemarionnetteneserabientôtque«lepantincassé»83dansunesecondecatastropheferro-viaire,queZolas’abstientdenousreprésenter,maisquelelecteursaitêtreaussiimminentequ’inévitable.

Conclusion

Bienqu’ilyaiteuquelquesbrèvesréférencesàl’intertextualitéschopenhaue-riennedansLa Bêtehumaine,parPhilippeHamon84etparGérardGengem-bre,85iln’yavaitpaseud’analysedecetteproblématiquejusqu’àprésent,cequinousadécidéd’yconsacrernotrearticle.Nousavonscommencéparl’étudedelaproblématiquedelasouffranceetdel’ennui, thèmesschopenhaueriensparexcellence,puisnousavonscontinuéparcelledel’irrationalitédel’homme,esclaveetfinalementvictimedesespulsionsquipassentparla«grandefêlure»héréditaireanalyséeparGillesDeleuze.86Presque tous lespersonnagesdeceromansonteneffetasservisàleurspulsions:Roubaud,Jacques,Séverine,Pecqueux,Cabuche,Misard,FloreetmêmeGrandmorin,cequenousrapprochonsdelavisionschopen-hauerienne de l’homme, marionnette d’une Volonté aveugle. À travers leregarddesondescripteur, lehérosJacquesLantier,Zolavoit l’homme– ils’agitenoccurrenceducadavredeGrandmorin–souslaformed’«unpantincassé».Etfinalement,nousavonsétudiélavisionmétaphysiqued’unmondeirrationnelchezZola,visiondontlesymboleestl’imagedutrainfoudanslaclausuleduroman,traintraversant,dansl’obscuritédelanuit–oudel’in-conscient– lesespacesdésolésde laCroix-de-Maufras.Nous rapprochonscetteimagedecelledumondecommemachinechezSchopenhauer,chezquiellesignifiel’alliancedudéterminismeetduhasard.

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Daniela Ćurko

Schopenhauerova intertekstualnost u romanu Čovjek zvijer Émilea Zole

SažetakČlanak analizira Schopenhauerovu intertekstualnost u Zolinom romanu Čovjekzvijer, počevši od analize Schopenhauerovih tema patnje i dosade. Drugi dio proučava iracionalnost čovjeka jer gotovo svakim likom ovog romana vladaju instinkti. Nalazimo da je ta vizija bliska onoj Schopenhauerovoj, prema kojoj čovjeka vidi kao marionetu slijepe Volje. Uostalom Zola i sam, u II. poglavlju romana, poseže za metaforom bliskog značenja – dok junak Jacques Lantier pro-matra Grandmorinove ostatke, zaključuje da je čovjek tek »slomljeni lutak«. Naposljetku, pro-učavamo Zolinu metafizičku viziju jednog iracionalnog svijeta, koju simbolizira završni prizor u romanu – prizor vlaka koji, punom brzinom, juri kroz tminu, bez vozača i bez mehaničara. Ne zna se kud juri taj pomahnitali vlak, no očigledno hita skoroj i neminovnoj katastrofi. Tu sliku povezujemo sa Schopenhauerovom usporedbom svijeta sa strojem, figurom koja znači spregu determinizma i slučaja, pri čemu determinizam vlada pojavnim svijetom, dakle svijetom kao predodžbom, dok slučaj proizlazi iz činjenice da je Volja, koja nema cilja, i slijepa i slobodna.

Ključne riječiÉmileZola,Čovjek zvijer,ArthurSchopenhauer,intertekstualnost,patnja,dosada,iracionalnost,ira-cionalnostsvijeta

Daniela Ćurko

Schopenhauer’s intertextuality in Émile Zola’s novel The Beast Within

AbstractThis paper analyses intertextuality of A. Schopenhauer’s thought in Zola’s novel The Beastwithin. Our study is divided in three parts: we start by the analysis of sufferance and ennui, Schopenhauer’s themes par excellence. The middle part is dedicated to the study of the irration-ality of humans, almost every character in this novel being dominated by his instincts. We find this vision of a human being very close to that of Schopenhauer’s vision of a man as a puppet of the blind Will. Zola indeed in the chapter II of his novel uses the poetic image of a man as a “broken puppet”. Finally, we study Zola’s metaphysical vision of an irrational world, of which the symbol is a closing image of the novel – that of a frantic train rushing through the darkness,

79

Bouriau,Schopenhauer,p.142.

80

Voirlacitationinfra.

81

Zola,La Bête humaine,p.412,misenitaliqueparnous.

82

Christophe Bouriau de conclure, à la suitede Clément Rosset (voir C. Rosset, Scho-penhauer, philosophe de l’absurde, PUF,Paris1967(2013),queSchopenhaueraainsiouvert lavoieà laphilosophiede l’absurde,par sa vision de la nature de la Volonté:«Schopenhauer,commeonl’avu,aeneffetruinél’imaged’unmondeordonné,rationnel,orienté vers une fin. Il a privé le monde deson fondement théologique: lemonden’estpas l’œuvred’une Intelligence supérieureetbienveillantequiauraitdonnéunsensàno-

treexistence,maisl’expressiond’unvouloiraveugleetsansbut.C’estcettemétaphysiquedu vouloir aveugle qui génère, chez Scho-penhauer, lapenséede l’absurde.»Bouriau,Schopenhauer,p.142.

83

Ibid.,p.86.TelleestlaréflexiondeJacquesLantierobservantlecorpsdéchiquetédupré-sidentGrandmorin, trouvé parMisard prèsde la ligne de chemin de fer à la Croix-de-Maufras.

84

Voirsupra,p.1,note9.

85

Voirsupra,p.1,note8.

86

Voirsupra,p.5,note23.

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D. Ćurko, L’intertextualité schopenhaue-riennedansLa Bête humained’ÉmileZola420

without neither a driver nor a mechanic. We do not know where from does this train arrived, yet it is clearly heading towards imminent catastrophe. This image we connect to the image of the world as a machine in Schopenhauer’s thought, a figure representing conjoinance of determin-ism and case, by which determinism governs the appearing world, a world as a representation, while the case is derived from the fact that the Will, lacking its goal, is blind and free.

KeywordsÉmile Zola, The Beast Within, Arthur Schopenhauer, intertextuality, pain, boredom, irrationality,worldirrationality

Daniela Ćurko

Schopenhauers Intertextualität in Émile Zolas Roman Die Bestie im Menschen

ZusammenfassungDer Artikel analysiert Schopenhauers Intertextualität in Zolas Roman DieBestieimMenschen, beginnend mit der Analyse von Schopenhauers Themen des Leidens und der Langeweile. Der zweite Teil erforscht die Irrationalität des Menschen, da praktisch jede Figur dieses Romans von Instinkten dominiert wird. Wir sind der Auffassung, diese Vision komme jener von Schopen-hauer nahe, wonach er den Menschen als eine Marionette des blinden Willens betrachtet. Übri-gens greift auch Zola selbst im zweiten Kapitel des Romans zu einer Metapher mit der similären Bedeutung – während der Held Jacques Lantier Grandmorins sterbliche Überreste beobachtet, kommt er zu dem Schluss, der Mensch sei lediglich ein „zerbrochener Hanswurst“. Schließlich studieren wir Zolas metaphysische Vision einer irrationalen Welt, symbolisiert durch die Ab-schlussszene des Romans – die Szene eines durch das Dunkel der Nacht mit voller Schnelligkeit rasenden Zugs, nunmehr ohne Führer und Mechaniker. Man weiß nicht, wohin dieser tobende Zug saust, offensichtlich eilt er aber einer baldigen und unabwendbaren Katastrophe entgegen. Dieses Bild verknüpfen wir mit Schopenhauers Vergleich der Welt mit der Maschine, einer Fi-gur, die eine Kopplung von Determinismus und Zufall bedeutet, wobei der Determinismus die Erscheinungswelt beherrscht, also die Welt als Vorstellung, während der Zufall aus der Tatsa-che hervorgeht, dass der Wille, der ziellos ist, auch blind und frei ist.

SchlüsselwörterÉmileZola,Die Bestie im Menschen,ArthurSchopenhauer,Intertextualität,Leiden,Langeweile,Ir-rationalität,IrrationalitätderWelt