SI LONGUE LA NUIT

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Illustration et design de couverture : Aurélien Police

Direction : Guillaume PôDirection éditoriale : Sarah MalherbeÉdition : Estelle MialonComposition : SKGD-CréationCorrection : Catherine RigalDirection de fabrication : Thierry DubusFabrication : Florence Bellot

© Fleurus, Paris, 2021, pour l’ensemble de l’ouvrage.www.fleuruseditions.comISBN : 978-2-2151-6235-3MDS : FS62353

Tous droits réservés pour tous pays.« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse,modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. »

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SI LONGUE SOIT LA NUIT

CHRISTOPHE LAMBERT

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CHAPITRE 1DANNY

J’entends une voix jaillie de nulle part – « Trois, deux,

un… » – puis il y a un flash, accompagné d’un grésillement.

J’ouvre les yeux, le cœur battant, la sueur aux tempes.

Complètement désorienté. Je suis dans une salle de cours,

celle de sciences – biologie et physique. Je la reconnais tout de

suite avec ses paillasses plastifiées et ses petits éviers carrelés.

Mr Willoughby, le prof de sciences, est absent. Je ne l’aime

pas, Willoughby. Il est proche de la retraite, ronchon, pas

motivé et pas motivant. J’ai toujours trouvé sa voix aussi

soporifique qu’un gaz chimique. Et puis, de toute façon,

je n’aime pas les sciences. J’ai pas l’esprit formaté pour ça.

Mon truc à moi, c’est plutôt la littérature.

Willoughby a disparu mais je découvre quatre de mes

camarades debout à mes côtés. Enfin, quand je dis « cama-

rades », je vais un peu vite en besogne. Je ne parle jamais, ou

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presque, à la plupart d’entre eux. Et je doute que Johnny

Esparza, la petite brute de service, devienne un jour un ami.

Pour l’heure, Johnny ouvre de grands yeux ronds. Il regarde

autour de lui, poings serrés. Il est tout en nerfs et en muscles.

Pas vilain – il a des traits fins, des pommettes saillantes –, mais

sec et dur.

– Quelqu’un peut m’expliquer ? il lâche, sur la défensive.

Nous ressemblons tous à une bande de somnambules mal

réveillés.

– Je ne me sens pas bien du tout..., dit Calista Hamilton.

Elle est aussi blanche que la rangée d’éviers. Tout à coup,

elle tombe à genoux et vomit des litres d’eau. Littéralement

des litres ! Les spasmes plissent son ventre en hoquets

douloureux. Les autres s’écartent d’instinct. On se croirait

dans un film d’horreur. Calista tousse, crache ses poumons, et

finit par expulser un jet de bile jaunâtre. Laura Jackson est la

première à se ressaisir. Elle sort de sa stupeur pour aider

Calista à se relever.

– Ça va ? elle demande.

– D’après toi ? répond Calista avec colère.

Les contractions l’ont laissée brisée, mais surtout honteuse.

Calista, c’est la fille toujours impeccablement fringuée et

maquillée. Elle a sa propre chaîne YouTube, des milliers de

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Danny

followers suivent et likent ses tutos. Elle n’a pas un cheveu

qui dépasse. Pas un bouton d’acné… Une vraie gravure

de mode. Sans nul doute qu’à ses yeux vomir en public

représente le summum de la disgrâce…

– Il n’y a pas d’essuie-tout ici, putain ? elle s’énerve.

C’est la première fois que je l’entends jurer. Résignée, elle

s’essuie la bouche du revers de sa manche.

– C’est quoi, ce délire ? elle continue, excédée.

– Ouais, c’est vrai, renchérit Johnny. Qu’est-ce qu’on

fout ici ?

Il gratifie Laura d’un mouvement du menton dédaigneux.

– Hé, Jackson ! T’as pas une idée ? T’es la première de la

classe, non ?

Laura secoue la tête. La petite brute se tourne vers moi.

– Allbright ?

Allbright, c’est mon nom de famille. Mon prénom, c’est

Danny.

– Je sais pas, je réplique. J’y comprends rien.

Et c’est la vérité. Je suis complètement largué. À l’ouest.

Tous les regards pivotent vers Andrew Yankovic, la seule

personne qui n’a pas encore prononcé un mot. Andrew est

assis sur son fauteuil roulant. Il a une maladie rare, un truc

qui provoque une dégénérescence musculaire. Il éprouve des

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difficultés à parler, à bouger. Il est maigre, tout tordu,

semblable à ces arbres côtiers malmenés par le vent du grand

large. Par moments, il me fait penser à Stephen Hawking, le

scientifique qui a eu droit à son biopic, au ciné, il y a quelques

années. Andrew n’a pas besoin d’une machine vocale pour

s’exprimer mais son look rappelle beaucoup celui de l’illustre

savant : grand front d’intello, grosses lunettes à double foyer,

mâchoire inférieure de travers… et puis sa tête penche un

peu, comme si son cerveau était trop lourd. Il a beau se

mouvoir et s’exprimer au ralenti – il a des problèmes de

déglutition –, ses yeux vifs laissent filtrer une indéniable

vivacité d’esprit ! Laura et lui se tirent la bourre pour savoir

lequel des deux aura la meilleure moyenne générale en fin

d’année. Pour l’instant, Laura gagne d’une courte tête. Moi,

je suis moyen : ni bon, ni nul. Comme Calista. Quant à

Johnny, je pense que ce n’est pas lui faire offense que de le

qualifier de cancre. C’est étonnant qu’il n’ait pas encore arrêté

les études, comme son vieux et son frangin avant lui.

– Et toi, professeur Xavier ? insiste Johnny en toisant

Andrew. Une idée ?

– Le ciel, répond le garçon au fauteuil roulant.

– Hein ?

– Il est bizarre.

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Danny

Je n’avais pas encore regardé dehors, ma tête se tourne

vers la rangée de fenêtres, sur le côté. Je vois le parking

du bahut, la haie de buissons bien taillés et la pelouse

saupoudrée de blanc… normal, puisqu’on est en hiver.

Je vois également une autre aile du bâtiment. Le lycée

Richard-Matheson est un établissement scolaire tout ce

qu’il y a de plus ordinaire. Mélange de verre, de béton et

d’acier, il fait penser à un paquebot qui se serait échoué

sur les rives du Potomac, le plus grand fleuve de l’État du

Maryland. Banal, quoi. Ce qui l’est nettement moins, c’est

le ciel au-dessus du toit rectiligne…

– C’est quoi ce bordel ? grogne Johnny.

– J’hallucine ! s’exclame Calista.

Apparemment, elle a complètement oublié sa récente

humiliation. Toute son attention est maintenant focalisée

sur le ciel d’un noir intense, sans lune et sans étoiles.

Où sont passés la Grande Ourse, avec sa silhouette de

casserole, le Dragon ou encore la Vierge ?

– Qu’est-ce qu’on fiche au lycée en pleine nuit ? je réflé-

chis tout haut.

Une nuit très précoce, même pour l’hiver !

Chose encore plus étrange, des écharpes de lumière

diaprées traversent notre champ de vision.

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– Vous avez vu ça ? lance Laura. On dirait des aurores

boréales…

– En théorie, il faut être au pôle Nord pour voir des trucs

pareils, non ? questionne Johnny.

Laura hoche sombrement la tête.

Ce phénomène est aussi beau qu’effrayant.

Une citation remonte soudain à la surface de ma mémoire

pour éclater telle une bulle :

Et à travers ce trouble du climat,

Nous voyons changer les saisons !

C’est beau, mais ça vient d’où ? De quelle pièce ? Quelle

poésie ?

– Putain de merde, ça craint, commente Johnny.

Bon. La poésie, ce sera pour plus tard.

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CHAPITRE 2CALISTA

– Il doit y avoir une explication logique, lâche Laura Jackson

de sa petite voix flûtée. Une explication rationnelle.

Celle-là, j’ai jamais pu la blairer avec ses airs supérieurs !

Toujours à vous regarder de haut : « Je dis rien mais j’en

pense pas moins… » Or, je sais ce qu’elle pense, au fond

d’elle. Je le sais très bien : elle me prend pour une petite

conne superficielle, une allumeuse… Bien sûr, elle n’aurait

jamais le cran de me dire ces choses-là en face. La faune du

bahut, c’est 50 % d’hypocrites et 50 % d’imbéciles. Vous

trouvez que j’exagère ? Dans ce cas, soit vous êtes trop jeune

et vous n’avez pas encore connu les années lycée, soit vous

êtes trop vieux et vous avez la mémoire courte. Le bahut,

c’est une jungle, avec ses règles, son écosystème. Les faibles

se font bouffer par les forts, on fait ce qu’il faut pour

survivre… Darwin, la sélection naturelle, tout ça, quoi !

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Si longue soit la nuit

Je dois absolument appeler Mike, mon mec ! Il paraît

qu’on forme un beau couple. En tout cas, c’est ce que je lis

sous les photos que je poste régulièrement on line. Il m’a

couru après pendant longtemps, Mike. Je savais que

je céderais, à la fin (il me plaisait bien), mais j’ai fait durer

le plaisir. J’aime cette phase où on se tourne autour, où

tout est encore possible. Où on a le cœur qui bat, quand

l’autre entre dans la pièce, où on pense à lui (ou à elle) tout le

temps… Après, c’est chouette aussi, mais… je ne sais pas…

Au bout d’un moment, on dirait que la magie s’évapore un

peu. Pshit ! Tout devient plus normal, plus quotidien.

Je dégaine mon i-Phone dernier modèle. Je compose le

numéro de Mike. Ça sonne, mais ça répond pas. Message

d’accueil à la con : « Hééééé, tu es bien sur le portable du

plus beau gosse du Maryland. Tu peux me laisser un message

après le biiiip ! surtout si tu es blonde et bien foutue, hein ? »

J’ai horreur de cette tirade. J’entends les potes de Mike qui

rigolent derrière lui. Rires gras d’ados attardés. Pourquoi

Mike traîne-t-il encore avec eux ? Ils sont nuls, bovins,

lourdauds, débordants de testostérone. Mike vaut mieux

que ça. Quand il se retrouve seul avec moi, après les cours,

il arrête de fanfaronner… mais, avec ses copains, on dirait

que c’est plus fort que lui : il ne peut pas s’empêcher de

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Calista

frimer, de rouler des mécaniques… Ce que ça peut être

bête, les mecs, parfois.

Un petit tour sur les réseaux sociaux s’impose. Ce ciel-là,

dehors… trop bizarre ! Des dizaines de personnes ont déjà

dû le photographier, le commenter. Il ne se passe jamais

rien à Cumberland (« Trou-du-culand », a coutume de dire

Mike). Alors, s’il arrivait un truc de fou dans la région, on

en parlerait sur le Net, non ? De nos jours, les nouvelles

se diffusent plus vite sur la Toile qu’à la télé ou la radio.

Des millions de reporters amateurs arpentent les rues de

chaque ville, armés de leur i-Phone.

Mais qu’est-ce que je fous ici, en pleine nuit (si toutefois

on est bien la nuit) ? J’essaie de plonger dans mes souvenirs.

Je me suis levée, ce matin, j’ai pris mon petit-dej’, puis je

suis partie pour le bahut… et après, ben, je ne me souviens

plus de rien. Que dalle ! Ça aussi, c’est trop bizarre.

J’ouvre Insta et, là, un cri d’horreur se bloque dans ma

gorge. Je recule, cueillie par un coup de poing à l’estomac.

– Le salaud ! Il a osé…

Sur le compte de Mike, en première page : une grande

photo de moi en talons aiguilles, bas nylon et sous-vêtements

de dentelle rouge…

Il avait promis. Il avait juré sur la tête de sa petite sœur…

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Si longue soit la nuit

Ces sous-vêtements, Mike me les a offerts en juin dernier,

pour mon anniversaire. « Tu es trop canon, avec ! », qu’il

disait. Quand il a sorti son téléphone de sa manche, en

mode prestidigitateur, je lui ai fait jurer de ne jamais montrer

les photos à personne. « Bien sûr, bébé. C’est rien que pour

moi. Usage personnel. » Clin d’œil, puis il m’a jeté ce sourire

de fripouille qui me fait craquer.

Alors j’ai stupidement cédé.

J’ai adopté des poses, de plus en plus suggestives, de plus

en plus osées. Mike m’encourageait : « Oui, bébé, comme

ça, encore ! » Je me suis prise au jeu. Pour moi, c’était ça :

un jeu, rien de plus. On rigolait bien. « Oui, bébé, passe la

langue entre tes lèvres… »

L’adrénaline me fouette le sang. Ma colère flambe comme

une brassée de paille jetée dans le feu.

– Pitié, non, pas ça !

Les pouces levés défilent à toute vitesse. On dirait les

dollars, à la pompe, quand on fait un plein d’essence : deux

cents… deux cent cinquante… trois cents… C’est du

délire ! Je n’ose pas lire les commentaires sous la photo.

Je veux avaler ma salive mais je n’y arrive pas. Je n’arrive

même plus à respirer. Je recule jusqu’au mur le plus proche :

je dois m’appuyer à quelque chose de solide car mes jambes

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Calista

ont pris la consistance de la guimauve. J’ai l’impression

qu’une faille de la taille du Grand Canyon s’est ouverte sous

mes pieds.

Je me sens trahie, bafouée…

Je range le téléphone maudit dans ma poche. Mais mes

exclamations ont attiré l’attention.

– Qu’est-ce que tu as ? me demande Johnny Esparza.

Je sens des larmes de colère et de déception me monter

aux yeux.

Esparza s’avance, me prend par les bras.

– Eh ! explique-nous !

– Lâche-moi ! je hurle.

Je le repousse ; je le griffe ; il recule et tombe sur le cul.

Il aurait pas dû me toucher. Je les connais, ces petits

merdeux ! Me toucher, me peloter… et plus si affinités,

c’est tout ce qu’ils veulent ! Au départ, on est tout sourires,

tout mignon, et puis voilà comment ça se termine : par

une photo de moi, sur Instagram, genre pub pour sous-

vêtements coquins !

– Oh ! ça va pas ?! il aboie. T’es tarée !

Je sors de la salle en courant. Je l’entends qui lance au reste

du groupe :

– Vous avez vu ? Elle est tarée !

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Si longue soit la nuit

Il faut que je me tire d’ici. Les couloirs sont vides. Une légère

odeur de détergent flotte dans l’air. Je dévale l’escalier – la salle

de sciences se trouve au premier étage – et, comme je vais trop

vite, je dérape sur le lino vert olive (ça fait sqqquiiirrk quand

mes godasses râpent le sol en une longue glissade mal contrôlée).

J’entends des voix et des bruits de pas derrière moi.

– Calista !

– Calista, attends !

Laura et Danny me courent après.

– Foutez-moi la paix ! je braille.

Je ne veux qu’une chose : me barrer !

Et après, je ferai quoi ? Je ne sais pas… Rentrer chez moi

et m’enfermer dans ma chambre ? Ouais, peut-être. Je suis

prête à tout pour échapper aux regards et aux murmures

railleurs qui ne vont pas manquer de me poursuivre pendant

des mois – des années, peut-être ?

– C’est elle, la fille ? Celle qui posait pour son copain ?

– Ouais, c’est bien elle.

Il y aura des gifs humoristiques. Peut-être que je vais

devenir un mème, un truc viral, incontrôlable…

J’ai envie de disparaître !

Je fonce vers la sortie, vers la grande porte vitrée à double

battant. Je tire sur la poignée, qui résiste.

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Calista

– Ouvre-toi ! Tu vas t’ouvrir, saloperie ?

Je m’acharne, pourtant rien n’y fait. Là, c’est la goutte

d’eau. Prisonnière du bahut avec des gens que je ne peux

pas saquer : le cauchemar ! Il ne manque plus qu’un serial

killer errant dans les couloirs déserts avec un masque et un

couteau pour parfaire le tableau.

– Je veux sortiiiirrrr !!!

Je pète les plombs. Je donne des coups de poing à me faire

mal. Mais j’ai beau cogner, frapper de toutes mes forces,

le verre ne casse pas. Quand Danny Allbright me ceinture

et me tire en arrière, mes doigts sont rouges et gonflés au

niveau des jointures. Je dois avoir l’air d’une folle.

– Je veux que ça s’arrête, je sanglote.

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CHAPITRE 3JOHNNY

– Mais elle m’a carrément griffé jusqu’au sang, cette

conne ! je gueule.

J’effleure mes joues… Elles sont marquées de sillons de

feu. J’arrive pas à y croire. Elle m’a labouré le visage !

Allbright et Jackson sont partis à la poursuite de cette

cinglée, aussi je prends l’handicapé à témoin. Il n’y a plus

que nous deux dans la salle de sciences, de toute façon.

– Non, mais t’as vu ça ?

Il acquiesce, très lentement. Il ne trahit aucune émotion,

le loser. Terminator est plus expressif que ce gus !

Je sors mon téléphone de ma poche de jean. J’ai rendez-

vous avec Geena Curilla ce soir, ça craint ! Faut que le

monde choisisse de se barrer en couilles juste au moment où

la phase « travaux d’approche » était terminée. Juste au

moment où j’espérais passer à la vitesse supérieure !

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Si longue soit la nuit

Tout va rentrer dans l’ordre…, je me dis. On est sûrement

victimes d’une mauvaise blague, ou d’un canular télévisé…

Un peu compliqué à organiser, le truc, quand même.

Bonjour les effets spéciaux ! Et puis… où sont les caméras ?

Où est l’équipe technique ?

Je vais me prendre en selfie pour vérifier l’état de ma

tronche, puis j’appellerai mon frangin. Il doit savoir ce qui

se passe, lui. Il sait toujours tout, le big bro !

J’allume l’appareil…

– Putain de merde !

Plus de batterie. Pourtant, je l’ai mis à charger cette nuit,

j’en suis sûr. Les souvenirs commencent à revenir, petit à

petit. J’ai échangé des SMS avec Geena, dans le bus, durant

le trajet entre chez moi et le bahut. « On se retrouve où ? »,

« Vers quelle heure ? », etc. Elle était partante, 100 % motivée.

Maintenant, elle va croire que je lui ai posé un lapin !

Je cherche mon sac, à ma place habituelle : il a disparu.

– Meeeeerde !!!

– Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande Andrew Quelquechose

(je ne me souviens jamais de son nom de famille).

– Rien, je réponds, rageur.

Dans mon sac, il y avait mon shit et celui que je devais

passer à Geena (sans compter quelques bouquins et cahiers,

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Johnny

mais, ça, on s’en tape). Je lui avais promis ce petit… cadeau.

Est-ce qu’elle acceptera de sortir avec moi si j’arrive au rendez-

vous les mains vides ? Mon petit doigt me dit que c’est pas

gagné. Je demande à Andrew Truc :

– Ton téléphone !

– Déchargé.

Décidément, c’est pas ma journée !

Quelquechose observe ma mine contrariée. Il attend

quelques secondes, avant d’ajouter :

– Mais j’ai un chargeur dans mon casier.

– Putain, tu pouvais pas le dire plus tôt ? C’est quoi ton

code ?

Silence.

– Promis, je te piquerai pas ton argent de poche et ton

goûter ! Allez, vas-y, accouche, tête de nœud !

– 6302. Premier casier de la rangée du milieu, en partant

de la droite.

– Merci, je dis en grimaçant un sourire cynique.

Je me dirige vers la porte de la classe et me retourne.

– Tu bouges pas, hein ?

– Comme si j’allais courir un cent mètres, réplique

l’handicapé.

C’est vrai, je suis con ! Il peut pas aller bien loin…

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Si longue soit la nuit

Dans le couloir, c’est désert. L’éclat des néons me paraît

froid et papillotant, pareil à celui qu’on trouve dans les blocs

médicaux. Les urgences, je connais bien, j’ai testé plusieurs

fois. Le jour où mon vieux m’a cassé le bras, par exemple. Je

m’en souviens comme si c’était hier : les néons défilaient au

plafond, pendant que, couché sur un brancard à roulettes,

je me laissais pousser et tirer par des hommes en blouse

blanche qui parlaient très vite et tous en même temps !

Fracture ouverte… Je peux le dire : ça fait mal.

Ah ! voilà les armoires métalliques grises, moches, fonc-

tionnelles et bien sagement alignées le long de chaque mur.

Je m’approche de celle du milieu, m’arrête devant le premier

casier en partant de la droite. Je saisis le code, la porte s’ouvre,

et là, il y a cette puanteur qui me saute à la figure, qui s’incruste

dans mes narines ! C’est une odeur de cramé, comme quand

on a laissé trop longtemps un truc sur le feu. Ça m’est arrivé,

une fois, avec des pâtes que mon père m’avait demandé de faire

réchauffer. J’ai pris une baffe, ce jour-là. Pas de quoi se retrouver

aux urgences, mais je m’en souviens quand même…

Je recule en lâchant un « berk » dégoûté.

Qu’est-ce qu’il a foutu, l’autre con ? Il a joué les apprentis

chimistes ? Ouais, ce serait bien son genre. Je m’approche

de nouveau, cette fois en me pinçant les narines. J’écarte le

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Johnny

battant métallique… Je m’attends à tout sauf à ce que

je trouve derrière.

– Nom de…

Il y a une forme poilue, carbonisée au fond du casier. C’est

gros comme une belette ou, je sais pas, moi… un castor ? Un

chien de prairie ? L’odeur des poils roussis est insupportable.

Puis je distingue la paire d’oreilles coniques et je

comprends.

Un chat. C’est un putain de chat !

Un souvenir remonte à la surface de ma mémoire en

même temps qu’un goût de bile dans ma gorge. Un souvenir

dont je ne suis pas fier et que j’avais pris soin de bien enterrer

dans un coin de ma tête.

J’avais neuf ans, peut-être dix. C’était un après-midi d’été

et je m’ennuyais ferme. Je suis sorti rejoindre mon grand

frère dans le terrain vague, derrière chez nous. Je me doutais

bien qu’il serait là-bas, à tirer sur des conserves ou des

canettes de bière avec son pistolet à plomb. Ou alors à tirer

sur des chats… Il a toujours été bon, à ce jeu-là. En tout cas,

meilleur que moi. Mais c’est normal qu’il soit meilleur en

tout vu qu’il est plus vieux, plus expérimenté, de quatre ans.

Quand j’ai vu le matou mité, tout hérissé, qu’il avait chopé

par le cou, j’ai demandé :

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Si longue soit la nuit

– Tu fais quoi, là ?

– Aujourd’hui, on va essayer un nouveau truc, il m’a

répondu.

Il était pas gros, le félin, on voyait ses côtes. Ses cica-

trices montraient qu’il avait mené une rude vie de chat

errant.

Billy Bob (c’est le prénom de mon frangin) a jeté la bestiole

dans un carton qu’il a aussitôt refermé. Ça miaulait et ça

crachait et ça feulait là-dedans ! On aurait dit qu’ils étaient

dix à l’intérieur !

Mon frère a ricané :

– Désolé, mon pote, t’as joué, t’as perdu !

Puis il s’est tourné vers moi.

– On va tenter une expérience, il a dit. Comme ces expé-

riences, en sciences nat’ ! Ou comme cette fois où on a fait

fumer un crapaud, tu te rappelles ?

Ouais, je me rappelais bien l’explosion, et surtout cette

flaque de gelée verdâtre répandue au sol, là où se tenait le

batracien l’instant d’avant.

On est retournés à la maison. On l’avait pour nous tout

seuls vu que notre père bossait au garage, cet après-midi-là.

Et notre mère ? On risquait pas de la trouver chez nous : elle

s’est barrée quand j’étais petit.

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Johnny

– Tu as quoi en tête, exactement ? j’ai demandé à Billy

Bob quand il a rentré la clé dans la serrure.

Il a gloussé.

– Surprise du chef !

C’est lorsqu’il a pénétré dans la cuisine et qu’il a ouvert la

porte du four que j’ai compris…

– Tu… tu vas pas faire ça, quand même ? j’ai hoqueté.

– Et pourquoi pas ?

Quand on tirait sur les chats, c’était cruel mais, même si

on les touchait, ça se limitait à un bond sur place puis ils

décampaient ventre à terre en couinant. Tandis que là…

– De quoi t’as peur ? m’a lancé mon frère.

– J’ai pas peur, j’ai riposté.

– Bon, j’aime mieux ça. Tu vas pas tomber dans les

pommes ? T’es pas une chochotte, hein ?

Aïe ! l’insulte suprême ! J’ai protesté en gonflant la

poitrine :

– Je suis pas une chochotte.

Ensuite, il a mis l’animal dans le four, thermostat 8.

Je vous épargne les détails, ç’a été horrible, absolument

dégueulasse… J’étais écœuré, j’avais envie de courir aux

W-C pour gerber, mais j’ai résisté, j’ai tenu bon. Je voulais

que le big bro soit fier de moi.

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Si longue soit la nuit

Une fois l’expérience terminée, ça schlinguait dans toute

la pièce. Heureusement, mon frère a réussi à faire partir

la puanteur à coup de désodorisant et en ouvrant grand

les fenêtres. Il est fort, mon frangin. Il a mis le chat – enfin,

ce qu’il en restait – dans un sac-poubelle, et le sac dans la

décharge, au milieu des ordures.

Billy Bob m’a questionné :

– Alors, ça t’a plu ?

– C’était top, j’ai menti.

En réalité, j’avais honte, et cette honte m’a poursuivi

longtemps. Par la suite, j’ai souvent repensé au chat, le soir,

avant de m’endormir. J’aurais dû… je sais pas, prendre sa

défense ou proposer un autre jeu. J’aurais dû improviser.

Mais j’ai laissé faire. Y repenser me faisait tellement monter

les larmes aux yeux que j’ai enfoui tout ça dans les tréfonds

de ma mémoire… jusqu’à aujourd’hui !

Je fais claquer la porte du casier sur cette vision de

cauchemar. Aucun chargeur là-dedans. Il s’est foutu de ma

gueule ou quoi, le miniprofesseur Xavier ? Il va m’entendre,

le salaud !

À présent, l’odeur de chair carbonisée, presque caramé-

lisée, s’est immiscée dans mon nez et ma bouche. Je retiens

un haut-le-cœur.

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Johnny

Andrew lance :

– On devrait rejoindre les autres.

Je sursaute. On dirait qu’il s’est matérialisé à côté de moi.

D’habitude, son fauteuil fait un petit bruit de moteur élec-

trique mais, là, rien du tout. J’ai entendu que dalle. Ou

alors j’étais trop plongé dans mes pensées. Combien de

temps je suis resté comme ça, immobile, à remuer dans ma

tête les sales trucs du passé ? Cinq secondes ? Cinq minutes ?

J’ai perdu toute notion du temps.

– Putain ! C’est quoi, cette chose, dans ton casier ?

je braille.

– Aucune idée.

En provenance du rez-de-chaussée, des pleurs s’élèvent

soudain.

– Je crois vraiment qu’on devrait rejoindre les autres,

insiste Andrew.

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A PROPOS DE L AUTEUR

Après des études de cinéma et quelques courts-métrages,

Christophe Lambert a bifurqué vers le roman avec toujours

la même envie chevillée au corps : raconter des histoires.

Il est aujourd’hui une signature bien connue de la littéra-

ture pour la jeunesse, mais aussi de la littérature adulte, auteur

d’une cinquantaine de titres brassant des genres très variés :

policier, aventure, fantastique ou encore science-fiction.

Il puise parfois son inspiration parmi les nombreux films

visionnés pendant son adolescence.

Depuis septembre 2013, il est professeur de scénario dans

une école de réalisation audiovisuelle parisienne, la MJM.

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TABLE DES MATIERES

CHAPITRE 1 : DANNY .........................................................5

CHAPITRE 2 : CALISTA .....................................................11

CHAPITRE 3 : JOHNNY .....................................................19

CHAPITRE 4 : DANNY .......................................................29

CHAPITRE 5 : LAURA ........................................................45

CHAPITRE 6 : DANNY .......................................................53

CHAPITRE 7 : CALISTA .....................................................59

CHAPITRE 8 : DANNY .......................................................73

CHAPITRE 9 : JOHNNY .....................................................87

CHAPITRE 10 : DANNY ...................................................105

CHAPITRE 11 : LAURA ....................................................117

CHAPITRE 12 : DANNY ...................................................127

CHAPITRE 13 : CALISTA .................................................137

Page 31: SI LONGUE LA NUIT

CHAPITRE 14 : DANNY ...................................................155

CHAPITRE 15 : LAURA ....................................................163

CHAPITRE 16 : DANNY ...................................................179

CHAPITRE 17 : ANDREW ................................................195

ÉPILOGUE : DANNY .......................................................209

À PROPOS DE L’AUTEUR ..............................................215

Page 32: SI LONGUE LA NUIT

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Ils sont cinq. Cinq ados prisonniers de leur lycée désert, par une nuit sans lune et sans étoiles, incapables de se rappeler

comment ils sont arrivés là.Et tandis que d’étranges aurores boréales

illuminent le ciel, tandis que les eaux du fleuve bordant le campus montent anormalement,

menaçant de les engloutir, une créature rôde dans les couloirs. Une créature

qui les pourchasse sans relâche...

Ils sont cinq. Cinq camarades de classe, même pas vraiment amis.

Et pourtant, ce soir, ils vont devoir s’allier pour survivre…

Car ils ne pourront compter que sur eux-mêmes.

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Un thriller psychologique et fantastique en hommage à Stephen King.

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