Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

download Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

of 32

Transcript of Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    1/32

    L'ALI est l' « Association Lacanienne Internationale » qui réunit des psychanalystesqui poursuivent le travail de Freud et de Lacan dans 17 pays. Fondée en 1982 par

    Charles Melman, Marcel Czermak, Claude Dorgeuille, Jean Bergès et quelquesautres, l'A.L.I. est reconnue d'utilité publique.

    À LA UNE

    Dossier de préparationSÉMINAIRE D'ÉTÉ 2016. ÉTUDE DES SÉMINAIRES I ET XXV DE J. LACAN

    LES ÉCRITS TECHNIQUES ET LE MOMENT DE CONCLURE

    Cabinet de lecture

    Carambolages paraboliques - Alice Massat

    http://www.freud-lacan.com/https://freud-lacan.com/index.php/fr/publications/5649-carambolages-paraboliqueshttps://freud-lacan.com/index.php/fr/blog-des-evenements/488-evenements-2016/seminaire-d-ete-2016/5630-seminaire-d-ete-2016-etude-des-seminaires-xxv-et-i-de-j-lacan-le-moment-de-conclure-et-les-ecrits-techniqueshttps://freud-lacan.com/index.php/fr/blog-des-evenements/488-evenements-2016/seminaire-d-ete-2016/5630-seminaire-d-ete-2016-etude-des-seminaires-xxv-et-i-de-j-lacan-le-moment-de-conclure-et-les-ecrits-techniqueshttp://www.freud-lacan.com/

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    2/32

    Du 30 octobre au 1er novembre 2016 - FezColloque de Fez 2016. Les désarrois de l'identité

    Mohammed Arkoun

    professeur des universités, islamologue, Paris

    (*) Mohammed Arkoun, décédé le 14 septembre 2010, était professeur des universités,islamologue à Paris. Celle-ci est son intervention au deuxième Colloque de Fès (25 au 28 mai 2006).

    Mesdames et messieurs, chers amis, je suis très heureux de prendre la parole pour la premièrefois, je dois dire, devant une grande assemblée de psychanalystes. Il faut qu’une conjonctionastrale se produise pour que des psychanalystes acceptent de tester l’intérêt qu’il y a à écouter un historien de la pensée qui, lui, ne néglige aucune possibilité de lire et écouter despsychanalystes parler du fait religieux, plutôt que d’une ou plusieurs religions particulières. Jesais par ailleurs combien nos spécialisations accaparent notre temps et commandent nos choix.Si les psychanalystes ne peuvent se passer des sciences du langage, j’en connais peu qui

    s’aventurent dans les forêts touffues et peu ou mal exploitées des religions. Ce que nousnommons depuis peu le fait religieux est si englobant, si complexe, si peu travaillé qu‘il oblige àconvoquer toutes les sciences de l’homme et de la société pour renouveler non seulement notreconnaissance des religions et du fait religieux qui les subsume, mais aussi le cadre de penséehérité des Lumières depuis le XVIII siècle. Car on se contente jusqu’ici de s’installer dansl’observatoire fiable de la pensée moderne pour explorer, évaluer, tester, juger surtout lagenèse, la nature, les composantes et les fonctions changeantes des religions. Aujourd’hui, lesreligions connaissent un regain d’actualité ; elles s’autorisent à dénoncer les idéologiesdévastatrices liées à la modernité et cela jusqu’à proclamer leur pertinence historique face auxéchecs de certaines orientations de la pensée moderne. Celle-ci conserve cependant uneévidente supériorité sur les postures cognitives et les fonctions des religions : elle sait qu’ellepeut dériver vers des idéologies meurtrières et elle se donne les moyens intellectuels et

    INTRODUCTION À LA RAISON ÉMERGENTE : APPROCHE DU MONOTHÉISME À PARTIR DEL'EXEMPLE DE L'ISLAM

    e

    https://freud-lacan.com/index.php/fr/44-categories-fr/site/287-Introduction_a_la_raison_emergente_approche_du_monotheisme_a_partir_de_l_exemple_de_l_islamhttps://freud-lacan.com/index.php/fr/blog-des-evenements/486-evenements-2016/5646-colloque-de-fez-2016-les-desarrois-de-l-identitehttps://freud-lacan.com/index.php/fr/blog-des-evenements/486-evenements-2016/5646-colloque-de-fez-2016-les-desarrois-de-l-identite

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    3/32

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    4/32

    ce corpus de textes qu’on ne se lasse pas de consulter, de citer, de relire, de réinterpréter. Etl’on s’efforce d’organiser, dans une suite cohérente, les multiples avatars de cette instance deréférence incontournable, surtout pour les croyants des trois monothéismes. Le discourscoranique, lui-même, a été obligé de référer avec insistance aumoment biblique inaugurateur du monothéisme. Les fils d’Israël et leurs prophètes sont invoqués, interpellés dans lescontextes les plus divers et avec des objectifs précis. Ils sont à la fois les grands acteurs

    témoins des manifestations de la Parole de Dieu à l’adresse des hommes ; un Dieu bienveillant,compatissant, soucieux de la promotion spirituelle, morale et sociale de l’homme commecréature privilégiée appelée à mériter la vie éternelle en imitant la vie exemplaire des prophèteset des saints ici-bas. Les fils d’Israël ont également désobéi aux enseignements de Dieu, allant jusqu’à prendre un certain Uzayr pour le fils de Dieu. Ce retour nécessaire à l’origine du monde,de l’homme, des choses cachées est une constante dans toute existence humaine, y comprisdans le cadre de la modernité. En linguistique, on ne peut se passer de la quête étymologiquedu sens originel ; l’attitude réformiste (islâh) continue à scruter les Textes sacrés fondateurs etles Figures symboliques exemplaires du Temps inaugurateur du régime de Vérité propre àchaque religieux. La psychanalyse explore les profondeurs de la psyché et les replis peuaccessibles de l’inconscient. Tous ces efforts de dévoilement pour accéder à la connaissancesûre des origines a fini par structurer ce que Michel Foucault a identifié et critiqué comme lathématique historico-transcendantale des systèmes de pensée théologico-métaphysiques.

    Quoi qu’il en soit de ce tropisme de la pensée vers les origines qui a dominé la quête du vrai, du juste, des biens du Salut, on s’intéresse aujourd’hui à l’histoire du temps présent qui permet dereconnaître les forces du passé proche ou très lointain qui continuent d’agir, souvent à notre

    insu, sur les manières de penser, de croire, d’interpréter, de vivre la relation sociale et politique.On est alors amené à déchiffrer notre histoire à rebours, sans posera priori des originesfondatrices et éternellement normatives. On mesure mieux alors l’arbitraire, la contingence, lesmétamorphoses de la construction sociale du réel, de la production imaginaire de toute sociétéet de tous les régimes religieux, laïcs, scientifiques de la vérité, de la légitimité, de la justice, del’autorité et du pouvoir. On découvre aussi à quel point le choix d’une méthodologie engageimplicitement une épistémologie véhiculée par ce que nous avons longtemps nommé la traditionvivante, les mentalités collectives ou les cadres sociaux de la connaissance. Cette inversion du

    regard de l’historien sur les processus de déploiement de l’existence humaine dans l’espace etdans le temps ne va pas jusqu’à ignorer, encore moins abolir les enquêtes exhaustives sur despériodes, des œuvres de civilisation, des systèmes de pensée, de connaissance, dereprésentation dont il importe d’évaluer les cohérences, les innovations, les impacts sur lesprogrès ou les régressions de la condition humaine. Il reste que l’histoire chronologique linéaire,narrative, descriptive, voire sélective et glorifiante, continue de peser lourdement sur laproduction de notre histoire en cours, surtout depuis qu’on parle du retour des religions ou dureligieux et du souverainisme des États nations menacé par celui des États voyous.

    Il se trouve que les trois monothéismes font tout pour rappeler leur place respective dansl’histoire de très longue durée et réaffirmer la validité de leurs valeurs et de leurs croyances faceaux crises répétées des idéologies modernes, sources et espaces d’expansion de la culture del’incroyance. La philosophie libérale protège aussi bien la compétition des idées que celle des

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    5/32

    marchandises ; dans le principe, on gagne la promotion des libertés fondamentales, mais dansla pratique, on court le risque de dérives idéologiques meurtrières partout où l’État renonce àses obligations d’assurer à tous ses citoyens l’acquisition des outils nécessaires à la penséecritique pour identifier les facteurs et les canaux d’expansion des ignorances institutionnalisées,sources de violence politique structurelle et même systémique. Dans un grand nombre desociétés contemporaines, on est justement confronté à l’expansion des obscurantismes et des

    dogmatismes aussi bien religieux que laïcs. Plusieurs forces systémiques génèrent cesphénomènes au point de démobiliser les citoyens et d’affaiblir la légitimité et l’autorité de l’État.Tant il est vrai qu’à partir d’un seuil critique, le libéralisme inverse le rapport des valeurs : c’est laliberté qui finit par enchaîner et la rigueur de la loi éclairée qui libère et protège.

    Depuis qu’elles sont prises en otage par les activistes extrémistes pour atteindre des objectifspolitiques incertains et mal définis, les expressions ritualistes, fidéistes, crédules, populistes dece qu’on continue de nommer uniformément l’islam, illustrent le triomphe de forces devenuessystémiques à l’échelle mondiale. Ces forces sont à la fois internes à l’histoire propre à chaquesociété marquée par le fait islamique depuis son émergence en Arabie en 610-632 et externes àlui surtout depuis les expansions coloniales des puissances européennes au XIX siècle et,davantage encore, depuis le passage de notre histoire mondiale à la guerre radicalementinégale et totale entre une hyperpuissance surarmée, suréquipée scientifiquement ettechnologiquement, et des mouvements populistes bricoleurs de bombes pour lancer desattaques terroristes suicides. Phénomène totalement inédit dans l’histoire des sociétés au degréd’organisation systémique atteint au niveau de la planète. Tout, à cette échelle et dans lesconditions de violence sans issue perceptible où nous sommes engagés, est appelé à être remis

    en chantier : les sens des héritages passés, des systèmes de pensée hérités, de ce qui tissenotre vie quotidienne et de ce qui pourrait être le nouvel horizon de sens, d’espérance etd’action pour poursuivre les tâches primordiales de l’humanisation de l’homme. Ce n’est pas lelieu ici d’entrer dans l’analyse détaillée de ces forces ; on se contentera d’énumérer les plusactives et les plus durables sous le titre englobant :

    La question des changements de paradigmes cognitifs

    Les changements que nous traversons depuis l’installation d’un monde unipolaire de faitaffectent l’évolution biologique des espèces et de la planète terre où se poursuit hors du contrôlescientifique le jeu des mécanismes à la fois macroscopiques et microscopiques. On aconscience des menaces liées à cette étape inédite de l’histoire de la terre et de ses habitants ;mais on continue à se diviser dans le cadre d’un droit international largement dépendant encorede la carte géopolitique du monde tracée sous l’égide de l’Europe coloniale relayée depuis lachute du monde communiste, par la philosophie et l’économie libérales dans leur modalitéaméricaine en voie d’expansion inexorable. Il y a de moins en moins de place et de possibilités

    effectives pour concevoir et faire aboutir dans des instances internationales réappropriées undroit international dont il faudrait d’abord renégocier à l’échelle mondiale les fondementsphilosophiques universalisables. Tant que ne sera pas accompli ce travail de refondation du droitdans ses principes, ses visées humanistes, ses contenus législatifs et les conditions de son

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    6/32

    application par des instances judiciaires adéquates, on continuera de vivre sous lessouverainismes légaux, mais non légitimes des États avec leur monopole de la violence légalecontestée, mais toujours proliférante. On observe même un fait nouveau analysé récemment par Thérèse Delpech dans un livre au titre éloquent :L’Ensauvagement du monde. En effet, desÉtats voyous avérés depuis les années soixante parviennent à regagner de l’honorabilitéinternationale dans le système de domestication et de réinsertion dans la civilisation libérale en

    cours d’application en Afrique et en Asie.

    Dans les rapports de force inextricables qui orientent les stratégies des acteurs aux niveauxnationaux et internationaux, la pensée critique poursuit des combats pour sortir de l’hégémoniede la pensée jetable et des bricolages politiques conjoncturels ; mais les cadres sociauxcapables d’assurer un avenir historique à ces combats s’amenuisent, s’affaiblissent sous lespressions grandissantes des sociétés de consommation, de spectacle, de loisir, de désirstoujours réactivés… Plus ces demandes augmentent, plus la raison télé-technoscientifiqueimpose sa suprématie, sa priorité dans le monde de la recherche, de l’éducation et de la culture. Ainsi grandit l’édifice systémique du politique-économique-monétaire-médiatique-juridique-institutionnel-mytho/idéologique-imaginaire-irrationnel-émotionnel où le temps de la réflexion, del’analyse, de la vie intérieure est inconcevable pour le plus grand nombre. Prisonnier dans cetédifice, le sujet humain est sommé de s’adapter au rythme de la production et de laconsommation ou de se résigner à l’exclusion sociale. La raison philosophique n’est plus uneinstance de l’autorité intellectuelle, morale et juridique, pas plus que les différentes formes de laraison religieuse. La relation critique est réduite aux vérifications d’experts qui tendent às’imposer même dans les sciences de l’homme et de la société. La quête de sens dans la

    perspective de l’interrogation philosophique n’a plus le soutien de cadres sociaux assez larges etdiversifiés qui l’imposeraient au moins dans les circuits d’éducation et de socialisation du sujethumain. Apparemment la raison religieuse se veut plus présente sur la scène politique etsociale ; mais une brève analyse de ses outils de pensée, des valeurs ressassées, de sescanaux de transmission, des publics ciblés et des effets surtout sur les mémoires collectives etles imaginaires sociaux, montre qu’elle pactise avec les forces de l’imprenable citadellesystémique.

    À cet égard, seul le christianisme euro-occidental affiche une prétention à pouvoir insérer sonmessage salvateur dans l’être-en-devenir de la condition humaine dans le monde contemporain.On y constate en tout cas une vitalité intellectuelle et scientifique quasi absente dans la vastesphère de l’islam. Il s’accomplit un travail de fond sur l’archéologie des systèmes de croyance etde non-croyance avec leurs modes spécifiques de représentation et d’interprétation, issus descorpus bibliques et évangéliques (le Coran restant abandonné aux musulmans). Cetteexploration a fait un pas significatif avec l’oratorien français Richard Simon (1638-1712) auteur d’Une histoire critique du Vieux Testament . Il s’est poursuivi sans relâche jusqu’à la récenteœuvre de John Paul Meier, prêtre catholique qui assume avec lucidité la mise au point critiquede toute la tradition critique historique sur la question cruciale de Jésus dansUn certain Juif Jésus. Les données de l’histoire, tome I :Les sources, les origines, les dates ; tome II : La paroleet les gestes ; tome III : Attachements, affrontements, ruptures, Paris, Cerf 2005. La théologie seconstruit de plus en plus en lien avec les problèmes nouveaux accumulés par l’histoire en cours.

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    7/32

    Cela n’empêche pas de nombreuses voix d’insister sur la mort ou la fin du christianisme, ou bienla sortie définitive de l’âge religieux, non plus brutalement par un athéisme oppresseur etobscurantiste, mais par les voies de l’exploration scientifique critique des recompositions encours du croire en général.

    Tout cela ouvre des voies de progrès, des chantiers inédits de la recherche, de nouveaux

    départs de codes de l’existence humaine. En même temps, le décalage historique descivilisations, des cultures et des connaissances s’amplifie comme celui des richesses, deséconomies et des régimes politiques entre un Occident en crise, mais pourvu de ressourcespour aller plus loin et le reste du monde dont font partie l’islam et ses fidèles où l’on constate desstagnations et des régressions inquiétantes. La rupture traverse le monothéisme lui-même etses trois grandes familles. Il reste que le monde de l’islam a pour lui le dynamisme de la foi ducharbonnier inséparable de la croissance démographique. Le problème réside dans les moyenset les procédés d’une canalisation de très puissantes énergies vers une culture de paix etd’émancipation.

    Cette ligne de recherche et d’habilitation de nouveaux paradigmes cognitifs réfère à ce que j’appelle l’instance de l’autorité intellectuelle et cognitive de la raison émergente. Celle-ci sedistingue de toutes les postures prises jusqu’ici par la raison raisonnante, critique, connaissantedans toutes les traditions de pensée et de production culturelle dans le monde. Nousconnaissons encore des formes de rationalité foisonnantes, surtout depuis que les grands fluxd’immigration font exister ces rationalités dans un même espace de citoyenneté républicaine etdémocratique en Europe/Occident. Pour la première fois dans l’histoire de la pensée, la raisonémergente est politiquement contrainte, mais intellectuellement mal préparée pour prendre encharge les chocs quotidiens des rationalités liées à des temporalités et des instances de valeurset d’évaluation extrêmement disparates, hétérogènes et génératrices de ruptures constantes decommunication entre les individus citoyens et davantage encore entre les personnes commesujets humains en attente d’émancipation.

    C’est à ce niveau de la confrontation quotidienne des ignorances véhiculées par les différentsimaginaires sociaux que se jouent le rôle et l’efficacité de la raison émergente ; sûrement pas au

    niveau des bavardages abstraits depuis les années quatre-vingt-dix sur l’idéologie régressive duclash des civilisations et des cultures définies, classées, jugées par le magistère académiquesolidaire de la galaxie géopolitique Europe/Occident. Peut-on dire que l’espace de citoyennetéen voie de construction dans l’Union européenne sera le lieu géohistorique du déploiementoptimal de la raison émergente ? Ne négligeons pas cet horizon d’espérance ; n’ignorons pasnon plus toutes les forces systémiques qui lient désormais l’Europe à la seule alliance fiable pour la survie du modèle d’action historique de cet Occident forgé dans la polarisation idéologiqueavec l’« axe du mal » du terrorisme international. C’est un fait que le nouvel espace européen de

    la citoyenneté dispose déjà des meilleurs atouts pour intégrer des groupes, des langues, descultures, des croyances, des nationalités très hétérogènes accourus de différents pays depuis ladécolonisation et surtout la multiplication des guerres civiles et des régimes oppresseurs dans lereste du monde. Les retards, les obsolescences, les pesanteurs sociologiques, les habitus

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    8/32

    intellectuels et culturels freinent l’application des trois opérations constitutives de la raisonémergente : transgresser, déplacer, dépasser . Ces opérations ne sont à l’œuvre de façonadéquate ni dans la recherche, ni dans la pratique éducative de l’école maternelle à l’université,ni dans la transmission des nouveaux savoirs par les médias, le livre (en déclin) et l’incontrôlableréseau Internet dont nul ne peut encore dire s’il deviendra un adjuvant décisif de la raisonémergente ou un facteur incontournable de son échec programmé.

    Voici à titre indicatif un programme heuristique de quelques tâches urgentes assignables à laraison émergente dans la perspective d’une coopération euro-méditerranéenne pour la gestionconcertée des héritages culturels, intellectuels, coutumiers et religieux.

    1. Du fait biblique/évangélique/coranique au fait judaïque, chrétien, islamique ; ou de la Parolede Dieu/discours prophétique à la connaissance du fait religieux ;

    2. Le passage de la parole (communication interpersonnelle dans l’immédiateté de l’échange)aux divers types et niveaux de discours (mythique, mytho-historique, mytho-idéologique,poétique, ésotérique, discursif, logocentriste).

    Pour ces deux premières tâches qui dépassent de beaucoup la seule question du monothéisme, je signale deux titres qui vont dans le sens de la raison critique émergente : Jean Lambert :LeDieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéismes, Cerf, Paris 1995 ; RémiBrague, La Loi de Dieu, Gallimard 2005.

    3. Pour une histoire réflexive des ruptures, des dysfonctionnements, des oppositions et desexclusions réciproques entre les stades de la pensée humaine qui continuent de coexister et denourrir des débats souvent obsolètes en 2005 : il y a eu à la fois rupture et continuité entre lestade prophétique, théologico-juridique, philosophique et métamoderne du régime de vérité dela légitimité.

    4. Les enjeux de la rupture entre l’expérience mystique du divin et la religion exotérique gérée

    par le magistère théologico-politique d’une part, le social-historique géré par le magistèrephilosophico-politique laïc, puis la raison télé-technoscientifique d’autre part.

    5. Les enjeux et les conséquences de la suprématie de la culture de l’incroyance sur la culturede la croyance depuis la triple victoire intellectuelle, scientifique et politique de la raison desLumières considérée dans ses vicissitudes jusqu’à nos jours (domination de toutes les hautesinstances de la décision politique, économique, culturelle, éducative et géopolitique).

    6. Étude de cas particulier pour les enjeux de l’analyse psychanalytique en général : EugenDrewermann, prêtre catholique qui vient d’annoncer sa sortie d’Église le 14 décembre 2005après bien des péripéties avec l’autorité hiérarchique (suspension de ses enseignements en1982, suspension de ses fonctions de prêtre en 1992). Ce cas me semble pertinent pour

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    9/32

    diverses raisons : l’œuvre importante de l’auteur psychanalyste qui s’est penché sur la vocationet la condition du prêtre, un sujet tabou et central dans la version catholique du monothéisme. Jene connais pas la bibliographie allemande des controverses soulevées par cette œuvre ; ilsemble que du côté français, il y a eu jusqu’ici un silence relatif (quelques comptes-rendus sansdébats féconds), alors que le livre très polémique de Michel Onfray,Traité d’athéologie, a eu leshonneurs d’une réfutation par René Rémond. Le bruit ou le silence que suscite un livre dans

    telle culture en dit long aussi sur la portée humaniste ou idéologique de cette culture.

    Il s’agit, on le voit, de chantiers immenses, mais difficiles à réhabiliter comme prioritaires dans lapensée et la culture jetables de notre temps. En fait, on s’oblige à tolérer des manifestationsreligieuses dont le caractère désuet est ressenti par le plus grand nombre dans les sociétésconverties aux joies de la vie immédiate. La religion est une résurgence compréhensible, maispas durable pense-t-on ; tout le monde rejoindra les vraies luttes pour l’émancipation de lacondition humaine. Cette manière de voir ne résout pas l’expansion de la violence systémiqueinstallée dans le modèle d’action historique perpétué par l’Occident. On notera que je ne parle jamais d’universel, comme s’autorisent à le faire avec une dangereuse assurance aussi bien lesdéfenseurs de l’Absolu religieux que ceux d’une laïcité militante soustraite au principe de critiquequi fonde toute avancée vers l’universalisable, mais pas l’inaccessible universel. Car noussommes plus que jamais englués dans les débats d’arrière-garde des souverainismes, desmagistères et des valeurs universelles autoproclamées, alors qu’il s’agit de solidarités claniques,de visions nationalistes sacralisées par la mytho-histoire des États nations succédant à lasacralisation et à la sanctification de chaque communauté de fidèles avec le rejet de toutes lesautres rejetées dans les catégories de l’hérésie, la secte, le paganisme, l’infidélité. Nous

    constatons des retours évidents à des formes claniques, tribales de solidarités, au nom desdroits à l’identité, à la différence, à l’autonomie, la séparation, la sécession, la rébellion,l’iconoclasme pour les autres et la consolidation de mon clan protecteur.

    L’islam a plus besoin que les autres religions de cette expansion de la connaissancetransgressive du fait religieux et de la contribution de la psychanalyse au niveau de la cognitionet pas uniquement de la clinique ou des débats théoriques intra-occidentaux et nationaux. Monidée est de nourrir une réflexion continue, appuyée sur les connaissances les plus exhaustives

    et les plus critiques, surl’islam au défi de la psychanalyse et la psychanalyse au défi de l’islam.Je sais que des psychanalystes comme Mostafa Safouan, Daniel Sibony, Fathi Benslama, Jean-Michel Hirt, se sont exprimés sur ce sujet ; mais ces auteurs manquent de cette informationexhaustive et critique concernant notamment le parcours historique singulier de la penséeislamique. Ils ne tiennent pas compte de l’évolution de la pensée à rebours de celle de l’Europeà partir des XIII - XIV siècles. Cela est dû aussi au fait que l’exploration de cette penséemanque elle-même de travaux orientés vers la critique métamoderne du fait religieux pour inclure les chantiers que je viens de définir. La tâche de penser l’islam comme religion, traditioncadre de toute perception, connaissance et interprétation du monde physique, de l’histoire, dupolitique et de la condition humaine, ne doit pas être confondue avec celle de l’érudition froide etaccumulative qui s’est imposée depuis le XVIII siècle en Europe. Quant aux musulmanscontemporains, ils demeurent dans leur grande majorité tiraillés entre les évocationsapologétiques et nostalgiques de « l’âge d’or » de l’islam classique et la littérature d’aujourd’hui à

    e e

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    10/32

    dominante mytho-idéologique, en ce sens qu’elle ne se donne pas les moyens de différencier laconnaissance mythique fondée sur le croire et les représentations de l’imaginaire d’une part, laconnaissance critique élaborée avec les sciences de l’homme et de la société d’autre part.

    Il convient de rappeler que l’histoire des religions depuis le XIX siècle est demeurée sous ladépendance d’un positivisme scientiste dont a souffert même le christianisme jusqu’à nos jours.

    Dans un livre récent,Le Nouvel Antichristianisme, René Rémond vient de dénoncer « la culturedu mépris » dont est victime l’Église au moment où elle se félicite d’avoir été amenée, à soncorps défendant, à occuper l’instance de l’autorité morale et spirituelle sans avoir à encourir lesdéboires du pouvoir politique. On peut débattre de la légitimité philosophique de la morale et dela spiritualité qu’elle continue à fonder sur des bases théologiques orthodoxes, mais guère deson immixtion dans la gestion politique, législative, judiciaire et intellectuelle de la cité. L’islam esten train de faire le parcours inverse : il est devenu l’otage des activistes politiques tant ausommet des États que dans une base sociale démesurément élargie par la rapide croissancedémographique et l’abandon par les États de leurs obligations à l’égard des peuples qu’ilsprétendent servir. Ainsi, la fonction proprement religieuse s’estompe ou sert d’instance étatiséede légitimation supra-humaine d’un pouvoir qui perd même la légalité dans certains cas. Danscette évolution à rebours de celle de l’Europe chrétienne[1], la politique des « partis-États »continue partout de dissoudre tout ce qui pourrait éventuellement se requalifier sous le conceptde légitimité religieuse et de bricoler des légitimités formelles dites démocratiques dans dessociétés où la pensée, la culture et la pratique démocratiques sont précaires, sinon impensablesmême parmi les classes relativement ouvertes à la modernité.

    Ainsi, trois nouvelles fonctions réduisent l’islam à servir derefuge pour les exclus, les chômeurs,les démunis, les handicapés, les dominés et surtout une jeunesse nombreuse et frustrée ; derepaire pour les activistes politiciens qui canalisent les diverses révoltes en invoquant la foi et laloi « religieuses » tout en vidant ces termes de leurs dimensions spirituelles et éthiques, etpotentiellement humanistes ; de tremplinaussi pour ceux qui savent tourner à leur profit lesexclusions, les malheurs, les souffrances, les morts violentes que leur combat proclamé commepolitico-religieux entraîne pour de nombreuses victimes innocentes. Tout analyste confronté àdes sujets humains pris dans l’étau des forces aveugles en travail dans les sociétés décrites à

    tort comme musulmanes, doit d’abord maîtriser les processus historiques, les pesanteurssociologiques, les ravages des représentations fantasmatiques de soi, des autres et du passé,les instrumentalisations idéologiques de cet ensemble de contraintes opérant dans la viequotidienne. Dans toutes les conversations reviennent les notions d’impasses sociales ethistoriques, d’absence d’instances de vérité et de légitimation, de dictaturelégale des États, declasses parasitaires enclavées dans des masses populistes marginalisées, d’inadéquation et desretards du système éducatif, d’ensauvagement des exclus, etc. L’expansion rapide desdésordres sémantiques, des pathologies mentales, des frustrations et refoulements du sujet(gestion pathogène de la sexualité notamment), des ignorances programmées même dans lesinstitutions scolaires censées fournir aux enfants et aux jeunes des connaissances fiables et desoutils essentiels de la pensée critique.

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    11/32

    Bien d’autres forces encore multiplient les obstacles à la réception et à la pratique de la penséescientifique ou d’œuvres littéraires et artistiques tant soit peu subversives. Les cadres sociaux dela connaissance se ferment aux productions intellectuelles et scientifiques à mesure que lesmédias, les discours officiels, les campagnes électorales, les activités de socialisation, lessermons dans les espaces très fréquentés des mosquées diffusent un islam ritualiste, casuiste,dogmatique, anhistorique, attaché aux rituels formalistes et à la rigueur normative du licite et de

    l’illicite (halâl/harâm). La langue elle-même est appauvrie, mécanisée, coupée de toutecontinuité sémantique, historique et intellectuelle au point que tout effort de mémorisation, deconceptualisation et tout lexique technique perdent leur portée opératoire dans lacommunication des consciences et la construction humaniste du lien social.

    Tout cela se retrouve avec de puissants facteurs aggravants dans les milieux d’immigrés enOccident. Je ne peux m’attarder ici à inventorier et surtout analyser les effets dissolvants de tousles facteurs de plus en plus actifs depuis les années cinquante. Je retiendrai le plus grave et leplus difficile à surmonter : c’est à la fois le regard, le statut légal et les fonctions assignées à lareligion en général, à l’islam en particulier dans les contextes islamiques d’origine et lescontextes occidentaux contemporains. Dans les premiers, l’islam est religion d’État et lesdispositions du droit positif laïc issues du pouvoir législatif parlementaire ne sauraient prévaloir en aucun cas sur les normes de la Loi religieuse entièrement élaborée au Moyen Âge (VII -Xsiècles) et déclarée intangible parce que dérivée de la Parole éternelle de Dieu [2]. Les débatsthéoriques et critiques qui ont accompagné l’élaboration du droit dans ces temps lointains sontparadoxalement plus riches et plus pertinents pour la pensée critique que ceux des « docteurs »d’aujourd’hui qui glosent paresseusement sur des casuistiques confinant au ridicule social et

    politique et consacrant surtout la défaite majeure de la pensée réfléchie.

    On ignore tranquillement en effet les décalages scientifiques, philosophiques, institutionnelscreusés depuis les XVI -XVIII siècles entre les parcours historiques du monde travaillé par lefait islamique et les émancipations continues de ce qui est devenu aujourd’hui l’Europe/Occident.Les esprits les plus agiles et les plus brillants veulent ignorer ces décalages et encouragent leretour à un droit, une éthique, une politique tout aussi coupés d’une tradition de penséeislamique, elle-même engloutie dans l’oubli général du passé. Tandis qu’une pensée

    modernisante s’autorisait jusqu’aux années cinquante à exprimer des critiques constructives àl’égard d’une pensée islamique régressive et indifférente aux conquêtes de la modernité, onconstate depuis le 11 septembre 2001 des indulgences dictées par le political correctness dansdivers milieux et surtout au niveau des États, à l’égard de ce qu’on nomme l’islam modéré. Ils’agit, bien sûr, de gagner à tout prix des médiateurs relativement ouverts pour nouer unerelation pacifiée avec les militants les plus intransigeants : c’est ce que vient de faire Tony Blair en choisissant Tariq Ramadan comme conseiller pour les affaires islamiques. Bien d’autresdirigeants européens manifestent ignorance ou indifférence à l’égard des forces progressives etdes attitudes régressives dans les confrontations en cours à l’intérieur de la pensée islamiquecontemporaine. J’évoque ces faits non pour dériver vers la glose politicienne sur les avatars dela vie quotidienne, mais avec l’espoir de ramener l’attention des chercheurs/penseurs sur lesgrands enjeux de vérité et de légitimité dans les grandes démocraties qui écrasent sciemmentles valeurs mises en exergue de leur propre combat pour les libertés et les droits de l’homme.

    e e

    e e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    12/32

    C’est là, en effet, que les psychologues, les psychanalystes et les psychiatres ont beaucoup àdire et à faire pour ne pas laisser les grands débats de notre temps s’enliser dans les exclusionsréciproques, les fausses explications, les ignorances largement partagées dans toutes lescultures et l’oubli ou l’occultation systématique de l’essentiel et même de l’important concernantle destin du sujet humain dans le devenir général de notre espèce.

    Avec l’islam pris en otage par tant d’acteurs aux objectifs conjoncturels sans vision politiqueviable, nous sommes à l’opposé de la culture de l’incroyance qui conditionne en Occident laïcisé,l’intégration du citoyen dans l’espace de citoyenneté où sont légalement délimités le privé et lepublic, l’individu citoyen, la personne, le sujet, la communauté et la nation. Les cultes détachésarbitrairement de la religion comme faitexistential total et pas seulement existentiel, sont confiésà la gestion administrative à partir du ministère de l’Intérieur ou de la Justice. Ils font l’objet d’unesurveillance de type policier pour qu’ils n’empiètent pas, comme ils l’ont fait et font encore dansbeaucoup de régimes, sur les prérogatives de l’État qui détient partout « le monopole de laviolence légale ». La loi laïque, qui tient sa légitimité de la souveraineté populaire substituée àcelle de Dieu, reconnaît et protège tous les cultes et la liberté de conscience ; mais touteréférence explicite à une croyance religieuse traditionnelle dans l’exercice des activitéscitoyennes entraîne l’application immédiate du même principe de suprématie, mais cette foisinversé, de la loi laïque sur la loi divine. Au regard hautain ou condescendant que portent sur lareligion les esprits forts grandis dans la culture de l’incroyance, répond l’attitude résignée,apaisée, récalcitrante ou résolument guerrière de ceux qui recourent à la guerre dite juste ousainte (Jihâd ) pour imposer la suprématie de leur modèle sur tous les autres sans se prêter àaucun débat contradictoire.

    Longtemps demeurée minoritaire, travailleuse dans le silence et sans visibilité sociale etpolitique, l’immigration de confession musulmane a perturbé – on peut même diresubverti, par le seul fait de sa présence massive appelée à croître davantage dans les prochainesdécennies – les relations relativement apaisées entre l’Église et l’État laïc ou séculier qui a misde son côté une majorité grandissante de la société civile. On s’est installé en Europe/Occidentet plus ostensiblement en France dans l’idée d’une « sortie réussie » et irréversible du régime devérité et de légitimité maintenu par les grandes religions jusqu’aux séparations ou distinctions

    formelles inscrites dans le droit constitutionnel moderne. L’islam perturbateur est celui qui a étéfaçonné, voulu, soutenu par les États postcoloniaux depuis les années cinquante de lutte dite delibération contre les dominations coloniales. À aucun moment, durant ces luttes, on n’a invoquéla portée philosophique, cognitive, émancipatrice de la pensée laïque par rapport au régimereligieux de la vérité et de la légitimité éthique, juridique et politique. Le discours nationaliste desannées cinquante – soixante-dix, conforté par celui des clercs salafistes réformateurs (islâh),postulait que lemodèle de gestion de la cité humaine, légué par l’islam – sans autre précisionsur les nombreux éclatements sectaires, théologiques, exégétiques, socioculturels, idéologiquesde cette appellation devenue un mot-valise – est bien plus fiable que celui impérialiste,matérialiste, violent de l’Occident. Et nous voilà repartis tous pour des années de guerres dites

    justes d’un côté,saintes de l’autre (durant les Croisades elles étaient également saintes pour lesdeux protagonistes) ; mais toutes deux dûment sacralisées par l’invocation des égoïsmesnationaux ou de la Révélation divine.

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    13/32

    On doit insister sur la portée conjoncturelle et contingente de toutes les gesticulationsidéologiques qui soutiennent toutes les confrontations depuis la date décisive de 1945. Par conjoncturel, je veux désigner plusieurs traits changeants des contextes qui obligent à réagir sous la pression des urgences, la dictature des émotions et de la peur, les menaces réelles ouimaginées, aggravant ainsi la furie des perceptions mutuelles des protagonistes de ce qu’on

    peut appeler une tragédie récurrente historiquement et politiquement programmée. Cettedéfinition se veut programmatique : elle permet en effet de lancer des enquêtes variées sur lepoids du conjoncturel dans le déroulement d’une histoire longue des rapports entre deuxprotagonistes qui se réduisent mutuellement à des catégorisations abstraites et fortementpolarisées dans le sens de mytho-idéologies véhiculées par la pensée jetable. C’est ce que jeviens de faire dans un livre collectif que j’ai dirigé et publié chez Albin Michel sous le titreL’islamet les musulmans en France du Moyen Âge à nos jours. D’éminents historiens apportent desillustrations convaincantes sur la richesse explicative de ce que j’appellel’histoire réflexive.

    Pour souligner l’importance de la date de 1945, je rappellerai que la guerre d’Algérie qui éclatele 1 novembre 1954 a en fait commencé par le bombardement de la région de Sétif le 8 mai1945. Tout le monde connaît la série de guerres allumées ensuite dans la Méditerranée jusqu’àcelle, en cours, en Irak. Les significations de cette récurrence des guerres ne sont pas encoreexplicitées par les historiens.

    Je trouve une autre illustration venant d’un philosophe qui s’adresse à un anthropologue, tousdeux académiciens, qui ont traversé et fécondé une grande partie du XX siècle. De MichelSerres recevant René Girard sous la Coupole, je retiens ce passage que j’aurais inscrit enexergue à tout le présent essai si je l’avais découvert plus tôt :

    « Un jour les historiens viendront vous demander d’expliquer l’inexplicable : cette formidablevague qui submergea notre Occident pendant le XX siècle […] Ces abominations dépassent

    largement les capacités de l’explication historique ; pour tenter de comprendre cetincompréhensible-là, il faut une anthropologie tragique à la dimension de la vôtre. Nouscomprendrons un jour que ce siècle a élargi, à une échelle inhumaine et mondiale, votre modèlesociétaire et individuel. Derechef, d’où vient cette violence ? Du mime, disiez-vous. [...] Or quandtous désirent le même, s’allume la guerre de tous contre tous. Nous n’avons encore rien àraconter que cette jalousie haineuse du même qui oppose doubles et jumeaux en frèresennemis. Quasi divinement performative, l’envie produit, devant elle, indéfiniment, ses propresimages, à sa ressemblance. Les trois Horaces ressemblent aux Curiaces triples ; les Montaigusimitent les Capulets ; Saint Georges et Saint Michel miment le Dragon ; l’axe du Bien agitsymétriquement, selon l’image, à peine inversée, de l’axe du Mal » (inLe Monde du16/12/2005).

    er

    e

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    14/32

    J’ai découvert la pensée de René Girard dès ses premiers livres,Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961), La Violence et le Sacré(1972), suivis de plusieurs titres où il aeffectivement offert à l’explication historique factuelle et linéaire un cadre anthropologique quiélargit et approfondit la portée explicative de ce que j’ai appelé moi-même letriangle

    anthropologique : Violence, Sacré et Vérité. R. Girard a séparé la question de la Vérité despéripéties de l’histoire sous l’empire des forces liées au couple violence et sacré. La rivalitémimétique ne suffit pas à expliquer comment le régime de Vérité révélée instaurée par les troisversions du monothéisme a joué un rôle déterminant et permanent jusqu’à nos jours dans lesconstructions théologico/juridiques et exégétiques de ce qu’on appelle encore «la guerre juste »avec « Les soldats du droit » de François Mitterrand et de Bush père dans la première guerre duGolfe et plus que jamais «la guerre juste » théorisée par un groupe d’intellectuels américainsaprès les attentats du 11 septembre 2001 .

    La grande polarisation idéologique islamversus Occident ne date ni de la colonisation, ni desindépendances, encore moins des attentats du 11 septembre 2001. Elle relève de ce que RenéGirard a appelé « ces choses cachées depuis les origines du monde ». Dans les travaux desplus grands chercheurs et penseurs sur ce qui ne s’est pas encore imposé comme uneanthropo-histoire à vocation émancipatrice des mytho-histoires devenues mytho-idéologies sousl’égide des régimes religieux, puis laïcs de la vérité, l’exemple de l’islam comme parcoursqualifiant ou disqualifiant, n’a été pris au sérieux que par de rares auteurs. Il y a eu Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques ; ce fut fragmentaire, peu documenté et indigne du grand maître ;mais ni Paul Ricœur, ni Emmanuel Lévinas, ni Hannah Arendt, tant cités, ni René Girard, niMarcel Gauchet, ni les grands théologiens catholiques et protestants ne se sont souciés dedépasser l’horizon réducteur d’un judéo-christianisme dont la construction partisane est de plusen plus contestée par le judaïsme actuel, et tout simplement ignorée par l’islam comme un desgrands défis qu’il lui faudra relever. Le Coran a en effet légué des positions théologiquespolémiques au sujet de la pureté monothéiste ; la théologie islamique les a transformées enarticles de foi dogmatiques sans s’être attachée à repenser les enjeux d’un tel héritage.

    Toujours Le Monde vient de me fournir un autre exemple dans la livraison du 23 décembre2005. Sous le titre « L’intelligence de Dieu », un dossier de deux pages est consacré à lapolémique ouverte par Michel Onfray déjà cité. On n’y relève aucune mention de l’islam, commes’il n’avait pas fait de la question du Dieu unique un sujet central d’une polémique jamaisdépassée. On réserve la mention de l’islam aux émeutes de banlieues et aux actions terroristes.Quand on présente l’Encyclopédie de Saint Augustin, on insiste sur la contribution majeure del’auteur à la formation de la pensée d’Occident ; on signale qu’il est né et a déployé sa richecarrière dans l’actuelle Algérie (Hippone) ; mais on ne dit rien sur le destin d’un penseur

    accaparé par un Occident qui n’est pas son pays et rejeté par son pays devenu arabo-musulman. Cet exemple donne beaucoup à penser sur ce qu’on appelle l’Occident et l’Orient, lechristianisme et l’islam et les accidents de l’histoire qui brouillent et dispersent lesappartenances.

    [3]

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    15/32

    Complément

    Que les habitants de l’Afrique du Nord, devenus progressivement des « arabo-musulmans »,aient perdu tout contact avec la phase longue de la présence romaine, de la culture et de lalangue latines enrichies par la conversion au christianisme jusqu’à la substitution de l’islam ; quecette rupture ait été renforcée par le discours nationaliste de libération qui condamne lacolonisation romaine dans la foulée du rejet de la colonisation française ; que la vague deviolence religieuse s’appuie sur ces données de l’histoire pourlégitimer le recours auterrorisme : tout cela et bien d’autres considérations constituent des données de l’histoire et del’anthropologie culturelle que les Maghrébins contemporains commencent enfin à réinterroger.

    Dans cette perspective, l’Occident qui monopolise la gestion de sa dette envers Saint Augustindoit, lui aussi, prendre part à une relecture généralisée de toutes les circulations de croyances,d’idées, de connaissances, d’œuvres de culture dans l’ensemble de l’espace géohistoriqueméditerranéen. Nous avons, là, des contentieux, des mémoires collectives, des archives encoreactives dans les profondeurs non encore explorées des conduites des individus et des peuplesque seule la raison émergente peut prendre en charge de manière exhaustive et pertinente.

    Ainsi, l’Encyclopédie de Saint Augustin s’inscrit naturellement dans le programme que j’esquisse

    ici à l’intention des psychanalystes historiens ou des historiens soucieux de porter sur ce queDerrida appelaitl’archive, le regard et les interrogations propres à toute écriture de l’histoireaujourd’hui (voir des exemples dans le livre collectif déjà cité). L’œuvre de Saint Augustinconçue, écrite et enseignée dans un environnement nord-africain peuplé de Numides (Berbères)dépasse le cas spécifique d’un christianisme en quête de ses premières articulationsthéologiques et spirituelles. L’historien de la période homologue de formation de la penséeislamique a beaucoup à apprendre dans cette œuvre pour ouvrir le chantier d’une anthropo-histoire du passage du discours prophétique aux textes dits révélés, puis aux constructionsthéologico-juridiques de la Loi de Dieu. Je suis sûr que les historiens maghrébins s’attelleront àce travail passionnant quand les religions monothéistes seront définitivement sorties de leur troplongue stagnation dans leurs clôtures dogmatiques respectives [4].

    Il est banal de dire qu’au seuil du XXI siècle, nous vivons tous dans la violence quotidienne duchoc frontal de deux puissants imaginaires nourris des mêmes ignorances institutionnalisées,généalogiquement et structurellement homologues, mais technologiquement, matériellement etmilitairement inégaux. De ces imaginaires aussi, l’analyste doit refaire la généalogie,l’archéologie, l’anthropo-histoire pour sortir du discours à double critère longtemps sacralisé,sanctifié, naturalisé par les « révélations », les « illuminations », les transcendantalisations, lestransfigurations, les essentialisations, les substantivations, les spiritualisations, lesthéologisations… de ce que nous nommons les grandes religions, mais aussi les religionsséculières modernes. On connaît l’importance et les impacts durables sur le sujet humain des

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    16/32

    disciplines ascétiques et mortifères du corps physique pour permettre à l’âme de mieux s’élever aux contemplations du divin. Le discours métaphysique classique dans ses deux modalitésinteractives (muthos platonicien etlogos aristotélicien) a relayé, conforté, légitimé avec sesprétentions plus rationalisantes, les systèmes de représentation, de construction et detransmission de la vérité et des valeurs. Je ne rappelle ces données connues de l’histoire ditedes religions et parallèlement de celle de la philosophie que pour souligner les rôles et les

    conséquences persistantes des escamotages, des mutilations, des oublis voulus, des rupturesidéologiques qui ont marqué l’histoire générale de la pensée dans l’espace méditerranéen d’unepart, à l’échelle mondiale incluant les religions et les traditions de pensée hors de la sphèremonothéiste et gréco-latine d’autre part.

    On perçoit peu à peu, avec toutes ces observations, la nécessité pour la raison émergente deréévaluer à nouveaux frais tout ce qui continue à s’écrire, s’enseigner, s’instrumentaliser dansles débats actuels de société et d’histoire globale, l’intervention fracassante de la modernité ditedes Lumières depuis les XVII -XVIII siècles en Europe/Amérique. On constate clairement quel’invocation des Lumières commemoment inaugurateur d’un nouveau départ d’encodage detous les cadres et niveaux de déploiement de la condition humaine sous l’autorité politiquelégitimante de la souveraineté populaire, excluant définitivement toute participation à un titrequelconque de la souveraineté divine, tend à réactiver aujourd’hui les querelles politico-religieuses qu’on croyait définitivement révolues. La virulence des oppositions est à la mesuredes excès de pouvoir, des ignorances et des décalages culturels accumulés depuis le XIXsiècle à l’intérieur de chaque société, puis, à partir de 1945, à l’échelle mondiale. Les urgencessont telles depuis la multiplication des guerres civiles et la montée des réponses terroristes aux

    manipulations géopolitiques de l’Occident qu’on en vient à bricoler des solutions peu adéquatespour apaiser les « révoltes » populistes et à disperser des énergies et des ressources quidevraient être concentrées sur les nouveaux chantiers de la raison émergente. Le fait nouveauest que la surenchère mimétique engagée sur la hiérarchie des instances de légitimation (Loidivine réactivée et démocratie laïque menacée par la défiance grandissante des sociétésciviles [5]) c’est que la raison des Lumières se retrouve à la fois nourrie d’immensesconnaissances accumulées par la recherche érudite depuis le XIX siècle, mais prise audépourvu et obligée de se raidir dans un regard condescendant et militant devant un retour

    intempestif d’un religieux qu’elle pensait avoir définitivement placé sous son contrôle.

    C’est ici que se pose le problème d’un bilan critique de la politique coloniale dans toutes lesparties des empires exploités, mais sous-administrés, méconnus, sous-étudiés ou abandonnés àdes conservatismes régressifs. Ce traitement des populations indigènes traduit un renoncementexplicite à l’application des droits de l’homme solennellement proclamés dans les constitutions.Les ruptures brutales des métropoles avec les ex-colonies ouvrent une nouvelle étape de lamême démission des Lumières vis-à-vis d’immigrés acceptés comme main-d’œuvre étrangère,mais jamais comme citoyens éducables à une meilleure réception de la modernité. Ainsi, l’offrede modernité est demeurée très occasionnelle, fragmentaire et précaire tandis que laségrégation politique entre le statut de l’indigénat et celui de la pleine citoyenneté a accéléré laformation des mouvements nationalistes pour l’indépendance. Les commentaires politiques quiont accompagné les récentes révoltes en France ont clairement dévoilé les carences

    e e

    e

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    17/32

    persistantes du message des Lumières à l’égard des cultures et des civilisations, même quandelles peuvent s’exprimer librement en contextes démocratiques européens. Le bilan critique dela colonisation et de ses suites dans les métropoles doit être complété et radicalisé à propos despolitiques régressives des « partis/États » après les indépendances. Les immigrés fuient lechômage et l’autoritarisme de leur pays respectif ; ils cumulent alors les maux du déracinementet les obstacles aux efforts d’insertion, d’adaptation dans des contextes européens si différents

    et souvent hostiles.

    Sous tous ces rapports et bien d’autres que je ne détaillerai pas ici, l’appel à la raison émergenteapparaît comme une utopie dérisoire et sans lendemains. Le pouvoir de nommer validement lemonde, la nature, la condition humaine, l’histoire, les droits de l’homme et du citoyen ne peutêtre exercé que par l’acteur qui se donne les moyens matériels, technologiques et militaires dece pouvoir. Le communisme a pu concurrencer le monde libre dans la nomination et laconceptualisation idéologique ; peut-être la Chine et l’Inde en voie d’ascension parviendront-elles à introduire des alternatives ; c’est un fait que depuis les années quatre-vingt-dix, c’est desÉtats-Unis que viennent les noms, les concepts, les modes, les progrès de la science et de latechnologie, les pratiques des médias. Sans doute, l’Europe apporte-t-elle ses proprescontributions dans ces initiatives, mais elle ne dispose pas de la puissance de dissuasion dontles États-Unis ont acquis le monopole. C’est ce qui explique les ripostesidentitaristes de tous lesdiscours d’opposition à cette hégémonie grandissante. Mais les identités proclamées avec unegrande véhémence idéologique n’ont ni les moyens scientifiques, ni les cadres socioculturelsadéquats, ni les institutions démocratiques, ni surtout la volonté politique aux niveaux des Étatset des sociétés civiles pour inaugurer la marche vers une histoire solidaire des peuples. Je ne

    parle pas de la solidarité de compassion, affichée dans les aides humanitaires aux peuplesprécipités dans des conflits dévastateurs, mais d’une concertation internationale pour définir etdiffuser partout une pensée et une culture de paix.

    Je m’en tiendrai là pour la lecture à rebours des passés proches et lointains à partir de notreprésent bouleversé et de plus en plus bouleversant. J’aimerais montrer brièvement ce que nous

    pouvons gagner à revenir à la lecture généalogique et archéologique du passé lointain dumonothéisme pour mieux évaluer notamment l’importance des ruptures, des éliminationsdélibérées, des oublis voulus et confirmés d’âge en âge pour en arriver aux formes et auxfonctions assignées désormais au fait religieux monothéiste dans nos contextes soumis auxviolences guerrières et idéologiques, aux révoltes contre la faim, le chômage et les formesnouvelles de l’exclusion aux niveaux de chaque société et de la configuration géopolitique etéconomique du monde. J’ai mentionné plus haut une thèse remarquable, mais peu lue et guèrediscutée, de Jean Lambert sur Le Dieu distribué. L’auteur vise explicitement à illustrer les

    méthodes et les tâches d’une anthropologie comparée des religions monothéistes. Il s’arrêtepour cela à des textes précis qui donnent beaucoup à penser par-delà toutes les constructionsdoctrinales et les systèmes théologico-juridiques et rituels qui ont fait de l’instance religieuse unesource de légitimité à la fois spirituelle et politique :

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    18/32

    1. L’histoire de Joseph dont diverses versions ont alimenté l’imaginaire culturel du Proche-Orientancien et dont le Coran a fourni ce qu’il nomme le plus beau récit mythique (ahsan al-qasas ).

    2. Une approche de l’Évangile de Jean.

    3. La sourate 18 diteLa caverne, avec ses trois récits articulés ensemble pour construire « unpalais idéologique avec les gravats d’un discours social ancien » selon une riche définition dumythe et de ses fonctions par Claude Lévi-Strauss.

    4. Le récit de fondation de l’Écriture.

    5. La sourate 37 diteal-Sâffât .

    En exergue à tout le livre, Jean Lambert offre au lecteur ce texte étonnant du grand mystiqueHallaj crucifié en 922 à Bagdad :

    « Mon fils, que Dieu te cache le sens apparent de la Loi et qu’il te découvre la vérité de l’impiété.Car le sens apparent de la Loi est impiété occulte et la vérité de l’impiété est connaissancemanifeste. Or donc, Louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d’une aiguille à qui il veut et

    se cache dans les cieux et sur la terre aux yeux de qui il veut ; si bien que l’un atteste “qu’il n’est pas” et que l’autre atteste “qu’il n’y a que lui ”. Or ni celui qui professe la négation de Dieu n’estrejeté, ni celui qui confesse son existence n’est loué. Le but de cette lettre est que tu n’expliquesrien par Dieu, que tu n’en tires aucune argumentation, que tu ne souhaites pas l’aimer, que tu neconfesses pas son existence et que tu n’inclines pas à le nier. Et surtout garde-toi de proclamer son Unité » ( Akhbâr al-Hallâj , trad. L. Massignon, Vrin 1975, p. 130).

    La voix qui s’exprime ainsi se fait entendre à Bagdad au début du X siècle. Nous sommes enplein déploiement de ce que j’ai appeléL’humanisme arabe au IV /X siècle. La parole de Hallâjtente de coexister avec beaucoup d’autres dans un climat de créativité intellectuelle, culturelle,spirituelle et scientifique qui ne connaîtra ni relève, ni équivalent en contextes islamiques jusqu’ànos jours. On notera l’ouverture d’un espacesui generis de déploiement et d’intelligibilité del’existence humaine. Cet espace demeure ouvert à tous les possibles d’un sujet capable deconjuguer le travail intérieur de la psyché en connexion avec l’avènement d’une conscienceactive, vigilante, scrupuleuse, exigeante vis-à-vis de tous les élans et tentations quiinterrompraient prématurément tel possible de la connaissance et de l’accomplissement. Espaceirréductible à aucun autre qui le limiterait, le fermerait dans une doctrine, un rituel, un codecontraignant, des vérités conjoncturelles, des états d’âme précaires. Dieu est nommé comme

    protagoniste garant de la liberté créatrice et émancipatrice du sujet humain d’où tout jaillit et en

    e

    e e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    19/32

    qui tout retentit pour faire écho aux appels de l’être, du connaître, du devenir, du beau, du bien,du vrai et du juste… C’est la révélation perpétuelle de soi à partir de ressources inscrites dansles processus mêmes d’épanouissement de ce sujet pressenti, appelé, attiré par les voix del’Immémorial véhiculé dans les grands récits de fondation repris, médités, commentés, investispar des générations d’acteurs plus ou moins inspirés, créateurs et éducateurs.

    J’appelle avènements successifs ces grands axes de la pensée créatrice qu’explore le secondtitre de Rémi Brague cité plus haut. Ne pouvant parcourir ici les cheminements complémentairesdes deux livres retenus comme deux essais d’exploration dans les perspectives de la raisonémergente, je reprendrai les extraits des deux pages de couverture dans l’espoir d’inciter beaucoup de lecteurs à partager les préoccupations de ma propre intervention.

    Jean Lambert cherche à montrer comment :

    « […] Les trois monothéismes méditerranéens font système. Ils sont analysables à partir descombinaisons du modèle de G. Dumézil. Comme les polythéismes indo-européens, le judaïsme,le christianisme et l’islam présentent des mythes fondateurs à comprendre dans un jeu deréfractions multiples. Un comparatisme d’un type nouveau devient alors possible, en quêted’articulations beaucoup plus puissantes que celles que peut faire apparaître tel soupçond’influences réciproques. Au lieu d’une critique girardienne du modèle dumézilien, qui a l’effet decompliquer les deux approches ainsi privées de leur tentation englobante, l’analyse procède à cequi est sans doute la première exégèse véritablement anthropologique de textes littérairesréputés hors de portée de ce type d’enquête du mythe. »

    Rémi Brague, historien de la philosophie, a le mérite, lui aussi, d’insérer le parcours de lapensée en contextes islamiques dans cet espace géohistorique méditerranéen que j’assigne à laraison émergente comme un des objets prioritaires de son exploration. En proposant unehistoire philosophique de l’alliance incluant l’exemple de l’islam, Rémi Brague accomplit un gesteintellectuel et scientifique que ses prédécesseurs comme Paul Ricœur ou Emmanuel Lévinasn’ont jamais esquissé. Naguère, Léo Strauss a perçu aussi la fécondité de cette recherche quimérite d’être prolongée et élargie à d’autres sphères linguistiques et culturelles. Cetteperspective rejoint un de mes programmes partiellement mis en œuvre sous le titre générald’une reprise critique de la question humaniste (voir monHumanisme arabe au IV /X siècle,Vrin, 3 éd. 2005, etHumanisme et islam, 2006). Il s’agit de remembrer, par le regard anthropo-historique, cet espace de déploiement d’un sujet en expansion pressenti par Hallaj, mais déjàprésent aussi bien dans l’axe grec et l’axe monothéiste dont les tensions éducatives ont enrichila quête plurielle du sens jusqu’aux grands éclatements, séparations, spécialisations, tracés defrontières idéologiques imposés à la fois par les rivalités impériales et leurs légitimationsthéologiques, puis les combats laïcs contre le cléricalisme. S’il est vrai que l’islam, vite

    instrumentalisé par l’État impérial omeyyade, a initié les grandes conquêtes dans le monded’alors, c’est l’irrésistible ascension hégémonique de l’Europe chrétienne, puis bourgeoisecapitaliste qui a généré les fractions les plus durables et les plus pernicieuses jusqu’à nos jours.

    e e

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    20/32

    Je l’ai déjà souligné : il ne s’agit pas seulement de l’expansion du modèle capitaliste dans unmonde privé en même temps des acquis émancipateurs de la modernité scientifique ; plusgravement, plus profondément, la pensée occidentale consent moins que jamais depuisla fin del’histoire imprudemment annoncée, à confesser sa responsabilité à l’égard du destin de lapersonne humaine soumise aux fonctions aliénantes dudiscours à double critère : travestir l’usage systématique de la violence conquérante et du monopole de la violence légale par l’État

    absolutiste ou démocratique, sous la rhétorique d’un humanisme formel de l’immensemensongeromantique et la vérité romanesque, relayés, amplifiés aujourd’hui dans l’insupportablerhétorique mondialisée sur les droits de l’hommisme et une démocratie à usage populiste.

    Le parcours proposé par Rémi Brague donne beaucoup à penser pour ceux du moins quiconsentent à se donner le temps de la réflexion.

    « L’alliance entre Dieu et la loi, nouée en Grèce antique et dans la tradition biblique, a revêtu des

    formes différentes dans le judaïsme, le christianisme, puis l’islam. C’est l’histoire de sa longuegenèse, de son épanouissement contrasté au sein des trois religions médiévales, de sadissolution enfin avec la modernité européenne que Rémi Brague se propose d’écrire en relisantles textes fondateurs de la philosophie et de la pensée religieuse. Dans le judaïsme de laDispersion, la Loi figurait la seule présence de Dieu auprès d’un peuple désormais privé de sonroyaume et de son Temple : elle coïncidait avec Dieu. C’est dans le christianisme que va naîtreet se déployer leur séparation. Le Dieu chrétien n’est plus seulement le législateur du temps desHébreux. Il est source de la conscience humaine et communique la grâce qui permet d’y obéir.Cette séparation finira par façonner les institutions politiques de la chrétienté médiévale, l’Empirecomme l’Église. À l’opposé, l’islam se constituera progressivement en une religion où la Loi setient au centre de tout : elle entend régir l’ensemble des pratiques humaines depuis le déclin duCalifat. Ici, à la différence des deux religions bibliques, c’est Dieu qui doit la dicter directement.

    Avec la modernité, l’alliance de Dieu et de la loi va être dénoncée avant de se voir expulsée dela Cité : notre Dieu n’est plus législateur, notre loi n’est plus divine. Mais qu’est-ce qu’un monde,le nôtre, où l’homme se prétend l’unique souverain ? Comment une loi sans trace du divin peut-elle donner des raisons de vivre ? »

    Histoire réflexive de la pensée, pensée jetable et littérature parasitaire

    La prudence scientifique oblige à vérifier la portée opératoire et le statut cognitif des propositionsthéoriques et explicatives avancées par les deux auteurs. Cela pose deux questions conjointes :celle de l’accueil par les professionnels de la recherche et celle de la transmission des savoirsainsi élaborés dans le champ de la connaissance et de la diffusion des acquis les plus fiables ?Par-delà les initiatives et les carences du monde académique que reçoivent les sociétés civilesdans leur ensemble des débats instaurés sur des questions très anciennes et d’une actualité

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    21/32

    souvent dramatique ? Dans l’ère de la pensée jetable, les travaux les plus féconds subissent unsort pire encore que ce que j’appellerai la littérature conjoncturelle et parasitaire : cette immenseproduction qui glose sur les faux problèmes et les bavardages polémiques indéfiniment reprischaque jour à la faveur d’une actualité redondante et des tragédies récurrentes. La littératuredes colloques, des dialogues interreligieux et interculturels, des commentaires politiciens sur lesdiscours officiels, les attentats quotidiens, les émeutes de banlieues, les conflits sociaux

    désespérément stéréotypés, les indignations antiracistes, etc., ignore délibérément l’idéemême d’une histoire réflexive de la pensée et de ses enseignements pour penser et susciter àgrande échelle de nouveaux agirs historiques.

    Considérons les propositions suivantes avancées par les deux auteurs : 1) les troismonothéismes méditerranéens font système ; 2) le judaïsme de la Dispersion demeure enfermédans la citadelle sécuritaire d’une Loi liant pour l’éternité un peuple élu et son Dieu, alors queJésus, le juif, avait ouvert cette alliance à de nouveaux parcours de la condition humaine ; 3)l’islam renchérit sur cet enfermement en étendant à toutes les formes de la pensée et auxconduites des fidèles la représentation d’une Loi littéralement articulée dans la langue arabe par Dieu lui-même, effaçant ainsi l’évidence de l’historicité de toute langue humaine et de tous lesacteurs qui s’en servent pour médiatiser une Parole divine inaccessible autrement. Même si l’ons’en tient à la portée heuristique de ces propositions, on constate qu’elles demeurent à l’écartdes traditions de pensée développées dans chaque communauté avec des stratégies cognitivesd’exclusion réciproque. Les juifs sont restés longtemps un peuple de déicides ; les musulmanssont des faussaires et des infidèles pour les juifs et les chrétiens et réciproquement. Le conflitisraélo-palestinien cristallise sous nos yeux depuis soixante ans les expressions les plus

    rageuses de l’exclusion réciproque. Tout le travail historico-critique de l’érudition philologiquedepuis le XIX siècle encombre les archives des bibliothèques, mais est demeuré sans effetsignificatif quand on considère le regain idéologique des fondamentalismes les plus ravageurs. Ainsi, ce que la recherche rend pensable grâce à la consolidation des connaissanceshistoriques, anthropologiques, linguistiques, sémiotiques, demeure refoulé dansl’impensableetl’impensé dans la littérature pléthorique à grand succès qui inonde le marché.

    Curieusement, cette coupure entre la pensée des sciences sociales qui se veut critique,

    novatrice et libératrice et l’expansion de la littérature mytho-historique, mytho-idéologique etmême apologétique n’incite ni les chercheurs à réviser leurs stratégies d’intervention, ni lesdécideurs politiques à réformer les systèmes éducatifs et les conditions de transmission dessavoirs émancipateurs dans les sociétés. Plus gravement encore, on peut dire que les dérivesidéologiques du discours sur les droits de l’homme citoyen empêchent l’émergence du conceptphilosophique plus contraignant dedroits de l’esprit . Car il s’agit bien ici des conditions dedéploiement des facultés interactives de l’esprit humain : l’intellect, la raison, l’imaginationcréatrice, l’imaginaire et ses diverses expansions, la mémoire du sujet indissociable de lamémoire collective, la conscience critique de soi, de l’autre, de l’histoire et du monde. Lesmagistères religieux prétendent occuper l’instance de l’autorité responsable d’une politique de laspiritualité « universelle » et de l’espérance comme vertu théologale, commune à la conditionhumaine, selon les perspectives ouvertes par la Parole de Dieu ; les appareils d’Étatmonopolisent l’instance du pouvoir réel cumulant toutes les compétences-savoirs et les

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    22/32

    compétences-décisions pour gérer les accomplissements des citoyens dans la Cité. Au début duXXI siècle, on se trouve confronté à un bilan mal dressé et troublant pour tous : l’esprit a acquisle pouvoir de déconstruire les mythologies, les systèmes de croyances et de représentation, lesgrands récits de fondation, les puissantes idéologies de mobilisation ; mais il n’a réussi ni àtransmettre cette compétence à tous les acteurs de la vie démocratique, ni à se libérer lui-mêmedes enchaînements mytho-idéolgiques qu’il a su mettre à distance critique.

    Ces observations s’imposent de façon plus exigeante encore pour tous les esprits formés dansla longue et riche tradition française de la pensée critique. Le verbe français penser à l’infinitif nepeut être traduit de façon adéquate dans certaines langues comme l’anglais ou l’arabe. J’aibeaucoup écrit sur l’islam sous le titrePenser l’islam aujourd’hui dans la même perspectived’élucidation critique que François Furet, auteur dePenser la Révolution française. Dans lesdeux cas, il ne s’agit pas seulement de mieux connaître des faits, des acteurs, des dates, descauses, des effets ; penser , c’est entrer dans les relations intimes qui se tissent entre les facultésde l’esprit en quête d’intelligibilité et l’opacité du réel vécu et du réel objectif qui résistent à cettevolonté de savoir. Tandis que j’ai été amené à forger les concepts demytho-histoire et de mytho-idéologie pour mieux éclairer les enjeux de la connaissance historique critique et ceux de laconnaissance dominée par la fonction mytho-idéologique inhérente à toute activité sociale-historique, François Furet demeure dans le lexique de l’écriture historico-critique à propos d’unthème où se déploient pourtant les forces et les mécanismes les plus caractéristiques de laproduction mytho-idéologique de l’histoire. À ce jour, les professeurs d’histoire et les manuelsscolaires continuent d’utiliser le seul vocabulaire de la connaissance positive, objective, factuelle,empirique de l’histoire vécue. On maintient ainsi la fiction d’une histoire moderne entièrement

    libérée des confusions entre mythologies et histoire qui demeurent la particularité de l’histoirereligieuse et des sociétés traditionnelles.

    J’ajoute que les précieuses contributions del’École des Annales aux renouvellements successifsde l’écriture historienne et de l’enseignement de l’histoire n’ont pas vraiment mis fin au poids deslieux de mémoire construits sous l’État nation de la III République pour forger une consciencemytho-historique de la nation française, refondée sur le credo de la laïcité. Tous les débatsinstaurés autour de l’immigration, de l’islam, de l’histoire coloniale, du voile, de l’école, de

    l’intégration, de l’assimilation s’inscrivent dans les cadres de perception, d’interprétation et decatégorisation hérités de la Révolution donnée à lire, à interpréter, à vivre comme lemoment inaugurateur d’une ère moderne qui travaille encore à la sortie définitive du momentinaugurateur de l’ère chrétienne en particulier, de l’âge religieux en général. La sortie n’est pasaccomplie ; mais peut-elle l’être de façon irréversible ? LesDeux France décrites par ÉmilePoulat continuent à connaître des tensions, notamment sur le plan du système éducatif, sansparvenir à dépasser autrement que par des compromis, la condition mytho-historique et mytho-idéologique de toute mémoire collective. En imposant son propre moment inaugurateur entension à la fois théologique avec les moments juif et chrétien, d’une part et le momentrévolutionnaire laïc, d’autre part, l’islam est venu compliquer une situation conflictuelle de portéeanthropologique puisqu’elle concerne la place de la fonction symbolique dans la productionhistorique de toute société humaine. C’est à la maîtrise de cette fonction symbolique querenvoient les quêtes de la raison émergente, par-delà les polémiques dérisoires et

    e

    e

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    23/32

    disqualifiantes pour la modernité, sur les conduites rituelles, les cultes, les croyances, laprivatisation du religieux et les solutions dites universelles d’une laïcité qui se laisse encoreinstrumentaliser par les volontés de pouvoir les plus cyniques[6].

    Parole, discours, texte

    Pour illustrer davantage toutes les analyses précédentes au sujet d’une nouvelle approche dumonothéisme, je retiendrai ces trois concepts, travaillés et enrichis sans cesse par leslinguistiques et les sémioticiens. Leur application à la lecture de ce qu’on appelle les Textesfondateurs, ou les Écritures saintes, ou le Livre révélé, pose des problèmes qui sont loin d’êtrepris en charge dans les trois grandes religions monothéistes. Le statut psycholinguistique de laparole ne saurait être confondu avec ceux du discours et du texte. En tant qu’historien de lapensée islamique, je ne peux que confirmer tout ce que vient de dire Charles Melman au sujetde la restitution à la parole, la quête et la circulation de la vérité parmi les hommes. C’est la

    parole vivante prononcée dans l’interface des visages humains qui instaure lesDettes de senspar-delà les significations empiriques conférées à toutes sortes de référents objectifs etsubjectifs. Les enseignements des religions ont été articulés et transmis pendant des millénairespar la parole ; la fixation par écrit intervient tardivement, même pour l’islam surgi dans un universculturel où l’écriture et les littératures savantes occupaient déjà une place prépondérante. Lepassage de la parole inauguratrice, créatrice, révélante, au texte muet et définitivement orphelin,pose des problèmes d’authenticité, de déperdition sémiologique, de pertinence desinterprétations, d’accès aux significations et aux intentions initiales et intercontextuelles. Cesproblèmes ont pu être présents dans les implicites vécus des grands contemplatifs, mais ilscommencent seulement à surgir dans les explicites connus de la conscience critique, grâce àl’élargissement des curiosités modernes et à l’introduction progressive de nouvellesproblématisations. La difficulté pour toute connaissance scientifique, soucieuse à la foisd’exhaustivité, d’adéquation descriptive du réel et d’adéquation explicative, est de tenir, sansdiscontinuité, sous le même regard critique le régime de la parole, le régime du discours commeexpressions de solidarités historiques visant à influencer l’auditoire, le régime de l’écrituresolitaire destinée à faire circuler des textes toujours orphelins de leurs auteurs. Dans les troismodalités de l’énonciation, il y a articulation du sens, transmission de savoir et d’expérience et,

    dans les conditions optimales, réciprocité des consciences.

    À mesure que l’écriture gagne du terrain dans les civilisations, la parole perd les vertus de sonantériorité existentielle et celles de sa capacité promotrice de dettes de sens vis-à-vis de ceuxqui l’accueillent dans la fraîcheur première de son énonciation, avant sa circulation commediscours social ou texte orphelin de son auteur. La parole, comme dévoilement soudain devérités attendues, espérées pour libérer des possibilités jusque-là ignorées d’épanouissementdu sujet parlant, remplit lafonction révélante. C’est cette fonction qui permet de rendre compte

    de façon intelligible et concrète du concept théologisé de révélation de la Parole de Dieu, amplemétaphore de la parole articulée par les hommes. Elle fait passer d’un état d’ignorance,d’obscurité angoissante, de servitude humiliante au ravissement d’une délivrance, d’une lumièreintérieure qui éclaire la relation à soi, à l’autre et au réel objectif. Cette parole émerge dans les

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    24/32

    cultures orales nourries de surnaturel, de merveilleux, de connaissances et de rituels animistes.Les ethnographes observent encore, aujourd’hui, des groupes où se perpétuent ces conditionsd’exercice de la parole. Les sociologues relèvent aussi des régressions vers ces situations dansdes sociétés largement pénétrées par les formes modernes de la perception et de laconnaissance. Je pense à de nombreux contextes islamiques contemporains où la religiositépopuliste l’emporte sur les expressions rationalisantes de la croyance.

    Cela veut dire que les cultures savantes écrites ne modifient pas nécessairement de façonirréversible les conditions d’exercice de la parole et du discours social. La prolifération dessectes, les conduites superstitieuses, les succès de l’astrologie, les transes collectives de foulesà l’écoute de « télévangélistes » et de « télécoranistes » en disent long sur les avatars de laparole dans les contextes modernes où l’hyperrationalisme côtoie les manifestations les plusinattendues de l’irrationnel. Considéré sous cet angle, le retour du religieux doit être analysécomme un phénomène complexe où le fait religieux connaît des désintégrations et desrégressions par rapport à ses expressions créatrices au stade de la parole articulée par lessages éponymes des cultures premières et les prophètes messagers de ce que nous nommonsles grandes religions. Le religieux actuel est le produit des pressions d’une modernitéconquérante et subversive et de sociétés entières refoulées dans l’exclusion, la marginalisation,la désintégration de tous les codes culturels traditionnels. La fonction révélante de la parole setransforme en discours social d’aliénation généralisée par rapport aux valeurs d’émancipation etde créativité. La parole subsiste de façon résiduelle et dégradée dans les milieux sociauxstigmatisés et rangés dans les catégories d’analphabétisme, de populisme, de voyous, desauvageons, de racaille, d’inassimilables… La pensée religieuse savante s’accorde avec la

    culture et la langue savantes pour parler de sectes, de confréries, de superstitions, de croyanceset pratiques magiques, primitives, archaïques… contraires à la religion dite orthodoxe autantqu’aux enseignements normatifs du magistère doctrinal théologico-juridique.

    Pour concrétiser davantage les transformations du statut de la parole, je retiendrai l’exemple duCoran. Ce choix s’impose à nous tous en raison de l’ampleur des manipulations dont ce« Livre » (Kitâb) est l’objet, autant parmi les musulmans que par les non-musulmans désormais.Le Coran est cet exemplaire, (Mushaf ) reçu et vécu par les croyants comme le Livre saint où se

    trouve pieusement recueillie et transcrite la Parole même de Dieu, articulée oralement par unacteur social nommé Muhammad ibn ‘Abdallah. C’est ainsi qu’il est nommé et situé dans sonmilieu mekkois avant sa promotion à la fonction de prophète, messager de la Parole révéléedans la grande lignée des prophètes depuis Abraham. Comme dans la Genèse, tout commenceavec le Verbe, Verbum, Logos, Parole non pas humaine, mais strictement, ontologiquementdivine, bien qu’articulée dans une langue arabe familière aux destinataires visés sous le nomrécurrent de nâs , gens, auditeurs présents. Dieu enseigne à Adam tous les Noms énonce laParole en écho à une annonce antérieure commentée, méditée depuis que l’Évangile de Jean fitentendre ceci :

    « Au commencement était la parole, et la parole était auprès de Dieu et la parole était Dieu. Elleétait au commencement auprès de Dieu. Tout existe par elle, et rien sans elle n’existerait de ce

    ACCÈS MEMBRES AGENDAS

    https://freud-lacan.com/fr/agendashttps://freud-lacan.com/index.php/fr/cb-login/login

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    25/32

    qui existe. En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière éclate dans lesténèbres et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. Parut un homme, envoyé de Dieu. Son nom, Jean.Il vint en témoin et il annonçait la lumière afin qu’à sa voix tous les hommes croient… »

    France Quérée, traductrice de ce passage, commente :

    « Au commencement, disent les savants, étaient, en deçà des étoiles, les falaises de la nuit, et ilarriva qu’un galet se fracasse, se disperse, et aujourd’hui encore il continue sa fuite. Sapoussière a fait le jour et l’ombre, les mondes et leurs cales pleines, où la Ronde de nuit, l’Art dela Fugue, et cet éternel « Qui suis-je ? » dont s’orne tout front d’homme, jettent leur étrangelueur. Jeux croisés d’un hasard et d’un système : ainsi en décrète la science. Mais voici uneautre version des faits : « Au commencement était la parole[7]... »

    On ne peut mieux faire sentir, goûter, s’approprier la Parole comme lieu et véhicule d’avènement

    et non plus seulement de référence à des significations potentiellement partageables par toutêtre parlant. Comment maintenir le lien vivant et toujours pertinent avec ce niveau de la Parole- Avènement-Instauration à l’aide de la parole discursive de tout langage humain ? La linguistiquene problématise pas cette région de la parole perpétuée pourtant dans toutes les culturestravaillées par cette donnée expérimentale d’une Voix qui parle à partir d’un ailleurs et quis’installe dans l’intimité de chaque locuteur de la parole ordinaire. Il faut retenir l’aporie de cettediscontinuité radicale que ne parvient à combler aucune continuité. Cette problématique de laParole/parole est constitutive de ce que j’appelle depuis longtemps lediscours prophétique tel

    qu’il s’articule dans la suite des énonciations étalées de la Bible au Coran, pouvant inclurecertains usages de la parole chez des témoins comme Hallâj, Ibn ‘Arabî, Thérèse d’Avila, MaîtreEckhart et bien d’autres de la même inspiration. Cela dit, on peut passer à la complexité de ceque j’appelle lesCorpus Officiels Clos (COC).

    Le discours prophétique ne se tient pas toujours au niveau de la Parole performativeinstauratrice ; il utilise aussi les modalités des discours ordinaires de la communication (législatif,narratif, louange, polémique, argumentatif). Le travail de collecte de toutes les énonciationsprophétiques s’est étalé sur des siècles et a abouti pour chaque tradition à la canonisation derecueils que nous appelons Bible, Évangiles, Coran. Je réserve le cas des autres religions qui neconceptualisent pas les notions de Parole de Dieu, de Révélation, de Dieu Vivant et incarné, etc.Le processus de canonisation est lié à l’histoire politique, sociale et culturelle de ce que j’appelleles sociétés du Livre-livre [8] . La décision de canonisation est indivisément doctrinale etpolitique ; elle entraîne donc des problèmes d’autant plus inextricables que les corpus retenussont déclarés clos à jamais : rien ne peut être changé à la littéralité, l’étendue, les contenus destextes reconnus comme la transmission absolument authentique de ce qu’on va continuer àappeler uniformément la Parole de Dieu authentifiée déjà par les prophètes et leurs

    transmetteurs.

    On comprend pourquoi l’histoire des Textes fondateurs et de la Vérité qu’ils véhiculent,comprend un avant et un après des corpus officiels clos :avant , la Parole-Avènement peut

  • 8/17/2019 Mohammed Arkoun - Introduction à La Raison Émergente

    26/32

    retentir dans l’expérience personnelle de grands témoins et produire de nouveaux espaces dedéploiement existentiel ;après , le texte canonique fixéne varietur est la référence obligée sousle contrôle de ses interprètes attitrés qui gèrent les orthodoxies et punissent les dériveshérétiques, sachant que chaque « hérésie » est la vraie orthodoxie pour ses fidèles. Auxcontraintes linguistiques d’articulation du sens à partir des formes canoniques de la « Parole deDieu » viennent s’ajouter les limitations, les contrôles dogmatiques, les interventions arbitraires

    des magistères