L'idéal législatif du Conseil constitutionnel. Etude sur les qualités de ...

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HAL Id: tel-00626046 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00626046 Submitted on 23 Sep 2011 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’idéal législatif du Conseil constitutionnel. Etude sur les qualités de la loi Vito Marinese, Marinese Vito To cite this version: Vito Marinese, Marinese Vito. L’idéal législatif du Conseil constitutionnel. Etude sur les qualités de la loi. Droit. Université de Nanterre - Paris X, 2007. Français. <tel-00626046>

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    Submitted on 23 Sep 2011

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    Lidal lgislatif du Conseil constitutionnel. Etude surles qualits de la loi

    Vito Marinese, Marinese Vito

    To cite this version:Vito Marinese, Marinese Vito. Lidal lgislatif du Conseil constitutionnel. Etude sur les qualits dela loi. Droit. Universit de Nanterre - Paris X, 2007. Franais.

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00626046https://hal.archives-ouvertes.fr

  • UNIVERSIT PARIS-X-NANTERRE UFR de sciences juridiques administratives et politiques

    Lidal lgislatif du Conseil constitutionnel

    tude sur les qualits de la loi

    THSE POUR LE DOCTORAT EN DROIT

    Sous la direction de Guy Carcassonne

    Soutenue publiquement le 19 dcembre 2007

    par

    Vito Marinese

    Jury P.AVRIL, Professeur lUniversit Paris II Panthon-Assas G.CARCASSONNE, Professeur lUniversit Paris X Nanterre (Directeur de thse) V.CHAMPEIL-DESPLATS, Professeur lUniversit Paris X Nanterre J.-C. COLLIARD, Professeur lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne (Rapporteur) B.MATHIEU, Professeur lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne (Rapporteur)

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    ma Bulle

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    Remerciements

    Mes remerciements vont tout dabord mon directeur de thse, Guy Carcassonne, pour ses nombreux conseils et surtout le niveau de ses exigences ; lidal ne pouvait tre atteint mais il a t un guide. Ces remerciements sadressent aussi au Professeur qui a suscit mon got pour le droit constitutionnel et qui a inspir mon projet de carrire universitaire. Mes remerciements vont Jean-Marie Denquin et Danile Lochak qui mont initi au travail de la recherche, respectivement en Matrise puis en DEA et qui sont rests prsents tout au long de mon parcours. Mes remerciements vont tous les membres du CREDOF et en particulier Thomas Dumortier, pour sa disponibilit et son amiti. Mes remerciements vont aux membres de ma famille pour leur soutien indfectible. Mes remerciements vont enfin Julie, pour sa patience et pour lintrt quelle a port ce sujet a priori si loign du monde de lart

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    Liste des abrviations

    AIJC : Annuaire international de justice constitutionnelle AJDA : Lactualit juridique. Droit administratif Arch. phil. Droit : Archives de philosophie du droit art. cit. : article cit CCC : Les Cahiers du Conseil constitutionnel CEDH : Cour europenne des droits de lhomme CJCE : Cour de justice des Communauts europennes D. : Recueil Dalloz Sirey DA : Droit administratif dir. : sous la direction de d. ditions EDCE : tudes et documents du Conseil dtat GDCC : Grandes dcisions du Conseil constitutionnel idid. : au mme endroit in : dans infra : ci dessous JCP : Jurisclasseur priodique. La semaine juridique JO : Journal officiel de la Rpublique franaise LGDJ : Librairie gnrale de droit et de jurisprudence LPA : Les Petites Affiches op. cit. : dans louvrage cit. p. page pp. pages PUAM : Presses Universitaires dAix-Marseille PUF : Presses Universitaires de France RA : Revue administrative RBDC : Revue belge de droit constitutionnel RDP : Revue du droit public et de sciences politiques RFDC : Revue franaise de droit constitutionnel RFDA : Revue franaise de droit administratif RFAP : Revue franaise dadministration publique RIEJ : Revue interdisciplinaire dtudes juridiques RRJ : Revue de la recherche juridique. Droit prospectif RTDciv : Revue trimestrielle de droit civil RTDE : Revue trimestrielle de droit europen RTDH : Revue trimestrielle des droits de lhomme supra : ci-dessus t. : tome

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    Sommaire Premire partie Les exigences portant sur le fond 77 Sous partie 1 Lexigence deffectivit de la Constitution.. 81 Sous partie 2 Lexigence defficacit de la lgislation....... 241 Deuxime partie Les exigences portant sur la forme..... 387 Sous partie 1 Lexigence de prvisibilit des lois.. 393 Sous Partie 2 Lexigence de lisibilit des lois. 529

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    Introduction

    Lidal est pour nous ce quest une toile pour le marin. Il ne peut tre atteint mais il demeure un guide. (Albert Schweitzer)

    1. Crise et idalisation de la loi

    La loi est aujourdhui lobjet de proccupations rcurrentes. lunisson, auteurs et

    acteurs institutionnels1 dclarent la crise de la loi2. Les confrences et ouvrages se multiplient

    sur ce thme3. Professeurs, praticiens et acteurs institutionnels sinterrogent sur les origines du

    mal et les remdes appropris.

    Ce nest pas nouveau. La crise de la loi fait partie des grands classiques du registre des

    juristes4. Cette conscience de crise lgislative dborde trs largement le cadre franco-franais.

    1 Voir notamment les dclarations publiques de Jean-Louis DEBR (Entretien avec M.J.-L.Debr, Prsident de lAssemble nationale, Le Monde, 22 juin 2004) et de Pierre MAZEAUD (Vux adresss au Prsident de la Rpublique en 2005, disponible sur le site du Conseil constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr) mais aussi les rapports publics du Conseil dtat pour 1991 et 2006. Rapport public 1991, De la scurit juridique , EDCE, n43, La documentation franaise, 1992. Rapport public 2006, Scurit juridique et complexit du droit , EDCE, n57, La documentation franaise, 2006. Dans ce dernier rapport, Nicolas Molfessis procde au recensement de diffrentes dclarations de personnalits publiques relatives la crise de la loi. Voir, N.MOLFESSIS, Combattre linscurit juridique ou la lutte du systme juridique contre lui-mme , ibid., p.399, note 1. 2 F.TERR, La crise de la loi, Archive de philosophie du droit, 1980, Tome 25, p.17 et s.G.BURDEAU, Le dclin de la loi , Archive de philosophie du droit, 1963, p.35. A.VIANDIER, La crise de la technique lgislative , Droits, 1986, 4, p.75 et s. 3 Dcadence du droit, dclin de la loi, disparition du sentiment de justice, les hommes de droit vivraient-ils lapocalypse ? Colloques, symposium et rencontres se multiplient qui diagnostiquent les dfaillances de lArt juridique et les remdes propres le restaurer , A.VIANDIER, Recherche de lgistique compare, Springer-Verlag, 1988, p.1. Plus rcemment, on peut notamment citer Vive la loi ! , Actes du Colloque du Snat du 24 mai 2004, Snat et Universit Paris II. Voir aussi, La loi. Bilan et perspectives, Catherine PUIGELIER (dir.), conomica, Coll. tudes juridiques, Paris, 2005. Voir galement louvrage collectif labor sous la direction de R.DRAGO, La confection de la loi, PUF, Coll. Cahiers des sciences morales et politiques, 2005. Le centre de recherche de droit constitutionnel de Paris I a organis une journe dtude consacre La rforme du travail lgislatif le 25 mars 2005. Les actes de cette journe dtude ont t publis. V. M.VERPEAUX et B.MATHIEU (dir.), La rforme du travail lgislatif, Cahiers constitutionnels de Paris I, Thmes et commentaires, Dalloz, 2006. Voir encore le numro de la revue Pouvoirs n114 consacr la loi en 2005. 4 Dominique CHAGNOLLAUD, voquant le thme des pathologies affectant la loi, explique : ce dbat aurait pu se tenir sous Guizot, en 1939 lorsque George Burdeau dnonait lincontinence de la loi, ou dix ans plus tard, sous linfluence du doyen Ripert, qui pourfendait le dclin du droit, ou encore au Conseil dtat, il y a une dizaine dannes, alors que celui-ci publiait un rapport introspectif sur la crise de la loi. Au fil du temps, ce

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    Il ne sagit donc pas dune exception franaise 5, mme si cette crise semble tre ressentie

    en France dune manire particulirement aigu6.

    On peut sinterroger sur les causes, relles ou supposes, de cette crise de la loi, en

    valuant limpact de chacun de ses facteurs. On peut aussi sinterroger sur les causes de

    linquitude. Pourquoi la loi est-elle lobjet de tant de proccupations ? Paradoxalement, cette

    crise de la loi semble traduire une idalisation de la norme lgislative. La malade est ce

    point importante et irremplaable que les mdecins se pressent son chevet. On sinquite en

    effet de la loi parce quelle serait au cur du systme juridique. Quel manuel de droit ne

    prsente pas la loi dans sa majest, son statut prminent7, sa dimension symbolique8 ? elle-

    seule, la loi suffit rsumer le droit et sa construction : la hirarchie des normes na de sens

    quau regard de ce repre cardinal9. La loi tant le pilier de notre ordre juridique, la crise de la

    loi apparat alors comme le symptme du dclin du droit 10. Ce constat de crise permet

    donc didentifier un phnomne didalisation de la loi puisquelle apparat, en creux des

    critiques, comme la clef de vote de notre systme juridique et politique.

    En effet, la crise de la loi est la hauteur de son idalisation11. George Ripert tablit ce

    diagnostic en 1949 : la vrit est que la France a eu et a donn au monde une si haute ide

    du droit que lon y ressent, plus quailleurs peut-tre, le malaise de son dclin 12. Lanalyse

    de ces critiques permet de mettre en valeur un double discours sur cet objet normatif. Car si

    on critique la loi telle quelle est, cest quon la plbiscite telle quelle devrait tre13. Plus les

    thme est devenu un poncif, un discours dvidence, une sorte de standard de jugement linstar du principe de prcaution. Surproduction lgislative, lois jetables, sentiment dinscurit, y compris juridique, dveloppement dun droit gazeux . in Allocution introductive du colloque Vive la loi !, op.cit. p.9. 5 Francis DELPEREE considre que ce dclin est propre un ensemble de socits dmocratiques notamment en Europe , in Le systme franais de la loi vu de ltranger : la renaissance de la loi , Vive la loi !, actes du colloque du Snat, op. cit., p.37. linverse, Th. ZELDIN voque une exception franaise . Introduction de sance, ibid. p.31. 6 Dans la prface de son clbre ouvrage, Georges Ripert affirme : la vrit est que la France a eu et a donn au monde une si haute ide du droit que lon y ressent, plus quailleurs peut-tre, le malaise de son dclin . G.RIPERT, Le dclin du droit. Etude de la lgislation contemporaine, LGDJ, 1949, Prface, p. VII. 7 Elle demeure investie en Francedun statut prminent dans lordre juridique et symbolique. , CHAGNOLLAUD, in Vive la loi !, op. cit., p.10. 8 Evoquant la Loi idalise par les rvolutionnaires de 1789, Olivier IHL explique : on voit par la place qui est donne la loi quelle occupe dj le sommet de lEtat, lolympe de la politique , in Vive la loi !, op.cit. p.33-34. 9 La loi est prsente comme le pivot de la hirarchie des normes , elle est ainsi situe au centre de la hirarchie des normes . Genevive KOUBI, Raphal ROMI, Etat, Constitution, Loi, Fondement dune lecture du droit constitutionnel au prisme de la Dclaration de 1789, dition de lespace europen, 1991, p.199 et 200. 10 G.RIPERT, Le dclin du droit. Etude de la lgislation contemporaine, op. cit. 11 Selon Jacqueline de Romilly, ce double mouvement de crise et didalisation se retrouve dans la Grce antique. voquant lide de loi , elle constate que la crise quelle connut aida largement en prciser les contours . J.de ROMILLY, La loi dans la pense grecque, Les belles lettres, 2me d. paris, 2002, p.2. 12 G.RIPERT, Le dclin du droit. Etude de la lgislation contemporaine, op. cit., Prface, p. VII. 13 la loi ne (doit) pas tre sacralise telle quelle est, mais plbiscite telle quelle devrait tre . Michel DREYFUS-SCHMIDT, Raction du tmoin , in Vive la loi !, op. cit. p.45.

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    pratiques du lgislateur la font driver, plus nettes apparaissent les lignes de ce quelle devrait

    tre. La permanence et la gnralisation de cette crise doivent nous amener analyser les

    critiques pour cerner, au-del dun simple constat, les qualits idales 14 de la loi qui les

    sous-tendent. Chacune de ces critiques adresses la loi prend appui sur les caractres

    dune loi idale15. De lnumration des maux16 de la loi merge une figure idale de loi qui

    sert de fondement la critique. Chaque symptme renvoie un remde suggr. Que lon

    critique la loi complexe et prolixe et lon suggre quelle doit tre simple et concise. Chaque

    solution propose nous rapproche un peu plus de cet idal lgislatif17. Cet idal lgislatif peut

    ainsi tre reconstruit partir des discours relatifs la crise de la loi, lesquels font apparatre,

    en creux des critiques, les attentes places en elle. Quelle est cette loi parfaite dont on

    rve 18 et qui sert de point dappui lensemble de ces critiques ? Cest cet objet que nous

    avons entrepris de cerner travers la prsente thse.

    2. Les sources de lidal lgislatif

    Si lobjectif de cette tude est de cerner lidal de loi qui sous-tend la jurisprudence du

    Conseil constitutionnel, il apparat ncessaire de cerner les contours de lide de loi, dessins

    au cours de notre histoire constitutionnelle, bien avant lavnement dun contrle de

    constitutionnalit des lois en France. Cette histoire est marque par la continuit de la

    tradition lgislative depuis 1789. La notion de loi dans notre tradition juridique constitue en

    effet un des fils directeurs de notre histoire constitutionnelle. Le phnomne didalisation de

    la loi est videmment li cette histoire qui a fourni le substrat dune vritable tradition

    constitutionnelle19. Nos grands textes constitutionnels constituent les fondements juridiques de

    14 Jean-Pierre Duprat considre que les critiques lgard de ltat de la lgislation actuelle renvoient une ide ancienne selon laquelle il existe des qualits idales auxquelles elle doit atteindre. , J.-P. DUPRAT, Gense et dveloppement de la lgistique , in La confection de la loi, Roland DRAGO (Dir.), PUF, 2005, p.12. 15 Voir cet gard, J.BOULAD-AYOUB, B.MELKEVIK et P. ROBERT (dir.), Lamour des lois. La crise de la loi moderne dans les socits dmocratiques, Les Presses Universitaires de Laval, LHarmattan, 1996. Le contraste entre le titre et le sous-titre suffit illustrer ce double visage de la loi. 16 C.ATIAS, Les maux du droit et les mots pour le dire , D., 1997, Chron. p.231. 17 B.MATHIEU voque cet gard la loi, telle quelle devrait ( ?) tre , la mystique rvolutionnaire de la loi , la Loi sacre, divinise, uvre de perfection , B.MATHIEU, La loi, Coll. Connaissance du droit, Dalloz, 2me d., 2004, p.1. 18 R. DRAGO, in La confection de la loi, Rapport du groupe de travail de lAcadmie des sciences morales et politiques, PUF, 2005, prface p.VI. 19 O.Ihl interroge : Do vient la majuscule dont est affubl le terme de Loi en France ? Pour y rpondre, il est utile de se pencher sur lhistoire de la sacralisation de la loi en France, qui a charri tant de passion collective. .O. IHL, La loi comme passion et symbole de lexception franaise , in Vive la loi !, op.cit., p.33. Sur la tradition constitutionnelle en matire de loi, voir notamment, P.PACTET, La loi, permanence et changements , in Mlanges Ren Chapus, Droit administratif. Montchrestien, Paris, 1992, p.503. Lauteur

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    cette tradition (2.1). Mais cette dernire dborde le cadre de ces textes et se nourrit

    paralllement des discours de la doctrine (2.2) et de lexprience lgislative (2.3).

    2.1 La Dclaration des droits de lhomme et du citoyen de 1789, socle du droit public

    franais, constitue la base textuelle dune tradition lgislative la franaise. Ce texte est

    rput vhiculer un idal de Loi. Dans leur volont affiche de rompre avec lancien rgime,

    les constituants font de la loi le pilier du nouveau systme. La loi constitue en effet la clef

    du discours rvolutionnaire de 1789 20. Lorsquils dclarent lexistence de droits naturels,

    inalinables et sacrs, ils confient dans le mme temps la loi le soin de les garantir, donc de

    les concrtiser21. Le prambule de 1946 fournit galement une source textuelle de lidal

    lgislatif. Destin complter et actualiser le catalogue des droits de lhomme et du citoyen,

    ce texte traduit une volution de la conception de la loi : dans le cadre de ltat providence

    mergent, elle constitue linstrument privilgi de la ralisation des droits crances22.

    En 1789 comme en 1946, les textes constitutionnels font de la loi la clef de la ralisation des

    valeurs quils proclament.

    2.2 Mais notre tradition constitutionnelle en matire de loi dborde largement le cadre de

    ces textes. Sils en constituent indiscutablement une base, cette tradition est aussi le produit

    dune pense sur la loi qui sest enrichie travers le temps. Le rle de la doctrine dans la

    construction de cet idal de loi est, cet gard, fondamental. F. Ost explique cet gard :

    cette loi, je lappelle la loi parfaite et je soutiens que, de tout temps, elle fait lobjet dun

    amour vritable (). Comme si, de gnration en gnration, les juristes se transmettaient ce

    feu sacr, la qute passionne de ce Graal juridique qui leur livrerait enfin laccs la loi

    parfaite , le droit du droit, la clef du juste 23. La recherche de cet idal lgislatif conduit par

    voque la persistante fidlit la dfinition traditionnelle de la loi et conclut la survivance dun mythe fondateur . Voir galement La Continuit constitutionnelle en France de 1789 1989, Journe dtude des 16 et 17 mars 1989, organise par lAssociation franaise des constitutionnalistes, conomica-PUAM, 1990 et spcialement larticle de FAVOREU consacr dans cet ouvrage La loi , ibid. p.79. 20 Genevive KOUBI, Raphal ROMI, Etat, Constitution, Loi, Fondement dune lecture du droit constitutionnel au prisme de la Dclaration de 1789, dition de lespace europen, 1991, p.191. 21 Voir notamment cet gard, P.WACHSMANN, Naturalisme et volontarisme dans la Dclaration des droits de lhomme de 1789 , Droits, 2, 1985, p. 20. 22 Voir J.-J.SUEUR, Rgnration des droits de lhomme et/ou conscration de droits nouveaux ? , in Le Prambule de la Constitution de 1946. Antinomies juridiques et contradiction politiques, PUF, CURRAP, 1996, pp.129-145. galement dans le mme ouvrage, F.RANGEONS, Droits-liberts et droits-crances : les contradictions du Prambule de 1946 , pp.169-185. 23 F.OST, Lamour de la loi parfaite , in J.Boulad-Ayoub, B. Melkevik et P. Robert (dir.), Lamour des lois. La crise de la loi moderne dans les socits dmocratiques, Lharmattan, Les presses de lUniversit de Laval, 1996, p.53.

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    ces diffrents penseurs a donn naissance la lgistique . Art de faire les lois 24 ou

    science de la lgislation 25, la lgistique propose des solutions pour amliorer la qualit des

    lois26. Certains auteurs, comme Bentham en Angleterre (Trait de lgislation civile et

    pnale)27 et Filangieri en Italie (La science de la lgislation)28, font ainsi figure de pionniers

    dans ce domaine. Pourtant, il semble que lexistence de la discipline ait prcd de loin sa

    conscration explicite. Bien avant lmergence dune science de la lgislation , la

    recherche des qualits idales de la loi prend ses racines dans la pense Antique29. Cette qute

    de lidal lgislatif prexiste donc lavnement dune discipline spcifiquement identifie.

    Cet idal lgislatif se nourrit largement de ces discours manant de la philosophie

    politique, des sciences politiques et juridiques. Ces discours grainent notre histoire

    constitutionnelle et rendent compte de cette tradition constitutionnelle. En France, toutes les

    lumires du XVIIIme sicle semblent clairer la notion de loi30. Jean Carbonnier a ainsi

    voqu la passion des lois au sicle des lumires 31. Dans Lesprit des lois, Montesquieu

    estime que la loi doit rpondre un certain nombre de critres qualitatifs32. Cette qute de

    24 Lexpression est notamment utilise par H.Capitant qui constatait que lart de faire les lois est en pleine dcadence . H.CAPITANT, Comment on fait les lois aujourdhui , RPP, vol.91, 1917, p.305. Dans le mme sens voir J.CARBONNIER, Tendances actuelles de lart lgislatif en France , in Legal Science Today, 1978, Uppsala, p.23 et s. et D. REMY, Lgistique. Lart de faire les lois, Paris, Romillat, 1994. 25 Pour la lgistique comme science, voir C.-A. MORAND, lments de lgistique formelle et matrielle , in C-A Morand (dir.), Lgistique formelle et matrielle, Aix-en-Provence, PUAM, 1999, p.33. Cet auteur explique que la lgistique a dbut comme un art de lgifrer et elle na accru que trs progressivement son caractre scientifique , ibid. Cette qualification de science est largement discute par la doctrine. Voir notamment, J.-J.PERRIN, Possibilit et limite dune science de la lgislation , in La science de la lgislation, Travaux du centre de philosophie du droit, PUF, 1988, p.21 et s. Paul AMSELEK prfre lutilisation des termes technologie ou thorie de la technique . ibid., Avant-propos , p.6 26 C.-A. Morand dfinit la lgistique comme une discipline ayant pour objet dexposer les connaissances et les mthodes qui peuvent tre mises au service de la formation de la lgislation. , C.-A.MORAND, lments de lgistique formelle et matrielle , art. cit., p.18. 27 J.BENTHAM, Trait de lgislation civile et pnale, Extrait des manuscrits de J.Bentham, par Et. Dumont, 2me d. t.3, Paris, 1820. 28FILANGIERI (G), La science de la lgislation, Trad. par J.-A. Gallois, 2me d., Dufart, Paris, 1799. 29 Voir, TESSIER-ENSMINGER, Lenchantement du droit : lgistique platonicienne, LHarmattan, Coll. Logiques juridiques, 2002. Lauteur sattache dmontrer que les origines de la lgistique remontent lAntiquit et prend le contre-pied de lanalyse de J.-P.DUPRAT, Gense et dveloppement de la lgistique , in Roland Drago (dir.), La confection de la loi, op. cit., pp.9-44. 30 Ce mouvement est entam bien avant le XVIIIme sicle. Il se nourrit comme nous avons pu le constater des crits des philosophes de lAntiquit, mais galement dauteurs tels que Montaigne. Les crits de ce dernier font largement chos ceux de Montesquieu. Dans ses Essais, il crit : nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble et plus quil nen faudrait rgler tous les mondes dEpicurus (). Les plus dsirables, ce sont les plus rares, plus simples et plus gnrales . MONTAIGNE, Essais, d. de limprimerie nationale, 1998, T.III, pp.426-427. 31 J.CARBONNIER, Essais sur les lois, Rpertoire du notariat Defrnois, 1979, p.20. 32 Le style doit tre simple et concis, la loi ne doit pas contenir dexpressions vagues, elle ne doit pas tre subtile car elle est faite pour des gens de mdiocre entendement. Il faut viter les exceptions et les limitations car de pareils dtails jettent dans de nouveaux dtails ; comme les lois inutiles affaiblissent les lois ncessaires, celles quon peut luder affaiblissent la lgislation ; une loi doit avoir son effet, il ne faut pas permettre dy droger par une convention particulire. Enfin, il ne faut point de changement de loi sans une raison suffisante . MONTESQUIEU, Lesprit des lois, Livre 29, chapitre XVI.

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    lidal lgislatif se poursuivra au XIXme sicle, notamment avec Portalis. Son discours

    prliminaire sur le projet du Code civil sinscrit dans la continuit de cette pense sur la loi33.

    Ces discours nont pas vieilli et continuent dinspirer la doctrine. Il est vident que les crits

    portant sur le thme de la loi aujourdhui traduisent la nostalgie dun modle pass : on se

    rclame de Montesquieu ou Portalis, mais galement, plus proches de nous, de George

    Burdeau, du Doyen Ripert ou du Doyen Carbonnier Cela traduit une vritable continuit de

    la conception idale de la loi travers le temps34.

    Si en France, la notion de loi et la sacralisation de la norme prennent corps en 1789,

    cette pense rvolutionnaire sappuie sur les acquis philosophiques de lAntiquit35.

    Durant cette priode, lide de loi se dveloppe autour de la dtermination des caractres

    idaux de la norme36. Lmergence de ces critres traduit la ncessit de comparer laction du

    lgislateur au regard des canons de la norme prtablis. La tragdie de Sophocle se fait ainsi

    lcho dun idal lgislatif travers le personnage dAntigone dnonant la loi de Cron (la

    loi positive, la loi telle quelle est pose) au nom dun idal lgislatif dorigine divine (la loi

    naturelle, la loi telle quelle devrait tre)37. La notion de bonne loi 38 est ainsi prsente ds

    lAntiquit. Platon dans La Rpublique comme dans Les Lois fait rfrence la loi comme un

    moyen de raliser le plus grand bien 39.

    33 Loffice de la loi est de fixer par de grandes vues, les maximes gnrales du droit ; dtablir des principes fconds de consquences et non de descendre dans le dtail des questions qui peuvent natre sur chaque matireLa loi statue sur tous, elle considre les hommes en masse, jamais comme particuliers, elle ne doit point se mler des faits individuels, ni des litiges qui divisent les citoyens. Sil en tait autrement, il faudrait faire journellement de nouvelles lois ; leur multitude toufferait leur dignit et nuirait leur observation.. Extraits du discours prliminaire du 24 thermidor an VIII, (in Fenet, Recueil complet des travaux prparatoires du Code civil, p.170 et 475), cit par B.MATHIEU, La loi, Coll. Connaissance du droit, Dalloz, 1996. 34 Pierre Pactet voque ainsi la persistante fidlit la dfinition traditionnelle de la loi . Pierre PACTET, La loi, permanence et changements , in Mlanges Ren Chapus, p.504. Th.S RENOUX voque de son ct la notion constitutionnelle de loi , in Le principe de la lgalit en droit constitutionnel positif franais , LPA, n31, p.18. Roland MASPETIOL voque la doctrine classique de la loi , ECDE, 1949, p.52. 35 Lexaltation de la loi est prsente dans la Grce antique comme le remarque Alain FOUCHARD, Lgifrer en Grce antique , in Le lgislateur et la loi dans lantiquit, hommage Franoise RUZE, Presses universitaires de Caen, actes du colloque de Caen, 15-17 mai 2003, 2005, p.14. 36 Les lois de Platon constituent un modle du genre. Dans son dernier ouvrage, Platon indique quels principes devrait suivre la Commission des lgislateurs qui serait charge dinstaller la cit nouvelle et propose en une sorte de code, le modle des lois quil leur faudrait reprendre . J.-M. BERTRAND, De lcriture loralit. Lectures des lois de Platon, Publications de la Sorbonne, Paris, 1999, p.2. V. galement, A.LAKS, Lutopie lgislative de Platon , Revue Philosophique, 4, 1991, pp.417-428. 37 Voir F.OST, Raconter la loi. Aux sources de limaginaire juridique. Odile Jacob, 2004, spec. pp.166-181. Lauteur explique que cette confrontation de la loi naturelle la loi positive doit tre transpose en une confrontation entre le droit en vigueur et le droit idal , ibid. p.166. 38 Platon dfend notamment lide que lautorit des magistrats vient de la stabilit des bonnes lois Cit par A. FOUCHARD, Lgifrer en Grce antique , art. cit., p.22. Aristote utilise galement la notion de bonnes lois , Politique III, 10, Traduction Barthlemy-Saint-Hilaire, p.303 et s. 39 R.DARESTE, La science du droit en Grce, d. Lerose et Forcel, paris, 1893, p.30.

  • 15

    Lidal lgislatif pourra ainsi tre galement reconstruit partir de ces discours sur la

    loi.

    2.3 En outre, lexprience du code civil et le modle des grandes lois de la troisime

    rpublique40 constituent des rfrences empiriques incontournables de cette tradition. Du point

    de vue de la production normative, le Premier Empire sinscrit dans le mouvement entam

    pendant la Rvolution41. Luvre de codification entame de 1791 1798 (Code pnal en

    1791, Code des dlits et des peines en 1795, deux codes hypothcaires en 1795 et 1798) sera

    poursuivie avec la codification napolonienne42. Ces lois continuent dtre loues par une

    doctrine qui cde parfois la nostalgie43. Elles concrtisent dans une certaine mesure lidal

    lgislatif et entretiennent ainsi lespoir dune possible ralisation programmatique de cette

    utopie.

    Lidal lgislatif apparat ainsi comme un hybride mlant les aspirations

    constitutionnelles des constituants de 1789 et de 1946, les conceptions des grands penseurs

    de la loi . Il se nourrit galement de lexprience travers quelques grandes ralisations

    lgislatives.

    3. Les qualits de la loi idale (la forme, le fond, la fin)

    La notion de qualit doit en premier lieu tre identifie. On peut lutiliser au singulier :

    il sagit alors de la qualit entendue globalement comme dsignant la manire dtre, bonne

    40 Pour Jean-Franois Merlet, Face cette dcadence, laura des grandes lois de la troisime Rpublique va croissant. Leurs qualits seraient nombreuses. Au terme dun dbat parlementaire volontiers long et houleux, riche en critiques et nouvelles formulations, souvent prcd dtudes historiques ou de droit compar, elles ont rompu avec les principes juridiques antrieurs, autoritaires ou concordataires. Leur qualit linguistique est certaine : elles sont gnralement courtes et utilisent des mots choisis avec soin. Rflchies et lisibles, rapidement applicables et surtout prennes, les grandes lois de la Troisime Rpublique font ainsi figure didal de la production normative. . J.-F.MERLET, Une grande loi de la Troisime Rpublique : la loi du 1er juillet 1901, Thse Dactylographie, Paris II, 2000, p.8. 41 Pour M.COUDERC, la rfrence implicite nest pas celle dune loi mythique, mais un modle historique bien rel, issu de la Rvolution de 1789 et inscrit dans le droit positif par la codification napolonienne. , M.COUDERC, Les fonctions de la loi sous le regard du commandeur , Pouvoirs, n114, La loi, op. cit., p.22. Selon le mme auteur, il ny a ni anglisme ni anachronisme associer Portalis, thurifraire du Premier consul et bientt de lempereur, cette dfinition rousseauiste et dmocratique de la loi. N sous la Rpublique, le Code civil est la clture de la Rvolution, non sa ngation. , ibid. p.24. 42 Voir S.LEROUX, Lamour des lois en rvolution : la finalit morale de la lgislation , in Lamour des lois, op. cit., p. 166. Lauteur constate en effet que le Comit de lgislation ne parvient pas faire adopter un Code civil malgr trois projets prsents en 1793, 1794 et 1796. Ibid. 43 Guy Carcassonne crit cet gard : lge, en venant, accrot lespace de la nostalgie . G.CARCASSONNE, Penser la loi , Pouvoirs, n114, p.39. Voir galement, B.SAINTOURENS (dir.), Le Code civil. Une leon de lgistique ?, conomica, Coll. tudes juridiques, 2006.

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    ou mauvaise de quelque chose 44. On peut galement lutiliser au pluriel comme dsignant

    les caractres dune chose, affects dune connotation positive45. Cette seconde acception du

    terme est apparue davantage en adquation avec notre objet dtude. En effet, lanalyse des

    discours sur la loi permet de constater que lidal lgislatif repose sur une conception de la loi

    regroupant un ensemble de qualits qui vont bien au-del du critre organique. Lanalyse du

    discours de la doctrine permet de mettre en exergue, travers certaines rcurrences, un

    ensemble de points de convergence dessinant lidal lgislatif. La loi est caractrise par des

    critres qui lui sont viscralement rattachs. Ainsi en est-il, par exemple de la gnralit, de la

    stabilit, de lautorit, mais galement de la concision, de la simplicit et de la clart46. Ds

    lAntiquit, on prte la loi de tels caractres : lautorit , lapplication systmatique et

    permanente, le caractre gnral et non personnel 47. Pour Platon, les facteurs de la force

    de la loi, en dehors de la contrainte, sont lopinion publique, la conformit la nature, la

    sacralit, la stabilit et lanciennet, lenseignement ds lenfance, la persuasion dans les

    prambules 48. partir de ce constat, il est apparu ncessaire de recenser ces diffrentes

    qualits et de les classifier.

    Lmergence de la lgistique comme discipline spcifiquement ddie ltude des

    qualits de la loi a largement avanc sur la voie dune telle recherche. La lgistique a en effet

    comme ambition de dterminer les critres de la loi idale et offre cet gard des modes de

    classifications oprationnels49. Les auteurs de cette discipline distinguent ainsi classiquement

    la lgistique formelle et la lgistique matrielle 50. On peut en effet constater que les

    qualits ou caractres idaux de la loi peuvent se ranger dans ces deux catgories : les qualits

    touchant au fond (matrielles) et les qualits touchant la forme (formelles).

    44 C.DOUCET, La qualit, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2005, p.5. En ce sens, on parlera de la qualit des lois ou plus souvent de la dgradation de la qualit des lois. 45 La notion de qualit est donc ici entendue dans son sens courant : Ce qui rend une chose () meilleure . La seule qualit rechercher dans le style est la clart (Stendhal). Le petit Robert, 2003, Qualit . 46 Il est intressant de constater que mme en dehors du cadre dmocratique, le droit est souvent dfini partir de tels caractres. R.SVE rapporte que Charondas plaide pour un droit certain, juste, bref et perptuel utilisant des paroles faciles et communes . R.SVE, Les grandes ordonnances de Colbert et Daguesseau , in Modelli di legislator et scienza della legislazione, Colloque de Prousse, juin 1984, vol.1. Cit par A. VIANDIER, Recherche de lgistique compare, op.cit., p.101. 47 Voir J.LOMBARD, La peine et la rpression , in LHistoire des murs, J. Poirier (ed.), Gallimard, Encyclopdie de la Pliade, 1991, t.II, p.651. 48 PLATON, Les lois, cit par A.FOUCHARD, Lgifrer en Grce antique , art. cit. p.20. 49 On peut cet gard constater que la lgistique se rapproche de la qualitique entendue comme un ensemble de mthodes, normes et guides qui ont pour but daider raliser (la) qualit . C.DOUCET, La qualit, op. cit., p.3. 50 C-A. MORAND, Elments de lgistique formelle et matrielle , in C-A Morand (dir.), Lgistique formelle et matrielle, Aix-en-Provence, PUAM, 1999, pp.17-45. Voir galement Jean-Pierre DUPRAT, Gense et dveloppement de la lgistique , in Roland DRAGO (Dir.), La confection de la loi, PUF, 2005, pp.9-44.

  • 17

    Comme toute distinction, celle-ci suppose au pralable un exercice de dfinition. Les

    qualits relatives au fond sont celles qui ont trait au contenu de lacte lgislatif, cest--dire

    ce qui est prescrit ou dcid par le lgislateur, quil sagisse des objectifs poursuivis ou des

    moyens fixs pour les raliser51. Par opposition, appartiennent la catgorie des qualits

    relatives la forme celles qui se rapportent lenveloppe linguistique de la loi 52 : langue

    utilise, style du langage, qualit de lexpression en gnrale. Ces qualits formelles se

    rapportent galement lensemble des proprits relatives son apparence extrieure, c'est--

    dire aux qualits plastiques du support choisi pour assurer sa diffusion : code, affichage,

    publication au Journal officiel (JO). Cet ensemble forme ce que certains auteurs ont qualifi

    desthtique normative 53. Lavantage de cette distinction est quelle permet de faire le

    tour de lobjet lgislatif en se rsumant deux questions : Que dit le lgislateur ? Comment le

    dit-il ?

    Si la distinction du fond et de la forme est apparemment claire et commode, elle doit

    nanmoins tre relativise. On doit en effet constater que les deux catgories ainsi tablies

    sont purement stipulatives. Cette dichotomie se fonde sur une distinction fictive entre le

    contenu de la norme et son contenant . Si cette distinction fonctionne dun point de vue

    thorique, force est de constater sa fragilit dans la pratique. La porosit de la frontire entre

    le fond et la forme doit en effet tre pose comme une vidence, et partant, comme un

    postulat. En effet, les qualits formelles de la loi (particulirement celles qui renvoient une

    expression linguistique simple, claire, prcise et concise) sont interdpendantes du contenu de

    la norme. Les qualits relatives au contenu de la loi sous-tendent ses qualits formelles. Victor

    Hugo rsume ce lien en affirmant que la forme, cest le fond qui remonte la surface 54.

    Flaubert soulignant cette interdpendance des deux aspects crit : la forme est la chair mme

    de la pense 55. Cest galement dans cette perspective que Boileau envisage lart potique.

    La formule clbre suffit rsumer sa conception dans ce domaine : ce que lon conoit 51 La notion de fond est ainsi entendue dans son sens abstrait : Ce qui, au-del des apparences, se rvle llment intime, vritable . Ce sens correspond celui utilis en droit : Ce qui appartient la matire, au contenu essentiel du droit et de tout acte juridique (oppos la forme). . Le petit Robert, 2004, Fond . 52 La notion de forme renvoie ici l apparence ou l aspect visible . La forme dsigne ainsi l ensemble des contours dun objet, dun tre . Applique un texte la forme dsigne la manire dont une pense, une ide sexprime . En ce sens, la forme peut voquer la manire dont les moyens dexpression sont organiss en vue dun effet esthtique ( oppos la forme au fond, au contenu, la matire ). Le petit Robert, 2004, Forme . 53 Pour une utilisation de la notion desthtique normative voir G. CORNU, Le juste et le beau , prsentation du thme Droit et esthtique, au colloque de lAssociation franaise de philosophie du droit, Paris, Dcembre 1994, in Lart du droit en qute de sagesse, coll. Doctrine juridique, PUF, 1998, Chap.10, pp.143-144. Voir galement, Droit et esthtique du droit , Archives de philosophie du droit, n40, 1996. 54 Cit par V.LASSERRE-KIESOW, La technique lgislative. tude sur les codes civils franais et allemand. LGDJ, Bibliothque de droit priv, Tome 371, Paris, 2002, p.122. 55 Cit par Le petit Robert, 2004, La forme .

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    bien snonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisment 56. En matire normative,

    les qualits formelles de concision, de simplicit et de clart sont lies aux qualits matrielles

    de gnralit et dimpersonnalit. En outre, pour tre moins prolifrante et plus concise, elle

    doit tre normative et donc viter les bavardages . La forme est ainsi inextricablement

    lie au fond57. Une bonne loi est donc dans le mme temps une belle loi.

    Outre leur interdpendance, ces proprits idales de la norme lgislative, formelles et

    matrielles, convergent leur tour vers un idal fonctionnel de la loi. Les qualits

    touchant la forme et le fond sont en effet indissociablement lis la fonction assigne la loi.

    Ce lien entre les qualits et la fonction sexplique par la logique qui veut que la qualit dune

    chose ne peut tre apprhende qu partir du rle ou de la fonction que lon prte celle-ci a

    priori58. Prtendre amliorer la qualit des lois suppose donc de rpondre au pralable la

    question : Quattendons-nous de nos lois ? Ainsi, la permanence des caractres idaux prts

    idalement la loi est lie la similitude des fonctions quon lui attribue travers les sicles.

    Ce lien entre les qualits idales de la loi et sa fonction prsuppose est illustr par F.Ost qui

    explique : La prminence de la loi nest cependant pas lie la qualit de lorgane dont elle

    mane formellement ; elle est galement tributaire dun certain nombre de proprits

    matrielles quelle est cense possder, sinon exclusivement, tout au moins davantage que les

    normes juridiques qui lui sont subordonnes : rationalit, imprativit, stabilit, gnralit,

    clart, parcimonie . Aprs avoir numr ces qualits de la loi, le mme auteur explique

    que ces proprits se trouvent elles-mmes associes la ralisation dun ensemble de

    valeurs telles que la libert, lgalit et la scurit 59. Les qualits idales de la loi, quelles

    soient formelles ou matrielles, convergent en effet vers des exigences fondamentales. Ainsi,

    lesthtique de la norme (regroupant lensemble des qualits formelles) est destine

    notamment assurer la ralisation de laccessibilit de la loi et satisfaire lexigence de

    scurit juridique et in fine assurer le respect des droits et liberts60. travers les critres

    56 BOILEAU, Art potique, Chant I, vers 153-154. 57 Sur lindissociabilit du fond et de la forme, voir notamment, Valrie LASSERRE-KIESOW, La technique lgislative. tudes sur les codes civils franais et allemand, op. cit. spec. pp. 121-125. Lauteur note que lopposition entre la forme et le fond, par sa nettet et sa simplicit, est satisfaisante pour lesprit. Il est pourtant des domaines o elle devient floue. Cest le cas du domaine lgislatif. , ibid., p.119. 58 Christian Doucet remarque cet gard que la proccupation de qualit existe () depuis toujours. Elle est inhrente notre rapport avec les objets et avec notre environnement, que nous jugeons en fonction de leur adaptation nos attentes et nos besoins . C.DOUCET, La qualit, op. cit., p.7. 59 F.OST et M. VAN de KERCHOVE, De la pyramide au rseau, Acadmie europenne de thorie du droit, R.I.E.J., 2000.44. 60 Voir sur cette question, le Rapport du Conseil dtat 2006, Scurit juridique et complexit du droit , EDCE, n57, op. cit, spec. p.282. Voir galement la thse dA.-L.VALEMBOIS, La constitutionnalisation de lexigence de scurit juridique en droit franais, LGDJ, Bibliothque constitutionnelle et de science politique, Tome 122, 2005

  • 19

    esthtiques de lidal de loi, on retrouve les fonctions essentielles assignes cette norme : la

    protection de ses destinataires61. De la mme faon, les qualits relatives au contenu de la loi

    convergent pour en faire linstrument de protection et de concrtisation des droits et liberts.

    Ces qualits convergent ainsi vers des exigences communes, le tout tant destin faire de la

    loi le levier de la ralisation du bien commun et du bonheur de tous .

    Lambition de la prsente tude consiste recenser ces diffrentes qualits, les

    analyser pour mieux cerner leur interaction et surtout les fonctions quelles sous-tendent.

    Lensemble de ces qualits forme un cercle vertueux puisque chacune delle en implique une

    autre. La gnralit implique la stabilit laquelle permet laccessibilit de la loi et fonde son

    autorit etc Ce cercle vertueux est une des caractristiques de lidal lgislatif. Les qualits

    matrielles de la loi impliquent les qualits formelles qui sy attachent, le tout convergeant

    pour imposer la loi une fonction idale prsuppose. Les lignes idales de la loi sont donc

    formelles (3.1) et matrielles (3.2) mais cest toujours la fonction idale prsuppose de la

    norme qui prdtermine ces critres (3.3).

    3.1 La forme (les qualits formelles de la loi idale)

    La crise de la loi se traduit aujourdhui par une critique de son apparence. Ce type de

    critiques semble tre le reflet dun idal esthtique de la norme lgislative. La doctrine met en

    exergue les manifestations physiques du malaise lgislatif : la lgislation appelle

    durgence lintervention des thrapeutes, autres docteurs de la loi. Cest la physiologie et

    lanatomie du droit qui attire demble les secours de leur science 62. On peut ainsi

    remarquer le recours frquent aux mtaphores pathologiques63 : le gonflement de la loi, son

    paississement, la prolifration, lobsit. partir de ces discours, on peut dduire un certain

    nombre de qualits touchant la forme des lois. Celles-ci peuvent se ranger dans deux

    61 Julien Bonnecase affirme quau XIXme sicle, cest pour lpoque une vrit essentielle et dfinitive que le droit tant fait pour lhomme, la substance du droit est la protection de lindividu . J.BONNECASE, La pense juridique franaise. De 1804 lheure prsente, Tome I, Delmas, Bordeaux, 1933, p.517 62 A.VIANDIER, Recherche de lgistique compare, Springer-Verlag, 1988, p.1. 63 Voir notamment B.MATHIEU qui explique : emprunter la mdecine ses concepts et son vocabulaire, vient naturellement lesprit de lobservateur. La loi est malade dit-on. De nombreux mdecins se pressent son chevet pour proposer les traitements susceptibles de traiter les affections dont elle souffre. , B.MATHIEU, La loi, Coll. Connaissance du droit, Dalloz, 2me d., 2004, p.71. Le mme auteur consacre ainsi un chapitre de son ouvrage aux thrapeutiques pour prsenter la ncessit de rformer la loi. Ibid. p.115. Dans le mme sens, M.COUDERC constate : La loi est un organisme vivant, tantt une personne, tantt lun de ses organes atteint par une maladie laquelle bientt elle finit par sidentifier. . M.COUDERC, Les fonctions de la loi sous le regard du commandeur , Pouvoirs, n114, La loi, 2005, p.21. Lauteur fait un relev des formules mtaphoriques destines dsigner la dgnrescence de la loi : anmie , snescence , thrombose etc..., Ibid. pp.21-22.

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    catgories distinctes : les qualits relatives au volume (concision et parcimonie) et les qualits

    relatives au texte (simplicit et clart).

    Le volume. La concision et la parcimonie apparaissent comme des caractres formels

    de la loi idale. Bien quintimement lies, ces deux qualits qui se rapportent au volume de la

    loi doivent tre distingues. La parcimonie concerne le volume global des lois au sein de

    lordonnancement normatif. Elle vise le faible nombre des lois en vigueur et soppose ainsi au

    phnomne dinflation lgislative. La concision sentend de manire restreinte et vise la faible

    longueur des noncs lgislatifs.

    Linflation lgislative est une pathologie dnonce de manire rcurrente et

    systmatique par la doctrine64. Cette critique est aussi ancienne65 que cinglante dans les

    discours sur la loi. A.-L. Valembois tablit dans sa thse un florilge de citation sur le thme

    de linflation66 : Elle voque ple-mle Tacite, Bacon, Montaigne67, Descartes, Montesquieu,

    Rousseau, Portalis. Bacon est lauteur en 1593 dun projet quil dpose au Parlement

    Britannique en vue de rduire le nombre des lois qui sont devenues inapplicables68. Rousseau

    64 Voir notamment, N.NITSCH, Linflation juridique et ses consquences , Arch. de philo. du droit, 1962, tome 27, p.160. R.SAVATIER, Linflation lgislative et lindigestion du corps social , D.1977, Chron. 43. J.-P.HENRY, Vers la fin de ltat de droit , RDP, 1977. J.CARBONNIER, Linflation des lois , in Essais sur les lois, Rpertoire du notariat Dufrnois, Paris, 1979, pp.271-277. Voir galement, E.GRASS, Linflation lgislative a-t-elle un sens ? , RDP, 2003. Georges HISPALIS, Pourquoi tant de loi(s) , Pouvoirs, n114. Rapport du Conseil dEtat, rapport public 1991, EDCE, n43, La documentation franaise, 1992, spec. pp.15-23. Guy CARCASSONNE, Socit de droit contre Etat de droit , in Mlanges Guy Braibant, Ltat de droit, Dalloz, Paris, 1996, pp.37-45. 65 Franois Terr constate : On sait depuis toujours quil y a trop de lois. Lexcs est dnonc depuis la nuit des temps , Franois TERR, Observations sociologiques sur les nouvelles sources de la loi , in La loi. Bilan et perspectives, Economica, 2005, p.7. Voir aussi TIMON, La legomanie, Paris, Pagnerre, 1844. Encore une fois, il ne sagit pas dune exception franaise : comme le relve A.VIANDIER, Bacon, en 1593, dpose un projet au Parlement Britannique en vue de rduire le nombre de lois, si nombreuses que les citoyens ne peuvent les appliquer, ni les juristes les comprendre , A.VIANDIER, Recherche de lgistique compare, op. cit., p.2. A. Viandier cite M.KERR, Law reform in changing terms , 96, Law Quaterly Review, 1980, p.515 et s. Sur la question de linflation, voir particulirement C.COURVOISIER, Lidal de la loi rare , in Pense politique et loi, Actes du XIII colloque dAix-en-Provence, 25-26 mars 1999, PUAM, 2000. 66 A.-L.VALEMBOIS, La constitutionnalisation de lexigence de scurit juridique en droit franais, op. cit., p.100, note 163. Tacite : Plurima leges, pessima Republica . Dans ses uvres, F. Bacon explique qu il nest pas de pires filets que les filets des lois, surtout ceux des lois pnales, lorsque leur nombre tant immense et le temps les ayant rendues inutiles, ce nest plus quune lanterne qui claire notre marche, mais un filet qui embarrasse nos pieds. Dans ses Essais, Montaigne constate que nous avons plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus quil nen faudrait pour rgler le monde . Dans le Discours sur la mthode, Descartes explique que la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices () un tat est bien mieux rgl lorsque, nen ayant que fort peu, elles y sont troitement observes . Pour Montesquieu, les lois inutiles affaiblissent les lois ncessaires et pour Rousseau, Tout tat o il y a plus de lois que la mmoire de chaque citoyen ne peut en contenir est un tat mal constitu . Dans son clbre discours prliminaire sur le projet de Code civil dans lequel Portalis explique que la multitude des lois affecte leur dignit. 67 La citation exacte est la suivante : nous avons, en France, plus de lois que tout le reste du monde ensemble et plus quil nen faudrait rgler tous les mondes dEpicurus () . MONTAIGNE, Essais, Tome III, d de limprimerie nationale, p.426. 68 Voir cet gard, M.KERR, Law reform in changing termes , 96, Law Quartely Review, 1980, p.518.

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    voque ainsi le thme de linflation normative en ces termes : Tout tat o il y a plus de lois

    que la mmoire de chaque citoyen nen peut contenir est un tat mal constitu 69. Dautres

    auteurs peuvent encore tre voqus tel Jhering qui rappelle que la quantit des rgles de

    droit est un signe de faiblesse 70 ou le Marquis de Sade qui crit : Faisons peu de lois mais

    quelles soient bonnes 71. Ces voix rsonnent lpoque contemporaine puisque acteurs72 et

    observateurs du monde juridique saccordent sur la ncessit de mener une politique de lutte

    contre linflation 73. La rcurrence de cette qualit idale laisse penser quelle relve de

    lutopie irraliste74.

    La rcurrence de cette critique doit nous conduire cerner les contours de la notion

    d inflation lgislative . Les analyses menes sur cette notion permettent aujourdhui

    daffirmer que ce terme vise lpaississement des lois plus que laugmentation de leur

    nombre75 : 620 pages et 912 grammes en 1970 ; 632 pages et 1 022 grammes en 1980 ;

    1 055 pages et 1 594 grammes en 1990 ; 1 663 pages et 2 780 grammes en 2000 ; 2 556 pages

    pesant 3 266 grammes en 2004. Ces chiffres sont ceux du nombre de pages (ordonnances et

    tables non incluses) et du poids du Recueil des Lois publi annuellement par lAssemble

    69 J-J. ROUSSEAU poursuit son propos en considrant que si lon me demandait quel est le plus vicieux de tous les peuples, je rpondrais sans hsiter que cest celui qui a le plus de loi , Fragments politiques, in uvres compltes, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, t.III, 1964, pp.492, Des lois. 70 R.JHERING, Lesprit du droit romain dans les diverses phases de son dveloppement, Bologne, Forni, Tome 1, p.42. 71 SADE, La philosophie dans le boudoir, cit par A.VIANDIER, Recherche de lgistique compare, op. cit. p.3. 72 Voir cet gard les vux adresss par Pierre Mazeaud, au Prsident de la Rpublique en 2005 et en 2006. Disponibles sur le site internet du Conseil constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr. 73 La politique de lutte contre linflation ne sest malheureusement pas tendue au domaine de la loi. Or, la terre de droit ne peut tre submerge sans dommage. Un texte juridique peut tre dune interprtation aussi difficile que la Mtamorphose des Dieux. Il faut encore prciser les consquences dune rgle, larticuler avec dautres dispositions, procder une reconstruction densemble. Les juges qui appliquent la loi, les avocats et les auxiliaires de la justice appels conseillers les parties, et souvent harasss par leur vie professionnelle, les chefs dentreprises pris par tant de soucis, les simples citoyens ne peuvent chaque jour sinstruire de textes innombrables. Nous sommes tourdis du bruit de tant de lois. Quon en soit pourtant assur : on ne mesure pas la valeur dun ordre juridique lpaisseur dun Journal Officiel. Paul DURAND, La dcadence de la loi dans la Constitution de la Vme Rpublique , SJ/G, 1470. 74 Thomas More voque cet gard le systme politique des utopiens et constate : Leurs lois sont peu nombreuses : il nen faut gure avec une telle constitution. Ils dsapprouvent vivement chez les autres peuples les volumes sans nombre qui ne suffisent pas linterprtation des leurs, car ils voient une suprme iniquit tenir les hommes lis par des lois trop nombreuses pour que personne puisse jamais les lire dun bout lautre, et trop obscure pour que le premier venu puisse les comprendre . Th.MORE, Lutopie, trad. Marie Delcourt, d. La renaissance du livre, p.115. 75 Puisque ce dernier a diminu il faudrait presque parler de dflation . Dominique CHAGNOLLAUD, Allocution introductive in Vive la loi ! , op.cit., p.9. Dans le mme sens, voir Georges HISPALIS, Pourquoi tant de loi(s) , Pouvoirs, n114, p.101. Car, si comme chacun peut le constater le volume des lois nouvelles est en forte augmentation, on sait moins que leur nombre diminue. Pour reprendre les mmes annes que prcdemment, hors celles autorisant la ratification dun trait ou lapprobation dune convention internationale, 74 lois ont t promulgues en 1970, 48 en 1980, 68 en 1990, 44 en 2000 ; leur nombre ntait que de 42 en 2004. . Pour une analyse compare du phnomne dinflation lgislative, voir Ch. DEBBASCH (dir.), Linflation lgislative et rglementaire en Europe, d. du CNRS, Paris, 1986.

  • 22

    nationale 76. La ralit de linflation renverrait ainsi davantage la qualit de concision77. On

    constate paralllement que cette qualit soppose ainsi la complexit des noncs lgislatifs :

    Ainsi, si lapparence est celle dun recours sans cesse accru la loi la ralit est celle de

    lois notablement moins nombreuses aujourdhui quil y a trente ans, mais plus volumineuses,

    complexes, voire touffues quauparavant 78. Ceci explique sans doute ce constat paradoxal :

    surabondance et carence la fois 79. Face la crise du trop de lois, les solutions

    unanimement proposes par la doctrine et les acteurs institutionnels traduisent un besoin de

    loi. Ainsi, La solution nest pas de lgifrer moins - peine perdue- mais dessayer de

    lgifrer mieux 80. La critique de linflation renvoie moins une analyse quantitative qu

    une analyse qualitative.

    Le texte et sa qualit. Ainsi, travers linflation qui concerne le volume des lois

    on ne vise pas tant laugmentation du nombre des lois que la dgradation de leurs qualits

    textuelles. travers les critres de parcimonie et de concision ce sont les qualits de

    simplicit et de clart qui sont exiges dune bonne loi. Ces qualits relvent de ce que

    les auteurs qualifient de style de la loi 81.

    La critique de la qualit des textes lgislatifs relve aujourdhui du poncif dans le

    monde des juristes. La loi se complexifie mesure de son paississement82. Les lois ne sont

    accessibles que pour des spcialistes qui se disputent leur sens83. Cette complexification serait

    une des consquences de lvolution mme de la notion dtat 84, qui de librateur

    76 G.Hispalis poursuit : Linflation lgislative nest donc pas laugmentation du nombre des lois nouvelles, mais celle de leur taille. , Ibid. p.101. 77 Pierre Avril estime en ce sens que linflation lgislative se traduit moins par le nombre des lois que par leur longueur et la multiplicit des dispositions quelles dictent . P.AVRIL, Qui fait la loi ? , Pouvoirs, n114, p.98. 78 G.HISPALIS, Pourquoi tant de loi ? , art. cit., p.102. Le rapport public du Conseil dtat pour lanne 1991 concluait galement en ce sens : cest moins au nombre des textes qu leur volume quil faut sattacher pour obtenir une juste valuation de la pousse normative actuelle , EDCE, n43, op. cit, p.17. 79 NOCILLA, Table ronde , in Vive la loi ! , op. cit., p.48. 80 C. PONCELET, in Vive la loi !, op.cit., p.6. 81 Montesquieu recourt frquemment la notion de style des lois . Le style en doit tre concis le style des lois doit tre simple . MONTESQUIEU, Lesprit des lois, Livre XXIX. Cette expression est galement utilise par BENTHAM, Vue gnrale dun corps complet de lgislation , uvres de J. Bentham, t.1, 3 d. Bruxelles, 1840, p.339. 82 Voir cet gard, Henri PLAGNOL, La complexit de la loi et ses solutions , in Roland Drago (dir.), La confection de la loi, Rapport du groupe de travail de lAcadmie des sciences morales et politiques, Cahiers des sciences morales et politiques, PUF, 2005, pp.1-5. 83 M.G. Lyon-Caen, explique ainsi, ils deviennent les dtenteurs dun savoir proche de la gnose, dun savoir mystrieux, les possesseurs des cls dun nouvel hermneutisme Nos travaux se droulent sous les auspices de lopacit , G.LYON-CAEN, Le langage en droit du travail , in Nicolas Molfessis (dir.), Les mots de la loi, op. cit. p.9. 84 Roland Masptiol voque ainsi lemprise croissante que celui-ci exerce sur les structures de la socit civile , Confrence faite Luxembourg, le 4 fvrier 1949, EDCE, 1949, p.53. De son ct, Roland Drago

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    providentiel en vient vouloir tout rgir85. Or, certains domaines dintervention lgislative

    sont caractriss par leur inhrente technicit : Lorsquelle rgit des matires complexes ou

    des questions techniques, la loi ne peut elle-mme viter une certaine complexit ou

    technicit 86. Il en est ainsi notamment des lois de financement de la scurit sociale dont

    lordonnancement relve davantage du maquis que du jardin la franaise 87. Mais ce

    phnomne de complexification dborde largement le cadre des lois de financement de la

    scurit sociale pour affecter lensemble des lgislations, y compris celles touchant les

    citoyens au plus prs de leurs intrts. Les lois fiscales et pnales sont, elles aussi,

    caractrises par une complexit croissante88.

    cette ralit lgislative contemporaine, soppose une loi idale caractrise par ses

    caractres formels. travers la critique des monstres lgislatifs et de leur complexit

    extrme, merge un idal de clart, de simplicit et de concision. L enveloppe linguistique

    doit ainsi possder certaines qualits destines faciliter laccs au texte par ses destinataires.

    En remontant lAntiquit, luvre de Solon fournit une illustration de cette proccupation

    du style de la loi89. Le pote-lgislateur est en mesure de graver la loi dans les mmoires et de

    lui confrer ainsi le ncessaire appui des destinataires de la norme : les citoyens. lpoque

    moderne, les philosophes des lumires vont jouer le rle de relais de cette recherche sur la loi

    idale. Montesquieu, Domat, Portalis prsentent la loi sous des lignes formelles idales. Ces

    auteurs sont ainsi les promoteurs dune certaine esthtique de la loi90. Cette notion

    desthtique applique la norme explique sans doute que lacte de lgifrer soit parfois

    qualifi d art de faire les lois 91. De manire rcurrente, la loi idale est prsente

    estime qu au XXI scicle, la loi a des objectifs sociaux, conomiques, sanitaires, techniques quon ignorait largement lpoque du code civil. , in R. Drago (dir.), La Confection de la loi, op.cit., Avant propos . 85 Voir cet gard, G. RIPERT, Le dclin du droit, op. cit. 86 Didier RIBES, La formation dun droit constitutionnel financier de la scurit sociale ( propos de la dcision du Conseil constitutionnel 2001-453 DC du 18 dcembre 2001) , RFDC, 50, 2002, p. 403. 87 B.BOURG-BROC, Rapport fait au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le projet de loi de financement de la scurit sociale pour 1997, Ass. Nat., n3053, 1996-1997, p.10. Cit par Didier RIBES, la formation dun droit constitutionnel financier de la scurit sociale , art. cit., p.402. 88 Voir la communication de Dominique BARELLA lors du colloque Vive la loi ! qui dnonce la complexit croissante des lois pnales, op. cit., p.19-20. 89 Voir cet gard, L.-M. LHOMME-WRY, Le rle de la loi dans la pense politique de Solon , in Le lgislateur et la loi dans lAntiquit. Hommage Franoise Ruz, Actes du colloque de Caen des 15 et 17 mai 2003, Presses universitaire de Caen, 2005, 167-185. 90 Les crits de Francis Bacon prfigurent largement ce mouvement dans lAngleterre du XVIme sicle. Lauteur voque largement lambigut des lois, le dfaut de clart et de nettet dans cette expression . Voir F.BACON, uvres, d. Charpentier, Paris, 1845, T.I, p.431 et s. 91 Lexpression apparat sous la plume de H.Capitant qui constatait que lart de faire les lois est en pleine dcadence , H.CAPITANT, Comment on fait les lois aujourdhui , RPP, vol.91, 1917, p.305. Voir aussi, Dominique REMY, Lgistique. Lart de faire les lois, Paris, Romillat, 1994.

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    formellement comme concise, simple et claire92. Pour Domat, les rgles du droit sont des

    expressions courtes et claires de ce que demande la justice dans les divers cas 93. Prcurseur

    de la lgistique, Bentham recommande lemploi dune terminologie simple, comprhensible

    en liant la brivet la clart94. Selon Portalis, La loi doit gouverner comme la nature, cest-

    -dire avec une majestueuse simplicit 95. Beccaria crira dans son Trait des dlits et des

    peines : heureuse la nation o la connaissance des lois ne serait pas une science 96. La

    rcurrence de lvocation de ces caractres de clart et de simplicit laisse penser quils

    relvent de lutopie irraliste. Il nest pas anodin que Thomas More y fasse rfrence dans son

    Utopie : chacun chez eux connat les lois puisquelles sont, je lai dit, en petit nombre ().

    La loi, disent-ils, ayant uniquement pour objet de rappeler son devoir chacun, une

    interprtation trop subtile, que peu sont capables de comprendre, ne saura instruire quune

    minorit, alors que sa signification, dgage par un esprit simple, est claire pour tous 97.

    Ces critres formels de la loi sappuient sur quelques expriences lgislatives russies :

    le Code civil est ainsi souvent lou pour ses qualits linguistiques, tout comme certaines

    grandes lois de la III Rpublique. La Dclaration des droits de l'homme et du citoyen

    semble elle-mme inspire dun tel souci de simplicit et de clart. En rdigeant ce texte, les

    constituants se fixent une ambition : dsormais les rclamations des citoyens seront fondes

    sur des principes simples et incontestables . Lignorance, loubli et le mpris tant

    identifies comme causes du malheur public, les Constituants de 1789 nourrissent lespoir que

    la Dclaration soit constamment prsente tous les membres du corps social .

    La forme apparat ainsi comme une des catgories dans laquelle peuvent se ranger un

    certain nombre de critres idaux attachs la loi. Ces caractres formels sont explicitement

    destins assurer la fonction de la loi au regard de ses destinataires Elle doit tre connue et

    pour cela doit tre connaissable c'est--dire accessible.

    Ces qualits formelles apparaissent alors troitement associes des qualits

    matrielles dont elles sont dpendantes.

    92 Voir par exemple J-P Duprat qui voque La dimension formelle de la rationalisation : le style de la loi . J.-P.DUPRAT, Gense et dveloppement de la lgistique , in R. Drago (dir.), La confection des lois, op. cit., p.18. 93 DOMAT, Trait des lois et Trait des lois civiles , in Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1766, livre prliminaire, p.1. 94 BENTHAM, Trait de lgislation civile et pnale, 2me ed. , 1820, t.III, chap. XXXIII, Du style des lois, p.591. Tout ce qui contribue la brivet contribue la clart . 95 PORTALIS, Rapport au Conseil des anciens du 9 messidor an V. 96 BCCARIA, Des dlits et des peines, Flammarion, Paris, 1991. 97 Th.MORE, Lutopie, trad. Marie Delcourt, d. La renaissance du livre, p.116.

  • 25

    Ces qualits formelles apparaissent alors intimement lies aux qualits matrielles

    dont elle est dpendante.

    3.2 Le fond (les qualits matrielles de la loi idale)

    Ces qualits concernent le contenu de lacte lgislatif. Sils sattachent prdterminer

    le contenu de la loi, ces caractres matriels nen demeurent pas moins ambivalents compte

    tenu de leur interdpendance avec des caractres formels. Ainsi, pour tre concise, simple et

    claire, la loi ne doit pas descendre dans le dtail, elle doit viter les exceptions et les renvois,

    ne pas statuer sur les cas particuliers. La loi est, en effet, classiquement prsente comme une

    norme gnrale, abstraite et impersonnelle98. Ces critres de la norme lgislative se retrouvent

    de manire rcurrente dans les crits de la doctrine. En outre, il est intressant de constater

    quune certaine ambigut les caractrise. Cette ambigut est renforce par lenchevtrement

    de ces notions tant il apparat difficile de distinguer le caractre de gnralit de celui de

    labstraction et de ce dernier celui de limpersonnalit99. La loi gnrale se rapporte en effet

    une rgle qui ne vise ni un cas particulier et actuel, ni telles personnes dtermines, mais qui

    est dicte davance pour sappliquer tous les cas et toutes les personnes rentrant dans les

    prvisions abstraites du texte rgulateur. 100. La gnralit de la loi semble ainsi recouvrir

    limpersonnalit et labstraction : J.-C. Bcane et M.Couderc considrent que limpersonnalit

    est une consquence de la gnralit quant son champ dapplication ratione personae. Alors

    que labstraction serait une consquence linguistique de ce critre de gnralit101. Le critre

    de gnralit se trouve au carrefour des qualits formelles et matrielles de la loi idale.

    partir de ce critre, on peut dduire toute une srie de consquences : la gnralit implique

    labstraction, limpersonnalit mais galement la permanence de la loi dans le temps, sans

    oublier son autorit.

    98 Carr de Malberg identifie en effet une dfinition classique de la loi rcurrente dans le discours doctrinal : rgle gnrale, abstraite, conue non en vue dun cas isol mais prexistante aux faits particuliers auxquels elle sera applique. La loi est juste parce quelle est gale pour tous et parce que ses prceptes, tant poss pour lavenir, ne sont pas inspirs au lgislateur par des proccupations actuelles de personnes ou despce. , R. CARR de MALBERG, Contribution la thorie gnrale de lEtat, 1922, Rd. CNRS, Paris, 1962, tome II, p.6. 99 Sur cette question, voir H.DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi , in Mlanges Carr de Malberg, Paris, Sirey, 1933, pp.137-161. 100 CARR DE MALBERG, La loi, expression de la volont gnrale, Librairie du recueil Sirey, 1931, red. Coll. Classiques, Economica, p.4. 101 J.-C. BECANE et M.COUDERC, La loi, op. cit., p.55

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    La gnralit : un critre rcurrent au carrefour des qualits formelles et matrielles de

    la loi idale.

    La doctrine dfinit classiquement la loi comme une rgle gnrale. La gnralit de la

    disposition constitue pour de nombreux auteurs le signe distinctif de la loi et llment

    essentiel de sa dfinition 102. La loi est gnrale par nature 103 pour les plus minents

    publicistes104. La filiation avec la pense de Rousseau est manifeste : quand tout le peuple

    statue sur tout le peuple, il ne considre que lui-mme (). Alors la matire sur laquelle on

    statue est gnrale comme la volont qui statue. Cest cet acte que jappelle une loi 105.

    Selon, H.Dupeyroux, la notion de gnralit dans son sens absolu ne comporte

    logiquement ni la moindre distinction ni la plus lgre nuance 106. Le caractre de gnralit

    exclu ainsi toute distinction fonde sur lge, le sexe, la fortune, la profession Selon cette

    conception absolutiste, la loi est gnrale si elle est susceptible de sappliquer uniformment

    tous, sans distinction, tous les membres dune communaut donne 107. Il sagit alors

    dune loi universelle. H.Dupeyroux considre qu prendre le caractre de gnralit dans

    le sens strictil est bien vident que bien peu de rgles pourront, en fait, se prvaloir de ce

    caractre. Pour un principe vritablement gnral comme celui quexprime larticle 1382

    du Code civil, combien de rgles ne pourront fatalement avoir que la simple apparence de la

    gnralit 108. dfaut dune application de ce critre absolu de gnralit, le lgislateur se

    serait retranch sur une conception relative 109 de ce principe.

    Ce critre de gnralit implique lui-mme dautres critres comme limpersonnalit et

    labstraction. Le lien entre la gnralit, limpersonnalit et labstraction apparat trs

    nettement chez Rousseau qui explique : quand je dis que lobjet des lois est toujours

    gnral, jentends que la loi considre les sujets en corps et les actions comme abstraite,

    jamais un homme comme individu ni une action particulire 110 .

    102 CARR de MALBERG, La loi expression de la volont gnrale, op. cit., p.6. 103 H. DUPEYROUX voque ainsi lide de la gnralit inhrente la nature de la loi, ide si bien adapte aux catgories gnralisatrice et simplificatrice de notre esprit que tous les juristes du XIX sicle se la transmirent sans examen les uns aux autres , in Sur la gnralit de la loi , art. cit., p137. 104 Voir L.DUGUIT, Trait de droit constitutionnel, 3 d., p.173 et s. 105 Du contrat social, Livre II, Chapitre VI, De la loi . 106 H.DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi , art. cit., p. 149. 107 Ibid., p.143. 108 Ibid.p.149. 109 Ibid.p.150. Sur la gnralit comme caractre de la loi, voir la relativisation construite par D. de BCHILLON, Quest-ce quune rgle de droit ?, d. Odile Jacob, Paris, 1997, spec. pp.19-57. 110 Du contrat social, Livre II, Chapitre VI, De la loi .

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    Gnralit et abstraction

    La gnralit de la loi a des incidences sur les qualits formelles de celle-ci.

    Concision, clart et simplicit supposent la gnralit de la loi. Ainsi est-il dabord naturel

    que la loi, ayant pour vocation primordiale dtre gnrale, imprime au langage lgislatif sa

    gnralit. De fait, le langage de la gnralit constitue, dans la tradition millnaire, lidal

    dcriture. Les Tables de la loi fondent le style lapidaire ; le dcalogue demeure le modle. ,

    nous enseigne M.Cornu111. On peut cet gard constater que le critre de gnralit se situe

    au carrefour des qualits formelles et matrielles de la loi.

    Labstraction apparat ainsi comme le biais linguistique pour atteindre lidal de

    gnralit et dimpersonnalit : ce qui fait alors le caractre gnral dune loi, cest la forme

    indtermine, impersonnelle, quelle prsente au point de vue de sa rdaction ; cest le

    caractre abstrait de sa formule 112. Grammaticalement, la loi se voit assigne en quelque

    sorte les pronoms impersonnels et les adjectifs indfinis. Si la loi est universelle, si elle a

    vocation sappliquer tous, elle doit tre formule de manire abstraite. Linterdpendance

    des critres formels et matriels est ici parfaitement caractrise. Leur convergence pour

    assurer la fonction de la loi est en outre clairement tablie. Il y a derrire ces caractres idaux

    de la norme une fonction sous-jacente quils permettent datteindre.

    Gnralit et impersonnalit : respect de lgalit et de la libert individuelle.

    Pour Rousseau, limpersonnalit de la loi est un corollaire de sa gnralit : En un

    mot, toute fonction qui se rapporte un objet individuel nappartient point la puissance

    lgislative 113. Ainsi, la loi gnrale rdige en termes abstraits serait corrlativement

    impersonnelle, garantissant du mme coup le respect du principe dgalit et de la libert

    individuelle114. cet gard, la gnralit de la loi est lie un idal de cit : Afin dviter

    toute forme darbitraire, la loi sapplique tous aux gouvernants comme aux gouverns.

    111 G. CORNU, Le langage du lgislateur , in Lart du droit en qute de sagesse, PUF, coll. Doctrine juridique, 1998, chap.23, p285. 112 Ibid. 113 Du contrat social, Livre II, Chapitre VI, De la loi . 114 Dans son ouvrage De Legibus, Suarez insiste beaucoup sur cette qualit de gnralit et sur son lien avec limpersonnalit SUAREZ, Des lois et du Dieu lgislateur, Introduction, traduction et notes par Jean-Paul Coujou, Dalloz, 2003.

  • 28

    En effet, la loi est cense assurer, par sa gnralit, la ralisation du principe

    dgalit115. Pour Hauriou, la gnralit entrane le corollaire de lgalit devant la loi 116.

    Lgalit entre les citoyens tant assure, lensemble des droits et des liberts se trouvent ainsi

    protgs. En effet, la loi ingale ne ferait que substituer larbitraire de la rgle larbitraire

    de la dcision individuelle 117. Duguit justifie le critre de gnralit de la norme au regard

    de sa fonction sociale : parce quelle sapplique tous les hommes et toutes les

    circonstances de la vie sociale . Le mme auteur considre que la gnralit de la loi

    constitue ainsi la suprme garantie de la libert individuelle 118. La gnralit de la loi est

    en elle-mme une garantie qui soustrait les citoyens au rgne de larbitraire : Une loi na

    pour elle la prsomption de justice que parce quelle statue gnralement, et quaucun

    individu ne peut dire : elle a t faite contre moi 119. Dans le mme sens Carr de Malberg

    remarque que la gnralit de la loi dterminant le statut individuel des citoyens apparat

    comme la condition mme dun rgime et comme un postulat essentiel du systme de ltat

    de droit 120. Pour cet auteur, on justifie ce critre par des considrations dordre

    rationnel 121 lies la notion dtat de droit : Dans ltat de cette sorte, il a paru

    indispensable, en effet, que le droit applicable aux citoyens soit cr, non par voie de mesures

    actuelles ou individuelles, qui pourraient tre arbitraires ou partiales, mais au moyen de

    prescriptions prfixes, communes tous les membres du corps national, et qui, par l mme,

    offriront ceux-ci des garanties dimpartialit 122. La loi gnrale se dfinit alors de

    manire ngative comme toute rgle qui ne sapplique pas un cas particulier, qui ne

    prtend pas traiter un cas despce . Domat pose cette distinction dans son Trait des lois :

    cest une suite de ce que les lois sont les rgles de lordre universel de la socit quaucune

    loi nest faite pour servir seulement ou une personne ou un seul cas ; mais elles pourvoient

    en gnral ce qui peut arriver. Cest pourquoi les volonts des princes qui sont bornes des

    115 Pour G.Koubi et R.Romi ces caractres confirment la notion de primaut de la loi sur les autres catgories de rgles juridiques et sociales qui sexplique par le souci de maintenir lunit nationale (art.3) et de prserver les bases juridiques dune galit entre les individus (art.1) : la loi est la mme pour tous (art.6) Genevive KOUBI, Raphal ROMI, Etat, Constitution, Loi, op.cit., p.193-194 116 M.HAURIOU, Droit administratif, 11me d. p.459. 117 BCANE et COUDERC, La loi, op.cit., p.50 118 L.DUGUIT, Trait de droit constitutionnel, 3me d., p.173 et s., cit par H. Dupeyroux Sur la gnralit de la loi , art. cit., p.112. 119 Discours sur la rsolution du 17 floral an IV, relative aux prtres non asserments ou ceux qui avaient rtract leur serment. 120 R. CARR de MALBERG, La loi, expression de la volont gnrale, op. cit. p.5 121 Ibid.p.5. 122 Ibid.p.5.

  • 29

    personnes particulires et des faits singuliers, comme une abolition, un don, une exemption,

    sont des grces, des concessions, des privilges, mais non pas des lois 123.

    Il convient nanmoins de relativiser cette conception puisque la gnralit de la loi

    nempche nullement le lgislateur de viser un cas particulier. Labstraction dune formule

    peut ainsi dissimuler une vise individuelle de la loi124. Il faut bien reconnatre que ce principe

    a connu des entorses clbres : ainsi en est-il de la loi rhabilitant le capitaine Dreyfus dans

    les cadres de larme franaise125. Les exemples sont nombreux qui ont vu le lgislateur

    concder des privilges des citoyens franais, tels que les pensions viagres exceptionnelles

    accordes Marie Curie et la veuve du Marchal Foch126. Il faut donc convenir que mme

    lorsquelle est formule de manire gnrale et impersonnelle, la loi peut avoir une vise

    individuelle : on peut cet gard citer en exemple la loi de 1889 qui interdit les candidatures

    multiples afin de faire chec la tentative de plbiscite du gnral Boulanger127.

    On peut en effet constater que le lgislateur a toujours fait usage de distinctions entre

    catgories de citoyens. Si Rousseau dveloppe lide selon laquelle le peuple ne peut

    exprimer de volont gnrale que sur des objets gnraux, il admet paralllement que la loi

    gnrale peut bien statuer quil y aura des privilges , faire plusieurs classes de citoyens,

    assigner mme les qualits qui donneront droit ces classes 128 la condition de ne

    dsigner nommment personne. Faire des distinctions entre catgories de citoyens est mme

    devenu indispensable lpoque de ltat providence, pour permettre la loi de raliser

    effectivement lgalit entre les citoyens.

    Reste savoir si ces entorses au principe absolu de gnralit sont susceptibles de

    porter atteinte aux principes dgalit et de libert qui lui sont attachs. lpoque

    contemporaine, cette conception relative de limpersonnalit de la loi est souvent dnonce

    par la doctrine129. Certains auteurs ont pu faire remarquer que cette pratique ouvrait la porte

    tous les privilges collectifs de caste, de classe, de profession 130. Dautres mettent en

    123 DOMAT, Trait des lois, XII, XVI. 124 Sous la forme impersonnelle, un lgislateur habile peut prendre des dcisions individuelles. H. Dupeyroux explique en effet que Le privilge individuel mais impersonnellement concd reste envisageable, voquant les condamns de la haute Cour individuellement amnistis par des dispositions si impersonnelles dans la forme quil est ncessaire de lire trs attentivement la loi damnistie pour reconnatre les dispositions qui leur sont applicables , H.DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi, art. cit., p.154. 125 Voir RDP, 1906, article de M. DELPECH, p.507 et s. 126 Sur ces pratiques lgislatives, voir Joseph BARTHLEMY, De la drogation aux lois par le pouvoir lgislatif , RDP, 1907, p.472. 127 Cit par H.DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi, art. cit., p.153. 128 Du contrat social, Livre II, Chapitre VI, De la loi . 129 Voir ce sujet, R.SVE, La loi au dfi de lindividualisation , in Lamour des lois, op. cit, pp.469-472. Et dans le mme ouvrage, M.-A. FRISON-ROCHE, Lamour intress des lois particulires , pp.341-360 130 H.DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi , art. cit., p.153.

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    exergue lexplosion de loffre de loi sous leffet dune augmentation de la demande

    guide par des intrts particuliers : la loi semble perue de plus en plus, non pas comme

    instrument dune destine collective, mais comme la reconnaissance des particularismes 131.

    On constate ainsi le caractre interdpendant de la gnralit vis--vis des autres qualits de la

    loi. Le dfaut de cette qualit affecte lensemble des autres qualits de la loi la manire dun

    jeu de dominos. Les lois ne considrent plus les hommes en masse, se mlent des faits

    individuels et comme le prdisait Portalis, cela conduit faire journellement de nouvelles

    lois .

    Gnralit et stabilit apparaissent ainsi comme deux lments jouant comme des

    corollaires rciproques.

    Gnralit et stabilit

    Ce critre de stabilit est rcurrent dans les discours doctrinaux relatifs la loi. Parmi

    beaucoup dauteurs, J.Bentham crit : les lois sont faites pour des sicles 132. Ce caractre

    explique sans doute le fait que lon nomme loi dans les sciences physiques, les

    phnomnes caractriss par leur caractre invariable et permanent133. Elles sont Lois de

    Newton ou Loi de Kepler. Elles se caractrisent par leur permanence134. Dans le domaine

    juridique, il est intressant de constater que les caractres de gnralit, dabstraction et

    dimpersonnalit, sont intimement lis au caractre de stabilit. Mais la stabilit nest pas

    seulement un corollaire des caractres de gnralit, dabstraction et dimpersonnalit ; elle

    constitue un caractre essentiel de la loi idale. On trouve dans le Digeste des principes qui

    rattachent ces qualits de gnralit et de stabilit : Les lgislateurs ne tiennent aucun

    compte de ce qui narrive quune fois ou deux 135 ou encore les lois doivent tre faites en

    131 D.CHAGNOLLAUD, Vive la loi ! , op. cit., p.10. Dans le mme registre, Patrice Gelard explique : la monte en puissance des lobbies est extrmement forte, en particulier en amont du dbat parlementaire. Les nombreux amendements rdigs par ces lobbies sont ainsi repris, souvent sans rcriture, par des parlementaires de la majorit comme de lopposition . P. GELARD, Raction du tmoin , Vive la loi !, op. cit., p.28. 132 J.BENTHAM, Trait de lgislation civile et pnale, Extrait des manuscrits de J.Bentham, par Et. Dumont, 2me d. t.3, paris, 1820, p.388. 133 Mill tudie les lois de la nature et formula quelques observations leurs gards : Le cours de la nature en gnral est constant, parce que le cours de ses divers phnomnes lest. Un fait a lieu invariablement quand certaines circonstances se prsentent, et na pas lieu quand elles ne se prsentent pas . MILL, Systme de logique dductive et inductive. Expos des principes de la preuve et des mthodes de recherche scientifique. Trad. L. Peisse, Ladrange, 1866, Chapitre IV, Les lois de la nature. 134 G.Radica donne lexemple de la loi de rfraction des rayons lumineux selon leur angle dincidence. Jamais, moins dune cause adjacente, le rayon ne se rfracte autrement sur une surface que selon les lois de loptique. . G. RADICA, La loi, textes choisis et comments. GF Flammarion, Coll. Corpus, Paris, 2000, p.20. 135 Paul, Digeste, De legibus, 1, 3. Cit par H. DUPEYROUX, Sur la gnralit , art. cit., p.112.

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    vue de ce qui arrive le plus souvent, et non en vue dvnements exceptionnels 136. Moins

    dtaille, fixant de grands principes, considrant les hommes en masse , la loi aurait donc

    vocation tre plus stable. Aujourdhui la perte de cette qualit est souvent la base des

    discours relatifs la crise de la loi. Le problme de linflation va videmment de paire avec le

    phnomne dinstabilit. Jacques Chevallier expose la corrlation entre les qualits de

    gnralit et de stabilit : La stabilit de la loi tait lie sa gnralit : ds linstant o elle

    devient prcise et dtaille, elle risque dtre frappe plus vite de caducit. La loi est appele

    se renouveler une cadence toujours plus rapide 137.

    Cette qualit apparat aujourdhui trs nettement en creux des critiques138. Les dtails

    dapplication, les limitations et les exceptions pullulent, la loi se gonfle et se complexifie

    dautant, et comme le prdisait Montesquieu, ces dtails jettent dans de nouveaux

    dtails 139. Les auteurs voquent ainsi frquemment ces deux phnomnes en expliquant que,

    sans cesse rcrites, rajustes par les majorits successives, les lois se substituent les unes

    aux autres, sempilent de manire anarchique : une loi peine vote on met en chantier celle

    qui la corrigera ou la remplacera 140, crivait le Doyen Ripert, avant de conclure :

    Aujourdhui le contrat est plus stable que la loi 141. Les lois ne sont pas faites pour durer,

    elles appellent donc dautres lois et linflation se nourrit delle-mme. Ce phnomne

    dinstabilit ajoute alors une dose de complexit puisque ltat du droit dans un domaine ne

    peut tre tabli que par la lecture simultane de ces diffrents textes. Le Conseil dtat a

    ritr ses mises en garde dans son rapport de 2006 : Il stigmatise linstabilit des lois et les

    dangers corrlatifs142. Cette instabilit chronique serait ainsi lie la pratique du lgislateur.

    136 Pomponius, Digeste, eod. Loco., cit par H. DUPEYROUX, Sur la gnralit de la loi , art.cit., p.112-113. 137 J.CHEVALLIER, La dimension symbolique du principe de lgalit , RDP, 1990, p.1666. 138 Sur linstabilit des lois, voir le rapport public annuel du Conseil dtat pour 1991, EDCE, n43, op. cit., pp.23-32. 139 MONTESQUIEU, Lesprit des lois, Livre 29, chapitre XVI. Cette prdiction fait chos aux propos de F. Bacon qui crit : En prenant peine spcifier et exprimer chaque cas particulier en termes propres et convenables, on se flatte en vain de donner ainsi aux lois plus de certitude ; on ne fait au contraire par cela mme enfanter une infinit de disputes de mots. . F.BACON, uvres, Tome 1, Livre VIII, De lexpression obscure et quivoque des lois , d. Charpentier, Paris, 1845, p.435. Dans le mme sens Saint Thomas dAquin expliquait : le lgislateur ne saurait, quelque profonde que fut sa sagesse, prvoir tous les cas particuliers ; il essaierait donc vainement de signaler dans ses prescriptions, toutes les choses qui pourront jamais concourir au but de la loi. Et quand un gnie plus quhumain lui permettrait dembrasser du regard toutes les conjonctures fortuites, encore devrait-il, pour viter les confusions, les carter de ses prceptes. . Somme thologique, I, II, Quest. XCVI, art. 6. 140 George RIPERT, Lordre conomique et la libert contractuelle , in Mlange Gny, Tome II, Librairie Edouard Duchemin, Paris 1977 .p350. 141 Ibid. 142 Voir cet gard lentretien accord par Josseline de Clausade La Semaine Juridique suite au rapport public du Conseil dtat en 2006. la question : Des trois principaux maux identifis par le rapport 1991 - prolifration des textes, instabilit des textes et dgradation de la norme -, quel est celui qui doit selon vous tre prioritairement trait ? , il est rpondu : Sans hsitation aucune, la question de l'instabilit des textes est pour

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    Les auteurs dnoncent en effet aujourdhui frquemment le fait que chaque sujet de lactualit

    devienne le prtexte dune loi nouvelle. Cette critique renvoie au rle de la loi : La loi doit-

    elle se plier aux faits sociaux, traduire lvolution des modes de vie et plus largement traduire

    la demande sociale, mme phmre ? 143. Cette drive conduit ce que la loi devienne

    lexpression de vrits saisonnires 144.

    La stabilit est un des caractr