Jean Piaget-La Psychologie de Lintelligence

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PEDAGOGIE

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Tabledesmatières

L’intelligencemalgrétout,parOlivierHoudé

Préface,parJeanPiaget

Préfacedelasecondeédition,parJeanPiaget

PremièrepartieLanaturedel’intelligence

I.Intelligenceetadaptationbiologique

Situationdel’intelligencedansl’organisationmentale

Natureadaptativedel’intelligence

Définitiondel’intelligence

Classificationdesinterprétationspossiblesdel’intelligence

II.La«psychologiedelapensée»etlanaturepsychologiquedesopérationslogiques

L’interprétationdeB.Russell

La«psychologiedelapensée»:BühleretSelz

Critiquedela«psychologiedelapensée»

Logiqueetpsychologie

Lesopérationsetleurs«groupements»

Lasignificationfonctionnelleetlastructuredes«groupements»

Classificationdes«groupements»etdesopérationsfondamentalesdelapensée

Équilibreetgenèse

DeuxièmepartieL’intelligenceetlesfonctionssensori-motrices

III.L’intelligenceetlaperception

Historique

LathéoriedelaFormeetsoninterprétationdel’intelligence

CritiquedelapsychologiedelaForme

Lesdifférencesentrelaperceptionetl’intelligence

Lesanalogiesentrel’activitéperceptiveetl’intelligence

IV.L’habitudeetl’intelligencesensori-motrice

L’habitudeetl’intelligence.I.Indépendanceoudérivationsdirectes.

L’habitudeetl’intelligence.II.Tâtonnementetstructuration.

L’assimilationsensori-motriceetlanaissancedel’intelligencechezl’enfant

Laconstructiondel’objetetdesrapportsspatiaux

TroisièmepartieLedéveloppementdelapensée

V.L’élaborationdelapensée:intuitionetopérations

Différencesdestructureentrel’intelligenceconceptuelleetl’intelligencesensori-motrice

Lesétapesdelaconstructiondesopérations

Lapenséesymboliqueetpréconceptuelle

Lapenséeintuitive

Lesopérationsconcrètes

Lesopérationsformelles

Lahiérarchiedesopérationsetleurdifférenciationprogressive

Ladéterminationdu«niveaumental»

VI.Lesfacteurssociauxdudéveloppementintellectuel

Lasocialisationdel’intelligenceindividuelle

«Groupements»opératoiresetcoopération

Conclusion

Bibliographiesommaire

©ArmandColin,2012pourlaprésenteédition.ISBN978-2-200-28364-3www.armand-colin.fr

Tousdroitsdetraduction,d’adaptationetdereproductionpartousprocédés,réservéspourtous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédéquecesoit,despagespubliéesdansleprésentouvrage,faitesans l’autorisationde l’éditeur,est illicite et constitueune contrefaçon.Seules sont autorisées, d’unepart, les reproductionsstrictementréservéesàl’usageprivéducopisteetnondestinéesàuneutilisationcollectiveet,d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifiqueoud’informationdel’œuvredanslaquelleellessontincorporées(art.L.122-4,L.122-5etL.335-2duCodedelapropriétéintellectuelle).

ARMANDCOLINÉDITEUR•21,RUEDUMONTPARNASSE•75006PARIS

Bibliothèquedesclassiques

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L’intelligencemalgrétoutparOlivierHoudé

1942correspondaumilieudelaviedeJean-Piaget,néàNeuchâtelen1896,décédéàGenèveen1980.Âgéde46ans,c’étaitpourPiaget l’annéede« l’intelligencemalgré tout».Enpleineguerremondiale (il avait déjà connu la tragédie de 1914-1918), le Collège de France à Paris l’invitait àdonner une série de leçons sur « la psychologie de l’intelligence ». Piaget a accepté. Cela luiressemblait:malgrélaguerreetladéconstructiondelaFranceoccupéedepuis1940,ilcontinuaitdeconstruire résolument son édifice intellectuel, tout comme l’enfant doit, selon lui, construire sonintelligence par le choix de ses actions et la prise de distance par rapport au réel. Il s’en justifietoutefois dès la première page du volumede publication de ses leçons après la guerre (1947) parArmandColin,rappelantleprivilègequ’ilaeuderépondreàl’invitationduCollègedeFrance«[…]à une heure où les universitaires éprouvaient le besoin de marquer leur solidarité en face de laviolenceetleurfidélitéauxvaleurspermanentes»(p.18,éd.2012).

70ans:1942-2012

Aprèsunesecondeéditioninchangéedecevolumeen1967,c’esten2012,trèsexactement70ansplustard,quelemêmeéditeur,ArmandColindécidederééditerLaPsychologiedel’intelligencedeJeanPiagetdans lacollection«Bibliothèquedesclassiques».L’éditeurm’a invitéàpréfacercettenouvelle édition dans le même esprit d’hommage critique que celui souhaité par les PressesuniversitairesdeFrancelorsdelaréécritureactualisée(Houdé,2004)du«Quesais-je?»n 369,LaPsychologiede l’enfant de JeanPiaget etBärbel Inhelder (1966).Cesdeuxpetits ouvrages, unpeujumeaux,sontlesplusaccessiblesdel’œuvredePiaget.L’objectifest iciderestituer l’originalitédeLaPsychologiede l’intelligencedans lecontextedu

milieuduXX siècleetdemontrerenquoi70ansplustard–àl’heuredessciencesetneurosciencescognitives–certainesfulgurancesintellectuellesdePiagetrestentd’uneétonnanteactualité,alorsqued’autresaspectsdel’œuvresontdatés.

Lesciblesde1942:lelogicismeetlathéoriedelaForme

Si l’on essaye d’identifier quelles sont les forces intellectuelles de l’époque, c’est-à-dire lesinterlocuteurs,contradicteurspotentiels,par rapportauxquelsPiagetprend leplusgrandsoindesedémarquerdanscelivre–sescibles–,onendégagetrèsclairementdeux,respectivementducôtédela logique et du côté de la perception : (1) le philosophe Bertrand Russell (1872-1970) et (2) lespsychologuesdelaForme(Gestalt).Piagets’opposefermementàRusselletàson idéeque les lois logiquesontune teneurobjective

idéale, indépendante de la psychologie (le logicisme). Il en dénonce d’ailleurs l’influence sur la«psychologiedelapensée»contemporaine(Denkpsychologie)selonlaquellelapenséeseréduiraitàunsimplemiroirdelalogique.PourPiaget,c’estlalogiquequiestlemiroirdelapenséehumaineetnon l’inverse ! Onmesure ici le rapport de force Piaget/Russell et la puissance du renversement

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opéréparPiaget:«lalogiqueestuneaxiomatiquedelaraisondontlapsychologiedel’intelligenceest la science expérimentale correspondante » (p. 51). C’est la légitimité même du métier de«psychologuegénéticiende l’enfant (ausensd’ontogenèse)»que lapositiondeRussellmenaçait.Piagetfaitainsiétatdesproposd’un«russellienanglaisdisantunjour,pourprouverl’inutilitédesrecherches sur la pensée de l’enfant, que le logicien s’intéresse aux idées vraies, tandis que lepsychologuetrouveplaisiràdécrirelesidéesfausses»(p.42)–plaisirfutilebienentendu.Avec une fermeté moindre mais tout aussi stratégique – du côté de la perception et non de la

logique cette fois – Piaget se démarque de la psychologie de la Forme qui, par un autre chemin,reconnaîtl’existencedeloisoustructuresquis’imposentaprioriàlapsychologie,indépendammentdu développement mental. Ce point de vue a-développemental ne convient pas non plus à Piaget,mêmesilanotiondeformed’ensemble(Gestalt)nepeutluidéplaireenraisondesonpropregoûtpourlesstructuresd’ensembledelapenséeenfantine:lesgroupementsmentauxd’opérationslogico-mathématiquesréversibles(nombre,catégorisation,etc.)qu’ildécritfinementdanscelivre(chap.II).Rappelonsqu’ilvientdepublieren1941LaGenèsedunombrechez l’enfant, l’unde ses ouvragesmajeurs (Piaget & Szeminska, 1941) ; la même année 1941 il publie « Le mécanisme dudéveloppementmentaletlesloisdugroupementdesopérations:Esquissed’unethéorieopératoiredel’intelligence»danslarevuesuisseArchivesdePsychologie(Piaget,1941)–ilpublieraen1949chezArmandColinleTraitédelogique:essaidelogistiqueopératoire.Lecheminestdoncbalisé.Nilogiciste(lesloisdelalogiqueapriori)nigestaltiste(lesloisdela

perception a priori), s’opposant avec autant de force à l’innéisme [René Descartes (1596-1650),EmmanuelKant (1724-1804)]qu’à l’empirismepassif [apprentissageparassociations :JohnLocke(1632-1704), David Hume (1711-1776), etc.], Piaget vise à analyser le plus finement possible les«paliersd’équilibre»(stades)àtraverslesquels,enpartantdelaperceptionetdeshabitudessensori-motricesdesbébés(chap.IIIetIV)émergentlespremièresformesdel’intelligenceavantlelangage(permanencedel’objet,groupepratiquedesdéplacementsinspirédumathématicienHenriPoincaré,1854-1912) et se construit progressivementdès2 ans la pensée intuitive, puis opératoire (logique)concrète (6-7ans)et formelle (12-16ans)desenfantsetadolescents (chap.V).Cettedernièreétapecorrespondauraisonnementhypothético-déductif,formelaplusachevéedel’intelligencequipermetlaprisededistancemaximale par rapport au réel.Cette capacité d’abstraction est celle du cerveauhumain et constitue donc, selonPiaget, une forme d’adaptation tant biologique que psychologique(chap. I et conclusion) où l’intelligence s’inscrit dans des rythmes, régulations et groupements(groupements d’actions intériorisées, devenues des opérations mentales). Piaget établit aussi unparallèleaveclesfacteurssociaux(chap.VI)maiscen’estpaslecœurdesonsujet.

1942-2012:précurseurdessciencescognitives

LorsqueJean-PierreChangeuxdéfenden2002,dansL’Hommedevérité,lathèseselonlaquellelesvérités logiques oumathématiques sont le produit du cerveau et donc de la pensée humaine (voiraussiChangeux&Connes,1989;Dehaene,1997),onmesurecombien60ansaprèsLaPsychologiedel’intelligence,lesidéesdePiagetdanssonoppositionàRussell(c’estlalogiquequiestlemiroirdelapenséeetnonl’inverse  !)restentd’uneforteactualitéensciencesetneurosciencescognitives.Lanouvellegénérationdesétudiantsetchercheursenpsychologieetsciencescognitivescroitparfoisnaïvementquelelabel«cognitif»estrécent.Enrelisantcesleçonsde1942,ilsdécouvrirontquedèslepremierchapitre,ilestquestiondefonctionscognitivessouslaplumedePiaget,demêmequ’ily

est question d’interdépendance de la vie affective (sentiments) et cognitive, bien avant lesremarquables ouvragesd’AntonioDamasio en lamatière aumilieu des années 1990 (par exempleDamasio,1995).On a déjà souligné le renversement épistémologique qu’opère Piaget par rapport à Russell : la

psychologieauxfondementsdesmathématiquesetde la logique.Mais au-delàdece renversement,c’est tout un « cercle des sciences » que Piaget dessine ici dès le milieu du XX siècle. En uneaudacieuseremiseencausedel’échelledessciencesd’AugusteComte(1798-1857),Piagetplacenonseulement la psychologie aux fondements des mathématiques et de la logique, mais l’inscrit elle-mêmedanslabiologie,lachimie…etlaphysiquesionachèvelecercle.Cechangementradicaldepointdevue– totalement original pour l’époque (et qui le reste aujourd’hui) – a donnéuneplaceinédite à la psychologie de l’enfant, au cœurmême du dispositif de la science dite « dure » et apréfiguré enEurope le cadre interdisciplinaire actuel des sciences cognitives.C’est ainsi que dansl’EncyclopediaofCognitiveSciencepubliéeen2003parlegrouped’éditionNature,Piagetfigureaurangprestigieuxdesprécurseurs(Nadel,2003).LarééditiondeLaPsychologiede l’intelligenceen2012permetde rappelerquedès1942,dans l’intimitéduCollègedeFrance, faisantabstractionducontexte terrible de la guerre, Piaget traçait déjà, calmement,magistralement, la voie des sciencescognitives qui y prendront place beaucoup plus tard avec Jean-Pierre Changeux, Alain Berthoz etaujourd’hui Stanislas Dehaene. Et Piaget écrivait pour introduire la publication de ses leçons en1947 : « Malgré l’abondance et la valeur des travaux connus, la théorie psychologique desmécanismesintellectuelsn’enestqu’àsesdébuts,etl’oncommenceàpeineàentrevoirlegenredeprécisionqu’ellepourraitcomporter.C’estcesentimentdelarechercheencoursquej’aicherchéàexprimer»(p.18).LeCollègedeFranceaaujourd’huipourdevise«Enseignerlascienceentraindese faire» (MauriceMerleau-Ponty,1908-1961),devise repriseen2012par l’initiatived’excellenceParisSciencesetLettres(PSL).Piagetétaitpleinementdanscetesprit, incarnéensuiteparMerleau-Ponty élu au Collège de France en 1952 et dont Piaget a repris, cette même année, la Chaire depsychologie de l’enfant à la Sorbonne (1952-1963) – université dont il était déjà docteur honoriscausa depuis 1947. On dit que ce sont ses leçons de 1942 au Collège de France qui ont attirél’attentionsurlui.

1967-2012:lesévolutions,lespointsfaibles

Dès sa préface de la seconde édition « sans changements » deLa Psychologie de l’intelligence(1967), Piaget avait bien noté – mais s’en défendait – une critique qui pouvait lui être faite surl’ancrage réel de sa psychologie de l’intelligence dans la biologie, au-delà de sa postureépistémologiquegénérale(cercledessciences)qui,elle,étaitsansambiguïté.Ilécrit:«L’accueilfaitàcepetitouvrages’esttrouvéengénéralfavorable,cequinousdonnelecouragedeleréimprimersans changements. Une critique a néanmoins été fréquemment adressée à notre conception del’intelligence : c’est de ne se référer ni au système nerveux, ni à sa maturation au cours dudéveloppementindividuel»(p.19).Piagets’empressededirequec’estunmalentenduetrappellesesmécanismes généraux de régulation par assimilation/accommodation tant psychologiques quebiologiques,maisl’articulationeffectiveaveclabiologieestbienunpointfaibledesonédifice.Onpeutparfaitementlecomprendreaujourd’hui,carPiagetnedisposaitpasàl’époquedesformidablestechnologiesd’imageriecérébraleapparuesenpsychologiebienaprèssamort(1980)etapplicablesmaintenantàlacognitionlogico-mathématique(Houdé&Tzourio-Mazoyer,2003).

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Depuis la fin des années 1990, des chercheurs utilisent en effet l’Imagerie par RésonanceMagnétiqueanatomique(IRMa)pourconstruiredescartestridimensionnellesdesstructurescérébralesendéveloppement(Caseyetal.,2005).Onsaitqu’avecledéveloppementneurocognitifdel’enfantetlesapprentissagesspécifiquess’opèrentunemultiplicationpuisunélagagedesconnexions(synapses)entre neurones, d’où une diminution de la matière grise du cerveau (courbe en U inversée). Cetélagage correspond, selon Jean-PierreChangeux, à une stabilisation sélective des synapses par unmécanisme de « darwinisme neuronal » (Changeux, 1983, 2002). Les premiers résultats d’IRMaindiquentquecettematurationestloind’êtreuniforme.Elles’effectueparvaguessuccessivesselonleszonesducerveau:d’abord les régionsassociéesauxfonctionssensoriellesetmotricesdebase(ce qu’avait bien pressenti Piaget) et, ensuite, jusqu’à la fin de l’adolescence, les régions – tel lecortexpréfrontal–associéesaucontrôlecognitifsupérieur,notammentl’inhibition.Depuispeu,onutilise aussi l’Imagerie par RésonanceMagnétique fonctionnelle (IRMf) pour mesurer les activitéscérébralespendantquel’enfantoul’adolescentréaliseunetâchecognitiveparticulière,encomparantce qui se passe aux différents stades du développement (voir Houdé et al., 2011, pour la tâchepiagétienne de conservation du nombre). Il devient donc possible de visualiser la dynamiquecérébralequicorrespondàl’activation/inhibitiondesstratégiescognitivesauxdifférentsâges(cequel’onappellela«macrogenèse»,c’est-à-direl’ontogenèse)ouaucoursd’unapprentissageàunâgeparticulier (la « microgenèse » : voir Houdé et al., 2000, pour l’exploration, sous cet angle, duraisonnement hypothético-déductif). L’enjeu est d’établir la première cartographie anatomo-fonctionnelledesstadesdudéveloppementcognitif.Ilaainsiétédécouvertquecequiposeréellementproblèmeàl’enfantdansunetâchecommecelle

de conservation du nombre de Piaget (« Y a-t-il plus de jetons quand on les écarte les uns desautres » ?), ce n’est pas la « logiquedunombre » en tant que telle puisqu’il l’utilise bien plus tôt(Gelman, 1972 ; Mehler & Bever, 1967), mais c’est d’apprendre à inhiber dans son cerveau unestratégievisuospatialeinadéquate(uneheuristiquedejugement,unbiais)«longueurégalenombre»(Houdé,2000;Houdé&Guichart,2001;Houdéetal.,2011),stratégiequi trèssouvent fonctionnebien et que même les adultes appliquent. Ce contrôle inhibiteur est également requis dans lacatégorisationetl’inclusiondesclasses(Borstetal.,2012).Orcelanevapasdesoi!Onpenseiciaux obstacles épistémologiques de l’esprit et à la « philosophie du non » décrits jadis parGastonBachelard (1884-1962) pour l’histoire des sciences. Il en ressort que le développement de l’enfantn’estpas toujours linéaire,commel’avaientsansdoutedéjàpressenti,dans leurpratique,beaucoupd’éducateurs, professeurs des écoles ou parents. Pour une même notion, un même concept àapprendre, des échecs tardifs par défaut d’inhibition peuvent succéder à des réussites bien plusprécoces (compétences du jeune enfant ignorées par Piaget), d’où des décalages très inattendus(Houdé,2004).Piagetconcevaitbien l’intelligencecommeune formed’adaptation : l’adaptationde lacognition

auxchoses.Et ilutilisait l’idéed’adaptationau sensbiologique : l’intégration,ouassimilation,desstimulations(informations,input)del’environnementàl’organisme,combinéeavecl’ajustementouaccommodation de l’organisme à ces stimulations. Selon lui, la dynamiqueassimilation/accommodationconduit le cerveau humain vers des organisations sensori-motrices etcognitivesdeplusenpluscomplexes:desactionsdesbébésauxopérationslogiquesetabstraitesdel’adolescent et de l’adulte. Cependant, la dynamique d’assimilation/accommodation sembleaujourd’huiinsuffisante,troptimide,pourdécrirelamanièredontsedéveloppel’intelligencedanslecadred’unecompétitionforte(interférence)entrestratégiesneurocognitivesàtouslesâges(d’autant

quePiagetnevoyaitceliendirectaveclabiologiequ’auniveaudesorganisationssensori-motricesélémentaires de départ : voir p. 23). J’ai proposé (Houdé, 2004 : voir la figure 1) d’y ajouterl’activation/inhibition, du niveau neuronal au niveau cognitif et exécutif, qu’il s’agisse de sensori-motricité, de nombre ou de raisonnement logique (l’imagerie cérébrale explore aujourd’huisimultanément toutes ces fonctions cognitives dans une perspective intégrée : Houdé et al, 2000,2011).

Figure1.Doubledynamiquedel’adaptationdansledéveloppementcognitif:l’assimilation/accommodation(d’aprèsPiaget,1947)etl’activation/inhibition(d’après

Houdé,2004).

Danslesannées1920, le jeunePiaget,déjàinspirépar lavisiond’uneépistémologiebiologique,n’apasvul’importancedel’inhibitionpourl’étudedudéveloppementcognitif,alorsquececonceptpluridisciplinaire était introduit en physiologie et en psychologie depuis le début duXIX siècle etensuiteutilisé,auXX siècle,parlescélèbresécolesdeCharlesSherrington(1857-1952),IvanPavlov(1849-1936), l’unet l’autreprixNobel, etSigmundFreud (1856-1939).C’est sansdouteparcequel’inhibition était, dans l’esprit de Piaget, trop négative (signifiant répression, opposé de la liberté)poursathéorieconstructivistedudéveloppementdel’enfant.CetteincompréhensionestcertainementlaplusimportanteerreurdePiaget.

Etpourtant,àbienrelireaujourd’hui

… Et pourtant, à bien relire aujourd’hui ce petit livre, on découvre qu’il effleure l’idéed’inhibition, qu’il la caresse tout à la fin (lemot est cité une fois (p. 209), à travers l’expression«inhibitionsréflexes»),sansvraimentenapercevoirlerôlecentral,sinonàn’enpasdouterPiagetyserait revenu avec son insistance habituelle et systématique comme il le fait partout pour lesgroupements ou la réversibilité. Il ressentait bien la nécessité d’un processus antagoniste, d’une«tendancecontraire»(p.212).Maisilentrouvaitlaplusbelleexpressiondanslejeudesopérationslogiquesréversibles–sonsouciultime«d’arriveràlalogique»parlesgroupementsd’opérationsdirectesetinverses–plutôtquedansladynamiquetrèspsychobiologiqued’inhibitionetd’activationdestratégiesneurocognitivesencompétition:logico-mathématiques,visuospatialesoulinguistiques-sémantiques (pour une discussion sur ce point, voir notre reprise du «Que sais-je ? » dePiaget :Houdé,2011[2004],p.74-75).Sansexclurel’importancedelaréversibilitéopératoire,ladynamiqued’inhibitionetd’activationnepeuttoutefoiss’yréduireetouvreàunecompréhensionpluslargeetmoinslinéaire(oustrictementlogico-régulée)dudéveloppementcognitif.Elles’inscritenoutreaucœurdesfonctionsexécutivesducerveau(cortexpréfrontal),delaprisededécision,qu’ils’agissedelogiqueoud’autrechose(Berthoz,2003).OrPiagetvoulaitobstinément«toutfairerentrerdansla

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logique»,mêmelatendancepsychologiquecontraire.EncherchantàdonnertortàRusselletàsonlogicisme,ilfinissaitparluidonnerraison.Lapsychologiedel’intelligencedel’enfantdevenaitbienlemiroirdelalogique,plusoumoinsformelle,etcemiroirdéformantaempêchéPiagetdevoirlerôleclédumécanismetrèspsychologiqued’inhibitioncognitive,indépendammentdelalogiqueelle-même.Quoiqu’ilensoit,la(re)lecturedececlassiquedePiagetdonneenvied’êtredanssonamphithéâtre

duCollègedeFranceen1942pourpartagersapassion,jusqu’àl’excès.Conscientdesattentesdelasociétéàl’égardd’un«psychologuedel’intelligence»,ilfaitaussiétatenfind’ouvrage(p.191-193)desapplications:lestravauxd’AlfredBinet(1857-1911)etdeCharlesSpearman(1863-1945)surlestestsd’intelligence(échellemétrique,analysestatistiquedu«facteurg»),et–au-delàdestests– lestravauxalorsrécentsdeBärbelInhelder(1913-1997),danssapropreéquipegenevoise,surlanotionde«groupementopératoire»pourlediagnosticduraisonnementchezlesdébilesmentaux(Inhelder,1944).Cesoucid’applicationetd’interventionspédagogiques(danslatraditiondeBinet)estaujourd’hui

encore d’une forte actualité, notamment autour des notions de contrôle cognitif et d’inhibition(Diamond et al., 2007, 2011 ; Houdé, 2007). L’inhibition est, en effet, une forme de contrôleneurocognitifetcomportementalquipermetauxenfants–àl’écoleparticulièrement–derésisterauxhabitudesouautomatismes,auxtentations,distractionsouinterférences,etdes’adapterauxsituationscomplexes par la flexibilité (dynamique d’inhibition/activation de stratégies cognitives encompétition).Ledéfautd’inhibitionpeutexpliquerdesdifficultésd’apprentissage (erreurs,biaisderaisonnement,etc.)etd’adaptationtantcognitivequesociale.InhelderetPiagetutilisaientlanotionde«groupementopératoire»pourlediagnosticcognitifdanslesannées1940;onutiliseaujourd’hui,danslemêmeespritmaisavecuneconceptionthéoriquedifférente,lesnotionsdecontrôlecognitifetd’inhibition.CetteréférenceàBärbelInheldernousrappelleque1942correspondaucœurdelagrandeépoque

des recherches expérimentales piagétiennes, qui commence un peu avant 1940 avec une équipe decollaborateurs remarquables : Bärbel Inhelder,Alina Szeminska (1907-1986) et beaucoup d’autres(avecInhelder,ilpublieranotammenten1959sonouvragemajeursurlacatégorisationlogiquechezl’enfant:LaGenèsedesstructureslogiquesélémentaires ;eten1966L’Imagementalechezl’enfantainsique, lamêmeannée, leur«Quesais-je?»LaPsychologiede l’enfant).En2010, leséditionsSomogy à Paris et les Archives Jean Piaget à Genève ont copublié un très beau livre, BonjourMonsieurPiaget:imagesd’unevie.Onydécouvreannéeparannée,de1920à1975,lesphotosdestrèsnombreuxcollaborateursdePiaget.Leurœuvrecollectiveatraversélesiècle,etcetterééditiondeLaPsychologiedel’intelligenceparArmandColinen2012fait revivre l’élandu«patron».Si,commeonl’avu,certainsaspectsdel’ouvragesontdatés,remisencauseaujourd’hui–cequivadesoi pour une contribution scientifique – il est unmessage, une détermination qui n’a pas pris uneride:«l’intelligencemalgrétout».

OlivierHoudéUniversitéParis-Descartes(SorbonneParisCité)

InstitutuniversitairedeFrance

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esquissed’unethéorieopératoiredel’intelligence»,ArchivesdePsychologie,vol.28,1941,p.241-245.PIAGETJ.,LaPsychologiedel’intelligence[1947],Paris,ArmandColin,3 éd,2012.PIAGETJ.,Traitédelogique:essaidelogistiqueopératoire,Paris,ArmandColin,1949.PIAGETJ.&INHELDERB.,LaPsychologiedel’enfant,PUF,coll.«Quesais-je?»n 369,Paris,PUF,

1966.PIAGETJ.&INHELDERB.,L’Imagementalechezl’enfant,Paris,PUF,1966.PIAGETJ.&SZEMINSKAA.,LaGenèsedunombrechezl’enfant,Neuchâtel,Delachaux&Niestlé,1941.RATCLIFFM.,BonjourMonsieurPiaget:imagesd’unevie,Paris,SomogyÉditionsd’Art;Genève,

ArchivesJeanPiaget,2010.

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JeanPiaget

LaPsychologiedel’intelligence

Préface

parJeanPiaget

Un livre sur la « psychologie de l’intelligence » pourrait couvrir la moitié du domaine de lapsychologie.Lespagesquisuiventsebornentàesquisserunpointdevue,celuidelaconstitutiondes« opérations », et à le situer le plus objectivement possible dans l’ensemble de ceux qui ont étésoutenus. Il s’agissait d’abord de caractériser le rôle de l’intelligence eu égard aux processusadaptatifsengénéral(chap.I),puisdemontrer,parl’examendela«psychologiedelapensée»,quel’acted’intelligenceconsisteessentiellementà«grouper»desopérationsseloncertainesstructuresdéfinies(chap.II).Ainsiconçuecommelaformed’équilibreverslaquelletendenttouslesprocessuscognitifs, l’intelligence soulève le problème de ses rapports avec la perception (chap. III), avecl’habitude (chap. IV),ainsique lesquestionsdesondéveloppement (chap.V) et de sa socialisation(chap.VI).Malgré l’abondance et la valeur des travaux connus, la théorie psychologique des mécanismes

intellectuels n’en est qu’à ses débuts, et l’on commence à peine à entrevoir le genre de précisionqu’ellepourraitcomporter.C’estcesentimentdelarechercheencoursquej’aicherchéàexprimer.Ce petit volume contient la substance des leçons que j’ai eu le privilège de donner en 1942 au

CollègedeFrance,àuneheureoùlesuniversitaireséprouvaientlebesoindemarquerleursolidaritéen face de la violence, et leur fidélité aux valeurs permanentes. Ilm’est difficile, en récrivant cespages,d’oublierl’accueildemonauditoire,ainsiquelescontactsquej’eusàcemomentavecmonmaîtreP.JanetetavecmesamisH.Piéron,H.Wallon,P.Guillaume,G.Bachelard,P.Masson-Oursel,M.Maussettantd’autres,sansoubliermoncherI.Meyerson,qui«résistait»ailleurs.

Préfacedelasecondeédition

parJeanPiaget

L’accueilfaitàcepetitouvrages’esttrouvéengénéralfavorable,cequinousdonnelecouragedele réimprimer sans changements. Une critique a néanmoins été fréquemment adressée à notreconceptiondel’intelligence:c’estdeneseréférer,niausystèmenerveux,niàsamaturationaucoursdu développement individuel. Il y a là, croyons-nous, un simple malentendu. Tant la notiond’« assimilation » que le passage des rythmes aux régulations et de celles-ci aux opérationsréversiblesappellentuneinterprétationneurologiqueenmêmetempsquepsychologique(etlogique).Or, loin d’être contradictoires, ces deux interprétations ne peuvent que s’accorder. Nous nousexpliqueronsailleurssurcepointessentiel,maisnenoussommesjamaissentiendroitdel’aborderavant d’avoir terminé les recherches psychogénétiques de détail dont ce petit livre représenteprécisémentlasynthèse.

PREMIÈREPARTIE

LANATUREDEL’INTELLIGENCE

I

Intelligenceetadaptationbiologique

Touteexplicationpsychologiquefinit tôtou tardpars’appuyersur labiologieousur la logique(ou sur la sociologie, mais celle-ci aboutit, elle aussi, à la même alternative). Pour les uns, lesphénomènesmentauxnedeviennent intelligibles que reliés à l’organisme.Cettemanière depensers’impose effectivement dans l’étude des fonctions élémentaires (perception, motricité, etc.), dontdépendl’intelligenceàsesdébuts.Maisonnevoitguèrelaneurologieexpliquerjamaispourquoi2et2 font 4 ni pourquoi les lois de la déduction s’imposent à l’esprit avecnécessité.D’où la secondetendance,quiconsisteàconsidérercommeirréductibles,lesrapportslogiquesetmathématiques,etàrattacherà leuranalysecelledes fonctions intellectuelles supérieures.Seulement la question est desavoir si la logique, conçue comme échappant aux tentatives d’explication de la psychologieexpérimentale, peut légitimement, en retour, expliquer quoi que ce soit dans l’expériencepsychologiquecommetelle.Lalogiqueformelle,oulogistique,constituesimplementl’axiomatiquedesétatsd’équilibrede lapensée,et la science réellecorrespondantàcetteaxiomatiquen’est autrequelapsychologieelle-mêmedelapensée.Lestâchesainsiréparties,lapsychologiedel’intelligencedoit assurément continuer de tenir compte des découvertes logistiques,mais celles-ci n’aboutirontjamaisàdicteraupsychologuesespropressolutions:ellessebornerontàluiposerdesproblèmes.C’estdecettedoublenature,biologiqueetlogique,del’intelligencequ’ilnousfautdoncpartir.Les

deuxchapitresquisuiventontpourbutdedélimitercesquestionspréalablesetsurtoutdechercheràréduire à la plus grande unité possible, dans l’état actuel des connaissances, ces deux aspectsfondamentaux,maisirréductiblesenapparence,delaviedelapensée.

Situationdel’intelligencedansl’organisationmentale

Touteconduite,qu’ils’agissed’unactedéployéàl’extérieur,ouintérioriséenpensée,seprésentecomme une adaptation, ou, pour mieux dire, comme une réadaptation. L’individu n’agit que s’iléprouve un besoin, c’est-à-dire si l’équilibre est momentanément rompu entre le milieu etl’organisme,et l’action tendà rétablir l’équilibre,c’est-à-direprécisémentà réadapter l’organisme(Claparède).Une« conduite» est doncun casparticulier d’échange entre lemonde extérieur et lesujet,mais,contrairementauxéchangesphysiologiques,quisontd’ordrematérieletsupposentunetransformation interne des corps en présence, les « conduites » étudiées par la psychologie sontd’ordrefonctionnelets’effectuentàdesdistancesdeplusenplusgrandes,dansl’espace(perception,etc.) et dans le temps (mémoire, etc.), ainsi que selon des trajectoires de plus en plus complexes(retours, détours, etc.). La conduite, ainsi conçue en termes d’échanges fonctionnels, suppose elle-

mêmedeuxaspectsessentielsetétroitementinterdépendants:unaspectaffectifetunaspectcognitif.On a beaucoup discuté des rapports entre l’affectivité et la connaissance. Selon P. Janet, il faut

distinguer l’«actionprimaire»,ourelationentre lesujetet l’objet (intelligence,etc.),et l’«actionsecondaire » ou réaction du sujet à sa propre action : cette réaction, qui constitue les sentimentsélémentaires,consisteenrégulationsdel’actionprimaireetassure ledébitdesénergies intérieuresdisponibles. Mais, à côté de ces régulations, qui déterminent effectivement l’énergétique oul’économieinternesdelaconduite,ilfaut,noussemble-t-il,réserveruneplaceàcellesquirèglentsafinalitéousesvaleurs,etdetellesvaleurscaractérisentunéchangeénergétique,ouéconomique,avecle milieu extérieur. Selon Claparède, les sentiments assignent un but à la conduite, tandis quel’intelligenceseborneàfournirlesmoyens(la«technique»).Maisilexisteunecompréhensiondesbutscommedesmoyens,etellemodifiemêmesanscesselafinalitédel’action.Danslamesureoùlesentiment dirige la conduite en attribuant une valeur à ses fins, il faut donc se borner à dire qu’ilfournitlesénergiesnécessairesàl’action,alorsquelaconnaissanceluiimprimeunestructure.D’oùla solutionproposéepar lapsychologieditede laForme : laconduite supposeun«champ total»embrassant le sujet avec les objets, et la dynamique de ce champ constitue les sentiments (Lewin),tandis que sa structuration est assurée par les perceptions, la motricité et l’intelligence. Nousadopteronsuneformuleanalogue,saufàpréciserque,nilessentiments,nilesformescognitivesnedépendent uniquement du « champ» actuel,mais aussi de toute l’histoire antérieure du sujet actif.Nousdironsdoncsimplementquechaqueconduitesupposeunaspecténergétiqueouaffectif,etunaspectstructuraloucognitif,cequiréunitenfaitlesdiverspointsdevueprécédents.Tous les sentiments consistent, en effet, soit en régulations des énergies internes (« sentiments

fondamentaux»deP.Janet,« intérêt»deClaparède,etc.), soiten réglagesdeséchangesd’énergieavecl’extérieur(«valeurs»detousgenres,réellesoufiduciaires,depuisles«désirabilités»propresau « champ total » de K. Lewin, et les « valences » de E.S. Russell, jusqu’aux valeurs inter-individuelles ou sociales). La volonté elle-même est à concevoir comme un jeu d’opérationsaffectives, donc énergétiques, portant sur les valeurs supérieures, et les rendant susceptibles deréversibilitéetdeconservation(sentimentsmoraux,etc.),enparallèleaveclesystèmedesopérationslogiquesparrapportauxconcepts.Mais si touteconduite, sansexception, impliqueainsiuneénergétiqueouune«économie»,qui

constituesonaspectaffectif,leséchangesqu’elleprovoqueaveclemilieucomportentégalementuneformeouunestructure,quidétermine lesdiverscircuitspossibles s’établissant entre le sujet et lesobjets.C’estencettestructurationdelaconduitequeconsistesonaspectcognitif.Uneperception,unapprentissage sensori-moteur (habitude, etc.), un acte de compréhension, un raisonnement, etc.,reviennenttousàstructurer,d’unemanièreoud’uneautre,lesrapportsentrelemilieuetl’organisme.C’estenquoiilsprésententunecertaineparentéentreeux,quilesopposeauxphénomènesaffectifs.Nousparleronsàleursujetdefonctionscognitives,ausenslarge(ycomprislesadaptationssensori-motrices).La vie affective et la vie cognitive sont donc inséparables, quoique distinctes. Elles sont

inséparables parce que tout échange avec le milieu suppose à la fois une structuration et unevalorisation,maisellesn’enrestentpasmoinsdistinctes,puisquecesdeuxaspectsdelaconduitenepeuventseréduire l’unà l’autre.C’estainsique l’onnesaurait raisonner,mêmeenmathématiquespures, sans éprouver certains sentiments, et que, inversement, il n’existe pas d’affections sans unminimumdecompréhensionoudediscrimination.Unacted’intelligencesupposedonclui-mêmeunerégulation énergétique interne (intérêt, effort, facilité, etc.) et externe (valeur des solutions

recherchées et des objets sur lesquels porte la recherche), mais ces deux réglages sont de natureaffectiveetdemeurentcomparablesàtouteslesautresrégulationsdecetordre.Réciproquement,leséléments perceptifs ou intellectuels que l’on retrouve dans toutes lesmanifestations émotionnellesintéressentlaviecognitivecommen’importequelleautreréactionperceptiveouintelligente.Cequelesenscommunappelle«sentiments»et«intelligence»,enlesconsidérantcommedeux«facultés»opposéesl’uneàl’autre,sontsimplementlesconduitesrelativesauxpersonnesetcellesquiportentsur les idées ou les choses : mais en chacune de ces conduites interviennent les mêmes aspectsaffectifsetcognitifsdel’action,aspectstoujoursréunisenfaitetnecaractérisantdoncnullementdesfacultésindépendantes.Bien plus, l’intelligence elle-même ne consiste pas en une catégorie isolable et discontinue de

processuscognitifs.Ellen’estpas,àproprementparler,unestructurationparmilesautres:elleestlaformed’équilibrevers laquelle tendent toutes lesstructuresdont la formationestàchercherdès laperception, l’habitudeet lesmécanismes sensori-moteursélémentaires. Il faut bien comprendre, eneffet,que,si l’intelligencen’estpasunefaculté,cettenégationentraîneunecontinuitéfonctionnelleradicale entre les formes supérieures de pensée et l’ensemble des types inférieurs d’adaptationcognitive ou motrice : l’intelligence ne saurait donc être que la forme d’équilibre vers laquelletendentceux-ci.Celanesignifienaturellementpasqu’unraisonnementconsisteenunecoordinationde structures perceptives ni que percevoir revienne à raisonner inconsciemment (bien que l’une etl’autredecesthèsesaientétésoutenues),carlacontinuitéfonctionnellen’exclutenrienladiversiténimêmel’hétérogénéitédesstructures.Chaquestructureestàconcevoircommeuneformeparticulièred’équilibre,plusoumoinsstableensonchamprestreintetdevenantinstableauxlimitesdecelui-ci.Mais ces structures, échelonnées par paliers, sont à considérer comme se succédant selon une loid’évolution telle que chacune assure un équilibre plus large et plus stable aux processus quiintervenaientdéjàauseindelaprécédente.L’intelligencen’estainsiqu’untermegénériquedésignantlesformessupérieuresd’organisationoud’équilibredesstructurationscognitives.Cettemanièredeparlerrevientd’abordàinsistersurlerôlecapitaldel’intelligencedanslaviede

l’espritetdel’organismelui-même:équilibrestructuralleplussoupleetleplusdurableàlafoisdelaconduite,l’intelligenceestessentiellementunsystèmed’opérationsvivantesetagissantes.Elleestl’adaptationmentale la plus poussée, c’est-à-dire l’instrument indispensable des échanges entre lesujet et l’univers, lorsque leurs circuits dépassent les contacts immédiats et momentanés pouratteindre les relations étendues et stables. Mais, d’autre part, ce même langage nous interdit dedélimiter l’intelligence quant à son point de départ : elle est un point d’arrivée, et ses sources seconfondentaveccellesde l’adaptationsensori-motriceengénéral,ainsique,par-delàcelle-ci,aveccellesdel’adaptationbiologiqueelle-même.

Natureadaptativedel’intelligence

Si l’intelligence est adaptation, il convient avant toutes choses de définir cette dernière. Or, àécarter les difficultés du langage finaliste, l’adaptation doit être caractérisée comme un équilibreentrelesactionsdel’organismesurlemilieuetlesactionsinverses.Onpeutappeler«assimilation»,enprenantcetermedanslesenslepluslarge,l’actiondel’organismesurlesobjetsquil’entourent,en tant que cette action dépend des conduites antérieures portant sur lesmêmes objets ou d’autresanalogues.Eneffet,toutrapportentreunêtrevivantetsonmilieuprésentececaractèrespécifiquequele premier, au lieu d’être soumis passivement au second, lemodifie en lui imposant une certaine

structure propre. C’est ainsi que, physiologiquement, l’organisme absorbe des substances et lestransforme en fonction de la sienne. Or, psychologiquement, il en va de même, sauf que lesmodifications dont il s’agit alors ne sont plus d’ordre substantiel,mais uniquement fonctionnel, etsontdéterminéesparlamotricité,laperceptionoulejeudesactionsréellesouvirtuelles(opérationsconceptuelles,etc.).L’assimilationmentaleestdoncl’incorporationdesobjetsdanslesschèmesdelaconduite, ces schèmes n’étant autres que le canevas des actions susceptibles d’être répétéesactivement.Réciproquement,lemilieuagitsurl’organisme,etl’onpeutdésigner,conformémentàl’usagedes

biologistes,cetteactioninversesousletermed’«accommodation»,étantentenduquel’êtrevivantnesubitjamaistellequellelaréactiondescorpsquil’environnent,maisqu’ellemodifiesimplementlecycleassimilateurenl’accommodantàeux.Psychologiquement,onretrouvelemêmeprocessus,ence sensque lapressiondes choses aboutit toujours, nonpas àune soumissionpassive,mais àunesimplemodificationdel’actionportantsurelles.Celadit,onpeutalorsdéfinir l’adaptationcommeun équilibre entre l’assimilation et l’accommodation, ce qui revient donc à dire un équilibre deséchangesentrelesujetetlesobjets.Or,danslecasdel’adaptationorganique,ceséchanges,étantdenaturematérielle,supposentune

interpénétration entre telle partie du corps vivant et tel secteur du milieu extérieur. La viepsychologiquedébuteaucontraire,nous l’avonsvu,avec leséchangesfonctionnels,c’est-à-direaupoint où l’assimilation n’altère plus de façon physico-chimique les objets assimilés, mais lesincorpore simplement dans les formes de l’activité propre (et où l’accommodation modifieseulement cette activité).On comprend alors que, à l’interpénétration directe de l’organisme et dumilieu, se superposent, avec la vie mentale, des échanges médiats entre le sujet et les objets,s’effectuantàdesdistancesspatio-temporellestoujoursplusgrandesetselondestrajetstoujourspluscomplexes. Tout le développement de l’activité mentale, de la perception et de l’habitude à lareprésentationetàlamémoire,ainsiqu’auxopérationssupérieuresduraisonnementetdelapenséeformelle,estainsifonctiondecettedistancegraduellementaccruedeséchanges;doncdel’équilibreentreuneassimilationderéalitésdeplusenpluséloignéesàl’actionpropreetuneaccommodationdecelle-ciàcelles-là.C’estencesensque l’intelligence,dont lesopérations logiquesconstituentunéquilibreà la fois

mobile et permanent entre l’univers et la pensée, prolonge et achève l’ensemble des processusadaptatifs. L’adaptation organique n’assure, en effet, qu’un équilibre immédiat, et par conséquentlimité, entre l’être vivant et le milieu actuel. Les fonctions cognitives élémentaires, telles que laperception, l’habitude et la mémoire, la prolongent dans le sens de l’étendue présente (contactperceptifaveclesobjetsdistants)etdesanticipationsoureconstitutionsproches.Seulel’intelligence,capabledetouslesdétoursetdetouslesretoursparl’actionetparlapensée,tendàl’équilibretotal,en visant à assimiler l’ensemble du réel et à y accommoder l’action, qu’elle délivre de sonassujettissementauhicetaununcinitiaux.

Définitiondel’intelligence

Sil’ontientàdéfinirl’intelligence,cequiimportesansdoutepourdélimiterledomainedontons’occupera sous cette désignation, il suffit alors de s’entendre sur le degré de complexité deséchanges à distance, à partir desquels on conviendra de les appeler « intelligents ». Mais ici lesdifficultés surgissent, puisque la ligne inférieure de démarcation reste arbitraire. Pour certains,

comme Claparède et Stern, l’intelligence est une adaptation mentale aux circonstances nouvelles.Claparèdeopposeainsil’intelligenceàl’instinctetàl’habitude,quisontdesadaptations,héréditairesouacquises,auxcirconstancesquiserépètent;maisillafaitdébuterdèsletâtonnementempiriqueleplusélémentaire (sourcedes tâtonnements intériorisésquicaractérisentultérieurement la recherchede l’hypothèse). Pour Bühler, qui répartit aussi les structures en trois types (instinct, dressage etintelligence), cette définition est trop large : l’intelligence n’apparaît qu’avec les actes decompréhensionsoudaine(Aha-Erlebnis),tandisqueletâtonnementappartientaudressage.DemêmeKœhler réserve le terme d’intelligence aux actes de restructuration brusque et en exclut letâtonnement. Il est indéniablequecelui-ci apparaît dès la formationdeshabitudes lesplus simples,lesquelles sont elles-mêmes, au moment de leur constitution, des adaptations aux circonstancesnouvelles.D’autrepart,laquestion,l’hypothèseetlecontrôle,dontlaréunioncaractériseégalementl’intelligence d’après Claparède, sont déjà en germes dans les besoins, les essais et erreurs et lasanction empirique propres aux adaptations sensori-motrices les moins évoluées. De deux chosesl’une,parconséquent:oubienonsecontenterad’unedéfinitionfonctionnelle,aurisqued’embrasserla presque-totalité des structures cognitives, ou bien on choisira comme critère une structureparticulière,maislechoixdemeureconventionneletrisquedenégligerlacontinuitéréelle.Il reste cependant possible dedéfinir l’intelligencepar la directiondans laquelle est orienté son

développement, sans insister sur les questionsde frontières, qui deviennent affairede stadesoudeformes successives d’équilibre. On peut alors se placer simultanément aux points de vue de lasituation fonctionnelle et dumécanisme structural. Du premier de ces points de vue, on peut direqu’uneconduiteestd’autantplus«intelligente»quelestrajectoiresentrelesujetetlesobjetsdesonactioncessentd’êtresimplesetnécessitentunecompositionprogressive.Laperceptionnecomporteainsiquedes trajetssimples,mêmesi l’objetperçuest trèséloigné.Unehabitudepourrait semblerpluscomplexe,maissesarticulationsspatio-temporellessontsoudéesenuntoutunique,sanspartiesindépendantesnicomposablesséparément.Aucontraire,unacted’intelligence,telquederetrouverunobjetcachéoulasignificationd’uneimage,supposeuncertainnombredetrajets(dansl’espaceetdans le temps), à la fois isolables et susceptibles de compositions.Du point de vue dumécanismestructural, par conséquent, les adaptations sensori-motrices élémentaires sont à la fois rigides et àsensunique,tandisquel’intelligences’engagedansladirectiondelamobilitéréversible.C’estmêmelà,verrons-nous,lecaractèreessentieldesopérationsquicaractérisentlalogiquevivante,enaction.Maisonvoitd’embléequelaréversibilitén’estpasautrechosequelecritériummêmedel’équilibre(commelesphysiciensnous l’ontappris).Définir l’intelligencepar laréversibilitéprogressivedesstructuresmobiles qu’elle construit, c’est donc redire, sous une nouvelle forme, que l’intelligenceconstitue l’état d’équilibre vers lequel tendent toutes les adaptations successives d’ordre sensori-moteuretcognitif,ainsiquetousleséchangesassimilateursetaccommodateursentrel’organismeetlemilieu.

Classificationdesinterprétationspossiblesdel’intelligence

Dupointdevuebiologique,l’intelligenceapparaîtainsicommel’unedesactivitésdel’organisme,tandisquelesobjetsauxquelselles’adapteconstituentunsecteurparticulierdumilieuambiant.Mais,danslamesureoùlesconnaissancesquel’intelligenceélaboreréalisentunéquilibreprivilégié,parcequetermenécessairedeséchangessensori-moteursetreprésentatifs,lorsdel’extensionindéfiniedesdistancesdansl’espaceetdansletemps,l’intelligenceengendrelapenséescientifiqueelle-même,y

compris la connaissance biologique. Il est donc naturel que les théories psychologiques del’intelligence viennent s’insérer entre les théories biologiques de l’adaptation et les théories de laconnaissance en général. Qu’il y ait parenté entre les théories psychologiques et les doctrinesépistémologiques,celan’ariendesurprenant,puisque,silapsychologies’estaffranchiedestutellesphilosophiques, il demeureheureusementquelque lien entre l’étudedes fonctionsmentales et celledesprocessusdelaconnaissancescientifique.Maisqu’ilexisteunparallélisme,etmêmeassezétroit,entrelesgrandesdoctrinesbiologiquesdelavariationévolutive(doncdel’adaptation)etlesthéoriesrestreintesdel’intelligence,entantquefaitpsychologique,lachoseestplusintéressante:souventlespsychologuesn’ont,eneffet,pasconsciencedescourantsd’inspirationbiologiquequianimentleursinterprétations, demême d’ailleurs que parfois les biologistes ont adopté à leur insu une positionpsychologiqueparticulièreparmid’autrespossibles(cf.lerôledel’habitudechezLamarck,oudelaconcurrenceetdelaluttechezDarwin);deplus,étantdonnélaparentédesproblèmes,ilpeutyavoirsimpleconvergencedessolutions,etcelle-ciconfirmealorscelle-là.Du point de vue biologique, les relations entre l’organisme et le milieu comportent six

interprétationspossibles,selonlescombinaisonssuivantes(quionttoutesdonnélieuàdessolutionsdistinctes,classiquesouactuelles) :oubienonrejette l’idéed’uneévolutionproprementdite(I)oubienonenadmetl’existence(II);d’autrepart,danslesdeuxcas(IetII),onattribuelesadaptations,soitàdesfacteursextérieursàl’organisme(1),soitàdesfacteursinternes(2),soitàuneinteractionentre les deux (3). Du point de vue fixiste (I), on peut ainsi attribuer l’adaptation à une harmoniepréétablie entre l’organisme et les propriétés du milieu (I ) à un préformisme permettant àl’organisme de répondre à toute situation en actualisant ses structures virtuelles (I ), ou encore àl’«émergence»destructuresd’ensembleirréductiblesàleursélémentsetdéterminéessimultanémentdudedansetdudehors(I ) .Quantauxpointsdevueévolutionnistes(II),ilsexpliquentparallèlementles variations adaptatives, soit par la pression dumilieu (lamarckisme II ), soit par desmutationsendogènesavec sélectionaprès coup (mutationnisme II ) , soitparune interactionprogressivedesfacteursinternesetexternes(II ).

Or, il est frappant de constater combien on retrouve lesmêmes grands courants de pensée dansl’interprétationdelaconnaissanceelle-même,entantquerapportentrelesujetpensantetlesobjets.Àl’harmonie préétablie propre au vitalisme créationniste correspond le réalisme des doctrines quivoient dans la raison une adéquation innée à des formes ou des essences éternelles (I ) ; aupréformisme correspond l’apriorisme qui explique la connaissance par des structures internesantérieures à l’expérience (I ), et à l’« émergence » des structures non construites correspond laphénoménologiecontemporaine,quianalysesimplementlesdiversesformesdepenséeenserefusantàlafoisàlesdérivergénétiquementlesunesdesautresetàdissocierenelleslapartdusujetetcelledes objets (I ). Les interprétations évolutionnistes se retrouvent, d’autre part, dans les courantsépistémologiques faisant une part à la construction progressive de la raison : au lamarckismecorrespond l’empirisme qui explique la connaissance par la pression des choses (II ) ; aumutationnismecorrespondent leconventionalismeet lepragmatisme,quiattribuent l’adéquationdel’espritauréelàlalibrecréationdenotionssubjectivessélectionnéesaprèscoupselonunprincipedesimplecommodité(II ).L’interactionnisme,enfin,entraîneunrelativismequiferadelaconnaissanceleproduitd’unecollaborationindissociableentrel’expérienceetladéduction(II ).

Sansinsistersurceparallélisme,soussaformegénérale,ilconvientderemarquermaintenantque

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les théories contemporaines et proprement psychologiques de l’intelligence s’inspirent en fait desmêmescourantsd’idées,soitquedominel’accentbiologique,soitquesefassentsentirlesinfluencesphilosophiquesenrelationavecl’étudedelaconnaissanceelle-même.Il n’y a pas de doute, tout d’abord, qu’une opposition essentielle sépare deux sortes

d’interprétations:cellesqui,toutenreconnaissantl’existencedesfaitsdedéveloppement,nepeuvents’empêcherdeconsidérer l’intelligencecommeunedonnéepremière,et réduisentainsi l’évolutionmentale à une sorte de prise de conscience graduelle, sans construction véritable, et celles quiprétendent expliquer l’intelligence par son développement même. Notons d’ailleurs que les deuxécolescollaborentdansladécouverteetl’analysedesfaitsexpérimentauxeux-mêmes.C’estpourquoiil convient de classer objectivement toutes les interprétations d’ensemble actuelles, pour autantqu’ellesontserviàmettreen lumière telou telaspectparticulierdes faitsàexpliquer : la lignededémarcationentrelesthéoriespsychologiquesetlesdoctrinesphilosophiquesest,eneffet,àchercherdanscetteapplicationàl’expérienceetnondansleshypothèsesdedépart.Parmi les théories fixistes, il y a d’abord celles qui restent fidèles malgré tout à l’idée d’une

intelligence-faculté, sorte de connaissance directe des êtres physiques et des idées logiques oumathématiques, par harmoniepréétablie entre l’intellect et la réalité (I ). Il faut avouer que peu depsychologuesexpérimentauxdemeurentattachésàcettehypothèse.Maislesproblèmessoulevésparles frontières communes à la psychologie et à l’analyse de la pensée mathématique ont fournil’occasionàcertainslogisticiens,commeB.Russell,depréciserunetelleconceptiondel’intelligenceetmêmedevouloirl’imposeràlapsychologieelle-même(cf.sonAnalysedel’esprit).Plus courante est l’hypothèse (I ) selon laquelle l’intelligence est déterminée par des structures

internes, qui ne se construisent pas non plus, mais s’explicitent graduellement, au cours dudéveloppement,grâceàuneréflexiondelapenséesurelle-même.CecourantaprioristeainspiréenfaitunebonnepartiedestravauxdelaDenkpsychologieallemande,etsetrouveparconséquentàlasourcedenombreusesrecherchesexpérimentalessurlapensée,parlemoyendesméthodesconnuesd’introspectionprovoquée,quisesontdiversifiéesdès1900-1905jusqu’àaujourd’hui.Cen’estpasàdire,naturellement,que toutemploidecesprocédésd’investigationconduiseàcetteexplicationdel’intelligence : l’œuvre de Binet atteste le contraire. Mais, chez K. Bühler, Selz et bien d’autres,l’intelligencea finipardevenircommeun«miroirde la logique»,celle-ci s’imposantdudedanssansexplicationcausalepossible.Entroisièmelieu(I ),auxpointsdevuedel’émergenceetdelaphénoménologie(avecinfluence

historique effective de cette dernière) correspond une théorie récente de l’intelligence, qui arenouvelé les questionsd’unemanière très suggestive : la théorie de laForme (Gestalt). Issuedesrecherchesexpérimentalessurlaperception,lanotionde«formed’ensemble»consisteàadmettrequ’unetotalitéestirréductibleauxélémentsquilacomposent,entantquerégiepardesloispropresd’organisation ou d’équilibre. Or, après avoir analysé ces lois de structuration dans le domaineperceptifetlesavoirretrouvéessurlesterrainsdelamotricité,delamémoire,etc.,lathéoriedelaFormeaétéappliquéeàl’intelligenceelle-même,etsoussesaspectsréflexifs(penséelogique)aussibienquesensori-moteurs(intelligenceanimaleetenfantavantlelangage).C’estainsiqueKœhleràpropos des chimpanzés,Wertheimer à propos du syllogisme, etc., ont parlé de « restructurationsimmédiates»,cherchantàexpliquerl’actedecompréhensionparla«prégnance»destructuresbienorganisées,quinesontniendogènesniexogènes,maisembrassentlesujetetlesobjetsenuncircuittotal. De plus, cesGestalt, qui sont communes à la perception, à la motricité et à l’intelligence,

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n’évoluent pas, mais représentent des formes permanentes d’équilibre indépendantes dudéveloppementmental (onpeut à cet égard trouver tous les intermédiaires entre l’apriorisme et lathéorie de la Forme, bien que celle-ci se place ordinairement dans la perspective d’un réalismephysiqueouphysiologiquedes«structures»).Telles sont les trois principales théories non génétiques de l’intelligence. On constate que la

premièreréduitl’adaptationcognitiveàuneaccommodationpure,puisquelapenséen’estpourellequelemiroird’«idées»toutesfaites,quelasecondelaréduitàuneassimilationpure,puisquelesstructures intellectuelles sont considérées par elle comme exclusivement endogènes et que latroisièmeconfondassimilationetaccommodationenunseultout,puisqueseulexiste,dupointdevuedelaGestalt,lecircuitreliantlesobjetsausujet,sansactivitédecelui-ciniexistenceisoléedeceux-là.Quantauxinterprétationsgénétiques,onretrouvecellesquiexpliquentl’intelligenceparlemilieu

extérieur seul (empirisme associationniste correspondant au lamarckisme), par l’activité du sujet(théoriedu tâtonnement correspondant, sur leplandes adaptations individuelles, aumutationnismesur le plan des variations héréditaires), et par le rapport entre le sujet et les objets (théorieopératoire).L’empirisme(II )n’estplusguèresoutenusoussaformeassociationnistepure,saufparquelques

auteurs de tendance surtout physiologique, qui pensent pouvoir ramener l’intelligence à un jeu deconduites«conditionnées».Mais,sousdes formesplussouples,onretrouve l’empirismedans lesinterprétations de Rignano, qui réduit le raisonnement à l’expérience mentale, et surtout dansl’intéressante théorie de Spearman, à la fois statistique (analyse des facteurs de l’intelligence) etdescriptive : de ce second point de vue Spearman réduit les opérations de l’intelligence àl’«appréhensiondel’expérience»etàl’«éduction»desrelationsetdes«corrélats»,c’est-à-direàunelectureplusoumoinscomplexedesrapportsdonnésdansleréel.Cesrapportsnesontdoncpasconstruits,maisdécouvertsparsimpleaccommodationàlaréalitéextérieure.Lanotiondesessaisetdeserreurs(II ),adonnélieuàplusieursinterprétationsdel’apprentissage

etdel’intelligenceelle-même.LathéoriedutâtonnementélaboréeparClaparèdeconstitueàcetégardlamise au point la plus poussée : l’adaptation intelligente consiste en essais ou hypothèses, dus àl’activitédusujetetàleursélectioneffectuéeaprèscoupsouslapressiondel’expérience(réussitesouéchecs).Cecontrôleempirique,quisélectionneaudébut lesessaisdusujet,s’intérioriseensuitesouslaformed’anticipationsduesàlaconsciencedesrelations,demêmequeletâtonnementmoteurseprolongeentâtonnementreprésentatifouimaginationdeshypothèses.Enfinl’accentmissurlesinteractionsdel’organismeetdumilieuconduitàlathéorieopératoire

del’intelligence(II ).Seloncepointdevue,lesopérationsintellectuellesdontlaformesupérieureestlogique et mathématique constituent des actions réelles, sous le double aspect d’une productionpropre au sujet et d’une expérience possible sur la réalité. Le problème est alors de comprendrecommentlesopérationss’élaborentàpartirdel’actionmatérielleetparquellesloisd’équilibreleurévolution est dirigée : les opérations sont ainsi conçues comme se groupant nécessairement ensystèmesd’ensemblecomparablesaux« formes»de la théoriede laGestalt,maisqui, loind’êtrestatiquesetdonnéesdèsledépart,sontmobiles,réversibles,etneserefermentsurelles-mêmesqu’autermeduprocessusgénétiqueàlafoisindividueletsocialquilescaractérise .Cesixièmepointdevueestceluiquenousdévelopperons.Quantaux théoriesdu tâtonnementet

auxconceptionsempiristes,nouslesdiscuteronssurtoutàproposdel’intelligencesensori-motriceet

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desesrapportsavecl’habitude(chap.IV).LathéoriedelaFormenécessiteunediscussionspéciale,quenouscentreronssurleproblèmeessentieldesrapportsentrelaperceptionetl’intelligence(chap.III). Pour ce qui est, enfin, des deux doctrines d’une intelligence préadaptée aux êtres logiquessubsistant en soi ou d’une pensée réfléchissant une logique a priori, nous allons les retrouver audébut du chapitre suivant. Elles soulèvent en effet, toutes deux, ce que l’on pourrait appeler la« question préalable » de l’étude psychologique de l’intellect : peut-on espérer une explicationproprementditedel’intelligence,oucelle-ciconstitue-t-elleunfaitpremierirréductible,entantquemiroird’uneréalitéantérieureàtouteexpérience,etquiseraitlalogique?

1L’harmoniepréétablie(I )estlasolutioninhérenteaucréationnismeclassiqueetconstituelaseuleexplicationdel’adaptationdontdisposeenfaitlevitalismesoussaformepure.Lepréformisme(I )aétéparfois liéauxsolutionsvitalistes,mais ilpeutendevenir indépendant et se perpétue souvent sous des apparencesmutationnistes chez les auteurs qui refusent à l’évolution toutcaractèreconstructifetconsidèrentchaquecaractèrenouveaucommel’actualisationdepotentialitésjusque-làsimplementlatentes.Lepointdevuedel’émergence(I ),inversement,revientàexpliquerlesnouveautésquisurgissentdanslahiérarchiedesêtrespardes structures d’ensemble irréductibles aux éléments du palier antérieur. De ces éléments « émerge » une totalité nouvelle,laquelle est adaptative, parce qu’englobant en un tout indissociable les mécanismes internes et leurs relations avec le milieuextérieur.Toutenadmettantlefaitdel’évolution,l’hypothèsedel’émergencelaréduitainsiàunesuitedesynthèsesirréductibleslesunesauxautres,cequilamorcelleenunesériedecréationsdistinctes.2Dans les explicationsmutationnistesde l’évolution, la sélectionaprès coupestducaumilieu lui-même.ChezDarwin, elle

étaitrapportéeàlaconcurrence.3Notons,àcetégard,que,silanaturesocialedesopérationsnefaitqu’unavecleurcaractèred’actioneffectiveetavecleur

groupement graduel, nous réserverons cependant, pour la clarté de l’exposé, la discussion des facteurs sociaux de la penséejusqu’auchapitreVI.

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II

La«psychologiedelapensée»etlanaturepsychologiquedesopérationslogiques

La possibilité d’une explication psychologique de l’intelligence dépend de la manière dont oninterpréteralesopérationslogiques:sont-elleslerefletd’uneréalitétoutefaiteoul’expressiond’uneactivitévéritable?Lanotiond’unelogiqueaxiomatiquepermetsansdouteseuled’échapperàcettealternative, en soumettant les opérations réelles de la pensée à l’interprétation génétique, tout enréservant le caractère irréductible de leurs connexions formelles, lorsque celles-ci sont analyséesaxiomatiquement:lelogicienprocèdealorscommelegéomètreàl’égarddesespacesqu’ilconstruitdéductivement,tandisquelepsychologueestassimilableauphysicienquimesurel’espacedumonderéellui-même.End’autrestermes,lepsychologueétudielamanièredontseconstituel’équilibredefait des actions et des opérations, tandis que le logicien analyse lemême équilibre sous sa formeidéale,c’est-à-diretelqu’ilseraits’ilétaitréaliséintégralement,ettelqu’ils’imposeainsinormativementàl’esprit.

L’interprétationdeB.Russell

Partons de la théorie de l’intelligence de B. Russell, qui marque le maximum de soumissionpossible de la psychologie à la logistique. Lorsque nous percevons une rose blanche, dit Russell,nousconcevonsenmême temps lesnotionsde la roseetde lablancheur, et celaparunprocessusanalogue à celui de la perception : nous appréhendons directement, et comme du dehors, les«universaux»correspondantauxobjetssensibleset«subsistant»indépendammentdelapenséedusujet.Maisalorslesidéesfausses?Cesontdesidéescommelesautres,etlesqualitésdefauxetdevrais’appliquentauxconceptscommeilyadesrosesrougesetdesrosesblanches.Quantauxloisqui régissent les universaux et qui règlent leurs rapports, elles relèvent de la logique seule, et lapsychologienepeutques’inclinerdevantcetteconnaissancepréalable,quiluiestdonnéetoutefaite.Telleestl’hypothèse.Ilnesertderiendelataxerdemétaphysiqueoudemétapsychologique,parce

qu’elleheurtelesenscommundesexpérimentateurs :celuidumathématiciens’enaccommodefortbien,etlapsychologiedoitcompteraveclesmathématiciens.Unethèseaussiradicaleestmêmefortpropre à faire réfléchir. D’abord, elle supprime la notion d’opération, puisque, si l’on saisit lesuniversauxdudehors,onnelesconstruitpas.Dansl’expression1+1=2,lesigne+nedésigneplusalorsqu’unerelationentrelesdeuxunitésetnullementuneactivitéengendrantlenombre2:commel’a dit clairement Couturat, la notion d’opération est essentiellement « anthropomorphique ». Lathéorie deRussell dissocie donca fortiori les facteurs subjectifs de la pensée (croyance, etc.) des

facteurs objectifs (nécessité, probabilité, etc.). Enfin, elle supprime le point de vue génétique : unrussellienanglaisdisaitunjour,pourprouverl’inutilitédesrecherchessurlapenséedel’enfant,que«lelogiciens’intéresseauxidéesvraies,tandisquelepsychologuetrouvesonplaisiràdécrirelesidéesfausses».Mais,sinousavons tenuàcommencercechapitreparunrappeldes idéesdeRussell,c’estpour

marquerd’embléequelalignededémarcationentrelaconnaissancelogistiqueetlapsychologienesauraitêtrefranchieimpunémentparlapremière.Mêmesi,dupointdevueaxiomatique,l’opérationapparaissait comme dénuée de signification, son « anthropomorphisme » à lui seul en ferait uneréalitémentale.Génétiquement,lesopérationssont,eneffet,desactionsproprementdites,etnonpasseulementdesconstatationsoudesappréhensionsderelations.Lorsque1estadditionnéà1,c’estquelesujetréunitdeuxunitésenuntout,alorsqu’ilpourraitlesmaintenirisolées.Sansdoutecetteaction,s’effectuantenpensée,acquiertuncaractèresuigenerisquiladistinguedesactionsquelconques:elleest réversible, c’est-à-dire qu’après avoir réuni les deux unités le sujet peut les dissocier et seretrouverainsiàsonpointdedépart.Maisellen’endemeurepasmoinsuneactionproprementdite,bien différente de la simple lecture d’une relation telle que 2 > 1. Or, à cela les russelliens nerépondentqueparunargumentextra-psychologique :c’estuneaction illusoire,puisque1+1sontréunisen2detouteéternité(ou,commedisentCarnapetvonWittgenstein,puisque1+1=2n’estqu’unetautologie,caractéristiquedecelangagequ’est la«syntaxelogique»etn’intéressantpas lapenséeelle-même,dontlesdémarchessontspécifiquementexpérimentales).D’unemanièregénérale,la penséemathématique se leurre lorsqu’elle croit construire ou inventer, alors qu’elle se borne àdécouvrirlesdiversaspectsd’unmondetoutfait(et,ajoutentlesViennois,entièrementtautologique).Seulement,mêmesil’onrefuseàlapsychologiedel’intelligenceledroitdes’occuperdelanaturedesêtres logico-mathématiques, il resteque lapensée individuellenesaurait resterpassiveen facedesIdées(oudessignesd’unlangagelogique),pasplusqu’enprésencedesêtresphysiques,etque,pourlesassimiler,ellelesreconstruiraaumoyend’opérationspsychologiquementréelles.Ajoutonsque,dupointdevuepurement logistique, lesaffirmationsdeB.Russelletducerclede

Vienne sur l’existence indépendante des êtres logico-mathématiques, à l’égard des opérations quisemblentlesengendrer,sontaussiarbitrairesquedupointdevuepsychologique:ellesseheurteronttoujours,eneffet,àladifficultéfondamentaleduréalismedesclasses,desrelationsetdesnombres,quiestcelledesantinomiesrelativesàla«classedetouteslesclasses»,etaunombreinfiniactuel.Au contraire, du point de vue opératoire, les êtres infinis ne sont que l’expression d’opérationssusceptiblesdeserépéterindéfiniment.Enfin, du point de vue génétique, l’hypothèse d’une appréhension directe, par la pensée,

d’universauxsubsistantindépendammentd’elleestpluschimériqueencore.Admettons:quelesidéesfausses de l’adulte aient une existence comparable à celle des idées vraies. Que penser alors desconcepts successivement construits par l’enfant au cours des stades hétérogènes de sondéveloppement?Etles«schèmes»del’intelligencepratiquepréverbale«subsistent»-ilsendehorsdusujet?Etceuxdel’intelligenceanimale?Si l’onréservela«subsistance»éternelleauxseulesidéesvraies,àquelâgedébuteleurappréhension?Etmême,d’unemanièregénérale,silesétapesdudéveloppement marquent simplement les approximations successives de l’intelligence dans saconquêtedes«idées»immuables,quellepreuveavons-nousquel’adultenormalouleslogiciensdel’écoledeRussellsoientparvenusàlessaisiretneserontpassanscessedépassésparlesgénérationsfutures?

La«psychologiedelapensée»:BühleretSelz

Lesdifficultésquenousvenonsderencontrerdansl’interprétationdel’intelligencedeB.Russellseretrouvent en partie dans celle à laquelle a été conduite laDenkpsychologie allemande, bien qu’ils’agissecettefoisdel’œuvredepurspsychologues.Ilestvraique,pourlesauteursdecetteécole,lalogique ne s’impose pas à l’esprit du dehors, mais du dedans : le conflit entre les exigences del’explicationpsychologiqueetcellesdeladéductionpropreauxlogiciensenestalorscertainementatténué;mais,commenousallonslevoir,iln’estpasentièrementsuppriméetl’ombredelalogiqueformellecontinuedeplaner,commeundonnéirréductible,surlarechercheexplicativeetcausaledupsychologue,tantqu’ilneseplacepasàunpointdevuerésolumentgénétique.Or,les«psychologuesde la pensée » allemands se sont, en fait, inspirés soit de courants proprement aprioristes, soit decourants phénoménologiques (l’influence de Husserl a été particulièrement nette), avec tous lesintermédiairesentredeux.Entantqueméthode,lapsychologiedelapenséeestnéesimultanémentenFranceetenAllemagne.

Revenuentièrementdel’associationnismequ’ildéfendaitdanssonpetitlivresurLaPsychologieduraisonnement, Binet a repris la question des rapports de la pensée et des images par un procédéintéressant d’introspection provoquée et a découvert, grâce à lui, l’existence d’une pensée sansimages:lesrelations,lesjugements,lesattitudes,etc.,débordentl’imagerieetpenserneseréduitpasà « contempler de l’Épinal », soutient-il en 1903 dans sonÉtude expérimentale de l’intelligence.Quant à savoir en quoi consistent ces actes de la pensée qui résistent à l’interprétationassociationniste,Binetresteprudent,sebornantànoterlaparentéentreles«attitudes»intellectuelleset motrices, et conclut que, du point de vue de l’introspection seule, « la pensée est une activitéinconsciente de l’esprit ». Leçon infiniment instructive, mais assurément décevante quant auxressourcesd’uneméthodequis’estainsirévéléeplusfécondepourlapositionmêmedesproblèmesquepourleursolution.En1900,Marbe(ExperimentetleUntersuchungenüberdasUrtheil) sedemandaitaussienquoi le

jugement diffère d’une association et espérait également résoudre la question par une méthoded’introspection provoquée. Marbe rencontre alors les états de conscience les plus divers :représentations verbales, images, sensations de mouvements, attitudes (doute, etc.), mais rien deconstant.Toutenremarquantdéjàquelaconditionnécessairedujugementestlecaractèrevouluouintentionnel du rapport, il ne considère pas cette condition comme suffisante, et conclut par unenégation qui rappelle la formule de Binet : il n’y a pas d’état de conscience constamment lié aujugement et qui puisse en être considéré comme le déterminant.Mais il ajoute, et cette adjonctionnousparaîtavoirpesédirectementouindirectementsurtoutelaDenkpsychologieallemande,que lejugementimpliqueparconséquentl’interventiond’unfacteurextra-psychologiqueparcequ’inhérentà la logiquepure.Onvoitquenousn’exagérionspasenannonçant la réapparition,surcenouveauplan,desdifficultésinhérentesaulogicismedesplatonicienseux-mêmes.EnsuitesontvenuslestravauxdeWatt,deMesseretdeBühler,inspirésparKülpeetquiontillustré

l’« école de Wurzbourg ». Watt, étudiant, toujours par introspection provoquée, les associationsfournies par le sujet en application d’une consigne donnée (par exemple associations parsurordination,etc.).découvrequelaconsignepeutagir,soitens’accompagnantd’images,soitàl’étatdeconsciencesansimage(deBewusstheit),soitenfinàl’étatinconscient.Ilfaitalorsl’hypothèsequel’« intention » de Marbe est précisément l’effet des consignes (extérieures ou internes) et penserésoudre leproblèmedu jugementenfaisantdecelui-ciunesuccessiond’étatsconditionnésparun

facteurpsychiqueprécédemmentconscientetàinfluencedurable.Messer trouve tropvague ladescriptiondeWatt,puisqu’elles’appliqueàun jeurégléaussibien

qu’aujugement,etreprendleproblèmeparunetechniqueanalogue:ildistinguealorsl’associationréglée et le jugement lui-même,qui est un rapport accepté ou rejeté, et consacre l’essentiel de sestravauxàanalyserlesdifférentstypesmentauxdejugement.K. Bühler, enfin, marque l’achèvement des travaux de l’école de Wurzbourg. La pauvreté des

résultatsinitiauxdelaméthoded’introspectionprovoquéeluiparaîtrésulterdufaitquelesquestionsposéesontportésurdesprocessustropsimples,etils’attachedèslorsàanalyseravecsessujetslasolution de problèmes proprement dits. Les éléments de la pensée obtenus par ce procédé serépartissententroiscatégories:lesimages,dontlerôleestaccessoireetnonpasessentielcommelevoulait l’associationnisme ; lessentiments intellectuelsetattitudes ;enfinet surtout les«pensées»elles-mêmes(Bewusstheit).Celles-ciseprésententdeleurcôtésouslaformesoitde«consciencederapport»(exemple,A<B),soitde«consciencederègles»(exemple,penseràl’inverseducarrédeladistancesanssavoirdequelsobjetsnidequellesdistances il s’agit), soitd’« intentions (au sensscolastique)purementformelles»(exemple,pensera l’architectured’unsystème).Ainsiconçue, lapsychologie de la pensée aboutit donc à une description exacte et souvent très fine des étatsintellectuels,maisparallèleàl’analyselogiqueetn’expliquantnullementlesopérationscommetelles.Avecles travauxdeSelz,parcontre, lesrésultatsde l’écoledeWurzbourgsontdépassésdans la

directiond’uneanalysedudynamismemêmedelapensée,etnonplusseulementdesesétatsisolés.Selz,commeBühler,étudie lasolutiondesproblèmeseux-mêmes,mais ilcherchemoinsàdécrirelesélémentsdelapenséequ’àsaisircommentsontobtenueslessolutions.Aprèsavoiren1913étudiéla«penséereproductive»,iltentedonc,en1922(ZurPsychologiedesproduktivenDenkensunddesIrrtums),depercerlesecretdelaconstructionmentale.Or,ilestintéressantdeconstaterque,danslamesure où les recherches sont ainsi orientées vers l’activité comme telle de la pensée, elless’éloignentparlefaitmêmedel’atomismelogique,quiconsisteàclasserlesrelations,jugementsetschèmesisolés,etserapprochentdestotalitésvivantes,selonlemodèleillustréparlapsychologiedela Forme et dont nous retrouverons, tout à l’heure, un modèle différent en ce qui concerne lesopérations.SelonSelz,eneffet,touttravaildelapenséeconsisteàcompléterunensemble(théoriedelaKomplexergänzung) : la solution d’un problème ne se laisse pas ramener au schéma stimulus-réponse,maisconsisteàcomblerleslacunessubsistantàl’intérieurdes«complexes»denotionsetderelations.Lorsqu’unproblèmeestposé,deuxcaspeuventainsiseprésenter.Oubien ilnes’agitque d’une question de reconstitution, ne nécessitant pas une construction nouvelle, et la solutionconsiste simplement à recourir aux « complexes » déjà existants : il y a alors « actualisation dusavoir », donc pensée simplement « reproductive ». Ou bien il s’agit d’un véritable problème,témoignant de l’existence de lacunes au sein des complexes jusque-là admis, et il est nécessaired’actualiser alors, non plus le savoir, mais les méthodes de solution (application des méthodesconnuesaucasnouveau),oumêmed’abstrairedenouvellesméthodesàpartirdesanciennes:ilya,dans ces deux derniers cas, pensée « productive » et c’est celle-ci qui consiste proprement àcompléter les totalités ou complexes déjà existants.Quant à ce « remplissage des lacunes », il esttoujours orienté par des « schèmes anticipateurs » (comparables au « schème dynamique » deBergson), qui tissent, entre les données nouvelles et l’ensemble du complexe correspondant, unsystème de relations provisoires globales constituant le canevas de la solution à trouver (doncl’hypothèsedirectrice).Cesrelationselles-mêmessontenfindétaillées,selonunmécanismeobéissantàdes loisprécises : ces loisne sontautresquecellesde la logique,dont lapenséeest, au total, le

miroir.Rappelons également l’œuvre de Lindworski, qui s’intercale entre les deux ouvrages de Selz et

annoncelesconclusionsdecelui-ci.Quantàl’étudedeClaparèdesurlagenèsedel’hypothèse,nousenreparleronsàproposdutâtonnement(chap.IV).

Critiquedela«psychologiedelapensée»

Ilestclairquelestravauxprécédentsontrendudegrandsservicesàl’étudedel’intelligence.Ilsontlibérélapenséede l’image,conçuecommeélémentconstitutif,etontredécouvert,aprèsDescartes,que le jugement est un acte. Ils ont décrit avec précision les divers états de la pensée et ont ainsimontré,contreWundt,quel’introspectionpeutêtrepromueaurangdeméthodepositivelorsqu’elleest«provoquée»,c’est-à-direenfaitcontrôléeparunobservateur.Maisilconvientd’aborddenoterque,mêmesurleplandelasimpledescription,lesrapportsentre

l’image et la pensée ont été trop simplifiés par l’école deWurzbourg. Il reste certes acquis quel’imageneconstituepasunélémentdelapenséeelle-même.Seulementellel’accompagne,etluisertdesymbole,desymboleindividuelcomplétantlessignescollectifsdulangage.L’écoleduMeaning,issuede la logiquedeBradley, abienmontréque toutepensée est un systèmede significations, etc’est cettenotionqueDelacroix et ses élèves, enparticulier I.Meyerson,ontdéveloppéeencequiconcerne les rapports de la pensée et de l’image. Les significations comportent, en effet, des«signifiés»quisontlapenséecommetelle,maisaussides«signifiants»,constituésparlessignesverbauxoulessymbolesimagésseconstruisantenintimecorrélationaveclapenséeelle-même.D’autrepart,ilestévidentquelaméthodemêmedelaDenkpsychologieluiinterditdedépasserla

pure description et qu’elle échoue à expliquer l’intelligence en ses mécanismes proprementconstructifs,carl’introspection,mêmecontrôlée,porteassurémentsurlesseulsproduitsdelapenséeetnonpassur sa formation.Bienplus,elleest réservéeauxsujetscapablesde réflexion :or, c’estpeut-êtreavant7-8ansqu’ilfaudraitchercherlesecretdel’intelligence!Manquantainsideperspectivegénétique,la«psychologiedelapensée»analyseexclusivementles

stadesfinauxdel’évolutionintellectuelle.Parlantentermesd’étatsetd’équilibreachevé,iln’estpassurprenantqu’elleaboutisseàunpanlogismeetsoitobligéed’interromprel’analysepsychologiqueenprésence du donné irréductible des lois de la logique.DeMarbe, qui invoquait sans plus la loilogiqueàtitredefacteurextra-psychologiqueintervenantcausalementetcomblantleslacunesde lacausalité mentale, jusqu’à Selz, qui aboutit à une sorte de parallélisme logico-psychologique, enfaisantdelapenséelemiroirdelalogique,lefaitlogiquedemeurepourtouscesauteursinexplicableentermespsychologiques.Sans doute Selz s’est-il en partie libéré de la méthode trop étroite d’analyse des états et des

éléments, pour chercher à suivre le dynamisme de l’acte d’intelligence. Aussi découvre-t-il lestotalitésquicaractérisentlessystèmesdepensée,ainsiquelerôledesschèmesanticipateursdanslasolutiondesproblèmes.Mais,toutenmarquantfréquemmentlesanalogiesentrecesprocessusetlesmécanismesorganiquesetmoteurs,ilnereconstituepasleurformationgénétique.Aussirejoint-illuiaussi le panlogisme de l’école deWurzbourg, et le fait-il même d’une manière paradoxale, dontl’exempleestprécieuxàméditerpourquidésirelibérerlapsychologiedesemprisesdel’apriorismelogistique,toutencherchantàexpliquerlefaitlogique.Eneffet,découvrantlerôleessentieldestotalitésdanslefonctionnementdelapensée,Selzaurait

puentirerlaconclusionquelalogiqueclassiqueestinapteàtraduireleraisonnementenaction,telqu’ilseprésenteetseconstitue.dansla«penséeproductive».La logiqueclassique,mêmesoussaforme infiniment assouplie par la technique subtile et précise qu’est le calcul logistique, demeureatomistique ; les classes, les relations, les propositions y sont analysées dans leurs opérationsélémentaires(additionetmultiplicationlogiques,implicationsetincompatibilités,etc.).Pourtraduirele jeu des schèmes anticipateurs et de laKomptexergänzung, donc des totalités intellectuelles quiinterviennentdans lapenséevivanteetagissante, il aurait aucontraire falluàSelzune logiquedestotalités elles-mêmes, et alors le problème des rapports entre l’intelligence, en tant que faitpsychologique, et la logique comme telle se fût posé en termes nouveaux qui eussent appelé unesolution proprement génétique. Au contraire Selz, trop respectueux des cadres logiques a priori,malgréleurcaractèrediscontinuetatomistique,finitnaturellementparlesretrouvertelsquelsàtitrederésidusdel’analysepsychologique,etparlesinvoquerdansledétaildesélaborationsmentales.Enbref, la«psychologiede lapensée»aaboutià fairede lapensée lemiroirde la logique,et

c’estencelaque réside la sourcedesdifficultésqu’ellen’apu surmonter.Laquestionest alorsdesavoirs’ilneconviendraitpasderenversersanspluslestermesetdefairedelalogiquelemiroirdelapensée,cequirestitueraitàcelle-cisonindépendanceconstructive.

Logiqueetpsychologie

Quela logiquesoit lemiroirdelapenséeetnonpasl’inverse,c’est lepointdevueauquelnousavons été conduits (Classes, relations et nombres. Essai sur les groupements de la logistique et laréversibilitédelapensée,1942)parl’étudedelaformationdesopérationschezl’enfantetcelaaprèsavoirétépersuadé,aupointdedépart,delajustessedupostulatd’irréductibilitédonts’inspirentles«psychologuesde lapensée».Cela revientàdireque la logiqueestuneaxiomatiquede la raisondont la psychologie de l’intelligence est la science expérimentale correspondante. Il nous paraîtindispensabled’insisterquelquepeusurcepointdeméthode.Uneaxiomatiqueestunescienceexclusivementhypothético-déductive,c’est-à-direqu’elleréduitau

minimum les appels à l’expérience (elle a même l’ambition de les éliminer entièrement) pourreconstruirelibrementsonobjetaumoyendepropositionsindémontrables(axiomes),qu’ils’agitdecombinerentreellesselontouteslespossibilitésetdelafaçonlaplusrigoureuse.C’estainsiquelagéométriearéalisédegrandsprogrèslorsque,cherchantàfaireabstractiondetouteintuition,elleaconstruit les espaces les plus divers en définissant simplement les éléments premiers admis parhypothèseetlesopérationsauxquellesilssontsoumis.Laméthodeaxiomatiqueestdonclaméthodemathématique par excellence et elle a trouvé de nombreuses applications, non seulement enmathématiques pures, mais en divers domaines de la mathématique appliquée (de la physiquethéoriqueàl’économiemathématiqueelle-même).L’utilitéd’uneaxiomatiquedépasse,eneffet,cellede la démonstration (encore que, sur ce terrain, elle constitue la seule méthode rigoureuse) : enprésence de réalités complexes et résistant à l’analyse exhaustive, elle permet de construire desmodèles simplifiés du réel et fournit ainsi à l’étude de ce dernier des instruments de dissectionirremplaçables. D’une manière générale, une axiomatique constitue, comme l’a bien montréF. Gonseth, un « schéma » de la réalité et, par le fait même que toute abstraction conduit à uneschématisation,laméthodeaxiomatiqueprolongeautotalcelledel’intelligenceelle-même.Mais,précisémentàcausedesoncaractère«schématique»,uneaxiomatiquenepeutprétendrenià

fonder ni surtout à remplacer la science expérimentale correspondante, c’est-à-dire portant sur le

secteurderéalitédontl’axiomatiqueconstitueleschéma.C’estainsiquelagéométrieaxiomatiqueestimpuissanteànousapprendrecequ’estl’espacedumonderéel(etquel’«économiepure»n’épuisenullement la complexité des faits économiques concrets). L’axiomatique ne saurait remplacer lascience inductivequi luicorrespondpourcette raisonessentiellequesaproprepuretén’estqu’unelimitejamaiscomplètementatteinte.CommeleditencoreGonseth,ilrestetoujoursunrésiduintuitifdans le schéma le plus épuré (de même qu’il entre déjà un élément de schématisation en touteintuition).Cetteseuleraisonsuffitàfairecomprendrepourquoil’axiomatiquene«fondera»jamaisla science expérimentale et pourquoi à toute axiomatique peut correspondre une telle science (demêmesansdoutequel’inverse).Celadit,leproblèmedesrelationsentrelalogiqueformelleetlapsychologiedel’intelligenceest

susceptiblederecevoirunesolutioncomparableàcellequiamisfin,aprèsdessièclesdediscussion,auconflitentrelagéométriedéductiveetlagéométrieréelleouphysique.Commec’estlecasdecesdeux sortes de disciplines, la logique et la psychologie de la pensée ont commencé par êtreconfonduesou indifférenciées :Aristote croyait sansdoute écrireunehistoirenaturelle de l’esprit(ainsi,d’ailleurs,quedelaréalitéphysiqueelle-même)ehénonçantlesloisdusyllogisme.Lorsquelapsychologies’estconstituéeàtitredescienceindépendante,lespsychologuesontbiencompris(enymettant d’ailleurs un temps non négligeable) que les réflexions des manuels de logique sur leconcept, le jugement et le raisonnement ne les dispensaient pas de chercher à débrouiller lemécanismecausaldel’intelligence.Seulement,paruneffetrésidueldel’indissociationprimitive, ilsont continuéàconsidérer la logiquecommeune sciencede la réalité, située,malgré soncaractèrenormatif,surlemêmeplanquelapsychologie,maiss’occupantexclusivementdela«penséevraie»,paroppositionàlapenséeengénéralabstractionfaitedetoutenorme.D’oùcetteperspectiveillusoiredelaDenkpsychologie,selonlaquellelapensée,entantquefaitpsychologique,constitueraitlerefletdesloislogiques.Parcontre,silalogiquesetrouvaitêtreuneaxiomatique,lefauxproblèmedecesrapportsd’interférences’évanouiraitparlerenversementmêmedespositions.

Or, il semble évident que, dans la mesure où la logique a renoncé à l’imprécision du langageverbal pour constituer, sous le nom de logistique, un algorithme dont la rigueur égale celle dulangagemathématique, elle s’est transformée en une technique axiomatique. On sait, d’autre part,combiencettetechniquearapidementinterféréaveclespartieslesplusgénéralesdesmathématiques,aupointquelalogistiqueaacquisaujourd’huiunevaleurscientifiqueindépendantedesphilosophiesparticulières des logisticiens (platonismedeRussell ounominalismeduCercle deVienne).Le faitmêmequelesinterprétationsphilosophiqueslaissentinchangéesatechniqueinternemontred’ailleursà lui seul que celle-ci a atteint le niveau axiomatique : la logistique constitue donc sans plus un«modèle»idéaldelapensée.Mais alors, les rapports entre la logique et la psychologie s’en trouvent d’autant simplifiés. La

logistiquen’apasàrecourirà lapsychologie,puisqu’unequestiondefaitn’intervientpointenunethéoriehypothético-déductive. Inversement, il serait absurded’invoquer la logistiquepour trancherunequestionrelevantdel’expérience,tellequecelledumécanismeréeldel’intelligence.Néanmoins,danslamesureoùlapsychologies’attacheàanalyserlesétatsd’équilibrefinauxdelapensée,ilya,nonpas parallélisme,mais correspondance entre cette connaissance expérimentale et la logistique,commeilyacorrespondanceentreunschémaetlaréalitéqu’ilreprésente.Chaquequestionsoulevée

parl’unedesdeuxdisciplinescorrespondalorsàunequestiondel’autre,quoiquenileursméthodesnileurssolutionspropresnepuissentinterférer.Cetteindépendancedesméthodespeutêtreillustréeparunexempletrèssimple,dontladiscussion

nous serad’ailleursutilepour la suite (chap.VetVI). Il est courantdedireque lapensée (réelle)« applique le principe de contradiction », ce qui, à prendre les choses à la lettre, supposeraitl’intervention d’un facteur logique dans le contexte causal des faits psychologiques et contrediraitainsi ce que nous venons de soutenir. Or, à serrer les termes de près, une telle affirmation estproprement dénuée de signification. En effet, le principe de contradiction se borne à interdirel’affirmationetlanégationsimultanéesd’uncaractèredonné:Aestincompatibleavecnon-A.Mais,pour lapenséeeffectived’unsujet réel, ladifficultécommence lorsqu’ilsedemandes’ila ledroitd’affirmersimultanémentAetB,carjamaislalogiqueneprescritdirectementsiBimpliqueounonnon-A. Peut-on, par exemple, parler d’une montagne qui n’a que 100 mètres de haut, ou est-cecontradictoire?Peut-onêtreàlafoiscommunisteetpatriote?Peut-onconcevoiruncarréàanglesinégaux ? etc. Pour le savoir, il n’est que deux procédés. Le procédé logique consiste à définirformellementAetBetàcherchersiBimpliquenon-A.Maisalors,l’«application»du«principe»decontradictionporteexclusivementsurlesdéfinitions,c’est-à-diresurdesconceptsaxiomatisésetnonpassurlesnotionsvivantesdontlapenséesesertdanslaréalité.Leprocédésuiviparlapenséeréelleconsiste,aucontraire,nonpasàraisonnersur lesdéfinitionsseules,cequimanqued’intérêtpourelle(ladéfinitionn’étantdecepointdevuequ’uneprisedeconsciencerétrospective,etsouventincomplète),maisàagiretàopérer,enconstruisantlesconceptsselonlespossibilitésdecompositiondecesactionsouopérations.Unconceptn’est,eneffet,qu’unschèmed’actionoud’opération,etc’estenexécutantlesactionsengendrantAetBquel’onconstaterasiellessontcompatiblesounon.Loind’«appliquerunprincipe», lesactionss’organisent selondesconditions internesdecohérence, etc’estlastructuredecetteorganisationquiconstituelefaitdepenséeréellecorrespondantàcequ’onappelle,surleplanaxiomatique,le«principedecontradiction».Il est vrai que, en plus de la cohérence individuelle des actions, il intervient dans la pensée des

interactions d’ordre collectif et par conséquent des « normes » imposées par cette collaborationmême. Mais la coopération n’est qu’un système d’actions ou même d’opérations exécutées encommun,etonpeut refaire le raisonnementprécédentàproposdes représentationscollectives,quidemeurent,ellesaussi,surleplandesstructuresréelles,paroppositionauxaxiomatisationsd’ordreformel.Le problème reste donc entier, pour la psychologie, de comprendre par quel mécanisme

l’intelligenceenvientàconstruiredesstructurescohérentes,susceptiblesdecompositionopératoire;et il ne sert de rien d’invoquer des « principes » qu’appliquerait spontanément cette intelligence,puisque les principes logiques sont le fait d’un schéma théorique formulé après coup, une fois lapenséeconstruite,etnonpasdecetteconstructionvivanteelle-même.L’intelligence,aprofondémentditBrunschvicg,gagnelesbataillesouselivrecommelapoésieàunecréationcontinue,tandisqueladéduction logistique n’est comparable qu’aux traités de stratégie et aux « arts poétiques », quicodifientlesvictoirespasséesdel’actionoudel’esprit,maisn’assurentpasleursconquêtesfutures .Cependant,etprécisémentparcequel’axiomatiquelogiqueschématiseaprèscoupletravailréelde

l’esprit,toutedécouvertesurl’undesdeuxplanspeutdonnerlieuàunproblèmesurl’autre.Iln’yapas de doute que les schémas logiques aient souvent aidé, par leur finesse, l’analyse despsychologues : la Denkpsychologie en est un bon exemple. Mais inversement, lorsque cespsychologuesdécouvrent,avecSelz, les«Gestaltistes»etbiend’autres, le rôledes totalitésetdes

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organisationsd’ensembledansletravaildelapensée,iln’estaucuneraisondeconsidérerlalogiqueclassiqueoumêmelalogistiqueactuelle,quiensontrestéesàunmodediscontinuetatomistiquededescription, comme intangibles et définitives, ni d’en faire un modèle dont la pensée serait le«miroir » : tout au contraire, il s’agit de construire une logique des totalités, si l’on veut qu’elleservedeschémaadéquatauxétatsd’équilibredel’esprit,etd’analyserlesopérationssanslesréduireàdesélémentsisolésinsuffisantsdupointdevuedesexigencespsychologiques.

Lesopérationsetleurs«groupements»

Legrandécueild’une théoriede l’intelligencepartantde l’analysede lapenséesousses formessupérieuresestlafascinationqu’exercentsurlaconsciencelesfacilitésdelapenséeverbale.P.Janetaexcellemmentmontrécomment le langage remplaceenpartie l’action,aupointque l’introspectionéprouvelaplusgrandedifficultéàdiscernerparsesseulsmoyensqu’ilestencoreuncomportementvéritable : la conduite verbale est une action, sans doute amenuisée et demeurant intérieure, uneesquissed’actionquirisquemêmesanscessededemeureràl’étatdeprojet,maisc’estuneactiontoutdemême,quiremplacesimplementleschosespardessignesetlesmouvementsparleurévocation,etquiopèrentencore,enpensée,parlemoyendecestruchements.Or,négligeantcetaspectactifdelapenséeverbale,l’introspectionnevoitenellequeréflexion,discoursetreprésentationconceptuelle:d’où l’illusion des psychologues introspectifs, que l’intelligence se réduit à ces états terminauxprivilégiés, et des logiciens, que le schéma logistique le plus adéquat doit être essentiellement unethéoriedes«propositions».Pouratteindrelefonctionnementréeldel’intelligence, il importedoncd’inversercemouvement

naturel de l’esprit et de se replacer dans la perspective de l’action elle-même : alors seulementapparaît enpleine lumière le rôledecetteaction intérieurequ’est l’opération.Et,par le faitmêmes’impose la continuité qui relie l’opération à l’action véritable, source et milieu de l’intelligence.Rienn’estpluspropreàéclairercetteperspectiveque laméditationsurcettesortede langage–delangageencore,maispurementintellectuel,transparentetétrangerauxduperiesdel’image–qu’estlelangagemathématique.Dansuneexpressionquelconque,telleque(x +y=z–u),chaque termedésigneendéfinitiveuneaction : lesigne(=)exprimelapossibilitéd’unesubstitution, lesigne(+)uneréunion,lesigne(–)uneséparation,lecarré(x )l’actiondereproduirexfoisx,etchacunedesvaleursu,x,yetzl’actiondereproduireuncertainnombredefoisl’unité.Chacundecessymbolesseréfère donc à une action qui pourrait être réelle, mais que le langage mathématique se borne àdésignerabstraitement,souslaformed’actionsintériorisées,c’est-à-dired’opérationsdelapensée .Or,silachoseestévidentedanslecasdelapenséemathématique,ellen’estpasmoinsréelledans

celuidelapenséelogiqueetmêmedulangagecourant,dudoublepointdevuedel’analyselogistiqueet de l’analyse psychologique.C’est ainsi que deux classes peuvent être additionnées comme deuxnombres.Dans:«Lesvertébrésetlesinvertébréssonttouslesanimaux»,lemot«et»(oulesignelogistique +) représente une action de réunion qui peut être effectuée matériellement, dans leclassementd’unecollectiond’objets,maisquelapenséepeutaussieffectuermentalement.Demêmeonpeut classer àplusieurspoints de vue à la fois, commedans une table à double entrée, et cetteopération(quelalogistiqueappellemultiplicationlogique:signe×)estsinaturelleàl’espritquelepsychologueSpearmanenafait,souslenomd’«éducationdescorrélats»,l’unedescaractéristiquesde l’acte d’intelligence : « Paris est à la France commeLondres à laGrande-Bretagne ».On peutsérierdesrapports:A<B;B<C,etcedoublerapport,quipermetdeconclurequeCestplusgrand

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queA,estlareproductionenpenséedel’actionquel’onpourraiteffectuermatériellementenalignantlestroisobjetsselonleursgrandeurscroissantes.Onpeutdemêmeordonnerselonplusieursrapportsàlafoisetonretombedansuneautreformedemultiplicationlogiqueoudecorrélation,etc.Quesi l’onenvisagemaintenant les termescommetels,c’est-à-dire lessoi-disantélémentsde la

pensée,conceptsdeclassesourelations,onretrouveeneuxlemêmecaractèreopératoirequedansleurscombinaisons.Unconceptdeclassen’estpsychologiquementquel’expressiondel’identitéderéactiondusujetvis-à-visdesobjetsqu’ilréunitenuneclasse:logiquement,cetteassimilationactivese traduit par l’équivalence qualitative de tous les éléments de la classe. De même, un rapportasymétrique(±lourdougrand)exprimelesdiversesintensitésdel’action,c’est-à-direlesdifférencesparoppositionauxéquivalences,etsetraduitlogiquementparlesstructuressériales.Bref, le caractère essentiel de la pensée logique est d’être opératoire, c’est-à-dire de prolonger

l’actionenl’intériorisant.Surcepoint,onrallieralesopinionsémanantdecourantslesplusdivers,depuis les théories empiriques et pragmatistes qui se bornent à cette affirmation élémentaire enattribuant à la pensée la forme d’une « expériencementale » (Mach, Rignano, Chaslin) jusqu’auxinterprétations d’inspiration aprioriste (Delacroix). De plus, cette hypothèse s’accorde avec lesschématisations logistiques, lorsqu’elles se bornent à constituer une technique et qu’elles ne seprolongentpasenunephilosophieniantl’existencedesmêmesopérationsqu’ellesutilisentsanscesseenréalité.Seulement, toutn’estpasditainsi,car l’opérationneseréduitpasàuneactionquelconque,et,si

l’acteopératoiredérivedel’acteeffectif,ladistanceàparcourirresteconsidérableentrelesdeux,ceque nous verrons en détail en examinant le développement de l’intelligence (chap. IV et V).L’opérationrationnellenepeutêtrecomparéeàuneactionsimplequ’àlaconditiondel’envisageràl’état isolé,mais c’est précisément l’erreur fondamentaledes théories empiristesde l’« expériencementale»quedespéculersurl’opérationisolée:uneopérationuniquen’estpasuneopération,maisdemeureà l’étatde simple représentation intuitive.Lanature spécifiquedes opérations, comparéesauxactionsempiriques, tientaucontraireaufaitqu’ellesn’existent jamaisà l’étatdiscontinu.C’estparuneabstractionentièrementillégitimequel’onparled’«une»opération:uneseuleopérationnesauraitêtreuneopération,carlepropredesopérationsestdeconstituerdessystèmes.C’esticiqu’ilconvientderéagiravecénergiecontrel’atomismelogique,dontleschémaapesélourdementsur lapsychologiedelapensée.Ilfaut,poursaisirlecaractèreopératoiredelapenséerationnelle,atteindreles systèmes comme tels, et, si les schémas logiques ordinaires en voilent l’existence, il fautconstruireunelogiquedestotalités.C’est ainsi, pour commencer par le cas le plus simple, que la psychologie comme la logique

classiquesparlentduconceptentantqu’élémentdelapensée.Or,une«classe»nesauraitexisterparelle-même, et cela indépendamment du fait que sa définition recourt à d’autres concepts. En tantqu’instrumentdelapenséeréelle,etabstractionfaitedesadéfinitionlogique,ellen’estqu’unélément«structuré»etnonpas«structurant»,oudumoinselleestdéjàstructuréedanslamesureoùelleeststructurante :ellen’aderéalitéqu’enfonctionde tous lesélémentsauxquelselles’opposeoudanslesquels elle est emboîtée (ou qu’elle emboîte elle-même). Une « classe » suppose une«classification»,etlefaitpremierestconstituéparcelle-ci,carcesontlesopérationsdeclassementquiengendrent lesclassesparticulières. Indépendammentd’uneclassificationd’ensemble, un termegénériquenedésignepasuneclasse,maisunecollectionintuitive.Demême, une relation asymétrique transitive, telle queA <B, n’existe pas en tant que relation

(maisseulemententantquerapportperceptif,ouintuitif)sanslapossibilitédeconstruiretouteune

suited’autresrelationssériéestellesqueA<B<C<…Et,quandnousdisonsqu’ellen’existepasentantquerelation,ilfautprendrecettenégationdanslesensleplusconcretduterme,carnousverrons(chap.V)quel’enfantn’estprécisémentpascapabledepenserparrelationsavantdesavoirsérier.La« sériation » est donc la réalité première, dont une relation asymétrique quelconque n’est qu’unélémentmomentanémentabstrait.Autresexemples:un«corrélat»ausensdeSpearman(lechienestauloupcommelechatautigre)

n’adesensqu’enfonctiond’unetableàdoubleentrée.Unerelationdeparenté(frère,oncle,etc.)seréfère à l’ensemble constitué par un arbre généalogique, etc. Faut-il rappeler également qu’unnombre entier n’existe, psychologiquement comme logiquement (malgré Russell), qu’à titred’élément de la suitemême des nombres (engendrée par l’opération+ 1), qu’une relation spatialesuppose tout un espace, qu’une relation temporelle implique la compréhension du temps à titre deschèmeunique.Et,surunautreterrain,faut-ilinsistersurlefaitqu’unevaleurnevautqu’enfonctiond’une«échelle»complètedevaleurs,momentanéeoustable?Bref, dansquelquedomaineque ce soit de lapensée constituée (paroppositionprécisément aux

états de déséquilibre qui caractérisent sa genèse), la réalité psychologique consiste en systèmesopératoiresd’ensembleetnonpasenopérations isoléesconçuesà titred’élémentsantérieursàcessystèmes:c’estdoncentantseulementquedesactionsoudesreprésentationsintuitivess’organisenten de tels systèmes qu’elles acquièrent (et elles l’acquièrent par le fait même) la natured’«opérations».Leproblèmeessentieldelapsychologiedelapenséeestalorsdedégagerlesloisd’équilibre de ces systèmes, de même que le problème central d’une logique qui voudrait êtreadéquateautravailréeldel’espritnousparaîtêtredeformulerlesloisdecestotalitéscommetelles.Or, l’analyse d’ordre mathématique a découvert depuis longtemps cette interdépendance des

opérationsconstituant certains systèmes bien définis : la notion de « groupe », qui s’applique à lasuitedesnombresentiers,auxstructuresspatiales, temporelles,auxopérationsalgébriques,etc.,estdevenueainsiunenotioncentraledans l’ordonnancemêmede lapenséemathématique.Dans lecasdessystèmesqualitatifspropresàlapenséesimplementlogique,tellesquelesclassificationssimples,lestablesàdoubleentrée,lessériationsderelations,lesarbresgénéalogiques,etc.,nousappellerons« groupements » les systèmes d’ensemble correspondants. Psychologiquement, le « groupement »consisteenunecertaineformed’équilibredesopérations,doncdesactionsintérioriséesetorganiséesen structuresd’ensemble, et leproblèmeestde caractériser cet équilibre, à la foispar rapport auxdivers niveaux génétiques qui le préparent et en opposition avec les formes d’équilibre propres àd’autresfonctionsquel’intelligence(les«structures»perceptivesoumotrices,etc.).Dupointdevuelogistique,le«groupement»présenteunestructurebiendéfinie(parentedecelledu«groupe»,maisen différant sur quelques points essentiels), et qui exprime une succession de distinctionsdichotomiques : ses règles opératoires constituent donc précisément cette logique des totalités quitraduitenunschémaaxiomatiqueouformelletravaileffectifdel’esprit,auniveauopératoiredesondéveloppement,c’est-à-direensaformed’équilibrefinale.

Lasignificationfonctionnelleetlastructuredes«groupements»

Commençonsparrattacherpouruninstant lesréflexionsquiprécèdentàcequenousaappris la« psychologie de la pensée ». Selon Selz, la solution d’un problème suppose, en premier lieu, un«schèmeanticipateur»quirelielebutàatteindreàun«complexe»denotions,parrapportauquelilcrée une lacune, puis, en second lieu, le « remplissage » de ce schème anticipateur au moyen de

conceptsetderelationsvenantcompléterle«complexe»et«’ordonnantselonlesloisdelalogique.D’oùunesériedequestions:Quellessontlesloisd’organisationdu«complexe»total?Quelleestlanature du schème anticipateur ? Peut-on supprimer le dualisme qui semble subsister entre laformationduschèmeanticipateuretledétaildesprocessusquidéterminentsonremplissage?Prenons comme exemple une intéressante expérience due à notre collaborateurAndré Rey : un

carrédequelquescentimètresétantdessinésurunefeuilledepapierégalementcarrée(de10à15cmdecôté),ondemandeausujetdedessinerlepluspetitcarréqu’ilpuissetraceraucrayon,ainsiqueleplusgrandcarréqu’ilsoitpossibledereprésentersurunetellefeuille.Or,tandisquelesadultes(etlesenfantsdès7-8ans)parviennentd’embléeàfourniruncarréde1-2mmdecôté,ainsiqu’uncarrédoublantdeprès lesbordsdupapier, lesenfantsdemoinsde6-7ansnedessinentd’abordquedescarrés à peine plus petits et à peine plus grands que le modèle, puis procèdent par tâtonnementssuccessifsetsouventinfructueux,commes’ilsn’anticipaientàaucunmomentlessolutionsfinales.Onvoitimmédiatement,encecas,l’interventiond’un«groupement»derelationsasymétriques(A<B<C…),présentchez lesgrandsetquisembleabsentau-dessousde7ans : lecarréperçuestsituéenpenséedansunesériedecarrésvirtuelsdeplusenplusgrandsetdeplusenpluspetitsparrapportaupremier.Onpeutalorsadmettre:1.Queleschèmeanticipateurn’estqueleschèmedugroupementlui-même,c’est-à-direlaconsciencedelasuccessionordonnéedesopérationspossibles;2.Queleremplissage du schème est la simplemise enœuvre de ces opérations ; 3. Que l’organisation du« complexe » des notions préalables tient aux lois mêmes du groupement. Si cette solution étaitgénérale,lanotiondegroupementintroduiraitainsil’unitéentrelesystèmeantérieurdesnotions,leschèmeanticipateuretsonremplissagecontrôlé.Pensons maintenant à l’ensemble des problèmes concrets que se pose sans cesse l’esprit en

mouvement:Qu’est-ce?Est-ceplusoumoins(grand,lourd,loin,etc.)?Où?Quand?Pourquellecause ? Dans quel but ? Combien ?, etc. Nous constatons que chacune de ces questions estnécessairementfonctiond’un«groupement»oud’un«groupe»préalables:chaqueindividuestenpossession de classifications, de sériations, de systèmes d’explications, d’un espace et d’unechronologie personnels, d’une échelle des valeurs, etc., ainsi que de l’espace et du tempsmathématisés,dessuitesnumériques.Or,cesgroupementsetcesgroupesnenaissentpasàproposdela question, mais durent toute la vie ; dès l’enfance, nous classons, comparons (différences ouéquivalences), ordonnons dans l’espace et dans le temps, expliquons, évaluons nos buts et nosmoyens,comptons,etc.,etc’estrelativementàcessystèmesd’ensemblequelesproblèmesseposent,dansl’exactemesureoùdesfaitsnouveauxsurgissent,quinesontpasencoreclassés,sériés,etc.Laquestion, qui oriente le schème anticipateur, procède donc du groupement préalable, et le schèmeanticipateurlui-mêmen’estpasautrechosequeladirectionimpriméeàlarechercheparlastructuredecegroupement.Chaqueproblème,tantencequiconcernel’hypothèseanticipatricedelasolutionque le contrôle détaillé de celle-ci, ne consiste ainsi qu’en un système particulier d’opérations àeffectuerauseindugroupementtotalcorrespondant.Pourtrouversonchemin,iln’estpasnécessairede reconstruire tout l’espace,mais simplementd’encompléter le remplissage enun secteurdonné.Pour prévoir un événement, réparer sa bicyclette, faire son budget ou dresser son programmed’action, il n’estpasbesoinde refondre toute la causalité et le temps,de reviser toutes lesvaleursadmises, etc. : la solution à trouver ne fait que prolonger et compléter les rapports déjà groupés,quitteàcorrigerlegroupementlorsdeserreursdedétailetsurtoutàlesubdiviseretledifférencier,mais sans le rebâtir en entier. Quant à la vérification, elle n’est possible que selon les règles dugroupementlui-même:parl’accorddesrelationsnouvellesaveclesystèmeantérieur.

Le fait remarquable, dans cette assimilation continue du réel à l’intelligence, c’est, en effet,l’équilibre des cadres assimilateurs constitués par le groupement. Durant toute sa formation, lapenséesetrouveendéséquilibreouenétatd’équilibreinstable:toutenouvelleacquisitionmodifielesnotionsantérieuresourisqued’entraînerlacontradiction.Aucontraire,dèsleniveauopératoire, lescadres classificatoires et sériaux, spatiaux et temporels, etc., construits peu à peu, en viennent às’incorporer sans heurts de nouveaux éléments : le casier particulier à trouver, à compléter ou àrajouterde toutespiècesn’ébranlepasalors la soliditédu tout,mais s’harmoniseavec l’ensemble.C’est ainsi, pour prendre l’exemple le plus caractéristique de cet équilibre des concepts, qu’unescienceexacte,malgrétoutesles«crises»etlesrefontesdontelletientàseflatterpourprouversavitalité,n’enconstituepasmoinsuncorpsdenotionsdont ledétaildes rapports seconserve, et seresserre même, lors de chaque nouvelle adjonction de faits ou de principes, car les nouveauxprincipes,sirévolutionnairessoient-ils,maintiennentlesanciensàtitredepremièresapproximationsrelativesàuneéchelledonnée:lacréationcontinueetimprévisibledonttémoignelasciences’intègredoncsanscessesonproprepassé.Onretrouvelemêmephénomène,maisenpetit,danslapenséedetouthommeéquilibré.Bien plus, comparé à l’équilibre partiel des structures perceptives ou motrices, l’équilibre des

groupementsestessentiellementun«équilibremobile»:lesopérationsétantdesactions,l’équilibrede la pensée opératoire n’est point le repos, mais un système d’échanges qui se balancent, detransformations sans cesse compensées par d’autres.C’est l’équilibre d’unepolyphonie et non pasd’unsystèmedemassesinertes,etiln’arienàvoiraveclafaussestabilitéquirésulteparfois,avecl’âge,duralentissementdel’effortintellectuel.Il s’agit donc, et c’est en cela que consiste tout le problème du groupement, de déterminer les

conditionsdecetéquilibre,afindepouvoirensuitecherchergénétiquementcommentilseconstitue.Or, ces conditions peuvent être tout à la fois découvertes par l’observation et l’expériencepsychologiquesetformuléesselonlegenredeprécisionquecomporteunschémaaxiomatique.Ellesconstituentainsi,sousl’anglepsychologique,lesfacteursd’ordrecausalexpliquantlemécanismedel’intelligence,enmêmetempsqueleurschématisationlogistiquefournitlesréglésdelalogiquedestotalités.Cesconditionssontaunombredequatredanslecasdes«groupes»d’ordremathématique,etde

cinqdansceluides«groupements»d’ordrequalitatif.1.Deuxélémentsquelconquesd’ungroupementpeuventêtrecomposésentreeuxetilsengendrent

ainsiunnouvelélémentdumêmegroupement :deuxclassesdistinctespeuvent être réuniesenuneclassed’ensemblequilesemboîte,deuxrelationsA<BetB<CpeuventêtrejointesenunerelationA < C qui les contient, etc. Psychologiquement, cette première condition exprime donc lacoordinationpossibledesopérations.2.Toutetransformationestréversible.C’estainsiquelesdeuxclassesoulesdeuxrelationsréunies

àl’instantpeuventêtredenouveaudissociées,etque,danslapenséemathématique,chaqueopérationdirected’ungroupecomporteuneopération inverse (soustractionpour l’addition,divisionpour lamultiplication,etc.).Cetteréversibilitéestsansdoutelecaractèreleplusspécifiquedel’intelligence,car, si lamotricité et la perception connaissent la composition, elles demeurent irréversibles.Unehabitudemotriceestàsensunique,etapprendreàeffectuerlesmouvementsdansl’autresensconsisteàacquérirunenouvellehabitude.Uneperceptionestirréversible,puisque,lorsdechaqueapparitiond’unélémentobjectifnouveaudanslechampperceptif,ilya«déplacementd’équilibre»,etque,sil’on rétablit objectivement la situation de départ, la perception est modifiée par les états

intermédiaires. L’intelligence peut au contraire construire des hypothèses, puis les écarter pourreveniraupointdedépart,parcouriruncheminetrefairelechemininversesansmodifierlesnotionsemployées.Or,lapenséedel’enfantestprécisément,commenousleverronsauchapitre5,d’autantplus irréversible que le sujet est plus jeune, et plus proche des schèmes perceptivomoteurs, ouintuitifs,del’intelligenceinitiale:laréversibilitécaractérisedonc,nonseulementlesétatsd’équilibrefinaux,maisencorelesprocessusévolutifseux-mêmes.3.Lacompositiondesopérationsest«associative»(ausenslogiqueduterme),c’est-à-direquela

penséedemeuretoujourslibredefairedesdétours,etqu’unrésultatobtenupardeuxvoiesdifférentesreste le même dans les deux cas. Ce caractère semble également propre à l’intelligence : tant laperception que la motricité ne connaissent que les itinéraires uniques, puisque l’habitude eststéréotypéeetque,danslaperception,deuxitinérairesdistinctsaboutissentàdesrésultatsdifférents(parexemple,unemêmetempératureperçueaprèsdestermesdecomparaisondistinctsnesemblepasla même). L’apparition du détour est caractéristique de l’intelligence sensori-motrice, et plus lapenséeestactiveetmobile,pluslesdétoursyjouentderôle,maiscen’estquedansunsystèmeenéquilibrepermanentqu’ilslaissentinvariantletermefinaldelarecherche.4.Uneopérationcombinéeavecsoninverseestannulée(parexemple+1–1=0ou×5:5=×1).

Dans les formes initiales de la pensée de l’enfant, au contraire, le retour au point de départ nes’accompagnepasd’uneconservationdecelui-ci:parexemple,aprèsavoirfaitunehypothèsequ’ilrejetteensuite,l’enfantneretrouvepastellesquelleslesdonnéesduproblème,parcequ’ellesrestentenpartiedéforméesparl’hypothèsepourtantécartée.5.Dansledomainedesnombres,uneunitéajoutéeàelle-mêmedonnelieuàunnouveaunombre,

parapplicationdelacomposition(voirpoint1):ilyaitération.Aucontraire,unélémentqualitatifrépéténesetransformepas:ilyaalors«tautologie»:A+A=A.

Sil’onexprimecescinqconditionsdugroupementenunschémalogistique,onaboutitalorsauxsimplesformulessuivantes:1.Composition:x+x’=y;y+y’=z;etc.2.Réversibilité:y–x=x’ouy–x’=x.3.Associativité:(x+x’)+y’=x+(x’+y’)=(z).4.Opération identiquegénérale:x–x=0;y–y=0,etc.5.Tautologieouidentiquesspéciales:x+x=x;y+y=y;etc.Ilvadesoiqu’uncalculdestransformationsdevientalorspossible,maisilnécessite,àcausedelaprésencedestautologies,uncertainnombrederèglesdansledétaildesquellesiln’yapaslieud’entrerici(voirnotreouvrage:Classes,relationsetnombres,Paris,Vrin,1942).

Classificationdes«groupements»etdesopérationsfondamentalesdelapensée

L’étude des démarches de la pensée en évolution, chez l’enfant, conduit à reconnaître, nonseulement l’existence des groupements, mais encore leurs connexions mutuelles, c’est-à-dire lesrapports permettant de les classer et d’en faire l’inventaire. L’existence psychologique d’ungroupementsereconnaît,eneffet,facilementauxopérationsexplicitesdontestcapableunsujet.Maisil y a plus : tant qu’il n’y a pas groupement, il ne saurait y avoir conservation des ensembles outotalités,tandisquel’apparitiond’ungroupementestattestéeparcelled’unprincipedeconservation.Par exemple, le sujet capablede raisonnementopératoire à structure de groupement sera d’avanceassuré qu’un tout se conservera indépendamment de l’arrangement de ses parties, tandis qu’il leconteste auparavant. Nous étudierons au chapitreV la formation de ces principes de conservationpourmontrer le rôledugroupementdans ledéveloppementde la raison.Mais il importaitpour la

clartédel’exposédedécrired’abordlesétatsd’équilibrefinauxdelapensée,demanièreàexaminerensuite les facteurs génétiques susceptibles d’en expliquer la constitution. Au risque d’uneénumérationunpeuabstraiteetschématique,nousallonsdonccompléterlesréflexionsprécédentesparl’énumérationdesprincipauxgroupements,étantentenduquecetableaureprésentesimplementlastructureterminaledel’intelligenceetqueleproblèmeresteentierdecomprendreleurformation.I.Unpremiersystèmedegroupementsestforméparlesopérationsditeslogiques,c’est-à-direpar

cellesquipartentdesélémentsindividuelsconsidéréscommeinvariants,etsebornentàlesclasser,àlessérier,etc.1.Legroupementlogiqueleplussimpleestceluidelaclassification,ouemboîtementhiérarchique

desclasses.Ilreposesurunepremièreopérationfondamentale:laréuniondesindividusenclasses,et des classes entre elles. Le modèle achevé est constitué par les classifications zoologiques oubotaniques,maistouteclassificationqualificativeprocèdeselonlemêmeschémadichotomique:

Supposons une espèce A, faisant partie d’un genre B, d’une famille C, etc. Le genre Bcontiendra d’autres espèces que A : nous les appellerons A’ (soit A’ = B – A). La famille Ccontiendrad’autresgenresqueB:nouslesappelleronsB’(soitB’=C–B),etc.Onaalors lacomposition :A+A’=B ;B+B’=C ;C+C’=D, etc. ; la réversibilité :B–A’=A, etc. ;l’associativité(A+A’)+B’=A+(A’+B’)=C;etc.,ettouslesautrescaractèresdugroupement.C’estcepremiergroupementquiengendrelesyllogismeclassique.2.Undeuxièmegroupementélémentairemetenœuvrel’opérationquiconsiste,nonplusàréunir

entre eux les individus considérés comme équivalents (comme en 1), mais à relier les relationsasymétriquesquiexprimentleursdifférences.Laréuniondecesdifférencessupposealorsunordredesuccessionetlegroupementconstitueparconséquentune«sériationqualitative»:

Appelonsalarelation0<A;blarelation0<B;clarelation0<C.Onpeutalorsappelera’larelationA<B;b’larelationB<C;etc.,etl’onalegroupement:a+a’=b;b+b’=c;etc.L’opérationinverseestlasoustractiond’unerelation,cequiéquivautàl’additiondesaconverse.Legroupementestparallèleauprécédent,àcetteseuledifférenceprèsquel’opérationd’additionimpliqueunordredesuccession(etn’estdoncpascommutative);c’estsurlatransitivitépropreàcettesériationquesefondeleraisonnementA<B;B<C;doncA<C.3.Unetroisièmeopérationfondamentaleestcelledelasubstitution,fondementdel’équivalencequi

réunit les divers individus d’une classe, ou les diverses classes simples réunies en une classecomposée:

Eneffet,entredeuxélémentsA etA d’unemêmeclasseB,iln’yapaségalitécommeentreunitésmathématiques.Ilyasimplementéquivalencequalitative,c’est-à-diresubstitutionpossible,maisdans lamesureoùl’onsubstitueégalementàA’ ,c’est-à-direaux«autres»élémentsparrapportàA ,lesA’ ,c’est-à-direles«autres»élémentsparrapportàA .D’oùlegroupement:A +A’ =A +A’ (=B);B +B’ =B +B’ (=C);etc.

4. Or, traduites en relations, les opérations précédentes engendrent la réciprocité propre auxrelations symétriques. Celles-ci ne sont, en effet, que les relations unissant entre eux les élémentsd’unemêmeclasse,doncdesrelationsd’équivalence(paroppositionauxrelationsasymétriquesquimarquent la différence). Les relations symétriques (par exemple, frère, cousin germain, etc.) segroupent par conséquent sur le modèle du groupement précédent, mais l’opération inverse estidentiqueàl’opérationdirecte,cequiestladéfinitionmêmedelasymétrie:(Y=Z)=(Z=Y).

1 2

1

1 2 2

1 1 2 2 1 1 2 2

Lesquatregroupementsprécédentssontd’ordreadditif,deuxd’entreeux(voir1et3)intéressantles classes, et lesdeuxautres les relations. Il existe, enoutre, quatregroupements reposant sur lesopérationsmultiplicatives, c’est-à-dire qui envisagent plus d’un système à la fois de classes ou derelations.Cesgroupementscorrespondenttermeàtermeauxquatreprécédents:5.Onpeutd’abord,étantdonnéesdeuxsuitesdeclassesemboîtéesA B C …etA B C …,répartir

les individus selon les deux suites à la fois : c’est le procédé des tables à double entrée. Or, la«multiplicationdesclasses»quiconstituel’opérationpropreàcegenredegroupementjoueunrôleessentiel dans le mécanisme de l’intelligence ; c’est elle que Spearman a décrite en termespsychologiquessouslenomd’«éductiondescorrélats».

L’opérationdirecteest,pourlesdeuxclassesB etB ,leproduitB ×B =B B (=A A +A A’ + A’ A + A’ A’ ). L’opération inverse est la division logique B B : B = B , ce quicorrespondàl’«abstraction»(B B «abstractionfaitedeB estB »).

6.On peut demêmemultiplier entre elles deux séries de relations, c’est-à-dire trouver tous lesrapportsexistantsentredesobjetssériésselondeuxsortesderelationsàlafois.Lecasleplussimplen’estautrequela«correspondancebi-univoque»qualitative.7et8.Onpeut enfingrouper les individus,nonpas selon leprincipedes tables àdouble entrée

commedanslesdeuxcasprécédents,maisenfaisantcorrespondreuntermeàplusieurs,commeunpère à ses fils. Le groupement prend ainsi la forme d’un arbre généalogique et s’exprime soit enclasses (7), soit en relations (8), ces dernières étant alors asymétriques selon l’une des deuxdimensions(père,etc.)etsymétriquesselonl’autre(frère,etc.).On obtient ainsi, selon les combinaisons les plus simples, huit groupements logiques

fondamentaux,lesunsadditifs(1-4),lesautresmultiplicatifs(5-8),lesunsintéressantlesclassesetlesautreslesrelations,etlesunssedéployantenemboîtements,sériationsoucorrespondancessimples(1,2et5,6),lesautresenréciprocitésetcorrespondancesdutypeunàplusieurs(3,4et7,8).D’où2×2×2=8possibilitésentout.Notons encore que la meilleure preuve du caractère naturel des totalités constituées par ces

groupementsd’opérationsestqu’il suffitde fusionnerentreeux lesgroupementsde l’emboîtementsimpledesclasses(1)etdelasériation(2)pourobtenir,nonplusungroupementqualitatif,maisle«groupe»constituéparlasuitedesnombresentierspositifsetnégatifs.Eneffet,réunirlesindividusen classes consiste à les considérer comme équivalents, tandis que les sérier selon une relationasymétrique quelconque exprime leurs différences. Or, à considérer les qualités des objets, on nesaurait les grouper simultanément comme équivalents et différents à la fois. Mais, si l’on faitabstractiondesqualités,onlesrendparlefaitmêmeéquivalentsentreeuxetsériablesselonunordrequelconqued’énumération:onlestransformedoncen«unités»ordonnées,etl’opérationadditiveconstitutivedunombreentierconsisteprécisémentencela.Demême,enfusionnantlesgroupementsmultiplicatifsdeclasses(5)etderelations(6),onobtientlegroupemultiplicatifdesnombrespositifs(entiersetfractionnaires).

II. Les différents systèmes précédents n’épuisent pas toutes les opérations élémentaires del’intelligence.Celle-cinesebornepas,eneffet,àopérersurlesobjets,pourlesréunirenclasses,lessérier ou les dénombrer. Son action porte également sur la construction de l’objet comme tel, et,commenousleverrons(chap.IV),cetteœuvreestmêmeamorcéedèsl’intelligencesensori-motrice.

1 1 1 2 2 2

1 2 1 2 1 2 1 2

1 2 1 2 1 2 1 2 2 1

1 2 2 1

Décomposer l’objet et le recomposer constitue ainsi le travail propre à un second ensemble degroupements,dontlesopérationsfondamentalespeuventparconséquentêtredites«infra-logiques»,puisque les opérations logiques combinent les objets considérés comme invariants.Ces opérationsinfra-logiques ont une importance aussi grande que les opérations logiques, car elles sontconstitutives des notions d’espace et de temps, dont l’élaboration occupe presque toute l’enfance.Mais, quoique bien distinctes des opérations logiques, elles leur sont exactement parallèles. Laquestiondesrapportsdedéveloppemententrecesdeuxensemblesopératoiresconstitueainsil’undesplusintéressantsdesproblèmesrelatifsaudéveloppementdel’intelligence:1.Àl’emboîtementdesclassescorrespondceluidespartiesréunies,entotalitéshiérarchiques,dont

letermefinalestl’objetentier(àn’importequelleéchelle,ycomprisl’universspatio-temporellui-même). C’est ce premier groupement d’addition partitive qui permet à l’esprit de concevoir lacompositionatomistiqueavanttouteexpérienceproprementscientifique.2. À la sériation des relations asymétriques correspondent les opérations de placement (ordre

spatialoutemporel)etdedéplacementqualitatif(simplechangementd’ordre,indépendammentdelamesure).3-4.Lessubstitutionsetlesrelationssymétriquesspatiotemporellescorrespondentauxsubstitutions

etauxsymétrieslogiques.5-8.Lesopérationsmultiplicativescombinentsimplementlesprécédentesselonplusieurssystèmes

oudimensions.Or,demêmequelesopérationsnumériquespeuventêtreconsidéréescommeexprimantunesimple

fusiondesgroupementsdeclassesetderelationsasymétriques,demêmelesopérationsdemesuretraduisentlaréunionenunseultoutdesopérationsdepartitionetdedéplacement.III.Onpeutretrouverlesmêmesrépartitionsquantauxopérationsportantsurlesvaleurs,c’est-à-

dire exprimant les rapports de moyens et de buts qui jouent un rôle essentiel dans l’intelligencepratique(etdontlaquantificationtraduitlavaleuréconomique).IV. Enfin, l’ensemble de ces trois systèmes d’opérations (I à III) peut se traduire sous forme de

simplespropositions,d’oùune logiquedespropositionsàbased’implicationsetd’incompatibilitésentrefonctionsproportionnelles:c’estellequiconstituelalogique,ausenshabituelduterme,ainsiquelesthéorieshypothético-déductivespropresauxmathématiques.

Équilibreetgenèse

Nousnousproposions,encechapitre,detrouveruneinterprétationdelapenséequineseheurtepas à la logique comme à une donnée première et inexplicable,mais qui respecte le caractère denécessité formelle propre à la logique axiomatique tout en conservant à l’intelligence sa naturepsychologiqueessentiellementactiveetconstructive.Or, l’existence des groupements et la possibilité de leur axiomatisation rigoureuse satisfont la

première de ces deux conditions : la théorie des groupements peut atteindre la précision formelle,toutenordonnantl’ensembledesélémentslogistiquesetdesopérationsentotalitéscomparablesauxsystèmesgénérauxdontusentlesmathématiques.Du point de vue psychologique, d’autre part, les opérations étant des actions composables et

réversibles, mais des actions encore, la continuité entre l’acte d’intelligence et l’ensemble des

processusadaptatifsdemeureainsiassurée.Mais le problème de l’intelligence n’est, de la sorte, que simplement posé, et sa solution reste

entièrementàtrouver.Toutcequenousapprennentl’existenceetladescriptiondesgroupementsestque,àuncertainniveau, lapenséeatteintunétatd’équilibre. Ilsnousrenseignentsansdoutesurcequ’est ce dernier : un équilibre à la fois mobile et permanent, tel que la structure des totalitésopératoiresseconservelorsqu’elless’assimilentdesélémentsnouveaux.Noussavonsdeplusquecetéquilibremobilesupposelaréversibilité,cequiestd’ailleursladéfinitionmêmed’unétatd’équilibreselonlesphysiciens(c’estseloncemodèlephysiqueréeletnonpasselonlaréversibilitéabstraiteduschémalogistiquequ’il fautconcevoir la réversibilitédesmécanismesde l’intelligenceconstituée).Mais, ni la constatation de cet état d’équilibre nimême l’énoncé de ses conditions nécessaires neconstituentencoreuneexplication.Expliquer psychologiquement l’intelligence consiste à retracer son développement en montrant

comment celui-ci aboutit nécessairement à l’équilibre décrit. De ce point de vue, le travail de lapsychologie est comparable à celui de l’embryologie, travail d’abord descriptif et qui consiste àanalyser les phases et les périodes de la morphogenèse jusqu’à l’équilibre final constitué par lamorphologieadulte,maisrecherchequidevient«causale»dèsquelesfacteursassurantlepassaged’un stade au suivant sont mis en évidence. Notre tâche est donc claire : il s’agit maintenant dereconstituerlagenèseoulesphasesdeformationdel’intelligence,jusqu’àpouvoirrendrecompteduniveauopératoirefinaldontnousvenonsdedécrirelesformesd’équilibre.Et,commeonneréduitpas le supérieurà l’inférieur,– saufàmutiler le supérieurouàenenrichird’avance l’inférieur,–l’explication génétique ne saurait consister qu’à montrer comment, sur chaque nouveau palier, lemécanismedes facteurs enprésenceconduisant àunéquilibre encore incomplet, leur équilibrationmêmeconduitauniveausuivant.C’estainsique,deprocheenproche,nouspouvonsespérerrendrecompte de la constitution graduelle de l’équilibre opératoire sans la préformer dès le début ou lafairesurgirdunéantencoursderoute.L’explication de l’intelligence revient donc, en bref, à mettre les opérations supérieures en

continuité avec tout le développement, celui-ci étant conçu comme une évolution dirigée par desnécessités internesd’équilibre.Or,cettecontinuité fonctionnelle s’allie fortbienavec ladistinctiondes structures successives. Comme nous l’avons vu, on peut se représenter la hiérarchie desconduites, du réflexe et des perceptions globales de début, comme une extension progressive desdistances et une complication progressive des trajets caractérisant les échanges entre l’organisme(sujet) et le milieu (objets) : chacune de ces extensions ou complications représente donc unestructurenouvelle,tandisqueleursuccessionestsoumiseauxnécessitésd’unéquilibrequidoitêtretoujoursplusmobile,enfonctiondelacomplexité.L’équilibreopératoireréalisecesconditionslorsdumaximum desdistancespossibles (puisque l’intelligence cherche à embrasser l’univers) et de lacomplexitédestrajets(puisqueladéductionestcapabledesplusgrandsdes«détours»):cetéquilibreestdoncàconcevoircommeletermed’uneévolutiondontilresteàretracerlesétapes.L’organisation des structures opératoires plonge ainsi ses racines bien en deçà de la pensée

réfléchieetjusqu’auxsourcesdel’actionelle-même.Et,parlefaitquelesopérationssontgroupéesen totalités bien structurées, ce sont toutes les « structures » de niveau inférieur, perceptives etmotrices, auxquelles il s’agitde lescomparer.Lavoieà suivreestdonc toute tracée : analyser lesrapports de l’intelligence avec la perception (chap. III), avec l’habitude motrice (chap. IV), puisétudierlaformationdesopérationsdanslapenséedel’enfant(chap.V)etsasocialisation(chap.VI).C’estalorsseulementquelastructurede«groupement»,quicaractériselalogiquevivanteenaction,

révélerasavraienature,soitinnée,soitempiriqueetsimplementimposéeparlemilieu,soit,enfin,expressiondeséchangestoujoursplusnombreuxetcomplexesentrelesujetetlesobjets:échangesd’abordincomplets,instablesetirréversibles,maisacquérantpeuàpeu,parlesnécessitésmêmesdel’équilibreauxquelsilssontastreints,laformedecompositionréversiblepropreaugroupement.

1L.Brunschvicg,LesÉtapesdelaphilosophiemathématique,2 éd.,p.426.2CecaractèreactifduraisonnementmathématiqueaétébienvuparGoblotdanssonTraitédelogique : «déduire,disait-il,

c’estconstruire».Maislaconstructionopératoireluiparaissaitsimplementrégléeparles«propositionsantérieurementadmises»,alorsqueleréglagedesopérationsleurestimmanentetestconstituéparleurcapacitédecompositionsréversibles,autrementditparleurnaturede«groupes».

e

DEUXIÈMEPARTIE

L’INTELLIGENCEETLESFONCTIONSSENSORI-MOTRICES

III

L’intelligenceetlaperception

La perception est la connaissance que nous prenons des objets, ou de leurs mouvements, parcontactdirectetactuel,tandisquel’intelligenceestuneconnaissancesubsistantlorsqueinterviennentlesdétoursetqu’augmententlesdistancesspatio-temporellesentrelesujetetlesobjets.Ilsepourraitdonc que les structures intellectuelles, et notamment les groupements opératoires qui caractérisentl’équilibre final du développement de l’intelligence, préexistent en tout ou en partie dès le départ,souslaformed’organisationscommunesàlaperceptionetàlapensée.Telleestenparticulierl’idéecentraledela«théoriedelaForme»,qui,sielleignorelanotiondugroupementréversible,adécritdesloisdestructurationd’ensemblequirégissentsimultanément,selonelle,aussibienlaperception,la motricité et les fonctions élémentaires que le raisonnement lui-même et en particulier lesyllogisme(Wertheimer).Ilestdoncindispensablequenouspartionsdesstructuresperceptives,pourexaminer si l’on n’en pourrait pas dériver une explication de la pensée entière, y compris desgroupementscommetels.

Historique

L’hypothèsed’unrapportétroitentrelaperceptionetl’intelligenceaétésoutenuedetoustempsparlesuns,etécartéepard’autresdetous tempségalement.Nousnementionnerons icique lesauteursd’études expérimentales, par opposition aux innombrables philosophes qui se sont bornés à«réfléchir»surlesujet.Etnousexposeronsaussibienlepointdevuedesexpérimentateursquiontvouluexpliquerlaperceptionparuneinterventiondel’intelligencequeceluideceuxquicherchentàdérivercelle-cidecelle-là.C’estHelmholtz qui a sans doute posé le premier le problème des rapports entre les structures

perceptivesetlesstructuresopératoires,soussaformemoderne.Onsaitquelaperceptionvisuelleestsusceptibled’atteindrecertaines«constances»,quiontprovoquéetprovoquenttoujoursunesériedetravaux : unegrandeur est perçue à peuprès correctement enprofondeur,malgré le rapetissementnotable de l’image rétinienne et la diminution perspective ; une forme est discernée malgré lesrenversements ; une couleur est reconnue à l’ombre comme en pleine lumière, etc.Or,Helmholtzcherchaitàexpliquercesconstancesperceptivesparl’interventiond’un«raisonnementinconscient»,qui viendrait corriger la sensation immédiate en s’appuyant sur les connaissances acquises.Lorsqu’onserappellelespréoccupationsdeHelmholtzquantàlaformationdelanotiond’espace,onimaginebienquecettehypothèsedevaitavoirunesignificationdéterminéedanssapensée,etCassirera supposé (en reprenant lui-même l’idée à son compte) que le grand physiologiste, physicien et

géomètre cherchait à rendre compte des constances perceptives par l’intervention d’une sorte de«groupe»géométriqueimmanentàcetteintelligenceinconscienteàl’œuvredanslaperception.Or,la chose est d’un grand intérêt pour la confrontation, que nous entreprenons ici, desmécanismesintellectuels et perceptifs. En effet, les « constances » perceptives sont comparables, sur le plansensori-moteur,àcequesontlesdiversesnotionsde«conservation»,quicaractérisentlespremièresconquêtesde l’intelligence(conservationdesensembles,de lasubstance,dupoids,duvolume,etc.,lorsdesdéformationsintuitives):or,cesnotionsdeconservationétanttoujoursduesàl’interventiond’un«groupement»oud’un«groupe»d’opérations,silesconstancesvisuellesétaientelles-mêmesattribuables à un raisonnement inconscient en forme de « groupe », il y aurait ainsi continuitéstructuraledirecteentrelaperceptionetl’intelligence.SeulementHering répondaitdéjààHelmholtzque l’interventionde laconnaissance intellectuelle

nemodifiepasuneperception :onéprouve sensiblement lamême illusiond’optique,oudepoids,etc., lorsque l’on connaît les valeurs objectives des données perçues. Il en concluait donc que leraisonnement n’intervient point dans la perception, et que les « constances » sont dues à de puresrégulationsphysiologiques.Mais Helmholtz et Hering croyaient tous deux à l’existence de sensations antérieures à la

perceptionetilsconcevaientalorsla«constance»perceptivecommeunecorrectiondessensations,en l’attribuant donc l’un à l’intelligence et l’autre aux mécanismes nerveux. Le problème s’estrenouvelé après que Von Ehrenfels eût découvert, en 1891, les qualités perceptives d’ensemble(Gestaltqualitäten),tellesquecelled’unemélodiereconnaissablemalgréunetranspositionmodifianttoutes les notes (aucune sensation élémentaire ne pouvant donc demeurer la même). Or, de cettedécouvertesont issuesdeuxécoles, l’uneprolongeantHelmholtzdanssonappelà l’intelligence, etl’autreHeringdanssanégationdurôledecelle-ci.L’«écoledeGratz»,eneffet(Meinong,Benussi,etc.),continuedecroireauxsensationsetinterprètealorslaqualitéd’ensemble»commeleproduitd’une synthèse : celle-ci, étant transportable, est conçue comme due à l’intelligence comme telle.Meinongestalléjusqu’àconstruiresurcetteinterprétationtouteunethéoriedelapenséefondéesurl’idéedetotalité(les«objetscollectifs»assurantlaliaisonduperceptifetduconceptuel).L’«écoledeBerlin»,aucontraire,quiestaupointdedépartdela«psychologiedelaForme»,arenversélespositions : les sensations n’existent plus pour elle à titre d’éléments antérieurs à la perception ouindépendantsd’elle(cesontdes«contenusstructurés»etnonplus«structurants»)etlaformetotale,dont la notion est alors généralisée à toute perception, n’est plus conçue comme le résultat d’unesynthèse,maisbiencommeun fait premier, de production inconsciente et de nature physiologiqueautant que psychologique : ces « formes » (Gestalt) se retrouvent même à tous les étages de lahiérarchiementale,etl’onpeutdoncespérer,selonl’écoledeBerlin,uneexplicationdel’intelligenceà partir des structures perceptives, au lieu de faire intervenir, de manière incompréhensible, leraisonnementdanslaperceptioncommetelle.Dans la suite des recherches, une école dite duGestaltkreis (vonWeizsäcker,Auersperg, etc.) a

tenté d’élargir l’idée de structure d’ensemble en y englobant dès le départ la perception et lemouvementconçuscommenécessairementsolidaires:laperceptionsupposeraitalorsl’interventiond’anticipations et de reconstitutions motrices, qui, sans impliquer l’intelligence, l’annoncentcependant.Onpeutdoncconsidérercecourantcommerenouvelantlatraditionhelmholtzienne,tandisque d’autres travaux contemporains en restent à l’inspiration deHering d’une interprétation de laperceptionparlaphysiologiepure(Piéron,etc.).

LathéoriedelaFormeetsoninterprétationdel’intelligence

Unemention spéciale doit être faite du point de vue de la Forme, non seulement parce qu’il arenouvelélapositiond’ungrandnombredeproblèmes,maissurtoutparcequ’ilafourniunethéoriecomplète de l’intelligence, qui restera, même pour ses adversaires, un modèle d’interprétationpsychologiquecohérente.L’idéecentraledelathéoriedelaFormeestquelessystèmesmentauxnesontjamaisconstituéspar

la synthèse ou l’association d’éléments donnés à l’état isolé avant leur réunion, mais consistenttoujoursentotalitésorganiséesdèsledépartsousune«forme»oustructured’ensemble.C’estainsiqu’uneperceptionn’estpaslasynthèsedesensationspréalables:elleestrégieàtouslesniveauxparun«champ»dontlesélémentssontinterdépendantsdufaitmêmequ’ilssontperçusensemble.Parexempleunseulpointnoirvusurunegrandefeuilledepapiernesauraitêtreperçucommeélémentisolé,toutuniquequ’ilsoit,puisqu’ilsedétacheàtitrede«figure»surun«fond»constituéparlepapier,etquece rapport« figure× fond»suppose l’organisationduchampvisuel entier.Cela estd’autantplusvraiquel’onauraitpu,àlarigueur,percevoirlafeuillecommel’objet(la«figure»)etle point noir comme un trou, c’est-à-dire comme la seule partie visible du « fond ». Pourquoipréfère-t-onalorslepremiermodedeperception?Etpourquoi,si,aulieud’unseulpoint,onenvoittroisouquatreassezproches,nepourra-t-on s’empêcherde les réunir endes formesvirtuellesdetriangles ou de quadrilatères ? C’est que les éléments perçus dans un même champ sontimmédiatement reliés en structures d’ensemble obéissant à des lois précises, qui sont les « loisd’organisation».Ces lois d’organisation, qui régissent tous les rapports d’un champ, ne sont autre chose, dans

l’hypothèse«gestaltiste»,quedesloisd’équilibrerégissantàlafoislescourantsnerveuxdéclenchésparlecontactpsychiqueaveclesobjetsextérieurs,etparlesobjetseux-mêmes,réunisenuncircuittotal embrassant donc simultanément l’organisme et son milieu proche. De ce point de vue, un«champ»perceptif(oumoteur,etc.)estcomparableàunchampdeforces(électromagnétiques,etc.)et est régi par des principes analogues, deminimum, de moindre action, etc. En présence d’unemultiplicité d’éléments, nous leur imprimons alors une formed’ensemblequi n’est pas une formequelconque,maislaformelaplussimplepossibleexprimantlastructureduchamp:ceserontdoncdes règles de simplicité, de régularité, de proximité, de symétrie, etc., qui détermineront la formeperçue.D’oùuneloiessentielle(ditede«prégnance»):detouteslesformespossibles,laformequis’imposeesttoujoursla«meilleure»,c’est-à-direlamieuxéquilibrée.Deplus,une«bonneforme»est toujours susceptibled’être« transposée»commeunemélodiedontonchange toutes les notes.Maiscettetransposition,quidémontrel’indépendancedutoutparrapportauxparties,s’expliqueelleaussi par des lois d’équilibre : ce sont les mêmes rapports entre les éléments nouveaux, quiaboutissentàlamêmeformed’ensemblequelesrapportsentrelesélémentsantérieurs,nonpasgrâceàunactedecomparaison,maisparunereformationdel’équilibre,commel’eaud’uncanalreprendlamême forme horizontale,mais à des niveaux différents, après l’ouverture de chaque écluse. Lacaractérisationdeces«bonnesformes»etl’étudedeces«transpositions»ontdonnélieuàunefouledetravauxexpérimentauxd’unintérêtcertain,dansledétaildesquelsilestinutiled’entrerici.Ce qu’il faut, par contre, noter avec soin, comme essentiel à la théorie, c’est que les « lois

d’organisation » sont conçues comme indépendantes du développement et par conséquent commecommunes à tous les niveaux. Cette affirmation va de soi si on la limite à l’organisationfonctionnelle,ouéquilibre«synchronique»desconduites,carlanécessitédecedernierfaitloisur

tous les paliers, d’où la continuité fonctionnelle sur laquelle nous avons insisté. Mais on opposed’habitudeàcefonctionnementinvariantlesstructuressuccessives,envisagéesdupointdevue«dia-chroniques»etquivarientprécisémentd’unpalieràl’autre.Or,lepropredelaGestaltestderéunirenuntoutfonctionetstructure,souslenomd’«organisation»,etdeconsidérerlesloisdecelles-cicomme invariables. C’est ainsi que les psychologues de la Forme se sont efforcés, par uneaccumulation impressionnante de matériaux, de montrer que les structures perceptives sont lesmêmeschez lepetit enfantetchez l’adulte,et surtoutchez lesvertébrésde toutes catégories.Seuledifférerait, entre l’enfant et l’adulte, l’importance relative de certains facteurs communsd’organisation,delaproximité,parexemple,maisl’ensembledesfacteursdemeurentlesmêmesetlesstructuresquienrésultentobéissentauxmêmeslois.En particulier, le fameux problème des constances perceptives a donné lieu à une solution

systématique dont les deuxpoints suivants sont à relever. En premier lieu, une constance telle quecelledelagrandeurneconstitueraitpaslacorrectiond’unesensationinitialedéformante,liéeàuneimagerétinienneréduite,parcequ’iln’existepasdesensationinitialeisolée,etquel’imagerétiniennen’estqu’unanneaunonprivilégiédanslachaîne,dontlecircuittotalrelielesobjetsaucerveauparl’intermédiairedescourantsnerveux intéressés : c’estdonc immédiatementetdirectementque l’onassure à l’objet, vu en profondeur, sa grandeur réelle, en vertu tout simplement des loisd’organisation rendant cette structure la meilleure de toutes. En second lieu, les constancesperceptivesnes’acquerraientdoncpas,maisseraientdonnéestellesquellesàtouslesniveaux,chezl’animal et le nourrisson, comme chez l’adulte. Les exceptions expérimentales apparentes seraientduesaufaitque le«champperceptif»n’estpas toujoursassezstructuré, laconstance lameilleureayantététrouvéelorsquel’objectiffaitpartied’une«configuration»d’ensemble,commeunesuited’objetssériés.Si nous en revenons à l’intelligence, elle a reçu, de ce point de vue, une interprétation

remarquablementsimpleetquiseraitsusceptible,sielleétaitvraie,derattacherpresquedirectementlesstructuressupérieures(etnotammentles«groupementsopératoires»quenousavonsdécrits)aux«formes»lesplusélémentairesd’ordresensori-moteuretmêmeperceptif.Troisapplicationsdelathéorie de la Forme à l’étude de l’intelligence sont spécialement à noter : celle de Kœhler àl’intelligencesensori-motrice,celledeWertheimeràlastructuredusyllogismeetcelledeDunckeràl’acted’intelligenceengénéral.Pour Kœhler, l’intelligence apparaît lorsque la perception ne se prolonge pas directement en

mouvementssusceptiblesd’assurer laconquêtede l’objectif.Unchimpanzédans sacagechercheàatteindreunfruitsituéhorsdeportéedubras :un intermédiaireestalorsnécessaire,dont l’emploidéfiniralacomplicationpropreàl’actionintelligente.Enquoiconsistecettedernière?Siunbâtonestmis à la disposition du singe, mais dans une position quelconque, il est vu comme un objetindifférent:placéparallèlementaubras,ilserabrusquementperçucommeunprolongementpossibledelamain.Jusque-làneutre,lebâtonrecevraainsiunesignificationdufaitdesonincorporationdanslastructured’ensemble.Lechampseradonc«restructuré»etcesontcesrestructurationssoudainesqui,selonKœhler,caractérisentl’acted’intelligence:lepassaged’unestructuremoinsbonneàunestructure meilleure est l’essence de la compréhension, simple continuation par conséquent, maismédiateouindirectedelaperceptionmême.C’est ce principe explicatif que l’on retrouve chez Wertheimer dans son interprétation

«gestaltiste»dusyllogisme.Lamajeureestune«forme»comparableàunestructureperceptive:« tous les hommes » constituent ainsi un ensemble que l’on se représente centré à l’intérieur de

l’ensembledes«mortels».Lamineureprocèdedemême:«Socrate»estunindividucentrédanslecercle des « hommes ». L’opération qui tirera de ces prémisses la conclusion « donc Socrate estmortel » revient donc simplement à restructurer l’ensemble, en faisant disparaître le cercleintermédiaire(leshommes),aprèsl’avoirsituéavecsoncontenudanslegrandcercle(lesmortels).Leraisonnementestdoncune«recentralisation»:«Socrate»estcommedécentrédelaclassedes«hommes»poursetrouverrecentrédanscelledesmortels.Lesyllogismerelèveainsisansplusdel’organisation générale des structures : il est analogue en cela aux restructurations caractérisantl’intelligencepratiquedeKœhler,maisprocèdeenpenséeetnonplusenaction.Duncker, enfin, étudie le rapport de ces compréhensions brusques (Einsicht ou restructuration

intelligente)avecl’expérience,demanièreàporterlecoupdegrâceàl’empirismeassociationniste,quelanotiondeGestaltcontreditdèsleprincipe.Ilanalyseàceteffetdiversproblèmesd’intelligenceet trouveen tous lesdomainesque l’expérienceacquise joueun rôle seulement secondairedans leraisonnement : l’expérience ne présente jamais de signification pour la pensée qu’en fonction del’organisationactuelle.C’estcettedernière,c’est-à-direlastructureduchampprésent,quidéterminelesappelspossiblesauxexpériencespassées, soitqu’il les rende inutiles, soitqu’il commandeuneévocation et une utilisation des souvenirs. Le raisonnement est ainsi « un combat qui forge sespropres armes », et tout s’y explique par des lois d’organisation, indépendantes de l’histoire del’individuetassurantautotall’unitéfoncièredesstructuresdetoutniveau,des«formes»perceptivesélémentairesàcellesdelapenséelaplushaute.

CritiquedelapsychologiedelaForme

On ne saurait qu’accorder à la psychologie de la Forme le bien-fondé de ses descriptions : lecaractèrede«totalité»propreauxstructuresmentales,tantperceptivesqu’intelligentes,l’existenceetlesloisdela«bonneforme»,laréductiondesvariationsdestructureàdesformesd’équilibre,etc.,sontjustifiéspardesinombreuxtravauxexpérimentauxquecesnotionsontacquisdroitdecitédanstoutelapsychologiecontemporaine.Enparticulier,lemoded’analysequiconsisteàtoujourstraduireles faits et termes de « champ » total est le seul légitime, la réduction en éléments atomistiquesaltéranttoujoursl’unitéduréel.Mais il faut bien comprendre que, si les « lois d’organisation » ne dérivent pas, par-delà la

psychologie et la biologie, de « formes physiques » absolument générales (Kœhler) , alors lelangagedestotalitésn’estqu’unmodededescription,etl’existencedesstructurestotalesrequiertuneexplicationquin’estpointinclusedanslefaitdelatotalitéelle-même.C’estcequenousavonsadmispour nos propres « groupements » et il faut l’admettre aussi pour les « formes » ou structuresélémentaires.Or,l’existencegénéraleetmême«physique»des«loisd’organisation»impliquetoutaumoins–

et les théoriciens de la Forme sont les premiers à l’affirmer – leur invariance au cours dudéveloppementmental.Laquestionpréalable,pourladoctrineorthodoxedelaForme(nousnousentiendronsiciàcetteorthodoxie,maisilfautsignalerqu’uncertainnombredepartisansplusprudentsdelaGestalt, telsqueGelbetGoldstein,ontrejetél’hypothèsedes«formesphysiques»),estdonccelle de la permanence, au cours du développement mental, de certaines formes essentiellesd’organisation:decelledes«constances»perceptives,enparticulier.Seulement, sur le point capital, nous croyons pouvoir soutenir que, dans l’état actuel des

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connaissances,lesfaitss’opposentàunetelleaffirmation.Sansentrerdansledétail,etenrestantsurleterraindelapsychologiedel’enfantetdelaconstancedesgrandeurs,ilfautrelever,eneffet,lesquelquespointssuivants:1.H.Franck acrupouvoirétablir laconstancedesgrandeurschezdesbébésde11mois.Or, la

techniquedesesexpériencesadonnélieuàdiscussion(Beyrl)et,mêmesilefaitestengrosexact,11mois représentent déjà un développement considérable de l’intelligence sensori-motrice.E.BrunswicketCruikshankontconstatéundéveloppementprogressifdecetteconstancedurant lessixpremiersmois.2.CertainesexpériencesquenousavonsconduitesavecLamberciersurdesenfantsde5à7ans,et

consistantencomparaisons(deuxàdeux)dehauteursenprofondeur,nousontpermisdemettreenlumière un facteur dont les expérimentateurs n’avaient pas tenu compte : il existe, à tout âge, une«erreursystématiquedel’étalon»,tellequel’élémentchoisicommeétalonestsurévalué,parrapportauxvariablesqu’ilmesure,àcausemêmedesafonctiond’étalon,etceladanslecasoùilestsituéenprofondeuraussibienquedanslasituationproche.Cetteerreursystématiquedusujet,combinéeavecsesestimationsenprofondeur,peutdonnerlieuàuneconstanceapparente(etillusoire):défalcationfaite de l’« erreur de l’étalon », nos sujets de 5-7 ans ont présenté une sous-estimationmoyenneappréciable,enprofondeur,tandisquelesadultesaboutissent,enmoyenne,àune«surconstance ».3.Burzlaff ,quiaaussiobtenudesvariationsavecl’âgedanslescomparaisonsdeuxàdeux,acru

pouvoirmaintenirl’hypothèse«gestaltiste»d’unepermanencedelaconstancedesgrandeursdanslecasoùlesélémentsàcomparersontenglobésdansune«configuration»d’ensemble,etnotammentlorsqu’ils sont sériés. En de minutieuses expériences, Lambercier a repris, à notre demande, ceproblème des comparaisons sériales en profondeur et a pu montrer qu’il n’existe une constancerelativementindépendantedel’âgequedansunseulcas(leseulprécisémentenvisagéparBurzlaff):celuioùl’étalonestégalautermemédiandesélémentsàcomparer.Parcontre,dèsquel’onchoisitun étalon sensiblement plus grand ou plus petit que le médian, on observe des altérationssystématiquesenprofondeur.Ilestclair,dèslors,quelaconstancedumédianrelèved’autrescausesquelaconstanceenprofondeur:c’estsapositionprivilégiéedemédianquiassuresoninvariance(ilest dévalué par tous les termes supérieurs à lui et revalorisé symétriquement par tous les termesinférieurs, d’où sa stabilité). Lesmesures faites sur les autres termesmontrent, ici encore, que laconstance spécifique en profondeur n’existe pas chez l’enfant, tandis que l’on observe unaccroissementnotable,avecl’âge,desrégulationstendantàcetteconstance.4.OnsaitqueBeyrl ,analysantlaconstancedesgrandeurschezlesécoliers,atrouvé,desoncôté,

unaccroissementmoyendescasdeconstancejusquevers10ans,palieràpartirduquell’enfantréagitenfin à la manière de l’adulte (une évolution parallèle a été trouvée par E. Brunswick en ce quiconcernelesconstancesdelaformeetdelacouleur).L’existenced’uneévolution,avecl’âge,desmécanismesaboutissantauxconstancesperceptives(et

nousverronsplusloinbiend’autrestransformationsgénétiquesdelaperception)conduitassurémentàunerevisiondesexplicationsdelathéoriedelaForme.Toutd’abord,s’ilyaévolutionréelledesstructuresperceptives,onnesauraitplusécarter,nileproblèmedeleurformation,nilerôlepossiblede l’expérience au cours de leur genèse. Sur ce dernier point, E. Brunswick amis en évidence lafréquencede«formes(Gestalt)empiriques»àcôtédes«formesgéométriques».C’estainsiqu’unefigure intermédiaire entre l’image d’unemain ouverte et un schéma géométrique à cinq branchesexactementsymétriqueadonné,envisiontachystoscopiquechezl’adulte,50%enfaveurdelamain

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(formeempirique)et50%enfaveurdela«bonneforme»géométrique.Quantàlagenèsedes«formes»,quisoulèvedoncunequestionessentielledèslemomentquel’on

rejette l’hypothèse des « formes physiques » permanentes, il convient de remarquer au préalablel’illégitimitédudilemme:ou«totalités»ouatomismedessensationsisolées.Ilyaenréalitétroistermes possibles : ou bien une perception est une synthèse d’éléments, ou bien elle constitue unetotalitéd’unseultenant,oubienelleestunsystèmederapports(chaquerapportétantalorslui-mêmeunetotalité,maislatotalitéd’ensembledevenantanalysablesansenrevenirpourautantàl’atomisme).Cela dit, rien n’empêche de concevoir les structures totales comme le produit d’une constructionprogressive, procédant non pas par « synthèses », mais par différenciations accommodatrices etassimilations combinées, ni de mettre cette construction en rapport avec une intelligence douéed’activitéréelleparoppositionaujeudesstructurespréétablies.Encequiconcernelaperception,lepointcrucialestceluidela«transposition».Faut-il,avecla

théoriede laForme, interpréter les transpositions (d’unemélodied’un tondansun autreoud’uneformevisuelleparagrandissement)commedesimplesréapparitionsd’unemêmeformed’équilibreentreélémentsnouveauxdontlesrapportssesontconservés(cf.lespaliershorizontauxd’unsystèmed’écluses), ou faut-il y voir le produit d’une activité assimilatrice qui intègre des élémentscomparablesdansunmêmeschème?L’accroissementmêmedelafacilitédetransposer,enfonctionde l’âge (voir la fin de ce chap. III), nous paraît imposer cette seconde solution. Bien plus, à latranspositionordinairementenvisagée,quiestexterneparrapportauxfigures,ilconvientsansdouted’adjoindrelestranspositionsinternesentreélémentsd’unemêmefigure,quiexpliquentle rôledesfacteursderégularité,d’égalités,desymétrie,etc.,inhérentsaux«bonnesformes».Or, ces deux interprétations possibles de la transposition comportent des significations bien

différentesencequiconcernelesrapportsentrelaperceptionetl’intelligenceetsurtoutlanaturedecettedernière.En cherchant à réduire les mécanismes de l’intelligence à ceux qui caractérisent les structures

perceptives,elles-mêmesréductiblesàdes«formesphysiques»,lathéoriedelaFormeenrevientaufond,quoiquepardesvoiesbeaucoupplusraffinées,àl’empirismeclassique.Laseuledifférence(et,siconsidérablequ’ellesoit,ellepèsepeuauprèsd’une telle réduction)estque ladoctrinenouvelleremplace les « associations » par des « totalités » structurées. Mais, dans les deux cas, l’activitéopératoireestdissoutedanslesensible,auprofitdelapassivitédesmécanismesautomatiques.Or,onnesauraittropinsistersurlefaitque,silesstructuresopératoiressontreliéesparunesérie

continue d’intermédiaires aux structures perceptives (et nous l’accordons sans difficulté), il y acependantuneinversionfondamentaledesensentrelarigiditéd’une«forme»perçueetlamobilitéréversibledesopérations.LacomparaisonquetenteWertheimerentrelesyllogismeetles«formes»statiquesdelaperceptionrisqueainsidedemeurerinsuffisante.L’essentiel,danslemécanismed’ungroupement(dontontiredessyllogismes),n’estpaslastructurerevêtuepar lesprémissesoucellequicaractériselesconclusions,maisbienleprocessusdecompositionpermettantdepasserdesunesauxautres.Or,ceprocessusprolongesansdoutelesrestructurationsetrecentralisationsperceptives(telles que celles qui permettent de voir alternativement en creux ou en bosse un dessin« équivoque »). Mais il est bien davantage encore, puisqu’il est constitué par l’ensemble desopérationsmobilesetréversiblesd’emboîtementetdedéboîtement(A+A’=B;A=B–A’;A’=B–A;B–A–A’=O,etc.).Cenesontdoncpluslesformesstatiquesquicomptentdansl’intelligence,nilesimplepassageàsensuniqued’unétatàunautre(ouencorel’oscillationentrelesdeux),c’estlamobilitéet la réversibilitégénéraledesopérationsquiengendrent les structures. Il s’ensuitque les

structuresen jeudiffèrentelles-mêmesdans lesdeuxcas :unestructureperceptiveestcaractérisée,comme la théorie de la Forme y a insisté elle-même, par son irréductibilité à la compositionadditive : elle est donc irréversible et non associative. Il y a donc beaucoup plus qu’une«recentration»(Umzentrierung)dansunsystèmederaisonnements:ilyaunedécentrationgénérale,qui suppose une sorte de dissolution ou de dégel des formes perceptives statiques au profit de lamobilitéopératoire,et,parconséquent,ilyalapossibilitéd’uneconstructionindéfiniedestructuresnouvelles,perceptiblesoudépassantleslimitesdetouteperceptionréelle.Quantàl’intelligencesensori-motricedécriteparKœhler,ilestclairquelesstructuresperceptives

yjouentunrôlebeaucoupplusgrand.Mais,parlefaitmêmequelathéoriedelaFormes’estobligéeàlesconsidérercommeémergeantdirectementdessituationscommetelles,sansgenèsehistorique,Kœhlers’estvucontraintderetrancherdudomainedel’intelligence,d’unepart, letâtonnementquiprécèdeladécouvertedessolutions,et,d’autrepart,lescorrectionsetcontrôlesquilasuivent.L’étudedesdeuxpremièresannéesdel’enfantnousaconduitàcetégardàunevisiondifférentedeschoses:il y a certes aussi des structures d’ensemble ou « formes » dans l’intelligence sensori-motrice dubébé,maisloindedemeurerstatiquesetsanshistoire,ellesconstituentdes«schèmes»quiprocèdentles uns des autres par différenciations et intégrations successives, et qui doivent ainsi êtreaccommodéssanscesseauxsituations,partâtonnementetcorrections,enmêmetempsqu’ilsse lesassimilent.Laconduitedubâtonestainsipréparéeparunesériedeschèmesantérieurstelsqueceluid’attirerà soi l’objectif par l’intermédiairede sesprolongements (ficelleou supports)ou celuidefrapperunobjetcontreunautre.Il est alors nécessaire de faire à la thèse deDuncker les réserves suivantes. Sans doute un acte

d’intelligencen’est-ildéterminéparl’expérienceantérieurequedanslamesureoùilyrecourt.Maiscettemiseenrelationsupposedesschèmesd’assimilation,eux-mêmesissusdesschèmesantérieursdont ils dérivent par différenciation et coordination. Les schèmes ont donc une histoire : il y amutuelleréactionentrel’expérienceantérieureetl’acteprésentd’intelligence,etnonpasactionàsensuniquedupassésur leprésent,commelevoulait l’empirisme,niappelàsensuniqueduprésentaupassé,commele veutDuncker. Il estmêmepossible de préciser ces rapports entre le présent et lepassé,endisantquel’équilibreestatteintlorsquetouslesschèmesantérieurssontemboîtésdanslesactuelsetquel’intelligencepeutalorsindifféremmentreconstruirelesanciensaumoyendesprésentsetréciproquement.Au total, on voit donc que, exacte en sa description des formes d’équilibre ou totalités bien

structurées,lathéoriedelaFormenégligecependant,tantdansledomaineperceptifquedansceluidel’intelligence,laréalitédudéveloppementgénétiqueetlaconstructioneffectivequilacaractérise.

Lesdifférencesentrelaperceptionetl’intelligence

LathéoriedelaFormearenouveléleproblèmedesrapportsentrel’intelligenceetlaperception,enmontrantlacontinuitéquirelielesstructurescaractéristiquesdecesdeuxdomaines.Iln’enrestepasmoinsque, pour résoudre le problème en respectant la complexité des faits génétiques, il fautfaire l’inventaire des différences elles-mêmes avant d’en revenir aux analogies conduisant à desexplicationspossibles.Une structure perceptive est un système de rapports interdépendants. Qu’il s’agisse de formes

géométriques,depoids,decouleursoude sons,onpeut toujours traduire les totalités en rapports,

sans détruire l’unité du tout comme tel. Il suffit alors, pour dégager les différences autant que lesressemblancesentrelesstructuresperceptivesetopératoires,d’exprimercesrapportsdanslelangagedu«groupement»àlamanièredontlesphysiciens,formulantentermesréversibleslesphénomènesthermodynamiques,constatentqu’ilssont intraduisiblesenuntel langage,parcequ’irréversibles, lanon-correspondancedes symbolismes soulignant ainsi d’autantmieux les différences en jeu.À cetégardilsuffitdereprendrelesdiversesillusionsgéométriquesconnues,enfaisantvarierlesfacteursenprésence,oulesfaitsrelevantdelaloideWeber,etc.,etdeformulerentermesdegroupementtouslesrapports,ainsiqueleurstransformationsenfonctiondesmodificationsextérieures.Or, les résultats ainsi obtenus se sont montrés fort nets : aucune des cinq conditions du

«groupement»nesetrouveréaliséeauniveaudesstructuresperceptives,et,làoùellesparaissentleplusprèsde l’être, comme sur le terraindes« constances» annonçant la conservation opératoire,l’opérationestremplacéepardesimplesrégulations,nonentièrementréversibles(etparconséquentàmi-chemindel’irréversibilitéspontanéeetduréglageopératoirelui-même).

Prenonscommepremierexempleuneformesimplifiéede l’illusiondeDelbœuf :uncercleA de12mmderayoninscritdansuncercleBde15mmparaitplusgrandqu’uncercleisoléAségalàA .FaisonsvarierlecercleextérieurBenluidonnantsuccessivementde15à13mmderayon,etde15à40ou80mm:l’illusiondiminuede15à13mm;ellediminueausside15à36mm,pourdevenirnullevers36mm(c’est-à-direquandlediamètredeA égalelalargeurdelazonecompriseentreBetA )etnégativeau-delà(sous-estimationducercleintérieurA ).Or:

1.Àtraduireenlangageopératoirelesrapportsenjeudanscestransformationsperceptives,ilest d’abord évident que leur composition ne saurait être additive, faute de conservation desélémentsdusystème.C’estd’ailleurslàladécouverteessentielledela théoriede laformeetcequi caractérise, selon elle, la notion de « totalité » perceptive. Si nous appelons A’ la zoneintercalairemarquantladifférenceentrelescerclesA etB,onnesauraitdoncécrireA +A’=B,puisqueA estdéforméparsoninsertionenB,queBestdéforméparlefaitd’entourerA etquelazoneA’estplusoumoinsdilatéeoucompriméeselonlesrapportsentreA etB.Onpeutprouvercettenon-conservationdelatotalitédelamanièresuivante.Si,enpartantd’unecertainevaleurdeA ,deA’etdeB,onélargit(objectivement)A ,enrétrécissantdoncA’,maisenlaissantBconstant,ilsepeutqueletoutBsoitvupluspetitqu’auparavant:ilseseradoncperduquelquechose au cours de la transformation ; ou au contraire il sera vu plus grand et il interviendraquelquechoseentrop.Ils’agitalorsdetrouverunmoyendeformulerces«transformationsnoncompensées».2. Traduisons à cet effet les transformations en termes de composition de rapports, et nous

constateronslanatureirréversibledecettecomposition,cette irréversibilitéexprimantsousuneautre forme l’absence de composition additive. Appelons r l’augmentation de ressemblance(dimensionnelle) entre A et B et d l’augmentation de différence (dimensionnelle) entre lesmêmestermes.Cesdeuxrapportsdevraientêtreetdemeurerl’inversel’undel’autre,soit+r=–det+d=–r(lesigne–indiquantladiminutionderessemblanceoudedifférence).Or,sinouspartonsde l’illusionnulle (A =12mmetB=36mm),nous constatonsqu’enaugmentant lesressemblancesobjectives(=enresserrantlescercles),lesujetlesperçoitencorerenforcées:parconséquent la perception a trop augmenté les ressemblances au cours de leur accroissementobjectifetpasassezmaintenulesdifférencesaucoursdeleurdiminutionobjective.Demême,si

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on augmente les différencesobjectives (en desserrant les cercles), cette augmentation est aussiexagérée. Il intervient donc un défaut de compensation au cours des transformations. Nousconviendrons alors d’écrire ces dernières sous la forme suivante, destinée à marquer leurcaractèreincomposable,dupointdevuelogique:

r>–doud>–r.En effet, si, en chaque figure prise isolément, les rapports de ressemblances y sont

naturellementtoujoursl’inversedesrapportsdedifférences,lepassaged’unefigureàl’autrenemaintientpasconstantelasommedesressemblancesetdesdifférences,puisquelestotalitésneseconservent pas (voir sous 1). C’est en ce sens que l’on peut légitimement considérer lesaccroissements de ressemblance comme l’emportant sur les diminutions de différence, oul’inverse.Ilestencecaspossibled’exprimerlamêmeidéedefaçonplusconciseendisantsimplement

que la transformation des rapports est irréversible, parce que s’accompagnant d’une«transformationnoncompensée»Ptelleque:

r=–d+Prdoud=–r+Prd.3.Bienplus,aucunecompositionderapportsperceptifsn’estindépendanteducheminparcouru

(associativité),maischaquerapportperçudépenddeceuxquil’ontimmédiatementprécédé.C’estainsique laperceptiond’unmêmecercleAdonnerades résultats sensiblementdifférents selonqu’ilestcomparéàdescerclesderéférencesériésenordreascendantoudescendant.Lamesurelaplusobjectiveest,encecas,d’ordreconcentrique,c’est-à-direprocédantparéléments tantôtplus grands tantôt plus petits que A, de manière à compenser les unes par les autres lesdéformationsduesauxcomparaisonsantérieures.4. et 5. Il est donc évident qu’unmêmeélémentnedemeurepas identique à lui-même, selon

qu’ilestcomparéàd’autres,différentsde luioudemêmesdimensions :savaleurvarierasanscesseenfonctiondesrelationsdonnées,actuellescommeantérieures.Ilyadoncimpossibilitéàréduireunsystèmeperceptifàun«groupement»,saufàramener les

inégalitésàdeségalitésparl’introductionde«transformationsnoncompensées»Pquiconstituentlamesure des déformations (illusions) et attestent la non-additivité ou non-transitivité des rapportsperceptifs,leurirréversibilité,leurnon-associativitéetleurnon-identité.Cetteanalyse(quinousapprendparailleurscequeseraitlapenséesisesopérationsn’étaientpas

«groupées»!)montrequelaformed’équilibreinhérentauxstructuresperceptivesestbiendifférentedecelledesstructuresopératoires.Encesdernières,l’équilibreestàlafoismobileetpermanent,lestransformations intérieures au système ne modifiant pas celui-ci, parce qu’elles sont toujoursexactement compensées, grâce auxopérations inverses réelles ou virtuelles (réversibilité).Dans lecas des perceptions, au contraire, chaque modification de la valeur de l’un des rapports en jeuentraîneunetransformationdel’ensemble,jusqu’àcequeseconstitueunnouveléquilibre,distinctdecelui qui caractérisait l’état antérieur : il y a donc « déplacement d’équilibre » (comme on dit enphysique,dansl’étudedessystèmesirréversiblescommelessystèmesthermodynamiques)etnonpluséquilibrepermanent.C’est le cas,par exemple,pourchaquenouvellevaleurducercleextérieurB,dans l’illusion décrite à l’instant : l’illusion augmente alors, ou diminue,mais ne conserve pas savaleurinitiale.Bien plus, ces « déplacements d’équilibre » obéissent à des lois demaxima : un rapport donné

n’engendre une illusion, donc ne produit une transformation non compensée P, que jusqu’à une

certainevaleur,euégardàcelledesautresrapports.Passéecettevaleur,l’illusiondiminue,parcequeladéformationestalorsenpartiecompenséesousl’effetdesnouveauxrapportsdel’ensemble:lesdéplacementsd’équilibredonnentdonclieuàdesrégulations,oucompensationspartielles,quel’onpeut définir par le changement de signe de la quantité P (par exemple quand les deux cerclesconcentriques sont trop rapprochés ou trop éloignés, l’illusion de Delbœuf diminue). Or, cesrégulations, dont l’effet est donc de limiter ou de « modérer » (comme on dit en physique) lesdéplacementsd’équilibre,sontcomparablesàcertainségardsauxopérationsde l’intelligence.Si lesystème était d’ordre opératoire, toute augmentation de l’une des valeurs correspondrait à ladiminutiond’uneautre,etréciproquement(ilyauraitdoncréversibilité,c’est-à-direquel’onauraitP= 0) ; si, d’autre part, il y avait déformation sans frein lors de chaquemodification extérieure, lesystèmen’existeraitpluscommetel:l’existencedesrégulationsmanifesteainsicelled’unestructureintermédiaireentrel’irréversibilitécomplèteetlaréversibilitéopératoire.Mais comment expliquer cette opposition relative (doublée d’une parenté relative) entre les

mécanismesperceptifsetintelligents?Lesrapportsdontestcomposéeunestructured’ensemble,tellequecelled’uneperceptionvisuelle,exprimantlesloisd’unespacesubjectif,ouespaceperceptif,quel’on peut analyser et comparer à l’espace géométrique, ou espace opératoire. Les illusions (outransformations non compensées du système des rapports) peuvent être alors conçues comme desdéformationsdecetespace,danslesensdeladilatationoudelacontraction .Or, de ce point de vue, un fait capital domine toutes les relations entre la perception et

l’intelligence. Lorsque l’intelligence compare deux termes l’un à l’autre, ni le comparant ni lecomparé (autrement dit ni lemètre ni lemesuré) ne sont déforméspar la comparaisonmême.Aucontraire, dans le cas de la comparaison perceptive, et notamment lorsqu’un élément sert d’étalonfixe dans l’évaluation d’éléments variables, il se produit une déformation systématique que nousavons appelée avec Lambercier l’« erreur de l’étalon » : l’élément auquel s’attache davantage leregard(c’est-à-direengénérall’étalonlui-même,lorsquelavariableestéloignéedelui,maisparfoisaussilavariable,lorsquel’étalonestproched’elleetdéjàconnu)estsystématiquementsurévalué,etceladanslescomparaisonseffectuéessurleplanfronto-parallèleaussibienqu’enprofondeur .De tels faits ne constituent que des cas particuliers d’un processus très général. Si l’étalon est

surévalué(ou,encertainscas, lavariable),c’estsimplementparceque l’élément leplus longtempsregardé(ouleplussouvent,leplusintensément,etc.)estparcelamêmeagrandi,commesil’objetoularégionsurlesquelsseporteleregarddonnaientlieuàunedilatationdel’espaceperceptif.Ilsuffit,àcetégard,deregarderalternativementdeuxélémentségauxpourvoirquel’onrenforcechaquefoislesdimensionsdeceluiquel’onfixe,quitteàcequecesdéformationssuccessivessecompensentautotal.L’espaceperceptifn’estdoncpashomogène,mais ilestàchaque instantcentré,et lazonedecentration correspond à une dilatation spatiale, tandis que la périphérie de cette zone centrale estd’autantpluscontractéequ’ons’éloigneducentre.CerôledelacentrationetTerreurde l’étalonseretrouventdansledomainedutoucher.Mais,sila«centration»estainsicausededéformations,plusieurscentrationsdistinctescorrigent

les effets de chacune. La « décentration », ou coordination de centrations différentes, est parconséquentfacteurdecorrection.Onvoitalorsd’embléeleprinciped’uneexplicationpossibledesdéformations irréversibles et des régulations dont nous parlions à l’instant. Les illusions de laperceptionvisuellepeuvents’expliquerparlemécanismedescentrationslorsquelesélémentsdelafiguresont(relativement) tropproches lesunsdesautrespourqu’ilyaitdécentration(illusionsdeDelbœuf,Oppel-Kundt, etc.). Inversement, il y a régulation dans lamesure où il y a décentration,

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automatiqueouparcomparaisonsactives.Or,onaperçoitmaintenantlerapportentrecesprocessusetceuxquicaractérisentl’intelligence.Ce

n’est pas seulement dans le domaine perceptif que l’erreur (relative) tient à la centration etl’objectivité (relative)à ladécentration.Toute l’évolutionde lapenséede l’enfant,dont les formesintuitivesinitialessontprécisémentvoisinesdesstructuresperceptives,estcaractériséeparlepassaged’unégocentrismegénéral (dontnousreparleronsauchap.V)à ladécentration intellectuelle,doncpar un processus comparable à celui dont nous constatons ici les effets.Mais la question est pourl’instantdesaisirladifférenceentre laperceptionet l’intelligenceachevée,et,àcetégard, lesfaitsquiprécèdentpermettentdeserrerdeplusprèslaprincipaledecesoppositions:celledecequel’onpourraitappelerla«relativitéperceptive»aveclarelativitéintellectuelle.Eneffet,silescentrationssetraduisentpardesdéformationsdontnousavonsvucommentonpeut

les formuler en référence (et par contraste) avec le groupement, le problème est en outre de lesmesurerlorsquecelaestpossible,etd’interprétercettequalification.Or,lachoseestaiséedanslecasoù deux éléments homogènes sont comparés entre eux, telles que deux lignes droites qui seprolongentl’unel’autre.Onpeutétabliralorsuneloides«centrationsrelatives»,indépendantedelavaleurabsoluedeseffetsdelacentration,etexprimantlesdéformationsrelativessouslaformed’unesimplevaleurprobable,c’est-à-direparlerapportdescentrationsréellesaunombredescentrationspossibles.

On sait, en effet, qu’une ligne A, comparée à une autre ligne A’, est dévalorisée par cettedernièresicelle-ciestplusgrandequelapremière(A<A’)etsurévaluéedanslecasinverse(A>A’).Leprincipeducalcul est alorsdeconsidérer, dans chacunde ces deux cas, les centrationssuccessivessurAetsurA’commedilatantalternativementceslignesproportionnellementàleurslongueurs : la différence de ces déformations, exprimée en grandeurs relatives deA et deA’,donneainsilasurévaluationouladévaluationbrutedeA,lesquellessontensuiteàdiviserparlalongueur totale des lignes contiguës A + A’, puisque la décentration est proportionnelle à lagrandeurdelafigured’ensemble.Onobtientdonc:

Enoutre,silamesureestfaitesurA,ilfautmultipliercesrelationsparA /(A+A’) ,c’est-à-direparlecarrédurapportentrelapartiemesuréeetletout.La courbe théorique obtenue de la sorte correspond bien aux mesures empiriques des

déformations,et,deplus,rejointassezexactementlesmesuresdel’illusiondeDelbœuf (siAestinséréentredeuxA’etqu’ondoublealorscettevaleurA’danslaformule).Cette loi des centrations relatives, exprimée en langage qualitatif, signifie simplement que toute

différenceobjectiveestaccentuéesubjectivementparlaperception,mêmedanslecasoùlesélémentscomparés sont également centrés par le regard. Autrement dit, tout contraste est exagéré par laperception, ce qui indique d’emblée l’intervention d’une relativité particulière à cette dernière etdistincte de celle de l’intelligence. Ceci nous conduit à la loi de Weber, dont la discussion estparticulièrementinstructiveàcetégard.Priseausensstrict, la loideWeberexprime,commeon lesait,quelagrandeurdes«seuilsdifférentiels»(pluspetitesdifférencesperçues)estproportionnelleàcelledesélémentscomparés:siunsujetdistingueparexemple10et11mm,maisnonpas10et10,5mm,ilnedistingueraaussique10et11mmetnonpas10et10,5cm.

SupposonsainsiqueleslignesprécédentesAetA’soientmaintenantdevaleurstrèsprochesouégales.Siellessontégales,lacentrationsurAdilateAetdévaloriseA’,puislacentrationsurA’

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dilateA’etdévaloriseAselonlesmêmesproportions:d’oùl’annulationdesdéformations.Parcontre, si elles sont légèrement inégales, mais que leur inégalité reste inférieure auxdéformationsduesàlacentration,lacentrationsurAdonnelaperceptionA>A’etlacentrationsurA’lavisionA’>A.Ilyaencecascontradictionentrelesestimations(contrairementaucasgénéraloùuneinégalité,communeauxdeuxpointsdevue,apparaîtsimplementplusoumoinsforte selon que l’on fixe A ou A’). Cette contradiction se traduit alors par une sorte debalancement (comparable à la résonance en physique) qui ne saurait aboutir à l’équilibreperceptif que par l’égalisation A = A’. Mais cette égalisation demeure subjective, et est doncillusoire:ellerevientàdirequedeuxvaleurspresqueégalessontconfonduesparlaperception.Orcetteindifférenciationestprécisémentcequicaractérisel’existencedes«seuilsdifférentiels»et,commeelleestproportionnelle,envertudelaloidescentrationsrelatives,auxlongueursdeAetdeA’,onretrouveainsilaloideWeber.La loi deWeber, appliquée aux seuilsdifférentiels, s’expliquedoncpar celledes centrations

relatives. Bien plus, comme elle s’étend également aux différences quelconques (soit que lesressemblancesprimentlesdifférences,commeàl’intérieurduseuil,soitl’inversecommedanslecas discuté plus haut), on peut l’envisager dans tous les cas comme exprimant simplement lefacteurdeproportionnalitéinhérentauxrapportsdecentrationsrelatives(etpourletoucheretlepoids,etc.,commepourlavision).Nous voici donc en mesure d’énoncer plus clairement l’opposition, sans doute essentielle, qui

sépare l’intelligence de la perception. On traduit souvent la loi de Weber en disant que touteperceptionest«relative».Onnesaisitpasdedifférencesabsolues,puisque1grajoutéà10grpeutêtre perçu, tandis qu’il ne l’est plus ajouté à 100 gr. D’autre part, lorsque les éléments diffèrentnotablement,lescontrastessontalorsaccentués,commelemontrentlescasordinairesdecentrationsrelatives,et ce renforcement est à nouveau relatif aux grandeurs en jeu (une chambre paraît ainsichaudeou froide selonque l’onvientd’unendroit à températureplusbasseouplus élevée).Qu’ils’agissederessemblancesillusoires(seuild’égalité)oudedifférencesillusoires(contrastes),toutestdoncperceptivement«relatif».Maisn’enest-ilpasdemêmedansl’intelligenceaussi?Uneclassen’est-ellepasrelativeàuneclassification?etunerelation,àl’ensembledesautres?Enréalité,lemotrelatifprésenteunsensbiendifférentdanslesdeuxcas.Larelativitéperceptiveestunerelativitédéformante,danslesensoùlelangagecourantdit«tout

est relatif », pour nier la possibilité de l’objectivité : le rapport perceptif altère les éléments qu’ilrelie, et nous comprenons maintenant pourquoi. Au contraire, la relativité de l’intelligence est laconditionmêmede l’objectivité : ainsi la relativitéde l’espaceetdu tempsest laconditionde leurpropre mesure. Tout se passe donc comme si la perception, obligée de procéder pas à pas, parcontact, immédiat,maispartiel, avecsonobjet, ledéformaitpar l’actemêmede lecentrer,quitteàatténuer ces déformations par des décentrations également partielles, tandis que l’intelligence,embrassantenunseultoutunnombrebienplusgrandderéalités,selondestrajetsmobilesetsouples,atteintl’objectivitéparunedécentrationbeaucouppluslarge.Or,cesdeuxrelativités,l’unedéformanteetl’autreobjective,sontsansdoutel’expression,àlafois

d’une opposition profonde entre les actes d’intelligence et les perceptions, et d’une continuitésupposant par ailleurs l’existence de mécanismes communs. Pourquoi, en effet, si la perceptioncommel’intelligenceconsistentàstructureretàmettreenrapports,cesrapportssont-ilsdéformantsdans un cas et non pas dans l’autre ? Ne serait-ce pas que les premiers sont, non seulementincomplets, mais insuffisamment coordonnâmes, tandis que les seconds reposeraient sur une

coordination indéfiniment généralisable ? Et si le « groupement » est le principe de cettecoordination,etquesacompositionréversibleprolongelesrégulationsetdécentrationsperceptives,nefaut-ilpasadmettrealorsquelescentrationssontdéformantesparcequetroppeunombreuses,enpartiefortuitesetrésultantainsid’unesortedetirageausortparmil’ensembledecellesquiseraientnécessairespourassurerladécentrationentièreetl’objectivité?Noussommesdoncconduitsànousdemandersiladifférenceessentielleentrel’intelligenceetla

perceptionnetiendraitpasaufaitquecelle-ciestunprocessusd’ordrestatistique,liéàunecertaineéchelle, tandisque lesprocessusd’ordre intellectueldétermineraient les rapportsd’ensemble liésàune échelle supérieure. La perception serait à l’intelligence ce qu’est en physique le domaine del’irréversible(c’est-à-direprécisémentduhasard)etdesdéplacementsd’équilibre,parrapportàceluidelamécaniqueproprementdite.Or, la structure probabiliste des lois perceptives dont nous venons de parler tombe précisément

souslesens,etexpliquelecaractèreirréversibledesprocessusdelaperception,paroppositionauxcompositionsopératoires,à la foisbiendéterminéeset réversibles.Pourquoi,eneffet, la sensationapparaît-elle comme le logarithme de l’excitation (ce qu’exprime sans plus la proportionnalitéénoncéeparlaloideWeber)?OnsaitquelaloideWebernes’appliquepasseulementauxfaitsdeperception ou aux faits d’excitation physiologique, mais aussi, entre autres, à l’impression d’uneplaquephotographique :encederniercas, elle signifie simplementque les intensitésd’impressionsontfonctiondelaprobabilitéderencontreentrelesphotonsbombardantlaplaqueetlesparticulesde sels d’argent qui la composent (d’où la forme logarithmique de la loi : rapport entre lamultiplicationdesprobabilitésetl’additiondesintensités).Danslecasdelaperception,ilestfacile,de même, de concevoir une grandeur, telle que la longueur d’une ligne, comme un ensemble depoints de fixation possible du regard (ou de segments offerts à la concentration). Lorsque l’oncompare deux lignes inégales, les points correspondants donneront lieu à des combinaisons ouassociations (au sens mathématique) de ressemblance, et les points non correspondants à desassociationsdedifférence(lesassociationss’accroissantdoncmultiplicativementlorsquelalongueurdesligness’accroîtadditivement).Silaperceptionprocédaitselontouteslescombinaisonspossibles,il n’y aurait alors aucune déformation (les associations aboutiraient à un rapport constant et l’onauraitr=–d).Maistoutsepasseaucontrairecommesileregardréelconstituaitunesortedetirageausortetcommes’ilfixaitseulementcertainspointsdelafigureperçue,ennégligeantlesautres.Ilest alors facile d’interpréter les lois précédentes en fonction des probabilités selon lesquelles lescentrations s’orienterontdansunsensplutôtquedansunautre.Dans lecasdedifférencesnotablesentredeuxlignes,ilvadesoiquelaplusgrandedesdeuxattireradavantageleregard,d’oùl’excèsdesassociationsdedifférence(loidescentrationsrelativesdanslesensducontraste),tandisque,danslecasdesdifférencesminimes,lesassociationsderessemblanceprimerontlesautres,d’oùleseuildeWeber .(Onpeutmêmecalculercesdiversescombinaisonsetretrouverlesformulesindiquéesplushaut).Notons enfin que ce caractère probabiliste des compositions perceptives, opposé au caractère

déterminé des compositions opératoires, n’explique pas seulement la relativité déformante despremièresetlarelativitéobjectivedessecondes.IlexpliquesurtoutlefaitcapitalsurlequelainsistélapsychologiedelaForme:que,dansunestructureperceptive, le toutest irréductibleà lasommedes parties.En effet, dans lamesure où le hasard intervient en un système, celui-ci ne saurait êtreréversible, puisque cette intervention du hasard traduit toujours, d’une manière ou d’une autre,l’existenced’unmélange,etqu’unmélangeestirréversible.Ilenrésultequ’unsystèmecomportantun

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aspectfortuitnesauraitêtresusceptibledecompositionadditive(pourautantquelaréaliténégligelescombinaisons extrêmement peu probables), par opposition aux systèmes déterminés, qui sontréversiblesetcomposablesopératoirement .Autotal,nouspouvonsdoncdirequelaperceptiondiffèredel’intelligenceencequesesstructures

sontintransitives,irréversibles,etc.,doncincomposablesselonlesloisdugroupement,etcelaparcequelarelativitédéformantequileurestinhérentetraduitleurnatureessentiellementstatistique.Cettecompositionstatistique,propreauxrapportsperceptifs,nefaitainsiqu’uneavecleurirréversibilitéetleurnon-additivité,tandisquel’intelligences’orienteverslacompositioncomplète,doncréversible.

Lesanalogiesentrel’activitéperceptiveetl’intelligence

Commentalorsexpliquerl’indéniableparentéentrelesdeuxsortesdestructures,qui,toutesdeux,impliquentuneactivitéconstructivedusujetetconstituentdessystèmesd’ensemblederapports,dontcertainsaboutissent,danslesdeuxdomaines,àdes«constances»ouàdesnotionsdeconservation?Comment surtout rendre compte de l’existence des intermédiaires innombrables qui relient lescentrations et décentrations élémentaires, ainsi que les régulations résultant de ces dernières, auxopérationsintellectuelleselles-mêmes?Ilfaut,semble-t-il,distinguer,dansledomaineperceptif, laperceptioncommetelle–l’ensemble

desrapportsdonnésenblocetdefaçonimmédiate,lorsdechaquecentration–etl’activitéperceptiveintervenantentreautresdanslefaitmêmedecentrerleregardoudechangerdecentration.Ilestclairque cettedistinctiondemeure relative,mais il est remarquableque chaque école soit obligée de lareconnaîtresousuneformeousousuneautre.C’estainsiquelathéoriedelaForme,donttoutl’espritconduitàrestreindrel’activitédusujetauprofitdesstructuresd’ensemblequis’imposeraientenvertude lois d’équilibre à la fois physiques et physiologiques, a été contrainte de faire une part auxattitudesdusujet:l’«attitudeanalytique»estinvoquéepourexpliquercommentlestotalitéspeuventse dissocier partiellement, et surtout l’Einstellung ou orientation d’esprit du sujet est reconnuecommecausedenombreusesdéformationsdelaperceptionenfonctiondesétatsantérieurs.Quantàl’école deVonWeizsäcker,Auersperg etBuhrmester invoquent des anticipations et reconstitutionsperceptives,quisupposeraientl’interventionnécessairedelamotricitéentouteperception,etc.Or,siunestructureperceptiveestenelle-mêmedenaturestatistiqueetincomposableadditivement,

ilvadesoiquetouteactivitédirigeantetcoordonnantlescentrationssuccessivesdiminueralapartduhasard et transformera la structure en jeu dans le sens de la composition opératoire (à des degrésdivers,celavasansdire,etsansl’atteindrejamaiscomplètement).Àcôtédesdifférencesmanifestesentrelesdeuxdomaines,ilexistedoncdesanalogiesnonmoinsévidentes,tellesqu’onauraitpeineàdireexactementoùs’arrêtel’activitéperceptiveetoùcommencel’intelligence.C’estpourquoionnesauraitaujourd’huiparlerdel’intelligencesansprécisersesrapportsaveclaperception.Le fait capital, à cet égard, est l’existence d’un développement des perceptions en fonction de

l’évolutionmentale en général. La psychologie de la Forme a insisté avec raison sur l’invariancerelativedecertainesstructuresperceptives:laplupartdesillusionsseretrouventàtoutâge,etchezl’animal comme chez l’homme ; les facteurs déterminant les « formes » d’ensemble paraissentégalement communs à tous les niveaux, etc.Mais cesmécanismes communs intéressent surtout laperception comme telle, en quelque sorte réceptive et immédiate, alors que l’activité perceptiveelle-mêmeetseseffetsmanifestentdestransformationsprofondesenfonctionduniveaumental.En

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plusdes«constances»delagrandeur,etc.,dontl’expérienceatteste,malgrélathéoriedelaForme,qu’ellesseconstruisentprogressivementenfonctionderégulationstoujoursplusprécises,lasimplemesuredesillusionsmontrel’existencedemodificationsavecl’âge,quiseraientinexplicablessansunrapportétroitdelaperceptionavecl’activitéintellectuelleengénéral.Ilfauticidistinguerdeuxcas,correspondantengrosàcequeBinetappelaitlesillusionsinnéeset

acquises, etqu’il vautmieux appeler sans plus les illusions primaires et secondaires.Les illusionsprimairessontréductiblesauxsimplesfacteursdecentrationetrelèventainsidelaloidescentrationsrelatives. Or, elles diminuent assez régulièrement de valeur avec l’âge (« erreur de l’étalon »,illusionsdeDelbœuf,d’Oppel,deMüller-Lyer,etc.),cequis’expliqueaisémentpar l’augmentationdesdécentrationsetdesrégulationsqu’ellescomportent,enfonctiondel’activitédusujetenprésencedes figures. Le petit enfant demeure, en effet, passif là où les grands et les adultes comparent,analysent et se livrent ainsi à une décentration active qui s’oriente dans le sens de la réversibilitéopératoire. Mais il est, d’autre part, des illusions qui augmentent d’intensité avec l’âge ou ledéveloppement,tellequel’illusiondepoids,absentechezlesanormauxprofondsetquicroîtjusqu’àla fin de l’enfance, pour diminuer quelque peu dans la suite. Mais on sait qu’elle comporteprécisément une sorte d’anticipation des rapports de poids et de volume, et il est clair que cetteanticipation suppose une activité dont il est naturel qu’elle s’accroisse elle-même avec l’évolutionintellectuelle.Produitd’uneinterférenceentrelesfacteursperceptifsprimairesetl’activitéperceptive,unetelleillusionpeutdoncêtreappeléesecondaire,etnousenverronsàl’instantd’autres,quisontdumêmetype.Celadit,l’activitéperceptivesemarqued’abordparl’interventiondeladécentration,quicorrige

les effets de la centration et constitue ainsi une régulation des déformations perceptives. Or, siélémentaires et dépendantes des fonctions sensori-motrices que demeurent ces décentrations etrégulations, il est clair qu’elles constituent toute une activité de comparaison et de coordinations’apparentantàcelledel’intelligence:regarderunobjetestdéjàunacte,et,selonqu’unjeuneenfantlaissesonregardfixésurlepremierpointvenuouledirigedemanièreàembrasserl’ensembledesrapports,onpeutpresquejugerdesonniveaumental.Lorsqu’ils’agitdeconfronterdesobjetstropdistantspourpouvoirêtreenglobésdanslesmêmes

centrations,l’activitéperceptiveseprolongesouslaformede«transports»dansl’espace,commesila vision de l’un des objets était appliquée sur l’autre. Ces transports, qui constituent ainsi desrapprochements(virtuels)decentrations,donnentlieuàdes«comparaisons»proprementdites,oudoubles transportsdécentrant, par leurs allées et venues, lesdéformationsdues au transport à sensunique.L’étudedecestransportsnousamontré,eneffet,unenettediminutiondesdéformationsavecl’âge ,c’est-à-direunnetprogrèsdansl’estimationdesgrandeursàdistance,etcelas’expliquedesoimême,étantdonnélecoefficientd’activitévéritablequiintervientici.Or, il est aisé de montrer que ce sont ces décentrations et ces doubles transports, avec les

régulations spécifiques que leurs diverses variétés entraînent, qui assurent les fameuses«constances»perceptivesde la formeetde lagrandeur. Ilest très remarquable, eneffet,que l’onn’obtienne presque jamais, en laboratoire, de constances absolues de la grandeur : l’enfant sous-estimelesgrandeursàdistance(comptetenudel’«erreurdel’étalon»),maisl’adultelessurévaluepresquetoujourslégèrement!Ces«surconstances»,que lesauteursontenfaitsouventobservées,maissurlesquellesilsglissentordinairementcommes’ils’agissaitd’exceptionsgênantes,nousontparu constituer la règle, et aucun fait ne saurait mieux attester l’intervention de régulationsproprement dites dans la construction des constances. Or, lorsque l’on voit les bébés, à l’âge

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précisémentoùl’onasignaléledébutdecetteconstance(toutenexagérantbeaucouplavaleurdesaprécision), se livrer à des essais proprement dits, qui consistent à rapprocher ou à éloignerintentionnellement de leurs yeux les objets qu’ils regardent , on est conduit à mettre l’activitéperceptive des transports et des comparaisons en relation avec lesmanifestations de l’intelligencesensori-motrice elle-même (sans revenir pour autant aux « raisonnements inconscients » deHelmholtz). Il semble évident, d’autre part, que la constance de la forme des objets soit liée à laconstructionmêmedel’objet,surlaquellenousreviendronsauchapitresuivant.Bref, les « constances » perceptives semblent être le produit d’actions proprement dites, qui

consistentendéplacementsréelsouvirtuelsduregardoudesorganesenjeu:lesmouvementssontcoordonnés en systèmes dont l’organisation peut varier, du simple tâtonnement dirigé jusqu’à unestructure rappelant le « groupement ». Mais, sur le plan perceptif, le groupement véritable n’estjamaisatteint,etseuleslesrégulationsduesàcesdéplacementsréelsouvirtuelsentiennentlieu.C’estpourquoi les«constances»perceptives, touten rappelant les invariantsopératoires,ounotionsdeconservations’appuyantsurdesopérationsréversiblesetgroupées,n’aboutissentpasàlaprécisionidéale que seule leur assurerait la réversibilité entière et la mobilité de l’intelligence. Néanmoinsl’activitéperceptivequilescaractériseestdéjàprochedelacompositionintellectuelle.Cettemême activité perceptive annonce également l’intelligence dans le domaine des transports

temporelsetdesanticipationsproprementdites.Dansune intéressante expérience sur les analogiesvisuelles de l’illusion de poids, Usnadze présente à ses sujets deux cercles de 20 et 28 mm dediamètre,durantquelquesfractionsdesecondes,puisdeuxcerclesde24mm:lecerclede24situéàl’endroitoùsetrouvaitceluide28mmestalorsvupluspetitquel’autre(etceluide24remplaçantceluide20mmestsurestimé),paruneffetdecontrastedûau transportdans le temps(qu’UsnadzeappelleEinstellung).ReprenantavecLambercierlesmesuresdecetteillusionsurdesenfantsde5-7ans et sur des adultes , nous avons trouvé les deux résultats que voici, dont la réunion est trèssuggestive quant aux relations de la perception avec l’intelligence : d’une part, l’effetUsnadze estsensiblementplusfortchezl’adultequechezlespetits(commel’illusiondepoidselle-même),mais,d’autre part, il disparaît plus rapidement. Après plusieurs présentations de 24 + 24 mm, l’adulterevientpeuàpeuà lavisionobjective, tandisque l’enfant traîne après lui un effet résiduel.Onnesauraitdoncexpliquercettedoubledifférencepardesimplestracesmnésiques,saufàêtreobligédedirequelamémoireadulteestplusforte,maisoublieplusvite!Toutsepasseaucontrairecommesiune activité de transposition et d’anticipation se développait avec l’âge, dans le double sens de lamobilité et de la réversibilité, ce qui constitue un nouvel exemple d’évolution perceptive orientéedansladirectiondel’opération.

Une élégante expérience d’Auersperg et Buhrmester consiste à présenter un simple carrédessinéentraitsblancsquel’onanimed’unmouvementdecirconductionsurundisquenoir.Auxpetitesvitessesonvoitdirectementlecarré,bienquel’imagerétinienneconsistedéjàalorsenunecroixdoubleentouréedequatretraitsdisposésàangledroit.Auxgrandesvitesses,onnevoitplusquel’imagerétinienne,maisauxvitessesintermédiairesonvoitunefiguredetransitionforméed’unecroixsimpleentouréedesquatretraits.Commel’ontsoulignélesauteurs,ilintervientsansdoute en ce phénomèneune anticipation sensori-motrice qui permet au sujet de reconstituer lecarréentout(1 phase),enpartie(2 phase),ouquiyéchoue(3 phase),étantdébordéepar lavitessetropgrande.Or,avecLambercieretDemetriades,nousavonstrouvéque,mesuréesurdesenfantsde5à12ans,la2 phase(croixsimple)apparaîtdeplusenplustard(c’est-à-direpourunnombredetourstoujoursplusélevé),enfonctiondel’âge:lareconstitutionoul’anticipationdu

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re e e

e

carréenmouvementestdoncd’autantmeilleure(c’est-à-diresefaitàdesvitessestoujoursplusgrandes)quelesujetestplusdéveloppé.Maisilyamieuxencore.Onprésenteauxsujetsdeuxtigesàcomparerenprofondeur,Aà1m,et

Cà4m.Onmesured’abordlaperceptiondeC(sous-estimationousurconstance,etc.),puisonplaceendeçàdeCunetigeB,égaleàA,avec50cmd’écartlatéral,ouencoreonplaceentreAetCuneséried’intermédiairesB ,B etB ,touségauxàA(aveclemêmeécartlatéral).L’adulte,oul’enfantaprès8-9ans,voitalorsimmédiatementA=B=C(ouA=B =B =B =C),parcequ’iltransporteaussitôtleségalitésperceptivesA=BetB=CsurlerapportC=A,enfermantainsilafiguresurelle-même. Les petits, au contraire, voient A = B ; B = C et A différent de C, comme s’ils netransposaientpasleségalitésvueslelongdudétourABCsurlerapportdirectAC.Or,avant6-7ans,l’enfant n’est pas non plus capable de la composition opératoire des relations transitivesA = B ;B=C,doncA=C.Mais,chosecurieuse,ilexiste,entre7et8-9ans,unephaseintermédiairetellequele sujet conclut d’emblée, par l’intelligence, à l’égalité A = C tout en voyant perceptivement ClégèrementdifférentdeA!Ilestdoncclair,encetexemple,quelatransposition,elleaussi(quiestun«transport»desrapportsparoppositionàceluid’unevaleurisolée),relèvedel’activitéperceptive,et non pas de la structuration automatique commune à tous les âges, et qu’entre la transpositionperceptiveetlatransitivitéopératoireilestdesrelationsàdéterminerencore.Or, la transposition n’est pas simplement extérieure aux figures perçues : à côté de cette

transposition externe, il faut distinguer les transpositions internes qui permettent de reconnaître, àl’intérieurmêmedesfigures,lesrapportsquiserépètent,lessymétries(ourapportsrenversés),etc.Ici encore, il y auraitbeaucoupàdire sur le rôledudéveloppement intellectuel, les jeunes enfantsn’étantnullementaussiaptesàstructurerlesfigurescomplexesqu’onabienvoululesoutenir.Detouscesfaits,ilestpermisdeconclurecequisuit.Ledéveloppementdesperceptionstémoigne

del’existenced’uneactivitéperceptivesourcededécentrations,detransports(spatiauxettemporels),decomparaisons,detranspositions,d’anticipationset,d’unemanièregénérale,d’analysedeplusenplus mobile et tendant vers la réversibilité. Cette activité s’accroît avec l’âge et c’est faute de laposséderàundegrésuffisantque lespetitsperçoiventde façon«syncrétique»ou«globale»,ouencoreparaccumulationdedétailsnonreliésentreeux.Laperceptioncommetelleétantcaractériséepardessystèmesirréversiblesetd’ordrestatistique,

l’activité perceptive introduit au contraire, en de tels systèmes, conditionnés par une dispersionfortuite ou simplement probable des centrations, une cohérence et un pouvoir de compositionprogressifs.Cetteactivitéconstitue-t-elledéjàuneformedel’intelligence?Nousavonsvu(chap.Ietfinchap. II) lepeudesignificationquecomporteunequestiondecegenre.Onpeutcependantdireque, en leurpointdedépart, les actionsqui consistent à coordonner les regardsdans le sensde ladécentration,àtransporter,comparer,anticiperetsurtoutàtransposer,sontétroitementsolidairesdel’intelligencesensori-motricedontnousparleronsauchapitresuivant.Enparticulierlatransposition,interne ou externe, qui résume tous les autres actes d’ordre perceptif, est fort comparable àl’assimilation qui caractérise les schèmes sensori-moteurs et notamment à l’assimilationgénéralisatricequipermetletransfertdecesschèmes.Mais, si l’on peut rapprocher l’activité perceptive de l’intelligence sensori-motrice, son

développement la conduit jusqu’au seuil des opérations. Au fur et à mesure que les régulationsperceptivesduesauxcomparaisonsettranspositionstendentverslaréversibilité,ellesconstituentl’undes supports mobiles qui. permettront le lancement du mécanisme opératoire. Celui-ci, une fois

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constitué, réagiraensuite sur elles en se les intégrant,parunchocen retouranalogueàceluidontnousvenonsdeciter un exemple àproposdes transpositionsd’égalités.Mais, avant cette réaction,ellespréparent l’opération,en introduisant toujoursplusdemobilitédans lesmécanismes sensori-moteurs qui en constituent la substructure : il suffira, en effet, que l’activité animant la perceptiondépasse le contact immédiat avec l’objet, et s’applique à des distances croissantes dans l’espace etdansletemps,pourqu’elledébordelechampperceptiflui-mêmeetselibèreainsideslimitationsquil’empêchentd’atteindrelamobilitéetlaréversibilitécomplètes.Seulement,l’activitéperceptiven’estpasleseulmilieud’incubationdontdisposent,enleurgenèse,

les opérations de l’intelligence : il reste à examiner le rôle des fonctions motrices productricesd’habitudes,etd’ailleursliéesd’extrêmementprèsàlaperceptionelle-même.

1Les«formesphysiques»jouent,chezKœhler,lemêmerôleparrapportauxstructuresmentalesqueles«idéeséternelles»,chezRussell,parrapportauxconcepts,ouquelescadresaprioriparrapportàlalogiquevivante.2PsychologischeForschung.vol.7,1926,p.137-154.3ArchivesdePsychologie,vol.29,1943,p.255-308.4ZeitschriftfürPsychologie,vol.119,1931,p.177-235.5ArchivesdePsychologie,vol.31,1946.6ZeitschriftfürPsychologie,vol.100,1926,p.344-371.7VoirPiaget,Lambercieretal.,ArchivesdePsychologie,vol.29,1942,p.1-107.8C’estainsique,dansl’illusiondeDelbœuf,lasurfaceducercleinscritA estdilatéeparleregardauxdépensdecelledela

zoneA’compriseentrececercleetlecercleextérieurB,sicettezoneA’estdelargeurinférieureaudiamètredeA :siA’>A ,l’effetestinverse.9Lapreuvequ’ils’agitbiend’uneerreurliéeàlasituationfonctionnelledumesurantestqu’ilsuffit,pourdiminueroumême

annulercetteerreur,defairesemblantdechangerl’étalonlorsdechaquecomparaison(toutenleremettantchaquefois).Ilsuffitmême,pourrenverserl’erreurperceptive,defaireporterlejugementverbalsurlemesurantetnonplussurlemesuré(silesujetditA<B,ondemandelejugementB>A),cequiinverselespositionsfonctionnelles.10Voirlanotep.211.11VoirPiaget,«Essaid’interprétationprobabilistedelaloideWeber»,ArchivesdePsychologie,vol.30,1944,p.95-138.12Leplusbeaucasdecompositionnonadditived’ordreperceptifestsansdoute fourniparunecertaine illusiondepoidsoù

l’onperçoitlapartieA(unmorceaudefonte)commepluslourdequeletoutBformédeAplusA’(uneboîtevideenboisléger,exactementsuperposableàA).OnaalorsB<A+A’,etA>B,tandisqu’objectivementB=A+A’!13Cequinesignifiepas«passive»,puisqu’elletémoignedéjàde«loisd’organisation».14ArchivesdePsychologie,vol.29,1943,p.173-253.15J.Piaget,LaConstructionduréelchezl’enfant,p.157-158.16PsychologieForschung,vol.14,1930,p.366.17ArchivesdePsychologie,vol.30,1944,p.139-196.

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IV

L’habitudeetl’intelligencesensori-motrice

Cen’estquepourlesbesoinsdel’analysequ’ilestpermisdedistinguerlesfonctionsmotricesetlesfonctionsperceptives.Commel’aprofondémentmontréV.Weizsäcker ,ladistributionclassiquedesphénomènesenexcitantssensorielsetenréponsesmotricesqu’admetleschémadel’arcréflexeestaussi trompeuseetseréfèreàdesproduitsdelaboratoireaussiartificielsquelanotiondel’arcréflexelui-mêmeconçuàl’étatisolé:laperceptionest,dèsledépart,influencéeparlemouvement,commecelui-ci l’estpar celle-là.C’est cequenousavionsexprimé,pournotrepart, enparlantde« schèmes » sensori-moteurs, pour décrire l’assimilation tout à la fois perceptive et motrice quicaractériselesconduitesdunourrisson .Ilimportedoncdereplacerdanssoncontextegénétiqueréelcequevientdenousapprendrel’étude

desperceptions,etdenousdemandercommentseconstruitl’intelligenceavantlelangage.Dèsqu’ildépasse leniveaudesmontagespurementhéréditairesque sont les réflexes, le nourrisson acquiertdeshabitudesenfonctiondel’expérience.Ceshabitudespréparent-ellesl’intelligenceoun’ont-ellesrienàvoiraveccettedernière?C’est leproblèmeparallèleàceluiquenousnoussommesposéàpropos de la perception. La réponse risque d’en être aussi la même, ce qui va nous permettred’avancer plus rapidement et de situer le développement de l’intelligence sensori-motrice dansl’ensembledesprocessusélémentairesquilaconditionnent.

L’habitudeetl’intelligence

I.Indépendanceoudérivationsdirectes

Rien n’est plus propre à faire sentir la continuité qui relie le problème de la naissance del’intelligence à celui de la formation des habitudes que la confrontation des diverses solutionsdonnéesàcesdeuxquestions:leshypothèsessontlesmêmes,commesil’intelligenceprolongeaitlesmécanismesdontl’automatisationconstituel’habitude.Onretrouve,eneffet,àproposdel’habitude,lesschémasgénétiquesdel’association,desessaiset

erreurs ou de la structuration assimilatrice. Au point de vue des rapports entre l’habitude etl’intelligence, l’associationnisme revient donc à faire de l’habitude un fait premier qui expliquel’intelligence ; lepointdevuedesessaisetdeserreurs ramène l’habitudeàuneautomatisationdesmouvements sélectionnés après tâtonnement, celui-ci étant caractéristique de l’intelligence elle-même; lepointdevuede l’assimilationconçoit l’intelligencecommeune formed’équilibrede la

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mêmeactivitéassimilatrice,dontlesformesdedébutconstituentl’habitude.Quantauxinterprétationsnongénétiques,nousretrouvonslestroiscombinaisonscorrespondantauvitalisme,àl’apriorismeetau point de vue de la Forme : l’habitude dérivant de l’intelligence, l’habitude sans rapport avecl’intelligenceetl’habitudes’expliquant,commel’intelligenceetlaperception,pardesstructurationsdontlesloisdemeurentindépendantesdudéveloppement.Sousl’angledesrapportsentrel’habitudeetl’intelligence(seulequestionquinousintéresseici),il

imported’examinerd’abordsilesdeuxfonctionssontindépendantes,puissil’unedérivedel’autre,etenfindequellesformescommunesd’organisationellesémaneraientàdesniveauxdivers.Ilestdanslalogiquedel’interprétationaprioristedesopérationsintellectuellesdeleurdéniertout

rapport avec les habitudes, puisque celles-ci émaneraient d’une structure interne indépendante del’expérience, tandis que les secondes sont acquises au contact de celle-ci. Et il est de fait qu’àintrospecter les deux sortes de réalités dans leur état d’achèvement, leurs oppositions paraissentprofondeset leurs analogies superficielles.H.Delacroixa finementnoté lesuneset les autres : ens’appliquantàdescirconstancesrenouvelées,unmouvementhabituelsembleenvelopperunesortedegénéralisation,mais, à l’automatisme inconscient de celle-ci, l’intelligence substitueunegénéralitéd’unequalité toutautre, faitedechoix intentionnelsetdecompréhension.Toutcelaestentièrementexact,maisplusonanalyselaformationd’unehabitude,paroppositionàsonexerciceautomatisé,etplusonconstatelacomplexitédesactivitésquientrentenjeuaudépart.D’autrepart,àremonterauxsourcessensori-motricesdel’intelligence,onretrouvelecontextedulearningengénéral.Ilestdoncindispensable,avantdeconclureà l’irréductibilitédesdeuxsortesdestructures,desedemandersi,toutendistinguantverticalementunesériedeconduitesdeniveauxdifférents,ettoutentenantcomptehorizontalement de leur degré de nouveauté ou d’automatisation, il n’existerait pas une certainecontinuité entre les coordinations courtes et relativement rigides que l’on a coutume d’appelerhabitudes et les coordinations à termes extrêmes plus distants et à mobilité plus grande quicaractérisentl’intelligence.C’estcequ’abienvuBuytendijk,quiaanalyséavecsagacitélaformationdeshabitudesanimales

élémentaires, chez les invertébrés notamment. Seulement, mieux il découvre la complexité desfacteurs de l’habitude, plus cet auteur tend, en vertu de son système d’interprétation vitaliste, àsubordonner la coordination propre aux habitudes à l’intelligence elle-même, faculté inhérente àl’organismecommetel.L’habitudesupposetoujours,pourseconstituer,unerelationfondamentaledemoyenàbut:uneactionn’estjamaisunesuitedemouvementsassociésmécaniquement,maiselleestorientéeversunesatisfaction,tellequelecontactaveclanourritureoutellequelalibération,commechezlesLimnéesquel’onposeàl’enversetquiretrouventdeplusenplusrapidementleurpositionnormale.Orlerapport«moyens×but»caractériselesactionsintelligentes:l’habitudeseraitdoncl’expression d’une organisation intelligente, d’ailleurs coexistensive de toute structure vivante. Demême queHelmholtz expliquait la perception par l’intervention d’un raisonnement inconscient, levitalismeaboutitainsiàfairedel’habitudelerésultatd’uneintelligenceorganiqueinconsciente.Mais, s’il faut donner pleinement raison àBuytendijk quant à la complexité des acquisitions les

plussimplesetàl’irréductibilitédurapportentrelebesoinetlasatisfaction,sourceetnonpaseffetdesassociations,c’estaller tropviteenbesognequede toutexpliquerparune intelligenceposéeàtitredefaitpremier.Unetellethèseentraîneunesériededifficultés,quisontexactementlesmêmesque celles de l’interprétation parallèle, dans le domaine de la perception. D’une part, l’habitude,commelaperception,estirréversible,parcequetoujoursdirigéeàsensuniqueverslemêmerésultat,tandisquel’intelligenceestréversible:inverserunehabitude(écrireàl’enversoudedroiteàgauche,

etc.)consisteàacquérirunenouvellehabitude,tandisqu’une«opérationinverse»del’intelligenceestpsychologiquementcompriseenmêmetempsquel’opérationdirecte(etconstituelogiquementlamême transformation, mais dans l’autre sens). En second lieu, de même que la compréhensionintelligentenemodifiequepeuuneperception (lesavoirn’influenceguèreune illusion,comme lerépondaitdéjàHeringàHelmholtz)etque,réciproquement,laperceptionélémentaireneseprolongepassansplusenacted’intelligence,demêmel’intelligencenemodifiequepeuunehabitudeacquiseet surtout la formation d’une habitude n’est pas immédiatement suivie par le développement del’intelligence. Ilyademêmeunécart sensible,dans l’ordregénétique,entre l’apparitiondes deuxsortesdestructures.LesactiniesdePiéron,quiserefermentàmaréedescendanteetconserventainsil’eau qui leur est nécessaire, ne témoignent pas d’une intelligence bien mobile, et gardent enparticulier,enaquarium,leurhabitudequelquesjoursavantqu’elles’éteigned’elle-même.LesgobiusdeGoldschmidtapprennent,pourmanger,àpasserpar le troud’uneplaquedeverreetconserventleuritinéraireunefoislaplaqueenlevée:onpeutbaptisercetteconduiteintelligencenon-corticale,maisellerestebieninférieureàcequel’onappelleordinairementintelligencetoutcourt.D’où l’hypothèse qui a longtemps paru la plus simple : l’habitude constituerait un fait premier,

explicable, en termesd’associationspassivement subies, et l’intelligence endériverait peu à peu, àraisondelacomplexitécroissantedesassociationsacquises.Nousn’allonspasrefaireicileprocèsde l’associationnisme, les objections à ce mode d’interprétation étant aussi courantes que sesrésurrections sous des formes diverses et souvent déguisées. Il est cependant indispensable, pouratteindre les structures de l’intelligence en leur développement réel, de rappeler combien leshabitudeslesplusélémentairesdemeurentirréductiblesauschémadel’associationpassive.Or, la notion du réflexe conditionné, ou du conditionnement en général, a fourni un regain de

vitalité à l’associationnisme en lui offrant à la fois un modèle physiologique précis et uneterminologie renouvelée. D’où une série d’applications tentées par les psychologues dansl’interprétation des fonctions intellectuelles (langage, etc.) et parfois de l’acte d’intelligence lui-même.Mais, si l’existence des conduites conditionnées est un fait, et même très important, leur

interprétation n’implique pas l’associationnisme réflexologique dont on les rend trop souventsolidaires.Lorsqu’unmouvementestassociéàuneperception,ilyaplus,encetteconnexion,qu’uneassociationpassive,c’est-à-dire segravanten fonctionde la répétitionseule : ilyadéjàun jeudesignifications, car l’association ne se constitue qu’en fonction d’un besoin et de sa satisfaction.Chacunsait,enpratique,maisonl’oublietropdanslathéorie,qu’unréflexeconditionnésestabilisedans lamesure seulementoù il est confirméou sanctionné : un signal associé à unenourriturenedonnepas lieu à une réactiondurable si les aliments réels ne sont pas périodiquement présentés ànouveauenmêmetempsquelui.L’associationvientainsis’insérerdansuneconduitetotaledont lepointdedépartestlebesoinetlepointd’arrivéesasatisfaction(réelle,anticipée,ouencoreludique,etc.).Autantdirequ’ilnes’agitpaslàd’uneassociation,ausensclassiqueduterme,maisbiendelaconstitutiond’unschèmed’ensemble liéàunesignification.Bienplus,si l’onétudieunsystèmedeconduites conditionnées dans leur succession historique (et celles qui intéressent la psychologieprésentent toujours une telle succession, par opposition aux conditionnements physiologiques tropsimples),onvoitmieuxencorelerôledelastructurationtotale.C’estainsiqu’AndréRey,mettantuncobayedanslecasierAd’uneboîteàtroiscasierssuccessifsABC,luidonneunesecousseélectriqueprécédéed’unsignal:auretourdusignal, lecobayesauteenB,puisrevientenA,maisilsuffitdequelquesexcitationsdepluspourqu’ilsautedeAenB,deBenCetreviennedeCenBetenA.La

conduite conditionnée n’est donc pas ici la simple transposition desmouvements de début dus auréflexesimple,maisuneconduitenouvellen’atteignantlastabilitéqueparunestructurationdetoutlemilieu .Or,s’ilenestainsidestypeslesplusélémentairesdel’habitude, ilenvaa fortioridemêmedes

« transferts associatifs » de plus en plus complexes qui la conduisent au seuil de l’intelligence :partoutoù ily a associationentremouvementsetperceptions, la prétendue association consiste enréalitéàintégrerl’élémentnouveaudansunschèmeantérieurd’activité.Queceschèmeantérieursoitd’ordre réflexe, comme dans le réflexe conditionné, ou de niveaux toujours plus élevés, partoutl’association est en réalité assimilation, de telle sorte que jamais le lien associatif n’est le simpledécalqued’unrapportdonnétoutfaitdanslaréalitéextérieure.C’est pourquoi l’examen de la formation des habitudes, comme de la structure des perceptions,

intéresseauplushautchefleproblèmedel’intelligence.Sil’intelligencenaissanteneconsistaitqu’àexercersonactivité,tardvenueetsituéeàuneéchellesupérieure,surunmondeachevéd’associationsetderelations,correspondanttermeàtermeauxrapportsinscritsunefoispourtoutesdanslemilieuextérieur, cette activité serait en réalité illusoire. Dans la mesure, au contraire, où l’assimilationorganisatricequiaboutirafinalementauxopérationspropresàl’intellectintervientdèsledépartdansl’activitéperceptiveetdanslagenèsedeshabitudes,lesschémasempiristesquel’onchercheàdonnerde l’intelligence achevée sont insuffisants à tous les niveaux, parce que négligeant la constructionassimilatrice.Onsait,parexemple,queMachetRignanoconçoiventleraisonnementcommeune«expérience

mentale».Cettedescription,correcteensonprincipe,prendraitlesensd’unesolutionexplicativesil’expérienceétaitlacopied’uneréalitéextérieuretoutefaite.Mais,commeiln’enestrienetque,déjàsurleplandel’habitude,l’accommodationauréelsupposeuneassimilationdecelui-ciauxschèmesdu sujet, l’explication du raisonnement par l’expériencementale s’enferme dans un cercle : il fauttoute l’activité de l’intelligence pour faire une expérience, effective autant que mentale. À l’étatachevé,uneexpériencementaleestlareproductionenpensée,nonpasdelaréalité,maisdesactionsouopérationsquiportentsurelle,etleproblèmedeleurgenèsesubsistedoncentier.Cen’estqu’auniveaudesdébutsdelapenséedel’enfantqu’onpeutparlerd’expériencementaledanslesensd’unesimple imitation intérieure du réel :mais en ce cas le raisonnement n’est précisément pas encorelogique.Demême,lorsqueSpearmanréduitl’intelligenceauxtroismomentsessentielsdel’«appréhension

del’expérience»,del’«éductiondesrelations»etdel’«éductiondescorrélats»,ilfautajouterquel’expériencenes’appréhendepassansl’intermédiaired’uneassimilationconstructive.Lessoi-disant«éductions»derelationssontalorsàconcevoircommedesopérationsproprementdites(sériâtionouemboîtementsde relations symétriques).Quant à réductiondescorrélats (« laprésentationd’uncaractère jointe à une relation tend à évoquer immédiatement la connaissance du caractèrecorrélatif »),elleest solidairedegroupementsbiendéfinis,qui sontceuxde lamultiplicationdesclassesoudesrelations(chap.II).

L’habitudeetl’intelligence

II.Tâtonnementetstructuration

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Si donc ni l’habitude ni l’intelligence ne peuvent s’expliquer par un système de coordinationsassociativescorrespondantsansplusàdesrapportsdéjàdonnésdanslaréalitéexterne,maisqu’ellessupposenttoutesdeuxuneactivitédusujetlui-même,l’interprétationlaplussimpleneconsiste-t-ellepas à réduire cette activité à une série d’essais se déployant au hasard (c’est-à-dire sans relationdirecteavec lemilieu),mais sélectionnéspeuàpeugrâceaux réussitesouauxéchecsauxquels ilsaboutissent ? C’est ainsi que Thorndike, pour saisir le mécanisme de l’apprentissage, place desanimaux dans un labyrinthe et mesure l’acquisition au nombre décroissant des erreurs. L’animaltâtonne d’abord, c’est-à-dire se livre à des essais fortuits, mais les erreurs sont graduellementéliminéeset lesessaisheureux retenus, jusqu’àdéterminer les itinérairesultérieurs.Leprincipedecette sélectionpar le résultat obtenu est appelé « loi de l’effet ».L’hypothèse est donc séduisante :l’action du sujet intervient dans les essais, celle du milieu dans les sélections, et la loi de l’effetmaintientlerôledesbesoinsetdessatisfactionsquiencadrenttouteconduiteactive.Bien plus, un tel schéma explicatif est de nature à rendre compte de la continuité qui relie les

habitudes les plus élémentaires à l’intelligence la plus évoluée :Claparède a repris les notions dutâtonnement et du contrôle empirique après coup pour en faire le principe d’une théorie del’intelligence,appliquéesuccessivementàl’intelligenceanimale,àl’intelligencepratiquedel’enfantetjusqu’auproblèmede«Lagenèsedel’hypothèse »enpsychologiedelapenséeadulte.Mais,danslesnombreuxécritsdupsychologuegenevois,onassisteàuneévolutionsignificativedespremiersaux derniers, au point qu’à lui seul l’examen de ce développement constitue déjà une critiquesuffisantedelanotiondutâtonnement.Claparède commence par opposer l’intelligence – fonction vicariante d’adaptation nouvelle – à

l’habitude(automatisée)etàl’instinct,adaptationsauxcirconstancesquiserépètent.Or,commentsecomporte le sujet en présence de circonstances nouvelles ? Des infusoires de Jennings jusqu’àl’homme(etausavantlui-même,enfacedel’imprévu),iltâtonne.Cetâtonnementpeutêtrepurementsensori-moteur ou s’intérioriser sous forme d’« essais » de la pensée seule, mais sa fonction esttoujourslamême:inventerdessolutions,quel’expériencesélectionneraaprèscoup.L’acte complet d’intelligence suppose ainsi troismoments essentiels : la question qui oriente la

recherche,l’hypothèsequianticipelessolutions,etlecontrôlequilessélectionne.Seulementonpeutdistinguer deux formes d’intelligence, l’une pratique (ou « empirique »), l’autre réfléchie (ou« systématique »). Dans la première, la question se présente sous les espèces d’un simple besoin,l’hypothèse, d’un tâtonnement sensori-moteur, et le contrôle, d’une pure suite d’échecs ou deréussites.C’estdanslasecondequelebesoinseréfléchitenquestion,queletâtonnements’intérioriseenrecherchesd’hypothèsesetquelecontrôleanticipelasanctiondel’expérienceparlemoyend’une«consciencedesrelations»,suffisantàécarterleshypothèsesfaussesetàretenirlesbonnes.Tel était le cadre de la théorie, lorsque Claparède a abordé le problème de la genèse de

l’hypothèse, en psychologie de la pensée. Or, tout en soulignant le rôle évident que conserve letâtonnementdanslesformesdepenséelesplusévoluées,Claparèdeaétéconduit,parsaméthodedela«réflexionparlée»,ànepluslesitueraupointdedépartmêmedelarechercheintelligente,maispour ainsi dire en marge, ou à l’avant-garde, et seulement lorsque les données dépassent trop lacompréhension du sujet. Le point de départ lui paraît au contraire fourni par une attitude, dont iln’avait pas jusque-là relevé l’importance : en présence des données du problème, et une fois larechercheorientéeparlebesoinoulaquestion(grâceàunmécanismeconsidéréd’ailleurscommeencore mystérieux), il y a d’abord compréhension d’un ensemble de relations par simple«implication».Ces«implications»peuventêtrejustesoufausses.Justes,ellessontconservéespar

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l’expérience. Fausses, elles sont contredites par cette dernière, et, alors, seulement, débute cetâtonnement. Celui-ci n’intervient ainsi qu’à titre de surrogat ou de supplément, c’est-à-dire deconduitedérivéeparrapportauximplicationsinitiales.Letâtonnementn’estdoncjamaispur,conclutClaparède:ilestenpartiedirigéparlaquestionetlesimplications,etilnedevientréellementfortuitquedanslamesureoùlesdonnéesdébordentpartropcesschèmesanticipateurs.Enquoiconsistel’«implication»?C’esticiqueladoctrineprendsonsenslepluslargeetrejoint

le problème de l’habitude autant que de l’intelligence elle-même. L’« implication » est au fondpresque l’ancienne « association » des psychologues classiques, mais doublée d’un sentiment denécessité émanant du dedans et non plus du dehors. Elle est la manifestation d’une « tendanceprimitive»,endehorsdelaquellelesujetnesaurait,àaucunniveau,profiterdel’expérience(p.104).Ellen’estpasdueàla«répétitiond’uncoupled’éléments»,maisaucontrairesourcedelarépétitiondu semblable, et « prend naissance déjà lors de la première rencontre des deux éléments de cecouple»(p.105).L’expériencenepeutdoncquelarompreoulaconfirmer,etnelacréepas.Maisc’est lorsque l’expérience impose un rapprochement que le sujet la double d’une implication : sesracinesseraient,eneffet,àchercherdansla«loidecoalescence»deW.James(cetteloiparlaquelleJamesexpliquaitprécisémentl’association!) :«laloidecoalescenceengendrel’implicationsurleplandel’actionetlesyncrétismesurleplandelareprésentation»(p.105).Claparèdevaainsijusqu’àinterpréter le réflexeconditionnépar l’implication : le chiendePavlov saliveau sonde la cloche,après avoir entendu celle-ci en même temps qu’il voyait sa nourriture, parce qu’alors le son«implique»lanourriture.Cerenversementprogressifdelathéoriedutâtonnementmériteunexamenattentif.Àcommencer

parunpointenapparencesecondaire,n’yaurait-ilpeut-êtrepaspseudo-problèmeàsedemanderdequelle manière la question ou le besoin orientent la recherche, comme s’ils existaientindépendammentdecetterecherche?Laquestionetlebesoinlui-mêmesont,eneffet,l’expressiondemécanismes déjà constitués au préalable, et qui se trouvent simplement en état de déséquilibremomentané:lebesoindetétersupposel’organisationachevéedesappareilsdesuccion,et,àl’autreextrême, des questions telles que « qu’est-ce que ? », « où ? », etc., sont l’expression declassifications,de structures spatiales, etc., déjà construites en toutouenpartie (voir chap. II).Dèslors,leschèmequiorientelarechercheestceluidontl’existenceestdéjànécessairepourexpliquerl’apparitiondubesoinoudelaquestion:ceux-ci,commelarecherchedontilsmarquentlaprisedeconscience,traduisentdoncunseulacted’assimilationduréelàceschème.Celadit,est-illégitimedeconcevoirl’implicationcommeunfaitpremier,àlafoissensori-moteur

etintellectuel,sourcedel’habitudecommedelacompréhension?C’estd’abordàlacondition,bienentendu, denepas prendre ce termedans le sens logiquede liennécessaire entre jugements,maisdanslesenstrèsgénérald’unrapportdenécessitéquelconque.Or,deuxéléments,vusensemblepourlapremièrefois,donnent-ilslieuàuntelrapport?Unchatnoirvuparunbébé,pourreprendreunexemple de Claparède, entraîne-t-il sans plus, lors de sa première perception, le rapport « chatimpliquenoir»?Silesdeuxélémentssontréellementvuspour lapremièrefois,sansanalogiessianticipations,ilssontassurémentdéjàenglobésenuntoutperceptif,enuneGestalt,cequ’exprimentsousuneautreformelaloidecoalescencedeJamesoulesyncrétismeinvoquéparClaparède.Qu’ilyaitlàplusqu’uneassociation,celaestencoreclair,dans lamesureoùle toutrésulte,nonpasde laréunion des deux éléments d’abord perçus chacun à part,mais bien de leur fusion immédiate parstructuration d’ensemble. Seulement ce n’est pas un lien de nécessité : c’est le début d’un schèmepossible, mais qui n’engendrera des rapports sentis comme nécessaires qu’à la condition de se

constitueràtitredeschèmeréel,parunetranspositionouunegénéralisation(doncuneapplicationàdenouveauxéléments),brefendonnantlieuàuneassimilation.C’estl’assimilationquiestdoncàlasourcedecequeClaparèdeappellel’implication:àparlerschématiquement,lesujetn’aboutiradoncpasaurapport«A impliquex» lorsdupremierAperçuavec laqualitéx,mais il seraconduitaurapport«A impliquex»pourautantqu’ilassimileraA auschème(A),ceschèmeétantprécisémentcrééparl’assimilationA =A.Lechienquisaliveenvoyantsanourriturenesaliveraainsiausondela clocheque s’il l’assimile, à titre d’indiceoudepartie de l’acte total, au schèmede cette action.Claparèdeabienraisondedirequecen’estpaslarépétitionquiengendrel’implication,maisc’estaucours de la répétition seule qu’elle apparaît, parce que l’implication est le produit interne del’assimilationquiassurelarépétitiondel’acteextérieur.Or,cetteinterventionnécessairedel’assimilationrenforceencorelesréservesqueClaparèdeaété

lui-même conduit à formuler quant au rôle général du tâtonnement. D’abord, il va de soi que letâtonnement, lorsqu’il se présente, ne saurait s’expliquer en termes mécaniques. Mécaniquement,c’est-à-diredansl’hypothèsed’unsimplefrayage,leserreursdevraientsereproduireautantque lesessaiscouronnésdesuccès.Siteln’estpaslecas,c’est-à-diresi la«loidel’effet»joue,c’estquelorsdesrépétitionslesujetanticipeseséchecsetsesréussites.Autrementdit,chaqueessaiagitsurlesuivantnonpascommeuncanalouvrantlavoieàdenouveauxmouvements,maiscommeunschèmepermettant d’attribuer des significations aux essais ultérieurs . Le tâtonnement n’exclut doncnullementl’assimilation.Maisilyaplus.Lespremiersessaiseux-mêmessontdifficilementréductiblesàunsimplehasard .

D.K.Adamstrouvedanslesexpériencesdelabyrinthedesmouvementsd’embléeorientés.W.Dennis,puis J. Dashiell insistent sur la continuation des directions initialement adoptées. Tolman etKrechewsky parlent même d’« hypothèses » pour décrire les mouvements des rats, etc. D’où lesimportantes interprétations auxquelles ont été conduits C. Hull et C.E. Tolman. Hull insiste surl’opposition des modèles psychiques impliquant moyens et buts et des modèles mécaniques defrayage :alorsqu’encesderniers la lignedroites’impose, lespremiersdisposentd’unnombredecheminspossiblesd’autantplusgrandque l’acte est plus complexe.Cela revient àdireque, dès leniveaudesconduitessensori-motricesfaisanttransitionentrel’apprentissageetl’intelligence,ilfautfairelapartdecequideviendral’«associativité»desopérationsdansleurs«groupements»finaux(chap. II). Quant à Tolman, il met en évidence le rôle de la généralisation dans la formation deshabitudes elles-mêmes : c’est ainsi qu’en présence d’un nouveau labyrinthe, différent de celui queconnaîtl’animal,celui-ciperçoitdesanalogiesd’ensembleetappliqueàcenouveaucaslesconduitesqui lui ont réussi dans le précédent (itinéraires particuliers). Il y a donc toujours structurationd’ensemble,maislesstructuresenjeunesontpaspourTolmandesimples«formes»ausensdelathéoriedeKœhler:cesontdesSign-Gestalt,c’est-à-diredesschèmespourvusdesignifications.CedoublecaractèregénéralisableetsignificatifdesstructuresenvisagéesparTolmanmontreassezqu’ils’agitdecequenousappelonsdesschèmesd’assimilation.Ainsi, de l’apprentissage élémentaire jusqu’à l’intelligence, l’acquisition semble impliquer une

activité assimilatrice, aussi nécessaire à la structuration des formes les plus passives de l’habitude(conduitesconditionnéeset transferts-associatifs)qu’audéploiementdesmanifestationsvisiblementactives (tâtonnements orientés). À cet égard, le problème des rapports entre l’habitude etl’intelligence est bien parallèle à celui des rapports entre celle-ci et la perception. De même quel’activitéperceptive n’est pas identique à l’intelligence,mais la rejoint sitôt qu’elle se libère de lacentrationsurl’objetimmédiatetactuel,demêmel’activitéassimilatricequiengendreleshabitudes

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neseconfondpasavecl’intelligence,maisaboutitàcelle-cisitôtquelessystèmessensori-moteursirréversiblesetd’unseultenantsedifférencientetsecoordonnentenarticulationsmobiles.Aureste,laparentédecesdeuxsortesd’activitésélémentairesestévidente,puisqueperceptionsetmouvementshabituels sont toujours indissociablement réunis en schèmes d’ensemble et que le « transfert » ougénéralisationpropreàl’habitudeest l’exactéquivalentdansl’ordremoteurdela«transposition»surleplandesfiguresspatiales,tousdeuxsupposantlamêmeassimilationgénéralisatrice.

L’assimilationsensori-motriceetlanaissancedel’intelligencechezl’enfant

Cherchercommentnaît l’intelligence,àpartirde l’activitéassimilatricequiengendreauparavantles habitudes, c’est montrer comment cette assimilation sensori-motrice se réalise en structurestoujoursplusmobilesetd’application toujoursplusétendue, àpartirdupointoù laviementale sedissociedelavieorganique.Or,dèslesmontageshéréditaires,onassiste,àcôtédel’organisationinterneetphysiologiquedes

réflexes,àdeseffetscumulatifsdel’exerciceetàdesdébutsderecherche,quimarquentlespremièresdistances,dansl’espaceetdansletemps,aumoyendesquellesnousavonsdéfinila«conduite»(chap.I).Unnouveau-nénourriàlacuilleraurapeine,ensuite,àprendrelesein.Lorsqu’iltètedèsledébut,son habileté croît régulièrement ; placé à côté du mamelon, il cherchera la bonne position et latrouvera toujoursplus rapidement.Suçantn’importequoi, il rejetteracependantviteundoigt,maisconserveralesein.Entrelesrepas,ilsuceraàvide,etc.Cesobservationsbanalesmontrentque,déjààl’intérieurduchampclos desmécanismes réglés héréditairement, il surgit un début d’assimilationreproductrice d’ordre fonctionnel (exercice), d’assimilation généralisatrice ou transpositive(extensionduschèmeréflexeàdenouveauxobjets)etd’assimilationrécognitive(discriminationdessituations).C’estdanscecontextedéjàactifqueviennents’insérer lespremièresacquisitionsen fonctionde

l’expérience(l’exerciceréflexeneconduisantpasencoreàuneacquisitionréelle,maisàunesimpleconsolidation).Qu’ils’agissed’unecoordinationenapparencepassive,tellequ’unconditionnement(par exemple un signal déclenchant une attitude anticipatrice de succion), ou d’une extensionspontanée du champ d’application des réflexes (par exemple succion systématique du pouce parcoordinationdesmouvementsdubrasetdelamainavecceuxdelabouche),lesformesélémentairesdel’habitudeprocèdentd’uneassimilationd’élémentsnouveauxauxschèmesantérieurs,quisontenl’espèce des schèmes réflexes. Mais il importe de saisir que l’extension du schème réflexe parl’incorporation de l’élément nouveau entraîne par cela même la formation d’un schème d’ordresupérieur (l’habitude comme telle), lequel s’intègre donc le schème inférieur (le réflexe).L’assimilationd’unélémentnouveauàunschèmeantérieurimpliquedoncenretourl’intégrationdecelui-cienunschèmesupérieur.Cependant, il va de soi qu’au niveau de ces premières habitudes on ne saurait encore parler

d’intelligence.Comparée aux réflexes, l’habitude présente un champ d’application à distances plusgrandes,dansl’espaceetdansletemps.Mais,mêmeélargis,cespremiersschèmessontencored’unseultenant,sansmobilitéinternenicoordinationlesunsaveclesautres.Lesgénéralisationsdont ilssont susceptibles ne sont encore que des transferts moteurs comparables aux transpositionsperceptiveslesplussimples,et,malgréleurcontinuitéfonctionnelleaveclesétapessuivantes,riennepermetencoredelescomparerparleurstructureàl’intelligenceelle-même.

Lors d’un troisième niveau, par contre, qui débute avec la coordination de la vision et de lapréhension (entre 3 et 6mois, ordinairement vers 4,6), denouvelles conduites surgissent, qui fonttransition entre l’habitude simple et l’intelligence. Supposons un bébé dans son berceau, la toiturerelevéeetd’oùpendenttouteunesériedehochets,ainsiqu’uncordonlibre:l’enfantsaisitcelui-cietébranle alors, sans s’y attendre ni rien comprendre du détail des relations spatiales ou causales,l’ensemble du dispositif. Surpris par le résultat, il recherche le cordon et recommence le tout àplusieursreprises.J.M.Baldwinaappelé«réactioncirculaire»cettereproductionactived’unrésultatobtenu une première fois par hasard. La réaction circulaire est ainsi un exemple typiqued’assimilation reproductrice. Le premier mouvement exécuté, suivi de son résultat, constitue uneactiontotale,quicréeunbesoinnouveausitôt lesobjets,surlesquelselleporte, revenusà leurétatinitial:ceux-cisontalorsassimilésàl’actionprécédente(promuepourautantaurangdeschème),cequidéclenchesareproduction,etainsidesuite.Or,cemécanismeestidentiqueàceluiquisetrouvedéjàaupointdedépartdeshabitudesélémentaires,saufqu’encecaslaréactioncirculaireportesurlecorps propre (appelons donc réaction circulaire primaire celle du niveau précédent, telle que leschèmedesucersonpouce), tandisquedorénavant,grâceà lapréhension,elleportesur lesobjetsextérieurs (appelons réaction circulaire secondaire ces conduites relatives aux objets, tout en nousrappelantqu’ilsnesontnullementencoresubstantifiésparl’enfant).La réaction circulaire secondaire participe donc encore, en son point de départ, des structures

propres aux simples habitudes. Conduites d’un seul tenant, qui se répètent en bloc, sans but poséd’avanceetavecutilisationdeshasardssurgisencoursderoute,ellesn’ont,eneffet,riend’unactecompletd’intelligence,etilfautsegarderdeprojeterdansl’espritdusujetlesdistinctionsquenousferionsàsaplaceentreunmoyeninitial(tirerlecordon)etunbutfinal(secouerlatoiture),ainsiquedeluiattribuerlesnotionsd’objetetd’espacequenouslionsàunesituation,pourlui inanalyséeetglobale.Néanmoins, sitôt la conduite reproduite quelques fois, on s’aperçoit qu’elle présente unedouble tendance vers la désarticulation et la réarticulation interne de ses éléments, et vers lagénéralisationoulatranspositionactiveenprésencedenouvellesdonnées,sansrelationdirecteaveclesprécédentes.Surlepremierpoint,onconstate,eneffet,qu’aprèsavoirsuivilesévénementsdansl’ordrecordon–ébranlement–hochets,laconduitedevientsusceptibled’undébutd’analyse:lavuedeshochetsimmobilesetenparticulierladécouverted’unnouvelobjetquel’onvientdesuspendreautoitvadéclencher larechercheducordon.Sansqu’ilyaitencore làdevraie réversibilité, ilestclairqu’ilyaprogrèsdanslamobilité,etqu’ilyapresquearticulationdelaconduiteenunmoyen(reconstitué après coup) et unbut (posé après coup).D’autrepart, si l’onmet l’enfant enprésenced’unesituationtoutenouvelle,tellequelespectacled’unmouvementsituéà2-3mdelui,oumêmel’audition d’un son quelconque dans la chambre, il arrive qu’il cherche et tire le même cordon,comme pour faire continuer à distance le spectacle interrompu. Or, cette nouvelle conduite (quiconfirmebienl’absencedecontactsspatiauxetdecausalitéintelligible)constitueassurémentundébutde généralisation proprement dite. Tant l’articulation interne que cette transposition externe duschèmecirculaireannoncentainsil’apparitionprochainedel’intelligence.Lorsd’unquatrièmeniveau, leschoses seprécisenteneffet.Àpartirde8-10mois, les schèmes

construits par réactions secondaires, au cours du stade précédent, deviennent susceptibles de secoordonnerentreeux,lesunsétantutilisésàtitredemoyensetlesautresassignantunbutàl’action.C’est ainsi que, pour saisir unobjectif placéderrièreun écranqui lemasque en tout ou enpartie,l’enfant va d’abord écarter l’écran (en utilisant les schèmes de saisir ou de frapper, etc.), puis ils’emparedel’objectif.Dorénavant,parconséquent,lebutestposéavantlesmoyens,puisquelesujet

a l’intention de saisir l’objectif avant d’avoir celle de déplacer l’obstacle, ce qui suppose unearticulationmobile des schèmes élémentaires composant le schème total. D’autre part, le nouveauschème total devient susceptible de généralisations bien plus larges que précédemment. Cettemobilité, jointe à ceprogrèsdans lagénéralisation, semarquent enparticulierdans le fait que, enprésence d’un objet nouveau, l’enfant essaie successivement les derniers schèmes acquisantérieurement (saisir, frapper, secouer, frotter, etc.), ces derniers étant donc utilisés à titre deconceptssensori-moteurs,sil’onpeutdire,commesilesujetcherchaitàcomprendrel’objetnouveauparl’usage(àlamanièredes«définitionsparl’usage»quel’onretrouverabienplustardsurleplanverbal).Les conduites de ce quatrième niveau témoignent ainsi d’un double progrès dans le sens de la

mobilité, et de l’extensiondu champd’application des schèmes.Ces trajets parcourus par l’action,maisaussiparlesanticipationsetreconstitutionssensori-motrices,entrelesujetetlesobjets,nesontplus comme aux stades précédents des trajets directs et simples : rectilignes comme dans laperception, ou stéréotypés et à sens unique comme dans les réactions circulaires. Les itinérairescommencent àvarier et l’utilisation des schèmes antérieurs à parcourir des distances plus grandesdansletemps.C’estcequicaractériselaconnexiondesmoyensetdesbuts,désormaisdifférenciés,etc’estpourquoil’onpeutcommenceràparlerd’intelligencevéritable.Maisoutrelacontinuitéquilarelie aux conduites précédentes, il faut remarquer la limitation de cette intelligence naissante : pasd’inventions, ni de découverte demoyens nouveaux, et simple application desmoyens connus auxcirconstancesimprévues.Deux acquisitions caractérisent le niveau suivant, toutes deux relatives à l’utilisation de

l’expérience.Lesschèmesd’assimilationdécrits jusqu’icisontnaturellementaccommodésdefaçoncontinue aux données extérieures. Mais cette accommodation est pour ainsi dire subie plus querecherchée : le sujet agit selon ses besoins et cette action s’accorde avec le réel ou rencontre desrésistances qu’elle cherche à tourner. Les nouveautés qui surgissent fortuitement, ou bien sontnégligées,oubiensontassimiléesàdesschèmesantérieursetreproduitesparréactioncirculaire.Ilvientaucontraireunmomentoùlanouveautéintéressepourelle-même,cequisupposeassurémentunéquipementsuffisantdeschèmespourquesoientpossibleslescomparaisonsetquelefaitnouveausoit assez semblable au connupour intéresser et assez différent pour échapper à la saturation.Lesréactionscirculairesconsisterontalorsenunereproductiondufaitnouveau,maisavecvariationsetexpérimentation active, destinées à en dégager précisément les possibilités nouvelles. Ayant ainsidécouvertlatrajectoiredechuted’unobjet,l’enfantchercheraàlelancerdedifférentesfaçonsoudepoints de départ distincts. On peut appeler « réaction circulaire tertiaire » cette assimilationreproductriceavecaccommodationdifférenciéeetintentionnelle.Dèslors,quanddesschèmesserontcoordonnésentreeuxàtitredemoyensetdebuts,l’enfantne

seborneraplusàappliquerlesmoyensconnusauxsituationsnouvelles:ildifférencieracesschèmesservant de moyens, par une sorte de réaction circulaire tertiaire, et en viendra par conséquent àdécouvrirdesmoyensnouveaux.C’estdecettemanièreque sont élaboréesune sériede conduites,dontpersonnenecontestelecaractèred’intelligence:ameneràsoil’objectifparl’intermédiairedusupportsurlequelilestsitué,d’uneficelleenconstituantleprolongementoumêmed’unbâtonutiliséà titre d’intermédiaire indépendant.Mais, si complexe que soit cette dernière conduite, il faut biencomprendre que, dans les cas ordinaires, elle ne surgit pas ex abrupto, et se trouve au contrairepréparéepartouteunesuitederelationsetdesignificationsduesàl’activitédesschèmesantérieurs:le rapport de moyens à but, la notion d’un objet peut en mettre un autre en mouvement, etc. La

conduitedusupportestàcetégardlaplussimple:nepouvantatteindrel’objectifdirectement,lesujetaccrochelesobjetssituésentredeux(letapissurlequelestposélejouetdésiré,etc.).Lesmouvementsque la préhension du tapis impriment à l’objectif demeurent sans signification aux niveauxprécédents ; en possession des rapports nécessaires, le sujet comprend au contraire d’embléel’utilisation possible du support. On sait, en de tels cas, le vrai rôle du tâtonnement dans l’acted’intelligence;àlafoisdirigéparleschèmequiassigneunbutàl’action,etparleschèmechoisiàtitredemoyeninitial, le tâtonnementestenoutresanscesseorienté,aucoursdesessaissuccessifs,par les schèmes susceptibles de donner une signification aux événements fortuits, ainsi utilisésintelligemment. Le tâtonnement n’est donc jamais pur, mais ne constitue que la marged’accommodationactivecompatibleavec lescoordinationsassimilatricesquiconstituent l’essentieldel’intelligence.Enfin, un sixième niveau, qui occupe une partie de la seconde année, marque l’achèvement de

l’intelligencesensori-motrice:aulieuquelesmoyensnouveauxsoientexclusivementdécouvertsparexpérimentation active, comme au niveau précédent, il peut y avoir dorénavant invention, parcoordination, intérieure et rapide, deprocédésnonencore connusdu sujet.C’est à ce dernier typequ’appartiennentlesfaitsderestructurationbrusquedécritsparKœhlersurleschimpanzésetl’Aha-ErlebnisdeK.Bühler,ousentimentdecompréhensionsoudaine.Chezdesenfantsquin’ontpaseul’occasiond’expérimentersurdesbâtonsavant,ilarriveainsiquelepremiercontactavecunbâtondéclenche la compréhension de ses rapports possibles avec l’objectif à atteindre, et cela sanstâtonnementréel.Ilsemble,d’autrepart,évidentquecertainsdessujetsdeKœhlerontinventél’usagedubâtonpourainsidiresoussesyeuxetsansexerciceantérieur.Legrandproblèmeestalorsdesaisirlemécanismedecescoordinationsintérieures,quisupposent

àlafoisl’inventionsanstâtonnementetuneanticipationmentalevoisinede lareprésentation.Nousavons déjà vu comment la théorie de la Forme explique la chose sans se référer à l’expérienceacquiseetparunesimplerestructurationperceptive.Mais,chez lebébé, ilest impossibledenepasvoirdanslescomportementsdecesixièmestadel’achèvementdetoutledéveloppementcaractérisantles cinq étapes précédentes. Il est clair, en effet, qu’une fois habitué aux réactions circulairestertiaires, et aux tâtonnements intelligentsqui constituent une vraie expérimentation active, l’enfantdevienttôtoutardcapabled’uneintériorisationdecesconduites.Lorsque,cessantd’agirenprésencedesdonnéesduproblème,lesujetparaîtréfléchir(undenosenfants,aprèsavoirtâtonnésanssuccèspour agrandir l’ouverture d’une boîte d’allumettes, interrompt son action, regarde la fente avecattention, puis ouvre et ferme sa propre bouche), tout semble indiquer qu’il continue de chercher,mais par essais intérieurs ou actions intériorisées (les mouvements imitatifs de la bouche, dansl’exemplequiprécède,sontunindicetrèsnetdecettesortederéflexionmotrice).Quesepasse-t-ilalorsetcommentexpliquerl’inventionenquoiconsistelasolutionsoudaine?Lesschèmessensori-moteursdevenussuffisammentmobilesetcoordonnablesentreeuxdonnentlieuàdesassimilationsréciproquesassezspontanéespourqu’ilnesoitplusbesoindetâtonnementseffectifsetassezrapidespourdonnerl’impressionderestructurationsimmédiates.Lacoordinationinternedesschèmesseraitdoncàlacoordinationextérieuredesniveauxprécédentscommelelangageintérieur,simpleesquisseintérioriséeetrapidedelaparoleeffective,estaulangageexterne.Mais la spontanéité et la vitesse plus grande de la coordination assimilatrice entre schèmes

suffisent-ellesàexpliquerl’intériorisationdesconduites,ouundébutdereprésentationseproduit-ildéjà au présent niveau, annonçant ainsi le passage de l’intelligence sensori-motrice à la penséeproprementdite?Indépendammentdel’apparitiondulangage,quel’enfantcommenceàacquérirà

ces âges (mais qui fait défaut aux chimpanzés pourtant aptes à des inventions remarquablementintelligentes), il est deux sortes de faits qui, à ce sixième stade, témoignent d’une ébauche dereprésentation, mais d’une ébauche ne dépassant guère le niveau de la représentation assezrudimentairepropreauxchimpanzés.D’unepart,l’enfantdevientcapabled’imitationdifférée,c’est-à-dired’unecopiesurgissantpourlapremièrefoisaprèsladisparitionperceptivedumodèle:or,quel’imitation différée dérive de la représentation imagée, ou qu’elle en soit cause, elle lui estassurément liée de près (nous reprendrons ce problème au chap. V). D’autre part, dans le mêmetemps, l’enfantparvient à la forme laplus élémentairedu jeu symbolique, consistant à évoquer aumoyen du corps propre une action étrangère au contexte actuel (par exemple, faire semblant dedormirpours’amuser,toutenétanttrèséveillé).Icidenouveauapparaîtunesorted’imagejouéeetdoncmotrice,maisdéjàpresquereprésentative.Cesimagesenactionpropresàl’imitationdifféréeetau symbole ludique naissant n’interviennent-elles pas, à titre de signifiants, dans la coordinationintérioriséedesschèmes?C’estcequesemblemontrerl’exemplecitéàl’instantdel’enfantquiimitedelabouchel’agrandissementdelafentevisible,suruneboîtequ’ilchercheeffectivementàouvrir.

Laconstructiondel’objetetdesrapportsspatiaux

Onvientde constater la remarquable continuité fonctionnellequi relie les structures successivesconstruites par l’enfant à partir de la formation des habitudes élémentaires jusqu’aux actesd’inventions spontanées et soudaines caractérisant les formes les plus élevées de l’intelligencesensori-motrice. La parenté de l’habitude et de l’intelligence devient ainsi manifeste, toutes deuxprocédant, mais à des niveaux distincts, de l’assimilation sensori-motrice. Il reste maintenant àrejoindre ce que nous disions plus haut (chap. III) de la parenté entre l’intelligence et l’activitéperceptive, toutes deux s’appuyant également sur l’assimilation sensori-motrice, et à des niveauxdistincts : l’un, auquel cette assimilation engendre la transposition perceptive (proche parente dutransfertdesmouvementshabituels),etl’autrequiestcaractériséparlagénéralisationspécifiquementintelligente.Or, rien n’est plus propre à mettre en évidence les liens, à la fois si simples en leur source

commune et si complexes en leurs différenciationsmultiples, de la perception, de l’habitude et del’intelligence,qued’analyserlaconstructionsensori-motricedesschèmesfondamentauxdel’objetetde l’espace (d’ailleurs indissociables de la causalité et du temps). Cette construction est, en effet,étroitementcorrélativedudéveloppementquenousvenonsderappelerdel’intelligencepréverbale.Mais, d’autre part, elle requiert à un haut degré une organisation de structures perceptives, et destructuresentièrementsolidairesdelamotricitédéployéeenhabitudes.Qu’est-ce, en effet, que le schème de l’objet ? C’est, pour une part essentielle, un schème de

l’intelligence:avoirlanotiondel’objet,c’estattribuerlafigureperçueàunsupportsubstantiel,telque la figure et la substance dont elle est ainsi l’indice continuent d’exister en dehors du champperceptif. La permanence de l’objet, envisagé sous cet angle, est non seulement un produit del’intelligence,maisconstituemêmelapremièredecesnotionsfondamentalesdeconservation,dontnousverronsledéveloppementauseindelapensée(chap.V).Mais,parlefaitqu’ilseconserveetqu’ilseréduitmêmeàcetteconservationcommetelle,l’objetsolide(leseulàconsidéreraudébut)conserve aussi ses dimensions et sa forme : or, la constance des formes et de la grandeur est unschèmerelevantde laperceptionaumoinsautantquede l’intelligence.Enfin, ilvadesoique, tantsouslesespècesdelaconstanceperceptivequesouscellesdelaconservationau-delàdesfrontières

duchampperceptifactuel,l’objetestliéàuneséried’habitudesmotrices,àlafoissourceseteffetsdelaconstructiondeceschème.Onvoitainsicombienilestdenatureàéclairerlesvraisrapportsentrel’intelligence,laperceptionetl’habitude.Or, comment se construit le schème de l’objet ? Au niveau du réflexe, il n’y a assurément pas

d’objets,leréflexeétantuneréponseàunesituation,etnilestimulusnil’actedéclenchénesupposentautrechosequedesqualitésattribuéesàdestableauxperceptifs,sanssubstratsubstantielnécessaire:lorsque le nourrisson cherche et retrouve le sein, il n’est pas besoin qu’il en fasse un objet, et lasituation précise de la tétée, ainsi que la permanence des postures, suffisent, sans intervention deschèmespluscomplexes,àrendrecomptedecescomportements.Auniveaudespremièreshabitudes,larécognitionn’impliquepasnonplusl’objet,carreconnaîtreuntableauperceptifnesupposeaucunecroyancequantàl’existencedel’élémentperçu,endehorsdesperceptionsetrécognitionsactuelles;d’autrepartl’appelparlecriàunepersonneabsenterequiertsimplementl’anticipationdesonretourpossible, à titre de tableau perceptif connu, et non pas la localisation spatiale, dans une réalitéorganisée, de cettepersonne en tant qu’objet substantiel. Par contre, suivre des yeuxune figure enmouvement et continuer à chercher aumoment de sa disparition, tourner la tête pour voir dans ladirection d’un son, etc., constituent des débuts de permanence pratique, mais uniquement liés àl’actionencours:cesontdesanticipationsperceptivo-motricesetdesattentes,maisdéterminéesparlaperceptionetlemouvementimmédiatementantérieurs,etnullementencoredesrecherchesactivesdistinctesdumouvementdéjàesquissé,oudéterminéparlaperceptionactuelle.Aucoursdutroisièmestade(réactionscirculairessecondaires),lefaitquel’enfantdevientcapable

desaisircequ’ilvoitpermetdecontrôlercesinterprétations.SelonCh.Bühler,lesujetdeceniveauparvientàenleverunlingedontonrecouvresonvisage.Maisnousavonspumontrerqu’aumêmestade l’enfantne cherchenullement à écarterun lingeposé sur l’objet de ses désirs, et celamêmequand il a déjà esquissé unmouvement de préhension à l’égard de l’objectif encore visible : il seconduitdonccommesil’objetserésorbaitdanslelingeetcessaitd’existeraumomentprécisoùilsort du champ perceptif ; ou encore, ce qui revient au même, il ne possède aucune conduite luipermettantderechercher,parl’action(enleverl’écran)ouparlapensée(imaginer),l’objetdisparu.Cependant,àceniveauplusqu’auprécédent,ilattribueàl’objectifd’uneactionencoursunesortedepermanence pratique ou de continuation momentanée : revenir à un jouet après avoir été distrait(réaction circulaire différée), anticiper la position de l’objet en cas de chute, etc.Mais alors c’estl’actionquiconfèreuneconservationmomentanéeàl’objet,etcelui-cicessedelaposséderaprèslafindel’actionencours.Parcontre,auquatrièmestade(coordinationdesschèmesconnus),l’enfantcommenceàrechercher

l’objet derrière un écran, ce qui constitue le début des conduites différenciées relatives à l’objetdisparu, et par conséquent le commencement de la conservation substantielle. Mais on observesouvent alors une réaction intéressante montrant que cette substance naissante n’est pas encoreindividualisée,etparconséquentdemeureliéeàl’actioncommetelle:sil’enfantchercheunobjetenA(parexemplesousuncoussinsituéàsadroite)etqu’ondéplacesoussesyeuxlemêmeobjetenB(autrecoussin,maisàsagauche), il retourned’abordenAcommesi l’objetdisparuenBallait seretrouver dans sa position initiale ! Autrement dit, l’objet est encore solidaire d’une situationd’ensemblecaractériséeparl’actionquivientderéussir,etnecomportetoujoursniindividualisationsubstantiellenicoordinationdesmouvementssuccessifs.Aucinquièmestade,ceslimitationsdisparaissent,saufdanslecasoùunereprésentationdetrajets

invisibles estnécessaire à la solution du problème, et au sixième stade cette conditionmêmen’est

plusrédhibitoire.Il est donc évident que, préparée par la continuation desmouvements usuels, la conservation de

l’objetest leproduitdescoordinationsdeschèmes,enquoiconsiste l’intelligencesensori-motrice.D’abord prolongement des coordinations propres à l’habitude, l’objet est donc construit parl’intelligenceelle-même,dontilconstituelepremierinvariant: invariantnécessaireà l’élaborationdel’espace,delacausalitéspatialiséeet,d’unemanièregénérale,àtouteslesformesd’assimilationdépassantlechampperceptifactuel.Mais,sicesconnexionsavecl’habitudeetl’intelligencesontévidentes,lesrelationsdel’objetavec

les constances perceptives de la forme et de la grandeur ne le sont pas moins. Au troisième desniveauxdistinguésprécédemment,unenfantàquil’onprésentesonbiberonàl’enversessaiedesucerle fonddeverre s’ilnevoitpas,de l’autrecôté, la tétinedecaoutchouc.S’il lavoit, il le retourne(preuve qu’il n’y a pas d’obstacle d’ordremoteur) ;mais si, après avoir sucé lemauvais bout, ilregarde l’ensemble du biberon (qu’on lui présente verticalement), puis assiste à sa rotation, il neparvientquandmêmepasàleretourner,sitôtlatétineredevenueinvisible:latétineluisembledoncs’êtrerésorbéedansleverre,saufs’il lavoit.Cecomportement, typiquede lanon-conservationdel’objet, entraîne ainsi une non-conservation des parties mêmes du biberon, c’est-à-dire une non-conservationdelaforme.Austadesuivant,aucontraire,encorrélationaveclaconstructiondel’objetpermanent, le biberon est d’emblée retourné, et est donc perçu commeune formequi demeure engros constantemalgré ses rotations. Or, à cemême niveau, on voit aussi l’enfant s’intéresser, endéplaçantlentementsatête,auxchangementsdeformedel’objetsousl’influencedelaperspective.Quant à la constance des grandeurs, dont Brunswick a vérifié récemment l’absence durant les

premiersmois, elle s’élabore aussi au cours du quatrième et surtout du cinquième stade. On voitsouventainsilebébééloigneretrapprocherdesesyeuxunobjetqu’iltient,commepourenétudierles changements de grandeur en fonction de la profondeur. Il y a donc une corrélation entrel’élaborationdecesconstancesperceptivesetlaconservationintelligentedel’objet.Or,ilestfaciledesaisirlerapportunissantcesdeuxsortesderéalités.Silesconstancessontbien

le produit de transports, de transpositions, et de leurs régulations, il est clair que cesmécanismesrégulateurs relèvent de la motricité autant que de la perception. Les constances perceptives de laformeetdelagrandeurseraientainsiassuréesparuneassimilationsensori-motrice«transportant»outransposantlesrapportsenjeulorsdesmodificationsdepositionoudel’éloignementdesobjetsperçus,demêmeque le schèmede l’objet permanent serait dû à une assimilation sensori-motrice,provoquantlarecherchedel’objet,unefoissortiduchampdelaperception,etluiattribuantdoncuneconservationissuedelacontinuationdesactionspropres,puisprojetéeenpropriétésextérieures.Onpeutdoncadmettrequecesont lesmêmesschèmesd’assimilationqui règlent,par« transports»ettranspositions,laconstancedesformesetgrandeursdel’objetperçu,etquidéterminentsarecherchelorsqu’ilcessedel’être:ceseraitdoncparcequel’objetestperçuconstantqu’ilestrecherchéaprèssadisparition,etceseraitparcequ’ildonnelieuàunerechercheactivelorsqu’iln’estplusperceptiblequ’ilestperçuconstantlorsqu’illeredevient.Lesdeuxaspectsd’activitéperceptiveetd’intelligencesont, en effet, beaucoupmoins différenciés sur le plan sensori-moteur que ce n’est le cas entre laperceptionetl’intelligenceréflexive,puisquecelle-cis’appuiesurdessignifiantsconsistantenmotsou en images, tandis que l’intelligence sensori-motrice ne s’appuie que sur les perceptions elles-mêmesetsurlesmouvements.On peut donc concevoir l’activité perceptive, en général aussi bien que dans l’exemple des

constances,commeétantl’undesaspectsdel’intelligencesensori-motriceelle-même:aspectlimité

aucasoùl’objetentreenrelationsdirectesetactuellesaveclesujet,tandisquel’intelligencesensori-motrice, en débordant le champ perceptif, anticipe et reconstitue les rapports à percevoirultérieurement ou perçus antérieurement. L’unité desmécanismes relatifs à l’assimilation sensori-motrice est ainsi complète, ce que la théorie de la Forme a d’ailleurs eu le mérite de mettre enévidence,maiscequ’il faut interpréterdans lesensde l’activitédusujet,doncde l’assimilation,etnonpasdansceluideformesstatiquesimposéesindépendammentdudéveloppementmental.Maisunproblèmeapparaîtalors,dontladiscussionconduitàl’étudedel’espace.Lesconstances

perceptivessontleproduitdesimplesrégulations,etl’onavu(chap.III)quel’absence,àtoutâge,deconstances absolues et l’existencedes« surconstances» adultes attestent le caractère régulatoire etnonpasopératoiredusystème.Àplusforteraisonenest-ilainsidurantlesdeuxpremièresannées.Laconstructiondel’espacen’aboutit-ellepasaucontraireassezviteàunestructuredegroupementsetmême de groupes, conformément à l’hypothèse célèbre de Poincaré sur l’influence,psychologiquementpremière,du«groupedesdéplacements»?La genèse de l’espace, dans l’intelligence sensori-motrice, est dominée tout entière par

l’organisation progressive desmouvements, et ceux-ci tendent effectivement vers une structure de« groupe ». Mais, contrairement à ce que pensait Poincaré du caractère a priori du groupe desdéplacements, celui-ci s’élabore graduellement en tant que forme d’équilibre finale de cetteorganisationmotrice:cesontlescoordinationssuccessives(composition),lesretours(réversibilité),les détours (associativité) et les conservations de positions (identité) qui engendrent peu à peu legroupeàtitred’équilibrenécessairedesactions.Auniveaudesdeuxpremiersstades(réflexesethabitudesélémentaires),onnesauraitmêmepas

parlerd’unespacecommunauxdiversdomainesperceptifs,carilyaautantd’espaces,hétérogènesentre eux, que de champs qualitativement distincts (buccal, visuel, tactile, etc.). C’est au cours dutroisièmestadeseulementque l’assimilationréciproquedecesdiversespacesdevientsystématique,par le fait de la coordination de la vision avec la préhension. Or, au fur et à mesure de cescoordinations,on assiste à la constitutionde systèmes spatiaux élémentaires, qui annoncent déjà lacomposition propre au groupe : c’est ainsi qu’en cas de réaction circulaire interrompue, le sujetrevient au point de départ pour recommencer ; en suivant du regard unmobile qui le dépasse envitesse(chute,etc.),lesujetrejointparfoisl’objectifpardesdéplacementsproprescorrigeantceuxdumobileextérieur.Mais il faut bien comprendre que, à se placer au point de vue du sujet et non pas seulement de

l’observateurmathématicien, laconstructiond’unestructuredegroupesupposedeuxconditionsaumoins : lanotiond’objetet ladécentrationdesmouvementsparcorrectionetmêmeconversiondel’égocentrisme initial. Il est clair, en effet, que la réversibilitépropre augroupe suppose la notiond’objet,etd’ailleursréciproquement,carretrouverunobjet,c’estsedonnerlapossibilitéd’unretour(pardéplacement,soitdel’objetlui-même,soitducorpspropre): l’objetn’estpasautrechosequel’invariantdûàlacompositionréversibledugroupe.D’autrepart,commel’abienmontréPoincarélui-même, la notion du déplacement comme tel suppose la différenciation possible entre leschangements d’état, sans retour, et les changements de position précisément caractérisés par leurréversibilité (ou par leur correction possible grâce auxmouvements du corps propre). Il est doncévident que sans la conservation des objets il ne saurait y avoir de « groupe », puisque alors toutapparaît«changementd’état»:l’objetetlegroupedesdéplacementssontdoncindissociables,l’unconstituantl’aspectstatiqueet l’autrel’aspectdynamiquedelamêmeréalité.–Maisilyaplus :unmondesansobjetestununiverstelqu’iln’yaitaucunedifférenciationsystématiqueentrelesréalités

subjectivesetextérieures,unmondeparconséquent«adualistique»(J.M.Baldwin).Parlefaitmême,cetuniversseracentrésurl’actionpropre,lesujetrestantd’autantplusdominéparcetteperspectiveégocentriqueque sonmoidemeurera inconscientde lui-même.Or, le groupe supposeprécisémentl’attitude inverse : une décentration complète, telle que le corps propre se trouve situé à titred’élémentparmilesautresdansunsystèmededéplacementspermettantdedistinguerlesmouvementsdusujetdeceuxdesobjetseux-mêmes.Celadit,ilestclairqu’aucoursdespremiersstadesetdutroisièmelui-mêmeaucunedecesdeux

conditionsn’estremplie:l’objetn’estpasconstitué,etlesespaces,puisl’espaceuniquequitendàlescoordonner,demeurentcentréssurlesujet.Dèslors,mêmedanslescasoùilsembleyavoirretour(pratique) et coordination en formede groupe, il n’est pas difficile de dissocier l’apparence de laréalité,celle-citémoignanttoujoursd’unecentrationprivilégiée.C’estainsiqu’unbébédutroisièmeniveau,voyantunmobilepasserselonladroiteAB,pourentrerenBderrièreunécran,nelecherchepasenC,àl’autreextrémitédel’écran,maisànouveauenA;etc.Lemobilen’estdoncpasencoreun«objet»indépendantparcourantunetrajectoirerectiligne,dissociéedusujet,maisilrestedépendantdelapositionprivilégiéeAoùlesujetl’avulapremièrefois.Encequiconcernelarotation,onavuplushautl’exempledubiberonrenversé,quiestsucéàl’enversaulieud’êtreretourné,cequiattesteànouveau le primat de la perspective égocentrique et l’absence de la notion d’objet expliquantl’absencede«groupe».Avec la recherche des objets disparus derrière les écrans (4 stade) débute l’objectivation des

coordinations,donclaconstructiondugroupesensori-moteur.Maislefaitmêmequelesujetnetientpascomptedesdéplacementssuccessifsdel’objectifetlerecherchesouslepremierdesécrans(voirplushaut)montreassezquecegroupenaissantdemeureenpartie«subjectif»,c’est-à-direcentrésurl’action propre, puisque l’objet reste lui aussi dépendant de cette dernière et à mi-chemin de saconstructionspécifique.Ce n’est qu’au cinquième niveau, c’est-à-dire lorsque l’objet est recherché en fonction de ses

déplacementssuccessifs,que legroupeest réellementobjectivé : la compositiondesdéplacements,leurréversibilitéetlaconservationdelaposition(«identité»)sontacquises.Seulelapossibilitédesdétours(«associativité»)manqueencore,fauted’anticipationssuffisantes,maisellesegénéraliseaucoursdusixièmestade.Deplus,encorrélationaveccesprogrès,unensemblederelationsentrelesobjets eux-mêmes sont construites, telles que les rapports « posés sur », « à l’intérieur » ou « endehors»,«enavant»ou«enarrière»(avecl’ordinationdesplansenprofondeurcorrélativedelaconstancedesgrandeurs),etc.Il est donc permis de conclure que l’élaboration des constances perceptives de l’objet, par

régulations sensori-motrices, va de pair avec la construction progressive de systèmes égalementsensori-moteurs,maisdépassant ledomaineperceptifet tendantverslastructure– toutepratiqueetnon pas représentative, cela va sans dire – de groupe. Pourquoi donc la perception elle-même nebénéficie-t-ellepaselleaussidecettestructureetendemeure-t-elleauniveaudesimplesrégulations?Laraisonenestmaintenantclaire:si«décentrée»qu’ellesoit,parrapportauxcentrationsinitialesdu regardoude sonorganeparticulier,uneperception est toujours égocentrique et centrée sur unobjet présent en fonction de la perspective propre du sujet. De plus, le genre de décentration quicaractérise la perception, c’est-à-dire de coordination entre centrations successives, n’aboutit qu’àunecompositiond’ordrestatistique,doncincomplète(chap.III).Lacompositionperceptivenesauraitdoncdépasserleniveaudecequenousappelionsàl’instantlegroupe«subjectif»,c’est-à-direunsystème centré en fonction de l’action propre, et susceptible tout au plus de corrections et de

e

régulations.Etcelarestevraimêmeauniveauoùlesujet,lorsqu’ildépasselechampperceptifpouranticiper et reconstituer lesmouvements et objets invisibles, parvient à une structure objectivée degroupedansledomainedel’espacepratiqueproche.D’unemanière générale, nouspouvons ainsi conclure à l’unité profondedes processus sensori-

moteursquiengendrentl’activitéperceptive,laformationdeshabitudesetl’intelligencepré-verbaleou pré-représentative elle-même. Celle-ci n’apparaît donc point comme un pouvoir nouveau, sesuperposantexabruptoàdesmécanismesantérieurstoutmontés,maisellen’estquel’expressiondecesmêmesmécanismeslorsque,dépassantlecontactactueletimmédiatavecleschoses(perception),ainsi que les connexions courtes et vite automatisées entre les perceptions et les mouvements(habitude), ils s’engagent, à des distances toujours plus grandes et selon des trajets toujours pluscomplexes,danslavoiedelamobilitéetdelaréversibilité.L’intelligencenaissanten’estdoncquelaformed’équilibremobileverslaquelletendentlesmécanismespropresàlaperceptionetàl’habitude,maisceux-cinel’atteignentqu’ensortantdeleurschampsinitiauxrespectifsd’application.Bienplus,dèscepremierpaliersensori-moteurdel’intelligence,celle-ciparvientdoncdéjààconstituer,danslecas privilégié de l’espace, cette structure équilibrée qu’est le groupe des déplacements, sous uneformetoutepratiqueouempirique,ilestvrai,etnaturellementendemeurantsurleplantrèsrestreintdel’espaceproche.Maisilvadesoiquecetteorganisation,ainsicirconscriteparleslimitationsdel’actionelle-même,neconstituepasencoreuneformedepensée.Toutledéveloppementdelapensée,de l’apparition du langage à la fin de la petite enfance, est au contraire nécessaire pour que lesstructuressensori-motrices achevées, etmêmecoordonnées sous formedegroupes empiriques, seprolongentenopérationsproprementdites,quiconstituerontoureconstituerontcesgroupementsetlesgroupessurleplandelareprésentationetduraisonnementréflexif.

1V.Weizsäcker,DerGestaltkreis,1941.2J.Piaget,LaNaissancedul’intelligencechezl’enfant,1936.3A.Rey,«Lesconduitesconditionnéesducobaye»ArchivesdePsychologie,vol.25,1936,p.217-312.4TheNatureofIntelligence,1923,p.91(passagetraduitparClaparèdein«Lagenèsedel’hypothèse»,p.42).5ArchivesdePsychologie,vol.24,1933,p.1-155.6VoirJ.Piaget,LaNaissancedel’intelligencechezl’enfant,chap.V,etP.Guillaume,LaFormationdeshabitudes,p.144-

154.7P.Guillaume,LaFormationdeshabitudes,p.65-67.

TROISIÈMEPARTIE

LEDÉVELOPPEMENTDELAPENSÉE

V

L’élaborationdelapensée:intuitionetopérations

Nous avons constaté, au cours d’une première partie de cet ouvrage, que les opérations de lapensée atteignaient leur forme d’équilibre lorsqu’elles se constituaient en systèmes d’ensemblecaractérisés par leur composition réversible (groupements ou groupes). Mais, si une formed’équilibremarqueletermed’uneévolution,ellen’enexpliquenilesphasesinitialesnilemécanismeconstructif.Lasecondepartienousapermisensuitedediscernerdanslesprocessussensori-moteursle point de départ des opérations, les schèmes de l’intelligence sensori-motrice constituantl’équivalentpratiquedesconceptsetdesrelations,etleurcoordinationensystèmesspatio-temporelsd’objetsetdemouvementsaboutissantmême,sousuneformeégalementtoutepratiqueetempirique,à laconservationdel’objet,ainsiqu’àunestructurecorrélativedegroupe(legroupeexpérimentaldes déplacements, de H. Poincaré). Mais il est évident que ce groupe sensori-moteur constituesimplement un schème de comportement, c’est-à-dire le système équilibré des diverses manièrespossiblesdesedéplacermatériellementdansl’espaceproche,etqu’iln’atteintnullementlerangd’uninstrumentdepensée .Certes,l’intelligencesensori-motriceestàlasourcedelapensée,etcontinuerad’agirsurelle,durant toute lavie,par l’intermédiairedesperceptionsetdesattitudespratiques.Lerôledesperceptionssurlapenséelaplusévoluéenesauraitenparticulierpasêtrenégligé,commeilarrive à certains auteurs de le faire lorsqu’ils sautent trop rapidement de la neurologie à lasociologie,etilsuffitàattesterl’influencepersistantedesschèmesinitiaux.Maisilresteuntrèslongcheminàparcourirentrel’intelligencepréverbaleetlapenséeopératoire,pourquiseconstituentlesgroupements réflexifs,et, s’ilyacontinuité fonctionnelleentre lesextrêmes, laconstructiond’unesériedestructuresintermédiairesdemeureindispensablesurdespaliersmultiplesethétérogènes.

Différencesdestructureentrel’intelligenceconceptuelleetl’intelligencesensori-motrice

Poursaisir lemécanismedeformationdesopérations,il importeaupréalabledecomprendrecequiestàconstruire,c’est-à-direcequimanqueàl’intelligencesensori-motricepourseprolongerenpensée conceptuelle. Rien ne serait plus superficiel, en effet, que de supposer la construction del’intelligencedéjàachevéesurleplanpratiqueetdefairealorssimplementappelaulangageetàlareprésentation imagéepourexpliquercommentcette intelligencedéjàconstructivevas’intérioriserenpenséelogique.En réalité, c’est exclusivement du point de vue fonctionnel que l’on peut retrouver dans

l’intelligence sensori-motrice l’équivalent pratique des classes, des relations, des raisonnements etmêmedesgroupesdedéplacementssouslaformeempiriquedesdéplacementseux-mêmes.Dupoint

1

devuedelastructure,etparconséquentdel’efficience,ildemeureentrelescoordinationssensori-motricesetlescoordinationsconceptuellesuncertainnombrededifférencesfondamentales,àlafoisquantàlanaturedescoordinationselles-mêmesetquantauxdistancesparcouruesparl’action,c’est-à-direàl’étenduedesonchampd’application.Tout d’abord, les actes d’intelligence sensori-motrice consistant uniquement à coordonner entre

euxdesperceptionssuccessivesetdesmouvementsréels,égalementsuccessifs,cesactesnepeuventse réduire eux-mêmes qu’à des successions d’états, reliés par de courtes anticipations etreconstitutions, mais sans jamais aboutir à une représentation d’ensemble : celle-ci ne saurait seconstituer qu’à la condition de rendre simultanés les états, par la pensée, et par conséquent de lessoustraire au déroulement temporel de l’action. En d’autres termes, l’intelligence sensori-motriceprocèdecommeunfilmauralenti,dontonverraitsuccessivementtouslestableaux,maissansfusion,doncsanslavisioncontinuenécessaireàlacompréhensiond’ensemble.En second lieu, et par le fait même, un acte d’intelligence sensori-motrice ne tend qu’à la

satisfactionpratique,c’est-à-direausuccèsdel’action,etnonpasàlaconnaissancecommetelle.Ilnecherche ni l’explication, ni la classification, ni la constatation pour elles-mêmes, et ne reliecausalement, ne classeoune constatequ’envued’unbut subjectif étranger à la rechercheduvrai.L’intelligencesensori-motriceestdoncuneintelligencevécue,etnullementréflexive.Quant à son champ d’application, l’intelligence sensori-motrice ne travaille que sur les réalités

mêmes, chacunde ses actesne comportant ainsi que des distances très courtes entre le sujet et lesobjets. Sans doute elle est capable de détours et de retours, mais il ne s’agit toujours que demouvementsréellementexécutésetd’objetsréels.Seulelapenséeselibéreradecesdistancescourtesetdecestrajetsréelspourchercheràembrasserlatotalitédel’univers,jusqu’àl’invisibleetparfoismême à l’irreprésentable : c’est en cette multiplication indéfinie des distances spatio-temporellesentre lesujetet lesobjetsqueconsistent laprincipalenouveautéde l’intelligenceconceptuelleet lapuissancespécifiquequilarendraapteàengendrerlesopérations.Lesconditionsdupassageduplansensori-moteurauplan réflexif sontdoncaunombrede trois

essentielles.D’aborduneaugmentationdesvitessespermettantde fondreenunensemblesimultanélesconnaissancesliéesauxphasessuccessivesdel’action.Ensuiteuneprisedeconscience,nonplussimplement des résultats désirés de l’action, mais de ses démarches mêmes, permettant ainsi dedoubler la recherche de la réussite par la constatation. Enfin une multiplication des distances,permettantdeprolongerlesactionsrelativesauxréalitésmêmespardesactionssymboliquesportantsurlesreprésentationsetdépassantainsileslimitesdel’espaceetdutempsproches.Onvoitalorsquelapenséenesauraitêtreniunetraductionnimêmeunesimplecontinuationdu

sensori-moteurenreprésentatif.Ils’agitdebiendavantagequedeformuleroudepoursuivrel’œuvrecommencée : il est d’abord nécessaire de reconstruire le tout sur un nouveau plan. Seules laperception et la motricité effective continueront à s’exercer telles quelles, quitte à se charger designifications nouvelles et à s’intégrer en de nouveaux systèmes de compréhension. Mais lesstructures de l’intelligence sont entièrement à rebâtir avant de pouvoir être complétées : savoirretournerunobjet(cf.lebiberoncitéauchap.IV)n’impliquepasquel’onpuissesereprésenterenpenséeunesuitederotations;sedéplacermatériellementselondesdétourscomplexes,etreveniràson point de départ, n’entraîne pas la compréhension d’un système de déplacements simplementimaginés ; etmême anticiper la conservation d’un objet, dans l’action, ne conduit pas sans plus àl’intelligencedesconservationsportantsurunsystèmed’éléments.

Bienplus,pourreconstruirecesstructuresenpensée,lesujetvaseheurterauxmêmesdifficultés,mais transposées sur ce nouveau plan, que celles dont il s’est déjà rendu maître dans l’actionimmédiate.Pourconstruireunespace,untemps,ununiversdecausesetd’objetssensori-moteursoupratiques, l’enfant a dû se libérer de son égocentrismeperceptif etmoteur : c’est par une série dedécentrations successives qu’il est parvenu à organiser un groupe empirique des déplacementsmatériels, en situant son corps et ses mouvements propres parmi l’ensemble des autres. Laconstructiondesgroupementsetdesgroupesopératoiresdelapenséevanécessiteruneinversiondesens analogue, mais au cours d’itinéraires infiniment plus complexes ; il s’agira de décentrer lapensée,nonpasseulementparrapportàlacentrationperceptiveactuelle,maisparrapportàl’actionpropretoutentière.Lapensée,naissantdel’action,est,eneffet,égocentriqueensonpointdedépartexactement pour lesmêmes raisons que l’intelligence sensori-motrice est d’abord centrée sur lesperceptionsoulesmouvementsprésentsdontelleprocède.Laconstructiondesopérationstransitives,associativesetréversiblessupposeradoncuneconversiondecetégocentrismeinitialenunsystèmederelationsetdeclassesdécentréesparrapportaumoi,etcettedécentrationintellectuelle(sansparlerdesonaspectsocial,quenousretrouveronsauchap.VI)occupera,enfait,toutelapetiteenfance.Ledéveloppementdelapenséeverradoncd’abordserépéter,selonunvastesystèmededécalages,

l’évolutionqui semblait achevée sur le terrain sensori-moteur, avantde sedéployer, surunchampinfiniment plus large dans l’espace et plus mobile dans le temps, jusqu’à la structuration desopérationselles-mêmes.

Lesétapesdelaconstructiondesopérations

Pour saisir lemécanismedecedéveloppement,dont legroupementopératoireconstituedonc laforme d’équilibre finale, nous distinguerons (en simplifiant et en schématisant les choses) quatrepériodesprincipalesàlasuitedecellequiestcaractériséeparlaconstitutiondel’intelligencesensori-motrice.Dèsl’apparitiondulangageou,plusprécisément,delafonctionsymboliquerendantpossibleson

acquisition(1,6à2ans),débuteunepériodequis’étendjusquevers4ansetvoitsedévelopperunepenséesymboliqueetpréconceptuelle.De4à7ou8ansenvironseconstitue,encontinuitéintimeaveclaprécédente,unepenséeintuitive,

dontlesarticulationsprogressivesconduisentauseuildel’opération.De 7-8 à 11-12 ans s’organisent les « opérations concrètes », c’est-à-dire les groupements

opératoiresdelapenséeportantsurdesobjetsmanipulablesoususceptiblesd’êtreintuitionnés.Dès 11-12 ans et durant l’adolescence s’élabore enfin la pensée formelle, dont les groupements

caractérisentl’intelligenceréflexiveachevée.

Lapenséesymboliqueetpréconceptuelle

Dèslesderniersstadesdelapériodesensori-motrice,l’enfantestcapabled’imitercertainsmotsetdeleurattribuerunesignificationglobale,maisc’estseulementverslafindelasecondeannéequedébutel’acquisitionsystématiquedulangage.Or,tantl’observationdirectedel’enfantquel’analysedecertainstroublesdelaparolemettenten

évidencelefaitquel’utilisationdusystèmedessignesverbauxestdueàl’exerciced’une«fonctionsymbolique » plus générale, dont le propre est de permettre la représentation du réel parl’intermédiairede«signifiants»distinctsdeschoses«signifiées».Ilconvient,eneffet,dedistinguerlessymbolesetlessignes,d’unepart,desindicesoudessignaux,

d’autrepart.Nonseulementtoutepensée,maistouteactivitécognitiveetmotrice,delaperceptionetde l’habitude à la pensée conceptuelle et réflexive, consiste à relier des significations, et toutesignificationsupposeunrapportentreunsignifiantetuneréalitésignifiée.Seulement,danslecasdel’indice,lesignifiantconstitueunepartieouunaspectobjectifdusignifié,ouencoreluiestreliéparunliendecauseàeffet:destracessurlaneigesont,pourlechasseur,l’indicedugibier,etl’extrémitévisible d’un objet presque entièrement caché est, pour le bébé, l’indice de sa présence. Le signalégalement,mêmeartificiellementprovoquépar l’expérimentateur,constituepourlesujetunsimpleaspect partiel de l’événement qu’il annonce (dans une conduite conditionnée, le signal est perçucommeunantécédentobjectif).Aucontraire,lesymboleetlesigneimpliquentunedifférenciation,dupointdevuedusujetlui-même,entrelesignifiantetlesignifié:pourunenfantquijoueàladînette,un caillou représentant un bonbon est consciemment reconnu comme symbolisant, et le bonboncommesymbolisé;etlorsquelemêmeenfantconsidère,par«adhérencedusigne»unnomcommeinhérentàlachosenommée,ilregardenéanmoinscenomcommeunsignifiant,mêmes’ilenfaitunesorted’étiquetteattribuéesubstantiellementàl’objetdésigné.Précisonsencoreque,selonunusagedeslinguistesutileàsuivreenpsychologie,unsymboleestà

définircommeimpliquantunlienderessemblanceentrelesignifiantetlesignifié,tandisquelesigneest«arbitraire»etreposenécessairementsuruneconvention.Lesignerequiertdonclaviesocialepourseconstituer,tandisquelesymbolepeutêtreélaborédéjàparl’individuseul(commedanslejeudes petits enfants). Il va de soi d’ailleurs que les symboles peuvent être socialisés, un symbolecollectifétantalorsengénéralmi-signemi-symbole;unpursigneestparcontretoujourscollectif.Celadit,ilimportedeconstaterque,chezl’enfant,l’acquisitiondulangage,doncdusystèmedes

signes collectifs, coïncide avec la formation du symbole, c’est-à-dire du système des signifiantsindividuels.Onnesaurait,eneffet,parlersansabusdejeuxsymboliquesdurantlapériodesensori-motrice,etK.Groosestalléunpeuloinenprêtantauxanimauxlaconsciencede la fiction.Le jeuprimitif est un simple jeud’exercice et le vrai symbolenedébuteque lorsqu’unobjet ouungestereprésentent,pourlesujetlui-même,autrechosequelesdonnéesperceptibles.Decepointdevue,onvoitapparaître,ausixièmedesstadesdel’intelligencesensorimotrice,des«schèmessymboliques»,c’est-à-dire des schèmes d’action sortis de leur contexte et évoquant une situation absente (parexemple faire semblantdedormir).Mais le symbole lui-mêmenedébutequ’avec la représentationdétachéedel’actionpropre :parexemplefairedormirunepoupéeouunours.Or,précisément,auniveau où paraît dans le jeu le symbole au sens strict, le langage développe par ailleurs lacompréhensiondessignes.

Quantàlagenèsedusymboleindividuel,elleestéclairéeparledéveloppementdel’imitation.Durant la période sensori-motrice l’imitation n’est qu’un prolongement de l’accommodationpropre aux schèmes d’assimilation : lorsqu’il sait exécuter un geste, le sujet qui perçoit unmouvementanalogue(surautruiousurleschoses)l’assimileausien,etcetteassimilation,étantmotrice autant que perceptive, déclenche le schème propre. Dans la suite, le modèle nouveauprovoqueune réponse assimilatrice analogue,mais le schème activé est alors accommodé auxparticularitésnouvelles;ausixièmestade,cetteaccommodationimitativedevientmêmepossibleàl’étatdifféré,cequiannoncelareprésentation.L’imitationproprementreprésentativenedébute

par contre qu’au niveau du jeu symbolique parce que, comme lui, elle suppose l’image.Maisl’imageest-ellecauseoueffetdecette intériorisationdumécanisme imitatif?L’imagementalen’est pas un fait premier, comme l’a longtemps cru l’associationnisme : elle est, commel’imitationelle-même,uneaccommodationdesschèmessensori-moteurs,c’est-à-direunecopieactive, et non pas une trace ou un résidu sensoriel des objets perçus. Elle est donc imitationintérieure, et prolonge l’accommodation des schèmes propres à l’activité perceptive (paropposition à la perception comme telle), de même que l’imitation extérieure des niveauxprécédentsprolongel’accommodationdesschèmessensori-moteurs(lesquelssontprécisémentàlasourcedel’activitéperceptiveelle-même).Dèslors,laformationdusymbolepeuts’expliquercommesuit:l’imitationdifférée,c’est-à-dire

accommodation se prolongeant en ébauches imitatives, fournit les signifiants, que le jeu oul’intelligence applique à des signifiés divers, selon lesmodes d’assimilation, libre ou adaptée, quicaractérisent ces conduites. Le jeu symbolique comporte ainsi toujours un élément d’imitation,fonctionnant comme signifiant, et l’intelligence à ses débuts utilise de même l’image à titre desymboleoudesignifiant .Oncomprendalorspourquoilelangage(quiluiaussis’apprendd’ailleursparimitation,maispar

uneimitationdesignestoutfaits,alorsquel’imitationdesformes,etc.,fournitsimplementlamatièresignifiantedusymbolisme individuel)s’acquiertdans lemême tempsqueseconstitue le symbole :c’est que l’emploi des signes comme des symboles suppose cette aptitude, toute nouvelle paroppositionauxconduitessensori-motrices,quiconsisteàreprésenterquelquechoseparautrechose.Onpeut donc appliquer à l’enfant cette notion d’une « fonction symbolique » générale, dont on aparfois fait l’hypothèse à propos de l’aphasie, car c’est la formation d’un tel mécanisme quicaractériserait,enbref,l’apparitionsimultanéedel’imitationreprésentative,dejeusymbolique,delareprésentationimagéeetdelapenséeverbale .Autotal,lapenséenaissante,toutenprolongeantl’intelligencesensori-motrice,procèdedoncdela

différenciationdessignifiantsetdessignifiés,ets’appuieparconséquenttoutàlafoissurl’inventiondessymbolesetsurladécouvertedessignes.Maisilvadesoique,plusl’enfantestjeuneetmoinsluisuffira lesystèmedecessignescollectifs toutfaits,parceque,enpartie inaccessiblesetmalaisésàdominer, ces signes verbaux demeureront longtemps inaptes à exprimer l’individuel sur lequel lesujet reste centré. C’est pourquoi, tant que domine l’assimilation égocentrique du réel à l’activitépropre, l’enfantaurabesoinde symboles :d’où le jeu symbolique,ou jeud’imagination, forme laplus pure de la pensée égocentrique et symbolique, assimilation du réel aux intérêts propres etexpressionduréelgrâceàl’emploid’imagesfaçonnéesparlemoi.Mais, même sur le terrain de la pensée adaptée, c’est-à-dire des débuts de l’intelligence

représentativeliée,deprèsoudeloin,auxsignesverbaux,ilimportedenoterlerôledessymbolesimagés et de constater combien le sujet reste loin d’atteindre, durant les premières années, lesconceptsproprementdits.Del’apparitiondulangagejusquevers4ans,ilfaut,eneffet,distinguerunepremière période de l’intelligence pré-conceptuelle, et qui est caractérisée par les préconcepts ouparticipations, et, sur le plan du raisonnement naissant, par la « transduction » ou raisonnementpréconceptuel.Lespréconceptssontlesnotionsattachéesparl’enfantauxpremierssignesverbauxdontilacquiert

l’usage. Le caractère propre de ces schèmes est de demeurer à mi-chemin entre la généralité duconceptetl’individualitédesélémentsquilecomposent,sansatteindrenil’unenil’autre.L’enfantde

2

3

2-3ansdiraindifféremment«la»limaceou«les»limaces,ainsique«la»luneou«les»lunes,sansdécidersileslimacesrencontréesaucoursd’unemêmepromenade,oulesdisquesvusdetempsàautreauciel,sontunseulindividu,limaceouluneunique,ouuneclassed’individusdistincts.D’unepart, en effet, il ne manie pas encore les classes générales, faute de distinction entre « tous » et«quelques».D’autrepart,silanotiondel’objetindividuelpermanentestachevéedanslechampdel’action proche, il n’en est encore rien quant à l’espace lointain ou aux réapparitions à duréesespacées:unemontagneestencorecenséesedéformerréellementaucoursd’uneexcursion(commeantérieurement le biberon au cours de ses rotations), et « la » limace réapparaître en des pointsdifférents. D’où parfois de vraies « participations » entre objets distincts et éloignés les uns desautres:à4ansencore,l’ombrequel’onferasurunetable,dansunechambrefermée,aumoyend’unécran, est expliquée par celles qu’on trouve « dessous les arbres du jardin » ou dans la nuit, etc.,commesicesdernièresintervenaientdefaçonimmédiateaumomentoùl’onposel’écransurlatable(etsansquelesujetchercheenrienàpréciserle«comment»duphénomène).Ilestclairqu’unschèmedemeurantainsiàmi-chemindel’individueletdugénéraln’estpasencore

unconceptlogiqueettienttoujoursenpartieduschèmed’actionetdel’assimilationsensori-motrice.Mais c’estun schèmedéjà représentatif et qui, enparticulier, parvient à évoquerungrandnombred’objets au moyen d’éléments privilégiés tenus pour exemplaires-types de la collectionpréconceptuelle.Cesindividus-typesétanteux-mêmesconcrétisésparl’imageautantetplusqueparlemot, le préconcept relève, d’autre part, du symbole dans la mesure où il fait appel à ces sortesd’exemplaires génériques. Il est donc, au total, un schème situé à mi-chemin du schème sensori-moteuretduconcept,quantàsonmoded’assimilation,etparticipantdusymbole imagéquantà sastructurereprésentative.Or,leraisonnementquiconsisteàrelierdetelspréconceptstémoigneprécisémentdecesmêmes

structures. Stern a appelé « transduction » ces raisonnements primitifs, qui ne procèdent pas pardéduction,maisparanalogiesimmédiates.Maisilyaplusencore : raisonnementpréconceptuel, latransduction ne repose que sur des emboîtements incomplets et échoue ainsi à toute structureopératoire réversible.D’autrepart, sielle réussitdans lapratique,c’estqu’elleneconstituequ’unesuited’actions symbolisées enpensée,une« expériencementale» au senspropre, c’est-à-direuneimitationintérieuredesactesetdeleursrésultats,avectoutesleslimitationsquecomportecettesorted’empirisme de l’imagination. On retrouve ainsi, dans la transduction, à la fois le manque degénéralitéinhérentaupréconceptetsoncaractèresymboliqueouimagépermettantdetransposerlesactionsenpensée.

Lapenséeintuitive

L’observationseulepermetd’analyser lesformesdepenséedécritesà l’instant,car l’intelligencedespetitsdemeurebientropinstablepourqu’onpuisselesinterrogerutilement.Dès4ansenviron,parcontre,debrèvesexpériencesquel’onferaaveclesujet,enluifaisantmanipuler lesobjetssurlesquelsellesportent,permettentd’obtenirdesréponsesrégulièresetdepoursuivrelaconversation.Cefaitàluiseulconstituedéjàl’indiced’unenouvellestructuration.Eneffet,de4à7ans,onassisteàunecoordinationgraduelledesrapportsreprésentatifs,doncà

uneconceptualisationcroissantequi,delaphasesymboliqueoupréconceptuelle,conduiral’enfantauseuildesopérations.Mais,chosetrèsremarquable,cetteintelligencedontonpeutsuivrelesprogrèssouvent rapides demeure constamment prélogique, et cela sur les terrains où elle parvient à son

maximum d’adaptation : jusqu’aumoment où le « groupement »marque l’aboutissement de cettesuited’équilibrationssuccessives,ellesuppléeencoreauxopérationsinachevéesparuneformesemi-symboliquedepensée,quiest leraisonnementintuitif ;etellenecontrôleles jugementsquepar lemoyen de « régulations » intuitives, analogues, sur le plan de représentation, à ce que sont lesrégulationsperceptivessurleplansensori-moteur.PrenonscommeexempleuneexpériencequenousavonsfaitejadisavecA.Szeminska.Deuxpetits

verresAetA de forme et dedimensions égales sont remplis d’unmêmenombredeperles, cetteéquivalence étant reconnue par l’enfant qui les a lui-même placées, par exemple enmettant d’unemain une perle enA chaque fois qu’il en déposait une autre enA avec l’autremain.Après quoi,laissantleverreAcommetémoin,onverseA enunverreBdeformedifférente.Lespetitsde4-5ansconcluentalorsquelaquantitédesperlesachangé,quandbienmêmeilssontcertainsquel’onn’arienenlevéniajouté:sileverreBestminceetélevé,ilsdirontqu’ilya«plusdeperlesqu’avant»parce que « c’est plus haut », ou qu’il y en a moins parce que c’est « plus mince », mais ilss’accorderontàadmettrelanon-conservationdutout.Notonsd’abordlacontinuitédecetteréactionaveccellesdesniveauxprécédents.Enpossessionde

lanotiondelaconservationd’unobjetindividuel,lesujetnel’estpasencoredecelled’unensembled’objets: laclassetotalen’estdoncpasconstruite,puisqu’ellen’esttoujourspasinvariante,etcettenon-conservationprolonge ainsi à la fois les réactions initiales à l’objet (avec décalage dû au faitqu’ilnes’agitplusd’unélément isolé,maisd’unecollection)et l’absencede totalitégénéraledontnousavonsparlé àproposdupréconcept. Il est clair, d’autrepart, que les raisonsde l’erreur sontd’ordrequasiperceptif:c’estl’élévationduniveauquitrompel’enfant,oulaminceurdelacolonne,etc.Seulementilnes’agitpasd’illusionsperceptives:laperceptiondesrapportsestengrosexacte,maiselleestoccasiond’uneconstructionintellectuelleincomplète.C’estceschématismeprélogique,imitantencoredeprès lesdonnéesperceptives touten les recentrantàsamanièrepropre,que l’onpeut appeler pensée intuitive. On aperçoit d’emblée ses rapports avec le caractère imagé dupréconceptetdesexpériencesmentalesquicaractérisentleraisonnementtransductif.Cependant, cette pensée intuitive est en progrès sur la pensée pré-conceptuelle ou symbolique :

portant essentiellement sur les configurations d’ensemble et non plus sur des figures simplesmi-individuelles,mi-génériques, l’intuition conduit à un rudiment de logique, mais sous la forme derégulations représentatives et non point encore d’opérations. Il existe, de ce point de vue, des«centrations»etdes«décentrations»intuitivesanaloguesauxmécanismesdontnousavonsparléàproposdesschèmessensori-moteursdelaperception(chap.III).Supposonsunenfantestimantqu’enBlesperlessontplusnombreusesqu’enAparcequeleniveauamonté:il«centre»ainsisapensée,ou son attention , sur le rapport entre les hauteurs de B et de A, et néglige les largeurs. MaistransvasonsBdanslesverresCouD,etc.,encoreplusmincesetplushauts;ilvientnécessairementun moment où l’enfant répondra : « ça fait moins, parce que c’est trop étroit ». Il y aura ainsicorrectiondelacentrationsurlahauteurparunedécentrationdel’attentionsurlalargeur.DanslecasoùlesujetestimelaquantitépluspetiteenBqu’enAàcausedelaminceur,l’allongementenC,D,etc.,l’amèneraaucontraireàrenversersonjugementenfaveurde lahauteur.Or,cepassaged’uneseulecentrationauxdeuxsuccessivesannoncel’opération:dèsqu’ilraisonnerasurlesdeuxrelationsà la fois, l’enfant déduira, en effet, la conservation. Seulement il n’y a encore ici ni déduction niopération réelle : une erreur est simplement corrigée, mais avec retard et par réaction à sonexagération même (comme dans le domaine des illusions perceptives), et les deux relations sont

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envisagéesalternativementaulieud’êtremultipliéeslogiquement.Iln’intervientdoncqu’unesortederégulationintuitiveetnonpasunmécanismeproprementopératoire.Il y aplus.Pour étudier à la fois lesdifférences entre l’intuition et l’opération, et lepassagede

l’une à l’autre, on peut envisager, non pas seulement lamise en relations des qualités selon deuxdimensions, mais la correspondance elle-même sous une forme soit logique (qualitative), soitmathématique.Onprésented’embléeausujetlesverresdeformesdistinctesAetBetonluidemandedemettre simultanément une perle dans chaque verre ; l’une avec lamain gauche, l’autre avec ladroite:lorsdepetitsnombres(4ou5),l’enfantcroitd’embléeàl’équivalencedesdeuxensembles,ce qui semble annoncer l’opération, mais lorsque les formes changent trop, à mesure que lacorrespondancesepoursuit,ilrenonceàadmettrel’égalité!L’opérationlatenteestdoncvaincueparlesexigencesabusivesdel’intuition.Alignons maintenant six jetons rouges sur la table, offrons au sujet une collection de bleus et

demandons-lui d’en déposer autant de rouges. De 4 à 5 ans environ, l’enfant ne construit pas decorrespondanceetsecontented’unerangéedelongueurégale(àélémentsplusserrésquelemodèle).Vers5-6ans,enmoyenne,lesujetalignerasixjetonsbleusenregarddessixrouges.L’opérationest-ellealorsacquise,commeillesemblerait?Nullement:ilsuffitdedesserrerlesélémentsdel’unedesséries,oudelesmettreentas,etc.,pourquelesujetrenonceàcroireàl’équivalence.Tantquedurelacorrespondanceoptique,l’équivalencevadesoi:dèsquelapremièreestaltérée,lasecondedisparaît,cequinousramèneàlanon-conservationdel’ensemble.Or,cetteréactionintermédiaireestpleined’intérêt.Leschèmeintuitifestdevenuassezsouplepour

permettre l’anticipation et la construction d’une configuration exacte de correspondances, ce qui,pourunobservateurnonaverti,présente tous lesaspectsd’uneopération.Etcependant,une fois leschème intuitif modifié, la relation logique d’équivalence, qui serait le produit nécessaire d’uneopération, s’avère inexistante.On se trouve ainsi enprésenced’une formed’intuition supérieure àcelleduniveauprécédentetquel’onpeutappeler«intuitionarticulée»,paroppositionauxintuitionssimples.Maiscetteintuitionarticulée,toutenserapprochantdel’opération(etenlarejoignantdansla suite par étapes souvent insensibles), demeure rigide et irréversible comme la pensée intuitiveentière : elle n’est donc que le produit des régulations successives, qui ont fini par articuler lesrapportsglobauxetinanalysablesdudébut,etnonpasencored’un«groupement»proprementdit.Onpeutserrerdeplusprèscettedifférenceentrelesméthodesintuitivesetopératoiresenfaisant

porter l’analyse sur les emboîtements de classes et les sériations de relations asymétriques,constitutifs des groupements les plus élémentaires. Mais, bien entendu, il s’agit de présenter leproblème sur le terrain intuitif lui-même, seul accessible à ce niveau, par opposition au domaineformel, liéaulangageseul.Pourcequiestdesemboîtementsdeclasses,onplaceradansuneboîteunevingtainedeperles,dontlesujetreconnaîtqu’ellessont«toutesenbois»,etquiconstituentainsiun tout B. La plupart de ces perles sont brunes et constituent la partie A, et quelques-unes sontblanches,formantlapartiecomplémentaireA’.Pourdéterminersil’enfantestcapabledecomprendrel’opérationA+A’=B,donc la réuniondespartiesdans le tout,onpeutposer la simplequestionsuivante:ya-t-ildanscetteboîte(lesperlesrestanttoutesvisibles)plusdeperlesenboisouplusdeperlesbrunes,doncA<B?

Or,l’enfantrépondpresquetoujours,jusquevers7ans,qu’ilyaplusdebrunes«parcequ’ilyaseulementdeuxoutroisblanches».Onprécisealors:«Lesbrunessontenbois?–Oui.–Sij’enlèvetouteslesperlesenboispourlesmettreici(secondeboîte),restera-t-ildesperlesdansla(première)boîte?–Non,parcequ’ellessonttoutesenbois.–Sij’enlèvelesbrunes,restera-t-il

desperles?–Oui, lesblanches».Puison répète laquestion initiale, et le sujet recommenceàaffirmer qu’il y a dans la boîte plus de perles brunes que de perles en bois, parce qu’il y aseulementdeuxblanches,etc.Lemécanismedecetypederéactionsestaiséàdébrouiller:lesujetcentreaisémentsonattention

surletoutB,àpart,ousurlespartiesAetA’,unefoisisoléesenpensée,maisladifficultéestque,encentrantA,ildétruitparlefaitmêmeletoutB,detellesortequelapartieAnepeutplusalorsêtrecomparéequ’à l’autrepartieA’. Il y adoncànouveaunon-conservationdu tout, fautedemobilitédanslescentrationssuccessivesdelapensée.Maisilyaplusencore.Enfaisantimagineràl’enfantcequisepasseraitenconstruisantuncollier,soitaveclesperlesenboisB,soitaveclesbrunesA,onretrouve lesdifficultésprécédentes,maisavec laprécisionquevoici : si je faisuncollier avec lesbrunes,répondparfoisl’enfant,jenepourraipasfaireunautrecollieraveclesmêmesperles,etlecollier des perles en bois aura seulement les blanches ! Ce genre de réflexions, qui n’ont riend’absurde,metcependantenévidenceladifférencequisépareencorelapenséeintuitivedelapenséeopératoire:danslamesureoùlapremièreimitelesactionsréellesparexpériencesmentalesimagées,elleseheurteàcetobstaclequ’effectivementonnesauraitconstruiredeuxcolliersàlafoisaveclesmêmeséléments,tandisque,danslamesureoùlasecondeprocèdeparactionsintérioriséesdevenuesentièrementréversibles,riennel’empêchedefairesimultanémentdeuxhypothèsesetdelescomparerentreelles.LasériationderéglettesA,B,C,etc.,dedimensionsdistinctes,maisvoisines(etdevantdoncêtre

comparéesdeuxàdeux),donne lieuégalementàdesenseignementsutiles.Lespetitsde4-5ansneparviennentàconstruirequedescouplesnoncoordonnésentreeux:BD,AC,EG,etc.Puisl’enfantconstruitdecourtesséries,etneréussitlasériationdedixélémentsquepartâtonnementssuccessifs.Deplus,lorsquesarangéeestachevée,ilestincapabled’intercalerdenouveauxtermessansdéfairele tout. Il faut attendre le niveau opératoire pour que la sériation soit réussie d’emblée, par uneméthode consistant par exemple à chercher le plus petit de tous les termes, puis le plus petit desrestants,etc.Or,c’estàceniveauégalementqueleraisonnement(A<B)+(B<C)=(A<C)devientpossible, tandis qu’aux niveaux intuitifs le sujet se refuse à tirer des deux inégalités constatéesperceptivementA<BetB<ClaprévisionA<C.Lesarticulationsprogressivesdel’intuitionetlesdifférencesquilesséparentencoredel’opération

sont particulièrement nettes dans les domaines de l’espace et du temps, par ailleurs fort instructifsquantauxcomparaisonspossiblesentrelesréactionsintuitivesetlesréactionssensori-motrices.Onserappelleainsil’acquisition,parlebébé,del’actionconsistantàretournerunbiberon.Or,retournerunobjetparuneaction intelligenteneconduitpas sansplusà savoir le retournerenpensée, et lesétapesde cette intuitionde la rotation constituentmêmeune répétition, dans les grandes lignes, decellesdelarotationeffectiveousensori-motrice:danslesdeuxcas,onretrouveunmêmeprocessusde décentration progressive à partir de la perspective égocentrique, cette décentration étantsimplementperceptiveetmotrice,danslepremiercas,etreprésentativedanslesecond.Onpeut,àcetégard,procéderdedeuxmanières,oubienparrotation,enpensée,dusujetautourde

l’objet,oubienpar rotationenpenséede l’objet lui-même.Pour réaliser lapremière situation,onprésentera,parexemple,àl’enfantdesmontagnesencartonsurunetablecarrée,etonluiferachoisirentrequelquesdessinstrèssimplesceuxquicorrespondentauxperspectivespossibles(l’enfantassissurl’undescôtésdelatablevoitunepoupéechangerdepositionsetdoitretrouverlestableauxquileur correspondent) : or, les petits restent toujours dominés par le point de vue qui est le leur aumomentduchoix,mêmequandilsonteux-mêmescirculéaupréalabled’uncôtéàl’autredelatable.

Lesrenversementsdevant-derrièreetgauche-droitesontd’unedifficultéd’abordinsurmontableetnes’acquièrentquepeuàpeuvers7-8ans,parrégulationsintuitives.La rotationde l’objet sur lui-mêmepeut,d’autrepart,donner lieuàd’intéressantesconstatations

relatives à l’intuition de l’ordre. On enfile, par exemple, le long d’un même fil de fer troisbonshommesdecouleursdifférentesA,BetC,oubienl’onfaitentrerdansuntubedecarton(sanschevauchementspossibles) troisboules,A,BetC.Onfaitdessinerà l’enfant le tout,à titred’aide-mémoire.PuisonfaitpasserlesélémentsA,BetCderrièreunécranouàtraversletubeetl’onfaitprévoir l’ordredirectde sortie (à l’autre extrémité) et l’ordre inversede retour.L’ordredirect estprévu par tous. L’ordre inverse, par contre, n’est acquis que vers 4-5 ans, à la fin de la périodepréconceptuelle.Aprèsquoionimprimeunmouvementderotationde180°àl’ensembledudispositif(fil de fer ou tube) et l’on fait prévoir l’ordre de sortie (qui est donc renversé). L’enfant ayantcontrôlé lui-mêmelerésultat,onrecommence,puisoneffectuedeuxdemi-rotations(360°entout),puistrois,etc.Or,cetteépreuvepermetdesuivrepasàpastouslesprogrèsdel’intuitionjusqu’àlanaissancede

l’opération. De 4 à 7 ans, le sujet commence par ne pas prévoir qu’une demi-rotation changeral’ordreABCenCBA;puis,l’ayantconstaté,iladmetquedeuxdemi-rotationsdonnerontaussiCBA.Détrompéparl’expérience,ilnesaitplusprévoirl’effetdetroisdemi-rotations.Bienplus,lespetits(4-5ans),aprèsavoirvuquetantôtAtantôtCsortententêtedeligne,s’imaginentqueBaurasontourdepriorité,luiaussi(ignorantcetaxiomedeHilbertselonlequel,siBest«entre»AetC,ilestaussinécessairement«entre»CetA!).Lanotiondel’invariancedelaposition«entre»s’acquiertaussipar régulations successives, sources d’articulations de l’intuition. Ce n’est que vers 7 ans quel’ensemble des transformations sont comprises, et souvent assez soudainement quant à la dernièrephase,parun«groupement»généraldesrapportsenjeu.Notonsd’embléequel’opérationprocèdeainsidel’intuition,nonpasseulementquandl’ordredirect(+)peutêtreinverséenpensée(–),parune première articulation intuitive, mais encore quand deux ordres, inverses l’un de l’autre,redonnentl’ordredirect(–par–donne+,cequi,danslecasparticulier,estcomprisà7-8ans!).Lesrelationstemporellesdonnentlieuàdesconstatationsdumêmegenre.Letempsintuitifestun

temps lié aux objets et aux mouvements particuliers, sans homogénéité ni écoulement uniforme.Lorsquedeuxmobiles,partantdumêmepointA,arriventendeuxendroitsdifférents,BetB’,l’enfantde4-5ansadmetlasimultanéitédesdéparts,maiscontestetrèsgénéralementcelledesarrivées,bienqu’ellesoitaisémentperceptible:ilreconnaîtqu’undesmobilesnemarchaitplusquandl’autres’estarrêté,maisilrefusedecomprendrequelesmouvementsontprisfin«enmêmetemps»,cariln’yaprécisément pas encore de temps commun pour des vitesses différentes. De même, il évaluel’«avant»etl’«après»selonunesuccessionspatialeetnonencoretemporelle.Dupointdevuedesdurées,«plusvite»entraîne«plusdetemps»,mêmesansentraînementverbaletàsimpleinspectiondes données (car plus vite = plus loin = plus de temps). Lorsque ces premières difficultés sontvaincues par une articulation des intuitions (dues à des décentrations de la pensée, qui s’habitue àcomparer deux systèmes de positions à la fois, d’où une régulation graduelle des estimations), ilsubsistecependantune incapacité systématiqueà réunir les temps locauxenun tempsunique.Deuxquantités égales d’eau s’écoulant à débits égaux, par les deux branches d’un tube en Y dans desbocauxdeformesdifférentes,donnentlieu,parexemple,auxjugementssuivants:l’enfantde6-7ansreconnaîtlasimultanéitédesdépartsetdesarrêts,maiscontestequel’eauaitcouléaussilongtempsdansunbocalquedansl’autre.Lesidéesrelativesàl’âgedonnentlieuauxmêmesconstatations:siAestnéavantB,celanesignifiepasqu’ilsoitplusvieux,ets’ilestplusvieux,celan’exclutpasqueB

lerattrapeenâgeouledépassemême!Cesnotionsintuitivessontparallèlesàcellesquel’onrencontredansledomainedel’intelligence

pratique.AndréReyamontrécombienlessujetsdesmêmesâgesauxprisesavecdesproblèmesdecombinaisonsd’instruments(sortirdesobjetsd’untubeavecdescrochets,combinerdestranslationsdeplots,desrotations,etc.)présententégalementdeconduites irrationnellesavantdedécouvrircessolutions adaptées . Quant aux représentations sans manipulations, telles que l’explication dumouvementdesrivières,desnuages,delaflottaisondesbateaux,etc.,nousavonspuconstaterquelesliaisons causales de ce type étaient calquées sur l’activité propre : les mouvements physiquestémoignentdefinalité,d’uneforceactive interne, la rivière«prendde l’élan»pourpassersur lescailloux,lesnuagesfontlevent,quilespousseenretour,etc .Telleestdonc lapensée intuitive.Commelapenséesymboliqued’ordrepréconceptuel,dontelle

dérive directement, elle prolonge en un sens l’intelligence sensori-motrice. De même que cettedernière assimile les objets aux schèmes de l’action, demême l’intuition est toujours, en premierlieu,unesorted’actionexécutéeenpensée:transvaser,fairecorrespondre,emboîter,sérier,déplacer,etc., sont encore des schèmes d’action, auxquels la représentation assimile le réel. Maisl’accommodation de ces schèmes aux objets, au lieu de demeurer pratique, fournit les signifiantsimitatifsouimagés,quipermettentprécisémentàcetteassimilationdesefaireenpensée.L’intuitionestdonc,ensecondlieu,unepenséeimagée,plusraffinéequedurantlapériodeprécédente,carelleporte sur des configurations d’ensemble et non plus sur de simples collections syncrétiquessymbolisées par des exemplaires-types ; mais elle utilise encore le symbolisme représentatif etprésentedonctoujoursunepartiedeslimitationsquiluisontinhérentes.Ces limitations sont claires. Rapport immédiat entre un schème d’action intériorisée et la

perceptiondesobjets,l’intuitionn’aboutitqu’àdesconfigurations«centrées»surcerapport.Fautedepouvoirdépassercedomainedesconfigurationsimagées,lesrelationsqu’elleconstruitsontdoncincomposablesentreelles.Lesujetneparvientpasàlaréversibilité,parcequ’uneactiontraduiteensimple expérience imaginée demeure à sens unique, et qu’une assimilation centrée sur uneconfigurationperceptivel’estnécessairementaussi.D’oùl’absencedetransitivité,parcequechaquecentrationdéformeouabolitlesautres,etd’associativité,puisquelesrapportsdépendentducheminparcouru par la pensée pour les élaborer. Il n’y a donc, au total, faute de composition transitive,réversibleetassociative,niidentitéassuréedeséléments,niconservationdutout.Onpeutaussidire,ainsi,que l’intuition restephénoméniste,parcequ’imitant les contoursdu réel sans les corriger, etégocentrique,parcequeconstammentcentréeenfonctiondel’actiondumoment:ellemanque,delasorte, l’équilibreentre l’assimilationdes choses aux schèmesde la pensée, et l’accommodationdeceux-ciàlaréalité.Mais cet état initial, qui se retrouve en chacun des domaines de la pensée intuitive, est

progressivementcorrigégrâceàunsystèmederégulations,quiannoncentlesopérations.Dominéed’abordparlerapportimmédiatentrelephénomèneetlepointdevuedusujet,l’intuitionévoluedansle sens de la décentration. Chaque déformation poussée à l’extrême entraîne la réintervention desrapportsnégligés.Chaquemiseenrelationfavoriselapossibilitéd’unretour.Chaquedétouraboutitàdesinterférencesquienrichissentlespointsdevue.Toutedécentrationd’uneintuitionsetraduitainsien une régulation, qui tend dans la direction de la réversibilité, de la composition transitive et del’associativité, donc, au total, de la conservation par coordination des points de vue. D’où lesintuitions articulées, dont le progrès s’engage dans le sens de la mobilité réversible et préparel’opération.

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Lesopérationsconcrètes

L’apparition des opérations logico-arithmétiques et spatio-temporelles pose un problème d’ungrandintérêtquantauxmécanismespropresaudéveloppementdelapensée.Cen’estpas,eneffet,parune simple convention, reposant sur des définitions choisies au préalable, qu’il faut délimiter lemomentoùlesintuitionsarticuléessetransformentensystèmesopératoires.Ilyamieuxàfairequ’àdécouper la continuité du développement en stades reconnaissables à des critères extérieursquelconques : dans le cas du début des opérations, le tournant décisif se manifeste par une sorted’équilibration, toujours rapide et parfois soudaine, qui affecte l’ensemble des notions d’unmêmesystème,etqu’ils’agitd’expliquerenelle-même.Ilyalàquelquechosedecomparableauxbrusquesstructurationsd’ensembledécritesparlathéoriedelaForme,saufque,enl’occurrence,ilseproduitl’opposé d’une cristallisation englobant l’ensemble des rapports en un seul réseau statique : lesopérations naissent au contraire d’une sorte de dégel des structures intuitives, et de la mobilitésoudaine qui anime et coordonne les configurations jusque-là rigides à des degrés divers,malgréleursarticulationsprogressives.C’estainsiquelemomentoùlesrelationstemporellessontréuniesen l’idéed’un tempsunique,ouque lesélémentsd’unensemblesontconçuscommeconstituantuntoutinvariant,ouencorequelesinégalitéscaractérisantuncomplexederapportssontsériéesenuneseule échelle, etc., constituent des moments très reconnaissables dans le développement : àl’imaginationtâtonnantesuccède,parfoisbrusquement,unsentimentdecohérenceetdenécessité,lasatisfactiond’aboutiràunsystèmeàlafoisfermésurlui-mêmeetindéfinimentextensible.Leproblèmeestparconséquentdecomprendreselonquelprocessusinternes’effectuecepassage

d’unephased’équilibrationprogressive(lapenséeintuitive)àunéquilibremobileatteintcommeàlalimitedelapremière(lesopérations).Silanotionde«groupement»décriteauchapitreIIavraimentunesignificationpsychologique,c’estprécisémentsurcepointqu’elledoitlemanifester.L’hypothèseétantdoncquelesrapportsintuitifsd’unsystèmeconsidérésont,àunmomentdonné,

soudainement « groupés », la première question est de savoir à quel critère interne oumental onreconnaîtralegroupement.Laréponseestévidente:làoùilya«groupement»ilyaconservationd’un tout, et cette conservation elle-même ne sera pas simplement supposée par le sujet à titred’inductionprobable,maisaffirméeparluicommeunecertitudedesapensée.Reprenonsàcetégard lepremierexemplecitéàproposde lapensée intuitive : le transvasement

desperles.Aprèsunelonguepériodeoùchaquetransvasementestcenséchangerlesquantités;aprèsune phase intermédiaire (intuition articulée) où certains transvasements sont censés altérer le tout,tandis que d’autres, entre vases peu différents, conduisent le sujet à supposer que l’ensemble s’estconservé,ilvienttoujoursunmoment(entre6;6et7;8ans)oùl’enfantchanged’attitude: iln’aplusbesoinderéflexion,ildécide,ilamêmel’airétonnéqu’onluiposelaquestion,ilestcertaindelaconservation.Ques’est-ilpassé?Sionluidemandesesraisons,ilrépondqu’onn’arienenlevéniajouté ; mais les petits le savaient bien aussi, et cependant ils ne concluaient pas à l’identité :l’identification n’est donc pas un processus premier, malgré E. Meyerson, mais le résultat del’assimilationparlegroupemententier(leproduitdel’opérationdirecteparsoninverse).Oubienilrépondquela largeurperduepar lenouveaubocalestcompenséeenhauteur,etc. ;mais l’intuitionarticulée conduisait déjà à ces décentrations d’un rapport donné, sans qu’elles aboutissent à lacoordination simultanée des relations ni à la conservation nécessaire. Ou bien surtout, il répondqu’untransvasementdeAenBpeutêtrecorrigéparletransvasementinverse,etcetteréversibilitéestassurémentessentielle,maislespetitsadmettaientparfoisdéjàunretourpossibleaupointdedépart,

sans que ce « retour empirique » constitue encore une réversibilité entière. Il n’y a donc qu’uneréponse légitime: lesdiverses transformations invoquées–réversibilité,compositiondesrelationscompensées,identité,etc.–s’appuientenfaitlesunessurlesautres,etc’estparcequ’ellessefondenten un tout organisé que chacune est réellement nouvellemalgré sa parenté avec le rapport intuitifcorrespondant,déjàélaboréauniveauprécédent.Autreexemple.DanslecasdesélémentsordonnésABCquel’onsoumetàunedemi-rotation(de

180°), l’enfant découvre intuitivement, et peu à peu, presque tous les rapports : que B resteinvariablement«entre»AetCetentreCetA;qu’untourchangeABCenCABetquedeuxtoursramènentàABC,etc.Maislesrapportsdécouvertslesunsaprèslesautresdemeurentdesintuitionssanslienninécessité.Vers7-8ans,ontrouveaucontrairedessujetsqui,avanttoutessai,prévoient:1) que ABC s’inverse en CBA ; 2) que deux inversions ramènent l’ordre direct ; 3) que troisinversions en valent une, etc. Ici encore, chacun des rapports peut correspondre à une découverteintuitive,mais tousensemble ilsconstituentuneréaliténouvelle,parcequedevenuedéductiveetneconsistantplusenexpériencessuccessives,effectivesoumentales.Or, ilestfaciledevoirqu’entouscescas,et ilssont innombrables, l’équilibremobileestatteint

quand les transformations suivantes se produisent simultanément : 1. Deux actions successivespeuventsecoordonnerenuneseule;2.Leschèmed’action,déjààl’œuvredanslapenséeintuitive,devientréversible;3.Unmêmepointpeutêtreatteint,sansêtrealtéré,pardeuxvoiesdifférentes;4.Leretouraupointdedépartpermetderetrouvercelui-ciidentiqueàlui-même;5.Lamêmeaction,en se répétant, ou bien n’ajoute rien à elle-même, ou bien est une nouvelle action, avec effetcumulatif.Onreconnaîtlàlacompositiontransitive,laréversibilité,l’associativitéetl’identité,avec(en 5), soit la tautologie logique, soit l’itération numérique, qui caractérisent les « groupements »logiquesoules«groupes»arithmétiques.Mais,cequ’ilfautbiencomprendrepouratteindrelavraienaturepsychologiquedugroupement,

paroppositionàsaformulationenlangagelogique,c’estquecesdiversestransformationssolidairessont, en fait, l’expression d’un même acte total, qui est un acte de décentration complète, ou deconversionentièredelapensée.Lepropreduschèmesensori-moteur(perception,etc.),dusymbolepréconceptuel,delaconfigurationintuitiveelle-même,estqu’ilssonttoujours«centrés»surunétatparticulier de l’objet et d’un point de vue particulier du sujet ; donc qu’ils témoignent toujourssimultanément,etd’uneassimilationégocentriqueausujetetd’uneaccommodationphénoménisteàl’objet. Le propre de l’équilibre mobile qui caractérise le groupement est, au contraire, que ladécentration, déjà préparée par les régulations et articulations progressives de l’intuition, devientbrusquement systématique en atteignant sa limite : la pensée ne s’attache plus alors aux étatsparticuliersdel’objet,maiselles’astreintàsuivrelestransformationssuccessiveselles-mêmes,selontousleursdétoursetleursretourspossibles;etelleneprocèdeplusd’unpointdevueparticulierdusujet,mais coordonne tous les points de vue distincts en un système de réciprocités objectives.Legroupementréaliseainsi,pourlapremièrefois,l’équilibreentrel’assimilationdeschosesàl’actiondusujetetl’accommodationdesschèmessubjectifsauxmodificationsdeschoses.Audépart,eneffet,l’assimilation et l’accommodation agissent en sens contraire, d’où le caractère déformant de lapremièreetphénoménistedelaseconde.Grâceauxanticipationsetreconstitutions,prolongeantdansles deux sens les actions à des distances toujours plus grandes, depuis les anticipations etreconstitutions courtes propres à la perception, à l’habitude, et à l’intelligence sensori-motrice,jusqu’aux schèmes anticipateurs élaborés par la représentation intuitive, l’assimilation etl’accommodation s’équilibrent peu à peu. C’est l’achèvement de cet équilibre qui explique la

réversibilité,termefinaldesanticipationsetreconstitutionssensori-motricesetmentales,etavecellela composition réversible, caractéristique du groupement : le détail des opérations groupéesn’exprime, en effet, que les conditions réunies, à la fois de la coordination des points de vuesuccessifs du sujet (avec retour possible dans le temps et anticipation de leur suite) et de lacoordination des modifications perceptibles ou représentables des objets (antérieurement,actuellementoupardéroulementultérieur).En fait, les groupements opératoires qui se constituent vers 7 ou 8 ans (un peu avant parfois)

aboutissent aux structures suivantes. Tout d’abord, ils conduisent aux opérations logiquesd’emboîtementdesclasses(laquestiondesperlesbrunesAmoinsnombreusesquelesperlesenboisB est résolue vers 7 ans) et de sériation des relations asymétriques. D’où la découverte de latransitivitéquifondelesdéductions:A=B;B=CdoncA=C;ouA<B;B<CdoncA<C.Enoutre,sitôtacquiscesgroupementsadditifs,lesgroupementsmultiplicatifssontaussitôtcomprissouslaformedescorrespondances:sachantsérierdesobjetsselonlesrelationsA <B <C …,lesujetnetrouverapasplusdifficiledesérierdeuxouplusieurscollections, tellesqueA <B <C …,secorrespondant terme à terme : à une suite de bonshommes de grandeurs croissantes qu’il auraordonnée, l’enfant de 7 ans saura faire correspondre une suite de cannes ou de sacs, et mêmeretrouver, quand onmélange le tout, à quel élément de l’une des suites correspond tel élément del’autre (le caractère multiplicatif de ce groupement n’ajoutant aucune difficulté aux opérationsadditivesdesériationquiviennentd’êtredécouvertes).Bien plus, la construction simultanée des groupements de l’emboîtement des classes et de la

sériationqualitativeentraînel’apparitiondusystèmedesnombres.Sansdoute,lejeuneenfantn’attendpascettegénéralisationopératoirepourconstruirelespremiersnombres(d’aprèsA.Descœudres,ils’élaboreunnombrenouveau chaque année entre 1 et 6 ans),mais les nombres1 à 6 sont encoreintuitifs,parcequeliésàdesconfigurationsperceptives.D’autrepart,onpourraapprendreàl’enfantàcompter,maisl’expériencenousamontréquel’usageverbaldesnomsdenombrerestesansgrandrapportaveclesopérationsnumériqueselles-mêmes,celles-ciprécédantparfoislanumérationparléeouluisuccédantsansliennécessaire.Quantauxopérationsconstitutivesdunombre,c’est-à-direàlacorrespondancebi-univoque(avecconservationdel’équivalenceobtenue,malgrélestransformationsdelafigure),ouà l’itérationsimpledel’unité(1+1=2;2+1=3;etc.),ellesnerequièrentpasautrechosequelesgroupementsadditifsdel’emboîtementdesclassesetdelasériationdesrelationsasymétriques (ordre),mais fondus en un seul tout opératoire, tel que l’unité 1 soit simultanémentélémentdeclasse(1comprisen2;2en3,etc.)etdesérie(lepremier1avantledeuxième1;etc.).Tantquelesujetenvisagelesélémentsindividuelsdansleurdiversitéqualitative,ilpeut,eneffet,oulesréunirselonleursqualitéséquivalentes(ilconstruitalorsdesclasses),oulesordonnerselonleursdifférences(ilconstruitalorsdesrelationsasymétriques),maisilnepeutlesgroupersimultanémenten tant qu’équivalents et que différents. Le nombre est au contraire une collection d’objets conçuscommeà la foiséquivalentset sériables, leurs seulesdifférences se réduisant alors à leurpositiond’ordre : cette réunion de la différence et de l’équivalence suppose en ce cas l’élimination desqualités, d’où précisément la constitution de l’unité homogène 1 et le passage du logique aumathématique. Or, il est très intéressant de constater que ce passage s’effectue génétiquement aumomentmême de la construction des opérations logiques : classes, relations et nombres formentainsiuntoutpsychologiquementetlogiquementindissociable,dontchacundestroistermescomplètelesdeuxautres.Mais ces opérations logico-arithmétiques ne constituent qu’un aspect des groupements

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fondamentaux dont la construction caractérise l’âge moyen de 7-8 ans. À ces opérations, quiréunissent les objets pour les classer, les sérier ou les dénombrer, correspondent, en effet, lesopérations constitutives des objets eux-mêmes, objets complexes et cependant uniques tels quel’espace, le temps et les systèmes matériels. Or, il n’est pas surprenant que ces opérations,infralogiques ou spatio-temporelles, se groupent en corrélation avec les opérations logico-arithmétiques, puisque ce sont lesmêmesopérations,mais à une autre échelle : l’emboîtement desobjets en classes et des classes entre elles y devient l’emboîtement des parties oumorceaux en untout ; la sériation exprimant les différences entre objets s’y présente sous la forme des relationsd’ordre (opérations de placement) et de déplacement, et le nombre y correspond à lamesure.Or,effectivement, tandisques’élaborent lesclasses, les relationset lesnombres,onvoitseconstruire,d’une manière remarquablement parallèle, les groupements qualitatifs générateurs du temps et del’espace.C’estvers8ansquelesrelationsd’ordretemporel(avantetaprès)secoordonnentaveclesdurées(plusoumoinslongtemps),alorsquelesdeuxsystèmesdenotionsrestaientindépendantssurleplanintuitif:or,sitôtreliéesenunseul tout,ellesengendrent lanotiond’untempscommunauxdiversmouvementsdevitessesdistinctes(intérieurscommeextérieurs).C’estaussivers7-8ansqueseconstituentsurtoutlesopérationsqualitativesquistructurentl’espace:ordredesuccessionspatialeetemboîtementdesintervallesoudistances;conservationdeslongueurs,surfaces,etc.;élaborationd’un système de coordonnées ; perspectives et sections ; etc. À cet égard, l’étude de la mesurespontanée,quiprocèdedespremièresestimationspar«transports»perceptifspouraboutir,vers7-8ans,àlatransitivitédescongruencesopératoires(A=B;B=C,doncA=C),etàl’élaborationdel’unité (par synthèse de la partition et du déplacement), démontre de la manière la plus clairecommentledéroulementcontinudesacquisitionsperceptives,puisintuitives,aboutitauxopérationsréversiblesfinalescommeàleurformenécessaired’équilibre.Mais il est important de noter que ces différents groupements logico-arithmétiques ou spatio-

temporelssontloindeconstituerencoreunelogiqueformelleapplicableàtouteslesnotionsetàtouslesraisonnements.Ilyalàunpointessentielàrelever,tantpourlathéoriedel’intelligencequepourlesapplicationspédagogiques,sil’onveutadapterl’enseignementauxrésultatsdelapsychologiedudéveloppementparoppositionaulogicismedelatraditionscolaire.Eneffet,lesmêmesenfantsquiparviennent aux opérations que l’on vient de décrire en sont ordinairement incapables lorsqu’ilscessent demanipuler les objets et sont invités à raisonner par simples propositions verbales. Lesopérations dont il s’agit ici sont donc des « opérations concrètes » et non pas encore formelles :toujours liées à l’action, elles structurent celles-ci logiquement, y compris les paroles quil’accompagnent, mais elles n’impliquent en rien la possibilité de construire un discours logiqueindépendammentde.l’action.C’estainsiquel’inclusiondesclassesestcomprisedès7-8ansdanslaquestion concrète des perles (voir plus haut), tandis qu’un test verbal de structure identique n’estrésoluquebeaucoupplustard(cf.l’undestestsdeBurt:«Quelques-unesdesfleursdemonbouquetsontjaunes»,ditungarçonàsessœurs.Lapremièrerépond:«Alorstoutestesfleurssontjaunes»;laseconderépond:«Unepartieestjaune»;etlatroisième:«Aucune».Laquellearaison?).Mais il y a plus encore. Les mêmes raisonnements « concrets », tels que ceux conduisant à la

conservation du tout, à la transitivité des égalités (A =B =C) ou des différences (A <B <C…),peuventêtremaniésavecaisancedanslecasd’unsystèmedéterminédenotions(commelaquantitéde matière) et rester sans signification, chez les mêmes sujets, pour un autre système de notions(commelepoids).C’estsurtoutdecepointdevuequ’ilestillégitimedeparlerdelogiqueformelleavant la fin de l’enfance : les « groupements » demeurent relatifs aux types de notions concrètes

(c’est-à-dired’actionsmentalisées)qu’ilsonteffectivementstructurées,maislastructurationd’autrestypesdenotionconcrètes,denatureintuitivepluscomplexeparceques’appuyantsurd’autresactionsencore,demandeunereconstructiondesmêmesgroupementsavecdécalagedansletemps.Un exemple particulièrement clair est celui des notions de la conservation du tout (indices du

groupementlui-même).Onprésenteainsiausujetdeuxboulettesdepâteàmodelerdemêmesformes,dimensionsetpoids,puis l’onmodifie l’uned’entreelles (enboudin,etc.)endemandant si se sontconservéslamatière(mêmequantitédepâte),lepoidsetlevolume(celui-ciévaluéaudéplacementde l’eau dans deux verres où l’on immerge les objets).Or, dès 7-8 ans, la quantité dematière estreconnuecommeseconservantnécessairement,envertudesraisonnementsdéjàdécritsàproposdela conservation des ensembles.Mais jusqu’à 9-10 ans lesmêmes sujets contestent que le poids seconserve, et cela en s’appuyant sur les raisonnements intuitifsqu’ils faisaient jusqu’à7-8 anspourmotiverlanon-conservationdelamatière.Quantauxraisonnementsqu’ilsviennentdefaire(souventquelquesinstantsauparavant)pourdémontrerlaconservationdelasubstance,ilsnesontappliquésenrienàcelledupoids:sileboudinestplusmincequelaboulette,lamatièreseconserveparcequecetamincissementestcompenséparl’allongement,maislepoidsdiminueparceque,decepointdevue,l’amincissementagitabsolument!Vers9-10ans,laconservationdupoidsestparcontreadmise,envertudesmêmesraisonnementsquecelledelamatière,maiscelleduvolumeestencoreniéeavant11-12ans,etenvertudesraisonnementsintuitifsinverses!Bienplus,lessériations,lescompositionsd’égalité, etc., suivent exactement le même ordre de développement : à 8 ans, deux quantités dematièreégalesàunetroisièmesontégalesentreelles,maisnonpasdeuxpoids(indépendantsdelaperceptionduvolume,ilvadesoi)!Etc.Laraisondecesdécalagesestnaturellementàchercherdansles caractères intuitifs de la substance, du poids et du volume, qui facilitent ou retardent lescompositions opératoires : une même forme logique n’est donc pas encore, avant 11-12 ans,indépendantedesoncontenuconcret.

Lesopérationsformelles

Les décalages dont nous venons de voir un exemple sont relatifs aux opérations de mêmescatégories,maisappliquéesàdesdomainesdistincts,d’actionsoudenotions:seprésentantdurantlamêmepériode, ilspeuventdoncêtreappelés«décalageshorizontaux».Par contre, lepassagedescoordinationssensori-motricesauxcoordinationsreprésentativesdonnentlieu,nousl’avonsvu,àdesreconstructionssemblablesavecdécalages,mais,ceux-cin’étantplusrelatifsauxmêmespaliers,onpeutlesappeler«verticaux».Or,laconstitutiondesopérationsformelles,quidébutevers11-12ans,nécessiteégalementtouteunereconstruction,destinéeàtransposerlesgroupements«concrets»surun nouveau plan de pensée, et cette reconstruction est caractérisée par une série de décalagesverticaux.Lapenséeformelles’épanouitdurantl’adolescence.L’adolescent,paroppositionàl’enfant,estun

individuqui réfléchitendehorsduprésent et élaboredes théories sur toutes choses, seplaisant enparticulier aux considérations inactuelles. L’enfant ne réfléchit au contraire qu’à l’occasion del’actionencours,etn’élaborepasdethéories,mêmesil’observateur,notantleretourpériodiquederéactions analogues, peut discerner une systématisation spontanée dans ses idées. Or, cette penséeréfléchiecaractéristiquedel’adolescentprendnaissancedès11-12ans,àpartirdumomentoùlesujetdevient capable de raisonner de manière hypothético-déductive, c’est-à-dire sur de simplesassomptionssansrelationnécessaireaveclaréalitéouaveclescroyancesdusujet,etensefiantàla

nécessité du raisonnement lui-même (vi formae), par opposition à l’accord des conclusions avecl’expérience.Or, raisonner selon la forme et sur de simples propositions suppose d’autres opérations que de

raisonner sur l’action ou la réalité. Le raisonnement qui porte sur la réalitémême consiste en ungroupement d’opérations au premier degré, pour ainsi parler, c’est-à-dire d’actions intérioriséesdevenuescomposablesetréversibles.Lapenséeformelle,aucontraire,consisteàréfléchir(ausenspropre)cesopérations,doncàopérersurdesopérationsousur leursrésultats,etparconséquentàgrouper des opérations au second degré. Sans doute s’agit-il desmêmes contenus opératoires : leproblèmeconsisteratoujoursàclasser,sérier,dénombrer,mesurer,placeroudéplacerdansl’espaceou dans le temps, etc. Mais ce ne sont pas ces classes, séries, relations spatio-temporelles elles-mêmes,entantquestructurationsdel’actionetdelaréalité,quiserontgroupéespar lesopérationsformelles, ce seront les propositions qui expriment ou « réfléchissent » ces opérations. Lesopérationsformellesconsisterontdoncessentiellementen«implications»(ausensétroitduterme)et«incompatibilités»établiesentrepropositions,celles-ciexprimantelles-mêmesdesclassifications,sériations,etc.On comprend alors pourquoi il y a décalage vertical entre les opérations concrètes et les

opérations formelles, quand bien même les secondes répètent en quelque sorte le contenu despremières : ilnes’agitnullement,eneffet,d’opérationsdemêmedifficultépsychologique. Il suffitainsi de traduire en propositions un simple problème de sériation entre trois termes présentés endésordre, pour que cette addition sériale devienne singulièrement malaisée, alors qu’elle est bienfacile dès 7 ans sous forme de sériation concrète et même de coordinations transitives pensées àproposdel’action.ParmilestestsdeBurt,ontrouvelejoliexemplequevoici:«Édithestplusclaire(oublonde),queSuzanne;Édithestplusfoncée(oubrune)queLili;laquelleestlaplusfoncéedestrois?»Or,cen’estguèrequevers12ansquecettequestionestrésolue.Auparavant,ontrouvedesraisonnementscommecelui-ci:ÉdithetSuzannesontclaires,ÉdithetLilisontfoncées,alorsLiliestlaplusfoncée,SuzannelaplusclaireetÉdithentredeux.Autrementdit,l’enfantde10ansraisonne,surleplanformel,commelespetitsde4-5ansàproposdesbâtonsàsérier,etcen’estqu’à12ansqu’ilrattrapeentermesformelscequ’ilsaitfaireà7ansentermesconcretsàproposdesgrandeurs;etlacauseenestsimplementquelesprémissessontdonnéesàtitredepureshypothèsesverbalesetquelaconclusionestàtrouverviformaesansrecoursauxopérationsconcrètes.On voit ainsi pourquoi la logique formelle et la déductionmathématique restent inaccessibles à

l’enfantetsemblentconstituerundomaineautonome:celuide lapensée«pure», indépendantedel’action.Eteffectivement,qu’ils’agissedecelangageparticulier–àapprendrecommetoutlangage–quesontlessignesmathématiques(signesquin’ontriendesymboles,ausensdéfiniplushaut),oudecetautresystèmedesignesquesont lesmotsexprimantdesimplespropositions, lesopérationshypothético-déductives sont situées sur un autre plan que le raisonnement concret, parce qu’uneactioneffectuéesurdessignesdétachésduréelesttoutautrechosequ’uneactionportantsurlaréalitécommetelleousurlesmêmessignesattachésàcetteréalité.C’estpourquoilalogique,dissociantcestadefinaldel’ensembledel’évolutionmentale,s’estbornéeenfaitàenaxiomatiserlesopérationscaractéristiques,aulieudelesreplacerdansleurcontextevivant.C’étaitd’ailleurssonrôle,maiscerôle gagne certainement à être joué consciemment. D’autre part, la logique était encouragée danscettevoieparlanaturemêmedesopérationsformellesqui,opérationsauseconddegréneprocédantque sur des signes, s’engagent elles-mêmes sur le chemin de la schématisation propre àl’axiomatique.Mais c’est le rôle de la psychologie de l’intelligence que de replacer le canon des

opérationsformellesdanssaperspectiveréelle,etdemontrerqu’ilnesauraitavoirdesignificationmentalequ’ens’appuyantsur lesopérations concrètesdont il reçoit à la fois sapréparation et soncontenu.Decepointdevue, la logiqueformellen’estpasunedescriptionadéquatede toutepenséevivante : les opérations formelles constituent exclusivement la structure de l’équilibre final, verslequel tendent les opérations concrètes lorsqu’elles se réfléchissent en systèmes plus générauxcombinantentreelleslespropositionsquilesexpriment.

Lahiérarchiedesopérationsetleurdifférenciationprogressive

Uneconduiteest,nousl’avonsvu,unéchangefonctionnelentrelesujetetlesobjets,etl’onpeutsérierlesconduitesselonunordredesuccessiongénétiquefondésurlesdistancescroissantes,dansl’espaceetdansletemps,quicaractérisentlestrajetstoujourspluscomplexessuivisparceséchanges.L’assimilation et l’accommodationperceptives ne supposent ainsi qu’un échangedirect, à trajets

rectilignes. L’habitude connaît des trajets plus complexes, mais plus courts, stéréotypés et à sensunique. L’intelligence sensori-motrice introduit des retours et des détours ; elle atteint l’objet endehors du champ perceptif et des itinéraires habituels, et étend ainsi les distances initiales dansl’espaceetdansletemps,maisellerestelimitéeauchampdel’actionpropre.Aveclesdébutsdelapenséereprésentativeetsurtoutaveclesprogrèsdelapenséeintuitive,l’intelligencedevientcapabled’évoquer les objets absents, et par conséquent de s’attacher aux réalités invisibles, passées et, enpartie, futures.Mais elle ne procède encore que par figures plus ou moins statiques, images mi-individuelles, mi-génériques dans le cas du préconcept, configurations représentatives d’ensembletoujoursmieuxarticuléesdanslapériodeintuitive,maistoujoursfigures,c’est-à-direinstantanésprissurlaréalitémouvanteetnereprésentantquequelquesétatsouquelquesitinérairesparmil’ensembledes trajets possibles : la pensée intuitive fournit ainsi une carte du réel (ce que ne savait pas fairel’intelligencesensori-motriceengagéedansleréelprochelui-même),maisencoreimagée,àgrandsespaces blancs et sans coordonnées suffisantes pour passer d’un point à un autre. Avec lesgroupementsd’opérationsconcrètes,cesfiguressedissolventousefondentdanslepland’ensemble,etunprogrèsdécisifestfaitdanslaconquêtedesdistancesetladifférenciationdestrajets:cenesontpluslesétatsoulesitinérairesfixesquesaisitlapensée,maislestransformationselles-mêmes,tellesqued’unpoint onpuisse toujours passer à un autre, et réciproquement.C’est la réalité entière quidevient accessible.Mais ce n’est encore que la réalité représentée : avec les opérations formelles,c’estmêmeplusquelaréalité,puisquel’universdupossibles’ouvreàlaconstructionetquelapenséedevient libre à l’égard dumonde réel. La créationmathématique est une illustration de ce dernierpouvoir.Or,àenvisagermaintenantlemécanismedecetteconstructionetnonplusseulementsonextension

progressive,onconstatequechaquepalierestcaractériséparunecoordinationnouvelledesélémentsfournis – déjà à l’état de totalités, d’ailleurs,mais d’ordre inférieur – par les processusduniveauprécédent.Le schème sensori-moteur, unité propre au système de l’intelligence pré-symbolique, s’intègre

ainsi les schèmes perceptifs et les schèmes relevant de l’action habituelle (ces schèmes de laperceptionetdel’habitudeétantdumêmeordreinférieur,lesunsattachésàl’étatprésentdel’objectifetlesautresauxtransformationsélémentairesd’états).Leschèmesymboliques’intègre lesschèmessensori-moteurs avec différenciation des fonctions, l’accommodation imitative se prolongeant ensignifiants imagés et l’assimilation déterminant les signifiés. Le schème intuitif est à la fois une

coordinationetunedifférenciationdesschèmesimagés.Leschèmeopératoired’ordreconcretestungroupementdeschèmesintuitifs,promus,parlefaitdeleurgroupementmême,aurangd’opérationsréversibles. Le schème formel, enfin, n’est autre chose, on vient de le voir, qu’un systèmed’opérationsauseconddegré,doncungroupementopérantsurdesgroupementsconcrets.Chacun des passages de l’un de ces niveaux au suivant est donc caractérisé à la fois par une

coordinationnouvelleetparunedifférenciationdessystèmesconstituantl’unitéauniveauprécédent.Or, ces différenciations successives éclairent en retour la nature indifférenciée des mécanismesinitiauxetl’onpeutainsisimultanémentconcevoirunegénéalogiedesgroupementsopératoires,pardifférenciationsgraduelles,etuneexplicationdesniveauxpréopératoiresparl’indifférenciationdesprocessusenjeu.C’est ainsi que l’intelligence sensori-motrice aboutit, nous l’avons vu (chap. IV), à une sorte de

groupementempiriquedesmouvements,caractérisépsychologiquementparlesconduitesderetouretde détour, et géométriquement par ce que Poincaré appelait le groupe (expérimental) desdéplacements.Mais il va de soi qu’à ceniveau élémentaire, antérieur à toute pensée, onne sauraitconcevoir ce groupement comme un système opératoire, puisqu’il est le système desmouvementseffectivement accomplis : c’estdoncqu’il est, en fait, indifférencié, lesdéplacementsdont il s’agitétanttoujours,enmêmetemps,desmouvementsorientésversunbutetàfinalitépratique.Onpourraitdonc dire que, à ce niveau, les groupements spatio-temporels, logico-arithmétiques et pratiques(moyens et buts) formentun toutglobal et que, fautededifférenciation, ce systèmed’ensemblenesauraitconstituerunmécanismeopératoire.Àlafindecettepériodeetaudébutdelapenséereprésentative,l’apparitiondusymbolepermetau

contraire une première différenciation : les groupements pratiques d’une part (buts etmoyens), lareprésentation d’autre part. Mais cette dernière est encore indifférenciée, les opérations logico-arithmétiquesnepouvantsedissocierdesopérationsspatio-temporelles.Auniveauintuitif,eneffet,iln’y a pas de classes ni relations proprement dites, toutes deux demeurant en même temps descollectionsspatialesoudesrapportsspatio-temporels:d’oùleurcaractèreintuitifetpré-opératoire.Au niveau de 7-8 ans, au contraire, l’apparition des groupements opératoires est précisémentcaractériséeparladifférenciationnettedesopérationslogico-arithmétiquesdevenuesindépendantes(classes, relations et nombresdespatialisés) et desopérations spatio-temporelles ou infra-logiques.Enfin le niveaudes opérations formellesmarqueunedernière différenciation, entre les opérationsliéesàl’actionréelleetlesopérationshypothético-déductives,portantsurdepuresimplicationsentrepropositionsénoncéesàtitred’assomptions.

Ladéterminationdu«niveaumental»

Les connaissances acquises en psychologie de l’intelligence ont donné lieu à trois sortesd’applications, qui ne relèvent pas, comme telles, de notre sujet, mais dont il faut signaler lesenseignementsutilesàtitredecontrôledeshypothèsesthéoriques.Chacun sait comment Binet, en vue de déterminer le degré d’arriération des anormaux, a été

conduitàimaginersaremarquableéchellemétriquede l’intelligence.Analystesubtildesprocessusdelapensée,Binetétaitmieuxaucourantquequiconquedesdifficultésd’atteindreparlamesurelemécanismemêmedel’intelligence.Mais,précisémentàcausedecesentimentnuancé,ilaeurecoursàunesortedeprobabilismepsychologique,réunissant,avecSimon,lesépreuveslesplusdiverseset

cherchantàdéterminerlafréquencedesréussitesenfonctiondel’âge:l’intelligenceestalorsévaluéeauxavancesouauxretardsrapportésàl’âgestatistiquemoyendessolutionsjustes.Il est incontestable que ces tests de niveau ont rendu dans les grandes lignes ce qu’on attendait

d’eux;uneestimationrapideetpratiqueduniveauglobald’unindividu.Maisilestnonmoinsévidentqu’ilsmesurent simplement un « rendement », sans atteindre les opérations constructrices commetelles. Comme l’a fort bien dit Piéron, l’intelligence, ainsi conçue, exprime essentiellement unjugementdevaleurportésuruneconduitecomplexe.D’autrepart,onamultipliélestests,depuisBinet,etonacherchéàlesdifférencierenfonctiondes

différentesaptitudesspéciales.Dansledomainepropreàl’intelligence,onaainsiélaborédestestsderaisonnement, de compréhension, de connaissances, etc. Le problème est alors de dégager lescorrélationsentrecesrésultatsstatistiques,dansl’espoirdedissocieretdemesurerlesdiversfacteursenjeudanslemécanismeintimedelapensée.Spearmanetsonécolesesontparticulièrementvouésàcettetâche,pardesméthodesstatistiquesprécises ,etilsontaboutiàl’hypothèsed’uneinterventiondecertainsfacteursconstants.LeplusgénéralaétéappeléparSpearmanle«facteurg»,etsavaleurest en relation avec l’intelligence de l’individu. Mais, comme cet auteur y a insisté lui-même, lefacteurgexprimesimplementl’«intelligencegénérale»,c’est-à-direledegréd’efficiencecommunàl’ensembledes aptitudesdu sujet, on pourrait presquedire la qualité de l’organisation nerveuse etpsychiquefaisantqu’unindividuaplusdefacilitéqued’autresàaccompliruntravailmental.Enfin on a cherché à réagir d’une autre manière contre l’empirisme des simples mesures de

rendement,ententantdedéterminerlesopérationsmêmesdontdisposeunindividudonné;letermed’opération étant alors pris dans un sens limité et relatif à la construction génétique, commenousl’avonsfaitdanscetouvrage.C’estainsiqueB.Inhelderautilisélanotionde«groupement»danslediagnosticduraisonnement.Elleapumontrerquechezlesdébilesmentaux,l’ordred’acquisitiondesnotions de conservation de la substance, du poids et du volume se retrouve intégralement : on nerencontrepasledernierdecestroisinvariants(d’ailleursprésentseulementchezdesimplesarriéréset étranger au débile) sans les deux autres, ni le second sans le premier, tandis qu’on retrouve laconservationdelasubstancesanscellesdupoidsetduvolumeetcellesde lasubstanceetdupoidssanscelleduvolume.Elleapuopposerladébilitéàl’imbécillité,parlaprésencedesgroupementsconcrets (dont l’imbécile est incapable), et à l’arriération simple, par l’incapacité au raisonnementformel,doncparl’achèvementdelaconstructionopératoire .Ilyalàunepremièreapplicationd’uneméthodequipourraitêtredéveloppéedansladéterminationdesniveauxd’intelligenceengénéral.

1Sil’onrépartit lesconduitesentroisgrandssystèmes,lesstructuresorganiqueshéréditaires(instinct), lesstructuressensori-motrices (susceptibles d’acquisition), et les structures représentatives (qui constituent la pensée), on peut situer le groupe desdéplacementssensori-moteursausommetduseconddecessystèmes,tandisquelesgroupesetgroupementsopératoiresd’ordreformelsontausommetdutroisième.2VoirI.Meyerson,«Lesimages»,inG.Dumas,Nouveautraitédepsychologie.3VoirJ.PIAGET ,LaFormationdusymbolechezl’enfant,DelachauxetNiestlé,1945.4Nouslaissonsicidecôtélesformespurementverbalesdepensée,tellesquel’animisme,l’artificialismeenfantins,leréalisme

nominal,etc.

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5L’attentionmonoïdéiquen’estprécisémentpasautrechosequ’unecentrationdelapensée.6A.Rey,L’Intelligencepratiquechezl’enfant,Alcan,1935.7J.Piaget,LaCausalitéphysiquechezl’enfant,Alcan,1927.8Calculdes«tétrades-différences»oucorrélationsentrecorrélations.9B.Inhelder,LeDiagnosticduraisonnementchezlesdébilesmentaux,DelachauxetNiestlé,1944.

VI

Lesfacteurssociauxdudéveloppementintellectuel

L’êtrehumainestplongédèssanaissancedansunmilieusocial,quiagitsurluiaumêmetitrequelemilieuphysique.Plusencore,enunsens,quelemilieuphysique,lasociététransformel’individuensastructuremême,parcequ’ellenelecontraintpasseulementàreconnaîtredesfaits,maiselleluifournit un système tout construit de signes, qui modifient sa pensée, elle lui propose des valeursnouvelles et lui impose une suite indéfinie d’obligations. Il est donc de toute évidence que la viesociale transforme l’intelligence par le triple intermédiaire du langage (signes), du contenu deséchanges(valeursintellectuelles)etderèglesimposéesàlapensée(normescollectiveslogiquesouprélogiques).Certes,ilestnécessaireàlasociologied’envisagerlasociétécommeuntout,encorequecetout,

biendistinctdelasommedesindividus,nesoitquel’ensembledesrapportsoudesinteractionsentrecesindividus.Chaquerapportentreindividus(àpartirdedeux)lesmodifieeneffet,etconstituedoncdéjàunetotalité,detellesortequelatotalitéforméeparl’ensembledelasociétéestmoinsunechose,unêtreouunecausequ’unsystèmederelations.Maiscesrelationssontextrêmementnombreusesetcomplexes, puisqu’elles constituent en fait une trame continue dans l’histoire, par l’action desgénérationslesunessurlesautres,autantqu’unsystèmesynchroniqued’équilibreàchaquemomentdel’histoire.Ilestdonclégitimed’adopterunlangagestatistiqueetdeparlerde«lasociété»commed’un tout cohérent (à la manière dont une Gestalt est la résultante d’un système statistique derapports).Seulement,ilestessentieldeserappelerlecaractèrestatistiquedesexpressionsdulangagesociologique,car,àl’oublier,ondonneraitauxmotsunsensmythologique.Danslasociologiedelapensée,onpeutmêmesedemanders’iln’yapasavantageàremplacerdéjàlelangageglobalusuelparlamentiondestypesderelationsenjeu(typeségalementstatistiques,celavasansdire).Lorsqu’ils’agitdepsychologie,parcontre,c’est-à-direlorsquel’unitéderéférenceestl’individu

modifiéparlesrapportssociauxetnonplusl’ensembleoulesensemblesderapportscommetels,ildeviententièrementillégitimedesecontenterdetermesstatistiquestropgénéraux.L’«actiondelaviesociale»estunenotionexactementaussivaguequeseraitcelledel’«actiondumilieuphysique»sil’on se refusait à la détailler.De sa naissance à la vie adulte, l’être humain est objet de pressionssociales, c’est entendu,mais cespressions sontde typesextrêmementdivers et s’exercent selonuncertainordrededéveloppement.Demêmequelemilieuphysiquenes’imposepasenunefoisnid’unseulblocàl’intelligenceenévolution,maisquel’onpeutsuivrepasàpaslesacquisitionsenfonctionde l’expérience, et surtout les modes, très différents selon le niveau, d’assimilation etd’accommodationquirèglentcesacquisitions,demêmelemilieusocialdonnelieuàdesinteractions,entre l’individu en développement et son entourage, qui sont extrêmement différentes les unes des

autresetdontlasuccessionobéitàdeslois.Cesontcestypesd’interactionsetcesloisdesuccessionquelepsychologuedoitétabliravecsoin,souspeinedesesimplifierlatâchejusqu’àl’abdicationenfaveurdecellesdelasociologie.Or,iln’existeplusaucuneraisondeconflitsentrecettescienceetlapsychologie dès que l’on reconnaît combien la structure de l’individu est modifiée par cesinteractions : l’une comme l’autre de ces deux disciplines ont donc tout à gagner à une étude quidépassel’analyseglobalepourentrerdanslavoiedecelledesrelations.

Lasocialisationdel’intelligenceindividuelle

Selonleniveaudedéveloppementdel’individu,leséchangesqu’ilentretientaveclemilieusocialsontdenaturefortdiverse,etmodifientparconséquentenretourlastructurementaleindividuelledemanièreégalementdifférente.Durant la période sensori-motrice le bébé est naturellement déjà l’objet d’influences sociales

multiples : on lui dispense les plus grands plaisirs que connaisse sa jeune expérience – de lanourritureàlachaleurdesaffectionsambiantes–,onl’entoure,luisourit,l’amuse,lecalme;onluiinculque des habitudes et des régularités liées à des signaux et à des paroles, on lui défend déjàcertainesconduites,onlegronde.Bref,vududehors,lenourrissonestaucentred’unemultitudederelationsquiannoncentlessignes,lesvaleursetlesrèglesdelaviesocialeultérieure.Mais,dupointde vue du sujet lui-même, lemilieu social ne se différencie pas encore essentiellement dumilieuphysique, du moins jusqu’au cinquième des stades que nous avons distingués dans l’intelligencesensori-motrice(chap.IV).Lessignesdontonuseàsonégardnesontpourluiquedesindicesoudessignaux. Les règles qu’on lui impose ne sont pas encore des obligations de conscience et seconfondent pour lui avec les régularités propres à l’habitude. Quant aux personnes, ce sont destableauxanaloguesàtousceuxquiconstituentlaréalité,maisspécialementactifs,imprévusetsourcesde sentiments plus intenses. Le bébé agit sur eux comme sur les choses, par gestes efficaces leurfaisantcontinuerlesactionsintéressantesetpardescrisdivers,maisiln’yalàencoreaucunéchangede pensée, puisque l’enfant de ce niveau ignore la pensée, ni par conséquent aucunemodificationprofondedesstructuresintellectuellesparlaviesocialeambiante .Avecl’acquisitiondulangage,parcontre,c’est-à-direaveclespériodessymboliqueetintuitive,de

nouvelles relations sociales apparaissent, qui enrichissent et transforment la pensée de l’individu.Maisilfautàcetégarddistinguertroisquestions.Le système des signes collectifs, tout d’abord, ne crée pas la fonction symbolique, mais la

développenaturellementendesproportionsqu’ignorerait l’individuà lui seul.Néanmoins le signecommetel,conventionnel(«arbitraire»)ettoutconstruit,nesuffitpascommemoyend’expressionàlapenséedupetitenfant:ilnesecontentepasdeparler,ilfaut«jouer»cequ’ilpense,symbolisersesidéesaumoyendegestesoud’objets,représenterleschosesparimitation,dessinetconstruction.Bref, du point de vue de l’expression même, l’enfant demeure au début dans une situationintermédiaire entre l’emploi du signe collectif et celui du symbole individuel, tous deux étantd’ailleurstoujoursnécessaires,maislesecondl’étantbiendavantageauxpetitsqu’àl’adulte.En second lieu, le langage transmet à l’individu un système tout préparé de notions, des

classifications,derelations,brefunpotentielinépuisabledeconceptsquisereconstruisentenchaqueindividusurlemodèlemulti-séculaireayantdéjàfaçonnélesgénérationsantérieures.Mais ilvadesoi que, à cette collection, l’enfant commence par emprunter seulement ce qui lui convient, en

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ignorant superbement tout ce qui dépasse son niveau mental. Et encore ce qu’il emprunte est-ilassimiléselonsastructureintellectuelle:unmotdestinéàvéhiculerunconceptgénéraln’engendred’abord qu’un préconcept, semi-individuel et semi-socialisé (le mot « oiseau » évoquera ainsi lecanarifamilier,etc.).Restent,entroisièmelieu,lesrapportseux-mêmesquelesujetentretientavecsonentourage,donc

les rapports« synchroniques»paropposition auxprocessus« anachroniques»dont l’enfant subitl’influenceenacquérantlelangageetlesmanièresdepenserquiluisontattachées.Or,cesrapportssynchroniques sont d’abord l’essentiel : en conversant avec ses proches, l’enfant verra à chaqueinstant ses pensées approuvées ou contredites, et il découvrira un monde immense de penséesextérieures à lui, qui l’instruiront ou l’impressionneront demanières diverses.Dupoint de vuedel’intelligence(quiseulnousconcerneici),ilseradoncconduitàunéchangetoujoursplusgranddevéritésobligatoires(idéestoutesfaitesounormesproprementditesderaisonnement).Seulement,iciégalement,ilnefautpasexagérer,niconfondrelescapacitésd’assimilationpropres

àlapenséeintuitiveaveccequ’ellesdeviendrontauniveauopératoire.Nousavonsvu,eneffet,encequiconcernel’adaptationdelapenséeaumilieuphysique,quelapenséeintuitivedominantjusqu’àlafin de la petite enfance (7 ans) est caractérisée par un déséquilibre, non encore réduit, entrel’assimilation et l’accommodation. Un rapport intuitif résulte toujours d’une « centration » de lapenséeenfonctiondel’activitépropre,paroppositionau«groupement»detouslesrapportsenjeu:ainsi l’équivalence entre deux séries d’objets n’est admise que relativement à l’action de les fairecorrespondreetseperdsitôtcetteactionremplacéeparuneautre.Lapenséeintuitivetémoignedonctoujours d’un égocentrismedéformant, le rapport admis étant relatif à l’action du sujet et non pasdécentréenun systèmeobjectif .Réciproquement, et par le faitmêmeque lapensée intuitive est àchaque instant « centrée » sur un rapport donné, elle est phénoméniste et n’atteint du réel que sonapparenceperceptive : elle est donc à lamerci des suggestions de l’expérience immédiate, qu’ellecopieetimiteaulieudelacorriger.Or,laréactiondel’intelligencedeceniveauaumilieusociallui-mêmeestexactementparallèleàsaréactionaumilieuphysique,cequivad’ailleursdesoi,puisquelesdeuxsortesd’expériencessontindissociablesdanslaréalité.D’unepart,sidépendantsoit-ildesinfluencesintellectuellesambiantes,lepetitenfantlesassimileà

samanière.Il lesréduitàsonpointdevueet lesdéformedoncsans lesavoir,duseul faitqu’ilnedistinguepasencorecepointdevuedeceluidesautres,fautedecoordinationoude«groupement»despointsdevueeux-mêmes.Ilestainsiégocentriqueparinconsciencedesasubjectivité,surleplansocialcommesurleplanphysique.Exemples:ilsauramontrersamaindroite,maisconfondralesrapportssur lepartenairesituéenfacedelui, fautedeseplacerà l’autrepointdevue,socialementcommegéométriquement;nousavonsconstatédemêmecommentdanslesproblèmesdeperspectiveilprêted’abordauxautressaproprevisiondeschoses;danslesquestionsdetempsilarrivemêmequ’unpetit,toutendéclarantsonpèrebeaucoupplusvieuxquelui,lecroiené«après»lui,fautede« se rappeler » ce qu’il faisait auparavant !Bref, la centration intuitive, opposée à la décentrationopératoire, se double ainsi d’un primat inconscient, et d’autant plus systématique, du point de vuepropre. Cet égocentrisme intellectuel n’est, dans les deux cas, rien de plus qu’un défaut decoordination,qu’uneabsencede«groupement»desrapportsaveclesautresindividuscommeavecleschoses.Iln’yalàrienquedeparfaitementnaturel:leprimatdupointdevuepropre,commelacentration intuitiveen fonctionde l’actionpropre,ne sontque l’expressiond’une indifférenciationinitiale, d’une assimilation déformante, parce que déterminée par le seul point de vue possible audépart.Unetelleindifférenciationva,eneffet,desoi,puisqueladistinctiondespointsdevueetleur

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coordinationsupposenttoutuntravaildel’intelligence.Mais, par le fait que l’égocentrisme initial résulte d’une simple indifférenciation entre l’ego et

l’alter, le sujet se trouveexposé, exactementdurant lamêmepériode, à toutes les suggestions et àtoutes les contraintesde l’entourage, auxquelles il s’accommodera sans critique, faute précisémentd’êtreconscientducaractèrepropredesonpointdevue (ilarriveainsi fréquemmentauxpetitsden’avoirpasconscienced’imiter,encroyantavoireul’initiativedumodèle,demêmequ’illeurarrivedeprêterauxautreslesidéesquileursontparticulières).C’estpourquoil’apogéedel’égocentrismecoïncide,dansledéveloppement,aveccelledelapressiondesexemplesetopinionsdel’entourage,etlemélanged’assimilationaumoietd’accommodationauxmodèlesambiantsestaussiexplicablequeceluidel’égocentrismeetduphénoménismepropresàl’intuitioninitialedesrapportsphysiques.Seulement, il va de soi qu’en ces conditions (qui se ramènent donc toutes à l’absence de

« groupement »), les contraintes de l’entourage ne sauraient suffire à engendrer une logique dansl’espritdel’enfant,mêmesilesvéritésqu’ellesimposentsontrationnellesenleurcontenu:répéterdes idées justes, même en croyant qu’elles émanent de soi-même, ne revient pas à raisonnercorrectement.Aucontraire,pourapprendredesautresàraisonnerlogiquement, ilest indispensableque s’établissent, entre eux et soi, ces rapports de différenciation et de réciprocité simultanées quicaractérisentlacoordinationdespointsdevue.Enbref, auxniveauxpréopératoires s’étendantde l’apparitiondu langageà7-8ans environ, les

structurespropresàlapenséenaissanteexcluentlaformationdesrapportssociauxdecoopérationquiseuls entraîneraient la constitution d’une logique : oscillant entre l’égocentrisme déformant etl’acceptation passive des contraintes intellectuelles, l’enfant n’est donc pas encore l’objet d’unesocialisationdel’intelligencequipuisseenmodifierprofondémentlemécanisme.C’est aux niveaux de la construction des groupements d’opérations concrètes, puis surtout

formelles,quesepose,parcontre,danstoutesonacuitéleproblèmedesrôlesrespectifsdel’échangesocialetdesstructuresindividuellesdansledéveloppementdelapensée.Lalogiquevéritable,quiseconstituedurantcesdeuxpériodes,s’accompagne,eneffet,dedeuxsortesdecaractèressociauxdontils’agitprécisémentdedéterminers’ilsrésultentdel’apparitiondesgroupementsous’ilsensontlacause. D’une part, au fur et à mesure que les intuitions s’articulent et finissent par se grouperopératoirement, l’enfantdevientde plus en plus apte à la coopération, rapport social distinct de lacontrainteencequ’ilsupposeuneréciprocitéentreindividussachantdifférencierleurspointsdevue.Dansl’ordredel’intelligence,lacoopérationestainsiladiscussionmenéeobjectivement(d’oùcettediscussionintérioriséequ’estladélibérationouréflexion),lacollaborationdansletravail,l’échangedesidées,lecontrôlemutuel(sourcedubesoindevérificationetdedémonstration),etc.Ilestdoncclair que la coopération est au point de départ d’une série de conduites importantes pour laconstitution et le développement de la logique.D’autre part, la logique elle-même ne consiste pasuniquement,dupointdevuepsychologique,quiest lenôtreici,enunsystèmed’opérationslibres :ellesetraduitparunensembled’étatsdeconscience,desentimentsintellectuelsetdeconduites,touscaractérisésparcertainesobligationsauxquellesilestdifficiledecontesteruncaractèresocial,qu’ilsoit primaire ou dérivé. Envisagée sous cet angle, la logique comporte des règles ou des normescommunes:elleestunemoralede lapensée, imposéeetsanctionnéepar lesautres.C’estainsiquel’obligationdenepassecontrediren’estpassimplementunenécessitéconditionnelle(un«impératifhypothétique»),pourquiveutseplierauxexigencesdesrèglesdujeuopératoire:elleestaussiunimpératifmoral(«catégorique»),entantqu’exigéparl’échangeintellectueletparlacoopération.Eteffectivement, c’est d’abord vis-à-vis des autres que l’enfant cherche à éviter la contradiction. De

même l’objectivité, le besoin de vérification, la nécessité de conserver leur sens auxmots et auxidées,etc.,sontautantd’obligationssocialescommedeconditionsdelapenséeopératoire.Une question se pose alors nécessairement : le « groupement » est-il la cause ou l’effet de la

coopération ? Le groupement est une coordination d’opérations, donc d’actions accessibles àl’individu.Lacoopérationestunecoordinationdepointsdevueoud’actionsémanantrespectivementde différents individus. Leur parenté est donc évidente, mais est-ce le développement opératoireintérieuràl’individuquilerendsusceptibledecoopéreravecd’autres,oulacoopérationextérieure,puisintérioriséeenlui,quil’obligeàgroupersesactionsensystèmesopératoires?

«Groupements»opératoiresetcoopération

Àunetellequestionilfautsansdoutedonnerdeuxréponsesdistinctesetcomplémentaires.L’uneestque,sans l’échangedepenséeet lacoopérationavec lesautres, l’individuneparviendraitpasàgroupersesopérationsenuntoutcohérent:encesens,legroupementopératoiresupposedonclaviesociale.Mais,d’autrepart,leséchangesdepenséeeux-mêmesobéissentàuneloid’équilibre,laquellenesauraitêtreànouveauqu’ungroupementopératoire,puisquecoopérer,c’estencorecoordonnerdesopérations.Legroupementestdoncuneformed’équilibredesactionsinter-individuellescommedesactionsindividuelles,etilretrouveainsisonautonomieauseinmêmedelaviesociale.Ilest,eneffet,biendifficiledecomprendrecommentl’individuparviendraitàgrouperdemanière

précise ses opérations, et par conséquent transformer ses représentations intuitives en opérationstransitives,réversibles,identiquesetassociatives,sansl’échangedepensées.Legroupementconsisteessentiellementàlibérerdupointdevueégocentriquelesperceptionsetlesintuitionsspontanéesdel’individu,pourconstruireunsystèmederelationstellesquel’onpuissepasserd’untermeoud’unrapportàunautre,den’importequelpointdevue.Legroupementestdoncensonprincipemêmeunecoordinationdespointsdevue,etcelasignifie,enfait,unecoordinationentreobservateurs,doncunecoopérationdeplusieursindividus.Supposonscependant,aveclesenscommun,qu’unindividusupérieur,enchangeant indéfiniment

de points de vue, parvienne à lui seul à les coordonner entre eux de manière à assurer leurgroupement.Mais comment un seul individu, même doué d’une expérience suffisamment longue,pourrait-il arriver à se rappeler ses points de vue antérieurs, c’est-à-dire l’ensemble des rapportsqu’ilaperçus,maisqu’ilneperçoitplus?S’ilenétaitcapable,c’estqu’ilauraitréussiàconstituerune sorte d’échange entre ses états successifs et divers, c’est-à-dire à se donner, par conventionscontinuellesaveclui-même,unsystèmedenotationssusceptiblesdeconsolidersessouvenirsetdelestraduire en un langage représentatif : il aurait donc réalisé une « société » entre ses différents«moi»!Enfait,c’estprécisémentl’échangeconstantdepenséesaveclesautresquinouspermetdenousdécentrerainsietnousassurelapossibilitédecoordonnerintérieurementlesrapportsémanantdepointsdevuedistincts.Onvoittrèsmal,enparticulier,comment,sanslacoopération,lesconceptsconserveraientleursenspermanentetleurdéfinition:laréversibilitémêmedelapenséeestainsiliéeàuneconservationcollective,endehorsdelaquellelapensée individuellenedisposeraitqued’unemobilitéinfinimentplusrestreinte.Mais,celadit,etétantdoncadmisqu’unepenséelogiqueestnécessairementsociale,iln’enreste

pasmoinsque les loisdu groupement constituent des formes d’équilibre générales, qui exprimentaussibienl’équilibredeséchangesinterindividuelsqueceluidesopérationsdontdevientcapabletout

individusocialisélorsqu’ilraisonneintérieurement,selonsesidéeslespluspersonnelleset lesplusnouvelles. Dire que l’individu ne parvient à la logique que grâce à la coopération revient doncsimplement à supposer que l’équilibre de ses opérations est subordonné à une capacité indéfinied’échangeavecautrui,doncàuneréciprocitéentière.Maiscetteaffirmationn’arienqued’évident,puisquelegroupementestprécisémentdéjàenlui-mêmeunsystèmederéciprocités.Bien plus, si l’on demande ce qu’est un échange de pensées entre individus, on s’aperçoit qu’il

consiste essentiellement en systèmes de mise en correspondances, donc en « groupements » biendéfinis:àtellerelationétabliedupointdevuedeAcorrespondaprèséchangetellerelationdupointde vue B, et telle opération effectuée par A correspond (qu’elle soit équivalente ou simplementréciproque) à telle opération effectuée par B. Ce sont ces correspondances qui déterminent, pourchaquepositionénoncéeparAouparB,l’accord(ou,encasdenon-correspondance,ledésaccord)despartenaires, l’obligationoù ils se trouvent de conserver les propositions admises et la validitédurable de celles-ci pour la suite des échanges. L’échange intellectuel entre individus est donccomparableàuneimmensepartied’échecs,quisepoursuivraitsanstrêveettellequechaqueactionaccompliesurunpointentraîneuneséried’actionséquivalentesoucomplémentairesde lapartdespartenaires : les lois du groupement ne sont pas autre chose que les diverses règles assurant laréciprocitédesjoueursetlacohérencedeleurjeu.Plus précisément, chaque groupement intérieur aux individus est un système d’opérations, et la

coopérationconstituelesystèmedesopérationseffectuéesencommun,c’est-à-dire,ausenspropre,descoopérations.Ilseraitcependant inexactdeconclureque les loisdugroupementsontsupérieuresà la foisà la

coopérationetàlapenséeindividuelle:ellesneconstituent,répétons-le,quedesloisd’équilibre,ettraduisent simplement cette forme particulière d’équilibre qui est atteinte, d’une part, lorsque lasociétén’exerceplusdecontraintesdéformantessurl’individu,maisanimeetentretient le librejeudesesactivitésmentales,et,d’autrepart,lorsquecelibrejeudelapenséedechacunnedéformepluscelledesautresni leschoses,maisrespectelaréciprocitéentrelesactivitésdiverses.Ainsidéfinie,cette forme d’équilibre ne saurait être considérée ni comme un résultat de la seule penséeindividuelle, ni comme un produit exclusivement social : l’activité opératoire interne et lacoopérationextérieurenesont,ausensleplusprécisdesmots,quelesdeuxaspectscomplémentairesd’unseuletmêmeensemble,puisquel’équilibredel’unedépenddeceluidel’autre.Deplus,commeunéquilibren’estjamaisintégralementatteintdanslaréalité,ilresteàenvisagerlaformeidéalequ’ilprendrait en se parachevant, et c’est cet équilibre idéal que décrit axiomatiquement la logique. Lelogicienopèredoncdansl’idéal(paroppositionauréel)etaledroitd’yrester,puisquel’équilibredontiltraiten’estjamaisentièrementachevé,etqu’ilestsanscesseprojetéplushautencore,aufuretàmesuredesnouvellesconstructionseffectives.Quantauxsociologuesetauxpsychologues, ilsnepeuventquerecourirlesunsauxautreslorsqu’ilscherchentcommentcetteéquilibrationseréaliseenfait.

1Aupointdevueaffectif,c’estsansdouteseulementauniveaudelaconstructiondelanotiond’objetqu’ilyaprojectionde

l’affectivitésurlespersonnes,conçuesalors,ellesaussi,commedescentresd’actionsindépendantes.2H.Wallon,quiacritiquélanotiond’égocentrisme,retientcependantlachoseelle-même,qu’ilajolimentexpriméeendisant

quelejeuneenfantpenseàl’optatifetnonpasàl’indicatif.

Conclusion

Rythmes,régulationsetgroupements

L’intelligenceapparaît,autotal,commeunestructurationimprimantcertainesformesauxéchangesentreleoulessujetsetlesobjetsenvironnants,auprèsouauloin.Sonoriginalitétientessentiellementàlanaturedesformesqu’elleconstruitàceteffet.La vie elle-même est déjà « créatrice de formes », comme l’a dit Brachet . Assurément ces

« formes » biologiques sont celles de l’organisme, de chacun de ses organes et des échangesmatérielsqu’ilsassurentaveclemilieu.Mais,avecl’instinct,lesformesanatomo-physiologiquessedoublentd’échangesfonctionnels,c’est-à-direde« formes»deconduites.L’instinctn’est,eneffet,qu’unprolongementfonctionneldelastructuredesorganes:lebecd’unpicseprolongeeninstinctpercuteur,unepattefouisseuseeninstinctdefouille,etc.L’instinctestlalogiquedesorganes,etc’està ce titre qu’il parvient à des conduites dont la réalisation, sur le plan des opérations proprementdites,supposeraitsouventuneintelligenceprodigieusequandbienmêmeles«formes»peuventenparaître au premier abord analogues (commedans la recherche de l’objet en dehors du champdeperceptionetàdesdistancesdiverses).L’habitude,laperception,constituentd’autres«formes»commelathéoriedelaGestaltyainsisté

endégageantlesloisdeleurorganisation.Lapenséeintuitiveenprésentedenouvellesencore.Quantà l’intelligence opératoire, elle est caractérisée, nous l’avons vu sans cesse, par ces « formes »mobilesetréversiblesqueconstituentlesgroupesetlesgroupements.Àvouloirreplacerdanslesconsidérationsbiologiquesd’oùnoussommespartis(chap.I)ceque

nousaappris l’analysedesopérationsde l’intelligence, il s’agitdonc,pourconclure,de situer lesstructures opératoires dans l’ensemble des « formes » possibles. Or, un acte opératoire peutressemblerdeprès,parsoncontenu,àunacteintuitif,àunactesensori-moteurouperceptifetmêmeà un acte instinctif : une figure géométrique peut ainsi être le produit d’une construction logique,d’une intuition préopératoire, d’une perception, d’une habitude automatisée et même d’un instinctbâtisseur. La différence entre les divers niveaux ne tient donc pas à ce contenu, c’est-à-dire à la«forme»enquelquesortematérialiséequ’estlerésultatdel’acte ,maisàla«forme»del’actelui-même et de son organisation progressive. Dans le cas de l’intelligence réflexive parvenue à sonéquilibre,cetteformeconsisteenuncertain«groupement»desopérations.Danslescaséchelonnésentre laperceptionet lapensée intuitive, la formede laconduiteest celled’unajustement,plusoumoinslentourapide(parfoispresqueimmédiat),maisprocédanttoujourspar«régulations».Danslecasdelaconduiteinstinctiveouréflexe,ils’agitenfind’unmontagerelativementachevé,rigide,d’unseultenantetquifonctionneparrépétitionspériodiquesou«rythmes».L’ordredesuccessiondes structures ou « formes » fondamentales intéressant le développement de l’intelligence serait

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ainsi:rythmes,régulationsetgroupements.Lesbesoinsorganiquesouinstinctifsquiconstituentlesmobilesdesconduitesélémentairessont,

eneffet,périodiquesetobéissentdoncàunestructurederythme:lafaim,lasoif,l’appétitsexuel,etc.Quantauxmontages réflexesquipermettent leursatisfactionetconstituent lasubstructurede laviementale, on sait assez aujourd’hui qu’ils forment des systèmes d’ensemble et ne résultent pas del’addition de réactions élémentaires : la locomotion d’un bipède et surtout d’un quadrupède (dontl’organisationtémoigne,selonGrahamBrown,d’unrythmed’ensemblequidomineetprécèdemêmelesréflexesdifférenciés),lesréflexessicomplexesquiassurentlasuccionchezlenouveau-né,etc.,etjusqu’aux mouvements impulsifs qui caractérisent le comportement du nourrisson, présentent unfonctionnement dont la forme rythmique est évidente. Les comportements instinctifs, souvent sispécialisés, de l’animal consistent eux aussi en enchaînements bien déterminés demouvements quioffrentl’imaged’uncertainrythme,puisqu’ilsserépètentpériodiquementàintervallesconstants.Lerythmecaractérisedonclesfonctionnementsquisontaupointdejonctiondelavieorganiqueetdelaviementale,etcelaestsivraique,mêmedansledomainedesperceptionsélémentairesousensations,lamesuredelasensibilitémetenévidencel’existencederythmesprimitifs,échappantentièrementàlaconsciencedusujet;lerythmeestégalementàlabasedetoutmouvement,ycomprisdeceuxdontestcomposéel’habitudemotrice.Or, le rythme présente une structure qu’il importe de rappeler, pour situer l’intelligence dans

l’ensembledes«formes»vivantes,carlemoded’enchaînementqu’ilsupposeannoncedéjà,defaçonélémentaire,cequideviendralaréversibilitéelle-même,propreauxopérationssupérieures.Quel’onenvisage les renforcements et inhibitions réflexes particuliers, ou, en général, une succession demouvementsorientésdansdessensalternativementcontraires,leschémadurythmerequierttoujours,d’unemanièreoud’uneautre,l’alternancededeuxprocessusantagonistesfonctionnantl’undansladirection A→ B et l’autre dans la direction inverse B A. Il est vrai que, dans un système derégulations perceptives, intuitives ou relatives à des mouvements coordonnés en fonction del’expérience,ilexisteaussidesprocessusorientésensensinverses:maisilssesuccèdentalorssansrégularitéetenrelationavecdes«déplacementsd’équilibre»provoquésparunesituationextérieurenouvelle.Lesmouvementsantagonistespropresau rythmesontaucontraire régléspar lemontageinterne(ethéréditaire)lui-même,etprésententparconséquentunerégularitébeaucoupplusrigideetd’unseultenant.Ladifférenceestencoreplusgrandeentrelerythmeetles«opérationsinverses»propresàlaréversibilitéintelligente,quisontintentionnellesetlicesauxcombinaisonsindéfinimentmobilesdu«groupement».Lerythmehéréditaireassureainsiunecertaineconservationdesconduitesquin’exclutnullement

leurcomplexiténimêmeunesouplesserelative(onaexagérélarigiditédesinstincts).Mais,danslamesureoù l’onen resteauxmontages innés,cette conservationdes schèmespériodiques témoigned’une indifférenciation systématique entre l’assimilation des objets à l’activité du sujet, etl’accommodationdecelle-ciauxmodificationspossiblesdelasituationextérieure.Avec lesacquisitionsen fonctionde l’expérience, l’accommodationsedifférencieparcontre,et,

dans cette mêmemesure, les rythmes élémentaires sont intégrés en des systèmes plus vastes, quin’offrentplusdepériodicitérégulière.Parcontre,unesecondestructuregénéraleseprésentealors,qui prolonge la périodicité initiale, et consiste en régulations : ce sont elles que nous avonsrencontrées, de la perception aux intuitions préopératoires elles-mêmes. Une perception, parexemple,constituetoujoursunsystèmed’ensemblederapports,etpeutainsiseconcevoircommelaforme momentanée d’équilibre d’une multitude de rythmes sensoriels élémentaires, réunis ou

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interférantentreeuxdediversesmanières.Cesystèmetendàseconserverentantquetotalité,pourautant que les données extérieures ne se modifient pas, mais, dès qu’elles sont changées,l’accommodation aux données nouvelles entraîne un « déplacement d’équilibre ». Seulement cesdéplacements ne sont pas illimités et l’équilibre, qui se rétablit en fonction de l’assimilation auxschèmesperceptifsantérieurs, témoigned’une tendanceà réagirensens inversede lamodificationextérieure .Ilyadoncrégulation,c’est-à-direinterventiondeprocessusantagonistescomparablesàceux qui se manifestent déjà dans les mouvements périodiques, mais le phénomène se produitmaintenant à une échelle supérieure, beaucoup plus complexe et plus large, et sans périodiciténécessaire.Cettestructurecaractériséeparl’existencedesrégulationsn’estpasspécialeàlaperception.C’est

elle que l’on retrouve dans les « corrections » propres aux acquisitionsmotrices. D’unemanièregénérale, tout ledéveloppementsensori-moteur, jusqu’auxdiversniveauxde l’intelligencesensori-motriceycompris, témoignedesystèmesanalogues.Cen’estquedansuncasprivilégié, celuidesdéplacementsproprementdits,avecretoursetdétours,quelesystèmetendàatteindrelaréversibilitéet annonce ainsi le groupement, mais avec les restrictions que nous avons vues. Dans les casgénéraux, au contraire, une régulation, tout en modérant et en corrigeant les modificationsperturbatrices et s’effectuant donc en sens inverse des transformations antérieures, n’atteint pas laréversibilitéentière,fauted’ajustementcompletentrel’assimilationetl’accommodation.Surleplandelapenséenaissante,enparticulier,lescentrationsintuitivesetl’égocentrismepropre

auxrapportssuccessivementconstruitsmaintiennentlapenséeàl’étatirréversible,commeonl’avu(chap. V) à propos des non-conservations. Les transformations intuitives ne sont donc« compensées » que par un jeu de régulations, harmonisant peu à peu l’assimilation etl’accommodationmentales,etassurantàellesseulesleréglagedelapenséenonopératoire,aucoursdestâtonnementsintérieursdelareprésentation.Or, ilestfaciledevoirquecesrégulations,dont lesdivers typess’échelonnentainsiàpartirdes

perceptions et habitudes élémentaires jusqu’au seuil des opérations, procèdent elles-mêmes des« rythmes » initiaux de façon assez continue. Il convient d’abord de rappeler que les premièresacquisitions,succédantimmédiatementàl’exercicedesmontageshéréditaires,présententencoreuneformederythme:les«réactionscirculaires»,quisontaupointdedépartdeshabitudescontractéesdemanièreactive,consistentenrépétitionsàpériodicitébienvisible.Lesmesuresperceptivesportantsur des grandeurs oudes formes complexes (et pas seulement sur la sensibilité absolue)montrentencorel’existenced’oscillationscontinuesautourd’unpointd’équilibredonné.D’autrepart,onpeutsupposer que des composantes analogues à celles qui déterminent les phases alternatives etantagonistes propres au rythme (A B et B A) se retrouvent dans un système d’ensemblesusceptiblederégulations,maisseprésententalorssimultanémentetenéquilibremomentanélesunesaveclesautres,aulieudel’emporterchacuneàtourderôle:c’estpourquoi,lorsquecetéquilibreestaltéré, il y a « déplacement d’équilibre » et apparitiond’une tendance à résister auxmodificationsextérieures,c’est-à-direà«modérer»lechangementsubi(commeonditenphysiquedanslecasdumécanismebienconnudécritparLeChâtelier).Onpeutdoncconcevoirque,lorsquelescomposantesdel’actionconstituentdessystèmesstatiquesd’ensemble,lesmouvementsorientésensensinverselesuns des autres (et dont l’alternance entraînait les phases distinctes et successives du rythme) sesynchronisent et représentent les éléments de l’équilibre du système. En cas de modificationsextérieures, l’équilibre se déplace par accentuation de l’une des tendances en jeu, mais cetteaccentuationesttôtoutardlimitéeparl’interventiondelatendancecontraire:c’estcetteinversionde

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sensquidéfinitalorslarégulation.On comprend maintenant la nature de la réversibilité propre à l’intelligence opératoire, et la

manière dont les opérations inverses du groupement procèdent des régulations, non seulementintuitives,maisencoresensori-motricesetperceptives.Lesrythmesréflexesnesont,dansleurallured’ensemble, pas réversibles, mais orientés selon un sens défini : exécuter un mouvement (ou uncomplexedemouvements),l’arrêteretreveniraupointdedépartpourlerépéterdanslemêmesens,tellesensontlesphasessuccessives,et,silaphasederetour(ouantagoniste)inverselesmouvementsinitiaux, il ne s’agit pas là d’une seconde action ayant lamême valeur que la phase positive,maisd’unereprisedéterminantunrecommencementorientédanslamêmedirection.Néanmoinslaphaseantagoniste du rythme est au point de départ de la régulation, et, par-delà cette dernière, des«opérationsinverses»del’intelligence,etl’onpeutdéjàconcevoirtoutrythmecommeunsystèmederégulationsalternativesetréuniesenunetotalitéuniquedesuccession.Quantàlarégulation,quiconstituerait ainsi le produit d’un rythme d’ensemble dont les composantes seraient devenuessimultanées, elle caractérise des conduites encore irréversibles, mais dont la réversibilité est enprogrèssurcelledesprécédentes.Déjàsurleplanperceptif,l’inversiond’uneillusionsupposequ’unrapport (parexemplederessemblance) l’emporte sur le rapport inverse (différence)àpartird’unecertaineexagérationdecedernier,etréciproquement.Dansledomainedelapenséeintuitive,lachoseestencoreplusclaire:lerapportnégligéparlacentrationdel’attention,lorsquecelle-cis’attacheàun autre rapport, domine en retour ce dernier lorsque l’erreur passe certaines limites. Ladécentration,sourcederégulation,aboutitencecasàunéquivalentintuitifdesopérationsinverses,enparticulierlorsquelesanticipationsetreconstitutionsreprésentativesenaugmenterontl’ampleuretla rendront presque instantanée, ce qui se produit de plus en plus au niveau des « intuitionsarticulées»(chap.V).Ilsuffiradoncquelarégulationaboutisseàdescompensationscomplètes(ceàquoitendentjustementlesintuitionsarticulées)pourquel’opérationapparaisseparlefaitmême:lesopérations ne sont pas autre chose, en effet, qu’un système de transformations coordonnées etdevenuesréversiblesquellesquesoientleurscombinaisons.C’estdoncdanslesensleplusconcretet leplusprécisquel’onpeutconcevoirlesgroupements

opératoiresdel’intelligencecommela«forme»d’équilibrefinaleverslaquelletendentlesfonctionssensori-motrices et représentatives au cours de leur développement, et cette conception permet decomprendre l’unité fonctionnelleprofondede l’évolutionmentale, toutenmarquant lesdifférencesdenaturequidistinguent les structurespropresauxétapes successives.Sitôt atteinte la réversibilitécomplète,limited’unprocessuscontinu,maislimiteàpropriétésbiendifférentesdecellesdesphasesantérieures, puisqu’elle marque l’arrivée à l’équilibre lui-même, – les agrégats jusque-là rigidesdeviennent,eneffet,susceptiblesd’unemobilitédecompositionquiassureprécisémentleurstabilité,parcequel’accommodationàl’expériences’ytrouvealorsenéquilibrepermanent,quellesquesoientles opérations effectuées, avec l’assimilation promue par le fait même au rang de déductionnécessaire.Rythme,régulationset«groupement»constituentainsilestroisphasesdumécanismeévolutifqui

rattachel’intelligenceaupouvoirmorphogénétiquedelavieelle-même,etluipermetderéaliserlesadaptations,àlafoisillimitéesetéquilibréesentreelles,impossiblesàréalisersurleplanorganique.

1 Et, de ce point de vue, les schemes d’assimilation qui dirigent le développement de l’intelligence sont comparables aux«organisateurs»quiinterviennentdansledéveloppementembryologique.2Ilestànoterquec’est justementsurcetteformeextérieurequ’asurtout insisté la« théoriedelaForme»,cequidevait la

conduireàtropnégligerlaconstructiongénétique.3Nous parlons ici des régulations structurales, cela va sans dire, et non pas des régulations énergétiques, qui caractérisent,

selonP.Janet,etc.,lavieaffectivedesmêmesniveaux.4Voir,parexemple,l’illusiondeDelbœuf,citéep.103.

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ChapitreI

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