Invention Mou Rid is Me

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1 Le « Mouridisme » : une invention coloniale. Par Khadim Ndiaye C'est devenu un lieu commun de désigner le mouvement fondé par Ahmadou Bamba du terme de « Mouridisme », dénomination francisée de l'arabe « al-Murîdiyya ». Beaucoup d'historiens, de sociologues, d'anthropologues, d'islamologues, de géographes, etc., usent de ce terme sans nécessairement distinguer le sens particulier qu'il revêtait durant la période coloniale française au Sénégal. Le vocable « Mouridisme » n'est pas seulement une simple appellation, il est aussi censé désigner le corps de la pensée d' Ahmadou Bamba. Depuis Paul Marty, le terme est passé de mode et est, chose curieuse, adopté même dans les cercles de disciples du saint homme. L'intellectuel Edward Saïd nous montrait dans L'Orientalisme (Editions du Seuil, Paris, 1980 ) comment le fait de désigner, de nommer, d'indiquer, de fixer une chose par un terme ou une expression fait considérer que ce terme ou cette expression a acquis une certaine réalité voire est la réalité. Fort de cet enseignement et désireux de trier le bon grain de l'ivraie, cet article essaie de démontrer que le « Mouridisme » n'est pas la doctrine d'Ahmadou Bamba, mais le produit de l'ethno-islamologie coloniale, la connaissance imaginaire de son ordre. Ce travail qui peut s'apparenter à de la déconstruction mériterait cependant à lui seul tout un ouvrage. Nous prendrons quelques exemples parmi tant d'autres - qui ne peuvent tous donc être développés dans ce cadre - de la façon dont est rendu ce qui est donné comme étant sa doctrine. Nous parlerons aussi, comme produit du « Mouridisme », de l'étiquette politique qui lui a été collée et qui consistait à le présenter comme voulant restaurer l'autorité des chefs déchus à son profit. Paul Marty ou du problème du texte qui fait autorité Paul Marty est le pionnier des études sur Ahmadou Bamba et de son ordre. Il est par ailleurs célèbre pour avoir écrit plusieurs monographies dans lesquelles il

Transcript of Invention Mou Rid is Me

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    Le Mouridisme : une invention coloniale.

    Par Khadim Ndiaye

    C'est devenu un lieu commun de dsigner le mouvement fond par

    Ahmadou Bamba du terme de Mouridisme , dnomination francise de l'arabe

    al-Murdiyya . Beaucoup d'historiens, de sociologues, d'anthropologues,

    d'islamologues, de gographes, etc., usent de ce terme sans ncessairement

    distinguer le sens particulier qu'il revtait durant la priode coloniale franaise au

    Sngal. Le vocable Mouridisme n'est pas seulement une simple appellation, il

    est aussi cens dsigner le corps de la pense d' Ahmadou Bamba. Depuis Paul

    Marty, le terme est pass de mode et est, chose curieuse, adopt mme dans les

    cercles de disciples du saint homme. L'intellectuel Edward Sad nous montrait dans

    L'Orientalisme (Editions du Seuil, Paris, 1980 ) comment le fait de dsigner, de

    nommer, d'indiquer, de fixer une chose par un terme ou une expression fait

    considrer que ce terme ou cette expression a acquis une certaine ralit voire

    est la ralit. Fort de cet enseignement et dsireux de trier le bon grain de l'ivraie,

    cet article essaie de dmontrer que le Mouridisme n'est pas la doctrine

    d'Ahmadou Bamba, mais le produit de l'ethno-islamologie coloniale, la

    connaissance imaginaire de son ordre.

    Ce travail qui peut s'apparenter de la dconstruction mriterait

    cependant lui seul tout un ouvrage. Nous prendrons quelques exemples parmi

    tant d'autres - qui ne peuvent tous donc tre dvelopps dans ce cadre - de la

    faon dont est rendu ce qui est donn comme tant sa doctrine. Nous parlerons

    aussi, comme produit du Mouridisme , de l'tiquette politique qui lui a t colle

    et qui consistait le prsenter comme voulant restaurer l'autorit des chefs dchus

    son profit.

    Paul Marty ou du problme du texte qui fait autorit

    Paul Marty est le pionnier des tudes sur Ahmadou Bamba et de son ordre.

    Il est par ailleurs clbre pour avoir crit plusieurs monographies dans lesquelles il

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    entreprit de dresser linventaire de lIslam dans lAfrique Occidentale Franaise

    (A.O.F.): tudes sur lIslam au Sngal (1917) , tudes sur l'islam en Cte d'Ivoire

    (1922), tudes sur l'Islam et les tribus du Soudan (1920), tudes sur l'islam et les tribus

    maures : les Brakna (1921), tudes sur l'islam maure : Cheikh Sida, les Fadela, les

    Ida ou Ali (1916), tudes sur l'islam en Guine : Fouta Diallon (1921), etc.).

    Pour mieux contrler ce que certains avaient appel Le pril de l'Islam

    (cest le titre de ltude du gouverneur Louis-Gaston Binger en 1906), les franais

    avaient cr en Afrique de l'Ouest, au sein de leur Bureau Politique, une section

    des Affaires Musulmanes dirige par un officier. Celui-ci se devait de veiller, entres

    autres, la surveillance des marabouts sur lesquels pesait un soupon de rbellion.

    Un des premiers officiers chargs des Affaires Musulmanes tait Robert Arnaud qui

    crivit par ailleurs Une politique musulmane de la France en AOF. Il est remplac

    ce poste par Paul Marty. Ce dernier, arabisant, est considr par certain comme

    l'un des plus fins connaisseurs de l' Islam noir (Moriba Magassouba in Lislam au

    Sngal, demain les mollahs?). Dans son ouvrage, tudes sur lIslam au Sngal

    (publi aux ditions Ernest Leroux, Paris, 1917, et en deux tomes. Le tome I est sous-

    titr Les personnes , le tome II, Les doctrines et les institutions ), Marty consacre

    une bonne partie Ahmadou Bamba et son mouvement (plus d'une centaine

    de pages). Cette tude est une version lgrement remanie d'un travail plus

    ancien, Les Mourides DAmadou Bamba (Paris, Leroux, 1913).

    Son tude sur le Mouridisme quoique critiqu par quelques auteurs

    postrieurs n'en continue pas moins d'influencer des auteurs rcents au point que

    l'on peut parler la suite d'Edwar Sad du problme du texte qui fait autorit; texte

    qui acquiert plus d'autorit que la ralit qu'il dcrit et que l'on ne peut carter

    parce qu'on lui donne une valeur d'expertise. Le discours de Marty est celui de

    l'agent, de l'administrateur-expert, mandat par sa hirarchie, pour servir l'oeuvre

    civilisatrice de la France . Il se confronte au mouvement d'Ahmadou Bamba en

    tant qu'acteur d'un empire colonial. Son discours avait un usage politique certain.

    C'tait un discours de pouvoir. Espion de l'Administration coloniale, Marty avait

    la tche d'tudier les personnes, les doctrines et les institutions islamiques du

    Sngal, notamment le mouvement d'Ahmadou Bamba afin de mettre nu ses

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    ventuels dangers. Son tude devait permettre de circonscrire l'ordre religieux

    d'Ahmadou Bamba qui, disait-on, menaait de troubler le calme du Sngal.

    C'est que les colons avaient une hantise de la tranquillit. Toute vellit offensive

    devait tre touffe afin de prvenir toute dgnrescence, nfaste l'activit

    conomique.

    Son Mouridisme cependant, n'est qu'un ensemble de reprsentations sur

    l'ordre religieux fond par Ahmadou Bamba; reprsentations parce que reposant

    sur l'extriorit. Cela est confirm, tout d'abord, par la manire dont il essentialise

    les Noirs. Marty fait de ces derniers une entit holistique forme d'lments aux

    traits ressemblants. Cette vision panoptique du Noir traverse toute son oeuvre et

    transparat par exemple quand il parle d' me noire , de mentalit noire , de

    l'exagration coutumire des Noirs , de paresse du Noir , que le vtement de

    l'Islam n'est pas taill pour les Noirs , que les Noirs n'ont d'ailleurs aucun respect

    pour les livres sacrs , etc. Ces expressions, nous le voyons, reproduisent les pires

    clichs coloniaux. Le Noir dont parle Marty n'est par le Noir individuel avec un

    itinraire personnel bien dfini, mais du Noir archtype, idel, fabriqu par le

    discours colonial.

    Le mouvement d'Ahmadou Bamba n'a pas chapp cette vision

    rductrice. Sous l'appellation de Mouridisme , Marty livre une explication

    particulire. Rappelons que le terme de Mouride avec ses diffrentes variantes

    durant l'intermde colonial ( Morite, Mourite , Mourid ) est apparu aux

    alentours de 1909 dans les archives de l'Administration. Le substantif Mouridisme

    lui a t consacr par Paul Marty ds ses premires investigations du mouvement

    d'Ahmadou Bamba. Dans l'entendement du mouridiste Paul Marty (est

    mouridiste selon nous, tout auteur produisant un discours sur le Mouridisme

    ou travaillant dans le sillage des ides de Marty), le Mouridisme dsigne

    d'abord, en tant que terme gnrique, tout mouvement rebelle susceptible

    d'entraver l'action politique de l'Administration coloniale. C'est en ce sens qu'il

    crit, propos du Cayor, qu'il s'y dveloppe une efflorescence de Mouridismes

    en germe qui n'attendent qu'une occasion favorable pour se dvelopper l'gal

    de celui d'Amadou Bamba. . Dans une seconde acception, Marty dfinit par le

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    terme de Mouridisme , un mouvement sectateur htrodoxe qui dforme les

    prceptes de l'Islam. Et, dans cette acception, le mot Mouridisme n'est pas

    seulement propre l'ordre d'Ahmadou Bamba; il est applicable aussi d'autres

    formations religieuses. En effet, parce que, selon lui, Bou Kunta (du village de

    Ndiassane prs de Tivaouane. Il tait le guide d'une filiale de la Qdriyya au

    Sngal) et ses disciples altrent les enseignement de l'Islam, il y a lieu de

    parler, dit-il, de Mouridisme de Bou Kunta et de Mouridisme de Bamba (sic).

    Ainsi Mouridisme est un terme valable non seulement pour le mouvement

    d'Ahmadou Bamba mais aussi pour tout groupement irrductible la politique

    coloniale franaise et/ou htrodoxe.

    Le Mouridisme , doctrine d'Ahmadou Bamba?

    Il faut dire que c'est sur le terrain de l' orthodoxie que le Mouridisme ,

    donn penser comme doctrine d'Ahmadou Bamba, a t le plus invoqu par

    Marty. Celui-ci considre le Mouridisme en tant que corps des penses et

    pratiques auxquelles sont attachs Ahmadou Bamba et ses disciples comme une

    religion nouvelle ne de l'Islam . Il est selon lui, en ce sens, une hrsie qui se

    caractrise par une mystique vague qui radique les facults intellectuelles de

    l'individu, motif pris de ce qu'il prne une obissance aveugle au matre spirituel.

    Dans le mme ordre d'ides, les principes de l'Islam ne seraient pas pris dans leur

    vritable sens, Ahmadou Bamba ne comprenant d'ailleurs de l'Islam, selon lui, que

    le sens apparent des textes. Sur le plan moral, le guide suprme livrerait ses

    disciples deux sortes de morales: une morale haute fruit d'une grande lvation

    d'esprit et une morale l'usage des disciples qui leur permet de s'abstenir de toute

    obligation religieuse pourvu que l'attachement au Cheikh soit indfectible.

    Signalons en passant, que cette thorie du double discours - un enseignement

    lev d'une part, et un enseignement bas de gamme d'autre part, qui auraient

    t prodigu par Ahmadou Bamba - revient le plus souvent sous la plume de

    Marty. Par ailleurs, il y aurait selon lui une saintt mouride laquelle les

    disciples parviennent en effectuant un travail de bte de somme . D'un mot, le

    Mouridisme pour lui n'est qu'un vagabondage islamique thoris par un

    marabout adroit et qui n'est que l'expression de la wolofisation de l'Islam , la

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    raction de la vieille Afrique animiste sur l'Islam, le produit d'un Islam noir qui ne

    sera jamais l'gal de l'Islam d'Orient (la rfrence pour Marty). Les expressions de

    vagabondage islamique et de sanctification par le travail ont connu du

    reste une belle fortune chez les continuateurs de Marty, en particulier les auteurs

    du CH.E.A.M qui reprendront tel quel son travail (l'tude de leurs travaux mrite

    elle seule tout un ouvrage. Ce sont entres autres, F. Quesnot, Abel Bourlon, J. C.

    Froelich, etc. Le C.H.E.A.M. tait le Centre de hautes tudes d'administration

    musulmane devenu par la suite Centre des hautes tudes sur l'Afrique et l'Asie

    modernes. Il formait des fonctionnaires de l'administration coloniale puis des

    diplomates et hommes d'affaires franais. Il n'existe plus depuis l'anne 2000).

    Si Marty, il est vrai, a dispos d'crits d'Ahmadou Bamba parmi lesquels le

    pome intitul Maqliq al-Niran wa Maftih al-Jinn (Les Verrous de l'Enfer et les

    Clefs du Paradis), pome propos duquel il affirme contenir de hautes vues

    morales, il n'a pas dispos de toute l'oeuvre crite du Cheikh, notamment ceux

    ayant trait aux enseignements de la religion tels le Tazawwadu al-ighr (Le

    Viatique des Adolescents), le Mawhibu l-Qudds (Les Dons du Trs-Saint), le

    Tazawwudu al-Shubbn (Le Viatique des Jeunes), le Jawhar al-Nafs (Le Joyau

    Prcieux), les Maslik al-Jinn (Les Itinraires du Paradis), etc.; ouvrages crits

    pourtant au tout dbut de son itinraire religieux.

    Il est inexact de dire comme le fait Marty que la doctrine d'Ahmadou

    Bamba prne une obissance aveugle du disciple l'gard du matre spirituel.

    C'est mconnatre le vritable enseignement du saint homme que de le

    prtendre. Ahmadou Bamba fait le dpart dans son oeuvre entre vnration

    (ta'dhm), recherche de la baraka (effluve sacre) et adoration (al 'ibda).

    Prenant prtexte d'une question pose par un disciple propos de l'utilisation de

    l'eau bnite dite de Zamzam (le puits de Zamzam est situ dans lenceinte de la

    mosque sacre de la Mecque), il affirme, dans les Ajwiba (Rponses. C'est un

    recueil de d'enseignements compils par son fils Abdoul Ahad Mback) que la

    vnration procde d'une imitation du Prophte de l'Islam: Tout ce que le

    Prophte a vnr, dit-il, nous le vnrons . Et, l'attitude du Prophte, poursuit-il,

    nous apprend, par exemple, que la vnration du Coran ne consiste pas en des

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    embrassades ni en des gnuflexions, mais le lire et appliquer les

    recommandations qu'il contient. La vnration d'une mosque n'est pas de se

    frotter les mains aux fresques murales mais y prier. Vnrer un bout de papier

    que l'on ramasse par terre et sur lequel est mentionn le nom de Dieu, c'est de le

    saisir et de le poser en un endroit dcent. De mme, vnrer un homme saint ne

    consiste pas baiser ses mains ni se plier en quatre devant lui, mais mettre en

    pratique ses conseils. La qute de la baraka, l'instar de la vnration, procde

    galement d'une imitation des faits et gestes du Prophte. Selon Ahmadou

    Bamba, elle consistait, par exemple, marcher sur les empreintes de pas laisses

    par le Prophte, de visiter sa tombe, de s'asseoir sur le pilier sur lequel il s'adossait

    dans sa mosque et o l'Ange Gabriel descendit , muni d'une rvlation de

    Dieu. C'est en ce sens aussi qu'on peut boire et se frotter avec l'eau bnite de

    Zamzam, mais galement, toucher le sable des mausoles de saints vertueux en

    guise de qute de baraka, cela ayant t, dit-il, recommand par certains (pas

    tous) d'entre les grands matres soufis. L'adoration (al-'ibda), quant elle, ne doit

    tre, nous dit-il, que pour Dieu seul. D'un autre ct, l'attachement au matre

    spirituel doit tre fond sur la confiance ainsi qu'il ressort de l'enseignement soufi.

    Mais avant d'accorder confiance le disciple doit bien examiner les hommes avant

    de choisir un compagnon pour son cheminement spirituel. Considre (istakhbar)

    les hommes avant de choisir un compagnon, et ne suit ni un homme

    inexpriment (ghumrun) ni un intress (dhu raghba) donnait-il dans le Maslik

    al-Jinn comme conseil au disciple en qute de guide spirituel. C'est pour ces

    raisons et pour tant d'autres que Fernand Dumont dans son tude sur l'oeuvre

    crite d'Ahmadou Bamba consacre une large partie brocarder les ides de

    Marty et ses continuateurs du CH.E.A.M. C'est que Dumont a t, vritablement, le

    premier Occidental tudier le mouvement d'Ahmadou Bamba de l'intrieur en

    commenant, chose fondamentale, par tudier son oeuvre crite, qu'il croyait,

    toutefois, avoir lu en totalit.

    Paul Marty ne peut du reste s'empcher de se laisser aller des contre-

    vrits et des contradictions plusieurs reprises en glosant sur le Mouridisme .

    Ahmadou Bamba selon lui n'aime gure le terme de Mourides utilis pour

    dsigner ses disciples et lui prfre le terme de Baki'n , c'est--dire la fois les

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    gens de M'bak (sa zaoua) et les disciples du M'Baki (lui-mme). S'il est certain

    que le saint homme a utilis la phrase Ahmed al-Mbakiyu (Ahmed de la ville de

    Mback pour dsigner sa propre personne) pour la rimer avec l'expression

    Ahmed al- Makiyu (Ahmed de la Mecque, c'est--dire, le Prophte), il n'est

    nullement question dans son oeuvre, notre connaissance, d'un quelconque

    usage du vocable M'baki'n . Le terme Murd (signifiant aspirant, postulant,

    Dieu s'entend) en revanche, a la faveur dans ses crits et est utilis pour montrer

    son attachement au soufisme authentique de ceux qu'il appelle les Gens de la

    Voie (Ahl al-Tarqa ou al-Qawm en arabe) dont les disciples taient appels

    Murd-s. Par ailleurs, dcrivant le Mouridisme , Marty souligne, nous l'avons dj

    dit, que la doctrine d'Ahmadou Bamba n'est pas islamique. Cependant, on ne sait

    par quel miracle Marty fait subitement de cette doctrine non pas une secte

    particulire d'Amadou Bamba mais une confession islamique quand elle

    pntre en pays srre!

    De plus, grande est l'erreur de Marty sur le plan de la mthodologie qui

    prend comme rfrence les informations fournies par des lments externes au

    mouvement d'Ahmadou Bamba. Il donnait en effet beaucoup de crdit aux

    propos de ceux qu'il appelait Les autres noirs musulmans mieux placs, selon lui,

    pour apprcier leur juste valeur les doctrines religieuses du Mouridisme . On

    sait pourtant que les relations entre les diffrentes communauts religieuses

    n'taient pas des plus sereines durant l'intermde colonial, les Franais par leur

    politique du diviser pour mieux rgner contribuant en grande partie les

    opposer, en levant certaines communauts au rang d'officielles et de loyalistes,

    et d'autres au rang de groupements rebelles. Acteur de cette politique de

    hirarchisation des communauts, Paul Marty ne trouvait aucun mal cette

    division. Il alla mme jusqu' faire cette prdiction ignoble: O sera le mal,

    quand dans un demi sicle les islamiss du Sngal seront partags en cinq ou six

    sectes diffrentes, trs divises entre elles, dautant plus divises que chaque

    secte sera un produit national, et que ces rivalits religieuses viendront se greffer

    sur des animosits de race ?

    Ahmadou Bamba, ambitieux politique?

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    Dans le portrait d'Ahmadou Bamba qui ressort du Mouridisme , il est

    prsent par Marty comme un ambitieux politique qui voulut restaurer l'autorit

    locale son profit. Cette accusation, disons-le, tait soutenue par l'administration

    coloniale bien avant l'arrive de Marty aux Affaires Musulmanes. Elle a t

    largement reprise par les fameux auteurs postrieurs du CH.E.A.M. Cette

    accusation, toutefois ne reposait que sur des suspicions. Le travail de Marty ici n'a

    consist qu' reproduire les documents des Archives coloniales.

    L'on disait d'Ahmadou Bamba qu'il fit Porokhane (village o est enterre

    sa mre, situe dans la rgion du Saloum) la connaissance des chefs politiques

    avec lesquels il devait se lier. L'on soutenait galement que le fait que le roi Lat

    Dior Diop maria sa soeur Thioro Diop Momar Anta Saly (le pre d'Ahmadou

    Bamba) n'tait pas sans rveiller des soupons sur les intentions futures du jeune

    homme. S'y ajoute le fait que Momar Anta Saly tait le prcepteur de Saer Maty,

    fils du marabout Maba Diakhou qui avait combattu les Franais. Ce Saer Maty qui

    entra par la suite en dissidence en Gambie, entretenait, disait-on, d'excellentes

    relations avec Ahmadou Bamba. Celui-ci servirait d'intermdiaire entre lui et le

    tgne du Baol, Tanor Gogne. L'on faisait valoir aussi qu'il groupa autour de lui les

    familles de Lat Dior, de Samba Laob Penda, d'Al Bouri Ndiaye, de Maba des

    personnages qui ont eu en dcoudre avec les Franais - qu'il a unies la sienne

    propre par des alliances. Par ailleurs, son installation dans le Djolof n'tait pas,

    disait-on, sans raison; il esprait, crit Marty, qu'avec la fraction musulmane de la

    population, il pourrait dposer Thiacine et soit se faire nommer chef, soit se faire

    mettre en place une de ses cratures, savoir Tanor Gogne. Qui plus est, le fait

    qu' cette poque les foules afflurent de plus en plus vers Ahmadou Bamba ne

    faisait qu'ajouter la rumeur de ses prtendues ambitions politiques. Mais l'on sait

    aujourd'hui que toutes ces accusations taient infondes. Bien que le

    souponnant de vouloir restaurer l'autorit locale son profit, Marty se devait de

    reconnatre lui-mme qu'on peut faire remarquer encore que les prdications

    d'Ahmadou Bamba ne se sont jamais aventures dans le domaine politique.

    L'admnistrateur du Cercle de Diourbel en 1915, Antoine Lasselves, qui s'entretint

    plusieurs reprises avec Ahmadou Bamba ne pouvait d'ailleurs que relativiser les

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    propos de Marty: ...M. L'Officier interprte Marty lui prte dans sa jeunesse les

    intentions de runir entre ses mains la puissance temporelle la puissance

    spirituelle. Dans plusieurs de nos conversations j'ai parl au Serigne des projets qui

    lui taient attribus. Il s'en est dfendu, m'a dit que ses rapports avec les chefs du

    pays avant notre arrive avaient t les mmes que ceux qu'il avait avec nous.

    (Dossier IC 374 Adm, Archives coloniales). Comment en serait-il autrement pour un

    homme qui ds les premiers pas de son itinraire religieux avait trac une ligne de

    dmarcation entre lui et les chefs politiques ainsi que cela ressort des vers suivants:

    Frappe aux portes des rois mont-ils dit

    Afin dacqurir des faveurs chaque fois que de besoin

    Dieu me suffit et je me contente de Lui, ai-je rtorqu

    Et rien ne me rjouis si ce nest la science et la religion

    Je nai de crainte et desprance quen

    mon Roi [Dieu], car Il menrichit et massiste

    Comment dvoilerais-je ma condition auprs de ceux

    Qui, tels des misreux, sont impuissants soccuper deux-mmes ?

    Et comment la convoitise des vanits de ce monde minciterait-elle

    flner autour de leurs rsidences, demeures des acolytes de Satan ?

    Si je suis afflig ou que jprouve un besoin, jinvoque le Possesseur du

    Trne

    Il est lAssistant, lOmnipotent et le Crateur de toutes choses

    SIl veut hter une affaire, elle saccomplit illico, sIl veut la diffrer, elle

    sattarde

    toi qui blme ! Nexagre pas dans tes critiques, car je ne suis point

    afflig par la privation [des biens] de ce monde

    Si mon seul dfaut est mon renoncement aux futilits [ des rois], alors cest

    un dfaut prcieux qui ne m'accable point.

    Donc rien que pour ces exemples choisis ici, le Mouridisme de Marty ne

    pourrait en aucune manire correspondre la Murdiyya (forme arabise que

    nous prfrons de loin au terme de Mouridisme , lourd de prssuposs et de

    prjugs). Le Mouridisme en effet, n'est que le produit du regard colonial sur le

    mouvement d'Ahmadou Bamba. Il renferme en lui-mme l'ensemble des peurs et

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    reprsentations des administrateurs coloniaux. Il est ce que l'on voudrait que son

    ordre ft, non ce qu'il est en ralit. Pour des raisons de cadre, nous ne pourrions

    pas ajouter aux exemples ici donns, les exagrations, depuis Marty dj, dans

    l'explication de ce qui est donn comme tant la spcifit mouride , savoir la

    fameuse mystique du travail et, aussi, cette propension, chez certains

    chercheurs prsenter, toujours aprs Marty, son ordre religieux comme une filiale

    de la Qdriyya. Ren Luc Moreau a donn quelques-unes des raisons qui ont

    conduit aux interprtations hasardeuses sur le mouvement d'Ahmadou Bamba.

    Pour lui, si lon est arriv se mprendre sur l'ordre du saint homme, cest parce

    que lobservation ne partait pas du souci de comprendre une vie religieuse

    donne, mais de celui de surveiller un ensemble susceptible de devenir

    dangereux pour lordre public, ou capable de servir la politique du pouvoir. . En

    ce qui concerne la mthode utilise, il ajoute: Pour les Mourides on sest

    renseign sur la doctrine auprs du grand nombre, cest--dire les paysans, qui

    taient les moins prpars rpondre aux questions trs peu appropries des

    enquteurs. On sinformait aussi auprs des opposants au mouvement, lesquels

    avaient intrt dformer et dnigrer auprs de lautorit en place (in Africains

    Musulmans, Prsence Africaine/INADES dition, 1982, p. 196.). Toutes ces raisons

    font que celui qui entreprend de se familiariser avec luvre dAhmadou Bamba

    et la Murdiyya ne devrait rien mnager dans la critique de luvre des

    africanistes coloniaux de la trempe de Marty et de ses continuateurs, sans quoi il

    ne se limiterait quau Mouridisme .