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 LOUIS JUGNET (1913-1973)  Louis Jugnet a été pro fesseur de Khâgne au L ycée Pierre de Fermat et à l’Institut d’Etudes  Politiques de T oulouse  PROBLEMES  ET GRANDS COURANTS  DE LA  PHILOSOPHIE  (1974)   Préface de Mar cel de Corte LOUIS JUGNET http://contra-impetum-uminis.net/problemes.htm 1 sur 129 16/09/09 22:47

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    LOUIS JUGNET(1913-1973)

    Louis Jugnet a t professeur de Khgne au Lyce Pierre de Fermat et lInstitut dEtudes

    Politiques de Toulouse

    PROBLEMES

    ET GRANDS COURANTSDE LA

    PHILOSOPHIE

    (1974)

    Prface de Marcel de Corte

    LOUIS JUGNET http://contra-impetum-fluminis.net/problemes.htm

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    SOMMAIRE

    Prface de Marcel De CorteAvant-propos de l'auteur

    Bibliographie

    I. Urgence des problmes philosophiques

    II. Philosophie et Science

    III. Philosophie et Art

    IV. Philosophie et politique

    V. Philosophie et religion

    VI. L'ide de VritVII. La philosophie grecques

    VIII. La philosophie mdivale

    IX. Descartes ou la naissance du rationalisme moderne

    X. Les idologies du progrs

    XI. Hegel et l'hglianisme

    XII. Kierkegaard

    XIII. Nietzsche

    XIV. Bergson

    XV. Freud et la psychanalyse

    XVI. La phnomnologie (Husserl)

    XVII. La phnomnologie (Scheler et Heidegger)

    XVIII. Sartre et l'existentialisme athe

    XIX. Camus

    XX. Le marxisme

    XXI. Teilhard de Chardin

    XXII. Le structuralisme

    XXIII. Conclusion

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    PRFACE

    Les Problmes et Grands Courants de la Philosophie de Louis Jugnet que j'ai l'honneur et

    la triste joie de prfacer maintenant que son auteur est dcd sont de la mme veine que ses autresouvrages dont il me plat de rappeler les titres au lecteur : Un psychiatre philosophe : RudolfAllers ou lAnti-Freud ; Catholicisme, foi et problme religieux, et surtout l'admirable Pourconnatre la Pense de saint Thomas d'Aquin dont je recommande chaque anne la lecture et lamditation mes lves. Les nombreux articles que Louis Jugnet a publis dans diverses revues,les stencils de ses confrences et de ses enseignements en Premire Suprieure du Lyce Fermt Toulouse ainsi qu' l'Institut d'Etudes Politiques de la mme ville, o il a form des gnrationsd'tudiants, coulent de la mme source : la mtaphysique naturelle de l'intelligence humaine ou,

    plus prcisment encore, car on pourrait penser que cette mtaphysique naturelle procde plus del'intelligence humaine que des choses, l'accueil confiant que fait l'intelligence de l'homme l'tre

    lorsqu'elle l'interroge sur ce qu'il a de plus profond et de plus essentiel en lui. Corrlatif cetterceptivit de l'intelligence au rel, il y a, insparablement, le refus de l'apparence, de ce qui n'estpas, de ce qui n'a d'tre qu'en tant que construit l'intrieur de son esprit par l'homme ou qu'en tantqu'exprim par lui dans des mots.

    D'o l'extraordinaire probit de la pense de Louis Jugnet. A une poque o trop dephilosophes tirent de leurs songes et de leurs acrobaties verbales des feux d'artifice dont lesflammes et les fumes conjugues n'ont d'autre

    fin que de sduire et d'aveugler le chaland, Louis Jugnet n'a d'autre dessein que d'amenerl'intelligence du lecteur reconnatre la vrit de son propos. Avec lui, rien de cet hermtisme danslequel se complaisent les indigents de la philosophie, riches en rputation et en gloire, mais cette

    vive et claire correspondance au rel en quoi consiste la vrit des choses que l'on dit. Rien nonplus de ces raisonnements torses o l'irrationnel glisse ses poisons : point de sophismes. Pointdavantage de cette littrature o le roman et la posie , vids du reste de leur substance,s'incorporent la pauvret de la pense : les vessies sont ici des vessies, Louis Jugnet les dgonflecarrment et les lanternes des lanternes, Louis Jugnet nous claire tout simplement, avec force,nettet, prcision. Il n'a rien du charlatan qui blouit pour tromper.

    Le livre que nous prsentons au lecteur manifeste les qualits de l'ducateur-n. Nousdisons bien de l'ducateur, de celui qui aide l'intelligence se dpouiller de la fascination del'imaginaire qui se substitue, avec une frquence inoue, son objet propre : la ralit intelligible, -et non de l'enseignant qui excute mcaniquement un programme venu d'en-haut , d'un Etatdont la prtention pdagogique est gale son omninescience . Ces qualits sont la conviction,qui n'est point seulement l'assurance d'tre dans la vrit, mais l'acquiescement de l'esprit descertitudes communicatives aux autres par elles-mmes ; la fermet, qui ne se laisse branler paraucune argumentation spcieuse parce qu'elle s'appuie sur la solidit inbranlable du rel ; et enfince respect de l'intelligence de l'lve laquelle on ne peut se rsoudre donner une autrenourriture que l'tre lui-mme pour quoi elle est faite. Voyez les professeurs de philosophieactuels, ballotts entre le scepticisme prtendument libral et le fanatisme marxiste, balancs del'aberration molle l'aberration dure, tiraills entre la complaisance lche l'anarchie et lanostalgie d'un dogmatisme totalitaire appuy sur un appareil policier leur service... Il faut avoirconnu Louis Jugnet pour savoir qu'il avait dlibrment sacrifi la belle carrire d'crivain-

    philosophe laquelle il tait promis l'enseignement de la vrit et la prservation des jeunes

    intelligences des corruptions du sicle.

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    Ces qualits que nous venons de citer ne sont pas seulement propres la philosophietraditionnelle dont Louis Jugnet se proclame le disciple, elles sont aussi celles d'un caractre. Je nesuis pas loign de croire qu' cet gard, selon le mot de Fichte dont je redresserais le sens, la

    philosophie qu'on a dpend du philosophe qu'on est . On a beau se prsenter comme un parangonde la philosophie traditionnelle, sans le caractre, le temprament, la personnalit qui en incarneles exigences,

    Beaut, raison, vertu, tous les honneurs de l'homme, Les visages divins qui sortent de lanuit,

    ce n'est l que faade qui dissimule un temple croul, singulirement notre poque o lacomplaisance aux ides la mode dont la dite tradition serait capable d'assimiler cequ'elles contiennent de vrit ! est de rigueur chez les intellectuels chrtiens avidesd'aggiornamento perptuel. On est ravi de voir Louis Jugnet joignant son oui rsolu la vrit,un non nergique, inbranlable, aux erreurs aux gots du jour.

    C'est que l'histoire de la philosophie ne se spare pas, pour Louis Jugnet, de la philosophie.Elle n'est point juge, elle est juge selon le seul critre qui soit : la vrit. Aussi Louis Jugnet fait-il

    prcder bon droit son expos des grands courants qui la parcourent, de l'nonc des pro-

    blmes qu'elle soulve et des solutions qu'il importe de lui donner. Je recommandeparticulirement aux jeunes esprits et au public cultiv ces pages d'une clart adamantine qui lesimmuniseront jamais contre l'affirmation, aujourd'hui courante et passe dans les murs delintelligentzia laque et ecclsiastique, que la vrit volue , que nous assistons unemutation de l'homme sans exemple dans l'histoire et qu'il ne faut pas juger le prsent selon desnormes prtendument ternelles et primes, mais selon je ne sais quel radieux avenir fabriqu coups de salive et d'encre par tous ceux qui aspirent convertir en pouvoir temporel le pouvoirspirituel qu'ils dtiennent indment. Elles leur donneront la vigueur intellectuelle ncessaire pourrsister l'attrait des miroirs aux alouettes que font briller les manipulateurs de l'opinion publiqueavant de se transformer en grands inquisiteurs sous les yeux de leurs victimes dsarmes et

    consentantes. On respire en elles la prsence d'une vertu cardinale : la force.Louis Jugnet a puis cette force dans l'enseignement du Matre de ceux qui savent :Aristote, et dans celui de saint Thomas d'Aquin qui le clarifie, le prolonge et en souligne sanscesse l'harmonie avec la Rvlation chrtienne. Il ne craint pas de se prsenter tel qu'il est : un

    philosophe catholique, un thomiste de la stricte observance qui affirme, avec une sereine et solideassurance, prte faire front tout contestataire , que, si une doctrine, tel le thomisme, estsubstantiellement vraie, elle peut fort bien contenir la rponse des problmes historiquementvariables' en leur formulation, d'autant plus que la pense humaine, loin d'tre affecte ducoefficient de variabilit que certains voudraient lui attribuer, oscille entre un assez petit nombrede problmes fondamentaux, pourvus d'un nombre presque aussi restreint de solutions-types .Pour Louis Jugnet, comme pour nous, la valeur du thomisme est quelque chose de prsent et

    d'ternel, de prsent parce qu'ternel [1]. Louis Jugnet n'est pas de ceux qui sacrifientl'aristollisme du thomisme sur l'autel d'une prtendue mtaphysique biblique, ni davantage deceux qui les immolent l'un et l'autre au pied du trne o sigent, divinit aux mille visages, lesexigences de la mentalit contemporaine . Il n'est pas un concordiste pour la cause. Il ne vise pas montrer la compatibilit des incompatibles, la manire de trop de penseurs catholiquesd'hier et d'aujourd'hui. Comme il l'crivait lui-mme, il y a un quart de sicle, et il n'a pas changdepuis, ceux qui mritent le qualificatif de concordistes sont essentiellement ceux qui remanientet retaillent leur faon l'enseignement catholique en fonction des doctrines la mode(Evolutionnisme intgral, Existentialisme, Hglianisme, Marxisme, Scientisme, Freudisme) et

    non ceux qui essaient honntement d'effectuer une synthse catholique de bon aloi [2].Cette synthse catholique , possible, peine commence ou avorte, faute d'une

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    philosophie vraie, au niveau des sciences, est rigoureusement impossible au niveau de laphilosophie dite moderne, taraude par un subjectivisme souvent proche de la schizophrnie.Aprs en avoir tudi avec soin, avec pntration, avec rigueur, les principaux courants, LouisJugnet l'tablit sans appel. On sort de la lecture de son livre purifi des illusions qu'on pouvait en-core garder, avec la satisfaction de voir brises les idoles du thtre de ce monde. Cet ouvrage estun de ceux qui restituent l'esprit humain ce qui lui manque le plus aujourd'hui : la SANTE. Il

    restera comme une humble et solide pierre d'angle de ce monument que quelques rares signes ouintersignes annoncent et qui sera consacr par le sicle la philosophie raliste qui l'aura sauv dudsastre.

    Marcel DE CORTE, Professeur l'Universit de Lige.

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    AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR

    Cet ouvrage n'est pas au got du jour . Non certes qu'il combatte par principe les ides

    la mode, mais parce que l'auteur est persuad que la mode est sans valeur quand il s'agit de vrit,et qu'il abomine ce que Jacques Maritain a si bien nomm la chronoltrie pistmologique ,c'est--dire la fixation obsessionnelle sur le temps qui passe , la hantise d'tre dpass .

    Nietzsche, ici bien inspir, disait qu'il ne voulait mme pas savoir comment on fait pourtre dans le sens du courant. Notre seule rgle de pense et d'action, c'est d'tre en accord avec lerel, qui ne dpend pas des caprices de la tendance dominante une poque donne.

    Ce n'est pas un cours, ni mme un trait systmatique, encore qu'il doive la majeure partiede son contenu des cours. La majeure partie seulement : il y a aussi, l'origine, des confrencesou des articles antrieurs. Il peut donc il doit mme rendre service un public plus tenduque le monde estudiantin et professoral, bien que l'auteur ait donn l'essentiel de sa vie et de ses

    efforts l'enseignement oral, raison pour laquelle il n'a pas publi davantage. On a ajout lapremire dition - vite puise - non seulement tel ou tel passage d'appoint dans les chapitres djpublis, mais plus encore, des chapitres concernant des auteurs et des courants de pense nontudis dans la premire version.

    Les dveloppements sont de longueur et de type variables. Le plus souvent, la doctrinediscute est d'abord expose. Dans quelques cas, elle ne l'est que trs peu, tant nous l'estimonscommunment connue. Nous demandons qu'on veuille bien ne pas s'en tonner ni s'en scandalisercar c'est consciemment que nous avons agi de cette manire.

    Un mot encore, sur le style : il est direct, spontan, parl . Nous savons que certainsnous en font grief. Nous prfrons cependant cette manire de faire car si l'acadmisme y perd, le

    contact vital avec le lecteur y gagne et, notre sens, ceci compense largement cela.Nous ne voyons rien d'essentiel dire de plus, tant l'amicale et si dense prface de MarcelDe Corte - que nous remercions de nous avoir si bien compris - expose exactement notre projet etnotre orientation fondamentale. Tout au plus pouvons-nous inviter le lecteur relire Le meunier,son fils et l'ne de l'excellent La Fontaine (Fables, III, 1) :

    Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveauQui prtend contenter tout le monde et son pre...Mais que dornavant on me blme, on me loue,Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien,J'en veux faire ma tte. Il le fit et ft bien.

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    BIBLIOGRAPHIE

    Beaucoup demandent des titres d'ouvrages solides et maniables.

    Voici quelques indications de base :1/ Pour une tude d'ensemble des problmes philosophiques, on aura un excellent ouvrage

    fondamental (trs au point) avec le Trait de Philosophiede JOLIVET (4 vol. chez Vitte : voirnotamment le tome consacr la Mtaphysique, et celui qui traite de la Morale).

    Voir galement J. MARITAIN :Introduction gnrale la Philosophie(Tqui).Le vocabulaire philosophique embarrasse certains tudiants. Ils pourront se reporter un

    Vocabulaire courant (celui de JOLIVET par exemple, annex au Trait).S'ils veulent approfondir tel ou tel point, ils consulteront LALANDE (Vocabulaire

    technique et critique de la Philosophie).2/ Pour l'Histoire de la Philosophie :

    On peut consulter l'Histoire de la Philosophie, de BREHIER, mais pour l'usage courant,habituel, THONNARD (Prcis d'Histoire de la Philosophie, chez Descle et Cie) est bienprfrable (tables nombreuses, numros des paragraphes, etc.).

    Pour la philosophie rcente, on ajoutera : BOCHENSKI :La philosophie contemporaine enEurope (Payot, se trouve dans une collection livre de poche ) et J. WAHL : Tableau de laphilosophie franaise(Gallimard).

    N.B. D'autres ouvrages sont indiqus au fur et mesure, propos de chaque question.

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    I - Urgence des problmes philosophiques

    Deux cueils se manifestent pour l'apprenti-philosophe : un scepticisme prmatur, qui se

    prend trop facilement pour de l'esprit critique (il n'y a rien de vrai, toutes les doctrines se valent,etc.), et un simplisme qui croit pouvoir juger de haut, l'aide d'un clich la mode, des doctrinesqui ont t patiemment labores par des gnies vritables.

    Nous verrons qu'on peut croire la vrit, mais qu'il ne faut pas d'engouement irrflchipour les ides qui font le plus de bruit.

    Par-del sa place dans les programmes scolaires, la philosophie est une tude de problmesmanifestement rels et invitables pour quiconque ne veut pas vivre comme une brute, sans jamaisrflchir. N'y pas penser n'est pas une solution. MONTAIGNE et PASCAL le disaient dj fort

    bien, mais, tout rcemment, ce sont des auteurs aussi connus et aussi peu conformistes queIONESCO qui viennent nous le rappeler :

    Lorsque l'homme ne se proccupe pas du problme des fins dernires (des buts ultimes),lorsque seul l'intresse le destin d'une nation politique, de l'conomie, lorsque les grandsproblmes mtaphysiques ne font plus souffrir, laissent indiffrent, l'humanit est dgrade, elledevient bestiale. (Prsent pass et pass prsent, dans Mercure de France. 1968, p. 64). Cf.l'crivain russe SOLJENITSINE : J'ai toujours vcu pour le pourquoi (La Bougie dans le Vent),et l'crivain de pointe Edgar Morin dplore le rglement de compte de l'adolescence o,croyant trancher, j'ai, en fait, limin les grands problmes . (Le vif du sujet, p. 14).

    Quels sont au juste ces problmes ? D'emble nous rencontrons le problme du mal, soustoutes ses formes (la souffrance, la mort, qui nous concerne tous), la libert, la morale, Dieu : onne peut y rpondre, mme par une ngation, que si on y a suffisamment rflchi tte repose :

    autrement, c'est du conformisme social (il y a aussi un conformisme moutonnier de la ngation etde la rvolte) ou une pure raction passionnelle, irrationnelle.On peut mme en quelque sorte codifier, ramener quelques-uns les problmes

    fondamentaux que toute philosophie rencontre : le problme de l'Un et du multiple, de l'Etre et dudevenir (du stable et du changeant), etc..

    C'est ce que le phnomnologue Nicola HARTMANN appelle Vaportique ouaporeutique, c'est--dire une sorte de tableau prcis des difficults auxquelles tout philosophe estaffront. Ces problmes sont, au fond, en trs petit nombre.

    Mais qu'en est-il de l'extrme multiplicit des systmes philosophiques ? Est-ce undsordre, un chaos pur et simple ? Ou bien obissent-ils un rythme dit dialectique (idaliste avecHEGEL, matrialiste avec MARX, par exemple), On peut en douter, et nous y reviendrons dans

    l'tude des grandes doctrines.[3]

    Ds lors, on peut se demander ce que seront les rapports entre philosophie proprement diteet histoire de la philosophie. A ce sujet, on se fait souvent des illusions. MERLEAU-PONTYfaisait volontiers remarquer que l'histoire de la philosophie n'est jamais enregistrement passif, ni

    pure narration, mais qu'elle implique dj des choix doctrinaux.La seule manire d'exposer de faon totalement objective la doctrine d'un philosophe

    serait de citer intgralement ses uvres compltes, sans en sauter une seule ligne. Autrement, sivous choisissez tel passage plutt que tel autre parce que vous l'estimez le plus important (cequi ne sera jamais l'avis de tout le monde), telle uvre comme plus reprsentative, vous intervenez

    dj avec des ides vous, des prsupposs, etc.. En fait, la philosophie et l'histoire de laphilosophie sont sans cesse prsentes l'une dans l'autre.

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    Il faut cependant remarquer qu'il y a une tude fondamentale des problmesphilosophiques en eux-mmes, qui ne peut en aucune faon se ramener un dfil de systmes oud'exposs de doctrines suivant un ordre plus ou moins chronologique. Citons ici un excellent textequi a pour auteur un homme dont les positions sont, par ailleurs, aussi opposes aux ntres que

    possible : L'enseignement philosophique ne part pas des uvres, et n'a pas pour objet essentiel,dans un enseignement d'initiation, l'explication spcialise de ces uvres. Son objet essentiel est la

    formulation de problmes par le moyen de l'analyse des concepts. Par consquent, si unprogramme de Lettres est un programme d'uvres, un programme de philosophie sera unprogramme de notions. Quand nous rflchissons (sur) notre exprience, nous utilisons des notionstelles que libert, ncessit, vrit, ralit, savoir, science, etc.. L'apprentissage philosophiqueconsiste dcouvrir ce qu'engage chaque notion, ce quoi nous nous engageons, thoriquement et

    pratiquement, en dfinissant et en liant des concepts de telle et telle manire Nous devons doncapprendre renvoyer chaque notion ses corrlatifs, ses opposs, ses principes et sesconsquences, dcouvrir peu peu, par une exploration mthodique de chaque champ smantique,de chaque notion, le contenu des concepts, leurs fonctions, leurs usages, le sens de ces usages,

    etc...[4]

    Pour reconnatre les problmes dans l'histoire, il faut d'abord les avoir saisis eneux-mmes. Saisi dans le problme ce qui est ncessaire, supra-temporel, invitable (N.HARTMANN,Les principes, etc., t. I, p. 141).

    Ce faisant, on rencontre PLATON, KANT, FREUD, etc.. Les grands textes sont donccomme des exemples (applications, illustrations).

    Par consquent, avant d'aborder les grandes orientations doctrinales, ou les grands courantsen eux-mmes, il est absolument indispensable de situer la philosophie par rapport aux autresmanires d'envisager l'univers, ce qui amne les chapitres suivants :

    Philosophie et Science, Philosophie et Art, Philosophie et Politique, Philosophie etReligion que suivra une brve tude de l'ide mme de vrit, qui est comme l'enjeu mme de la

    philosophie, et dont la plupart des gens n'arrivent mme plus se faire une reprsentation correcte.

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    II - Philosophie et science

    Antrieurement toute diffrenciation entre les divers types de savoir humain, nous

    constatons que nous sommes tous plongs, quel que soit notre ge, notre ethnie, notre poque,notre mtier, nos opinions, dans un univers massivement fourni par l'exprience quotidiennefondamentale (connaissance, naturelle ou spontane, du monde). Son rle a notamment t tudi

    par certains phnomnologues comme HUSSERL. Les philosophes allemands dsignent pardivers mots tels que Umwelt, Lebenswelt, cet univers familier qui nous entoure, ds l'veil de laconnaissance.

    C'est en somme ce qu'on entend par connaissance de sens commun , mais ici, il fautprendre bien garde une confusion courante : l'expression sens commun peut dsigner deuxchoses trs diffrentes :

    a) la connaissance toute premire que nous fournit l'exprience sensible pr-scientifique,

    interprte spontanment par les premiers principes de l'intelligence (identit, causalit, etc.).b) l'ensemble des prjugs sociaux, politiques, religieux, etc. d'une poque et d'un milieudonns (ainsi nous qualifions facilement comme n'ayant pas le sens commun tout ce qui heurtenos routines et nos prjugs).

    Il est vident que seul le sens (a) nous intresse prsentement.A ce sujet, il faut souligner une ide trs importante, et qui commandera toute l'ide qu'on

    se fera par la suite de la philosophie : on peut constater que les philosophes se rpartissent suivantdeux tendances trs opposes. Les uns estiment que nous avons tout gagner faire confiance la

    pense spontane, naturelle, premire, antrieure tout systme de spcialiste, et qui traduit ennous l'lan de la connaissance sensible et intellectuelle, quitte du reste le contrler, le vrifier, de

    faon sainement critique, et l'approfondir de faon rigoureusement mthodique. C'est l'esprit dela grande philosophie grecque classique, notamment chez PLATON et ARISTOTE, et d'un certainnombre de penseurs dont nous reparlerons par la suite. Ecoutons ce qu'en dit BERGSON, dansl'Evolution cratrice, bien que lui-mme adopte une tout autre mthode de recherche :

    Si l'on en limine tout ce qui est venu de la religion (antique), de la posie, de la viesociale, comme aussi d'une physique et d'une biologie encore rudimentaires, si l'on fait abstractiondes matriaux friables qui entrent dans la composition de cet immense difice, une charpentesolide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d'une mtaphysique qui est,croyons-nous, la mtaphysique naturelle de l'intelligence humaine. (C'est nous qui soulignons).Opposer ici HEGEL : Le philosophe est d'autant plus philosophe qu'il est moins homme , etBALMES (1810-1848) : Si j'avais choisir, je prfrerais tre homme sans tre philosophe quel'inverse.

    J.-P. MAXENCE crivait, dans les annes 1930 (Positions, t. I) : Cette mtaphysiquecommence ds le principe par accepter l'homme tel qu'il est par sa nature. Elle se soumet auxrgles du jeu, parce que, se rvolter contre la vie, c'est condamner les mots humains n'tre quedes cris harmonieusement disposs selon une chelle de sons.

    Inversement, un grand nombre de philosophes modernes s'vertuent nier, pitiner,arracher, tout ce qui vient de cet lan naturel de l'intelligence, qui constitue pour eux non uncourant ou une plate-forme utiliser, mais une erreur initiale corriger. C'est le cas en particulierdes philosophies dites idalistes au sens fondamental que donne ce mot le vocabulaire deLALANDE. Pour eux, une doctrine a d'autant plus de chance d'tre vraie qu'elle est plus contraire

    ce que pense l'homme naturel, en ses intuitions premires. La philosophie risque alors de devenir

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    un pur travail artificiellement construit, qui ne rpond plus aucun problme fondamental quenous nous posons d'emble. Le rsultat nous est connu prsentement. Monsieur DERRIDA ramnela philosophie une question sur la possibilit de la question (L'criture et la diffrence, 1967),ce qui permet un critique d'ironiser sur cette philosophie (?) qui se ramne une dmarche

    pour contribuer l'introduction aux problmes d'une vraie problmatique (MANARANCHE,Franc-parler pour notre temps, p. 65). Nous n'avons plus que des penseurs (?) qui courent aprs

    le fondement du fondement du fondement (P. THUILLIER, Socrate fonctionnaire, p. 32).Sur l'exprience fondamentale va se construire le savoir humain, en la dcoupant,

    l'interprtant, la rectifiant parfois (notamment sur le plan scientifique). Mais il y a plusieurs faonsde s'intresser au monde, des manires diffrentes de l'aborder et de l'envisager, suivant, prcis-ment, la Philosophie, la Science, l'Art, la Politique, la Religion. Chacune a ses mthodesd'investigation, son centre d'intrts, son tour d'esprit propre. Cette pluralit voque unecomplmentarit o chacun a son mot dire, et non la dictature, ou la tyrannie de tel ou tel moded'apprhension du rel.

    Une des erreurs les plus graves consistait investir d'emble une seule de ces disciplinesde notre confiance inconditionne, en disqualifiant ou en diminuant les autres.

    Sa forme la plus rpandue est prcisment le Scientisme, c'est--dire l'imprialisme de laScience de laboratoire sur tous les domaines de la pense et de la conscience de l'homme. C'estune attitude qui a rgn sur presque tout le XIXe sicle, et qui est encore vivace l'heure actuelledans le grand public, sinon chez les grands intellectuels qui sont beaucoup plus rservs engnral.

    La Science, en effet, dans sa partie la plus dveloppe et la plus spectaculaire, c'est--direla physique mathmatise, ne retient des choses concrtes que l'aspect quantitatif mesurable. Elletablit des lois, c'est--dire des rapports ou relations entre les phnomnes observables, puis lescoordonne suivant quelques principes trs abstraits en une vaste thorie d'ensemble, qui subitcontinuellement la remise en question la plus radicale s'il le faut. C'est ce qui fait dire au clbre

    physicien EDDINGTON que les symboles mathmatiques utiliss par la physique actuelle res-semblent aussi peu aux faits rels que le numro de tlphone au visage de l'abonn qu'il permetd'appeler. II serait donc insens d'attendre de la pure science exprimentale une rponse aux

    problmes philosophiques fondamentaux dont nous parlions au dbut[5].C'est ce que reconnat sans difficult un savant logicien et mathmaticien, fort connu lui

    aussi, WITTGENSTEIN, lorsqu'il dclare : ...mme si toutes les questions scientifiques taientrsolues, nos problmes de vie ne seraient mme pas touchs. J. FOURASTI, lui-mme grandadmirateur pourtant de la Science et de la Technique, crit : La Science nous apprend peu prscomment nous sommes l ; elle ne nous apprend ni pourquoi nous sommes, ni o nous allons, niquels buts nous devons donner nos vies et nos socits. (Lettre ouverte quatre milliards

    d'hommes, Albin Michel, p. 117).La philosophie peut donc se construire, quant son armature fondamentale, en partant desdonnes tout fait fondamentales de l'exprience et de la raison, que justifie rflexivement lacritique de la connaissance. La science lui fournit des matriaux, des illustrations, des problmesnouveaux, mais ne constitue pas son point de dpart essentiel.

    Ce qui nous amne dj une salutaire rflexion : il faudra examiner avec quit etouverture d'esprit les grandes doctrines philosophiques, qu'elles soient ou non antrieures l'essorde la Science moderne, car elles ont quelque chose nous dire mme si elles n'ont pas connu la

    bombe atomique, la greffe du cur, ou les vhicules spatiaux...

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    III - Philosophie et Art

    Le problme appelle quelques prcisions indispensables au sujet de ce qu'on nomme

    couramment les valeurs, dont parlent tant certains philosophes (ex. : LAVELLE, Trait desValeurs).

    Nous croyons pour notre part que leur statut, dans une philosophie moderne souventidaliste, est des plus ambigus. La question se simplifie et se dcante beaucoup si l'on se placedans une perspective raliste (irrductibilit du rel la pense, la connaissance que nous enavons), car alors les valeurs sont tout simplement l'tre (c'est--dire tout ce qui existe ou estcapable d'exister) en tant qu'il est connu ou connaissable (vrai) ou en tant qu'il est dsirable (bien),ou encore, en tant qu'il est objet d'une apprhension concrte, la fois sensible et intellectuelle, qui

    provoque une joie d'un type particulier (beau). Dans une telle conception, on explique trs bien, etla pluralit des valeurs (l'tre est apprhend de multiples faons), et leur enracinement dans l'unit

    fondamentale (les valeurs ne sont que des aspects de l'tre)[6].(1)26La tentation de beaucoup de gens, c'est de rduire les valeurs l'une d'entre elles, qui

    absorbe en quelque sorte les autres : si c'est le Vrai, on a affaire une attitude rationaliste(PLATON considre l'art, potique ou pictural, comme une tromperie proscrire ; SPINOZA,comparant l'art avec la connaissance scientifique et philosophique, le trouve misrable). Si c'est leBien, on a une attitude moraliste (KANT, qui dtruit pratiquement la mtaphysique, fait de laMorale un absolu et lui sacrifie tout ; v. aussi le Puritanisme, qui rduit le christianisme une

    morale, d'ailleurs conue troitement, et de faon obsessionnelle). Enfin, lEsthtisme divinise leBeau sous toutes ses formes, sans se soucier le moins du monde de la moralit de nos actes ni desvaleurs de vrit (GIDE incarne fort bien cette option).

    De sorte que la Philosophie, si elle est mise en pril par le Scientisme, l'est galement parl'Esthtisme. Celui-ci peut prendre des aspects multiples : pour les Romantiques allemands, c'est

    parfois la Musique qui vient supplanter la Philosophie, mais le plus souvent, ce rle revient plutt la Posie. De mme chez beaucoup d'crivains modernes, qui voient dans le pote le lgitimesuccesseur du philosophe. DansEupalinos, ou l'Architecte, de VALERY, on assiste l'chec deSocrate, qui recherche le vrai, tandis quEupalinos, l'architecte, ralise sa vocation de crateur de

    beaut.

    Nous pensons que cette manire de voir n'est pas fonde, et qu'elle rsulte d'une totalemconnaissance des fonctions respectives de l'art et de la philosophie.Il y a, chez l'homme, des connaissances thoriques et des connaissances pratiques. Les

    premires visent avant tout connatre (mme si elles ont par surcrot des consquences dans ledomaine de l'action). Les secondes visent directement l'activit humaine sous ses diverses formes.Or, la philosophie (nous pensons ici surtout la mtaphysique), se propose essentiellement de

    comprendre et dexpliquer[7]la ralit offerte par l'exprience. Tout en tant trs diffrente de laScience elle se propose comme elle, de rendre l'univers intelligible.

    Tandis que l'art, si on l'examine bien, dans ses activits effectives, fait quelque chose, il apour but de crer (au sens large) des formes nouvelles, de reconstruire le monde sa manire,

    il est un effort pour insuffler une inspiration humaine dans des matriaux, que ce soit des mots, des

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    couleurs, des sons ou des volumes, etc...[8]

    Il en dcoule d'ailleurs que des formes d'art trs diffrentes, voire opposes, peuvent nonseulement coexister en fait, mais tre admires chacune sa faon par le mme sujet : il n'y a pasd'orthodoxie, ni de principe rigide pour faire du beau . Tandis qu'on ne peut la fois, en philo-sophie, professer l'athisme et la croyance en Dieu, ni le dterminisme pur, en mme temps que la

    croyance la libert humaine[9]

    .Pour ce qui est des rapports entre l'art et cette partie de la philosophie qui est la morale, leproblme est un peu diffrent, puisque la morale est, la diffrence de la mtaphysique, un savoirpratique, comme l'art lui-mme. Remarquons, d'abord, que si l'art comme la morale, envisage lesactivits concrtes de l'homme, c'est de faon trs diffrente : l'art s'attache entirement au beau, ets'occupe en quelque sorte de la technique (au sens large) qui vise le faire natre sans s'attacherdirectement le situer par rapport la totalit des valeurs humaines (morales, sociales, etc.) tandisque la morale envisage nos actes dans leur qualification de bon ou mauvais.

    Mais des problmes se posent nanmoins sur la manire de situer rciproquement art etmorale.

    Ici, nous rencontrons, en fait, d'abord deux attitudes extrmes, totalement opposes :l'esthtisme pur, qui se moque entirement de la morale. Seul compte le beau, tout autre problme

    est vain, ou, du moins, passe au second plan[10]. Tout l'oppos, un moralisme pur met l'art auservice d'un rgime politique, d'une doctrine, etc.. qu'il s'agisse de race, de classe, ou de tout autre

    but de ce genre. On a alors l'art, non seulement engag (il y a un engagement qui estcomprhensible et lgitime) mais embrigad, l'crivain ou le peintre en chemise de couleur

    (variable, mais le principe est le mme)[11].Entre les deux, on dcle encore deux attitudes contrastes : l'une, qui croit la morale,

    mais qui ne lui reconnat pratiquement pas de droit de regard sur l'art. Tout au plus admettra-t-elle

    que l'art, s'il est vrai , rejoint sans le vouloir les valeurs morales authentiques[12], considration laquelle certains ajoutent (assez timidement) un rappel de la prudence vis--vis du lecteur, etc..

    Cette attitude, qu'on a nomme l' amoralisme mitig , se heurte la position de ceux qui,

    tel Charles RANWEZ[13], tout en rejetant l'art embrigad et l'esthtisme pur, ne se contentent pasd'un rapport aussi extrinsque entre art et morale. RANWEZ, en particulier, dclare qu'tantdonne la hirarchie naturelle des valeurs (le bien moral l'emporte sur le beau, mieux vaut la vied'un homme mme mdiocre ou laid, que la sauvegarde d'un morceau de toile peinte, ou de

    bronze, ou de marbre...) il est normal que l'artiste soit guid par une inspiration morale, sociale, oureligieuse, pourvu qu'elle soit en lui-mme une sorte de souffle vivant, venant du dedans de lafaon la plus authentiquement spontane, et non une sorte de placage impos du dehors, comme

    dans les pays totalitaires (quels qu'ils soient...).Ainsi l'artiste portera tmoignage pour son idal, mais de faon vivante, incarne, et non ennous assnant une sorte de dmonstration, de type scientifique ou philosophique, encore moins lamanire des propagandes qui mettent les gens en condition . Et RANWEZ a beau jeu demontrer que, si on refuse sa position au nom d'un esthtisme plus ou moins mitig, il faudraexclure de l'art un nombre immense de chefs-d'uvre authentiques, qui obissaient uneinspiration doctrinale sous-jacente. En voici quelques exemples : tout l'art mdival (y compris samagnifique statuaire), l'uvre de DANTE, celle des grands crivains espagnols du Sicle d'Or (LOPE DE VEGA, CALDERON, etc.), l'uvre de PASCAL. Les grands crits des philosophesimportants du XVIIIe sicle, notamment ROUSSEAU, tous fort engags. Une bonne partie desuvres des romantiques franais, notamment Victor HUGO, toute l'uvre de PEGUY, deBERNANOS, de CLAUDEL, de BRECHT, de MALRAUX et de bien d'autres...

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    IV - Philosophie et politique

    I. Notions prliminaires

    L'tude des problmes politiques, c'est--dire de ce qui concerne la structure de l'Etat, les

    rapports entre nations, et bien d'autres choses encore, ne se ramne proprement parler riend'autre. La science politique est la connaissance abstraite et universelle de la nature intime du

    bien public et des moyens par lesquels les membres de la cit peuvent le promouvoir (Guy deBROGLIE,Recherche de Sciences Religieuses, 1928, p. 572).

    Autrement dit, on n' explique pas cet aspect du rel coups de notions empruntes lapsychologie, la sociologie, la biologie, l'conomie, etc.. (ni, du reste, on le verra plus loin,

    la morale proprement dite). Il y a une spcificit du politique comme tel[14]. Cette ide, sicouramment mconnue par les spcialistes des diverses sciences humaines, depuis les sociologues

    jusqu' certains juristes, est excellemment mise en valeur par Julien FREUND, dans un ouvrage

    parfois fort discutable mais profond et souvent bien inspir[15].Dans la manire d'tre et l'volution du politique, les ides (les doctrines) des hommes

    influents jouent un rle considrable, malgr le prjug courant qui veut tout ramener l'intrt ouaux intrts.

    Il est curieux de constater, alors que le grand public professe une sorte d' conomisme grossier (selon l'expression d'ALTHUSSER, marxiste lui-mme), que des conomistes ne fontaucune difficult pour reconnatre l'influence profonde des ides. L'un des plus fameux d'entreeux, J.-M. KEYNES, crit : Les ides, justes ou fausses, des philosophes de l'Economie et de laPolitique ont plus d'importance qu'on ne le pense gnralement. A vrai dire, le monde est

    presqu'exclusivement men par elles. Nous sommes persuads qu'on exagre grandement la forcedes intrts constitus... (Une vue gnrale de l'emploi, de l'intrt et de la monnaie, trad.franaise, Payot, p. 397.)

    Dans le domaine des ides, la philosophie tient une place importante. Or, toute doctrine

    politique d'ensemble suppose en fait, qu'on en ait conscience ou non[16], une philosophie, et ceci divers chelons :

    a) Elle suppose une anthropologie philosophique, c'est--dire une tude en profondeur del'homme total (rapports entre pense et organisme, entre libert et dterminisme, etc.) Il est certainque l'on ne pourra avoir la mme politique selon qu'on rduit ou non l'homme des forces

    matrielles (matrialisme).b) Elle suppose une thorie de la connaissance. Le monde extrieur existe-t-ilindpendamment de la connaissance que nous en avons ? Les principes de la raison humaineont-ils une porte objective, ou ne sont-ils que des formules grammaticales, d'ordre utilitaire ?

    C'est ici que s'affrontent notamment l'idalisme et le ralisme : le sens de ces deux motsn'est pas celui du langage vulgaire, il dsigne l'affirmation (ralisme) ou la ngation (idalisme) del'existence de l'univers indpendamment de la conscience humaine. D'une manire gnrale, on

    peut dire que la philosophie dite moderne (XIXe - XXe sicles) est souvent domine par l'attitudesubjectiviste, c'est--dire la tendance tout expliquer, dans la connaissance humaine, par lastructure de notre corps, par des facteurs sociaux variables, par des lments inconscients, ou parune armature a priori, au dtriment de la valeur intrinsque du connatre, fonde sur la ralit tellequ'elle est, bref, au dtriment de l'ide fondamentale de vrit.

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    c) Elle suppose galement une ontologie ou mtaphysique proprement dite : tude del'essence et de l'existence, de la causalit etc., car on s'aperoit que les options philosophiquesfondamentales, par exemple sur l'tre et le changement (le changement est-il rel ou apparent ?Est-il la seule ralit, est-il vrai que tout s'coule et volue sans cesse ?) et sur l'unit et la pluralit(il y a des philosophies radicalement unitaires ou monistes , telles celle de SPINOZA, et cellede HEGEL, et d'autres diversement pluralistes) se traduisent directement dans les options politi-

    ques : qu'est-ce que le progressisme et l'attitude contraire, sinon le corollaire politique d'unephilosophie qui accepte, ou qui refuse, le pur changement, l'coulement perptuel de tout ?Qu'est-ce que les rgimes totalitaires, et, inversement, l'individualisme libral, sinon le corollaire

    politique d'une certaine vue globale de l'unit et de la pluralit, applique la socit ? Onn'analyse donc vraiment bien une doctrine politique que lorsqu'on connat ses racines

    philosophiques, explicites ou non.

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    II. Socit et ralit Morale et politique

    1 Socit et ralit.

    L'attitude idaliste dans la thorie de la connaissance entrane une certaine conception de lasocit : au lieu de voir en celle-ci une ralit donne (bonne ou mauvaise, bien ou mal faite, c'estun autre problme) qu'il faut d'abord tudier telle qu'elle est, quitte la rformer ensuite, on laconsidre au contraire comme une sorte de projection de nos dsirs, le rsultat de l'activit toute

    puissante de la conscience humaine. C'est l'idalisme politique[17]qui a pour corollaire logiqueune attitude volontiers utopiste : puisqu'il n'y a ni nature des choses, ni limites naturelles del'homme, tout est possible, moyennant des plans rationnels grandioses et une grande tnacit dansl'action : ce qu'on nomme le rel doit se plier totalement la volont de l'homme.

    Hlas ! nous verrons que la lourdeur des choses et l'irrationalit de l'homme concret

    rsistent. L'idaliste pur est alors sur la voie de la violence et du terrorisme.

    [18]

    Inversement, le ralisme en politique reoit les leons de l'exprience, qu'il s'agisse del'exprience actuelle ou de la leon du pass, et il en tire parti pour mesurer l'efficacit de sonaction actuelle et future.

    2 Morale et politique[19].Le problme est d'ordinaire trs mal pos : on donne choisir entre deux positions

    inacceptables l'une comme l'autre.a) Le machiavlisme, ou amoralisme politique, professe que les rapports entre l'Etat et les

    citoyens, et, plus encore, les relations internationales, doivent tre rgis en termes d'intrt et deforce, tout le reste (morale, religion, etc..) tant mystifiant.b) Le moralisme politique rduit la politique n'tre qu'une sorte de monde social ,

    donc une branche ou un canton de la morale.La premire attitude doit son nom MACHIAVEL. Elle est trop souvent celle des hommes

    d'action et des chefs d'Etat qui ne visent qu' l'efficacit.La seconde est celle d'un certain nombre de philosophes et de moralistes modernes, tel

    BRUNETIERE, et les dmocrates chrtiens groups dans le Sillon de Marc SAN-GNIER. Lesdeux manires de voir se heurtent, selon nous, des difficults insurmontables. Le machiavlisme,ou bien admet une morale individuelle, bien qu'il nie la morale sociale, et alors il est illogique :comment admettre que les rapports entre groupes sont sans aucun lien avec les rapports entreindividus, que les uns sont assujettis des normes morales, et que les autres, non ? - ou bien lemachiavlien nie toute morale mme individuelle, et ceci relve d'une discussion philosophiquefondamentale, reprendre ailleurs. Le machiavlien est donc un homme qui est aveugle lanocivit intrinsque du mal moral (le mensonge, l'ambition, le crime). L'honntet naturelle luidonne tort, et plus encore la morale religieuse. (Il ne faut pas commettre un mal pour qu'un bien ensorte). Si l'on met le doigt dans l'engrenage on ira jusqu'au bout : on commence par une injustice

    isole, on finit par le gnocide[20]. Sans parler des consquences pratiques : un jour ou l'autre,l'astuce ou la force du machiavlien peuvent s'crouler, l'histoire en montre cent exemples...

    Mais le moralisme politique est une erreur symtrique dont les consquences peuvent tre

    fort graves : il mconnat radicalement la spcificit du politique, son irrductibilit autre chose,le caractre technique de ses mthodes : La politique est distincte de la morale, en ce sens que

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    l'une n'est pas l'autre : distinct, en bon franais, cela veut dire non identique : quand donc les gensapprendront-ils se servir normalement de leur intelligence, et ne pas traduire distinct parspar, ou mme par oppos, comme on le fait souvent ?

    Il y a effectivement une diffrence entre la politique et la morale, et quant au but (ou fin) etquant l'valuation des moyens.

    Le but (ou fin) de la Science politique, c'est suivant l'expression d'un penseur moderne le

    bien public , c'est--dire la conservation dans l'existence, la vie, la prosprit, la scurit, la paixde la collectivit[21].

    Le mal, pour la socit terrestre, c'est la diminution, la dfaite, et le mal absolu, c'est lamort (Henri MASSIS).

    Par consquent les moyens de promouvoir la prosprit politique ne sont nullement fournispar la morale, celle-ci n'est pas une recette de succs temporel. Pas plus que la dfaite n'est

    forcment la punition d'une faute, la victoire n'est obligatoirement la rcompense de la vertu[22].Une arme forme de saints, mais mal entrane et mal arme, sera en gnral crase par unearme cruelle, mais trs forte techniquement. Et la vertu ne donne pas plus de comptence pour

    juger d'une situation politique que pour rsoudre une crise conomique, sinon un problmemathmatique.Mais, dans l'ordre des valeurs humaines, la politique doit tre subordonne la morale, un

    peu comme la mdecine qui, elle, n'est videmment pas une branche de la morale (!), doit obir des exigences morales et ne pas tre le prtexte des crimes contre l'individu ou la collectivit.

    Ces vues, fort mesures, comme on le voit, sont celles de certains thologiens catholiques(P. ROUSSELOT, Guy de BROGLIE, J. de TONQUEDEC) et de certains thoriciens politiquesdont nous reparlerons, depuis des espagnols du Sicle d'Or jusqu' des auteurs franaismodernes, tels COVAR-RUBIAS, Juan MARQUEZ, RIBADENEYRA, BOBADILLA, etc., la

    plupart, hommes d'Etat ou diplomates (Y. MARAVALL : La philosophie politique espagnole auXVIIe sicle, Vrin).

    L'argumentation adverse repose sur des contresens : elle dit, par exemple, que la politiqueest une science morale , donc qu'elle entrane des implications morales dans sa structure interneelle-mme. Mais en ralit, morale est pris ici au sens large d'tudes de murs (mores) del'homme (les fameuses sciences morales s'appellent maintenant sciences humaines ) et nonau sens d'une rgulation thique de notre conduite par rapport la vertu, comme lorsqu'on parle de

    la morale d'ARISTOTE ou de celle de KANT[23].

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    V - Philosophie et Religion

    Commenons par quelques remarques surtout descriptives d'ordre psychologique et social,avant d'en venir au vif du sujet.

    Si l'on examine de dehors, et sans mme y introduire le moindre jugement de valeur, letravail du philosophe et le comportement des fidles d'une des grandes religions qui se partagent lemonde, on s'aperoit tout de suite que la religion est un phnomne essentiellement collectif,qu'elle met en jeu des groupes d'hommes et mme des foules, tandis que le labeur philosophiqueest essentiellement individuel. Il y a des philosophes qui ont toujours rflchi et crit pratiquementseuls, et mme l o existe une vritable cole philosophique, c'est encore bien peu de chose parrapport un ensemble comme l'Islamisme, le Judasme ou le Christianisme. Si on en vientmaintenant au contenu compar de la philosophie et de la religion, on constate deux choses :

    D'abord que celle-ci possde un caractre nettement plus vcu, plus existentiel (au sens

    large) que celle-l, elle se met la porte de chacun, quelque soit son ge et son niveauintellectuel, elle n'exige aucune culture pralable, elle va d'emble aux questions centrales : la vie,la mort, la conduite quotidienne tenir, etc.. (ce qui ne veut d'ailleurs aucunement dire que lecontenu de ce qu'on croit n'a pas d'intrt ni d'importance. Comme le dit VAN-COURT : Croire,c'est croire quelque chose, il y a toujours quelque chose qui est vis, et pens, par la Foi, celle-ci

    n'est pas une pure motion, ni un ensemble d'images)[24].Plus profondment encore, la religion aborde le problme de Dieu. En envisageant celui-ci

    comme cause premire, principe suprme d'intelligibilit de l'univers qui nous entoure, laphilosophie comme telle ne fait appel qu' l'exprience (externe et interne) et la raison. Samarche est en quelque sorte ascendante, elle part du donn pour aboutir ses conditionsd'intelligibilit. La religion, au contraire (surtout dans les grandes religions issues de la Bible) vade faon en quelque sorte descendante. Pour elle, Dieu se manifeste librement l'homme, soitdirectement, soit mdiatement, en utilisant des messagers : tels, par exemple, les Prophtes. Il

    s'adresse l'humanit concrte, il intervient dans son histoire[25].Donc, d'un point de vue simplement descriptif, ou phnomnologique, une immense

    diffrence dans la manire d'aborder les problmes : la philosophie ne fait appel qu' des notionscomme celles de sacr, de mystre, de grce, des notions rationnelles communes, et la religionintroduit etc.. qui sont d'un tout autre ordre : ce n'est pas une sorte de philosophie prolonge sur le

    mme plan, ou dans la mme ligne, c'est autre chose[26].

    Ajoutons deux choses, dans ce prambule : d'abord, que la religion est un phnomnespcifique, c'est--dire qui a ses lois propres, irrductibles aux facteurs constitutifs du politique, del'conomique, de la science, de l'art, de la philosophie pure (quand bien mme tous les

    phnomnes de civilisation s'enchevtrent dans le concret, il ne faut pas tout confondre !). Laplupart des auteurs modernes le reconnaissent sans difficult. Citons, par exemple, ce texte d'undes spcialistes les plus connus de l'histoire des religions, Mircea ELIADE :

    Le phnomne religieux ne se rvlera comme tel qu' la condition d'tre apprhend,dans sa propre modalit, c'est--dire tudi l'chelle religieuse. Vouloir le cerner par la

    physiologie, la psychologie, la sociologie, l'conomie, etc., c'est le trahir, c'est laisser chapperjustement ce qu'il y a d'unique et d'irrductible en lui, nous voulons dire son caractre sacr .

    (Trait d'Histoire des Religions, 1933, p. 11).Ensuite, la religion est quelque chose de srieux : mme si on la combat, il faut au moins

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    essayer d'en avoir une ide exacte, c'est une question d'honntet lmentaire. La religions'enracine profondment dans l'homme, plus personne de srieux et de comptent ne se contente,de nos jours, des plaisanteries faciles de VOLTAIRE ou des arguments grossiers du Scientisme de1860-1890.

    STENDHAL, en proie une haine toute voltairienne du christianisme, ne voyait que deuxsortes d'hommes religieux : des imbciles sincres et des hypocrites intelligents. Cette manire de

    voir a perdu tout intrt pour l'homme cultiv, car il est facile de constater qu'il existe des croyantsintelligents, et mme gniaux : philosophes, savants, historiens, thologiens minents (en fait, il ya quatre sortes de gens : des croyants et des incroyants btes, des croyants et des incroyantsintelligents). Pour ce qui est de l'explication du fait religieux, citons, entre mille, celle de JUNG(lui-mme incroyant), psychologue et psychiatre bien connu, par 1' inconscient collectif et les archtypes : La notion de Dieu rpond une fonction psychologique absolument ncessaire (JUNG.L'me et la vie, Buchet-Ghastel, 1963, p. 476). Nous ne la croyons pas bonne, pour notre

    part, mais enfin elle se refuse disqualifier les aspirations religieuses de l'humanit par des argu-ments de runion lectorale, elle y voit quelque chose d'au moins aussi profond que l'instinct de

    cration artistique, par exemple, mme si elle lui refuse la vrit pure[27].

    On nous permettra d'aborder maintenant le problme de faon plus directement doctrinale.On peut rpartir peu prs ainsi les attitudes adoptes sur les rapports entre foi et raison,

    philosophie et religion.Deux positions entirement antagonistes : le Rationalisme pur, pour lequel la Raison

    humaine est la mesure du vrai, capable qu'elle est de tout savoir et de tout comprendre[28]. Pourlui, la religion sera donc une forme de pense infantile, que la raison scientifique et philosophiquedissout. Telle est la pense de SPINOZA, et celle de HEGEL. L'affirmation : II n'y a pas desurnaturel, au lieu de sortir de l'enqute, la domine et la dirige. Le principe qu'on donne comme unfruit de l'exprience est en ralit un principe antrieur l'exprience, et sur lequel on n'admet

    aucune espce de discussion[29]

    .En face, le Fidisme, qui foudroie la raison et ne lui reconnat pratiquement aucun rle enmatire religieuse. La Foi, c'est le saut dans le vide, l'adhsion l'irrationnel pur ; c'est le cas de

    LUTHER[30], puis de KIERKEGAARD.Entre les deux, nous avons ceux qui estiment pouvoir faire une part honorable et la foi, et

    la raison. Mais ils diffrent entre eux au sujet du dosage de l'une et de l'autre, et aussi au sujetde la manire de les mler ou non dans l'tude des problmes humains. C'est ainsi que

    DESCARTES, trs sincrement croyant pourtant[31], opre tout de mme une sorte de sparationentre les deux : en tant que philosophe, il ne s'occupe gure de la Rvlation, de la Foi, de laThologie. Inversement, le courant dit augustinien (pas tellement saint Augustin lui-mme que

    certains de ses successeurs) mle pratiquement philosophie et religion, c'est le cas deMALEBRANGHE et de Maurice BLONDEL. La position de saint Thomas d'Aquin et des auteursthomistes modernes (MARITAIN, etc..) est diffrente, car ils professent la fois la spcificit

    propre de la philosophie rationnelle et l'union concrte dans le sujet humain, de ces deux apportsdiffrents (cf. la formule distinguer pour unir ).

    Si l'on veut prciser encore davantage, notamment dans la perspective chrtienne (qui, en pour ou en contre , concerne la plupart d'entre nous), il faudrait d'abord signaler que les

    positions sont fort diffrentes dans la perspective catholique et dans la perspective protestante[32].L'Eglise catholique a des positions particulirement nettes sur le problme, et il est

    ahurissant de voir les ides que s'en font beaucoup de gens qui pourtant se rclament ducatholicisme. On peut schmatiser de faon quasi-axiomatique cette position de la faon suivante :

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    1 La raison naturelle peut tablir, sans la Rvlation, les grandes thses d'une philosophiespiritualiste (existence de Dieu, existence en nous d'un facteur irrductible la matire, et doncimprissable ; libert, loi morale naturelle).

    2 Elle peut tablir aussi des motifs de crdibilit qui, sans produire la foiautomatiquement, et tant s'en faut, peuvent engendrer une conviction raisonnable sur la valeur dela religion.

    3 A l'intrieur de la Foi (travail proprement thologique[33]la foi s'attache se penser, clairer le contenu de ce qu'elle croit. Utilisant des notions empruntes la philosophie(essentiellement la mtaphysique naturelle de l'intelligence humaine dont nous parlions proposde Philosophie et Science), elle les retaille sur mesure, les repense, les claire sous une lumiretoute neuve, celle de la Rvlation, ce qui lui permet principalement :

    a) de montrer que les mystres du christianisme (Trinit, Incarnation, etc..) ne sontnullement absurdes, contradictoires ou opposs aux principes fondamentaux de la Raison, lesobjections allgues rsultant de contresens plus ou moins massifs sur le sens exact des dogmeschrtiens ;

    b) d'en acqurir mme une certaine intelligence fragmentaire, analogique, lointaine ;

    c) de relier entre eux les dogmes rvls : ceux-ci se trouvent l'tat brut, ou erratique,dans l'Ecriture et la Tradition. On les coordonne en une synthse ordonne ;

    d) de tirer des conclusions des dogmes grce des raisonnements qui empruntent leur pointde dpart la Rvlation, et qui se servent d'une proposition connue philosophiquement, par lalumire naturelle de la pense, pour avancer.

    Le mot d'ordre de la Thologie catholique n'a donc jamais t le Credo quia absurdum[34]

    mais bien celle de saint Augustin et des grands Docteurs de l'Eglise : L'intelligence cherchant lafoi La foi cherchant comprendre, etc..

    Toute une tude serait faire sur la crise, pour ne pas dire plus, qui atteint actuellement lesglises chrtiennes, et particulirement l'Eglise catholique. Il est certain, en tout cas, que lafameuse mise jour (aggiornamento) qui branle jusqu'aux principes fondamentaux dudogme, de la morale, etc., n'a nullement pour effet de convertir les foules et les lites, mais carte

    beaucoup de monde[35].

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    VI - l'Ide de vrit Pense et Ralit La vrit volue-t-elle ?

    I. Pense et RalitDemandons-nous d'abord ce qu'on entend spontanment lorsqu'on dit qu'une affirmation

    (historique ou scientifique) est vraie, par opposition au faux, l'imaginaire, etc[36]. C'est,manifestement, que quelque chose de rel lui correspond : je dis Napolon est mort Sainte-Hlne , ou l'aimant attire le fer , c'est vrai parce qu'il y a eu rellement un homme appel

    Napolon, qui est mort dans telle le vritable, et qu'il y a des mtaux qui correspondent maseconde affirmation, et qui se comportent effectivement de telle manire.

    L'ide de vrit suppose donc quelque chose qui est connu (l'objet), un sujet qui connat, et

    une relation d'accord entre les deux[37].

    Cette notion de vrit est celle du ralisme.Elle est professe tout naturellement :a) par la pense courante, pr-philosophique ;

    b) par tout un ensemble de philosophes, de l'antiquit nos jours ;c) elle est l'attitude spontane de la science exprimentale.Ecoutons plutt Max PLANCK, le clbre physicien : Les principes fondamentaux et les indispensables postulats de toute science vraiment

    fconde supposent qu'il existe un monde extrieur, et que ce monde extrieur est entirement

    indpendant de nous [38].Contre cette manire de voir s'insurgent les diverses philosophies idalistes, avec la

    fameuse objection que plus d'un n'a que trop entendue durant sa classe de philosophie : Commentla pense pourrait-elle se conformer quelque chose qui lui est extrieur, qui est hors d'elle ? Noussommes enferms dans nos reprsentations, nous ne connaissons que nos sensations, nos images,nos ides, nos jugements. Comment pourrions-nous sortir de nous-mme pour atteindre un mondede choses en soi... ?

    Eh ! bien, c'est ce point de dpart lui-mme qui est erron et qu'il faut refuser fermement :il est parfaitement faux qu'il y ait un moment o la pense humaine soit absolument seule avecelle-mme. Ds le tout premier dbut de notre connaissance du monde, nous sommes plongs, im-mergs, dans la nature et parmi nos semblables : le rel est prsent la pense, et la pense est

    prsente au rel.

    Disons que la pense est un des aspects, une des modalits du rel : il y a du rel qui penseet du rel qui ne pense pas. Cette toute premire donne est constate par les philosophies les plusdiverses, qui s'attachent ensuite l'expliquer, qu'il s'agisse d'ARISTOTE, de MARX, de

    BERGSON[39], des no-ralistes anglo-amricains (MOORE, etc..) ou de certainsphnomnologues (encore que l'ensemble de la phnomnologie reste idaliste). Il n'y a pas proprement parler de dedans de la pense et de choses qui soient dehors , ce n'est l qu'unegrossire image visuelle qui ne signifie rien : la reprsentation n'est nullement une sorte de prison

    pour la pense, mais un signe qui conduit la chose elle-mme ; je ne touche pas une sensation dersistance, je touche quelque chose qui rsiste au contact, je n'entends pas une sensation de bruit,

    j'entends du bruit, et ainsi de suite.

    L'idalisme est une vritable perversion de l'intelligence, il fait de nos reprsentations un

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    absolu alors qu'elles sont reprsentation de quelque chose (notion d'intentionnalit[40].Il y aurait beaucoup plus dire ce propos, notamment sur des contradictions internes

    dans lesquelles tombe la philosophie idaliste lorsqu'elle veut rendre compte du fait de l'erreur, dela pluralit des consciences humaines, des origines de la nature et de la pense, etc..

    On voit donc que l'esprit humain ne cre pas la vrit, il doit s'attacher la dcouvrir, danstous les domaines. Le rel est ce qu'il est, indpendamment de nos dsirs, de-nos caprices ou desmodes. Or, on doit constater que cette humble notion fondamentale devient de plus en plus m-connue de nos jours. Le vrai, pour l'homme moderne, c'est le plus souvent ce qui parat, ce quisemble tel, l'individu ou au groupe social, rien de plus. Quant au rel, on ne peut pas vraiment leconnatre et surtout pas dans ses racines profondes (problmes philosophiques). En fait de progrsintellectuel, c'en est un beau, car cette manire de voir nous ramne celle des Sophistes grecs,tels PROTAGORAS et CRATYLE, dj critiqus de faon trs efficace et lucide par PLATON et

    ARISTOTE ![41].La conqute du vrai est difficile, mais non impossible. Sa difficult augmente avec la haute

    abstraction des problmes poss, avec leur complexit, avec les engagements pratiques que

    suppose le choix d'une attitude doctrinale, etc.Pareillement, l'objection qui paralyse la plupart de nos contemporains : i'{ n'y a pas devrit en philosophie, puisqu'il y a des doctrines diverses qui s'opposent entre elles, est en ralittout fait inefficace.

    On peut facilement expliquer la diversit des doctrines (qui est un fait) sans tre forc derecourir l'interprtation sceptique de ce fait (impossibilit d'arriver au vrai), d'autant qu'il existe

    des critres de vrits[42].

    II. La vrit volue-t-elle ?

    Cette question, de nos jours, revt une importance norme. Presque tout le monde,actuellement, est persuad, comme d'une chose allant de soi, que la vrit change, que la vritvolue constamment, etc., qu'elle dpend du temps, du lieu, de la socit, de la structure de notrecorps, des institutions, ce qui l'empche jamais d'tre dfinitive ou stable. Cette ide se retrouvedans les doctrines les plus diverses (chez HEGEL, MARX, Edouard LE ROY, TEILHARD DECHARDIN, SARTRE, etc.). On pourrait amonceler les citations sans le moindre effort.

    Et cependant, cette conception prte le flanc des difficults pratiquement insurmontables,si on rflchit bien.

    Reportons-nous d'abord ce que nous avons dit, au dbut du paragraphe I (Pense etRalit), propos de la conception raliste de la vrit : une assertion est vraie ou fausse enelle-mme, ce n'est pas la date de son nonc qui lui donne ou lui enlve sa valeur. Mme unvnement trs bref peut donner matire une vrit immuable : il sera toujours vrai que je suisall tel endroit, tel jour, telle heure.

    Nous pouvons en faire l'preuve en examinant les soi-disant cas d'volution de la vritqu'on peut nous faire constater. Nous voyons que aucun ne prouve ce qu'il veut prouver, savoirque le vrai, en tant que tel, changerait avec le temps : on trouve en ralit les trois cas suivants :

    a) le remplacement d'un jugement faux par un jugement vrai. Par exemple, on a longtempspens que le soleil tournait autour de la terre, puis on a dcouvert et pens le contraire. Ce seraitune aimable plaisanterie que d'en conclure que la vrit a chang : ce qui a chang, c'est le juge-ment des hommes propos de la ralit : la terre tournait tout aussi bien quand on n'en savait rien,

    elle n'a pas attendu nos dcouvertes pour le faire ![43].

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    b) le remplacement d'un jugement vrai par un jugement faux : chacun prendra ici l'exemplequi lui plaira. Nous donnerions volontiers pour exemple, la vogue, fort regrettable notre sens, dela philosophie idaliste du XIXe sicle et jusque vers les annes 1930 (les choses ont bien chang

    depuis)[44].c) l'explication de plus en plus riche et approfondie (passage du confus au distinct, du

    virtuel l'actuel) d'une intuition initiale, d'un principe fondamental, etc..Ce dveloppement organique, homogne, peut donner de surprenantes nouveauts en

    apparence. Nous prendrions volontiers la comparaison avec le gland de chne et l'arbre une foisbien pouss : quelle ressemblance apparente y a-t-il entre les deux ? Aucune et pourtant, c'est dansune sorte de fidlit en expansion que s'est faite la croissance (ce qui montre, soit dit en passant,que le progrs authentique ne suppose nullement la destruction aveugle du pass, signe de pure

    barbarie intellectuelle, mais un enrichissement de ce qui tait valable en lui).Il faut dire ici un mot de la notion de dpassement qui est d'un usage courant. De nos

    jours, la moyenne des gens ne se donne mme pas la peine de discuter les arguments qui leurdplaisent : ils se contentent de dire, d'un ton suprieur : c'est dpass !

    Or, l'usage de ce mot est parfaitement mystifiant, et ne repose que sur une particularit

    linguistique propre l'allemand. Dj, au sicle dernier, le philosophe franais LEQUIER l'avaitparfaitement vu ; propos de HEGEL, il crivait : (il) a rencontr dans une bizarrerie de lalangue allemande toute une rvlation : il a distingu et mis part, il a admir, un mot doublesens (aufheben) qui signifie tout la fois poser et enlever. Ce mot est devenu le fondement surlequel il a construit son systme . La question a t reprise de beaucoup plus prs par un homme

    particulirement qualifi, Andr METZ[45], lui-mme bilingue, dans l'article intitul : Dialectiqueet Verbalisme (Revue philosophique, juillet-septembre 1952, p. 456-465) : Ici la confusion tientlieu de dmonstration... que reste-t-il finalement (de la prtention au dpassement) ? deuxconfusions superposes, une traduction inexacte, et, la base de tout, un calembour portant sur

    deux sens diamtralement opposs du mme mot allemand [46]

    .Au surplus, on peut faire remarquer que la thorie de la vrit en volution ( mobilisme )se contredit elle-mme de faon insurmontable : ou bien le philosophe mobiliste admet que ses

    propres doctrines ne sont qu'un moment trs fugace et relatif de l'volution et alors, il n'y a qu'

    attendre que sa thorie s'en aille d'elle-mme et laisse la place une autre[47]. Ou bien il lui donneune valeur absolue, il la juche sur un belvdre d'o elle regarde de haut les autres doctrines, sanstre soumise aux mmes lois de caducit, ce qui est manifestement illogique et intenable. AinsiHEGEL fait de sa propre doctrine le Savoir absolu !

    Nous constatons donc combien irrationnelle et ruineuse est l'attitude que J. MARITAIN a

    nomme la chronoltrie [48]. Elle consiste juger les doctrines comme on juge des robes ou

    des chapeaux : a se porte ou a ne se porte pas. C'est IONESCO qui nous invitera tirer les con-squences des rflexions prcdentes. En fait, ce sont les modes idologiques qui sont

    prissables. On s'en aperoit aujourd'hui, en 1967, pour ce qui est des modes idologiques d'il y avingt-cinq ou trente ans. On ne s'aperoit pas encore que les modes idologiques d'aujourd'hui sontaussi prissables que celles de 1935 (Pass prsent et prsent pass, 1968).

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    VII - La philosophie grecque

    Celle-ci constitue, elle seule, tout un ensemble, qui commence environ six sicles avantl're chrtienne et continue ensuite cinq sicles environ, soit plus de mille ans.

    La Grce joue un rle privilgi dans l'Histoire de la pense. Elle est, comme dit ThierryMAULNIER, l'Europe de l'Europe. C'est en elle qu'est ne la philosophie comme disciplinedistincte, la fois, des sciences et de la religion. Ceci tient d'ailleurs des raisons multiples (cf.RENAN et sa notion du miracle grec ).

    On trouve tout, dans cet ensemble de doctrines : les premiers noncs d'un Evolutionnismebiologique (ANAXIMANDRE), des doctrines matrialistes et dterministes (DEMOCRITE), desphilosophies subjectivistes (PROTAGORAS) etc., mais enfin il y a des traits dominants chez lesgrands philosophes, surtout PLATON et ARISTOTE. Il nous est absolument impossible, dans uncours lmentaire, d'exposer le contenu, mme schmatis, de ces doctrines. On se reportera aux

    ouvrages indiqus dans la Bibliographie, qui eux-mmes fournissent des rfrences plus dtailles.Notre tche prsente est de dgager, des traits fondamentaux, une attitude d'esprit profonde. De cepoint de vue, nous dirons que :

    - La philosophie grecque classique est une philosophie raliste (malgr l'usage impropre dumot idalisme propos de la philosophie de PLATON). En ralit :

    1) Celui-ci ne nie aucunement la ralit du monde extrieur, bien qu'il ait tendance lampriser abusivement, ce qui est tout autre chose ;

    2) les ides platoniciennes sont des ralits absolues, indpendantes, en soi, de laconnaissance humaine.

    C'est une philosophie des natures, ou essences (nature = l'essence en tant que source de

    dynamisme, d'activit spcifique), pour laquelle les choses ont des contours bien dfinis, unemanire d'tre trs nette. Ce qui s'oppose toutes les philosophies du changement pur, continuel etradical. C'est une philosophie de la qualit, qui refuse de tout rduire la mesure et aux chiffres. Siceci l'a parfois gne dans les sciences, c'est tout fait lgitime en philosophie proprement dite.

    C'est une philosophie intellectualiste : la primaut y est donne l'intelligence sur lasensibilit animale, sur l'motion et la passion. En ce sens, elle a quelque chose de profondmentanti-romantique. Ce qui fait l'intrt... de la philosophie grecque, c'est... son essentielleluminosit ; que la clart si caractristique du ciel ait t se reflter dans les discours des Hellnes,c'est ce dont certains aspects des principes de leur philosophie nous donnent la preuve... Cette

    exigence fondamentale de lumire, etc. [49]. On doit en particulier souligner combien les Grecs

    ont en horreur ce qu'ils nomment la dmesure ( hybris ) : l'homme qui veut tre Dieu, qui croittout savoir et tout pouvoir, est pour eux un monstre vou l'clatement et au nant, un foudangereux. Car il y a des limites et des normes qu'il ne peut transgresser impunment pour sonquilibre et celui du monde.

    MARITAIN a donc bien raison de dire, d'un point de vue chrtien, que le petit peuplegrec est la raison et au verbe de l'homme, ce que le peuple juif est la rvlation et la Parole de

    Dieu [50].C'est qu'en effet, cette pense hellnique cesse, la limite, d'tre troitement celle d'un

    temps et d'un pays, pour acqurir une vritable universalit[51].

    Si donc la vrit n'est pas fonction du temps, ni de la mode, il faut bien comprendre quecette conception de la philosophie reste, si l'on peut dire, sur les rangs, sa bonne place. PIAGET,

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    qui est pourtant scientiste et positiviste, crit son sujet : Platon n'est pas infrieur Husserl il

    est autre ... [52].Mais alors nous nous heurtons deux difficults frquemment invoques :1) Cette philosophie serait une simple projection du langage, de la grammaire ; cette fiction

    a fait fortune auprs de nombre d'auteurs d'coles diffrentes, tels BERGSON, Edouard LE ROY,Lon BRUNSCHVICG, Louis ROUGIER. etc.

    La difficult est, notre sens, entirement apparente :Tout d'abord, elle suppose une disqualification du langage courant, ou spontan, qui a t

    svrement critique son tour par la philosophie rcente : M. AUBENQUE[53] prend lecontre-pied des critiques de BRUNSCHVICG, qui reproche Aristote son ontologie, coupable dene remonter qu'au langage spontan. Prcisment, dit-il, HEIDEGGER et MERLEAU-PONTYont aujourd'hui rhabilit le langage : celui-ci a lui aussi une structure susceptible d'tre

    formalise, et sa dignit vaut bien celle des mathmatiques [54]. Ensuite, elle mconnat lesrapports profonds entre langage, pense et ralit. Dans une perspective raliste, les motsexpriment les ides, et celles-ci traduisent quelque chose du rel : Suivant la mthode d'Aristote,

    le langage l'aide distinguer les concepts exprims par les mots, et aux concepts irrductiblesentre eux et un troisime, en vertu de l'objectivit de l'intellect, doivent rpondre des

    irrductibilits relles [55].PIAGET lui-mme, si peu bienveillant pour le ralisme aristotlicien, en est arriv crire

    que : l'intelligence prcde le langage... (qu') il est aujourd'hui peu prs vident que lelangage n'est pas la source de la pense . (Le Structuralisme, Presses Universitaires, p. 79 et 81).Le clbre linguiste BENVENISTE (Problmes de linguistique gnrale), fait de fortes rservesaussi sur ce point. BRICE-PARAIN, dj cit, crit, propos des obsds actuels de la linguistique science-reine : Ils voudraient faire croire que nul n'a commenc penser avant eux. Seloneux, nous n'en tions qu' une sorte de prhistoire, de balbutiement. C'est faux dans la prtention et

    dsastreux dans les consquences (Le Monde, n cit)[56].2) La seconde difficult (classique, elle aussi, peut-tre encore plus que la prcdente)

    consiste prtendre que la philosophie grecque est fonde sur la science antique, elle-mmeprime.

    Or, ici il y a une confusion totale de perspectives. Cette philosophie emprunte videmment l'image scientifique du monde alors en rigueur des illustrations ou des applications, elle ne sefonde pas sur elle - en fait, elle se construit l'aide de deux lments fondamentaux et utilissconjointement :

    a) L'exprience sensible la plus massivement immdiate et premire (Cf. II. - Philosophieet Sciences), celle de la Lebenswelt , de 1' Umwelt , dans laquelle vit tout homme de tous

    les temps, en-de des sciences, des arts, des techniques, etc. Seule une thorie sceptique, ou pure-ment idaliste de la connaissance, pourrait vouloir volatiliser ce terrain initial, mais la critique dela connaissance peut rsoudre ces difficults.

    b) Les principes fondamentaux de la raison, donns tout homme, et que justifierflexivement la mme thorie de la connaissance. Appliquant l'exigence d'intelligibilit des

    principes au donn fondamental, le ralisme hellnique labore une armature doctrinale qui pourraensuite assimiler des matriaux nouveaux, clairer des perspectives imprvues, mais qui n'est pasentrane dans la ronde des hypothses scientifiques en tant que telles.

    Ceci est tellement vrai que les Grecs ont parfois beaucoup de mal raccorder leur scienceavec leurs principes philosophiques. Par exemple, la logique interne de l'aristotlisme

    philosophique exige l'unit fondamentale de la matire dans les divers corps, mais les prjugsscientifiques de l'poque font croire une diffrence de nature entre des astres suprieurs ou

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    nobles (le soleil, la lune) et les corps terrestres. De mme, la doctrine philosophique des essencesveut que le semblable n'engendre que le semblable, mais les ides anciennes sur la gnrationspontane exigent le contraire, etc. On voit donc que les thses philosophiques comme telles ne

    viennent pas des conceptions scientifiques de l'poque, en dernire analyse[57].Nous pouvons encore ajouter un argument, assez peu connu, cette dmonstration : pour

    ARISTOTE, comme pour PLATON, la philosophie est la science (epistm) ou savoir suprme :elle fait connatre en vrit et avec certitude le pourquoi des choses. Elle est, en soi, plus certaineque tout autre type de connaissance. Or, ARISTOTE rduit la science des phnomnes - ce que lesmodernes appellent la Science, avec un S gant - au niveau de l'opinion ou du probable (induction dialectique ou topique ). C'est la lecture du livre de SIMARD, dj cit, qui nous a clair ce sujet. Il cite, en rfrence, des textes parfaitement nets d'Aristote, lequel n'attribue pas une

    certitude absolue la science de son temps[58]. On voit alors le sens de notre raisonnement :Comment Aristote aurait-il PU, sans tre positivement fou - ce que personne n'a jamais os pr-tendre - vouloir fonder la plus certaine des connaissances, c'est--dire la philosophie, sur ce qui,

    pour lui, reste au niveau de la simple doxa (opinion plus ou moins fonde) ? C'est un vritable

    cercle carr. La philosophie d'ARISTOTE, pour cette raison supplmentaire aussi, n'est PASsolidaire de son imagerie scientifique. Elle ne dpend que des exigences premires de notre espritet des donnes les plus massives de l'univers commun. Si le vrai n'est pas mesur par la mode,ARISTOTE garde donc toutes ses chances dans la comptition philosophique.

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    VIII - La philosophie Mdivale

    Elle est l'objet de ce que MARITAIN a si joliment appel : l'ignorance inviole de la

    plupart des gens (y compris la plupart des professeurs de philosophie, mme haut placs...). Lessouvenirs (?) qu'on en garde aprs avoir fait ses tudes se rsument quelques clichs (lamthode d'autorit : Magister dixit - les entits : la vertu dormitive de l'opinium- l'abus dusyllogisme - Termin !...). Ceci appelle un certain nombre de remarques :

    Le Moyen Age est un ensemble long et complexe.Si on le fait partir du VIIe sicle environ (il n'y a pas de ligne de dmarcation toute trace

    d'avance entre les poques !) pour aboutir au XVe inclus, ceci reprsente presque un millnaire. Ilest donc normal qu'il se soit, en fait, pass beaucoup de choses et que des changements notablesaient eu lieu pendant tout ce temps ! Ensuite, si le Moyen Age fait l'effet d'un bloc monolithique

    pour ceux qui savent peu de chose son sujet, lorsqu'on y regarde de prs, on s'aperoit qu'on y

    trouve tout et le contraire de tout. Des savants trs authentiques (tel le pape SYLVESTRE II,Roger BACON, ou les chercheurs de l'Universit de Paris comme Nicolas ORESME) ; desmystiques, des thocrates, c'est--dire des gens qui veulent tout asservir l'Eglise et au Pape ; deslacistes, trs hostiles l'influence de l'Eglise, et des grandes hrsies. Ce bloc n'est tel qu'enapparence. Il suffit pour s'en convaincre de feuilleter seulement l'admirable livre de GILSON (un

    des meilleurs spcialistes en la matire),La Philosophie au Moyen Age[59]. Il a de plus t l'objetde la malveillance accumule des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe sicles !

    Il est absolument impossible d'exposer en un instant le contenu d'un ensemble aussi touffu.Pour en avoir une ide, on se reportera aux traits dj indiqus (notamment THONNARD, Prcisd'histoire de la philosophie) et au petit livre de VIGNAUX, La pense au Moyen Age (Armand

    Colin).Comme pour la philosophie grecque classique, nous essaierons plutt ici de situer la

    pense essentielle des grands auteurs scolastiques mdivaux (saint ANSELME DECANTORBERY, saint THOMAS D'AQUIN, saint BONAVENTURE, DUNS SCOT). L'apoge

    est au XIIIe sicle[60].Un trait commun frappe tout de suite l'observateur : ce type de pense est d'inspiration

    fondamentalement religieuse : ses reprsentants sont des croyants, et, mme lorsqu'ilsreconnaissent, tel saint THOMAS, un domaine et une mthode propres la philosophie, leur

    proccupation essentielle est d'ordre religieux. Aussi, en mme temps qu'une scolastiquechrtienne, trouve-t-on une scolastique juive (AVICEBRON) et une scolastique musulmane

    (AVICENNE, AVERROS) dveloppe et approfondie.Ceci nous explique pourquoi les mdivaux n'ont pas dvelopp la science exprimentale

    et la technique autant que la philosophie ou la thologie. Ce n'est pas par incapacit intellectuelle,

    c'est parce que leur centre d'intrt tait ailleurs[61].Dj en ce qui concerne les grecs classiques, H. MARCUSE crivait, en s'appuyant sur le

    livre de Hans SACHS, Le retard de l'ge de la machine: Pourquoi les Grecs n'ont-ils pasconstruit une technologie de la machine, bien qu'ils possdassent l'habilet et les connaissancesncessaires pour cela ? Et il rpond que c'est parce qu'ils avaient une conception autre qui les

    dtournait de l'effort utilitaire de type mcanis[62]. Pour les mdivaux, la raison est fort

    diffrente : c'est parce qu'ils estiment que les problmes concernant le sens de la vie, de ladestine, des valeurs, sont infiniment plus importants que ceux de la science au sens moderne du

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    mot, qu'ils ont t enclins, souvent, ngliger ceux-ci[63].Les grands scolastiques vont donc utiliser la pense hellnique (non seulement

    ARISTOTE* mais PLATON et le noplatonisme : PLOTIN, etc.), de faon neuve et originale, enfonction de proccupations qui leur sont propres. Leur pense est loin d'tre un dcalque de celledes Grecs, qu'ils n'hsitent pas critiquer - contrairement une lgende malheureusement tenace...Saint ALBERT le Grand (le matre de saint THOMAS l'Universit de Paris) crit : Aristoten'tait pas un dieu, il a pu se tromper et telle de ses opinions ne repose sur aucun fondementraisonnable . Et saint THOMAS lui-mme : L'argument d'autorit est le plus faible de tous enmatire philosophique (S. THEOL., lre partie, question 1, art. 8) ; La philosophie consiste savoir non ce que les hommes ont pens, mais ce qui est rellement (Commentaire sur le trait

    du Ciel et du Monde , livre I, leon 22[64]. Il est d'une grande actualit de rappeler comment lesprincipaux scolastiques enseignaient. L'auditoire tait invit ragir, formuler ses objections. Ilexistait mme des discussions, dites quodlibtales (sur ce qu'on veut) qui permettaient demettre en question et de scruter les problmes les plus brlants et les plus inattendus. Ce caractredu haut enseignement mdival est soulign notamment par A. CANIVEZ, professeur

    l'Universit de Strasbourg, dans Les professeurs de philosophie d'autrefois, t. I de sa thse surJules LAGNEAU, professeur de philosophie, lorsqu'il voque : ...un mode collectif et oral depenser o chacun, sans oublier ce qu'il doit aux autres, est tenu de faire preuve de combativit, desavoir solide, d'adresse, de possession de soi. Emulation, brio, agressivit, bonheur de la vie encommun au sein de la confrrie intellectuelle, s'en donnent cur joie. C'est dans cetteatmosphre que s'panouit cette joute d'allure toute sportive qu'est la disputation quodlibtique .

    (op. cit. p. 19)[65].

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    IX - Descartes (1596-1650), oula naissance du rationalisme moderne

    Avec la fin du Moyen Age nat une re nouvelle bien ambigu de nombreux gards (etnon toute lumire face aux tnbres !) qu'on nomme l'poque moderne.

    La Renaissance comme telle, quoi qu'en pensent certains, n'est pas richephilosophiquement : malgr le renouveau des tudes linguistiques, l'essor de l'art, etc., la pensedes humanistes est courte (ERASME pense petitement, il cherche surtout des querelles de stylelittraire aux scolastiques, et propose de remplacer la logique par la rhtorique ou art de bien dire!). Voyons ce que pense un spcialiste de langue anglaise, trs qualifi, recens par KOYR, bonconnaisseur lui-mme de l'histoire des ides scientifiques :

    Nous croyons que, dans une large mesure, M. THORN-DIKE ( La priode connuejusqu'ici sous le nom de Renaissance ) a raison. Il n'a pas tort de souligner que, non seulement

    l'uvre scientifique, mais, d'une manire plus gnrale, l'originalit de la Renaissance a tlargement surestime par les historiens du XIXe sicle, qui, dans leur ignorance du Moyen Age et

    des scolastiques[66]ont t dupes de l'assurance arrogante et de la vantardise des gens de lettresde la Renaissance. Il a raison galement d'opposer l'emphase de leur style le srieux et l'quilibre

    impassible qui caractrisent la recherche de la vrit par les scolastiques[67]; il a raison enfind'insister sur le caractre superficiel de (leurs ouvrages) compar aux commentaires volumineux etexhaustifs des seconds, sur la diffusion de la superstition, sur l'absence absolue de sens critique,sur la floraison des charlatans et des plagiaires ; il est parfaitement vrai que, malgr (tel ou tel), laRenaissance fut une poque d'une extrme confusion intellectuelle et d'une crdulit sans borne,

    qui affectait jusqu' ses meilleurs esprits[68].Passons alors au XVIIe sicle.

    Ce qui caractrise DESCARTES[69] c'est d'abord le mpris du pass et de sesprdcesseurs. Notons qu'il est d'ailleurs peu vers en histoire de la philosophie, et qu'il connatmal ses devanciers ( commencer par les grands Scolastiques, malgr ses tudes dans un collge

    jsuite). Il multiplie leur sujet confusions et jugements injustement mprisants.Sa position religieuse est parfaitement nette : seuls des fantaisistes mal informs, ou des

    propagandistes sans scrupules, soucieux d'annexer un grand nom, ont pu faire de Descartes un

    athe, ou un libre-penseur masqu[70]. Descartes est sincrement catholique (sa biographie permet

    d'en multiplier les preuves) mais il opre une sorte de coupure entre religion et philosophie. C'estainsi que, dans le doute mthodique, il n'englobe pas sa foi chrtienne, non pas du tout parconformisme ou par peur des ennuis, mais parce qu'il a une conception fidiste de la croyance reli-gieuse. Sa position politique n'est pas non plus rvolutionnaire, mais favorable aux coutumes etaux institutions tablies.

    Son but essentiel, c'est de transformer la nature, de rendre l'homme matre de tout par la

    science et la technique. Marcel DE CORTE[71]dit juste titre que DESCARTES, en ce sens,prpare la voie la formule marxiste bien connue : jusqu'ici, les hommes se sont proccups deconnatre le monde, il s'agit maintenant de le changer . Il y a ici une coupure entre le bloc Antiquit - Moyen Age (malgr les diffrences entre l'un et l'autre) et le monde moderne ,

    d'esprit faustien ou promthen (l'efficacit avant tout). La mme ide se retrouve chez un esprit

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    bien infrieur DESCARTES, mais de la mme poque, Francis BACON[72]. C'est toute une

    mentalit radicalement diffrente, que nous ne discutons pas ici[73], mais dont il faut soulignerl'importance.

    Sur le plan proprement philosophique, on peut caractriser la pense cartsienne par lestrois lments suivants : Idalisme - anglisme - mcanisme. - Expliquons-nous :

    1) Idalisme (mot expliqu plusieurs fois dj) : sans doute, aprs son stade de doute,DESCARTES rcu