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M ari e -Ann a l a Can ad ien ne

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MARIE—ANNA LA CANADIENNE

PREMIERE PARTIE

LES PLUS B EAUX ! EUX DU CA NADA

I

Quand l ’automne renouvel le l e décor de la

grande scène terrestre où nous passons, i l semble

que l e langage des choses se fa i t plus grave , plus

austère . Dan s les boi s,l es ti ssus l igneux des

vie i l l es souches forment l es colonnes d ’un tem

ple sous l equel la rel ig ion de l a nature chante de

sa douce vo ix la mort et l a défiora ison de tous l es

êtres du règne végéta l . Ma is ce murmure est s i

fa ible qu’ on sent en l u i comme une product i on

mélodieuse i nsp i rée par l e s i lence, l a vo ix éte inte

d‘une sa i son qu i se souvi ent des fleurs en mou

rant dans les glaces.

L ’he rbe mouvante des p ra iri es prend ses tons

d ’or l i qu ide e t pe rd son j eu de reflets verd oyants.

Comme l ’o iseau fatigué j ette fa ib lement u n der

n ier cri avan t de repl ier sa tête sous l ’a i le, l a na

ture chante un dern ier hymne avant de s ’endor

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8 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

mir dans l a fro ideur des sol i tudes blanches .

L ’éralb l e ava i t j aun i . Sur l es flancs des

Laurentides les lourds panaches revêta ient l eurs

parures d ’ or,d e rou i l l e et de bronze . La rosée

persi stante des nuits,l a brume d es aubes

,la

rafa le des soi rées orageuses se succéda ient pour

conserver à cette végétation tard ive l e miro ite

ment des feu i l les ru i sselantes pa rmi -l es bel l es

va l lées que l e solei l inonda it de ses feux magn i

fiqu es, l e S t-Mauri ce coula i t avec lenteur, tran

qui l l e et grand comme un e maj esté endormi e.

Au couchant de ce be l après m id i de sep

tembre, d eux j eunes fi l l es su iva ient le chemin des

Grandes — Pi les à La Tuque . Vêtues de b lanc, élan

cées,sveltes toutes deux

,el les a l la i ent, se tenant

par le bras,bab i —l l ant a mi -voix, tour-«à-tour gra

ves et rieuses en eu t dit, à l es voir a insi un cou

pl e de j eunes grâces a l a recherche de quelque

retra i te prop ice aux confidences. E l les éta ient

éga lement jol i es , ma i s leurs beautés formai ent

un contra ste frappant. Marie-Anna Carl ier , l a

p lus grande, posséda i t un ova le de pur sty le grec

qu’accen tu ai t encore u ne l ourde chevelure blon

de nouée en nattes en arrière de l a tête su r l a

nuque bl anche et dégagée quel ques mèches do

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MARIE- ANNA L A CANADIENNE 9

rées papi l l ota ient sur son front, adouc i ssant

d‘une ombre cl a i re l ’éclat de deux grands yeux

bri l lants c omm e des ol ives noi res . Tout ce q u e

l e gén ie du peintre peut mettre d’ art dél i cat et

profond sous l e dessi n de deux arcades fines sem

bla i t concentré dans ces yeux parei l s a deux

foyers de tend—resses vives, miroi rs d‘une âme se

reine,l imp ide

,vi rgina l e don t l a blancheur eut

fa i t pe nser aux anges . Marie-Anna dédaigna it

le fa rd et l a poudre de riz son te int naturel

ava i t p lus de transparence,dans sa chaude pâ

l eur,que b i en des vi sages décorés de savants ar

t ifices l e sang gén éreux qu i cou la it dans ses: vei

nes empourpra i t ses lèvres de l ’ in carnat humide

de l a santé et veina i t d ’un bleu rosé ses mains

effi l —ées, souples, dél i cates . On di st i ngua it dans

toute sa pe rsonne un a i r de quiétude,l e charme

des choses reposées ou dormant—és . C ’éta it une

j eunesse en plein épanoui ssement, u ne beauté di

vine à pe in e matéri a l i sée par l ’ardeu r mob i le du

regard , l a forme adroi te de la chevelure, l a coupe

étud i ée du vêtem ent.

Jeann ette Manceau,sa campagne, sembla i t

presque une fi l l ette auprès d ’el le sa démarche,

son l angage e t surtout ses j o l i s yeux fureteurs

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10 MARIE ANNA L A CANADIENNE

trahi ssa i ent un caractère mal ic i eux et vi f . E l l e

s’

amu sa i t de l a vie comme une demoisel l e de bon

ne fam i l l -e qu i n’

a j ama i s manqué d e ri en et qu i

ne saura i t c omprendre qu e l a dest inée ne so i t

pas compla i sante . E l l e a ima i t l e bru it,l’exu bé

rance et fa i sa i t professi on de gai té peut-être par

ce que l e ri re florissa it encore son teint fra is de

j eune fi l l e,ses j oues rouges

,ple ines

,velouté es

comme de bell es pêches mu ries sous les rayons de

j u i l l et.

— Voi c i déj à l e so i r, d i t Marie-Anna en voyant

l e c ie l s ’obscu rci r à l ’horizon . Ne nous éloignons

pas davantage dans une heure,i l fera nuit .

E l les revinrent sur leurs pa s vers St-Jacques

des Grand es-P iles .

— Pourquo i es tu venue s i tard demanda

Marie-Anna . Je t ’ai attendu si l ongtemps que j e

cra ignai s de ne pouvo i r profiter du sol ei l . Je n ’ é

prouve aucun pla i si r ame promener seu l e

— Pardo—nne-moi,répondit Jeannette . Je l

ai

complètement oub l ié, l e «sol ei l,en étudiant au

p ian o quelques part it ions que Wi l l iam m’

a en

voyées de Boston . I l y a une valse très dansante

deux chansons améri ca ines qu i me pla isent beau

coup . Je te l es apportera i nous les j ouerons d i

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manche . N ’ est-ce pas amusant, continua -t el le

en change ant de ton , de vo i r ce cher “’

i l l iam dé

tester si franchement la musi que et ma lgré cela

être aux pet its so i ns pour que j e n'

en manque ja

ma is Quand l es garçons se mettent en fra i s de

ga lanter ie,on ne peut imaginer tou s les sacrifices

qu ’ i l s sont capables de fa i re

Ne te moque pas, Jeannette fit Marie-Anna

doucement grondeu se . \‘

Vi l l iam est le modèle d es

am is . Je voudra i s b ien pouvoi r donner ce nom a

ces jeunes gens qu i me recherchent sans cesse

a ttent i fs à me surprendre pour gl i sser des com

p l imen ts qu i sentent l’

intérêt vu lga i re b ien plu s

qu e l’

amiti é,cra ignant qu ’un pl i dérangé dan s

leurs cravates les rende a j ama i s i ndignes de l a

faveur de mes yeux . Non ce ne sont pas l à des

amis j e n ’a i pas d’

ami s

— B on Voi là tes idées tri stes qu i te repren

nent E st-ce l ’automne qu i te chante ses marches

funèbres dan s l ’orei l l e

— Peut-être

Jeannette se tut durant quel ques secondes

cherchant un moyen de fa ire dériver l a conver

sat i on sur un sujet mo ins langu issant,car el le

sava i t son amie fac i lement accessi bl e à d ’épu i

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santes mélancol ies qu i dura ient j usqu ’ à l heure

du somm ei l quen d on ne détourna i t pas sa pen

sée dès l es premiers mots .

— J ’apprends que Wi l l i am sera de re tour d i

manche procha i n,repri t Jeannette ; et qu e Gee r

ges et H enri Chesnaye a rriveront de Québec sa

medi . Nous auron s d on c notre C l u b des Peti ts

Garçons au complet . Te souviens-tu d es char

mantes so i rées qu ’ i l s nous ont données aux va

cances de l ’année dern ière

— Oui,j e m ’

e n souviens et j e su i s heureuse qu e

ce bon temps revi enne,répondit Marie—An na sans

enthousia sme .

— Henri Chesnaye sera continua

Jeannette en l evant vers son amie un regard

obl i que ple i n d ’espiègl e ri e .

Mari e-Anna ne sembla i t pas avo i r ente ndu

cette dern ière réflexion . E l l e ob serva i t avec in

qu iétude l e soi r tombant sur le fleuve et sur l es

montagne s e t considéra i t l e chemin qu i resta i t à

parcouri r pour toucher au vi l lage . La nu i t vena it

plus tôt que de coutume,des nuages l ourds s ’a

vança ien t de l’occ ident . La température éta it

accablante,le c iel bas

,l a terre chaude . Un gros

orage menaça it .

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Jeann ette i nsouc i ante par nature s’abandon

nai t a ses pensées , souri ant à sa propre mal ice.

Comm ent l e trouve s— tu demand a -te l l e.

Qu i fit Mar i e —Anna surpri se .

Hen r i C hesnaye

Oh voyons,Jeannette Je conna i s Henri de

pui s qu e j e su i s au monde Pourquoi me deman

des— tu cel a

N e fa i s donc pas l ’étonnée, ma bel le Tu l e

sa i s b ien,pourquoi .

Marie— Ann a re leva l a tête et souri t enfin déri

dée .

Je te comprends, avoua-t-el le . Tu me la i sses

entendre que je ne devra i s pa s tant parler de mon

i sol ement a l ors qu e j e possède un ami d ’enfance,

un bon,un vra i ami . Ne ri s pas

,Jeanne tte je

dev i ne ce qu e tu penses . Tu as remarqué comme

moi l es attenti on s qu’H enri me porte depu i s qu ’ i l

a qui tté l es Grande s-Pi les et qu e nous n e nous

voyons plu s que rarement. J ’ava i s cru tout d ’a

bord que notre v i ei l le amitié de qu inze ans s ’éta i t

encore accrue par l a d istance qu i nous tena it

él oignés l ’u n de l ’autre,par ses absences prolon

gees à Québec et à Lévis Je me trompa i s. On

di t qu e l’amitié à ses i l lusi ons et se crée des ch i

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14 MARIE-ANN A LA CANADIENNE

mères j’

en fa i s auj ourd'

hu i la triste expérience .

Mon pauvre Henr i s’

est m is à im iter l es autres

a se fat iguer l’

espr i t pour inventer des sous -en

te ndus jol iment trouvés et ma l ad r—oi temen t d î ts

qui l ’ embarrassen t autant que moi -même . Le voi

l à donc lu i auss i,l e seul ami que j ’ ava is

,dans le

rang d es courtisans occupé s de mes veux et de

leurs cravates Pauvre Henri S ’ i l sava i t a

quel po int l e fl i rt me d éplaît, i l n e se donnera it

pas tant de mal pour va incre sa timid ité et l ever

constamment vers moi des yeux qu i me donnent

envi e de ri re et de p l eure r tout a l a foi s .

Tu as peut-être tort de ne pas l ’ encou rager,

fit Jeannette qu i ava i t sur ces sortes d ’affa ires

d es i dées très pe rsonnel les. Henri est un j o l i gar

çon in stru it, distingué, p l ei n d’aveni r. Comment

peux- tu fa ire fi de qua l i tés si bri l l antes

E coute j e me souviens de ce ba l du Gouverneur

où nous éti ons l ’ an pa ssé. J ’entends encore le fi ls

d e l’ ambassad eur angla i s qu i i nsi sta tant pour te

fa i re danser et qu i te recondu is i t après l a va lse

auprès de ta mère en di sant : “S i l ’on me deman

de un j our ce que j ’ a i vu de plus admirable

dans mes voyages, j e me rappel lera i ces i nstants

du ba l où i l me fut donné de contempler a l’

a i se

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M ARIE- ANNA LA CANADIENNE 1 5

l es plus beaux yeux du Canada Je te ver

ra i là toute ma vie Tu l'

as regardé d’

une m an iè

re tel l e que l e pauvre garçon a cra int certa ine

ment d ’

avoir d it une sott i se . E t tu es l a même

avec tous D epu i s qu’

H enri te fa i t l a cour, i l te

devient i nsupportab le . E t pourtant,i l est s i d eux ,

s i t imide . S i tous tes court isans,c omme tu les

appel les,n eta ient pa s plus hard i que ce cou rt i

san - là,eh b ien ma chère

,tu pourra i s fa ire une

croix su r l e mar iage et te préparer à v ie i l l i r tou

te seu le,b ien tranqu i l le .

— Ains i tout est pour l e mi eux, fit Mar i e-Anna

d'

une vo ix la sse .

E l l e aj outa,après un i nstant

Parl on s d’

autres choses,Jeannette nous

ne nous comprenons pa s .

Jeannette très fin e,perçut a l mflex ion de ces

dern ières parol es que son am i e éta i t déc idément

d’

humeur sombre et que toute ins i stance lu i cau

sera i t une redou blement d’

enn u i . E l le s’

étonn a it

b i en un peu de ces tri stesses passagères,des sen

t imen ts d’ ind ifféren ce que Mar i e-Anna nourr i s

sa i t à l’

endroi t de ses adorate urs prodigues

d’

hommages à sa beauté, ma is sa curi

osité de j eu

ne fi l l e ne s’exerçait pas à sonder le fond de ces

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16 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

sent iments, , à chercher l a source de ce tte indifié

rence . Au reste,ce n

'

é ta i t qu ’une sorte d ’instinct

nat i f qu i retena i t Marie-Anna distante des épan

chemen ts absolus. En dehors des affections de

l a fam i l le,el le n ’

a‘

va i t, pas encore rencontré l

’ être

a imant répond ant véri tabl ement aux besoins de

tendre sse de tout son être et de toute son âme .

In capable de soumettre son espri t à des re

cherches de ce genre, Jeanne tte song—eai t seule

ment que son ami e ne ressembl a i t pas aux autres

j eun es fi l l es el l e s’

avou ait i ngénumen t a e l l e

même que la m oit i é des hommages que receva i t

Marie-Anna suffira i t à rempl i r sa vie d ’un éte r

ne l conte n tem ent

E l les continuèrent leur promena de en si lence.

Au lo in,devant el l es

,l e vi l lage de St J acqu es

des Grandes— Pi les a l longea i t sa l igne de c la i res

mai sonnettes comme un gros chapel et b lan c ou

bl ie su r l e bord d ’un étang sauvage . La frê le co

qu etterie de ce vi l lage perdu dans l a montagne

semb l a i t souffrir du vois inage des P i les qu i l’ê

crasaient de leur amb i ance l ourde .

— I l pleut s’écria Jeann ette tout— à — coup .

D e grosse s gouttes de plu i e tachèrent l a route

poudreu se. Les jeunes fi l les pressèrent l e pas

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pour échapper à l ’averse ma i s l e vi l lage éta i t

trop él oigné. Un nuage no i r creva au t— de ssu s des

P i le s et un e pl u ie d i luvienne tomba . Le vent

si ffla dans l es boi s et sur l e Sa int-Maurice cou

chant l es rameau x et - zébrant larges striures

l es eaux agitées du fleuve .

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Nos chapeaux vont être j ol i s fit Jeannette

d-éconfite . Je sui s déj à toute trempée Ma robe

neuve . Ho

Un écl a i r aveuglant lu i fit pousser un cri de

frayeur . L e tonnerre grond a sur l es rochers

de l a mon tagne. Un nouvel éc l a i r i l lumina

tout le c i el j etant sur l a surface mouvan te du

fleuve une nappe éb l ou i ssante de di amants et

d’

éto i les .

— Cherchon s un abri,d'i t Mari e-Anna ha l etan

te . Je ne pe ux plu s couri r. Mieux vaut la i sser

passer l e gros de l ’ orage et profite r d’une écla i r

c i e pour rentrer a St-Jacques .

E l les aperçurent à quelque distance de la rou

te, sous l es érabl es de l a forêt, une cabane de

cantonn ier couverte de chaume la porte a rra

chée par le vent g i sa i t a terre .

E l l es se préc ip itèrent à l ’ i nt érieur,l es j oues

r ouges , l es yeux bri l lants, mais à peine entrées,

e l l es reculè rent vivement ju squ ’au seu i l,prêtes

à fu ir . Tout au fond de la cabane,deux inconnus

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20 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

de fa i re plus ample conna i ssance avec ces j ol ies

fi l l es que l e c i el,pourra it- on dire

,leu r envoya it

,

l es deux voyageurs s ’éta ient reti rés d i scrètement

au fond de l a hutte et affecta ient de su ivre avec

inté rêt l es figures lumineuses que l a foudre dé

coupa i t d ans l e ci el . Cependant,à l a lueur ful

gu rante des écl a i rs, l’un des étrangers ramena it

chaque foi s ses regards vers l e vi sage de Marie

Anna qui se profi l ai t en s i l houette obscu re sur l e

fond de lum ière à chaque éc lat du tonnerre,l es

grands yeux noi rs de l a be l l e j eune fi l l e se fer

maien t nerveusement sous l ’emp i re de l ’effroi .

Le voyageur semb l a i t désirer vivement u ne occa

si on d ’ être util e à l a peureuse demoisel le.

Durant ce temps,Jeannette n avrée contem

pl ai t sa robe neuve sembl able à u ne loque, sa

bl ou se légère mou l ant ses épaules et ses bras qu i

fri sonn ai en t sous l e fro id contact.

— Pourvu que maman n e soi t pas inqu 1ete fit

Marie —Anna. S i ce temps con tinue, el l e va déses

pérer de nous

En en tendant ces mot s, l e jeune voyageur qu i

s’intéressai t tant au profil harmonieux d e Marie

Anna s’approcha et d it avec un em —

pressement

si ncère :

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MAR IE- ANNA LA CANADIENNE 2 1

Mesdemo isel les, si vou s voulez accepter nos

servi ces,nous se rons heureux, mon ami et moi

de vou s a ider à. sorti r d ’embarras. Vous l e voyez ,

nous avons de longs imperméabl es nous pou

vons vous l es prêter et vous œn trerez imméd i a

tement chez vous . Quant à nous,personne ne

s’

inqu i étan t à notre suj et, nous attendrons i c i la

fin de l ’ orage .

Jeannette Manceau a l la i t accepter l’ offre

quand Mar i e-Anna di t avec v ivac ité :

Merc i,monsi eur. Nous ne pouvons cen sen

t i r a vous fa i re rester dan s cette cabane à cause

de nous .

L ’autre voyageur qu i n‘ava i t pas encore parlé

fit résonne r au fond d e l a hutte une grosse vo ix

de basse chantante, grave . presque sépulcra le

— La ga lanteri e e st pour nous un devo ir pro

nonça-t- i l senten t ieu semen t. N ous somm es Fran

ca is , et la cheva leri e est née en France .

Nous sommes aussi Canadie ns au premier

degré de cousinage,repri t l ’ autre avec son éter

nel souri re,ca r nous venons de Normandi e .

mon ami , mons ieur Gi l bert Sansonne t et verre

servi teur,Jacques de V i l l od in .

Surpri ses par cette présentati on qu ’ el le n ’at

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tenda ient pas et ne dem anda i ent pas davantage,

l es j eunes fi l les se présentè rent a l eur tour en

voyant l es deux França i s s ’ incl i ner cérémon ieu

sement ma is el les parurent en éprouver quel

qu e contra inte . La conversation s’éteign i t dans

une m inute de mala i se .

Une demi -heure passa qu i sembla d ’au tant pl us

l ongue que l ’orage ne s’apai sai t pas . La foudre

roula i t de toutes parts sur l es montagnes comme

une avalanche de roches monstres . Autour de la

misérable cabane où Mari e— Anna,Je annette et

l es d eu x étrangers s ’é ta ient réfugiés, l e vent mu

gissai t entre l es tron cs et les branches comme en

de craprici eux corridors . Les j eunes fi l les se ser

ra i ent l ’une c ontre l ’autre,un ies par un même

sentiment de rel igi euse terreur. A leur angoisse

se mêla i t un commencement d ’ impati ence car l es

ténèbres devena ient épa i sses et cette foi s c ’ éta it

b i en l a nuit qu i l es envel oppa i t dans l a forêt.

Leurs c ompagnons de rencontre e t d’in fortune

sembla ient accepter l a mésaventure de plu s ca l

me façon . L e plus grand , celu i qu i s'

éta it pré

senté sous l e nom ari st ocrat ique de V i l l od in . l oi n

d ’être effrayé par l e vac-arme du c iel et des mon

tagnes goûta i t un véritable pla i s i r a ce conc e rt .

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MARIE- ANNA LA CANADIENN E 23

Les j eunes fi l le s l ’en tendiren t décl arer qu I l a i

ma i t le spectac le des tempêtes parce qu ’ i l fa isa i t

naître en lu i un sentiment de reconna issance et

d’

adoration envers l e Créateur . L ’ i ntention du

j eune França i s p lut a Mari e-Anna el le devina

qu ’ i l parla i t surtout pour la rassurer, ma is el l e

s’

i nqu i éta it moins pour el le-même que pour sa

mère qui deva i t se l amenter en sachant son en

fant a ttardée dans les boi s sous l a colère du c i el .

Ma pauvre Jeannette,à quel le heure al l ons

nous rentrer s’

excl ama — t- el l e désolée .

Jacques de V i l l od in s’avança encore .

J ’a i une idée , fit- i l .

E l le s l e vi rent dérou ler l e pla id , cette grande

c ouvertur e de drap écossa i s qu ’ i l porta i t j eté né

gl igemmen t su r l ’ épaul e .

— S i cela ne vous often —se pas d ’être vues en

parei l équ ipage, repri t- i l en souri ant , que l’une

de vous prenne place a mon bras sous ce grand

pla id et l'

autre sous l a couverture de mon ami

Gi lbert . Nous sorti rons d ’affa i re a insi tous l es

quatre .

— Très j ol ie,cette idée fit Gi lbert de sa gros

se vo ix . Nous aurons l ’ a i r de deux copi es de Pau l

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et V i rgini e fuyant l’ orage a l ’abri d ’une feu i l le

géante. Très j ol i e, cette i dée

I l faut c ro i re que ces sages demoise l l es ne par

tageaien t pas l e goût de Gi lbert pour les cop ies

de Paul et V i rgin ie et pour l ’espri t ingén ieux de

son compagnon el l es furent un m oment sans

répondre. Jacques de V i l l od in porta i t de l ’une

à l ’ aut re des regards surpri s a ttribuant l’ échec

de son off re a un reste de méfiance. La co-mparai

son qu ’ ava i t évoquée Gi lbert leur sembla it peut

être un peu osée” se trouvant a ins i en plei n bo is

l ivrées par l es c i rconstances à l a courto i sie de

deux j eunes étran gers qu ’ el les voya i ent pour la

première fo i s. Un inc iden t nouveau leur évi ta un

refus d ’ autant plus di ffic i l e qu ’ i l n ’ eut été motivé

par ri en de plausibl e dans l a si tuati on de plus en

plus cri ti que où el les se trouva ient . On ente ndit

un bru i t de pas sur l e chemin a l a l eur d ’un

écl a i r un pe tit vi ei l lard pas sa,abri té sous un im

mense paraplui e de campagne . Sous son bras,i l

tena it deux autres paraplu i es de moindres di men

si on .

Sauvées, Mari e —Anna,nous sommes sau

vées s’écria Jeannette .L

'

oncl e Labarte vi ent à

nous avec des paraplu ies .

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 25

E l l es l ’appe l èrent du seu i l de la cabane .

— Enfan ts Quel temps impossib le avez -vous

chois i pour vous promen er dans le b oi s grogna

le vie i l lard avec une sol l i c itu de emp ressée . La

mam an Ca rl i er est depu is deux heures a sa fenê

tre eu tra in de regarder l a route et de pl eurer sur

vous Certa in que vous a l l ez attraper un bon

rhume qu i va vous

I l s ’arrêta court en dé couvrant dans l ’ombre

derrière Mari e —Anna et Jean nette l es deux Fran

ça is qu i l e sa lua i ent si l enc i eusement .

Quelques m inutes plus tard i l s s’achem inai en t

tous vers l e vi l lage . Seul sans abri sous l es tor

rents d ’eau qui tomba ien t du c iel,Jacque s de V i l

l odi n secoua ses épaules ru i sselantes , passa son

moucho i r su r son visage et s’approcha de Marie

Anna . La pantomine éta i t él oquente mai s Mar ie

Anna très occupée à bavarder avec Jeannette

affecta i t de ne ri en voi r . Plusi eurs foi s,i l renou

vela ce muet appel a l a bel le j eu ne fi l le mais ce

fut en vain . Cependant Mari e —Anna su iva i t l e

manège du j eun e étranger, e l le l

’ava it vu pous

ser son ami Gi lb ert sous le paraplu ie de l ’ onc le,

non par un sentim ent l ouable de géné rosi té ma i s

pour n’

avoi r p lus qu ’une place à obten ir auprès

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26 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

de ces grands yeux noi rs qu i op-éra ien t déjà leur

charme magique et i nvol onta i re. Le fl i rt éta i t si

évident qu e Marie -Ann a,sans p i t i é pour les fl ir

teu rs de tous pays n’

hésita pas a l a isser celu i -c i

sous l a plu ie vi ct ime de sa propre stratég ie ga

lante . E l l e trouva i t l e tour excel l ent et détour

nai t la tête pour cacher un sourire de mal i c e cha

qu e foi s que Vi l le-di n recommença i t sa pantom ine .

Gi l bert marcha it au bras de l ’oncle Labarte , en

écoutant u ne grave conférence sur la réco lte du

sucre d ’érable entièrement ab ri té sous l ’im

mense paraplu ie du bonhomme,i l observa i t l

‘a i r

goguen ard,l a m ine quêteu se de son compagnon

,

son fl irtage malheureux et se retena it d ’

écl ater

de ri re pour ne pas fa ire inj ure au viei l la rd qu i

lu i parl a it l e p lus sérieu sement du monde .

L ’ orage s ’éta i t apa isé ; mai s l a p lui e batta it

encore l a route et les boi s .

Jacques de V i l l od‘in,tête ba sse

,monologuai t

i ntérieurement

— Après tout, j e ne su i s pour el l e qu’un i ncon

nu se d i sa it-i l . E t pu is el l e n ’est peut-être qu’u

ne prude,u ne b igotte . A l l ons

,c ’ est une gl i s

sade manqu-ée

Après vingt min utes d ’une marche pén ibl e

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Ja cques a l l a i t atteindre ses 24 ans . La mar

que d i stinctive l a plus sa i l l ante de sa personn e

éta it l a dign ité ma i s une dign i té sans morgue ,

sans ra ideur,. Sa ta i l le

,b i en pri se, dépa ssa i t de

quelques pouces l a moyenne . I l porta it avec

cette élégance i nnée chez l es êtres b ien doués,

u ne tête expressi ve au teint mat et ch aud sous

lequel,à fleur de peau coula i t u n sang vi f de

sol ide Normand ; l es a tta ches dél i ca tes de ses

membres et l a blancheur de ses ma ins dén o

ta ien t sa noble origine . Son regard, i ssu de deux

yeux bri l lants d’

i ntel l igence éta it extrêmement

mobi le, même au capri ce des plus futi les c i r

c onstances avec l es femm es, i l pouva it être une

caresse enveloppante,un inqu i siteur insuppor

tab le,um pardon plus él oquent que l es plus bel

l es prières. A première vue, ce j eune homme eu t

passé pour un don Juan quelc onq ue, un be l âtre

fa t,mais s ’ i l dépensa i t beauc oup d ’ esp rit au

servi ce de la ga lanterie et du ba-d inage, i l sa

va it montrer à l ’ occasion l es sa ines vertus qu i

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 29

sont l ’apanage des vi e i l l es fami l les chrétiennes

app artenant à l’ari stocratie frança i se, l a rel i

g ion de l ’honneur, l a dro i ture, l a simpl i c ité . L ’ a

mour propre ava i t suffi, en face des tentat ions

pour lu i teni r l ’âme sans tache.

Dans le mond e d es vie i l les dames vénérables ,

on d i sa it de l u i : “C ’est un garçon très bi en .

” A i l

leurs,dan s l ’ angle des paravents, l es jeunes fi l l es

chu chottaien t en se mord i l lant l es lèvres : “Quel

fl i rt,ma chère E t d ’ autres p lus hardi es : “I l

me plai ra i t fort qu ’ i l me parle du tendre

Des propos de c e genre a rriva ient parfo i s jus

qu’à lu i

,soi t qu ’ on n ’eut pri s garde à l a finesse

de ses sens,so i t qu ’ on l ’ eu t fa it avec i ntenti on

ma is comme,i l posséda i t l a parfa i te maîtri se de

ses dési rs et de sa vol onté, ces sorte s d’attaques

ne l e troub l a i ent en aucune façon . I l ava i t l e goût

des entrepri ses diffic i l es et en matière d ’ amour l e

coeur l e plus forti fié, l e plus imprenabl e éta i t tou

j ours celu i qu ’ i l s’acharn a it à prendre. En dépi t

de son âge, de ses voyages et d’une sensib i l ité très

dével oppée , Jacques n’ava it

encore traversé au

cune passi on sérieu se,ma i s en revanche avec son

i ndéfectible man ie de plai re, ses façons de page

en jol eu r, sa physi onom ie agréable,i l ava i t en

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30 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

chaîné a son char le souven i r de ma intes bel les

épl orées .

Comme tous ceu x qu i on t vu beau cop d’hom

mes , de pays e t de che-ses, i l ava i t un don de pers

p icaci té, d’obse rvati on a ssez rare chez les j eu nes

gens de son âge,su rtout si l ’ on consi dère que son

enfance ava i t été heureuse,au se in d ’une fam i ll e

dont i l éta it l e plus grand souc i . Toutes l es em

bûches matériel les et mora le s ava ient été écar

tées de sa rou te son caractère se ressenta it des

excès de sol l i c itude de l’

âge tendre . I l ava i t l es

larmes fac i l es comme ceux qu i ne savent

pas souffri r i l éta i t vol onta i re,entêté

,soum i s

aux pri ères et rebel l es aux ordres. Enfin i l por

ta i t en lu i u ne âme tendre et un coeur léger,celu i

c i vierge encore à l ’épreuve des pass ions vio len

tes,cel l e- l â bri see à toutes l es contemplat i ons, a

toutes les exta ses,ayant trouvé d an s l a nature sa

plu s parfa i te affin i té.

I l connu t Gi lbert Sansonnet à Paris,dans u ne

écol e de pe inture . Jacques vena it l à par

d i l l ettan tisme . Gi lbert ne fréquenta i t cette écol e

qu e dans le but d‘acquéri r des conna i ssances uti

l es a sa profe ss ion d ’orn eman iste . Orphel in sans

fortune à l ’âge de quatorze ans, i l qu itta la Nor

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MARIE - ANNA LA CANADIENNE 3 1

mandie et vint à Paris pour “fa ire son chemin :

I l c onnut l’

atel i er ma lsa in et l es m isè res de la

lutte pour l a v ie ce fut même souvent la lutte

pour l e pa in ma is ces passes d i ffic i l es de l ’ exis

tence l e ma rquèren t du sens pratique des choses

e t d ’une sorte d e phi losoph i e sereine qu i lu i fi rent

a ccepter de bonne humeur l es v issicitu des de sa

médiocri té .

D e ta i l l e pet it e avec une grosse tête et de

grands bras un front d ’

astronom e su r de pet i ts

yeux gr i s touj ours c l ignotants,l e n ez et l es j oues

tac“hetées de pâles rougeurs , sa physi onom i e n'

a

va i t ri en de ce qu i plaît à l a j eunesse ma i s i l l esava it . . Quand on parla i t de beauté devant lu i

un souri re retroussa i t ses grosses lèvres

La beauté grommela i t- i l . Bah,c ’ est un peu

de bonheur pour l es yeux et beaucou p de souc i

pour l e reste Je rends grâ ce au c iel de m ’avo ir

épargné ce bonheur- là .

La fréquenta t ion des a tel iers pari si ens déve

loppa en lu i l es tendances d ’un e sprit vi f. I l l u i

a rriva it de j eter au travers d’

une conversati on

quelque répart i e exot ique qu i dérouta i t l e bon

sens ou b ien encore i l soutena it une op in i on per

sonnel l e en dép i t de toutes les op in ions opposées ,

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32 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

osant “gaffer” fro id ement pour l e p la is i r de pla

ce r un mot d ’ espri t avec j ustesse et a-propos ma is

i l éta i t,si l ’ on peut dire, l e plus adro i t et l e plus

sp irituel des gaffeurs.

Jacques de V i l l od in l e remarqua e t se plut en

sa soc ié té. Leurs divergences de cara ctère s ’a l

l i a i ent parfa itement i l s furen t b ientôt insépa

rab l es et leur ami ti é se resserra davantage au fur

et à mesure qu ’ i l s se connu rent mieux. Gi lbert

pri t à la fréquentation de l ’é l égan t ari stocrate

des manières observée s qu i , par contraste ave c

ses formes l ourdes n ’éta ient pas sans grâce , mais

i l ne put j amai s attei ndre à cette perfect ion dans

l e ma in ti en,à ce tte a isance dans l e geste qu i

éta i ent l es dons d e son n oble ami . Son langage

surtout s’affin a i l resta ra i l l eur et mordant mai s

au l i eu de ra i l ler avec grossi èreté, i l mordi t avec

espri t.

A l ’époque des vacan ce s,Gi lbert fut condu it au

château de R ézen l ieu — V i l l od in e t présenté au

comte et à comtesse.

D ix-hui t mois plu s tard envi ron , quand Jac

ques d e V i l l od in , eu t terminé ses études de phi l o

soph i e,son père l e manda et lu i di t °

Jacques, tu es m a intenant un homme. Tu

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MAR IE — ANNA LA CANAD IENNE 33

conn a i s de l a vi e ce qu un garçon de ton âge do i t

en connaître, i l te faut désorma is vivre par tes

propres moyens,apprendre a tourner ou a va in

cre l es difficulté s , gagner de l’ expéri ence et fa ire

tomber ce tte éc orce de peti t maître que tu garde

ra i s ic i dans l a vi e de château . Je mets à ta d is

posi ti on l es fonds nécessai res pour un voyage de

tro is années dans te l ou te l pays qu’

i l te p la ira

de vi si ter. J’attache une importance cap ita l e a

ces ann ées de ta vi e mon but. est de t ’ engager a

cho i si r une carrière quand tu auras vu le monde,

étudié l es hommes,formé ton intel l igence et ori en

té tes vol ontés . Va e t t iens— moi au courant de tes

étude s . Encore un mot j e n’

a i pas voulu te

séparer de ton am i Gi lb ert qu i v i t près de to i de

puis l ongtemps i l t’

accompagnera .

Le mat in du départ,l a c omtesse de V i l l od in

l u i ava i t d it entre deu x ba ise rs :

Parle— moi quelquefoi s d e tes pla i si rs et de tes

peine s,mon grand . Songe que j e n ’aura i plu s que

ta soeurette Margue ri te p rès de moi . N e m ’ou

bl i e pas, Jacques

Le j eun e homme s eta i t écr1e

— Oh maman

Et dans ce mot qu ’ i l n e pron onça it j ama i s, d i3

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34 MARIE- ANNA L A CANAD IENNE

sant ordina i rement ma mère” i l ava i t m is un tel

accent de tendresse qu e l a pauvre femme en ava it

sou‘

ri de bonheu r .

I ls éta i ent donc parti s de France pour s’ instru i

re en voyageant. Ce fut l ’aurore d ’une vi e n ou

vel le rempl i e d ’imprévu e t de l iberté. Leurs aven

tures furent nomb reu ses car Jacques éta it sou

vent e ncl in a trop de largesses et Gi lbert a trop de

brusqueri e . Pend ant que Jacques fi l a it l e “dolce

amor” au bras d ’une Napol ita ine,Gilbert se bat

ta it avec l es autres soup irants de l a bel le qu i l ’ac

cu saien t d‘avo i r accaparé ses faveurs . Cette ma

l encon treu se afia ire fa i l l i t avo ir de s su ites fata les

et les deux voyageurs durent qu itter prec ip itam

ment l ’ Ita l ie .

Une aventure à peu près semblable arr iva en

Perse . Sur l e s prières de Jacques, une j ol ie Per

sane con sentit à aba i sser l e vo i l e qu i cacha it son

visage,s’exposan t a insi à l

’ empri sonnement ou à

la mort . Ayant cédé l e prem i er j our, e l l e ne put

refuser le lendema i n devant de nouvel les instan

ces et fut surprise par son seigneur. I l fut im

possib le de maî tri ser l e Persan qu i ne voula i t rien

m o ins qu e coupe r l e séducteur en un certa in nom

bre — de morceaux. Jacques,l u i aussi , voula it l e

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Eh b i en,que penses-tu de cette rencontre

demanda Jacques quand i l s se furent débarra ssés

de leurs manteaux trempés d e plu i e.

H eu . Le mauva i s temps a quelquefoi s du

Ces deux Canadi enne s s ont j ol i es .

Et l ’oncl e Labarte est un b ien brave homme

aj outa G i l bert narquois.

— L’oncl e Labart e . Qu e veux — tu dire inter

regea V i l le-din .

— Je veux d ire qu ’ i l avai t u n parapluie plus

hospi ta l ier que celu i de sa ni èce fit Gi lbert en

écla tant de ri re.

Jacques s’é tend it n —on‘cha l ammen t su r un long

sofa rouge dans un coin du sa lon,gri l l a une c iga

'

rette e t avoua

— C’

est vra i . La bel l e inconn ue ne s ’ est pas

montrée chari table .

— Voi s-tu,mon pe ti t vi comte

,c ontinua Gi lbert,

je croi s qu e dans l e Nou veau-Monde,i l va te fal

l o i r empl oyer de nouve l les tacti ques. Les Cana

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 37

diennes me para i ssent cu i rassées contre l e fl i rt

avec une étoffe de vertu inconnue dan s l es vi eux

pays . Voic i l e j our venu où tu vas pouvoi r d ispo

ser tes batter i es pour l e s i ège des pla ces fortes ,

déj oue r les fei ntes de l ’ ennemi,l e forcer dans ses

retranchements et comme un galant cheva l ie r de

j adi s; mettre un genou à terre pour recevoir l es

c lefs de l a place . Pui sque nous voyageon s pour

fa i re des études,étudi e

,Jacques fa is toi étu

diant d ’amour dans l es pages du coeur des Cana

cl i enn es,s’

excl ama Gi lbert avec des yeux b lancs

et des modulati ons dan s la vo ix . Mais j e te pré

vi ens,cont i nua -t- i l gravement

,ce cœu r- l à m ’a

tout l ’a i r d ’

u n beau l ivre fermé si c onstants que

so ient tes efiorts, tu n’ en verras j ama i s que la

couverture

Jacques éta i t hab i tué aux d ivagations i ron i

ques de Gi lbert . La tête et l es p ieds sur l es cous

sins du sofa , sa ci garette pincée entre l es lèvres,

i l l ’écou tai t en souriant.

I l envoya une bouffée de fumée devant ses yeux

et répondi t sans regarder son interl ocute ur

— Mon cher, tu n’ entends rie n a ces sortes de

choses j e te l ’ a i déjà d it . Tu n’as j ama is eu d ’

a

mour que pour tes crayons,l es pinceaux en po i l s

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38 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

de soie et l es portra its de Vel asquez. D e quoi par

l es-tu l a,grand D ieu D ’abord si l es Canad ien

nes sont vertueuse s, el les n’en sont qu e plus sé

du isantes et quand b ien même leur cœur ne sera i t

qu ’un l ivre fermé,c ette cou verture que tu deda i

gnes vaud ra i t encore l a pe i n e d ’ê tre regardée,i l

me sembl e.

— Cette j oli e C anadienne bl onde que nous

avons rencontrée te plaît énormém ent . . insi nua

Gi lbert.

I l n ’est pas questi on de cett e demoisel le

p lus que d ’une autre. Je parle des Canadi ennes

en généra l . C ’est parce que j’a ime l a beauté

vrai e sous toutes ses formes que mes yeux s’ar

rêten t avec comp l a i sance sur u n joli vi sage de

j eune fil l e c ’est un e pure curi os i té d ’espri t qu i

me porte a che rcher sur ce grac i eux rel i ef ce qu e

l e cœur y la i sse monter de son mystè re . La véri té

de l ’âme étoufife sous l es contra intes de l a mon

dan i té plus cette âme est c lose, repl iée su r el l e

même plus sa découverte en révèl e de charmes .

L es Canadiennes sont él evées dans l ’esprit de

fami l le et dotées dès l eur na issance des vertus

de l a rel igi on j e trou ve cel a très beau , car gra

ce â ces don s, el les conservent ju squ

’au »de lâ du

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MAR IE-ANNA LA CANADIENNE 39

mariage ce qu i fa i t l e charme vra i de l a j eune

fi l l e : l a pureté. E t c ’ est l à c e qu e j’a ime l i re

dans l ’ expression de leur vi sage, dans leurs yeux ,

dans leurs paroles .

— Je ne te sava i s pa s s i fin psychol ogue in

terrompi t G i lbert .

V il l od in eut un mouvement d ’ impatience .

Ne pourras— tu j ama i s cesser de ra i l l er Gil

bert Tu ne te p la i s qu ’à exaspérer l a ra i son

Tu ne me sava i s pas s i fin psychologue, d is tu .

B ien des remerci ements,mon cher

,pour m

ap

pl iqu er cette qual i té que j e n e me soupçonnai s

pas moi —même . Ma is j e cro i s qu ’ i l y a équ ivoque ;

Tu tra i tes d e psychol ogi e ce tte i nc l ina ison qu i

me porte vers la grâ ce fémin ine mai s c ’es-t tout

s implement u ne tendance d’ arti ste avide d ’ i—déa l ,

un passe - temp s de voyageur un pe u blasé sur le

paysage,un exerc i ce reposan t de la pensée et

non pas u ne entrepri se in téressée du cœur .

N ormand iou s ! Que tu parl es b i en après

les orages s’

excl ama G i lbert l es yeux écarqu i l

les d ’admirati on . Parol e d ’honneur, j e donne

ra i s ma vi l l e nata le à Jup i ter pour qu ’ i l me chan

ge en Canad i enne blonde avec des yeux char

meurs,des l èvres p rometteu ses ap rès une pa i re

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40 MARIE- ANNA LA CANA DIENNE

d’«e i l l ades et un coup de c oude, aura i fa it tour

ner tes tendances d’ arti stes en aboiements d"

mou reu x enragé .

Gilbert,i nterrompit V i l l od in , si tu cont i

nues, j e va is te d ire des sotti ses. Tu as des am

b i ti ons,mon ami

,qu i sont vra iment exagérées .

S i pu i ssant que soit Jup i te r que tu mêles i c i j e

ne sa is pourquo i , i l sera it b ien embarrassé pour

fa ire d e toi une j ol i e fi l l e . Quant a me sédu i re

après cette intéressante métamorphose oh ça ,

non , j ama i s R i en que pense r qu ’avant sa trans

formati on,cette j ol i e fi l l e s ’appela i t Gi lbert San

sonnet . j ’ i ra i s m’

enseve l i r dans un monastère

pour ne plus vo i r de femmes Vois,tu m ’en

traînes a bavarder pour ne rien d i re e t i l y a

l ongtemps que tu m’as compri s.

Ou i certes,j e t ’ a i compri s

,confessa l ’au tr

*

d ’ un ton bonasse . Mais qu e veux — tu, je n

’a i ja

mais pu prendre l’amour au séri eux. Je su is

peut-être un grossier pe rsonnage j e ne su is pas

sensib l e à l’ idéa l i sme des choses ma is entre

nous,j e su i s c onvaincu que tu penses de l

amour

autre chose que ce que tu en d i s. D ’a i l leurs , tu

pratiques l e fl i rt avec une maëstr ica‘

remarqu a

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MARIE- ANNA LA CANADIENNE 4 1

b le c est dél ic i eux, me d iras- tu soit, mais c’ est

énervant au ssi .

— L e fl i rt n ’est pas de l’

amour,d it Jacques

c’

est l’

espri t qu i l e condu it .

E t l e cœur qu i en profite riposta Gi lbert .

V i l l od in s ’éta i t tu , sour i ant a quelque jo-l i

profi l que son imaginati on de j eune homme des

s ina it devant son regard .

Mess i eu rs, l e s ouper est servi cr i a une

voix d-erri ère l a p orte .

— Parlons ma intenant de stecks et de patates,

fi t Gilbert . Cette promenade à la plu ie m ’a don

né une fa im que l es plus bel l es théori es de l ’a

mour ne pourra i ent sati sfa ire .

I l s’é l ança dans l’ esca l ier tandi s que V i l l od in

fa i sa i t un peu de to i l ette .

Dans l a matinée du dimanche su ivant l ’orage.

Gi lbert éta i t seu l dans le pet it sa l on de l ’H ôte l

des Chut es . I l ava i t d ispOSé devant lu i , su r une

table, que l ques s i lhouettes d’

ivrognes croquées

su r l e vi f deva nt l a barre de l ’H ôte l . Ces dess i ns ,

d ’un réa l ism e sa i si ssant,prouva i ent qu e l

’H ôte l

des Chutes n ’éta it pas une maison de tout pre

mier ordre . Chaqu e samedi,des ouvri ers enva

h i ssa ient l es sa l l es du rez -d e-chaussée et souvent

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4 2 MARIE-ANNA LA CANA DIENNE

ne qu i tta i ent l a pl a ce qu'

à l a façon des ch iens

sur l es quatre pa ttes. Le bru i t des chansons,des

j eux e t parfo is des inj ures exaspéra it l es pen

si onna ires qu i voua ient l es ouvriers buveurs a

tous l es enfers imaginabl es. Aux récriminati ons

l a tenanc ière se co—ntenta it de répondre en la i s

sant tomber ses grands bras d ’un ai r p itoyable :

— Que voul ez -vous,i l faut v ivre Ce sont mes

mei l l eures j ournées .

Gilbert ava i t recuei l l i l à,avec la po inte de son

crayon une co l le cti on d e tabl eaux du vice i l l es

com-para i t,l es examina i t m inutieusement é s

saya it des effets dans des cadres de carton blanc

et bleu cend‘ré quand V i l l od in entra tout gui l l e

ret en fredonnant une chanson canad i enne .

I l y a du nouveau demanda Gi lbert frap

pé de son humeur j oyeuse .

— Ou i , répond i t Jacques. Pui s du ton d’

un

hu i ss i er annonçant des amb assadeurs :

— Monsieur Jacques de V i l l od in et son ami ,

monsi eur Gi lbert Sansonnet sont invités à pas

ser la soirée chez mademoisel le Marie —Anna Car

l i e'

r.

— C ’est trop d’honneur, monsi eur l e vi comte

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4 4 MARIE — ANNA LA CANA DIENNE

ri e . Gi l bert ava i t pri s entre l e pou ce et l ’ i ndex

l es deux pans de son hab i t et exécuta i t autou r

d e la tabl e u n“ cake —wa lk" échevel é qu i eut en

thou siasmé des n ègres . S oud a i n i l s ’ a rrêta,une

j ambe encore en l ’a i r

— Mais que dis — j e fit — i l . J’

oubl ia is,mon pau

vre ami, que tu n

’es qu ’un artiste,que tes bel l i

que u ses vel lé i tés de conquêtes ne sont en réa l ité

que des te ndances d ’artiste, qu e ton être tou-t en

t i er n ’ a d ’autre s a spi rat ions que la pureté de l a

l igne,l a j ustesse des tonal i tés

,l a concepti on

i déa le et parfa i te du beau dans l a forme et dans

le fond Quand tu es entré,vo is-tu

,ton visage

refléta it u ne tel contentement d e l ’ invi tation de

cette charmante Canad i enne que j e n ’a i pu cro i

re a une simple j oi e de poète.

V i l l od in n ’ava i t pas bronché sous cette ava lan

che de sarca smes. I l fei‘gna i t d ’être d i stra i t par

une préoccu pati on étrangère .

— A s-tu remarqué,demanda -t i l que Mll e

C arl i er,cependant très bl onde a l es yeux noirs

— l\Ia foi,non répondit Gi lbert. Ma i s j e l e

cro i s pu i sque tu l ’as vu . Je saura i ce soi r si l ’ a

m our de l ’art ne t aveugl e pas.

E t i l déclama avec cha leur, ces vers de Musset

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 45

“S i j e vou s :l e d i sa is , p our ta n t , q u e j e vo u s a im e

Q u i sa i t , b l ond e a u x y eu x n o i rs , c e «q u e v ou s en d=i r i ez

Tu est fou,G i l bert ! fit V i l l odin en cher

chant l a porte .

Mais Gi lb ert d‘ébridé ne s

’arrêtait plus . Une

main sur le cœur et l’ autre gesti cu lant vers l e

c ie l,i l se mit à chanter :

C e l —“

l e qu‘on aim e est toua

‘ou rs ib e‘i‘l e , e tc .

V i l le-din va incu courut s’

en fermer dans sa

chambre pour songer à sa to i lette du so i r tandi s

que Gi lbert impitoyabl e, l e n ez su r sa porte, lu i

envoya it a plei n gos i er l e derni er couplet de sa

ra i l l eri e

V ive l a Cana d i en n e

E tc

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Eh b ien Mons eu r de V i l l od in,que pensez

vous de notre pays d emanda Mari e—Anna

quand i l se fut assi s près d ’el le .

— Cc que l’on pense de tout ce qu ’ on a ime

,ma

demoi sel le répondit Jacque s. Comment l e Ca

nada ne me pl a i ra i t-i l pas Après avo i r par

couru pendant deux années d es pays dotés de

l angues plus ou moins barbares,j ’arrive ici dans

cette bel l e c ontrée où j ’entends l e frança i s

I l y a m i eux encore : j e su is Normand,vous l e

savez or j’a i remarqu é dans le l angage des Ca

n ad iens-França i s cet a ccent de terro ir,ces mots

anc iens et démodés qu i me rappe l l ent l e chant

des l aboureurs du Perche,l a rustici té de nos

ferme s,mon vi l lage nata l de Normandie . Au

po int de vue pittoresque, a i -j e besoin de vous

d i re que j e su i s enthou si asmé

Je su i s heureuse de vous entendre a ins i par

l er du Canada,vous qu i avez passé par les p lus

bel les routes du monde . La France, dit-on est

un pays mervei l l eux

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MARIE — ANNA LA CANAD IENNE 4 7

— C ’est vra i,ma is nos paysages frança i s ont

plutôt un cachet d’

i nt imité qu ’un caractère de

grandeur . Le Canada est l e pays des vastes ete n

dues des horizons élo ignés. Le s impress i ons sont

éga l ement fortes a l a pensée du voyageur ma is

el les d épendent souvent des di spom’

t ion s dans les

quel les on se trouve pour les ressenti r. A i nsi i l

me souvient d ’ avo i r traversé l a Pa lestin e sans

éprouver seu lement une émot i on de bon chré

t ien . Durant mon court séj our en Terre-Sa inte,

j e fus affl igé d’u n mal de dents qu i me fit perdre

j usqu ’à l ’ i ntérêt de ma propre vi e . Je souffra is

tant qu e ne voyai s ri en Est-ce un coïn ciden

ce . c ’est en quittant cette te rre de l a grande

Passion et des subl imes D ouleurs que mon mal

m ’abandonna .

— Je souha i te pour vous et pour mon pays qu ’ i l

ne vous reprenne pas ici , d it Mar ie —Anna sou

riante .

— Je su i s sans cra inte à ce su j et,mademoise l l e .

Je me sens dan s l es mei l le ures disposi ti ons pour

a imer votre pays et j ou i r ple inement de l a vue

de ses beauté s . de tou te s ses beautés, accentua

Jacques en ba issant. l e ton et en che rchant un

regard qu i s’

écl i psa brusquement.

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4 8 M AM E - ANNA LA CANADIENNE

Quel les impress i on s vous ont la i ssées vos

voyages demanda Mar i e-Anna intéressée .

Ma foi,j e vou s avoue que c

est un peu con

fus. I l y a un j ol i mélange . Tout ce que j e pour

ra i vous dire vous fe ra l’efi et d ’une boutei l le

d ’ encre renversée sous vos yeux . Les pays l es

plus beaux renferment parfo i s l es mœurs l es

plus intolérables on vo i t l ’ i déa l toucher l a ma

t ière sans que cel le-c i s’amél iore au contact

c ’est à fa ire tra i ter d ’ iron ies l es p lus beaux ex

empl es de l’harmon ie d es contra stes . Le voya

geu r tend continuel lement sa curi osi té, ses dé

s1 rs vers des beautés nouvel l es et se heurte b ien

souvent à l a la ideur l e s bouges de Napl es sont

au bord du p lu s mervei l l eux golfe et sous l e plu s

beau c i el du monde D e tout cela, que reste -t

i l dans la mémo i re Un véri table tourb i l l on de

noi r,de rou ge e t de bleu Quand j e vous l e

d isa i s, que c

’éta i t l a boutei l l e à l ’encre

Mari e-Anna souri t.

— N e pouvez -vous prendre l es fleurs et rejete r

la fange demand a-te l l e .

— La mé taphore sent l es j a rd ins arabes, fit Jac

ques en souriant à son tour. C ’est fac i l e assuré

ment d ’oubl ier des horreurs entrevue s dès qu ’on

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MARIE- ANNA LA CAN ADIENNE 49

vo i t apparaître des beauté s resplendi ssantes . Je

m’

y appl ique depu i s que j e voyage J’y a i gagné

l ’amour de l a beauté vra i e et un insa ti ab le b eso in

de perfecti on . J ’ai l es mêmes exigences à l ’éga rd

des êtres que vi s— à-vi s des choses et i l n ’est ri en

que j ’ a ime c omme l a vu e d’u n vi sage grac i eux

,

d'

une chevelure fine,de de ux grands yeux n oi rs

de .

Un instant,fit Mari e—An na qu i senta i t l a

gl i ssade. Je cro i s qu e nous nou s égarons

E l l e dé tourna l a tête peut-être pour cacher l e

l ég er empou rprement qui envah i ssa i t ses j oues

devant ce beau j eune homme si amoureux d ’un

v isage grac i eux, d‘une chevelure fine et deux

grands yeux noi rs .

Tout en se tenant sur ses gardes , Mari e-Anna

prena i t pla i si r à ce j eu . E l l e reprit

— Parlez -moi encore de l ’ I ta l ie, voulez -vous \I .

de V i l l od in On dit que le c i el est très beau

dans ce pays

— C ’ est vra i , mademoisel le . Le c i el de ce pays

est un monde dont l es éléments insa i si ssables

procurent au regard la sensa tion du plus doux

des contacts . La flore terrest re a moins de varié

té dans ses couleurs, mo ins d’ama l games d

‘é l i

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50 MARIE - ANNA LA CANADIENNE

cats dans l ’harmon ie de ses tons, l a goutte trem

b l an te a l a pointe de l a feu i l l e a mo in s de trans

parence e t de l impid i té que l ’éther lumineux sous

lequel rêve l ’ I ta l ie . Les poè tes ont attendri l es

éto i les en le ur criant sur tou tes l es lyres du

Tend re qu ’ el l es sont plus bel les à Fl orence

et à Naples que partout a i l l eurs. Après ce qu ’en

on t pensé Chateaubriand, Lamartin e, Musset,

S tend ha l et d ’au tres que pourra i s — je vous en

d i re Les moi ssonneu rs sont passés, i l ne

re s-te plu s que des glanes. S ’ i l exi ste quel

que chose de comparab l e à ce c i el c ’ est l e rega rd

mystéri eux des fi l l es bl ondes du Nord,c ’est l a

prunel l e de ces yeux changeants dans l esquel s

l ’homme découvre c omme un refl et des pensées

amou reuses qu i agitent l’âme de l a femme

,con

tinua V i l l od in en l a regardant avec une a imable

insi stance . Ah,ce regard, j e l

’a i vu , j e l e voi s

encore e t croyez qu’à lu i seul i l représente pour

moi une infinité d'

I ta l i es cél estes J ’a i décou

vert au Canada .

V i l l od in s ’éta it tu . Marie-Anna le regarda i t,

l e r ire au bord des lèvres,prêt a éclater el le sen

ta it encore la gl i ssade et ne pouva i t se défendre

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52 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

ou si el le voula i t connaître l e fond de ses pensées

en mettant son eSpr—it à l ’épreuve .

I l a l la i t reprend re l ’ offen sive par u ne de ces

phrases hab i les qu ’ i l tena i t touj ours prêtes quand

près de l u i,des é cl ats de ri re dé tournèrent son

attention et cel l e de Marie-Anna .

Ass is près du p iano, l e s j ambes a l l ongées , l es

yeux dans l e vague,Gilb ert Sansonnet raconta i t

une aventure qu i lu i arriva en débarquant à

Vancouver :“Le Canada est un pays de progrès disa it

i l . On y voi t partout l e triomphe de la mécan i

que et d u génie inventi f des hommes de ce sièc le.

Lorsque j e mis l e pied sur l a terre canadienne

après vi ngt-c inq j ours d e traversée,j e chercha i

par l es rues de Vancouver u ne boutique de bar

b i er . J ’ava i s au menton u ne végétat ion capi l

la i re in digne d ’un homme c ivi l isé. Quand parei l

l e n écessi té se présente en France,en A l lemagne

,

en Ita l i e,dan s nos pays de vi ei l l e routi ne

,nous

a l l ons chez l e co iffeur et nous asseyons sur

une modeste cha ise semb l able à cel le d ’une sa l le

à-manger l a tête appuyée sur l e dossi er de l a

cha i se on attend béatement que l e barbier a i t

terminé l a *

sou straction des nu isances du visage.

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MARIE— ANNA LA CANADIENN E 53

Jamais j e n’ava is supposé qu ’ i l put y avo i r une

autre man ière d e supp orter cette dé l icate opé

rat i on . E u entrant chez l e barb ier de Van

couver, j

’aperçu s d es cha i ses mécaniques munies

de b iel les, d’engren ages, de ressorts et naturel le

men t, je crus m

être trompé de porte , être entré

chez un ch i rurgien ou chez un denti ste . J ’al l a i s

m ’ excuser et me ret i rer quan d l e geste engageant

d’u n j o l i bl ond me fit asseoi r. Intimidé

, je

m ’ inst a l l ai sur l ’une de ces cha i ses a combi na i

sons et atten di s l e j o l i bl ond s’approcha , se pen

cha , pesa sur l’une des p ièc es de la mécan i que et

sans s ’ occuper de mon épouvante, me renversa

brusquement sur l e d es Terrori sé par ce j eu

de bascu l e que je n’ ava is j am a i s vu chez l es c oi f

feurs , j e pensa i cette foi s être tombé dans u n

antre de brigands où l ’ on a l la i t me fa i re subir

l es de rn iers raffinemen ts de l a to rture ! J ’ap

pela i à mon secours tout ce qu i me resta i t de for

ce pour sortir de cette cha i se i nferna le peine

perdue , j’éta i s immob i l i sé Anéanti par u ne

ango i sse fol l e j e recom‘

m anda i mon âme à St

Gi l bert mon patron , donna i une dern ière pen sée

à ma patri e norman de s i l o inta ine et me résigna i

a en durer stoïquement mon suppl i c e. La terri

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54 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

“ble épreuve c ommença : l ’écla ir d’

un instrument

tranchant pa ssa devant mes yeux,ma i s a ce mo

ment,l ’ in st inct de la conservati on me fit pousser

un «cri s i déchirant que l e j o l i blond , mon bour

reau,s ’en fui t d ans l ’arrière -boutique ! J ’éta i s

sauvé Après avoi r fa it deux ou tro i s bond s

d ’épi l eptiqu e, j e me vi s hors de l a machine aux

tortures et me préc ip i ta i vers l a rue. La sueur

me mou i l la i t l es tempes en levant l a tête, j

’a

perçus à l a fenêtre du deuxième étage, l e j ol i

blond qu i me regarda i t comme un phénomène . I l

m ’ava i t cru fou fur ieux

Que vou lez -vous Après avoir traversé tant

de contrées sauvages où l es naturels se font la

barbe avec des pi erres de si lex ta i l lé , j’ arriva is

l a, brusquement, sans transi tion dans un pays où

l es barbi ers se servent de tou tes sortes de compl i

cati ons mécan iques pour gratter l e menton des

hommes Convenez que ma surpr ise éta i t l égi

t ime J ’appris que l-ques jours plus ta rd la

vér ité su r l a cha i se aux tortures et sincèrement

j e n e pus pen-

ser sans remord s a l a frayeur de

ce pauvre pe ti t b l ond que j’

ava i s pri s un inqu is i

teur Vra iment l e Canada est un pays de pro

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MARIE- ANNA LA CANADIENNE 55

grès . . géni e du s iècl e . triomphe d e l a mé

canique

Autour du narrateur imperturbable l es j eu

n es gens r ia ien t aux larmes Jeann ette deman

da i t grâce a bout d ’

h i l ari té .

— Quel sp i ri tuel farceur di t Mari e-Anna à

mi -vo ix en se tournant vers V i l l odin . I l me sem

ble que j ’a imera i s l es voyages avec un pare i l com

pagu en de rou te .

I l l a regarda,croyant avo ir mal entendu ma i s

les yeux de la j eune fi l l e ava ient pri s une expres

si on si préc ise quand el le prononça ces paroles

qu’

i l en compri t auss i tôt l e véri table sen s . Marie

Anna éta i t tro-p intel l igente pour exprimer en

term es i nc ivi l s une préférence au détriment d’

un

j eune homme un peu plus cou rto i s qu’

i l n ’ est be

soi n et Jacques,lu i auss i

,éta i t trop avert i pour

ne pas deviner l e consei l q u ’ on lui tenda it au bout

de l a po inte .

I l pr i t l e part i de sourire sans répondre,avec

u n court hochement de tête qu i pouva it s ign ifier

— Ou i,Gilbert e st u n charmant compagn on .

Qu an d la ga î té déchaînée par l e réc i t de G i l

bert se fut apa isée, Jeannette pri t un part i t i on

dans un casier à musi que,près du p ian o et après

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5 6 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

avo i r fa i t tourner l e rond du tabouret avec le

bout de l’

i ndex,promena ses doigts légers sur les

touches .

G eorges,un des i nvi tés, fit enten dre une d-e ces

j o l i es romances mélancol ique s qu i di sent l’A di eu

du printemps,l a Mort du papi l l on et l e D eui l de

l a rose .

Durant le chant un e servante vint sans bruit

déposer sur la tabl e un pl ateau chargé de bo is

sons fraîches et de pet i ts gâteaux.

Jacques de V i l l od in,touj ours à l ’aff u t des gl i s

sades fl irte u ses et dé jà oubl i eu x du consei l qu’ on

vena i t de lu i donner sous u ne c l oche de verre

pensa se venger de ses précédentes défa ite s en

effleu ran t un peu l es d oigts de Marie-Anna quand

el l e l u i présenta l e plateau . Le souri re de l a j eu

ne fi l l e s’éteign i t.

On son na .

Marie -Anna se diri gea ve rs l a porte et revint

peu après tenant fami l ièrement par l a main,u n

grand garçon chatain , d’aspect timid e et doux,

de tenue i rréprochable.

— A l l oh,Henri H ow are you s

’écri a Wil

l iam,l e grand am i de Jeannette Manceau .

— Messœu rs,j e vou s présente M . Henr i Ches

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MARIE — ANNA LA CANADIENN E 57

n aye,un am i d ’enf ance, dit Mari e-Anna en se

t ourn ant vers Ja cques et Gi lbert.

C ’éta i t un j eun e homme de 25 ans, grand et

fort ayant dans l e mai nt i en cette gaucherie gra

c ieuse,s i l

‘on peut a insi dire, qu i est l a mani ère

d’être des gens plus confiants dans leur force

phys ique qu e dans leu rs dons d’ espri t ou de j eu

n esse . Son cost ume ostensiblement sévère éta it

e n harmon ie avec l es tra i ts sol idement accu-sés de

s onv isage imberbe l es chevaux châta ins, ta i l lés

courts descen —dai en t assez bas au mil i eu du front,"

l a i ssant à nu des tempes la rges et hautes . Les

yeux, d’une coul eur indéfin issab l e entre l e brun

feu i l l e morte et l e v ie i l ocre donna ient de la dou

ceu r a cette physi onomie sympathique j usque

dans sa sévérité . Au nomb re de ceux que Marie

A nna nomma i t ses c-ou rt isans,Henri Chesnaye

é ta it l e plus en ti tre pour revendiquer l a prem i è

re place ; i l éta i t aussi l e plus entêté , l e pl us

s i lenc ieux , l e plu-s timide des adorateurs. Depu i s

p lu s d e qu inze ans qu ’ i l c onna issa i t Mari e —An na,

c ompagne de son enfance,i l ne pouva i t préten

dre l ’avo i r vu e passer sur l u i un seul regard qu i

ressemlb l â t à de l ’amour . Son l an -gage éta it ce lu i

d’

un homme plus instru i t que spi ri tuel ses pri n

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58 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

cipes, ceux d’un être profondément croyant

,con

formant tou j ours ses paroles et ses actes à l a

morale in corru ptibl e de l a re l ig i on avec l es qua

l ités qu ’el le ex ige ou qu ’el l e fa i t naître .

L ’a rrivée de ce nouveau personnage mit au

c omp let l a soc i été hab i tuel l e des soirées de Mel le

Ca rl i er,l e “

C l ub des Pe ti ts-Garçon s” conn u e d i

sa i t i rrévérenc ieu sement Jeannette .

— Oomme tu vi en s tard lu i d i t Marie -Anna

quand i l se fut a ssi s près d ’el l e du côté opposé à

V i l l od in .

— J’

arrive à l m stan t de Lévi s où j ’a i passé l a

j ournée chez mon pè re,répondi t Henri .

— Tu resteras longtemps aux P i le s

— Je commence ma dern ière année d etudes,à

l’

Un iversité, l e 8 octobre pr ocha in . J ’a i six se

maines de vacan ces à passe r dans l es montagnes.

— A i n si n ous te verron s souvent fit-el le affa

Tan-t qu ’ i l te pla i ra,Mari e-Anna

,répondi t

Henri en l a regardant longu ement .

E l l e ne pa rut pas remarquer le ton parti cul i er

de sa vo ix n i le regard éloquent qu i s’attarda i t

sur ses grands yeux . E l l e se retourna san s plus

insiste r auprès d ’H enri et demanda :

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60 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

As-tu connu j ama is

Le pla i s i r,l a ri chesse

Veux-tu être duchesse

Ma is l a bel le dorma it.

Des plu s fol le s amours

Rêves-tu l es hommages

J ’a i deux cents j o l i s pages .

L ’enfant dorma it touj ours

Ma bel l e,dit Roge r,

Su i s-moi en Aquita ine .

L'

amour te fera re ine,

Je sera i ton berge r

Bel le,su i s-moi

,

Lu i di t l e Roi

Bell e su i s-mm.

A l ors ouvrant l e s yeux,

E l l e di t : “Je préfère

Etre touj ours bergère

Et reste r en ces l ieux .

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MARIE-ANNA LA CAN ADIENNE 6 !

Parce que j e ne voi s

D’

aut re amour sur la te rre ,

Qu e D i eu et ma chaum ière,

Ma monta gne et mes boi s.

L e Ro i Roger parti t

Et l a bel l e be rgère

Couchée en la b ruyère

D e nouveau s’endorm i t.

Gi lbert s’

approcha de la p iani ste et lu i d it à

vo ix basse

C ’ est V i l l od in qui l ’ a comp osée .

Aussi tôt Jeanne tte se tourna vers Jacques qu i

ava i t repri s sa place auprès de Mari e-Anna .

— Au1rez -vous l a bonté de m ’apporter une cop i e

de ce tt e romance, Monsieur de V i l l od in de

manda — t e l le . Vou s la chanterez encore,j ’en étu

di era i l a mu sique.

E l l e aj outa,avec son charmant souri re d ’en

fant esp iègle :

Qui est l ’aut eur

C ’est Gi lbert

,répond i t Jacques .

— C ’ est Ja cques s’écr ia Gi lbert.

Un fou ri re écl ata parm i toute cette jeunesse .

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62 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

— A l l on s,messi eurs l es composi teurs, tâchez

de vous entendre ! fit Mari e-Anna ga iement.

Nous sommes conva incus que vous y êtes tous

deu x pour quelqu-e chose .

Jeannette j ou a enc ore un fragment d ’ opéra . I l

éta i t tard . Les “Peti ts Garçons”, se d i sposa i ent

à parti r quand Mari e-Anna dit a V i l l odin et à

Gi lbert

Mess ieurs,avant de vous retirer, permettez

mo i une fo i s encore de mettre vos talents à l'

ê

preuve et vou s demander un souven ir de votre

première v is ite .

E l l e ten d‘i t u n a lbum ri chement rel i e dans l e

quel de s vi si teurs précédents ava i ent j eté quel

ques l ignes de prose ou de poési e. Cette coutume

anc ie nne et b i en frança i se quoique tombée en

désuétude est encor e très en vogue dans l es sa

l ons où l ’espri t cherche à bri l ler . E l l e fa it les

dél i ces de ceux qu i savent écri re avec l a po inte

fine du crayon et fa ire desce nd re sur cette po in

te l es paroles dél i cate s qu e l es l èvres n’osent pas

prononcer. Et qu o i d e plus tristement Comique

qu e l e vi sage d’un malheureux penché su r la

page qu i attend sa pensée e t l e soumet à la tor

ture de l ’ improvi sati on impossi ble B ien sou

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 63

vent c‘est à ce moment préc is que l ’espri t se dé

robe bat l a campagne au m il i eu de l a fou le et

cherche le c i el au fond des cratères . E t vra iment

c’ est fa ire œuvre de chari té que de ne pas renou

ve l er l ’ i nvite,quand l ’ invi té di stra i t ou fa ib l e

recule devant l ’ eff ort .

Marie — Ann a ne cra ign i t pas d‘embarrasser Vi l

lod i n et G i lbert en l es prenant a ins i à l ’ impro

mste ; tous deux ava i ent fa i t l eurs preuves .

V i l l od in,anc ien coureur de pet its sa lons où l

’ on

parl e” provoqua i t volonti ers des occas i ons sem

b l ab l es pour son indéfectible amour du fl i rt .

Q uant à G i lbert, i l eut été capab l e d‘acheter une

manufacture d ’a lbums pour son seul usage .

V i l l od in regarda l a j eune fi l l e avec une ce rta i

n e fix ité comme pour pu iser dans ses yeux l ’ i ns

pi rat ion sub i te pu is avec une lenteur réfléch ie,i l

traça ces mots :

Q u e m e rép ond r on t - il s , si j ’ ose

D ire -à v os y e u x qu’

i l s sont ch a rm ant s

C e s b ea u x g ra nd s y eu x n o i rs s i b r i l l a nt s

M e ré p ond ron t -dûs q -u eLq u —e c hose ,

S i j ’ ose

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64 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

Curieu se, un soupçon de souri re au co in de

l a lè vre,Marie —Ann a suiva i t l a marche du

crayon,cherchant san s y parven i r

,a l i re les mots

à l ’envers. Quand Jacques lu i rendi t l ’album,

guettant l ’effet de l a demaude rimée, el le pareou

rut rap idement l es l ignes , mais son v isage ne

refiéta pas l e moindre sentiment. Jacques qu i

l’

observa it de son regard le plu s pénétrant atten

d i t en vai n un e réponse . “Les beaux grands yeux

noirs s i bri l lants” ne répondai ent ri en .

Pas de chance pensa -t i l . Encore manqu ée ,

la gl i ssade

Mademoi sel le Carl ier di t sur un ton a imable ,

sans plu s *

Très b ien,c ’ est très b ien Je vou s reme rc ie,

monsieur E t vous,monsi eur Gi lbert, êtes

vous poète

C ’ est se l on les heures .

A lors je change ma qu esti on , repri t Marie

Anna redevenue souriante . E t regardant l a pen

dule

Je sera i s b i en a ise de savoi r s i d’ ord ina i re ,

à 1 0 heure s 20 du soir,vous vous sentez en ve i ne

de poési e.

— Je me sens poète , mademoise l le, toutes l es

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 65

fo is qu ’une j eune fi l l e me demande de l ’être,ré

parti t ga lamment l e gros garçon .

Séri eux comme un académic i en bl anch i ssant

sur l e di cti onnai re , Gi lbert pri t l e crayon qu‘el le

l ui ten-dai t avec l ’a l bum. I l j eta un coup d‘œ i l

rapide sur l es vers qu ’ ava i t tra cés V i l l odin pu is

i l écrivi t immédiatement au -d essous

“Si m e s c ou se ifls p ou vai en t su f fire

A vous ren d —re h eu re use i ci — b a s ,

J e vou s c on s e i l l e ra is d e d i re

“O sez à c eu x :qu i n

os en t !pa s”

Mari e — Anna lut e t rou git, u n i nstant troublée.

E l l e attenda i t un s imple compl iment ou u ne

maxime ces vers,su ivant ceux de V i l l od in lu i

para i ssa ient écri ts avec un peu de dési nvolture .

Ja cques l a regarda i t encore ma i s l ’ i nterrogat i on

vi sible dans son regard ren dit l a j eune fi l le à

l ’ i nstant ma itresse d ’el le-même . E l l e s ’arma d ’un

souri re un peu composé et di t :

— Vous j ongl ez à merve i l le avec l es rimes mes

s ieu rs l es poètes. S i je vous confiai s mon a lbum

pendant u ne heure seu lemen t, vous en feriez un

chef — d ’œuvre .

5

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66 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

Les vi s i teurs prena ient congé . En descendant

l es marches d u perron, V i l l od in entend it Henri

Chesnaye d emand er de sa voix douce et grave :

Je te verra i dema in , n’est ce pas , Marie

Anna

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68 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

su ivre l e dessin avec attention,mais en réa l ité i l

regarda i t sans voi r . Mâchonnant une c igarette

éteinte,l e s cou-des sur l es genoux

,l e menton d ans

l es main s, i l s ongea i t .

La pensée de Mari e-Anna ne l e qu itta i t plus .

Les beaux yeu x no i rs,l e tein t pâ le

,l es cheveux

blonds,ondulés et soyeux de l a jeune fi l l e demeu

ra ient devant l u i avec u ne netteté qu ’au cune ren

c ontre j u squ ’alors n ’ ava i t la issée dans sa mémoi

re sa voix bourdonna it encore a son ore i l l e . C ’ê

ta it l ’obsessi on d’u n charme n ouveau et sans

force devant l a douce violence de ce charme, i l s’y

abandonna i t avec dé l i ces revoyant son idole,

é l anc-ée,grac ieuse

,sou ri ante

,l’ imaginan t près de

l u i d ans un pose de tendresse, de confiant aban

don .

Pou rtant d ans son espri t envah i de sensati ons

n ouvel l es,l a réa l i té

,plus pos i t ive lutta it avec l e

rêve . S ’ i l éprouva i t un commencement de gri se

rie au souven ir de la récente soirée, l es motifs

qu i provoqua i ent cette gri serie éta ient indépen

dants de l a volonté de Mari e-Anna . R ien dans sa

voix, dan s ses parol es, dans ses regards n i dans

ses ge stes n ’ava i t été de nature à je ter l e jeune

homme su r cette pente vertigineuse de l a passion .

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 69

B ien au contra i re,tout en rempl i ssant ses de

voi rs d e maîtresse d e céan t avec tact, Mari e —Anna

s'

éta i t montrée à l ’égard de Jacques d ’une réser

ve pol i e e t prudente . E l l e lu i ava i t même la i ssé

entendre très adro i tement qu ’ el l e lu i refu sera it

sa confiance s’ i l adopta i t ce syst ème de ga lanteri e

sp i rituel le basé un iquement sur l ’éloge à sa beau

té. Ja cques fut de plus en plu s convai ncu que

Marie —Anna n ’éta it pas u ne jeune fi l le qu e l con

que comme tant d ’autres qu i l ’ava ient arrêté sur

sa route et cette pensée fit naître en l u i l e souc i

de l ’ op in i on . I l retraça dans sa mémoire tout ce

qu ’ i ls s ’ét a ient d i t. Ignorant encore des hab i tu

des de ce pays, i l éprouva u n sub it étonnement

mêlé d ’ i nqu iétu de quand i l se souvint que Mari e

Anna n ’ava i t pa s renouvel é l ’ invi ta ti on en l e qu i t

tan t . Réfiéchissant, se mordant un peu l e cœur

comme font tous l es j eunes amoureux au début

i l crut qu e l’ad ieu de l a jeune fi ll e avai t été froi d

au moment du dépa rt.

— Voyons se dit-i l qu e pense-te l l e de moi a

présent Quel l e op in i on lu i a i - j e la i ssée après

nos deux rencontres ! E l l e se di t peut-ètre : “C ’ est

un de ces dandys de sa l ons très ferré sur l’éti

qu ette et l‘art de jouer avec l es mots.” E t c ’est

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70 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

évident que l e fl i rt l u i dép laît Je ne su is qu ’un

sot et un maladro it

T out en sol i l oquant a insi,i l pri t des résol u

ti ons sages pour l’aven ir.

Gi lbert dessi na i t touj ours. I l acheva son paysa

ge en estompant quelques ombres avec l e pouce

pui s ayant regardé son trava i l a di stance, i l d it‘

Rentrons à l’ hôtel . Nous aurons dans u ne

heure un brou i l l ard a ne plus retrou ver l a terre

— Rentrons,acqu i esça Jacques indi fférent .

En traversant la place de l ’ égl ise, i l s aperçu

ren t Henri Chesnaye et Wi ll iam qu i vena ient en

sens inverse . I l s é changèrent quelques mots :

N ou-

s vou s verron s dimanche,me ss i eurs

,

chez Mel le Carl ier demand a Henri .

D iman che interrogea V i l l od in avec une

vivac ité qu i surpri t l es tro i s autres .

— Eh b i en ou i,dimanche

,fit Henri . Au fa it

,j e

cro i s qu e vous n’êtes pas encore au courant de n os

coutumes canadiennes . I l est d ’u sage, messieu rs ,

quand on a été reçu une première fo i s par u ne

j eune fi l le,de lu i fa i re une vi si te de pol itesse au

cou rs de l ’après— midi ou de l a soirée du dimanche

suivant.

— Nous vous remerc i ons, mons ieur Chesnaye ,

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MARIE-AN NA LA CANADIENNE 7 1

di t Jacques contenant d i ffici lement sa j o i e . San-s

vou s nous commetti ons peut-être u ne i n fracti on

aux loi s canad iennes d u savoi r-vivre.

V i l l od in exul ta it en rentrant à l’H ôte l des

Chu tes.

— Je m ’expl ique à présent pourquoi Mel l e Car

l i er ne nous a pas renouvelé l’ invi tati on quand

nous l ’avons qu i tté e dimanche, dit- i l à son con

fident! E l l e n ous attend après demai n . C ’

est

tout-à-fa i t “bon genre” ces coutumes- là

Je suis de ton avi s,répondit Gi lbert de sa

vo ix de ba sse fausse, en l e rega rdant du co i n de

l‘œ i l .

Le surlendema in, ,i l s revirent Mari e-Anna .

Henri Chesnaye e t Jeannette, seuls éta ient ve

nus .

Messi eurs,dit Mari e-Anna

,j e vous propose

une promenade . Nous n e pouvons rester enfer

mês par ce beau temps .

— Espérons cette fois que l e sol ei l ne nou s

j ou era pas de mauvais tour fit Jeannet te au

souven i r de l ’ orage sur l a route de La Tuque .

Gilbert incorri gible répl iqua aussi tôt

— Eh La plu i e a parfois des agréments.

Vous aimez l a plu i e,monsieur ! demand a

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72 MARIE-ANNA L A CANADIENNE

Henri Chesn aye qu i ne goûta i t pas l es sous-en

tendus.

— Oh,ce n ’est pa s cela que j e voula i s d ire se

repri t Gi lbert. Je me rep résen ta i s simp l ement

cette be l le pensée de j e ne sa i s quel écriva in : “La

plu ie engendre l a tri ste sse,et l a tri stesse a des

charmes.”

Les autres ri a ient sous cape d e cette échappée

d iffiéi l e.

Jeannette e t Gi lbert marcha ient en avant.

Mari e 4A nna,esc—ortée par Henri et Jacques écou

tai t celu i -ci rac on ter des aventures de voyage.

Le temps éta it splend ide. Les o i seaux chanta ie'

nt

a l ’efi rénée dan-s l es feui l l ages. Gi lbert trouva it

qu e l es b oi s senta ient l’amour . Penchant sa gros

se tête vers Jeannette, i l d i sa i t séri eu sement qu’ i l

voudra i t être un pinson pour lu i gazou i l ler de

j o l i es choses que l es homm es ne comp rendra ient

pas .

I l s s’arrêtèrent en face des rapides du St —Mau

ri ce et s’assirent sur des roche s, à l’ ombre d e quel

que s massi fs.

— Vous êtes heureux,M . de V i l l od in di t Henri

de connaître tant de pays et de choses. Les l ivres

ne n ous donnent qu’ un reflet b ien tern i du monde

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74 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

voya i s pas l e sol au pied du mur de ma chambre.

Face a l a fenêtre ouverte, j e m’étend is sur un

fauteu i l et fuma i ma c igarette du matin , lente

ment,a pe tit feu . I l me semb l a i t, en fermant à

demi l es yeu x être perché dan s une hab itation

aéri enn e b ien au -dessus d -è s hommes et voyager

en pl eine légende de Bretagne. Cette i l lu sion

s’

effaça vi te. Je pensa i-s alors à ces j ol i s feu i l l a

ges aux ton s de rou i l l e et d ’ or brun i que j ’ ava is

vus,l a vei l l e

,sur l e flanc de l a Haute-Pi l e. Des i

reux d ’en cuei l l i r u n bouquet et de fleuri r ma

chambre, j

’acheva i ma toi lette e t sort i s.

L e brou i l l ard éta it touj ours auss i inten se. Ce

pendant, j e parvins a m

’ori ente r pour gagner l e

p i ed de l a mon-tagne . Je commença i l ’ascensi on .

Je dus fa ire des eff orts inou ïs pou r franch i r l es

obstac l es, des roches gl issan tes, d’énormes troncs

d ’arbres abattus par l a foud re . J ’éta i s touj ours

dans l a brume .

Environ à mi -hauteur de l a montagne, je sor

ti-s du brou i l la rd comme un pl ongeur sort ira i t

de l ’eau,brusquement. Je voya i s ma intenant l e

sommet de l a Haute-Pi le d’une façon dis

t incte . Je monta i l entement et au fur et à me

sure qu e m’él evais d avantage je me senta i s en

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 75

vah i par une émot i on grand issante, vi olente et

dél i c i euse,une émoti on d ’

extase

Imag inez e n m ’éc-outant

,un e mer infini e et ca l

me,d ’une blancheur la i teuse, mate, sans éc lat ,

de l aque l l e émergera i ent ça et là ,de hautes crêtes

de montagnes. Le sol e i l darda i t ses rayons l es

p lu s vifs sur ce tte immensi té . Quelques c imes

se dist ingua ient au l o i n dans l ’horiz on gri sâtre .

A mes pieds,sur l es flan cs de l a Haute -P i le un

fr isson de vent souleva i t quel ques vagues de cet

océan de brou i l l ard comme des fri sures légères

et capricieu s-os. Le v i l lage éta i t submergé par l a

brume la po inte d u cl ocher dispara i ssa i t c om

me l e dernier mât d ’un nav i re en‘gl o—uti .

J ’asp ira i de toute la force de mes sens les dél i

ces de cette vue magn ifique et d ’instinct où j e ne

sa i s par que l l e su ite de réfl ex ions intérieures, j e

pensa i à D ieu . Ce que j ’ava i s devant moi dépas

sa i t en grandeur tou t ce que l e gén i e huma in peut

concevo ir et pourtant,l ’homme a que l quefoi s

effleu ré l a perfecti on dans l a recherche du beau ,

mais j e me disa i s qu ’une pu issance de concepti on

d ivine p ouva i t seule jou er a ins i avec l es éléments

et en fa i re j a i l l i r u n e pare il l e masse de spl en

deurs . Qu e ceux qu’un doute tourmente

, qu e ceux

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76 MARIE — ANNA LA CANAD IENNE

qu i cherchent l a vérité dan s l a sc ience voient ce

que j ’a i vu dans cette heure inoubl i ab le et i l s

comprendront tout ce qu ’ i l y a de fa ible sse hu

maine d ans leurs inquiétudes,tout c e qu ’ i l y a de

néant au fond de l eurs recherches. Seul , en face

du c iel et des horizons infin is, l’homme se vo it

plus près de D i eu et la pri ère l ’ i nvite. I l trouve

même dan s l e si len c e qu i l’en toure l a pa ix et l a

sécurit é n écessa ires aux grands recuei l lemen ts.

A regret,j e me repl ongea.i dans l e broui l l ard

et redescend i s au vi l lage. D e retour à l ’H ôte l , je

c onstata i qu e j’ava is oubli é d'e cuei l l i r l -e bou

quet de feu i l lages qu i m’ ava i t fa i t sorti r à cette

heure matina le .

Oh,cette matinée de l a montagne E l le res

tera in effaçablemen t gravée dans ma mémoi re

Je me croya i s un peu bla sé sur l es surpri ses de

l a nature mai s ce que j ’ a i vu au sommet de l a

Haute— Pi le m ’a fa i t reconnaître cette erreur.

Dans aucu n autre pays j e n ’a i été rem 1i é jusqu ’au

fond de l ’âme par autant de beautés accumulées

V i l l od in s ’é ta i t arrê té,ému par l ’évocation de

cette féérie de l a natu re canadienne,oubl i ant l ’es

pace d ’un insta nt ceux qu i l‘en tou rai ent pour

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MARIE -ANNA LA CANADIE NNE

rappeler un e foi s enc ore devant ses yeux l ’océan

de brou i l la rd e t l es crêtes ensolei l lées .

Mar i e —Anna ava i t éc outé le réc i t de Jacques

avec une sorte d ’avid i té muette el l e demeura i t

sous l e charme de sa parole a i sée, chaude, pre

nan te. E ll e eut voulu qu ’ i l parlât l on gtemps en

core . Cet enthous ia sme si ncère du j eune homm e

pour son pays qu ’ el le a ima i t,l a flatta it dans ses

sent iments de bonne Canad ienne .

— Vous m ’ avez fa it un grand pla i si r,monsi eur

de V i l l odi n d it e l l e avec u ne tend re inflexion de

reconna i ssance dan s l a vo ix,en l e regardant b ien

en face,de ses beaux yeux adorab les . J ’ aura is

a imé être avec vous su r l a montagne,devant ce

paysage . c e deva i t être si beau

Jacques en pâl i t de bonheur C ’éta i t l a pre

mière fo is qu ’el l e lu i parl a i t a i nsi . Les paroles

de Mari e-Anna in ondè rent son cœur d ’une fél i c ité

pure comme l e prem ier souri re de l a femme a i

mée. Un flot bou i l lant d ’amour monta de son

cœur à ses lèvres et, sans l a présence d ’H enri

Chesnaye qu i regarda i t Marie —Anna avec u ne

fix i té s ingul ière, i l eu t perdu , par un de ces brus

ques assauts de l a passi on na i ssante tou t l e ter

ra i n gagné dans l a sympath ie d e l a j eune fi l le .

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78 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Je croi s qu e nous oubl i ons l’ heure di t Hen

ri —en se l evant . Mons ieur de V i l l odin est un

grand charmeur on cesse de vou loi r en l ’econ

tant.

Jacques répondi t d ’un geste ; l e ton de ce

c ompl iment l u i fit l'

effet d ’u n coup de vent sur

l es yeux .

I l s repri ren t l e chemin des Grandes Pi l es.

Après quelques minute s de marche i l s passè

rent devant l a cabane de chaume qu i l es ava i t

abri tés qu inze j ours plu s tôt pendant l ’orage.

Par su i te d ’une communauté de sentiments ou

d e pensées,l es regard-s de Mari e-Anna e t de Jac

ques se croi sèrent. I l s se souri rent l ’un à l ’autre .

Gilbert qu i l es observa i t ava i t bi en u n e gros

se pla i santeri e prête au bord des lèvres ma i s

se ntant l a gravité du moment et cra ignant de

d ésobl iger son am i qu i nagea i'

t en pl e in c iel , i l

remit sa pla i santerie a d’autres temps.

Ne trouvez -vo-us pas que cette pauvre cabane

de canton n ier ressemble au j ourd’hu i a un m-onu

ment h istorique murmura — t-i l à l ’ orei l le de

Jeannette.

E t comm e el l e l e regard a i t, ind-éci se, ne compre

nant pas encore,i l aj outa d’ une voix emphat ique

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MARIE -ANNA LA CANAD IENNE 79

— Peut-être l irons-nous un j our son histoire

écrite pour Vénus d ans l a langue su bl ime de

l ’amour

D éjà Jeannette ava i t remarqué que Gi lbert

ava i t l ’espri t prodigue de sa i l l i es mordantes

mais a cette derni ère dont elle devina i t parfa i

tement l ’ in ten t ion ,el le paru t p iquée

Vous ne conna issez pas mon ami e, M . Gi l

bert fit — el l e avec une nuance de sévérité. Vous

i nventez .

— S i j’ invente, comment se fa i t- i l que vous

m ’ayez s i b ien compri s scanda l ’autre imp i

toyabl e.

— Oh,vous êtes terrib le s ecria la j eune fil le

b loquée par cette questi on . S i vou s recommen

cez , mons ieur , j e ne vous parlera i plus

E l l e fit sa peti te mou e d ’enfant boudeuse

qu ’ on ne gate plu s, ne sachant que d i re pour

défendre Mari e-Anna des poi ntes de ce pla isant

sournois .

— A ll ons,ne vous fâchez pa s fit- i l avec amé

n ité. J ’a i des idées très pârti cu l 1e res sur ce gen

re d-e quest i ons, c’est vra i V i l l odi n me d it mê

me souvent que j e n ’y en tends ri en , c’ est encore

possib l e. Mai s comme l e ciel d i spensateur de s

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80 MARIE - ANNA LA CANADIENNE

séduct i ons de la j eunesse m ’ a un peu oubl ié

sous ce rapport , j e me venge comme j-e pui s

avec l es moyens dont j e di spose . Par exemple,

quand j ’ entend s une je une fi l l e d ire à un ga lant

trop empressé : “Monsieur,ne me parlez pas de

l a sorte j e pense malgré moi qu e c ette jeune

fil l e se di t au fond d’ el l e —même : “S ’ i l pouvai t

donc ne pas m ’obéir

Vous rec ommencez fit Jeann ette agacée.

I l l a regard a de ses bon s yeux ma intenant

sans ma l i ce et l u i dit d e sa voix'

tranqu i l l e

J ’a i cop i é pour vous l a chanson du Ro i et

de l a Bergère qu e vous dési rez conn aître . La

vo i c i . E tes — vous encore fâchée

E l l e l u i fit un e grimace qu i va la i t une poème.

I l s toucha ient au vi ll age. Sur l a j ol i e ma in

bl anche qu ’ i l serra doucement, V i l l od in éprou

va u ne fol le tentat i on de poser ses lèvres .

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82 MARIE- ANN A LA CANADIENNE

dési r non d issimulé de l e ten i r à di stance tout

en l e tenant un peu

A u retour de la promenade aux Rapides, Gi l

bert lu i ava i t d i t ave c u ne assurance narquoi se

Mes comp l im ents, Jacques ! Je cro i s qu e

tu as trou vé l a bonne man i ère.

E t en effet,Mari e-Anna charmée par l e réci t

d e l a montagne ava i t ex primé son conte ntement

avec tant de cand‘eur

,de simpl i c i té , de confian

ce que le j eune homme ava it aussitôt découvert

les véri tables sources de l ’amour. Avant ce j our,

i l n ’ava i t j ama is a imé . Les amourettes de pas

sage sous l es l a titudes européennes ou asiat i

ques n ’ ava i ent -été qu -e d’ instab l es caprices e l

l es n ’ava ient ri en la issé dans son cœur seu le

ment un vagu e souven i r dan s sa m émoire et un

souri re i ndéci s sur sa lè vre chaque foi s qu ’ i l

y repensa i t . Courtes fol ies sans tendresse, sans

lendema in F l eurs sans parfums qui meurent

quand on l es cuei l le Et avec que l l e fac i l ité,l u i

l e voyageu r paré d ’un beau visa-ge, d’u n n-

om

ri che et b l asofi né, avec quel le fac i l i té n’ava it-i l

pu les cuei l l i r ces pauvre s fleurs un i nstant re

gardées, c—onqu i ses pu is pour touj ours oubl i ées

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MARIE-ANNA LA CANAD IENNE 83

Sans même retourner l a tête,i l étai t part i , fro id,

hauta in,amer, se murmurant désenchanté

— Eh Ce n ’e st que cel a, l’ amour

Et à l a première fleu r l u i barrant l a route de

ses j ol ie s corol les roses,i l s ’éta it encore arrêté

,

l ’ava it regardée,conqu ise

,oub l iée .

Pourtant un j our vi nt où la plu s bel le n 1 ncl i

n a poi nt son front, quê teuse, sous l a fixi té con

querante d e son regard . Ce j our- l à,son cœur

batti t pour l a première fois. D‘abord piqué d ’ or

guci l comme s’ i l releva it un défi, Jacques de

V i l l od in , beau garçon e t fl irte u r écouté, tend i t

ses mei l leurs fi l ets i l exerça u ne fo i s de plus

l a pu issan ce de son charme j usqu ’ a l ors infa i l l i

b l e sur cet te jo l i e Canadie nne rencontrée un soi r:

d orage dans l a forê t. Hélas, l

’ inte l l igen t fl ir

teur vit l es mail les d e son fi let détru ites aux

prem iers essa is e t son charme enjôleur ne lu i

va lut qu ’un souri re au fond duquel i l n‘y ava i t

que de l ’ indiff érence.

Mai s lorsque Mari e A nna l’en tendi t parle r

avec enthousi asme des beautés de sa terre natale,

quand el le eu t déc—ouvert sous l ’apparence d u

monda i n l ’ arti ste ému qu i parle a l a nature et

l ’ écoute parler, pu is remercie D ieu de lu i avo i r

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84 M ARIE -ANNA LA CANADIENNE

donné l a vie , el le tend i t l’orei l le, cette foi s, émue

el le aussi , attendri e , reconnai ssante .

Jacques,au cou rs de ses voyages et de ses

aventures n ’ava i t j ama i s rencont ré u ne rési s

tance très obst inée à ses de s-sei ns gal ants. Lors

qu’après u ne l ongue attente i l v i t Marie-Anna

l u i souri re et l e regarder de ses grands yeux

noi rs s i beau x,son cœur chanta vi ctoi re , ou

b l ian t u n peu qu’ i l éta it pr i s lu i -même . I l chanta

tant et si fort que Mari e— Anna en p-ri t peur et

crut bon de ramener au ca lme ce tapageur qu i

prétenda i t l avoi r c onqu i se. Jacque s vi t l a j eu

ne fi l l e s-e retrancher comme autrefoi s dans sa

réserve prud ente fa ite d ’amab i l i tés et de froi

deu rs. Son enthousi asme se glaça l e souven ir

d ’un e m inu te d ’expan sion amoureuse lu i rend it

pourta nt courage en l u i la issant espérer de sem

b l ab l es moments dans u n aven ir -

p-lus ou moins

rapproché,mai s ces al ternat ives d ’abattemen ts

et d‘espoi rs l e rendirent l i ttéra lement escl ave de

l a pro ie qu ’ i l convo i ta i t. I l éta i t va in cu,à bout

de mun i t i ons, cri ant famine de toute l a force de

ses 24 an s

Mari e— Anna souriai t tou jours, tranqui l le , sûre

d ’el l e-même cesse nt aussi tô t de sourire dès qu e

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 85

l e fl i rt recommença it . Neu f à l ’amour malgré

ses précédentes conqu êtes, Jacques souffra i t.

Un j our qu ’ i l s éta ient seul s dans l e peti t sa l on

de l ’H ôte l des Chutes,Gi lbert d it à V i l l od in

— N e penses-tu pas, Jacques , qu’ i l est temps

de revoi r la France

I l eu t une grimace de contrari été.

— Bah Je ne vois rien qui presse , répondit

i l . Mes parents n ’ ont pas éc ri t de plus l es tro i s

années qu i nous ont été accordées n’expi ren t qu e

dans c inq moi s.

Soit ; mais conviens que nous ne fa isons

pas grand’chose d ’ut i l e i c i et pu i s l ’h iver appro

che,l ’h iver canadi en

,30 degrés au -dessou s de

zéro, d es peaux d

’ ours de 40 l ivres sur le dos et

des glaçons pendus au nez . B rrr

— Gi lbert, tu te fa i s une fausse op in i on de

l ’hiver au Canada . J ’entenda is dire récemment

que cette sa i son ramène une foul e de sports et

de plai s i rs qu i restent oubl i és pend ant l‘é té l e

patinage, l e hockey , l es promenades en raquettes,

l es gl issades en toboggan dans l es montagnes.De plus j ’ imagine que ces grand s fleuves de gla

ce, ces immensi tés couvertes de ne i ge doivent

être d’ un effet grand i ose,avo i r un cachet décora

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86 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

ti f qu i nou s est encore inconnu . Pourquoi par

ti r . E t puis .

— A l l on s,Jacques ! in terromp it brutalement

G i lbert. N e te mets donc pas l’espri t à. l a tor

ture pour trouver des prétextes. D ismoi : “J ’a i

me M arie A nna et j e reste Ce sera pl us s im

ple

V i l l od in s ’éta it levé.

Eh b i en,ou i

, je l’a ime é c la ta-t i l . Ou i

, je

reste Entends-tn,Gi lbe rt

,j e l ’a ime j e l ’a ime ! !

j e l ’a ime ! Et j e veux rester pour l a voi r, lu i

parl er,l a su i e

,l’a‘

dorer malgré el le , malgré

tout Oh,a ie p i tié de moi

,Gi l bert j e l ’adore

et j e su i s malheureux

A b-ou t d’ha l ei ne

, i l retomba su r sa cha ise,l a

tête dans ses mains .

— Hum fit G i l—bert très ca lme devant cette

explosi on . I l paraît qu e l e mal est sérieux

I l ne l ’ava i t j ama i s vu si exal té . Sa figure ex

pressive réfléta un in stant l es véritables senti

ments qu i l‘agi tai en t, en présen ce de l a dou leur

de son ami . Conna issant son espri t vol onta i re,

peu mani able par l a force, i l entrevi t l es couse

qu ences fâcheu se—

s que cet amour entraînera i t in

fai l l ibl emen t si Jacques s ’abandonnai t au verti ge

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MARIE — ANNA LA CANAD IENNE 87

de sa pass ion . Quel l e j o ies pouva it rése rver l ’a

veni r à cette i nc l ination s i Mari e —Anna commet

ta it l a fa iblesse d‘y répondre L es j oi es de la

fam i l l e Imposs ible ! L ’un ion de de ux fa

m i l l es séparées par des centa i nes de mi l les ne

pourra it s’accomp l ir, ces deux fami l l es ayant res

pect ivemen t des afi ections, des intérê ts sépa rés

eux aussi par l es me rs . A l ors A l ors l ’aven i r ne

l a issa i t prévoi r qu‘une séparati on dans un temps

très rapproché des aveux mutuels,c ’ est-à-dire l e

déch irement de deux cœurs pleins d’espérance, de

j eunesse et de v ie.

Très maître de lu i -même,Gi l bert reprit cet a i r

de gavroche parisi en qu i l e qu i tta it rarement

lorsqu ’ i l éta it seu l avec Jacques et v int s ’a sseo i r

auprès de l ’amoureux e ncore trem‘blant et pâ l e .

— Jacques,fit -i l avec u ne feinte compassi on

n ’y a - t- i l pas un m oyen d’arranger l es choses

S i tu as reçu un c oup de sol ei l sur l e cœur,i l faut

te soigner,mon che r

,rester à l ’ombre quelque

temps .

— M ari e An na ne n‘a ime pas répondi t-i l . C ’ est

cela qu i me tortu re Je m ’én ivre de ses yeux, de

ses cheveux, de ses mams b lanches et quand je

cherche à l ’en traî n er sur u n terra in de confiden

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88 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

ces d’aveux, el l e me devine touj ours, et d

’un mot,

C’ est un mur de glace entre el le et moi . Et ce

suppl i ce dure depu is un mo i s

— Tu n’ es guère pat ient fit Gi lbert . Mon cher

Jacques,quand on est affl igé de cette maladi e et

qu ’on demand -e aux méde c ins, l e remède, i l s vous

répondent tous invari ablement : “Voyagez , mon

si eur,voyagez . Nous avons fa it une foi s l e tour

d u monde si tu veux . recommençons .

Jacques leva vers l e pla i sant un regard mau

va i s.

— L ’ idée ne te sourit pas demanda Gi l bert

pensi f. ! a d ewen t un problème . Je n e vois

pas . j e ne vo i s pas c-e que tu peux fa i re pour

conquéri r l ’amour de ta dulc inée . Et pourtant .

Jacques releva l a tête .

— Que veux-tu. qu e j e fasse s’écri a-t-i l .

— Eh,l e sai s j e, moi Jette-toi dans l e St

Mauri ce, . ou b ien encore fa i s-toi moine Qui

sa i t Peut — être qu ’après el l e t ’a imera

— Oh, j e t’en pri e

,Gi lbert, ne ra i l le pas Je

souffre et tu m‘exaspè res N on

,non

,c ’est trop

fit-i l dou l oureusement . Je ne pui s plus atten

dre . Je veux qu’e l le me di se ce que j e doi s è s

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90 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

Qu ’as— t u fa i t depu i s troi s ans Tu as mené à

travers les mondes u ne vie de j ou isseur qu i tom

be en pamoi son d evant un cl ocher dan s l e brou i l

lard et débite des compl iments “ste françai s”

aux fi l l es blanches de partou t . C‘est très j ol i ,

mais c ’est trop p-eu , mon cher Je comp rends

qu-e cett e vi e te pro-d igue de bi en grandes dél i ces ;

ton orguei l de j eune homme trouve dans l ’adu

lat ion des femmes d e quoi fa i re l a roue comme

un paon au solei l . Mai s pu isque tu es s i sensib l e

à l a flatteri e et aux hommages que tu ne les cher

ches-tu dans l a recon na issan ce du monde a ta

prod uct i on inte l l ectuel le, à ta va leur mora le

Que ne cherches — tu l a n otori té qui , j’en sui s cer

tai n est accessib le à tes efforts Cro i s-moi Jac

ques,si do-ux que soi t un souri re de femme

,i l n e

vaut pas l’encens de l ’admirat ion des hommes

l es fuméesde ce t en cens sont parfo i s si en ivran

tes que l e p l us van iteux n ’ en peut supporter

l ’ ivresse . La gloi re est c omme toutes choses,u ne

hab i tude, son premier contact brûle . Mais en

core,ce n ’est là qu ’une question d

’à — côté. Je tte

un coup d ’œ i l e-

n arrière dans l ’h i stoi re et voi s

comb i en d ’être cul tivés on t l ai-ssés des travaux

mervei l l eux. I l s vi vent auj ourd ’hu i dans l ’espri t

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 9 1

de tous l -es êtres sa ins qui , comme toi , ne doivent

pas avo i r de plus grande amb iti on que de les

im iter. Produ is, Jacques, l a i sse quelq ue chose

de toi -même à ceux qu i te sui vront et ne te mets

pas l e cœur en peine d‘autre chose. L ’amour l e

plu s grand , vo i s— tu , meurt avec ceux qu i l’ ont

fa i t naître,quand i l ne meurt pas avec leur j eu

nesse . Tu m ’a s compri s, n’ est-ce pas

! E t

ma intenan t s i l e mal est l e p lu s fort , s’ i l est trop

ta rd,a i e l e courage de couper l e mal dans l a

ra cine et qu ittons l e Canada .

V i l lodin ,immob i l e et muet ava i t écouté ce d i s

cours comme u n bourdonnement ind ist i nct san s

même remarquer l a tournure nouvel l e que pre

na it l ’eSpr it ordina i rement ra i l leur et sc eptiq ue

de son compagnon . D ’a i l l eurs,ces paroles d ’un

sens un pe u exagéré à-dessein par G i lb ert ne

pouva i en t évei l l er dans l ’âme du j eune ari sto

crate que des amb i t ions alanguies par l’oisiveté

et l a monoton i e relatives de sa v ie de voyageur

ma i s sans entraver aucunement l ’élan de sa pas

si on . E u d ’autres temps,V i l l od in eu t su refuter

sans pein e l es a rguments d e Gi lbert en répon

dant que b i en des homm es,même des plus amb i

tieux, parvenus au soi r de l eur vie n ’ont j ama i s

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92 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

regretté d ’ avoi r manqué l a glo ire tandi s que b ien

des têtes glori euses un j our blanch i es par l es

a nnées ont versé des l armes d e dép i t en songeant

qu e l’amou r passa j adi s devant leurs yeux sans

qu’ i l s s

‘arrêtassen t même a l e regarder . Mais

a c-e moment . V i l l odin éta i t incapabl e d ’a l igner

deux ph ra ses sensées

Quitton s l e Canada répéta Gi lbert avec in

sistance .

Jacques secoua l a tête .

— Je reste répondi t-i l .

— T rès b ien fit Gi l-bert en haussant l es epau

les, résigné a tout . J ’ i ra i dema in a l a poste de

Québec donner n otre adresse des Grandes— Pi les

et fa i re expédier n os l ettres di rect ement i c i .

pu i sque n ous restons.

Le l end emai n soi r Gi lbert éta i t d-e retour à

l ’H ôte l des Chutes. Jacques l ’attendait.

— Je t ’apporte des n ou vel l es de France, fit— i l

en entrant. I l y ava i t une lettre à l a porte res

tante de Qu ébec .

— Que di t-on

— Je ne sa is c ’est à to i que l a l -ettre est adres

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 93

I l l a lu i tend i t. Jacques rompi t l e cachet et

M on c h e r en rfæn t

Nous t’

a t t en d-ons p roc ha i n em en t a ve c G i l b er t . M arg u er ite

e st fi ancé e a u b a ron d e R u p eck , ton cam a r ad e d e c o l l èg e .

L e m a r ia g e a u ra l i e u a u pr i nt emp s . A b i en tô t , m on Jacq u esT e nd re sses .

S i g n é : CL OT IIL D E , C OWM @SS è d e V i l ll old in ,

a u. châ t ea u d e R emen i i-e u

1 er Sep tem b re .

I l pa ssa l e b i l l et à Gi lbert.

Eh b i en fit c elu i -c i après l ’avoi r lu .

— Eh b i en,nous rentre ron s en France au pri n

temps, répondi t Jacques. Cette lettre n e change

ri en à ma déci sion .

— Jacques,tu as tort di t Gi lbert sévèrement.

Tu as tort d ’ attendre au printemps

— C ’ est i nuti le de recommencer cette di scus

— Ma is, trip l e fou s’écria Gi lbert sort i de ses

gonds, comprends donc qu e dans troi s moi s tu

seras encore plu s malheureux qu ’ auj ourd ’hu i !

Ta passion sera devenue u nemaladi e i ncurabl e

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9 4 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

T andi s qu ’auj ourd ’hu i tu qu i ttera i s l e Canada

san s trop de pe ine,si tu a ttends

,i l fau dra t

‘en

a rracher de force et tu souffri ras d ’autant plus

q u e tu aura s plus a ttendu

V i l lod in vint se plan ter devant Gi lbert et d ’un

ton qu i tran cha i t n ettement l a questi on,i l a r

t i cul a :

— J’ai di t : “Je reste . et . . je . . reste

I l pa ssa d ans sa chambre, c l-a-qua la porte et

donn a nerveusement deux tours de c lef.

Gi lb ert demeuré seu l eut un hochement de

t ête c omique et s’en a l la c oucher en gromme l ant

cette boutade

— Tant qu ’ i l y aura des garçons et des fi l l es,

ce sera touj ours la même chose

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VII I

Oh, bonj our, M . de V i l l od in C ’est a imab le

à vous de ven i r a in s i me surprendre cet après

Marie -Anna lu i tendi t la ma in et demanda

— Vous êtes seu l E t votre inséparable

— Gilbert profite des dern iers beaux j ours

d ’ au tomne pour pe ind re que l que s paysages.

C ’ est vra i,au fa i t se rappe l a Mari e— Anna .

M on onc le Lab arte m ’a di t qu ’ i l lu i ava i t prêté

son canot pour remonter le fleuve et vi si ter l ’au

tre rive.

E l l e aj outa,grac i euse

— Venez vous asseoi r, M . de V i l l odin . J’

ai

quelque chose à vous demander.

Jacques l a regarda i t. E l le éta i t adorab le dans

ce costume somb re sans fanfreluches n i dentel

l es . Sa su perb e tête“blonde se dégagea i t admira

bl ement sur l e c orsage noi r un peu échancré ,

l a i ssant à u n une gorge de divi nité grecqu e . Jac

ques trembla i t devant el l e . I l éta i t venu pour

l u i d ire qu‘i l l ’a imai t, qu

’ i l lu i fal l a i t seulement

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96 M ARIE-ANNA LA CANADIENNE

un peu d ’amou r d ’el l e—même pour être l e p lus

heureux des hommes et ma intenant qu ’ i l éta it

devant el l e,i l perd a i t presque l a notion exacte

de sa prop —re existence, ne sachant plus s’ i l éta i t

d igne d ’envi e ou de pi ti é.

— Vous avez quelque chose à me deman der

questi onn a-t-i l .

— Oui a vous et aM . Gilbert. Mai s j e ne sa i s

Le rou ge vel outé qu i c ol ora i t ses j oues s’a

-

ccen

tua encore.

D ites,mademoisel le i nsi sta Jacques impa

tient. Vous savez b i en qu e c’est accordé d ’avan

ce.

Eh bien,vo i c i : j e d ési rera i s que M . Gilbert

peigni t un paysage sur l a prem ière page de mon

album avec ma ma i son au premier plan . Voulez

vous vous charger de l a comm issi on

Gi l bert est b i en heureux de pouvo ir vous

pl a i re,d i t — i l

, en prenant l’album qu ’e l l e lu i pré

sentai t.

E l l e eu t un ai r mutin et s’avança su r lu i , l e

peti t doigt menaçant

— Vous savez,d it-e l l e ; je me fâchera i si au

l i eu d ’une peinture,M . de V i l l od in me rapporte

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98 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

Oh,pardonnez -moi ! d it- i l . Vous me ren

d ez s i ma l heureux Vous êtes si méchan te avec

moi Vous l e saviez , pourtant, ce que je viens

de vous d ire . Pou rquoi me déc ouragez -vou s tou

j ours Pourquo i n e m‘

a imez — vous pas un pe u ,

moi que vous a ime tant

E l le secoua l a tête et di t d ’une voix qu i trem

bl a i t et qu ’el l e s’efforça it en va in de rendre sé

vère

C ’est très ma l,ce qu e vous fa i tes- là Vou s

m ’ob l igez a vous parl er comme à un en fant gâté

qu i veut touj ours plus que ce qu ’ on lu i donne.

E cou tez -mo i,M . de V i l l od in . J

’a i devi né de

pui s l ongtemps les sentiment s qu e vous éprou

vez pour moi Vous auri ez du comprendre qu e

si je n’y réponda i s pas

,c‘éta it pour vous en ga

ger a ne pas persi ster dans ce capri ce ; vous

adme ttrez bi en que je pu i sse avoi r d es ra i sons

pour dési rer demeurer libre d ’a i l l eurs, j e su is

sûre que vou s.m ’

est imeri ez moins si j ’ ava i s été

devant vou s une de ces j eunes fi l l es compl aisan

tes qu i vont au -devant des aventures qu and on

ne l eur en offre pas. Vous m ’avez ju gée d‘une

façon vulga ire si vous avez espéré de moi l es

mêmes fac i l i tés. J ’a i trop c onsc i ence de mes de

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MAR IE — ANNA LA CANADIE NNE 99

voirs dans ma re l igi on et dans ma fami l l e p our

m ’attacher a des b i ens qu i m

’en détourn era ient

peut-être et j ’ en éprouwera is u n remord qu i trou

b l era i t à-j ama i s mon repos.

— Pourqu o i m ’ infl igez-vous toute cett e mora

l e di t Ja cque s . I l n ’y a rien dans mon amour

qu i n e soi t sa int, qu i ne so i t l e respect et l’ado

rati on de vous

— I l lus ions que tout cel a

Jacques se mépri t au sens de cette phrase e t

se sent it bl essé.

Les Canad i en n es ne savent pas a imer s ’é

c ria — t- i l avec ame rtume .

Oh vous vou s trompez , mons i eur r iposta

vivement Marie-Anna, pi quée a son tour par

cette apostrophe . E l l es savent a imer,au con

tra ire ma i s d ’une man i ère d ifférente peut -être

de cel l e des j eunes fi l les d e votre pay s . Je m ’ ex

p l i quera is a insi qu e vous n’ayez pas compri s ma

réserve à votre égard,con t inu at e l l e étourdi

ment,en s’échau ffan t a ce suj et dél i cat. Ic i c ’est

la ra i son qu i contrôle l e cœur et l e cœur lu i est

soum is .

Les yeux de V i l l od in bri l lèrent de j o i e à ces

dern i ers mots .

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1 00 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

— C ’est donc ma l gré vous que vous ne m‘a imez

pas demanda-ti l d ’un e voix pressante .

Mari e-Anna rou git, embarrassée par cette

question,prête à répondre n’ importe qu oi pour

l’él u der. Frappé de cett e rongeu r subi te et du

trouble qu ’ i l vena i t de fa i re naître,Jacques s ’ap

procha encore , de plus en plu s pressant , red eve

nant à son insu l ’hab i l e séducteur d ’autrefo i s.

Ma is Marie-Anna rendu e à el le -même par cette

man-œuvre l e fit recu ler d ’un simple geste et l u i

dit d ’une voix doucement grondeuse

— S oyez don c ra i sonnable,M . de V i l l od in

L ’am itié n e vou-s est -e l le pas pl us préc i euse

S ongez donc où no-u s cond u i ra i t une parei l le fo

l i e s i j e‘

cédai —s vous avez des parents loin d’ i c i

,

une mè re qu i vou s attend , que vou s devez revoi r

b i entôt e t consol er de votre longue absence.

N ous voyez-vou s épri s l ’un de l ’ au tre avec d ix

hu it cents mi l l es entre nou s Ce n ’ est pas

séri eux

— Je n e vous qu i ttera i s pas , Marie —Anna,si

vous m ’aim i ez .

Je ne veux pas l e croi re car c ’est u ne pen

sée egoi ste qu i touche pén ib lement des a-ñect ions

plus sol id es et p lu s chères . Vous l e voyez , je

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102 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

I l pa rti t. D err i è re l a vi tre de l a porte , el l e l e

rega rda j usqu’au détour de l a pla ce de l

’E gl i se .

Quand ell e ne l e vi t pl u s, el l e rentra dans l e

sa l-on,chancel ante éc l a ta nt soud a in en san

gl ot s, el l e se jeta sur l e sofa en cri ant

Ja cques,Jacques M on Jacques a imé

Comme je te fa i s sou ffri r

LA DEPECH E

Quand V i l l od in rentra à l ’H ôte l des Chutes,

i l éta it comme hal lu c iné . I l monta à sa chambre,

s’étendi t tout hab i l l é su r son l i t et s’ed orça de

mettre un peu d ’ ordre dans ses pensées.

“C ’ est pa rce que j e vous a ime b ien qu e j e

vous parle a insi”, ava it d i t Mari e-Anna .

Avec sa j eune et ard ente imaginat ion Jacques

s’

én ivra du récent souven i r de c ette m inu te bé

n ie quan d Marie —Anna l u i ava i t d it ces mots qu i

ressem‘b la ient étrangem ent à un aveu : C ’ est par

ce que j e vous aime bi en . Mai s ma l gré ses

antécédents,V i l l od in n ’éta it pas encor e a ssez

expe rt en matière de sentimental i té amoureuse

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MARIE — ANNA LA CAN ADIENNE 103

pour voi r là autre chose que de l a bon té, de la

p it i é p our un être qu i soufi re et implore un bau

me adouc i s—

sant. D e plu s,troubl é comme i l l ’ ê

ta it à ce moment.,des su bsti l i tés n ’ éta i ent pas ac

c essib l es à sa ra i son . L ’e spri t l ibre et l e cœur

sûr comme j adi s à l ’égard des amourettes de

passan e,Jacques eu t deviné peut -être l

aveu de

l ’amour dans l a phrase am ica le,ma is amou reux

l u i -même,i l en éta i t absolument incapabl e .

E l l e ne m ’ a ime pas se di t- i l amèrement .

E l l e a p i tié de moi e t c ’ est tout

I l n ’

en tend it pas un l éger coup frappé à l a

porte de sa ch ambre . Un deuxième,un peu plus

fort n ’ eu t pas plu s de réponse. A l ors la porte

s’

ouvri t l en tement et Gi l bert se montra sur l -e

seu i l, l a b ouche en cœur, tout fon dant de cour

toi sie

— Monsi eur l e vi comte rêve à la princesse

minauda-t- i l entre deux courbet tes .— Qu e veux-tu fit Jacques maussade.— Peu de déménager de cet hôtel

s impl ement ; répondit G i l bert . La vi e n ’y est

p l us tenable C'

est un t ol 1u -bohu a fa ire grandir

l es orei l l es d ’un bou rr ’

qu e

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104 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

— Tu veut déménager demanda Jacques en

se soulevant sur un cou de. Pourquo i

Pourquoi Comment pourqu oi fit Gi l

bert stupéfa i t. T u ne vo is ri en , tu n’

entends

ri en de ce qu i se passe ici Eh bi en . mon. cher,

tu est vra iment préoccupé ! Moi j e n’

en dors

plu s

A ll on s donc Tu veux parl er de ces gens

qu i font l a fête en bas Ce sont des ouvri ers

qu i s’ amu sent .

— Oh,j e ne veux pas l es empêcher de s

’amuser

j usqu ’à la mort si bon l eur semble, ma i s comm e

j e ne veux pas davantage qu ’ i l s m ’empêchen t de

dorm ir,j e qu i tte l a pla ce .

— Un peu de patience, Gi l bert c ’est une cor

vee chaque fois que nous déplaçons nos mal les et

nos va l i ses

— Bah Depui s tan tôt tro i s an s que nous ne

fa i son s pas autre chose, c’ est devenu une hab i

tude. Et pu is,écoute

,Jacques, c ontinua Gi lbert

en se penchant comme pour gl isser u n e confi

dence, j e conna i s un j o l i rez -d —

e — chaussée à l ouer

au bord du St-Maurice . à deux pas de l a mai

son de Mell e Car l i er. On voi t ses fenêtres com

me j e te vo i s, aj outa - ti l d’

un ton pla c ide .

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1 06 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

E l l e est s i j o l i e murmura Jacques se par

lant a l u i -même . Un sou ri re à fa i re frém i r dc-s

marbres D es yeux à fa i re tomb er le genre

huma in a se s genoux

H eu . Ce me semb l e u n peu exagéré in

terromp i t Gi lbert du ton d’un crit ique a sour

c i l s fron çés.

— E t quand el le me regarde cont inu a Jacques

qu i n ’en tenda it rien , quand ses grands yeux s

’ar

rêten t sur moi,j e voi s l e pa rad is L es poêtes

grecs l ’on t chanté,l e p lu s bel ornement de l a

nature est l a figure hum a ine

Gi lbert l -e crit ique fit un bond .

— Jacques,mesure tes paro les s

’écria -t-i i

d ’ un ton courroucé tu peux i nsu lter l es neuf

d ixi —èmes de tes semb l ables en prétendan t que l a

figure hum a in e est l e plu s be l orn ement de l a

na ture,mais

,j e t’e n pri e , ménage ma tête qu i est

dans l a n ature,ce qu ’ i l y a de mo ins ornement—a l !

V i l l od in d -égr i sé haussa les épa u les . La i ssant

l à u n e cri tique sans succès, Gilbert l e pri t par l e

bra s et l ’en traî na

— Je diva*gue et tu dél i res di t-i l . A l l ons

prendre l ’a i r et v i siter notre futur logi s.

I l s traversère-

n t une des sa l l es du déb i t d e

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 107

boi ssons,toutes rempl i es d ’ouvriers qu i bu

va ien t ferme comme aux plu s beaux j ours de

Bacchu s. Des chanson s angla i ses et frança ises

éta i ent hurlées en même temps en différents en

droi ts des sa l l es.

“La peti te Tonkinm‘se” lutt ai t

de crescen—do avec “Love me and the wor l d is

m ine” . Les vo ix éra i l l ées par l e wh i skey et le ta

ba c faussaient, ton i trru ai en t, se lon l

’ expression

de Gi lbert,à fa i re grandi r l es ore i l l es d

une bour

r ique . Ce vaca rm e dura i t depu i s une semaine ,

d epuis l e jour où le curé ava i t un i la sœur de

l’

hôte l ière et un ou vri er mécan i ci en des us ines

de l a Tuque . Les nouveaux mar i és banquetèrent

pendant deux jours avec leurs p-arents et l es ca

marad es d ’usine pu i s pa rt i rent pour l e Sa

gu en ay. Après l e départ des conj oints,l es in vi

tés déc i dèren t de prol onger la fête tant qu ’ i l res

tera it du “fun ” au fond des boutei l l es . L ’hôte

l ière fa i sa it des affa i res d ’ or,ma i-s el le dorma i t

debout, la pauvre , tant el l e éta i t épuisée . Son

mar i qu i l ’ava i t remplacée au comptoi r pendant

quelques heures éta i t ivre a ne plus rec onnaître

sa femme et ron-fla it comme un P ol ona i s sous une

tabl e . D es promeneurs qu i ava i ent manqué l e

dern ier tra in de s Trois-R ivi ères durent passe r

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1 08 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

la nui t dans cet antre i l s n e s’endorm iren t que

l e l end ema in dans l e premier c onvo i qu i l es re

cuei l l it . Cette orgi e du ra deux sema ines. Toutes

l es chamb res de l ’hôtel,horm i s l ’appartement

oc cupé pa r l es deu x França i s, furent envah ies

par l e s ivro-

gn-

è s. Au fur et a mesure qu ’un des

l eurs ne pouva i t plus bo i re i l s l e h i ssa ient sur

leurs épaules et l e monta i ent à l ’étage supéri eur.

Jama i s l ’H ôte l des Chutes ne ju st ifia mieux son

nom car souvent l es hommes perda i ent l’

équ i l i

bre dans l ’esca l i er et rou la ient l es uns su r l es

autres en hurlant de marche en marche.

V i l l od in»

peu fri and de ce genre de spectac l e

traversa rap idement l a sa l l e su ivi de Gi l bert qu i

songea i t à l’ an c i enne ta verne de s Truand s.

I l s a l lèrent d’ abord chez l e propri éta i re du

l ogi s qu ’ i l-s se proposa ient de v i site r . L ’homme

leur remi t l a c l ef du ren de— chau ssée inha —b ité .

Pu i s i l s se di rigèren t vers la sorti e du vi ll age

d an s l a d i rect ion de l a demeu re de Mari e— Anna .

— C ’est i c i,dit Gi l bert après dix m i nutes de

marche en montrant une mai sonnette blanche si

proche du fleuve qu ’ on l ’eut cru e bâti e sur p i l ot is.

Ja cques re garda i t en fa ce,l es fenêtres d ’une au

tre ma ison où quelques heures plus tôt Marie

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1 10 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Nous revi endrons dema in pour voi r l ’ameu

b lement,d it Gi l bert aprè s avo ir ouvert qu elques

ti ro i rs et passé l e doigt sur l a poussi ère d’une

table . La nui t est tombée.

Ou i , nous revi endrons demain matin , dit

J acque s en regardant encore u n fi l et de lumière

à qu el-ques vingt pa s plus l o in .

I l s refermèrent l es fenêtres et sorti rent .

Chemin fa i sant Gi lb ert songea i t a l a tranqu i l

l i té du l i eu qu ’ i l vena i t de v isite r et où b ientôt

i l pourra i t dorm i r en pa ix sans que “La peti te

Tonktnoi se” v ienne troubler son sommei l . Déjà

J acques im agina i t des heures de ravi ssement pas

sées â sa fenêtre quand Marie— Anna apparaîtra i t

a l a s ienne . E t qu i sa i t s i el l e consenta i t

enfin a l ’a imer et a se la iss er a imer, qu i sa i t s i

e l l e ne se montrera it pas plus souvent pour l e

voir et ê tre vue de l u i,pour échanger d ’une fe

n être a l ’autre,ces mystér i euses correspondances

qu i sont fa i tes de sour i res, d’œi l l ad es tendres

,de

b a i sers envoyés du bout des doigts

Jacqu es goûta i t déjà l a dou ceur de ces i l lu

s i ons et son infatigab l e imaginat i on touj ours

portée à l ’espérance lu i montra i t l ’aven i r sou s

l es plus réjou i ssantes couleurs .

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 1 1 1

Hélas i l ou bl i a i t qu e l’ aven i r n

apparti ent pas

aux homm es et que leurs plus beaux proj ets ne

t i ennent parfoi s que sur des bases de fi l .

Quand i l s rentrèrent à l ’H ôte l des Chutes, l a

t enanc ière l es a rrêta au pa ssage et l eur di t

— Mess ieurs,i l y a une dépêche pour vous j e

l’ a i déposée sur votre table .

I l s montèrent en toute hâte et V i l l od in vague

m en t anxi eux s ’ empara du tél égramme .

A peine eut- i l l u les mots qu ’ i l devint b l ème.

Un cri doul oureux lu i j a i l l i t du cœur

— Mon D i eu Tout est fini

Gi lbert se préc ip i ta su r l e papi er et lut à son

tour . La dépêche d isa i t l acon iqu—émeut

“Mariage d e Marguerite avan cé . Re viens imméd iatemen t

COMTE D E V I LL0 DIN

G i lbert poussa une exc lamati on de j o i e

— Voi là,Ja cques ; voi l à l e remède Tu l ’a s

d i t to i -même i l faut parti r

V i l l od in s‘écri a avec rag e

— Tu est content, toi ! Eh b i en réj ou is-toi

seu l Tu pa rt i ra-s sans moi

Gi l bert recu-l a sous l e choc. I l regarda avec

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1 1 2 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

stupéfactio-n l ’amoureux pâl e et défa it, n

osan t

cro ire à ce qu ’ i l vena i t d ’entendre.

Comment,Jacques ; tu d

‘ésobewa is à ton

père fit- i l . C ’ est grave,ce qu e tu d is- là Tu

as perdu l a ra i son Tu est fou , fou à l i er, mon

pauvre ami Penses— tu aux conséquences d ’une

parei l-l e équ ipée Ta sœur se mari e,ton père

t ’ en prévi ent et t ’appel le,tu n

'

as qu ’un voyage

de d ix j ours à fai re et . tu restes Oh,Jac

ques j ’a i trop d"ami tié pour to i , j e sa i s trop ce

que nou s devons à tes parents pour te l a i sser fa i

re un e parei l l e fo l i e Tu me su ivras,j e t ’en ré

ponds

L ’o-rgu e i l de V i l l od in se révol ta devant une

host i l ité s i franche .

Que veux-tu fa i re fit-i l menaçant .

Tu le saura s quan-d j ’aura i bouc lé tes va l i

se s.

Jacques compri t et sa c olère grand i t encore .

I l fit un pas, prêt aux vi ol ence s.

— Gi lbert Je te défends de parler de cette

dépêche à Mari e-Anna grond a-t— i l sourdement»

en l u i secouant l e bras. E ntends tu j e te l e

dé fends

Gi lbert plus calme à mesure que V i l l od in

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1 14 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

b l ants pour l a jeune fi l l e et auj ourd ’

hu i encore

en o—fi'

ramt à Jacques l ’occas ion de vo i r Marie

A nn —a plu s souvent dans u n e ma ison vo isine de l a

s i enne,i l ava i t a insi a idé au déve l oppeme nt d

’un

amour qu i menaça i t d'

exclure tout autre sent i

ment d ’afi ection et d ’ amiti é.

Jacque s resta it prostré dans sa douleur. Le

nom de Marie —Anna passa su r ses l èvres . I l sou

pi ra longuement . Gi lbert vi t l a partie gagnée.

S ’effaçan t en s i lence, i l l e laissa tou t à sa pei

ne et discrètemen t se ret ira .

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Le surl endemain d e cette"

scène Gi l bert remit

à Jacques l ’a l bum de Marie —Anna en disant

— Le paysage est achevé . Annonce à M lle Car

l i er que nous i rons dema in so i r l u i fa ire nos

adie ux . Je me su i s i nformé de l ’hora i re des

tra ins correspondant avec l e steam er nous par

tons lundi matin à 7 heures 30.

Jacques éta i t ca lme. Rebel l e u n i nstant au

dest i n cruel,ma is impui ssant à l e va incre i l en

visageai t maintenant avec rés ignation l a tortu re

lanc i nante d ’une séparat i on procha ine . Gi lbert

qu i l e survei l l a i t u n peu par cra inte et véri table

ment par am itié,voyant u ne sérén ité relative

succéder à ses emportements admira sans le la i s

ser paraître,l a prompti tude avec laquel l e Jac

ques ava i t su fa ire ta i re l es cr is de sa pa ss i on,l a

force de cara ctère du j eune homme qu i , l a vei l le

encore éta i t prêt à imm oler l e respect fil ial à

l ’obje t mervei l l eux d e ses préférences.

A l a vér i té, ce revi rement n e s

’éta i t pas opéré

de lu i -même. Dévoré d ’insomni e, Jacque s ava i t

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1 1 6 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

passé l a nu it à échafaud er des proj ets plus i n

sensés l es uns que les autres. E n fin de compte,

i l s‘éta i t d i t.

— S ’ i l ne fau t qu e dix j ours pour a l ler en

France,i l n

'

en faut pa s davantage pour reven ir

au Canada

I l se proposa i t donc de repart i r de France aus

s i tôt après l a.

célébrat i on du mari age de sa sœur.

Pensa i t- i l seu lement que son père l e reti end-ra i t,

que sa mère sera i t seul e après l e départ de Mar

gue rite et qu ’e l l e ava i t été privée de l ’affection

de son fi l s durant tro i s longue s années N on

Sa pass i o-n i e posséd a i t tout enti er e t remua it

avant tout l e fond d’égoïsme qu i dorma it en l u i .

Là éta i t l a ra i son de ce ca lme surprenant qu i

ava i t succédé du jour au lendemain au désespo i r

et à l a colè re.

Dans six sema ines je sera i de retour auprès

d’ el le se di sa i t-i l sans cesse.

E t cette idée du retou r profondément ancrée

en l u i,i l se j ura i t b i en qu ’aucune force huma ine

ne l ’en fera i t démordre.

Quand Mari e— Anna l e vi t ven i r, pâle , l es yeux

cernés par l es l armes e t l ’ insomn ie , e l l e eut l’

in

tuit ion qu e quelqu e chose de grave éta it arr ivé.

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1 18 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Jacques ne pu t se méprendre à cet a ccent . Ses

yeux bri l lè rent d ’u n écl a t de tri omphe L a j o ie,

l e dél i re, l a viol ence, l’amour afflu èren t à son

cœur et l e jetè rent dan s u ne exa l tati on eff roya

bl e I l s ’ét a i t approché d’e l l e i l chercha ses

mains et di t d ’une voi x sourde ma i s vi bran te de

passi on

Vous m ’aimez

,Mari e —Anna Vous m ’

a imez

E l l e détourna l a tête sans répond re et l u i dé

roba ses yeux.

— Oh , di tesmoi que vous m’a imez° Mari e— Anna !

D i tes— l e,j e l e vois A l l ons

,un mot d ’amour,

rien qu‘un peti t mot, M ia

-N a

Sa vo ix devena i t mél od ieuæ et chaud e et cet

abréviati f éta i t doux comm e une caresse . E l le

se ta isa i t en proi e à u ne émoti on in dicib le I l

éta i t p rès d’ e l l e,l e front frô l ant ses cheveux , l es

bras te nd-u s ve rs le s si ens .

Répondez-moi , Marie —Anna Vous l e savez

j e vous a ime de toute mon âme D epui s ce j our

où j e vous ai vue pour la prem i ere fo i s dans l a

forêt,j e n ’

ai cessé de vous a imer, je n’a i vécu qu e

pou r vous voi r, vous adorer et attendre ce mot

d ’amour qu e j’entends déjà sur vos lèvres Oh,

di tes- l e ce mot D ites— l e

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MARIE -ANN A LA CANADIENN E 1 19

E t se penchant à son ore i l le,i l aj outa tout bas

,

dans un souffle :

— D i s - l o Mia -Na D i s— l e z “Je t’a ime

E l l e rel eva enfin l a té te, défa i l l ante et posa sur

lu i ses grands yeux tout hum ides, bal but iant

d‘une vo ix brisée :

— Pourquo i nous rendre ma lheureu x I l faut

se séparer

C ’ éta i t l ’ aveu .

Le premier aveu,chaste et cra inti f c omme l e

regard d ’une nvmphe efi arou chée, troublant à

di re c omm e l a confessi on d ’un éta t d ’âme épe rdu ,

doux à attendre comme l es premiers mots d’un

enfant,l e s premières notes d ’un concert angé

l i que ; ma is sur l e s l èvres de Marie-Anna cet

aveu n ’éta it qu ’ une pla inte doul our euse d ’u n ca

ractère b ien huma in,atrocement huma in , un cri

de bonheur étoufi é s i tôt qu ’ i l v i ent de naître

Hélas, i l faut se séparer

Je ne vous qu itte pa s pou r toujours,ma MiaNa lu i di t - i l avec tendresse. Dans un moi s je

reviendra i près de vous et ne vous qu i tte rai plus

Oh,comme nous serons heureux al ors Comme

nous nous a imerons Chaque j our n ouveau nous :

apport era de nouwe l l—

es j oies. Vous êtes cel le que

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120 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

j ’a i cherchée depu i s cette heure de ma j eunesse où

pour l a première fo i s l’amour me fut révélé . C ’est

vous que j ’a i a imée en arrêtant mes yeux sur

tout ce qu i est j eune et charmant. Je vous a i

vue et vous m ’avez sorti d ’un fond de ténèb res où

l a beauté l a plu s bri l lante n ’éta i t qu’un pâle re

flet de ce que j e voi s,de pui s qu e j e vous voi s .

Vous avez élevé ma nature et mes ambi t i ons au

n iveau de votre vertu . C ’est vous— même,ô Mia

Na qu i m ’ avez ren du di gne de vous a imer en

m ’ensel gnan t que l

’ amour est une forme de l a

bonté et l e sa crifice de soi -même. Ne me parlez

plus de l a ra i son à — présent. Ma rai son n ’a plus

d’ autres l oi s que cel l es de D ieu et vos dési rs .

J ’oub l i e l e monde et ne veux plus vivre que pour

vous a imer,adorer ce D i eu qu i vous a fa ite auss i

bel l e,aussi pure que ses anges et qu i vous a pla

cée sur ma route comme une nouvel le preuve de

son existence, comme la plu-s adorab le de ses œu

vres Ne vous dérobez plus à cette adorati on qu i

va à D i eu en touchan t votre âme. La i ssez —moi

vous a imer come vou —s méritez de l ’être. Vous avez

été toute mon amb i t i on vous serez toute ma

fierté,votre patrie sera ma patrie

,vos rêves se

ront mes rêves . vous serez ma femme

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1 22 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

S on humeur conquérante de j eune homme sedu i

sant et s i souvent va inqueur se fon di t en u ne ad

mi ration mue tte a l a vue de ces pe r l e ttes sc in ti l

l autes qu i donna i en t le pol i de l’ébène à ses pru

nel l es noi res . Comme on pren-d avec l a po inte

des do igts un b ij ou dél i ca t et fragi l e,'

i l pri t l a

tête de l‘

a j eune fi l le doucement,en tre ses ma ins

et, extasi é, l a regarda .

— Que vous êtes bel le di t-i l .

E l le rou git,à la fo i s ravi e e t gênée. Son vi sage

s’embe l l it encore de cet empou rpremen t de pu

deur . Jacques émerve i l lé s’én ivrai t l e regard

de cette tê te vi rgin ale,i déa l isée par l a dou l eur.

Mai s après quelques second es. Mari e —Anna eu t

u n charmant souri re d e coque tteri e fémin ine,

pu i s el l e se coua l a tête pour se dégager, échap

pe r a cette contempl a ti on affo l an te e t l es l a rmes

qu e ses pau pières retena i ent encore se détachè

rent,gl issèrent lentement sur se s j oues . Jac

ques dégri sé par ce souri re de femm e approcha

ses lèvres et cue i l l i t l es la rmes au passage.

Mari e—Anna l e repou ssa en ri ant nerveuse

ment.

— A dema in , Jacque s, di t-el le .

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MAR IE -ANNA LA CANADIENNE 1 23

I l sort i t l entement pour l a vo i r quelque s mi

nu tes de plus et se trouva b ien tô t seu l , dans l a

rue somb re comme au centre d'

un tourb i l l on ver

t igineux e t i ncompréhensib le,ivre de bonheur et

de dése spoi r

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Jeannette Manceau arriva l a première l e l en

d ema in,chez son am ie. E l le entra j oyeuse comme

à l ’ord i na i re et di t :

— Bonj our, chère Tu sai s la nouvel le

Ou i M . de V i l l odin est venu m’annoncer

son départ.

— J ’ai rencontré M . Gi l bert ce matin en al l ant

à l ’ égl i se,repri t Jeanne tte. C ’ est lu i qu i m

’ a fa it

part de cet événemen t i l en para i ssa i t enchanté.

E l l e aj outa,toujours insouc ian te :

S i son am i de V i l l od in est aussi c onten t qu e

l u i,on ne va pas s

'

ennnuyer ce soi r,a l ’heure des

a d ieux

Mari e-Anna,plus pâle enc ore que de coutume

é ta i t a ssis e au p ian o quand Jeannette entra . E l le

Joua i t sans enthousia sme l’a i r d ’une chanson n or

mand e que V i l l od in ava i t chantée que lques j ours

p lus tôt. Profondémen t tri ste mai -s résol ue à

f a i re bonne c ontenance devant ses amis, el l e fa i

sa i t appe l à cette vol onté innée chez certa ines

femmes sen s ibles qu i leur permet de dissimuler

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1 26 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

el le . Je le croya i s plus ga lant ce beau Fran

ç a is

Mari e-Anna ne put réprimer un souri re. Un

coup de sonn ette interrompit l a conversati on .

L es“Pe tits Garç ons” a rriva ient. Hen ri Ches

naye,Georges et Wi l l i am pri rent pla ce au sal on

et commentèrent l e départ sub i t des deux am i s .

En ente ndant Mari e —Anna ann oncer ce tte

nouvel l e,Henri Chesnaye l ’ava i t regardée lon

gu emen t. I l conn a i ssa i t depu i s l ongtemps l’a

mour de Jacqu es i l en ava it souff ert en si lence

e t s ’éta i t demandé souvent si Mari e A n na ne

c édera i t pas aux attaques d ’un rival plus hard i

a l ors que l u i,l e timid e, l e pet i t ami d

’ enfance

nourrissa i t depu i s deux ans un feu lent et c on

ti nu,espérant qu ’un j ou r la j eun e fi l l e si pass i

vemen t a imée reconnaîtr a i t enfi n sa pat i ence.

D epu i s quelques j ours, un commencement d e ja

l ou si e a igue l u i étra igna it l e cœu r en pensant

qu ’ i l lu i fal l a i t reven ir à Québec pour reprendre

ses études suspendu es par six sema ines de va

c ances et i l s’ imargina i t avec cett e naïveté part i

c‘

u l ière aux jeunes amoureux j a l oux qu e V i l l o

d in'

attendai t son départ pour accaparer défin i

tivemen t l es faveu rs de Marie— Anna, .pour l a dé

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MAR IE-ANNA LA CANADIENNE 1 27

t ourner à tout jamai s de l u i . Quand i l entendit

l a j eune fi l le ann oncer l e départ pour l a Fran ce,

H enri senti t descendre en lu i — même u n immense

s oulagement . S’

i l sava i t que Marie—Anna éta i t

a imée de Jacques,i l i gnora i t qu e ces sent iments

é ta ient payés de retour e t tranqu i l l e a l ors que

s es plu s chers es poi rs éta i ent gran dement com

p rom is, i l se d i t avec bonheur que ce dépa rt dé

tru isa it enfin l

‘un ique obsta c le à sa pa ssion et

q u e Marie -Anna débarra ssée d’

nne d i stracti on

fiatteu se , pou rra i t désorma i s entendre l’aveu

qu e l a tim id i té cl oua i t sur l es lèvres de son si

l en cieux adorateur.

Cette dern ière soi rée deva i t être pén ibl e .

Marie -Anna pa rvin t à diss imuler ses préoccu

pation s, ma is au pr ix de quel s eff orts Au de

d ans d ’e l l em ême

, son pauvre cœur sa igna i t

Comme i l ta rde à venir pen sa -te l l e pl u

s i eurs foi s en regardant l a pendule . Jeannette ,

m oins intéressée fit l a même remarque quand

n euf heures sonnèren t

Que font donc nos voyageurs qu 1 1s n ’arri

vent pas di t-el le.

— I l s son t retenus sans doute par leurs pré

parat ifs de départ, proposa quelqu’un . L ’

exp l i

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1 28 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

cat ion,a ssez vra i semblable parut conte nter tout

l e monde sau f Mari e-Anna que l’ i nqu iétude ga

gnai t. E l l e senta i t l e v ide autour d ’ el le au mi

l i eu d e ses amis qu elque chose l u i d isa i t qu ’e l le

a l la i t souffri r . L‘he ure passa i t. N ’y pouvant

ten i r p lu s longtemps, M ar ie A nna s ortit du sa l on

pour a l ler in terroger l a rue . L e vi l lage éta i t

pl ein de si lence et de nu it pas l e moindre

bru it de pas sur le chemin . La j eune fi l l e s’ex

posa durant quelques m inutes a l a fraî cheur de

la nui t cherchant à ca lmer ses nerfs et l a fièvre

qu i l ’envahissai t. E l le revint au sa l on . fri sson

nante et l e cœur en démence .

L es j eunes gens émetta ient des hypothèses su r

l e retard singul i er des deux França i s quand u ne

tenture du sa l on se sou l eva et u ne femme appa

ru t . C ’éta i t madame Carl i er.

Grand e et forte, une peu gri sonnante et d’un

teint pâ l e qu i l u i donna i t un a ir de ressemb l an

ce avec sa fi l le, e l l e fut au trefoi s u ne des p lu s

jol i es femme—

s des Trois— R i vi ères. Des chagrins

vi ole nts ava i ent d e bonne heure flétri son v i sage ;

l a perte de son mar i, l’i ngén ieur Carl i er, des ré

vers de fortune à l a su i te d ’un grand incendie,

une l ongue maladie de Marie —Anna du rant l a

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130 MARIE ANNA LA CANADIENNE

I l s pa rti rent. Le cœur serré,Ma ri e —Anna se

l a i ssa entraîner par sa mè re une fo i s seul e dans

sa chamb re,l a pauvre amoureuse l a is sa tomber

sa tête dans ses ma ins et pleura su r l ’éph éméri

té de son bonheur. Une seu le hypothèse expl i

qu a i t l’absence de Jacques : un départ avancé

par sui te d ’

u ne erreur d ’hora i re .

Lorsque Jeannette,Henri Chesnaye

,Will iam

et Georges eurent qu i tté Mari e —Ann a,i l s se ren

d irent à l ’H ôte l des Chutes, en quête d’informa

t ion s. La tenanc ière qu i s’ apprêta i t à fermer

l ’hôtel l es reçut avec de bruyantes demonstra

tions :

— Ah,ne m ’

en parle z pas di t e l le j’en su i s

encore a moi ti é fol l e I l s sont parti s à l ’épou

vante pour n e pas manquer l e tra in de deux

he ures .

— N ’on t- i l s pas la i ssé .un e l ettre, un mot

demanda Hen ri .

— Ou i,M . G i lbert a commencé une l ettre qu ’ i l

n ’a pas eu l e temps de finir. I l s acheva i ent de

dîner en l isant l es j ournau x,quand j e l es a i eu

tendu se ch icaner M . Gi l bert voula i t pa rt i r, M .

de V i l l od in voula it rester,expl i qua l a femme en

cherchant l a l ettre qu ’ e l l e ne trouva i t plus . A u

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 1 3 1

plus fort de l a ch i cane,M . Gi lbert n ous a appe

l és, mon mar i et moi pour l es a ider à paqu eter

l eur butin l e tra i n pa rta i t dans une demi -heu

re . I l a fa l lu trava i ll er comme des bêtes pour

p our arriver en temp s d’autant plus que M . de

V i l l odin ava it l ’a i r d ’un homme en bo i sson l e

pauvre garçon fa i sa i t p i ti é.

— Ma i s,cette le ttre i nte rromp it Henri .

— La vo ic i,fit l a femme. E l l e tend i t enfin u ne

s imple feu i l le sur l aquel l e éta i en t tra cés quel

ques mots écri ts dans l a fièvre de la préc ip i ta

t i on . Henri parvint à l i re

Le paqu ebo t l ève l ’ ancre dema in soir e t non après-d ema in mat in

comme nou s avions part ir de su ite ou manqu er

voyage . Ecrirons d e New — ! o rk. . Croyez à notre .

Le reste éta i t absolument indéch iffrable .

Pendant ce temps Mari e-Anna pleura i t. Sa

pet ite chambre de j eune fi l l e l u i sembl a i t p l eine

de s échos de la chanson normande que V i l l od in

ava it chantée que l ques j ours plus tôt. E t si l en

c ieu semen t dans son cœur, son désesp oi r chan

ta it aussi ma is cette foi s comme un e déch i rante

é lég i e, l a chan son d’adieu de son fiancé

Je va i s revo i r ma Normandie

C ’est l e pays qu i m

’ a don né l e j our .

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I E SACRI ! ICE

Marie A nna éta i t tri ste . Maltra itée par une

destinée contra ire à sa nature a imante,el l e per

d i t l°

intérêt de toutes l es choses fam i l i ères et ou

bl i a l e monde pour p l eurer sur sa prop re douleur.

Sans que ri en ne so i t changé au cadre ordina ire

de sa vie , Marie-Ann a se vi t p ortée d ans un ca

dre nouveau fa i t de nu i t et de glace et dont l es

horizons p lu s doux fuya i ent devant el l e, quel

ques efforts qu ’el l e fi t pou r l es a tte i nd re. Les

minutes éta i ent longues à fa i re d outer d u mo uve

men t chaque minute qu i s’écou l ai t él oignai t

davan tage l ’ob j et chéri de ses premi ères amours

de j eune fi l l e.

C ’éta i t l a chanson du temps qu i passe et ne

revi ent p l us, ce ti c-tac de l a pendule semblant

plus b ruyant qu’au trefois.

Le besoi n d ’ i l l us i ons se fit b i entôt senti r. Ma

ri e —Anna rétrograda de quelques semai nes en ar

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1 34 MARIE— ANNA LA CAN ADIENNE

Je rentre à l ’Un iversité pour ma dern ière année

de cours.

N e viendras tu pas aux P i les tous l es d iman

ches comme durant l ’hiver derni er demanda-t

el le.

Mais ou i E t j e viendra i te voi r . si tu l e

veux , répond i t l e timide j eun e homme .

Mari e —An na eu t un souri re forcé.

— S i j e l e veux C erta i nement que je l e veux

Pourquoi ne l e voudra is— je pas, Henri Je su i s

tou j ours con tente de te vo i r.

I l l a regarda i t et sembl a i t absent.

I l éta it v is ib l e qu e quelque ch ose de si ngu l i er

se passa i t en l u i ma is sa tim id i té l ’emporta it

sur ses résoluti on s et quand i l voula i t parler, i l

hési ta it pui s fina lement se ta isa it.

Mari e —A nna voya i t parfa i tement ce qu i se pas

sai t dans l e cœur de ce grand ami de son enfance

ma i s e l le affecta i t de van t l u i cet a i r natur el et

simpl e qu ’on a devant l es membres de sa

fam i l le et cet a i r- l à, si aff ectueux qu’ i l soi t ou

qu ’ il para isse ne peu t pas, ne pourra j am a i s pro

voqu er l es aveux de l’

amour . Marie —Anna l e sa

va it et en usa i t sans pi ti é à l’ égard d ’H enri . Ce

l u i éta i t d ’autan t plu s faci le qu’el l e se senta i t

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 1 35

moins que j ama i s d .sposée a écouter des c onfi

dences. Ma is qu‘ava it — el l e à cra i ndre I l eu t

fa l lu qu ’ el le l ’ en cou rageâ t, qu’ el l e lu i a rrachât

par l ambeau x cet aveu qu ’ i l retena i t.

E l l e lu i souha ita l e succès pour ses procha ins

examen s . Henri la regarda i t touj ours, s i l enc ieux

e t agité,attendant l a parole tendre qu i réchauffe

l e cœu r à l ’heure des séparati on s .

E l l e d it simplement en lu i tendant la ma in

— A l ors,à b i en tôt.

— A b i entôt. répéta -t i l mach in a l emen t.

Quand i l fut parti,el l e soup i ra

— Pauvre Henri

Ma i s dans ces deux mots,i l n ’y ava i t que de l a

bonté. E l l e l es pronon ça sans être émue et ce ne

fut que le temps d ’un sourire tri ste au c oin de l a

lèvre .

Marie-Anna repri t son tra i n de vie ord ina ire

et pai s ible les me il l eurs instants de sa j ournée

éta i ent ceux durant lesquels el le s’en fe 1ma i t,

seule avec ses rêves,ses espo i rs dans l ’ i ntimité

disc rète de sa chambre . Sa tri stesse s ’éta i t pe u -à

peu évanoui e aprè s les la rmes des premiers éner

vemen ts. E l l e v iva i t ma i ntenant dans l a séréni té

de l‘attente , dans l

’ espé rance.

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136 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Hélas,si pl einement possédée que so i t sa pen

sée par l es souven i rs,l a pauvre enfant ne put

empêcher l e scru pu l e de pénétrer dans sa vie et

d ’empoisonner ses j 0 1es l es plus d ouces, les p lus

i nnocentes .

Mari e-Anna éta it chrétienne . La droi ture d ’â

me éta i t en el l e une vertu native . Or ne commet

ta i t-el l e pas u ne ac tion ind igne en gardant un se

cret à l ’égard de sa mère Lu i deva i t — el le di ss i

muler cet amour qu i , a l a véri té n’ava i t trouvé

dans sa consc i ence que de l a doc i l i té

Ce scrupu le ne l a qu i tta p lus. E l l e en fut

j ournel lem ent‘

obsédée et en devint t rès ma l heu

reuse. E l le senta it qu ’ el le d eva i t avouer a sa

mère el l e sava it qu ’ e l l e avouera i t un j our mai s

e l le remetta i t tou j ours l a fata l e entrevu e . Ce lu i

sembla i t peut — être d i ffic i le a d i re parce que c’

ê

ta it l a première foi s qu ’ el le a ima i t. Sa ra ison ,

sa natu re ch réti enn e,son affec ti on fi l i a le l u i or

donna i ent d e parler,de se con fesse r, de s

’épan

cher . E l le se ta i sa i t et el l e souffra i t. A cette

souffrance se mêla i t et se su bsti tua it parfo is l a

douceur des évoca tion s,des espo i rs et l a con fu

si on qu i en résulta it dans son espri t lu i enleva i t

l e pouvoi r de l a déc i s ion . .

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138 M AM E -ANNA LA CANADIENNE

r i r m on d és e rt . R ép é t e z - l e d an s t ou te s v os l e t tr es , ce mot,

comm e j e vou s Mère-r is m oi -m ém e . J’

a i p os é m e s l èvre s s u r

l e s d eu x m ot s q u i su i ven t : Je t’a im e

JACQU ES.

Mari e —Anna v i t sur l ’encre un peu étendue de

ces deux mots l a t race du passage humide des

lèvres . E l le ferma l es yeux et posa longuement

ses lèvres à l’

endroi t où Jacques ava it posé l es

si ennes E l le mi t l a l ettre dans son co—rsage pour

l’

en sort i r aussitô t et la rel i re c inq ou six fo is

de su i te une heure après l’ avo i r reçue

,el l e l a

conna i ssa i t par cœur hab i tud e chère à tous ceux

qu i a iment, en géné ra l , aux amoureux en parti

cu l i er. A l ors qu ’ il s pourra ient réc ite r cou ram

ment l a tend re mi ssive,i l s l a rel i sent encore en

pensant à ce qu i est écri t plus l o in , quelqu efoi s

même sans plus vo ir l es mots . Qu ’ importe

c ’est l e papi er qu’ on a touché, regard é, c

’est l e

timb re qu’-on a mou i l lé et col lé dan s l e c oin .

Le geste recommence dans l a pe nsée, l’absen t se

rapproche,l'

imaginati on enfl amme la mémoi re

c ’ est touj ours l e besoin des i l lu sions.

Mari

e— Anna répond i t à Jacque s . E l l e mi t dans

sa l ettre t out ce qu e l e sou-ven i r ga rda it en el l e

de mei l l eur, de plus a imant. L es lettres de fem

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MAR IE - ANNA LA CANADIENNE 139

mes sont le vra i langage de l ’amour . Jacques dut

être b i en heureux en l i sant la réponse de Marie

Anna .

Je vi ens te chercher,chère d i t Jeannette

un sam ed i mati n en entrant chez son amie . Je

va is à Québec avec ma tante Manceau . V ien s

nous profiterons de l’ occa si on pour magas iner.

Marie-A nna courut inform er sa mère et rev int

b i entôt prête,l es épaul es protégées par une jol ie

fourrure sombre . La neige cou vra i t l a province

et l e froid sévi ssa i t dan s toute l a rigueur des h i

vers canad ien s.

Jeannette ava i t remarqué un changement dans

l e caractère de son am i —e . Certes el le conna issa it

ou sou pçonna i t l ’ i ncl inat ion de V i l l od in a lors

qu ’ i l hab i ta i t encore aux P i l es ma i s accoutumée

de longue da te a vo i r Mari e-Anna réservée,tou

j ours di stante des tentati ons,el le ava i t d ’abord

supposé qu e V i l l odi n emporta it en France un

amour non partagé.

Grâce à sa finesse , Jeannette entrevi t b ientôt

l a véri té. La tristesse de Marie —Anna déchi ra un

peu l e voi le ses réti cences,des sautes brusques

d’humeur,passant de l ’enn u i à l ’attendrissement

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1 40 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

quand on parla i t de Jacques,trah i rent encore

un peu l e secret de Mari e-Anna et di ri gèrent l es

suppos i t ions de Jeannette vers l’écl a i rcissemen t

c omplet de l ’ én igme . Un pe u b l essée, peu t— être ,

dans sa qua l i té de confide n te,Jeannette s’assu ra

qu e Marie -Anna lu i cacha it que l que chose . E l le

hasarda de s questi on s habi l es l‘amou reu se, tout

d ’ab ord se dé roba, pu is revint d

’ el l e —même au su

j et avec toute la maladroi te candeur de son in

gén u ité, comme quelqu’

un qu i brûl e d ’entendre

parl er d’

u ne chose et crai nt en même temps de

l e l a isser voi r.

L ’ espri t a lerte de Jeannette Manceau touj ours

à l ’affût des curi osi tés d e son âge t rouva i t dans

l es mélancol i es pa ssagères de Marie -Ann a un

vaste champ d ’ exerc ice. Ses suppositi ons l ’ame

n ai en t invari ab l ement au souven ir de V i l lod in .

E l l e se d i sa i t

— Après tout, pourquoi pa s C ’ est très pos

s i bl e .

E l l e pensa fa i re parler l ’ in trigan te. Ce l u i fut

d ’ autant plus fa c i l e que Mar ie —Anna jou rne l l e

ment obsé—dee par ses scru pules n e souha i tai t rien

tant que de sou l ager un peu sa consc ience en s ’ é

panchan t dan s u ne ore i l l e amie .

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1 42 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

I l en revien dra i t, croi s —moi fit Jeannette

a ssurée . Tout s ’ efface avec l e temps . A ta pla ce,

j e n’hési tera is pas . S i tu tardes trop l es choses

n e feront qu e s’enven imer

, Henri s’ impatien tera,

fera qu elque brusquerie comme en font souvent

l es grand s t imid es et tu aura s des embarra s

Mari e-Anna ne répl iqua pas.

En vérité,el le ava i t b i en assez de ses souc i s.

L ’eloi—gnemen t de Jacques

,l’

attente indéfin i e de

son retou r,l e poid s du secret et l es scrupule s de

consc ience remp l issa i ent tout es ses heu 1 es du

j our et que lqu efoi s de l a nu i t. L ’amour si l en

c ieux et vaguemen t i nqu i étant d’H enri lu i éta it

une obsess i on qu’

el le eut voulu chas ser l oi n

d‘el l e, hors de sa pensée ma i s sans avo i r beso in

d e parler, de ra ison ner, de sé dé fendre,sur un

s impl e geste comm e j ad i s l a patri c i enne romaine

él oigna i t l e j oueur de l uth qu i ava i t cessé de lu i

p l a i re .

Dan s cet éta t d ’espri t, Marie —Anna appréhen

da i t u ne expl i cat i on avec Henri , car el l e garda i t

pour l u i u ne sorte d'affecti on fraternel le éc lose

depu is bi en des années dans l es ébats de l eurs

j eux d ’ enfants . Henri sera i t blessé au plus pro

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 1 43

f ond de lu i —même l e j our où Man e-Anna l u i di

ra i t :

Non,Henri S '

I l te plaît , ri en entre nous

qu e de l’amitié .

Certa in ement, i l ne s’

en consolera i t j ama i s .

M arie— Anna,a imante et bonne ne voula i t pas

rendre ma lheureux ce doux compagnon de ses

p l a i si rs d e fi l l ette,l e j ete r pour touj ours dans la

désol a ti on de ses espérances bri sées et enfin s’ex

poser el le -même à demeurer témoin des t ri stes

résultats de son refu s .

E l les arrivèrent à l a gare du Grand -Nord . I l

y ava i t peu de monde sur l e qua i au bord duquel

l e tra in des Pi l es attenda i t . Un j eune homme se

promena i t de l ong en la rge en dépi t du froi d . C’

ê

ta it Henri Chesnaye . I l se renda it , selon son ha

b itu de chaque samed i chez sa parente des Gran

des-P i les pour passer l a j ournée du d imanche . I l

aperçut Mari e —Anna,Jeannette et la tante Man

ceau quan d el les sorti rent de l a sa l l e d ’attente.

Jeann ette serra furtivement la ma in de Marie

Anna en l u i gl i ssant quelques mot s à vo ix ba sse .

Le tra in partit!

I l s pa rlèrent d ’ ab ord des étud es d u j eune hom

me et des examens qu'

i l deva i t subi r quelques

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1 44 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

moi s p lus tard pour être reçu médec in . Henr i

qu i posséda i t un langage fac i l e quand i l n ’éta i t

pas quest i on de sentimenta l i té montra des qua

l i tés de fin diseur et d ’homme modeste en répon

dant à Jeannette et à l a tante Manceau . I l comp

ta i t à l ’Un iversité pa rmi l es plus br i l lants ele

,ves et se s professeurs n e douta i ent pa s de ses

succès qua nd arrivera i t l e j our des épreuves fina

l es. Henri di sa i t c ela s implement,du ton d ’un

homme sû r de son savoi r et qu i n ’éprouve nul be

soi n de se fa ire étourdi r par des encouragements

ou des fiatter ies.

— Vou s serez content d etre reçu médec in de

manda n aïvement Jean nette qu i pensa i t à autre

chose.

Eh,mon D i eu

,ou i répondi t- i l . Je consi

dère qu e c’est u n e cho—se naturel le qu i doit arr i

ver en son temps.

Où comp tez-vous pratiquer ! demanda en

c ore l ’ ind iscrète.

Henr i eu t un mou vement de contrari été vi te

réprimé en regardant Marie-Anna qu i détourna

l a tête .

Je ne sa i s pa s encore . rép ondi t l ’étudi ant

d ’ une voix hésitante.

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l 46 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

blonde débordant en ondu la t i ons sur l e col de

fourrure rel evé. Ses ma ins éta ient fri leusement

jo i ntes dans l e manchon .

Hen ri l a contempla i t à l a lueur trembl ottan te

du wagon avec ce regard des adorateu rs pl aton i

ques qu i se compla isent durant toute l eur j eu

nesse a parer la femme a imée d ’une auréo l e d ’ i

déa l et de perfect i on .

Tu ne dis rien Marie-Ann a fit-i l de sa voix

grave.

E l l e eu t un tressa i l l ement nerveu x comme s i

l e son d e cette vo ix eut été un contact désagréa

b l e .

Je su i s bri sée de fatigu e répondi t-e l l e mol

lement. Nous avon s magas i né pendant plu s de

deux heures . J ’a i des ch iff ons et des rubans ple in

l a tête

E l l e aj outa en refermant l es yeux

— Je se ra i plus bavarde demain .

Henri n ’ insista pas. Mari e-Anna se repl ongea

dans son mutisme . Le rou l ement sourd et régu

l i er du tra in traversant l es boi s ne igeux engour

d i ssa it sa pensée . On eut di t vra iment à voi r ses

paup ières appesant ies qu’ el l e tomb a i t de l assi tu

d e ma is au fond d ’ el le —m ême,el le éprouva i t un

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MARIE -ANNA LA CAN ADIENNE 1 4 7

ravissement étrange. Au bru it du convoi , bercée

par une mélodi e imagina ire, el le s’abandonnai t à

l’étern e l l e rêve rie el l e pen sa i t à Jacques, l

’aimé,

l’adoré , l

’absen t . E l l e prononça i t tout bas ce

j ol i abréviati f de “Mia -Na" qu’ i l lu i ava i t donné

dans une m inute d'

expans i on et l es sou ven i rs de

ce temps heureu x grisa ient son cœur d ’une ivres

se pure et infinie .

— Que fa i t— i l a c ette heure se demandai t-el le.

I l do i t pen ser à moi puisque j e pense à lui .

Jacques

La tri stesse succéda i t a cette tendre évocat i on .

Qu e ce sera i t bon de pouvoi r pleurer un peu !

pensa i t-ell e .

La vo ix d ’H enri l’arracha en core u n e fo is a

ses beaux rêves . Le tra i n éta i t en gare de St

Jacqu es d es Grandes-P i l es et l es voyageurs des

cenda ient .

Mame-Anna ne s ’ en aperçut pas .

L’

étud iant l u i toucha le bras,croyant qu ’ el l e

dormai t et di t :

Nous sommes arrivés,Mari e-Anna .

E l l e tressa i l l i t comme l a prem ière fo i s et en

ouvrant l es yeux,el le regarda l e ma lheureux

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1 4 8 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

avec une tel l e express i on de mauva ise humeur

qu‘i l en pâl i t.

I l s furent sur l e qua i.

Marie-Anna pri t l e bra s d e l a tante Manceau .

Le passage brusque de l a ti édeur du wagon au

froid p iquant de l a nu i t la fit frissonner . L e vil

l age éta i t si lenc ieux . Les êtres et l e s choses dor

ma ien t dans l a torp—eur pesante et dans l ’obscu

r ité du cercl e des montagnes . Onze coups son

nèrent à l ’horloge de l ’égl ise et l eur son fragi le

s’éte ign it sans écho avec l a dern i ère note.

Henri accompagna Marie — Anna j usqu ’à sa de

meure,sans d i re u ne parole, sub issant un ma

la i se qu ’ i l n e s’expl iqu ait pas. Au momen t de l a

quitter, i l pri t rend ez — vous pour l e l endema in .

V i en s si tu veux, dit-e l l e du bout des dents .

I l s ’empara d e sa ma in,la garda un instant

dans l es s i ennes et demanda timidement , après

une courte hési tati on :

— Tu me promets d ’être plu s bavarde dema in

Mari e-Anna

E l e senti t l e rep roche m a i s u ne pensée soud a i

ne ne l u i l a i ssa pas l e temps d’en être ému e . Ma

rie — Anna vi t l’

oc ca sion de porter u n premier coup

à cet amour dont el l e n ’acceptai t pas l

’hommage.

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Le lendema in,dans l

‘après m i d i , Marie-Anna

receva i t ses amis. Henri Chesnaye éta i t absent.

I l s l ’attendi ren t en va in . Les j eunes gens parti

rent a l a nu i t tombante et Georges d it :

I l est peut-être Je va is passer

chez l u i .

Marie-Anna resta seule,en pro ie à un com

mencement d ’ inqu ié tude et b i entôt , de plu s en

p l u s i ou rmen tée , el l e regretta cette parole brève ,

indél i cate même qu ’el l e ava i t d i te à Henri en l e

qu i ttant au retour de Québec.

Que l ques minutes après c i nq heures , on sonna .

C ’éta it lu i . Mari e-Anna repri t aussi tôt pos

sess i on d ’ el l e-mêm—e,prête à la défensive .

Le j eune homme é tai t très pâl e. I l entra au

sal on et prononça après un grand effort

Je m ’ excuse,Marie —Anna

,de n ’être pas venu

plus tôt. Je vou la i s te voi r seule à seu l et j ’a i

attendu que l es autres soient partis.

— Que l événement vien s — tu m ’apprendre avec

tant de solenn ité pl a isanta-t — ell e en s’essayan

—t.

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MARIE— AN NA LA CANADIENNE 1 5 1

Henri sembla chercher ses mots dans une lan

gue inconnue . I l fu t quelques second es sans ré

pondre,l a tête penchée

,l es veux su r l e tap is.

Enfin,i l lâ cha tout d

‘une ha l eine :

Je ne sa i s comm ent t ’exprimer ce qu e j e res

sens tu n ’es p lus avec moi l a véri table amie qu e

j ’a imai s tu ne me parles plus comme autrefo i s

et h i er so i r encore,tu m

'

a s causé u ne b i en grosse

peine Pourqu oi ne m ’aimes-tu pa s . Marie

Anna

L’

attaque éta it di recte . Marie-Anna la reçut

impass ibl e . I l cont i nua,parlant touj ours avec

d i fficu lté

— E coute,j e ne sa i s pas d ire c e que j eprouve

parce que j e su i s devant toi j e n ’ose pa s . Ne

me di s ri en . j e t‘écr irai dema in et tu sauras

Mar i e -Anna souffra i t de l e vo ir s i p it oyable

pour l ’amour d ’ el l e . Comprenant qu’

el l e deva i t

enfin parler,el l e évoqua l e souven i r de Jacques ,

les mi l l e futi l i tés de ten dre sse qu i l ’attacha ien t a

l u i,l e retour qu ’e l le croya i t procha i n et pu isa

dans cett e évocati on l e courage de bri ser d ’un

coup ce malheureux amour si soumis et si ten

dre qu i l’

assi égeai t à ce moment .

E l l e d i t un peu sèchement , sans l e regarder

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1 52 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

I l est i nu t i le de m ' écrir e,Henri j e sa i s ce

que tu m’

écriras.

I l se leva d ’un mouvement de man iaque, com

me un homme qui apprend bruta lement sa ruine .

Par un phén omène qui peut paraître étrange et

qu i n‘e st c ependant qu ’u ne c onséquence de l ’ê

moti on spontanée,l a parole l u i vient, ardente ,

volumineuse,forte et s

échappa de ses l èvres

c omme un torrent l ongtemps retenu par l a pu i s

sance des entraves .

Qu e di s t n , Mar ie-Anna s’

écri a-t — i l . Tu

sa i s ce que j e t’

écri ra i A l ors tu sa i s aussi que

j’

a i un cœur qu i souffre de toi , qu i t’attend , qu i

t’

espèrè , qu i te v eu t Et tu me la i sses souffri r

sans un mot dans l eque l j e pu i sse devi ner l e plus

pet it semblant d ’amour Tu me rend s l e p lus

ma lheureux des hommes,moi

,ton ami d ’ enfance

,

moi qu i depu is plus de qu inz e ans vi s dans ton

ombre en te chérissant c omme ce que j ’a i de mei l

l eur au monde,moi qu i depu is l ’âge des affecti ons

n’

a i pas nourri d ’autre sent iment que l ’amour de

toi O cet amour- l à, Marie-Anna Tu n ’en con

n aî tra s jama is d e plus grand On peut t ’a imer

autant que j e t’ a ime on ne t

aimera jama is da

vantage . C ’ est au -dessus des forc es de l’

homme

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1 54 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

d e c e genre n ’ ont pa s de pr i ses sur les femmes

quelquefo i s même el les en rient Je te sa is

trop intell igent et trop bon chrét ien pour toucher

à ta v i e «ou br i ser ta carrière pa r un geste qu i est

ton j-ou rs ridi cu le . Ne j oue pas de ces moyen s

pour m ’

obl iger a te répondre . Tu me donnera i s

une mauva ise op in i on de toi et j ’ en sera i s désolée

B i en qu ’ i l me so i t imposs ib l e d ’enc ourager l e

genre d ’affecti on qu e tu me portes sache que j e

ti ens à conserver l‘am i ti é d ’H enri Chesnaye

,mon

pet i t camarade d’

enfance que j ’ a i touj ours b i en

a imé d epu i s qu inz e ans . Comprends-moi Henri

on ne commande pa s a ses sentiments. Je ne

fa i s qu’obéi r aux miens en ne te répondant pa s

sel on ton gré . Suppose donc que nous n ’ayons

ri en d i t mon s i lence vaut une réponse .

I l l ’écoutai t, l e cœur en t empête comme on en

dure un suppl i ce. D e pâl e qu ’ i l éta it,i l devint

rouge,honte ux et stup ide de son impuissance .

Le sang afflu ai t à son cerveau et fa i sa i t sa i l l ir

l es veines de ses tempes . Dans l e c la i r-obscur du

sa lon où l e soi r entra i t avec son j eu d’ omb re et

de nu i t, i l s forma i ent un groupe tragiquement

découpé : el l e ra id-i e dans u n coin du sofa,im

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MARIE- ANNA LA CANADIENNE 155

mob i le,fro ide lu i

,suppl i ant

,un genou à terre,

dans u ne atti tude de pr ière et d ’ imp l oration .

— Je ne veux pas cro ire que c ’est amoi que tu

parl es,Marie-Anna repri t- i l . Tu te défends de

m ’ a imer et tu ne sa i s pas c e que tu éprouves pour

mo i non, tu ne l e sa i s pas Tu n

’as j ama i s a i

mé. Ma vo ix te la i sse insen sibl e ou surpri se par

ce que c ’est l a première fo i s que tu entend—s par

ler d ’amour. Autrefoi s, j e ne voya i s en to i qu e

l a j eune fi l le dans tout ce que ce nom cont i ent de

j eunesse et pour ri en au monde j e n’au ra i s voulu

troubler l a pa ix de ton cœur . S i l a passi on n e

m’

ava i t cri é : “Parl e- lu i ell e est femme au jou r

d'

hu i ; e l l e te comprendra J‘aura i s cont i nué de

t’adorer sans te l e d ire . Je ne voudra i s pa s pour

to i d ’un bonheur incomplet ou passager j e pen

se à l ’aven i r Marie-Anna,j e pense a toute ma

vie , a l a t ienne en te parlan t a ins i . Je pense a

notre foyer. Je veux qu ’une femme que j'

a ime

me su ive et soit ma compagne a imante et a imée .

E t cette femme- là, c’est toi

,c ’ est to i seu le

,Marie

Anna

I l s ’éta i t encore approché d ’el l e ses bras l‘en

l aça i ent presque et ce conta ct l e sec oua i t d’u n

tremb lement nerveux qu i al téra i t sa v o ix . Mari e

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1 56 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Anna chercha it à échapper à son étreinte ma is

e l le ne pouva i t el le n ’ava i t p l us de force . Son

ca lme ava it fin i par l ’abandonner el le se senta i t

troublée peu à peu par cette obst ina ti on fa rouche

d e l ’amour ma l heureux et imp l orateu r. Après un

e ffort va in pour se l ever, el l e bégaya :

— Henri . tu me fa i s mal

Ma i s i l n ’en tenda it pas . I l sembla i t avo i r per

d u l a notion des choses,d u temps. I l oubl ia i t

l’

heu re tardive,l e l i eu où i l éta i t et sa parole ha

l etan te s’écha

ppa i t ma intenant devant el l e com

me adressée a une sa i nte image

— Je t’adore

— Assez,Henri La isse —moi

E l l e cria i t

Insensib l e et sourd,presqu e inconsc i ent, i l l u i

serra i t l es ma ins de plus en plus fort, sans sa

percevoir qu’ el l e défa i l la i t.

Tout— à-coup,ses deu x poings cri spés sur la poi

t rine du pauvre fou l e rej etèren—t ave c vi ol ence au

m i l i eu du sal on . D ’une vo ix sacca—dé,brève

,el le

cri a

— Assez Henri J ’a ime Jacques de V i l lod i n

Entends -tu,j e l ’a ime et ne sera i j ama i s .

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X II I

Marie-Anna souffran te reposa i t dans sa cha in

bre. E l le ava it dû s ’ a l iter . Les pers i ennes a-de

m i cl oses ne la i ssa ient fi l trer du dehors qu ’une

lumière douce,une vapeur lum ineuse su r l es cho

ses envi ronnantes . Madame Carl ier entoura i t sa

fi l l e de sol l i c itude, pas

-sant se s journées auprès

d ’el le et prenant ses repas au chevet du l i t . Marie

Anna se l a i ssa i t fa i re,vivant de s heures sans

penser, sans souri re, sans pleurer. L ’exce l l en te

femme témoigna d’

une dél icatesse exquise e t bien

maternel l e en évi tant de questi onner Mar i e-Anna

su r l a réce nte vi s i te d’

H en ri Chesnaye . E l l e at

tendi t que l a j eun e fi l l e lu i en parl e el le-même

e t se contenta de forger des suppos i ti ons.

Jeannette,ign orant la pén ible scène vint cher

cher son amie l e l endema in pour une part ie

d’

eu chre . E l l e du t s ’ en retourner seu le,fort a t

tr istée par l ’état de Mari e —Anna «et par l es causes

d e sa souffrance .

Au bout de quelques j ours, Marie-Anna put se

l ever et fa i re une courte promenade au bord d u

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MARIE— ANNA LA CANADIENNE 1 59

S t-Mauri ce . Sous l’ i nfluence d ’ une pa ix rela tive

succédant à l’

ad ol emen t, el l e se repri t a songer,

à attendre , à espérer, enfin a se retremper dans

la réal i té de sa v i e . E l e ressenti t un soulagement

quelque peu mêlé de remords en pens ant‘a Henri

ma i s tout en dép l orant l ’amiti é perdue,el l e n

é

prouva nul regret d'

avoi r parlé,d ’ avo i r repoussé

un amour qu’

el le ne partagea it pa s.

I l en reviendra , crois-moi lu i ava i t répété

J eannette en ve nant l a vo ir .

E l l e se le d isa i t à el l e -même pou r avo ir une ex

cuse a sa dureté ou tout au mo ins une expl i ca

t i on qu i pu i sse la i sser sa consc ience en repos

quant a cette tri ste fin de vie i l l e et s incère cama

rader ie . Seule,la brûlure constante des scru pu

l e s entret int ses ennu i s . Sa mère ne l ’ava i t pas

encore in terrogée et pourtant ri en n ’ éta i t plus

étrange que l a fin de cette scène surprise par la

veuve au momen t où Henri,je une homme t im ide

,

i ntel l igen t et d i st ingué s’

en—fuya it devant el l e

c onn ue un dément.

La mère et la fi l le attenda ie nt l'

une et l ’ autre

que chacune d’

el le parlâ t l a prem ière . Pe inée de

l a réserve de Marie-Anna ma i s rassurée quant a

sa santé un moment compromi se,Mad ame Ca r

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1 60 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

l i er pri t l e parti d ’oubl i er ce qu i s ’ éta it passé.

Ses suppos i ti ons ava ien t abouti à l u i fa ire c ro i re

que Mar i e-Anna et Henri s’ aima ien t en cachette

et qu ’une petite querel l e d ’

amou reux éta it su r

venue ce soir»l à.

Une qu inza i ne passa .

Mari e —Anna reçut des nouvel les de Jacques i l

d isa it qu e ses parents l e retena ient à R ézen l ieu

V i l l od in et qu’

i l ne pouva i t dé cemment l es qu i t

ter après un si l ong séj our à l ’étranger. Mais i l

éta it réso l u à obten i r c oûte que c oûte l ’au tor isa

ti on de reven ir au Canad a .

N e m ’oulb l l ie z p a s , M ia — N a ! é cr iva i t — ii e n core Je p en se

a v ou s e t vou s ête s tou t e m a v i e . Je ne con s id èr e n ot re el oi

g n em en t“

l’

un d e l ’au tre q ue comm e u n e ép reu v e e t l a p ré

p aru t i on de n otre b on he u r .

Marie —Anna répond it à cette let tre a insi qu ’ el

l e ava i t répondu aux précéde ntes . Tout en com

prenant l es ra i sons qu i rete naient Jacques au

près de ses parents , el l e l e pressa it de reven i r au

plus tôt.

“Car , écr i va it -e l l e avec u ne na ïve té tou chan t e , s’

i l es t

d oux de se sa voi r aim ée , il ] e st d u r d e n e p l u s l’

en ten d re

u l l‘6

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1 62 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

E l l e se trouva en fa ce d ’un homme grand et fort

para i ssant âgé d‘une c inquanta ine d ’ années. E l l e

ne l e recon nut pas imméd iatement ma i s au son

d e sa grosse voix e l le se rav i sa et aussitôt u ne

grande appréhensi on la sa i sit . C ’é ta it l e père

d’

H en ri,l e docteu r Chesnaye .

I l s’

in forma de sa santé,l u i fit compl iment sur

sa mine cha rmante et demanda madame Carl i er.

Marie-Anna monta chez sa mère,l’ in forma de

l a vi s ite et cou rut s’en fe rmer d ans sa chambre,

l e cœur tena i l l’é par u n e véri tab l e angoisse . Après

ce qu e Georges l u i ava i t appri s sur l’état d ’H enri

Chesnaye,l a vi si te du docteur ne lu i sembla i t

pas une chose fortu i te .

Le docteur Chesnaye renoua c onna i ssance avec

l a veuve de son anc ien ami , l’ i ngén ieur Carl ier.

I l ava i t été aut refoi s l e médec in de l a famil le

a l ors qu ’ i l pratiqua i t aux Troi s — R ivières et que

l es Carl i er éta ient ses vo i s ins.

I l s parl èrent un peu du passé a insi qu’ i l con

v i ent entre gen s que des causes séri eu ses ont sé

parés et qui ne se sont pa s vus depu is l ongtemps

pu i s l e docte ur exposa le suj et de sa vi si te :

Mad ame,d it- i l

,mon fi l s Henri a ime Mari e

Anna . I l m ’a avoué cette i ncl inatio-n en me dé

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MARIE-AN NA LA CANADIENNE 1 63

cl aran t qu ’ i l ne pouva i t être heureux qu ’à la con

d iti on d ’u ni r sa vi e a cel le d e sa pe ti te ami e d ’en

fanee . Je ne vous cachera i pas tou t l e pla i sir

qu’

a u fond de moi -même j’

ai éprouvé en enten

dant cet aveu d ’H enr i car je n e pu i s dési rer pour

lui une p l us charmante femme ; !

nos enfants sont

d ignes l ’un de l ’autre. L orsque mon fil s aura pa s

sé ses examens, j e mettra i l a dernière ma in a son

aveni r en l’étab l issan t sel on ses goûts et ses in

térêts et i l p ourra se mar i er . Je rempl i s au jou r

d’

hu i l e commen cement de ma tâ che , madame.

J ’a i l ’honneur de vous demander l a ma in de

Mari e-Anna pour mon fi l s Henri .

Madame Car l i er,très émue

,ava i t ressenti une

j oi e in time et grand i ssante au fur e t à mesure

que l e docteur parla i t . Ce proj et d ’un i on l u i sou

ria i t . Henri éta i t un part i c onvoité. Et pu i s

l ’ excel l ente femme croya i t que depui s quelque

temps les deux j eu nes gens s'

aima ien t et qu’ e l l e

trava i l lera i t a leur bonheur en consentant au

mariage .

Cette méprise éta i t l e résu ltat d irect des seru

pules de l a j eune fi l l e et du manque de curiosi té

de sa mère . Les choses demeurées en quelque

sorte à l ’é tat de mystère se compl iqua ient main

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1 64 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

tenant d ’

u ne demande en mariage que madame

Carl i er,ignorante de s sent iments de sa fi l le

,ac

cuei l l i t avec j o i e, courant sans s’en douter vers

un écue i l à fleur d ’ eau .

Cependant, a in si qu’ i l est d ’usage en ces sortes

d ’ affa i res,el le cru t devo i r attend re que Mari e

Anna se soit prononcé e e l l e-même pour acqu ies

cer d éfin i tivement . E l l e remerc ia le docteur, l’as

su ran t qu ’ehl e éta i t rav i e de penser à l ’u n ion de

deux enfants “ s i b i en fa its l ’un pour l ’ autre .” Le

docteu r Chesnaye,très pressé comme le sont d ’ or

d ina ire l es médec ins se l eva prêt à se retirer.

— A i nsi je pui s rapporter une bonne répon se à

mon fi l s demanda— t i l encore avec une certa ine

insi stance .

— Oui,mon che r docte u r . D i tes — l u i que mon

consentement l u i est acqu i s déjà et qu ’ i l a toute

ma sympath ie .

I l remerc i a a son tour,pui s s etan t revêtu de sa

grosse pel i sse de campagne,i l serra l a ma in d e l a

veuve et part i t.

C e fut l ’e Spri t l ibre de tou te cra inte que Mada

me Carl i er retin t sa fi l l e auprès d’

el l e après l e

souper.

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1 66 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

l e ne sava i t plus que d i re devan t l ’a i r durc i de sa

fi l le.

Pourtant,el l e demanda

— Henri t ’a i me b ien,n ’est-ce pas C ’est un

gen ti l garçon,ple i n d

aven i r,vertueux

,in te l l i

ge nt i l te mérite .

— Je ne conteste pas ses qua l i tés, fit Mari e

Anna . Mai s croyez -moi,maman

, j e n’a i j ama is

songé même un instan t qu’ i l pu i sse ê tre mon

mari .

Madame Carl ie r soupçonna un parti-pri s.

— E t pou rquoi di t — e l l e v ivement . Pourquo i

Henri moins qu ’un autre

— Parce que j e n e l ’a ime pas

Le vi sage de l a veuve se rembrun i t.

Marie— Anna l a pri t affectueusement par l e cou

et l u i d i t :

— Je vous fa i s de l a peine, maman

Ma is ma pauvre enfant, ce n’ est pas de moi

qu ’ i l s ’agi t s’écria l a mère. C ’est de ton bon

heur

E l l es restèrent un instant toutes de ux si len

cieu ses. Mad am e Carl i er se rappela souda in l a

scène du dimanche en tre Henri et sa fi l l e,cette

scène singu l ière dont el l e ava i t surpri s l e dé

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MARIE - ANNA LA CANADIENNE 1 67

nou emen t en descendant au sa l on . E l l e rej eta

l ’ idé e d ’une pet i te querel le d’

amou reux qu ’el le

ava it supposée tout d’ abord . E l l e revi t Henr i

se heurtant au chambranl e des portes, en cher

chant l a sort i e,abandonnant Mari e-Anna sans

apparence de v i e sur l e tap i s du sa lon . Cette

foi s les choses se présentèrent à l ’ espri t de Ma

dame Carl ier dans toute l eur grav ité . E l l e v i t

l’

heure venue de savoi r exactement ce qu i s ’é

ta i t passé et . el l e espéra encore .

— Voyons,Mari e—Anna

,di t-el l e . Tu as un se

cret

Mari e-Anna pensa i t à Ja cques.

E l l e fit un grand effort pour va incre ses scrn

pules et avoua toute rougi-

ssan te .

C ’ est vra i,maman

, j’a i un se cret ; et j

’en

su i s a ssez malheureu se pour mér iter votre par

don . Ce n’est pas Henri Chesnaye que j ’a ime

,

c ’ est Jacques de V i l l od in

Ce fut le coup de vent . Le de rn i er espoi r de

Madame Carl i er vena i t de s’ envoler.

Mari e—A nna la l a i ssa reveni r de sa su rpri se

e t attendi t. E l l e con na i ssa i t b i en l e cœur de sa

mère . Ce l l e— c i d ’abord stupéfiée par l’aveu vit

peu-à -

peu l’

énigme s’écl a ircir. E l l e comprena i t

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1 68 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

ma intenant le peti t drame in t ime entre Ma ri e

Anna et Henri , l e pe u d’

enthous ia sme avec lequel

la j eune fil l e vena i t d ’entendre la demand e en

mariage .

Ne vou lant pa s l a ttri ster et lu i fa ire vi olence

de nouvel l es con tra intes,Madame Carl ier n

i n

sista pas au suj et d’H en ri . Cependant un po int

resta i t obscur et l ’obséda it.

E coute,mon enfant

, di t-e ll e avec bonté, tu

sa i s comb i en j e t ’ a ime Je ne te grond era i pas

p our m’

avo i r caché tes sent iments ma is j e doi s

te d i re que cet amou r ne me paraît pa s réa l i sabl e.

M . de V i l l od in est en France et ne rev i endra ja

ma i s au Canada . Qu’espères

-tu

I l rev i endra ! répondit Mari e-Anna d ’une

vo ix a ssurée i l m’

a promis de reven i r dès que

ses pa rents y c onsentiron t i l y a trop peu de

temps qu ’ i l est au près d ’ eux i l ne peut encore

l es qu i tter,ma i s i l rev iendra

,j ’ en su is sûre . i l

m ’ a ime

Marie-Anna devena it nerveu se en parlant de

Jacques . Une sorte de j oie négati ve rem‘pl issa it

son cœur et e l le éprouva it un beso in i rrési stib le

d e rire , de parler de l u i , de tout di re . ma is

madame Carl ier se l eva :

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M adame Carl ier ne deva it pas chercher long

temps ce qu ’ i l y ava i t d ’impossib l e dans l

’un i on

de Marie-Anna et de V i l l od in . C ’ est en el le -mê

me,dans sa tendresse maternel l e qu

el l e décou

vri t l a sou rce d es impossib i l it és.

Jacques revi endra ava it a ssuré Mari e

Anna .

Et après . S i l e maria-ge s’accomp l i ssa1t

qu’advi endrai t- i l La pau vre femm e ent revit

soud a in son isol emen t quand sa fi l l e ma riée , sui

vra i t son mari en France . Jacques de V i l l od in

avai t une mè re , lu i a ussi , i l ava it des ami s, des

b i ens,des intérêts en France et j ama is i l n ’ en

pourra i t fa i re l e sa cri fice pour s’étab l i r au Ca

nada . Ou b ien des querel l es de fami l l e s’ensu i

vra ien t. Cel a ne se pouva i t.

Madame Carl i er s’appl iqu a a fa i re sort i r sa

fi l le du fond de l ’ impasse où l ’amour de Jacques

l a tena i t enchaînée . De tou te s façons, j ama is el l e

ne donnera i t son consentement à ce mariage qu i

lu i arrachera i t son unique enfant comme l a

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 1 7 1

mort,d ix ans plus tôt lu i enl eva son mari et el l e

sava i t que Mari e-Anna,soumise

,i ntel l i gente

,

ple ine de cœur ne pa ssera i t pas outre sa volonté.

Madame Carl i er entra dans l e rôle de médec in

de l ’âme et au moyen de d ouces et persua s ives

paroles,pa ti emment, mesuran t l es mots, fi t d

’a

bord sent i r à sa fi ll e,l e chagri n qu ’ el le éprouva i t

en l a voyant a i nsi l ’esc lave d ’u n amour sans ave

n i r conforme au bonheur commun Pu i s el l e lu i

demand a si ell e ava it pe nsé a sa mère l e j our où

des aveux et des promesses ava ient été échangées

avec Jacques de V i l l odin . Cette prem ière ques

ti on n’embarrassa pas l a j eune fi l l e el le ava i t

l ’a ssurance que Jacques ne privera i t pas madame

Ca rl i er de son enfant et qu ’el l e sera i t i nv itée à

à partager leur vi e . A l ors l a veuve lu i fit enten

dre qu ’ i l lu i éta i t imposs ibl e a son âge,de quitter

l e Canad a,de s

expatri er après avo i r passé toute

sa v i e dans l a prov ince de Québec où tant de doux

et tri stes souven i rs l ’attachai en t,où el le c ompta i t

fin ir ses j ours .

Marie-Anna fut touchée .

Le vo i l e des imp ossi b i l ités sou levé complète

ment par l a ma in dél i cate de sa mère lu i montra

pour l a première fo i s l ’ instab i l i té de son amour.

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1 72 MARIE - ANNA LA CANADIENNE

L’

effet imméd ia t fut une révolte du cœur . I l cri a

éperdu‘1ment au -deda—ns d ’el le -même .

— Non,non Je ne veux pas ne plus l ’a ime r

Mari e -Anna ressenti t a ce moment u ne souf

france s i a i —güe qu’ el l e n e put n i pleurer n i trou

ver u n mot à répondre à sa mère . Cel le-c i voyan t

son enfant d emeurer muette et croyant ses efforts

dépen sés en pure perte éprouva une immense

a ffiiction qu ’ el le ne pu t d i ss imu ler . Affol ée, mi

sérab l e,l e cœur ba ttu de toutes parts entre l ’af

fection maternel l e et l ’amour, Marie-Anna souf

fr i t horribl ement.

E l l e voulut s’

épancher au près de sa confidente

et/

l u i c onfia ses tourments ma i s Jeannette com

prena i t les cra i nte s de madame Carl ier. Après

avoi r l ongtemps di scuté avec Mar ie-Anna sur ce

suj et pén ible,ell e l a blâma doucement d ’abord ,

pu is ou vertement d ’ oubl i er a ins i ce qu’

el le deva it

à sa mère .

A l ors,Mari e —Anna ne parl a plus . Repons

sée de tous côtés san-s consolati on,sans sout ien

el l e s’

en fon ça de plus en plus malheureu se dans

l ’ i so lement, dans l’ immensi té de sa doule ur . E l le

s’

attacha avec d ésespo i r a son amour chan celant ,

d emandan t du courage à l a fa ib l esse,nourri s

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1 74 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

b rè ve s ap rès ta n t d e ch a u de s e t b on ne s p a ro l e s Je t'

a t

t en da l s , ce t te l e t t re a ve-c tou te s l e s l ump a t «ie n oe s de l’

am ou r

i n qu i e t e t a u j ou rd '

h u i q u’

e l l e e st en tre m e s m a in s , h él a s ,

j ’ y c he rch e e n va i n l’

a cce n t de ja d is, l e s on d’

u n e vo ix ch é r i e ,

l e f rli-sson d’

u n coe u r do n t j’

e n t e n ld i s u n j ou r l e s b a tt em en t s

rep on d re a u x rmi-e u s T u e s mal h e u re u se , M ar i e — A n n a , j e

“Le

de v in e , j e l e se n s p a r ce q u e j e sou ffre mo i -m êm e ! Q u e l qu e

c hos e n ou s m e n a ce ! J ’ a i p l eu ré de b onh e u r q u and j’

a i su

q u e t u m ’

a im a its ; au j ou rd ’

h u i j e v e rse d e s l a rm e s de fi e l

ta n t l a p roŒon de u r de me s ma u x re ssemb l e à u n aver t i sse

m e n t . «D i s -m o i , m on a d oriée d is -«m o i q ue tu e s he ur eu se , q u e

t u m‘aüte n ld1s, q u e tu m’

a im e s Je t’

en p r i e , ne t’

ab a n

d on n e p a s a u x i n fl u e n ce s ex t é r i e u r e s qu i p e u t - êt re te nd en t

a t e dé tach e r d e m o i , a t’

arra ch e r à m a t end resse, à rom p re

ce s cha î n e s q u e l’

amou r l e p l u s p u r a s ce l l é es à — j am a i s l e

j ou r où m es Lèvre s on t recu e i l l i t«es l a rm e s ! Sou v i en s -t o i

de c e j ou r ,M a r i e - An n a ! L

h o-rr i lb l e d é l i vr a n ce d e ce t eu

ch a î n eme n t sera i t au s s i u n e dié l irv ra moe fin a l e , l e com m e n ce

me n t d’

u ne v i e d e d ou l e u rs q u e l e s d ém on s n’on t p a s en oore

inv e n tée da n s l e s éj ou r d e s d am-n é s T u l e vo i s , ma M ia

N a , j e m ’aég-a re , j

a i l a t et e e n f e u j e n’

y v o i s p l u s tan t j e

s ou ffr e de toi ! R amp e tl e -«m o i , m on ad orée , d is — m o i d e reve

n i r

Loin de calmer Mari e -Anna,ces l ettre s toutes

débordantes de passi on achevèrent de l’ad ol e r.

L es nerfs rompu s, i ncapab le d e lutter plus long

temps,el l e fu t sur l e point de céder à l ’ orage de

révol te qu i gronda i t en el le e t de répondre à JaC

ques : “Revi ens,revi ens vite ma is au moment

où el l e prena it la pl ume pour commettre cette i r

réméd iabl e fol ie, sa mère entra l es yeux pl eins

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MARIE— ANNA LA CANADIENNE 1 75

de larmes,l a couvrant d ’un regard tout chargé

de reproches .

Marie —An na la i ssa tomber sa plume et courut

se j eter dans l es bras de sa mère . Madame Car

l ier l a pressa su r son se in et couvri t son front de

ba i sers .

Viens avec moi,Mari e-Anna

,vi ens di t-el le

en essuyant ses larmes et en l ’en traî nant .

E l l e sort i rent. Marie -Anna chanc elante et c om

me en ivrée de dou l eur se la issa condu i re j usqu’

à

l’

égl ise où sa mère la fit entrer en di sant

— Prie,mon en fant . Cela te fera du b ien .

Mar i e-Anna se vit toute seule dans le temple .

Un mouchoi r su r sa bouche pour comprimer ses

sangl ots,el l e avança vers l a pet i te lueur jaunâ

tre d ’un c ierge achevant de se consumer au fon-d

du chœur . L’

amb iance ca lme du l ieu lu i fut d ’u

ne douc eur infin i e en harmon ie avec sa déso la

t i on ; l e si lence imposant de l’égl i se apa isa peu — à

peu les battements de son cœur sous sa poi trine

oppressée et haletante . E l le approcha du maître

aute l,s

agen ou i l l a , l a issa tomber sa tête sur ses

ma ins j o intes et pri a longuement,ardemment

,

avec toute sa ferveur de Canad i enne p i euse .

Qui n ’ a touché au parox isme de l a souffrance

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1 76 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

dans l e s pass ions ne peut connaître l es plus pu is

sants effets de la pri ère . Dans ces j ours où la v i e

sembl e un fardeau écrasa nt,où l es yeux fixés su r

l ’horreur de tous l es gouffre s de l ’ imaginat ion ne

voient plus l e sol e i l , l es o i seaux, l es fleu rs,la

verdure repo—sante d es feu i l lages,i l est encore à

l ’horiz on une lumière ind estruct i ble et v ive qu i

répand sa cha l eur sous u ne voûte sans nuages ,

dans une atmosphè re sans bourra sque , un a imant

enchanté qui att i re le naufragé,u n e vo ix dou ce

qu i lu i di t : “Tu n ’ a s qu ’un pas a fa ire pour être

sauvé vi ens a moi

C’

est la prière.

Qu iconque se réfugie en el l e sent descendre en

son âme,l e ca lme

,l ’a ssu rance

,la force en face

des tentati ons,de s pa ss i ons et du ma lheur. C

’ est

un charme qu i remet en ord re l es consc i ences l es

plus bou leversées et l e s ma inti ent dans la règl e

des vra ies, des grandes fél i c ité s. E t s i parfoi s

l’

impat ien ce de l’ imprévu ,

l’

amour de l ’ irrégu l ier,

l es i l lusi ons e t l es dés i rs réenvah issen t l e ter

ra in perdu,la pri-ère s ’offre encore

,s ’ impose

,ty

rann i se même et combat l e ma l en vahi sseur.

Heureuse tvrann i e dont l ’escl avage est la plu s

bell e des l ibertés

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A U CH ATEAU DE REZENL IEU -V ILLODIN

L a pet i te vi l l e de Gace,dans l ’Orne

,dresse un

amph ithéâ tre de ma i sonnettes b l anches e t de

riantes v i l la s sur l e flan c des col l ines de Norman

d ie. La vi l l e est anc ienne et a ses pages marquées

dans l ’h i sto i re de France on vo it encore l e châ

teau se igneuria l formée de bâtiments l ourds et

de tours massives, forteresse du X I I I si ècl e qui

serva i t autrefo i s de résiden ce aux gouverneurs

d e l a vi l le . En parfa i t état de conservati on , l e

château est aujourd ’hui l e s iège de l a Gendarme

r ie et de l’H ôte l -d‘e-V i l l e de Gace.

Quand on s ’él oigne,à l ’est

,par la route de Lai

g l e, on traverse‘a un demi —mi l le de Gacé l e vi l l a

ge d e R ézen l ieu . Au tour d ’une peti te place“

trian

gu l aire des hab i tati ons d’un seul étage s’a l ign en t

i rrégul ièrement el l es sont serrées l ’une c ontre

l ’a utre,comme des oi si l l ons au n id . E n arrière

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MARIE— ANNA LA CANADIENNE 1 79

serpent-ent des ruel l es tortueuses, promenades

préférées des pou le s durant l e j our, déserts de

prédi l ecti on de s chats pendant la nu it . Les por

tes formées de deux vantaux superposés s ’ enca

gent partou t de l i erres,de pampres, de v ignes

vierges qu i retom‘bent en l ourds ba l daqu ins j usqu ’ au bord de s rigoles . Des rosi ers et d es l i se

ron s tachent j ol iment que lq ues mura i l l es. A l’

un

des angles de la place, l’ égl i se

,une pré c i eu se vi e i l

l eri e goth ique dresse un i nterminab l e cl oche r

pointu qu i semble un bras imp l orateu r tendu de

pui s des sièc le s vers l e ci el n ormand .

Le voyageur arrêté au centre de c ette pla ce re

marque au -dessus des to i ts un groupe d e pe u

pl i ers géants plantés avec u ne symétri e voulue

qu i l a i sse supposer l e voi s inage de quelque ri che

demeure En avançant dans cette d i recti on,on

aperçoit b ientôt une l ongue terrasse ombragée

d’acacias et de ti l l eu l s et qui profi l e sa l igne de

balustrades blanches sur la va l l ée de La Touque .

Non l oin de l a route est l ’ entrée princ i pal-e du

parc,une large gri l l e en fer ouvragé, œuvre d

’art

adm irable sorti e de s forges de que l que grand

c i seleu r de merve i ll es . Un parterre en»hémicycle

c ouvert de mousse et d ’herbe fol le dérobe cette

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1 80 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

entrée aux yeux en l ’en fonçant sous l es peupl iers

et n e l a l a isse vo ir au voyageur qu ’au moment où

i l a rr ive devant e l le , ce qu i en l ève comme par en

chantement l a pensée distra i te aux tableaux ru s

ti que—

s du vi l l age .

Après a vo i r franch i cet te gr i l l e,su ivi l ’al lée

des ti l l eul s,contourné des pel ouses fleuri es

,des

massi fs de bu is odorant et de ho—ux,on arrive en

fin d evant un somptueux château d e styl e Rena is

sance dé tachant ses murs sur un fond sombre de

sap ins noi rs.

C’ est l e château de R ézen l i eu -V i l l od in .

T ou t y re sp ire l a tranqu i l l i té,l a pa ix de l a n a

ture dans l ’a l lure imposante du GranduS iècl e . En

pénétrant dan s ce doma ine, i l semble qu’on l a isse

derrière s oi toutes l es act ivi tés échaufi antes de l a

vie,l e groui l l emen t vu l ga i re des v i l les, l e c ontact

de toutes l es prom iscu i tés ba sse s pour entrer

dans un séj our d ’une grand e pol ite sse de mœurs

où l ’ on entend tous l es bru its horm i s ceux de

l ’homme,où des perspectives loi nta ines élèvent l a

pensée au n iveau de l eur grandeur, où des ba lus

trades dél icates vous i nvit ent à prendre un e pose

élégan te sous l ’ha l eine t iède qu i monte d es pra i

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182 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

comte fit remettre l e parc dans sa beauté premie

re pu is a l a requ ête de Jacq ues i l ordonna l a res

tau rat ion d ’un vi eux pavi l l on de chasse si tué à

l ’extrémi té de l a terrasse en arrière des grand s

sapi ns no i rs. D es ouvriers se m ir-ent à l ’œuvre

et l e pav i ll on vétu ste devint u n jol i castel ouvrant

de l arges ba i es v i trées sur l a va l lée de La T ouque .

C ’ est l à que Jacques de V i l l od in étab l i t son

cabi n et de trava i l pour cl a sser ses notes et réd i

ger son“Voyage anecdotiqu e autour du mond e”.

L e si te éta it en chan teur, l a vue grand iose et l’am

bian ce même du l ieu porta i t à l a méd itati on à

peine di stinguai t-on l e fa ible murmure de la

Touque c oul ant au p i ed des coll i nes et l e roule

ment l ointa in des chari ots qu i traversa ient le

boi s des Forges .

Dans ce charmant désert, Jacques pouva it s’a

ban‘

donner a l a rêveri e et revivre l es heures inou

bl iabl es de son séj our dans les Laurentides . Son

amour pour l a j ol i e Canad i enne des Grandes

Pi les éta it de ce ux que l ’élo ign emen t ne fa it

qu’accroî tre et chaque j our d

attente éta i t un al i

ment de plus.

Peu de jou rs après son arrivée aR ézen l ieu , i l

reçut la vi site d ’un anc i en camarade du col lège

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M ARIE — ANNA LA CANADIENNE 183

de Lai gle,A lbert d ’H arce ly a ccompagné de ses

deux sœurs, Germa ine et Thérèse . Ces d emoise l

l es ava ient retr ouvé leur ami changé,froid

,di s

tant,pol i . Ce n ’éta i t plus l e même Jacques, sp i

ri tu el,fl irteu r, ent repren ant , l e Jacques d

’au tre

fo i s au bra s duquel on s’

écartai t dan s les a l lées

ombreus‘

es pour bavarder d’aven i r

,fa i re des pro

j ets dorés,br i l l ants e t tendres c e n ’éta i t plus ce

charmant adol escent dont l es bouderi es, l es mau

va ises humeurs même éta i ent aimabl es par l es

retou rs de te ndresses qu i l es su iva i ent touj ours .

Quel l e décept i on Avoi r gard—é fid èl ement le sou

ven i r du pet it am i Jacque s pendant tro i s ans,

avo i r at tend u son retou r sans se la i sser conter

fleu rette par l es autres Ja cque s du pays , avo i r

sauté de j o i e en apprenant son a rr ivée et tout-à

coup se retrouver en face d ’un “monsieur le vi

comte” à l ’a i r ennuyé,hauta in

,presque deda i

gue ux de l’

empressemen t qu ’on mont ra i t a l e

vo i r Germaine,l ’ ai née

, essaya bi en de rappe l er

l e passé,l es promena de s dans l es a l lée-s omb reu

ses,l e ba i ser qu

’on ava i t échan gé au départ, tro i s

an s plus tôt ma i-s sa tendre éloquence fut perdue .

Jacques de V i l l od i n ne parut pa s plu-s ému que si

on l u i eut rappelé l’âne qu ’ i l batta i t u n j ou r pa r

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1 84 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

ce que l a pau vre bête se permetta i t de bra i re a

son passage . Thérèse ne pa rla pas de sa peine

ma i s en sortant du parc , el l e confia tout bas a sa

sœur qu ’ el le trou va i t Jacques plus beau, p l u s sé

du isan t qu e jadi s e t avec cette con fidence un gro s

soup i r s’

échappa de sa po i trine de fi l l ette dé l i ca

te et bl onde .

I l y ava it aussi Mari ette Mou l i cent l a fi l l e d ’un

des fermiers du Comte qu i vena i t autrefoi s ap

porter l e l a i t au château et qu i ava it b ien pl eu ré

l e jour ou “monsieur le vi comte” éta i t parti par

ce qu e“mons ieur l e vi comte éta it b ien genti l

pour el l e,parce qu

’ i l d i sa i t en lu i prenant l e men

ton : “Mariette,tu es j ol i e e t rose c omme l e s ro

ses du parc .

“Mari et te , tu a s un peti t n ez

blanc comme le la i t d e tes chèvres et que j ’a i en

vi e de mordre chaque foi s que j e l e rencontre sur

mon chemin Fin is l es en fan t i l l a—ges Mon

si eu r l e vicomte ne parla i t plus du rose n i du

bl an c Monsi eur l e vic omte éta it p lus v i com

te que jama i s et quand Mari ette sa i sie en l e ren

con trant l’

autre mat in dans l ’office ava it la i ssé

choir son pot de la i t tant son tendre cœur ava i t

bat tu d ’amour, mon si eu r l e v i c omte ava it regar

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1 86 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

ra i t . Seul,Gilbert Sansonnet l e vena i t vo ir quel

que fois ma i s ses v is i tes éta i ent ra res car i l n’ha

b i ta i t pl us au châ teau . Aprè s l es fê tes de Rézen

l ieu.

, i l ouvri t u n e ga l eri e de peintures et d’ es

tampes à Pari s. L ’ i nsta l la ti on de son pe t i t com

merce n écessita tou t son temps . Mais chaque sa

medi soi r i l sauta it dans le rap ide de Granvi l le

et arriva i t à Rézen l ieu aux petites heures .

L ’exce l l en t garçon témoigna à l ’égard de Jao

ques d ’une a ttention ple ine de dél i catesse que cc

l u i — ci ne deva it pas ou bl ier. Dès! qu

i l a ppri t l a

restaurati on du pavi l l on de cha sse , Gi l be rt m i t

au n et et fit encad rer une co l lec tion d ’aqu are l

l es qu ’ i l ava i t pe i nt es dans les Laurentides . Sans

préven ir Jacques i l fit poser l es cadres sur l es

murs du nouveau cab i net de trava i l . I l y ava i t

c inq vu es des P i les : l a mai son de Mari e —Anna ,

l ’Hôte l des Chutes,l a pla-ce d e l ’Egl ise , l e chemin

de La Tu que et une vu e panoramique de St-Jac

ques des Grandes Pi le s prise de l a rive opposée

du S‘t-Mauri ce.

Lorsque l es ouvri ers qu i ttèrent l e pavi l l on res

tau ré, Jacques vint l e vi s iter . Les aquarel l es ca

nad i ennes de Gi lbert prod ui si rent sur sa natu re

sen s ibl e un choc assez semblab l e à des ba isers

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 187

j eunes qu i sera ient tombés sur ses yeux de tous

les côtés à la fo i s . Jacques courut d ’une pein

ture a l ’autre, s’extasi a et voua une reconna i s

sance éternel le ason am i Gi lbert .

Le comte , qu i l’accompagna it fut frappé d

’une

tel l e exubérance car l’

enthousi asme de son fi l s n e

ressembla i t nul l ement à un e simp l e satisfact i on

d’am ateu r. Le comte de V i l l od in avoua de la cu

riosité .

— Mon père,dit Ja cques , ces paysages me rap

pe l l en t l es heures l es plus bel l es de mon voyage .

C ’est au Canada,dans cette contrée montagn eu

se que j’ai goûté le plus d ’émoti ons, l e p lus de

L e comt e paru t i ntéressé .

Voyez cette ma i son,cont inua Jacques voyez

ce fleu ve,cette ég l ise

,i l s sont l

expres s i on visi b le

d’

un souveni r ineñaçab l e et touchant . Je tra

va i l l erai mieux i c i ma intenant qu’au tou r de mo i

ces paysages m ’in Spireron t . Grâce à mon bon

Gi lbert,j e revivra i mon voyage en l ’écrivan t.

— C”est un jol i roman qu e tu entreprends de

me conter l à, fit le père avec un souri re ple in de

finesse . Mai s i l me semb le que tu es i ncomp let

dans tes démonstrat i ons .

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i 88 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

I l aj outa en se penchant amica lement vers son

fi l s

Je soupçonne une h i sto i re de bergère ou de

fi l l e de Grand —C hef au fond de ton en thousia sme .

Un roman san s femme n ’ est pas un roman .

R éponds donc

Jacques fut b i en a i se de trouver le comte d ’aus

s i bonne composi ti on .

— C ’ est vra i mon père d it- i l . J ’ai a imé une

C anadienne et . j e l ’a ime encore . Je n’

a i qu ’un

regret c’est qu e Gi l bert n

’a i pu jo ind re à sa col

lection une image de cette j ol i e tête b l onde qu e

j’a ima is tant a regarder. S i vous l a conna i ssi ez ,

mon père,vous c om—

prendriez c omb ien ces souve

n i rs me sont chers,a imant cette j eune fi l le com

m e j e l’a ime et me voyant c ondamnée à demeurer

l ongtemps enc ore lo in d ’e l l e

Le front du comte s ’éta i t rembrun i . I l se m i t

à torti l l er sa grosse mous tache b lanch e entre ses

d oigts et après un moment de si l ence , demanda

sans regarder son fi l s

Comment s ’appel l e cette j eune fi l l e

Marie —Anna Carl i er.

Quel le est sa s i tuati on

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Jacques s ’ i nsta l l a défin i tivement et pensa a la

rédacti on de ses anecdote s de voyage .

Les première l ettres de Mari e —Anna lu i par

v in ren t. I l l es dévora it,ces lettr es I l en buva it

l e styl e comme u n e l iqueur réconfortante et sua

ve i l retrou va i t dans ces l ignes l’abandon char

mant mêlé de pudique rete nue qu i caractéri sa it

l ’amou r de l a j eune Canadi enne. Cédant à l’

i n

sati abl e beso in des i l lusions,i l imagina i t Marie

Ann a près de l u i,el l e vena it d ’entrer . i l lu i

parla it tout bas

— Tu es l à, M ia— N a

E t i l lu i sem bl a i t que du fond de son cœur,une

voix douce réponda i t. Puis i l tomba it souda in

dans u ne tri ste sse no i re qu ’ i l ne pouva i t p lus

surmonter. L a rédaction du “Voyage anecdoti

qu e autour du monde” avança i t d ’un tra in de

t ortue et a ce tra in - là, l e réc it de l a dern ière éta

pe du grand tour ne sera it pas en core écri t à

l ’heure du Ju gement dern i er . Quand l a pe nsée

d u j eune écriva in se fixai t sur les souveni rs d’I ta

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MARIE — AN NA LA CANADIENNE 1 91

l ie,de Grèce ou d ’

A si e,qu and i l retrouva it au

fond de sa mémoire , enfou ies sous la pouss i ère

et tern i es par de chauds sole i l s, des rém in i scen

ses d ’un passé remp l i d’enchan teresses et vide d ’a

mour,sa plume se prena it à c ouri r fébri lement

pendant quelques minutes pu i s,b i entôt diminua i t

d’

ardeu r. Un brou i l l a rd étrange ca cha it l a moi

t ié des l ettres et fa i sa i t danser l’ autre moitié

c omme un bal l et de marionnettes gr i ses . L ’écri

va in n’

y voya i t plu s la plume l u i tomba i t des

m a in s.

La pensée esc l ave rend ue à sa ple ine l iberté

a près quelq ues minute s de repos transforma it i n

sensib l ement les paysages. Jacques voya i t pa sser

d evant ses yeux des images automnal es,des mon

tagnes c ouvertes d’-érables, un fl euve la rge et

tranqu i l l e,un vi l l age a l l ongé m-ol l emen t sur l a

rive d e ce fl euve et au premi er p lan,dans l e mi

li eu du cadre en chan té,d ’une tête adorabl e de

j eune fi l l e, avec de grand s cheveux d’

u n bl ond

doré, des yeux noi rs d’u ne douceur p-énétran te ,

un sourire à fa i re ou bl ie r tous l es autres sou ri res

de l a création .

Gilb ert, au cours de ses v i sites, parfoi s su rpre

na i t Jacques abîmé dans cet éta t de prostrati on

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192 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

amoureuse . I l appe la i t cela“ trouver son am i

noyé dans l e b leu pâle , l e rose nananne et l e gris

de Payne .

” Tout commerçant qu ’ i l,

fu t devenu

Gi l bert Sansonnet n ’

en é ta i t pas moins resté l e

garçon d ’espri t et l ’éterne l ra i l l eur des beaux

j ours canadiens .

Jacques a ima i t à l e voi r . I l éta it l e seul être

près duquel i l put s’en treten ir de Mari e —Anna .

Gilbert,avec sa compla i sanc e brusque se prêta it

volon t i ers à cette c onversa ti on,l u i donnant à sa

gu ise un tour ga i ou séri eu x sel on l es di sposi

ti on de son am i .

Montre-moi tes anecd otes, l u i d i t- i l un j our.

Voyons où tu en es de ce grand voyage.

Jacques sour i t tri stement .

— J ’en su is encore a R ézen l ieu fit- i l tri ste

ment. Je n ’a i ri en écri t.

Gi lbert eu t un pl issemen t des levre s comme u n

maître mécon te n t de son élève.

Que fa i s-tu de tes j ou rnées, paresseux

Je pense a “ el l e” et j e te jure Gi lbert , qu’ i l

ne me reste pas une minute pou r écri re .

— A h ça , mon petit vi comte,c’ est de la fol ie

,

tout simpl ement . C ’ est d u sui c ide Après six

moi s de ce régime-là tu seras sec et j aune comme

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194 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

sa i s comment el le s’acqu iert auj ourd’hui

,l a no

tori ét é L e premi er saveti er venu fa i t un

pari après un verre d ’

absin the et part l e lende

ma in pour l es ant ipod es. Au retour,i l écri t qu ’ i l

a u sé 300 pa i res de bottes dans son voyage,qu ’ en

éva luant l ’ épa i sseur de .se s semel le s a 5 mi l l ime

tres cela représen te au tota l l e cui r d ’un trou

peau de 1 5 vaches . E t voi l à comment on de

vient l ’homm e du j our Tr op vieux,mon cher

les romans d e voyage C ’ est passé de mode c om

me l es crinol in es . I l n ’y a plus ri en a fa i re avec

ça— Je te comprend s

,fit Gi lbert. Tes ra isons ne

sont que des prétextes pour excuser ton dégoût

de toutes choses et ta distracti on a une seule .

Quand tu veux écri re l ’ I ta l ie, ou la Perse, ou l es

Inde s, ta pensée voyage e n ple ine s Laurent ides .

Quand tu veu x fa i re parler l a Persane, l a Cana

d i enne,j a l ouse peut-être te chante dans l es ore i l

l es a t ’en fa i re éc l ater l es tempes . Tu n’écriras

jama is l e commencement, l a su i te et l a fin de ce

voyage- l à. Ce qu ’ i l y a de plu s c la ir, c’est qu e tu

perds ton temps.

— Tu exagères, mon ami J’a i l ’espri t remp l i

de pensées et ce que j e pen se est infiniment plus

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MARIE— ANN A LA CANADIENNE

beau qu e tout ce que je pourra i s écri re . Ce qu e

j’

exprime n’

a ri en de comparab l e à ce qu e j e sens.

Voi s-tu,Gi lbert

,l es amoureux sont d ’une autre

essen ce que l es commerçant s ; depu i s que tu

vends des estampes a Pari s, je sui s sûr qu e tu

a s perdu l’

en tendement de ces choses — l à. Tu

n’es d éj à plus un art i ste

,tu n

’es plus qu

une ma

ch ine a mesurer d es cadres , conti nua V i l l od in

san s s’

occuper des grimaces que fa i sa i t G i lbert

en s’en tendan t a insi qua l ifier. De plus

,tu n ’ as

j ama is éprouvé de passi on . Tu ne peux pas sa

vo i r ce que c ’ est qu’

a imer, oub l i er l e monde , l a

s oc iété, perdre de vue l’un ivers pour s’

i sol er dans

un sent imen t un ique qu i est plus grand que l ’u

n ivers ent i er Tu ne sa i s pas c e que c ’ est que

rempl i r chaque m inu te de sa vi e d ’u ne seule pe n

sée infinie comme l a créati on el l e— même, s’endor

m ir l e so i r en rêvant a l a femme a imée , l e mat in ,

remerc i er l ’aube qu i fa i t renaître son souven ir

e t passer cette j ournée comme l a ve i l l e en rem

pl i ssant chaque minute de l a même pensée un i

qu e et i nfini e Ne m’in terromps pas, Gi lbert.

T u veux me dire que j e n e sui s pas heureux a insi .

Hélas,préc i sément

,mon ami C ’est parce que

j e soufi re que tout mon être tend vers cette amère

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196 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

j ou i ssance qu i entretient l e feu , so i t, mais aussi ,en adouc it dé l i c i eusem ent l es brûlures .

V i l l od in ne se fut lassé de moduler su r cette

gamme ma i s G i lbert mal ferré sur l es di sserta

t i ons sentimental es se l eva,t i ra de sa poche u ne

su pe rbe pi pe en écume d e mer et d i t

— Tu te manges l e ce rveau , mon cher Vien s

fa i re un tour de parc et j a scus d’ autres choses.

Jacque s n’ ava it pas osé reparl er de Marie

Anna a son père . De son côté,l e comte n e l ’ava i t

pas repri s su r c e suj et. Peut -être n ’y pensa i t- i l

plus. I l pouva i t encore supposer que l es aqua

rel l es canadiennes d e Gi l bert ava ient simplemen t

révei l l é dans l e cœur de son fi l s un capri ce pas

sager que l e temps engourdi ra i t à j amai s si ce

n ’éta i t déj à fa i t .

C inq long mois s ’ec oa l-èren t durant lesquels

Jacque s vécut, comm e i l l’ava i t dit à Gi lb ert en

perdant de vu e l ’univers pou r s’ i sol er dans l ’uni

que pen sée de .son amour. Le cahier du “Voyage

anecdot ique autour du mond e” resta i t intact sur

l e mét ier, comme un ou ti l abandonné qui se rou i l

l e m a i s en retour quand l es le ttres de Marie

Anna arriva ient au castel,un e fièvre enragée d ’é

crire s’empara i t de Jacque s i l exprima it tou tes

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198 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

épr ouva des besoi ns sauvages d ’ i solement absol u

et sans moti f, i nterdi t brusquement l’entrée du

caste l à ses domest iques. Son caractère déjà

mob i l e et omb rageu x s’assombri t encore il pas

sa des j ours de cauchemar et des nu its bla nches .

C ’est à ce moment qu ’ i l écr iv i t ces l ettres tou

tes débordantes de tendresse qu i deva ient appor

ter tant de trou bl e dans l a sol i tude ma l heu reu

se de Mari e-Anna . Ces l ettres demeurèrent sans

réponse .

Jacques fu t conva i ncu que Marie -Anna se dé

tacha i t d e l u i . Son premie r c‘

ri fut u ne pl a inte

dou l oureuse.

— Mon D i eu, qu e l u i a i -j e fa i t

Surpris pour la première foi s de sa vi e par u ne

grande douleur et encore ignorant de l a sou ffran

ce, i l pl eura pu i s se prit à maud ire sa desti

née ma i s ces fa ibl esse s ne durèrent que l e temps

d ’une larme. Tou-j ours prompt à s’

exa l ter i l con

çu t des résolu ti on s a lo rs i l se heurta à l’ idée de

l ’autorité paternell e dressée en fac-e de toutes

ses vol ontés c omme un ordre i nflex ib l e a l ’obéis

sance. L ’égoïsme d e l ’amour fit ta ire en lu i l a

vo ix des affecti ons de l a fami l le . I l ne vi t plus

autre chose qu ’un but à atteindre l ’amour recon

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 1 99

qui s de Mari e-Anna , un obstac le à fran chi r, l’ au

tori té paternel l e .

I l av isa aux moyens d’

obtenir de ses parents

l a pe rm issi on de retourner au Canada . I l ne se

fa i sa it pas d’

i l l usi ons sur l a d ifficul té d’

u ne tel le

chose,ma is i l espéra i t b i en qu e son désespoi r suf

fira i t à fl échir l ’ autorité du comte . Ce fut à sa

mère qu ’ i l se confia d ’ abord .

La comtesse ava i t remarqué que Ja cques deve

na it ta c i turn e et d i stra i t. Un soir , i l l ui arriva

de qu i tter l a tabl e et de mon ter a sa chambre

sans sa luer ses parents . Un te l oubl i de la part,

du j eune homme ne pouva i t être attribué à un

manque de resp ect, c’

éta i t i nadm i ssib l e .

Inqu iète,l a comtesse de V i l l od in m onta der

rière l u i et v int frapper à l a porte de sa chambre .

I l ouvri t.

— Je viens t’

embrasser mon Jacques,dit - el l e .

Tu m ’ as ou b l iée,c e soi r

Jacques pâl i t en pensant à sa faute et u n cr i

Spon tané lu i j a i l l i t du cœur

Oh pardon , ma mère

E’

l l e fu t un instant à le regarder,observant

avec une tendre sol l i c i tude ce mâ l e visage de j en

ne homme sur lequel l e chagrin creusa i t déjà des

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200 MARIE - ANNA LA CANADIENNE

si l l ons. La pâl eur de Jacques s’

accen tu a i t enco

re à l a lueur ind éc i se d’

une grosse lampe de bron

ze surmontée d’

un abat — j our en crista l vert . La

même lum ière j eta i t sa note verd âtre sur l a cl i e

m in ée de marbre,sur les faute u i ls de velo urs

beige , sur l e l i t Lou i s X I I I a torsad es de chêne

avec son édredon recou vert de ri ches dentel les

en point d’A l ençon . La comtesse eut un rega rd

c i rcu la i re sur tou te s l es choses de cette chambre

où el l e n ’ éta i t venue depu is longtemps et où quel

que s vi ngt ans plus tôt Jacques et Margu e rite

éta i ent nés.

— Qu ’as-tu,Jacques demanda-te l le affectu

eu sement après avoi r fa it a sseo ir son fi l s auprès

d ’ el l e.

Jacques égrena l onguement un véri table cha

pe le t de confidence s dont ch aque gra in représen

ta it un espo i r. I l i nsi sta en d i sant que l ’affec t ion

de sa sœur et l e respect dû a ses parents ava i ent

seu l s, pu l

’ob l iger à qu itter Ma rie — Anna . D ’une

vo ix qu i se fa i sai t su ppl i ante i l demanda à l a

c omtesse si e l l e consent ira it à l e la i sser repartir

pour se rattacher cet amour qu ’ i l voyait perdu

et don t l e s tourmen ts empoi sonnaient sa vie .

E l le ne l ’ava i t pa s i nterrompu une seule fo is.

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202 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

au j ourd ’hu i que de l ’ indifférence En épousant

une j eune fi l l e c’

es t sa vi e d’

abord que j ’unis a l a

mienne et i l m importe seu l ement q u’ el le a it pour

moi,l ’amour que j ’ aura i pour el l e . Cette j eune

fi l l e est trou vée, ma mère .

Ma is el l e est a l ’étranger s’écria l a comtes

Qu 1mporte répl iqua Jacques obsti né. Je

l’amènera i en France et nous .

La comtesse secou a l a tête.

— Mon cher enfant,interromp i t — el l e

, tu vo is l es

chose s comme un j eun e homme de vingt ans . E n

fin . Je sau ra i ce qu e ton père en pense ma is

n’

espère ri en , c’ est couri r au -devant d ’une décep

t i on . Bonso i r,mon Jacques .

E l l e l ’embrassa un peu pl us lon guement que

d ’hab itude et sort it .

Resté seu l,Jacques écriv i t à Mari e-Anna . C ’ê

ta i t une suprême tentative. I l relut plusieurs fois

sa l ettre et s’ assa ra qu e l a j eune fi ll e ne pourra it

être in sensib l e en apprenant toutes ces souf

frances'

qu i vena i ent d’

e l l e. A l a po inte du j our,

i l pa ssa aux écuri es, se l l a un cheva l et courut

tout d ’une bride a l a poste de Gacé d ’

où i l expé

dia sa lettre .

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MARIE -ANNA LA CAN ADIE NNE 203

Les j ours passèrent dans l ’én ervemen t sans

trêve de l ’ attente et des incert i tudes . Les d émar

ches de l a comtesse au près de son mari ne de

va ien t pas a vo i r été heureuses car el l e d emeura i t

muette ma i s posa i t sou vent su r son fi l s des re

gards ple ins de compassi on .

Enfin après vingt-deux j ours d ’ attente Jacques

reçut un b i l let de Mari e —Anna .

D ’une ma i n fébri le,i l déch i ra l ’ enveloppe e t

lu t *

“ Ch e r Jacq u es,

J’

a i é t é s ou ffra n t e . Je reg re t te d e n’

a vo i r p u vou s é cr i re

p l u s tôt m a i s j e vou s sa i s in d u l g e n t p ou r vo t re am ie . V ou s

me p a rd on ne rez , j e l’

e sp è re l a p ei n e q u e j’

a i pu vous ca u se r

e t c e l l e q u e j e v ou s ca u se e n core . Ad i e u .

M . A .

Dès l es premiers mots i l devint b l ème . Ma is

qua nd ses yeux arri vèrent au mot de l ’adieu,c e

fut comme un coup sourd au cœur tous l es re s

sorts de son énergie se brisèrent . Comme un en

fant l a i ssé seul dans l es ténèbres , i l tendi t l es

mains en avant pour chercher un appu i i l lu i

sembla que l e sol se déroba i t sous ses p ied s l’ en

traînant d ans une de scente vertigi neuse vers u n

gouffre au fon d duquel son corps a l l a i t se broyer.

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2 04 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

La tête vac i l lante, aveu gle de d ésespoi r i l vi nt

poser ses ma in s sur l e bord de l a tabl e et son re

gard atone se fixa sur un point quel conque du

mur. C ’ éta i t l ’ i ns tant a igu d ’une crise où l e corps

devient insen sibl e , où l ’espri t fa i t l e de rn i er ef

fort pour é chapper à l a fo l i e. I l poussa u n ef

froyab l e blasphème aussi—tôt su iv i d ’un cri de

ha ine,cri d ’amour exa —spéré :

— O démon Que t’

a i — je fa i t Que t ’a i — j e fa i t

La respi rati on lu i manquant,i l fut durant

plusi eurs secondes sec oué d ’un hoquet convu l si f.

Les deux poi ngs serrés «su r sa poi tri ne pour en

comprimer l es secousses dou loureuses, i l sang l o

t a c omme u n en fant battu sans ra i son , ba l bu

t iant encore a travers ses l armes :

— O ,Mia-Na Que t’a i — je fa it

Un profond accabl ement su iv i t l a cri se . I l

p leura pendant plus de deux heures ses i dées

se coordonnèœnt peu-à-peu . I l sou ffri t encore

mais i l pri t conscience de sa souffrance . C loué

s u r son fauteu i l , i l murmura d’une voix bl anche ,

d ’une vo ix de ma lade qu i en tr’ ouvre l es lèvres

p ou r se pl a i ndre :

— Comme i l fera i t bon mourir, à-présent

I l ferma l es yeux,caressant un moment l ’ i dée

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206 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

— Entrez répon d i t l a grosse vo ix du comte .

Jacques v i t son père a ss i s devant un grand

bureau et compu l sant de nombreux papiers. Le

châte la i n vena it de recevoi r ses ferm i ers pour des

règ l emen ts de semestres. I l para issa i t très ah

sorbé .

I l se tourna à-demi su r son fauteu i l,ôta de son

n ez son b inocl e cerclé d ’ or et vi t son fi l s qu i s’i n

c l inai t dans la pénombre d ’une portière.

— Que veux — tu,Ja cque s demanda l e comte .

Le jeun e homme fit un pas mai s aussi tôt l e

com te s’excl a-ma

— Gra-nd D ieu , d’ où sors-tu , mon ami

Jacques demeura interdi t, n e comprenant pas

cette questi on provoqué e par le tatouage de pous

siège gri se qu i l e d éfigu ra i t.

I l ba lbutia

Mon père , j e viens vous demander u n congé.

Rappe l é au su j et de l a v i s ite de son fi l s pa r l e

ton s ingul i er de sa voix, l e c omte fronça l égère

me n t les sourc i ls un sour i re équ ivoque retrous

sa ses grosses l èvre s. I l ava i t déjà compris.

— Un congé . Très vol ont iers,mon fi l s

,ré

pondi t— i l . Mais i l i nsinua aussi tôt :

— I l est bi en entendu qu e tu ne vas pas plu s

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MARIE ANNA LA CANADIENNE 207

l oi n qu e Par i s ou l a front i ere . Tu»es resté assez

l ongtemps hors de France i l n’

y faut plus son

ger .

Pardon,mon père interrompi t Jacque s

avec vivac ité. C ’est un congé de deux mois que j e

vous demande .

Imposs ible scanda lacon iquement le châ

te l a in . E t i l replongea l e n ez dans les qu it tances

d e fermi ers éta lées devant lu i .

Jacqu es s’

approcha j usqu’à toucher l e coin du

bureau . Le comte rel eva l es ye ux vers lu i .

— Veui l lez m ’écou ter encore, di t l e j eu ne hom

me d ’une voix mal a ssurée . C ’est un e ci rcons

tance grave qu i me ti en t près de vou s i c i .

— A l lons va dro i t au but fit l e père ru.dement .

Tu veux retourner au: Canada,n ’ est-ce pas

— Oui,mon père.

E h b ien,ma réponse est c la i re : non , non et

non

Jacques a l l a it ins i ster.

— Inu«ti l e ! fit l e comte en l ’arrêtan t d’

un geste .

Sache donc,mon ami

,que j e ne fa is ri en sans

ra i sons . En te retenan t en France , j’agis dans

ton intérêt et j e trouve étrange vra iment qu e tu

n’

a ies pa s compri s plus tôt qu’ i l fa i l l e renon ce r

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208 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

désorma is à couri r l es mers et l es cont inents .

N ’ i nsi ste pas, te dis—4j e T on i ns i stance me bles

se, j e l a considère comme un man que de confian

ce et d’

égards. Ton aven i r est mieux pla cé entre

mes ma ins qu ’entre l es t ienn es s i j e te la i ssa is

fa i re avec l es idées qu e j e te dev i n—

e, tu commet

tra i s quelque fol i e et peut -être qu’un j our tu

vie ndra i s m e reprocher de n ’avoi r pa s u sé de mon

autori té aujourd’hu i . N ’

attends pas de moi un

c ongé qu i t’ouvri ra i t une ex i stence aventureuse

dont tu n’en trevois pas l

’ issu e .

Ja cques éta it au supp-l i que et senta i t bou i l

l onner en l u i -même un e impati ence voisi ne de l a

c o l ère . Les paroles du comte tomba ient su r l u i

comme du p l omlb fondu , ma i s n’en tendant que l a

voix de son désespoi r, i l demeura i t immob il e

obsti né,l e front barré d

en té temen t, attendant

dans une pose re spectueus e que l e c omte lu i ren

di t l a parol e.

— Je sa i s, c ontinua celu i -c i , que tu a s u ne peti

te intrigue au Canad a:. Ta mère m ’en a parlé,

ma i s j e n’

y a i atta ché aucune importance. C’est

u ne aberrati on qu i saute aux yeux Pour qu el le

rai son,a ussi b i en n e te l aissera is je pas retour

ner en Ch ine , en Sia-m ou en Perse pour satisfai

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 09

re un capri ce semb lab le et te la i sser épouser quel

que femme j aune que tu amènerai s ensu i te i c i en

me l a présenta nt pour fi l le Tu»abuses singu l iè

rement,mon am i

, de ma condes cendance pour tes

mo indres désirs. I l faut que tu a ies perdu l e

sens commun pour ven i r m ’adresser u ne deman

d e semblabl e Pi e — to i à mon expérience,Jac

ques et réfléch i s un peu . Pense à l a s ituat i on

soc i a l e de notre fami l le , à notre nom qu ’ on ne

peut mésa l li er et apprends enfin que j e n’accep

tera i pour to i qu ’un mari age ri che dans notre

soc iété . T es h istoi res d ’outre —me r ne sont que

des lub i es de rêveur et de romanesque dont i l

faut te défa i re . Tu as compri s,n ’est -ce pas

N ’en parlons plus

Quand le c omte de V i l l od in se tut tendant l a

ma in à son fi l s pour l ’ i nv i ter à s orti r et à ne pas

prolonger cette scène, i l vi t l e j eune homme res

ter immob i l e près d e l u i . Une lue ur de sévérité

bri l l a dans l es yeu x du comte . Jacques ne sour

c i l l a pas. On eu t di t à ce moment qu ’ i l perda i t

un peu de la contenance respe ctueuse qu ’ i l ava i t

observée j usqu ’a lors,comme s i de propos del i

béré i l ava i t longuement prémédité cet entret i en,

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2 10 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

conva incu qu ’ i l n’

attei ndra i t son but qu ’ en bra

van t tout, en vi ole ntant même le respect .

—Parl ons-en,au con tra i re ! di t- i l en s

’effor

cant de paraître ca lme. Vous devri ez compren

dre , mon père, qu e si j’

in si ste ai nsi auprès de

vou s c ’est qu e j’y su is poussé par que l qu e chose

de plu s fort qu ’un capri ce de j eune homme . I l

n’

y a l à n i rêve , n i roman , n i h is to i re, et j’

a i ple i

nement c onsc i ence de l a portée de mes «actes .

C’

est simp l ement par respect pour votre autori té

que j e vous ai fa i t cette demande .

Le comte sursauta .

— Qu ’est-ce que ce la sign ifie gronda -t i l .

— Cela sign ifie qu ’ en vous demandant un congé,

j e vi ens chercher votre consentement et non vo

t re refus

Le comte se. leva s i brusqu ement que son fau

teu i l ba scu la .

— Monsi eur fit — i l avec hauteur,vous saurez

qu e j e ne di scute pas avec mes en fants Quand

vous aurez comp ri s l’ inconvenan ce qu e vous ve

n ez de c ommettre à mon éga rd , j e vou-

s permet

t ra i de ven i r vous excuser. A l lez .

Du doigt i l lu i momtra l a porte .

L e malheureux tituba'

sou s l e c oup l e rouge

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2 12 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

te en croi sant l es bra s, j e j ettera is c e petit mon

si eur à l a porte de chez mo i

— Jacques,qu ’as— tu fa it demand a la comtes

se avec angoisse .

R i en,ma mè re répond it l e j eune homm e en

core tout trembl an t. R ien , car tout res-te a fa i re .

Je me di sp-osa i s à a l le r vous sa luer en sortant

d ’ i c i . Je pars ce so ir pour l e Canada .

— Encore u n e fo i s, j e te l e défends cri-a l e

comte exaspéré.

Jacques sen ti t des larmes de rage affiu er à ses

yeux . Ma is pl iant encore l’infiex ion de sa vo ix

sous l a contra inte d u respect, i l prononça préci

p i-tamment

— Mon père,j e sa i s tout ce que j e do i s à votre

affect ive mai s permettez -moi de trouver exces

s i f qu e l’étern e l de qu esti on de s préj ugés de na i s

sance'

l’em‘porte en vous sur le véri tab le senti

ment que d oi t vous i nsp i rer ma c onduite . Cette

j eune fi l le qu e j l a ime a plu s de nob lesse dans l e

bou t des doigts que les marqu ises enfarinées de

Pari s en ont dans toute l eur personne . Quant à

sa fortune , je ne m’en sui s jamai s souc ié et n e

veux pasm’abaisser à des con si dérat i on s sembla

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MAR IE — AN NA LA CANADIENNE 2 13

bles. Je l ’a ime et j e pars . Voi là tout ce que j e

voula i s vou s d ire.

— Ma i s ta i s-toi donc hu rla l e c omte. Encore

une fo i s,ta i s-toi Voyons, tu n

as ri en à gagner

à. me pousser à bout Faut- i l que j e te mette aux

arrêts comme un col l égien , un i nsole nt, u n gros

s ie r personnage Faut- i l que j e t ’enferme pour

t’app rendre à obéi r Qu ’est-ce qui t ’ a pri s sub i

tement de veni r me dé ranger pour me manquer

de respect,me parle r sur un ton qui m ’

offense

Oh,l oin de moi l a pensée de vous ofi enser,

mon père riposta Ja cques vivement. N e voyez

vous pas qu e souffre , qu e j e ne vi s pl us . I l e st en

votre pouvoi r d e pro l onger mon suppl i ce en me

retenant i c i ma i s soyez -en c onva incu,j e ne sa is

pas de force huma ine capabl e d e me détacher de

Mari e-Ann a .

I l senti t u ne main légère appuyer sur son bra s.

Et moi,Jacques i nterrogea doucement l a

comt esse .

I l eut un mouvement vasci l l ant de tout l e corps,

ayant oubl ié cet obstac l e— l à. Mais —à l a douceur

de cette voix , i l se ca lma comme par enchante

ment.

— Ma mère, fit-i l rappelez -vou s ce que je vou s

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2 14 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

a i di t un soi r qu and vous connaîtrez cette j eu

ne fi l l —e,vou s l ’a imerez comme votre enfan t. E l le

est bel l e,el le est bonne, el le est parfa i te I l n ’y

a ri en au m onde de pl us charmant, de pl us digne

d’ amour ô,j e vous en supp l i e, ma mère

,n’ajou

tez pas à ce qu e j e souffre lo i n d’el l e, l e remord s

-d”‘avoir oubl ié un in stant l a tendresse que j e vou sd oi s e n passant outre votre vol onté. Qu el les q u e

soi en t l es c i rcon sta nce s, j e sera i de retour auprès

de vou s avan t troi s mo i s .

— Pourquo i n ’écou tes— tu pas l a ra ison fit l a

comtesse. Je t ’a i déjà di t que ce mariage ne pou

va i t ê tre qu ’une m ésai l l iance impossible .

I l l ’ a perdue,l a ra i son ! *grogna l e père.

Jacques pri t l a ma in de l a comtesse et l a ba i

sa respectueusement.

— Adieu,ma mère di t- i l .

Le comte compri t qu’

i l ne pouva it p lu s l e rete

n ir. Jacques fit un pas vers lu i .

— Mon père,fit-1 1

,j e vous demande humbl e

ment pardon de l ’acte que je commets sans votre

autori sation,ma i s j e consens a en garder toute s

l es responsabi l ité futures. Vous saurez b ientôt

que c ’es-t u n e ch arge légère .

I l s’ incl ina, complè tement «ap—a isé , maître de

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2 16 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

ques, que j e t’a i a rrêté au bord d ’un e fol i e . Va

,

mon am i, va fin i t- i l en l e relevant et en l u i ser

rant l a main .

Moins d ’u ne minu te p lu s tard,i l éta i t dans sa

chamb re et en t oute hâte bou'

rra i t de vêtements

ses de ux sacoch es de voyage . I l courut sans

prendre hal ei ne aux rem ises où i l fit atte l er un e

vo i tu re . I l se croya i t e ncore à l a merc i d’

une c ir

c onsta nce fat id ique venan t mettre un dern ier

obstacl e à son départ. I l ne respira l ibrement

qu’au moment où l a vo iture franch issai t l a gri l l e

du parc .

La comtesse de V i l l odin qu i l ’ava i t accompa

gu é ju squ’à l a gare de Gacé l u i d it en l e ba isant

l onguement au front :

— J’a i dans l ’ idée que tu vas au -devant d ’une

grande dou leu r,mon Jacques. Q uo iqu

’ i l t ’arrive,

n’ oubl i e pas q ue la t endresse d

’un e mère peu -t ef

facer b ien d es chagrins.

Ces parol es remu-èrent l e j eu ne homme jusqu ’au

fond de son âm e car l a lettre d ’ad ieu de Marie

Anna l u i fa i sa i t présager d ’un b i en tr iste voyage.

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XVI I

RIVALITE

Après un été spl endide, l es Laurentides redeve

n ai en t l e décor automnal que nous vîmes l ’an

passé en a rrivan t dans ces mon tagnes. La terre

s e craque l a i t enc ore de cha leur sous l e sol e i l de

midi ma i s l es nu i ts éta ient fraîches et d e plus

e n plu s longues.

Hu i t mois s’

éta i ent é coul é s depu i s l e départ

d e Jacques de V i l l od in et de Gi lbert Sansonnet

p our l a France . Mari e-Anna Carl i er ne receva i t

plus que deux vis i tes ord ina i res cel les de Jean

n ette Manceau et de W i l l i am .

La j eune fi l l e pa ra i ssa i t heureuse entre l'

af

fect ion de sa mère et l ’ am itié fidèl e de Jeannette.

E l l e éta i t touj ours be l le,admirabl ement bel le,

avec ses grand-s ye ux noi rs, sa superbe cheve

lure blonde,son te int pâ l e de jeunesse ten

dre . A u premi er abord,nu l n ’eut pu di re que

cette j eun-e fi l le ava i t été trè s malheureu se

q u e durant ces dern i ers mois, el le ava it tra i

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2 1 8 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

né un e exi stence de combats i ntér ieurs, d’ a c

cabl emen ts, de révol tes et que des pl a ies vives

sa igna i ent dans son cœur . Mari e -Anna ressem

bla it à ces conval escents qu i ont ga rdé l a cham

bre durant une longue maladie et qu i , en re

voyant l e sol ei l , l a campagne, l es fleurs,l es o i

seaux, éprou ven t u n si grand bonheur qu e l eur

visage reprend aussi tôt l e s c ou l eurs de la santé

et d e la bonne vie . Un œ i l ex ercé eut remarqué

sans peine que l e s souffrances d e Mar i e-Anna

n ’éta ient pa s éte intes ; el l es n’éta ient qu

’apa i

sées. Rarement i l est vra i , mais qu elquefo i s en

core,el l e éprouva i t des retou rs de tri stesse et l a

pen sée de l ’aiman te jeune fi l l e s’attarda i t vol on

ta irement à des souven i rs doul oureux . Mai s ces

accès dura i ent peu . I l. n ’ en resta i t d ’a utres mar

qu es qu ’un imper ceptibl e p l i d’

amertume au

coin de l a l èvre,une express i on de langueu r dans

l es yeu x ce qu i a ccentua i t encore l e caractère

charmant de sa beauté en la te i nta nt d ’idéa l i sm e

et de mélan co l i e.

Les vi s i tes fréquentes qu ’ el l e fa i sa it à l ’égl ise

éta i —ent au tan tfi’

ave u x de sa fa ibl esse . Sa souf

france éta i t de cell e s devan t l esquell es l -a se i en

ce se déc lare en fa i l l i te,l ’homme ayant la ma in

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2 20 MARIE -AN NA LA CANADIENNE

contact i l lu so i re, sous l’

ha l e ine tiède des sou

ven irs.

Wil l iam la voya i t auss i en fa i sant patiemment

sa pet it e c our à Jeannette. Ces vi si tes de deux

bons amis éta ient l es seu les di stracti on s d e Ma

ri e-Anna .

— L ê c lub des “Peti ts Garçon s est tout d‘é

membré s’excl amai t Jeannette en se composant

une mine attri stée. Wil l i am est rare Georges

est retenu à Québec par ses é tudes d au tomne

q uant à Henr i

Un geste vague acheva i t sa pensée.

— Henri reviendra, répondi t Marie —Anna . Je

croi s même qu ’ i l revien d ra b i entôt.

A i nsi que l ’ava i t di t Jeann ette, Georges de

m eu rai t à Québec pour ses proch a ins examens

d’automne . L a même ra i son empêcha i t Henri

Chesnaye de ven i r aux Grand es P i l es où sa tan

t e hab i ta it tou j ours . I l y ava i t u ne autre cause

pl u s secrète qu e l a précédente ; l e j eune etu

d i ant n ’ava i t pas reparu au vi l lage depuis un

c erta in so i r où Mari e-A'nna dressée tout e froid e

c ontre ses «dési rs lu i ava i t cr i é. “V a-te n Ce

c ongé dépoui l l é d ’art i fices ava i t dû résonner

l ongtemps d an s l es orei l le s du pauvre amou

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 22 1

reux . D e plus, i l ava it é té gravement ma lade‘a

la su ite d ’un acc ident survenu au cours de cette

même s oi rée terr ible sur l a l igne du Pac ifique

Canad i en . Soigné à Lév i s par son père i l éta it

demeuré l ongtemps dans l e dél i re,hurlant des

inconhéren ces,appel ant Mari e-Anna sa femme

chéri e pu is l a tra ita nt d e fi l l e sans cœur et de

bourreau .

Sous l ’ effet de so in s éc la i rés et con tinue l s , i l

revint peu -à-peu a l a santé . Son père l ’ inte r

rogea ce fut l ’heure des confid ences qu i eurent

pour résulta ts imméd ia ts la v i s i te du d octeur

Chesnave à madame Carl i er et l a demande en

mariage . Le docteur rapporta à son fi l s l es bon

ne s parol es de mad-ame Carl i er et a l ors l’

espéran

ce,ce d ivi n baume après avo i r rafl erm i l e cœur

secoua l e c orps du malade d ’un besoi n de v i e et

d ’a i r et l e remi t sur p i eds défin it ivement.

Henri rentra à l ’Un iversité et repri t ses étu

d es trava i ll ant avec acharnement jours et nu i ts,

se permettant à-pei ne que l ques heures de repos.

Les examen s ava ient l i eu l e mo i s su ivant . Henri

chercha it aussi l ’étou rdi ssemen t d e l a mémoire

dan s ce ve rtige de l ’étud e. L ’ esp oi r que lu i ava i t

apporté son père au retour des Grandes-P i les

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2 22 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

n ’ ava i t eu qu’un effet m-omen tan é et sur sa ma

lad i e plus qu e sur sa ra i son . Car,après tout

,que

l u i im'porta it l e consentement de madame Car

l i er,s i Marie-Anna l u i refu sa i t l e si en

T out ent ier à l a pe nsée de ses examens dont

l e su ccès lu i ouvra i t l ’ave n ir, Henr i s’efforça de

b anni r de sa vie toutes ses cra intes et toutes ses

e spérances au su j et de Marie —Anna .

La vei l l e d e sa prem ière journée d ’examens

i l se trouva i t dans sa chambre d e l a rue St-Jean,

reli sant pou r l a vingtième foi s sa thèse,repas

san t en mémoi re les points l es pl us obscu rs,pro

fondémen t absorbé par son trava i l qua nd sa mai

tresse de pensi on lu i remit une lettre t im brée

d es Grandes-P i les . I l reconnut l ’é criture de

Mari e-Anna .

M on c h e r H en ni ,

M a m è re e t m o i d és i ron s très v ivem e n t q u e tu so is l e p re

m i e r à n ou s a n n onc er ton s u locè«s à l a fi n de s exame n s. No u s

v ous a t t en do ns , ch e r d oct e u r. V i e n td re z -vou s

M a r i e — An n a .

Un cri lu i parti t du cœur.

— E nfin

Cette lettre,ma l gré son lacon i sm e

f u t l e pal iati f des dern iers vest i ges de

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224 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

I l voul ut obten i r une lettre un pe u plus eXpl i

c i te que l a prem iè re, la quel l e, a l a vér ité, ne pro

metta i t r i en encore . I l é criv i t“

Q u e d o is — j e p en se r, M a r i e — An na , de l’

i n v i ta t ion q u e j e

reç o is D '

o i s -de cro i re à t on p ard on e t à ta b i e nwei'

l l an ce

D o is — j e cro i re à. q u e l q u e c h ose de pil u s S i l e p a ssé n’

a r i en

l a issé d an s ta m émo i re , r ie n d e l a tri s t e sse de s ch os es q u e

t u sa i s, d i s -mo i q u’

i l n'

a p ru ét e in d re u n s ou ven i r q u e j’a i

m e r a i s à re tr ou ve r q ua nd n ou s n ou s rerv e rron s . Ma is à

qu o i b on ce s ph ra se s olbŒ51ou ne s ; p erm e ts -m o i d’

ê tre”

b r e f : j et’

a im e , M a i ri e — A n n a ; tu l e sa i s ; m a is p ou rra i — je t e l e d ire

e n core q u a n d tu m’

a u ras re ç u

H EN RI .

L a répon se ne se fit pas attendre . Marie

Anna éprou va u n e sorte de j oi e douloureuse à

écri re des paro l es renfermant à-desse in un sens

am i ca l et tendre en d ésaccord absolu avec ses

vra i s sentiments. E l l e p oussa même l’

effort jus

qu‘a l ’ i ron i e bad ine e t vo i lée pour donner plus

de véri té à son style . Tout autre qu’H enri s

’en

fut aperçu ma i s l es amoureux voient mal , si

tan t est qu ’ i ls voi ent en core

“M on ch er H en ri

J e t’

a i d i t d e ven i r. Q u e ve u x -t u q u e j e t e d i se d e p l u s

Ne m e d em a nd e pa s d‘a l l e r te c h e rch er l e s b i en séa n ces m e

l e d ïénfemd lent e t se ra it vra im e nt trop d’

ex ig en ce s d e ta p art

q u an t a u p r és e n t. V i en s ; t u m e fléc i:te na s en cor e d e cha r

man t e s c hoses,c ar tu né lc î st es à rav i r , m on che r d oc teu r D u

pa ssé , c’

e st tou t ce d on t j e me sou v i en s.

MA IR IE -AN NA.

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MARIE -ANN A LA CANADIENNE 225

S i Henri ava i t con servé l’ ombre d ’une inqu i é

tude el le se fut évanou i e à cette lecture c omme

l es dern ière vapeu r-s de l a nu i t se dissipent au

lever du sol ei l ma i s i l. atte nda i t u ne réponse

semblabl e . Au l i eu de supposer que Marie—An n a

l’a imait , il en fut tou t simpl ement c onva incu .

I l senti t des efflu ves de b ien— être c ouler dans

ses veines et son vi sage pri t un e e xpressi on béa

te et radi eu se. S errant l a le ttre de toutes ses

forc es sur sa poi tri ne , i l cri a tout bas, si l’on

peu t a insi di re :

— Cett e fo i s, j e su is fiancé

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XVII I

Où vas-tu,Mari e A nna

Je va is à. l ’ égl i se fa ire u n peu d e pr i ere,ma

man.. Je n ’y su i s pa s a l l ée h ie r.

Va, d it mad ame Carl i er . Mais ne t

’attarde

pas trop . Henri peut arr ive r d ’un moment à l ’au

E l l e ajouta, après une seconde de réfl exi on

— Je l ’enverrai a ta ren c ontre,s ’ i l est ici avant

ton retour.

Marie —Anna se pre ssa pour n e pas ressenti r l a

fraîch eur du so i r. La nu i t tomba i t l a rue éta i t

d éserte . Seul , un h omme l a cro i sa d’un pas ra

pide . E l le pénétra dan s l ’égl ise, al l a s’agenou i l

l er près d e l ’au tel et pria.

Pou r qu i pria i t-el l e Pour e l le -même sans

doute, et pou r e l l e seu le. La pauvre enfant ve

na i t de traverser l a crise l a p lus a igue d’une pas

s i on de je unesse . Pour l ’affect i on de sa mère,

e l l -e s ’éta it arra ché d u cœur un amour auss i pro

f ond et vra i que l ’amou r peut l ’être . Et après

ce déchi rement, el l e avait,de sang-froid , cons

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228 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

— C ’est toi , Henri ! in terrogea -te l l e a vo ix

ba sse .

I l p oussa la porte san s 1répondre et la i ssa pas

ser l a j eun e fi l le . A pe in e ét a ient-i l s tous deux

sous l a l anterne du portiqu e qu’ i l se d écou vri t

et se pench a . Marie-Anna poussa u n cri :

— Jac‘qu es Jacques 0 mon D i eu

I l l a rega rdai t dans l es yeux,bou l everäs—é au

tant qu’ el l e—même

,n’osan t pas parler encore. Le

premier mot que Mari e —Anna entend i t sort i r de

sa b ouche al l a u emuer au plus profond de son

âme tout un mond e de souven i rs, tout ce qu’ i l y

ava i t de vivace encor e dan s son amour agon i

sant ‘

“M ia— Na

Ce fut doux comme la goutte de plu i e qu i

tombe su r la fleu r .étio l ée et lu i rend sa fraîcheur

printan ière

— Mia -N a Tu voi s comme j e t ’a ime mur

mura -t i l en tendant les bra s vers el l e.

Marie-Anna se mépri t en voyant son geste et

aussi tôt l es ma ins j ointes suppli a

— Oh non,pas i c i Par p i ti é

,pas ici

I l s étaient tou jours sou s l e porti que de l ’égl i

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MAR IE - ANNA LA CANADIENNE 229

se . E l l e tenta de s ’ él o igner mai s Ja cques la re

tin t par l e bras en di sant fébri l eme nt

— Restons i c i,M arie A nna . Enten

‘ds ma vo ix

comme une pr ière . E l l e ne peut ofl en ser .

— I l faut qu e j e rentre

Mari e-Anna

Mon D i eu,pourqu o i êtes-vous revenu gé

mit — el le . Vous n e savez pas tout l e ma l que vous

fa ites

I l recula d ’u n pas ma is vi nt presqu

’au ssitôt

tomber à ses p i eds . Ses genoux se meurtr i rent

sur l a p i erre rude . I l s’écria désespérément

— M arie -A nna,vous ne m ’

aim ez plus ! N on ,

d i tes —moi qu e c e n’

est pas vra i Qu e ce n’est pas

possible Ce sera i t trop affreux,ô M i a-Na

En l e voyant a ins i agenou i l l é devant e l l e, l es

yeux rempl i s de larmes,c lamant son désespo i r à

tous l es é chos,elle eu t peur d ’être surpri se par

des passants et vou lut s ’ enfui r ma i s e l le n ’ava it

pas fa i t d eux pas qu ’un homme se dressa de

vant el l e

Henri cria-t e l l e afl°ol ée .

Jacque s fut debout au même instant.— Je ne te sava i s pas accompagnée

,Marie —A n

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230 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

na fit Henri d ’u ne vo ix ca lme. Puis sur un

ton mauvai s

— Bon soi r,monsi eur de V i l l od in

Jacques sa l ua de l a tête sans desserrer l es

dents . I l s se regardèrent et deux é cl a i rs de fé

rocité ja i l l iren t de l eu rs yeux. La j al ous i e l a plus

noi re vena i t d ’a l lumer une hai ne morte l l e entre

l es deux r ivaux . Henri avai t Suiv i l a scèn e, dans

l ’ ombre . I l ava i t tout vu , t out entendu , tout com

pri s .

Mari e-Anna perda i t l a tête e t tremb l a i t com

me »u n e feu i ll e. Avo i r souffert tout ce qu ’ el l e ve

na it de sou ffri r pour en arriver l à Qu’a l l ai t

el le fa ire à-

p—resent Jacques ne parti ra i t cer

ta inement pas sans essayer de l a reconqu éri r. I l

ét a i t ca pable de tout es l es é nergi es, jusqu’au -x

plu s fol les témérité s. Quant à Henri el le é ta i t

b i en cert a ine qu ’ i l n ’abandonn era it pas l e fru i t

de pl usi eurs moi s de pa t i en ce e t de dou l eurs au

profit d ’un riva l qu’ i l détesta it de toutes l es for

ces de l a hai

n e . E t pu is l e prestige du succès ve

na i t de l e -gri ser,d‘éteindre à-j ama i s c et te timi

di te native qu i ava i t été l e fa ible de son caractère

durant tou te son ado l escence. I l éta i t maint e

nant l e docteur Henri Chesnaye, c’

est-à-dire un

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232 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

qu’articu l er u n son qu i ressemb l a it à un sanglot.

E l l e tendi t une main à cha cun .

I ls s’él 0 ignèrent tou s deux vers l a place de

l’Egl ise , évi tant de parl er, car i l s senta ient qu e

Marie -Anna l es observa it .

E l l e l e s su iv i t des yeux aus si l ongtemps qu ’ el l e

put l es dist ing u er et quand i l s n e furent plus qu e

deux s i lh oue ttes perdues dans l es ténèbres du

v i l l age,el l e fit deu x fo i s l e signe de l a croix et

rentra chez el le , fol l e d’ango i sse .

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I l recu la d‘u n pas ma i s vin t pre squ’

a œsi tô t tom be r à se s

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234 MARIE ANNA LA CANADIENNE

me comme s’i l s ’agissa i t de régler une parti e de

pla i si r,i l frotta un ti son

,a l lum a une lampe pu i s

se retou rna vers son riva l resté debout à que l

ques pa s de lu i attend ant tranqu i l lement,l u i

auss i,l a minute des expl i ca ti ons.

Dès l e premie r mot,V il l od in a l l a droi t au but

— Vous savez comm ent se règlent ces sortes

de qu est i on s demanda— t i l .

Hen ri tressa i l l it

Vous vou lez que nous nou s ba tti ons

Eh j e ne voi s pa s d ’autre moyen de tran

cher not re différen t.

Ce n ’est pas mon avi s,monsi eur fit Henr i

en secouant l a tête.

— Vou s re fus ez l e du e l gronda V i l l od in

surpris.

Je ne refuse pas, mons i eur j e re

pousse Oh j e vou s en pri e, ne vous emba l

l ez pas continua Henri en voyan t son riva l

serrer l es poings. Ce n’éta i t vraiment pas

l a pe in e d e vou s préva loi r tout a l ’heure de

votre qual i té de genti lh omme pou r ou bl i er

si vi te les d evoirs de l ’hosp i ta l i té . Cal inez

vous don-c e t cau son s. Vous vou lez que nou s

nous batti ons ; j e vous l e répè te , cela ne .se

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MAR IE— ANNA LA CANADIE NNE 235

peut. D ’abord,l e duel prouvera que l

un de

nous est p lus ou moin s hab i l e à tuer son sem

b lah l e e t rien autre chose. Ensu ite, j e vous l’a

voue sans honte,j e n ’a i j ama i s touché une arme

de ma vi e vous auri ez trop bon marché de moi .

En acceptant l e duel , j e cha rgera i s votre c ons

cien ce d ’un véri table assass i nat dont vous auriez

à répondre devant l es hommes et devant D i eu.

Enfin j e sera i s b ien sot d e me battre avec la cer

ti tu de d ’être tué. Vous oubl i ez que vou-s n ’ ê

te s pas en France,i c i l ibre a vous de pou rfen

dre vos ri vaux dan s votre pays de sabreurs ,.

ma is au Canada,on n e se tue pas

,on s

’expl i

que

V i l l od in l ’écou tai t droit, l es po ings sur l es

han-ches,l e regard ha ineux

,l e s lèvres retrou s

sees par l e p lus insultant déda in . Son main

t ien , à lu i seu l , eut été suffisant à provoqu er un

choc . I l contena i t son impat ien ce et la i ssa i t

passer ce flot de paroles c omme si el l es ne l u i

étai ent pas adressées, n e voyant qu ’une chose, .

l e duel qu ’ i l ava i t résolu . Parle,parle tou

j ou rs p en sa it — i l . Tu chante ras tout-à

l’

-heure Toute sa personne trah i ssa i t u n désir

effréné de vengeance et de meurtre . On se nta it

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236 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

qu ’ i l éta i t prêt à tout l e monda in frança i s per

ça i t en l u i avec son i n sou c iance de l a mort,sa

c-

ou ard ise , sa dési nvo l ture de genti lhomme .

— Vou s avez peur fit— i l

Henri haussa l es épaul es.

— Ou i,mon si eur, j

’a i peu r d i t- i l . Mai s ce

n‘

e st pas de vou s . Ici se présen te l a ra i son

princ i pal e qu i me fa i t repousser l e proj et d’une

rencon tre . E n admettan t un instant que nous

nous batt ion s,si vous me tuez , vous aurez un

j our que l ques m i l l i on s d’années d ’enfer pour -cc

j o l i ca rte l et j ’ en au ra is au tant,moi

,pour l ’a

voi r accepté Non l à,franchement

,mon s ieur,

j e n e peux pas perdre mon âme uniquement

pou r vous être agréab l e. Peut-être avez -vous

des ac‘coi ntan ces fami l i ères avec l e di abl e c ’ est

un genre de faveurs que j e n’ambi tionn e pas.

J’ ignore c omment l es gens observent l es c om

mandements de l a re l i gi on cathol i que dans vo

tre pays ma i s au Canada .

— Assez,mons i eur trancha V i l l od in rude

ment . Je n ’a i que fa i re de votre morale ou

d ’un e leçon de ca téc‘

h i sme . La que stion est

toute simpl e i l faut qu e l’un d e nou s dispa

ra i sse.

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2 38 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

— A l a b onne heure Vo i l à qu i s’appe l l e par

l er s’

excl ama V i l l od in,en ri ant à l a face de

son adversa i re furi eux . Enfin,nous c ommem

çons à nous c omp rendre Vous êtes son

fiancé,dites — vous et moi

,mon s i eur j e l

eta i s.”

Mais en qu i tt ant Mari e-Ann a l ’ année dern ière,

j e n’ava is pas pensé qu ’un homme rest a i t d er

r ière moi,attendant mon départ pour m

en l ever

l a j eune fi l le que j ’a ima is , profitant de mon ah

sence et de mon élo ignement pour l a dé tacher de

moi,pou r l a sédu ire enfin .Pas mal com

b i né,cette peti te machinati on Comp l iments

M a i s l a pat i ence a des l im ites. J ’ai attendu pen

d ant hu i t moi s l e temps de ven i r reprendre l ’ a

mour que j ’ava i s l a i ssé ici et c ’ est l e j our même

où j ’arri ve qu ’un autre se plante devant moi en

me décl a rant sans plu s de pol i tesse trop ta rd,

l a pl ace e st pri se E t vous croyez que je va is

vou s la is ser j ou i r en pa ix d u fru it de ce j ol i vol !

Vou s croyez encore que je va i s repart i r et vous

aban donner Mari e-Anna pendant que vou s ri rez

de moi en m e tra itant d ’ imlbé‘ci l e Vous êtes

fou,monsieur . I l faut qu e l

’un d e nous d is

para isse mais l e sort seu l peut en déc id er.

Je vous ai déjà di t qu e j e ne me battra i pas

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MARIE— ANNA LA CAN ADIENNE 239

répéta Henri qu i c ontena i t di ffic i l ement sa fu

reu r sous l es i nj ures qu i pleuva ient sur lu i .

N on,non

,j e ne me battra i pas Oh vous n ’ avez

pas besoi n de roul er d es yeux terrib le s Regar

d ez -moi en face et d ites-moi si j ’ a i l a» tête d ’un

homme qu ’ on fa i t tremb le r avec des menaces

La p la ce de fiancé que vous revend iquez auprès

d e Mari e-Anna ne vous appart i en t plu s,car: c ’est

e l le -même qu i s ’ est dé tachée de vous e t qui m’ a

appelé près d’

e l l e,parce qu ’el l e m ’a ime

, enten

d ez -vous Parce qu ’ el le m ’a ime Parce que

d epu i s v ingt ans j e su is l e seu l homme qu ’el le

a it vra iment a imé parce qu e l a d i s-tracti on qu e

vous avez apport é dan s sa vi e n’

a pa s su ffi à lu i

fa i re oubli er son ami d ’enfance,son fiancé d ’au

j ou rd’hu i et si vous recommencez à l ’assa i l l ir

d e vos attent i ons,c’ est vous qu i commett ez une

tentative de vo l en cherchant à vous emp arer

d ’une femme qu i éta i t mora l ement fiancée b ien

avant de vous con naître . . Mai s j e su i s b i en bon

de d i scute r s i l ongtemps avec un sourd . S i

vous ne qu it tez l e Canada de votre gré, j’avi se

rai aux moyens d e vous fa ire parti r de force .

J e vous sa lue, mons i eur

V i l l od in ne bougea pas. Henri su rpris l e

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240 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

to i sa des p ieds à l a tête, se d iri gea vers la porte

et tourn a la po i gné e . La porte fermée à cl é

résista a l a poussée . Henri c ompri t qu’ i l éta i t

tombé dans un p iège e t devi nt l ivide . A tro is

pa s de lu i,V i l l odi n touj ours immobi le

,poussa i t

un écl at d e ri re formidab l e .

— Le duel,vous d is j e Le due l

I l s furen t durant deux secon des à se regar

der eu s i l ence comme des fél i ns qu i se guettent ,

prêts à bond i r l ’un sur l ’autre pour s’

entredé

chirer.

Souda in Hen ri sa isi t u n l ourd fauteu i l à por

tée de sa main , l e brandi t au -dessus de sa tête

et l’envoya à toute volée dan s l a porte . La ma i

son entière fut ébran lée l a boiseri e craqua et

un bru i t sec de fer qu i se bri se retenti t. La ser

ru re éta it arrac-bée . D

’u n violent coup d ’é

pau l e,Henri acheva d ’ouvri r l a porte qu i c-laqua

sur l e mur, et c omm e son adversa i re, d’

abord stu

péfié s’é l an çai t su r lu i , i l l u i j eta l e fauteu i l

da ns l e s j ambes. Aveugl é de rage, V i l lod in

trébu cha . s’ empêtra dan s les p i eds du fauteu i l

e t perd i t l ’équ i l ibre. Quand i l“ se rel eva , Henri

ava i t disparu.

A l a pointe du j ou r, Mari e-An na fut appel ée

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MARIE— ANNA LA CANADIENNE 24 1

par un pressant coup de sonne tte . E l l e n ’ava i t

pas ferm é l es y eux de l a nu i t son v isage éta i t

marqué de l a pâ leur de l ’ in somn ie . Son imag i

nati on surexci tée l u i ava i t montré Jacques et

Henri s’

éloignant dans le s ténèbre s du vi l l age

pour se battre à mort et d i sputer au prix du

sang l a faveur su prême d e l a vo i r désorm a i s

sans j a l ousi e,sa ns r iva l ité. L ’ interm inab l e

nui t Vers un e heure du mat in,M arie A nna

fu t debout, incapab l e de te n i r p lus l ongtem ps

dans son l i t el le erra comme désorientée entre

l es murs de sa chambre pend ant un temps qu ’ el l e

n’appréci a pas. Enfin br i sée de fat igue sous l a

trop grand e tensi on d es nerfs,les t empes bat

tantes,une m igra ine vi olent e au cerveau , l a

malheureuse tomb a a gen oux sur la descente de

l i t, l a tête enfou ie dans les draps et gémi t, déses

pérée

— Jésu s Ayez p i tié d e moi

E l l e passa l e reste de l a nu it à pri er. En voy

an t Henri accouri r à l a po in te du j our,une hor

r ib l e appréhens ion l ’envah it . E ll e vit Jacques

ét endu, mourant et son premi er regard tomba

sur Henr i comme sur un meurtri er.

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242 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

Qu’as tu fa i t i nterrogea-t el l e d ’une voix

trembl ante en se tenant é l o ignée .

Très agité lu i -même,Henri ne compri t pas l e

mons trueux soupçon qu i pe sa i t sur l u i . I l di t

préc ip i tamment

Marie -Anna, il faut que tu qui ttes les P i l es

sans reta rd. C ’

e st l e seu l moyen , j e cro i s , de

renvoyer M . de V i l l od in en Fran ce .

Les joues de Mari e-Anna se col orèrent u n peu

et un soup i r s’échappa de son sei n oppre ssé.

— Je l u i a i parlé , hie r soi r continua Henri , e t

j e n ’a i pu lu i fa i re en tend re ra ison Quand i l

verra que tu l e fu i s, i l c omprendra peut — être qu’ i l

a eu tort de reven ir. Va t’habi l l er et pars .

Mais , mon D ieu ,où a l ler

V a retrouver Jeannette à Shawin i gan Wi l

l i am m ’a di t qu ’ e l l e t ’ava i t écri t en te pri ant de

ven i r passer que l ques j our s aux chutes chez M l l e

B erte l in . L ’occasi on vi ent à p oint.

— E t maman

— A pprends l u i l es ra i sons de ton départ et d i s

l u i que j e t ’accompagne.

I l parla i t d’une vo ix autorit a i re

,c omme s

’ i l

ava it déjà de s dr oi ts sur e l l e. Cette condu i te ,

un peu hardie , à la véri té éta i t très adroite .

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244 MARIE -ANNA LA CANADIENNE

Je va i s cherche r une vo i ture,di t Henri . Soi s

prête dans une heure .

I l sorti t en coup de vent comme i l éta i t entré.

Marie —Anna mon ta dans sa chambre en mur

muran t

— Cc n ’est pas fini de souffri r

C ’éta i t b i en vra i . E ll e ne pouva i t douter qu e

Jacques l a recherchera i t,l onguement

,patiem

ment,et s i él o ignée ou cachée qu ’ell e pu isse être

,

i l éta i t probab l e qu ’ i l l a retrouvera i t. Et

a lors . E l le fut un instant immob il e,l e re

gard rendu fixe par l ’ inten si té d u désordre de

ses réfl exi ons . E l l e s’assi t devant son bureau

,

traça quelqu-es l ignes qu ’el l e m i t sous enveloppe

cachetée. Qu and ce fut fa i t, e l le essuya des lar

mes qu i ava i ent gl i ssé sur ses j oues et di t avec

tri stesse

Mon pauvre Jacques Après ce l a ce sera

bi en fin i

Mad ame Cartier leva l es bra s au c ie l quand

e l l e app-r i t l ’arr ivée de V i l l od in aux P i l es. E l le

tremb la en pensan t à l a b lessure e ncore ouverte

dan-s l e coeur de Mari e —Ann a et appréhenda de

n ouve l les révol tes, de nouveaux déchi rements

pour gard er son enfant auprès d’e l le, l a di sputer

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 245

à ce fou amoureux qui vou la it l ’emporter au

de l à de l ’ océ an .

Lorsque sa surpri se fut di ssipée e t que la gra

vité du moment lu i eut rappelé l’urgence d ’une

d éc i s i on , Madame Carl i er prononça

— Henr i a ra i son,ma fi l l e. Va a Shaw in igan

e t quand M . de V i l l od in se présen tera i c i , c’est

moi qu i l e recevra i et l u i parlera i . S’

i l ne qu i tte

pas l e Canada après m ’ avoi r entendue, c’e st qu ’ i l

est un homme mauva i s e t i n intel l igent, c e qu e j e

ne cro i s pa s.

Marie-Anna l u i tend i t l ’ enveloppe sur laque l le

l e nom de V i l l od in éta i t écri t.

Veu i l l ez lu i fa i re parven i r cette lettre,dit

e ll e. Je cro i s qu ’ el le suffira à l ’é l oigner.

Henri entra .

I l s montèrent tous d eux dans un cabrio let de

campagne dont l a capote de cu i r éta i t rel evée .

Après avo i r fa i t un détour par un chemin creux

au p ied de l a Hau te — Pil e pour éviter l ’H ôte l des

Chutes et l a traversée de l a place de l ’E gl ise, i l s

sort ire nt du v i l lage et furent d ans l a campagne.

Vers midi i l s arr ivèrent à Shaw i n igan -Fal l s

où Mar ie-Anna retrouva Jeannette et un e ami e

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246 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

de cel le — ci , Rose B erte l in qu i l’accu e i l l i t chez el l e

et l a comb la d’

amab i l i tés.

Henri passa l a jou rnée «enti ere aup rès de Ma

ri e-Anna . Avan t l e c ouchant, i l s al l èrent se pro

mener dans l es sentiers avois inants l e s chutes.

Pour l a prem iè re foi s depu i s b ien d es mo i s Henr i

goûta l e bon heur d e l a vo i r seu le, près de l u i . I l

chassa de sa mémo i re l e souve n ir des souff rances

qu ’ i l ava it e-ndu rées pour l ’amour d ’el l e e t ne se

so—u cia plus que d ’être heureux en fa isan t parta

ger sa fél i c i té à l ’adora‘b l e je un e fi l le qu’

i l c roya i t

b ien avo i r conqui se . I l parla de leur vie i l l e ami

ti é d’

enfance,esqu i ssa des proj ets d ’av en ir, s

’én i

vran t i ncon sc iemment de sa propre jo ie sans re

marquer qu e Marie —Anna ne ré ponda i t souvent

que du bout d es lèvres ou avec u n enthous i a sme

forcé qu i sonna i t faux,sans s ’ape rcevo ir enfin

qu ’el l e éta i t tri ste, a—bom inabl em en t tris te . Oh , l e

sacrifice L ’horr1‘

bl e comédie in time déroula it ses

phases l a pauvre enfant fa i sa i t des efiorts sur

huma in s pour remp l i r son . rô l e de promise a iman

te et sincère et chaque acqu i escement qu’e l l e pro

nonça it con tre l a vér ité d e son c oeur l a brûla it

a ux lèvres comme un tou rment eur impi toyab le

et sou rd .

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248 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

m-ence plus fin it- i l en souri ant tris tement , car

cet te fo is,

. j e ne rev i endra is j ama i s .

Marie -Anna tre ssa i l l i t.

— Je n e comp rend s pa s ce que tu veux d ireavoua -te l l e véri tab lement surpri se.

E coute,Mar ie-Anna

,fit Henri a m i voix

avec l ’accent des confidences l ourd es pardonne

moi de te rappeler u n e heure somb re de l ’h iver

passé . Quand j e t’

eus qui ttée pou r l a dernière

fo i s, j’é ta i s fou Je ne sa i s ce qu i se pa ssa en

moi , ma i s j e sou ffr i s tant que l a mort m’apparu t

comme un e dél ivranc e Je me préc ip ita i vers

el le, comme vers l a fin d ’une torture J ’é ta i s

dans un tel éta t d ’ in conscience que j’a l l a i me j e

ter tête ba issée sous un eng in stati onnant près

de l a gare des P i les . J ’ava i s cru qu e cet engin

éta i t en marche et qu I l a l la it m ’écraser J

’e n

fus quitte pour u ne profond e blessure à l a tête

dont mon père me gu éri t . : C omprends — tu,Ma

rie —Anna,pourquoi j e te d i s de ne p l us recom

mencer

Marie-Anna en fut secouée de terreur . E l l e sa

va it qu ’ i l d isa i t vra i Henri ne menta it j amai s .

D ’a i l le urs l e bru i t de cet acc ident éta i t arr ivé

j usqu ’à e l l e san s qu e personne parl àt d’un e ten

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MARIE— ANNA LA CANADIENNE 249

tative de su i c ide. C ’é ta i t b ien sa vi e qu I l lu i

a va i t d onnée a-j ama i s. C ’éta it auss i év iden t que

s’i l ava i t cr ié

— L e j our où tu ne m ’a im—era s plus,j ’ aura i

cessé de vivre

Héla s, s’ i l ava i t vu cla i r

,l e pauvre j eune

homme,i l fut tomb é foudroyé

Ma i s l es i l lu si ons l e sauva ien t.

Mar ie -Anna fut v ivement trou b l ée par cette

pas s i on sans partage . La comédi e n ’éta i t plus

seul ement fat igante,ma is en core

,el l e menaça i t

d e tourner au tragiqu e .

— Tu me fa i s de l a peine , Hen ri , dit-el l e avec

b onté . Parl ons d ’autres choses . Les h ivers se

su ivent e t ne se ressemb l ent pas.

I l s revinrent chez Rose B erte l in en bava rdant

c omme deu x bons camarades qu i se vo i ent à

toute heure e t ont ma l gré cel a touj ours quelque

chose à se d i re .

Dans la so i rée i l l a qu itta .

— Pour quelques j ou rs seulement,lu i di t- i l . Je

me rends à Lévi s auprès de mon père .

Marie — Ann a du t montrer du regret de l e vo i

parti r . I l ne fu t pas sans l e remarquer en

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2 50 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

hardi,i l approcha ses l èvres de son orei l l e et d it

tou t bas,affectueus emen t

A b i entôt,ma chère fiancée.

E l l e l e rega rda,souri ante et répond it sur l e

même ton

A b i entôt,Henri .

Madame Car l i er restée seu l e a St-Jacques des

Grandes P i l es,compta i t sur l a v i si te de V i l l od in

pour l ’é l oigner défin it ivement du Canada et d‘él i

vrer Mari e —Ann a de l ’obsessi on de ses pou rsu i

tes. E l l e ava i t b i en mûri tout ce qu ’ el l e deva i t

lu i di re,c e qu ’ i l y ava it d ’

in sen sé dans l ’un ion

de deux fam i l l es séparées par l es mers , sa dou

l eur de voi r Mari e —Anna parti r a l ’étranger,l

im

possib i l ité de qu i tter el l e-même sa chère pro

vince,ses v ieu x ans qu i ava ie nt beso in d

’être

égayés et soutenus par une tend resse touj ours

proche,et d ’autres a rgumen ts très pe rsuasifs.

E l l e n ’eu t pa s l ’avant age de fa ire servi r son

él oquence Ja cques de V i l l od in ne vint pas.

Lorsqu ’ i l sorti t de sa chamb re vers neuf heu

res du matin , i l se heurta à l a tenanc ière de l’hô

te l qu i l u i fit entendre qu e l o rsque les l ocata ires

a rrachent l es serrures,fendent les boi seri es et

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2 52 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

Mons ieur,

J’a i l e regret de vous écrire auj ourd

’hu i pour

l a dern ière fo i s. Je quitte l es Grandes Pi le s et

n ’y reviendra i pas avant votre départ du Canada .

M . A .

I l eu t un long soup i r et ses sourc i l s se froncè

rent nerveusement sou s l ’ influ ence d ’un choc pé

n ib l e et d ’un commencement de colère. I l fro i ssa

l e pap ier,mâchonna quelques parol es pu is sou

r i t.

— A'l l ons donc se d it»i l . Marie-Anna el le

même n e me fera i t pa s croi re que c ’ est el le qu i a

é crit cette lettre c ’est sa mère ou ce médec in du

d iab le . E t ce sont eux qu i l ’é l oign ent de moi .

m a Mia -N a

I l eu t pleuré si sa nervosi té ne l ’ eut empor

té sur sa dou leur . Mais tout son être éta i t de

pu i s l a vei l l e‘sou mis à une tel l e exaspérat i

-on

q u e ses yeux resta ient secs sans autre expres

s i on que de l a féroc i té. C’éta i t moins l ’amour

d e Marie —Anna que l a ha ine d’H en ri Ches

n aye qu i l e gouverna i t désorma i s . I l ava i t le

coeur ul céré de j a l ousie l es sentiment s l es plus

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:o A I<IE -ANN A LA CANADIENN E 253

v i ol ents s’ y mêla ient dans une confus ion indes

cript ibl e . Oh ce r iva l détesté S ’ i l ava i t pu

l ’ amener sur l e terra in , ba ttre son fer, lu i tra

verser l a gorge de part en part , i l l’ eut fa i t avec

la j o i e amère du désespo i r et de l a vengeance

Mai s on ne se bat pas au Canada Hen ri l e lu i

ava i t d i t assez narquo isement S i vous me

tuez,vou s aurez un j our que lques mi l l i ons d ’an

nées d ’ en fer pour ce j ol i cartel et j ’ en aura i au

tant,moi

,pour l ’avo i r a ccepté .

— Qu’

im‘

porte se disa i t- i l avec son éternel l e

obst inat i on d e Normand têtu . Pu isqu ’ i l faut em

p l oyer les grands moyens j e l u i mettra i une arme

dans l es ma ins et i l faudra b ien qu ’ i l défende sa

Fa i sant appel a toute sa présence d ’ espr i t i l

av i sa aux moyens de retrouver Mari e-Anna,car

i l pensa i t avec ra ison que l e j our où i l reverra i t

l a j eune fi l l e i l se reverra i t l u i -même en fa c e de

son riva l .

I l se proposa un instant,de fai re une vi s i te à

mad ame Carlie r , croyan t q u e l a veuve sera it tou

chée par son malheu r ma is i l se rappel a l a lettre

de Marie— Anna reçue l e m ati n et l u i dé c larant

qu’

e l le n e revi endra i t pas aux P i l es tant qu’ i l res

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‘254 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

tera i t au Canada . Se refu sant à cro i re Marie

Anna l ’aut eur de ce congé bruta l,i l persi sta à

su pposer que cette l ettre éta i t l ’ oeuvre de ma

d ame Car l i er et que par conséqu ent toute tenta

t ive auprès d ’ell e sera it perdue.

Là lu i apparut l a nécessit é de qu itter les Gran

d es P il es. Dans un vi l lage où tou t l e monde se

connaît,vois in e et se j a louse , l a présence d

’un

é tranger sou lève ord ina i rement des su ppositi on s

malvei l lan tes.

La scèn e violente de l a vei l l e en tre V i l l od in et

Henri Chesnaye,l e vacarme de l a fu i te de ce der

n i er p ouva ient avoi r transp ire au dehors, fai t

n aître des comméra —ges et dési gner les a cteurs

d e cette scène à une survei l l ance secrète comme

tapageurs noc tu rnes.

V i l l od in part i t pour Québec .

I l retint u n e chambre rue St-Jean ,*

non l o in

de l ’en-dro i t où Henr i Chesnaye ava it hab i té l ’ an

né e précédente . I l songea qu ’ en observant cha

qu e jo—u r l e mou vement de l a rue, i l verra i t peu t

ê tre passer son r iva l , pou rra i t l e su ivre à la p iste

et provoquer une deu xième rencontre.

L e hasard , si ha sard i l y a ; fa i t par foi s des

choses extra ord ina i res. Le surl-endemain de son

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256 MARIE -AN NA LA CANADIENNE

ne soupçonnant pas l e drame qu i se j oua it au

tou r de son hôte ava i t dû penser lu i être agré a

bl e en in formant l e j ourna l et ne l ’ava i t pas pré

venue pour jou ir d e sa surprise . Là éta i t l a vê

ri ta<b l e soluti on . Marie -Anna ign ora i t en core

l ’annonce de ce j ou rna l qu i déch i ra i t l es voi l es

de sa retra ite .

Le cœur gonflé pa r un ren ou vea u d amour

Jacques n e vou lut vo i r là, qu’un -e déc l arati on de

fidél ité de M ar ieæA nna,un en c ouragement ta

c i te,c omme si l a j eune fi l l e l u i eut dit el le

même

— Pati ence,nous va incrons

V ic time in consc i ente de sa mépri se , V i l l od in

a ima Mari e-Anna dans cet in stant plus qu ’ i l n e

l ’ ava i t j ama is a imée,rec onnaissant que s

’éta it

pour l ’amour de l u i qu ’ el l e endura i t mi l l e tour

ments,

— e u quo i d‘a i l l eurs

,i l ne se trompa it

guère — se rapprochant d’avo i r douté d el l-e . I l

sent i t sa ha i ne pour Henri Chesnaye d im i nuer

d’ardeu r tandi s qu e son amour reprena i t des for

ces . I l l e con si dé ra i t ma in tenant c omme un ri

va l peu dangereux qui croi t une femme dans son

camp a l ors qu ’el le est secrè temen t dévoué e aux

intérêts du camp opposé.

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MARIE — ANNA LA CANAD IENNE 257

— Je sava i s bi en que cett e l ettre de congé n e

pouva i t être de Mari e —Anna s’écri a-t- i l . Nous

sommes les plus forts et l e tour est b i en j oué

Se fian t aveuglement à sa croyance erroné e, i l

se j ura qu ’aucun obstacl e ne le décou ragera i t à

l ’aveni r,Mar ie -Anna l e secondant au mi l i eu du

camp enn em i .

I l eu t l’

occasi on de ten i r imméd iatem ent ce

serment . Une di fficul té se présenta i l fa l l a i t

rej o i ndre Ma r i e-Anna ma i s sans que l ’ entourage

d e la j eune fi l l e l e remarquât ca r cette fo is ma

dame Carl ier élo ignera i t sa fi l l e dan s un l ieu

plus secret,dans quelqu e couvent

,peut -être

,où

e l l e sera i t survei l lée,désorma i s i ncap abl e de

correspond re avec l e dehors et de recevo i r des

c orrespondanc es .

Ja cques cherch a d ’ab ord dans sa mémoi re qu i

pouva it être cette demo i sel le Rose B . menti on

n ée par le j ourna l de Québ ec . L’

in i t ia l e éta i t

d i scrète i l n e trouva pas .

I l conçu-t un pl an de condu ite et chercha des

dégu isements . Aucun ne l u i répugna i t. I l n e

s ’ agi ssa i t que de cho is i r l e p lus favorab l e . En

quête de suggest i ons i l a l l a en d i fférents endroits

de Québec s'

in forme r de ce qu ’ éta i t Shawi n igan

17

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258 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

à cette époque . I l appri t, en tr’

au tres renseigne

m en ts qu ’ on trava i l'

l a it au percement d ’un tun

nel à prox im i té de la ca ta ra cte e t que l a compa

gni e d ’E n treprises généra l es qu i ava i t l e contra t

demand a i t des hommes .

Le proj et de V i l l od in pri t une form e bi en ar

rêtée .

I l entra dans un maga s in de hardes fa ites,

acheta d es vêtemen ts d ’

étoffe rude pui s revint

chez l u i en: tou -te hâte . I l c oupa ses cheveux

qu’

i l porta i t assez l ongs d ’ordina i re fit tomber

sa fine mousta che brune et ch angea ses hab i ts de

voyageur pour ses nouveaux vêtements d ’ouvri er.

Quand i l eut term in é toutes ces tran sformati ons

i l posa d evant u ne gla ce et s’exam ina sans c om

pla i sance .

C i el,que j e su i s la id s

excl ama — t — i l . Je ne

me reconn a is pas moi —mème

E t u n moment après

S i Gi lbert me voya i t

I l éc l a ta de ri re .

Ah ou i si G i lbert l ’ava it vu , i l aura it pu lu i

rappele r ce qu ’ i l l u i d isa i t un jour

— Ta pas—s i on dev iendra u ne malad i e i ncu ra

b l e

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260 MARIE -ANNA LA CAN ADIENNE

barb i che qu i est d ans le ur pays le p lu s be l orne

ment du menton

Les travaux n eta i ent c ommencés que.depu i s

qu elques sema ines et l a compagnie renforça it

san s cesse l es équ ipes Les engagements se con

tracta ient dan s le bureau de l ’ i ngén ieur en chef,

ma i sonn ette é l evée provi so i rement à l ’ entrée du

chant i er extérieur .

Un mat in,un j eune homme se présenta et of

fri t ses servi ces comme surve i l l ant . L’

i ngé

n ieur,qu i l e reçut leva ve rs l u i un regard scrn

tateu r et parut sa t i sfa i t de son rap ide examen .

— Parlez — vous l ’ angla i s demanda -t i l .

— J e pa rle c in q langu es , répond i t l e jeune

homme le frança i s,l ’angla i s

,l ’ i ta l i en

,l’

espa

gnol et l’esperan to.

Les tro i s prem i eres suffiront,fit 1 Ingén ieur

en souriant . Nou s n ’avons i ci qu ’un Espagnol

qu i , comme vous est polyglotte, quant à l’espé

ran to,c ’ est u n e p l ante ra re qu i ne pousse pas à

Shaw i n igan .Votre nom ,monsieur

— Jean,Vill on

,frança i s

,24 ans.

— Quel sa l a ire demandez-vous

— Le sa la i re ordina i re de s surve i l lants, répon

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MARIE — ANNA LA CANADIENNE 2 6 1

d it l e j eune homme avec une sorte de bonhomie

d ist ra ite .

— A l ors 75 p i astres par moi s. ! a vous va

— ! a me va

L’

i ngénieu r lu i tend it u ne plume et une feu i l le

d’

engagement à rempl ir .

— U n i nstant fit l e j eune homme avec u ne

po inte de vivac i té invo lonta i re . A quel l e heure

chaque so ir,fin i t ma survei l l ance

— A l a tombée de la nu it , répond i t ingén ieur ;

c’

est-à-dire à 6 heures e t dem i e durant tout ce

moi s. A 6 heures préc i ses l e mois procha in .

Sa feui ll e d ’engagement rempl i e, Jacqu es de

V i l l od in métamor‘

phosé en Jean Vi l l on se fi t c on

du ire sur l e chanti er . Un contr emaître l ’ in s

tru i sit des travaux et se déclara obl igeamment à

sa dispos it i on pour tous les renseignements c on

cernant l es hommes. Après avo i r fa i t l e tour des

chanti ers et vi si té l e souterra in,l e contremaître

l e l a i ssa seu l .

Jean Vi l l on commença son servi ce, en murmu

ran t‘

— Pour qu’H enr

i Chesnaye et consorts me dé

couvrent à Shaw in igan avec ma tête rasée, mes

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262 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

vêtements de débardeur et mon nouvel état c.

vi l

i l faudra i t que Le d i abl e l es a ide

Cette prem ière j ournée l u i parut l ongue. Au

coucher d u sol e i l,i l fut l ibre . I l pri t à l a hâte

.quelque n ourriture pu i s en fon çan t les mains

.dans les vastes poches d e son panta l on rayé, i l se

m it à errer par l es rue s du vi l lage .

Jacques conna i ssa it vaguement Shawi n igan . I l

y éta i t pa ssé avec Gi l bert Sansonnet l ’ année pré

cedente,quelqu es j ours avant de rencontrer Ma

ri e —Anna sur l e chem in de La Tuque . Mais i l

n ’ava i t ga rdé que l e souv en i r de l a ca ta racte qu i

l ’ ava i t éme rvei l lé par sa beau té sa uvage et son

impétuosi té .

L e bourg l ’ava it peu intéressé. D’

a i l l eurs ,

Shaw i n igan n ’éta it a lors qu ’un vi l lage ins ign i

fian t,une bourgad e de quelqu es centa ines d ’âmes.

L ’ égl i se,en part i e soute rra ine n ’éta i t pas encore

constru i te .

Depu i s quelque s moi s, cette bourgade prenai t

d e l ’extension . V i l l od in découvri t des rues

nouve l l es bordé es de vi l l a s e t de j a rdins. Cett e

d écouverte l e contrari a car ses recherches deve

nai en t de ce fa i t p lus d iffi c i l es et plus l ongues .

Sa première exp lorati on ne lu i servi t qu ’en

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XX II I

V i l l odin put à l o is i r admirer la cataracte de

Shaw i n igan . Dans l ’état de surexc i tat ion ner

veu se où i l viva i t constamment, i l éprouva i t un

soul agemen t étrange a écouter l e bru i t des eaux

b ond i ssantes sur l es roches . Ce désordre des

éléments éta i t en harmon i e avec l e chaos de sa

propre nature i l prod u i sa it u n apa i sement sur

ses nerfs en offrant à se yeux le spectacl e d ’une

gran de vi olence d‘

échaînée . Jacques songea it

aussi , non sa ns un e cer ta ine amertume à l’ infin ie

pet i tesse de l ’homme,al ’ inan ité de ses colères

l a fragi l i té d e ses oeuvres devan t l es oeuvres de

D i eu . Dans l a créat i on,l

homme est u n e four

m i qu i trava i l'

l e durant des heures à sou l ever

un br in de pa i l le et qu i meurt épui sée de l ’ effort

après avoi r vu l e br in de pa i l l e emporté par l e

vent l e de rn i er cri est un bla sphème ou une

p la inte et vo i là toute une vie .

Jacqu es s ongea i t a cel a et l e fond médi tat i f

q ui éta i t en l u i s’

évei l l ai t devant la mervei l l e

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MAR IE — ANNA LA CAN A D1E NN E 265

canad ienne auprès de laquel le i l passa i t ses j our

n ées.

Sur l e chant i er du tunnel,Jacques rev i t l e c on

tremaî tre qui l ’ ava i t a ccompagné lors de son

e ntré e à l a compagn i e . Trava i l l ant ensemble

su r l e chant ie r extéri eur i ls se rencontra ient à

chaque instant la sympath i e se commun iqua

v i te entre eux . Le contremaître éta it un homme

a ssez cu lt i vé ma lgré sa condi ti on pauvre ; i l

parla i t l e fra nça i s et l ’angl a i s couramment

comme presque tous l es Canad ien s et ava it pris

au cours d e pl us i eurs voyages dans l es d eux

Amér ique s d es conna i ssances étendues dont son

langage se ressenta i t.

Pendant l'

heure de repos qu ’ i ls prena ient au

m i l i eu de la j ou rnée les deux hommes re sta ient

ensemble volont i ers, causant de voyages et d’ a

ventures. Que l qu ef o is,i l s s’en a l la ient au bord

d e l a catara cte et s’

asseya ien t à l ’ombre de

quelques érables, l es p i eds pendants au-dessus

du gouffre .

— Avez -vous remarqué,V i l l on

,lu i di t- i l u n

j our, ce cont raste qui existe entre l e mouvement

vert igin i eux d es chutes et l ’a i r endorm i du fl euve

quelque s verges plus haut . De cette pl ace où

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266 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

nous sommes,j ’a i vu pé ri r un homme de la mort

l a plu s sûre,l a plus l ente

,l a plus effroyabl e

qu ’ on pu i sse imagi ne—

r. I l c ondu isa it u n canot

et se trouva i t en face de l ’entrée du chanti er

quand nos homm es l’

aperçu ren t. Dé j à,l e cou

rant l ’entra î na it vis ib lement i l rama i t ave c ef

fort. On lu i cria d e n e pas a l ler p lus loin

trop ta rd i l éta it épri s par l e courant. I l appe la

impl ora désespérément ma i s ses cri s ne servi rent

qu ’à att i rer une fou l e plus nombreu se pour l e

vo ir mouri r. N ous d i stingu i ons sur son vi sage

l e s contra ct i ons de l ’épouvante nous croy i ons

ressenti r dan s nos muscl es chacu n de ses effort s

pour remonter l e courant. Le canot descenda i t

touj our s. Jama i s j e n’oub l i era i un parei l spec

ta cl e toute cette fou l e hurlan te,impu issante à

secouri r ce malheureux l e vit avancer vers l a

mort des femmes perd i re nt conna is—sance. Ju s

qu ’au dern i er moment i i rama en désespéré ne

qu ittant l a v ie qu ’a—près une lutte i nut i l e et a char

née qu i d u ra près d’une heure. I l y eut un

immense cri sur la rive l e canot pi qua e t tout

di sparut

Jacques fut fortement impre ss i onné par ce

réc i t.

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2 68 MARIE -ANNA LA CANADIENN E

j eune fi l le trouvera i t b i en u n moye n de l u i parler

quand el l e connaîtra i t sa. p résen ce à Shaw in igan .

Aussi l a issa i t — Ii passe r l e temps san s trop souf

fri r,chaque jour u n peu plu s amou re ux de Mar i e

Anna,un pe u moin s jalou x d

’H en ri Chesnaye .

Pourtant i l se lassa d ’attendre en va in et de

prend re rac ine a tous les coi ns de rue . I l pensa i t

te nt er de nouvel le s recherches en pl ei n j our

quand un so i r,vers neuf heures

,i l aperç ut enfin

Mari e —Ann a . E l l e éta it a ccompagné e de Jean

nette et d e Wil l iam . I l s revena i ent tous tro i s

d’une promenade au bord du St-Mauri ce et mon

ta ien t l a rue vers l ’égl i se.

Méconna i ssab l e avec sa tête rasée et ses vête

ments d ’homme d ’ équ i pe,V i l l od in pu t su ivre l e

peti t groupe et l’approcher d ’a ssez près sans

cra inte d ’être reconnu . Le c oeur l u i batt i t quand

i l en tend i t l a vo ix d e Marie-Anna i l ne pu t

di stinguer ses paroles. I l s’en ivra seu l ement

l e regard d e sa ta i l l e svel‘

t-e e t de sa démarche

é l égante . D ’imagination ,

surchauffé e par u ne

l ongue pr i vat i on l u i rend i t en core u n e image

fi dèle de cette beauté admi rable de j eune fi l l e

a vec se s grand s y eux noi rs s i tendre s,sa che

vel ure de déesse grecque e t quand la mus ique de

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 269

sa voix vi nt frapper son ore i l l e,i l se rappe la l e

j our bén i de l ’ année précéde nte quand Mar i e

Anna e t lu i s ’ éta i ent fa it mu tuel l ement l ’ aveu de

leur amou r .

VV i l l‘

iam et Jeann ette qu ittèrent l eur am i e

devan t l a ma i son de Rose B erte l in . I l s redes

cend iren t l a rue en cro i sant Jacques qu i par

prud ence , marcha it en traînant l a j ambe . Vi l

lodi n e ssaya va inement d ’a tt irer l’

attent ion de

Mari e-Anna sans être remarqué de “’ i l l iam et

de Jeannette mai s ceux-ci ne quittè rent l e per

ron qu ’ au moment où l a port e se referma i t.

Jacques nota l e l ieu et l e numéro de l a rue

pu i s se mi t su r l a p is te de Jeannette p ensant qu e

l ’adresse d e cette d ern ière pourra i t lu i: être uti le .

A que l l es s ingu l ières besognes entraîne l’a

mour parfo i s S i l ’on ava i t d it un j our au vi

c omte de V i l l odin qu ’ i l e sp i onnera i t l es fa i ts et

gestes de deu x j eune s fi l l es p our sa ti sfa i re une

curi os i té, i l eut haussé l es épaul es sans da igner

se fâcher . Pour l es besoin s de sa cause, l’amou r

se fa i t lâche et fripon quand i l a fa it u ne vi c

time i l l a charge de ces j ol i s attributs et cela si

na ture l l emen t qu e l a ma lheureu se vi ct ime ne s’a

perço i t pas même qu ’e l l e est affl igée d e nou

veaux défauts.

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2 70 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

Sans vergogne,Jacques de V i l l od in su iva it

Wi l l i am et Jeanne tte. La j eun e fi l l e entra dans

u ne ma i son de bourgeoise apparence et Jacques,

indé c is regarda W i l l i am s ’élo igner

— A qu oi bon su ivre celu i - l à pensa i t- i l .

Un instant après,i l murmura en su ivant tou

j ours Wi l l i am des yeux

— C ’e st dommage , vra imen t, que c e n e soi t pas

plutôt monsi eur Chesnaye. Pour quelque s mi l

li ons d ’amnées d ’ enfer,comme i l d it

,j e m ’

offr i

ra i s l e pl a i s i r de refa i re un brin de causer i e avec

l u i

Ce so i r- l à,Marie—An na se sentit très l asse.B ien

tôt sou s l es r ide aux b l ancs qu i abrita i ent son

repos,l e somme i l l a gagn a el l e ferma les yeux

et s’abandonna aux rêves. Pl ongée d ’abord

dans une inconsc i ente somnol en‘ce,ell e entend it

u n si ffl ement lége r et mé l od ie ux . C ’éta i t l ’a ir

au R oi et de l a Bergère,l a romance des jours

heureu x de St-Jac‘ques des P i l es ; c’é ta i t l e passé

si d oux qu i chanta i t dan s son coeur c ’éta i t l ’a

mour qu i be rça i t son sommei l .

E n ba s,sous l a fen être Jacques serva i t

‘a sa

bel l e end ormie, une première sérénade ma is la

fenêtre ne s ’ouvri t pas .

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272 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

Pourquo i es— tu resté s i l ongtemps sans m’e

cr ire l u i demanda -te l le.

J’a i été retenu par mon pè re, répond it Henri .

N ous avons couru l a provinc e pour chercher l e

l i eu où je do i s m’étab l ir . Je su i s rompu de

voyages.

— Ton cho ix est— i l fixé

— N on, pas d éfin it ivement. C

’e st a c ro i re qu e

l es épidémies de bonne santé sont rares i c i i l y

a des médec ins par tout'

Mar ie —Anna souri t a c ette sa i l l i e . Autour

d ’une table vo is i ne , on mena i t gran d tapage

Rose B erte l in “ ti ra it l es cartes” et prédisa i t

l ’aven ir à Wi l l i am et à Jea nnette. La j eune

fi l l e ri a i t c omme u n e pe ti te fol l e en entend ant

pa rl er de son mariage qu i , pa raît- i l , éta i t pro

ch a in,d ’un voyage a l ’ étrange r, d

’une fortu ne

bri l lant e e t d e toutes sorte s de cho—ses p lus be l les

l es unes que l es au tres.

— A mo i tou —t l e bonheur s’exc

l ama it- el l e . I l

n'

en rest era plus

— Attendez fit Rose.

Jeannette se pencha , i n téressée . B ose posa son

doigt sur un p ique p l acé d ’une certa ine façon

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MARIE-ANNA LA CANADIENNE 273

Mauva is au gure dit-e ll e très sé r ieuse . C ’est

un a cc i dent .

Jeann ette fit une pet ite moue c omique .

— Un acc ident sans su ite s graves, repri t l a

ca rtomanc i enne .

— A l ors n’

en parl ons p lu s fit Jeannette . A

ton tour,Marie —Anna .

Marie —Anna,souriante

,v int prendre pl a ce au

près de Rose qu i batt i t l es cartes

Cou pez,d i t-e l l e . N on . de l a ma in gauche

vers l e cœur . Très b ien

Après une seconde d ’ examen el le prononça

— Vous a l l ez fa ire un voyage.

— Oh,ma i s c ’e st trop fac i l e interromp it Jean

nette .

‘Tu sa is qu ’el l e part dema in pour l e s Pi les !

— Ce n ’ est pa s moi qu i pa rl e, répon d i t senten

ci eu semen t Rose B erte l in . Ce sont l e s ca rtes.

E l l e cont inua :

— Un mariage .

— J’en éta it sûre fit Jeannett e incorrigibl e.

R ose regarda Mari e —Anna qu i sou ri a it d ’ i n

crédul ité e t lu i d it un pe u plu s ba s

Un grand danger vou s menace I l rôd e au

tour de vous, autour de que lqu’un à qu i vous êtes

chère .

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274 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Marie —Anna souria i t touj ou rs.

— I l y a un a cc i dent terrib l e reprit Rose qu i

semb l a it l i re sur les ca rtes comme dan s un l ivre .

C ’ est désola nt , continua -te l le , vous avez l es plus

mauva i ses ca rtes du j eu

Quand je l e di sa i s s’écr ia Je annette quand

je l e di sa i s qu e tout l e bonheur éta it pour moi

Mari e-Anna leva l e s yeux vers Hen r i qu i , peu

ché sur son ép au l e, semb la i t nerveux . Ce genre

de divert i ssement l e renda i t maussade.

R ose c on tinu a i t

— J—e vo i s u n acc id ent u ne malad i e, du sang,

un gros chagrin .

Du sang fit Marie -Ann a qu i n ’ ava it pa s eu

core i nterrompu l a som'bre prophétesse.

Marie— Anna n ’é ta i t pas supersti tie use el l e

n’

ava i t q u ’u n e fo i profonde, cel le de sa reli gi on .

Mai-s e n dép i t de son incrédu l ité a toutes l es sor

nettes dangereu ses de l a cartoman—

cie,el l e ne put

se d éfendre d ’u ne certa ine émot ion en écoutan t

l es prédi cti ons sin i stres de Rose B erte l in .

Les coin cid ene es du hasard des cartes l a ra

.m enèrent au souveni r de Ja cque s. E l l e eu t l e

cœur étre int par l e pressent iment d ’u n retour à

l’anc ienn e vie de tourments , à ses lu ttes épu i

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276 MARIE ANNA LA CANADIENNE

essuyant u n e su eur fro ide qu i mou i l l a i t son

front . J ’étouffe . J’

a i besoin d ’un peu d’a i r.

E l le resta quelqu es m inutes accoudée à l ’ap

pu i de l a fenêtre, aspi rant l ibrement l’a i r fra i s

d -e la nu i t. Sou da in e l l e d ist i ngua un bru it de

pas et ses yeux se fix-èren t au mi li eu des ténè

bres sur l ’ omb re mou vante d’

u n homme qu i sembla i t la regarder . L ’ ombre approcha . Mari e-Ann a referma vivement la fenêtre

,en d isant à

Henr i,surpri s

,qu ’ el l e ne vou la i t pas exposer l e

sal on de Rose à la curiosi té in convenante des

pa ssants.

E l l e revint s ’asseo i r à l a tabl e . Rose l u i ten

dit un verre d ’e au sucrée addi ti onné de quelques

gouttes de cognan Mari e-Anna trempa ses l è

vres et di t en essayant de souri re

C ’ est fin i

Les ca rt es fatidiqu es ava i ent di sparu l a c on

versat ion repri t un peu forcée. Wil l i am propo

sa une promenade en canot su r l e St-Maurice,

pour l e lendema in matin , affirman t que l e c ie l

éta it tou t con stel l é d ’éto i l es et que l a journée

sera i t très be l le .

Un viol ent c oup de sonnette retentit. U ne ser

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MARIE -ANNA LA CANADIENNE 277=

vante entra au sal on et présenta une dépêche à

Rose.

— C’ est pour vous, mon si eur Ch esnaye , di t

cel l e ci .

Hen ri pri t l e té légramme et lut. Son vi sage

refiéta auss itôt une profonde décept i on .

— Mon père m ’app el l e par l e premier tra in ,

fit-i l . I l faut que je so i s à Lév i s dema in mat in .

Je ne pourra i t ’accompagn er aux Pi les,Marie

Anna

E l l e s’

éta it levé e,toute pâ l e .

— Tu pars . ce so i r bégaya -t-el‘l e, t rem

b l an te .

Henri consi déra l a dépêche de son père et pa

rut en proie à une cruel l e i ndéc i si on .

— Jeannette et moi“

vous accompagn erons

pui sque Henri ne peut rest er, dit Wi l l i am à Ma

rie— Anna .

E l l e n ’eut pas l ’ a i r d ’entendre et fixa étr ange

ment Henri qu i endossa i t son pardessus. Com

me i l s’ apprêta it à l u i fai re ses ad i eux,e l le l u i

d i t tout bas , de plus en p l us agitée :

Ne pars pas ce soi r, Henri R este

Je ne pui s,répond i t-i l en la regardant avec

i nqu iétude . C ’ est mon pè re qu i l e veut. Retarde

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278 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

ton départ, Marie— Anna‘si tu te sens souffrante

et écri s-moi dema in matin à Lév is.

Qu and i l fut parti el l e fond it en la rmes.

jeunes gens l ’entomè rent et l a c ondu i si rent à sa

chambre .

Seu le,el le en pri e re et sanglota

Mon D i eu, ayez pi ti é d

’eux

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280 MARIE- ANNA LA CANADIENNE

I l arriva au m il ieu des terra ins vagues qu i en

vironn ent la ga re de Shawini gan . La nui t éta it

épa i sse ma lgré l e c ie l étoi l é. Une c loche t in ta

au l o i n .

— D ix heures et d emie,murmura l e j eune hom

me. J ’a i encore d ix minutes .

Tourmenté secrètement, i l s’ a rrêt a , sur l e

point de rebrousser chem in . Cependant, i l peu

sa qu e son père deva i t avoi r des ra i sons pres

santes pour le mander par télégramme.

I l c ontinu a d ’avancer, l a présen ce de Wi l l i am

e t de Jeannette auprès de sa fiancée l e rassura i t

un peu . Sou c i eux ma l gré tout,monologuant

,

l es ye ux sur l e sol , i l se heurta souha in à un

homme qu i l e repou ssa vi o l emment et vi nt se

poser devant lu i,l es bras cro i sés, sans di re u ne

parol e .

Henri fit u n bond en arri-ère . En ple ine nu i t, à

c in q cents p ieds de toute hab itat i on , i l n’y ava it

pas à hé si ter . Lest ement, i l sort it u n revolver

de sa poche et braqua l e canon de l ’arme sur l a

poitr in e de l ’ i nconnu en criant :

— Place

— Là,

* l à D oucement,monsieur Chesn aye !

répond it tran qu i ll ement une vo ix goua i l l‘euse.

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MAR IE -ANNA LA CANADIENNE 28 1

E st- ce a ins i qu ’on tra i te des anc iennes conna i s

sances

Henri fut stupéfa i t. I l vena it de reconnaître

V i l l od in l'

arm e fa i l l it l u i échapper des ma ins.

P l us dé contenancé qu’eiÏrayé par cette rencon

tre i l se ti nt fermement sur l a défensive . L ’ê

pa isseu r des ténèbres ne l u i permit pa s de re

marquer l e dégu i sement de son ennemi . Le son

d e l a voix,seul

,l e l u i ava i t révélé.

— Que me voul ez -vous fit- i l l ’ arme encore au

p oing .

— Reprendre l a conversat i on où nous l ’ avons

l a issée,fit V i l l odin en recul an t de qu e l ques pas .

Vous êtes a rmé,a ce qu ’ i l me semb l e . Enfin

,

n ous a l lons donc nous entendre .

A pe ine ces mots éta ient- i l s d its qu’H enri en

voya son arme à tou te volé e dans les champs .

A présent , d i t- i l en croisant l es bras, l a tête

haute,vous p ouv ez m ’

assassin er a votre a ise,

mons i eur l’

homme d ’honneur

V i l l od in revi nt sur lu i,l es p oings serrés

,tu

r i eux devant cet e nnem i dé sarmé :

— Pourquo i me l ’as— tu pri se gron da — t-i l d ’u ne

voix terrible . Pour quoi,pourquo i E l l e ne t ’a i

m e pas , el l e ne t’

a j ama is a imé Réponds

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282 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

Ma i s réponds donc ru gi t sourdement V i î l odin

prêt à lui sau ter à l a gorge.

C ’est ma inte nant u ne querell e de charret i ers

qu e vou s voulez , monsieur l e genti lhomme de

mand a Henri na rquoi s. Vous dero-gez a votre

nob l esse .

Un si fflet d-

e l ocomotive l ança dans l’

a i r son

strident appel . Le tra i n tou cha it à l a gare .

Henri ne fit qu ’un bond . Le corps pl ié en deux

i l fonça tête ba i ssée sur son ennemi qu i n’ eu t que

l e temps de s ’écarter d ’u n pas pour éviter un

choc form id ab le .

V i l l od in exaspéré l e vi t se perdre tout cou

rant vers la gare .

Cette nu it — l à,l a mélod i eu se roman-ce du Roi

et de l a Bergère fut encore s i fflée comme un

appel d’amour sous l a fenêtre de Marie -Anna ,

ma i s c ette fo i s,l a sérénad e n ’a l la pas bercer l es

rêves d ’une bel l e endormie . Marie -Anna angois

sée,prostrée dans la pr i ère imp l ora i t encore la

p1 0 tect ion d ivi ne sur ses deu x jeunes amants

quand l e si fflement l éger de Jacques interrom

p i t ses l amentat i-ons. E l l e se le va , courut à l a

fenêtre pu rs s’arrêta

, d u désespoi r ple in les yeux :

— Mon D i eu,donnez -moi la forc e de ne pas

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2 84 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

du tunnel p our rés i l ier son contrat avec l a Com

pagn i e d’

E n trepr ises Généra les. L ’ ingén i eu r en

chef étai t absent de Shawin igan . Jacque s fut i n

vi te a attend re son retour durant l a mati née .

I l pensa i t qu’H enri Chesn aye

,conna issant

main tenant sa présence à Shaw i n igan,avi sera it

sans reta rd madame Car l i er en l u i exposant l ’u n

gence d ’un déplacement nou veau et d’

une retra i

te plus sûre pour Mari e-Anna .

D ès ce soi r, se d i t V i l l odin ,j e monte l a gar

d e a l a fenêtre de ma chambre . N u l ne peut en

trer a l a gare ou en sorti r sans pa sser sous mes

yeux.

Et de fa i t,l e voi s inage de son hôtel avec la

stati on de Shaw in igan éta it une c irconstance

favorab le qu i pouva it l e servir. S i Mari e-Anna

qui tta i t l e vi ll age par l e trai n i l n ’ aura it qu e

que l qu es pas a fa ire pour monter derrière e l le

dan s un compartiment proche et l a su ivre encore

sans cra inte d ’être reconnu grâce aux change

ments qu ’ i l a va i t fa i t sub i r à sa person ne .

En attendan t,Jean Vi l l on , cotte bleue et pan

ta l on rayé se promena i t souc ieux sur l e chant ier

de l a Compagni e d’E ntrepri ses Généra les. Mai s

i l deva i t être,ce j our- l à, un p i ètre surve i l l ant

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MARIE — ANNA LA CANADIENN E 285

l es hommes l e vi rent s ’a sseoi r sur un tas de ma

dri ers,l es coudes su r l es genoux, l e menton da ns

l es ma ins,indiffé rent a tout ce qu i l ’en tou rai t.

Au bout d ’un instant,i l se mit à marcher de long

en la rge sur l e chanti er .

Jean Vi l lon res-ta i t Jacques de V i l l od in . I l

ava i t l ’espri t comp l ètement absorbé par ses pen

sées,par son m a lheur

,par sa terr ibl e j a lousie .

par son amour . Car hél a s,i l faut b i en le d ire : i l

l ’a imai t plus que j ama is,Mar i e-Anna

,la b londe

Canad i enne s i j ol i e N ’éta it-ce pa s pour l ’ a

mour d ’el l e qu ’ i l ava it fa i t tant de fol ies depu isson départ de B ézen l ieu N ’

étai t-ce pas pour l a

revoi r qu'

i l ava i t même bravé son père,un j our

et retrave rsé l ’océan N ’é tai t — ce pas pour la re

conqu éri r qu ’ i l pa ssa i t des nu i ts à si ffl er sous sa

fenêtre et chercha it querel le à Henri Chesnaye

par tous l es moyens,duel ou ch i cane de porte

fa ix

I l rougi t de lu i -même .

Je me condu is c omme un va le t ! se d it- i l

avec amer tum e Ma is pourquo i ce l ou rdeau re

fu se- t — i l l e duel, auss i Ah ou i,l ’ enfer

Un souri re si ngul i er vi nt errer sur se s lèvres

quand el l es pron on cèrent ce mot ma i s auss itôt i l

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2 86 MARIE-ANNA LA CAN ADIE NNE

pensa à D i eu et son souri re se figea . Jacques

éta it chrétien i l appartena i t à l ’une de ces viei l

l es fam i l l es d e France, nobl e c omme les Mont

morency et l es Gu i se , héri t ière d’une trad i ti on

pi eu se, chevaler—esque,vivant de si ècle en si ècle

d epu i s six cen ts ans dans l ’honneur d ’un nom

sans tache et dans l e presti qu e d’un passé glo

r i eu x .

Jacques de V i l l od in s’

ass it sur u n tas de p ier

res et l a i ssa tomb er sa tête dans ses ma ins . I l

soup ira l onguement .

— Partir murmura-t- i l . La la i sser,ne plus l a

revoi r Oh non,Marie —Anna

,j e ne peux pas

j e ne pou rra i j ama i s

I l se l eva et se remi t à a rpenter l a chant i er, l es

yeux hum ides , l es ma in s derr ière l e d os, impu is

sant à se dominer. I l bouscula deux I ta l iens qu i

regardaien t l e fleuve. Jacq ues n e songea pa s à

l es rappeler au trava i l et continua sa marche in

consci ente . Deux minu tes plus tard i l se revit

auprès de ces mêmes Ita l iens qu i para is sa i ent

d iscuter avec an imati on . Sans mod érer la dure

té de sa vo ix, l e su rvei l l ant l es apostropha

— Eh là Ce n ’ est pas l ’heure de bavarder

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288 MARIE — ANNA LA CAN ADIENNE

ra i t. Le con tremaître qu i su iva i t l a scène l u i tou

cha l -e bras et di t

— Tout est i nuti l e, V i l l on . I l est impossible de

la ncer l e câbl e si l o-i n de . . de .

I l n ’acheva pas.

V i l l od in ven a i t de pousser un cri dé ch irant

— H a Marie -Anna Mari e-Anna

Les hommes l e crurent fou . Les yeux hagards,

démesurément agrandi s,l a bou che déj etee par l ’ê

pouvante , i l enrou l a l’ extrémi té d u câb l e autour

de son corps,noua sol i dement et cr ia aux hom

mes :

— Retenez l e câble

Avant qu ’on a i t pu l’empêcher de fa i re cette

fol i e héroïque,d’u n bond pr odigieux , i l sauta

dans l e fleuve et nagea vers la cataracte .

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XXV I

Le docteur Chesnaye et son fi l s a rri va i ent aux

Tro i s-R iv ières quand i l s appri rent l e sauvetage

de Marie— Anna , de Jeannette e t d e W i l l iam pa r

un survei l l an t de la Compagn i e d’

E n trepr ises

Généra les n ommé Jean Vi l l on .

Le bru i t de cette tragéd ie s’ éta i t répandu d ans

la province pa r l a vo ix des dépêches et de l a

presse.

Oubl ia nt toutes l es affa i res p ré sentes,Henri

e t son père revinrent en toute hâ te a l a gare et

sau tèren t dan s l e prem i er tra i n en pa rtance pour

Shaw i n igan . Henri cra igna it de retrouver Ma

r ie -Ann a gravemen t malade . Les j ourn aux ne

donna i ent a ucun déta i l sur l ’état de s j eunes fi l

l es. L e malheur eux fiancé regretta de n ’être pas

resté à Shaw i n igan l a vei l l e l a rencontre de V i l

l od in,a d ix heur es

,dans l es terra ins vagues d e

la stati on aura i t du lu i serv i r d ’ averti ssement et

l e re ten i r auprès de Mari e-Ann a qu i se trouva it

encore exposée aux attaques de l’in tra itab l e

amoureux . S‘

i l éta i t resté,malgré l ’appel de son

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290 ARIE -ANNA LA CANADIENNE

père,cette promenad e en barque sur le St— Mau

ri ce que Wi ll iam avai t proposée n ’au ra i t pas eu

l i eu,ca r i l eu t engagé sa fiancé e à n-

e pas sort i r

avant l ’heure du départ pour l es Pi les. L ’acc i

dent né se sera i t pa s produ it

A l a tombée de l a nu it, Henri et son père arr i

vèren t a Shaw i n igan . D es groupes stati onna ient

dans les rues en parlant de l ’événement surven u

le matin . Les deux hommes se firent i nd iquer

l’

endro i t où l es j eunes fi l les ava ient été recu ei l

l i es. Après u n quart-d ’heu re de marche

,i l s pé

nétrèren t dan s une ma i son d ’ ouvrie rs, s i tuée près

des chanti ers . Hen ri se pré c ip i ta et tomb a à-

ge

noux au chevet du l i t sur leque l Mari e-Ann a et

Jeannette éta i en t étendu es,sans c onna i ssance

,

tout l e corps secoué par i nstant de l égers mou

vement s c onvul si fs.

Henri parl a d e sa vo ix dou ce et grave qu e l a

douleur renda i t plu s douce et plu s grave encore .

Près de lu i son père s’entretena i t avec l e med e

cin de l a Compagn ie qu i ava i t donné l es pre

m iers soi ns aux ma lades .

Sans qui tte r Mar i e—Anna des yeu x, Henri pré

ta l ’ orei l l e et entend i t narrer l es déta i l s du sau

vetage . Tand is qu e l e médec in parla it, l es ta

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pénétrèrent dan s l a chambre où V i l l od i n reno

sa i t d-an-s u ne immobi l i té ressemblant à l a mort.

Une p—oignan te émoti on s’ empara d

’H enri et de

son père quand i l s vi ren t ce j eune et beau vi sage,

blanc comme l es bandes de to i l e qu i l u i entou

ra ient l e front,si ca lme, si serein , s i pâl e qu

’on

eut dit que toute l a vie l ’ava i t qui tté . Hen r i ne

rec onnut pa s sur- l e-champ le déterminé ri va l qu i ,

l a ve i l l e en cor e l ’arrêta i t au bord du chemin pour

l’

ob l iger à se b attre . Ma i s qua nd i l eu t observé

ce vi sage dél i cat et expressif,ce cou harmon i eux

,

ces ma ins fines d’

aristocrate,Henri reconnu t

Jacques de V i l l od in .

E t au ssi tôt m i l l e sent iments l e bou l eversèrent .

I l n ’y ava i t qu ’un homme sur terre qu’ i l haïssa it

d ’u ne j a lousi e a rdente, un riva l capable de lu i

disput er son b onheur, un ennemi qu’ i l eu t vou lu

voi r a c inq cents li eu es du Canada et c’

éta it ce

l u i -là qu i ava i t a rraché sa fian cée à l a mort en

risquant sa vi e, en donnant sa vie pour el l e .

Henri éta it un homme j uste et bon en voyant

V i l l od in si près de la mort, u n revirement spon

tan é s’ opera en l ui . I l sen tit toute sa ha ine se

fond re dans une pi ti é profonde dan s u ne adm i

ra tion sans bornes , dans un e rec onna i ssance au s

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MAR IE -ANNA LA CANADIENNE 293

s i vive que l ’ ava i t été sa j a lousi e . L ' Image terr i

fiant e d u sauvetage, de cet atroce combat entre

un être huma in et d ’ indomptabl es éléments ré

passa d evant ses yeux et en contempl ant ce j eu

ne homme immob i l e et pâle , l es yeux c l os déjà

comme pour l ’ étern el sommei l,l e c orps bri sé

comme au sort i r d ’une chambre de quest ion , i l

pensa qu’h i er encore

,ce m’ême j eu ne homme é ta i t

un être pl ein de vi e,possédant un espr i t sa in , un

corps vigoureux,un cœur ardent et noble . A t

teint au point l e plus vulnérabl e de sa nature

généreu se,Henr i c ompri t qu

en sau vant la v ie

de Mari e-Anna,Ja cques l

ava i t sau vé,l u i aussi

,

d ’ une doul eur éternel l e .

Les troi s homm es se reti rèrent sans bru i t.

Henri se retrouva auprès de Mari e —Anna . La

j eune fi l l e ava i t ouvert les yeux et promena i t au

tour d ’el l e u n regard sans intel l igence . Henri

approcha son vi sage du si en et demanda tendre

ment.

— T u me vois,Mari e-Anna

E l l e l e regarda dur an t quelques second es avec

u ne fix i té de statue qu i l e mi t à la torture puis

ses lè vres remuèrent, e l l e murmura fa ib l emen t :

— Pardon,Henri Pard on

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294 MARIE — ANNA LA CANADIENNE

I l n-e compri t pa s et cru qu ’e l le dél ira it. Le

médec in c-

on j u ra l e j eune homme de l a la i sser re

poser. I l l àcha sa ma in moi te d e fièvre et s’é l oi

gn—

a à-regret tand i s que Mari e-Ann a murmura it

encore :

Pard on Henri

I l sortit enfin et mon ta vers l e bourg à la de

meu re de Wil l iam .

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296 MARIE— ANNA LA CANADIENNE

menacée par u n e ma in hom i c id e . E t s i ma inte

na nt i l passa it ses nu i ts au chevet de Jacques

et hâta i t sa guéri son , c’est qu ’ i l y éta i t pou ssé

par un sent iment admirati f et aus s i pa rce que,

hon nête homme avant tout,i l ne vou la i t pa s pro

fi ter de l ’anéan t i5!semen t de son riva l pou r l u i

d isputer encore l a j eun e fi l l e qu’ i l s a ima ient tous

d eux et enfin parce qu ’ i l ava i t hâte de voir V i l

lodin debout pour l u i ten dre la main et l u i d ire“Désorma i s

,quo iqu ’ i l a rrive

,soy ons ami s

V i l l odi n l e reconnut au cours d’

une nu it. I l

eu t u n sursaut v i ol en t de tout l e corps,ses yeux

br i l lèrent comme de la bra ise ardente , i l essaya

d e l ever l -e bras c omme pour frapper. Une affreu

se grimace de dou leur con tracta son v isage . Va in

cu par l a souff ran ce,i l re tomb a l ourdement sur

sa cou che . Henri éta it au x aboi s

N e bougez pas , suppl ia -t-i l . C’ est un ami qui

vou s soigne

La sema ine su ivante,durant u n e au tre nu i t

,

V i l l odin aperçu t encore l e j eune médec in pen ché

su r lu i . I l vena i t de gl isser u n e poti on ca lmante

entre ses lèvres et l e b i en-être qu ’ i l en ressentit

lu i fit ouvri r l es yeux . Mais cette foi s i l souri t

e t chercha l a ma in de son anc ien ennemi .

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Appuyé su r l es bastingage s, à l ’ arr iere , Jacqu es regarda it s’efi accr

pe u à peu l es cô tes canad iennes page 301

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298 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Je ne su i s p lu s que l e sou ven i r de moi-même !

murmu ra -t i l en sec ouan t tri steme nt l a tête .

Le miro i r gl is sa sur se s genoux et vint se bri

ser à ses p ieds. Ses regards se fixèrent sur la

po-rt e et ne la qu i ttè ren t plus j usqu

’au mom ent

où Marie— Anna entra,su i-vi e de sa mère , de Wil

l iam et de Jeannette.

Tout -de -su i te,el l e fut à-ge noux près de l u i

ses m a ins d ans l es si enn es,ses yeux

, ses beaux

grands yeux pl eins de rec onna i ssances a ttachés

sur ses yeux.

Les témoins de cet te scène s’é ta ient recu lés au

fond de l a p i èce pour l es la i sser u n e dern i ère fo i s

l ’un à l ’ autre .

I l pa rl a a son ore i l le , de sa voix affa i bl i e , voix

grêle d’

enfant ou de vi ei l lard :

— Je sa i s, ma M ia-Na , que tu as pri é D ieu pour

qu ’ i l me conserve l a vi e. Chè re peti te a imée

Que m’ importe de v ivre a-pr

é

sent qu e j’a i mi s

dans ton cœu r l ’ immorta l i té de mon souveni r.

La isse-moi part ir, va . n-e me reti en s pas par

tes pri ères. Tu vivras l ongtemps encore heu reu

se qu and je ne sera i p l u s l a, car mon âme res

tera près d e to i comme un essa im de ba isers ,

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MAR IE — ANNA LA CANADIENNE 299

une chanson de ca resses qu i bourdonneront cha

que n u i t autour de ton grand cœur affectue ux.

S i j e l e pouva i s , ô M i a -Na , j e t’emporterai s dans

mes bras vers ce séj our in conn u où s’entrevoien t

l es pu res fél i c i té s d’une vie é terne l l e et b ienheu

reuse . Mais D ieu ne l e veut pas, mon amie i l

veut qu e tu demeures, qu e tu répandes sur ceux

qui te chéri ssent l es trésors de bonté qu i sont en

toi . N e prie p lus pour que j e vive,Mia -N a car

j e ne saura is viv re heureux sans te vo ir, te p-ar

ler, t

’e ntend re et ce bonheur ne me sera i t donné

qu’

au prix des l armes et du sacrifi ce de ceux qu i

t’en tou ren t

S i len c i eusement,Marie-Anna pleura it . I l con

tinua :

— E coute-mo i encore,ma Mia -Na . Je va is pa r

ti r,retourner en France . Promets-moi de n e

pas m ’oub l ier.

— Oh fit Marie-Anna d ’une voix bri sée. La

pauvre enfant ne put répondre autre chose l es

sangl ots gonflai en t sa gorge . Mad ame Carl i er

vint l a relever e t l ’en traî na doucement.

Jacque s, comme au sort i r d’un be au rêve, pas

sa l a main sur son front ses doigts dé l i cats ef

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300 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

fleu rèren t l a c i catri ce qu i l e ba lafra i t. I l pri t l a

ma in d ’H enri qui s

éta i t approché de l u i

Je me réj oui s mons ieur Chesnaye di t- i l de

n ’avoi r pas su cc ombé à cette blessure . I l me

sembl e que j ’aura i s été ma l heureu x dan s l ’ autre

vi e si j ’ ava i s taché de mon sang et noi rci de mon

d eu i l,l a robe nupt ia l e de votre fiancée .

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3 02 MARIE-ANNA LA CANADIENNE

Le confi dent hocha l a tête et d u même ton

q u’ i l eut d i t : “J ’a i passé par là . i l répond i t :

Les premières amours ne durent j am a i s

Le matel ot et l e mousse s’él oignèrent. Jacques,

u n i n stant di stra it se rep longea dans l a contem

p l at ion de l’océan . La lueur verte du dern ier

phare de l a côte canadi enne ne fu t plus qu ’un

poin t lumineux sur l’horiz on noi r.

On n’en tendai t qu e l e cl apoti s crist al li n

vagu es qu i l écha ien t doucement l es flancs du

n avi re .