Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

12
Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie fabulaire jusqu’à Phèdre Sara Cusset ENS Lyon Abstract : This paper investigates the terminology referring to the fable in Antiquity until Phaedrus who first drew a definite distinction between Aesop’s fables (fabulæ Æsopi) and Aesopic fables (fabulæ Æsopiæ). It tries to understand if the Phaedrian denomination marks a turning point in the history of fable ¢ making a genre out of it ¢, and to what extent this approach denotes on Phaedrus’ behalf a new generic awareness. Si le nom d’Ésope est connu de tous ¢ ne serait-ce que par le biais de La Fontaine ¢, celui de Phèdre, en revanche, est beaucoup moins familier à nos oreilles, au point d’être fréquemment confondu avec le Phèdre de Platon. Ses Fables ont pourtant ceci de remarquable qu’elles constituent le premier recueil de fables en vers que nous ait légué la tradition 1 . C’est pourquoi Phèdre affirme si énergiquement son auctorialité : 1. Francisco Rodríguez Adrados précise néanmoins que la tradition ésopique est sans doute le résultat d’une mise en prose au ii e siècle av. J.-C. de fables en vers de l’époque hellénistique. Simplement, il n’en existait pas de recueil issu d’un seul et même auteur. À ce sujet, voir F. R. Adrados 1999 : 121. Vita Latina 200 (2020), p. 111-120.

Transcript of Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Page 1: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Fabulæ Æsopiæ, non ÆsopiRecherche sur la terminologie fabulaire

jusqu’à Phèdre

Sara CussetENS Lyon

Abstract :

This paper investigates the terminology referring to the fable in Antiquity untilPhaedrus who first drew a definite distinction between Aesop’s fables (fabulæ Æsopi) andAesopic fables (fabulæ Æsopiæ). It tries to understand if the Phaedrian denominationmarks a turning point in the history of fable ¢ making a genre out of it ¢, and to whatextent this approach denotes on Phaedrus’ behalf a new generic awareness.

Si le nom d’Ésope est connu de tous ¢ ne serait-ce que par le biais de LaFontaine ¢, celui de Phèdre, en revanche, est beaucoup moins familier à nosoreilles, au point d’être fréquemment confondu avec le Phèdre de Platon. SesFables ont pourtant ceci de remarquable qu’elles constituent le premier recueilde fables en vers que nous ait légué la tradition 1. C’est pourquoi Phèdre affirmesi énergiquement son auctorialité :

1. Francisco Rodríguez Adrados précise néanmoins que la tradition ésopique est sans doutele résultat d’une mise en prose au iie siècle av. J.-C. de fables en vers de l’époque hellénistique.Simplement, il n’en existait pas de recueil issu d’un seul et même auteur. À ce sujet, voirF. R. Adrados 1999 : 121.

Vita Latina 200 (2020), p. 111-120.

Page 2: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

quoniam caperis fabulis(quas Æsopias, non Æsopi, nomino,quia paucas ille ostendit, ego pluris fero,usus uetusto genere, sed rebus nouis)quartum libellum, qum uacarit, perleges. (Phæd. IV, pr. 10-14) 2.

Puisque tu es séduit par mes fables (que j’appelle ésopiques, et non d’Ésope, parce quelui n’en a produit qu’un petit nombre, tandis que moi j’en apporte davantage, suivantles codes de l’ancien genre, mais sur de nouveaux sujets), tu liras le quatrième livrependant ton temps libre.

Quel est donc ce uetustum genus auquel Phèdre fait ici allusion ? Dans cesvers, particulièrement importants pour l’histoire de la réception de Phèdrepuisque c’est de là que les copistes médiévaux tirèrent le titre du recueil FabulæÆsopiæ, Phèdre s’inscrit dans l’histoire littéraire de la fable, tout en revendi-quant d’y marquer un tournant décisif.

Mais comment se définit le genre de la fable avant Phèdre ? Les anciensn’attribuent pas seulement à Ésope des histoires fictives (μ�θοι ou λ�γοι) : dans lalignée d’Aristote qui voulait fonder les genres de la littérature grecque, Démé-trios de Phalère réalise la première anthologie de fables (perdue au xe siècle)dont nous ayons connaissance, mais il y mêle aussi des blagues (γελοα) et desanecdotes (χρεαι) 3, ce qui montre bien que le concept de fable est aussi vasteque vague. Étant un genre proche d’autres formes, elle en est de fait d’autant plusdifficile à définir 4.

La distinction opérée entre fabulæ Æsopi (« fables d’Ésope ») et fabulæÆsopiæ (« fables ésopiques ») soulève deux questions :

1) L’expression fabulæ Æsopi, que Phèdre refuse de prendre à son compte,est-elle une dénomination ordinaire pour les fables ?

2) Cette distinction est-elle une invention de Phèdre (comme nomino au v. 11,le laisserait penser) ou existe-t-elle déjà dans la tradition ésopique grecque ?

Le PHI Latin Corpus 5 ne fournit pas d’occurrence de l’expression fabulæÆsopi qui soit antérieure à Phèdre. En revanche, Pline l’Ancien parle après luid’Æsopi fabellas (« petites fables d’Ésope ») 6, de même que Quintilien à deuxreprises 7. Seul Aulu Gelle reprend telle quelle l’expression ¢ tout en employantpar ailleurs apologus Æsopi (« apologue d’Ésope ») 8.

2. Phèdre, A. Brenot (éd.), 2006.3. F. R. Adrados 1999 : 17-21.4. F. R. Adrados 1999 : 3.5. P. Heslin 2007a.6. Plin. XXXVI, 82.7. Quint. I, 9, 2 ; V, 11, 19.8. Gell. II, 29, 17 ; II, 29, 1 et 20.

112 sara cusset

Page 3: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Cependant, la formule apparaît sous des formes équivalentes dans la littéra-ture grecque antérieure à Phèdre, comme nous le montrent les références duTLG 9. Α�σ�που λ�γοι (« récits d’Ésope ») et Α�σ�που μ�θοι (« histoiresd’Ésope ») sont employés indifféremment. Par exemple, quelques lignes avantde parler d’Α�σ�που μ�θοι, Platon parle d’Α�σ�που λ�γοι 10. En revanche, nefigure dans aucun manuscrit de la Vie d’Ésope la tournure Α�σ�που μ�θοι àlaquelle est systématiquement préférée l’expression Α�σ�που λ�γοι 11. Ainsidonc, il s’agit déjà en grec d’une appellation commune des fables que de lesassocier au nom d’Ésope, et Phèdre est davantage le traducteur de l’expressionfabulæ Æsopi que son inventeur.

Mais Phèdre préfère qualifier ses fables d’Æsopiæ. Cette distinction est-ellede son chef ? D’après les textes à notre disposition, Phèdre est le premier àemployer comme telle l’expression fabula Æsopia (« fable ésopique »). Il esttoutefois intéressant de remarquer que le seul autre emploi de l’adjectif anté-rieur à Phèdre 12 se trouve chez Sénèque, dans sa Consolation à Polybe, écrite en41, c’est-à-dire deux ans seulement avant l’édition des deux premiers livres desFables 13 :

Non audeo te usque eo producere ut fabellas quoque et Æsopeos logos, intemptatumRomanis ingeniis opus, solita tibi uenustate conectas. (Sen. Pol. VIII, 3).

Je n’ose aller jusqu’à t’inciter à composer des fables et des récits ésopiques ¢ entreprisesans précédents parmi les auteurs romains de talent ¢ avec la grâce qui t’est coutumière.

Sénèque emploie d’une part le terme grec Λ�γο� latinisé et associé, commedans l’expression grecque, à l’adjectif Æsopeus (« ésopique ») également grec, etd’autre part le terme fabella (« petite fable »). Il y a ambiguïté en latin quant aufait que l’adjectif porte sur les deux noms ou seulement sur logos du fait dupossible accord de proximité. Mais quoi qu’il en soit, Sénèque s’en remet à unterme grec : la fable est encore pour lui indissociable de la tradition ésopiquepuisqu’aucun fabuliste romain de son envergure ne s’est encore fait connaître.

9. P. Heslin 2007b.10. Plat. Phæd. 60d.11. Vita G (dans Ésope, B. E. Perry [éd.] 1952 : 104) ; Vita Accursiana (dans Ésope & alii,

A. Eberhard [éd.] 1872 : 280) ; si l’expression n’apparaît pas dans la Vita Westermanniana, onpeut néanmoins y noter la mention des « discours mensongers » (ψευδ�σι λ�γοι�) d’Ésope (dansÉsope, B. E. Perry [éd.] 1952 : sect. 104) en rapport avec le personnage au nom pour le moinssignificatif d’Α�νο�, terme archaïque désignant, d’après le scoliaste d’Aristophane (Ar. Vesp.1251), une histoire à valeur d’exhortation à l’intention d’adultes ; on relève par ailleurs uneoccurrence de l’expression τ� το� Α�σ�που λ�λον (« le racontar d’Ésope ») dans la Vita Accur-siana (dans Ésope & alii, A. Eberhard [éd.] 1872 : 277).

12. On en trouve un seul autre emploi, quant à lui postérieur à Phèdre, chez Porphyrion(Porph. Comm. Hor. Epist. I, 1, 62) pour expliquer la référence d’Horace à la fable « Le liondevenu vieux et le renard » (Es. 142 P.).

13. E. Champlin 2005 : 100-102.

recherche sur la terminologie fabulaire jusquà phèdre 113

Page 4: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Toutefois, l’expression fabula Æsopia n’a-t-elle pas d’équivalent plus ancienen grec ? La forme la plus courante pour dire « ésopique » est Α�σ�πειο� 14.Antoine Biscéré rappelle qu’en grec, « l’adjectif ‘ésopique’ ne saurait renvoyer àune quelconque paternité auctoriale, mais bien plutôt à un genre, celui de lafable allégorique, ou pour reprendre la définition de Théon 15 derrière laquelle lacritique a coutume de s’abriter, celui du ‘récit fictif illustrant [métaphorique-ment] une vérité’ » 16 (λ�γο� ψευδ�� ε�κον ζων #λ$θειαν). Néanmoins, cet adjectifn’est associé à des noms désignant la fable qu’à partir d’Aristote et de ses élèves,et seulement par eux avant Denys d’Halicarnasse 17, comme si l’expressionn’était pas parvenue à devenir définitoire du genre.

Chez Aristote, l’adjectif est associé au nom λ�γο�, de même que chezSénèque :

Παραδειγμ�των δ& ε'δη δ)ο· *ν μ&ν γ�ρ +στιν παραδε γματο� ε�δο� τ� λ�γειν πρ�γματα

προγενομ�να, *ν δ& τ� α,τ�ν ποιεν. Το)του δ& *ν μ&ν παρα.ολ� *ν δ& λ�γοι, ο/ον ο0 Α�σ�πειοι

κα1 Λι.υκο . (Arstt. Rhet. II, 20, 1393a)

Il y a deux genres d’exemples ; d’une part, le genre d’exemple qui consiste à rapporterdes faits qui se sont déroulés, et d’autre part celui qui consiste à les inventer soi-même.C’est de ce second genre que relève la comparaison d’une part, et les récits comme lesrécits ésopiques et libyques d’autre part.

C’est que chez Aristote, la fable ésopique est caractérisée comme objet rhéto-rique du type de l’exemplum (παραδε γματο� ε�δο�) qu’il classe parmi les récitsfictifs, par opposition aux exempla historiques. La fable n’est donc pour luiqu’un outil rhétorique de persuasion. Pourtant, comme le fait justement remar-quer Francisco Rodríguez Adrados, il existe aussi dans le corpus ésopique desfables étiologiques ; et par ailleurs, la fable sert plus souvent à justifier un état deschoses (par exemple, un rapport de forces injuste) qu’à amener à un changementde comportement 18. La définition d’Aristote est donc incomplète parce qu’ellene considère que la valeur exhortative de la fable.

En revanche, Aristophane se sert de l’adjectif Α�σωπικ�� (« ésopique ») pourfaire écho dans l’esprit du spectateur à un type général de récit (plutôt qu’enréférence à une réalité littéraire précise comme Aristote), alors qu’il parled’Α�σ�που λ�γο� (« récit d’Ésope ») quand il évoque une fable précise du corpusésopique 19, ce qui laisse entendre qu’il fait bien le départ entre fables ésopiques

14. On trouve par ailleurs ponctuellement Α�σωπικ�� chez Aristophane (Ar. Vesp. 1259) où leterme est associé à γ�λοιον, la blague, et l’expression entière assimilée à un récit facétieux (λ�γον

[...] #στε�ν τινα).15. Théon, Progymn. fr. 75.16. A. Biscéré 2009 : 21.17. Denys VI, 83, 2.18. F. R. Adrados 1999 : 21-24.19. Es. 3 P. dans Ar. Pax. 129 et Es. 1 P. dans Ar. Av. 651.

114 sara cusset

Page 5: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

et fables d’Ésope. Or, cette distinction ébauchée chez Aristophane semble s’êtrepopularisée par la suite puisqu’au ier siècle ap. J.-C., Théon se contente de dire ο0

Α�σ�πειοι 20 (« les ésopiques »), sans λ�γοι ni μ�θοι, pour désigner la fable commeobjet rhétorique.

La distinction opérée par Phèdre n’est donc pas de son fait mais préexistaitdans la pensée grecque, au moins depuis Aristote, et sans doute déjà à l’époqueclassique. C’est néanmoins bien Phèdre qui la latinise, comme le texte deSénèque en témoigne. Et de fait, la fable est aujourd’hui désignée par un termelatin (fabula) alors qu’il s’agit à l’origine d’un genre grec, ou du moins d’unobjet littéraire dont les Latins revendiquent une paternité grecque, alorsmême qu’aucun mot grec, ni λ�γο�, ni μ�θο�, ne semble permettre de le définirclairement.

Francisco Rodríguez Adrados fait une synthèse très claire des emplois de cesdeux mots 21. Ils sont à l’origine parfaitement interchangeables, sans qu’unedistinction ne soit faite avant Platon entre récit historique (λ�γο�) et récit fictif(μ�θο�). À l’époque archaïque, μ�θο� peut donc autant désigner un récit histori-que 22 que λ�γο� une fable 23.

Mais le terme μ�θο� décline déjà chez Hérodote, où il n’apparaît qu’à deuxreprises 24, au profit de λ�γο� qui s’empare des significations de μ�θο� pour finirpar désigner tout type de discours, et autant la forme que le contenu du langage.Ainsi donc, si λ�γο� est plus employé que μ�θο� pour désigner la fable dans lecorpus ésopique, c’est en vertu de sa valeur neutre et générale et certainementpas pour désigner la fable comme genre.

Néanmoins, comme le fait remarquer Francisco Rodríguez Adrados, si Phè-dre précise en latin fabula par un adjectif, c’est bien que le terme ne suffit pas

20. Théon, Progymn. fr. 73.21. F. R. Adrados 1999 : 5-13. À ces deux mots, il en ajoute un troisième, quant à lui

d’époque archaïque, α�νο�. Employé dans le contexte de la fable, comme c’est le cas chezHésiode (Hes. O. 202-224) ou Archiloque (Archil. fr. 27A et fr. 77A), ce terme désigne toujoursune histoire à valeur exhortative à l’intention des puissants, avec une fonction plus effective(« impressive function ») que purement représentative (« representative function »), puisqu’ils’agit d’amener les auditeurs à se plier à un certain type de comportement. Ce type de fables’accompagne alors de la critique de ceux qui n’agissent pas de cette manière, en montrantcomment se passent les choses dans la société humaine par le biais de la comparaison animalière(« exhortation to follow a form of conduct, accompanied by criticism and satire of those who donot act in that way [...] on the basis of a story showing how things usually happen in humansociety by means of the animal simile »). Mais quoi qu’il en soit, le départ n’est pas encore faitentre l’histoire et la fable proprement dite, puisque chez Hésiode comme chez Archiloque, lafable est mise sur le même plan que le récit. Et de fait, le mot échoue à désigner le genre de lafable pour disparaître dans la langue classique.

22. Eschl. fr. 139R.23. Archil. fr. 25A.24. Hdt. II, 23 et 45.

recherche sur la terminologie fabulaire jusquà phèdre 115

Page 6: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

encore à lui seul pour désigner le genre de la fable 25. En effet, le terme a uneacception beaucoup plus large : il désigne communément une histoire 26 ou uneconversation 27, mais surtout un mythe 28, ou encore une pièce de théâtre 29.Niklas Holzberg rappelle que « die Fabel in der Antike gemeinhin noch nicht alsliterarische Gattung per se galt, sondern primär in Dichtung und Prosa zurnarrativen Exemplifizierung der verschiedensten Aussagen verwendetwurde » 30. La fable n’aurait donc pas d’autonomie propre en tant que genrelittéraire dans l’Antiquité.

Dans le monde grec, la fable est de fait toujours subordonnée à un autre genre,en tant qu’elle est citée au sein d’un texte. Chloé Laruelle fait un inventaire de ladiversité des genres dans lesquels la fable grecque peut s’inscrire 31 : la poésieiambique (Archil. fr. 172-181 West et fr. 185-187 West ; Sémonide, fr. 8-9 West) ;la poésie élégiaque (Sol. fr. 11 West) ; la poésie lyrique (Ibyc. fr. 342 Page) ; latragédie (Eschl. Myrm. fr. 139 Radt ; Ag. 355-361 et 717-736 ; Soph. Aj.1142-1149 et 1150-1158) ; les comédies d’Aristophane (Ar. Vesp. 1401-1405,1427-1432 et vv. 1435-1440 ; Av. 471-475) ; l’historiographie (Hdt. I, 141) ; laphilosophie (Plat. Phæd. 60bc ; Phædr. 259bc ; Alc. 123a ; Arstt. Rhet. II, 20,1393b-1394a ; Meteor. II, 3, 356b ; H.A. IX, 32, 619a ; P.A. III, 663a35-663b3 ;Pol. III, 13, 128a ; Xen. Mem. II, 7, 13-14).

C’est que la fable sert de fait toujours d’exemplum, comme l’explique Aris-tote. Et c’est encore le cas dans le monde latin où elle figure dans la poésie (Catul.XXII, 21 ; Hor. O. I, 16, 13-16), l’historiographie (Liv. II, 32, 5-12), la philoso-phie (Sen. Ot. I, 3), les comédies (Pl. Aul. 226-235 ; Ter. Eun. V, 1, 16), le genreépistolaire (Hor. Ep. I, 1, 73-75 ; I, 3, 18-20 ; I, 7, 29-33 ; I, 10, 34-41 ; I, 20, 14-16)et la satire (Lucil. fr. 1074-1081 Krenkel ; Hor. S. II, 1, 64 ; II, 3, 186 ; II, 3, 299 ;II, 3, 314-320 ; II, 5, 55-56 ; II, 6, 79-117).

La fable y revêt une fonction persuasive, critique, polémique ou simplementétiologique. Comme l’explique Antoine Biscéré, « Schaeffer distingue ‘la fablecomme pratique discursive’, utilisée dans un contexte discursif précis à des fins

25. F. R. Adrados 1999 : 4-6. Par ailleurs, le terme apologus, alors même qu’il calque le grecλ�γο� mais en le précisant d’un préfixe, ne parvient pas à endosser cette signification génériquede « fable ésopique ». Même s’il désigne plus spécifiquement la fable comme genre littéraire, iln’est employé que rarement par rapport à fabula. On n’en compte que 14 occurrences dans lePHI Latin corpus, ce qui semble indiquer que fabula l’a emporté sur le terme grec, sans doutesous l’influence du premier fabuliste latin qu’est Phèdre, et qui choisit d’employer fabula.

26. Liv. I, 11, 8 ; Hor. Epod. I, 13, 9 ; Sen. Ep. 77, etc.27. Tac. D. 2 et 29, etc.28. Liv. V, 21 ; Cic. Leg. I, 40, etc.29. Cic. Br. 71, etc.30. N. Holzberg 1993 : 1. « Dans l’Antiquité, la fable n’était généralement pas encore

considérée comme un genre littéraire en soi, mais était principalement employée en poésie et enprose à des fins d’exemplification narrative des déclarations les plus diverses ».

31. C. Laruelle 2017 : 49-50.

116 sara cusset

Page 7: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

de persuasion, et ‘la fable comme genre littéraire’ qui se constitue comme tel àtravers son intégration dans des collections de fables indépendantes. Strictosensu, le terminus a quo de la naissance de la fable comme genre serait donc lerecueil perdu de Démétrios de Phalère qui semble avoir été le premier àconstituer une collection de fables ésopiques dont nous ne connaissons que letitre (Αι2 σωπειων α) » 32.

La collection de Démétrios de Phalère n’ayant pas été conservée, on ignorecomment il l’a composée. S’agit-il d’un rassemblement de fables isolées préexis-tantes oralement ou à l’écrit, ou bien d’une collection formée à partir d’unecollection préexistante de fables ? Par ailleurs, a-t-il harmonisé des fables hété-rogènes en leur donnant une structure uniforme ? Le papyrus Rylands Gr. 3 493qui rassemble les fragments de 14 fables en prose donne un aperçu de ce quepouvait être ce recueil, même si trois siècles séparent Démétrios du papyrus 33.

Quoi qu’il en soit, la compilation de Démétrios de Phalère est la fixation parécrit d’un matériau jusque-là essentiellement oral et donc mouvant : des fablesd’origines variées sont rassemblées et modifiées pour être harmonisées. Il y adonc là un changement de nature de la fable populaire et polymorphe qui devientun objet rigide et homogène propre à l’étude des érudits alexandrins.

Néanmoins, sa sélection est nécessairement très partielle parmi le très grandnombre de fables en circulation. Il opère donc également une réduction dumatériau ésopique. La canonisation du corpus, qui permet la transmission de cestextes, se fait au prix de l’oubli de nombreux autres, ce que Chloé Laruelleappelle le « phénomène du canon alexandrin » 34.

Mais à partir de Démétrios de Phalère, la fable change radicalement d’utilisa-tion. Elle n’a plus de fonction d’exemplum, étant extraite de son contexte : elleest désormais un outil mis à disposition des orateurs. C’est ce qui explique lechangement de nature de la morale associée à chaque fable : plus générale, elleest applicable à un type de personnes, et non plus seulement à une personnespécifique, dans un contexte particulier. Elle est aussi systématisée car c’est ellequi explicite désormais le sens métaphorique de la fable, et non plus le contextedu discours. Ainsi donc, Démétrios délimite le genre de la fable en en harmoni-sant le matériau : il s’agit de textes en prose, écrits dans un style simple et dotésd’une morale.

Cependant, si l’on ne peut mettre en doute l’intention de Démétrios dePhalère de faire de la fable un genre en regroupant tous ces textes dans sonrecueil, le problème est celui du critère de sélection des fables, comme l’expliqueFrancisco Rodríguez Adrados. En effet, Démétrios ne fournit pas d’autre défi-

32. A. Biscéré 2009 : n. 13.33. F. R. Adrados 1999 : 410-497.34. C. Laruelle 2017 : 54.

recherche sur la terminologie fabulaire jusquà phèdre 117

Page 8: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

nition du genre de la fable que la sélection qu’il opère dans sa collection 35. Et dece fait, il s’agit davantage « d’une collection de matériaux thématiques à usagerhétorique » 36 que d’une œuvre littéraire.

Reprenons une fois encore l’explication d’Antoine Biscéré : « les fables n’yfonctionnent pas comme texte se suffisant à lui-même, mais plutôt commesynopsis, comme résumé pouvant servir d’aide-mémoire pour la confectiond’apologues, c’est-à-dire dans une perspective rhétorique, pour la confectiond’exempla ou de paradeigma pour reprendre le terme aristotélicien. MortenNøjgaard rejette vigoureusement cette conception au nom de l’unité structuralede l’Augustana. Mais Schaeffer souligne à juste titre que l’un n’empêche pasl’autre et qu’il peut y avoir unité structurale sans statut littéraire. Le fait que lerédacteur de l’Augustana ait voulu offrir ‘une présentation personnelle d’ungenre’ 37 ne donne pas à cette collection le statut d’œuvre littéraire » 38.

Tout le talent de fabuliste de Phèdre ne résiderait-il donc pas dans le tour deforce de faire d’un objet littéraire jusque-là asservi à d’autres formes d’expres-sion, essentiellement en tant qu’outil d’argumentation rhétorique, un genreindépendant qu’il dote d’un nom et auquel il consacre un recueil entier ? Certes,l’expression fabula Æsopia ne fait que définir la fable par rapport à sonfondateur Ésope, mais la réinvention de la fable par Phèdre n’en est-elle pasd’autant plus remarquable qu’il emploie une matière fabulaire grecque préexis-tante ?

La fable ne peut être considérée comme un genre littéraire à part entière qu’àpartir du moment où le fabuliste revendique une « conscience générique » 39,pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer. Or, les fables ésopiques secaractérisent par « une absence totale de conscience générique » et « une absenceétonnante de contexte auctorial » 40. Autrement dit, « le genre ne se réfléchit pasdans un appareil péritextuel comme chez Phèdre qui le définit régulière-ment » 41, le narrateur ésopique n’intervenant jamais. C’est à cause de cetteconscience générique que Phèdre divise son recueil en livres 42 qu’il dote de

35. F. R. Adrados 1999 : 410-497.36. J.-M. Schaeffer 1985 : 350.37. M. Nøjgaard 1964 : 487.38. A. Biscéré 2009 : 23.39. J.-M. Schaeffer 1985 : 349.40. A. Biscéré 2009 : 23.41. A. Biscéré 2009 : 23.42. Il s’agit de cinq livres dont nous n’avons conservé que 94 fables grâce aux manuscrits

M. 906 ou Codex Pithœanus (ixe siècle) qui distingue les cinq livres mais auquel manquent lesfables du livre V, et le manuscrit Vat. Reg. lat. 1616 (ixe ouxe siècle) contenant les fables du livreV. À quoi s’ajoutent 32 fables dont on ignore la position originelle dans le recueil et rassembléessous le nom d’Appendix Perottina, qui nous sont parvenues par les manuscrits Bibl. Nat. IV F58 (xve siècle) et Vat. Urbinas 368 (xvie siècle). À ce propos, voir C. Laruelle 2017 : 69.

118 sara cusset

Page 9: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

prologues où il explique à la première personne son projet littéraire. En struc-turant son recueil, il le dote d’un fort contexte auctorial qui l’autorise à écrire desfables inédites et à innover thématiquement, stylistiquement et bien sûr métri-quement.

En effet, comme l’explique Chloé Laruelle, la mise en vers donne une formetextuelle rigide à des fables jusque-là considérées davantage pour leur sujet etleur efficacité rhétorique que pour leurs qualités littéraires. En faisant accéder lafable à un style plus élevé par l’intermédiaire de la poésie, Phèdre affiche sa« volonté d’ériger [ses] fables au statut d’œuvre littéraire et de légitimer leurvaleur esthétique » 43. La mise en vers et la constitution d’un recueil de fablesmarquent donc un changement de fonction de la fable : alors qu’elle étaitauparavant associée à un contexte particulier, elle est désormais intégrée àl’économie d’un recueil écrit et fait pour être lu, la dimension didactique de lafable étant ainsi réduite au profit du plaisir de la narration et de la recherchestylistique 44.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Textes anciens et modernes

Ariston de Céos, Text, translation, and discussion, W. W. Fortenbaugh & S. White(éd.), New Brunswick London, Transaction Publishers, « Rutgers University studiesin classical humanities », 2006.

Aristophane, Les guêpes. La paix, H. Van Daele & V. Coulon (éd.), Paris Les BellesLettres, « Collection des Universités de France », (1925) 2013.

Aristote, Rhétorique. Livre II, M. Dufour (éd.), Paris, Les Belles Lettres, « Collection desUniversités de France », (1938) 2002.

Ésope, Æsopica. A series of texts relating to Aesop or ascribed to him or closelyconnected with the literary tradition that bears his name. Greek and Latin texts,B. E. Perry (éd.), Urbana, University of Illinois Press, 1952.

Ésope, Sinbad, Aphthonius & M. Planude, Fabulæ romanenses græce conscriptæ,A. Eberhard (éd.), Leipzig, Teubner, 1872.

Phèdre, Fables, A. Brenot (éd.), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités deFrance », (1924) 2006.

Sénèque, Traités philosophiques. Consolation à Marcia, Consolation à Helvia, Conso-lation à Polybe. La Colère, F. Richard & P. Richard (éd.), Paris, Garnier, « Classi-ques Garnier », 1936.

43. C. Laruelle 2017 : 69.44. C. Laruelle 2017 : 70.

recherche sur la terminologie fabulaire jusquà phèdre 119

Page 10: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Théon, Progymnasmata, M. Patillon & G. Bolognesi (éd.), Paris, Les Belles Lettres,« Collection des Universités de France », 1997.

Heslin P. 2007a, PHI Latin Texts, Durham University, Diogenes.¢ 2007b, Thesaurus Linguae Graecae, Durham University, Diogenes.

Études critiques

Adrados F. R. 1999, History of the Graeco-Latin fable. Introduction and From theorigins to the Hellenistic age, L. Ray (trad.), Leiden, Brill, « Mnemosyne, biblio-theca classica Batava » 236.

Biscéré A. 2009, « Les fables d’Ésope, une œuvre sans auteur ? », Le Fablier, 20, p. 9-35.Champlin E. 2005, « Phaedrus the Fabulous », JRS, 95, p. 97-123.Holzberg N. 1993, Die antike Fabel. Eine Einführung, Darmstadt, Wissenschaftliche

Buchgesellschaft.Laruelle C. 2017, Édition, traduction et commentaire des fables de Babrius, Thèse de

doctorat soutenue à Bordeaux III, sous la direction de Valérie Fromentin.Nøjgaard M. 1964, La fable antique. La fable grecque avant Phèdre, Copenhague,

Busck.Schaeffer J.-M. 1985, « Æsopus auctor inventus. Naissance d’un genre, la fable ésopi-

que », Poétique, 63, p. 345-364.

120 sara cusset

Page 11: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

VITA LATINAAnno MMXX No 200

INDEXARTICLES

Joseph Dalbera L’imbrication des voix dans les Métamorphosesd’Apulée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Maguelone Renard De la fatalité païenne à la Providence chré-tienne, Aug., Civ. V, 8-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

Yann Le Bohec La guerre civile en 49 avant J.-C. : Étude d’hi-toire militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Paul Marius Martin César et ses anti-modèles dans le Bellum ciuile. 61François Ripoll La scène de fraternisation d’Ilerda (César, B.C.

I, 74) : dramatisation narrative et démonstra-tion politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

Gérard Salamon Scaeua, centurion de César : apparition, déve-loppe-ment et survie d’un exemplum littéraire . 96

Sara Cusset Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi. Recherche sur laterminologie fabulaire jusqu’à Phèdre . . . . . . . . 111

Robin Glinatsis Horace et le voyage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Florence Klein Ovide, Pont. I, 2,121 et II, 2,115-116 : retour

sur une allusion à Callimaque (fr. 114b Pf) . . . . 143Maxime Pierre Le monologue d’entrée de rôle dans les tragé-

dies de Sénèque : de l’animation du person-nage à la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

Émilie Borron Et Troianos intulit agresti Latio : Faunus oules compromis de l’autochtonie dans l’épopéevirgilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

BIBLIOGRAPHIES

Marie-Hélène Garelli Plaute, Poenulus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Paul Marius Martin César, La Guerre civile, livre I . . . . . . . . . . . . . . . 193

Pour la suite du sommaire, voir page intérieure

VITA LATINAAnno MMXX No 200

INDEXARTICLES

Joseph Dalbera L’imbrication des voix dans les Métamorphosesd’Apulée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Maguelone Renard De la fatalité païenne à la Providence chré-tienne, Aug., Civ. V, 8-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

Yann Le Bohec La guerre civile en 49 avant J.-C. : Étude d’hi-toire militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Paul Marius Martin César et ses anti-modèles dans le Bellum ciuile. 61François Ripoll La scène de fraternisation d’Ilerda (César, B.C.

I, 74) : dramatisation narrative et démonstra-tion politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

Gérard Salamon Scaeua, centurion de César : apparition, déve-loppe-ment et survie d’un exemplum littéraire . 96

Sara Cusset Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi. Recherche sur laterminologie fabulaire jusqu’à Phèdre . . . . . . . . 111

Robin Glinatsis Horace et le voyage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Florence Klein Ovide, Pont. I, 2,121 et II, 2,115-116 : retour

sur une allusion à Callimaque (fr. 114b Pf) . . . . 143Maxime Pierre Le monologue d’entrée de rôle dans les tragé-

dies de Sénèque : de l’animation du person-nage à la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

Émilie Borron Et Troianos intulit agresti Latio : Faunus oules compromis de l’autochtonie dans l’épopéevirgilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

BIBLIOGRAPHIES

Marie-Hélène Garelli Plaute, Poenulus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Paul Marius Martin César, La Guerre civile, livre I . . . . . . . . . . . . . . . 193

Pour la suite du sommaire, voir page intérieure

Page 12: Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi Recherche sur la terminologie ...

Suite du sommaire, vobis legimus

Leopoldo Iribarren, Fabriquer le monde, Technique et cosmogonie dans lapoésie grecque archaïque : Paris, Classiques Garnier, « Kaïnon - Anthropo-logie de la pensée ancienne », 2018, 261 pages (Pierre Sauzeau) . . . . . . . . . . . 224

Charles Sénard & Louise de Courcel, Minus, La petite enfance en Grèce et àRome, précédé d’un entretien avec Diane Drory : Paris, Les Belles Lettres,Collection « Signets », 2019, 368 pages. (Mylène Pradel-Baquerre). . . . . . . . 225

Mingjie Tang, L’usage de la subjectivité. Foucault, une archéologie de larelation : Paris, L’Harmattan, « Quelle drôle d’époque ! », 2018, 280 pages.(Jérôme Lagouanère) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

Étienne Wolff (dir.), Ausone en 2015 : Bilan et nouvelles perspectives :Turnhout, Brepols, « Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité »EAA 204, 2018, 404 pages. (Louise Séphocle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228