Economie Des Echnages Linguistique

19
P. Bourdieu L'économie des échanges linguistiques In: Langue française. N°34, 1977. pp. 17-34. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu P. L'économie des échanges linguistiques. In: Langue française. N°34, 1977. pp. 17-34. doi : 10.3406/lfr.1977.4815 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1977_num_34_1_4815

Transcript of Economie Des Echnages Linguistique

Page 1: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 1/19

P. Bourdieu

L'économie des échanges linguistiquesIn: Langue française. N°34, 1977. pp. 17-34.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu P. L'économie des échanges linguistiques. In: Langue française. N°34, 1977. pp. 17-34.

doi : 10.3406/lfr.1977.4815

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1977_num_34_1_4815

Page 2: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 2/19

Pierre Bourdieu

« Peut-êtreparhabitudeprofessionnelle,peut-êtreenvertudu calmequ'acquierttouthommeimportantdonton solliciteleconseilet qui,sachant qu'ilgarderaenmainla maîtrisede la conversation,laissel'interlocuteur s'agiter,s'efforcer,peinerà son aise,peut-êtreaussipourfairevaloirle caractèredesatête(selonluigrecque,malgrélesgrandsfavoris),M.de Norpois,pendantqu'onluiexposaitquelquechose,gardaituneimmobilité devisageaussiabsoluequesi vousaviezparlé devantquelquebusteantique—et sourd—dansuneglyptothèque.»

M. Proust,A la recherchedu tempsperdu.

L'ÉCONOMIE DES ÉCHANGES LINGUISTIQUES

On peut sedemanderpourquoiun sociologuese mêleaujourd'huide langageetde linguistique. Enfait, la sociologiene peut échapperà toutes lesformes plus oumoinslarvéesde dominationque la linguistiqueet ses conceptsexercentaujourd'huiencoresur les sciencessocialesqu'à conditionde prendrela linguistique pourobjetdans une sorte de généalogieà la fois interneet externe visant avant tout à porterau jour conjointementles présupposésthéoriquesdes opérationsde construction 'objetpar lesquellescette sciences'est fondée(cf. Esquissed'unethéoriede lapratique,pp. 164-170)et les conditionssocialesde la productionet surtout peut-êtrede la circulationde sesconceptsfondamentaux: quelssont les effetssociologiquesqueproduisentles conceptsde langueet de parole,ou de compétenceet performancelorsqu'ilss'appliquentau terrain du discoursou, a fortiori, hors de ce terrain ; quelleest la théorie sociologiquedes rapportssociauxqui se trouve impliquéedansla miseen œuvre deces concepts? Il faudrait faire toute une analysesociologiquel desraisonspourlesquellesla philosophieintellectualistequi faitdu langageun objetd'in-tellection plutôt qu'un instrument d'action (ou de pouvoir)a été aussi facilementacceptéepar les ethnologueset les sémiologues: que fallait-ilaccorderà la linguistique our pouvoirprocéderà ces sortesde transcriptionsmécaniquesdes canonsdela linguistiquequ'ilsont opérées?Généalogie sociale(commeétude des conditionssocialesde possibilité)et généalogieintellectuelle(commeétude des conditionslogiques de possibilité)ne font qu'un : si les transferts ont étéaussifaciles, c'estqu'onaccordait àla linguistiquel'essentiel,à savoir quela langueest faite pourcommuniquer, onc pour être comprise,déchiffrée et que l'univers social est un systèmed'échanges symboliques(cf. auxÉtats-Unis, l'interactionnismeet Pethnométhodolo-gie, produit du croisementde l'anthropologieculturelleet de la phénoménologie)et

1. Cetteanalysese trouveesquisséechezBakhtine-Volochinov àtraversla critiqueduphilologismecommedéformationprofessionnelle quiporte lesphilologues,dufaitdeleurformationetdeleurexpériencede lalangue,à accepterunedéfinitionimplicitede leurobjet.* Compte-rendu (revu)du séminairedu 25 novembre1976(EPHE).

17

Page 3: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 3/19

l'actionsocialeun actede communication.Le philologisme,forme spécifiquede l 'intellectualisme et de l'objectivismequi hantent les sciences sociales,est la théorie dudiscoursquis'imposeà des gensqui n'ont rien à fairede la langue,sinonde l'étudier.

Pour aller vite, on peut dire que la critique sociologiquesoumetles conceptslinguistiquesà un triple déplacement,substituant: à la notion de grammaticalité lanotion$ acceptabilitéou, si l'on veut, à la notionde languela notionde languelégitime aux rapports decommunication(ou d'interactionsymbolique)les rapports deforce symboliqueet , du mêmecoup,à la questiondu sens du discoursla questiondela valeuret dupouvoirdu discours; enfinet corrélativement,à la compétenceproprement inguistiquele capitalsymbolique,inséparablede la positiondu locuteurdans lastructure sociale.

La compétence élargie.Passerde la compétencelinguistique aucapitallinguistique, c'estrefuser l'abs

traction qui est inhérenteau conceptde compétence,c'est-à-direl'autonomisationdela capacitéde productionproprementlinguistique.Par compétence,la linguistiqueentend implicitementla compétenceproprementlinguistique commecapacitéd'engen-drement infinide discoursgrammaticalementconforme.En fait, cette compétencenepeut être autonomisée,ni en faitni en droit, ni génétiquementni structuralement,—nidans ses*conditionssocialesde constitution,ni dansses conditionssocialesde fonctionnement —,par rapport à une autre compétence,la capacitéde produiredes phrases bon escient, à propos(cf. les difficultés des linguistesavec le passagede lasyntaxe à la sémantiqueet à la pragmatique).Le langageest une praxis : il est faitpour êtreparlé,c'est-à-direutilisédansdes stratégiesqui reçoiventtoutes lesfonctionspratiquespossibleset pas seulementdes fonctions decommunication.Il estfait pourêtreparlé à propos.La compétencechomskyenneest une abstractionqui n'inclut pasla compétencepermettantd'utiliseradéquatementla compétence(quandfaut-il parler,se taire, parler ce langageou celui-là,etc.)Ce qui fait problème,ce n'estpas la possibilité de produireune infinitéde phrasesgrammaticalementcohérentesmaisla possibilité d'utiliser, de manière cohérenteet adaptée,une infinitéde phrasesdans unnombreinfinide situations.La maîtrise pratiquede la grammairen'est rien sans lamaîtrisedes conditions d'utilisationadéquatedes possibilitésinfinies,offertes par lagrammaire.C'est le problèmedu kairos,de l'à-proposet du momentapproprié,queposaientles Sophistes.Maisc'est encorepar une abstraction quel'on peut distinguerentre la compétenceet la situation,doncentre la compétenceet la compétencede lasituation.La compétencepratiqueest acquiseen situation, dansla pratique: ce quiest acquis,c'est, inséparablement,la maîtrisepratique du langageet la maîtrisepratiquedes situations, quipermettentde produirele discoursadéquatdansune situation déterminée2. L'intention expressive,la manièrede la réaliseret lesconditionsdesa réalisationsont indissociables.De là, entre autres conséquences,le fait que lesdifférents sens desmots ne sont pas perçuscommetels : seulela consciencesavantequi brise la relation organiqueentre la compétenceet le champ fait apparaîtrelapluralitédes sens quisont insaisissablesdansla pratiqueparcequela productiony est

toujoursimmergéedans le champ de réception.Lesrapports deproductionlinguistique.

Il n'est pas de manifestationplus visibledu philologismeque le primat que lalinguistiquedonne à la compétencesur le marché: une théorie de la production

2. Lamaîtrisepratiquese distingue parlà de lacompétencesavante(ouscolaire)qui,étantacquisedanslessituationsirréellesdel'apprentissage scolaire- oùle langageest traitécommelettremorte,commesimpleobjetd'analyse—,c'est-à-direhorsdetoutesituationpratique,rencontreleproblèmedukairoslorsque, commec'estlecaspour lesSophisteset leursélèves,elledoitêtremiseenœuvredansles situationsréelles.

18

Page 4: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 4/19

linguistiquequi se réduit à une théoriede l'appareilde productionmet entre parenthèse s e marchésur lequelsont offertsles produitsde la compétencelinguistique.A laquestionsaussuriennedes conditionsde possibilitéde l'intellection(i.e.la langue),unesciencerigoureusedu langagesubstituela questiondes conditionssocialesde possibili t é e la productionet de la circulation linguistiques.Le discoursdoit toujourssescaractéristiquesles plus importantesaux rapports deproductionlinguistique danslesquelsil est produit.Le signen'a pasd'existence(saufabstraite,dansles dictionnaires) n dehorsd'un modede productionlinguistique concret.Toutesles transactionslinguistiques particulières dépendentde la structure du champlinguistique, quiest lui-mêmeune expressionparticulièrede la structure du rapportde forces entre les groupes ossédantlescompétences correspondantes(ex.langue« châtiée» et langue« vulgaire, » ou, dansune situationde multilinguisme,langue dominanteet langue dominée).

Comprendre,ce n'estpasreconnaîtreun sens invariant,maissaisir la singularitéd'uneforme quin'existequedansun contexteparticulier.Produitde la neutralisationdes rapports sociauxpratiquesdans lesquelsil fonctionne, le mot à toutes fins dudictionnairen'a aucuneexistencesociale: dans la pratique, il n'existequ'immergédansdes situations, aupointquel'identitéde la forme à travers la variation dessituation peutpasserinaperçue.Commel'observeVendryès,si les motsrecevaienttoujourstous leurs sens à la fois, le discoursserait un jeu de mots continué; mais, si (commedans le cas de louer - locare— etde louer — laudaré)tous lessens qu'ilspeuventrevêtir étaient parfaitementindépendantsdu sens fondamental(noyaude sens quisemaintient relativementinvariantà travers la diversité des marchéset que maîtrisepratiquementle « sensde la langue»),tous lesjeuxde mots(dontles jeuxidéologiquessont un cas particulier) deviendraientimpossibles3. Cela parce que les différentesvaleursd'un mot se définissentdansla relationentrele noyauinvariantet les mécanismes bjectifscaractéristiquesdesdifférents marchés: par exemple,les différents sensdu mot grouperenvoientà autant de champsspécifiques,eux-mêmes objectivementsituéspar rapport au champ oùse définitle sensordinaire (ensemblede personnesoude chosesrassembléesen un mêmelieu): 1) Champde la peintureet de la sculpture:

« réunion deplusieurspersonnagesformant une unité organique dansune œuvred'art»; 2) Champde la musique: petit ensemblede musiciens,trio, quatuor;3)

Champlittéraire : cénacle, école(le groupede la Pléiade); 4) Champde l'économie:ensembled'entreprises uniespar des liensdivers(groupefinancier,groupeindustriel);5) Champde la biologie: groupe sanguin; 6) Champdes mathématiques: théoriedesgroupes,etc. On ne peut parler des différents sens d'un mot qu'à conditiond'avoirconscienceque leur rassemblement dansla simultanéitédu discourssavant(lapagededictionnaire)est un artefact scientifiqueet qu'ilsn'existentjamaissimultanémentdansla pratique (sauf par le jeu de mots). Si, pour emprunter un autre exempledeVendryès,on peut dire d'un enfant,d'un terrain ou d'un chienqu'ilrapporte,c'est qu'ily a en pratiqueautantde verbesrapporterqu'ily a de contextesd'usage,et quele senseffectivementactualisépar le contexte(c'est-à-direla logiquedu champ)rejette tousles autresau secondplan4.

3. J. Vendryès,Lelangage,Introduction linguistiqueà l'histoire,Paris,AlbinMichel,1950,p. 208.4. L'aptitude àsaisirsimultanémentles différentssensd'un mêmemot (quemesurentsouventlestestsditsd'intelligence)et,a fortiori,l'aptitudeà lesmanipulerpratiquement(parexempleenréactivantlasignificationoriginairedesmotsordinaires,commeaimentà fairelesphilosophes)estunebonnemesuredel'aptitudetypiquementsavanteà s'arracherà lasituationet à briserla relationpratiquequiunitun motàuncontextepratique,l'enfermantainsidansunde sessens, pourconsidérerlemoten lui-mêmeet pourlui-même,c'est-à-direcommele lieugéométriquedetouteslesrelationspossibles àdessituationsainsi traitéescommeautantde « casparticuliersdupossible».Sicetteaptitudeà jouerdesdifférentesvariétéslinguistiques,uccessivementet surtoutsimultanément,estsans douteparmiles plusinégalementréparties,c'estquela maîtrisedesdifférentesvariétéslinguistiques(cf.inRapportpédagogiqueetcommunication,l'analys e es variationsselon l'originesocialedel'amplitudedu registrelinguistique,c'est-à-diredudegréauquelsontmaîtriséesles différentesvariétéslinguistiques)et surtoutle rapportau langagequ'ellesupposenepeuventêtreacquisque danscertaines conditions d'existencecapablesd'autoriserun rapportdétachéetgratuitau langage.

19

Page 5: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 5/19

Le langageautorisé.

La structure du rapport de productionlinguistiquedépenddu rapport de forcesymboliqueentre les deuxlocuteurs,c'est-à-direde l'importancede leur capitald'autorité (quin'est pas réductibleau capitalproprementlinguistique): la compétenceestdonc aussicapacitéde sefaire écouter.La languen'est pas seulementun instrumentde communicationou mêmede connaissancemaisun instrumentde pouvoir.Onnecherchepas seulementà être comprismaisaussi àêtre cru, obéi, respecté,distingué.De là la définitioncomplètede la compétencecommedroit à la parole,c'est-à-direaulangagelégitime,commelangageautorisé,commelangaged'autorité.La compétenceimpliquele pouvoird'imposerla réception. Iciencore,on voit combienla définitionlinguistiquede la compétenceest abstraite : le linguistetient pour résoluce qui dansles situationsde l'existenceréelleconstituel'essentiel,c'est-à-direles conditionsdel'instaurationde la communication.Il s'accordele plus important,à savoirque lesgensparlentet se parlent (sonten speakingterms),que ceuxqui parlentestimentceuxqui écoutent dignesd'écouteret que ceuxqui écoutent estiment ceux qui parlentdignes de parler.

La scienceadéquatedu discoursdoit établir les loisquidéterminentqui peut(enfait et en droit) parleret à qui et comment(parexemple,dansun séminaire,la probabilité de prendre laparole est infiniment moins grandepour une filleque pourungarçon).Parmi lescensuresles plus radicales,les plus sûreset lesmieuxcachées,il ya cellesqui excluentcertains individusde la communication(parexemple,en ne lesinvitant pas en des lieuxd'où l'on parle avecautoritéou en les plaçanten des placessans parole). Onne parle pasau premiervenu; le premiervenu ne « prend » pas laparole.Lediscourssupposeun émetteurlégitimes'adressantà un destinatairelégitime,econnuet reconnaissant.En se donnantle faitde la communication,le linguistepasse soussilenceles conditionssocialesde possibilitéde l'instaurationdu discoursqui se rappellentpar exempledansle casdu discoursprophétique—par oppositionaudiscoursinstitutionnalisé,cours ou sermon,qui supposel'autorité pédagogiqueousacerdotaleet ne prêcheque des convertis.

La linguistiqueréduit à une opérationintellectuelle dechiffrement-déchiffrementun rapportdeforcesymbolique,c'est-à-direune relation dechiffrement-déchiffrement

fondéesur une relationd'autorité-croyance.Écouter,c'est croire.Commeon le voitclairementdans le casdes ordres (au sens de commandement)ou, mieuxencore,desmots d'ordre, le pouvoirdes mots n'est jamaisque le pouvoirde mobiliserl'autoritéaccumuléedansun champ(pouvoirqui suppose,évidemment,la compétenceproprement inguistique— cf.maîtrise de la liturgie).La sciencedu discoursdoit prendreencompteles conditionsd'instaurationde la communication parceque lesconditionsderéceptionescomptéesfont partie des conditionsde production.La productionestcommandéepar la structure du marché,ou, plus précisément,par la compétence(ausens plein) danssa relationà un certain marché,c'est-à-direpar l'autorité linguistiquecommepouvoirquedonnesur les rapports deproduction linguistiqueune autreformede pouvoir.Cepouvoir,dans le casde l'orateurhomérique,est symbolisépar le skep-tron, qui rappellequ'ona affaire à uneparoleméritantd'être crue,obéie.Dansd 'autrescas — etc'est ce qui fait la difficulté —, il peut être symbolisépar le langagelui-même,le skeptronde l'orateur consistantalorsdanssonéloquence: la compétenceausens restreint de la linguistiquedevientla conditionet le signede la compétence,ausens de droit à la parole,de droit aupouvoir parla parole,ordreou mot d'ordre.Il y atout un aspectdu langaged'autoritéqui n'a pasd'autrefonctionquede rappelercetteautorité et de rappelerà la croyancequ'elleexige(cf. lelangaged'importance).En cecas, la stylistiquedu langageest un élémentde « l'appareil» (au sensde Pascal) qui apourfonctionde produireou d'entretenir la fo i dansle langage.Le langaged'autoritédoitune part très importante de ses propriétésau fait qu'ildoit contribuerà sa proprecrédibilité- ex. l'« écriture» des écrivains,les référenceset l'appareildes érudits, lesstatistiquesdes sociologues,etc.

L'effet propre del'autorité(il faudraitdire auctoritas),composantenécessairede

20

Page 6: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 6/19

tout rapport de communication,ne se voitjamaisaussibien que dans les situationsextrêmes et, par là, quasiexpérimentales,où les auditeurs accordentau discours(cours,sermon,discourspolitique,etc.) une légitimitésuffisantepour écoutermêmes'ils ne comprennentpas (cf.la réceptiondu coursmagistralanalyséedans Rapportpédagogiqueet communicationet la Reproduction,2e partie).L'analysede la crise dulangageliturgique{cf. ■■■Le langageautorisé,Actesde la recherche,ï, 5 6) fait voirqu'un langagerituel ne peut fonctionner que pour autant que sont assuréeslesconditionssocialesde la productiondes émetteurset des récepteurs légitimes; et quece langagese détraquequandl'ensembledes mécanismesassurantle fonctionnementet la reproductiondu champreligieuxcessentde fonctionner.La vérité du rapportdecommunicationn'est jamaistout entière dansle discoursni mêmedansle rapportdecommunication; une sciencevéritabledu discoursdoit la chercherdans le discoursmaisaussihors dudiscours, dansles conditionssocialesde productionet de reproduction des producteurset des récepteurset de leur relation(parexemple,pourquelelangaged'importance duphilosophesoit reçu,il faut quesoientréunieslesconditionsqui font qu'il est capabled'obtenir qu'on lui accordel'importancequ'il s'accorde).

Parmi les présupposésde la communicationlinguistiquequi échappentle pluscomplètementaux linguistes,il y a les conditionsde son instaurationet le contextesocialdanslequelelle s'instaureet en particulierla structure du groupedanslequel

elle s'accomplit. Pourrendre raisondu discours,il faut connaîtreles conditionsdeconstitutiondu groupedanslequelil fonctionne: la sciencedu discoursdoit prendreen comptenon seulementles rapportsde force symboliquequi s'établissent danslegroupeconcernéet qui font quecertainssont hors d'étatdéparier(e.g. les femmes)oudoiventconquérirleur public tandisque d'autressont en pays conquis,maisaussileslois mêmede productiondu groupe quifont quecertainescatégoriessont absentes(oureprésentéesseulementpar des porte-parole).Cesconditionscachéessont déterminante s our comprendrece quipeut se dire et ce qui ne peut passe dire dansun groupe.

On peut ainsi énoncerles caractéristiquesquedoit remplir lediscourslégitime,les présupposéstacites de son efficacité: il est prononcépar un locuteur légitime,c'est-à-direpar la personnequiconvient—par oppositionà l'imposteur—(langagereligieux/prêtre,poésie/poète,etc.); il est énoncédans une situationlégitime,c'est-à-dire sur le marchéqui convient(à l'opposédu discoursfou, une poésiesurréalistelue àla Bourse)et adresséà des destinataireslégitimes; il est formulédans les formesphonologiqueset syntaxiqueslégitimes(ceque les linguistesappellentla grammatica-lité), saufquandil appartientà la définitionlégitimedu producteurlégitime detransgresser ces normes.La recherchedes présupposés,à laquelles'exercentaujourd'huilespluslucidesdes linguistes,conduitinévitablementhors de la linguistiquetelle qu'ellese définitordinairement; en bonnelogique,elle doit conduireà réintroduiretout lemondesocialdans la sciencedu langage,à commencer parl'Écolequi imposeles f ormes légitimesdu discourset l'idéequ'undiscoursdoit être reconnusi et seulementsiil est conformeà ces formeslégitimesou la champlittéraire, lieu deproductionet decirculationde la languelégitimepar excellence, celledes écrivains,et ainside suite.

On est ainsien mesurede donner son plein sens à la notiond'« acceptabilité»que les linguistesintroduisentparfoispour échapperà l'abstractionde la notionde« grammaticalité5 » : la sciencedu langage apourobjetl'analysedes conditionsde laproductiond'un discoursnon seulementgrammaticalementconforme,non seulementadapté àla situation,maisaussiet surtout acceptable,recevable, croyable,efficace,outout simplementécouté,dansun état donnédes rapportsde productionet de circulat ion c'est-à-diredu rapportentre une certainecompétenceet un certainmarché).Il ya autant d'acceptabilitésqu'il y a de formes de relationsentre compétence(au sensplein) et champ(ou marché)et il s'agit d'établirles lois définissantles conditions

5. La distinctionqueChomskyétablitentre« grammaticalité» et «acceptabilité»(en particulierinAspectsof the theoryof syntax,p. 11, où il indiqueque la«grammaticalitén'estqu'un desnombreuxfacteursquiconcourentà l'acceptabilité») n'estauprinciped'aucuneconséquencethéoriqueouempirique(mêmesi elle peutaujourd'huifournirune licitation ou unelégitimation rétrospectiveàcertaines recherchespostchomskyennes,par exemplechezFauconnierou Lakoff).

21

Page 7: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 7/19

socialesd'acceptabilité,c'est-à-direles lois decompatibilitéet d'incompatibilitéentrecertainsdiscourset certainessituations,les lois socialesdu dicible(qui englobentleslois linguistiquesdu grammatical).

Le discoursest une formationde compromisrésultant de la transactionentrel'intérêt expressifet la censureinhérente à des rapports deproduction linguistiqueparticuliers(structurede l'interaction linguistiqueou champde productionet de circulation spécialisé)qui s'imposeà un locuteurdotéd'unecompétencedéterminée, c'est-à-dired'un pouvoirsymboliqueplusou moinsimportantsur ces rapportsde production cf . « L'ontologiepolitiquede MartinHeidegger,» Actesde la recherche,I, 5-6).L'objectivismeabstrait tend à réunir dans une mêmeclasseabstraitetoutes les situations de communicationet il négligede ce fait les variationsde la structure desrelationsde productionlinguistiquequi peuvents'établirpar exempleentre un locuteur et un récepteuret qui dépendentde la positiondes interlocuteursdansla structuredes rapports de force symboliques.Les caractéristiquesspécifiquesdu travail deproductionlinguistique dépendentdu rapport de productionlinguistiquedans lamesureoù il est l'actualisationdes rapports deforce objectifs (e.g. rapports declasse)entre les locuteurs(ou les groupesdont ils fontpartie 6).

Capitalet marché.Le discoursest un bien symboliquequi peut recevoir desvaleurstrèsdifférentes

selonle marchéoù il est placé.La compétencelinguistique(aumêmetitre quetouteautre compétenceculturelle)ne fonctionnecommecapitallinguistiquequ'enrelationavecun certainmarché : à preuve,les effetsde dévaluationlinguistiqueglobauxquipeuvents'opérerbrutalement(à la suited'unerévolutionpolitique)ou insensiblement(du fait d'une lente transformationdes rapports deforce matérielset symboliques,avecpar exemplela dévaluationprogressivedu françaispar rapport à l'anglaissur lemarchéinternational).Si ceuxqui veulentdéfendreun capitalmenacé,qu'ils'agissedu latin ou de toute autre composantede la culture humanistetraditionnelle,sontcondamnés àune lutte totale (comme, dansun autre domaine,les intégristes),c'estqu'onne peut sauverla compétencequ'à conditionde sauverle marché, c'est-à-direl'ensembledes conditionssocialesde productionet de reproduction des producteursetdes consommateurs.Les conservateursfont comme si la langue pouvaitvaloirquelquechoseen dehorsde son marché,commesi ellepossédaitdes vertus intrinsèq u e s gymnastiquementale,formationlogique,etc.); mais,dansla pratique,ils défendent e marché,c'est-à-direla maîtrisedes instrumentsde reproductionde la compétence, doncdu marché7. On observedesphénomènesanaloguesdanslespaysanciennementcolonisés: l'avenir de la langueest commandépar l'avenirqui serafait auxinstrumentsde reproductiondu capitallinguistique(parexemplele françaisou l'arabe), c'est-à-direentre autres chosesau systèmescolaire; le systèmed'enseignementn'est unenjeu si important queparcequ'il ale monopolede la productionde massedes producteurset des consommateurs,donc de la reproductiondu marché dontdépendentla valeurde la compétencelinguistique,sa capacitéde fonctionnercommecapitallinguistique8.

Il découlede la définitionélargiede la compétencequ'unelanguevaut cequevalent ceux qui la parlent, c'est-à-direle pouvoiret l'autorité dans les rapports deforce économiqueset culturelsdes détenteursde la compétencecorrespondante(les

6. Contretouteréduction«interactionniste»,il fautrappelerqueleslocuteursimportenttoutesleurspropriétésdansl'interactionetquec'estla positiondanslastructuresociale(oudansun champspécialisé)qui définitla positiondansl'interaction(cf. Esquisse,pp.244-245).

7. Lalanguelégitimedoitunepartde sonpouvoirsymboliqueaufaitquela relationquil'unità unmarchéresteméconnue: il faut doncfaireentrerdansunedéfinitioncomplètede la languelégitime,laméconnaissancedesavéritéobjective,principe dela violence symboliquequis'exerceà traverselle.

8. Lalanguemorte estla limitede la languesavante puisqu'encecasle systèmed'enseignementnepartage mêmepasavecla famillele travailde transmissionet queseulle marchéscolairepeutassurervaleurà la compétencecorrespondante,dépourvued'usagesocialdansl'existence ordinaire.

22

Page 8: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 8/19

débatssur la valeurrelativedes languesne peuventêtre tranchéssur le plan linguistique les linguistesont raisonde dire quetoutesles languesse valentlinguistiquement;ils ont tort de croire qu'ellesse valentsocialement).L'effet socialde l'usageautoriséou de l'usagehérétiquesupposedes locuteursayant la mêmereconnaissancede l'usage utoriséet des connaissancesinégalesde cet usage(celase voitbiendansles situations de rnulLÍlinguií,iiic: la criseet la révolutionlinguistiquespassent parla criseci larévolutionpolitiques).Pour qu'uneforme de langageparmid'autres(une languedansle casdu bilinguisme,un usagede la languedansle casd'unesociétédiviséeen classes) s'imposecomme seulelégitime,bref, pour que l'effet de dominationreconnue(c'est-à-direméconnue)s'exerce,il fautquele marché linguistiquesoitunifiéet que lesdifférents dialectesde classeou de région soient pratiquement mesurésà la languelégitime.L'intégrationdansune même«communautélinguistique» (dotéedes instrumentsde coercition nécessairespour imposer la reconnaissanceuniversellede lalanguedominante: école,grammairiens,etc.),de groupeshiérarchisés,animéspar desintérêts différents,est la conditionde l'instaurationde rapportsde dominationlinguistique. Lorsqu'unelangue dominele marché,c'est par rapport à elle, prisecommenorme,quese définissentles prix attribuésaux autresexpressionset du mêmecouplavaleurdes différentes compétences.La languedes grammairiensest un artefact maisqui, universellementimposéepar les instances de coercitionlinguistique,a uneefficacitésocialedansla mesureoù elle fonctionnecommenorme,à travers laquelles'exercela dominationdes groupesqui, ayant le moyen del'imposercommelégitime,ont aussi le monopoledes moyensde se l'approprier.

De mêmeque,au niveaudes groupespris dansleur ensemble,une languevaut cequevalentceuxqui la parlent,de même,au niveaudes interactionsentre individus,lediscoursdoit toujoursune part très importantede savaleurà la valeurde celuiqui letient (cf. le «baragouin» des Guermantes,qui fait autorité, au moins en ce quiconcernela prononciationdes nomsnobles).La structuredu rapportde forcessymboliques n'estjamais définiepar la seulestructuredescompétencesproprementlinguistiques n présenceet on ne peut autonomiserla dimensionproprementlinguistiquedesproductions linguistiques.C'est une illusionde grammairienencore dominé parladéfinitiondominantede la languequi fait croire que l'on a besoinde « dominersalangue» pour dominerlinguistiquement: dire que la langue dominanteest la langue

des dominants(commele goût dominant,etc.), ce n'est pas dire que les dominantsdominentla langueau sensoù l'entendentles linguistes9. On ne peut autonomiserlalanguepar rapportauxpropriétéssocialesdu locuteur: l'évaluationde la compétenceprend en comptela relationentre les propriétéssocialesdu locuteuret les propriétésproprementlinguistiquesde son discours,c'est-à-direla concordanceou la discordanc e u langageet du locuteur(quipeutrevêtir des senstrès différents selonquel'on aaffaire à un exerciceillégalde la languelégitime— valet qui parle le langagedumaître, infirmierceluidu médecin,etc. —г ou, au contraire,à Phypocorrectionstratégique deceux qui « se mettent à la portée», tirant un profit supplémentairede ladistancequ'ilsprennent avecla stricte correction)10.Les dominantspeuventavoirunusagedélibérémentou accidentellementrelâchédu langage sansque leur discourssoitjamaisinvestide la mêmevaleursocialequele langagedesdominés.Ce qui parle,cen'est pas laparole, le discours, maistoute la personnesociale(c'estce qu'oublientceuxqui cherchent la« force illocutoire» du discoursdans le discours).

9. Quoiqu'ilen soit de la compétenceproprementlinguistique,la compétencesociale—entenduecommel'aptitudeà manipulerlégitimement,c'est-à-direen imposantla réceptionsur le modede lareconnaissanceet de la croyance,le plusgrand nombred'usagesdifférentsdes signes—croîtquandons'élèvedansla hiérarchiesociale.Lerelâchementde la tensions'observecheztousleslocuteurs(variationsinhérentes)mais,quipeutlepluspeutle moins,et lesmembresde la classedominantepeuventrelâcherlatension(parexemple pourse «mettreà la portée», se montrer«simples», etc.)plus facilementquelesmembresdesclassesdominéesne peuventla renforcer.

10. CommePierreEncrevémele faitremarquer,le relâchementdela tensionnetouchequ'exceptionnellemente niveau phonétique. Cequifaitque lavraiedistance,faussementniée,continueà se marquerdans laprononciation.

,j

23

Page 9: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 9/19

La psychologiesocialerappelletous lessignesqui, fonctionnantcommeskeptron,affectent la valeursocialedu produitlinguistiquequicontribuede soncôtéà définir lavaleursocialedu locuteur: on sait ainsiquedes propriétéstelles quela «position»(setting) dela voix (nasalisation,pharyngalisation),la prononciation(«accent»),offrentde meilleursindicesque la syntaxepour le repéragede la classesocialedeslocuteurs; on apprend encorequel'efficacitéd'undiscours,son pouvoirde conviction,dépendde l'autorité de celui qui le prononceou, ce qui revient au même,de l'« accent », fonctionnantcommeun indiced'autorité. Ainsi,toute la structure socialeestprésentedans l'interaction(et, par là, dans le discours): les conditionsmatériellesd'existencedéterminent le discourspar l'intermédiaire des rapportsde productionlinguistiquequ'ellesrendent possibleset qu'ellesstructurent. Ellescommandenteneffet non seulementles lieuxet les momentsde la communication(en déterminantles chancesde rencontreet de communicationpar des mécanismessociauxd'éliminationet de sélection)mais la forme de la communicationpar l'intermédiairede lastructure du rapport de productiondans lequels'engendrele discours(distributionde l'autorité entre les locuteurs,de la compétencespécifique,etc.)et qui permet àcertains d'imposer leurs propres produitslinguistiqueset d'exclure les autresproduits.

La formationdes prix et l'anticipationdes profits.C'est àcondition d'établirles mécanismesde formationdes prix des différentesespècesde discourssur les différents marchésque l'on peut se donnerles moyensdecomprendreun des déterminantsles plus importants dela productionlinguistique,l'anticipationdes profitsquiest inscritede façon durabledans l'habituslinguistique,comme ajustement anticipé(sansanticipationconsciente) àla valeurobjectivedudiscours.

La valeursocialedes produits linguistiquesne leur advientque dansleur relationau marché,c'est-à-diredanset par larelationobjectivede concurrencequi lesopposeà tous lesautresproduits(et pas seulement auxproduitsauxquelsils sont directementconfrontésdans la transactionconcrète)et dans laquellese détermine leur valeurdistinctive: la valeursociale, commela valeurlinguistiqueselonSaussure,est liéeà lavariation,à l'écart distinctif, à la positionde la varianteconsidéréedansle systèmedes variantes.Toutefois,les produitsde certainescompétencesne procurentunprofitde distinctionquepour autantque,du fait de la relationqui unit le systèmedes différenceslinguistiqueset le systèmedesdifférenceséconomiqueset socialesn, on a affaire on pas à un universrelativisté dedifférencescapablesde se relativisermutuellement, ais à un univers hiérarchiséd'écartspar rapport à une forme de discoursreconnue commelégitime.Autrementdit, la compétencedominantene fonctionnecommeun capitallinguistiqueassurantun profitde distinctiondans sarelationavecles autres compétences(cf. « Le fétichismede la langue», Actes,I, 4) que danslamesureoù les groupesqui la détiennentsontcapablesde l'imposer comme seulelégitime ur les marchéslinguistiqueslégitimes(marchéscolaire,administratif,mondain,etc.).Les chancesobjectivesde profit linguistique dépendent: du degré d'unification

du marché linguistique, i.e. du degré auquel la compétencedes dominantsestreconnuecommelégitime,i.e. commeétalonde la valeurdes produits linguistiques;des chancesdifférentiellesd'accèsaux instruments de productionde la compétencelégitime(i.e.des chancesd'incorporerle capitallinguistiqueobjectivé)et aux lieuxd'expressionlégitimes12.

1 1. Commelesystèmedesgoûtsetdesstylesdevie,lesystèmedescompétenceslinguistiquesetdesparlers reproduitdanssa logiquespécifique,sousla formed'un systèmededifférencesquisemblentinscrites ans les natures(idéologiede la distinction),lesdifférenceséconomiqueset sociales.

12. Lesconflitsquel'on appellelinguistiquessurviennentlorsquelesdétenteursde lacompétencedominéerefusentde reconnaîtrela languedominante,doncle monopolede la légitimitélinguistiqueques'attribuentses détenteurs,et revendiquentpourleurproprelanguelesprofitsmatérielsetsymboliquesquisontréservésà la languedominante.

24

Page 10: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 10/19

Les situationsdans lesquellesles productions linguistiquessont expressémentsanctionnées,appréciées,cotées,entretiens d'embauchéou examens scolaires,rappellent 'existencede mécanismesde formationdes prix du discoursqui sont à l'œuvredans toute interactionlinguistique,rapport malade-médecinou client-avocat,et plusgénéralementdans toutes les relationssociales13.Il s'ensuitquedes agentscontinûment oumisauxsanctionsdu marché linguistiquequi fonctionnecommeun systèmede renforcementspositifsou négatifs,acquièrentdes dispositionsdurablesqui sont leprincipede leur perceptionet de leur appréciationde l'étatdu marché linguistiqueet,par là, de leurs stratégiesd'expression.

Ce qui oriente les stratégieslinguistiquesdu locuteur(tensionou relâchement,vigilanceou condescendance,etc.), ce sont non pas tant (saufexception)les chancesd'être entenduou malentendu(rendementcommunicatif ouchancesde communicati o n ) ais les chancesd'être écouté,cru, obéi, fût-ceau prix d'un malentendu(rendement olitiqueou chancesde dominationet de profit14); ce ne sont pas les chancesmoyennesde profit(par exemplela probabilitéde recevoirun certainprix à un certainmomentpour le langageprofessoralà l'ancienne avecimparfait du subjonctif,périodes, tc., ou pour un genre, la poésiepar oppositionau roman)mais les chancesdeprofitpour lui, locuteurparticulier,occupantune positionparticulièredans la structurede la distribution ducapital: parcequela compétencene se réduitpasà la capacité

proprementlinguistiqued'engendrerun certain type de discoursmais fait intervenirl'ensembledespropriétés constitutives dela personnalitésocialedu locuteur (enparticulier toutesles formes de capitaldont il est investi),les mêmesproductionslinguistiques euventprocurerdes profitsradicalementdifférents selonl'émetteur(exemple:hypocorrection élective).Ce ne sont pas les chancesde profitpropresà ce locuteurparticulier,maisces chancesévaluéespar lui en fonctiond'un habitusparticulier quicommandentsa perceptionet son appréciationdes chancesobjectivesmoyennesousingulières.C'est, concrètement,l'espérancepratique(que l'on peut à peine appelersubjective,puisqu'elleest le produit dela miseen relationd'uneobjectivité,les chances bjectives,et d'uneobjectivité incorporée,la dispositionà estimerces chances)derecevoirun prixélevéou baspour son discours,espérancequi peut allerjusqu'à lacertitude,doncà la certitudosuiou la démission,jusqu'à l'assurance,qui fondeГ « assurance » ou Г « indécision» et la « timidité» 15.Ainsi,très concrètement,l'efficacitédes manifestationsspécifiquesde la vérité objectivede la relationde production,parexemplel'attitude,plus oumoinsétudiée,du récepteur,sa mimique,attentiveou indifférente, hautaine oufamilière,les encouragementsde la voix oudu gesteou la désapprobation, est d'autantplus grandeque la sensibilitéaux signesde la réceptionestplus grande et c'est donc par la médiation desdispositionsde l'habitus que laconfigurationconjoncturelledu rapportde production linguistiquemodifiela pratique 6.

13. Detrès nombreusesenquêtesont montréquelescaractéristiqueslinguistiquesinfluencenttrèsfortementles chancesd'embauchéet la réussiteprofessionnelle,la réussitescolaire,l'attitudedes médecinsà l'égarddesmaladesetplusgénéralementlesdispositions desrécepteursà coopéreravecl'émetteur,à l'aiderou à accordercréditauxinformationsqu'ilfournit.

14. Lesrelationsde communicationquiobéissentà la recherchede lamaximisationdu rendementcommunicatifsontuncasparticulier(etuneexception).Il y a autantd'économiesdes ressourceslinguistiques ue les acteslinguistiquespeuventavoirde fonctions: cequiestéconomieou économiquedansuncertainchampenfonctionde certainesfonctionsestgaspillage dansun autrecas.L'économismelinguistiquee reconnaîtquel'usagedesressources linguistiques correspondantà larecherche dela maximisationdu profitdecommunication,lesémetteurset lesrécepteursétantentièrementet exclusivementcaractérisésdu pointdevue dela communicationqu'ils accomplissent,c'est-à-direcommepursémetteurset récepteursde signes(d'oùle technocratismequi entendmesurerle rendementde la communication).

15. Dansle prolongementdesenquêtesqui ont montréqueles médecinsaccordentplusďatten-tion auxpatientsd'originebourgeoiseet à leursprops (formulant parexempleà leur sujetdesdiagnostics moinspessimistes),on peutsupposer qu'ilsleurproposentun discoursplusexpliciteet aussipluscontrôlé.

16. Différentesexpériences depsychologiesocialeontmontréquela vitesse deparole,laquantitédeparole,levocabulaire, lacomplexitéde la syntaxe,etc. varientselonl'attitudede l'expérimentateur (i.e.selonles stratégiesde renforcementsélectifqu'il emploie).

25

Page 11: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 11/19

Il faut se garder de réduire l'anticipationdes chancesà un simple calculconscientet de penserque lastratégieexpressive(quipeut aller dela miseen formeaufranc-parler)est déterminéepar l'appréciationconscientedeschancesimmédiatementinscritesdans la situation directementperçue: en fait, le principe desstratégiesestl'habituslinguistique,dispositionpermanenteà l'égard du langageet des situationsd'interaction quiest objectivement ajustéeà un niveaudonnéd'acceptabilité.L'habitus ntègre l'ensembledesdispositionsqui constituentla compétenceélargie,définissant our un agent déterminéla stratégielinguistiquequiest adaptée àses chancesparticulièresde profit,étant donnésa compétencespécifiqueet son autoritén. Princip e es censures,le sens de l'acceptablecommedimensiondu ses des limitesqui estla conditionde classeincorporée,est ce qui permet d'évaluerle degréd'officialitédessituationset de déterminers'il y a lieude parler et quellangageparlerdansune occasionsocialesituéeen unpoint déterminéde l'échellede l'officialité.Nousn'avonspasappris la grammaired'un côté et de l'autre l'art de l'occasionopportune: le systèmedes renforcementssélectifs a constituéen chacunde nous une espècede sens desusages linguistiques quidéfinit le degré de contraintequ'un champ déterminéfaitpesersur la parole(et quifaitpar exempleque,dansune situationdéterminée,lesunsse trouverontcondamnésau silence,les autresà un langagehypercontrôlé,tandisqued'autresse sentirontautorisésà un langagelibre et décontracté).La définitionde l 'acceptabilité n'est pas dansla situation,maisdans la relationentre une situationet unhabitusqui est lui-mêmele produit de toute l'histoirede la relation avecun systèmeparticulierde renforcementssélectifs.La dispositionqui porte à «sesurveiller»,à se«corriger»,à rechercher la «correction»par des corrections permanentesn'est pasautre choseque le produit de l'introjectiond'une surveillanceet de correctionsquiinculquentsinon la connaissance,du moinsla reconnaissancede la norme linguistique à travers cette dispositiondurablequi, dans certainscas, est au principed'unesorte d'insécuritélinguistiquepermanente,ce sont la surveillanceet la censurede lalangue dominantequi s'exercentcontinûmentsur ceuxqui la reconnaissentplusqu'ilsne la connaissent.En se« surveillant», lesdominésreconnaissenten pratiquesinonlasurveillancedes dominants (bienqu'ilsne « se surveillent» jamaisautant qu'enleurprésence),du moinsla légitimitéde la languedominante. Cettedispositionà l'égardde la langueest en tout casune des médiationsà traverslesquelless'exercela domination e la langue dominante.

Censureet miseen forme.

Ainsi le langagedoit une part de ses propriétésà l'anticipationpratiquede laréactionqu'il atoutes les chancesde susciter, réactionqui dépenddu discourslui-mêmeet de toute lapersonnesocialede celuiqui le tient.La formeet le contenude cequi peut être dit et de ce qui est dit dépendentde la relationentre un habituslinguistique ui s'est constituédans la relationà un champd'un niveaud'acceptabilitédéterminé(i.e.un systèmede chancesobjectivesde sanctions positives ounégativespourles performanceslinguistiques)et un marché linguistiquedéfini par un niveaud'accep-

17. Lesloisdeproductiondu discourssontun casparticulierdesloisde productiondes pratiques:danstouslescasoù lesdispositions(icilesaspirationseffectivesà la parole)sontobjectivementajustéesauxchances objectives(i.e.objectivementinscritesdanslechamppourtoutoccupantd'unepositiondéterminéedanscechamp), l'ajustement desprétentionsexpressivesetdeschancesd'expressionestaussi immédia t u'inconscient,la censure n'ayantpasà apparaîtrecommetelle.Lorsqueles structuresobjectivesauxquellesil estaffrontécoïncidentaveccellesdontil estleproduit,l'habitus (par exempleuniversitaire)devancelesattentesobjectivesdu champensorteque la soumission àl'ordrelinguistiquequidéfinitYobsec/uiumcommerespectdesformespeutêtrevécuecomme accomplissementlibrepar tous ceux quisontleproduitdesmêmesconditions.C'estsurcettebaseques'opèrelaformela plussubtileet laplusfréquentedela censure,cellequiconsisteà placerendes positionsimpliquantledroità laparoledeslocuteursdont lesdispositions expressives coïncidentparfaitementavecles exigences(oules intérêtsexpressifs)inscritesdansla position.

26

Page 12: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 12/19

tabilitéplusou moins élevé,doncpar une pression plus oumoinsgrandeà la correct ion les situations« officielles» imposentun usage« officiel»,formai,« en forme », dulangage; plus généralement, lesformesd'expressionsont inscritesdansla forme de larelation deproduction linguistiquequi les appelle).

Par l'intermédiairede l'estimationpratique des chancesde profit, le champexercesur la productionun effet de renforcementsélectif, agissantcommecensureoulicitation, voire incitation, et commandantles investissements linguistiques des

agents:

ainsi la recherchede la correction linguistique quicaractérisela petite-bourgeoisietrouve sonprincipedans la valeur de l'usagedominantde la langue,notammentsur le marchéscolaire.Ainsila propensionà acquérirl'usagedominantdela langueest fonctiondes chancesd'accèsauxmarchéssur lesquelscet usagea valeuret des chancesd'y réussir. Maisen outre, les rapports de productionlinguistiquecommandentle contenuet la forme de la productionen imposantun degréplus oumoinsélevéde tensionet de contentionlinguistiquesou, si l'on préfère, en imposantun niveauplusou moins élevéde censure,propre à exigerplus oumoinsimpérativement a miseen forme (par oppositionau franc-parler): c'est la forme particulièredurapport de productionlinguistiquequi commandele contenuet la forme particulièrede l'expression,« familière» ou « correcte», « libre » ou « officielle» (formai),quiimposeles atténuations,les euphémismeset les prudences(par exemplel'usagedesformulestoutes préparéesmettant à l'abri desrisquesde l'improvisation),qui distribue es temps de paroleet, du mêmecoup,le rythme et l'ampleurdu discours,etc.

Les situationsde plurilinguismepermettent d'observerde manièrequasi expérimentale les variationsde la langueemployéeen fonctionde la relationentre les locuteurs. Ainsi,danstelledes interactionsobservées,la mêmepersonne(une femmeâgéehabitant les hameaux)qui, aubourg d'un village béarnais, s'adresseen « français-patoisé» à une jeunefemmeoriginaired'un autre gros bourgdu Béarn(doncpouvantignorerou feindre d'ignorer le béarnais)et mariéeà un commerçantdu bourg, parle,l'instantd'après,en béarnaisà une femme du bourgoriginairedes hameauxet à peuprès deson âge; puis en français sinon« correct», du moinsfortement « corrigé», àun petit fonctionnairedu bourg; enfinen béarnaisà un cantonnierdu bourg, originaire es hameaux,âgé d'une cinquantained'années. Onvoit que ce qui déterminelediscours,ce n'est pas la relationfaussementconcrèteentre une compétenceidéaleetune situation omnibus,mais la relation objective,chaquefois différente, entreunecompétenceet un marché quis'actualisepratiquementpar la médiationde la sémiologi e pontanéedonnantla maîtrisepratiquede la qualitésocialede l'interaction.Leslocuteurschangentde registre linguistique—avecune margede libertéd'autantplusgrandequeleur maîtrisedesressourceslinguistiquesest plustotale —en fonctionde larelationobjectiveentre leur positionet cellede leurs interlocuteursdansla structurede la distribution ducapitalproprementlinguistiqueet surtout des autresespècesdecapital.

Ainsice quipeut être dit et la manièrede le diredansune circonstancedéterminée épendentde la structurede la relationobjectiveentre les positionsqu'émetteuretrécepteuroccupentdans la structure de la distributiondu capitallinguistiqueet desautresespècesde capital.Touteexpressionverbale, qu'ils'agissedu bavardageentre

deuxamis,du discoursd'apparatd'unporte-parole« autorisé» ou d'un compterenduscientifique, portela marque, dansson contenuet dans saforme, desconditions quelechampconsidéréassureà celuiqui le produiten fonctionde la positionqu'ily occupe.La raison d'être d'un discoursne résidejamaiscomplètementdans la comptétenceproprementlinguistiquedu locuteur; elle résidedansle lieusocialementdéfinià partirduquelil est proféré, c'est-à-diredansles propriétéspertinentesd'unepositiondanslechampdes rapportsde classeou dansun champparticulier,commele champintellect u e l u le champscientifique.Par l'intermédiairedes sanctions positivesou négativesqu'ilappliqueaux occupantsdes différentespositions,de l'autoritéqu'ilaccordeourefuse à leur discours,chaquechamptrace la limite entre le dicibleet l'indicible(oul'innommable)qui le définiten propre. C'est dire que la forme et le contenu dudiscoursdépendentde la capacitéd'exprimerles intérêts expressifsattachés à une

27

Page 13: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 13/19

positiondans les limites des contraintesde la censuretelle quelles'imposeà l'occupant e cetteposition, c'est-à-diredanslesformes requises18.

Le principe des variationsde la forme (c'est-à-direles variationsdu degréde« tension» du discours)résidedans la structurede la relationsocialeentre les interlocuteurs(quine peut être autonomiséepar rapport à la structuredes rapportsobjectifsentre les languesou les usagesconcernéset leurs porteurs,groupedominantet groupedominé dansle cas d'une situationde plurilinguismecolonial,classedominanteet

classedominéedansle cas d'unesociétédiviséeen classes),et aussidansla capacitédu locuteurà évaluerla situationet à répondreà un haut degréde tensionpar uneexpression convenablement euphémisée19.

On voit combienest artificiellel'oppositionentre la linguistiqueexterne et lalinguistiqueinterne, entrel'analysede laformedu langageet l'analysede lafonctionsocialequ'ilremplit : la relationobjectiveentre le locuteuret le récepteurfonctionnecommeun marché qui agit comme censureen conférant aux différents produitslinguistiquesdes valeurstrès inégales.Chaque marchése définitpar des conditionsd'entréedifférenteset plus la censureest stricte, plusla forme doit s'altéreret altérerpar là même le contenuexpressif20.

18. C'esten tant qu'ilsfonctionnentcommemarchésdu travailet marchésdu travaillinguistiquesanctionnantpositivement ounégativementles produitsdesdifférentslocuteursselonleurdistanceà la

languelégitime,queleschampsspécialisés (champphilosophique,champreligieux,etc.)exercentun effetde censure.Leur autonomierelatives'affirmedansle pouvoird'attribuer valeurà unusagedéterminéde lalangueet, corrélativement,de dévaluerles autresusagespossibles,maisnonconformesauxnormesduchamp(cf. la vulgarisation).

19. Leplusclairdesdifférencesobservéesentrelesusages«populaires» et«bourgeois» de lalanguerésultedu faitquela maîtrisepratiquedes formeseuphémistiquesobjectivementexigéessur le marchélégitimes'accroît àmesurequel'on s'élèvedans lahiérarchiesociale,c'est-à-direàmesureque s'accroîtlafréquencedesoccasions socialesoùl'onsetrouvesoumis(etdèsl'enfance)àcesexigences, doncenmesured'acquérirpratiquementlesmoyens delessatisfaire.Ainsi,l'usagebourgeoissecaractériseparlafréquencedece queLakoffappelledeshedges(cf. G. Lakoff,InterviewwithHermanParrel, Univ.of California,Miméo,oct. 1973,p. 38)telsquesortof,prettymuch,rather,strictlyspeaking,looselyspeaking,technically,regular,parexcellence,etc.et Labovdes«locutionsde remplissage» {fillerphrases)commesuchathingas, somethingslikethat,particular}'(W.Labov,LanguageintheInnerCity,1972,p.219).Enfait,ces locutionsqui,selonLabov,sontresponsablesde l'inflationverbale{verbosity)du langagebourgeois,constituentautantd'éléments d'unesortede métalangage pratiquequimarque, dansla formemêmede lalangueparlée,ladistanceneutralisantecaractéristiquedurapportbourgeoisà la langue: ayantpoureffet,selonLakoff,d'«éleverlesvaleurs intermédiairesetd'abaisserlesvaleursextrêmes»ou,selonLabov,d'«é-vitertouteerreurouexagération»,ces locutionset ces expressionssontproduitespar et pourdesmarchés(celuide l'Écoleen particulier) qui,on le sait,demandentun usageneutreet neutralisédu langage.

20. Parfaitementsubstituablesen apparence,puisqu'ellesvisentle mêmerésultatpratique,les différentesexpressionsqu'énumèreBally{op.cit.,p. 21),«Venez! »,«Voulez-vousvenir!»,«Ne voulez-vouspasvenir? »,«Vousviendrezn'est-cepas? »,«Dites-moiquevous viendrez!»,«Sivousveniez? »,«Vousdevriezvenir!», « Venezici!», « Ici» et auxquelleson peut ajouter«Viendrez-vous? », «Vousviendrez...», «Ayezla gentillessede venir...», «Faites-moile plaisirde venir», «Faites-moil'honneurdevenir»,« Soyezgentil,venez...»,«Jevouspriedevenir!»,«Venez,jevousenprie»,« J'espèrequevousviendrez»,« Je comptesur vous...»et ainside suite,à l'infini,correspondentà autantde configurationsdifférentesdesfacteursdéterminantsdu discours. Théoriquementsubstituables,cesexpressionsne le sontpaspratiquement: chacuned'ellesreprésentela seulemanièrepossibled'atteindrela finpoursuiviedansune conjoncturesocialedéterminée.Là où «faites-moil'honneurde venir» convientet «agit», «vousdevriezvenir! »seraitdéplacé—parexcèsde désinvolture—et «Voulez-vousvenir? »proprement«grossier . Autrementdit,la forme,et lecontenuexprimé(l'information)qu'elleinforme,condensentet symbolise n t outela structurede la relationsocialedontellestiennentleur efficacité(lafameuse«illocutionaryforce»)et leurexistencemême.Nuldans«Ici», «Venez»,ou «Venezici», letravaild'atténuationdel'injonctionestconsidérabledans«Faites-moileplaisirde...» ; la formeemployéepouropérerla neutralisationeut êtrela simpleinterrogation,quireconnaîtà l'interlocuteurla possibilitédu refus,et quipeutrevêtirla formepositive(«voulez-vous»)ounégative,c'est-à-direunesecondefoiseuphémisée(«nevoulez-vouspas...»)ouencoreuneformuled'insistancequiimpliquela reconnaissancede la possibilitéde la nonvenueen mêmetempsquede lavaleuraccordée à lavenueet quipeut prendreuneformefamilière,doncconvenableentrepairs(«soyezgentil,venez»)ouguindée(«ayezla gentillessede venir»,«faites-moileplaisirde venir»),voirerespectueuse(«faites-moil'honneur...»).Ce quelesenssocialrepèreà travers lesindicesproprementlinguistiquesdu degréd'euphémisation,c'estcelamême quia orientéla productiondesdiscoursconsidérés,c'est-à-direl'ensembledes caractéristiquesde larelationsocialeentrelesinterlocuteurset,enoutre, lescapacitésexpressivesque,le caséchéant,leproducteur dudiscours pouvaitinvestirdanssontravaild'euphémisation.Dansle formalismesocialcommedansle formalismemagique,il n'estqu'uneformule,enchaquecas,qui convientet quiagit.Cequel'onappelleparfoisle sensdesconvenancespourrait 'êtreautrechosequelamaîtrisepratiquedela convenanceentreuneformeet unefonctionsocialequi

28

Page 14: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 14/19

La reconnaissanceet la connaissance.La situation linguistiquese trouve définiepar la relation entre un degré de

tension (objective)moyenne(c'est le degré d'offîcialité)et un habitus linguistiquecaractérisépar un degréde tension particulier quiest fonction de l'écart entre lareconnaissanceet la connaissance,entre la normereconnueet la capacitéde production. lus la tensionobjectivemoyenneest grande(degréd'officiaiitéde l'occasionouautorité de l'interlocuteur), plusla contention,la surveillancelinguistique,la censuresont grands; plus l'écartentre la reconnaissanceet la connaissancesont grands,plusles corrections destinéesà assurer la revalorisationdu produit linguistique parunemobilisationparticulièrementintensivedes ressourceslinguistiques s'imposentimpérativement et plusla tensionet la contentionqu'ellesexigentsont grandes.

La tension(subjective)corrélatived'un fort décalageentre la reconnaissanceetla connaissance,entre le niveauobjectivementet subjectivementexigéet la capacitéde réalisation,se manifeste parune forte insécurité linguistiquequi atteint sonparoxysme dansles situationsofficielles,engendrant les« fautes» par hypercorrectiondes discoursde comiceagricoleou de banquet des sapeurs-pompiers— « dont

auquel», exemplede Guiraud—,quandce n'est pas l'effondrementpur et simpleduparler dominé21 : c'est dans les franges supérieuresdes classespopulaireset dans lapetite-bourgeoisieque l'insécuritéet le haut degré desurveillanceet de censurequi enest corrélatifatteignentun maximumn. En effet, tandisquelesclassespopulairessontplacéesdevantl'alternativedufranc-par1er(négativementsanctionné)ou du silence,etque les membresde la classedominante,dont l'habitus linguistiqueest la réalisationde la normeou la norme réalisée,peuvent manifesterl'aisancequedonnent Vassuran-ce (strict opposéde l'insécurité)et la compétenceréelle qui lui est le plus souventassociée,lespetits-bourgeoissont vouésà une rechercheanxieusede la correction quipeut les porter à dépasserles bourgeoisdans la tendanceà user des formes les pluscorrecteset les plus recherchées23.

Il faut s'arrêter un momentau rapportau langage quicaractériselesmembresdela classedominante(ou,à tout le moins,ceuxd'entre euxqui sont issusde cette classe ). Outre quela certitudosuiquiles définitsuffità doter leur «performance» linguistique 'une désinvoltureet d'une aisancequi sont précisémentreconnues commela

permetde«choisir» uneformesiparfaitementajustéeà la fonctionqu'elleconstitueunesorted'expressionsymboliquede tousles traitspertinentsde la relation.Cetteinterdépendancede la formelinguistiqueet delastructurede larelationsocialedanslaquelleetpourlaquelleelleestproduitese voitbiendanslesoscillationsntre levouset le tuquisurviennent parfoislorsque lastructureobjectivede la relationentreles locuteurs(par exemplel'inégalité des âgesoudesrangssociaux)entreencontradictionavecl'anciennetéet lacontinuité,doncl'intimitéet la familiaritéde l'interaction; et tout sepassecommesi le nouvelajustementdu mode d'expressionetdela relationsocialesecherchaitau traversdeslapsus spontanésoucalculésetdesstratégiesde glissementprogressif quis'achèventsouvent par une sortede contratlinguistique destinéàinstaurer officiellementle nouvelordreexpressif: « sionsetutoyait»,«necroyez-vouspasqu'ilseraitplussimplequenousnousdisions"tu"? »Maisla subordinationde la formedudiscours àlafonctionqueluiconfèrela relationsocialedanslaquelleil estemployénese voitjamaisaussibienque danslessituationsdecollisionstylistiqueoù le marché linguistiqueappelledeuxusagesdu langagesocialementopposés,doncpratiquementincompatibles: c'estce quiarrivelorsquele locuteursetrouveaffrontéà unauditoiresocialementrèshétérogène ou, plus simplement,à deuxinterlocuteurs,socialementetculturellementtrèséloignés,dontla présence simultanéedanslemêmechampinterditlesajustementsnormalementréalisésauprixd'unchangementglobalde l'attitude,dansdesespacessociauxséparés.

21. Labova bienmontréquelesparlersdominésnerésistentpasà lasituationd'enquêteet quel'onrisquede décrirecommedéficitlinguistique ce quiestun effetde champ(cf.Sociolinguistique, Éd.deMinuit,1976).

22. C'estaussidans lapetitebourgeoisieque lasensibilitéà lacorrection linguistique,chezsoietchezlesautres,estmaximum.Différentesexpériencesdepsychologiesocialeont montréquelespetits-bourgeoissontmeilleursjugesquelesclassespopulaireslorsqu'ils'agitderepérerlaclasse socialed'aprèsl'accent.Etl'onsait,defaçonplusgénérale,lavigilanceanxieuse quelesdominésinvestissentdanslesrapportsaveclesdominants(quel'onpense,parexemple auliftierde l'hôtelde Balbecqui, habituéà scrutersesclients,devinait leursétats d'âmeen l'espaced'unlift).

23.La sensibilitéet l'insécuritélinguistiquesculminentchezles femmesdesclassesmoyennes: eneffetla divisiondu travailentrelessexesquifaitqueles femmestendentà attendrel'ascensionsocialedeleurscapacitésde productionsymboliquelesvouedefaçongénérale,à investirdavantagedansl'acquisitiondes dispositionslégitimes.

29

Page 15: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 15/19

marquede la distinctionen la matière,ils sont capablesde ce qui est reconnu commela formesuprêmede la prouesselinguistique,c'est-à-direl'aisancedansle périlleux,ladétentedansla tension.Ayantacquisl'usagedominantpar une familiarisationprécoce , eulecapablede donnerla manièred'userde la languequi constituel'aspectle plusinimitablede la performancelégitime,et ayantdoublécet apprentissagepratiqueparun apprentissagesavantorganisépar l'institutionscolaireet visant à transformer lamaîtrisepratiqueen maîtrisesavante, conscientede soi, et à en étendre leregistre,en

mêmetemps qu'à assurerYincorporationde la norme savante,ils sont en mesure deproduire de manière continueet sans effort apparentle langagele plus correct nonseulementdans l'ordre de la syntaxe,maisdansl'ordre de la prononciationet de ladiction, qui fournissent ses indices les plus sûrs au repérage social.Ils sont ceuxmêmesqui, ayant la certituded'incarnerla normelinguistique,peuventse permettredes transgressionsqui sont une manièred'affirmer leur maîtrisede la normeet leurdistancepar rapport à ceux qui s'y plient aveuglément.Bref,l'usagedominantestl'usagede la classedominante, celuiqui suppose l'appropriationdes moyensd'acquisition ont cette classea le monopole: la virtuositéet l'aisanceque retientl'imagesocialede l'excellencelinguistiquesupposentque la maîtrisepratiquede la languequine s'acquiertquedansun universfamilialentretenant avecla langueun rapport trèsvoisinde celui quedemandeet inculquel'école,se trouverenforcéemaisaussi transforméepar l'apprentissagesecondairequi fournit les instruments(avecla grammairepar exemple)d'unemaîtrisereflexivedu langage.En conséquence,la maîtriseaccompl ie 'opposeaussibien à la pure et simpledépossessionde ceuxqui n'ont pasbénéficié es apprentissagesconformes(primaireset secondaires)qu'à la maîtrisesubtilementmparfaiteque procure une acquisitionentièrementscolaire,toujoursmarquéepar ses conditionsd'acquisition(la même structure triadiquese retrouvantdans ledomainedu goût).

C'estdire que les différencesqui séparentles classesen matièrede langagene seréduisentpas à une sommede marqueurssociauxet qu'ellesconstituentun systèmedesignes congruentsde différenciationou, mieux, de distinctionqui trouvent leur princip e ans des modesd'acquisitionsocialementdistincts et distinctifs. C'est dans lesmanièresde langue— eten particulierles plusinconscientes,les plusinaccessiblesentout cas au contrôleconscient,comme la prononciation— que se conserveet sedénoncele souvenir, parfoisrenié,des origines.Le supportbiologiqueauquelle langage 'incorporeconfère à la dispositionlinguistiqueet à ses produits les propriétésgénéralesqui lui sont imposéespar l'ensemblede sesapprentissages(et passeulementpar les apprentissagesproprement linguistiques): instrument qui enregistre sespropresusagesantérieurset qui, bien qu'ilsoit continûmentmodifié pareux,accordeun poidsplus important aux plus anciens,le corpsenferme, sousla forme d'automati s m e s urables,la trace et la mémoiredes événementssociaux,surtoutprimitifs, dontces automatismessont le produit.Leseffetsde toute expériencenouvellesur la formatio n e l'habitusdépendentde la relationentre cette expérienceet les expériencesdéjàintégréesà l'habitussousforme de schemesde classementet d'engendrementet, danscette relationqui prend la forme d'un processus dialectiquede réinterprétationsélective, 'efficacité informatrice(ou la rentabilité) detouteexpérience nouvelletend à diminuer à mesureques'accroîtle nombredes expériencesdéjàintégréesà la structuredel'habitus.

Principegénérateuret unificateurde toutes les pratiqueslinguistiques,l'habituslinguistique—par exemplele rapport particulièrementtendu à la tensionobjectivequiest au principede liiypercorrectionpetite-bourgeoise—est unedimensionde l'habitusde classe,c'est-à-direune expressionde la position(synchroniquementet diachroni-quementdéfinie)dans la structuresociale(cequi expliqueque lesdispositionslinguistiques présententune relationd'affinité immédiatementvisibleaveclesdispositionsenmatièrede féconditéou de goût).Le sensde la valeurde sespropres produitslinguistiques éprouvépar exemplesousla forme du rapport malheureuxà un accentdévalué)est une desdimensionsfondamentalesdu sens de la positionde classe: le rapportoriginaire au marché linguistiqueet la découvertedu prix attribué à ses productions

30

Page 16: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 16/19

linguistiquessont sansdoute,avecla découvertedu prix accordéau corpspropre,unedes médiationsà travers lesquellesse détermine lareprésentationpratiquede lapersonnesociale,self imagequi commandeles conduitesde sociabilité(« timidité»,« aisance», « assurance», etc.)et, plusgénéralement,toute la manièrede se tenir dansle mondesocial.

Le capitallinguistiqueet le corps.

Maisil faut encoredégagerles conséquencesdu fait que le capitallinguistiqueest un capitalincorporéet que l'apprentissagede la langueest unedimensionde l 'apprentissaged'un schémacorporelglobalqui est lui-même ajustéà un système dechances bjectivesd'acceptabilité.Le langageest une techniquedu corpset la compétenceproprement linguistique,et tout spécialementphonologique,est une dimensiondel'hexiscorporelle oùs'exprimetout le rapport au mondesocial.C'estdire que l'hexiscorporellequi est caractéristiqued'uneclassefaitsubir unedéformationsystématiqueà l'aspectphonologiquedu discours,celapar l'intermédiairede ceque PierreGuiraudappellele « style articulatoire», dimensiondu schémacorporelqui constitue une desmédiationslesplusimportantesentre la classesocialeet le langage: ainsile stylear ticulatoire des classespopulairesest inséparablede tout un rapport au corps dominépar le refus des « manières» ou des « chichis» et la valorisationde la virilité (Labovexpliquela résistancedes locuteursmasculinsde la classeouvrière deNewYorkà lapressionde la languelégitimepar le fait qu'ilsassocientl'idéede virilité à leur parler).La forme « favorite» de l'ouverturebuccale,c'est-à-direla position articulatoirelaplusfréquenteest un élémentde Yusageglobalde la bouche(doncde l'hexiscorporelle ) t constituele véritable principede Г « accent» commedéformationsystématiquequi doit être appréhendéeen tant que telle 24. C'estdire qu'il faut traiter les traitsphonologiquespropresà chaqueclassecommeun tout en tant qu'ilssont le produit

d'une information systématique quitrouve son principedans l'habitus(et l'hexiscorporelle)et où s'exprimeune relationsystématiqueau monde.L'appartenancedeclassecommandele rapport au langage,au moinsen partie, par l'intermédiairedurapport au corps,lui-mêmedéterminépar les formes concrètesque la divisiondutravail entre les sexesrevêt en chaqueclasse,dans la pratiqueet dansles représentations.

L'oppositionentre le rapport populaireet le rapport bourgeoisau langageserésumedans l'oppositionentre la bouche,féminine,recherchée, distinguée,et la gueule , ypiquementmasculine,en tant que résuméde tout le corps masculin(«bonne

24. Larelationentre le « stylearticulatoire»et le style devie. quifaitdel'«accent» un si puissantprédicteurdela positionsociale,s'imposeencore auxraresanalystesquiluiontfaituneplacedanslascience c'est ainsiquePierreGuiraudinvestitdanssa descriptionde la prononciationpopulaire sarelationàceuxqu'elledistingueet à leurstyledevie(cf.lesadjectifsemployéspourcaractériserles« accents»qu'ildistingue: «veule».« crapuleux»,«voyou» ; ou encore,lesjugementsde valeur qui soutiennenttoutesadescription deces accents: «cet" accent" enpantoufle, veuleet avachi...» ; « l'accent" voyou" estceluidu mecqui crachesesmotsdu coinde laboucheentre le mégotet la commissure deslèvres» ; «cetteconsistancemolle,floueet, soussesformeslesplusbasses,avachieet ignoble»—P. Guiraud,Lefrançaispopulaire,Paris,PUF,1965,pp. 111-116).Commetouteslesmanifestationsde l'habitus,histoiredevenuenature,la prononciationet,plus généralement,le rapportau langage,aisanceou insécurité,sont,pourlaperceptionordinaire,desrévélations dela personnedanssa vérité: leracismedeclassetrouve,danslesmanifestationsincorporées des conditions d'existence,la justification parexcellencede sa propensionànaturaliserlesdifférencessociales.Celadit, il restequetouteanalyserigoureusedessystèmesphonologiques aractéristiques desdifférentesclassesdoitprendreencompteinséparablementlestraitsde l'articulat i ont les traitsde l'ethos quis'exprimentdanstoutel'hexiscorporelleet lesconceptslesplusadéquatspourdésignerlesvariantessocialesdela prononciation(ou dela démarche,etc.) seraientsansdouteceuxqui appréhendentle mieuxladimensionde l'habitusdeclassequ'ellemanifestedanssa logiquespécifique(aperture,sonorité,rythme,etc.).

31

Page 17: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 17/19

gueule», « salegueule»).D'uncôté, les dispositionsbourgeoisesou, dansleur formecaricaturale,petites-bourgeoises,hauteuret dédain(« fairela petitebouche», «bouchefine», « pincée», « lèvres pincées», « serrées»), distinctionet prétention («boucheencœur», « en cul de poule»); de l'autre, les dispositionsvirilestellesque les conçoitlareprésentationpopulaire,dispositionà la violence verbale(«fort en gueule», «coupdegueule»,«grandegueule»,«engueuler»,«s'engueuler»)ou à la violencephysique(«casserla gueule»,«monpoing sur la gueule»),le sens de la fête commeripaille(« s'en mettre plein la gueule», « se rincerla gueule»)et franche rigolade(«se fendrela gueule»).Du point de vue des membresdes classesdominées,lesvaleursde cultureet de raffinement sont perçues commeféminineset l'identificationà la classedominante , n matièrede langagepar exemple,impliquel'acceptation d'unemanièrede tenirson corpsqui apparaîtcommeefféminée(«faire deschichis», « des manières», « desmines», « minauder», « faire du genre»), commeun reniementdes valeursviriles.C'estun des facteurs(avecl'intérêt particulierque les femmesont dansla productionsymbolique) quiséparentles hommesdes femmessousle rapport de la cultureet dugoût : les femmespeuvents'identifierà la culture dominantesans se couperde leurclasseaussi radicalementque les hommes,sans que leur transformations'exposeàêtre perçue commeune sorte de changementd'identitésocialeet sexuelleà la fois 2Î.La mobilitéest la récompensede la docilité26: docilitésur une desdimensionsessent

ielles de l'identitésociale,le

rapport au corps,avecle soucid'affirmer la virilité dansla prononciationet le vocabulaire(par les mots « gros » et « crus », les histoires« grasses et « salées», etc.), et aussidanstoute l'hexis corporelle,la cosmétiqueet le vêtement, dans la présentationde soi et la représentationdes rapportsà autrui (combativi t é , oût de la bagarre, etc.)27. Les oppositionsà travers lesquellesla taxinomiedominante (reconnue,mais avecune inversion designe, parles classesdominées)pense l'oppositionentre les classessont, dans leur principe—à savoirl'oppositionentre la force matérielle,brute, physiqueet la force spirituelle,sublimée,symbolique, assezparfaitementcongruentesavecla taxinomie quiorganiseles divisionsentre les sexes.Lesqualitésdominantesmettent en question deuxfois la virilité, dufait que leur acquisitiondemandede la docilité,dispositionimposéeà la femmepar ladivision sexuelledu travail (et la divisiondu travail sexuel)et que cette docilitéseporte sur des dispositionspar elles-mêmesféminines.Lesdéterminismesbiologiqueset sociaux,ou plus exactementles déterminismesbiologiquessocialementréinterprété s t les déterminismessociauxproprementdits, agissentsur les pratiqueset lesreprésentationslinguistiques(ou sexuelles)par l'intermédiairede la structure d'oppositions homologuesqui organisentla représentationdes sexeset des classes.

Lesusagesdu corps, de la langueet du temps,ont en commund'être des objetsprivilégiésdu contrôlesocial: on n'en finiraitpasd'énumérertout ce qui, dans l'éducation explicite— sans parler de la transmissionpratique,mimétique—se rapporteaux usagesdu corps(«tiens-toidroit », « ne touchepas», etc.)ou aux usagesdu langa-

25. Larelationparticulièrequeles femmesentretiennentavectoutce quiestculturelcontribuesansdouteà désignercommefémininlesraffinementslinguistiquesouculturels.A quoiil fautajouterl'opposition,nterneà laclassedominante,entrelepouvoirproprementpolitiqueet lepouvoirculturel,qui participepar plusd'un traitde l'oppositionentrele masculinet le féminin.

26.Ladocilitéenverslesdominantsestaussi déloyautéenverslesdominés,désaveudes« siens»,etenparticulierde sesproches(«ilestfier» : arroganceetprétention,distance quis'affirmeparexemple dansle faitde corrigerl'accentoude prendreun stylebourgeois).

27. L'abandondesvaleursmasculinesestà la foisle prixqu'ilfautpayerpours'éleversocialementetce quifavorisela mobilité.Lachiquenaudeinitiale,l'impetusoriginelpeutêtreaussibienuneparticularitébiologiquesocialementqualifiée,ou uneparticularitésociale: c'est-à-direune propriétédu corpssocialementualifié(lefaitd'êtregros,oumaladroit,ou faible)quiexclutdesrôlesmasculins(bagarre,sport,etc.)et quirenvoieversdesrôlesdesoumissiondocile,d'échappatoireet deruse(le«pigeon» desforts),c'est-à-diredes rôles« féminins» négativementdéfiniset,éventuellement,positifset positivementchoisis(métiersde goûtet deculture)ou uneinclinationsocialementfavorisée pourleschosesculturelleset intellectuellesqui suscitelesmêmes réactionsquelesparticularitésphysiques«féminines»et produitun effetde renforcement.Toutsuggèreque,danslesclassespopulaires,leprocessusqui renvoieversdes dispositionsféminines dontla pédérastien'estqu'unemanifestation), c'est-à-dire intellectuelleset bourgeoises,estun facteurďascensionsociale (lasortiehorsdesclassespopulairespouvant s'assortird'unchangementdeconsciencesexuelle).

32

Page 18: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 18/19

ge («dis » ou « ne dis pas»). C'estpar l'intermédiairede la disciplinecorporelleetlinguistique(qui impliquesouventune disciplinetemporelle)ques'opèrel'incorporation es structuresobjectiveset que les « choix» constitutifsd'un rapport au mondeéconomiqueet socialsont intérioriséssousla formede montagesdurableset soustraitsaux prises dela conscienceet même, pourune part, de la volonté(automatismes,frayages, etc.) : ia poiitesseenferme une politique,une reconnaissancepratiqueetimmédiate desclassementssociauxet des hiérarchies,entre les sexes,les générations,

les classes,etc., et les usagesdu « tu » ou du « vous», commetoutes lesvariationsstylistiquesliéesau degréde tension objective(euphémisationdes phrasesinterrogati-ves par exemple)supposentla reconnaissance,au doublesens, des hiérarchies,aumêmetitre que lesmanièresde tenirson corpsen présenced'unsupérieurou d'uninférieur, les conduitesconsistantà céderle pas ou le haut dupavé,etc. 28.

Conclusion.

Pourrendre raison du discours,il faut donc se donneren chaquecas, d'abordl'habituslinguistique,capacitéd'user des possibilitésoffertes par la langueet d'évaluer ratiquementles occasionsd'en user qui,à tensionobjectiveconstante,se définitpar un degré de tension plus ou moins grand (correspondantà l'expérience d'unmarchélinguistiqued'un degré de tension déterminé), puisle marché linguistique,définipar un degré de tensionmoyenneou ce qui revient au même,par un certainniveaud'acceptabilitéet, enfin, l'intérêt expressif.

Il s'ensuitque lalanguevarie selonle locuteuret selonle rapportde productionlinguistique,c'est-à-direselon la structure de l'interactionlinguistique(dans le casd'un dialoguepar exemple)ou selonla position du producteurdans le champconsidéré(dans le cas d'une productionécrite); la variation est la réponseà lacontraintesymboliqueexercéepar le rapport de productionet manifestée,dansle casd'un dialogue,par les signesvisibles(hexiscorporelle,usagede la langue,etc.) delarelation que l'interlocuteurentretient avec la langue légitime,doncavec la langueproduitepar le locuteur.Ce qui se dit est un compromis(commele rêve)entre ce quivoudraitse dire et ce qui peut être dit, compromisqui dépend, évidemment,de ce quele locuteura à dire, de sescapacitésde production,d'appréciationde la situationetd'euphémisation,et ausside la positionqu'iloccupedansla structuredu champ oùils'exprime(et qui, dans le cas du dialogue,peut consisterdans la structure de larelationd'interactioncomme réalisationparticulièred'unerelationobjectiveentre descapitaux).

Maisla contrainteexercée parle champdépend desrapportsde forcesymboliques ui s'y trouventinstaurésau momentconsidéré: dansles situationsde crise, latension et les censurescorrélativess'abaissent; ce n'est paspar hasardqueles crisespolitiques(ou,à un autre niveau, les crises del'interaction)sont favorablesà l'explosion erbale,corrélatived'un relâchement descensuresordinaires(cf. les analysesdela relation entre le discours prophétiqueet les situations de crise in « Champreligieux»29).Ainsi, toutes lesmanifestationslinguistiquesse situent entre lediscourshautement censuré (dont le langagephilosophiqueheideggerienest sans douteun exempleextrême, dufait de la distanceimmenseentre l'intérêt expressifet lesexigencesdu champ),avec,à la limite, le silence (pourceuxqui n'ont pas les moyensd'euphémiser),et le franc-parlerde la crise révolutionnaireou de la fête populairetel

28. Cen'estdoncpaspar hasardquelesystèmed'enseignementdontl'idéeseformesousla Révolutio n t qui trouvesa réalisation sousla TroisièmeRépubliques'organiseautourde l'inculcationd'unrapportau langage(abolition deslanguesrégionales,etc.),d'unrapportaucorps(propreté,hygiène,etc.)etd'unrapportautemps(épargne,calcul économique,etc.).

29. Revue françaisedesociologie,19.

33

Page 19: Economie Des Echnages Linguistique

8/6/2019 Economie Des Echnages Linguistique

http://slidepdf.com/reader/full/economie-des-echnages-linguistique 19/19

que le décrit Bakhtinedans son livre sur Rabelais.On voit qu'ilest à la fois vrai etfaux de réduirel'oppositionentre lesclassesà l'oppositionentre la distinction,censuredevenuenature, et le franc-parler, qui ignore lesinterdits de la languecommune,règles de la grammaireet de la politesse,et les barrières hiérarchiques(usagedututoiement,de diminutifs,de sobriquets, d'épithètes injurieuses, d'injuresaffectueuse s ) , t qui se définitpar « le relâchementde la tensionarticulatqire» (commeditGuiraud)et de toutes les censuresque la bienséancefait peser, en particuliersur lecorps taboue,ventre, cul et sexe,et surtout peut-êtresur le rapport au mondesocialqu'ilpermet d'exprimer,renversementdes hiérarchies(culpar-dessustête) ou rabaissementde cequi est élevé(bouffe,tripes, merde)30.

30. Lacensuredu langageestinséparablede la censuredu corps: la domesticationdu langage,quiexclutlesproposgras(onsaitqueleséléments«gras»sont selonBakhtinelescomposantsinévitablesde lafêtepopulaire,«lesjoursgras»),lesaccents«grasseyants»,vadepairavecla domesticationdu corps, quiexcluttoutemanifestationexcessivedesappétitset qui soumetle corpsà toutun ensembled'interdits(nepasmettreles coudessur latable,nepas fairede bruit en mangeant,ne pasrenifler).

34