Anthropologie des relations de l'Homme à la Nature : la Nature ...

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HAL Id: tel-00458244 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00458244v2 Submitted on 13 Sep 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : la Nature vécue entre peur destructrice et communion intime Stéphanie Chanvallon To cite this version: Stéphanie Chanvallon. Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : la Nature vécue entre peur destructrice et communion intime. Anthropologie sociale et ethnologie. Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne, 2009. Français. <tel-00458244v2>

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    Submitted on 13 Sep 2010

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    Anthropologie des relations de lHomme la Nature : laNature vcue entre peur destructrice et communion

    intimeStphanie Chanvallon

    To cite this version:Stphanie Chanvallon. Anthropologie des relations de lHomme la Nature : la Nature vcue entrepeur destructrice et communion intime. Anthropologie sociale et ethnologie. Universit Rennes 2;Universit Europenne de Bretagne, 2009. Franais.

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    Stphanie Chanvallon

    Anthropologie des relations de lHomme la Nature.

    La Nature vcue entre peur destructrice

    et communion intime

    Chanvallon, Stphanie. Anthropologie des relations de lHomme la Nature : la Nature vcue entre peur destructrice et communion intime - 2009

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    Chanvallon, Stphanie. Anthropologie des relations de lHomme la Nature : la Nature vcue entre peur destructrice et communion intime - 2009

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    Une recherche universitaire qui participe la ralisation de soi.

    Car depuis la rencontre, la voie se dessine. Merci Toi, tous ceux qui mont accompagne.

    Merci la Nature .

    Notre devoir est dentretenir en nous cette paix qui nous permet dtre lcoute et de garder lesprit ouvert

    et libre , je me permets de rajouter. Guardini1

    1 Cit in Suivre son chemin , Helen Exley, Exley S.A., Bierges, 2003 (ouvrage non pagin)

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    Remerciements La connaissance construite au cours de notre recherche nest que temporaire, elle voluera encore au fur et mesure de notre cheminement personnel, et des avances scientifiques sur les rapports de lHomme la Nature, et vice versa. Un travail de thse commence un jour, presque indfini, nourri et engendr par des annes dautres expriences, et il ne sachvera pas avec ces lignes, parce ce que notre intrt trs grand pour la comprhension des relations de lHomme la Nature fait partie de notre quotidien et parce que lvolution de lHomme, de la Nature, nous place dans le continuum du questionnement, de lobservation, de lenvie de comprendre, toujours. Nous ncrirons peut-tre pas la suite, nous lexprimerons autrement, sans doute. Nous avons accept les rgles de llaboration de la connaissance scientifique, mme si cela passait par des phases difficiles sur le plan intellectuel. Nous avions besoin de laide et du soutien de notre Directeur de Recherche pour avoir un cadre, pour nous aider prendre du recul, tout simplement pour apprendre construire une connaissance ; labeur difficile mais combien enrichissant. Alors un grand merci vous, Stphane Has. Nous avions sans doute un avantage par rapport nombre de futurs doctorants, cest que nous navions pas denjeu professionnel au terme de ce travail. Nous avons vcu ces presque trois annes de recherche conjugues notre activit professionnelle, sans enjeu , si ce nest celui que nous nous sommes impose nous-mmes, donc pleinement accept et vcu, mais avec une obligation de rsultat par rapport au Laboratoire qui nous a accueillie. Nous avons pris un immense plaisir rencontrer, lire, chercher, crire. Explorer, dcouvrir, comprendre, partager, changer sont source de grands contentements intellectuels et motionnels. Ceci sacquiert et sinscrit bien en soi. Cest un joli chemin, une rencontre avec soi, une rencontre avec lAutre. Nous remercions toutes celles et ceux qui ont permis cette recherche, par leurs expriences, leur vcu, leur intimit parfois dvoile, partage. Merci tout simplement pour la confiance quils nous ont accorde et le don deux-mmes. Nous remiercions les auteurs qui ont contribu la construction de notre connaissance. Nous remercions les membres du jury qui se sont intresss notre travail et ont accept de nous aider avancer encore vers dautres rflexions. Merci la Nature. Merci ces Etres de la Mer qui sont venus notre rencontre, nous apporter une connaissance et une transformation encore difficile saisir totalement. Et merci tous ces chemins croiss dont nous ne souponnons mme pas limportance. Merci tout simplement la Vie qui semble si bien faire les choses

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    SOMMAIRE Prambule Introduction LHOMME ET LA NATURE, OU COMMENT INTERROGER LE VIVANT Vise de cette tude des relations de lHomme la Nature Sur le plan thorique De lengagement Inside-Outside Sur le plan pratique

    Dfinitions

    15 15 18 32

    66

    PREMIERE PARTIE

    La peur de la Nature

    CHAPITRE I : LHomme dnatur, la Nature dsacralise CHAPITRE II : Une peur ancestrale, multiforme et complexe CHAPITRE III : Dominer, grer, sapproprier, dtruire Incohrence premire et questionnements CHAPITRE IV : Entre ralit et leurre Premier lment de la dialectique : lHomme face lui-mme

    69 85 103 117 146

    DEUXIEME PARTIE

    La Nature vcue intimement CHAPITRE I : Des hommes et des femmes en qute de Nature Intermde Retour vers la Nature - Des remdiations la peur

    167 224

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    CHAPITRE II : LHomme communique et communie avec la Nature CHAPTIRE III : LHomme et lAutre animal CHAPITRE IV : De ces pratiques empruntes au chamanisme pour la qute et/ou la reconstruction de soi Pour conclure ce jour

    La Nature est mise en bote, mais la Nature est aussi en nous

    231 275 365 408

    TROISIEME PARTIE

    Rconcilier lHomme la Nature ou retrouver sa vraie nature

    CHAPITRE I : Entre le meilleur et le pire, la nature humaine ? CHAPITRE II : Penser lHomme et la Nature autrement

    449 468

    FIN DETAPE

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    ANNEXES 535

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    PREAMBULE

    Le signe du courage, notre poque de conformisme, est la capacit de rester fidle ses convictions non pas par enttement ou par dfi (ce qui est un rflexe de dfense et non de courage), ni pour avoir raison envers et contre tout, mais simplement parce quelles

    reprsentent les valeurs auxquelles on croit . May2

    Notre recherche peut sembler droutante sous certains aspects, peu orthodoxe, mais notre objectif est quelle se justifie sur le fond et dans sa forme, pour que nous exprimions au mieux ce qui au dpart nest quexpriences personnelles et trajectoire de vie. Nous nous plaons avec volont dans une dmarche anthropologique particulire tout en tayant notre dmonstration sur les travaux dauteurs comme Bergeron, Marshall, Terrasson, Lestel. Lintitul de notre thse : Anthropologie des relations de lHomme la Nature , vient poser un cadre lintrieur duquel nous pouvons inscrire notre recherche. En effet, au travers de la population tudie, par les modalits dacquisition des donnes, notre travail se construit dans une perspective de lanthropologie telle que la prsente Kilani : La dmarche anthropologique prend comme objet dinvestigation des units sociales de faible ampleur partir desquelles elle tente dlaborer une analyse de porte plus gnrale, apprhendant dun certain point de vue la totalit de la socit o ces units sinsrent (1992, 33). Cet auteur rappelle que dsormais la socit moderne est aussi la socit de lanthropologue (1992, 15). Nous interrogeons des faits qui prennent corps dans notre socit, et si donc la sociologie se distingue entre autres de lanthropologie par son intrt prioritaire pour la modernit (Kilani, 1992), nous pouvons envisager que notre recherche relve aussi de cette discipline. Nous aurions ainsi pu lintituler Socio-anthropologie , puisqu la lumire de la rflexion sur les relations de lHomme la Nature, nous interrogeons entre autres des problmatiques qui affectent les socits contemporaines. Notre projet anthropologique vise une lecture du local et du global (Kilani, 1992), de lunit humaine, des singuliers pluriels (Bouvier, 19973), pour une comprhension plus tendue du genre humain, et par une approche de diffrentes composantes : sensorielles, motionnelles, cognitives, psychiques, spirituelles. Pour Bouvier, la socio-anthropologie rpond au contexte culturel, au regard critique port par la sociologie sur ses propres analyses de rsultat et sur la faon particulire dont lanthropologie observe les faits sociaux. Il met entre autres en avant le souci dapprofondir la connaissance de lAutre et du Mme, du Soi et

    2 Cit in Suivre son chemin , Helen Exley, Exley S.A., Bierges, 2003 (ouvrage non pagin) 3 Pierre Bouvier, Lobjet de la socio-anthropologie : Crise, dstructuration, recomposition, perdurance , Socio-Anthropologie, N1, Lobjet de la Socio-anthropologie, 1997, [En ligne], mis en ligne le 15 janvier 2003. Disponible sur : http://socioanthropologie.revues.org.document27.html. Consult le 19 fvrier 2009

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    de lAltrit 4. Or, cette dernire justification est bien le propos mme de lanthropologue, tel que dfini par Kilani (1992). Nous dfendons ainsi la position de lintitul de notre recherche qui assure et vite, par lemploi dune nouvelle terminologie, de noyer notre dmarche dans les champs disciplinaires dj bien vastes des Sciences Humaines. Car lanthropologie, elle seule, permet de couvrir notre recherche dans toutes ses dimensions : Lanthropologie se dfinit dsormais comme la science des diversits culturelles et sociales (Kilani, 1992, 20). Par Anthropologie des relations de lHomme la Nature , nous prcisons le sujet de notre recherche. Selon Eileen Caddy, le secret pour que quelque chose marche dans notre vie, cest avant tout de dsirer profondment quil en soit ainsi ; de croire avec foi que cela peut marcher ; den garder en toutes circonstances une conscience claire et de suivre avec attention les tapes successives de cette russite, sans laisser la moindre place lincertitude ou au doute 2. Ceci vaut pour un instant de vie comme pour un projet sur plusieurs annes, tel que ce travail de recherche et la construction de la connaissance. Le temps nest quchelle de perception, la faon de faire est, elle, un tat desprit doubl dun guide. Nous allons, par notre thmatique, grossir le rang de ces femmes qui, en sciences sociales, crivent sur la Nature et les animaux, parce que lanimal est un objet fminin , parce que les femmes feraient preuve dune plus grande sensibilit vis--vis du vivant et de sa prservation (Staszak, 2002). Il ne sagit cependant pas ici de naturaliser davantage cette fminit de lobjet. Cette relation souligne par Staszak confirme un lien prfrentiel tant donn les divisions sociales, professionnelles, etc., de la masculinit et de la fminit, notamment au sein des socits occidentales. Nous avons compris que ce projet de recherche, puis notre engagement pour raliser une Thse de Doctorat sur les relations de lHomme la Nature, narrivait pas l par hasard. Dans une conjonction de faits, comme un lien entre un pass finissant et un futur possible, cette recherche a tiss notre reconstruction de soi . Nous avions entendu maintes reprises sur les bancs universitaires, que faire de lethnologie, cest quelque part se rconcilier avec ltre humain , nous ajouterons aujourdhui que cest avant tout se rconcilier avec soi-mme, tape invitable et indispensable pour pouvoir rencontrer lautre. Et quand nous disons rencontrer , ce nest pas pour dcrire la situation de deux corps physiques en contact dans un espace et un temps donn, cest bien russir laccueil et lcoute, tre dans le donner et le recevoir, en acceptant tout possible. Et nous emploierons plusieurs reprises ce mot tout possible dans ce travail. La rencontre est la fois linattendu, le droutant, le surprenant, la confidence, lenthousiasme, la spontanit Et quand, soi-mme, nous pouvons comprendre nos propres parts dombre et de lumire, nous pouvons alors pratiquer le juste dtachement, celui qui permet de tout entendre tout en discernant bien le positionnement des diffrents je en jeu. Et cest l que lcoute et lchange peuvent sinstaller et se construire, entre rigueur et souplesse.

    4 ibid.

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    Cest ce que nous souhaitions russir, mais les cueils restent possibles. La recherche est aussi une preuve diffrents niveaux et, entre autres, lpreuve de relever son propre dfi intrieur, mental et affectif. Nous percevons donc mieux ce parcours qui est le ntre. Et le thme des rapports de lHomme la Nature nest pas innocent non plus. La Nature nous a permis de rester dans le juste chemin alors que nous tions perdue. Elle nous a appris beaucoup sur nous-mmes, bien quil nous ait fallu du temps et le recul ncessaire pour le voir et le comprendre ainsi. Elle nous a montr ce que nous percevons comme luniversalit des choses et des tres. Elle nous a offert la possibilit de rencontrer la vie sous diffrentes formes. Elle nous a surtout donn lenvie de nous engager et dagir pour Elle, notre niveau, de partager et de communiquer, dapprendre encore, de comprendre ce que nous sommes. Parce que nous sommes de passage et que chaque exprience, chaque comprhension que nous en avons eue, chaque comptence que nous avons dveloppe, chaque pense ou motion qui nous ont anime, si nous ne les partageons pas, si nous ne les faisons pas vivre aussi en les confrontant autrui, seront perdues. Alors partager, explorer et faire grandir tout ceci, cest ce que nous dsirons raliser. Voil une courte prsentation de ce qui constitue le fondement de la naissance de notre recherche et de cette trame qui la soutiendra jusquau bout.

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    INTRODUCTION Changer son rapport la Nature et au monde, voil ce qui anime tant de discours aujourdhui, que ce soit de la part des lu(e)s politiques, des responsables industriels, de certain(e)s citoyen(ne)s particulirement engags dans la dfense cologique. Entre le dire et le faire, nous trouvons l la limite de la cohrence et de la relle volont, de chaque engagement, car il sagit bien ici de faire un effort, quil soit dans un acte motiv et juste ou dans une pense claire, et lucide. Nous rejoignons ici le paloanthropologue Picq pour qui : La sixime extinction est en cours. Elle est cause par lhomme et elle est extrmement rapide, des milliers despces disparaissant chaque anne. Il faut changer notre rapport au monde. Cest cela, lhominisation : une prise de conscience permanente. Comme le rappelait Serres : Lhominisation, cela commence maintenant et cela ne sarrte jamais . Lhominisation, ce nest pas cette conception aussi arrogante quanthropocentrique de lhistoire de la vie ; ce nest pas un tat de grce, une libert dnue de responsabilit. Cest une rflexion, une prise de conscience permanente sur notre condition humaine et notre relation avec la nature, notre nature (Picq, 2005, 508). Mais l aussi, que comprendre de notre relation avec la nature, notre nature ? Quelle est donc cette nature humaine qui se poserait comme un miroir de la Nature ? Cest au travers des enquts, de leurs vcus, de leurs rflexions, que nous allons pas pas laisser se dvoiler ce lien troit entre lHomme et la Nature, partir des expriences compares de certains hommes et femmes avec la Nature. Pour certains dentre eux/elles, il sagit peut-tre plus quun lien, cest devenu un lien incontournable, une vidence :

    La Nature ? Cest ce qui nous rattache lUniversel, cest ce qui fait quon est une part du grand Tout. Le grand Tout cest le cr, cest lUnivers . M. T.R., enseignant en Sciences Naturelles, la retraite. Membre dune association pour ltude et la protection de la Nature. Pre de famille.

    Cette remarque collecte prcise une certaine reprsentation de la Nature. Nous la retrouverons maintes reprises. Elle exprime avec force cette universalit des tres et des choses et intgre tout ce que nous allons explorer dans le cadre dun protocole en Sciences Humaines et Sociales. O il sagit de mieux comprendre la Nature contemple et celle vcue dans lintimit, au cur des perceptions et motions. Mais la fracture aujourdhui dans les socits les plus modernes entre lHomme et la Nature est aussi patente et elle nous intresse tout autant car elle porte sans doute en elle les traces de nos fragilits et de nos distorsions. Nous pouvons dire linstar de Bergeron : Quant au rapport avec la nature, la nouvelle spiritualit devra surmonter la distinction sculaire entre lhomme et la nature, distinction qui a eu lerreur de librer lhomme des terreurs et des peurs magiques mais qui est en train de provoquer la ruine de lhumanit et le dsastre cologique. Le temps est venu de gurir les blessures de lhomme coup de lunivers et de calmer les gmissements de la nature exploite par lhomme ; et cela ne peut se raliser que grce la grande rconciliation de lhumain et du

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    cosmique (1999, 243). Sans chercher dvelopper ce que peut-tre la spiritualit, prenons la simplement et maintenant comme une forme de pense qui cherche slever un peu plus qu lordinaire, dans cette prise de conscience quvoquait Picq. Peut-tre permettra-telle de retrouver du sens et un dnominateur commun ce qui, universellement, anime cette prise de conscience occidentale ; une forme de globalisation qui ne ferait pas courir le risque de luniformisation. Notre dmarche sinscrit dans le contexte de la socit moderne, une socit qualifie de matrialiste, cest--dire, entre autres, quelle se fie uniquement ce qui est tangible, apprhende seulement ce quelle arrive saisir, or nous allons aussi interroger lintangible, notion souleve par les enquts et diffrents auteurs. De plus, elle est formidablement empresse et impatiente (Chtel, 20095), individualiste et utilitariste, scularise, ce qui pose la question de la valeur dusage et du moi avec lautre , du temps et de lexprience individuelle, des repres offerts ou non. Il est difficile aujourdhui, dans les pays les plus dvelopps en tous les cas, dtre compltement indiffrent aux problmes lis lenvironnement naturel et aux espces vivantes : pollutions, surexploitation et puisement des ressources, menaces sur les espces, etc. De nombreuses organisations non gouvernementales et de nombreux collectifs ont choisi de combattre ces dsastres en dveloppant des actions pour la protection des cosystmes par exemple ou en sopposant aux multinationales, fer de lance dans la consommation outrancire. Et puis, il y les engagements individuels qui sexpriment dans le quotidien. Nous ne souhaitons pas ici dfendre la cause de la Nature et nous engager sur le terrain du militantisme. Nous avons pour cela choisi la voie professionnelle et associative et qui sait rsonner elle seule par les comptences mobilises et les actions menes. La Nature est, en effet, devenue un enjeu politique majeur, tant au niveau mondial que national, voire local, induisant des clivages multiples car les problmatiques sont nombreuses. Si pour Lvy (1999) la gographie, en prenant sa place parmi les sciences sociales de la nature , peut permettre de nouvelles rencontres et interactions au sein de lenveloppe institutionnelle Gographie , souhaitons que notre recherche pourra de la mme faon venir enrichir les changes dans le vaste domaine des sciences humaines et sociales, tant sur le plan de lHomme, de ses reprsentations, comportements et transformations, quau niveau de lhumanit dans son volution et ses dfis, et aussi dans la rencontre entre le chercheur et son objet de recherche. Ce travail est une approche en profondeur des rapports de lHomme la Nature, en soulevant des problmatiques, qui pourraient sembler dun prime abord simples, voire superflues. Peut-tre sont-elles si proches de nous que nous ne parvenons pas les entrevoir comme objet de recherche ? Ce constat parat vident pour tous : dun ct lHomme dtruit la Nature, de lautre lHomme protge la Nature. Il est aussi en qute de Nature. Du pire au meilleur, existe-t-il une volution des comportements et des reprsentations qui

    5 Propos recueillis lors de la confrence-dbat du 6 juin 2009 Chteaulin (Finistre) : Place du bnvole dans la dmarche palliative .

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    soit symptomatique de faons de penser propres aux socits modernes ? Quels en sont les fondements et vers quoi sont-ils orients ? LHomme a tendance oublier que la Nature nest pas un simple environnement, et quil dpend au quotidien de ce quelle est, de ce par quoi il produit en permanence ses moyens de subsistance, tant au niveau biologique que matriel et conomique. La socit urbanise a tendance masquer cette ralit, et le dveloppement depuis les annes 1980 des pratiques sportives dans la nature considre alors comme vaste terrain de jeu , bien souvent amnag, ne peut cacher cet loignement de la nature. Il vit aujourdhui sur des ples opposs, entre besoin de se sentir dans la nature et efforts quil engage pour la prserver, et ses actions multiplies de destruction envers elle. Cette ambivalence propre aux socits modernes est surprenante. Si lHomme occidental sest depuis longtemps plac en dehors de la Nature, dans nombre dautres civilisations, il nen tait et il nen est toujours pas ainsi. Alors que les pratiques ancestrales honoraient lUnivers et la Terre au sens large, les faons de vivre et les objectifs de progrs poussent exploiter jusqu puisement et gaspiller, dtruire, ce quil considre tre (en) sa possession : la Nature et les tres vivants, allant jusqu mme y rejeter des produits dangereux, voire mortels. Au-del denjeux de croissance conomique pour le bien, dit-on, de tous, la nature est maltraite, parfois gratuitement. LHomme part la conqute de diffrents espaces sauvages en squipant outrance dinstruments technologiques comme sil risquait sa vie ds quil quitte son abri. LHomme nu nest rien dans la nature, seul loutil lui permet de se rarmer , de se protger du sauvage et de linconnu. Puis, linconnu est explor, toujours plus loin. Il tente dans un lan de domination et de supriorit de dpasser et de matriser la Nature. Et sil peut matriser un lment naturel, alors il lenferme, le contrle ou le fait disparatre. A ct de ce comportement, certains comme les naturalistes, plus simplement les amoureux de la nature, vivent des expriences particulires mais trs simples : ils se sentent en communion avec elle et entrent en relation avec les animaux sauvages, comme avec les dauphins et baleines. Ni illumines , ni asociales , ces personnes ont des messages nous communiquer, comme les chamanes6 et autres sages. Leur sensibilit semble diffrente, leurs aspirations aussi. Ces hommes et ces femmes, plus ou moins insrs dans la vie actuelle, vivent autrement leur relation la nature. En quittant un univers aseptis, ils prennent le chemin dun retour vers elle, pour se retrouver appartenant au monde vivant global. Tant que la Terre tait considre comme une mre nourricire, comme un tre vivant, et elle lest encore ainsi pour nombres de socits dites traditionnelles, les actions humaines taient limites par cette donne culturelle. Tout acte de destruction tait alors un manquement voire une infraction grave lthique humaine au sein de ces groupes. LHomme connat le cheminement qui a conduit lattitude dplorable daujourdhui. Mais a-t-il conscience de ce qui lanime

    6 Chamane ou shaman. Shaman du toungouse, langue dAsie et dEurope orientale, signifie celui qui est boulevers, transport (Morfaux, 1980, 45)

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    profondment et de ce quil perd dans cette vie sophistique, technologique outrance, consommatrice de biens puisables et productrice de phnomnes polluants matriellement et psychiquement ? Les activits de pleine nature, la vie loin du bton arm et de tout ce systme peut aider retrouver lessentiel, mais il ny a pas que cela. Avant de stre compltement perdu lui-mme dans les alas dune vie soi-disant scuritaire et scurise, quels risques est-il capable de prendre pour vivre autre chose ? Il pourrait tre surpris de dcouvrir quel point cette autre chose lui est finalement familire. Peut-tre parce quelle est dj intimement inscrite en lui. Nous proposons dapprofondir les liens complexes de lHomme la Nature en nous intressant, par choix de faisabilit et par connaissance personnelle, au monde de la mer, aux animaux qui y vivent, aux traitements que ltre humain leur fait subir ou aux diffrentes relations quil tablit avec eux. Ltude des pratiques conomiques et de celles de loisirs lies la mer, et des relations hommes-animaux peut nous permettre de comprendre les fonctionnements et les reprsentations, sans toutefois pouvoir gnraliser aux autres milieux naturels et la faune sauvage. Dans une premire partie nous allons nous intresser aux reprsentations de la Nature en retraant lvolution de celles-ci dans le temps, et en montrant des diffrences aujourdhui dans lespace : hommes et femmes dici et dailleurs, que reprsente pour vous la Nature ? Lapproche des diffrentes disciplines sociologiques et anthropologiques dans ltude de lHomme et de la Nature permet de cerner les problmatiques en jeu(x) et de situer notre propre travail dans ce champ des connaissances. Pourquoi tudier les relations de lHomme la Nature ? Ce que nous observons, comme tout un chacun, ce sont des comportements dexploitation et de destruction de la Nature au seul profit des tre humains, de certains dentre eux. Quelles en sont les raisons profondes? De toute vidence, lHomme doit satisfaire des besoins lmentaires : alimentaires, lis au territoire, etc., mais dautres motivations laniment. Notre hypothse, dj sous-jacente lorsque nous crivons profondes , est quune peur inscrite dans lHomme depuis longtemps, pour ne pas crire depuis la nuit des temps, motiverait ces comportements de conqurant et de dominant. Quels en seraient les fondements ? Au travers entre autres des relations de lHomme la mer nous allons mettre en vidence des comportements ngatifs et destructeurs tout en proposant leur analyse. A loppos de tout ceci, et ce sera lobjet de notre deuxime partie, des hommes et des femmes ont besoin de se sentir proches de la Nature, de la vivre au quotidien ou lors de pratiques physiques et de rencontres avec la vie sauvage. Quelles sont leurs motivations, que recherchent-ils et jusquo vont-ils dans leurs relations avec la Nature ? Des expriences particulires sont vcues par certains comme des rvlations, allant jusqu transformer leurs reprsentations et ce quils sont dans leur intimit. Quont-ils appris ou ressenti ? Dans les relations de lHomme la Nature, nous faisons rapidement un constat des extrmes : dun ct la destruction, de lautre la qute de Nature jusqu la communion. Si nous nous intressons ces deux ples, cest parce que nous pensons pouvoir trouver l une meilleure connaissance de lHomme. Si un tel

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    travail de recherche doit avoir une finalit, au-del de lengagement et de la motivation personnels, alors il sagit de mieux comprendre lHomme face la vie et face lui-mme, en tant quentit individuelle et en tant quespce. La conscience cologique qui a merg ces dernires annes entrane des renversements de valeurs, des modifications des comportements et, avec Lvy, nous pouvons dire que de lide que nous nous faisons de la nature, dpendent des consquences considrables, y compris pour la nature elle-mme (1999). Nous sommes tous conscients des menaces qui psent sur elle et sur lHomme. Nous supposons aussi que la prsence de la Nature dans lenvironnement humain, comme sa relative absence, sont dterminants dans les reprsentations et pour lquilibre physique, mental, motionnel et psychique. Nous ne pourrons pas ici approfondir cette rflexion parce que nous partons sur un terrain qui nest pas de nos comptences premires et qui ncessiterait un tout autre approfondissement, mais nous pouvons lclairer et interroger autrement la notion de progrs. Nous souhaitons dans un premier temps dnouer un enchevtrement de faits et de modes de pense anaturels parce que trop violents ou trop thrs pour certains, en extraire une comprhension sur lhumain. Peut-tre envisager, pour ceux qui le souhaitent, de nouveaux possibles afin damliorer les rapports soi-mme et la Nature. Comme le dit Picq : Il sagit (par la comprhension du monde animal) simplement de connatre notre place dans la nature. () Nous ne sommes que les locataires de la Terre, un passage de la vie. Lenjeu du XXIime sicle est justement de redfinir la place de lhomme dans la nature, avec humilit, donc grandeur (1999, 209).

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    LHOMME ET LA NATURE, OU COMMENT INTERROGER LE VIVANT

    Les abeilles pillotent de les fleurs, mais elles font aprs le miel, qui est tout leur ; mais ce nest plus thin, ny marjolaine : ainsi les pices empruntes lautruy,

    il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien : savoir son jugement.

    Son institution, son travail et estude ne vise qu le former. Montaigne (15807)

    1. VISEE DE CETTE ETUDE DES RELATIONS DE LHOMME A LA NATURE 1.1. QUESTION INITIALE Ltre humain, dans sa relation la Nature, prsente une forte ambivalence entre actions de destruction sur le milieu et loppos des comportements qui traduisent une grande motivation pour communier ou communiquer avec elle. Entre ces deux comportements se dcline une gamme dactions comme la prservation des milieux et les pratiques dites cologiques , entre autres. Nous allons nous intresser aux positions extrmes parce quelles sont particulirement porteuses de sens. Ces extrmes offrent des indications pour situer des comportements rvlateurs dun engagement, dune motivation, dactions efficaces et donc lever le voile sur ce qui se joue en arrire plan des reprsentations des enqut(e)s. Interroger lHomme dans son rapport la Nature permet de comprendre certes des contradictions qui tmoignent de la complexit de lHomme, mais aussi douvrir des pistes de rflexions sur sa relation au vivant, lautre, et tout simplement lui-mme. Dun ct lHomme qui se peroit comme possesseur de la Nature et tre suprieur, et de lautre, lHomme qui se sent dans la Nature comme une espce particulire mais en troite relation avec son milieu, voire en osmose avec lui. A propos de la coupure socit (culture)/nature qui caractrise la socit occidentale, Lussault nonce : Ainsi tait pose la disjonction fondamentale qui travailla toute lpistm occidentale, entre non humains et humains qui permettait de purifier chaque domaine, et, en particulier, dexclure lhumain des sciences de la nature et dexpurger les sciences sociales du non humain (2003)8. Entre deux positionnements scientifiques, dun ct une Nature indpendante et de lautre une Nature dompte par lHomme, nous proposons une tude la fois sur lHomme et sur la Nature, dans leurs relations, et les reprsentations qui en dcoulent. Notre approche na pas pour objectif de critiquer les excs de ces

    7 Extrait de Essais, livre I , chap.26. Editions Honor Champion, 2001 8 in Le Dictionnaire de la gographie et de l'espace des socits, Jacques Lvy & Michel Lussault (dir.), EspacesTemps.net, Il parat, 18.03.2003. Disponible sur : http://espacestemps.net/document112.html

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    conceptions qui posent cette fracture radicale entre lHomme et la Nature. Nous ne cherchons pas dterminer ce qui a initi cette dialectique, cette dsaffiliation de lHomme par rapport la Nature, mme si en premire partie de notre recherche nous nous intressons la peur de la Nature dans lhypothse que lHomme la dtruit, entre autres, parce quil en aurait peur, et sous-entendu quil aurait peur de lui-mme. Au travers dhommes et de femmes, via leurs reprsentations, leurs expriences, leurs relations avec la Nature, nous interrogeons cette AUTRE conception de la Nature. Et comme nous le verrons, cest bien plus quune simple conception, cest presque un art de vivre , tout simplement, sans concession, sans contrefaon. Nous ntudions pas la Nature de faon isole, la sparant de toute influence humaine, mais bien les relations que ltre humain entretient avec elle dans deux situations : la domination et la destruction dune part, et dautre part la relation symbiotique , car lhomme ou la femme dans une qute de Nature est amen vivre dans ses expriences le sentiment d harmonie et dosmose , voire de communication particulire avec la faune sauvage. Si pour Moscovici les rapports la Nature sont lis aux structures et logiques sociales, et donc identifis dans un espace-temps, culturel, nous formulons comme autre hypothse que ces relations sont, au-del des histoires personnelles, indpendantes en partie du contexte social (2002). Lussault voquait dans sa thse que la socit invente donc ses natures acceptables et en retour cette invention contribue la configurer et lorganiser. Ainsi nature et socit sont totalement interpntres lune et lautre, par lune et lautre, mme si le compromis moderne occidental reposait sur une ide de leur disjonction 9. Nous avions adopt cette position dun aller-retour entre la Nature et lHomme lorsque nous avions tudi la palme de plonge comme rvlateur et analyseur des rapports de lhomme au milieu aquatique (2004)10. Cependant, ce que la femme et lhomme exprimentent en Nature peut navoir pour finalit essentielle que dtre simplement vcu, pos dans la relation, telle une rencontre imprvue. Les effets produits toucheraient plus particulirement la sphre individuelle, dans ses dimensions motionnelles, cognitives, spirituelles et porteraient ce potentiel de transformation intrieure. De plus, en suivant la volont de Touraine vouloir comprendre le sens des conduites, nous pouvons dire : Ce nest plus la situation qui donne sens nos conduites, ce nest mme plus notre action qui transforme notre situation ; cest la construction de nous-mmes comme sujets qui guide le jugement que nous portons sur notre situation et sur nos conduites (2007, 36). Et si la Nature est concerne et touche par ces effets, ce serait au travers des nouvelles reprsentations et intentions, regards que lhomme ou la femme dvelopperait alors pour elle. Dans ce contexte, toute pense positive lgard de la Nature peut ventuellement participer dune prise de conscience globale et du rle quy jouent alors les enqut(e)s.

    9 ibid. 10 De lHomme et de lEau, Homo palmus. Essai dapproche sociohistorique et anthropologique autour de la Palme de Plonge . Diplme dEtudes Approfondies en Sciences Humaines et Sociales en Activits Physiques et Sportives. U.F.R.A.P.S. RENNES 2003-2004

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    1.2. LIGNES DIRECTRICES ET HYPOTHESES LHOMME, CET ETRANGE ETRE VIVANT Notre recherche a pour ide directrice que les comportements destructeurs de lHomme envers la Nature trouvent une explication dans une peur profonde couple un besoin de domination, tous les deux trs prononcs dans les socits modernes. Mais loppos, lHomme exprime de faon marginale un besoin de Nature loquent, qui lamne ressentir profondment et vivre pleinement la Nature, renforant son sentiment dappartenance au cycle de la vie. Notre premier constat est que lHomme dveloppe des comportements ngatifs envers la Nature que nous rsumons par simplification sous les termes destruction et domination (Fromm : 1975). LHomme dtruirait la Nature parce quil aurait peur de la Nature (Terrasson : 1993 ; Picq : 2002 ; Misslin : 2006). Cette peur, dont nous prsenterons une origine et une explication possibles, conduit poser une deuxime hypothse : la peur de la Nature dvelopperait un besoin de domination et de matrise qui lui permet den garder le contrle. Cette peur sexprimerait sous diffrentes formes : au travers de reprsentations, dactions sur le milieu, par exemple. Ici, les illustrations concerneront essentiellement les rapports de lHomme au milieu marin. Notre deuxime constat porte sur ces hommes et ces femmes qui dveloppent des rapports positifs avec la Nature et ont besoin de communier et de communiquer avec elle. Pour Dalla Bernardina, les chasseurs, cologistes et touristes partagent un mme imaginaire qui na pour autre finalit que de transformer, sous couvert de principe et prtexte - de gestion et de rgulation, dobservations scientifiques, la nature en une vritable utopie lusage de lhomme contemporain , une comdie de linnocence (1996). Ceux que nous avons rencontrs partagent dautres reprsentations de lHomme et de la Nature : lHomme est une espce animale part entire, faisant partie dun Tout, les animaux pensent et communiquent avec lHomme, etc. Cette faon de voir le monde autrement (Cyrulnik : 1997 ; Gould : 2001), cette autre reprsentation induisent des comportements et une apprhension du monde eux-mmes diffrents. En surmontant sa peur de la Nature, par une sensibilit particulire, lHomme pourrait, selon les informateurs rencontrs, se transformer pour explorer de nouvelles relations avec elle, ce qui le mettra aussi en rsonance et dans une rencontre avec lui-mme (Ormiston : 2003). Il retrouve ici une forme dquilibre naturel, mais qui peut-tre en mme temps contrecarr par la socit moderne. Dans notre recherche, nous approcherons galement le shamanisme, ou no-shamanisme pour tenter de comprendre les sources et motivations psychiques et spirituelles de ceux qui peroivent le monde autre , et quelles reprsentations de la Nature ils construisent. Ces en-quts font partie des Occidentaux qui vivent, comme les Indiens dAmrique, des expriences particulires, mais de faon sauvage , cest--dire sans que celle-ci soit associe une vision du monde qui la contiendrait et permettrait de la comprendre (Hardy, 1996, 14). Notre dmarche, dans la comprhension des relations Homme-Animal, relvera aussi de lanthropozoologie, cette discipline tudiant les rapports entre lHomme

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    et lanimal dans des champs dapplication essentiellement concrets. En effet, ces recherches il suffit de regarder les sujets de thse proposs11 - sont assez souvent rinvesties au niveau de la production et du commerce : rentabilisation des exploitations animales dans le domaine de llevage, utilisation de la reprsentation de lanimal pour servir une cause politique en jouant sur la sensibilit du public, etc. Certains auteurs et thrapeutes ont eux travaill sur les interactions entre lAnimal et lHomme mais au niveau de lenfant uniquement, montrant limpact de ces interactions chez le petit dHomme dans diffrents plans : scurit affective, lans vers lautre, communication, imagination, intelligence, confiance et estime de soi (Montagner, 2002)12. Nous souhaitons dans notre travail mettre en avant un type de relations de lHomme la Nature, pour explorer cet autre non humain et pour comprendre lhomme et la femme, autrement : ce quils vivent dans des situations et expriences particulires voire extraordinaires, et comment ils nous le restituent, nous le confient lors dentretiens approfondis. Nous nous appuyons sur des auteurs qui ont travaill dans le domaine de lethnologie, de lthologie, et sur des spcialistes en paloanthropologie et astrophysique, par exemple, qui, partir de leurs connaissances, ont apport leurs rflexions sur lhumanit (Lestel : 2002 ; Laszlo : 2005). 2. SUR LE PLAN THEORIQUE De lengagement Inside-Outside

    Un humanisme vritable ne doit-il pas prendre en charge tout ce qui plat universellement sans concept, et bien plus :

    tout ce qui vaut universellement sans raison ? Durand (1992, 494)

    2.1. RIGUEUR ET SOUPLESSE Le prsent travail ne vise pas tablir la vrit objective des rapports de lHomme la Nature, mais une vrit objective partir des expriences et de lexpression de quelques individus, non pas une population partageant dans un mme temps et un mme lieu donn une mme faon dtre ou de faire, mais des personnes nayant pour point commun au dpart, quun penchant marqu pour la Nature, cinaste, ethnologue, tudiant, professionnel de la mer ou plongeur

    11 En thologie applique, la recherche concerne entre autres les milieux et problmatiques suivants : parc zoologique, milieu de llevage, le monde industriel, la conservation et la gestion du tourisme. Disponible sur : http://www.parisetudiant.com/etudes/master 12 Lenfant et lanimal. Les motions qui librent lintelligence , Odile Jacob, Paris, 2002

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    loisir par exemple. Nous verrons que la diversit des parcours de vie construit un rapport la Nature la fois diffrent et commun. Nous pourrons faire merger des tendances mais aussi mieux comprendre et faire surgir des explications des comportements qui sont au cur de notre sujet : la destruction de la Nature versus la communion avec la Nature. Cette ambivalence semble sexprimer au-del de lhistoire dun seul individu pour concerner celle des tres humains. Et puis, comme nous allons travailler sur les motions, le ressenti distance par exemple, nous nous donnons galement pour objectif de parvenir tablir la rationalit dun discours sur ce qui est prouv, pas toujours verbalis facilement dailleurs (Le Breton, 1998) au moins dans notre culture. Il sagit en mme temps de sattacher montrer que ces motions et ressentis, ces discours recueillis ne baignent pas uniquement ni mme peut-tre essentiellement dans lirrationnel, ils constituent la ralit des personnes rencontres, leurs ralits. Une formule emprunte Geertz donne en quelque sorte le ton de notre travail : La premire de telles assertions (mthodologiques), et la plus importante, est que les disciplines varies, aussi bien humanistes quen sciences naturelles et quen sciences sociales, qui composent le discours parse de la recherche moderne sont plus que de simples monnaies intellectuelles avantageuses, mais sont des formes dtre dans le monde, pour invoquer une formule la Heidegger, des formes de vie, pour en employer une la Wittgenstein, ou des varits dexprience potique, pour en adapter une de James (1986, 193). Lanthropologie dveloppe ici se donne pour objet ce que la Nature reprsente pour les enqut(e)s, considr(e)s comme des acteurs/actrices (Heinich, 1998). Suivant en cela les analyses de lauteur propos de lart, il sagit ici de prciser lordre des valeurs attribues la Nature et construites par ces acteurs dans et de par la Nature. Notre intrt pour comprendre les rapports de lHomme avec celle-ci nous a conduit rencontrer lautre dans sa singularit, tenter de le comprendre au travers de ses reprsentations et de son histoire. Nous ne pouvons pas prtendre avoir rencontr sa culture et se ltre approprie le temps de notre travail, mais nous avons au moins flirt avec elle. Dans cette rencontre, notre propre culture devait tre assume et bien comprise pour que lcriture ne soit pas celle de la propre vision du monde de la chercheuse, par effet de miroir. Toute distanciation sa propre exprience est ncessaire, mais nous montrons aussi que notre propre exprience peut tre employe des fins utiles, pour faciliter la rencontre et affiner le sens des mots de lautre. Mme si lethnographie nest pas au centre de notre entreprise dlucidation du rel, bien que nous lempruntions pour partie dans ltude des pratiques de la plonge sous-marine par exemple, nous nous devons de rester vigilante quant notre parcours et expriences personnelles dans ce domaine. Geertz souligne ainsi : De la mme faon que les Amazoniens habitent le monde quils imaginent, les savants de la physique nergtique imaginent le leur ou de mme, au moins, un anthropologue limagine til. Cest lorsque nous commenons voir ceci, voir que sabsorber dans des trous noirs, ou mesurer leffet de linstruction sur la russite conomique nest pas seulement sattaquer une tche technique mais assumer un cadre culturel qui dfinit une grande partie de votre vie, quune ethnographie de la pense moderne commence sembler un projet impratif. Ces

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    rles que nous pensons occuper savrent tre des esprits que nous nous trouvons avoir (1986, 193). Plus concrtement, notre travail danalyse sappuie sur le recueil et linterprtation dvnements relats par des personnes particulires, leurs savoirs, et aussi leurs ressentis, tout ce qui peut toucher au monde sensible, perceptif, motionnel et qui construit in fine leur reprsentation du monde. Pour dvelopper ce que Geertz nomme lethnographie de la pense moderne, il existe selon lui nombre de thmes mthodologiques, emprunts lethnographie, et tout spcialement trois thmes qui sont lemploi de donnes convergentes, lexplication de classification linguistiques et lexamen du cycle de vie. Nous allons travailler dans cette optique. Les donnes convergentes sont des descriptions, des mesures, des observations, ce que vous voudrez, qui sont diverses, mme trs disparates, aussi bien en ce qui concerne le type et le degr de prcision et de gnralit, de faits non standardiss, recueillis selon lopportunit et reprsents de faon varies, qui nanmoins savrent sclairer lun lautre pour la simple raison que les individus dont ils sont les descriptions, les mesures ou les observations sont directement impliqus dans leurs vies mutuelles (1986, 195). Nous verrons ainsi que dans le choix de nos entretiens, comme dans la faon dont ils ont t mens, nous rapprochons des individus dont les reprsentations, les centres dintrts et les sensibilits sont proches. Occups des vies qui pourraient sembler diffrentes, dge et de milieu socioprofessionnel diffrents, leur mutualit se dessine dans leur rapport au monde, autrui et la Nature (pour reprendre le triptyque dvelopp par Le Breton, 1990). Leurs histoires personnelles, que leurs parcours soient construits dans lopposition une autorit, dans la fuite dun contexte, ou au contraire dans le prolongement dune ducation, les ont conduit choisir des engagements ou vivre pour eux des priorits qui ne sont pas celles de la majorit, qui ne sont tout simplement pas communes. Originaux, atypiques, passionns, souvent part et discrets, on ne peut les trouver ensemble. Ils ne sont pas occups ensemble, mais bien occups ou proccups par les mmes sujets. Cest ainsi que les donnes peuvent converger, dans la comprhension de ce quils font ou ce quils ont envie de faire, de ce quils sont, do ils viennent et o ils vont, pour clairer des faits sociaux plus larges ou comprendre le jeu social en cours. Nous prfrons parler leurs propos des chemins de vie mutuels. Chemins de vie de lindividu pris dans ce jeu social parce que nous voyons l aussi et surtout une histoire, un peu de leur histoire, qui un moment donn, au croisement de notre propre recherche, apporte des informations qui dpassent linstant en embrassant le pass et en ouvrant sur lavenir/ venir. Nous ne voyons ici quune partie dun tout complexe et changeant, mais nous pouvons dj, partir de bribes, construire un savoir, la fois indpendant et dpendant des autres savoirs, bref un savoir complmentaire. Cette recherche est centre sur les relations de lHomme la Nature. Comment dfinir la notion de Nature ? Dans cette dmarche dfinitoire, nous nous rapprochons de Geertz pour qui lintrt anthropologique (au sujet des catgories linguistiques) tend fixer lattention sur des termes cls qui semblent, quand leur sens est dball, clairer toute une faon daborder le monde () les

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    vocabulaires dans lesquels les diffrentes disciplines parlent delles-mmes entre elles naturellement me fascine, comme un moyen pour trouver accs aux sortes de mentalits qui sy exercent (1986, 196). Mais pour nous, il sagira de sintresser la faon dont les personnes parlent de la Nature, et si le mot nature est employ par tous, cest dans la ou les reprsentations quils en ont, dans des ralits plus complexes, que nous pourrons apprhender cette Nature. Parler de ce qui semble tre une vidence pour eux, montre au contraire la multiplicit du vocabulaire employe pour la dcrire, y compris au sein dune population enqute restreinte. Cette multitude de reprsentations permet de dpasser une vidence, non pas trompeuse, mais qui masque bien dautres ralits. Lintrt envers le cycle de vie de lindividu comprend tout la fois pour Geertz les phnomnes psychologiques, culturels et sociaux dans le contexte des carrires, les rites de passage, les liens entre gnrations, etc., qui du fait quils marquent des tats et des relations dont presque chacun fait lexprience, ont sembl fournir au moins des points fixs de faon raisonnable dans le tourbillon de mes matriaux. Il y a nombre de directions dans lesquelles cette faon de regarder les choses pourrait se montrer utile dans la pense sur la pense (1986, 192). Si Geertz prend pour exemple le modle de carrire dans les disciplines acadmiques, savoir que lon dbute au centre des choses pour aller vers les bords , nous pouvons aussi montrer que les tendances des individus pour un domaine particulier, si elles sont contrecarres par des vnements, finissent toujours par sexprimer et par faire converger vers elles toutes les autres choses. Mais cet intrt pour le cycle de la vie , se retrouve dj dans les donnes convergentes comme dans le vocabulaire et les reprsentations. Ces disciplines qui analysent lHomme souvrent sur des champs de recherches aussi divers quil y a de phnomnes tudier et de questions poser. Nous nous lanons sur un terrain dont nous pouvons entrevoir la fois toute la richesse et la complexit, mais aussi les cueils. Nous souhaitons dans notre recherche, rhabiliter, la faon de Balandier, cette dimension humaine, sensible : Avec la modernit, nous vivons dans une socit de plus en plus mtrise ou saffirme la supriorit du nombre, de la mesure, o lindividu semble rduit lexistence statistique pour constituer un effectif, un march, un public, un lectorat ou tout simplement un chantillon de sondage. Le recours anthropologique permet de rintroduire la considration qualitative, de reporter laccent sur le rapport du social aux valeurs, aux symboles, limaginaire et aux croyances, sur lexigence de diffrenciation. Ce recours conduit traiter de la question du sens du point de vue de lindividu et des collectifs, et non pas seulement de sen tenir lefficace et la performance (1993, 297). Pour raliser cette qute du sens, dune ralit parmi tant dautres, nous nous intresserons aussi et surtout des donnes de terrain moins rationnelles, a priori. Dans lesprit, nous rejoignons ici ce que nous propose Durand pour contrer ce quil nomme la dmythification de lhomme et qui accompagne un rationalisme et un objectivisme tout va, une phnomnologie de limaginaire teinte de crativit et de spontanit et o () il faut rviser, lorsquil sagit de comprhension anthropologique, nos dfinitions sectaires de la vrit. L plus quailleurs, il ne faut pas prendre notre

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    dsir particulariste dobjectivit civilise pour la ralit du phnomne humain. En ce domaine les mensonges vitaux nous apparaissent plus vrais et valables que les vrits mortelles. (1992, 494). 2.2. DE SOI A LAUTRE, ENJEUX DE LA METHODE SOCIOANTHROPOLOGIQUE

    2.2.1. Un travail en immersion dpasser lirrationnel et matriser lengagement Lanthropologue Rossi sest intress aux cultures traditionnelles non occidentales, aux liens entre le corps et le sacr autour des pratiques chamaniques, en valorisant le dialogue interculturel pour dpasser lopposition classique et occidentale entre lirrationnel dun ct et le rationnel de lautre (1995). Sa dmarche est sduisante, comment lappliquer non pas une ethnie mais des individus isols ? Comment exploiter une dmarche qui relve plus de lanthropologie, qui interroge une ethnie chamanique amrindienne, pour parler des rapports de lHomme la Nature au sein dune population la fois htroclite et peu nombreuse ? Pour Rossi Lexprience de terrain suffit-elle lgitimer le savoir anthropologique ? Trop souvent lautre devient instrument du spcialiste et prtexte de sa distinction : au-del de lantinomie sujet connaissant et objet de connaissance, se dgagent en effet nombre de dualits conceptuelles travers lesquelles schafaude la comprhension dautrui : mythe et raison, irrationnel et rationnel, vision intuitive et connaissance dductive ; le souci de se dtacher dun discours limit lobservation et la rcupration, devrait au contraire nous amener nous affranchir de nos propres valeurs et prjugs pour interroger nos connaissances comme nos limites (1995, 127). Nous avons rcolt de multiples informations provenant des entretiens et de notre immersion dans lunivers des en-quts13. Nous employons le mot univers parce que nous savons la multitude et la grandeur de chacun, tous uniques, avec des potentiels, des reprsentations, des savoir-faire, des expriences, une histoire, un affectif chacun se construit et grandit sa rythme, son niveau. Au travers de nos entretiens, nous ctoyons, nous rencontrons lAutre qui est dans une phase diffrente de la ntre cet instant prcis. Mme si nous sommes l pour recueillir son tmoignage, ses ides, ses motions, nous sommes aussi dans une position presque inconfortable parce quelle nous renvoie nos diffrences, et quen interrogeant la vie au travers de lAutre, invitablement nous nous interrogeons nous-mmes. Le travail se situe plusieurs niveaux : celui li directement notre recherche et la connaissance que nous souhaitons produire, et celui, non dtermin et parfois inconscient qui renvoie une forme de travail et dvolution intrieure. Cette volution est la ntre bien sr, mais aussi celle de lAutre qui nous la renvoie galement quand nous le retrouvons pour un nouvel 13 Lutilisation du tiret dans ce mot, comme pour celui de don-neur dinformations , sera explicite plus loin.

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    entretien, quelques semaines ou mois plus tard. Alors en prenant ce recul et une distance, nous mesurons la complexit, lextraordinaire richesse de la rencontre lAutre et Soi. Sopre un aller-retour dans une dynamique qui tend vers un quilibre, celui de son identit, un accord avec soi-mme et avec son environnement. Et ce sont alors aussi ces dsquilibres que nous pourrions percevoir, quand les dire ou les faits ne sont pas en totale correspondance avec ce qui nous est donn dentendre et dobserver, mais l encore prudence. Car nous ne sommes pas l pour juger ou pour mettre une quelconque critique mais bien pour faire merger ce que chacun est un moment donn, ce qui le diffrencie ou au contraire ce qui cre lalliance cet Autre tout prs, soit, le pourquoi et le comment de lunit ou de la diffrence, de ce qui est en mouvement pour aller dun tat vers un autre. Voici ce que nous pressentons de notre travail accompli. Des mois dexpriences pour nous plonger et tre au cur mme de leurs expriences, et de la ntre aussi. Et le rsultat est, lui aussi, reflet dun moment de notre vie. A linstar de Rossi nous tenons souligner que : la dmarche de lanthropologue, et la rflexion pistmologique qui en dcoule [Kilani, 1994] tend vers une conciliation entre irrationalit de lexprience et rationalit de la connaissance. Lapproche rflexive qui en est la base relie en effet indissociablement le produit scientifique la relation dfinie par le travail de terrain ; on revalorise ainsi la conception selon laquelle cette interaction relve moins de considrations thoriques que des enjeux pratiques quelle comporte (1995, 127). Les enjeux sont donc pour nous cette interface entre lAutre et Soi comme nous venons de lvoquer, mais ils se situent galement dans le procd selon lequel le terrain va venir enrichir et construire une connaissance des rapports de lHomme la Nature. Ce terrain est aussi celui de lirrationalit, cest--dire celui de nos limites percevoir, concevoir, et dans un premier temps, nous serons bien dans cette acceptation des faits. Car le terrain renvoie diffrentes situations : des discours et situations qui dpassent la raison, ou plutt ce qui ne peut tre expliqu aujourdhui scientifiquement, des reprsentations construites sur lintuitif et le sentiment de la diversit dans la vie, dans lesprit, dans la relation au monde, des vnements hors du commun, etc. Nous pouvons penser aussi que lHomme porte en lui des connaissances et des rponses quil ne parvient pas toujours atteindre et dcoder, peut-tre ne scoute-t-il pas assez, et quil sefforcera de montrer par la science, au travers des outils quil emploie -. Et ces obtenues (Latour, 2001, 49), nous aurons moins tenter de les expliquer en elles-mmes qu comprendre les circonstances et les effets quils induisent sur nos en-quts, ce qui va peut-tre tre dterminant pour les reprsentations et rapports eux-mmes, aux autres, lenvironnement, au monde. Sans oublier de prendre en compte nos propres connaissances et nos limites dans cette dmarche dapprofondissement, dans ce que nous pouvons induire et dduire dans la communication et les changes mais aussi dans nos expriences, sur le terrain, ce que nous allons partager avec lautre : accompagner, observer, partager, vivre par nous-mmes. Nous avons donc privilgi une dmarche dcoute et dattention importante pour laisser place toutes formes dexpressions, ce qui suppose dj pour nous

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    un investissement consquent ; puis, nous sommes alls directement sur le terrain des don-neurs dinformations, par un retour sur nos propres expriences mais aussi et surtout en nous immergeant au sens propre comme figur dans leur univers, presque comme une invite. Ouvrons ici une parenthse : car nous verrons que l, et nous ne dvelopperons pas ce point, il est des terrains et des expriences sur lesquels on ne sengage pas sans tre conscient des effets et consquences possibles. Mais cest souvent lexprience mme qui nous lapprend donc avec un effet retard . Et la sensibilit et le sens du discernement de chacun doivent crer la diffrence dans limmersion du terrain pour quil reste exprience et ne devienne pas preuve . Et cest pourquoi nous pouvons dire aujourdhui, avec le recul sur ces annes de recherches, que linvestissement et lengagement du chercheur ne sont pas de vaines paroles destines sduire ceux qui auront valuer notre travail mais du concret, vcu avec grande intensit parfois. Une recherche peut donc appartenir et rvler une phase importante de sa vie, nous lavions entendu, nous lavons vcu. La prise de recul ncessaire pour identifier ce dont nous avons eu besoin pour poursuivre a t importante et ncessaire. Dans sa dmarche anthropologique, Rossi a privilgi une lecture et une mise en perspective inductives, pour permettre dapprocher le fonctionnement du corps amrindien face au sacr travers le rcit dune confrontation heurte, contradictoire et parfois violente. Car pour parler du corps et du sacr dans le chamanisme des Virraritari, la construction du sens passe par la logique irrductible de lexprience (1995, 128). Nous prenons cette dmarche comme fondement de notre travail. Nous avons, au travers des entretiens, recueilli de multiples informations sur lesquelles sest construite notre connaissance. Pour cela, nous avons crois ces informations et tous les lments qui les entourent, sommes partis de cas singuliers, puis nous sommes alls chercher les confirmations pour passer progressivement du particulier au gnral ; nous avons relev des dtails, des vnements singuliers, et attendu quils sentrecroisent et raisonnent lun par rapport lautre, ou pas. Mais ce gnral reste li notre terrain, il demeure un point de vue, une comprhension des rapports de lHomme la Nature dans un champ dinvestigation unique et circonscrit mais porteur de nombreuses perspectives et ouvertures. 2.2.2. Anthropologie, sociologie, ethnologie De soi lautre ou de lautre soi ? O situons-nous notre recherche ? Elle porte les caractristiques dune anthropologie et dune ethnologie engages dans les relations lautre, en acceptant de comprendre du dedans ce qui sexprime de lextrieur, en acceptant de participer par lesprit et le corps des expriences, tre sur le terrain et dans le terrain. Mais il ne sagit pas non plus de cette anthropologie engage et embarque comme cest le cas pour la guerre dIrak, entre autres, car : Si lcrasante supriorit militaire et technologique amricaine suffit en effet gagner une guerre contre larme dun Etat, une bonne connaissance du terrain

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    humain est ncessaire pour contrler une population dans le contexte dune guerre non conventionnelle (Bonhomme, 2007)14. Et ceci se concrtise par le recours au renseignement ethnographique (ethnographic intelligence), singulire alliance du renseignement militaire et de lethnographie de terrain . Une anthropologie engage nest pas une anthropologie embarque. Parce que la barque, cest nous qui la menons, et si nous sommes au service dune cause, cest celle de lHomme et de la Nature. Il est vident que nous souhaitons approfondir la connaissance, de mme que le Human Terrain System est un nouveau programme de larme, conu pour amliorer la capacit des militaires comprendre lenvironnement socioculturel en Irak et en Afghanistan . Mais nous ne sommes pas sur un terrain mouvant, travaillant une cause et potentiellement au dtriment dune autre. Notre engagement est clair dans son but et dans ses moyens, et en particulier avec ceux que nous ctoyons et qui nous livrent parfois un peu, voire beaucoup, de leur intimit. On pourrait nous rtorquer que la manipulation de lautre mme inconsciente existe, certes. Mais il y a des limites que consciemment le chercheur ou la chercheuse en sciences humaines accepte ou pas. Nous savons que la libert individuelle, responsable, la bonne volont, la droiture sont des valeurs solides. Un lment favorable au maintien de cette forme de libert qui nous porte, est de ne rpondre aucune demande manant de qui que ce soit (appel doffre institutionnel par exemple) et nous navons pas dimpratif de rsultat. Nous pouvons avec le sourire souligner que ne sommes pas dans une affaire despionnage, au service des renseignements. Notre engagement est au maximum et dans lidal apolitique et a-religieux, juste au service de la connaissance, de lesprit curieux et explorateur, au service du dsir de comprendre lHomme. Et si notre travail permet denrichir dautres recherches et rflexions, de lancer des dbats, alors il a sa place et sa raison dtre. Sil apporte en aval dans le champ scientifique, en amont dans sa phase de construction, il aura jou un rle dans chaque entretien, dans cet entre-tenu, dans un lien temporaire tiss entre deux tres le temps dune rencontre, suffisamment intense pour crer en chacun une ouverture, mme minime, mais qui contribue au cheminement, dans des remises en cause, des questionnements, des ides nouvelles. Pour nous, lanthropologie ou lethnologie engage, cest avant tout celle du chercheur avec lAutre, et avec lui-mme. Et ce qui est en gage, cest dune part une satisfaction, celle dun travail accompli dans la rigueur, la souplesse et le plaisir, avec la clef un enrichissement diffrents niveaux, mais aussi une responsabilit de soi. Une responsabilit vis vis des valeurs sous-jacentes la construction de la connaissance, vis vis de lAutre, de lHomme et de la Nature. Et nous prcisons galement que lengagement personnel ne doit en rien rduire la comprhension de lAutre une unique subjectivit. Au contraire lobjectivit satteint aussi au travers de cette phase quand nous en comprenons bien tous les rouages, les jeux, les intentions, quand nous pouvons avec discernement rendre lisible, accessible et comprhensible notre recherche. Et ceci aura alors suppos un long travail de mrissement, de retour sur soi, de reconnaissance de ce que

    14 Julien Bonhomme, 4 dcembre 2007, revue Ides du Monde. Disponible sur : http://www.laviedesidees.fr/Anthropologues-embarques.html

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    nous sommes et de qui est lAutre. Alors nous acquiesons pleinement ce que diffrents auteurs ont point du doigt : certains notamment Clifford Geertz, pensent que ltude des cultures est ncessairement interprtative et expressive. Cest dire que lanthropologue est tout la fois un savant et un crivain. Et, dans ses uvres, il livre forcment, quil le veuille ou non, quil le sache ou non, une part de lui-mme, une partie de son autobiographie [Geertz, 1988 ; Clifford, 1996] (Dortier, 2004, 112). Nous avons approch des individus dans leur unit, leur unicit, pour faire merger des faons de sapproprier et de comprendre, de rinterprter le quotidien, la vie mme, ltre humain dans son rapport lui-mme, ce qui est en lui et autour de lui, loin des notions comme le progrs, le productivisme, le technicisme contemporain. Notre travail naura pas seulement pour objet de construire un systme explicatif dun phnomne de socit par exemple mais de faire merger des valeurs, des reprsentations, des faons de vivre, de percevoir, de croire, qui, bien quinterrogeant des personnes quelque peu atypiques , en marge de la pense commune, soulvent un souffle despoir, une sorte denvie, de respect auprs des autres. Cet atypisme ne lest peut-tre pas tant que cela, juste un moment donn, nos don-neurs dinformations soulignent deux mots clef : croire et sengager. Deux mots qui en sous-tendent bien dautres : tre, sentir, libert, et qui appellent du nouveau, du changement. Ce qui peut sembler parpill dun prime abord dvoile un fond commun, une forme de pense, de penser soi et le monde, dtre, dvoluer en lien troit pour ne pas dire intime avec la Nature. Cette identit culturelle que nous avons pu observer et notifier reste insaisissable et indfinissable dans sa totalit car, si elle est commune par nombre de ses caractristiques nos en-quts, elle reste pour chacun deux ce quil nous montre un moment prcis, toute volution et changement tant possible ou en cours. Si cette identit sest construite sur un ensemble dlments : parcours personnels, expriences hors du commun, histoires de vie, elle nous interroge sur le pourquoi, le comment de son apparition un moment donn, dans une phase donne, et avant tout ce quelle porte dauthentique et dessentiel pour les don-neurs dinformations, son essence mme, en lien direct avec la Nature et la nature humaine. En mme temps, en interrogeant les relations de lHomme la Nature, nous nous intressons et interrogeons un fait social qui semble dpasser une minorit pour prendre place au cur de ce qui concerne les tres humains un niveau global. Nous sommes la fois dans une tude prcise et fine des reprsentations dun homme ou dune femme, pour faire merger ce qui concerne finalement peut-tre tout individu, travers le temps et lespace, ce qui embrasse la totalit des tres. Et nous gardons lesprit que nous sommes tous uniques et singuliers, que nous ne pouvons rduire des caractristiques sociologiques gnrales ce qui relve fondamentalement de lexpression de lindividu, dun individu particulier. Nous allons porter toute notre attention sur lindividu, en tant qutre unique et, linstar de Hardy, nous pouvons dire : Si la notion de ralit peut varier dans ses fondements dune culture lautre, elle nest pas pour autant stable lintrieur dune culture, ni mme chez un individu particulier (1996, 7), que nombre de facteurs environnementaux, nombre de motifs personnels, nombre de

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    rencontres et entrecroisements entre lenvironnement et lindividu, seront entre autres dterminants dans ce qui un jour se vit, se pense, sexprime et sextriorise ou non. Toute cette stabilit et fluctuation la fois, nous devons les reconnatre et pouvoir les utiliser comme matire de notre recherche. Notre travail apporte des lments de comprhension sur lHomme, et ce qui nous permet daller du singulier au gnral, celui-ci restant circonscrit notre thmatique, nest pas tant dans la mthode choisie mais dans le contenu de ce que nous explorons. Et nous restons vigilante sur le fait de ne pas rduire la porte du Sens et linverse de ne pas faire de phnomnes parses une vrit unique. Nous tudions une forme de culture, voire de microculture, sans a priori, sans chercher lui donner une valeur vis--vis dautres formes de penses collectives ou individuelles mais nous essayons de comprendre les tenants et les aboutissants de ce quelle vhicule. Parler dune forme de microculture (Taurisson, 2003, 19), dune culture propre chacun (Cuche, 2004), permet aussi de considrer que lethnocentrisme, au sens entendu de cette part d excellence que lon accorde sa culture, est aussi un lment prsent chez nos don-neurs dinformations. Ils partagent en effet le sentiment dtre diffrents et rencontrent des lments qui renforcent ce quils vivent un moment donn. Ils se rassurent peut-tre sur le fait quils sont bien au bon endroit au bon moment, bien leur place, mme si celle-ci est parfois trs lcart des autres. Mais sils se sentent diffrents, ils ne se sentent pas suprieurs. Cette diffrence se serait forge sur des valeurs comme le respect de la vie, de soi et de lautre. Rien ici de nouveau, aucune rvlation, juste des mots que lon entend souvent, mais pour que les actes soient en harmonie avec ltre, le dire et le faire doivent cheminer ensemble. Et cest cet accord presque parfait que nous avons retrouv chez eux, mme sil reste fragile . Et puis si nous faisons cette remarque, nous lappliquons aussi nous-mmes, comme lavance Bourdieu : En fait, lethnologue se doit de parier lidentit pour trouver les vraies diffrences. Je suis convaincu quune certaine forme dethnocentrisme, si lon dsigne la rfrence sa propre exprience, sa propre pratique, peut tre la condition dune vritable comprhension ; condition bien sr que cette rfrence soit consciente et contrle. Nous aimons nous identifier un alter ego exalt () Il est plus difficile de reconnatre dans les autres, dapparence si trangers, un moi quon ne veut pas connatre. Cessant alors dtre des projections plus ou moins complaisantes, lethnologie et la sociologie conduisent une dcouverte de soi dans et par lobjectivation de soi quexige la connaissance de lautre (1985, 79). Individualits et communauts, identits et diffrences, la partie restant dans le Tout, la microculture englobe dans une culture, elle-mme au cur de luniversel. Humilit et grandeur, chacune leur mesure. 2.2.3. Anthropozoologie Nous trouvons dans lanthropozoologie, jeune discipline des Sciences Humaines, un champ dtude lintrieur duquel se dploie une partie de nos interrogations et recherches : comment lhomme communique et communie avec la Nature, et

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    tout particulirement la vie sauvage. Quelles expriences vit-il, quel sens leur donne t-il, quelle comprhension, quelle potentielle transformation dans la relation lautre, cet autre non humain ? Franklin dfinit ainsi lanthropozoologie : LAnthropozoologie est ltude des relations homme-animal. Le champ des relations homme-animal devient rapidement un des points sensibles des discussions dans les sciences sociales et commence attirer lattention de ce qui jusqu maintenant appartenait lenvironnement. Ceci inclut, par exemple, la philosophie et la sociologie des droits des animaux ; les animaux modifis gntiquement et la vie en laboratoire ; les histoires des relations homme-animal ; lalimentation animale et les risques ; les animaux, la nature et les espces ; les relations dgradantes dans la chasse et la pche sportives ; les animaux de compagnie et la sant ; les animaux domestiques, la domestication et lvolution en parallle de lhomme, les reprsentations des animaux et de lhomme (200715). Lintrt pour lanimal, la relation et les reprsentations que nous en avons, sont bien sr fonction du contexte socioculturel, historique, politique Ce que nous devons faire, cest incorporer lautre peuple, le peuple rampant, le peuple debout, et le peuple qui vole, et le peuple qui nage, dans nos commissions gouvernementales exprime Snyder (1996, 160). Ces dernires dcennies ont vu apparatre la promulgation de droits pour les animaux, des terrains de recherche visant valider une conscience lanimal, dpassant ainsi la reprsentation de lanimal machine ou idole (Cyrulnik, 2001). De nombreuses thories avaient permis lhomme moderne de se conforter dans sa position despce suprieure, la seule prouver des motions, possder une culture, et donc de justifier tous ses actes lencontre des autres espces vivantes. Mais ces repres ont chang, bouleversant notre position, notre rle, voire notre identit. Au point quil devient toujours plus dlicat de circonscrire ce qui est le propre de lhomme. De la mme faon que Norbert Elias tudiait lvolution des pratiques physiques dans un rapport la violence allant dans le sens dune euphmisation des murs (1974), nous pouvons, pour ce qui concerne nos socits occidentales au moins, noter une sensibilisation la souffrance animale et une transformation des habitudes et comportements lgard des animaux, constat qui pourrait relever du mme acabit. Le contraste est pourtant dimportance entre les animaux de compagnie et ceux utiliss en laboratoire, bien quil sagisse pourtant du mme animal mais l nest pas le sujet de notre recherche. Dans un tout autre registre, Mohandas Gandhi ira jusqu dclarer : La grandeur dune nation peut se juger la faon dont sont traits ses animaux (1996, 18516). Nier la vie animale a sans doute conduit nier parfois la vie humaine. Cest dire limportance du regard

    15 Traduction personnelle : Anthrozoology is the study of human-animal relations. The field of humananimal relations is fast becoming one of the hot areas of debate in the social sciences and is beginning to forge the sort of attention once held only by the environment. These include, for example, the philosophy and sociology of animal rights; genetically modified animals and laboratory life; histories of human-animal relations; animal foods, diets, and risk; animals, nature, and gender; consumptive relations in hunting end fishing sports; pets and health; companion animals, domestication, and human co-evolution and animals and human representation. 16 Cit par SIFAOUI Brigitte in Le livre des dauphins et des baleines , Luchon, Albin Michel, 1996, p.185

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    que lon porte sur lautre, la place quil occupe, ou quon lui accorde, ce qui sous-tend dj un droit que lon pensait ou pense avoir encore sur cet autre. Dans les tats-nations les possibilits de diffrences de sens et de pratique dans les relations homme-animal sont multiplies par les diffrences sociales qui dcoulent de la classe, dethnie, de rgion, de sexe et de religion (entre autres) (Franklin17, 2007). Si les relations de lhomme lanimal voluent un niveau collectif, cest surtout au niveau individuel que nous allons porter toute notre attention en analysant les rcits et expriences de celles et ceux qui ont vcu et vivent des relations atypiques avec les animaux et la Nature en gnral. Tel que M. SA.J., ancien chef dentreprise, qui depuis son naufrage o il a t secouru par des dauphins, se consacre la comprhension de ce quil vit avec ces animaux non humains :

    Jai mme initi une jeune femme qui voulait avoir un bb et qui ma demand dorganiser un voyage pour quelle puisse approcher les dauphins. Je voulais savoir vraiment pourquoi elle voulait rencontrer les dauphins, parce que actuellement, la delphinomania elle ma rpondu : parce que cest extrmement important dans lvolution de ma vie . A partir de l, on a discut longtemps, jai compris quelle avait besoin de la matrice, et l, pour cette personne ctait locan () Depuis le naufrage, jai des clefs qui me permittent daccder un langage et une communication entre lhomme et animal, la salle, la chambre secrte de la communication et l je rejoins Jacques Mayol qui lui aussi avait cet lment l .

    Ce tmoignage montre dj le pas franchi dans la relation lanimal qui nest plus objet de manipulation, de convoitise, de recherche exprimentale ou dlevage, mais cet autre avec qui on peut entrer dans une relation singulire. Une relation part, puisque dj le moyen de communiquer avec lui sera diffrent, mais aussi parce que la relation lanimal ne se fonde pas, en tout cas pour les en-quts, dans ce qui constitue souvent les rapports humains : domination, dpendance affective, etc. Mme si ces sentiments peuvent se retrouver dans la rencontre avec lanimal et lenjeu dune relation, ils ne sont pas les seuls motifs dune exprience qui amnent nos en-quts vivre cette relation autrement. La relation de lHomme la Nature soulve la question du regard sur lautre dans un premier temps, mais surtout et finalement du propre regard sur soi. Pour Franklin, notre socit contemporaine affirme limportance et la place dans notre quotidien de tout ce qui nest pas humain : machines, technologies, objets de toutes sortes. Ainsi, le statut de lanimal a pareillement volu et chang, encourageant la mise en place dtudes sociologiques sur la puissance des interactions animaux/hommes (2007). Quand len-qut dclare comment je comprenais les animaux, comment je parlais avec eux, comment jtais avec eux , nous entrapercevons lengagement personnel que cela implique, engagement qui

    17 Traduction personnelle : In modern nation-states the possibilities for differentiations in meaning and pratice in human-animal relations are multiplied by the social differentiations that stem from class, ethnicity, region, gender, and religion (amongst others) .

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    se situe dans ce qui lui est mme difficile exprimer. Une sociologie des relations homme-animal comprend galement l'utilisation des animaux et des catgories d'animaux dans l'laboration de dbats thiques et moraux (Franklin18, 2007). Nous pouvons situer notre recherche dans une rflexion anthropozoologique, mais, dans ce vaste champ de rflexion, nous la situerons avant tout dans la comprhension du pourquoi de la relation. Il sagit de prciser ce quelle apporte au niveau cognitif et motionnel, ce quelle transforme dans les reprsentations individuelles dans un premier temps au moins, et plus fondamentalement dans les interrogations sur lautre et sur soi. 2.3. LEGITIMITE DUNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE PAR LA VOIE

    DE LEMOTION ET DE LINTERSUBJECTIVITE - NECESSITE DUNE ORIGINALITE Mme si notre tude nemprunte pas uniquement une approche par la voie des motions et de lintersubjectivit, ces caractristiques la faonnent en grande partie. Cette dmarche, que nous dvelopperons dans la prsentation de nos entretiens, est certes un peu originale, mais elle est aussi prsente dans le travail de nombre dethnologues ou de sociologues, comme le prcise Geertz : La sociologie du savoir, dsignation un peu trop kantienne mon got, nest pas une question dassortir des varits de conscience des types dorganisation sociale, puis de sortir des flches causales de quelque part dans les recoins des secondes en direction des premires rationalistes portant des chapeaux carrs assis dans des pices carres pensant des penses carres, ils devraient essayer des sombreros, comme dit Stevenson. Cest une question de concevoir connaissance, motion, motivation, perception, imagination, souvenir nimporte quoi, comme tant, en elles-mmes et directement, des affaires sociales (1986, 190). Nous prenons en effet le parti de Zuckerman qui considre la recherche personnelle des motions comme un trait de la personnalit et de Channouf qui prcise que les motions ne sont pas arbitraires. Elles correspondent bien des logiques qui se situent aussi bien sur le plan social et culturel que sur le plan psychosociologique individuel. Elles semblent avoir une rationalit quil faut chercher diffrents niveaux darticulation biopsychosociale. Aussi, nombreux sont les chercheurs en psychologie, en neurosciences mais aussi en philosophie et en anthropologie qui ont avanc diffrentes hypothses sur leurs utilits et leurs fonctions (2002, 59). Il nest pas question ici dopposer une mthodologie, une approche de la connaissance une autre, mais de montrer que notre dmarche et notre travail, mme sils ne sont pas conformes une tendance dominante dans les recherches scientifiques, voire sinscrivent dans une voie diffrente, ont aussi leur place dans la comprhension de lhumain, de lindividu mme, de son rapport autrui et au milieu dans lequel il volue. Nous souhaitons exploiter ce qui fait la

    18 Traduction personnelle A sociology of human-animal relations also includes the use made of animals and categories of animals in framing moral and ethical debates.

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    particularit du chercheur, sa faon dtre, pour exprimenter une faon de faire, de faire diffremment non pas pour sopposer, mais par soucis dune approche diffrente, complmentaire, et donc enrichissante. Nous nous sommes efforce de travailler sur cette intersubjectivit dcrite ainsi par Geertz : Mais il y a beaucoup plus dire au sujet de lintersubjectivit, comment des individus distincts en viennent, ou nen viennent pas, concevoir des choses semblables de faon raisonnablement semblables () Lethnographie de la pense, comme tout autre sorte dethnographie, est un effort non pour exalter la diversit mais pour la prendre srieusement comme tant elle-mme objet de description analytique, de rflexion et dinterprtation. Et comme telle elle ne pose de menace pour lintgrit de notre fibre morale (1986, 192). Cette comprhension de lautre diffrent, si ce nest droutant, est loeuvre dans les recherches sur le discours africain propos des phnomnes paranormaux dcrits par Hebga Meinrad. Il a dmontr la rationalit de ce discours en soulignant pertinemment que Nos peuples baignent encore, sans doute, dans un climat de terreur qui leur fait voir partout des dangers de toutes sortes mais suffit-il de leur donner tort au nom de la modernit ? (1998, 10). De la mme faon, nous voulons montrer quun discours construit sur les motions, le ressenti, nest pas rejeter : il permet au contraire de connatre de lintrieur, comme un effort dlucidation sur des comportements rels et des reprsentations individuelles et collectives. 2.4. UN TRAVAIL QUI SE CONSTRUIT PLUS SUR CE QUI RASSEMBLE

    QUE SUR CE QUI DISSEMBLE Nous allons, au travers des entretiens, rencontrer de nombreux lments communs dans les rapports des en-quts la Nature ; nos entretiens dinvestigation nous ont en effet laiss entrevoir ce qui allait tre rcolt. Toute vrit nest que provisoire et est amene tre dpasse nouveau. De l, intervient le principe de contradiction comme moteur pour dfier et relancer la connaissance, pour enclencher le processus de rflexion nouvelle. Or, ce moment de la contradiction sera essentiellement dans notre travail un tmoin dalerte pour ne pas tomber dans les excs dune ide dfinitive, dun positionnement absolu. Et cest alors pas pas, dans la complmentarit, dans la similitude, que nous avons construit cette connaissance. Et cette similitude sera un terme plus fort que ressemblance, indiquant quil y a entre deux ou plusieurs choses des lments qui les rapprochent de faon vidente et universelle (Cournot19, 1980, 332). Dpasser les ncessaires contradictions et sappuyer sur les similitudes pour comprendre comment lhomme construit sa relation la Nature, dans ses peurs comme dans ce qui le lie intimement elle. Ainsi, dans lesprit de Bergeron, nous pouvons avancer que notre travail sinscrit dans Cette recherche dharmonie cosmique (qui) suppose un mode de connaissance qui procde par la communion du sujet connaissant avec lobjet

    19 Cit in Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines , Morfaux Louis-Marie, Paris, Colin, 1980

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    connu. Ce qui introduit la subjectivit dans lacte de connatre et finit par dissoudre les antithses foi/raison, mythe/concept, science/conscience, mort/vie qui aboutissent des dualits mortifres. Le principe de contradiction est relay par le principe de complmentarit qui, lui, cherche les correspondances, fait des rapprochements, dcouvre des similitudes et dpiste des harmonies (1999, 242). 3. SUR LE PLAN PRATIQUE 3.1. IDEE CHARNIERE DE CETTE ETUDE Lhomme par son activit le dominer risque de saliner le monde ; il doit chaque instant, et voil la fonction de lartiste, par les uvres de sa paresse se le rconcilier .

    Ponge20 Nous souhaitons, par le biais de notre recherche, approfondir la comprhension des relations entre lHomme et la Nature, en lucider les dysfonctionnements, peut-tre tenter de rhabiliter une autre reprsentation de la Nature et la place que lHomme y occupe. Finalement participer, notre niveau, cette prise de conscience ncessaire par rapport lenvironnement, aux rapports avec les diffrentes formes de vie, car aujourdhui, la menace cologique nest plus une ide avant-gardiste, les destructions faunistiques et flor