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DROIT CONSTITUTIONNEL I
Cours de M. le Professeur Mathieu DISANT
Travaux dirigés de M. Arnaud BONISOLI
Séance 4 : Justice constitutionnelle :
le modèle américain
Documents :
A) Les fondements du modèle américain
Document 1 : Constitution des Etats-Unis d’Amérique 17 Septembre 1787 Document 2 : Stephen ( S.), Le Fédéraliste, 1787-1788 ( extrait ), in Chatelêt ( F.) ,
Duhamel ( O.) et Pisier ( E.), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris : PUF-Quadrige,2001, pp. 312-313
Document 3 : Lettre LXXVIII du Fédéraliste ( Hamilton ) in Hamilton (A.), Jay ( J.) et Madison(J.),Le Fédéraliste, Paris : V.Giard E.Brière,1902
Document 4 : Cour Suprême des Etats-Unis, Marbury v. Madison 5 U.S. (1 Cranch) 137 (1803) (Trad. Pr. E. Zoller)
B) Les suites de la décision Marbury v. Madison
Document 5 : Cour suprême des Etats-Unis, Brown v. Board of Education of Topeka 347 U.S. 483 (1954) (Trad. Pr. D. Baranger) Opinion de la Cour, lue par le Président Warren.
Document 6 : Cour suprême des Etats-Unis, Cooper v. Aaron 358 U.S. 1 (1958) (Trad. Pr. E. Zoller) Opinion de la Cour, du Président Warren et des juges Black, Frankfurter, Douglas, Burton, Clark, Harlan, Brennan et Whittaker
Document 7 : Cour suprême des Etats-Unis, City of Boerne v. Flores 521 U.S. 507 (1997) Opinion de la Cour, lue par le juge Kennedy
Exercices :
Vous analyserez chacun des documents présentés. Dissertation : La Cour suprême des Etats-Unis
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A) Les fondements du modèle américain
Document 1 : Constitution des Etats-Unis d’Amérique 17 septembre 1787 (Extraits)
ARTICLE I
(…)
Section 8. Le Congrès aura le pouvoir :
(…)
De constituer des tribunaux inférieurs à la Cour suprême ;
(…)
ARTICLE II
(…)
Section 2. (…)
[Le Président des Etats-Unis] aura le pouvoir, sur l'avis et avec le consentement du Sénat, de conclure des
traités, sous réserve de l'approbation des deux tiers des sénateurs présents. Il proposera au Sénat et, sur
l'avis et avec le consentement de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les
consuls, les juges à la Cour suprême, et tous les autres fonctionnaires des Etats-Unis dont la nomination
n'est pas prévue par la présente Constitution, et dont les postes seront créés par la loi. Mais le Congrès
pourra, lorsqu'il le jugera opportun, confier au président seul, aux cours de justice ou aux chefs des
départements, la nomination de certains fonctionnaires inférieurs.
(…)
ARTICLE III
Section 1. Le pouvoir judiciaire des Etats-Unis sera conféré à une Cour suprême et à telles cours
inférieures dont le Congrès pourra de temps à autre ordonner l'institution. Les juges de la Cour suprême et
des cours inférieures conserveront leurs charges aussi longtemps qu'ils en seront dignes et percevront, à
échéances fixes, une indemnité qui ne sera pas diminuée tant qu'ils resteront en fonctions.
Section 2. Le pouvoir judiciaire s'étendra à tous les cas de droit et d'équité ressortissant à la présente
Constitution, aux lois des Etats-Unis, aux traités déjà conclus, ou qui viendraient à l'être sous leur autorité ;
à tous les cas concernant les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls ; à tous les cas
relevant de l'Amirauté et de la juridiction maritime ; aux différends auxquels les Etats-Unis seront partie ;
aux différends entre deux ou plusieurs Etats, entre un Etat et les citoyens d'un autre, entre citoyens de
différents Etats, entre citoyens d'un même Etat revendiquant des terres en vertu de concessions d'autres
Etats, entre un Etat ou ses citoyens et des Etats, citoyens ou sujets étrangers.
Dans tous les cas concernant les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, et ceux auxquels
un Etat sera partie, la Cour suprême aura juridiction de première instance sur la date de leur ajournement,
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elle aura juridiction d'appel, et pour le droit et pour le fait, sauf telles exceptions et conformément à tels
règlements que le Congrès aura établis.
Tous les crimes, sauf dans les cas d'« impeachment », seront jugés par un jury. Le procès aura lieu dans
L’état où lesdits crimes auront été commis, et, quand ils ne l'auront été dans aucun, en tel lieu ou place que
le Congrès aura fixé par une loi.
Section 3. Le crime de trahison envers les Etats-Unis ne consistera que dans l'acte de faire la guerre
contre eux, ou de se ranger du côté de leurs ennemis en leur donnant aide et secours. Nul ne sera
convaincu de trahison, si ce n'est sur la déposition de deux témoins du même acte manifeste, ou sur son
propre aveu en audience publique.
Le Congrès aura le pouvoir de fixer la peine en matière de trahison, mais aucune condamnation de ce chef
n'entraînera ni mort civile, ni confiscation de biens, sauf pendant la vie du condamné.
ARTICLE VI, ALINEA 2 ET 3
La présente Constitution, ainsi que les lois des Etats-Unis qui en découleront, et tous les traités déjà
conclus, ou qui le seront, sous l'autorité des Etats-Unis, seront la loi suprême du pays ; et les juges dans
chaque Etat seront liés par les susdits, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des
lois de l'un quelconque des Etats.
Les sénateurs et représentants susmentionnés, les membres des diverses législatures des Etats et tous les
fonctionnaires exécutifs et judiciaires, tant des Etats-Unis que des divers Etats, seront tenus par serment
ou affirmation de défendre la présente Constitution ; mais aucune profession de foi religieuse ne sera
exigée comme condition d'aptitude aux fonctions ou charges publiques sous l'autorité des Etats-Unis.
Document 2 : Le Fédéraliste (Présentation du Dictionnaire des œuvres politiques – Extrait)
« Le 17 septembre 1787, le nouveau projet constitutionnel voté par la
Convention de Philadelphie fut soumis à la délibération du peuple américain
dans les conventions des Etats. Afin de gagner l’opinion publique au projet,
Alexander Hamilton, chef de file des forces en faveurs de la ratification dans
l’Etat de New York – où la campagne des délégués à la convention fut
particulièrement vive – fit appel aux contributions de James Madison et de John
Jay pour une série de lettres adressées au peuple de cet Etat, devant exposer et
défendre les principes de la future constitution. Le Fédéraliste, une série de 85
essais des trois auteurs parue de 1787 à 1788 sous le nom de Publius dans les
journaux new-yorkais, fut la forme finale que prit ce projet.
Bien que l’influence politique réelle de l’œuvre soit controversée, la présence à
Philadelphie de ses deux principaux contributeurs – Hamilton et surtout
Madison, le “père de la Constitution” – justifie l’importance que l’on accorde
encore aujourd’hui au chef-d’œuvre de la pensée fédéraliste, jugé, selon
Jefferson et Madison eux-mêmes, comme “l’exposition la plus authentique du
texte de la Constitution fédérale, tel qu’il a été conçu par le corps qui l’a préparé
et par l’autorité qui l’a accepté” (Madison).
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Le Fédéraliste figure ainsi, avec la Déclaration d’Indépendance de 1776 et la
Constitution de 1787 elle-même, parmi les textes “sacrés” issus de la fondation
de la République américaine. Il a servi depuis, en tant que lieu privilégié de
l’exposition de la pensée politique et juridique des pères fondateurs, non
seulement d’autorité incontestable aux décisions de la Cour suprême, mais
également de point de départ indispensable à toute étude de la culture politique
de l’époque. »
Stephen (S.), Le Fédéraliste, 1787-1788 (extrait), in
Châtelet (F.), Duhamel (O.) et Pisier (E.), Dictionnaire des œuvres politiques,
Paris : PUF-Quadrige, 2001, pp. 312-313.
Document 3 : Lettre n°LXXVIII du Fédéraliste (Hamilton) in Hamilton (A.), Jay (J.) et Madison (J.). Le Fédéraliste, Paris : V. Giard & E. Brière, 1902 (Traduction de Gaston Jèze)
Au peuple de l’Etat de New York :
Nous allons maintenant procéder à un examen du département judiciaire du gouvernement proposé.
En exposant les défauts de la Confédération existante, nous avons clairement indiqué l’utilité et la
nécessité d’une judicature fédérale. Il n’est pas besoin de récapituler les considérations que nous avons fait
valoir, attendu que l’utilité de cette institution en elle-même n’est pas contestée ; les seules questions qui se
soient posées sont relatives à son organisation et à son étendue. C’est donc à ces points que se bornent
nos observations. L’organisation du département judiciaire embrasse, semble-t-il, les différents objets
suivants : 1° le mode de nomination des juges ; - 2° la tenure suivant laquelle ils occuperont leur places ; -
3° le partage de l’autorité judiciaire entre les différentes cours et leurs rapports mutuels.
Premièrement. Quant au mode de nomination des juges ; elle est la même que celle des fonctionnaires de
l’Union en général, et elle a été si pleinement discutée dans les deux derniers numéros, que rien ne pourrait
être dit à cet égard, qui ne fût une inutile répétition.
Deuxièmement. En ce qui touche la tenure suivant laquelle les juges tiendront leurs places : ceci regarde
principalement la durée du temps pendant lequel ils conserveront leurs fonctions, leurs émoluments, et les
précautions prises pour assurer leur responsabilité.
Suivant le plan de la Convention, tous les juges qui seront nommés par les Etats-Unis occuperont leurs
fonctions tant qu’ils se conduiront bien (during good behaviour) ; ce qui est conforme aux meilleures des
Constitutions des Etats, et, parmi les autres, à celle de cet Etat (New York). En combattant l’utilité de
cette règle, les adversaires de ce projet ont donné une nouvelle preuve de cette fureur de contradiction, qui
égare leur imagination et leur jugement. La condition d’une bonne conduite, pour le maintien en fonction
des juges, est certainement l’une des plus précieuses inventions modernes en matière de gouvernement.
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Dans une monarchie, c’est une excellente barrière au despotisme du prince ; dans une république, ce n’est
pas un obstacle moins salutaire aux usurpations et à la tyrannie du Corps représentatif. Et c’est le meilleur
moyen qu’on puisse imaginer dans un gouvernement pour assurer une prompte, juste et impartiale
administration des lois.
Quiconque considérera attentivement les différents départements du pouvoir apercevra que, dans un
gouvernement où ils sont séparés les uns des autres, le Judiciaire, par la nature de ses fonctions, sera
toujours le moins redoutable pour les droits politiques de la Constitution, parce qu’il sera le moins en état
de les contrarier ou de les violer. L’Exécutif non seulement dispense les honneurs, mais encore tient l’épée
de la communauté. La législature non seulement tient la bourse, mais encore prescrit les règles qui fixent
les droits et les devoirs des citoyens. Le Judiciaire, au contraire, n’a influence ni sur l’épée, ni sur la bourse ;
il ne dirige ni la force, ni la richesse de la société ; et il ne peut prendre aucune résolution active. On peut
dire avec raison qu’il n’a ni force, ni volonté, mais un simple jugement ; et c’est, en définitive, du secours du
bras exécutif que dépend l’efficacité de ses jugements.
Ce simple aperçu de la matière suggère d’importantes conséquences. Il en résulte incontestablement que le
Judiciaire est sans comparaison le plus faible des trois départements du pouvoir1 ; qu’il ne peut jamais
attaquer avec succès l’un des deux autres ; et qu’il faut prendre tout le soin possible de la mettre en état de
se défendre lui-même contre leurs attaques. Il en résulte encore que quoique les cours de justice puissent
quelque fois exercer une oppression individuelle, elles ne peuvent mettre en danger la liberté générale du
peuple ; je veux dire tant que le Judiciaire reste entièrement séparé à la fois de la législature et de l’Exécutif.
Car je conviens « qu’il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est séparée de la puissance législative
et de l’exécutrice »2. Il en résulte enfin que, comme la liberté ne peut avoir rien à craindre du Judiciaire
seul, mais aurait tout à craindre de son union avec l’un des autres départements ; que comme la
dépendance où il serait de l’un de ces deux derniers départements produirait les mêmes effets que leur
union malgré une séparation nominale et apparente ; que, comme à raison de la faiblesse naturelle du
Judiciaire, celui-ci est exposé continuellement au danger d’être subjugué, intimidé ou influencé par les
branches coordonnées ; et que comme rien ne peut autant contribuer à sa force et à son indépendance que
la permanence dans la fonction, cette qualité doit donc être regardée avec raison comme un élément
essentiel de son organisation, et, dans une large mesure, comme la citadelle de la justice et de la tranquillité
publiques.
L’indépendance complète des cours de justice est particulièrement essentielle dans une Constitution
limitée. Par Constitution limitée j’entends celle qui contient certaines exceptions déterminées à l’autorité
législative ; comme, par exemple, la défense de passer des bills d’attainder, des lois ex post-facto, etc. Des
limitations de ce genre ne peuvent être maintenues en pratique que par l’entremise des cours de justice
dont le devoir doit être de déclarer nulles toutes les lois manifestement contraires aux termes de la
Constitution. Sans cela, toutes les réserves de droits ou de privilèges particuliers seraient sans valeur.
Il s’est élevé des doutes sur les droits des tribunaux de déclarer nuls les actes législatifs comme contraires à
la Constitution, sous prétexte que ce système impliquerait une supériorité du Judiciaire sur le pouvoir
législatif. On a dit que l’autorité qui peut déclarer nuls les actes d’une autre autorité, doit être
nécessairement supérieure à celle dont les actes peuvent être annulés. Comme cette doctrine est d’une
grande importance pour toutes les Constitutions Américaines, il ne sera pas hors de propos de discuter
brièvement les raisons sur lesquelles elle repose.
1 L’illustre Montesquieu, en parlant d’eux, dit : « des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle ». Esprit des lois (…).
2 Ibidem.
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Il n’est pas de proposition plus évidemment vraie que tout acte d’une autorité déléguée, contraire aux
termes de la commission en vertu de laquelle elle est exercée, est nul. Donc, nul acte législatif, contraire à
la Constitution, ne peut être valable. Nier cela, ce serait affirmer que le délégué est supérieur à son
commettant, que le serviteur est au-dessus de son maître ; que les représentants du peuple sont supérieurs
au peuple lui-même ; que des hommes qui agissent en vertu des pouvoirs peuvent faire non seulement ce
que ces pouvoirs ne les autorisent pas à faire, mais encore ce qu’ils leur défendent.
Si l’on dit que le Corps législatif est lui-même le juge constitutionnel de ses pouvoirs, et que
l’interprétation qu’il en fait est concluante pour les autres départements, on peut répondre que ce ne peut
être là la présomption naturelle, à moins que la Constitution ne le décide par quelques dispositions
spéciales. On ne peut guère supposer que la Constitution entende donner aux Représentants du peuple le
droit de substituer leur volonté à celle de leurs commettants. Il est bien plus rationnel de supposer que les
tribunaux ont été désignés pour être un Corps intermédiaire entre le peuple et la législature, à l’effet, entre
autres choses, de maintenir la dernière dans les bornes assignées à son autorité. L’interprétation des lois est
la fonction propre et particulière des tribunaux. Une Constitution est, en fait, et doit être regardée par les
juges comme une loi fondamentale. Dès lors, c’est à eux qu’il appartient d’en déterminer le sens, aussi bien
que le sens de toute loi particulière émanant du Corps législatif. S’il se trouve entre les deux une
contradiction absolue, celle qui a un caractère obligatoire et une valeur supérieure doit naturellement être
préférée ; ou, en d’autres termes, la Constitution doit être préférée à la loi, l’intention du peuple à
l’intention de ses agents.
Cette conclusion ne suppose nullement une supériorité du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. Elle
suppose seulement que le pouvoir du peuple est supérieur à tous deux, et que, lorsque la volonté de la
législature, exprimée dans ses lois, est en opposition avec celle du peuple, déclarée dans la Constitution,
c’est la dernière plutôt qu’aux premières que les juges doivent obéir. Leurs décisions doivent être réglées
par les lois fondamentales, plutôt que par celles qui ne sont pas fondamentales.
Il y a de fréquents exemples de cet exercice du pouvoir judiciaire qui consiste à décider entre deux lois
contradictoires. Il n’est pas rare que deux lois existant en même temps se contredisent en tout ou en
partie, et qu’on ne puisse trouver dans l’une ni dans l’autre quelque clause, quelque terme dérogatoire.
Dans ce cas, c’est la mission des juges d’en déterminer et d’en fixer le sens et l’effet. S’il est possible de les
accorder par une interprétation raisonnable, la raison et le droit sont d’accord pour dire qu’il doit être fait
ainsi ; si cela est impossible, il devient nécessaire de donner effet à l’une à l’exclusion des autres. La règle
admise dans les tribunaux pour déterminer leur valeur respective est de préférer la dernière en date. C’est
là une simple règle d’interprétation, qui ne découle pas d’une loi positive, mais de la nature des choses et
de la raison. C’est une règle qui n’est pas prescrite aux tribunaux par une disposition législative, mais qu’ils
ont eux-mêmes adoptée dans l’interprétation des lois, comme ligne de conduite conforme à la vérité et au
bon sens. Ils ont cru raisonnable qu’entre deux lois contradictoires d’une même autorité, celle qui contenait
l’expression de sa dernière volonté devait avoir la préférence.
Mais relativement aux actes contradictoires d’une autorité supérieure et d’une autorité subordonnée, d’un
pouvoir originaire et d’un pouvoir dérivé, la nature des choses et la raison prescrivent de suivre une règle
contraire. Elles nous enseignent que l’acte antérieur d’une autorité supérieure doit être préféré à l’acte
subséquent d’une autorité supérieure et subordonnée ; et qu’en conséquence, toutes les fois qu’une loi
particulière contredit la Constitution, c’est le devoir des tribunaux judiciaires d’obéir à la Constitution et de
laisser de côté la loi.
Il serait sans valeur de dire que les tribunaux, sous prétexte de contradiction, pourront substituer leur
propre volonté aux intentions constitutionnelles de la législature. Ceci peut aussi bien arriver dans le cas de
deux lois contradictoires ; la même chose peut arriver encore dans l’application d’une même loi. Les
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tribunaux doivent déclarer le sens de la loi ; s’ils sont disposés à exercer leur volonté au lieu de leur jugement,
ils pourront également substituer leur volonté à celle du Corps législatif. Si cette observation prouvait
quelque chose, elle prouverait qu’il ne doit pas exister de juges séparés du Corps législatif.
Si donc les Cours de justice doivent être considérées comme les remparts d’une Constitution limitée
contre les usurpations législatives, cette considération apportera un argument puissant en faveur de la
tenure permanente des fonctions judiciaires, puisque rien ne contribuera autant à assurer aux juges cet
esprit d’indépendance qui doit être essentiel pour remplir fidèlement une fonction si difficile.
Cette indépendance des juges est également nécessaire pour garantir la Constitution et les droits des
individus contre l’effet de ces dispositions malfaisantes que les artifices d’hommes mal intentionnés ou
l’influence de quelque circonstance particulière font quelque fois germer dans l’esprit du peuple, et qui,
quoique bientôt détruites par une information meilleure et par une réflexion plus mûre, tendent,
cependant, à introduire dans le gouvernement des innovations dangereuses, et à faire opprimer gravement
le parti le plus faible de la nation. J’aime à croire que les partisans de la Constitution proposée ne
s’accorderont jamais avec ses ennemis pour mettre en question ce principe fondamental du gouvernement
républicain, qui reconnaît dans le peuple le droit de changer ou d’abolir la Constitution existante, lorsqu’il
la croit contraire à son bonheur ; cependant, il ne faut pas conclure de ce principe, que les Représentants
du peuple, toutes les fois que la majorité de leurs commettants manifestera une volonté momentanée
contraire aux dispositions de la Constitution existante, soient, par là, autorisés à violer ces dispositions ; ni
que les tribunaux soient plus obligés d’accéder à des infractions de ce genre, que si elles résultaient
entièrement des cabales du Corps représentatif. Jusqu’à ce que le peuple ait, par un acte solennel et légal,
annulé ou changé la forme établie, il doit y être collectivement et individuellement soumis ; et ni
présomption, ni connaissance de ses sentiments ne peut autoriser ses Représentants à s’en écarter, avant
cet acte. Mais il est aisé de voir qu’il faut aux juges un degré de courage peu commun, pour se conduire en
fidèles défendeurs de la Constitution, lorsque les empiètements législatifs sont encouragés par la majorité
de la nation.
Ce n’est pas seulement relativement aux infractions à la Constitution, que l’indépendance des juges peut
être un remède essentiel contre les effets des dispositions fâcheuses qui peuvent naître dans la société.
Quelque fois, ces dispositions ne tendent qu’à violer les droits privés d’une classe particulière de citoyens
par des lois injustes et partiales. La fermeté des juges est alors de grande importance pour adoucir la
sévérité et restreindre l’effet de pareilles lois. Cela non seulement servira à atténuer les inconvénients
immédiats des lois qui peuvent avoir été votées, mais encore cela servira de frein au Corps législatif pour
l’empêcher d’en voter de semblables ; voyant que les scrupules des juges mettront toujours obstacle à
l’exécution de ses injustes projets, il sera en quelque sorte forcé, par le désir même d’assurer le succès de
l’injustice qu’il médite, de modérer ses tentatives. C’est là une circonstance qui aura plus d’influence qu’on
ne pense sur le caractère de nos gouvernants. On a déjà éprouvé, dans plus d’un Etat, les avantages de
l’intégrité et de la modération du Judiciaire ; et malgré le déplaisir de ceux dont cette conduite a trompé la
sinistre attente, elle doit avoir commandé l’estime et l’approbation de tous les hommes vertueux et
désintéressés. Les hommes réfléchis, de toutes sortes, doivent apprécier tout ce qui peut produire et
fortifier cette disposition dans les tribunaux ; car aucun homme ne peut être sûr de ne pas être demain la
victime d’un esprit d’injustice dont il peut profiter aujourd’hui. Et tout homme doit sentir maintenant que
l’inévitable tendance d’un tel esprit est de saper les fondements de toute confiance publique et privée, et
d’y substituer la défiance et la détresse générales.
Cet attachement inflexible et uniforme aux droits de la Constitution et aux droits des individus que nous
voyons être indispensables dans les Cours de justice ne peut certainement être attendu de juges qui ne
tiendraient leurs offices que d’une commission temporaire. Des nominations périodiques, de quelque
manière qu’elles fussent réglées, par quelques personnes qu’elles fussent faites, seraient, de façon ou d’une
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autre, fatales à leur indépendance nécessaire. Si le pouvoir de nomination était confié à l’Exécutif ou à la
législature, il y aurait à craindre une complaisance regrettable des juges pour la branche qui posséderait ce
pouvoir ; si tous les deux en étaient investis, les juges ne voudraient pas encourir le risque de déplaire à
l’un et à l’autre ; si le droit de nomination était réservé au peuple, ou à des personnes spécialement choisies
pour cet objet, il y aurait, chez le juge, un trop grand désir d’acquérir de la popularité pour espérer qu’il ne
consulterait jamais que la Constitution et les lois.
Il y a un nouveau motif plus puissant encore en faveur de la permanence des offices judiciaires ; il résulte
de la nature des qualités que ces fonctions exigent. On a remarqué souvent avec beaucoup de raison,
qu’un code volumineux de lois est l’un des inconvénients attachés aux avantages d’un gouvernement libre.
Pour éviter l’arbitraire dans les tribunaux, il faut que les juges soient liés par des règles strictes et par des
précédents qui leur indiquent leur devoir dans tous les cas particuliers qui peuvent se présenter devant
eux ; l’on se convaincra aisément que la multitude de questions que font naître la folie et la méchanceté
des hommes doit donner une extrême étendue aux registres où ces précédents sont consignés et nécessiter
un long et pénible travail pour en acquérir la connaissance complète. Il résulte de là qu’il n’est, dans la
société, qu’un petit nombre d’hommes qui soient assez versés dans le droit pour remplir dignement les
fonctions de juges. Si l’on réfléchit suffisamment à la perversité de la nature humaine, on trouvera que le
nombre est bien moins grand encore de ceux qui, aux connaissances requises, unissent l’intégrité
nécessaire. Ces considérations nous apprennent que le gouvernement n’aura pas un grand choix
d’hommes compétents et qu’une durée limitée des fonctions judiciaires, – qui naturellement empêcherait
ces hommes d’abandonner la profession lucrative de praticiens pour accepter un siège dans la
magistrature, – tendrait à remettre l’administration de la justice à des mains moins capables et moins
qualifiées pour en remplir avec utilité et dignité les fonctions. Dans les circonstances où se trouvent
actuellement ce pays et dans celles où il se trouvera encore pendant un temps fort long, ces inconvénients
seraient plus grands qu’on ne le croit à première vue ; mais il faut avouer qu’ils sont moins grands encore
que ceux qui se présentent sous d’autres aspects.
En somme, on ne peut douter que la Convention n’ait agi sagement en prenant pour modèle les
Constitutions qui ont fait dépendre de la bonne conduite (good behaviour) la durée des fonctions judiciaire ; loin
de mériter aucun reproche à cet égard, son plan eût renfermé un vice inexcusable, s’il n’eût consacré cette
institution essentielle à tout bon gouvernement. L’expérience de la Grande-Bretagne nous fournit un
commentaire éclatant de l’excellence de l’institution.
PUBLIUS.
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Document 4 : Cour Suprême des Etats-Unis, Marbury v. Madison 5 U.S. (1 Cranch) 137 (1803) (Trad. Pr. E. Zoller) Extrait
(…)
La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une question
d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis ; mais, fort heureusement, dont la difficulté est moindre que celui-ci.
Pour la résoudre, il n’est besoin que de rappeler certains principes depuis longtemps établis.
Que le peuple ait le droit originaire d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui,
permettront d’atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La
mise en œuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être
répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme
fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir qu’exceptionnellement,
les principes en question sont conçus pour être permanents.
La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs
compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne devront pas
dépasser.
Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir législatif sont
définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées que la Constitution est
écrite. A quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites
pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu’elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces
limites ne s’imposent pas aux personnes qu’elles obligent et lorsque les actes interdits et les actes permis
sont également obligatoires, il n’y a plus de différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C’est
une proposition trop simple pour être contestée que, soit la Constitution l’emporte sur la loi ordinaire qui
lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut modifier les Constitution au moyen d’une loi ordinaire.
Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième voie. Ou la Constitution est un droit supérieur,
suprême, inaltérable part des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire et, à
l’instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature.
Si c’est la première partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la Constitution n’est pas
du droit ; si c’est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives
de la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité.
Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former le droit
fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d’un tel gouvernement est qu’un
acte législatif contraire à la Constitution est nul.
Ce principe est consubstantiel à toute Constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré par cette
Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société. Il ne faut donc pas le perdre de vue dans
la poursuite de l’examen du sujet.
Si un acte du pouvoir législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être
considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d’autres termes, bien qu’il
ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur comme s’il en était ? Ce serait renverser
en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour
qu’on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive.
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C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. Ceux qui
appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité expliquer et interpréter cette règle. Lorsque
deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s’applique.
Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la Constitution, si la loi et la Constitution
s’appliquent toutes les deux à un cas particulier ; de telle sorte que le juge doit, soit décider de l’affaire
conformément à la loi et écarter la Constitution, soit décider de l’affaire conformément à la Constitution et
écarter la loi ; le juge doit décider laquelle de ces deux règles en conflit gouverne l’affaire. C’est là l’essence
même du devoir judiciaire.
Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est supérieure à la loi
ordinaire, c’est la Constitution, et non pas la loi ordinaire, qui régit l’affaire à laquelle toutes les deux
s’appliquent.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être tenue par le juge comme une loi
suprême en sont réduits à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la Constitution et
n’appliquer que la loi.
Cette doctrine minerait les fondements mêmes de toutes les Constitutions écrites. Elle considérerait qu’un
acte qui, selon les principes et la théorie de notre gouvernement, est entièrement nul, est néanmoins, en
pratique, obligatoire en tous points. Elle admettrait que, si le pouvoir législatif venait à faire ce qui est
expressément défendu, cet acte, nonobstant l’interdiction absolue, serait en réalité effectif. Elle donnerait
en pratique au pouvoir législatif une omnipotence considérable tout en prétendant restreindre ses pouvoirs
dans d’étroites limites. C’est assigner des limites et déclarer dans le même temps que ces limites peuvent
être outrepassées à volonté.
Que cela réduise à rien ce que nous tenons pour le plus grand progrès de nos institutions politiques – une
Constitution écrite – serait déjà en soi suffisant en Amérique – où les constitutions écrites sont
considérées avec un tel respect – pour rejeter cette doctrine. Mais les dispositions expresses de la
Constitution des Etats-Unis fournissent des arguments additionnels en ce sens.
Le pouvoir judiciaire des Etats-Unis s’étend à toutes les affaires survenues sous l’empire de la
Constitution.
Les auteurs de cette attribution de pouvoir auraient-ils pu vouloir dire qu’en l’exerçant les juges devraient
s’abstenir de rechercher dans la Constitution ? Qu’une affaire survenue sous l’empire de la Constitution
devrait être examinée sans considération pour l’instrument sous l’empire duquel elle est née ?
Une telle absurdité ne saurait être maintenue.
Dans certains cas, en effet, les juges doivent examiner la Constitution. Et s’il leur est loisible de l’ouvrir,
quelles en sont les parties qu’il leur est interdit de lire ou d’appliquer ?
Il y a beaucoup d’autres parties de la Constitution qui peuvent illustrer le propos.
Il est dit : « Nul impôt ou droit ne sera levé sur les articles exportés d’un Etat quelconque. » supposons
qu’un impôt soit levé sur l’exportation du coton, du tabac, ou de la farine, et qu’une action en justice soit
formée pour en obtenir le remboursement. Un jugement devrait-il être rendu dans un cas pareil ? Les
juges devraient-ils fermer leurs yeux sur la Constitution, et ne voir que la loi ?
La Constitution prévoit : « Aucune loi portant condamnation sans jugement ou à effet rétroactif ne sera
adoptée. »
~ 11 ~
Si, néanmoins, une telle loi était adoptée et qu’elle servit de fondement à la poursuite d’une personne, la
Cour devrait-elle condamner à mort les victimes que la Constitution cherche à protéger ?
« Nul, dit la Constitution, ne sera convaincu de trahison, à moins de la déposition de deux témoins sur le
même acte patent, ou de son propre aveu en audience publique. » Ici, le texte de la Constitution s’adresse
tout particulièrement aux tribunaux. Il leur impose directement une règle de preuve absolue. Si le
législateur changeait cette règle, et prévoyait qu’un témoin, ou qu’un aveu hors du prétoire suffirait pour
emporter condamnation, le principe constitutionnel devrait-il céder devant la loi ?
De ces extraits, et de bien d’autres qui pourraient être faits, il est clair que les auteurs de la Constitution
ont envisagé cet instrument comme une règle de conduite tant pour les tribunaux que pour le législateur.
Autrement, quelle pourrait être la raison d’obliger les juges a faire serment de lui rester fidèle ? Il n’est pas
douteux que le serment s’applique, à titre tout particulier, à leur comportement dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. Qu’il serait immoral de le leur imposer s’ils devaient être utilisés comme les
instruments, mieux, comme les instruments conscients d’une violation des principes qu’ils ont juré de
défendre !
De même, le serment qui leur est imposé par la loi à l’occasion de leur prise de fonction est un témoignage
probant de l’opinion du législateur lui-même sur le sujet. Il est formulé en ces termes : « Je jure
solennellement que je rendrai la justice sans considération de personnes, que je ferai également droit au
pauvre et au riche ; et que je m’acquitterai fidèlement et impartialement des fonctions qui m’incombent en
tant que…, au mieux de mes capacités et de mon entendement, conformément à la Constitution, et aux
lois des Etats-Unis. »
A quoi servirait-il qu’un juge fasse serment d’accomplir ses fonctions conformément à la Constitution des
Etats-Unis si cette Constitution ne lui tenait pas lieu de règle de conduite ? Si elle lui était fermée et ne
pouvait pas être examinée par ses soins ?
Si c’était réellement le cas, la situation serait plus grave qu’une solennelle parodie. Imposer ou prêter ce
serment serait également criminel.
Il n’est pas non plus complètement inutile de remarquer que dans ce qui est considéré comme loi suprême
du pays, c’est la Constitution elle-même qui est d’abord mentionnée, et non pas les lois des Etats-Unis en
général ; mais seules les lois prises en application de la Constitution sont placées au même rang.
Ainsi, la terminologie particulière de la Constitution des Etats-Unis confirme et renforce le principe,
présumé essentiel dans toutes les constitutions écrites, qu’une loi contraire à la Constitution est nulle ; et
que les tribunaux, aussi bien que les autres ministères, sont liés par cet instrument.
L’ordonnance adressée au secrétaire d’Etat est annulée.
~ 12 ~
B) Les suites de la décision Marbury v. Madison
Document 5 : Cour suprême des Etats-Unis, Brown v. Board of Education of Topeka 347 U.S. 483 (1954) (Trad. Pr. D. Baranger)
Opinion de la Cour, lue par le Président Warren.
Dans chacune de ces espèces, des mineurs de race noire, agissant par l’intermédiaire de leurs représentants
légaux, recherchent l’aide des juridictions pour obtenir d’être admis dans les écoles publique de leur
localité sur une base égalitaire. Dans chaque cas, ils se sont vus refuser l’accès aux écoles fréquentées par
des enfants blancs, en vertu de lois exigeant ou autorisant une ségrégation en fonction de la race. Cette
ségrégation a été contestée par les requérants, qui ont fait valoir qu’elle les privait de l’égale protection des
lois garanties par le XIVème Amendement. Dans chaque cas, à l’exception de celui du Delaware, un tribunal
fédéral de district composé de trois juges les a déboutés, en se fondant sur la doctrine dite « Séparés mais
égaux » énoncée par la Cour dans l’arrêt Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537. En vertu de cette doctrine, il n’est
pas porté atteinte à l’égalité de traitement lorsque les races ont accès à des services matériellement égaux,
même si ces services sont séparés. Dans le cas du Delaware, la Cour suprême de l’Etat, tout en réaffirmant
cette doctrine, ordonna l’admission des requérants dans les écoles blanches, en raison de leur supériorité
sur les écoles noires.
Les requérants prétendent que les écoles publiques réservées aux Noirs ne sont pas « égales » et ne
peuvent pas être rendues égales et que, dès lors, ils sont privés de l’égale protection des lois. En raison de
l’importance manifeste de la question soulevée, la Cour a accepté de se saisir de l’affaire. Un premier tour
de plaidoiries eut lieu au cours de la session de 1952 ; un deuxième tour se déroula lors de la présente
session, en réponse à un certain nombre de questions formulées par la Cour.
Le nouveau tour de plaidoiries a été largement consacré à l’analyse des circonstances qui entourèrent
l’adoption, en 1868, du XIVème Amendement. L’élaboration de l’Amendement par le Congrès, sa
ratification par les Etats, les pratiques de ségrégation raciale en vigueur de l’époque, ainsi que les opinions
des partisans et des adversaires de l’Amendement, ont fait l’objet d’une étude exhaustive. Ce débat, ainsi
que nos propres recherches, nous ont convaincus que ces sources, bien qu’elles apportent quelque
lumière, ne permettent pas de résoudre le problème auquel nous sommes confrontés. Elles sont, au mieux,
non concluantes. Les plus fougueux partisans des amendements adoptés après la guerre voyaient en eux,
sans aucun doute, le moyen de supprimer toutes les discriminations légales entre « toutes les personnes
nées ou naturalisées aux Etats-Unis ». Leurs adversaires, cela est tout aussi certain, repoussaient tant la
lettre que l’esprit des amendements, et espéraient leur faire produire les effets les plus limités. Quant aux
intentions des autres membres du Congrès et des législatures d’Etats, elles ne peuvent pas être déterminées
de manière certaine.
Une raison supplémentaire nous permet de conclure au caractère non concluant de l’histoire de
l’Amendement en matière de ségrégation scolaire : c’est la situation de l’enseignement public à cette
époque. Dans le Sud, le mouvement en faveur d’écoles publiques gratuites, financées par l’impôt, n’avait
pas encore triomphé. L’instruction des enfants blancs était, pour sa grande part, aux mains de groupes
privés. L’éducation des Noirs était à peu près inexistante, et la quasi-totalité de la race était illettrée. Dans
certains Etats, la loi interdisait même de dispenser aux Noirs quelque enseignement que ce soit.
Aujourd’hui, bien au contraire, nombreux sont les Noirs qui rencontrent un succès éclatant dans le
domaine des arts et des sciences, mais aussi dans les affaires et le monde professionnel. Il est vrai que
l’instruction publique, à l’époque où l’Amendement fut adopté, était plus développée dans le Nord, mais
l’effet de l’Amendement sur les Etats du Nord fut largement passé sous silence lors des débats au
~ 13 ~
Congrès. Et même dans le Nord, la situation de l’enseignement public n’était en rien comparable à ce
qu’elle est aujourd’hui. Les programmes étaient généralement rudimentaires ; les écoles à classe unique
n’étaient pas rares dans les campagnes ; dans de nombreux Etats, l’année scolaire ne durait pas plus de
trois mois ; l’assiduité obligatoire était pratiquement inconnue. Par conséquent, il n’est pas surprenant que
l’histoire du XIVème Amendement contienne aussi peu d’éléments relatifs aux effets qu’il visait à produire
sur l’enseignement public.
Dans ses premières décisions interprétant le XIVème Amendement, qui furent rendues peu de temps
après son adoption, la Cour l’interpréta comme prohibant toutes les discriminations infligées par l’Etat à la
race noire. La doctrine « séparés mais égaux » n’est pas apparue avant 1896, dans l’arrêt Plessy v. Ferguson
cité supra, arrêt qui ne concernait pas l’éducation, mais les transports publics. Depuis, les juges américains
se sont débattus avec elle pendant plus d’un demi-siècle. Devant la Cour, il y eu six affaires impliquant la
doctrine « séparés mais égaux » en matière d’instruction publique : dans les arrêts Cumming v. County Board
of Education, 175 U.S. 528, et Gong Lum v. Rice, 275 U.S. 78, la validité de la doctrine en tant que telle n’était
pas mise en cause ; dans des cas plus récents, qui concernaient tous l’enseignement supérieur, la rupture
d’égalité était caractérisée par le fait que les étudiants noirs se voyaient refuser les avantages spécifiques
accordés aux étudiants blancs de même niveau scolaire. Missouri ex rel. Gaines v. Canada, 305 U.S. 337, Sipuel
v. Oklahoma, 332 U.S. 631, Sweatt v. Painter, 339 U.S. 629, McLaurin v. Oklahoma State Regents, 339 U.S. 637.
Dans aucun de ces cas, il ne fut nécessaire de réexaminer la doctrine pour accorder réparation au plaignant
noir. Dans l’arrêt Sweatt v. Painter cité supra, la Cour réserva expressément sa décision sur le point de savoir
si Plessy v. Freguson devait être considéré comme inapplicable à l’enseignement public.
Dans les espèces ici examinées, cette question est au cœur du débat. Ici, contrairement au cas Sweatt v.
Painter, il a été établi par les juridictions inférieures que les écoles noires et les écoles blanches ont été
rendues égales – ou sur le point de l’être – pour ce qui regarde les locaux, les programmes, la qualification
et la rémunération des professeurs, et toutes les autres conditions matérielles. Notre décision ne peut donc
pas se borner à une comparaison terme à terme, dans chaque espèce, des conditions matérielles actuelles
dans les écoles noires et dans les écoles blanches. Nous devons plutôt considérer les effets de la
ségrégation elle-même sur l’enseignement public.
Pour aborder ce problème, nous ne pouvons pas remonter l’horloge à 1868, date à laquelle l’Amendement
fut adopté, ou même à 1896, lorsque fut rendu l’arrêt Plessy v. Ferguson. Nous devons envisager
l’enseignement public à la lumière de son plein développement, et de la place qu’il occupe aujourd’hui,
partout dans notre nation, dans la vie américaine. C’est la seule façon de décider si la ségrégation des
écoles publiques prive ou non les requérants de l’égale protection des lois.
Aujourd’hui, l’enseignement est peut-être la fonction la plus importante des pouvoirs publics fédérés et
locaux. L’adoption de lois rendant obligatoire la scolarité, de même que le montant des sommes allouées à
l’enseignement, démontrent l’importance accordée à l’éducation dans notre société démocratique. Elle est
requise pour accomplir les plus élémentaires de nos devoirs civiques, et même pour servir dans les forces
armées. Elle est le fondement même d’une citoyenneté authentique. Elle est, aujourd’hui, le principal
instrument pour éveiller l’enfant aux valeurs culturelles, le préparer au futur apprentissage d’un métier, et
l’aider à s’adapter normalement à son environnement. De nos jours, il serait peu raisonnable, pour un
enfant, d’espérer réussir dans la vie si la possibilité de recevoir une éducation lui a été refusée. Une telle
possibilité, lorsque l’Etat a entrepris de l’offrir à ses ressortissants, est un droit qui doit être accessible à
tous sur un pied d’égalité.
Nous en venons alors à la question ici posée : dans les écoles publiques, la ségrégation des enfants, sur le
seul fondement de la race et quand bien même les bâtiments et l’équipement ainsi que les autres
~ 14 ~
conditions « matérielles » seraient égaux, prive-t-elle les enfants du groupe minoritaire de chances égales en
matière d’éducation ? Nous croyons que oui.
Dans l’arrêt Sweatt v. Painter cité supra, pour établir qu’une faculté de droit destinée aux Noirs ne parvenait
pas à leur garantir une égalité de chances en matière d’enseignement, nous nous sommes en partie fondés
sur « ces qualités qui ne peuvent être mesurées de manière objective, mais qui font la valeur d’une faculté
de droit ». Dans l’arrêt McLaurin v. Oklahoma State Regents cité supra, la Cour, en exigeant qu’un Noir admis
dans un établissement blanc d’enseignement supérieur fût traité de la même manière que tous les autres
étudiants, prit à nouveau en compte ces éléments immatériels que sont « sa capacité à étudier, à débattre et
échanger des vues avec les autres étudiants, et, en général, à apprendre son métier ». De telles
considérations s’appliquent, avec une force accrue aux enfants des écoles primaires et secondaires. Les
séparer des autres enfants de même age et de développement similaire, en raison uniquement de leur race,
fait naître en eux un sentiment d’infériorité relativement à leur place dans la communauté, sentiment qui
peut affecter leur cœur et leur esprit de façon probablement irrémédiable. L’effet de cette séparation sur
leurs capacités scolaires a été bien formulé, dans l’affaire provenant du Kansas, par un juge qui s’est
toutefois senti obligé de débouter les requérants noirs.
« La ségrégation des enfants blancs et des enfants de couleur dans les écoles publiques nuit à ces derniers.
Cet effet nocif est encore plus fort lorsque la ségrégation reçoit la sanction du droit, car la politique de
séparation des races est habituellement interprétée comme suggérant l’infériorité du groupe noir. Un
sentiment d’infériorité affecte la motivation de l’enfant pour apprendre. La ségrégation sanctionnée par le
droit tend donc à [retarder] le développement scolaire et mental des enfants noirs, et à les priver de
certains avantages qu’un système scolaire intégré pourrait leur offrir. »
Quelle qu’ait pu être l’étendue des connaissances psychologiques de l’époque de Plessy v. Ferguson, ce fait est
amplement confirmé par les travaux scientifiques modernes. Tout ce qui, dans l’arrêt Plessy v. Ferguson, est
contraire à cette conclusion est rejeté.
Nous concluons que, dans le domaine de l’enseignement public, la doctrine « Séparés mais égaux » n’a pas
sa place. Des écoles séparées sont intrinsèquement illégales. Dès lors, nous affirmons que les requérants et
tous ceux qui se trouvent placés dans une situation similaire à la leur, sont, en raison de la ségrégation dont
ils se plaignent, privés de l’égale protection des lois garanties par le XIVème Amendement. Cette décision
rend inutile la discussion sur le point de savoir si une telle ségrégation constitue également une violation
de la clause de due process du XIVème Amendement.
Document 6 : Cour suprême des Etats-Unis, Cooper v. Aaron 358 U.S. 1 (1958) (Trad. Pr. E. Zoller)
Opinion de la Cour, du Président Warren et des juges Black, Frankfurter, Douglas, Burton, Clark, Harlan,
Brennan et Whittaker
Cette affaire qui vient devant nous soulève des questions de la plus haute importance pour la préservation
de notre système fédéral de gouvernement. Elle implique nécessairement la revendication par le
gouverneur et la législature d’un Etat d’une absence d’obligation pour les fonctionnaires d’un Etat d’obéir
aux ordonnances d’une cour fédérale, elles-mêmes fondées sur l’interprétation soigneusement réfléchie
que la Cour suprême a donnée de la Constitution des Etats-Unis. Plus particulièrement, elle concerne les
actions du gouverneur et de la législature de l’Arkansas qui partent du principe qu’ils ne sont pas tenus par
notre jurisprudence Brown v. Board of Education, 347 U.S. 483. Dans cet arrêt, nous avons décidé que le
~ 15 ~
XIVè Amendement ne permet pas aux Etats d’user de leurs pouvoirs gouvernementaux aux fins
d’interdire, pour des motifs raciaux, à certains enfants de fréquenter les écoles aménagées, gérées,
financées ou possédées par l’Etat. Il nous est demandé de confirmer la suspension du plan du conseil
d’administration de l’école de Little Rock tendant à abolir la ségrégation dans les écoles publiques de cette
ville jusqu’à ce que les lois de l’Etat et les efforts pour renverser et annuler notre jurisprudence Brown v.
Board of Education aient été mieux contestés devant les juridictions et que celles-ci se soient prononcées.
Nous rejetons ces prétentions.
[…]
Les droits constitutionnels des défendeurs ne seront pas sacrifiés ou abandonnés à la violence et aux
troubles qui ont suivi les décisions du gouverneur et de la législature. Comme la Cour l’a dit dans une
opinion unanime, il y a presque quarante et un ans, dans une affaire qui concernait un autre aspect de la
ségrégation raciale : « Il est allégué que la ségrégation projetée favorisera l’ordre public en empêchant les
conflits raciaux. Aussi souhaitable que cela soit, et aussi importante que soit la préservation de l’ordre
public, ce but ne peut être accompli par des lois ou des arrêtés qui privent [les individus] des droits créés et
protégés par la Constitution fédérale », Buchanan v. Warley 245 U.S. 60, 81. Aussi bien ne protégera-t-on pas
le droit et l’ordre dans la présente espèce en privant les enfants noirs de leurs droits constitutionnels. Il
résulte clairement des pièces du dossier que l’aggravation des difficultés du conseil d’administration [du
district scolaire] jusqu’à un seuil qui dépasse ses capacités d’action, résulte des actes pris par l’Etat. Comme
l’avocat du conseil d’administration l’a très bien reconnu dans sa plaidoirie devant la Cour, ces difficultés
pourraient être aussi résolues par une action de l’Etat [lui-même].
Les principes juridiques qui s’imposent ici sont simples. Le XIVè Amendement exige qu’aucun « Etat » ne
refuse à quiconque relève de sa juridiction l’égale protection des lois. « Un Etat agit par l’intermédiaire de
ses autorités législative, exécutive ou judiciaire. Il ne peut pas agir autrement. La disposition
constitutionnelle veut donc dire qu’aucun organe de l’Etat, aucune de ses fonctionnaires ou de ses
représentants, par lesquels s’exercent ses pouvoirs, ne peut refuser à quiconque relevant de sa juridiction
l’égale protections des lois. Celui qui, en vertu de ses fonctions publiques dans un gouvernement d’Etat
(…) refuse ou retire [à une personne] l’égale protection des lois, viole l’interdiction constitutionnelle ; et
comme il agit au nom et pour le compte de l’Etat, et qu’il est revêtu du pouvoir de l’Etat, son acte est celui
de l’Etat. Il doit en être ainsi, ou bien [alors] l’interdiction constitutionnelle ne signifie rien », Ex parte
Virginia, 100 U.S. 339, 347. Par conséquent, les interdictions du XIVè Amendement concernent toutes les
actions d’un Etat refusant l’égale protection des lois, quel que soit l’organe de l’Etat qui prenne les
mesures, v. Virginia v. Rives, 100 U.S. 313 ; Pennsylvania v. Board of Directors of City Trusts of Philadelphia, 353
U.S. 230 ; Shelley v. Kraemer, 334 U.S. 1, ou quelle que soit l’apparence sous laquelle ces mesures sont prises,
v. Derrington v. Plumer, F. 2d 922 ; Department of Conservation and Development v. Tate, 231 F. 2d 615. En bref,
les droits constitutionnels des enfants à ne pas être victimes de discrimination lors de leur admission dans
les écoles pour des motifs de race ou de couleur, tels qu’ils ont été déclarés par la Cour dans l’affaire
Brown, ne peuvent être ni annulés ouvertement et directement par les législateurs ou les fonctionnaires
exécutifs ou judiciaires de l’Etat, ni annulés indirectement par eux au moyen de procédés évasifs de
ségrégation, qu’ils soient entrepris « ingénieusement ou ingénument », Smith v. Texas, 311 U.S. 128, 132.
Vu la manière dont les faits se sont développés dans cette affaire, ce qui vient d’être dit est suffisant pour
la résoudre. Cependant, nous devons répondre à l’argument du gouverneur et de la législature qui fondent
leur action sur la prétention selon laquelle ils ne seraient pas tenus par notre décision dans l’affaire Brown.
Il est seulement nécessaire de rappeler quelques principes constitutionnels de base bien établis.
L’article VI de la Constitution fait de la Constitution la « loi suprême du pays ». en 1803, invoquant la
Constitution comme « loi fondamentale et suprême de la nation », le Président Marshall déclara au nom
~ 16 ~
d’une Cour unanime dans la célèbre affaire Marbury v. Madison, 1 Cranch 137, 177 : « C’est par excellence le
domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. » L’arrêt proclama le principe
fondamental que le pouvoir judiciaire fédéral est suprême dans l’exposition du droit de la Constitution et
ce principe n’a jamais cessé d’être tenu par la Cour et par le pays comme la caractéristique permanente et
indiscutable de notre système constitutionnel. Il s’ensuit que l’interprétation du XIVè Amendement
exprimée par la Cour dans l’affaire Brown est la loi suprême du pays et que l’article VI de la Constitution la
rend obligatoire pour les Etats « nonobstant toute disposition contraire dans la Constitution ou les lois de
l’un quelconque des Etats ». Tout législateur ou tout fonctionnaire exécutif ou judiciaire est solennellement
engagé par le serment prêté conformément à l’article VI section 3 « de soutenir la présente Constitution ».
En 1859, le Président Taney a dit au nom de la Cour unanime que cette exigence reflétait le « souci [des
Constituants] de maintenir [la Constitution] pleinement en vigueur, avec tous ses pouvoirs, et de la
protéger contre toute résistance ou toute échappatoire à son autorité de la part d’un Etat (…) », Ableman v.
Booth, 21 How. 506, 524.
Aucune législature d’Etat, aucun de ses agents, aucun de ses juges ne peuvent faire violence à la
Constitution sans violer l’engagement qu’ils ont pris de la défendre. Le Président Marshall parla pour une
Cour unanime lorsqu’il déclara : « Si les législatures des divers Etats pouvaient, à leur guise, annuler les
arrêts des cours des Etats-Unis et détruire les droits acquis par ces arrêts, la Constitution elle-même se
réduirait à une insigne plaisanterie… », Unites States v. Peters, 5 Cranch 115, 136. Un gouverneur qui
revendique le pouvoir d’annuler l’ordonnance d’une cour fédérale est soumis aux mêmes restrictions. S’il
possédait un tel pouvoir, a dit le Président Hughes en 1932, toujours au nom d’une cour unanime, « il est
évident que c’est le consentement du gouverneur d’un Etat, et non pas la Constitution des Etats-Unis qui
serait la loi suprême du pays ; que les limitations posées par la Constitution fédérale à l’exercice du pouvoir
d’un Etat ne seraient que des expressions impuissantes… », Sterling v. Constantin, 287 U.S. 378, 387, 398.
Il est, bien entendu, parfaitement exact que la responsabilité de l’enseignement public ressort
principalement des compétences des Etats, mais il est également vrai que de telles responsabilités, comme
toutes les autres activités des Etats, doivent être exercées conformément aux exigences constitutionnelles
fédérales qui s’appliquent aux actions d’Etat. La Constitution a créé un gouvernement dévoué à la cause de
l’égale justice selon le droit. Le XIVè Amendement a incarné et insisté sur cet idéal. L’aide que l’Etat
donne aux écoles ségréguées, que ce soit par des équipements, par un soutien administratif, ou financier,
ou immobilier, ne peut pas coïncider avec l’exigence de l’Amendement selon lequel aucun Etat ne doit
refuser à quiconque relève de sa juridiction l’égale protection des lois. Le droit ainsi affirmé d’un élève de
ne pas faire l’objet de ségrégation dans des écoles pour des motifs raciaux est en vérité si fondamental et
général qu’il est compris dans le concept de due process of law. Bolling v. Sharpe, 347 U.S. 497. C’est à
l’unanimité que la Cour a adopté la décision fondamentale posée dans Brown, mais seulement après que
l’affaire eût été plaidée deux fois et que les questions soulevées eurent été toutes minutieusement étudiées.
Depuis notre premier arrêt Brown, trois nouveaux juges ont été nommé à la Cour. Ils parlent d’une seule
voix avec les juges toujours sur le siège qui prirent part à cette décision fondamentale pour en confirmer le
bien-fondé et cette décision est réaffirmée à l’unanimité. Les principes énoncés dans cette décision et
l’obéissance qui lui est due par les Etats, conformément aux prescriptions de la Constitution, sont
indispensables à la protection des libertés garanties par notre charte fondamentale à chacun d’entre nous.
C’est ainsi que notre idéal constitutionnel d’égale justice selon le droit se transforme en réalité vivante.
~ 17 ~
Document 7 : Cour suprême des Etats-Unis, City of Boerne v. Flores 521 U.S. 507 (1997)
Opinion de la Cour, lue par le juge Kennedy
C’est en s’appuyant sur les pouvoirs de mis en œuvre qu’il tient du XIVè Amendement que le Congrès a
adopté les dispositions les plus étendues et les plus importantes du RFRA3, celles qui imposent ses
exigences aux Etats […]. Dans celle de ses dispositions applicables au cas d’espèce, le XIVè Amendement
dispose :
« Section 1. Aucun Etat ne fera ou n’appliquera de loi qui restreindrait les privilèges ou immunités des
citoyens des Etats-Unis ; ni ne privera aucune personne de vie, de liberté ou de propriété sans due process of
law ; ni ne refusera à quiconque relève de sa juridiction l’égale protection des lois.
« Section 5. Le Congrès aura pouvoir pour donner effet aux dispositions du présent article par une
législation appropriée. »
Les parties s’opposent sur la question de savoir si les dispositions du RFRA constituent un exercice
légitime par le Congrès de son pouvoir prévu à la section 5 de « donner effet » par une « législation
appropriée » à l’interdiction constitutionnelle qui pèse sur tout Etat de priver quiconque « de vie, de liberté
ou de propriété sans garanties juridiques » ou de refuser à quiconque « l’égale protection des lois ».
Tous s’accordent pour admettre que la section 5 est une attribution constitutionnelle de compétence
législative au profit du Congrès, Katzenbach v. Morgan, 384 U.S. 641, 651 (1966). Dans Ex parte Virginia, 100
U.S. 339, 345-346 (1880), nous avons expliqué la portée des pouvoirs du Congrès aux termes de la section
5 en utilisant ces termes très larges :
« Est appropriée toute législation adaptée à la mise en œuvre des objectifs retenus par les amendements ;
relève du domaine de la compétence du Congrès tout ce qui, sans être interdit, tend à obtenir l’obéissance
aux interdits qu’ils énoncent et à garantir à tous la jouissance d’une parfaite égalité en matière de droits
civils ainsi que l’égale protection des lois contre leur refus ou leur méconnaissance par les Etats. »
[…]
Toutefois, la compétence que tient le Congrès aux termes de la section 5 se limite uniquement à la « mise
en œuvre » des dispositions du XIVè Amendement. La Cour a qualifié ce pouvoir de « correctif », South
Carolina v. Katzenbach, supra [383 U.S. 301], 326. Le propos de l’Amendement et le texte de la section 5 sont
incompatibles avec l’idée selon laquelle le Congrès aurait le pouvoir de décréter le contenu des
interdictions que le XIVè Amendement impose aux Etats. Une loi qui trahit le sens de la clause
garantissant la liberté religieuse ne peut pas être tenue pour une loi qui met en œuvre ladite clause. Le
Congrès ne peut pas pourvoir à la mise en œuvre d’un droit constitutionnel en changeant la nature de ce
droit. Il a reçu le pouvoir de « mise en œuvre », non le pouvoir de décider de ce qui constitue la violation
d’un droit constitutionnel. Si tel n’était pas le cas, alors ce à quoi le Congrès donnerait effet ne serait plus,
à proprement parler, les « dispositions du [XIVè Amendement] ».
Bien que la ligne de partage entre les mesures qui réparent ou qui préviennent les actes inconstitutionnels
et celles qui modifient le fond des dispositions juridiques applicables ne soit pas facile à tracer, et bien que
le Congrès ait nécessairement une large discrétion pour décider de l’endroit où elle passe, la différence
existe et doit être respectée. Il doit y avoir une adéquation et une proportionnalité entre le dommage qui
3 Religious Freedom Restoration Act of 1993 – RFRA.
~ 18 ~
doit être empêché ou réparé et les moyens retenus pour y parvenir. A défaut d’un rapport de ce type, la
législation risque de porter sur le fond du droit dans sa mise en œuvre comme de ses effets.
[…]
La nature coercitive ou préventive du pouvoir d’exécution du Congrès, et les limites inhérentes à un tel
pouvoir, ont été confirmées dans nos toutes premières affaires relatives au XIVème Amendement. Dans les
Civil Rights Cases, 109 U.S. 3 (1883), la Cour a invalidé les dispositions de la loi sur les droits civils de 1875
(Civil Rignts Act of 1875) qui frappaient de sanctions pénales le fait de refuser à toute personne la pleine
jouissance des lieux et transports publics au motif qu’elles excédaient le pouvoir du Congrès en visant à
réglementer les conduites privées. La clause d’exécution, a dit la Cour, n’autorise pas le Congrès à adopter
« une législation générale en matière de droits des citoyens, mais seulement une législation corrective ;
c’est-à-dire qui soit nécessaire et adaptée pour répondre aux lois que les Etats sont susceptibles d’adopter
ou d’appliquer, en violation des interdits posés par l’Amendement » (ibid. p. 13-14). Le pouvoir de
« légiférer de façon générale » sur la vie, la liberté et la propriété, par opposition à celui visant à
« redresser » l’action d’Etat controversée, est incompatible avec la Constitution (id., p. 15) […]. Même si les
solutions spécifiques de ces affaires précoces ont pu être par la suite renversées ou modifiées […], nous
n’avons jamais remis en cause l’interprétation des pouvoirs du Congrès aux termes de la section 5 ; ces
pouvoirs sont correctifs ou préventifs, non créateurs.
[…]
Si le Congrès pouvait définir ses propres compétences en modifiant le sens du XIVème Amendement, alors
la Constitution ne serait plus ce « droit supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ». Elle
serait « sur le même plan que la loi ordinaire, et, à l’instar des autres lois…, modifiable selon la volonté de
la législature », Marbury v. Madison, 1 Cranch 177. Sous cet angle d’approche, il est difficile de concevoir un
quelconque principe qui limiterait le pouvoir du Congrès […]. Le glissement des majorités législatives
pourrait changer le sens de la Constitution et faire en réalité l’économie de la procédure compliquée et
détaillée de révision constitutionnelle qui se trouve contenue dans l’article V [de la Constitution].
[…]
Le défendeur prétend que le RFRA est un exercice légitime du pouvoir correctif ou préventif du Congrès.
La loi, explique-t-on, est un moyen raisonnable de protéger la liberté des cultes telle que l’a définie la
jurisprudence Smith [Employement Division v. Smith, 494 U.S. 872 (1990)]. Elle prévient et corrige les lois qui
prennent spécifiquement pour cible inconstitutionnelle des croyances ou des pratiques religieuses, voir
Church of the Lukumi Babalu Aye, Inc. v. Hialeah, 508 U.S. 520, 533 (1993) (« [Une] loi qui prend pour cible
des croyances religieuses en tant que telles n’est jamais admissible »). Pour obvier la difficulté de prouver
de telles violations, le Congrès peut simplement, dit-on, invalider toute loi qui impose une importante
entrave à une pratique religieuse à moins que ladite entrave soit justifiée par un intérêt impérieux et qu’elle
soit le moyen le moins restrictif possible de réaliser cet intérêt. Si le Congrès peut interdire les lois qui ont
des effets discriminatoires de manière à prévenir une discrimination raciale qui serait contraire à la clause
d’égale protection des lois, voir Fullilove v. Klutznick, 448 U.S. 448, 477 (1980) (opinion d’une pluralité de
juges) ; City of Rome, 446 U.S. [156], p. 177, alors, soutient le défendeur, il doit pouvoir faire la même chose
lorsqu’il s’agit de promouvoir la liberté religieuse.
Bien que les règles préventives puissent être parfois des mesures correctives appropriées, il doit y avoir
une adéquation entre les moyens utilisés et les fins recherchées. C’est en considération du mal qu’elles
visent à éliminer qu’il faut apprécier le caractère approprié des mesures correctives, voir South Carolina v.
Katzenbach, 383 U.S. p. 308. Des mesures énergiques peuvent être appropriées dans un cas à un mal précis
et peuvent s’avérer inappropriées dans un autre de moindre importance, id., p. 334.
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[…]
Nonobstant l’état des travaux préparatoires, le RFRA ne peut pas être considéré comme une législation
corrective, préventive, sauf à changer le sens des mots. Cette loi est tellement disproportionnée à son
prétendu but correctif ou préventif qu’elle ne peut pas être comprise comme répondant ou visant à
prévenir un comportement inconstitutionnel. Bien au contraire, elle se présente comme une tentative de
modification en profondeur des protections constitutionnelles. Des mesures préventives interdisant
certains types de lois peuvent être appropriées lorsqu’il y a une raison de croire que nombre d’entre elles
visées par la législation du Congrès ont toutes les chances de s’avérer inconstitutionnelles, voir City of
Rome, 446 U.S., p. 177 (à partir du moment où « des autorités ayant derrière elles une longue histoire
prouvée de discrimination volontaire », le Congrès peut « interdire les changements qui ont un effet
discriminatoire » dans le ressort de ces autorités). La législation correctrice qu’autorise la section 5 « doit
toujours être conçue pour répondre aux infractions et aux dommages que le [XIVème] Amendement a
cherché à prévenir », Civil Rights Cases, 109 U.S., p. 13.
Le RFRA n’a pas cet objet limité. D’une portée envahissante, la loi s’infiltre à tous les niveaux de l’activité
gouvernementale, écartant des lois et interdisant les actions officielles le plus diverses, sans considération
de leur objet. Les interdictions posées par cette loi sur le rétablissement de la liberté religieuse s’appliquent
à tous les organes et à tous les agents du gouvernement fédéral, des gouvernements fédérés et des
autorités locales, 42 USC, § 2000 bb-2 (1). La loi s’applique à toutes les dispositions du droit fédéral et des
droits des Etats, que ces dispositions soient ou non législatives, qu’elles aient été adoptées avant ou après
son entrée en vigueur. La loi ne prévoit ni date d’expiration, ni mécanisme par lequel elle pourrait prendre
fin. Aucune autre loi n’est à l’abri d’un recours à tout moment par n’importe quel individu, homme ou
femme, qui exciperait d’une restriction importante au libre exercice de sa religion.
[…]
La condition draconienne que le RFRA impose aux lois d’Etats témoigne d’une absence de proportion ou
d’adéquation entre les moyens retenus et la légitime fin poursuivie. Si un requérant peut établir que sa
liberté de culte est effectivement entravée, l’Etat doit prouver l’existence d’un intérêt public impérieux et il
doit démontrer que la loi est le moyen le plus restrictif de réaliser ledit intérêt. Il sera souvent bien difficile
de réfuter les prétentions selon lesquelles telle ou telle loi entrave de façon importante le libre exercice par
telle ou telle personne de sa religion, voir Smith, 494 U.S. [872], p. 887 (« Quel principe de droit ou de
logique peut-on opposer à l’affirmation d’un croyant selon laquelle tel acte particulier est “central” à sa foi
personnelle ? ») ; id., p. 907 (« Les différences entre la notion de centralité, celle de sincérité et celle
d’entrave sont, on peut l’admettre, ténues… ») (Opinion individuelle du juge O’Connor). Exiger d’un Etat
qu’il prouve un intérêt impérieux et qu’il démontre qu’il a adopté le moyen le moins restrictif pour en
assurer la réalisation est le degré de contrôle le plus exigeant que connaisse notre droit constitutionnel. Si
« “intérêt impérieux” est entendu pour ce qu’il signifie… nombre de lois ne passeront pas la barre… [Ce
type de contrôle] aboutirait à rendre constitutionnellement obligatoire l’octroi de dispenses, pour motifs
religieux, à toutes sortes d’obligations civiques », id., p. 888. Des lois qui auraient été valides d’après la
jurisprudence Smith ne résisteraient pas à l’application du RFRA sans que leur but, empêcher ou punir le
libre exercice d’une religion, ne soit pris en considération. Si nous faisons ces observations, ce n’est pas
pour réitérer la motivation retenue par la majorité dans l’affaire Smith, c’est pour mettre en évidence les
substantiels changements que le RFRA y apporte. A supposer même que le RFRA puisse être interprété
de telle sorte à requérir en fait un degré de contrôle moins élevé, à peu près équivalent au degré de
contrôle intermédiaire, la loi n’en appellerait pas moins un contrôle juridictionnel poussé des lois d’Etats
ayant toutes les chances de déboucher sur une invalidation. Ceci représente une formidable intrusion du
Congrès dans les prérogatives traditionnelles des Etats et leur compétence de droit commun pour
réglementer la santé et le bien-être des citoyens.
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Qu’il s’agisse du fardeau de la preuve au cours du procès ou des limitations qu’il apporte à leurs
traditionnels pouvoirs généraux de police, les coûts du RFRA pour les Etats sont considérablement
supérieurs à ceux qui s’attachent aux politiques ou pratiques contraires à la clause de libre exercice telle
que nous l’avons interprétée dans la jurisprudence Smith.
[…]
Notre histoire nationale nous enseigne que la Constitution est la mieux protégée lorsque chaque pouvoir
du gouvernement (fédéral) respecte tant la Constitution que les compétences et le pouvoir de décision
légitimement exercés par les deux autres branches. Chaque fois que la Cour interprète la Constitution, elle
agit dans le champ de compétence du pouvoir judiciaire qui inclut le devoir de dire ce qu’est le droit,
Marbury v. Madison, 1 Cranch, p. 177. Lorsque les branches politiques du gouvernement agissent
contrairement à une interprétation judiciaire de la Constitution passée en force de chose jugée, il faut bien
comprendre que, dans toutes les affaires et dans tous les différends qui ultérieurement se pose à elle, la
Cour ne peut pas ne pas traiter ses précédents avec le respect commandé par des principes reconnus, y
compris la règle stare decisis. On ne pourrait pas espérer le contraire. Le RFRA a été conçu pour gouverner
des affaires et des différends du genre de celui qui est devant nous maintenant ; mais dans la mesure où les
dispositions de la loi fédérale ici invoquée vont au-delà des pouvoirs du Congrès, c’est le précédent de la
Cour, et non la loi, qui doit l’emporter.
Nul doute que c’est au Congrès d’abord qu’il appartient de déterminer « si et quelles mesures sont requises
pour donner effet aux garanties du XIVème Amendement ». Ses décisions appellent la plus grande
déférence, Katzenbach v. Morgan, 384 U.S., p. 651. Mais la liberté du Congrès n’est pas illimitée et les cours
conservent le pouvoir qu’elles ont depuis Madison v. Marbury, de juger que le Congrès a excédé les pouvoirs
qu’il tient de la Constitution. Aussi large que soit le pouvoir du Congrès aux termes de la clause
d’exécution du XIVème Amendement, le RFRA est en contradiction avec les principes vitaux au maintien
de la séparation des pouvoirs et des équilibres fédéraux. Le jugement de la cour d’appel affirmant la
constitutionnalité de la loi est annulé.