Post on 26-Nov-2015
description
2
Table des matières
I. INTRODUCTION....................................................................................................................................... 3 1. LA TRADUCTION........................................................................................................................................ 5 2. LA TRADUCTION DE LA POÉSIE ................................................................................................................... 6
II. LES CORRESPONDANCES DE BAUDELAIRE VERSUS KAPCSOLATOK DE LŐRINC SZABÓ ... 10 III. CONCLUSION....................................................................................................................................... 16 IV. BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 17
3
I. Introduction
La traductologie comme science « étudie le processus cognitif inhérent à toute
reproduction (traduction) orale, écrite ou gestuelle, vers un langage, de l’expression
d’une idée provenant d’un autre langage… ».1 D’après cette conception, la
traductologie ne se limite donc pas exclusivement aux signes graphiques (à
l’écriture) mais celle-ci inclut bel et bien les signes vocaux (la parole) ou gestuels
aussi. L’analyse et l’étude des textes (traductions) restent tout de même
prépondérantes, « il est généralement admis aujourd’hui que la traduction porte sur
des textes ».2 Conformément à ce constat, la présente étude est également basée
sur un domaine spécifique de la traductologie, notamment sur la traduction de la
poésie, en l’occurrence du symbolisme vers le hongrois à travers les
Correspondances de Charles Baudelaire (1821-1867).
« Translators are born not made »3 – disait Eugene Nida. Ce postulat illustre
parfaitement la difficulté à laquelle le traducteur (la traductrice) doit impérativement et
inévitablement se confronter. Les compétences linguistiques – certes nécessaires –
ne suffisent pas ; traduire – bien traduire – revendique quelque chose de plus
profond, quelque chose d’inné. Bien traduire, c’est un privilège, c’est une capacité
que l’on ne possède pas forcément. Même si on maîtrise une langue étrangère d’une
manière impeccable et parfaite, cette langue reste souvent étrangère et c’est un fait
dont on ne peut pas se passer.
La problématique de la traductologie réside dans l’axiome que toute traduction
est trahison du texte original (trahison et tradition ont la même origine étymologique,
toutes les deux provenant de tradere). Comment rendre une nuance de style, quand
il y a deux systèmes linguistiques entièrement différents, sans parler du décalage qui
existe non seulement au niveau de la langue, mais aussi de la culture (traduire les
proverbes), au niveau du contexte socio-politique entier et ainsi de suite ? Comment
traduire quand un altérité temporel s’y ajoute en plus (traduire des textes latins) ?
1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Traductologie 2 Michel Ballard, La traduction, contact de langues et de cultures, Tome I, Éd. Artois Presses Université, 2005, p. 7. 3 Citation tirée de Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Éd. Armand Colin, Paris, 1999, p. 9.
4
La quasi impossibilité de la traduction se présente dans la poésie avec peut-
être plus de force. Roland Barthes (1915-1980), linguiste et sémiologue qui porte un
vif intérêt au sens – ou plutôt à l’essence – de l’écriture démontre cette
problématique avec l’exemple du haïku, une écriture alla prima, poésie japonaise par
excellence. « Dans le haïku, la limitation du langage [le haïku est considérée selon
Barthes, comme « une immense pratique destinée à arrêter le langage » tout en
faisant allusion à son extrême concision par laquelle le poème se caractérise] est
l’objet d’un soin qui nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-
dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signifié) mais au contraire
d’agir sur la racine même du sens, pour obtenir que ce sens ne fuse pas, ne
s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l’infini
des métaphores, dans les sphères du symbole. »4 C’est bien cela l’enjeu de la
traduction, semble-t-il : pouvoir traduire ˝ l’intraduisible ˝.
Dans la continuité de cette idée : « Traduire Baudelaire, le bien traduire, et
mourir après, un programme glorieux… »5 - dit Endre Ady (1877-1919), poète
hongrois, l’un des plus prestigieux représentants de la vague symboliste en Hongrie,
spécialiste de la poésie baudelairienne. Et oui, avec Baudelaire, on entre vraiment
dans la sphère ˝ traduire l’intraduisible ˝. Et il continue : « Il s’agissait d’une image,
d’une image poétique majestueusement hardie, qui m’a demandé trois jours – quand
j’ai enfin réussi à traduire en quelque manière la strophe et l’image baudelairiennes
vers le hongrois, l’image la plus virtuelle, la plus belle. J’ai renoncé à traduire
Baudelaire, parce que c’est scandaleusement difficile, bien plus encore, il est
presque impossible de l’étourdir vers une autre langue […] le vrai Baudelaire est
Français… »6.
4 Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du Seuil, Paris, 2007, p. 102. Première édition de l’ouvrage : Éditions d’Art Albert Skira, 1970. 5 Citation tirée de http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm, archives numérisées de la Bibliothèque Nationale de Hongrie, parue dans Figyelő 21/1917, proposée dans ma traduction. Texte originale : « Baudelaire-t fordítani, jól fordítani, azután meghalni, pompás program. » 6 http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm, Texte original : « Egy képről volt szó, fölségesen merész költői képről, s három napig tartott bizony, míg - mikorra magyarul visszaadtam valahogyan a Baudelaire-strófát és képet, a legvirtuálisabbat, a legszebbet. Abba is hagytam a Baudelaire-fordításokat, mert gyötrően nehéz, sőt majdnem lehetetlen más nyelvre átkábítani […] Baudelaire igazán és nagyon francia… ».
5
1. La traduction
La traduction (soit du verbe latin traducere, soit de l’italien tradurre) est
légitimée par « deux paramètres fondamentaux qui sont la cause première de la
traduction, à savoir l’existence de langues différentes, et le fait que les langues (et
les textes) sont l’émanation d’une culture. »7 Elle se caractérise par une complexité
extraordinaire qui relève notamment de son « appartenance à tous les domaines de
la pensée et de l’activité humaine, [aussi de] son immense incidence culturelle et
littéraire… »8. En d’autres termes, une traduction se situe dans un carrefour
intertextuel et interculturel, se délimite nécessairement à partir de la connaissance
exhaustive d’une production littéraire contextuelle et d’une civilisation étrangère en
question. La traduction est une manifestation d’un échange, d’une communication
interculturelle.
En France, le terme pour désigner la science de la traductologie fait son
appariton en 1540, le 16e siècle connaît l’apogée des traductions, en particulier des
auteurs classiques gréco-latins. La traduction est considérée comme un moyen pour
accéder à telle ou telle information, pour transmettre tel ou tel message (l’idée que
Baudelaire désirait exprimer par exemple dans ses Correspondances), revendiquée
comme pour répondre à un certain besoin d’ailleurs très ancien : le besoin de se
comprendre, le besoin de se mettre à l’écoute de l’autre (pour arriver à une solution,
coopération, etc.). Le traducteur est invité à s’intégrer littéralement à au moins deux
langues, deux cultures souvent divergentes et, si c’est le cas, à deux époques
distinctes. La traduction, d’après Jean-René Ladmiral, est une « activité humaine
universelle, rendue nécessaire à toutes les époques et dans toutes les parties du
globe »9 sans pour autant insister, bien au contraire, sur sa fonction utilitaire.
Certes, le niveau de cette « incidence » est variable d’un domaine à l’autre :
traduire un texte juridique n’est pas la même chose que traduire Le Testament
politique de Richelieu. Dans le premier cas, même si les systèmes judiciaires
peuvent se différer des uns des autres, la terminologie est ˝ restreinte ˝, un 7 Ballard, Op. cit., p. 7. 8 Inês Oseki-Dépré, Op. cit., p. 11. 9 Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Éd. Payot, Coll. Petite Bibliothèque, 1979, p. 11.
6
dictionnaire technique et bien-sûr une bonne connaissance des deux langues
(langue de départ et langue d’arrivée) suffisent, tandis que dans le deuxième cas,
l’interaction de plusieurs champs de connaissance est immense. Il est donc conseillé
d’expliquer cette dichotomie, de faire une « distinction entre, d’un côté, la traduction
technique ou scientifique et, de l’autre, la traduction littéraire qui comprend tous les
textes de littérature quels qu’ils soient… »10. La traduction littéraire se subdivise, bien
entendu, en une nouvelle distinction importante, (donc la dichotomie est double) :
traduction de la prose et traduction de la poésie. Nous allons focaliser dans cette
étude, comme le sujet indiqué ci-dessus l’exige, sur la traduction de la poésie.
2. La traduction de la poésie
Les traducteurs de la poésie sont sans exception des poètes (la prose est
traduite d’habitude par des traducteurs dits professionnels) : traduire un poème
résulte d’un processus esthétique propre à la poésie, d’une force imaginaire créatrice
particulière, spécifique, bref, entre prose et poésie il existe une différence de nature
significative. Jakobson explique par cette manière : « Le texte poétique est celui où
la fonction poétique prédomine sur les autres fonctions du langage… »11, c’est-à-dire
« la poésie est une forme pour laquelle il est nécessaire de trouver une forme
équivalente lors du processus traduisant. »12
Depuis les origines, la préoccupation majeure reste la même : bien traduire,
mais comment ? Étienne Dolet (1509-1546) a été le premier théoricien de la
traductologie à l’époque de la Renaissance qui a explicité quelques règles pour bien
traduire. Quelques-uns de ses préceptes méritent d’être mentionnés vu qu’ils restent
pertinents et valables même de nos jours. Il insiste tout d’abord sur la compréhension
parfaite du sens du texte et aussi de l’argument traité par l’auteur en question. Les
compétences du traducteur doivent être impeccables en matière de langue (de
départ et d’arrivée). Il faut prendre en considération le fait incontournable que «
chacune langue a ses propriétés, translations en diction, locutions, subtilités et
10 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 14. 11 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, p. 220. 12 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 15.
7
véhémences à elle particulières ».13 Il n’est pas question de rendre l’original mot à
mot, mais de rendre ce que l’idée symbolise.
Pour en revenir à la traduction de la poésie, rendre ce que l’idée symbolise est
« scandaleusement difficile » comme disait Endre Ady. Joachim du Bellay (1522-
1560), l’un des plus grands poètes de la Pléiade, affirme que « chacune langue a je
ne [sais quoi] propre à elle, ce qui peut se perdre dans la traduction »14 On ne peut
pas assez insister sur « l’intraduisible », une question toujours en actualité dans
toutes les époques. Au 18e siècle, Mme Dacier, traductrice de Plaute, Aristophane,
Térence et d’Homère commente ainsi la difficulté de son travail : il est plus que
difficile de conserver « la grâce, la beauté, la force et l’harmonie [de la poésie
homérique parce qu’elle se situent] au-dessus de ses forces et au-dessus des forces
de notre langue »15 L’élocution, l’élément central de la poésie, peut être violée,
menacée de perte de sens si le texte est manipulé par des « traditeurs » (mauvais
traducteurs), terme utilisé par Du Bellay.
Il s’agit finalement d’obtenir les mêmes effets que l’original, c’est « un art de
l’approximation, où l’important est de ménager des effets analogues, même s’ils ne
se trouvent pas exactement au même endroit »16. C’est ce qui confère à la traduction
son aspect artistique, parce que traduire, c’est inventer, c’est créer une nouvelle
œuvre en quelque sorte. En d’autres termes, « la traduction implique toujours
[génère automatiquement] une transformation du texte original (de temps, de mode,
de visé) »17. Pourtant, malgré les éventuelles tranformations, la perte doit être
compensée par le traducteur « pour aboutir à un texte d’arrivée équivalent »18. La
mimèsis poétique dans le processus de la traduction est tout aussi libre que limitée.
Tranformation sous-entend et implique un certain détournement de la lettre.
Or, Alain remarque qu’il a « cette idée qu’on peut toujours traduire un poète, anglais,
latin ou grec, exactement mot pour mot, sans rien ajouter, et en conservant même
l’ordre, tant qu’enfin on trouvera le mètre et même la rime. […] »19. Il faut cependant
13 Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 », Babel, Tome I, volume n°1, sept. 1995. 14 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 27. 15A. Leide, Introduction à l’Iliade, Weistein et fils, 1766, cité par Mounin. 16 Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, SEDES, 1995, p. 35. 17 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 116. 18 Ibid. 19 Alain, Propos de littérature, Gonthier, Coll. « Bibliothèque Méditations », Paris, 1934.
8
insister sur le fait que la traduction est loin de se limiter à une simple opération quasi
méchanique. Elle véhicule une voix personnelle, privilégie une interprétation
individuelle (d’après Heidegger) et porteuse de trois traits essentiels : le texte est
révélateur, premièrement « culturellement parlant », après « littérairement parlant »
et troisièmement « philosophiquement parlant »20. C’est au nom de l’interprétation
individuelle que de nombreux poètes laissés emportés par la liberté de la mimèsis
(Baudelaire, Mallarmé, Rilke, etc.), qui ont traduit d’autres poètes, « se sont crus
autorisés à des libertés qu’ils ont justifiées par les « lois » du dialogue entre les
poètes […] »21. (N.B. Les traducteurs de la poésie sont sans exception des poètes.)
Ces traductions très personnelles (personnalisées) peuvent aboutir à des « réactions
libres », chose que l’on doit impérativement éviter - « tout dépassement de la texture
de l’original »22 étant interdit. Cette règle « stipule que la créativité exigée par la
traduction doit se mettre toute entière au service de la ré-écriture de l’original dans
l’autre langue, et ne jamais produire une sur-traduction déterminée par la poétique
personnelle du traduisant. »23 La ré-écriture d’un poème n’équivaut pas forcément à
faire communiquer un message – un poème ne se réduisant pas à quelque
quintessence communicative ou énonciative. Traduire consiste d’avantage à révéler
ou manifster qu’à faire communiquer.
L’acte de traduire exige une certaine dimension éthique également :
dimension que les termes fidélité ou exactitude recouvrent. Ces deux mots
constituent sans aucun doute le fondement de l’expérience de la traduction. C’est un
certain comportement, « une certaine tenue » de l’homme à l’égard de soi-même, de
l’autre, du monde et du texte – « il faut, dit Luther, pour cela, un cœur vraiment pieux,
fidèle, zélé, prudent, chrétien, savant, expérimenté, exercé. »24 Parfois nous sommes
capables de diminuer considérablement ou d’oublier totalement l’importance de cette
dimension éthique, sinon primordiale dans toute recherche scientifique. Or, « ce
choix éthique, certes, est le plus difficile qui soit. »25
20 Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Éd. du Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1999, p. 26. 21 Ibid., p. 40. 22 Ibid. 23 Ibid. 24 Luther, Œuvres, tome VI, trad. Jean Bosc, Éd. Labor et Fides, Genève, 1965, p. 198. 25 Berman, Op. cit. p. 75.
9
Si l’on admet que la poésie est intraduisible, « seule la transmutation poétique
est possible » d’après Jakobson. Paulo Rónai, essayiste et traducteur hongro-
brésilien explique : « la poésie exprime ou veut exprimer l’inexprimable, le peintre
reproduit ce qui ne peut se reproduire, le sculpteur fixe l’infixable ; il n’est pas
surprenant donc que le traducteur tienne à traduire l’intraduisable. »26 Conformément
à cette conception, traduire un poème ne consiste pas à forcer un rapport d’analogie
mais plutôt à mettre l’accent sur une « opération de substitution qui consiste à
remplacer un énoncé, une idée, une impression par un autre énoncé ou par un autre
mot. »27
Nous arrivons à conclure que la traduction poétique est un art, un genre à part
entière avec ses propres caractéristiques. Ce n’est pas une traduction proprement
dite – parce que celle-ci comprend plutôt la transposition, la reproduction, une sorte
de transplantation tandis que la traduction de la poésie est plus « transmutation » –
et son statut est ambigu : « elle ne serait pas considérée comme quelque chose
d’intrinsèquement au-dessous de la poésie elle-même, mais on ne la verrait pas non
plus comme nécessairement au-dessus de la traduction proprement dite. »28
Je dirais que toute traduction est une extériorisation du poète-traducteur (de la
poétesse-traductrice) dans la mesure où l’objet de son art (la traduction) reflète une
vision et une interprétation propres à lui (à elle). Il n’est pas étonnant qu’il est
extrêmement difficile à faire le point sur la question est-ce c’est bien traduit ? d’autant
plus que « les critères, quels qu’ils soient, selon lesquels un poème ou une
traduction est évaluée ne sont pas assez nombreux pour permettre vraiment
d’évaluer la traduction d’un poème. »29 Selon un dicton français, « les traductions
[sont] comme les femmes, quand elles sont belles elles ne sont pas fidèles et quand
elles sont fidèles elles ne sont pas belles. »30 La problématique de la fidélité en
matière de traduction poétique est particulièrement délicate qui relève non seulement
de l’éthique mais de l’esthétique (de la traduction) aussi. Une différence remarquable
avec la traduction proprement dite, c’est que cette transmutation doit absolument
aller « au-delà de la transposition du matériel supra-idiomatique » qui aboutit au fait
26 Inês Oseki-Dépré, Traduction & poésie, Éd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2004, p. 5. 27 Ibid., p. 6. 28 Ibid., p. 129. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 130.
10
que « certains résultats […] ne maintiennent pas toujours un rapport simple et
facilement vérifiable avec son original. »31 Traduction correcte n’existe pas. Une
traduction est une possibilité parmi d’autres traduction – ˝ bonnes ˝ à leur tour. C’est
la raison principale pour laquelle il est vivement conseillé de travailler – si possible –
en parallèle avec plusieurs traductions pour voir les nuances éventuelles et surtout
pour arriver à un décodage plus complet.
II. Les Correspondances de Baudelaire versus Kapcsolatok de Lőrinc Szabó
Dans le cas des Correspondances, la traduction de Lőrinc Szabó est
considérée comme l’étalon. Un groupe littéraire qui s’est constitué autour de la revue
appelée Nyugat (1908-1941) se prononçait en faveur du renouvellement de la
littérarure à l’aube du 20e siècle, tout en voyant en Baudelaire un modèle à suivre.
Ce n’est pas étonnant donc si toutes les traductions baudelairiennes aujourd’hui
communément acceptées proviennent des membres les plus prestigieux de la
première génération de la Nyugat comme Endre Ady (cité ci-dessus), Lőrinc Szabó,
Árpád Tóth, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, etc. Loin d’être une vague avant-
garde, la Nyugat a fixé comme objectif principal d’élever la littérature hongroise à un
niveau plus élevé et de faire répandre les nouvelles initiatives de la littérarure
occidentale comme le symbolise à la française incarné par Baudelaire, Verlain ou
Rimbaud. Lőrinc Szabó (1900-1957), voué au début de sa carrière (les années 1920)
à l’esthétique parnassienne, se tourne au fur et à mesure aux nouvelles vagues
européennes et rejoint la Nyugat en 1920. Avec Mihály Babits et Árpád Tóth, ils se
mettent à traduire les Fleurs du mal pour se préparer au centenaire de la naissance
de Baudelaire.
Le recours aux symboles joue un rôle primordial dans le processus de la
traduction poétique, il l’est encore plus capital quand il s’agit d’un poème proprement
symboliste comme celui-ci. Le devoir du poète consiste à reproduire un effet
équivalent à l’effet de départ. Selon Paul Ricœur, le symbole est une « structure de
signification où un sens direct, primaire, littéral désigne par surcroît un autre sens
indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier. »32
31 Ibid., p. 133. 32 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 16.
11
Comment Lőrinc Szabó réussit-il à traduire l’inconcevable ? Comment réussit-
il à rendre ce que l’idée symbolise avec une langue qui diffère en matière de
morphologie et de syntaxe de la langue française ? Est-ce que la mimèsis parvient-
elle à ses buts, à un texte équivalent ? A quel point la fidélité et l’exactitude sont-elles
respectées et où est la place (la limite) de la transmutation poétique ? Ce sont les
questions fondamentales qui nous intéressent lorsqu’on essaie de se mettre à
l’analyse de la traduction (l’interprétation) que nous propose Lőrinc Szabó.
Voyons tout d’abord les Correspondances suivis immédiatement par sa traduction :
Charles Baudelaire : Correspondances33
La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme des longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme des hautbois, verts comme des prairies,
-Et d'autres corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Szabó Lőrinc : Kapcsolatok34
Templom a természet: élő oszlopai
időnkint szavakat mormolnak összesúgva; Jelképek erdején át visz az ember útja, s a vendéget szemük barátként figyeli.
Ahogy a távoli visszhangok egyberingnak valami titkos és mély egység tengerén,
mely, mint az éjszaka, oly nagy, és mint a fény, egymásba csendül a szín és a hang s az illat.
Vannak gyermeki húst utánzó friss szagok,
33 Source : http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Baudelaire.Correspondances.html 34 Source : http://mek.niif.hu/00400/00477/00477.htm#d5696
12
oboa-édesek, zöldek, mint a szavannák, - s mások, győzelmesek, romlottak, gazdagok,
melyek a végtelen kapuit nyitogatják,
mint az ámbra, mosusz, tömjén és benzoé: test s lélek mámora zeng bennük ég felé.
Le traducteur est invité tout d’abord à respecter la texture originale, la forme :
d’une part, le poème d’arrivée doit être nécessairement un sonnet, d’autre part, la
ponctuation doit être la même, c’est-à-dire les unités de sens doivent être analogues.
Autre contrainte : la rime, en l’occurrence embrassée (ABBA).
Commençons par le titre : le mot correspondance implique un rapport de
conformité, une harmonie, une concordance, un équilibre comme il y a une harmonie
entre les parfums, les couleurs et les sons. Le mot kapcsolat (kapcsolatok au pluriel)
implique automatiquement l’existence d’un certain rapport, en hongrois le mot
évoque premièrement une relation quelconque, mais n’évoque pas nécessairement
cette concordance, cet équilibre sous-entendus. C’est-à-dire, le mot correspondance
présuppose une sorte d’entente tandis que le mot kapcsolat n’a pas cet arrière-plan
en matière de signification implicite. Tout de même, il est entièrement adéquat ; le
mot viszony peut être considéré comme synonyme de kapcsolat mais son sens reste
limité à exprimer un simple rapport et son équivalent en français est plutôt relation ou
liaison ce qui est donc bien différent du mot correspondance. Kapcsolatok s’intègre
sans problème au contexte du poème mais son sens véritable ne sera dévoilé que
plus tard.
La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de
confuses paroles : première unité de sens. Il s’agit d’une personnification qui ne pose
de problème – par contre la morphologie n’est pas strictement respectée car au lieu
de dire A természet egy templom, le poète inverse l’ordre des mots : Templom a
természet. Dans la suite, la syntaxe est également perturbée, le verbe sortir n’existe
pas, ce sont les piliers qui parlent doucement, en chuchotant – összesúgva – et ce
n’est pas le temple qui laisse sortir la parole des piliers. La personnification est
soulignée dans la version hongroise par les deux points, comme pour justifier le
propos initial. Les piliers se mettent à communiquer mais suite au chuchotement cela
ne donne que de confuses paroles. Le hongrois n’explicite pas que les paroles
émises par les piliers sont confuses parce que les mots mormolnak (marmotter) et
összesúgva (en chuchotant) marquent très clairement le fait qu’il s’agit de « parler
13
confusément entre ses dents »35 ce qui rend inutile toute autre précision ultérieure.
Au niveau du vocabulaire, aucune opération sémantique n’a été achevée.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des
regards familiers : deuxième unité de sens. Il faut particulièrement faire attention à
l’emploi des pronoms « y », « qui », « l » pour savoir à quoi ils se réfèrent. Le temple
n’est plus évoqué par « y » dans la traduction, on passe immédiatement aux forêts
de symboles (jelképek erdeje). Ce que l’on entend exactement, c’est que pour arriver
au temple, il faut traverser les forêts de symboles. Si on voulait paraphraser
Baudelaire : pour y arriver, l’homme parcours un chemin spécifique, une forêt
constituée de toute une série de symboles. Jelképek erdején át signifie cette idée
implicite. Les forêts observent l’homme qui y passe : « l » désigne forcément
l’homme, nommé dans la traduction vendég (vendéget parce que c’est un
complément d’objet direct), c’est-à-dire l’invité. Le traducteur s’efforce d’éviter bien
sûr toute répétition, il est hors de question d’utiliser deux fois le mot homme. Le
recours au pronom őt, équivalent au pronom français « l » pourrait être justifié mais
celui-ci est placé d’avantage à la fin de la phrase, à savoir : s szemük barátként
figyeli őt qui exclut la rime figyeli (l’observent) à la fin du vers. Il est intéressant que le
mot symbole, dont l’équivalent est szimbólum dans la langue hongroise, donne
jelkép (jelképek au pluriel) dans la traduction. Cet aspect pose la problématique de la
tipologie des signes qui relève de la sémiologie. Certes, les deux viennnent d’une
même racine, ayant presque la même fonction : le symbole, le signal – l’icône,
l’indice, l’emblème et ainsi de suite – dans la mesure où tout signe est « quelque
chose tenant lieu de quelque autre chose pour quelqu'un, sous quelque rapport ou à
quelque titre »36 avec un rôle bien précis qui n’est pas du tout indifférent dans le cas
de la poésie : « Un signe est un stimulus - c'est-à-dire une substance sensible - dont
l'image mentale est associée dans notre esprit à celle d'un autre stimulus qu'il a pour
fonction d'évoquer en vue d'une communication. [...] Nous définirons le signe comme
la marque d'une intention de communiquer un sens. »37
35 Larousse, Petit dictionnaire français, Paris, 2002, p. 524. 36 Charles Pierce, Écrits sur le signe, 1978. 37 Pierre Guiraud, La sémiologie, 1971.
14
Comme des longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et
profonde unité – ainsi commence le deuxième quatrain. L’adjectif qui est attribué à
l’écho n’est pas le même : longs échos donnent távoli visszhangok qui veut dire
échos lointains en français mais l’intention c’est jouer avec la proximité exprimée par
« de loin » qui nécessite d’incorporer la distance. Le verbe se confondre est en
adéquation parfaite avec les paroles qui sont confuses, en plus les deux mots
(confondre et confuses) ont la même source étymologique (con du latin ensemble).
Le verbe egyberingnak ne fait pas forcément cette allusion mais produit absolument
un effet que le contexte exige, celui de l’idée du mélange, notamment avec egybe qui
veut dire ensemble. Je me demande si Ahogy a távoli visszhangok összetalálkoznak
ne fonctionnait pas, cela donnerait mot à mot : Comme des longs échos qui de loin
se rencontrent. Le croisement (des échos) est mieux illustré avec le mot
összetalálkoznak, par contre egyberingnak est beaucoup plus poétique. Le mot
ringnak (du verbe ringat, ça veut dire bercer) est l’exemple merveilleux de
l’imagination poétique qui cherche à produire un effet équivalent plutôt que donner
un mot qui est analogue mais banal. L’unité profonde et ténébreuse est représentée
par la métaphore de mer qui est profonde (mély) mais secrète (titkos) en même
temps, l’adjectif que Baudelaire n’utilise pas. Le mot valami (quelque chose de)
souligne l’aspect ténébreux de cette unité (de la forêt de symboles qui peut être très
bien une mer profonde et secrète aussi).
Cette unité est vaste comme la nuit et comme la clarté – les comparaisons
sont traduites presque mot à mot : vaste (oly nagy) n’est pas en position initiale
comme chez Baudelaire, pourtant cela ne changerait rien, à mon avis, dans le sens
ou dans la structure. En d’autres termes, mely (qui, référence à la mer), mint az
éjszaka, oly nagy (vaste comme la nuit), és mint a fény (et comme la nuit) équivaut à
dire mely oly nagy, mint az éjszaka, és mint a fény. Le dernier vers, la quintessence
du poème (et de toute poésie symboliste en quelque sorte) reprend l’idée d’un
rapport étroit qui s’établit entre les parfums, les couleurs et les sons, notamment par
l’intermédiaire du pronom réfléchi « se » qui exprime la réciprocité. Le verbe se
répondre pose le même problème au traducteur que le verbe se confondre, le
hongrois ne possédant pas de « se ». La réciprocité doit être exprimée par un mot
supplémentaire (egyberingnak pour « se confondent ») : egymásba csendül pour se
répondent. Le verbe csendül (≈sonner) donne plus de potentiel à la synesthésie ;
15
finalement les noms sont inversés et ils sont au singulier (tandis que Baudelaire les
met au pluriel) : a szín (les couleurs) és a hang (les sons) s az illat (les parfums).
Le premier tercet développe la diversité des parfums. Baudelaire reprend le
mot parfum sans que cela lui pose de problème tandis que Lőrinc Szabó évite toute
répétition (comme on l’a vu dans le cas des mots homme-invité ayant un référent
commun) et préfère traduire le mot parfum par szag (szagok au pluriel) qui donne le
mot odeur en français. En hongrois, illat (parfum) désigne sans exception une odeur
agréable contrairement à szag. On peut se demander pourquoi le poète n’a pas
repris, comme Baudelaire le mot illatok, d’autant plus que cela n’aurait pas eu aucun
impact sur la rime (illatok rime très bien avec gazdagok). Vannak gyermeki húst
utánzó friss szagok, ça veut dire, il est (il y a) des parfums frais qui imitent (utánzó du
verbe imiter) la chair d’un enfant. Il y en a qui sont doux comme des hautbois : au
lieu de dire édesek mint az oboa, comme dans les cas de zöldek, mint a szavannák
(verts comme des prairies), doux et hautbois se voient liés par un tiret – peut-être
pour éviter encore une fois une éventuelle répétition mais surtout pour témoigner
d’un bravoure poétique. L’ordre des mots doit être inversé à nouveau afin que
gazdagok (riches) arrive en position finale pour respecter la rime. Triomphants n’a
pas d’autre équivalent adéquat en hongrois que győzelmesek.
La traduction du dernier tercet commence par une métaphore : l’accès à
l’infini, à la plénitude est symbolisé par une porte que l’on ouvre (ou ce sont plutôt les
sens, les parfums qui ouvrent la porte et qui donnent l’accès à un infini, c’est-à-dire à
une poésie infiniment riche) : melyek (qui, référence aux parfums) a végtelen kapuit
nyitogatják (ouvrent la porte de l’infini, des choses infinies). Les comparaisons
suivantes sont évidentes quant à leurs traductions vers le hongrois, respectées mot à
mot n’ayant pas d’autres possibilités : mint az ámbra, ça veut dire, comme l’ambre,
mosusz donne le musc (une substance très odorante produite par certains
mammifères, et utilisée en parfumerie), tömjén és benzoé donnent l’encens et le
benjoin – l’inversion étant nécessaire à cause de la rime. Le dernier vers est la
transmutation poétique par excellence qui rejoint l’axiome mentionnée ci-dessus, à
savoir « certains résultats […] ne maintiennent pas toujours un rapport simple et
facilement vérifiable avec son original ». L’idée principale, c’est que l’esprit et les
sens (de l’homme qui entre dans la forêt de symboles en ouvrant la porte de la
16
poésie infinie) sont transportés par l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens. Lőrinc
Szabó dit : l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens rend ivre l’homme (son corps et
son esprit) et l’invitent à rejoindre le ciel (ég felé), monde de l’infini, siège de la
poésie.
III. Conclusion
Comme nous l’avons signalé ci-dessus à plusieurs reprises, bien traduire est
un privilège. La traduction que Lőrinc Szabó nous propose est une illustration de ce
travail réservé à une ˝ élite privilégiée ˝, tout aussi difficile. Le poème d’arrivée doit
véhiculer la même idée que Baudelaire tend à exprimer : l’éloge du symbolisme. Il
s’agit d’un travail complexe : interpréter et recréer en même temps d’une manière
authentique sans pour autant être bloqué par les contraintes. Il faut être disons le
mot bon logisticien, le déplacement d’éléments sémantiques du poème étant
possible, mais qu’ils donnent ou plutôt redonnent à la fin de l’ordre, l’équilibre.
L’enjeu est d’avantage un équilibre au niveau du sens, dans ce cas une
correspondance harmonieuse entre la mimèsis baudelairienne et son réinterprétation
en une langue étrangère, que la fidélité textuelle absolue. En d’autres termes, au
nom d’une création esthétique particulière, c’est la fonction poétique qui doit
prédominer sur les autres fonctions de la langue (voire la syntaxe) – comme disait
Jakobson. Cette création est extrêmement délicate puisqu’elle doit surpasser les
spécificités linguistiques tout en conservant la grâce, la beauté, la force et l’harmonie
du texte en question.
17
IV. Bibliographie
Michel Ballard, La traduction, contact de langues et de cultures, Tome I, Éd. Artois Presses
Université, 2005.
Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Éd. Armand Colin, Paris,
1999.
Inês Oseki-Dépré, Traduction & poésie, Éd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2004.
Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Éd. Payot, Coll. Petite
Bibliothèque, 1979.
Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Éd. du Seuil, Coll. « L’ordre
philosophique », Paris, 1999.
Alain, Propos de littérature, Gonthier, Coll. « Bibliothèque Méditations », Paris, 1934.
Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du Seuil, Paris, 2007.
Roman Jakobson, Essais de linguistique générale.
Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 », Babel, Tome I, volume n°1, sept. 1995.
A. Leide, Introduction à l’Iliade, Weistein et fils, 1766.
Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, SEDES, 1995.
Luther, Œuvres, tome VI, trad. Jean Bosc, Éd. Labor et Fides, Genève, 1965.
Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil, 1969.
Larousse, Petit dictionnaire français, Paris, 2002.
Charles Pierce, Écrits sur le signe, 1978.
Pierre Guiraud, La sémiologie, 1971.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Traductologie
http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm
http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm
http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Baudelaire.Correspondances.html
http://mek.niif.hu/00400/00477/00477.htm#d5696