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Descartes philosophie et sens communLouis Rouquayrol
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Louis Rouquayrol Descartes philosophie et sens commun Philosophie 2017 dumas-01706888
Louis ROUQUAYROL
DESCARTES
PHILOSOPHIE ET SENS COMMUN
Meacutemoire de Master 2 en Histoire de la Philosophie
(sous la direction de Denis KAMBOUCHNER)
Universiteacute Pantheacuteon-Sorbonne (Paris I)
UFR de Philosophie
Anneacutee acadeacutemique 2016-2017
1
laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16
Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)
2
Remarque preacuteliminaire
Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume
INTRODUCTION 3
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES
laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897
sect1 Une facette philosophique
En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur
auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil
ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun
laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui
ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire
que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire
bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la
liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun
moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable
Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest
qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner
dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la
facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait
la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous
emprunterons notre inspiration
1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)
2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)
3 Discours VI AT-VI-4142
INTRODUCTION 4
Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut
sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais
encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau
Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa
encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant
deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre
que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez
Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest
pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique
ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et
coheacuterents pour une philosophie du sens commun
Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand
penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui
inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou
aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci
constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces
sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre
tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui
risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la
rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi
bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et
pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en
aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves
nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout
de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de
nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le
laquo suivre raquo deacutesormais4
Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie
du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les
4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7
INTRODUCTION 5
Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un
Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie
Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce
faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction
(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture
sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec
les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest
donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si
conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze
Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le
premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens
commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de
son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si
elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles
qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens
commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous
chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations
Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les
philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la
5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions
6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971
7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le
cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991
INTRODUCTION 6
philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de
commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant
intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les
plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9
Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui
donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee
naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du
laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond
de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que
le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11
Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre
(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux
raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens
commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant
venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au
contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les
rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir
des preacutejugeacutes contre le sens commun
(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la
lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute
inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo
preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le
sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue
bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune
eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition
toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui
monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin
9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la
philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843
13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun
INTRODUCTION 7
repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche
Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois
inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses
traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une
grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude
de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle
deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes
Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave
mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les
manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de
consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens
commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte
de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses
articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la
philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a
livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la
lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la
laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une
(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits
du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le
septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens
commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de
Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres
drsquoune assembleacutee du sens commun
Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre
sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres
qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de
notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages
disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds
probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des
preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines
thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre
INTRODUCTION 8
donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent
une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent
encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou
Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils
appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave
mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces
sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu
chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite
de ne pas nous perdre
On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une
formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques
et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre
de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee
ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre
lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner
une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre
au problegraveme qui nous preacuteoccupe
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle
Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire
une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici
de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement
arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans
lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave
Descartes eacutecrit14
14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31
INTRODUCTION 9
La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique
en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de
quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au
sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par
laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement
pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base
drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave
Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens
commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17
pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce
dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le
cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun
prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct
drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la
socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19
Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee
15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8
931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580
Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)
17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)
18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)
19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes
INTRODUCTION 10
dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il
laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes
de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre
temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est
veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest
conceptualiseacute philosophiquement
Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650
est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans
la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il
semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le
Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et
aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse
offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que
celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les
animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui
appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle
car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et
faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le
Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui
preacutevaudra dans la philosophie du sens commun
Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun
antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins
communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]
une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui
20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens
commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)
drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)
24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose
INTRODUCTION 11
est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant
sect4 Approche lexicale
Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus
large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des
premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au
traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche
philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez
Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute
de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq
formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas
fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le
franccedilais) et les porositeacutes incontestables
Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre
releveacutees sont les suivantes
(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet
proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees
plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens
(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo
(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la
lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens
carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la
correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du
Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct
poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme
drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)
INTRODUCTION 12
lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)
et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera
(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en
1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-
315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces
deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la
lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans
cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique
comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366
AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun
bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)
et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse
(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression
laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions
preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-
521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-
517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les
Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet
drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec
Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en
franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ
lexical
(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce
sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo
ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que
25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate
26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1
INTRODUCTION 13
dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-
III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et
franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit
par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les
porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre
4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions
communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne
alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la
litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens
commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette
distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des
expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois
du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et
laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)
(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit
du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme
depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la
correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de
tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de
nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est
tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations
(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique
On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la
notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que
drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et
buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical
et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les
laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui
constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations
27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo
CORPS 14
1) CORPS
laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414
Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur
donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi
dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la
philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave
srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir
Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la
rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des
transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave
eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles
mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement
commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons
nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux
notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame
Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui
attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes
nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct
laissant la place au second
Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous
partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo
nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la
signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y
aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun
1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
CORPS 15
rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le
sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun
meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que
lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au
contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis
abandonneacutee
Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous
inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique
Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne
fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique
drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir
des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de
Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la
glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens
commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un
deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la
localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie
meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier
ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les
dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que
les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement
drsquoabandon
La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du
deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere
2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave
Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77
4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23
CORPS 16
agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il
pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en
vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions
anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez
Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la
connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble
de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa
conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de
1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et
non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau
drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire
aux Regulaelig
Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une
laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave
premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En
1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la
conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique
que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement
accepteacute dans les milieux savants
Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement
consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu
5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)
6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)
7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182
8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de
Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne
CORPS 17
meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun
eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles
communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas
corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe
sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens
commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du
cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie
du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le
sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire
leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest
lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille
comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure
qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes
lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe
entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant
lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci
Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere
preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement
deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme
une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la
mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens
commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la
fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes
par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces
10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)
11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait
speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)
16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)
CORPS 18
figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque
ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les
sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus
deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues
disponibles agrave lrsquoacircme
Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition
progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier
dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu
superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande
pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos
processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive
(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute
du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les
Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les
sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont
cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du
sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes
comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per
analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit
comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-
27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette
force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la
vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19
Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens
commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au
corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement
spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)
17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)
18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509
CORPS 19
La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce
que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme
se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais
aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le
cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement
aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le
sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et
radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette
distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la
disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations
Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois
le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le
sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois
mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24
(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le
sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en
question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la
laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam
res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire
approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui
demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens
21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne
signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)
24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage
25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20
CORPS 20
externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus
la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a
radicalement changeacute
Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en
attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans
la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous
laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais
pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute
comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et
reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas
une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo
avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en
cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde
Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas
tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi
posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)
Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25
l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut
nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former
dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour
un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de
lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)
semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du
27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons
que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun
29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11
CORPS 21
rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave
lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que
pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez
Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification
corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise
en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en
retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace
de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation
eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave
lrsquoentendement seul
(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du
rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature
de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation
de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le
plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani
conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il
laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans
une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme
nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet
la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme
laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui
drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave
juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute
drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la
reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son
possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra
chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le
cadre de la conservation du composeacute humain
34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement
du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale
36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3
37 Meacuteditation VI AT-IX-70
CORPS 22
sect7 Deux possibiliteacutes de transition
Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa
laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute
aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis
envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune
transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens
commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces
transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves
court de deux articles de la litteacuterature secondaire
(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition
par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens
externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du
rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment
comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre
seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil
srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute
meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors
deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens
inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour
conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous
avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail
inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41
38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435
39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note
40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)
41 Denis Kambouchner Ibid p482
CORPS 23
Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit
dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la
situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie
du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine
rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens
commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens
commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment
inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si
deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur
le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier
principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun
de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44
(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune
transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute
de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y
a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple
laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue
mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la
puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes
cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui
toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses
corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic
est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave
ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre
laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions
42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre
existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)
44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche
45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en
retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps
CORPS 24
du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles
et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute
Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant
lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend
preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de
lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer
lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct
lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors
drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive
meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des
cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que
sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo
qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun
fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se
laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu
Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne
consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50
48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294
HISTOIRE 25
2) HISTOIRE
laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502
Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le
laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en
sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme
drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas
lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement
de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens
commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les
plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le
symbole de lrsquoerreur
Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens
commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce
qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans
celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole
le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce
jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre
aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour
pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave
Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees
Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le
situant dans la nature de lrsquohomme
Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute
philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun
1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo
HISTOIRE 26
devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et
Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la
theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des
croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir
Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce
sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire
des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force
nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le
laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil
adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du
sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse
drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz
de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement
radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens
commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens
commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un
sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun
objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps
et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution
sect8 Preacutejugeacutes et barbares
Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser
avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par
notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent
dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation
sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont
conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut
2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32
3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13
HISTOIRE 27
eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif
visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors
reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre
parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre
parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux
Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont
abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement
lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par
une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur
sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde
exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra
prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les
jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave
proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent
deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre
creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien
juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-
rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur
donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en
cause par la suite
La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec
force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous
souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par
lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il
srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo
preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des
5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58
6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)
7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette
inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32
HISTOIRE 28
objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut
difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et
les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes
Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non
seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de
lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des
geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc
beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave
lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour
cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs
plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites
Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont
persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le
langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le
preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de
quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans
quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il
ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits
faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se
deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de
Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute
de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le
sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de
raison raquo14
Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se
meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des
10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)
et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa
traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)
13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)
14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237
HISTOIRE 29
ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre
lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a
laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en
revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de
lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont
Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut
concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume
Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature
humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de
lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est
attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une
reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable
consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne
manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()
ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il
nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la
neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de
lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison
pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique
leibnizienne de la connaissance est conservatrice
Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous
les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et
le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question
drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le
15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)
16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo
comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211
19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die
Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage
HISTOIRE 30
rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie
contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui
ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer
lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque
rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes
(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce
point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie
contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en
inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la
reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme
En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il
faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre
de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du
laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une
espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de
lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon
sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent
frontalement
21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77
22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement
dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite
24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29
HISTOIRE 31
sect7 Consentement universel
Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel
auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec
Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit
dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce
qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes
[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes
dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le
consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves
geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes
reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus
Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun
(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le
fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour
ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du
consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la
question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la
penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et
peu lu
Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style
neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature
eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct
naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de
droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve
cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une
laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la
connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves
25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le
retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221
27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf
infra chapitre 3
HISTOIRE 32
puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera
la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29
La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel
qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct
naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee
de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient
laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute
particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne
pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune
laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave
laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la
philosophie du sens commun
Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le
rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme
chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute
drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave
lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas
jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la
connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est
neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees
entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel
et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique
29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)
30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave
Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute
33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)
HISTOIRE 33
Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)
accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci
est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est
fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par
exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon
excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-
ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel
Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la
grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues
du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre
bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun
preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont
certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la
raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens
commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter
de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens
commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues
Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le
consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent
consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37
34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)
35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598
HISTOIRE 34
sect8 Orthodoxie du sens commun
Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa
tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs
reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra
chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement
les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens
faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance
Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute
prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes
Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers
lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est
soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des
laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le
laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi
Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct
srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons
nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee
carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la
dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin
drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo
indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans
entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous
38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66
39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et
de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors
HISTOIRE 35
souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que
en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique
qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu
ecirctre la deacutemonstration
Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un
aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de
connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux
(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en
ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des
rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet
drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie
est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre
deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons
essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles
soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de
soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme
que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les
meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans
les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un
certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble
drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont
donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute
Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a
deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46
mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le
de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun
42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une
instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)
44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser
laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184
HISTOIRE 36
laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La
prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui
est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes
du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas
purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du
code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux
opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de
dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens
commun dans ces matiegraveres obscures
Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette
theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand
aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune
Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi
peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement
sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()
commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme
que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons
pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons
naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres
geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la
raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens
commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens
intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la
reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement
et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo
erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53
47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant
48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189
49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui
constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage
51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)
HISTOIRE 37
Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence
theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait
conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs
maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite
qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens
commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler
Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par
drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux
genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves
anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages
deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions
rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel
in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui
redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent
essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus
leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent
susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison
(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de
cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir
laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes
de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il
nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un
ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune
penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens
commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon
carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les
54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40
55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes
56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie
Ferron Paris Flammarion 2007 p211
HISTOIRE 38
opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et
sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures
Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure
agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo
laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et
crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin
qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes
affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes
cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible
qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce
faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee
pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et
apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune
civilisation parvenue agrave maturiteacute
De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649
fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses
opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme
au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les
regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens
commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner
Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire
59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des
philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484
Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant
62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327
HISTOIRE 39
conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance
avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la
veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les
opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle
comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par
orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)
Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la
meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre
ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes
opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses
meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes
sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage
intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement
dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la
lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67
Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation
vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui
reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci
sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble
drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des
Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos
connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que
retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et
indubitables par tous les hommes raquo69
Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne
64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche
2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)
67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10
HISTOIRE 40
veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70
Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance
Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens
commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au
chapitre 4
70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308
NATURE 41
William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain
NATURE 42
3) NATURE
laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37
Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature
agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes
geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu
a institueacute pour la Nature
Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord
physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer
agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du
fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un
deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette
soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre
7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire
intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette
Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et
les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce
qui regarde le vrai et le faux raquo2
La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature
La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste
conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-
Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent
les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se
soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir
1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse
impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39
3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)
NATURE 43
correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute
que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes
opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche
de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui
peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature
institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme
notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du
second degreacutes
La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave
lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans
le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a
plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre
compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus
naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au
sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point
Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere
naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un
instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre
inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6
Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse
sect11 Le sens commun et les deux Natures
Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la
loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur
4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu
5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1
6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179
NATURE 44
corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle
perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle
entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le
sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible
drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des
opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct
peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons
reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8
Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la
conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que
lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non
dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere
naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun
laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du
moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut
au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement
distingueacutee des inclinations
La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche
de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces
questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le
deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf
supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement
intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le
reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation
de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet
de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par
lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest
7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions
8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)
9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226
NATURE 45
donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore
sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens
commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette
direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere
naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le
connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne
doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces
principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en
conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition
Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute
comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et
srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux
principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble
que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de
Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens
commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de
jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement
rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de
compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances
baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons
une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des
instincts raquo16
Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont
pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest
drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de
13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5
14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179
15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)
16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83
NATURE 46
choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du
sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait
Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui
deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de
principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune
eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il
quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus
obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo
Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il
semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun
qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun
enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi
ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute
question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal
que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger
infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans
le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale
Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo
En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere
naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis
Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception
17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October
of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)
20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute
21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre
Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)
NATURE 47
plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la
Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage
normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin
dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit
comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere
naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations
naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du
veacutecu) elles soient fiables24
La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de
Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet
de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien
reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet
eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la
preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux
laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas
critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la
recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de
la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur
que constitue le plan du veacutecu28
Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la
lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un
23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)
24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is
only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement
en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)
29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82
NATURE 48
instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a
dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins
produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui
reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere
naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient
pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct
et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une
connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en
geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen
eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et
par sentiment raquo32
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu
laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38
laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes
distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans
dissymeacutetriques
Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est
() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par
exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de
30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la
premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)
34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247
NATURE 49
choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil
conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque
eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul
enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature
qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui
de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-
philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un
niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant
sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam
propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se
fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave
lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique
et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et
le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps
(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif
Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa
normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()
suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic
experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience
quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait
ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement
expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance
bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est
fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit
Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas
une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune
expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave
35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)
36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel
qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306
NATURE 50
srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude
qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere
expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales
de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du
corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun
lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de
lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi
modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se
joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en
attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous
falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre
les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations
ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de
lrsquoacircme et du corps raquo41
Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses
qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent
scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode
naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner
ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas
nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun
point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de
Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le
plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le
laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere
essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom
ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu
drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus
40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch
Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth
44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481
NATURE 51
Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en
structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette
reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du
doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun
nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les
Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les
veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple
lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel
qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil
est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans
le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la
philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses
par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct
naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe
[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait
vraiment dicteacute par la nature raquo48
(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que
srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on
peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant
Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu
laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au
commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument
45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9
46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse
47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)
50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de
NATURE 52
carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute
des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre
que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre
argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans
lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est
drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter
spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute
mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam
vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous
tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier
affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son
laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53
Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien
donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en
leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de
deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde
exteacuterieur54
deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)
51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et
reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2
54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15
NATURE 53
Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son
ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre
impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout
exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il
srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est
soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une
grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer
la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le
recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une
faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de
lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave
reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous
nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo
55 Ferdinand Alquieacute op cit p317
MORALE 54
4) MORALE
laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40
Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere
de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout
un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et
moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion
ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation
ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2
Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut
pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort
pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La
principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport
probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo
(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire
reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du
mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence
(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que
1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes
morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15
3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)
4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15
MORALE 55
les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de
vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense
qursquoil est un expert raquo5
De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens
commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est
douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves
lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun
et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le
preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les
autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans
meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la
philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun
aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie
du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8
autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un
laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo
Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la
morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens
commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun
jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens
commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens
commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la
meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon
laquo puisse absolument nommer bien raquo9
5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)
6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-
Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237
MORALE 56
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore
laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186
On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens
commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont
on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une
importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous
permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons
in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la
traduction que nous en proposons
Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)
laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo
Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux
Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le
sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du
jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version
10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)
MORALE 57
franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le
bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest
pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de
distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)
Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On
trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui
conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute
mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de
jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme
que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12
Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses
diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil
vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec
un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui
tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui
sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez
Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo
Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler
lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du
sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement
eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec
le sens commun raquo
La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun
autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio
Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel
11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais
12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute
MORALE 58
aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La
citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la
lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune
laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens
est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre
du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la
nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14
Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint
Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en
geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes
comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des
laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le
domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est
nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen
tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde
Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en
reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du
jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18
13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo
14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo
15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)
16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)
17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3
18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264
MORALE 59
Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au
champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son
traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de
la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie
guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie
selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo
crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct
que juger raquo19
Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement
reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre
extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation
drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et
agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble
consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral
Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le
sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves
que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement
de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun
estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21
Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens
en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui
lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne
de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un
homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses
19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)
20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo
in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo
22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)
MORALE 60
penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de
neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le
sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave
moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23
La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que
les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs
dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme
par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne
virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes
cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison
nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos
inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le
monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la
raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les
Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour
ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute
populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun
sect14 Se concilier avec le sens commun
Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne
lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute
morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute
des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens
23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)
24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)
25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)
26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu
MORALE 61
commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa
stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en
effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens
commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre
agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa
speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus
tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution
suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si
en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au
bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens
commun Cela srsquoentend en deux sens
(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens
commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est
abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative
de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave
moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations
drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme
de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui
le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il
nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale
provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont
laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28
Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave
quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute
agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les
11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)
28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo
29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16
MORALE 62
plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a
quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une
grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute
en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30
Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne
(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la
relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup
plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique
drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa
philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur
de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une
maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans
instructions particuliegraveres raquo33
Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument
pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui
srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre
qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son
entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie
morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain
Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se
rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement
une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du
30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)
31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)
32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10
33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)
34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293
MORALE 63
point de vue de lrsquouniversel35
On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine
dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee
comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du
jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans
le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est
un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre
les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les
choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation
drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie
morale du sens commun37
Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a
remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en
autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour
la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen
remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation
() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance
drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance
placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu
deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes
Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure
En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur
ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale
provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive
preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la
35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura
une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)
37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine
38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)
39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339
MORALE 64
bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le
jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon
sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous
les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui
en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec
lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres
jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la
naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit
donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la
morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde
Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de
la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de
la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique
essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au
moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit
que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique
cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On
voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes
Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des
hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de
sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin
de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et
la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour
40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)
41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee
42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux
de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)
MORALE 65
lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir
dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44
On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel
au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui
nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens
inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45
sect15 Bon sens et sagesse
Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce
chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une
laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine
finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu
Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens
commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le
Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou
la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir
distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la
Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles
soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le
peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47
Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment
des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule
chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait
44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7
45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par
lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31
47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit
MORALE 66
Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc
reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de
celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les
plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans
cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont
les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le
jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le
stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre
donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune
Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la
nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes
exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir
plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes
conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les
laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre
liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour
partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale
ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute
Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens
tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune
Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium
bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent
ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir
le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction
implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant
par des homologies de structure entre les deux
48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier
chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)
53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)
MORALE 67
(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I
lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et
cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la
lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins
pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis
vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait
universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est
essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les
hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la
mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student
ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme
point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit
pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine
comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon
Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le
plus haut dont il soit susceptible raquo58
Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de
Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre
lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce
modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite
Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers
la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des
Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement
avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les
Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite
54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)
55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une
distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)
MORALE 68
de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60
quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie
carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans
lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit
(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la
volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux
pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en
chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun
comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres
Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est
accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que
indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne
nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains
deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous
reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons
de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant
59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)
60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89
SCIENCES 69
5) SCIENCES
laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202
Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de
la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu
enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent
de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles
de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour
remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne
laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2
En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la
tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout
questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les
reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis
puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens
commun raquo3
Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science
et le sens commun qui semble a priori conflictuel
(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture
eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)
1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici
mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl
3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209
SCIENCES 70
commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La
conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un
laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit
toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc
se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du
laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient
neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme
siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue
Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens
commun
(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens
commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers
principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si
paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du
raisonnement contraignant sont remplies7
(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les
sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens
commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution
scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre
4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel
1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement
6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)
7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)
SCIENCES 71
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales
laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique
renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au
milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave
lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour
eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation
pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11
tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme
de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du
temps
La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des
hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere
de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox
dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes
parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du
critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir
envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder
que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14
8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes
Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs
amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)
12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)
13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)
14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue
SCIENCES 72
Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves
marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture
eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause
lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces
derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant
drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)
On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious
learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses
opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique
Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable
que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest
pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les
suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus
drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est
le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une
aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et
non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri
potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement
universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne
suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est
le seul critegravere de veacuteriteacute
Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la
thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la
pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)
15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted
Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le
Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)
Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux
19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)
20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)
21 Regravegle III AT-X-367 l13-14
SCIENCES 73
mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit
nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport
entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra
ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son
ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de
matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison
humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)
ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes
ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23
Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique
entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture
eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et
srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de
maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la
rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des
laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire
lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que
drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon
peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au
deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de
la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute
(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant
dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit
bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil
22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et
faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences
25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7
SCIENCES 74
faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27
Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le
grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le
recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la
question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de
la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de
quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont
pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples
et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les
expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de
nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc
essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun
et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et
dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est
injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a
theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique
Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec
lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la
science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31
Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera
ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des
grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses
traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve
dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode
27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites
par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute
par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables
31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214
SCIENCES 75
sect17 Continuisme et sciences cardinales
Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes
jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par
ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le
monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science
expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de
rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique
Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes
meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant
ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui
requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve
plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science
des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la
meacutetaphysique et la partie a priori de la physique
Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil
nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme
un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que
celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes
communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus
connus qursquoaucune autre chose35
Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune
continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre
revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les
expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont
tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des
Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les
32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo
33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of
philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)
35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35
SCIENCES 76
expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que
nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce
processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui
preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs
sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes
de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution
de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies
du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal
drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la
capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment
matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment
drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre
6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et
ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous
Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-
disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout
temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut
qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour
ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les
plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse
aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure
ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage
Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les
preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni
36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)
37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)
38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)
39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question
40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)
SCIENCES 77
neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais
bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont
mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se
reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes
communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des
consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de
philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines
sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont
lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement
consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc
qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et
distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave
philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens
pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel
Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre
le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres
principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout
temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure
drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale
Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la
perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45
41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo
42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)
43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule
laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)
45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo
SCIENCES 78
est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par
lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le
thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au
compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les
semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les
deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le
docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48
Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire
le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou
ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces
premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et
par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de
lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50
Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy
srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si
Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce
pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la
deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51
Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de
creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera
lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde
commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees
inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un
ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur
46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de
diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)
48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)
49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX
Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61
SCIENCES 79
certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la
sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent
comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee
de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la
thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes
se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees
inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience
commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun
Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de
lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument
geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la
terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous
rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut
lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave
lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]
lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun
transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet
Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de
lrsquoheacuteliocentrisme55
52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)
53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)
54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2
55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and
SCIENCES 80
La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les
assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence
neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa
preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double
mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux
hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56
a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et
laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage
de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens
commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable
On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de
ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend
possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances
laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le
nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa
position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une
reconsideacuteration de la position du sens commun
Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le
sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de
Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un
scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses
[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()
technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo
56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)
57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez
Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97
SCIENCES 81
lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand
hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette
proposition
Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement
se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque
judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le
conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est
preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens
commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate
preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave
Mersenne de Novembre 1633
Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne
veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques
mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et
lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui
ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien
de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash
non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave
savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous
aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint
Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa
cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la
certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories
scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de
plus que ce qui doit leur revenir
Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le
statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et
en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie
pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la
59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42
60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le
vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118
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marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce
changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa
physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la
relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la
Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de
la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des
astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire
le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65
Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une
laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son
travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent
drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont
le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses
des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement
[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement
est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle
eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale
Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous
force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la
penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum
atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les
hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la
physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions
contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas
instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese
(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui
fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour
63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)
64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave
Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est
contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre
68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si
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deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee
Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du
veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70
Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne
peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement
persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant
srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71
Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici
affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne
srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont
des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif
ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas
accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du
morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de
vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos
impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction
rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet
Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur
dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait
justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de
son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72
lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun
70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de
prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)
72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour
RAISON 84
6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)
laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939
Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que
controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun
y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest
justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le
caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des
textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de
Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La
question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du
laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en
question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci
ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste
transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct
chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie
de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la
1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes
2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38
RAISON 85
diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3
lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence
et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des
esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet
en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant
alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de
leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations
et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec
lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la
partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de
la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes
parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des
raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la
raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de
lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la
modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire
sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit
de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue
susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne
Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se
situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les
donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne
Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en
3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion
4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage
RAISON 86
proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane
possible
(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense
en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute
autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas
vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a
remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de
sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui
eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune
fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce
moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de
nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo
ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette
persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien
mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi
longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas
manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question
avec Descartes
Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le
jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non
adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber
sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la
contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre
pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par
le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre
susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui
devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement
alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun
5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo
Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont
certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur
8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82
RAISON 87
pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle
du bon sens9
La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme
chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique
lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave
deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun
reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par
ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est
deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon
sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans
laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une
faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute
et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui
semble ecirctre confirmeacute juste apregraves
(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le
vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est
naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne
vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce
que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes
choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer
bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez
Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui
9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)
10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute
drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24
RAISON 88
sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun
individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des
accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette
distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la
diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la
substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme
Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans
lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)
et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la
solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des
esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme
il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme
est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de
corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le
mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui
deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels
laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14
On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien
des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15
Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la
Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant
lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier
lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle
12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute
des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le
vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31
RAISON 89
sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)
Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions
de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de
lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet
des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les
reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple
laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la
penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils
deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une
qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son
discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans
le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le
moins ineacutegalitaire et parcimonieuse
Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un
eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne
servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre
paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si
commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere
devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture
de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup
plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun
Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que
les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les
17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance
18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et
10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47
RAISON 90
esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela
reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont
laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont
impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques
chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit
de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du
Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer
Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de
Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de
lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo
contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce
texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains
laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun
Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de
chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance
drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de
Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-
t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la
mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes
Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont
parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se
reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis
ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest
21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode
22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7
23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit
qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo
RAISON 91
que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant
en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo
Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie
subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest
plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo
srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte
pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun
dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes
en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe
laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici
Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se
reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle
fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun
de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave
premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien
avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur
du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son
application de la raison-une et des esprits
Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une
donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment
attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la
deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un
chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson
que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois
laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas
neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais
en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil
pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le
faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-
28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28
RAISON 92
Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de
laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo
chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la
laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours
une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent
laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un
jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire
immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est
synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous
crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre
assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que
lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la
conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun
homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36
Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des
raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais
contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que
Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en
accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que
33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas
Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)
Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)
35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302
36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374
RAISON 93
celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir
par lui-mecircme37
Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite
lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins
forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour
dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore
dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une
deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque
nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses
regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que
lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38
En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du
sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil
ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre
telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont
eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils
conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est
possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce
que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la
Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et
ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit
lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison
Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le
jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire
Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel
nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en
37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale
38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme
de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui
RAISON 94
ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie
est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme
partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode
que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont
de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux
qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de
distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre
instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen
chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43
Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la
plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee
drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le
vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand
il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute
mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction
qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par
le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit
laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45
qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment
deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur
laquelle srsquoouvrait la Discours
Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo
sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser
drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun
quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire
est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les
dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai
lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-
579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode
RAISON 95
interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en
droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser
dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique
dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la
considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de
meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens
avec une veacuteritable application)
Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens
plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique
et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin
que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au
contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort
lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent
pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir
comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre
nuisible agrave personne raquo50
Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous
avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire
pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante
paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour
double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes
de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51
nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo
48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7
49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)
50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau
Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est
RAISON 96
laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo
Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-
nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute
fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans
un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de
poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra
note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car
drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que
le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie
Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de
lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le
bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager
srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le
philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne
semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les
querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il
vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le
sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53
On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat
pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique
(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait
eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes
op cit p43
RAISON 97
agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil
avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere
dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes
comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant
PEacuteDAGOGIE 98
6) PEacuteDAGOGIE
laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950
En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux
eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart
des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes
mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans
ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur
peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun
En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par
la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme
eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par
lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et
de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo
une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette
modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme
principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en
effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas
toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3
1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)
2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505
3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le
PEacuteDAGOGIE 99
Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun
promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au
sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui
font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode
pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par
Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle
reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes
contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation
Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes
aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations
philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne
de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les
eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie
pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute
dont on a voulu deacutegager ici les enjeux
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie
On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave
reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la
discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune
eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves
nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question
mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave
savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun
corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)
4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8
5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute
6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2
PEacuteDAGOGIE 100
Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie
carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave
distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7
Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des
choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des
choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo
mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees
et simples comme la broderie ou la tapisserie8
Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans
lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance
dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement
(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de
choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex
facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere
drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu
avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun
Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve
agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses
capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce
qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial
et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce
7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses
8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)
9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie
laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)
11 Ibidem
PEacuteDAGOGIE 101
problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave
lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur
ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie
de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs
forces raquo12
Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement
signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire
en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les
avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)
Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer
qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse
en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne
la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus
propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de
particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de
sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a
mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en
laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins
de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses
geacuteomeacutetriques
Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces
de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees
analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au
fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure
de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que
lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14
On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute
pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit
irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris
12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique
cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24
PEacuteDAGOGIE 102
imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa
matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave
nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son
sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un
professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se
veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles
agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-
agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de
pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16
La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut
nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes
sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la
simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la
mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui
se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17
Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la
peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire
il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne
le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le
dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest
pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun
laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage
de la meacutethode raquo carteacutesienne19
Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa
reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave
lrsquoeacutetude raquo20 que les autres
15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et
les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les
diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade
p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo
PEacuteDAGOGIE 103
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits
laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161
La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et
faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21
Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les
empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les
eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher
Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de
lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas
deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la
conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop
vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese
qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences
reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur
qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en
maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un
recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les
problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-
mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de
lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la
haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible
de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait
parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur
vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24
21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in
phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)
23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly
and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il
PEacuteDAGOGIE 104
Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de
la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est
drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et
lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes
srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits
ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute
qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent
ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]
anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des
esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du
plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus
courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux
qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y
voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait
la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]
nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28
La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes
contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des
intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee
par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec
nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement
25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux
Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)
27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de
lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural
PEacuteDAGOGIE 105
scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le
commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences
humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge
suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave
des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31
Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]
montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent
agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la
meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que
ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus
facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le
deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule
geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre
sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute
intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut
encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]
ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens
commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute
par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts
Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent
manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest
de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et
[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant
des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela
lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte
des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre
29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme
aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence
de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo
34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo
35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25
PEacuteDAGOGIE 106
agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur
lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de
laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en
meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer
les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37
La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens
commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les
proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette
laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits
droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39
ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes
deviendront agrave leur tour des inventeurs
De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation
deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez
Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement
des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de
jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction
eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de
promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus
relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune
part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous
leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre
part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon
sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement
36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)
37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur
apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)
PEacuteDAGOGIE 107
Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un
optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le
deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera
une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans
distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux
fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus
loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui
concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que
tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave
reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme
Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il
srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question
dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la
laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son
propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage
la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil
srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens
commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque
peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne
Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez
Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme
Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie
lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi
lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un
41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de
laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae
ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173
PEacuteDAGOGIE 108
chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la
science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon
lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en
soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une
culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science
carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces
choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme
lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que
la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer
lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48
crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout
le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]
toutes les autres raquo49
Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et
revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite
drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce
dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la
reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa
entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon
sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant
sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui
seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera
pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50
45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984
Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25
47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du
raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524
49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)
50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17
PEacuteDAGOGIE 109
Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de
tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens
commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil
aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des
sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout
en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence
que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses
propres forces
Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop
de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici
il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative
absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de
Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave
ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu
drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie
autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un
habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes
porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu
ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo
tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55
51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)
52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation
53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit
54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280
55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens
PEacuteDAGOGIE 110
Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de
toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage
agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec
lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font
un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu
il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie
La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son
accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-
dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en
lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere
naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est
peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre
bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie
soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive
seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible
Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux
deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit
ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La
nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les
consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi
srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le
plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de
deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur
et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)
56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55
PEacuteDAGOGIE 111
un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre
admiration ne saurait cesser raquo60
Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par
soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette
peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon
professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser
sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne
mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de
lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61
60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie
carteacutesienne
PERSONNAGES 112
8) PERSONNAGES
laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot
Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle
emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel
elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle
valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse
drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux
Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1
nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde
eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique
nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le
paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce
que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens
commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee
carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]
fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend
le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme
repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct
pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et
eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes
Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des
arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre
propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave
son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens
commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un
1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27
2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee
PERSONNAGES 113
reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de
cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements
preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs
En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation
remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave
eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de
France quelque fin lecteur de Baillet
Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au
nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder
au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans
les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant
mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de
deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute
drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute
des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas
contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier
ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe
Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble
pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au
contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les
situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes
comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere
en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)
3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)
4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf
surpa sect22 en particulier
PERSONNAGES 114
nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le
moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont
trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo
repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens
commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait
Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il
voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun
usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques
ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun
En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de
Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En
un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit
en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant
Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en
franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une
volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le
paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest
eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan
incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en
particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre
neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique
Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard
6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)
7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24
8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer
10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7
PERSONNAGES 115
explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point
eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire
il y a une diffeacuterence
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou
la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens
On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme
on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens
commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est
in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce
sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en
ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance
humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo
Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes
constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les
conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu
rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait
que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant
la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et
de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par
lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on
aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de
conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer
entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable
12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)
13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54
PERSONNAGES 116
qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement
dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement
Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement
tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout
drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce
nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des
Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave
moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il
souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute
dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et
si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre
radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit
meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la
validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute
Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou
crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est
celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que
le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour
qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil
laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au
philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion
drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais
comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour
aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il
faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun
Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique
et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie
16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas
de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute
concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo
(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)
20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273
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intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed
amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet
meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon
sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-
dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par
opposition au non-sens22
Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil
faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la
penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf
de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23
En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi
et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage
parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique
(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-
philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24
Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation
majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il
est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant
comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas
avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche
de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que
celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son
lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme
LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois
21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil
p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)
23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169
24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo
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celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la
folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes
Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les
interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif
en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise
carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie
carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est
plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes
iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie
Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires
humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues
Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout
le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des
commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la
doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si
cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens
ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et
cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de
reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui
nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave
lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun
que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme
Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme
est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere
naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement
25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211
26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave
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derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes
les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela
que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere
lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave
compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour
meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut
donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens
commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee
agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29
Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le
personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi
lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que
Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de
Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre
connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de
lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots
Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez
Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre
eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces
naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il
fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur
la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose
agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave
lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est
naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des
Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14
30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum
heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo
32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo
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choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les
doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave
tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que
ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34
Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze
redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation
ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet
rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens
qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le
sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne
faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou
savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride
lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot
peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas
uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest
laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il
inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute
une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit
La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement
dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque
encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil
implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait
caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui
laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout
homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de
33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo
34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere
putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)
37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo
38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141
PERSONNAGES 121
pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve
le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne
de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest
donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes
Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage
conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence
traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de
lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre
auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image
de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la
becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles
nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune
figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi
est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il
preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et
du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de
tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil
agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est
exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens
commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le
monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a
toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de
cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose
de subversif
Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze
Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours
41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-
X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment
avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6
PERSONNAGES 122
par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest
que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur
un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux
moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet
Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre
tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire
plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne
sect28 Descartes en Russie devenu fou
LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens
commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas
lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la
possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire
lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens
diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot
de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois
comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport
tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner
lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie
diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond
avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie
46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8
47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)
48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser
PERSONNAGES 123
(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer
comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut
penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la
pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui
sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot
russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut
lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la
laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer
gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les
armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et
Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe
Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et
lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo
dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible
lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne
fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans
le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car
laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche
drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible
agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de
lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou
regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce
fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au
deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions
qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55
49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut
oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)
51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)
52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la
transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)
54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18
PERSONNAGES 124
Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que
constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre
supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre
ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires
et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par
lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes
preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre
Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible
(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce
qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit
(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par
ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient
une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne
le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot
aura saisi dans toute sa simpliciteacute60
Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme
dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo
egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes
meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que
signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que
signifie un animal rationnel raquo62
56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un
homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute
58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)
59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo
60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo
61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted
P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97
PERSONNAGES 125
Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde
sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne
partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du
bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais
aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les
teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science
nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64
(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne
dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest
preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un
rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du
sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune
conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire
comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct
Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son
pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris
soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il
aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le
contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout
il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de
sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65
Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a
dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de
surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles
megravenent agrave un meacutepris du commun
63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94
64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo
65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9
CONCLUSION 126
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation
laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18
Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens
commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo
meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave
laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette
conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour
la deacutepasser
Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest
inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant
de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon
qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque
chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation
paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble
devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en
France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se
rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2
1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132
2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306
CONCLUSION 127
Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui
preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo
(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en
lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de
consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se
cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la
mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera
pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et
toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes
Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de
la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend
chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la
lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une
mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves
diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3
Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite
philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain
sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe
dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de
Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave
laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de
transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez
naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait
Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette
reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues
drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet
profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous
3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest
drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant
5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125
CONCLUSION 128
sommes carteacutesiens
Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes
seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le
cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens
commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une
transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique
transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique
Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de
seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer
que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo
dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut
reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]
pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la
dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par
excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune
majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur
inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute
culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute
Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui
agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se
recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens
commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par
excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira
toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart
des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12
7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons
agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si
difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo
12 Regravegle I AT-X-360
CONCLUSION 129
Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains
theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et
qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte
drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et
lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette
superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-
dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le
sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que
la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun
Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les
individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement
deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens
commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de
leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception
minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel
comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne
le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre
le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du
genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le
bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou
drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine
expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par
opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui
consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la
penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave
laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui
nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17
Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre
consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les
13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave
encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)
16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant
CONCLUSION 130
autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude
meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode
pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau
jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne
dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du
sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres
affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un
changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de
produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21
Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune
vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme
siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes
et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la
technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles
dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel
nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22
Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde
toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave
savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette
couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave
transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes
scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un
ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe
18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)
19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus
preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de
Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie
22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139
23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584
CONCLUSION 131
drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de
plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de
lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui
srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee
dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du
sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons
intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de
lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo
devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans
lrsquohistoire de la penseacutee25
Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes
dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de
rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine
srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux
Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son
laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire
preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]
appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26
Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver
que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous
Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait
Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous
jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance
24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294
25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571
26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483
CONCLUSION 132
sect30 Pour un rationalisme du sens commun
laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77
La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27
parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le
consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens
commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest
meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse
Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de
Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens
commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut
effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils
srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient
(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens
commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant
mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa
laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude
eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il
est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la
vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de
demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la
correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie
carteacutesienne
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des
objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur
scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la
27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien
28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285
CONCLUSION 133
non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec
le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en
continuant de srsquoinscrire dans son horizon
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de
deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au
contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce
dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie
qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur
drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme
Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une
relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la
raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la
hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont
lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la
reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de
ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice
que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux
Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de
noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la
transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette
geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation
en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la
philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans
cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon
esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les
plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un
systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du
sens commun raquo32
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas
accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218
CONCLUSION 134
Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave
tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son
eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi
ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees
de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere
intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin
33 Discours I AT-VI-10
ANNEXE 1 135
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute
La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de
reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de
Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes
lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee
en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la
version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie
incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces
trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes
Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ
seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant
la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni
du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand
au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il
nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]
qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux
remarquables du texte
1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce
faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa
que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]
crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit
mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)
Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve
weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le
texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord
avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils
aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant
qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui
1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201
2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)
ANNEXE 1 136
effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3
2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid
igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses
Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre
meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte
ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]
apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut
dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide
de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la
nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau
portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre
dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient
mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions
usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5
Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon
sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine
pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous
renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le
Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du
sens commun
3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier
principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le
laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521
l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi
formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par
la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)
3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que
Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse
5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que
Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)
ANNEXE 1 137
et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave
nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit
comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les
traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression
bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7
Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere
deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots
qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas
moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche
de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant
1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la
fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne
Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux
arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les
formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des
eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on
peut noter
1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens
commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8
2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)
laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions
contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave
embrasser [les opinions] raquo de Descartes9
3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la
surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de
ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi
que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de
surprise
7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions
surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo
ANNEXE 1 138
Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous
remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau
se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la
version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de
mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la
Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du
vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre
deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons
proposer
11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)
ANNEXE 2 139
Annexe 2 Religion et sens commun
Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les
opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le
premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du
syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees
Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au
sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)
que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner
de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant
donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave
Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la
sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens
commun raquo3
La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la
mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement
contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens
commun) et la religion
(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait
accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de
tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce
consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler
1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)
2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo
3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29
4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)
5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)
ANNEXE 2 140
les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens
commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6
Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les
mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au
fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la
connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest
de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et
indubitables par tous les hommes raquo7
Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de
problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les
meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne
pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere
geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le
lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)
Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup
plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre
Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que
lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer
diffeacuterents niveaux du sens commun
(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun
(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en
particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent
ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10
(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues
du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de
cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales
6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)
7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo
(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428
ANNEXE 2 141
qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11
(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en
Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent
son eacutetayage rationnel au christianisme12
Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion
chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent
agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu
doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus
reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous
sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une
faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves
solide quoique cacheacute raquo13
Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes
les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la
morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente
drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de
celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon
sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces
laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14
Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait
heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la
connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave
personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus
simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15
11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le
sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347
ANNEXE 3 142
Annexe 3 Les notions communes
Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions
communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles
constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo
srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite
souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes
logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette
derniegravere3
Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens
commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude
existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes
eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses
existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun
placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy
place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen
preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux
niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun
(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave
Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce
dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees
ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6
Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la
tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement
1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)
2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee
meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de
gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees
ANNEXE 3 143
contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7
Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens
quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer
que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur
origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti
insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins
carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de
ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine
historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie
une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette
question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet
comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens
pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10
Descartes rompt avec tout empirisme
Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme
toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se
preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites
par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas
des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-
ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont
eacutegareacutees (cf supra sect18)
7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)
8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes
contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662
10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute
11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute
par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)
ANNEXE 3 144
(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute
tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens
commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces
notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non
parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre
laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave
il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre
beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions
communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne
nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17
Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans
une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre
implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun
moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun
examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement
constitutif de cet examen
Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave
confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux
caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive
innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure
ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee
effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain
drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun
13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)
14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode
carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller
remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)
ANNEXE 4 145
Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)
laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33
laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188
ANNEXE 4 146
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue
ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples
On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune
simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance
Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous
avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et
affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup
drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen
eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la
lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de
Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus
droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre
(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours
de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui
Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de
remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre
(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la
peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre
(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)
cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous
sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie
carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit
deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste
fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire
preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route
1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont
suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers
3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)
4 Discours II AT-VI-15
ANNEXE 4 147
(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock
reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa
volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles
seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en
garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par
deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui
laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces
laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6
Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre
drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien
nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la
Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air
grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium
difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il
nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et
cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre
abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus
simples lui soient preacutesenteacutes
(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre
simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart
ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui
ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin
ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo
(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course
5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188
6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo
Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)
9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques
10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)
ANNEXE 4 148
Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de
Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si
facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc
sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que
dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les
preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que
les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui
restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme
(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est
celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa
forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue
qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve
de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir
toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce
qursquoil peut raquo14
Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme
lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus
sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine
drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air
de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16
11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier
lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518
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Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691
Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et
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chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie
du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002
INDEX 155
INDEX NOMINUM
Avant 1900
Aristote 10 14 16 17 20 3775 108
Arnauld A 89 90Avicenne 17
Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35
36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144
Burman 90
Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47
119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120
Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125
Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148
Flaubert G 72 122
Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125
Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48
Juveacutenal 9 89 127
Kant E 54 62-65 78 107 129 136
La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32
33 38 45 46 71 7980 127 135
Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-
88 90 91 95 100 107 109 114 118
Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26
Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141
Platon 38 108Pollot A 60 66
Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76
83 92 132Rembrantsz D 113
Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59
Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82
INDEX 156
Apregraves 1900
Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63
71 81 83 98 110 111 117 127
Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114
Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78
Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147
148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125
Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125
133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81
Einstein A 83
Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9
Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94
95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11
Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142
Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139
Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104
Ipperciel D 39
James W 29 37 38Jardine DW 103
Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50
54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133
Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74
La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93
95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132
Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46
Olivo G 102 136-138 147148
Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84
Queneau R 95 96
INDEX 157
Quillien J-P 34
Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61
64 66 68 98 99 123
Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51
SOMMAIRE 158
SOMMAIRE
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3
sect1 Une facette philosophique 3
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8
sect4 Approche lexicale 11
1) CORPS 14
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19
sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22
2) HISTOIRE 25
sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26
sect9 Le consentement universel 31
sect10 Orthodoxie du sens commun 34
3) NATURE 42
sect11 Le sens commun et les deux Natures 43
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48
4) MORALE 54
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56
sect14 Se concilier avec le sens commun 60
sect15 Bon sens et sagesse 65
5) SCIENCE 69
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71
sect17 Continuisme et sciences cardinales 75
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79
SOMMAIRE 159
6) EacuteGALITEacute 84
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85
sect20 Agrave la marge dans la confidence 89
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92
7) PEacuteDAGOGIE 98
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107
8) PERSONNAGES 112
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie
sous lrsquoangle du bon sens 115
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118
sect28 Descartes en Russie devenu fou 122
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126
sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132
ANNEXES 126
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135
Annexe 2 Religion et sens commun 139
Annexe 3 Les notions communes 142
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou
pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146
BIBLIOGRAPHIE 149
INDEX NOMINUM 155
SOMMAIRE 158
Louis ROUQUAYROL
DESCARTES
PHILOSOPHIE ET SENS COMMUN
Meacutemoire de Master 2 en Histoire de la Philosophie
(sous la direction de Denis KAMBOUCHNER)
Universiteacute Pantheacuteon-Sorbonne (Paris I)
UFR de Philosophie
Anneacutee acadeacutemique 2016-2017
1
laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16
Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)
2
Remarque preacuteliminaire
Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume
INTRODUCTION 3
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES
laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897
sect1 Une facette philosophique
En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur
auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil
ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun
laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui
ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire
que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire
bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la
liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun
moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable
Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest
qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner
dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la
facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait
la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous
emprunterons notre inspiration
1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)
2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)
3 Discours VI AT-VI-4142
INTRODUCTION 4
Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut
sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais
encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau
Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa
encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant
deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre
que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez
Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest
pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique
ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et
coheacuterents pour une philosophie du sens commun
Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand
penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui
inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou
aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci
constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces
sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre
tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui
risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la
rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi
bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et
pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en
aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves
nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout
de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de
nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le
laquo suivre raquo deacutesormais4
Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie
du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les
4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7
INTRODUCTION 5
Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un
Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie
Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce
faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction
(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture
sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec
les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest
donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si
conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze
Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le
premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens
commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de
son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si
elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles
qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens
commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous
chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations
Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les
philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la
5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions
6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971
7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le
cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991
INTRODUCTION 6
philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de
commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant
intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les
plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9
Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui
donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee
naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du
laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond
de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que
le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11
Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre
(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux
raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens
commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant
venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au
contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les
rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir
des preacutejugeacutes contre le sens commun
(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la
lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute
inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo
preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le
sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue
bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune
eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition
toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui
monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin
9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la
philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843
13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun
INTRODUCTION 7
repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche
Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois
inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses
traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une
grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude
de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle
deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes
Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave
mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les
manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de
consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens
commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte
de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses
articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la
philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a
livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la
lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la
laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une
(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits
du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le
septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens
commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de
Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres
drsquoune assembleacutee du sens commun
Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre
sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres
qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de
notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages
disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds
probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des
preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines
thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre
INTRODUCTION 8
donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent
une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent
encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou
Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils
appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave
mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces
sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu
chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite
de ne pas nous perdre
On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une
formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques
et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre
de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee
ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre
lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner
une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre
au problegraveme qui nous preacuteoccupe
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle
Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire
une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici
de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement
arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans
lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave
Descartes eacutecrit14
14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31
INTRODUCTION 9
La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique
en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de
quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au
sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par
laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement
pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base
drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave
Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens
commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17
pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce
dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le
cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun
prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct
drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la
socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19
Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee
15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8
931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580
Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)
17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)
18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)
19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes
INTRODUCTION 10
dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il
laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes
de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre
temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est
veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest
conceptualiseacute philosophiquement
Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650
est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans
la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il
semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le
Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et
aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse
offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que
celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les
animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui
appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle
car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et
faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le
Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui
preacutevaudra dans la philosophie du sens commun
Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun
antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins
communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]
une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui
20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens
commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)
drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)
24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose
INTRODUCTION 11
est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant
sect4 Approche lexicale
Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus
large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des
premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au
traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche
philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez
Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute
de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq
formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas
fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le
franccedilais) et les porositeacutes incontestables
Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre
releveacutees sont les suivantes
(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet
proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees
plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens
(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo
(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la
lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens
carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la
correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du
Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct
poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme
drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)
INTRODUCTION 12
lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)
et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera
(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en
1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-
315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces
deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la
lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans
cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique
comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366
AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun
bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)
et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse
(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression
laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions
preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-
521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-
517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les
Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet
drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec
Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en
franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ
lexical
(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce
sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo
ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que
25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate
26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1
INTRODUCTION 13
dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-
III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et
franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit
par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les
porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre
4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions
communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne
alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la
litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens
commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette
distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des
expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois
du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et
laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)
(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit
du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme
depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la
correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de
tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de
nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est
tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations
(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique
On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la
notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que
drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et
buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical
et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les
laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui
constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations
27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo
CORPS 14
1) CORPS
laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414
Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur
donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi
dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la
philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave
srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir
Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la
rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des
transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave
eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles
mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement
commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons
nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux
notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame
Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui
attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes
nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct
laissant la place au second
Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous
partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo
nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la
signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y
aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun
1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
CORPS 15
rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le
sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun
meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que
lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au
contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis
abandonneacutee
Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous
inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique
Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne
fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique
drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir
des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de
Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la
glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens
commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un
deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la
localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie
meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier
ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les
dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que
les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement
drsquoabandon
La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du
deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere
2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave
Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77
4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23
CORPS 16
agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il
pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en
vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions
anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez
Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la
connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble
de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa
conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de
1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et
non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau
drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire
aux Regulaelig
Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une
laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave
premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En
1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la
conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique
que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement
accepteacute dans les milieux savants
Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement
consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu
5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)
6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)
7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182
8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de
Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne
CORPS 17
meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun
eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles
communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas
corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe
sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens
commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du
cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie
du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le
sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire
leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest
lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille
comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure
qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes
lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe
entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant
lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci
Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere
preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement
deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme
une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la
mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens
commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la
fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes
par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces
10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)
11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait
speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)
16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)
CORPS 18
figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque
ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les
sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus
deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues
disponibles agrave lrsquoacircme
Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition
progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier
dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu
superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande
pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos
processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive
(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute
du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les
Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les
sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont
cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du
sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes
comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per
analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit
comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-
27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette
force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la
vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19
Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens
commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au
corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement
spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)
17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)
18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509
CORPS 19
La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce
que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme
se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais
aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le
cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement
aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le
sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et
radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette
distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la
disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations
Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois
le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le
sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois
mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24
(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le
sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en
question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la
laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam
res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire
approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui
demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens
21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne
signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)
24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage
25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20
CORPS 20
externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus
la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a
radicalement changeacute
Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en
attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans
la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous
laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais
pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute
comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et
reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas
une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo
avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en
cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde
Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas
tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi
posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)
Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25
l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut
nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former
dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour
un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de
lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)
semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du
27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons
que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun
29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11
CORPS 21
rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave
lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que
pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez
Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification
corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise
en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en
retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace
de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation
eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave
lrsquoentendement seul
(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du
rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature
de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation
de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le
plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani
conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il
laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans
une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme
nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet
la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme
laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui
drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave
juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute
drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la
reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son
possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra
chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le
cadre de la conservation du composeacute humain
34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement
du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale
36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3
37 Meacuteditation VI AT-IX-70
CORPS 22
sect7 Deux possibiliteacutes de transition
Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa
laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute
aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis
envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune
transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens
commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces
transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves
court de deux articles de la litteacuterature secondaire
(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition
par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens
externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du
rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment
comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre
seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil
srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute
meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors
deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens
inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour
conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous
avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail
inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41
38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435
39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note
40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)
41 Denis Kambouchner Ibid p482
CORPS 23
Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit
dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la
situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie
du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine
rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens
commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens
commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment
inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si
deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur
le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier
principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun
de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44
(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune
transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute
de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y
a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple
laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue
mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la
puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes
cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui
toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses
corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic
est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave
ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre
laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions
42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre
existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)
44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche
45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en
retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps
CORPS 24
du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles
et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute
Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant
lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend
preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de
lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer
lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct
lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors
drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive
meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des
cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que
sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo
qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun
fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se
laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu
Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne
consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50
48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294
HISTOIRE 25
2) HISTOIRE
laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502
Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le
laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en
sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme
drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas
lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement
de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens
commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les
plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le
symbole de lrsquoerreur
Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens
commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce
qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans
celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole
le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce
jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre
aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour
pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave
Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees
Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le
situant dans la nature de lrsquohomme
Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute
philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun
1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo
HISTOIRE 26
devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et
Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la
theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des
croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir
Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce
sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire
des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force
nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le
laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil
adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du
sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse
drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz
de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement
radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens
commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens
commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un
sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun
objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps
et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution
sect8 Preacutejugeacutes et barbares
Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser
avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par
notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent
dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation
sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont
conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut
2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32
3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13
HISTOIRE 27
eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif
visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors
reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre
parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre
parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux
Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont
abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement
lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par
une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur
sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde
exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra
prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les
jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave
proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent
deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre
creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien
juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-
rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur
donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en
cause par la suite
La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec
force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous
souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par
lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il
srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo
preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des
5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58
6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)
7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette
inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32
HISTOIRE 28
objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut
difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et
les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes
Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non
seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de
lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des
geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc
beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave
lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour
cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs
plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites
Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont
persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le
langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le
preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de
quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans
quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il
ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits
faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se
deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de
Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute
de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le
sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de
raison raquo14
Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se
meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des
10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)
et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa
traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)
13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)
14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237
HISTOIRE 29
ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre
lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a
laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en
revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de
lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont
Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut
concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume
Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature
humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de
lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est
attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une
reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable
consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne
manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()
ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il
nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la
neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de
lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison
pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique
leibnizienne de la connaissance est conservatrice
Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous
les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et
le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question
drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le
15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)
16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo
comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211
19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die
Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage
HISTOIRE 30
rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie
contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui
ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer
lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque
rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes
(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce
point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie
contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en
inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la
reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme
En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il
faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre
de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du
laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une
espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de
lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon
sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent
frontalement
21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77
22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement
dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite
24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29
HISTOIRE 31
sect7 Consentement universel
Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel
auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec
Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit
dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce
qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes
[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes
dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le
consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves
geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes
reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus
Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun
(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le
fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour
ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du
consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la
question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la
penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et
peu lu
Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style
neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature
eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct
naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de
droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve
cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une
laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la
connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves
25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le
retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221
27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf
infra chapitre 3
HISTOIRE 32
puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera
la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29
La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel
qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct
naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee
de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient
laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute
particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne
pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune
laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave
laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la
philosophie du sens commun
Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le
rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme
chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute
drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave
lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas
jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la
connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est
neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees
entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel
et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique
29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)
30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave
Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute
33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)
HISTOIRE 33
Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)
accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci
est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est
fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par
exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon
excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-
ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel
Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la
grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues
du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre
bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun
preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont
certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la
raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens
commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter
de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens
commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues
Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le
consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent
consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37
34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)
35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598
HISTOIRE 34
sect8 Orthodoxie du sens commun
Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa
tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs
reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra
chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement
les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens
faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance
Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute
prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes
Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers
lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est
soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des
laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le
laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi
Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct
srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons
nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee
carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la
dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin
drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo
indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans
entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous
38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66
39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et
de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors
HISTOIRE 35
souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que
en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique
qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu
ecirctre la deacutemonstration
Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un
aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de
connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux
(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en
ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des
rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet
drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie
est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre
deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons
essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles
soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de
soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme
que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les
meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans
les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un
certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble
drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont
donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute
Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a
deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46
mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le
de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun
42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une
instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)
44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser
laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184
HISTOIRE 36
laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La
prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui
est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes
du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas
purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du
code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux
opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de
dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens
commun dans ces matiegraveres obscures
Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette
theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand
aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune
Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi
peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement
sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()
commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme
que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons
pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons
naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres
geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la
raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens
commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens
intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la
reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement
et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo
erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53
47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant
48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189
49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui
constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage
51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)
HISTOIRE 37
Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence
theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait
conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs
maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite
qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens
commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler
Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par
drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux
genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves
anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages
deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions
rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel
in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui
redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent
essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus
leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent
susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison
(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de
cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir
laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes
de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il
nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un
ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune
penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens
commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon
carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les
54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40
55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes
56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie
Ferron Paris Flammarion 2007 p211
HISTOIRE 38
opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et
sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures
Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure
agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo
laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et
crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin
qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes
affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes
cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible
qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce
faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee
pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et
apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune
civilisation parvenue agrave maturiteacute
De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649
fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses
opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme
au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les
regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens
commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner
Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire
59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des
philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484
Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant
62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327
HISTOIRE 39
conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance
avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la
veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les
opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle
comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par
orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)
Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la
meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre
ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes
opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses
meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes
sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage
intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement
dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la
lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67
Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation
vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui
reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci
sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble
drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des
Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos
connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que
retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et
indubitables par tous les hommes raquo69
Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne
64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche
2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)
67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10
HISTOIRE 40
veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70
Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance
Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens
commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au
chapitre 4
70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308
NATURE 41
William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain
NATURE 42
3) NATURE
laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37
Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature
agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes
geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu
a institueacute pour la Nature
Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord
physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer
agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du
fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un
deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette
soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre
7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire
intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette
Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et
les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce
qui regarde le vrai et le faux raquo2
La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature
La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste
conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-
Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent
les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se
soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir
1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse
impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39
3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)
NATURE 43
correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute
que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes
opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche
de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui
peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature
institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme
notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du
second degreacutes
La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave
lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans
le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a
plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre
compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus
naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au
sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point
Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere
naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un
instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre
inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6
Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse
sect11 Le sens commun et les deux Natures
Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la
loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur
4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu
5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1
6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179
NATURE 44
corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle
perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle
entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le
sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible
drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des
opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct
peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons
reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8
Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la
conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que
lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non
dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere
naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun
laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du
moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut
au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement
distingueacutee des inclinations
La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche
de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces
questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le
deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf
supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement
intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le
reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation
de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet
de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par
lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest
7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions
8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)
9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226
NATURE 45
donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore
sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens
commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette
direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere
naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le
connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne
doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces
principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en
conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition
Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute
comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et
srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux
principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble
que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de
Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens
commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de
jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement
rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de
compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances
baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons
une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des
instincts raquo16
Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont
pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest
drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de
13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5
14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179
15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)
16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83
NATURE 46
choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du
sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait
Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui
deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de
principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune
eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il
quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus
obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo
Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il
semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun
qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun
enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi
ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute
question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal
que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger
infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans
le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale
Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo
En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere
naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis
Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception
17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October
of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)
20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute
21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre
Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)
NATURE 47
plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la
Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage
normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin
dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit
comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere
naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations
naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du
veacutecu) elles soient fiables24
La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de
Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet
de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien
reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet
eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la
preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux
laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas
critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la
recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de
la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur
que constitue le plan du veacutecu28
Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la
lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un
23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)
24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is
only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement
en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)
29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82
NATURE 48
instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a
dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins
produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui
reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere
naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient
pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct
et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une
connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en
geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen
eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et
par sentiment raquo32
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu
laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38
laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes
distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans
dissymeacutetriques
Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est
() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par
exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de
30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la
premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)
34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247
NATURE 49
choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil
conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque
eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul
enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature
qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui
de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-
philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un
niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant
sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam
propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se
fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave
lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique
et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et
le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps
(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif
Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa
normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()
suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic
experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience
quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait
ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement
expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance
bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est
fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit
Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas
une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune
expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave
35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)
36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel
qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306
NATURE 50
srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude
qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere
expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales
de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du
corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun
lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de
lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi
modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se
joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en
attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous
falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre
les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations
ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de
lrsquoacircme et du corps raquo41
Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses
qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent
scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode
naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner
ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas
nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun
point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de
Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le
plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le
laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere
essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom
ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu
drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus
40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch
Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth
44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481
NATURE 51
Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en
structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette
reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du
doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun
nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les
Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les
veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple
lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel
qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil
est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans
le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la
philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses
par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct
naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe
[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait
vraiment dicteacute par la nature raquo48
(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que
srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on
peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant
Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu
laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au
commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument
45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9
46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse
47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)
50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de
NATURE 52
carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute
des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre
que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre
argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans
lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est
drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter
spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute
mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam
vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous
tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier
affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son
laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53
Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien
donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en
leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de
deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde
exteacuterieur54
deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)
51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et
reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2
54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15
NATURE 53
Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son
ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre
impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout
exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il
srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est
soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une
grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer
la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le
recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une
faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de
lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave
reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous
nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo
55 Ferdinand Alquieacute op cit p317
MORALE 54
4) MORALE
laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40
Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere
de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout
un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et
moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion
ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation
ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2
Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut
pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort
pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La
principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport
probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo
(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire
reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du
mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence
(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que
1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes
morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15
3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)
4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15
MORALE 55
les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de
vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense
qursquoil est un expert raquo5
De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens
commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est
douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves
lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun
et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le
preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les
autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans
meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la
philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun
aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie
du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8
autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un
laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo
Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la
morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens
commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun
jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens
commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens
commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la
meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon
laquo puisse absolument nommer bien raquo9
5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)
6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-
Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237
MORALE 56
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore
laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186
On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens
commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont
on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une
importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous
permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons
in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la
traduction que nous en proposons
Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)
laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo
Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux
Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le
sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du
jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version
10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)
MORALE 57
franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le
bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest
pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de
distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)
Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On
trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui
conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute
mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de
jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme
que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12
Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses
diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil
vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec
un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui
tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui
sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez
Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo
Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler
lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du
sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement
eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec
le sens commun raquo
La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun
autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio
Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel
11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais
12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute
MORALE 58
aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La
citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la
lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune
laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens
est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre
du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la
nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14
Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint
Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en
geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes
comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des
laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le
domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est
nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen
tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde
Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en
reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du
jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18
13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo
14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo
15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)
16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)
17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3
18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264
MORALE 59
Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au
champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son
traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de
la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie
guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie
selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo
crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct
que juger raquo19
Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement
reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre
extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation
drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et
agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble
consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral
Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le
sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves
que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement
de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun
estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21
Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens
en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui
lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne
de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un
homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses
19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)
20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo
in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo
22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)
MORALE 60
penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de
neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le
sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave
moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23
La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que
les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs
dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme
par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne
virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes
cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison
nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos
inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le
monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la
raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les
Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour
ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute
populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun
sect14 Se concilier avec le sens commun
Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne
lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute
morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute
des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens
23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)
24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)
25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)
26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu
MORALE 61
commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa
stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en
effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens
commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre
agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa
speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus
tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution
suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si
en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au
bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens
commun Cela srsquoentend en deux sens
(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens
commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est
abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative
de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave
moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations
drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme
de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui
le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il
nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale
provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont
laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28
Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave
quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute
agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les
11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)
28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo
29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16
MORALE 62
plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a
quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une
grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute
en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30
Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne
(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la
relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup
plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique
drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa
philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur
de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une
maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans
instructions particuliegraveres raquo33
Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument
pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui
srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre
qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son
entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie
morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain
Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se
rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement
une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du
30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)
31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)
32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10
33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)
34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293
MORALE 63
point de vue de lrsquouniversel35
On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine
dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee
comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du
jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans
le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est
un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre
les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les
choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation
drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie
morale du sens commun37
Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a
remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en
autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour
la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen
remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation
() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance
drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance
placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu
deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes
Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure
En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur
ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale
provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive
preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la
35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura
une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)
37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine
38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)
39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339
MORALE 64
bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le
jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon
sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous
les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui
en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec
lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres
jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la
naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit
donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la
morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde
Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de
la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de
la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique
essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au
moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit
que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique
cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On
voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes
Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des
hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de
sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin
de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et
la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour
40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)
41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee
42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux
de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)
MORALE 65
lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir
dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44
On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel
au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui
nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens
inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45
sect15 Bon sens et sagesse
Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce
chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une
laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine
finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu
Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens
commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le
Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou
la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir
distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la
Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles
soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le
peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47
Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment
des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule
chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait
44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7
45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par
lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31
47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit
MORALE 66
Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc
reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de
celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les
plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans
cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont
les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le
jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le
stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre
donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune
Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la
nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes
exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir
plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes
conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les
laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre
liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour
partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale
ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute
Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens
tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune
Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium
bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent
ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir
le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction
implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant
par des homologies de structure entre les deux
48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier
chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)
53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)
MORALE 67
(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I
lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et
cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la
lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins
pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis
vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait
universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est
essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les
hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la
mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student
ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme
point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit
pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine
comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon
Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le
plus haut dont il soit susceptible raquo58
Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de
Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre
lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce
modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite
Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers
la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des
Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement
avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les
Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite
54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)
55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une
distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)
MORALE 68
de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60
quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie
carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans
lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit
(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la
volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux
pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en
chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun
comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres
Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est
accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que
indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne
nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains
deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous
reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons
de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant
59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)
60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89
SCIENCES 69
5) SCIENCES
laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202
Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de
la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu
enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent
de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles
de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour
remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne
laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2
En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la
tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout
questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les
reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis
puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens
commun raquo3
Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science
et le sens commun qui semble a priori conflictuel
(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture
eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)
1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici
mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl
3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209
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commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La
conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un
laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit
toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc
se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du
laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient
neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme
siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue
Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens
commun
(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens
commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers
principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si
paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du
raisonnement contraignant sont remplies7
(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les
sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens
commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution
scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre
4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel
1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement
6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)
7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)
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sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales
laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique
renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au
milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave
lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour
eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation
pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11
tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme
de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du
temps
La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des
hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere
de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox
dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes
parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du
critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir
envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder
que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14
8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes
Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs
amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)
12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)
13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)
14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue
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Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves
marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture
eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause
lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces
derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant
drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)
On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious
learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses
opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique
Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable
que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest
pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les
suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus
drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est
le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une
aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et
non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri
potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement
universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne
suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est
le seul critegravere de veacuteriteacute
Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la
thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la
pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)
15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted
Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le
Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)
Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux
19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)
20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)
21 Regravegle III AT-X-367 l13-14
SCIENCES 73
mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit
nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport
entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra
ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son
ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de
matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison
humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)
ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes
ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23
Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique
entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture
eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et
srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de
maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la
rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des
laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire
lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que
drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon
peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au
deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de
la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute
(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant
dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit
bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil
22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et
faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences
25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7
SCIENCES 74
faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27
Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le
grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le
recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la
question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de
la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de
quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont
pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples
et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les
expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de
nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc
essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun
et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et
dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est
injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a
theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique
Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec
lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la
science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31
Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera
ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des
grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses
traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve
dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode
27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites
par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute
par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables
31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214
SCIENCES 75
sect17 Continuisme et sciences cardinales
Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes
jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par
ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le
monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science
expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de
rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique
Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes
meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant
ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui
requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve
plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science
des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la
meacutetaphysique et la partie a priori de la physique
Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil
nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme
un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que
celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes
communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus
connus qursquoaucune autre chose35
Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune
continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre
revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les
expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont
tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des
Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les
32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo
33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of
philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)
35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35
SCIENCES 76
expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que
nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce
processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui
preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs
sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes
de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution
de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies
du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal
drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la
capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment
matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment
drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre
6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et
ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous
Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-
disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout
temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut
qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour
ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les
plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse
aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure
ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage
Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les
preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni
36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)
37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)
38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)
39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question
40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)
SCIENCES 77
neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais
bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont
mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se
reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes
communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des
consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de
philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines
sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont
lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement
consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc
qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et
distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave
philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens
pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel
Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre
le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres
principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout
temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure
drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale
Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la
perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45
41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo
42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)
43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule
laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)
45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo
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est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par
lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le
thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au
compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les
semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les
deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le
docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48
Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire
le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou
ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces
premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et
par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de
lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50
Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy
srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si
Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce
pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la
deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51
Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de
creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera
lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde
commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees
inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un
ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur
46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de
diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)
48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)
49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX
Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61
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certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la
sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent
comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee
de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la
thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes
se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees
inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience
commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun
Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de
lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument
geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la
terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous
rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut
lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave
lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]
lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun
transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet
Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de
lrsquoheacuteliocentrisme55
52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)
53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)
54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2
55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and
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La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les
assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence
neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa
preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double
mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux
hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56
a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et
laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage
de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens
commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable
On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de
ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend
possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances
laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le
nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa
position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une
reconsideacuteration de la position du sens commun
Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le
sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de
Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un
scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses
[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()
technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo
56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)
57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez
Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97
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lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand
hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette
proposition
Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement
se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque
judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le
conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est
preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens
commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate
preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave
Mersenne de Novembre 1633
Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne
veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques
mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et
lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui
ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien
de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash
non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave
savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous
aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint
Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa
cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la
certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories
scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de
plus que ce qui doit leur revenir
Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le
statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et
en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie
pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la
59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42
60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le
vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118
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marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce
changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa
physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la
relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la
Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de
la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des
astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire
le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65
Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une
laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son
travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent
drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont
le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses
des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement
[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement
est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle
eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale
Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous
force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la
penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum
atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les
hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la
physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions
contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas
instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese
(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui
fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour
63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)
64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave
Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est
contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre
68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si
SCIENCES 83
deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee
Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du
veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70
Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne
peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement
persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant
srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71
Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici
affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne
srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont
des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif
ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas
accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du
morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de
vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos
impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction
rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet
Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur
dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait
justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de
son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72
lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun
70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de
prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)
72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour
RAISON 84
6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)
laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939
Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que
controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun
y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest
justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le
caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des
textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de
Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La
question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du
laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en
question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci
ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste
transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct
chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie
de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la
1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes
2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38
RAISON 85
diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3
lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence
et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des
esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet
en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant
alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de
leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations
et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec
lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la
partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de
la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes
parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des
raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la
raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de
lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la
modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire
sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit
de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue
susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne
Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se
situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les
donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne
Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en
3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion
4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage
RAISON 86
proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane
possible
(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense
en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute
autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas
vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a
remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de
sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui
eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune
fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce
moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de
nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo
ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette
persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien
mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi
longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas
manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question
avec Descartes
Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le
jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non
adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber
sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la
contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre
pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par
le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre
susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui
devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement
alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun
5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo
Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont
certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur
8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82
RAISON 87
pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle
du bon sens9
La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme
chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique
lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave
deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun
reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par
ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est
deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon
sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans
laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une
faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute
et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui
semble ecirctre confirmeacute juste apregraves
(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le
vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est
naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne
vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce
que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes
choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer
bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez
Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui
9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)
10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute
drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24
RAISON 88
sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun
individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des
accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette
distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la
diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la
substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme
Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans
lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)
et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la
solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des
esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme
il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme
est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de
corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le
mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui
deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels
laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14
On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien
des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15
Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la
Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant
lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier
lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle
12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute
des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le
vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31
RAISON 89
sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)
Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions
de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de
lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet
des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les
reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple
laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la
penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils
deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une
qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son
discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans
le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le
moins ineacutegalitaire et parcimonieuse
Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un
eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne
servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre
paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si
commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere
devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture
de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup
plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun
Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que
les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les
17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance
18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et
10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47
RAISON 90
esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela
reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont
laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont
impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques
chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit
de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du
Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer
Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de
Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de
lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo
contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce
texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains
laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun
Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de
chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance
drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de
Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-
t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la
mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes
Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont
parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se
reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis
ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest
21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode
22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7
23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit
qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo
RAISON 91
que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant
en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo
Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie
subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest
plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo
srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte
pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun
dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes
en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe
laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici
Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se
reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle
fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun
de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave
premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien
avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur
du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son
application de la raison-une et des esprits
Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une
donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment
attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la
deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un
chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson
que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois
laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas
neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais
en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil
pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le
faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-
28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28
RAISON 92
Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de
laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo
chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la
laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours
une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent
laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un
jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire
immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est
synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous
crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre
assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que
lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la
conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun
homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36
Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des
raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais
contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que
Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en
accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que
33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas
Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)
Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)
35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302
36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374
RAISON 93
celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir
par lui-mecircme37
Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite
lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins
forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour
dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore
dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une
deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque
nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses
regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que
lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38
En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du
sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil
ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre
telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont
eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils
conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est
possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce
que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la
Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et
ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit
lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison
Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le
jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire
Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel
nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en
37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale
38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme
de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui
RAISON 94
ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie
est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme
partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode
que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont
de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux
qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de
distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre
instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen
chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43
Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la
plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee
drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le
vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand
il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute
mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction
qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par
le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit
laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45
qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment
deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur
laquelle srsquoouvrait la Discours
Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo
sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser
drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun
quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire
est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les
dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai
lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-
579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode
RAISON 95
interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en
droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser
dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique
dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la
considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de
meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens
avec une veacuteritable application)
Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens
plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique
et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin
que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au
contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort
lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent
pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir
comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre
nuisible agrave personne raquo50
Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous
avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire
pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante
paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour
double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes
de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51
nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo
48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7
49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)
50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau
Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est
RAISON 96
laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo
Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-
nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute
fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans
un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de
poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra
note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car
drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que
le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie
Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de
lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le
bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager
srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le
philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne
semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les
querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il
vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le
sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53
On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat
pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique
(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait
eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes
op cit p43
RAISON 97
agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil
avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere
dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes
comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant
PEacuteDAGOGIE 98
6) PEacuteDAGOGIE
laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950
En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux
eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart
des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes
mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans
ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur
peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun
En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par
la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme
eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par
lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et
de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo
une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette
modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme
principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en
effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas
toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3
1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)
2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505
3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le
PEacuteDAGOGIE 99
Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun
promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au
sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui
font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode
pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par
Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle
reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes
contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation
Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes
aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations
philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne
de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les
eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie
pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute
dont on a voulu deacutegager ici les enjeux
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie
On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave
reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la
discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune
eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves
nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question
mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave
savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun
corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)
4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8
5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute
6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2
PEacuteDAGOGIE 100
Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie
carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave
distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7
Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des
choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des
choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo
mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees
et simples comme la broderie ou la tapisserie8
Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans
lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance
dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement
(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de
choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex
facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere
drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu
avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun
Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve
agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses
capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce
qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial
et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce
7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses
8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)
9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie
laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)
11 Ibidem
PEacuteDAGOGIE 101
problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave
lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur
ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie
de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs
forces raquo12
Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement
signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire
en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les
avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)
Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer
qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse
en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne
la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus
propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de
particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de
sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a
mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en
laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins
de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses
geacuteomeacutetriques
Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces
de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees
analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au
fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure
de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que
lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14
On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute
pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit
irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris
12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique
cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24
PEacuteDAGOGIE 102
imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa
matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave
nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son
sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un
professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se
veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles
agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-
agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de
pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16
La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut
nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes
sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la
simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la
mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui
se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17
Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la
peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire
il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne
le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le
dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest
pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun
laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage
de la meacutethode raquo carteacutesienne19
Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa
reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave
lrsquoeacutetude raquo20 que les autres
15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et
les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les
diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade
p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo
PEacuteDAGOGIE 103
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits
laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161
La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et
faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21
Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les
empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les
eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher
Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de
lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas
deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la
conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop
vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese
qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences
reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur
qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en
maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un
recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les
problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-
mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de
lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la
haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible
de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait
parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur
vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24
21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in
phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)
23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly
and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il
PEacuteDAGOGIE 104
Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de
la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est
drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et
lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes
srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits
ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute
qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent
ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]
anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des
esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du
plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus
courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux
qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y
voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait
la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]
nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28
La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes
contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des
intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee
par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec
nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement
25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux
Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)
27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de
lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural
PEacuteDAGOGIE 105
scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le
commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences
humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge
suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave
des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31
Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]
montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent
agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la
meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que
ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus
facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le
deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule
geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre
sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute
intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut
encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]
ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens
commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute
par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts
Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent
manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest
de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et
[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant
des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela
lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte
des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre
29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme
aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence
de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo
34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo
35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25
PEacuteDAGOGIE 106
agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur
lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de
laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en
meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer
les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37
La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens
commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les
proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette
laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits
droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39
ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes
deviendront agrave leur tour des inventeurs
De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation
deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez
Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement
des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de
jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction
eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de
promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus
relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune
part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous
leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre
part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon
sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement
36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)
37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur
apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)
PEacuteDAGOGIE 107
Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un
optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le
deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera
une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans
distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux
fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus
loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui
concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que
tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave
reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme
Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il
srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question
dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la
laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son
propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage
la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil
srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens
commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque
peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne
Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez
Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme
Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie
lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi
lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un
41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de
laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae
ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173
PEacuteDAGOGIE 108
chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la
science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon
lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en
soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une
culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science
carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces
choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme
lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que
la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer
lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48
crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout
le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]
toutes les autres raquo49
Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et
revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite
drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce
dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la
reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa
entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon
sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant
sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui
seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera
pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50
45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984
Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25
47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du
raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524
49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)
50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17
PEacuteDAGOGIE 109
Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de
tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens
commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil
aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des
sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout
en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence
que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses
propres forces
Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop
de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici
il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative
absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de
Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave
ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu
drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie
autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un
habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes
porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu
ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo
tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55
51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)
52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation
53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit
54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280
55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens
PEacuteDAGOGIE 110
Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de
toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage
agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec
lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font
un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu
il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie
La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son
accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-
dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en
lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere
naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est
peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre
bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie
soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive
seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible
Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux
deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit
ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La
nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les
consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi
srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le
plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de
deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur
et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)
56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55
PEacuteDAGOGIE 111
un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre
admiration ne saurait cesser raquo60
Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par
soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette
peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon
professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser
sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne
mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de
lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61
60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie
carteacutesienne
PERSONNAGES 112
8) PERSONNAGES
laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot
Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle
emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel
elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle
valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse
drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux
Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1
nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde
eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique
nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le
paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce
que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens
commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee
carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]
fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend
le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme
repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct
pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et
eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes
Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des
arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre
propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave
son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens
commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un
1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27
2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee
PERSONNAGES 113
reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de
cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements
preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs
En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation
remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave
eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de
France quelque fin lecteur de Baillet
Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au
nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder
au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans
les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant
mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de
deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute
drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute
des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas
contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier
ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe
Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble
pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au
contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les
situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes
comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere
en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)
3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)
4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf
surpa sect22 en particulier
PERSONNAGES 114
nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le
moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont
trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo
repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens
commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait
Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il
voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun
usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques
ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun
En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de
Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En
un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit
en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant
Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en
franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une
volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le
paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest
eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan
incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en
particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre
neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique
Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard
6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)
7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24
8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer
10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7
PERSONNAGES 115
explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point
eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire
il y a une diffeacuterence
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou
la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens
On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme
on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens
commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est
in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce
sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en
ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance
humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo
Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes
constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les
conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu
rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait
que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant
la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et
de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par
lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on
aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de
conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer
entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable
12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)
13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54
PERSONNAGES 116
qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement
dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement
Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement
tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout
drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce
nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des
Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave
moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il
souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute
dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et
si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre
radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit
meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la
validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute
Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou
crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est
celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que
le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour
qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil
laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au
philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion
drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais
comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour
aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il
faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun
Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique
et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie
16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas
de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute
concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo
(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)
20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273
PERSONNAGES 117
intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed
amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet
meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon
sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-
dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par
opposition au non-sens22
Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil
faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la
penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf
de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23
En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi
et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage
parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique
(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-
philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24
Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation
majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il
est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant
comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas
avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche
de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que
celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son
lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme
LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois
21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil
p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)
23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169
24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo
PERSONNAGES 118
celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la
folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes
Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les
interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif
en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise
carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie
carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est
plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes
iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie
Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires
humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues
Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout
le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des
commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la
doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si
cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens
ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et
cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de
reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui
nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave
lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun
que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme
Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme
est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere
naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement
25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211
26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave
PERSONNAGES 119
derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes
les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela
que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere
lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave
compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour
meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut
donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens
commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee
agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29
Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le
personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi
lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que
Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de
Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre
connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de
lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots
Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez
Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre
eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces
naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il
fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur
la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose
agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave
lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est
naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des
Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14
30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum
heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo
32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo
PERSONNAGES 120
choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les
doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave
tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que
ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34
Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze
redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation
ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet
rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens
qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le
sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne
faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou
savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride
lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot
peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas
uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest
laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il
inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute
une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit
La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement
dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque
encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil
implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait
caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui
laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout
homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de
33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo
34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere
putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)
37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo
38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141
PERSONNAGES 121
pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve
le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne
de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest
donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes
Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage
conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence
traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de
lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre
auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image
de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la
becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles
nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune
figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi
est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il
preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et
du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de
tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil
agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est
exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens
commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le
monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a
toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de
cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose
de subversif
Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze
Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours
41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-
X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment
avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6
PERSONNAGES 122
par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest
que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur
un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux
moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet
Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre
tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire
plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne
sect28 Descartes en Russie devenu fou
LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens
commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas
lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la
possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire
lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens
diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot
de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois
comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport
tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner
lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie
diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond
avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie
46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8
47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)
48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser
PERSONNAGES 123
(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer
comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut
penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la
pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui
sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot
russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut
lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la
laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer
gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les
armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et
Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe
Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et
lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo
dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible
lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne
fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans
le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car
laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche
drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible
agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de
lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou
regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce
fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au
deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions
qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55
49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut
oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)
51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)
52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la
transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)
54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18
PERSONNAGES 124
Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que
constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre
supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre
ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires
et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par
lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes
preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre
Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible
(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce
qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit
(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par
ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient
une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne
le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot
aura saisi dans toute sa simpliciteacute60
Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme
dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo
egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes
meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que
signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que
signifie un animal rationnel raquo62
56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un
homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute
58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)
59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo
60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo
61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted
P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97
PERSONNAGES 125
Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde
sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne
partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du
bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais
aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les
teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science
nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64
(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne
dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest
preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un
rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du
sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune
conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire
comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct
Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son
pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris
soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il
aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le
contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout
il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de
sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65
Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a
dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de
surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles
megravenent agrave un meacutepris du commun
63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94
64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo
65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9
CONCLUSION 126
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation
laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18
Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens
commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo
meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave
laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette
conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour
la deacutepasser
Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest
inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant
de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon
qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque
chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation
paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble
devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en
France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se
rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2
1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132
2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306
CONCLUSION 127
Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui
preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo
(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en
lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de
consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se
cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la
mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera
pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et
toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes
Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de
la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend
chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la
lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une
mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves
diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3
Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite
philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain
sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe
dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de
Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave
laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de
transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez
naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait
Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette
reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues
drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet
profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous
3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest
drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant
5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125
CONCLUSION 128
sommes carteacutesiens
Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes
seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le
cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens
commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une
transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique
transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique
Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de
seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer
que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo
dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut
reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]
pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la
dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par
excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune
majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur
inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute
culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute
Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui
agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se
recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens
commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par
excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira
toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart
des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12
7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons
agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si
difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo
12 Regravegle I AT-X-360
CONCLUSION 129
Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains
theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et
qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte
drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et
lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette
superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-
dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le
sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que
la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun
Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les
individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement
deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens
commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de
leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception
minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel
comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne
le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre
le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du
genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le
bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou
drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine
expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par
opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui
consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la
penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave
laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui
nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17
Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre
consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les
13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave
encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)
16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant
CONCLUSION 130
autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude
meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode
pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau
jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne
dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du
sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres
affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un
changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de
produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21
Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune
vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme
siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes
et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la
technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles
dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel
nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22
Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde
toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave
savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette
couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave
transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes
scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un
ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe
18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)
19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus
preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de
Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie
22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139
23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584
CONCLUSION 131
drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de
plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de
lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui
srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee
dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du
sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons
intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de
lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo
devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans
lrsquohistoire de la penseacutee25
Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes
dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de
rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine
srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux
Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son
laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire
preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]
appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26
Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver
que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous
Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait
Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous
jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance
24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294
25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571
26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483
CONCLUSION 132
sect30 Pour un rationalisme du sens commun
laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77
La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27
parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le
consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens
commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest
meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse
Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de
Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens
commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut
effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils
srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient
(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens
commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant
mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa
laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude
eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il
est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la
vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de
demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la
correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie
carteacutesienne
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des
objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur
scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la
27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien
28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285
CONCLUSION 133
non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec
le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en
continuant de srsquoinscrire dans son horizon
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de
deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au
contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce
dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie
qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur
drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme
Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une
relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la
raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la
hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont
lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la
reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de
ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice
que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux
Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de
noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la
transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette
geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation
en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la
philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans
cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon
esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les
plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un
systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du
sens commun raquo32
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas
accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218
CONCLUSION 134
Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave
tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son
eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi
ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees
de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere
intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin
33 Discours I AT-VI-10
ANNEXE 1 135
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute
La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de
reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de
Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes
lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee
en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la
version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie
incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces
trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes
Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ
seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant
la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni
du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand
au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il
nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]
qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux
remarquables du texte
1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce
faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa
que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]
crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit
mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)
Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve
weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le
texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord
avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils
aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant
qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui
1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201
2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)
ANNEXE 1 136
effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3
2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid
igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses
Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre
meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte
ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]
apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut
dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide
de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la
nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau
portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre
dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient
mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions
usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5
Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon
sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine
pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous
renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le
Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du
sens commun
3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier
principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le
laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521
l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi
formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par
la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)
3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que
Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse
5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que
Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)
ANNEXE 1 137
et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave
nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit
comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les
traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression
bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7
Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere
deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots
qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas
moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche
de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant
1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la
fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne
Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux
arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les
formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des
eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on
peut noter
1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens
commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8
2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)
laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions
contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave
embrasser [les opinions] raquo de Descartes9
3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la
surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de
ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi
que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de
surprise
7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions
surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo
ANNEXE 1 138
Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous
remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau
se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la
version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de
mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la
Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du
vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre
deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons
proposer
11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)
ANNEXE 2 139
Annexe 2 Religion et sens commun
Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les
opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le
premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du
syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees
Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au
sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)
que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner
de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant
donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave
Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la
sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens
commun raquo3
La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la
mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement
contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens
commun) et la religion
(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait
accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de
tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce
consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler
1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)
2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo
3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29
4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)
5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)
ANNEXE 2 140
les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens
commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6
Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les
mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au
fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la
connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest
de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et
indubitables par tous les hommes raquo7
Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de
problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les
meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne
pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere
geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le
lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)
Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup
plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre
Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que
lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer
diffeacuterents niveaux du sens commun
(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun
(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en
particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent
ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10
(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues
du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de
cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales
6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)
7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo
(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428
ANNEXE 2 141
qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11
(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en
Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent
son eacutetayage rationnel au christianisme12
Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion
chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent
agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu
doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus
reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous
sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une
faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves
solide quoique cacheacute raquo13
Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes
les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la
morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente
drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de
celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon
sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces
laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14
Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait
heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la
connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave
personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus
simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15
11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le
sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347
ANNEXE 3 142
Annexe 3 Les notions communes
Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions
communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles
constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo
srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite
souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes
logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette
derniegravere3
Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens
commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude
existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes
eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses
existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun
placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy
place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen
preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux
niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun
(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave
Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce
dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees
ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6
Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la
tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement
1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)
2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee
meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de
gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees
ANNEXE 3 143
contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7
Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens
quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer
que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur
origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti
insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins
carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de
ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine
historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie
une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette
question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet
comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens
pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10
Descartes rompt avec tout empirisme
Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme
toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se
preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites
par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas
des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-
ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont
eacutegareacutees (cf supra sect18)
7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)
8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes
contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662
10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute
11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute
par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)
ANNEXE 3 144
(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute
tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens
commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces
notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non
parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre
laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave
il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre
beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions
communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne
nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17
Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans
une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre
implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun
moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun
examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement
constitutif de cet examen
Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave
confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux
caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive
innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure
ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee
effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain
drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun
13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)
14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode
carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller
remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)
ANNEXE 4 145
Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)
laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33
laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188
ANNEXE 4 146
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue
ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples
On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune
simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance
Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous
avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et
affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup
drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen
eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la
lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de
Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus
droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre
(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours
de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui
Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de
remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre
(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la
peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre
(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)
cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous
sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie
carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit
deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste
fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire
preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route
1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont
suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers
3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)
4 Discours II AT-VI-15
ANNEXE 4 147
(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock
reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa
volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles
seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en
garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par
deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui
laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces
laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6
Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre
drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien
nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la
Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air
grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium
difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il
nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et
cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre
abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus
simples lui soient preacutesenteacutes
(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre
simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart
ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui
ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin
ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo
(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course
5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188
6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo
Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)
9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques
10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)
ANNEXE 4 148
Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de
Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si
facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc
sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que
dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les
preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que
les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui
restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme
(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est
celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa
forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue
qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve
de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir
toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce
qursquoil peut raquo14
Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme
lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus
sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine
drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air
de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16
11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier
lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518
BIBLIOGRAPHIE 149
BIBLIOGRAPHIE
1 Sources primaires
11 DescartesŒuvres de Descartes eacuted Ch Adam et P Tannery nouvelle preacutesentation 13 vol Paris VrinCNRS
1964-1974 (abreacuteviation AT suivi du tome et de la page)Reneacute Descartes Œuvres complegravetes eacuted J-M Beyssade et D Kambouchner 8 vol Paris
Gallimard-Tel 2009- (abreacuteviation BK suivi du tome et de la page) Nous utilisons cetteeacutedition pour la nouvelle traduction des Regulaelig et autres eacutecrits de jeunesse (vol 1 paru en2016) ainsi que pour lrsquoincomparable appareil critique (introduction notes etc)
Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691
Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et
J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-
131) eacutedition preacutesentation et notes par V Carraud et G Olivo Puf 2013Reneacute Descartes Les Passions de lrsquoAcircme eacuted G Rodis-Lewis avant-propos de D Kambouchner
Vrin 2010Reneacute Descartes Regravegles utiles et claires pour la direction de lesprit et la recherche de la veacuteriteacute
annotations conceptuelles par Jean-Luc Marion La Haye 1977Reneacute Descartes Entretien avec Burman trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris
1937 Reneacute Descartes Lettres agrave Regius eacuted G Rodis-Lewis Paris Vrin 1959
Ainsi que pour les textes de la querelle drsquoUtrecht et en particulier lrsquoAdmiranda Methodus de MartinSchoock Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impression nouvelles 1988
12 Auteurs reacuteguliegraverement eacutetudieacutesFrancis Bacon The works and letters of Francis Bacon eacuted Spedding Ellis and Heath 14 vol
Londres 1848-1874 Pour Of the Proficience and Advancement of Learning Divine andHumane (1605) nous avons eu recourt agrave la traduction franccedilaise Du progregraves et de lapromotion des savoirs trad M Le Dœuff Gallimard-Tel 1991
Claude Buffier Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langagelesprit et le cœur dans lusage ordinaire de la vie Paris 1732 Nous nous reacutefeacuterons parfois agravenotre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier Travail drsquoEacutetude et deRecherche dir D Kambouchner 2016 ainsi qursquoaux Eacuteleacutements de meacutetaphysique Paris 1725
Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639
Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)
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Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement
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Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1958Thomas de Aquino Opera Omnia Iussu Leonis XIII edita cura et studio Fratrum Praedicatorum
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Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes eacuted A Koyreacute Alcan 1934Auguste Comte Discours sur lrsquoesprit positif Vrin 1995Nicolas de Cuse Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum heidelbergensis Volumen V
Hambourg 1933 En franccedilais nous avons travailleacute agrave partir de la reacutecente Nicolas de CuesAnthologie eacuted Franccedilaise par M-A Vannier Cerf 2012
Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 (12egraveme eacutedition) Mais eacutegalement avecFeacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 (2egraveme
eacutedition)Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris
Hermann 1908Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris S
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2003 Pour la peacuteriode de 1996 agrave aujourdrsquohui nous avons consulteacute la bibliographie tenu agrave joursur le site cartesisus httpwwwcartesiusnetbibliografia-cartesianabibliografia-cartesiana-1997-2012
Lectures de Descartes dir Freacutedeacuteric de Buzon Eacutelodie Cassan Denis Kambouchner Ellipses 2015Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode 1925 Vrin 1987 (6egraveme eacutedition)Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Alcan 1926Geneviegraveve Rodis-Lewis LŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 (2egraveme eacutedition)
22 Ouvrages
221 Reacuteguliegraverement citeacutesFerdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011(7egraveme
eacutedition)Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989Martial Gueroult Descartes selon lordre des raisons 2 vol Aubier 1953Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 (4egraveme eacutedition)Denis Kambouchner Descartes et la philosophie morale Hermann 2008Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris 1945 Puf 2000Jean-Luc Marion Sur lrsquoontologie grise de Descartes 1975 Vrin 2000 (4egraveme eacutedition)Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957
222 AutresRaphaeumlle Andrault La raison des corps Vrin 2016
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sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute
Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La
Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV
Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le
temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de
lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegraveque de lrsquoEacutevolution delrsquoHumaniteacute1994
Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff 1968Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes Puf 2005Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Vrin 1989Jean Laporte Le cœur et la raison selon Pascal Paris Etzeacutevir 1950Antonio Livi Filosofia del senso comune 1990 trad F Livi et D Luglio Philosophie du sens
commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris
Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille
1994
23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne
ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes
et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988
Franccedilois Azouvi et Denis Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commundrsquoAristote agrave Reid raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 Juillet-Septembre
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Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991Victor Brochard laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo
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Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 Aprndash Jun 1969 p177-198
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chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie
du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002
INDEX 155
INDEX NOMINUM
Avant 1900
Aristote 10 14 16 17 20 3775 108
Arnauld A 89 90Avicenne 17
Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35
36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144
Burman 90
Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47
119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120
Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125
Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148
Flaubert G 72 122
Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125
Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48
Juveacutenal 9 89 127
Kant E 54 62-65 78 107 129 136
La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32
33 38 45 46 71 7980 127 135
Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-
88 90 91 95 100 107 109 114 118
Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26
Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141
Platon 38 108Pollot A 60 66
Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76
83 92 132Rembrantsz D 113
Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59
Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82
INDEX 156
Apregraves 1900
Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63
71 81 83 98 110 111 117 127
Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114
Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78
Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147
148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125
Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125
133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81
Einstein A 83
Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9
Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94
95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11
Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142
Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139
Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104
Ipperciel D 39
James W 29 37 38Jardine DW 103
Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50
54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133
Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74
La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93
95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132
Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46
Olivo G 102 136-138 147148
Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84
Queneau R 95 96
INDEX 157
Quillien J-P 34
Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61
64 66 68 98 99 123
Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51
SOMMAIRE 158
SOMMAIRE
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3
sect1 Une facette philosophique 3
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8
sect4 Approche lexicale 11
1) CORPS 14
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19
sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22
2) HISTOIRE 25
sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26
sect9 Le consentement universel 31
sect10 Orthodoxie du sens commun 34
3) NATURE 42
sect11 Le sens commun et les deux Natures 43
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48
4) MORALE 54
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56
sect14 Se concilier avec le sens commun 60
sect15 Bon sens et sagesse 65
5) SCIENCE 69
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71
sect17 Continuisme et sciences cardinales 75
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79
SOMMAIRE 159
6) EacuteGALITEacute 84
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85
sect20 Agrave la marge dans la confidence 89
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92
7) PEacuteDAGOGIE 98
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107
8) PERSONNAGES 112
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie
sous lrsquoangle du bon sens 115
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118
sect28 Descartes en Russie devenu fou 122
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126
sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132
ANNEXES 126
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135
Annexe 2 Religion et sens commun 139
Annexe 3 Les notions communes 142
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou
pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146
BIBLIOGRAPHIE 149
INDEX NOMINUM 155
SOMMAIRE 158
1
laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16
Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)
2
Remarque preacuteliminaire
Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume
INTRODUCTION 3
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES
laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897
sect1 Une facette philosophique
En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur
auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil
ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun
laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui
ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire
que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire
bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la
liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun
moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable
Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest
qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner
dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la
facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait
la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous
emprunterons notre inspiration
1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)
2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)
3 Discours VI AT-VI-4142
INTRODUCTION 4
Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut
sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais
encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau
Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa
encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant
deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre
que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez
Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest
pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique
ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et
coheacuterents pour une philosophie du sens commun
Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand
penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui
inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou
aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci
constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces
sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre
tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui
risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la
rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi
bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et
pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en
aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves
nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout
de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de
nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le
laquo suivre raquo deacutesormais4
Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie
du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les
4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7
INTRODUCTION 5
Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un
Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie
Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce
faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction
(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture
sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec
les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest
donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si
conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze
Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le
premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens
commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de
son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si
elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles
qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens
commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous
chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations
Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les
philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la
5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions
6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971
7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le
cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991
INTRODUCTION 6
philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de
commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant
intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les
plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9
Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui
donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee
naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du
laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond
de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que
le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11
Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre
(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux
raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens
commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant
venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au
contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les
rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir
des preacutejugeacutes contre le sens commun
(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la
lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute
inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo
preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le
sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue
bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune
eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition
toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui
monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin
9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la
philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843
13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun
INTRODUCTION 7
repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche
Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois
inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses
traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une
grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude
de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle
deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes
Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave
mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les
manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de
consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens
commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte
de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses
articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la
philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a
livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la
lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la
laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une
(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits
du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le
septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens
commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de
Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres
drsquoune assembleacutee du sens commun
Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre
sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres
qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de
notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages
disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds
probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des
preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines
thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre
INTRODUCTION 8
donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent
une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent
encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou
Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils
appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave
mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces
sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu
chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite
de ne pas nous perdre
On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une
formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques
et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre
de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee
ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre
lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner
une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre
au problegraveme qui nous preacuteoccupe
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle
Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire
une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici
de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement
arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans
lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave
Descartes eacutecrit14
14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31
INTRODUCTION 9
La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique
en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de
quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au
sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par
laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement
pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base
drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave
Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens
commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17
pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce
dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le
cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun
prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct
drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la
socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19
Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee
15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8
931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580
Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)
17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)
18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)
19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes
INTRODUCTION 10
dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il
laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes
de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre
temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est
veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest
conceptualiseacute philosophiquement
Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650
est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans
la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il
semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le
Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et
aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse
offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que
celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les
animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui
appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle
car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et
faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le
Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui
preacutevaudra dans la philosophie du sens commun
Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun
antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins
communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]
une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui
20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens
commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)
drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)
24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose
INTRODUCTION 11
est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant
sect4 Approche lexicale
Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus
large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des
premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au
traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche
philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez
Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute
de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq
formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas
fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le
franccedilais) et les porositeacutes incontestables
Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre
releveacutees sont les suivantes
(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet
proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees
plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens
(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo
(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la
lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens
carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la
correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du
Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct
poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme
drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)
INTRODUCTION 12
lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)
et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera
(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en
1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-
315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces
deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la
lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans
cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique
comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366
AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun
bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)
et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse
(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression
laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions
preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-
521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-
517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les
Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet
drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec
Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en
franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ
lexical
(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce
sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo
ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que
25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate
26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1
INTRODUCTION 13
dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-
III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et
franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit
par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les
porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre
4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions
communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne
alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la
litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens
commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette
distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des
expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois
du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et
laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)
(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit
du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme
depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la
correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de
tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de
nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est
tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations
(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique
On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la
notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que
drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et
buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical
et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les
laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui
constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations
27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo
CORPS 14
1) CORPS
laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414
Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur
donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi
dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la
philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave
srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir
Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la
rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des
transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave
eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles
mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement
commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons
nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux
notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame
Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui
attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes
nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct
laissant la place au second
Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous
partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo
nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la
signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y
aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun
1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
CORPS 15
rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le
sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun
meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que
lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au
contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis
abandonneacutee
Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous
inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique
Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne
fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique
drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir
des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de
Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la
glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens
commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un
deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la
localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie
meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier
ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les
dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que
les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement
drsquoabandon
La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du
deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere
2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave
Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77
4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23
CORPS 16
agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il
pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en
vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions
anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez
Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la
connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble
de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa
conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de
1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et
non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau
drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire
aux Regulaelig
Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une
laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave
premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En
1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la
conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique
que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement
accepteacute dans les milieux savants
Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement
consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu
5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)
6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)
7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182
8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de
Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne
CORPS 17
meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun
eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles
communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas
corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe
sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens
commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du
cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie
du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le
sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire
leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest
lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille
comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure
qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes
lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe
entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant
lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci
Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere
preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement
deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme
une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la
mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens
commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la
fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes
par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces
10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)
11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait
speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)
16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)
CORPS 18
figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque
ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les
sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus
deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues
disponibles agrave lrsquoacircme
Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition
progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier
dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu
superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande
pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos
processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive
(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute
du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les
Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les
sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont
cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du
sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes
comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per
analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit
comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-
27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette
force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la
vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19
Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens
commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au
corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement
spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)
17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)
18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509
CORPS 19
La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce
que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme
se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais
aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le
cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement
aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le
sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et
radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette
distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la
disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations
Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois
le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le
sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois
mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24
(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le
sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en
question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la
laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam
res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire
approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui
demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens
21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne
signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)
24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage
25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20
CORPS 20
externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus
la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a
radicalement changeacute
Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en
attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans
la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous
laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais
pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute
comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et
reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas
une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo
avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en
cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde
Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas
tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi
posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)
Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25
l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut
nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former
dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour
un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de
lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)
semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du
27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons
que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun
29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11
CORPS 21
rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave
lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que
pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez
Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification
corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise
en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en
retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace
de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation
eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave
lrsquoentendement seul
(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du
rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature
de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation
de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le
plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani
conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il
laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans
une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme
nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet
la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme
laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui
drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave
juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute
drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la
reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son
possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra
chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le
cadre de la conservation du composeacute humain
34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement
du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale
36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3
37 Meacuteditation VI AT-IX-70
CORPS 22
sect7 Deux possibiliteacutes de transition
Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa
laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute
aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis
envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune
transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens
commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces
transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves
court de deux articles de la litteacuterature secondaire
(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition
par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens
externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du
rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment
comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre
seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil
srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute
meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors
deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens
inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour
conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous
avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail
inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41
38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435
39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note
40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)
41 Denis Kambouchner Ibid p482
CORPS 23
Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit
dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la
situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie
du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine
rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens
commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens
commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment
inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si
deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur
le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier
principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun
de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44
(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune
transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute
de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y
a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple
laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue
mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la
puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes
cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui
toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses
corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic
est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave
ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre
laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions
42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre
existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)
44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche
45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en
retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps
CORPS 24
du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles
et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute
Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant
lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend
preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de
lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer
lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct
lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors
drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive
meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des
cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que
sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo
qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun
fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se
laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu
Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne
consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50
48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294
HISTOIRE 25
2) HISTOIRE
laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502
Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le
laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en
sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme
drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas
lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement
de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens
commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les
plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le
symbole de lrsquoerreur
Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens
commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce
qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans
celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole
le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce
jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre
aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour
pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave
Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees
Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le
situant dans la nature de lrsquohomme
Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute
philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun
1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo
HISTOIRE 26
devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et
Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la
theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des
croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir
Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce
sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire
des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force
nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le
laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil
adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du
sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse
drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz
de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement
radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens
commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens
commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un
sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun
objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps
et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution
sect8 Preacutejugeacutes et barbares
Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser
avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par
notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent
dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation
sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont
conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut
2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32
3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13
HISTOIRE 27
eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif
visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors
reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre
parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre
parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux
Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont
abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement
lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par
une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur
sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde
exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra
prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les
jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave
proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent
deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre
creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien
juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-
rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur
donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en
cause par la suite
La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec
force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous
souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par
lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il
srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo
preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des
5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58
6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)
7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette
inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32
HISTOIRE 28
objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut
difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et
les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes
Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non
seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de
lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des
geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc
beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave
lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour
cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs
plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites
Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont
persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le
langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le
preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de
quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans
quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il
ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits
faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se
deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de
Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute
de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le
sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de
raison raquo14
Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se
meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des
10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)
et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa
traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)
13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)
14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237
HISTOIRE 29
ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre
lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a
laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en
revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de
lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont
Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut
concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume
Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature
humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de
lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est
attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une
reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable
consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne
manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()
ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il
nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la
neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de
lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison
pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique
leibnizienne de la connaissance est conservatrice
Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous
les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et
le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question
drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le
15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)
16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo
comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211
19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die
Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage
HISTOIRE 30
rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie
contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui
ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer
lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque
rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes
(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce
point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie
contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en
inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la
reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme
En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il
faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre
de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du
laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une
espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de
lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon
sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent
frontalement
21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77
22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement
dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite
24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29
HISTOIRE 31
sect7 Consentement universel
Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel
auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec
Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit
dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce
qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes
[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes
dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le
consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves
geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes
reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus
Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun
(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le
fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour
ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du
consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la
question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la
penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et
peu lu
Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style
neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature
eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct
naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de
droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve
cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une
laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la
connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves
25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le
retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221
27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf
infra chapitre 3
HISTOIRE 32
puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera
la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29
La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel
qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct
naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee
de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient
laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute
particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne
pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune
laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave
laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la
philosophie du sens commun
Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le
rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme
chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute
drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave
lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas
jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la
connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est
neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees
entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel
et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique
29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)
30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave
Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute
33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)
HISTOIRE 33
Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)
accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci
est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est
fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par
exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon
excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-
ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel
Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la
grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues
du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre
bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun
preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont
certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la
raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens
commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter
de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens
commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues
Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le
consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent
consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37
34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)
35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598
HISTOIRE 34
sect8 Orthodoxie du sens commun
Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa
tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs
reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra
chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement
les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens
faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance
Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute
prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes
Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers
lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est
soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des
laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le
laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi
Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct
srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons
nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee
carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la
dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin
drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo
indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans
entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous
38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66
39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et
de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors
HISTOIRE 35
souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que
en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique
qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu
ecirctre la deacutemonstration
Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un
aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de
connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux
(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en
ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des
rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet
drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie
est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre
deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons
essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles
soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de
soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme
que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les
meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans
les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un
certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble
drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont
donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute
Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a
deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46
mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le
de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun
42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une
instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)
44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser
laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184
HISTOIRE 36
laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La
prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui
est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes
du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas
purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du
code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux
opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de
dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens
commun dans ces matiegraveres obscures
Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette
theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand
aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune
Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi
peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement
sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()
commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme
que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons
pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons
naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres
geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la
raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens
commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens
intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la
reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement
et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo
erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53
47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant
48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189
49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui
constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage
51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)
HISTOIRE 37
Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence
theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait
conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs
maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite
qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens
commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler
Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par
drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux
genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves
anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages
deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions
rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel
in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui
redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent
essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus
leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent
susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison
(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de
cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir
laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes
de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il
nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un
ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune
penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens
commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon
carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les
54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40
55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes
56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie
Ferron Paris Flammarion 2007 p211
HISTOIRE 38
opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et
sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures
Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure
agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo
laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et
crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin
qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes
affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes
cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible
qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce
faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee
pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et
apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune
civilisation parvenue agrave maturiteacute
De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649
fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses
opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme
au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les
regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens
commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner
Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire
59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des
philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484
Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant
62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327
HISTOIRE 39
conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance
avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la
veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les
opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle
comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par
orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)
Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la
meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre
ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes
opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses
meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes
sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage
intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement
dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la
lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67
Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation
vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui
reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci
sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble
drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des
Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos
connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que
retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et
indubitables par tous les hommes raquo69
Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne
64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche
2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)
67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10
HISTOIRE 40
veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70
Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance
Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens
commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au
chapitre 4
70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308
NATURE 41
William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain
NATURE 42
3) NATURE
laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37
Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature
agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes
geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu
a institueacute pour la Nature
Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord
physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer
agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du
fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un
deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette
soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre
7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire
intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette
Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et
les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce
qui regarde le vrai et le faux raquo2
La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature
La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste
conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-
Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent
les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se
soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir
1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse
impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39
3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)
NATURE 43
correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute
que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes
opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche
de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui
peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature
institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme
notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du
second degreacutes
La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave
lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans
le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a
plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre
compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus
naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au
sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point
Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere
naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un
instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre
inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6
Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse
sect11 Le sens commun et les deux Natures
Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la
loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur
4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu
5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1
6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179
NATURE 44
corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle
perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle
entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le
sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible
drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des
opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct
peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons
reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8
Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la
conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que
lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non
dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere
naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun
laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du
moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut
au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement
distingueacutee des inclinations
La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche
de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces
questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le
deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf
supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement
intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le
reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation
de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet
de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par
lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest
7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions
8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)
9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226
NATURE 45
donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore
sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens
commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette
direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere
naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le
connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne
doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces
principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en
conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition
Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute
comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et
srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux
principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble
que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de
Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens
commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de
jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement
rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de
compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances
baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons
une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des
instincts raquo16
Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont
pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest
drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de
13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5
14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179
15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)
16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83
NATURE 46
choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du
sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait
Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui
deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de
principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune
eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il
quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus
obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo
Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il
semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun
qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun
enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi
ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute
question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal
que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger
infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans
le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale
Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo
En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere
naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis
Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception
17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October
of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)
20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute
21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre
Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)
NATURE 47
plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la
Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage
normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin
dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit
comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere
naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations
naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du
veacutecu) elles soient fiables24
La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de
Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet
de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien
reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet
eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la
preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux
laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas
critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la
recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de
la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur
que constitue le plan du veacutecu28
Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la
lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un
23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)
24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is
only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement
en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)
29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82
NATURE 48
instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a
dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins
produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui
reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere
naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient
pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct
et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une
connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en
geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen
eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et
par sentiment raquo32
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu
laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38
laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes
distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans
dissymeacutetriques
Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est
() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par
exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de
30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la
premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)
34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247
NATURE 49
choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil
conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque
eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul
enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature
qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui
de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-
philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un
niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant
sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam
propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se
fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave
lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique
et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et
le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps
(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif
Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa
normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()
suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic
experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience
quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait
ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement
expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance
bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est
fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit
Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas
une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune
expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave
35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)
36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel
qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306
NATURE 50
srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude
qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere
expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales
de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du
corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun
lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de
lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi
modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se
joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en
attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous
falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre
les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations
ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de
lrsquoacircme et du corps raquo41
Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses
qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent
scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode
naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner
ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas
nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun
point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de
Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le
plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le
laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere
essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom
ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu
drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus
40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch
Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth
44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481
NATURE 51
Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en
structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette
reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du
doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun
nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les
Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les
veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple
lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel
qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil
est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans
le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la
philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses
par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct
naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe
[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait
vraiment dicteacute par la nature raquo48
(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que
srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on
peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant
Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu
laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au
commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument
45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9
46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse
47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)
50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de
NATURE 52
carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute
des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre
que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre
argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans
lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est
drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter
spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute
mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam
vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous
tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier
affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son
laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53
Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien
donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en
leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de
deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde
exteacuterieur54
deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)
51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et
reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2
54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15
NATURE 53
Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son
ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre
impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout
exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il
srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est
soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une
grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer
la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le
recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une
faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de
lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave
reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous
nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo
55 Ferdinand Alquieacute op cit p317
MORALE 54
4) MORALE
laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40
Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere
de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout
un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et
moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion
ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation
ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2
Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut
pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort
pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La
principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport
probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo
(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire
reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du
mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence
(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que
1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes
morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15
3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)
4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15
MORALE 55
les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de
vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense
qursquoil est un expert raquo5
De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens
commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est
douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves
lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun
et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le
preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les
autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans
meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la
philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun
aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie
du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8
autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un
laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo
Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la
morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens
commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun
jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens
commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens
commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la
meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon
laquo puisse absolument nommer bien raquo9
5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)
6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-
Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237
MORALE 56
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore
laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186
On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens
commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont
on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une
importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous
permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons
in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la
traduction que nous en proposons
Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)
laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo
Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux
Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le
sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du
jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version
10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)
MORALE 57
franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le
bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest
pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de
distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)
Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On
trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui
conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute
mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de
jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme
que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12
Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses
diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil
vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec
un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui
tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui
sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez
Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo
Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler
lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du
sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement
eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec
le sens commun raquo
La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun
autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio
Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel
11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais
12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute
MORALE 58
aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La
citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la
lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune
laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens
est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre
du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la
nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14
Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint
Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en
geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes
comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des
laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le
domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est
nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen
tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde
Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en
reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du
jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18
13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo
14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo
15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)
16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)
17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3
18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264
MORALE 59
Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au
champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son
traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de
la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie
guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie
selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo
crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct
que juger raquo19
Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement
reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre
extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation
drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et
agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble
consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral
Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le
sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves
que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement
de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun
estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21
Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens
en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui
lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne
de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un
homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses
19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)
20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo
in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo
22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)
MORALE 60
penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de
neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le
sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave
moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23
La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que
les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs
dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme
par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne
virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes
cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison
nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos
inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le
monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la
raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les
Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour
ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute
populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun
sect14 Se concilier avec le sens commun
Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne
lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute
morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute
des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens
23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)
24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)
25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)
26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu
MORALE 61
commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa
stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en
effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens
commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre
agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa
speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus
tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution
suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si
en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au
bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens
commun Cela srsquoentend en deux sens
(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens
commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est
abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative
de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave
moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations
drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme
de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui
le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il
nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale
provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont
laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28
Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave
quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute
agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les
11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)
28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo
29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16
MORALE 62
plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a
quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une
grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute
en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30
Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne
(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la
relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup
plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique
drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa
philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur
de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une
maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans
instructions particuliegraveres raquo33
Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument
pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui
srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre
qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son
entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie
morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain
Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se
rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement
une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du
30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)
31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)
32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10
33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)
34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293
MORALE 63
point de vue de lrsquouniversel35
On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine
dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee
comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du
jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans
le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est
un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre
les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les
choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation
drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie
morale du sens commun37
Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a
remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en
autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour
la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen
remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation
() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance
drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance
placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu
deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes
Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure
En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur
ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale
provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive
preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la
35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura
une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)
37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine
38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)
39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339
MORALE 64
bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le
jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon
sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous
les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui
en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec
lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres
jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la
naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit
donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la
morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde
Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de
la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de
la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique
essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au
moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit
que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique
cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On
voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes
Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des
hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de
sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin
de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et
la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour
40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)
41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee
42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux
de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)
MORALE 65
lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir
dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44
On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel
au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui
nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens
inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45
sect15 Bon sens et sagesse
Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce
chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une
laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine
finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu
Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens
commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le
Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou
la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir
distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la
Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles
soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le
peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47
Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment
des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule
chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait
44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7
45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par
lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31
47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit
MORALE 66
Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc
reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de
celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les
plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans
cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont
les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le
jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le
stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre
donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune
Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la
nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes
exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir
plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes
conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les
laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre
liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour
partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale
ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute
Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens
tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune
Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium
bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent
ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir
le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction
implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant
par des homologies de structure entre les deux
48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier
chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)
53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)
MORALE 67
(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I
lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et
cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la
lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins
pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis
vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait
universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est
essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les
hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la
mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student
ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme
point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit
pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine
comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon
Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le
plus haut dont il soit susceptible raquo58
Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de
Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre
lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce
modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite
Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers
la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des
Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement
avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les
Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite
54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)
55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une
distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)
MORALE 68
de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60
quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie
carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans
lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit
(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la
volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux
pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en
chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun
comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres
Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est
accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que
indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne
nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains
deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous
reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons
de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant
59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)
60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89
SCIENCES 69
5) SCIENCES
laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202
Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de
la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu
enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent
de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles
de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour
remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne
laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2
En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la
tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout
questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les
reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis
puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens
commun raquo3
Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science
et le sens commun qui semble a priori conflictuel
(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture
eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)
1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici
mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl
3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209
SCIENCES 70
commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La
conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un
laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit
toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc
se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du
laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient
neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme
siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue
Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens
commun
(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens
commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers
principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si
paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du
raisonnement contraignant sont remplies7
(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les
sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens
commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution
scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre
4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel
1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement
6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)
7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)
SCIENCES 71
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales
laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique
renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au
milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave
lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour
eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation
pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11
tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme
de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du
temps
La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des
hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere
de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox
dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes
parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du
critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir
envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder
que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14
8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes
Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs
amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)
12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)
13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)
14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue
SCIENCES 72
Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves
marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture
eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause
lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces
derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant
drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)
On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious
learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses
opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique
Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable
que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest
pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les
suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus
drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est
le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une
aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et
non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri
potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement
universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne
suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est
le seul critegravere de veacuteriteacute
Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la
thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la
pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)
15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted
Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le
Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)
Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux
19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)
20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)
21 Regravegle III AT-X-367 l13-14
SCIENCES 73
mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit
nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport
entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra
ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son
ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de
matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison
humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)
ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes
ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23
Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique
entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture
eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et
srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de
maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la
rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des
laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire
lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que
drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon
peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au
deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de
la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute
(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant
dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit
bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil
22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et
faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences
25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7
SCIENCES 74
faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27
Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le
grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le
recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la
question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de
la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de
quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont
pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples
et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les
expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de
nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc
essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun
et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et
dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est
injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a
theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique
Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec
lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la
science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31
Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera
ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des
grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses
traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve
dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode
27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites
par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute
par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables
31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214
SCIENCES 75
sect17 Continuisme et sciences cardinales
Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes
jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par
ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le
monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science
expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de
rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique
Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes
meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant
ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui
requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve
plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science
des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la
meacutetaphysique et la partie a priori de la physique
Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil
nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme
un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que
celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes
communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus
connus qursquoaucune autre chose35
Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune
continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre
revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les
expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont
tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des
Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les
32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo
33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of
philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)
35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35
SCIENCES 76
expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que
nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce
processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui
preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs
sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes
de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution
de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies
du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal
drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la
capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment
matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment
drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre
6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et
ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous
Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-
disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout
temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut
qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour
ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les
plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse
aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure
ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage
Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les
preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni
36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)
37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)
38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)
39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question
40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)
SCIENCES 77
neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais
bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont
mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se
reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes
communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des
consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de
philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines
sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont
lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement
consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc
qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et
distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave
philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens
pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel
Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre
le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres
principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout
temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure
drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale
Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la
perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45
41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo
42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)
43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule
laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)
45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo
SCIENCES 78
est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par
lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le
thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au
compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les
semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les
deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le
docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48
Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire
le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou
ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces
premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et
par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de
lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50
Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy
srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si
Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce
pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la
deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51
Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de
creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera
lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde
commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees
inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un
ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur
46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de
diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)
48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)
49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX
Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61
SCIENCES 79
certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la
sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent
comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee
de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la
thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes
se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees
inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience
commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun
Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de
lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument
geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la
terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous
rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut
lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave
lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]
lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun
transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet
Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de
lrsquoheacuteliocentrisme55
52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)
53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)
54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2
55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and
SCIENCES 80
La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les
assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence
neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa
preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double
mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux
hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56
a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et
laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage
de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens
commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable
On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de
ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend
possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances
laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le
nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa
position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une
reconsideacuteration de la position du sens commun
Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le
sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de
Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un
scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses
[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()
technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo
56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)
57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez
Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97
SCIENCES 81
lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand
hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette
proposition
Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement
se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque
judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le
conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est
preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens
commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate
preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave
Mersenne de Novembre 1633
Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne
veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques
mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et
lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui
ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien
de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash
non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave
savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous
aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint
Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa
cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la
certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories
scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de
plus que ce qui doit leur revenir
Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le
statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et
en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie
pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la
59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42
60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le
vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118
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marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce
changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa
physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la
relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la
Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de
la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des
astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire
le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65
Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une
laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son
travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent
drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont
le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses
des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement
[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement
est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle
eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale
Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous
force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la
penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum
atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les
hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la
physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions
contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas
instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese
(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui
fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour
63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)
64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave
Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est
contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre
68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si
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deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee
Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du
veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70
Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne
peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement
persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant
srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71
Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici
affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne
srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont
des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif
ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas
accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du
morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de
vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos
impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction
rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet
Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur
dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait
justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de
son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72
lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun
70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de
prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)
72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour
RAISON 84
6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)
laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939
Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que
controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun
y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest
justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le
caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des
textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de
Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La
question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du
laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en
question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci
ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste
transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct
chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie
de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la
1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes
2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38
RAISON 85
diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3
lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence
et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des
esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet
en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant
alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de
leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations
et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec
lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la
partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de
la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes
parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des
raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la
raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de
lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la
modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire
sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit
de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue
susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne
Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se
situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les
donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne
Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en
3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion
4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage
RAISON 86
proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane
possible
(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense
en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute
autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas
vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a
remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de
sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui
eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune
fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce
moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de
nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo
ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette
persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien
mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi
longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas
manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question
avec Descartes
Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le
jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non
adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber
sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la
contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre
pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par
le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre
susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui
devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement
alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun
5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo
Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont
certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur
8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82
RAISON 87
pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle
du bon sens9
La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme
chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique
lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave
deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun
reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par
ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est
deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon
sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans
laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une
faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute
et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui
semble ecirctre confirmeacute juste apregraves
(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le
vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est
naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne
vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce
que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes
choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer
bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez
Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui
9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)
10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute
drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24
RAISON 88
sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun
individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des
accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette
distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la
diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la
substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme
Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans
lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)
et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la
solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des
esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme
il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme
est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de
corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le
mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui
deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels
laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14
On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien
des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15
Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la
Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant
lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier
lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle
12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute
des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le
vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31
RAISON 89
sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)
Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions
de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de
lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet
des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les
reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple
laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la
penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils
deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une
qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son
discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans
le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le
moins ineacutegalitaire et parcimonieuse
Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un
eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne
servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre
paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si
commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere
devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture
de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup
plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun
Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que
les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les
17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance
18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et
10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47
RAISON 90
esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela
reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont
laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont
impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques
chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit
de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du
Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer
Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de
Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de
lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo
contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce
texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains
laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun
Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de
chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance
drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de
Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-
t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la
mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes
Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont
parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se
reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis
ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest
21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode
22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7
23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit
qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo
RAISON 91
que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant
en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo
Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie
subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest
plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo
srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte
pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun
dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes
en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe
laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici
Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se
reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle
fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun
de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave
premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien
avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur
du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son
application de la raison-une et des esprits
Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une
donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment
attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la
deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un
chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson
que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois
laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas
neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais
en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil
pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le
faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-
28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28
RAISON 92
Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de
laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo
chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la
laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours
une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent
laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un
jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire
immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est
synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous
crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre
assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que
lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la
conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun
homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36
Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des
raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais
contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que
Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en
accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que
33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas
Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)
Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)
35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302
36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374
RAISON 93
celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir
par lui-mecircme37
Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite
lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins
forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour
dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore
dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une
deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque
nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses
regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que
lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38
En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du
sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil
ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre
telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont
eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils
conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est
possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce
que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la
Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et
ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit
lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison
Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le
jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire
Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel
nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en
37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale
38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme
de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui
RAISON 94
ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie
est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme
partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode
que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont
de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux
qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de
distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre
instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen
chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43
Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la
plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee
drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le
vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand
il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute
mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction
qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par
le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit
laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45
qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment
deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur
laquelle srsquoouvrait la Discours
Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo
sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser
drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun
quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire
est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les
dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai
lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-
579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode
RAISON 95
interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en
droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser
dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique
dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la
considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de
meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens
avec une veacuteritable application)
Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens
plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique
et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin
que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au
contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort
lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent
pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir
comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre
nuisible agrave personne raquo50
Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous
avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire
pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante
paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour
double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes
de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51
nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo
48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7
49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)
50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau
Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est
RAISON 96
laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo
Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-
nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute
fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans
un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de
poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra
note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car
drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que
le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie
Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de
lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le
bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager
srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le
philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne
semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les
querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il
vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le
sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53
On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat
pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique
(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait
eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes
op cit p43
RAISON 97
agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil
avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere
dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes
comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant
PEacuteDAGOGIE 98
6) PEacuteDAGOGIE
laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950
En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux
eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart
des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes
mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans
ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur
peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun
En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par
la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme
eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par
lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et
de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo
une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette
modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme
principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en
effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas
toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3
1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)
2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505
3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le
PEacuteDAGOGIE 99
Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun
promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au
sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui
font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode
pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par
Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle
reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes
contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation
Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes
aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations
philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne
de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les
eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie
pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute
dont on a voulu deacutegager ici les enjeux
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie
On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave
reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la
discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune
eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves
nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question
mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave
savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun
corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)
4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8
5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute
6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2
PEacuteDAGOGIE 100
Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie
carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave
distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7
Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des
choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des
choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo
mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees
et simples comme la broderie ou la tapisserie8
Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans
lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance
dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement
(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de
choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex
facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere
drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu
avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun
Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve
agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses
capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce
qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial
et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce
7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses
8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)
9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie
laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)
11 Ibidem
PEacuteDAGOGIE 101
problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave
lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur
ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie
de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs
forces raquo12
Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement
signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire
en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les
avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)
Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer
qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse
en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne
la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus
propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de
particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de
sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a
mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en
laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins
de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses
geacuteomeacutetriques
Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces
de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees
analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au
fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure
de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que
lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14
On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute
pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit
irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris
12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique
cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24
PEacuteDAGOGIE 102
imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa
matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave
nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son
sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un
professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se
veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles
agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-
agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de
pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16
La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut
nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes
sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la
simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la
mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui
se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17
Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la
peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire
il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne
le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le
dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest
pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun
laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage
de la meacutethode raquo carteacutesienne19
Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa
reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave
lrsquoeacutetude raquo20 que les autres
15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et
les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les
diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade
p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo
PEacuteDAGOGIE 103
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits
laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161
La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et
faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21
Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les
empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les
eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher
Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de
lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas
deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la
conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop
vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese
qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences
reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur
qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en
maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un
recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les
problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-
mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de
lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la
haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible
de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait
parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur
vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24
21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in
phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)
23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly
and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il
PEacuteDAGOGIE 104
Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de
la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est
drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et
lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes
srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits
ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute
qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent
ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]
anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des
esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du
plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus
courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux
qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y
voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait
la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]
nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28
La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes
contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des
intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee
par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec
nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement
25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux
Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)
27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de
lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural
PEacuteDAGOGIE 105
scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le
commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences
humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge
suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave
des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31
Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]
montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent
agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la
meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que
ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus
facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le
deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule
geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre
sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute
intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut
encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]
ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens
commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute
par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts
Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent
manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest
de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et
[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant
des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela
lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte
des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre
29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme
aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence
de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo
34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo
35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25
PEacuteDAGOGIE 106
agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur
lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de
laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en
meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer
les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37
La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens
commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les
proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette
laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits
droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39
ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes
deviendront agrave leur tour des inventeurs
De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation
deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez
Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement
des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de
jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction
eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de
promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus
relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune
part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous
leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre
part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon
sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement
36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)
37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur
apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)
PEacuteDAGOGIE 107
Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un
optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le
deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera
une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans
distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux
fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus
loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui
concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que
tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave
reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme
Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il
srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question
dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la
laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son
propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage
la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil
srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens
commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque
peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne
Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez
Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme
Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie
lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi
lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un
41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de
laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae
ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173
PEacuteDAGOGIE 108
chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la
science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon
lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en
soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une
culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science
carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces
choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme
lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que
la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer
lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48
crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout
le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]
toutes les autres raquo49
Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et
revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite
drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce
dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la
reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa
entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon
sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant
sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui
seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera
pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50
45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984
Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25
47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du
raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524
49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)
50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17
PEacuteDAGOGIE 109
Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de
tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens
commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil
aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des
sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout
en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence
que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses
propres forces
Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop
de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici
il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative
absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de
Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave
ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu
drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie
autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un
habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes
porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu
ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo
tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55
51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)
52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation
53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit
54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280
55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens
PEacuteDAGOGIE 110
Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de
toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage
agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec
lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font
un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu
il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie
La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son
accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-
dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en
lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere
naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est
peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre
bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie
soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive
seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible
Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux
deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit
ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La
nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les
consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi
srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le
plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de
deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur
et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)
56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55
PEacuteDAGOGIE 111
un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre
admiration ne saurait cesser raquo60
Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par
soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette
peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon
professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser
sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne
mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de
lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61
60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie
carteacutesienne
PERSONNAGES 112
8) PERSONNAGES
laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot
Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle
emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel
elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle
valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse
drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux
Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1
nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde
eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique
nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le
paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce
que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens
commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee
carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]
fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend
le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme
repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct
pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et
eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes
Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des
arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre
propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave
son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens
commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un
1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27
2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee
PERSONNAGES 113
reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de
cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements
preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs
En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation
remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave
eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de
France quelque fin lecteur de Baillet
Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au
nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder
au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans
les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant
mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de
deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute
drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute
des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas
contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier
ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe
Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble
pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au
contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les
situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes
comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere
en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)
3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)
4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf
surpa sect22 en particulier
PERSONNAGES 114
nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le
moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont
trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo
repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens
commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait
Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il
voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun
usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques
ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun
En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de
Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En
un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit
en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant
Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en
franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une
volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le
paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest
eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan
incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en
particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre
neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique
Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard
6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)
7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24
8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer
10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7
PERSONNAGES 115
explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point
eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire
il y a une diffeacuterence
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou
la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens
On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme
on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens
commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est
in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce
sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en
ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance
humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo
Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes
constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les
conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu
rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait
que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant
la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et
de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par
lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on
aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de
conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer
entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable
12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)
13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54
PERSONNAGES 116
qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement
dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement
Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement
tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout
drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce
nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des
Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave
moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il
souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute
dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et
si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre
radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit
meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la
validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute
Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou
crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est
celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que
le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour
qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil
laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au
philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion
drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais
comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour
aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il
faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun
Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique
et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie
16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas
de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute
concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo
(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)
20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273
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intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed
amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet
meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon
sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-
dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par
opposition au non-sens22
Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil
faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la
penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf
de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23
En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi
et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage
parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique
(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-
philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24
Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation
majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il
est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant
comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas
avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche
de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que
celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son
lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme
LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois
21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil
p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)
23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169
24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo
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celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la
folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes
Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les
interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif
en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise
carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie
carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est
plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes
iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie
Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires
humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues
Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout
le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des
commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la
doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si
cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens
ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et
cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de
reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui
nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave
lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun
que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme
Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme
est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere
naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement
25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211
26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave
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derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes
les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela
que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere
lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave
compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour
meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut
donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens
commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee
agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29
Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le
personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi
lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que
Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de
Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre
connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de
lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots
Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez
Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre
eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces
naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il
fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur
la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose
agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave
lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est
naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des
Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14
30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum
heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo
32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo
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choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les
doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave
tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que
ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34
Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze
redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation
ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet
rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens
qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le
sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne
faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou
savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride
lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot
peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas
uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest
laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il
inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute
une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit
La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement
dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque
encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil
implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait
caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui
laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout
homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de
33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo
34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere
putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)
37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo
38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141
PERSONNAGES 121
pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve
le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne
de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest
donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes
Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage
conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence
traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de
lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre
auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image
de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la
becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles
nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune
figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi
est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il
preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et
du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de
tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil
agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est
exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens
commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le
monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a
toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de
cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose
de subversif
Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze
Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours
41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-
X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment
avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6
PERSONNAGES 122
par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest
que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur
un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux
moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet
Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre
tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire
plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne
sect28 Descartes en Russie devenu fou
LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens
commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas
lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la
possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire
lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens
diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot
de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois
comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport
tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner
lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie
diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond
avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie
46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8
47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)
48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser
PERSONNAGES 123
(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer
comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut
penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la
pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui
sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot
russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut
lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la
laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer
gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les
armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et
Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe
Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et
lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo
dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible
lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne
fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans
le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car
laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche
drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible
agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de
lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou
regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce
fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au
deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions
qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55
49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut
oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)
51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)
52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la
transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)
54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18
PERSONNAGES 124
Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que
constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre
supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre
ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires
et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par
lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes
preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre
Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible
(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce
qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit
(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par
ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient
une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne
le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot
aura saisi dans toute sa simpliciteacute60
Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme
dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo
egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes
meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que
signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que
signifie un animal rationnel raquo62
56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un
homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute
58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)
59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo
60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo
61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted
P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97
PERSONNAGES 125
Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde
sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne
partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du
bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais
aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les
teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science
nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64
(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne
dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest
preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un
rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du
sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune
conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire
comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct
Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son
pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris
soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il
aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le
contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout
il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de
sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65
Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a
dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de
surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles
megravenent agrave un meacutepris du commun
63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94
64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo
65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9
CONCLUSION 126
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation
laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18
Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens
commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo
meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave
laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette
conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour
la deacutepasser
Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest
inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant
de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon
qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque
chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation
paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble
devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en
France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se
rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2
1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132
2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306
CONCLUSION 127
Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui
preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo
(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en
lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de
consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se
cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la
mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera
pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et
toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes
Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de
la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend
chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la
lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une
mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves
diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3
Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite
philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain
sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe
dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de
Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave
laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de
transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez
naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait
Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette
reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues
drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet
profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous
3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest
drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant
5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125
CONCLUSION 128
sommes carteacutesiens
Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes
seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le
cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens
commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une
transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique
transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique
Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de
seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer
que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo
dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut
reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]
pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la
dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par
excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune
majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur
inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute
culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute
Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui
agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se
recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens
commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par
excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira
toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart
des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12
7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons
agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si
difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo
12 Regravegle I AT-X-360
CONCLUSION 129
Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains
theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et
qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte
drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et
lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette
superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-
dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le
sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que
la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun
Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les
individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement
deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens
commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de
leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception
minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel
comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne
le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre
le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du
genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le
bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou
drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine
expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par
opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui
consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la
penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave
laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui
nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17
Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre
consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les
13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave
encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)
16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant
CONCLUSION 130
autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude
meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode
pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau
jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne
dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du
sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres
affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un
changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de
produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21
Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune
vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme
siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes
et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la
technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles
dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel
nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22
Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde
toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave
savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette
couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave
transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes
scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un
ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe
18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)
19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus
preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de
Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie
22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139
23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584
CONCLUSION 131
drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de
plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de
lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui
srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee
dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du
sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons
intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de
lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo
devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans
lrsquohistoire de la penseacutee25
Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes
dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de
rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine
srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux
Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son
laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire
preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]
appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26
Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver
que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous
Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait
Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous
jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance
24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294
25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571
26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483
CONCLUSION 132
sect30 Pour un rationalisme du sens commun
laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77
La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27
parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le
consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens
commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest
meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse
Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de
Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens
commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut
effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils
srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient
(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens
commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant
mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa
laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude
eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il
est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la
vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de
demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la
correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie
carteacutesienne
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des
objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur
scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la
27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien
28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285
CONCLUSION 133
non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec
le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en
continuant de srsquoinscrire dans son horizon
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de
deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au
contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce
dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie
qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur
drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme
Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une
relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la
raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la
hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont
lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la
reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de
ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice
que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux
Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de
noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la
transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette
geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation
en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la
philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans
cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon
esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les
plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un
systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du
sens commun raquo32
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas
accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218
CONCLUSION 134
Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave
tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son
eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi
ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees
de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere
intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin
33 Discours I AT-VI-10
ANNEXE 1 135
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute
La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de
reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de
Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes
lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee
en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la
version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie
incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces
trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes
Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ
seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant
la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni
du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand
au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il
nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]
qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux
remarquables du texte
1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce
faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa
que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]
crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit
mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)
Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve
weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le
texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord
avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils
aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant
qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui
1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201
2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)
ANNEXE 1 136
effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3
2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid
igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses
Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre
meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte
ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]
apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut
dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide
de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la
nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau
portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre
dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient
mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions
usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5
Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon
sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine
pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous
renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le
Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du
sens commun
3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier
principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le
laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521
l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi
formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par
la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)
3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que
Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse
5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que
Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)
ANNEXE 1 137
et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave
nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit
comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les
traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression
bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7
Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere
deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots
qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas
moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche
de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant
1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la
fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne
Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux
arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les
formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des
eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on
peut noter
1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens
commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8
2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)
laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions
contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave
embrasser [les opinions] raquo de Descartes9
3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la
surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de
ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi
que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de
surprise
7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions
surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo
ANNEXE 1 138
Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous
remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau
se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la
version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de
mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la
Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du
vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre
deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons
proposer
11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)
ANNEXE 2 139
Annexe 2 Religion et sens commun
Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les
opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le
premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du
syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees
Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au
sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)
que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner
de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant
donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave
Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la
sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens
commun raquo3
La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la
mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement
contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens
commun) et la religion
(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait
accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de
tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce
consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler
1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)
2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo
3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29
4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)
5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)
ANNEXE 2 140
les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens
commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6
Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les
mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au
fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la
connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest
de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et
indubitables par tous les hommes raquo7
Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de
problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les
meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne
pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere
geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le
lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)
Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup
plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre
Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que
lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer
diffeacuterents niveaux du sens commun
(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun
(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en
particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent
ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10
(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues
du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de
cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales
6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)
7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo
(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428
ANNEXE 2 141
qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11
(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en
Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent
son eacutetayage rationnel au christianisme12
Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion
chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent
agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu
doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus
reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous
sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une
faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves
solide quoique cacheacute raquo13
Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes
les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la
morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente
drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de
celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon
sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces
laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14
Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait
heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la
connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave
personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus
simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15
11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le
sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347
ANNEXE 3 142
Annexe 3 Les notions communes
Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions
communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles
constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo
srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite
souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes
logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette
derniegravere3
Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens
commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude
existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes
eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses
existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun
placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy
place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen
preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux
niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun
(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave
Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce
dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees
ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6
Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la
tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement
1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)
2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee
meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de
gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees
ANNEXE 3 143
contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7
Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens
quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer
que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur
origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti
insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins
carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de
ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine
historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie
une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette
question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet
comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens
pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10
Descartes rompt avec tout empirisme
Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme
toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se
preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites
par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas
des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-
ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont
eacutegareacutees (cf supra sect18)
7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)
8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes
contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662
10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute
11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute
par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)
ANNEXE 3 144
(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute
tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens
commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces
notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non
parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre
laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave
il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre
beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions
communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne
nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17
Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans
une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre
implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun
moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun
examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement
constitutif de cet examen
Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave
confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux
caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive
innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure
ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee
effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain
drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun
13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)
14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode
carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller
remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)
ANNEXE 4 145
Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)
laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33
laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188
ANNEXE 4 146
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue
ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples
On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune
simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance
Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous
avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et
affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup
drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen
eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la
lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de
Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus
droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre
(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours
de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui
Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de
remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre
(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la
peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre
(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)
cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous
sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie
carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit
deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste
fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire
preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route
1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont
suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers
3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)
4 Discours II AT-VI-15
ANNEXE 4 147
(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock
reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa
volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles
seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en
garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par
deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui
laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces
laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6
Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre
drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien
nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la
Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air
grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium
difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il
nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et
cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre
abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus
simples lui soient preacutesenteacutes
(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre
simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart
ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui
ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin
ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo
(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course
5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188
6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo
Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)
9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques
10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)
ANNEXE 4 148
Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de
Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si
facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc
sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que
dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les
preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que
les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui
restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme
(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est
celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa
forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue
qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve
de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir
toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce
qursquoil peut raquo14
Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme
lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus
sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine
drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air
de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16
11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier
lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518
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Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691
Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et
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du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002
INDEX 155
INDEX NOMINUM
Avant 1900
Aristote 10 14 16 17 20 3775 108
Arnauld A 89 90Avicenne 17
Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35
36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144
Burman 90
Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47
119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120
Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125
Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148
Flaubert G 72 122
Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125
Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48
Juveacutenal 9 89 127
Kant E 54 62-65 78 107 129 136
La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32
33 38 45 46 71 7980 127 135
Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-
88 90 91 95 100 107 109 114 118
Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26
Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141
Platon 38 108Pollot A 60 66
Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76
83 92 132Rembrantsz D 113
Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59
Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82
INDEX 156
Apregraves 1900
Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63
71 81 83 98 110 111 117 127
Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114
Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78
Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147
148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125
Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125
133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81
Einstein A 83
Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9
Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94
95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11
Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142
Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139
Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104
Ipperciel D 39
James W 29 37 38Jardine DW 103
Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50
54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133
Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74
La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93
95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132
Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46
Olivo G 102 136-138 147148
Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84
Queneau R 95 96
INDEX 157
Quillien J-P 34
Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61
64 66 68 98 99 123
Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51
SOMMAIRE 158
SOMMAIRE
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3
sect1 Une facette philosophique 3
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8
sect4 Approche lexicale 11
1) CORPS 14
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19
sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22
2) HISTOIRE 25
sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26
sect9 Le consentement universel 31
sect10 Orthodoxie du sens commun 34
3) NATURE 42
sect11 Le sens commun et les deux Natures 43
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48
4) MORALE 54
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56
sect14 Se concilier avec le sens commun 60
sect15 Bon sens et sagesse 65
5) SCIENCE 69
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71
sect17 Continuisme et sciences cardinales 75
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79
SOMMAIRE 159
6) EacuteGALITEacute 84
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85
sect20 Agrave la marge dans la confidence 89
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92
7) PEacuteDAGOGIE 98
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107
8) PERSONNAGES 112
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie
sous lrsquoangle du bon sens 115
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118
sect28 Descartes en Russie devenu fou 122
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126
sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132
ANNEXES 126
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135
Annexe 2 Religion et sens commun 139
Annexe 3 Les notions communes 142
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou
pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146
BIBLIOGRAPHIE 149
INDEX NOMINUM 155
SOMMAIRE 158
2
Remarque preacuteliminaire
Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume
INTRODUCTION 3
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES
laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897
sect1 Une facette philosophique
En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur
auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil
ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun
laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui
ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire
que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire
bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la
liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun
moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable
Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest
qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner
dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la
facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait
la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous
emprunterons notre inspiration
1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)
2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)
3 Discours VI AT-VI-4142
INTRODUCTION 4
Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut
sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais
encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau
Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa
encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant
deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre
que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez
Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest
pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique
ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et
coheacuterents pour une philosophie du sens commun
Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand
penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui
inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou
aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci
constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces
sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre
tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui
risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la
rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi
bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et
pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en
aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves
nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout
de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de
nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le
laquo suivre raquo deacutesormais4
Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie
du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les
4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7
INTRODUCTION 5
Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un
Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie
Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce
faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction
(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture
sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec
les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest
donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si
conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze
Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le
premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens
commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de
son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si
elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles
qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens
commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous
chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations
Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les
philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la
5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions
6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971
7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le
cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991
INTRODUCTION 6
philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de
commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant
intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les
plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9
Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui
donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee
naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du
laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond
de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que
le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11
Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre
(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux
raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens
commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant
venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au
contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les
rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir
des preacutejugeacutes contre le sens commun
(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la
lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute
inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo
preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le
sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue
bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune
eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition
toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui
monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin
9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la
philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843
13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun
INTRODUCTION 7
repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche
Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois
inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses
traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une
grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude
de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle
deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes
Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave
mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les
manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de
consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens
commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte
de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses
articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la
philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a
livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la
lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la
laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une
(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits
du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le
septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens
commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de
Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres
drsquoune assembleacutee du sens commun
Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre
sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres
qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de
notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages
disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds
probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des
preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines
thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre
INTRODUCTION 8
donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent
une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent
encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou
Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils
appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave
mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces
sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu
chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite
de ne pas nous perdre
On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une
formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques
et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre
de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee
ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre
lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner
une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre
au problegraveme qui nous preacuteoccupe
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle
Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire
une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici
de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement
arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans
lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave
Descartes eacutecrit14
14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31
INTRODUCTION 9
La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique
en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de
quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au
sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par
laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement
pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base
drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave
Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens
commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17
pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce
dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le
cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun
prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct
drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la
socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19
Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee
15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8
931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580
Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)
17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)
18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)
19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes
INTRODUCTION 10
dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il
laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes
de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre
temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est
veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest
conceptualiseacute philosophiquement
Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650
est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans
la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il
semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le
Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et
aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse
offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que
celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les
animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui
appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle
car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et
faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le
Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui
preacutevaudra dans la philosophie du sens commun
Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun
antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins
communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]
une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui
20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens
commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)
drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)
24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose
INTRODUCTION 11
est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant
sect4 Approche lexicale
Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus
large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des
premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au
traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche
philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez
Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute
de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq
formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas
fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le
franccedilais) et les porositeacutes incontestables
Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre
releveacutees sont les suivantes
(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet
proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees
plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens
(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo
(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la
lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens
carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la
correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du
Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct
poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme
drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)
INTRODUCTION 12
lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)
et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera
(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en
1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-
315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces
deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la
lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans
cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique
comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366
AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun
bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)
et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse
(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression
laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions
preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-
521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-
517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les
Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet
drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec
Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en
franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ
lexical
(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce
sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo
ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que
25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate
26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1
INTRODUCTION 13
dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-
III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et
franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit
par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les
porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre
4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions
communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne
alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la
litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens
commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette
distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des
expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois
du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et
laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)
(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit
du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme
depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la
correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de
tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de
nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est
tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations
(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique
On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la
notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que
drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et
buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical
et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les
laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui
constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations
27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo
CORPS 14
1) CORPS
laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414
Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur
donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi
dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la
philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave
srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir
Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la
rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des
transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave
eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles
mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement
commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons
nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux
notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame
Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui
attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes
nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct
laissant la place au second
Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous
partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo
nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la
signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y
aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun
1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
CORPS 15
rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le
sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun
meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que
lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au
contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis
abandonneacutee
Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous
inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique
Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne
fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique
drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir
des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de
Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la
glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens
commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un
deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la
localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie
meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier
ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les
dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que
les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement
drsquoabandon
La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du
deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere
2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave
Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77
4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23
CORPS 16
agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il
pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en
vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions
anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez
Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la
connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble
de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa
conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de
1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et
non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau
drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire
aux Regulaelig
Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une
laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave
premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En
1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la
conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique
que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement
accepteacute dans les milieux savants
Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement
consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu
5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)
6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)
7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182
8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de
Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne
CORPS 17
meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun
eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles
communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas
corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe
sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens
commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du
cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie
du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le
sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire
leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest
lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille
comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure
qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes
lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe
entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant
lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci
Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere
preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement
deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme
une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la
mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens
commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la
fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes
par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces
10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)
11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait
speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)
16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)
CORPS 18
figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque
ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les
sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus
deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues
disponibles agrave lrsquoacircme
Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition
progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier
dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu
superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande
pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos
processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive
(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute
du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les
Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les
sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont
cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du
sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes
comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per
analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit
comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-
27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette
force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la
vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19
Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens
commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au
corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement
spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)
17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)
18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509
CORPS 19
La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce
que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme
se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais
aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le
cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement
aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le
sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et
radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette
distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la
disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations
Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois
le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le
sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois
mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24
(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le
sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en
question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la
laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam
res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire
approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui
demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens
21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne
signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)
24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage
25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20
CORPS 20
externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus
la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a
radicalement changeacute
Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en
attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans
la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous
laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais
pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute
comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et
reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas
une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo
avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en
cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde
Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas
tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi
posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)
Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25
l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut
nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former
dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour
un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de
lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)
semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du
27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons
que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun
29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11
CORPS 21
rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave
lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que
pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez
Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification
corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise
en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en
retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace
de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation
eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave
lrsquoentendement seul
(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du
rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature
de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation
de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le
plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani
conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il
laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans
une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme
nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet
la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme
laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui
drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave
juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute
drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la
reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son
possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra
chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le
cadre de la conservation du composeacute humain
34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement
du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale
36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3
37 Meacuteditation VI AT-IX-70
CORPS 22
sect7 Deux possibiliteacutes de transition
Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa
laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute
aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis
envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune
transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens
commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces
transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves
court de deux articles de la litteacuterature secondaire
(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition
par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens
externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du
rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment
comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre
seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil
srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute
meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors
deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens
inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour
conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous
avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail
inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41
38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435
39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note
40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)
41 Denis Kambouchner Ibid p482
CORPS 23
Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit
dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la
situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie
du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine
rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens
commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens
commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment
inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si
deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur
le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier
principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun
de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44
(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune
transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute
de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y
a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple
laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue
mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la
puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes
cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui
toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses
corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic
est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave
ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre
laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions
42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre
existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)
44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche
45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en
retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps
CORPS 24
du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles
et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute
Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant
lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend
preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de
lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer
lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct
lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors
drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive
meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des
cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que
sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo
qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun
fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se
laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu
Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne
consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50
48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294
HISTOIRE 25
2) HISTOIRE
laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502
Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le
laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en
sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme
drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas
lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement
de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens
commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les
plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le
symbole de lrsquoerreur
Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens
commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce
qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans
celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole
le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce
jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre
aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour
pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave
Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees
Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le
situant dans la nature de lrsquohomme
Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute
philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun
1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo
HISTOIRE 26
devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et
Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la
theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des
croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir
Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce
sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire
des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force
nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le
laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil
adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du
sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse
drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz
de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement
radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens
commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens
commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un
sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun
objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps
et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution
sect8 Preacutejugeacutes et barbares
Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser
avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par
notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent
dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation
sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont
conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut
2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32
3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13
HISTOIRE 27
eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif
visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors
reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre
parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre
parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux
Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont
abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement
lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par
une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur
sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde
exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra
prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les
jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave
proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent
deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre
creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien
juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-
rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur
donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en
cause par la suite
La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec
force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous
souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par
lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il
srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo
preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des
5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58
6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)
7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette
inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32
HISTOIRE 28
objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut
difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et
les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes
Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non
seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de
lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des
geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc
beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave
lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour
cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs
plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites
Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont
persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le
langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le
preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de
quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans
quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il
ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits
faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se
deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de
Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute
de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le
sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de
raison raquo14
Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se
meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des
10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)
et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa
traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)
13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)
14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237
HISTOIRE 29
ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre
lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a
laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en
revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de
lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont
Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut
concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume
Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature
humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de
lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est
attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une
reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable
consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne
manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()
ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il
nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la
neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de
lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison
pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique
leibnizienne de la connaissance est conservatrice
Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous
les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et
le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question
drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le
15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)
16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo
comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211
19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die
Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage
HISTOIRE 30
rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie
contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui
ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer
lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque
rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes
(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce
point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie
contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en
inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la
reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme
En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il
faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre
de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du
laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une
espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de
lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon
sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent
frontalement
21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77
22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement
dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite
24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29
HISTOIRE 31
sect7 Consentement universel
Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel
auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec
Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit
dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce
qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes
[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes
dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le
consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves
geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes
reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus
Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun
(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le
fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour
ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du
consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la
question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la
penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et
peu lu
Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style
neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature
eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct
naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de
droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve
cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une
laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la
connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves
25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le
retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221
27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf
infra chapitre 3
HISTOIRE 32
puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera
la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29
La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel
qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct
naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee
de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient
laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute
particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne
pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune
laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave
laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la
philosophie du sens commun
Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le
rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme
chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute
drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave
lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas
jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la
connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est
neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees
entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel
et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique
29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)
30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave
Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute
33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)
HISTOIRE 33
Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)
accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci
est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est
fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par
exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon
excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-
ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel
Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la
grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues
du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre
bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun
preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont
certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la
raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens
commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter
de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens
commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues
Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le
consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent
consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37
34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)
35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598
HISTOIRE 34
sect8 Orthodoxie du sens commun
Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa
tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs
reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra
chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement
les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens
faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance
Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute
prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes
Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers
lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est
soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des
laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le
laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi
Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct
srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons
nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee
carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la
dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin
drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo
indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans
entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous
38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66
39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et
de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors
HISTOIRE 35
souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que
en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique
qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu
ecirctre la deacutemonstration
Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un
aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de
connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux
(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en
ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des
rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet
drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie
est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre
deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons
essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles
soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de
soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme
que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les
meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans
les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un
certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble
drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont
donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute
Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a
deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46
mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le
de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun
42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une
instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)
44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser
laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184
HISTOIRE 36
laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La
prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui
est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes
du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas
purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du
code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux
opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de
dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens
commun dans ces matiegraveres obscures
Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette
theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand
aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune
Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi
peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement
sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()
commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme
que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons
pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons
naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres
geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la
raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens
commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens
intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la
reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement
et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo
erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53
47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant
48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189
49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui
constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage
51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)
HISTOIRE 37
Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence
theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait
conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs
maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite
qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens
commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler
Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par
drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux
genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves
anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages
deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions
rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel
in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui
redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent
essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus
leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent
susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison
(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de
cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir
laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes
de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il
nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un
ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune
penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens
commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon
carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les
54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40
55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes
56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie
Ferron Paris Flammarion 2007 p211
HISTOIRE 38
opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et
sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures
Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure
agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo
laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations
Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et
crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin
qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes
affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes
cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible
qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce
faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee
pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et
apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune
civilisation parvenue agrave maturiteacute
De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649
fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses
opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme
au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les
regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens
commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner
Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire
59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des
philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484
Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant
62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327
HISTOIRE 39
conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance
avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la
veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les
opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle
comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par
orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)
Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la
meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre
ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes
opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses
meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes
sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage
intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement
dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la
lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67
Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation
vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui
reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci
sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble
drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des
Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos
connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que
retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et
indubitables par tous les hommes raquo69
Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne
64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche
2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)
67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10
HISTOIRE 40
veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70
Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance
Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens
commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au
chapitre 4
70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308
NATURE 41
William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain
NATURE 42
3) NATURE
laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37
Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature
agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes
geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu
a institueacute pour la Nature
Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord
physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer
agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du
fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un
deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette
soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre
7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire
intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette
Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et
les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce
qui regarde le vrai et le faux raquo2
La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature
La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste
conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-
Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent
les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se
soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir
1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse
impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39
3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)
NATURE 43
correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute
que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes
opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche
de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui
peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature
institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme
notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du
second degreacutes
La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave
lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans
le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a
plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre
compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus
naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au
sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point
Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere
naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un
instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre
inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6
Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse
sect11 Le sens commun et les deux Natures
Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la
loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur
4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu
5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1
6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179
NATURE 44
corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle
perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle
entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le
sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible
drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des
opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct
peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons
reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8
Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la
conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que
lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non
dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere
naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun
laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du
moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut
au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement
distingueacutee des inclinations
La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche
de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces
questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le
deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf
supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement
intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le
reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation
de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet
de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par
lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest
7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions
8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)
9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226
NATURE 45
donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore
sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens
commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette
direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere
naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le
connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne
doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces
principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en
conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition
Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute
comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et
srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux
principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble
que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de
Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens
commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de
jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement
rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de
compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances
baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons
une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des
instincts raquo16
Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont
pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest
drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de
13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5
14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179
15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)
16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83
NATURE 46
choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du
sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait
Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui
deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de
principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune
eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il
quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus
obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo
Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il
semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun
qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun
enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi
ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute
question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal
que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger
infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans
le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale
Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo
En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere
naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis
Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception
17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October
of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)
20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute
21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre
Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)
NATURE 47
plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la
Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage
normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin
dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit
comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere
naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations
naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du
veacutecu) elles soient fiables24
La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de
Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet
de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien
reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet
eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la
preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux
laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas
critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la
recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de
la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur
que constitue le plan du veacutecu28
Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la
lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un
23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)
24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is
only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement
en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)
29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82
NATURE 48
instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a
dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins
produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui
reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere
naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient
pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct
et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une
connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en
geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen
eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et
par sentiment raquo32
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu
laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38
laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes
distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans
dissymeacutetriques
Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est
() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par
exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de
30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la
premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)
34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247
NATURE 49
choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil
conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque
eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul
enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature
qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui
de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-
philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un
niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant
sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam
propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se
fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave
lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique
et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et
le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps
(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif
Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa
normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()
suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic
experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience
quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait
ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement
expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance
bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est
fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit
Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas
une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune
expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave
35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)
36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel
qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306
NATURE 50
srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude
qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere
expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales
de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du
corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun
lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de
lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi
modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se
joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en
attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous
falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre
les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations
ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de
lrsquoacircme et du corps raquo41
Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses
qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent
scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode
naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner
ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas
nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun
point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de
Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le
plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le
laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere
essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom
ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu
drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus
40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch
Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth
44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481
NATURE 51
Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en
structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette
reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du
doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun
nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les
Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les
veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple
lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel
qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil
est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans
le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la
philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses
par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct
naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe
[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait
vraiment dicteacute par la nature raquo48
(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que
srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on
peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant
Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu
laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au
commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument
45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9
46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse
47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)
50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de
NATURE 52
carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute
des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre
que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre
argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans
lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est
drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter
spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute
mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam
vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous
tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier
affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son
laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53
Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien
donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en
leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de
deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde
exteacuterieur54
deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)
51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et
reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2
54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15
NATURE 53
Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son
ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre
impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout
exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il
srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est
soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une
grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer
la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le
recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une
faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de
lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave
reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous
nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo
55 Ferdinand Alquieacute op cit p317
MORALE 54
4) MORALE
laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40
Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere
de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout
un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et
moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion
ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation
ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2
Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut
pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort
pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La
principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport
probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo
(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire
reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du
mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence
(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que
1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes
morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15
3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)
4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15
MORALE 55
les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de
vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense
qursquoil est un expert raquo5
De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens
commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est
douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves
lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun
et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le
preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les
autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans
meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la
philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun
aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie
du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8
autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un
laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo
Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la
morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens
commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun
jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens
commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens
commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la
meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon
laquo puisse absolument nommer bien raquo9
5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)
6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-
Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237
MORALE 56
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore
laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186
On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens
commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont
on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une
importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous
permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons
in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la
traduction que nous en proposons
Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)
laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo
Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux
Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le
sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du
jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version
10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)
MORALE 57
franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le
bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest
pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de
distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)
Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On
trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui
conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute
mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de
jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme
que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12
Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses
diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil
vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec
un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui
tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui
sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez
Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo
Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler
lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du
sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement
eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec
le sens commun raquo
La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun
autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio
Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel
11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais
12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute
MORALE 58
aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La
citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la
lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune
laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens
est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre
du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la
nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14
Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint
Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en
geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes
comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des
laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le
domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est
nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen
tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde
Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en
reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du
jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18
13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo
14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo
15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)
16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)
17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3
18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264
MORALE 59
Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au
champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son
traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de
la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie
guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie
selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo
crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct
que juger raquo19
Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement
reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre
extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation
drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et
agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble
consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral
Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le
sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves
que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement
de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun
estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21
Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens
en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui
lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne
de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un
homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses
19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)
20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo
in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo
22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)
MORALE 60
penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de
neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le
sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave
moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23
La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que
les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs
dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme
par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne
virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes
cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison
nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos
inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le
monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la
raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les
Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour
ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute
populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun
sect14 Se concilier avec le sens commun
Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne
lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute
morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute
des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens
23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)
24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)
25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)
26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu
MORALE 61
commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa
stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en
effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens
commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre
agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa
speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus
tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution
suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si
en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au
bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens
commun Cela srsquoentend en deux sens
(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens
commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est
abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative
de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave
moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations
drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme
de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui
le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il
nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale
provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont
laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28
Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave
quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute
agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les
11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)
28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo
29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16
MORALE 62
plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a
quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une
grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute
en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30
Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne
(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la
relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup
plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique
drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa
philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur
de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une
maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans
instructions particuliegraveres raquo33
Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument
pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui
srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre
qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son
entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie
morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain
Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se
rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement
une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du
30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)
31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)
32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10
33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)
34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293
MORALE 63
point de vue de lrsquouniversel35
On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine
dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee
comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du
jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans
le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est
un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre
les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les
choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation
drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie
morale du sens commun37
Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a
remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en
autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour
la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen
remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation
() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance
drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance
placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu
deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes
Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure
En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur
ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale
provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive
preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la
35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura
une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)
37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine
38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)
39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339
MORALE 64
bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le
jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon
sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous
les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui
en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec
lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres
jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la
naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit
donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la
morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde
Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de
la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de
la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique
essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au
moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit
que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique
cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On
voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes
Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des
hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de
sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin
de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et
la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour
40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)
41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee
42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux
de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)
MORALE 65
lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir
dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44
On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel
au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui
nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens
inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45
sect15 Bon sens et sagesse
Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce
chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une
laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine
finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu
Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens
commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le
Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou
la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir
distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la
Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles
soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le
peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47
Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment
des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule
chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait
44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7
45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par
lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31
47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit
MORALE 66
Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc
reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de
celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les
plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans
cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont
les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le
jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le
stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre
donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune
Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la
nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes
exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir
plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes
conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les
laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre
liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour
partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale
ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute
Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens
tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune
Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium
bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent
ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir
le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction
implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant
par des homologies de structure entre les deux
48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier
chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)
53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)
MORALE 67
(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I
lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et
cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la
lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins
pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis
vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait
universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est
essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les
hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la
mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student
ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme
point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit
pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine
comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon
Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le
plus haut dont il soit susceptible raquo58
Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de
Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre
lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce
modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite
Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers
la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des
Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement
avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les
Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite
54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)
55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une
distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)
MORALE 68
de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60
quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie
carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans
lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit
(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la
volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux
pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en
chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun
comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres
Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est
accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que
indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne
nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains
deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous
reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons
de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant
59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)
60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89
SCIENCES 69
5) SCIENCES
laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202
Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de
la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu
enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent
de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles
de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour
remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne
laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2
En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la
tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout
questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les
reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis
puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens
commun raquo3
Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science
et le sens commun qui semble a priori conflictuel
(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture
eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)
1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici
mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl
3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209
SCIENCES 70
commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La
conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un
laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit
toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc
se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du
laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient
neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme
siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue
Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens
commun
(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens
commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers
principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si
paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du
raisonnement contraignant sont remplies7
(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les
sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens
commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution
scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre
4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel
1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement
6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)
7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)
SCIENCES 71
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales
laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique
renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au
milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave
lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour
eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation
pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11
tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme
de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du
temps
La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des
hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere
de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox
dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes
parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du
critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir
envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder
que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14
8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes
Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs
amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)
12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)
13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)
14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue
SCIENCES 72
Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves
marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture
eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause
lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces
derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant
drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)
On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious
learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses
opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique
Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable
que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest
pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les
suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus
drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est
le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une
aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et
non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri
potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement
universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne
suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est
le seul critegravere de veacuteriteacute
Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la
thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la
pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)
15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted
Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le
Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)
Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux
19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)
20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)
21 Regravegle III AT-X-367 l13-14
SCIENCES 73
mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit
nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport
entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra
ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son
ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de
matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison
humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)
ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes
ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23
Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique
entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture
eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et
srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de
maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la
rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des
laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire
lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que
drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon
peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au
deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de
la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute
(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant
dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit
bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil
22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et
faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences
25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7
SCIENCES 74
faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27
Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le
grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le
recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la
question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de
la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de
quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont
pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples
et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les
expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de
nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc
essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun
et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et
dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est
injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a
theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique
Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec
lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la
science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31
Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera
ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des
grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses
traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve
dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode
27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites
par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute
par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables
31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214
SCIENCES 75
sect17 Continuisme et sciences cardinales
Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes
jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par
ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le
monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science
expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de
rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique
Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes
meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant
ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui
requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve
plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science
des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la
meacutetaphysique et la partie a priori de la physique
Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil
nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme
un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que
celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes
communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus
connus qursquoaucune autre chose35
Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune
continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre
revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les
expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont
tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des
Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les
32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo
33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of
philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)
35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35
SCIENCES 76
expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que
nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce
processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui
preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs
sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes
de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution
de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies
du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal
drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la
capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment
matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment
drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre
6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et
ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous
Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-
disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout
temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut
qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour
ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les
plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse
aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure
ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage
Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les
preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni
36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)
37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)
38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)
39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question
40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)
SCIENCES 77
neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais
bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont
mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se
reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes
communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des
consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de
philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines
sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont
lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement
consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc
qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et
distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave
philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens
pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel
Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre
le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres
principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout
temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure
drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale
Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la
perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45
41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo
42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)
43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule
laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)
45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo
SCIENCES 78
est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par
lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le
thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au
compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les
semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les
deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le
docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48
Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire
le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou
ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces
premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et
par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de
lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50
Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy
srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si
Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce
pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la
deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51
Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de
creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera
lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde
commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees
inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un
ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur
46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de
diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)
48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)
49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX
Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61
SCIENCES 79
certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la
sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent
comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee
de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la
thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes
se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees
inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience
commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun
Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de
lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument
geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la
terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous
rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut
lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave
lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]
lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun
transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet
Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de
lrsquoheacuteliocentrisme55
52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)
53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)
54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2
55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and
SCIENCES 80
La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les
assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence
neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa
preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double
mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux
hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56
a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et
laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage
de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens
commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable
On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de
ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend
possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances
laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le
nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa
position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une
reconsideacuteration de la position du sens commun
Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le
sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de
Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un
scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses
[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()
technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo
56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)
57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez
Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97
SCIENCES 81
lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand
hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette
proposition
Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement
se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque
judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le
conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est
preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens
commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate
preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave
Mersenne de Novembre 1633
Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne
veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques
mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et
lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui
ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien
de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash
non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave
savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous
aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint
Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa
cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la
certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories
scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de
plus que ce qui doit leur revenir
Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le
statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et
en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie
pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la
59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42
60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le
vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118
SCIENCES 82
marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce
changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa
physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la
relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la
Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de
la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des
astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire
le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65
Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une
laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son
travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent
drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont
le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses
des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement
[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement
est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle
eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale
Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous
force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la
penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum
atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les
hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la
physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions
contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas
instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese
(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui
fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour
63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)
64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave
Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est
contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre
68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si
SCIENCES 83
deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee
Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du
veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70
Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne
peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement
persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant
srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71
Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici
affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne
srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont
des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif
ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas
accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du
morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de
vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos
impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction
rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet
Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur
dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait
justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de
son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72
lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun
70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de
prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)
72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour
RAISON 84
6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)
laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939
Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que
controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun
y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest
justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le
caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des
textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de
Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La
question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du
laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en
question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci
ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste
transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct
chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie
de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la
1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes
2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38
RAISON 85
diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3
lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence
et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des
esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet
en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant
alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de
leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations
et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec
lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la
partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de
la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes
parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des
raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la
raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de
lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la
modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire
sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit
de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue
susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne
Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se
situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les
donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne
Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en
3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion
4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage
RAISON 86
proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane
possible
(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense
en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute
autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas
vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a
remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de
sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui
eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune
fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce
moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de
nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo
ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette
persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien
mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi
longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas
manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question
avec Descartes
Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le
jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non
adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber
sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la
contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre
pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par
le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre
susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui
devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement
alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun
5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo
Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont
certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur
8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82
RAISON 87
pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle
du bon sens9
La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme
chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique
lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave
deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun
reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par
ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est
deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon
sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans
laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une
faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute
et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui
semble ecirctre confirmeacute juste apregraves
(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le
vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est
naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne
vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce
que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes
choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer
bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez
Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui
9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)
10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute
drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24
RAISON 88
sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun
individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des
accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette
distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la
diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la
substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme
Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans
lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)
et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la
solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des
esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme
il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme
est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de
corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le
mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui
deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels
laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14
On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien
des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15
Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la
Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant
lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier
lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle
12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute
des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le
vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31
RAISON 89
sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)
Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions
de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de
lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet
des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les
reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple
laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la
penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils
deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une
qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son
discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans
le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le
moins ineacutegalitaire et parcimonieuse
Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un
eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne
servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre
paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si
commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere
devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture
de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup
plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun
Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que
les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les
17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance
18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et
10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47
RAISON 90
esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela
reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont
laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont
impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques
chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit
de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du
Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer
Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de
Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de
lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo
contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce
texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains
laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun
Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de
chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance
drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de
Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-
t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la
mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes
Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont
parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se
reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis
ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest
21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode
22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7
23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit
qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo
RAISON 91
que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant
en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo
Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie
subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest
plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo
srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte
pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun
dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes
en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe
laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici
Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se
reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle
fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun
de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave
premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien
avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur
du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son
application de la raison-une et des esprits
Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une
donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment
attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la
deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un
chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson
que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois
laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas
neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais
en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil
pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le
faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-
28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28
RAISON 92
Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de
laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo
chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la
laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique
Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours
une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent
laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un
jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire
immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est
synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous
crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre
assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que
lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la
conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun
homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36
Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des
raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais
contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur
lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que
Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en
accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que
33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas
Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)
Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)
35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302
36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374
RAISON 93
celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir
par lui-mecircme37
Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite
lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins
forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour
dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore
dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une
deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque
nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses
regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que
lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38
En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du
sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil
ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre
telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont
eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils
conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est
possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce
que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la
Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et
ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit
lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison
Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le
jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire
Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel
nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en
37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale
38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme
de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui
RAISON 94
ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie
est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme
partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode
que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont
de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux
qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de
distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre
instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen
chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43
Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la
plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee
drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le
vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand
il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute
mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction
qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par
le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit
laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45
qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute
eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment
deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur
laquelle srsquoouvrait la Discours
Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo
sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser
drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun
quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire
est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les
dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai
lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-
579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode
RAISON 95
interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en
droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser
dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique
dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la
considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de
meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens
avec une veacuteritable application)
Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens
plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique
et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin
que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au
contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort
lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent
pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir
comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre
nuisible agrave personne raquo50
Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous
avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire
pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante
paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour
double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes
de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51
nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo
48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7
49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)
50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau
Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est
RAISON 96
laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo
Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-
nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute
fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans
un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de
poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra
note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car
drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que
le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie
Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de
lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le
bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager
srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le
philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne
semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les
querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il
vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le
sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53
On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat
pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique
(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait
eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes
op cit p43
RAISON 97
agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil
avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere
dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes
comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant
PEacuteDAGOGIE 98
6) PEacuteDAGOGIE
laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950
En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux
eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart
des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes
mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans
ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur
peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun
En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par
la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme
eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par
lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et
de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo
une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette
modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme
principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en
effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas
toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3
1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)
2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505
3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le
PEacuteDAGOGIE 99
Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun
promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au
sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui
font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode
pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par
Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle
reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes
contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation
Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes
aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations
philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne
de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les
eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie
pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute
dont on a voulu deacutegager ici les enjeux
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie
On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave
reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la
discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune
eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves
nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question
mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave
savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun
corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)
4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8
5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute
6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2
PEacuteDAGOGIE 100
Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie
carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave
distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7
Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des
choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des
choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo
mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees
et simples comme la broderie ou la tapisserie8
Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans
lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance
dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement
(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de
choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex
facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere
drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu
avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun
Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve
agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses
capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce
qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial
et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce
7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses
8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)
9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie
laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)
11 Ibidem
PEacuteDAGOGIE 101
problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave
lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur
ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie
de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs
forces raquo12
Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement
signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire
en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les
avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)
Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer
qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse
en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne
la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus
propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de
particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de
sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a
mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en
laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins
de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses
geacuteomeacutetriques
Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces
de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees
analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au
fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure
de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que
lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14
On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute
pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit
irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris
12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique
cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24
PEacuteDAGOGIE 102
imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa
matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave
nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son
sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un
professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se
veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles
agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-
agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de
pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16
La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut
nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes
sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la
simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la
mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui
se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17
Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la
peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire
il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne
le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le
dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest
pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun
laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage
de la meacutethode raquo carteacutesienne19
Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa
reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave
lrsquoeacutetude raquo20 que les autres
15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et
les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les
diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade
p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo
PEacuteDAGOGIE 103
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits
laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161
La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et
faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21
Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les
empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les
eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher
Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de
lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas
deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la
conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop
vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese
qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences
reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur
qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en
maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un
recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les
problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-
mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de
lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la
haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible
de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait
parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur
vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24
21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in
phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)
23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly
and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il
PEacuteDAGOGIE 104
Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de
la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est
drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et
lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes
srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits
ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute
qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent
ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]
anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des
esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du
plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus
courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux
qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y
voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait
la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]
nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28
La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes
contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des
intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee
par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec
nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement
25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux
Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)
27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de
lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural
PEacuteDAGOGIE 105
scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le
commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences
humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge
suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave
des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31
Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]
montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent
agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la
meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que
ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus
facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le
deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule
geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre
sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute
intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut
encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]
ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens
commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute
par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts
Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent
manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest
de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et
[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant
des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela
lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte
des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre
29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme
aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence
de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo
34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo
35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25
PEacuteDAGOGIE 106
agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur
lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de
laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en
meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer
les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37
La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens
commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les
proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette
laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits
droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39
ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes
deviendront agrave leur tour des inventeurs
De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation
deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez
Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement
des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de
jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction
eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de
promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus
relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune
part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous
leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre
part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon
sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement
36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)
37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur
apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)
PEacuteDAGOGIE 107
Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un
optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le
deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera
une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans
distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux
fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus
loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui
concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que
tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave
reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme
Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il
srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question
dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la
laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son
propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage
la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil
srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens
commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque
peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne
Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez
Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme
Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie
lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi
lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un
41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de
laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae
ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173
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chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la
science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon
lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en
soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une
culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science
carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces
choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme
lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que
la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer
lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48
crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout
le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]
toutes les autres raquo49
Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et
revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite
drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce
dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la
reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa
entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon
sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant
sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui
seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera
pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50
45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984
Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25
47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du
raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524
49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)
50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17
PEacuteDAGOGIE 109
Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de
tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens
commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil
aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des
sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout
en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence
que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses
propres forces
Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop
de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici
il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative
absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de
Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave
ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu
drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie
autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un
habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes
porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu
ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo
tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55
51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)
52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation
53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit
54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280
55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens
PEacuteDAGOGIE 110
Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de
toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage
agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec
lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font
un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu
il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie
La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son
accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-
dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en
lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere
naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est
peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre
bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie
soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive
seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible
Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux
deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit
ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La
nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les
consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi
srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le
plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de
deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur
et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)
56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55
PEacuteDAGOGIE 111
un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre
admiration ne saurait cesser raquo60
Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par
soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette
peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon
professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser
sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne
mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de
lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61
60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie
carteacutesienne
PERSONNAGES 112
8) PERSONNAGES
laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot
Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle
emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel
elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle
valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse
drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux
Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1
nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde
eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique
nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le
paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce
que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens
commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee
carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]
fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend
le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme
repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct
pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et
eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes
Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des
arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre
propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave
son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens
commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un
1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27
2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee
PERSONNAGES 113
reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de
cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements
preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs
En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation
remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave
eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de
France quelque fin lecteur de Baillet
Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au
nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder
au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans
les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant
mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de
deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute
drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute
des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas
contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier
ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe
Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble
pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au
contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les
situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes
comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere
en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)
3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)
4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf
surpa sect22 en particulier
PERSONNAGES 114
nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le
moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont
trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo
repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens
commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait
Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il
voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun
usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques
ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun
En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de
Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En
un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit
en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant
Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en
franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une
volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le
paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest
eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan
incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en
particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre
neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique
Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard
6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)
7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24
8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo
9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer
10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7
PERSONNAGES 115
explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point
eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire
il y a une diffeacuterence
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou
la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens
On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme
on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens
commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est
in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce
sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en
ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance
humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo
Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes
constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les
conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu
rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait
que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant
la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et
de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par
lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on
aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de
conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer
entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable
12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)
13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54
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qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement
dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement
Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement
tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout
drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce
nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des
Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave
moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il
souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute
dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et
si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre
radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit
meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la
validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute
Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou
crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est
celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que
le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour
qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil
laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au
philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion
drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais
comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour
aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il
faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun
Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique
et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie
16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas
de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute
concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo
(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)
20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273
PERSONNAGES 117
intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed
amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet
meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon
sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-
dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par
opposition au non-sens22
Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil
faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la
penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf
de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23
En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi
et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage
parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique
(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-
philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24
Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation
majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il
est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant
comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas
avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche
de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que
celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son
lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme
LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois
21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil
p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)
23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169
24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo
PERSONNAGES 118
celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la
folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes
Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les
interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif
en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise
carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie
carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est
plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes
iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie
Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires
humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues
Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout
le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des
commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la
doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si
cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens
ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et
cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de
reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui
nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave
lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun
que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme
Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme
est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere
naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement
25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211
26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave
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derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes
les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela
que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere
lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave
compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour
meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut
donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens
commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee
agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29
Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le
personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi
lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que
Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de
Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre
connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de
lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots
Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez
Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre
eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces
naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il
fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur
la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose
agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave
lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est
naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des
Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14
30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum
heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo
32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo
PERSONNAGES 120
choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les
doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave
tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que
ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34
Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze
redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation
ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet
rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens
qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le
sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne
faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou
savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride
lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot
peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas
uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest
laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il
inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute
une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit
La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement
dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque
encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil
implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait
caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui
laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout
homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de
33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo
34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere
putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)
37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo
38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141
PERSONNAGES 121
pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve
le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne
de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest
donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes
Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage
conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence
traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de
lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre
auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image
de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la
becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles
nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune
figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi
est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il
preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et
du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de
tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil
agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est
exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens
commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le
monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a
toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de
cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose
de subversif
Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze
Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours
41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-
X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment
avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6
PERSONNAGES 122
par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest
que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur
un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux
moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet
Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre
tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire
plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne
sect28 Descartes en Russie devenu fou
LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens
commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas
lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la
possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire
lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens
diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot
de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois
comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport
tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner
lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie
diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond
avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie
46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8
47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)
48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser
PERSONNAGES 123
(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer
comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut
penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la
pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui
sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot
russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut
lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la
laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer
gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les
armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et
Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe
Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et
lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo
dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible
lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne
fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans
le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car
laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche
drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible
agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de
lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou
regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce
fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au
deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions
qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55
49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut
oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)
51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)
52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la
transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)
54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18
PERSONNAGES 124
Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que
constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre
supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre
ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires
et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par
lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes
preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre
Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible
(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce
qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit
(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par
ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient
une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne
le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot
aura saisi dans toute sa simpliciteacute60
Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme
dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo
egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes
meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que
signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que
signifie un animal rationnel raquo62
56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un
homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute
58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)
59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo
60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo
61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted
P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97
PERSONNAGES 125
Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde
sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne
partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du
bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais
aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les
teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science
nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64
(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne
dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest
preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un
rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du
sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune
conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire
comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct
Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son
pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris
soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il
aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le
contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout
il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de
sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65
Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a
dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de
surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles
megravenent agrave un meacutepris du commun
63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94
64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo
65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9
CONCLUSION 126
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation
laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18
Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens
commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo
meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave
laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette
conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour
la deacutepasser
Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest
inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant
de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon
qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque
chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation
paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble
devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en
France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se
rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2
1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132
2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306
CONCLUSION 127
Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui
preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo
(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en
lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de
consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se
cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la
mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera
pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et
toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes
Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de
la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend
chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la
lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une
mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves
diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3
Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite
philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain
sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe
dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de
Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave
laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de
transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez
naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait
Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette
reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues
drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet
profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous
3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest
drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant
5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125
CONCLUSION 128
sommes carteacutesiens
Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes
seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le
cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens
commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une
transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique
transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique
Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de
seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer
que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo
dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut
reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]
pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la
dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par
excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune
majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur
inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute
culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute
Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui
agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se
recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens
commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par
excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira
toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart
des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12
7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons
agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si
difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo
12 Regravegle I AT-X-360
CONCLUSION 129
Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains
theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et
qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte
drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et
lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette
superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-
dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le
sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que
la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun
Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les
individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement
deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens
commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de
leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception
minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel
comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne
le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre
le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du
genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le
bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou
drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine
expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par
opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui
consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la
penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave
laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui
nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17
Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre
consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les
13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave
encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)
16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant
CONCLUSION 130
autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude
meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode
pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau
jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne
dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du
sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres
affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un
changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de
produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21
Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune
vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme
siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes
et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la
technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles
dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel
nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22
Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde
toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave
savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette
couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave
transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes
scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un
ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe
18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)
19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus
preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de
Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie
22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139
23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584
CONCLUSION 131
drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de
plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de
lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui
srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee
dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du
sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons
intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de
lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo
devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans
lrsquohistoire de la penseacutee25
Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes
dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de
rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine
srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux
Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son
laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire
preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]
appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26
Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver
que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous
Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait
Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous
jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance
24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294
25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571
26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483
CONCLUSION 132
sect30 Pour un rationalisme du sens commun
laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77
La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27
parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le
consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens
commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest
meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse
Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de
Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens
commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut
effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils
srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient
(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens
commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant
mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa
laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude
eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il
est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la
vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de
demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la
correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie
carteacutesienne
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des
objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur
scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la
27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien
28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285
CONCLUSION 133
non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec
le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en
continuant de srsquoinscrire dans son horizon
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de
deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au
contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans
Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce
dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie
qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur
drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme
Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une
relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la
raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la
hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont
lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la
reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de
ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice
que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux
Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de
noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la
transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette
geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation
en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la
philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans
cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon
esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les
plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un
systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du
sens commun raquo32
29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas
accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218
CONCLUSION 134
Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave
tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son
eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi
ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees
de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere
intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin
33 Discours I AT-VI-10
ANNEXE 1 135
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute
La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de
reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de
Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes
lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee
en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la
version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie
incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces
trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes
Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ
seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant
la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni
du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand
au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il
nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]
qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux
remarquables du texte
1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce
faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa
que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]
crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit
mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)
Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve
weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le
texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord
avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils
aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant
qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui
1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201
2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)
ANNEXE 1 136
effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3
2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid
igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses
Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre
meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte
ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]
apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut
dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide
de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la
nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau
portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre
dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient
mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions
usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5
Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon
sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine
pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous
renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le
Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du
sens commun
3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier
principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le
laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521
l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi
formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par
la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)
3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que
Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse
5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que
Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)
ANNEXE 1 137
et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave
nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit
comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les
traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression
bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7
Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere
deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots
qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas
moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche
de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant
1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la
fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne
Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux
arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les
formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des
eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on
peut noter
1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens
commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8
2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)
laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions
contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave
embrasser [les opinions] raquo de Descartes9
3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la
surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de
ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi
que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de
surprise
7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions
surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo
ANNEXE 1 138
Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous
remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau
se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la
version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de
mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la
Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du
vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre
deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons
proposer
11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)
ANNEXE 2 139
Annexe 2 Religion et sens commun
Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les
opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le
premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du
syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees
Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au
sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)
que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner
de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant
donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave
Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la
sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens
commun raquo3
La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la
mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement
contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens
commun) et la religion
(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait
accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de
tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce
consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler
1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)
2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo
3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29
4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)
5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)
ANNEXE 2 140
les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens
commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6
Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les
mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au
fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la
connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest
de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et
indubitables par tous les hommes raquo7
Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de
problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les
meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne
pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere
geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le
lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)
Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup
plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre
Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que
lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer
diffeacuterents niveaux du sens commun
(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun
(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en
particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent
ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10
(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues
du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de
cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales
6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)
7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo
(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428
ANNEXE 2 141
qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11
(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en
Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent
son eacutetayage rationnel au christianisme12
Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion
chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent
agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu
doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus
reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous
sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une
faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves
solide quoique cacheacute raquo13
Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes
les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la
morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente
drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de
celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon
sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces
laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14
Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait
heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la
connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave
personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus
simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15
11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le
sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347
ANNEXE 3 142
Annexe 3 Les notions communes
Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions
communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles
constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo
srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite
souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes
logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette
derniegravere3
Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens
commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude
existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes
eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses
existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun
placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy
place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen
preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux
niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun
(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave
Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce
dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees
ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6
Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la
tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement
1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)
2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee
meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de
gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees
ANNEXE 3 143
contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7
Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens
quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer
que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur
origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti
insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins
carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de
ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine
historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie
une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette
question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet
comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens
pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10
Descartes rompt avec tout empirisme
Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme
toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se
preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites
par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas
des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-
ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont
eacutegareacutees (cf supra sect18)
7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)
8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes
contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662
10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute
11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute
par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)
ANNEXE 3 144
(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute
tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens
commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces
notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non
parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre
laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave
il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre
beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions
communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne
nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17
Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans
une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre
implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun
moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun
examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement
constitutif de cet examen
Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave
confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux
caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive
innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure
ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee
effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain
drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun
13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)
14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode
carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller
remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)
ANNEXE 4 145
Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)
laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33
laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188
ANNEXE 4 146
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue
ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples
On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune
simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance
Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous
avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et
affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup
drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen
eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la
lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de
Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus
droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre
(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours
de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui
Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de
remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre
(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la
peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre
(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)
cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous
sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie
carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit
deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste
fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire
preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route
1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont
suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers
3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)
4 Discours II AT-VI-15
ANNEXE 4 147
(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock
reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa
volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles
seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en
garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par
deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui
laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces
laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6
Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre
drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien
nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la
Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air
grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium
difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il
nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et
cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre
abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus
simples lui soient preacutesenteacutes
(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre
simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart
ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui
ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin
ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo
(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course
5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188
6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo
Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)
9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques
10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)
ANNEXE 4 148
Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de
Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si
facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc
sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que
dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les
preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que
les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui
restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme
(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est
celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa
forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue
qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve
de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir
toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce
qursquoil peut raquo14
Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme
lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus
sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine
drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air
de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16
11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier
lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518
BIBLIOGRAPHIE 149
BIBLIOGRAPHIE
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Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691
Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et
J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-
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Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639
Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)
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Blaise Pascal Penseacutees eacuted Sellier Classique de Poche 2000 Nous nous reacutefeacuterons eacutegalement au sitewwwpenseesdepascalfr pour la consultation des textes originaux et les commentaires Pourles (rares) excursions hors des Penseacutees Œuvres complegravetes eacuted L Brunschvicg 14 vol 1923(2egraveme eacutedition) et eacutegalement De lrsquoesprit geacuteomeacutetrique et autres textes eacuted A Clair GF 1985
Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement
13 Autres auteursAlain (Eacutemile Chartier) Histoire de mes penseacutees 1936 in Les Arts et les dieux eacuted G Beacuteneacutezeacute
Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1958Thomas de Aquino Opera Omnia Iussu Leonis XIII edita cura et studio Fratrum Praedicatorum
Rome 1882 sqAntoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser Paris 1662Aristote De lrsquoAcircme trad R Bodeacuteuumls GF 1993Eacutetienne de la Boeacutetie Œuvres Complegravetes eacuted P Bonnefon et G Gounouilhou J Rouam amp cie 1892Jacques-Beacutenigne Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme 1722 Fayard 1990Pierre Charron De la sagesse Bordeau 1601 et 1604Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin
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Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes eacuted A Koyreacute Alcan 1934Auguste Comte Discours sur lrsquoesprit positif Vrin 1995Nicolas de Cuse Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum heidelbergensis Volumen V
Hambourg 1933 En franccedilais nous avons travailleacute agrave partir de la reacutecente Nicolas de CuesAnthologie eacuted Franccedilaise par M-A Vannier Cerf 2012
Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 (12egraveme eacutedition) Mais eacutegalement avecFeacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 (2egraveme
eacutedition)Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris
Hermann 1908Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris S
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2 Sources secondaires
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2003 Pour la peacuteriode de 1996 agrave aujourdrsquohui nous avons consulteacute la bibliographie tenu agrave joursur le site cartesisus httpwwwcartesiusnetbibliografia-cartesianabibliografia-cartesiana-1997-2012
Lectures de Descartes dir Freacutedeacuteric de Buzon Eacutelodie Cassan Denis Kambouchner Ellipses 2015Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode 1925 Vrin 1987 (6egraveme eacutedition)Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Alcan 1926Geneviegraveve Rodis-Lewis LŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 (2egraveme eacutedition)
22 Ouvrages
221 Reacuteguliegraverement citeacutesFerdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011(7egraveme
eacutedition)Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989Martial Gueroult Descartes selon lordre des raisons 2 vol Aubier 1953Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 (4egraveme eacutedition)Denis Kambouchner Descartes et la philosophie morale Hermann 2008Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris 1945 Puf 2000Jean-Luc Marion Sur lrsquoontologie grise de Descartes 1975 Vrin 2000 (4egraveme eacutedition)Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957
222 AutresRaphaeumlle Andrault La raison des corps Vrin 2016
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Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960Pierre Bourdieu La Distinction Critique sociale du jugement 1979 MinuitRomain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche
sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute
Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La
Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV
Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le
temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de
lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegraveque de lrsquoEacutevolution delrsquoHumaniteacute1994
Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff 1968Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes Puf 2005Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Vrin 1989Jean Laporte Le cœur et la raison selon Pascal Paris Etzeacutevir 1950Antonio Livi Filosofia del senso comune 1990 trad F Livi et D Luglio Philosophie du sens
commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris
Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille
1994
23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne
ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de
Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes
et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry
Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988
Franccedilois Azouvi et Denis Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commundrsquoAristote agrave Reid raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435
Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 Juillet-Septembre
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chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie
du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002
INDEX 155
INDEX NOMINUM
Avant 1900
Aristote 10 14 16 17 20 3775 108
Arnauld A 89 90Avicenne 17
Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35
36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144
Burman 90
Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47
119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120
Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125
Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148
Flaubert G 72 122
Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125
Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48
Juveacutenal 9 89 127
Kant E 54 62-65 78 107 129 136
La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32
33 38 45 46 71 7980 127 135
Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-
88 90 91 95 100 107 109 114 118
Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26
Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141
Platon 38 108Pollot A 60 66
Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76
83 92 132Rembrantsz D 113
Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59
Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82
INDEX 156
Apregraves 1900
Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63
71 81 83 98 110 111 117 127
Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114
Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78
Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147
148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125
Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125
133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81
Einstein A 83
Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9
Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94
95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11
Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142
Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139
Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104
Ipperciel D 39
James W 29 37 38Jardine DW 103
Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50
54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133
Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74
La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93
95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132
Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46
Olivo G 102 136-138 147148
Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84
Queneau R 95 96
INDEX 157
Quillien J-P 34
Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61
64 66 68 98 99 123
Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51
SOMMAIRE 158
SOMMAIRE
INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3
sect1 Une facette philosophique 3
sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5
sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8
sect4 Approche lexicale 11
1) CORPS 14
sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15
sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19
sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22
2) HISTOIRE 25
sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26
sect9 Le consentement universel 31
sect10 Orthodoxie du sens commun 34
3) NATURE 42
sect11 Le sens commun et les deux Natures 43
sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48
4) MORALE 54
sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56
sect14 Se concilier avec le sens commun 60
sect15 Bon sens et sagesse 65
5) SCIENCE 69
sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71
sect17 Continuisme et sciences cardinales 75
sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79
SOMMAIRE 159
6) EacuteGALITEacute 84
sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85
sect20 Agrave la marge dans la confidence 89
sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92
7) PEacuteDAGOGIE 98
sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99
sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103
sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107
8) PERSONNAGES 112
sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113
sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie
sous lrsquoangle du bon sens 115
sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118
sect28 Descartes en Russie devenu fou 122
CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126
sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126
sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132
ANNEXES 126
Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135
Annexe 2 Religion et sens commun 139
Annexe 3 Les notions communes 142
Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou
pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146
BIBLIOGRAPHIE 149
INDEX NOMINUM 155
SOMMAIRE 158
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