7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
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Revue Philosophique deLouvain
La pense esthtique du jeune HegelJacques Taminiaux
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Taminiaux Jacques. La pense esthtique du jeune Hegel. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisime srie, tome
56, n50, 1958. pp. 222-250.
doi : 10.3406/phlou.1958.4956
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4956
Document gnr le 16/10/2015
http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4956http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_157http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1958.4956http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4956http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4956http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1958.4956http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_157http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4956http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
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La
pense esthtique du jeune egel
L'esthtique
hglienne passe pour n'avoir
d'autre
origine
que
l'histoire abstraite
des ides.
Qu'elles composent un
long pome
de concepts
,
art
dguis mais non philosophie de l'art
(1),
ou
qu'elles
prouvent inversement la
ccit esthtique
de
tout
pan-
logisme
(2),
les Leons d'Esthtique auraient pour seul
pass
les
mouvements obscurs
d'une
inspiration
jouant avec
les
philosophies
historiques,
ou la loi
mme
d'un systme dj fait
s'
imposant
de
tout dvorer pour tmoigner de sa
propre
perfection.
Calme bloc
ici-bas,
ou
dduction
tardive,
dans les deux cas point d'antcdents,
sauf
se
renseigner
chez
Kant
ou Schelling. De surcrot, les dates
sont
gnantes : les premires leons
d'esthtique
ne furent
prononces qu'en 1818, soit un
an
aprs la
premire dition
de Y
Encyclopdie, condens du systme.
Jusqu'alors,
dit-on,
tous les
crits
de
Hegel,
les
manuscrits
de
jeunesse, la Phnomnologie
de
l'Esprit
et jusqu' la
premire dition de
Y Encyclopdie
semblent
confondre le religieux
et
l'esthtique, celui-ci n'tant
qu'un
moment
de
celui-l.
L'itinraire intellectuel de Hegel livrerait donc bien
peu
d'indices
d'une rflexion proprement esthtique.
Cette situation est
surprenante. Si
l'on
songe
en
effet
que depuis
plus de trente ans, de nombreux travaux ont progressivement lev
l'accusation de
panlogisme,
et montr
que
les formules apparem-
Haym,
Lange.
DAUZEL, ZlMMERMANN.
Cf. Helmut KuHN,
Die
Vollendung
der
deutschen Aestheti\
durch
Hegel, 1931, pp. 8-9. Dans ce
remarquable
ouvrage,
M. Kuhn
fait
justice de ces deux reproches, mais
son
analyse
ne
se rfre qu'
l'histoire de l'esthtique
allemande,
non celle de
la
pense hglienne. HarING.
de son
ct,
entrevoit l'importance des
crits
de jeunesse pour l'esthtique de la
maturit, mais
il
n'insiste
pas.
Quant
LUKCS, il croit qu'il y a rupture entre la
pense de l'art dans
les
crits de
jeunesse, y compris la Phnomnologie,
et
les
Leons d'Esthtique. Selon lui, le secret de la gense de celles-ci se trouverait
perdu,
du fait
de la
disparition
des diffrents manuscrits
confis par
Hegel
Hotho.
qui
publia les Leons.
Cf.
Introduction
Hegel,
Aesthetik., Berlin,
1955,
pp.
11-46.
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La
pense
esthtique
du jeune Hegel
223
ment
les plus
abstraites du
systme
rpondaient
souvent
des
motivations trs concrtes, clairement attestes par les crits de jeunesse,
on
est en
droit
de
se
demander
comment les
Leons d'Esthtique
pourraient
former
une exception. Sommes-nous
en prsence du
seul
morceau du systme pour
lequel
la vieille filiation Kant-Fichte-Schel-
ling-Hegel demeurerait intgralement
valable ?
Ou au contraire,
verrons-nous s'en dessiner les racines vritables en parcourant
ds
le dbut les analyses de Hegel } Peut-tre n'est-il
pas
vain de tenter
cette recherche, laquelle d'ailleurs le pieux Rosenkranz
semble
nous convier. Ne nous apprend-il
pas ds
les premires
pages
de
sa biographie
mouvante,
qu'en
1785,
le jeune Georg-Wilhelm avait
constitu un
petit
cahier
de
dfinitions dont
les
trois
premiers
titres
laissent
rveur :
Aberglaube, Schnheit,
Philosophie
(3)
?
Si cette
indication nous donne
l'espoir
de rencontrer
chez le jeune
Hegel
des
proccupations d'ordre esthtique, elle nous signale pourtant
aussitt
un
pril extrme
:
Dieu nous garde
de
prtendre
partir
de
l
que
la
clbre
triade
de l'Esprit
absolu est sortie
tout arme
d'un
cerveau de quinze ans
Il
faudra
nous rappeler
avec Hegel lui-
mme que l'adolescence
est
seulement l'ge de
l'opposition
entre
l universalit encore subjective de l'idal, des fantaisies et de
l espoir,
et la particularit
immdiate
d'un
monde
qui leur est
inadquat,
que
l'individu
n'y est
pas
encore autonome
et
qu'il
n'inaugurera
de
rapport vritable avec
le monde,
qu'en en reconnaissant
la
ncessit
et la rationalit, en
y travaillant
et en acqurant
par
son
oeuvre prsence
relle
et
valeur objective
(4).
En prenant comme fil conducteur les thses centrales
de
l 'esthtique hglienne de la
maturit, exprimes
dans les Leons
d'Esthtique
et, sous
forme schmatique, dans
Y Encyclopdie des sciences
philosophiques,
nous
allons tenter
d'en
confronter la gense
idale,
telle
qu'on se
plat
communment
en
retrouver
la trace
travers
l'histoire de la
philosophie moderne,
avec la
pense de l'art
qui
chemine dans
les
crits
de
jeunesse,
afin
de
voir
si
ce
cheminement
ne
pourrait
pas tenir
lieu de gense concrte,
sans
pour autant
contredire l'histoire
des ides
sur laquelle il dbouche, par
l'uvre
objective
et
relle.
Hegels
Leben, Berlin, 1844, p. 14.
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Jacques Taminiaux
Le nud
de
la
pense
esthtique de
Hegel,
sous
sa forme mre,
se
dfinit en
une formule simple
:
l'art
est la
manifestation
seulement
sensible
de
l'Ide
ou
de
l'Esprit
absolu.
L'art
rvle
l'Absolu
et
c'est sa
grandeur,
mais il le rvle dans le seul monde sensible
et
c'est sa faiblesse interne, le moteur de son histoire
et
aussi la
raison de sa
mort.
Rvlation
des
plus
hautes, l'art l'est en ceci qu'il rconcilie
ce
que
la
conscience
commune
vivait sur
le
mode de la
division.
L'esprit
de l individu se saisit comme un esprit fini, oppos
d'autres esprits,
oppos lui-mme
et
la nature.
Dans le
savoir,
la
nature lui
apparat comme
une limite
qui s'impose
lui de
l'extrieur ; dans l'action volontaire,
ses
instincts lui apparaissent
comme
une objectivit
ennemie. Mais
son besoin le plus
profond
est
de dpasser cette finitude
et ces
oppositions qui le laissent
malheureux et
insatisfait.
La
dynamique de la conscience, pratique
et
thorique, la porte
surmonter
cette sphre de la
finitude et
rechercher un accord des opposs. Celui-ci
se
ralise
dans l'esprit
absolu
qui est la vrit universelle surmontant
toute
particularit
et
toute finitude, conciliant la
connaissance
et l'objet, la
libert
et la
ncessit, l'esprit
et la
nature,
en montrant
que toute limite
tait
porte par
le mouvement mme de
l'absolu,
qui se diffrenciait
avant de
se
rcuprer
dans
la
lumire.
L'esprit
absolu,
que
Hegel
appelle
aussi l'Ide,
est l'objet
de l'art,
en tant
que dans
l'uvre
d'art s'instaure l'interpntration
et la
conciliation de
l'intrieur et
de l'extrieur, du sujet
et
de l'objet, par
l'insparable
unit d'un
contenu spirituel et d'une
forme
sensible.
Rvlation
des
plus
hautes, mais non encore
plnire,
parce
que
rive aux liens de la sensibilit,
l'art
est tout autant vise que
possession, absence que prsence.
Il appartient
son
essence d'tre
temporel
et
de porter
en
lui
sa mort.
Les
arts
historiques, les
divers
rapports successifs entre
la
forme
et le
contenu
sont
les
tapes de la
qute,
tour
tour effrne,
sereine,
et
nostalgique
d'un
trsor
aussitt disparu qu'entrevu.
Il y
eut tout
d'abord
un moment
o la
forme sensible n tait
pas
encore adquate l'Ide. L'Ide tait
dmesure,
abstraite, indtermine,
elle cherchait
se rendre
adquate une
matire
sensible, mais n'y parvenant pas, la
broyait et
la violentait
dans tous les
sens.
Tel
est
le moment
du sublime et de
la
figure
symbolique
de l'art.
La pense y
dpasse
la forme et est
en lutte
avec elle.
A ce moment, dit Hegel, le contenu n'est
autre
chose
que
le dieu
abstrait
de
la pense
pure
ou
une tendance
pour
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La
pense
esthtique
du
jeune
Hegel
225
l'atteindre, elle
qui
se jette sans trve
et
sans raliser l'harmonie,
d'une formation dans l'autre sans pouvoir trouver son but
Ibid.,
paragraphe 561.
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Jacques Taminiaux
il reprsente l unit visible de la nature humaine
et
de la nature
divine. Mais
cette
unit est de nature sensible,
alors que
dans
le
christianisme
elle
est
conue
dans
l'esprit
et
dans la
vrit
(9).
Il
y
aura dsormais rupture entre
le
sensible et le spirituel et comme un
retour
l'opposition qui
caractrisait l'art symbolique.
Mais
ce retour
est un
progrs.
L'Incarnation marque
le
passage de
l'unit
grecque
encore
immdiate
la conscience
de cette
unit. Loin
donc de
revenir
la confusion
ou
l'abstraction du symbolisme initial, l'art
romantique
ou chrtien
manifestera l'esprit lui-mme.
Mais
par
l,
il reprsente un
effort
de l'art en vue de se dpasser soi-mme.
Prenant
pour
essentiel le
spirituel
mme, il
ne
peut
que traiter le
sensible d'inessentiel, tout en
tant
pourtant oblig de s'y confiner
sous peine de ne
plus tre
un art. L'art romantique se conclut dans
l'art moderne, dont Hegel
dfinit
la tendance gnrale
par le fait
que
la subjectivit de l'artiste cesse
d'tre
domine par les
conditions
donnes
de tel ou tel contenu, de
telle ou telle forme,
mais
domine l'un et l'autre et
garde
toute sa libert de
choix
et de
production
. La libert
de
la pense s'empare
de
l'artiste et
lui
fait
faire
table rase quant
aux
sujets
et
aux formes de sa
production
(10). Du
mme
coup
nous
quittons la
sphre de
l'art,
dont le
destin n'est plus essentiel l'esprit, qui
loin
d'tre enfonc dans
ses
oeuvres n'y
voit
plus
que
des
signes
de
sa
propre
libert
et
est
donc capable de s'apprhender soi-mme en
tant
qu'esprit,
apprhension
qui est l'objet mme de la vraie religion et de la philosophie.
Aprs ce rappel sommaire des
thses
matresses de l'esthtique
hglienne
de
la
maturit, voyons, avant
d'en retourner l'clairage
sur
les
crits de jeunesse,
quelle
en est la gense idale
(11).
La
biensance
nous
ramne
Descartes et
c'est
au trop banal
dualisme
que force est bien d'attribuer la raison de l'inexistence d'une
esthtique cartsienne. Entre l'tendue,
ide
claire
et distincte, et la
perception,
toute relative
la subjectivit,
il
n'y
a pas
de
place
pour
l'apprhension d'un sens spirituel dans
une
matire
sensible.
Aussi
le Compendium
musicae
est-il une
sorte
d'essai
d'acoustique, et il
HEGEL, Esthtique, Traduction JankLVITCH, Paris, Aubier, 1944, T. I,
p. 106.
Id., ibid., T.
II,
p. 335, p. 338.
( ) Nous nous rfrons notamment
l'ouvrage
de M. H. KuHN, dj cit, ainsi
qu'
une tude de
Victor BASCH,
Origines
et
fondements de
l'esthtique
de
Hegel,
dans Revue de
Mtaphysique
et de Morale,
1931,
pp. 341-366.
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La pense
esthtique
du
jeune Hegel
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n'est
pas
tonnant qu' la question du P. de Mersenne,
sur
la
dtermination
rationnelle
du beau, Descartes
rponde
que
le
beau
se
rduit
l'agrable
et
est
tout relatif
la fantaisie
d'un chacun.
Point
ici
d'autre
sujet
esthtique (spectateur
ou
auditeur) que celui
qui
illustrera
bien plus tard un laboratoire de Ptersbourg.
La mme
musique qui fait
envie
de danser
quelques-uns,
peut
donner envie
de pleurer
aux
autres. Ce
qui
est si certain que
je
juge que si on
avait bien fouett un chien cinq ou six fois au
son
du
violon, sitt
qu'il ourait une
autre fois
cette musique,
il
commencerait crier
et
s'enfuir
(12).
Au
dualisme cartsien
Leibniz
oppose
la lex
continui grce
laquelle
la
perception esthtique peut
tre
rhabilite
titre
d'apprhension
claire
encore
que confuse
de
l'harmonie universelle.
Par la
thorie de la gradation,
art
et vrit se trouvent runis et
le leibnizien
Baumgarten, quoique baptiste
irrflchi,
se
montrera fidle
son
matre
lorsqu'il qualifiera la facult esthtique
d'
anologon rationis
.
Mais sa
perspective
est strictement psychologique et
ce
n'est pas
avec
Baumgarten,
c'est
avec Kant que les mtaphysiciens de l'art
feront
commencer
l'esthtique.
Le
premier
moment
du criticisme
apparat
comme une
rgression vers
le
dualisme cartsien. Dualisme au niveau thorique, du
phnomne
et
du
noumne,
de
la
matire
sensible
diverse
et
des
formes
spontanes ; dualisme au niveau pratique, de la
libert
et
des
dterminations empiriques,
de
l'impratif catgorique
et
de
la
nature. Aussi
Kant
commence-t-il,
l'instar de Descartes, par
relguer l'acte
esthtique dans le
domaine relatif
de l'affection
empirique
comme en tmoigne une petite note de
la
Critique de
la
raison
pure,
o la thorie du
beau se
trouve
qualifie
d' esprance due
et
d' entreprise vaine
(13). Mais Kant finit
pas
s'inquiter
des
fosss
qu'il
a
creuss et cette inquitude concide avec
une
rflexion
sur
l'exprience esthtique. La Critique du jugement rpond
au
souci
d'unir en
une
totalit
les
deux
troncs
du
criticisme.
Concrtement le problme y est double, pratique
et
thorique.
Premirement,
un abme immense se trouve tabli entre le
domaine
du
concept de
la nature, le
sensible,
et celui du
concept
de la libert,
le supra-sensible,
et
du premier au
second
un passage
est
impossib le
comme
entre
des mondes diffrents dont le premier
ne peut
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Jacques Taminiaux
avoir sur
le
second aucune influence,
nanmoins le
second doit avoir
une influence sur le
premier,
la
libert doit
raliser dans le monde
sensible
la
fin
impose
par
ses
lois
(14>.
Deuximement,
l'entendement ne lgifre qu'en
gnral,
mais la
connaissance doit
aller
jusqu'au particulier. Comment dterminer l'objet
singulier
partir
de
la
gnralit
des
lois
d'entendement
?
Il faut,
rpond Kant, que
nous
prsumions un accord de la nature, d'une
part
avec les
possibilits des fins
raliser
en elle suivant
les lois de
la libert, d'autre
part
avec notre facult de connatre. Autrement dit, il y
a
un
principe
a priori de
la finalit
de
la
nature.
Toutefois
ce principe
n'est
pas dterminant, il
ne
doit
son origine
qu' la
rflexion
ou
plus
prcisment
la
rflexion
du jugement, facult du particulier. Il
peut
jouer de deux
manires,
soit
comme
principe
d'organisation de
nos
connaissances, et la finalit est
alors rapporte
l'objet dans la
reprsentation d'une tlologie de
la
nature, soit comme principe
d'harmonie
interne de nos facults,
et elle est
alors simplement
subjective, dans le jugement esthtique. Abstraction faite du
jugement tlologique, il est remarquable
que le
jugement
esthtique
kantien tmoigne d'un
effort
de rsorption
des divers dualismes
antrieurs. S'agit-il de l'opposition de la sensibilit et de
l'entendement, le jugement esthtique
tend
le surmonter en mettant en jeu
la
libre
concordance
de l'imagination,
dfinie
par
Kant
comme
un
ingrdient
de
la
perception sensible,
et
de l'entendement,
facult
des concepts. S'agit-il du dualisme du
thorique
et du
pratique,
ou
encore du phnomne et
de
l'en soi,
le jugement esthtique le
surmonte,
puisque
le
beau, selon Kant, est
le symbole
la fois du
bien moral
et d'une unit supra-sensible. Le
beau
plat en
dehors de
tout
intrt
empirique, il fait appel
au
jeu libre de l'imagination
et
de l'entendement,
il est universel.
Tels
sont
aussi les caractres
du
principe de la moralit.
En outre,
il nous
fait
entrevoir
l'intelligible,
savoir l unit de ce que
nous
saisissons sous
le
mode de la division.
Dans
le got,
dit
Kant,
la
facult
de
juger
se
voit
rapporte
quelque
chose
dans
le
sujet et hors de lui, qui n'est
ni
la nature,
ni
la
libert,
mais qui est
rattach
cependant au
fondement
de
celle-ci,
le
supra-sensible, dans lequel la facult
thorique
et la facult
pratique
sont
ramenes
d'une
manire commune
mais inconnue
l unit
(15).
' >
KANT,
Critique
du Jugement,
trad. GlBELIN, p.
17.
< > ID.,
ibid.,
p.
166.
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La
pense
esthtique du
jeune
Hegel
229
Mais
justement cette
unit est
inconnue
et
c'est pourquoi
il
y a
une
limite
dans
la rsorption. La
conciliation qu'opre
le jugement
esthtique
demeure
essentiellement
subjective,
elle
n'est
pas
directement en prise
sur
la ralit et la vrit les
plus
hautes, sur l'en soi.
Kant,
dira
Hegel, reste mi-chemin entre le psychologique
et
le
spculatif. L'effort du postkantisme visera
ramener
une unit non
plus inconnue
mais
connue les
diffrents termes dont
Kant laissait
subsister
l'opposition.
C'est
bien dans cette vise que
s'inscrit le
principe
fichten de
l'identit du
sujet et
de l'objet, sous
la
forme du Moi
=
Moi.
Cependant le systme manifeste un cart entre les termes opposs dont
le
principe
devait
restituer
l'unit.
La
Doctrine de
la
science
dit
bien
que
dans
la sensation le moi se dtermine lui-mme, que donc l'objet
n'est pas un oppos mais un
gemacht
; mais la raison
thorique
est
incapable
d engendrer les objets
singuliers auxquels
le
Moi est
affront, et
de
dduire la
multiplicit de
la conscience
empirique
partir
de
la conscience
pure. Les deux consciences restent donc
opposes, et
le
Non-Moi
tranger au Moi. Ce
conflit
qui motive
chez Fichte
le
passage
la raison pratique n'est
pas
rsolu
davantage par le pouvoir pratique du Moi. Car notre activit a
toujours
besoin
d'un
obstacle
par
lequel
elle
puisse se raliser, sans
cesse
le Moi
doit
nier
le Non-Moi.
Mais
comme
la
suppression
de
celui-ci
quivaudrait
la
suppression
du Moi lui-mme,
l'accomplissement
de
l'unit n'est
qu'un effort
toujours repris, une tche
infinie,
un
idal jamais
atteint. Aussi bien les oppositions
du
criticisme
ne
sont-
elles
pas dpasses,
et les quelques pages que la Sittenlehre
consacre l'activit esthtique
ne
vont
pas
plus
loin que la
Critique
du
Jugement, par rapport
laquelle
elles
font
plutt figure de
rgression.
Quand
Fichte
y
reconnat
que
l'activit esthtique met
en
jeu
toute
l'me dans
l'unification
de
ses
facults, il est kantien ; mais
quand il affirme que l'art
a
pour unique mission de prparer la voie
la
moralit en
nous
affranchissant
des
liens
de
la
sensibilit,
il
est
malgr l'apparence en de de
Kant,
puisque
celui-ci
entrevoit dans
le beau une
racine
inconnue
du
thorique
et du
pratique,
et
une
unit
de la nature et de la
libert,
loin d'y lire le symbole de la dfaite
de
celle-l par celle-ci.
C'est
Schelling qu'il devait appartenir de surmonter
absolument l antithse criti ciste renforce par Fichte. Le Systme de
l'Idalisme
transeendantal marque le passage l'identit absolue,
par l'abandon du primat de la libert. L'organisme vivant et l'uvre
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Jacques Taminiaux
d'art n'y
apparaissent
plus comme
des
symboles subjectifs, mais
comme l'exposition mme de l'identit de la libert et de la
nature.
Sous
les
produits objectifs
que
croit
rencontrer
l'exprience,
l'intuition intellectuelle philosophique retrouve la productivit, sous la
rature nature elle dcle la nature naturante
et
le mouvement
d'incarnation de la force productrice
inconditionne. Et
si la nature
lui parat
encore
disperse,
l'art
lui
en
rflchira l'unit,
l'exposant
au regard de
tous
:
l'intuition intellectuelle
est
le fait encore
subjectif de quelques-uns,
mais l'intuition
esthtique
l'objective et
appartient tous,
sous
les espces de l'art lui-mme. En lui s'achve
l'Odysse de
l'esprit
qui partout
ailleurs
se
fuyait
tout
en se
cherchant. En lui s'unissent le sujet
et
l'objet, la
libert et
la
nature.
Il
est
le
seul et vritable organe de la philosophie
transcendantale
et il
en est en mme temps le document, qui confirme
toujours
et
sans cesse ce que la philosophie ne
peut
exposer extrieurement,
savoir ce
qu'il y
a
d'inconscient dans
l'activit
et la
productivit
et
son identit primitive avec ce qui s'y trouve de conscient. L'art esr
donc
ce
qu'il y
a de plus
lev
pour le philosophe
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
11/30
La pense
esthtique
du
jeune Hegel
231
Le premier crit systmatique
que nous a
lgu
Hegel
est dat
de
1788. C'est
une
dissertation rdige au gymnase
de Stuttgart,
qui
traite
de
quelques
caractristiques
des potes anciens
.
Nous
y lisons que les
potes anciens jouissaient sur
les modernes d'un
avantage considrable,
d la convergence, au sein
des
cits
antiques, de l'intrt
gnral
de
l'humanit
et de l'intrt
particulier
des individus, contrairement
la
division
qui caractrise la
cit
moderne.
De notre
temps,
crit Hegel, le pote ne jouit
plus
d'un
champ
d'action aussi
tendu.
Les hauts faits de
nos
aeux et
mme
des allemands
modernes ne
sont
point intrinsquement lis notre
constitution, ni davantage
leur mmoire
prserve
par
la
tradition
orale.
C'est
seulement dans
les
livres d'histoire,
provenant en
partie
de nations
trangres, que nous
apprenons
les connatre et encore
cette
connaissance
est-elle l'apanage
des couches
cultives.
Les
contes
qui
amusent le commun
du peuple sont des
traditions
d'aventures qui n'ont de
rapport
ni avec notre
systme religieux,
ni avec
l'histoire vritable.
De
plus
les ides et la culture des couches sont
trop
distinctes pour qu'un
pote de notre temps puisse
s'attendre
tre lu
et
compris universellement.
C'est pourquoi
notre grand
pote pique allemand (17)
n'a
pu
offrir
le bnfice du choix sage
de son objet autant de mains qu'il aurait pu si nos relations
publiques avaient
t
grecques.
Une
partie
du
public
s'est
dj
carte
du systme sur lequel sont difis en
partie le
pome
tout
entier, et
en
partie
ses
composantes
; quant
l'autre, elle est beaucoup trop
proccupe par le
souci des
besoins multiples
et des aises
de
la
vie
pour
avoir
le temps
et
le dsir
de s'lever et de s'approcher des
conceptions
des couches
plus
leves. L'art du pote
nous intresse,
mais non plus la
chose
mme,
qui produit
souvent l'impression
oppose.
Une
proprit
caractristique remarquable des ouvrages
des
anciens est ce
que nous
nommons la simplicit,
que l'on
ressent
plutt
que
l'on
ne
peut
la
discerner clairement.
Elle
consiste
proprement
en
ce que les crivains nous prsentent fidlement
l'image
des
choses,
et
qu'ils ne cherchent
pas par des traits accessoires
raffins,
par de savants miroitements, de la
rendre plus intressante,
ou, en s'cartant un peu de la vrit, de la rendre plus brillante
et
riche comme
nous
l'exigeons aujourd'hui . Les anciens,
poursuit
encore Hegel,
disaient
simplement la sensation
alors
que nous
II s'agit de
Klopstock
et de
sa
Messiade.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
12/30
232
Jacques
Taminiatxx
modernes,
l'analysons
et la
sparons
; chez eux, les ides
naissaient de l'exprience elle-mme
et
leur donnaient un langage
organique, tandis
que
chez
les
modernes,
elle
proviennent
de
la
froide
rudition
qui
en signes
morts
s'imprime
dans le cerveau ;
les
hommes
d'alors apprenaient leur posie de la nature
visible,
c'tait
elle-mme
qui
leur
parlait,
alors que les modernes n'ont
d'autre
rapport avec la nature que la recherche des causes
et du
jeu
interne des forces
(18>.
Cette petite dissertation
sera remanie
Tubingen
quelques
mois
plus tard,
mais la nouvelle
version
n'en
diffre
gure
que
par
l'affirmation du caractre indpassable de l'art
grec
:
les auteurs
anciens
assuraient
leur
nation
aux
poques
florissantes
de
la
culture le
grand
avantage d'une formation du
got.
Le got est en
gnral
le
sentiment
du beau.
C'est
dj un
gain
suffisant
que
la
force
rceptrice
de notre me
par
l
se dveloppe
et
se
fortifie ;
l'expression
plus vraie de la sensation touche toujours le
coeur et
veille
un
sentiment
de participation
qui dans
les circonstances
o
nous vivons est trop souvent opprim. Et de
qui
pourrions-nous
attendre
un
meilleur
modle du beau, sinon d'une nation chez qui
tout
portait
l'empreinte de la
beaut, o
les
facults
esthtiques
avaient
tout
le loisir de se dvelopper, o les
Sages
et les hro3
sacrifiaient
aux Grces... En
ce
qui
concerne
l'art,
aucune
nation
ne pourrait les dpasser et bien
peu
pourraient les galer (19).
Chose
remarquable,
les premiers
fragments
religieux,
crits
au
Sminaire de Tubingen, sont du mme esprit
que cette
dissertation
et les mmes
expressions
qui
servaient qualifier
la posie, servent
maintenant qualifier la religion. De mme que la posie
antique
rsultait d'une convergence entre l'intrt collectif et l'intrt
individuel,
la religion
antique apparat comme l'expression tant
du gnie
juvnile
du peuple
que
de la subjectivit mme de l'individu.
L'antinomie religion du peuple - religion prive ou
religion
subjective -
religion
objective
recoupe
l'antinomie esthtique
dj
dgage
et
ce
sont
les
mmes
mots
qui la dterminent : d'une
part,
la religion antique
a le mrite de la
nature
,
de la
simplicit
,
de la
vivacit
,
de la
fantaisie
et du
cur
; d'autre
part,
la religion
moderne
On
trouve ce texte dans
les Documente zu Hegeh
Entwickfung, dits par
HOFFMEISTER, Stuttgart, 1936, pp. 48-51. Le vers sur la froide rudition est emprunt
par Hegel
LessinG
dans Nathan
le Sage.
(18) HOFFMEISTER, Documente..., p. 171.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
13/30
La
pense esthtique
du jeune Hegel
233
ptit
de ce dont ptissait aussi bien la posie moderne,
savoir
un capital
mort
de
connaissances
livresques
et
systmatiques
et
la
prdominance
de l'
entendement
sur
la
tendre
et
belle
plante
de
la
sensibilit libre
et
ouverte
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
14/30
234
Jacques Taminiaux
reuse et libre, tait synonyme de beaut, si celle-ci baignait
tous
les rapports que la communaut
antique
entretenait
avec
elle-mme
et
avec
la nature,
ce n'est
pas
seulement un
art
qui
s'oppose
un
autre, mais
l'art vritable son contraire.
L're
chrtienne
est
synonyme de
laideur
; dans la
division,
l'oppression et la
peur
de la mort,
il
ne
peut
y avoir
de
beaut ;
l'art
chrtien,
si art
il y a, ne
peut
qu'exprimer l'oppression
de
la vie. Ici l'architecture n'est
pas
seule
en cause, mais
tous les
arts et
par exemple
la
peinture
:
Le
pinceau
qui
a prpar la plupart
des
oeuvres
mdivales
semble avoir
t
plong dans
la
nuit
l'apparence
de
ces
oeuvres est funbre
aucune
fantaisie
chaude et
joyeuse ne
les
anime .
Il
n'y a donc
pas
de
beaut
chrtienne, tout au plus
pourrait-il
se faire
que
les
chrtiens
copient
la
Grce,
mais
leur
uvre alors
sera totalement
mconnue.
Ce
qui est
beau
dans
le
culte catholique est emprunt aux
grecs...
l'encens
parfum
et
les
belles madones,
mais les
temples
catholiques
sont des
masses gothiques. Les uvres les plus grandes
de l'art sont gnralement
ensevelies
dans un coin et entoures
d'ornements
infantiles
(22).
Art et religion se jugent au mme critre et sont
authentiques
quand ils surgissent
de
la totalit accorde, strictement immanente
et temporelle, d'une communaut
libre
et
vivante.
C'est
ce
qu'exprime
un texte
nostalgique
du
Tubinger
Fragment,
o
Hegel voque
l'image rayonnante
du
gnie
du peuple grec
:
Le pre de ce gnie
est
le
CHRONOS, dont il demeure dpendant
tout
au long
de sa vie,
sa mre
est la
PoLITEIA, la
constitution,
sa nourrice
est
la religion
qui
a
adopt comme
ducateurs les beaux-arts,
la musique des
mouvements corporels
et
spirituels
-
ce gnie
est
une
essence
thre, relie la
terre
par un
lien
lger et fermement attache
elle,
et
qui
cependant
par un enchantement
magique,
rsiste
toute
tentative de dchirer ce lien, car il
est
tout entier
enfonc
dans son
essence (...) Hlas (...) nous ne
connaissons
plus ce
gnie
que par
ou-dire
(23).
S'il
est
une catgorie
qui
gouverne
ces bauches,
moins naves
qu'amres, c'est sans doute
celle
de la totalit,
une
totalit qui n'est
pas
un concept
mais
une exigence
vcue et trs
concrte. Cette
exigence porte sur chacune des manifestations
limites
de la vie
et n'est pas
rductible une
seule
dimension. Dira-t-on
que
le jeune
("' Id., ibid.
( >
NoHL, pp. 27-28 en
note.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
15/30
La
pense
esthtique
du
jeune
Hegel
235
Hegel
tait
avant
tout politique
et traitait
le problme de l'art par
rapport
l'histoire et
la philosophie sociale
exclusivement
? Certes
il
tait
rpublicain
et,
comme Hlderlin
et
Schelling
ses
condisciples,
enthousiasm
par la
Rvolution
franaise.
Certes
ses
considrations
sur
l'architecture
gothique
s'inspirent
du Journal de voyage de Georg
Forster,
lequel
dirige
l'insurrection jacobine de Mayence.
Certes
il
s'aperut trs
tt
du
retard de
l'Allemagne, de
son
morcellement, de
sa division en classes
et
entrevit un rapport entre l'tat
des
beaux-
arts
et
celui de
la socit. L'allure
de plus
en
plus objective
et
historique
des
crits de Berne en fait foi.
Lorsqu'il
y
essaye d'expliquer
comment le
christianisme
a
pu
devenir une religion
positive,
imposant du dehors
des
dogmes
et des
rites, il a recours en
effet
une
explication
politique
et invoque le
fait
de la
disparition
des
liberts
civiles
au sein
de l'empire romain.
Le
christianisme lui
apparat
alors comme
la
compensation dans le monde d' en-haut de
la
dchance
du monde d'
en-bas,
et
le politique fait figure de fondement,
mme par rapport l'art.
Le
chrtien,
dit-il, a trouv dans sa
religion
mcanique tant
de consolations,
tant de
compensation
contre toute
perte de
ses
droits humains, qu'il a perdu dans son
animalit
le sens de
son
humanit et qu'il ne
peut
y
tre
ramen
par
la beaut
de
ses images, car
cette
beaut
ne
le
peut toucher en
tant
que
beaut...
(24>.
Et
lorsqu'il
s'agit
alors
de
dresser
le
tableau des sources
d inspiration de l'art de son temps,
il
nous dcrit
le malheur de l'Allemagne divise,
qui
n'est
pas et n'a jamais
t
une
nation :
...
Dans le souvenir
de la
plupart
des
peuples
et en
. particulier des peuples
libres, vivent les vieux hros de l'histoire
de leur
patrie,
les fondateurs ou les
librateurs
de
l'tat,
non moins
que
les braves
d'avant l'poque o le peuple
se
ft runi en
un
tat sous des
lois civiles. Ces hros ne
vivent
pas isols,
et
seule-
ment
dans l'imagination
des peuples ;
leur histoire,
le
souvenir
de leurs actes
est
une
fte publique,
un jeu national, li mainte
institution interne
ou
des
rapports extrieurs
des
maisons
et
des objets connus de tous,
des
temples publics
et
d'autres
monuments.
Tout peuple qui
a
eu sa religion et sa constitution
propres, ou qui
les a empruntes partiellement ainsi que sa cul-
ture
des
nations trangres, mais se les
est appropries
les
gyptiens,
les
juifs,
les
grecs,
les romains, a eu une imagination
nationale de ce genre
.
(Il en
fut
ainsi
des
vieux germains,
des
Nohl,
p. 365.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
16/30
236
Jacques
Taminiaux
gaulois, des Scandinaves. Mais)
le christianisme
a
dpeupl le
Walhalla,... et
nous a
impos en change
l'imagination
d'un
peuple
dont
le
climat,
la
lgislation,
la
culture,
les
intrts,
nous
taient trangers,
dont
l'histoire
n'a absolument aucun rapport avec
nous. Dans l'imagination de notre peuple
vivent
un
David et
un
Salomon, mais les
hros
de notre
patrie
sommeillent
dans
les livres
d'histoire
des rudits,
pour
lesquels
un Alexandre et un Csar ont
autant
d'intrt que l'histoire
d'un Charlemagne ou
d'un
Frdric
Barberouse.
Exception
faite dans
une certaine mesure de Luther
chez les protestants,
quels
pourraient
d'ailleurs
tre nos
hros,
) nous qui
n'avons jamais
t une nation ? Quel
serait
notre Thse,
qui
aurait fond un
tat et
lui aurait donn
des
lois
?
O seraient
>>
notre
Harmodius
et
notre
Aristogyton
auxquels
nous
chanterions
),
des louanges
pour
avoir
libr
notre
pays
?
Les
guerres qui ont
dvor
des
millions d'allemands taient
des
guerres de l'ambition
et de l'indpendance des princes, la nation
n'y
tait qu'un instru-
ment,
et
mme
quand elle
combattait
avec
acharnement
et
cou-
rage, elle tait incapable
de
dire
la
fin
: pourquoi
avons-nous
gagn,
qu'avons-nous
gagn
? La
rforme,
et la
revendication
du
droit de la faire,
est
une
des rares
occasions
o
une partie de la
nation ait pris intrt.
Mais
part
la lecture
de
la
Confession
d'Augsbourg
dans quelques glises protestantes
et
le froid sermon
qui la suit,
quelle
est la fte qui commmore le
souvenir
de
cet
vnement ?
Celui
qui, ignorant
l'histoire
de la ville
d'Athnes,
sa formation et sa lgislation, vivait
une
anne
dans
ses murs,
pouvait
par les ftes
apprendre
bien
la
connatre. Ainsi, sans
lgende religieuse ne sur notre sol et lie
notre
histoire,
sans
aucune lgende
politique,
(on ne trouve gure dans
le
peuple que
>: des histoires
de revenants, de
sorcires et
de retres...)
; quant
l'imagination de
la
partie
duque
de
la
nation,
elle
a un tout
autre
'
terrain
que celui
du
commun
du peuple, et
les crivains
et
les
artistes
qui
travaillent
pour
elle
ne sont
absolument
pas
compris
de
celui-ci (...) au contraire, le citoyen athnien, que la pauvret
excluait de l'assemble du peuple, ou qui devait se
vendre
comme
h esclave,
savait aussi bien qu'un Pricls
ou
un
Alcibiade, qui
taient 1'
Agamemnon et
l'Oedipe,
qu'un Sophocle ou
un Euripide
avaient port au thtre dans les traits nobles d'une humanit
belle et
sublime,
ou qu'un Phidias et
un Apelle reprsentaient dans
v-
les formes pures de la beaut corporelle... .
La seule
sphre de
reprsentations
imaginaires
qui soit com-
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
17/30
La pense
esthtique du jeune Hegel 237
)>
mune
aux
deux parties de
la
nation,
celle qui est duque et
celle qui ne l'est pas,
est
l'histoire religieuse, mais pour le traite-
)i
ment
potique,
par
lequel
la
nation
pourrait
tre
releve, elle
prsente entre autres l'inconvnient que les gens
non-duqus
s attachent
trop
la
matire
comme
un objet de foi,
tandis
que,
chez
les gens cultivs, mme
quand
le
pote
traite le sujet de
)> manire belle, cette
histoire suscite
par les noms
qu'elle
emploie
la
reprsentation de quelque chose de vtust
et
de gothique,
ou
bien encore
elle a
impos depuis la jeunesse
une
telle contrainte
la raison,
qu'elle
entrane
un
sentiment
de
malaise, contraire
la
jouissance
de la
beaut,
laquelle
est
issue du jeu libre
des
forces
de
l'me... .
Au
fur
et
mesure
que
se
rpandait
le
got
de
la
littrature
)> antique et avec
lui
le got des
beaux-arts,
la
partie
cultive de
la nation
adopta
dans son imagination la mythologie
des grecs, et
sa rceptivit envers
ces
reprsentations
prouve sa
plus grande
indpendance
l'gard
de l'entendement.
Mais
celui-ci
cependant
ne
peut
jamais
s'empcher
de la troubler
dans
sa libre jouissance.
D'autres ont
cherch de
rendre aux allemands
une imagination
propre, ne de leur
fond et sur
leur
sol, et ils
se
sont
cris :
l'Achae est-elle donc la patrie des teutons ? (25). Mais cette ima-
w
gination
n'est
plus
celle
des allemands
d'aujourd'hui (...)
elle ne
trouve chez
nos
contemporains
plus
rien
quoi
elle pourrait
)>
s'adapter
et
se
rattacher
(...)
et
ce
que
ce
pote
demandait son
peuple
eu
gard
la mythologie
grecque
on peut,
eu
gard
la
mythologie
juive,
le
lui demander, lui
et
son
peuple : La
Jude
n
est-elle donc la patrie
des
teutons
? (26).
Cette analyse, qu'il nous a sembl utile de
restituer
largement,
montre
la
fois
le bien-fond et la limite de la lecture politique.
Avant
Marx, le
jeune
Hegel affirme non seulement que tout
art
exprime une civilisation,
mais
encore
qu'un
grand
art
est
impossible
dans une socit divise. A travers le malheur de l'art de son temps,
c'est bien le malheur historique de l'Allemagne
qui est
vis par
Hegel, et l'accent
de son rquisitoire
est
davantage politique que
religieux. Faut-il donc admettre avec
Lukacs
que seul le dilemne
du
rpublicanisme
jacobin
et de la rsignation gouverne la mdi-
(25)
C*e8t la question que
posait
Klopstock aux partisans
de l'art grec.
< >
NOHL, pp. 214 sq.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
18/30
238
Jacques Taminiaux
tation
du
jeune
Hegel ? Que
son enthousiasme
pour
l'art
antique
doit
tre clair par son enthousiasme pour la
rvolution
franaise
?
Que
l'art
antique
tait
pour
lui
l'expression
d'une
manire
de
vivre
dmocratique et qu'il attendait
de
la rvolution
dans son pays
qu'elle
restaure
la fois l'art et la
dmocratie
? Il y
a
certes
des raisons de
rpondre par
l'affirmative mais Lukacs
lui-mme
ne
nous apprend-il
pas
que le rpublicanisme de
Hegel
fut de courte dure
?
De plus
n' affirme-t-il
pas
htivement
que
le
jeune
Hegel voyait
dans
l'antiquit la
ralisation de son
idal
dmocratique,
qu'il
partait de
l'intuition
dogmatiquement
admise de l'galit de la
fortune
dans
les
rpubliques
antiques
et passait sous
silence
l'esclavage (28) ?
Or,
nous
venons de lire sous la
plume
de
Hegel
que les athniens
pauvres
taient
exclus
de
l'assemble
et
devaient
se
vendre
comme
esclaves.
Il
faut donc en conclure que ce qui oppose la
cit
antique
l'Allemagne du temps de Hegel,
ce
n'est
pas exactement ce
qui
oppose l'galit
la
division en classes ;
et
que l'art antique pour le
jeune Hegel
n'est
pas
seulement
l'
illustration
d'un
mode
de vie
dmocratique (29>. Malgr la pauvret
et l'esclavage, et non
cause
de
l'galit
universelle, le grec
le plus
dshrit tait
travers
Sophocle et
Phidias
l'gal
de Pricls. C'est--dire que
la
totalit
harmonieuse exprime selon le jeune Hegel par l'art antique et
vcue
par
l'homme
de
l'antiquit,
n'a
pas
pour dimension exclusive
ni
mme
centrale le
politique.
A l'unilatr
alit
de
l'interprtation religieuse qui
se
bornait
voir dans les
premiers crits
hgliens l'expression d'un mysticisme,
l'interprtation
politique
d'un
Lukacs risque sans
cesse d'opposer
une nouvelle unilatralit qui ne
serait
que la
forme
inverse de
la
premire.
Il
faut remarquer, en effet, qu'en ce qui concerne le
problme de la
pense
hglienne de l'art, les deux interprtations
tendent
se rejoindre, et
masquer
l'une
et l'autre l'originalit de
cette
pense. De
ce que
l'art, chez le
jeune
Hegel,
semble li
la
vie
religieuse, la premire
conclut
qu'il
n'est
pas
encore
aperu
ce
moment
comme
un
phnomne
indpendant. Mais
de ce
que
l'art semble li
la vie
politique, la
seconde conclut
que
la
considration des beaux-arts
n'est
pas
encore,
chez
le jeune
Hegel,
esthtique
en
premire ligne
. Or il suffit d'examiner superficielle-
Georg LUKACS,
Der Junge Hegel,
Berlin 1954, p. 40.
Id., ibid., p. 72.
( >
Id., ibid., p. 73.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
19/30
La pense
esthtique
du jeune Hegel
239
ment l'esthtique hglienne
de la
maturit, pour se rendre compte
que l'art n'y est
pas
davantage un
phnomne
indpendant mais
un
moment
dans une
totalit
spirituelle
que
constituent
conjointement la moralit du
peuple,
son
droit, sa
science et
sa religion (30).
C'est
dans la
mesure
o
l'art
s'y inscrit dans
une
totalit de ce
type que les crits de jeunesse ont
une
relle importance du point
de vue de
l'esthtique
de
la
maturit,
c'est dans
cette mesure que
les
fragments
de
Tiibingen et
de Berne nous paraissent exprimer
une
pense
de l'art proprement hglienne Cf.
HEGEL, Encyclopdie,
paragraphe
562.
( ) Nous ne prtendons
pas
que les thmes esthtiques que
comportent ces
fragments
soient exclusivement hgliens. Bien au contraire, leur parent avec la
pense
d'un Schiller
et
aussi d'un
Hlderlin
est frappante,
et mriterait un
examen
approfondi.
Nous
ne
pouvons nous y livrer dans le cadre de cette
tude,
qui
a
pour
seul
objet
de montrer que les Leons
d'Esthtique ont
des racines profondes
et
anciennes
dans
le
sol hglien.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
20/30
240
'
Jacques Taminiaux
y voyant la manifestation de la vrit, en le rattachant
un
moment
privilgi
de l'histoire,
Hegel tablit
le pivot
de sa pense esthtique
future.
Cependant
celle-ci
ne pourra
se
mouvoir
et
se
dvelopper
que par l'abandon de l'antinomie
qui
fige sa premire
pense.
Si
l'art
est
li un seul moment de
l'histoire,
il n'y a
pas
d'histoire
de l'art et les
modernes
sont condamns un
pessimisme
esthtique
radical,
qui
n'est qu'une
des
formes d'un pessimisme plus gnral
li au destin mme de la vrit
disparue
avec la Grce. Tout le
progrs de
Hegel va consister
surmonter
cette antinomie,
et
ouvrir le champ de
l'histoire
en dissociant
dans une certaine
mesure
le mouvement de l'art de celui de
la vrit.
Les
crits
de
Francfort
refltent
ce
dblocage qui
concide
avec la
premire apparition de
la
pense
dialectique.
* *
Dsormais la valorisation de la Grce va se
relativiser
et
le
christianisme
va apparatre lui aussi
comme
une forme d unit doue
d'une
certaine
beaut.
Au dualisme antrieur, succde
une
sorte de
rpartition tripartite des figures
de l'esprit
: le judasme d'abord,
caractris par la domination d'un
esprit
infini
sur
une nature morte ;
l'hellnisme ensuite,
un
peu en
retrait, caractris par l'unit
immdiate
et
heureuse
;
le
christianisme
enfin,
qui
allie l unit
grecque
la
division
judaque, et est la figure de la rconciliation conquise sur
la division, mais une rconciliation seulement subjective
et
donc
malheureuse. Esthtiquement, c'est
toujours
la Grce qui incarne
la
plus haute forme de
beaut.
L'esprit
des grecs,
dit Hegel, c'est
la beaut
'32).
Cette
fois
le
christianisme n'en est
plus l'antithse,
il est porteur
lui aussi
d'un esprit
de
beaut, mais d'une beaut
seulement spirituelle. En
revanche le
judasme, et bientt
l'orient
en
gnral, paraissent exclure
la beaut, mais
non
pas
l'art,
qui
dans leur
esprit
symbolise
l'infini
:
l'esprit
des
orientaux
est
le
sublime
et
la
grandeur
(33).
Rien n'exprime mieux la diffrence d'esprit entre les grecs
et
les juifs, selon Hegel,
que
leur attitude envers la nature aprs que
le
dluge
et fait
natre chez
les hommes le
sentiment
d'un
dchirement
de la vie et d'une
hostilit
des lments jusque l amicaux.
< >
HEGEL, L'Esprit
du
christianisme et
son destin,
trad.
MARTIN,
Paris, 1948,
p. 127.
< )
Id., ibid.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
21/30
La pense
esthtique
du
jeune Hegel
24
No
choisit de perptuer le dchirement en opposant toutes
choses
un Etre suprme dominateur de la nature et des hommes.
Il
assura
sa
scurit
l'gard
de
la
puissance
hostile en
la
soumettant
tout
comme
lui
un
plus
puissant
,
au contraire de ce
que fit
le
beau
couple de Deucalion
et
de Pyrrha,
lorsqu'aprs
leur dluge
ils
invitrent les
hommes renouer
leur
amiti
avec
le
monde et la nature,
leur
firent
oublier
dans la joie et
les
dlices le besoin et la
haine,
conclurent
une paix
de l'amour, devinrent la souche de belles
nations et firent
de leur poque
la
mre
d'une nature nouveau-ne,
qui allait conserver la fleur de sa jeunesse
(34). L'origine de la
nation
juive
rside dans un esprit d'opposition absolue, celle des
cits
grecques dans
un esprit
d'harmonie. Abraham
commence
par
rompre sans raison avec sa
famille.
Le premier
acte
par lequel
il
devient
le pre
d'une
nation
est
une scission
qui
dchire les
liens
de la vie
commune
et de l'amour,
le tout
des
rapports
dans lesquels
il
avait
vcu jusque l avec
les hommes
et la nature ; ces beaux
rapports
de sa jeunesse, il les rejeta
loin
de lui
(35). Au
contraire
Cadmus, Danaiis, etc.,
avaient aussi
abandonn
leur
patrie, mais
en combattant ;
ils
avaient cherch une
terre o ils
pourraient tre
libres
et aimer ; Abraham ne voulait
pas
aimer,
ni tre libre pour
pouvoir aimer. Les
premiers, afin
de pouvoir
vivre
dans une
belle
harmonie
immacule, dsormais impossible
dans
leur
pays, taient
partis avec
leurs
dieux, Abraham
voulait tre libre de
ces
rapports eux-mmes. Les premiers attirrent
eux
par l'humanit de
leurs
arts et
de leurs
murs
les
indignes encore frustes et
se
mlrent
eux en un peuple joyeux et sociable. Mais
l'esprit
qui
avait loign Abraham de sa famille
est
aussi celui qui le conduisit
travers les
nations
trangres
avec lesquelles il entra en
conflit
dans
la suite de sa vie,
cet
esprit qui consiste persvrer dans
une
farouche
opposition toutes
choses, l'tre pens lev
l unit
dominatrice
au-dessus
de
la
nature hostile
infinie,
car l'hostile ne peut
paratre
que
dans
le
rapport
de
domination
(3fl>.
L'esprit
du
judasme,
c'est l'abme
entre
l'infini et
le fini, entre l'invisible
et le
sensible, entre le sujet
et l'objet. Il
ne saurait donc y avoir de beaut
issue d'un tel esprit ; le sensible pour les juifs, ne saurait
tre
investi
d'une
valeur
spirituelle et
tre
l'objet de
cette
sympathie qu'est la
(*> Op. cit.,
p.
5.
C'est nous
qui soulignons.
< >
Ibid., pp. 5-6.
C'est
nous
qui
soulignons.
< ) Ibid., p.
6.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
22/30
242
Jacques Taminiaux
jouissance
de la beaut,
tout
au
plus
peut-il
tre
signe infime et sans
valeur propre d'un esprit
qui
le dpasse infiniment
et
l'crase, lieu
accidentel
d'une
thophanie.
Le
sujet
infini
devait
tre
invisible,
car
tout
visible est
un
limit ;
avant que
Mose
et son tabernacle,
il n'avait
montrer aux Isralites que
le feu
et les nuages dont les
jeux
toujours
renouvels et
indtermins
occupaient
le
regard, sans
le fixer dans une forme. Une
idole
ne leur tait que bois
et pierre
elle ne
voit
pas,
n'entend
pas, etc.
:
cette antienne leur semble
la
suprme
sagesse,
ils mprisent
l'idole parce
qu elle ne
s'occupe pas
d'eux et ils ne souponnent
pas
qu'elle peut tre
divinise dans
l'intuition de l'amour
et
dans la
jouissance
de la
beaut.
Si
aucune
forme
n tait
offerte
la sensibilit,
il
fallait
du
moins
donner
la mditation,
l'adoration d'un
objet invisible,
une direction
et
une dlimitation univoque.
Tel
fut le rle du Saint
des
Saints,
du Tabernacle,
et
ultrieurement
du Temple.
Pompe
fut bien surpris lorsqu'il s'approcha du cur du
Temple,
du centre
de
l'adoration, esprant
y saisir la racine de l'esprit
national,
prendre
une
connaissance
centrale de l'me
qui
animait ce peuple
exceptionnel et aussi apercevoir un
tre
propos
la vnration,
une
ralit
sensible offerte
son respect
:
entrant dans le
rduit
secret,
il
vit
son
attente
due,
il
dcouvrait cet tre
comme un
espace
vide
(37).
Essentiellement
diviseur,
ne concevant entre
la
nature
et
l'esprit
que
des
rapports de
sujet
tyran,
l'esprit juif
est incompatible avec
la
beaut qui
suppose
une harmonie entre le
spirituel et
le sensible.
Comment des
hommes
qui ne voyaient en
toute
chose que
matire
auraient-ils
pu pressentir la beaut ?
(38>.
Mais
l'absence
d'unit
va ici de pair avec
l'absence
de vrit, car comment pourrait-il tre
question
de
vrit,
quand
tous les rapports
sont soit
de domination
soit de
servitude
?
... La vrit est en
effet
quelque chose de libre,
que
nous
ne
dominons
pas et dont
nous
ne pouvons
tre
domins :
c'est
pourquoi l'existence
de
Dieu
ne
se
prsente
pas
comme
une
vrit, mais comme l'objet d'un commandement
;
les juifs sont sous
l entire dpendance de
Dieu, et
ce dont on dpend ne peut avoir
la forme d'une vrit
Ibid., pp. 11-12.
( )
Op.
cit.,
p. 16.
( ) lbid., p. 16.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
23/30
La
pense esthtique
du jeune Heget
243
A premire vue, on pourrait croire que
ces
textes ne font que
transposer
au judasme
les caractres
auparavant
attribus au
christianisme
et
aboutissent
par
l
cristalliser
sous
une
nouvelle
forme
l'antinomie dont nous parlions plus haut, paralysant
toute
rflexion
sur l'histoire de l'art. En ralit, cette antinomie va se trouver
brise
par le fait
que le second terme n'en est
plus
la Grce mais le
christianisme,
plus
exactement par
le fait que le
christianisme instaure
une
unit
de
la
nature
et
de
l'esprit,
de
l'objet et du
sujet,
et est
anim d'un
esprit
de beaut
et
de vrit.
Par
l'amour, Jsus
rconcilie l'universel
et
le
particulier, la loi et
l'inclination sensible, ente
lesquels
le
judasme
avait tabli l'hostilit. Cette rconciliation n'est
pas
simple
unit
de
ralits htrognes,
tre
pens , c'est
un
accord
qui est vie et
plnitude de la vie, chassant le concept
et
rendant
la
loi superflue
en en
ralisant
l'accomplissement. En
plaant
la
rconciliation
dans
l'amour
et la
plnitude
de la
vie, Jsus
rendait
l'homme 1* harmonie
et la
beaut
dont il
s'tait
dfait au profit d'un tre
tranger.
L'amour est synonyme de beaut,
et
l'me aimante
qui
rtablit le lien de
la
vie
entre
le dsir
et
l'action, entre
la
vie
et
le
crime,
entre le
crime et le
pardon
est
une me
belle
. Hegel, dcrivant la scne
o Marie-Madeleine
verse un parfum
prcieux
sur les pieds du Christ,
oppose
la beaut
de
ce
geste
et
de
cette
me
la
scheresse
de
coeur
de
Simon
l ' intgre
et
la grossiret de
l'esprit
pratique des
aptres
: non
seulement, dit-il,
ils ne conoivent
pasr
la beaut
de
la
situation,
mais
ils profanent
le
saint panchement d'un
cur
aimant :
pourquoi
vous
souciez-vous d'elle, dit
Jsus,
elle
a fait pour moi
quelque
chose de
beau
;
et
c'est
l,
souligne Hegel,
la seule
circonstance
dans l'histoire de Jsus
o
il soit parl de beaut...
(40>. Mais
si
l'amour
chrtien
est
beau,
si le Christ manifeste la beaut
et
la
suscite dans
ceux qui l'aiment, cette beaut
cependant
est, comme
on le voit,
trs
diffrente de
la
beaut grecque, elle est celle d'une
spiritualit
retire
en
elle-mme
et
qui
en
fin
de
compte
ne
laisse
rien subsister
d'extrieur. Cette
diffrence apparat
nettement
dans
la
description
par
Hegel
de la
dernire
Cne,
propos de laquelle
il esquisse
une
comparaison avec
le
culte
antique.
Les adieux de
Jsus
ses amis
sont, dit-il,
un festin
de l'amour
(41) et
ce
sont
les
limites
mmes de
l'amour
en tant qu'il
se veut seulement
esprit et
Ibid., p. 65.
( ) Ibid.,
p.
70.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
24/30
244
Jacques Taminiaux
sentiment
et se garde de s'unir
une
objectivit, qui marqueront les
limites de
la
communion
et
l'empcheront d'tre un acte
proprement
religieux,
au
sens
que Hegel
ce
moment
donne
ce
mot
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
25/30
La
pense esthtique du
jeune
Hegel
245
le
sentiment
vivant
reste
seul prsent ...
La
chose
et
le sentiment,
l'esprit
et la ralit ne se
mlent
pas
;
l'imagination
ne
peut
jamais
les
rassembler
dans
une mme
beaut
...
Il
reste
toujours
deux
ordres de ralits prsentes, la foi
et
la chose, le recueillement
et la
vue ou le got ;
pour
la
foi,
c'est
l esprit
qui est
prsent
;
pour
la
vue
et
le
got
le pain
et
le
vin
;
il
n'y a
pas
de conciliation
possible
entre eux. L'entendement et
le
sentiment se
contredisent
;
l imagination, dans laquelle tous deux
existent et
se trouvent
supprims,
n'y
peut
rien ; elle ne
peut
produire aucune figure o l'intuition et le
sentiment
s'uniraient. Dans un Apollon,
dans
une
Vnus,
on peut
sans doute oublier
le
marbre, la pierre fragile, et ne retenir dans
l'intuition
de sa forme que l'lment
immortel ;
on
est pntr du
sentiment
d'une
jeune
force
ternelle,
on
est
pntr
d'amour.
Mais
si
l'on
rduit en poussire
la
Vnus
ou l'Apollon, et
si l'on dit
:
ceci est Apollon, ceci est Vnus,
j'ai
bien la poussire devant moi
et l'image des divinits en moi, mais la poussire et la ralit
divine
ne
peuvent plus se
runir en
un tout.
Devant l'Apollon rduit en
poussire, il ne reste
plus
qu' mditer, mais la
mditation
ne
peut
s'adresser
la
poussire
; la
poussire peut faire souvenir de
mditer, mais non
orienter la
mditation vers elle ; il
nat
un regret :
c'est le sentiment d'une
scission,
d'une
contradiction...
f46).
Hegel pense que
cette
contradiction
est
essentielle
au
christianisme
et aprs avoir montr
que le
Christ n'avait
pas
voulu
sacrifier
sa
beaut
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
26/30
246
Jacques
Taminiaux
trois
moments de l'histoire de l'art dans les Leons
d'Esthtique.
Ne
trouvons-nous
pas
dans la description du judasme, et
plus
particulirement
dans
la
description du temple
juif,
la
prfiguration
de l'ide du symbolisme, avec la distance
infinie
qui spare
un contenu dmesur d'une forme impuissante le
signifier et qui
n'est somme
toute
que le signe ngatif de son caractre sublime
?
Que
trouvons-nous dans la description du
culte
antique
et
du
sacrifice aux dieux de marbre sinon l'ide d'une harmonie entre les
facults
subjectives et objectives au
contact
de la fusion entre le
contenu
sacr
et la
forme
sculpte ? N'est-ce point dj la
dfinition
de l'art
classique comme
religion de l'art
? Enfin ne
trouvons-nous
pas
dans le
tableau qui
nous
est
donn
du
christianisme
l'ide d'un
dpassement du
moment
sensible vers la
pure spiritualit,
ide qui
caractrisera l'art romantique dans l'esthtique hglienne de la
maturit
?
D'une manire gnrale, les textes de Francfort se
distinguent
de ceux de Tubingen et de
Berne
par
le
fait
que
la Grce
n'y joue
plus
tout fait le rle d'une norme
absolue et
que simultanment
s'ouvre par rapport
elle
le
double
horizon d'un pass et d'un
avenir.
La Grce n'est
plus norme
absolue.
Nous
voulons dire par l
qu'elle
ne
cumule plus
toutes
les valeurs
spirituelles.
Sans
doute
demeure-t-elle,
et
pour toujours, la plus haute
manifestation
du
beau, en
tant
que
conciliation
harmonieuse du divin et du sensible.
Mais
il apparat que le christianisme n'est
plus
seulement dchance
par rapport
elle, qu'il participe
lui
aussi
la beaut et
la vrit,
et
rpond lui aussi
sa
manire au
besoin
authentique
d'absolu qui
vise
penser
comme
lis
le sujet et l'objet, la libert et la nature,
de
telle sorte
que
la
nature soit libert, que le
sujet et l'objet ne
soient
pas sparables
(49).
Loin
d'tre dchance par rapport
l'hellnisme, le christianisme prsente mme
sur
celui-ci
l'avantage
de
ne plus
apporter
seulement une conciliation
immdiate mais
d'tre
la fois douleur et harmonie,
opposition
tragique et
rconciliation. Bientt
il
ne s'agira
plus pour
Hegel de s'interroger sur
le
moyen de refaire la
Grce,
mais de penser le passage d'une
premire unit immdiate une
unit
plus haute travers le
dchirement
et
la contradiction dont le christianisme
est
charg.
En
d-
Ibid.,
p. 138. Cf.
galement
p. 113.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
27/30
La
pense
esthtique du
jeune Hegel
247
crivant dans le
Systemfragment
la religion
la
plus haute comme une
religion de la vie, en
tant
que synthse de l'opposition et de l'unit,
Hegel
montrera
qu'il
entend
dsormais
intgrer le
christianisme
dans
une
forme selon
lui
suprieure qui est
ce
moment
la religion de la
vie
infinie et qui deviendra
le savoir
absolu. Par l la
voie sera
fraye
vers la hirarchie ascendante de l'esprit absolu : art, religion,
philosophie,
qui
sera explicite
ds
les
crits
d'Ina.
Par
cette prise de
conscience
naissante de la mdiation, une
dialectique de l'art devient pensable et de fait, ds Francfort,
nous
en voyons natre les lments. L'obsession
hellnique
s'estompant,
la
rflexion
de Hegel peut porter sur des arts antrieurs ou
postrieurs
l'art
classique, comme il
ressort galement de deux
textes
de cette poque, le premier consacr
l'esprit oriental, le second
l'esprit
du moyen
ge,
dans lesquels il serait difficile
de
ne pas
reconnatre
l'indice d'une
maturation autonome de la
pense de
l'art hglienne.
S'efforcant de
dfinir
l'esprit oriental,
Hegel crit
:
...
Parce
que le monde
lui
apparat comme
une
collection de ralits
et
celles-ci
dans
leur
forme nue
comme de purs opposs, il doit
pour
les relever de leur
indigence ncessairement
chercher y suppler
par un brillant
tranger
et
emprunt
qui manque
leur contenu
propre.
L'oriental
pare
toujours
la
ralit
l'aide
de
l'imagination,
il habille chaque chose en image.
Ces
images d'ailleurs sont aussi
des
images de ralits, une pauvret
ne
semble
pas
devoir confrer
d'autres pauvrets un brillant
quelconque,
mais elles deviennent
potiques
une
fois lies
entre
elles ... La magnificence de leurs
images plonge dans
l tonnement,
l'clat
de leurs
images
est
aveuglant, mais c'est
justement
parce
qu'on
ne
peut
rien
demander
la
splendeur
de
cette objectivit
que l'on en est
aveugl
;
l'amour
n'ayant
pas
servi de
lien,
la sensation en sort avec les mains
vides,
et
les joyaux, les
perles
de l'esprit oriental,
sont d'une
beaut
sauvage
et
dmesure...
(50).
Dans le
second fragment,
Hegel
traitant des
romans
de
chevalerie , dit que ce sont
des
romans de l'intriorit individuelle
et
de
l'amour qui retracent
une
action seulement
singulire, une
aventure
romantique
.
L'art, dit-il,
qui rend prsent ces
amours,
ces faits
romantiques
et ces figures
historiques
ne peut par
la
forme confrer
au
HoFFMEISTER, p. 257 sq.
(fragment que
Hoffmeister date de 1799).
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
28/30
248
Jacques Taminiaux
contenu ce qu'il a
d'essentiel :
savoir
qu'il
n'a pas
de
prsent,
mais qu'il est absolue nostalgie
(51).
Ces
deux
fragments,
d'ailleurs indpendants
de
la
problmatique religieuse,
prfigurent
sans conteste les analyses de
l'art
symbolique
et
de l'art romantique
dans
les
crits
de
la
maturit.
Lorsque
Hegel
tablira
la
division
triadique de l'histoire de l'art,
il
lui suffira
donc d'expliciter
et
de
structurer
les schemes que comportent dj
les crits de Francfort.
*
De
la passion
de l unit immdiate
la lecture
patiente
des
mdiations,
de
l'histoire
fige
l'histoire ouverte,
nous
avons
vu
la
pense
esthtique
du jeune
Hegel
progresser
par dissociation,
mais
constamment anime par
une
exigence d unit et de totalit.
Dans
un premier
moment
cette exigence s'accrochait
la Grce
conue comme le
monde de
la
vie,
de la vrit,' de l'harmonie.
Toutes
autres
formes
que
la Grce
taient alors nies. Aprs elle,
point de cit juste, point de religion humaine, point
d'art
vritable.
Dans
un second moment, le
refus
cde
la
place
la
comprhension du
cours
du
monde
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
29/30
La pense
esthtique du
jeune Hegel
249
Que
l'art, pour le jeune Hegel, manifeste
l'absolu,
cela ressort
nettement de la liaison troite qu'il
tablit
entre l'art et la Grce.
Car
justement
la Grce commence
par
tenir
lieu
pour
lui
d'absolu
ralis.
Dans
la vie grecque, l unit du sujet et de l'objet, de la
libert et
de
la nature,
de l'universel
et du particulier,
se
trouve
effectue, et
l'art
grec est l'expression de
cette unit. Ce
motif
fondamental semble
inscrit ds
le dbut
dans la
mditation de
Hegel,
il va parcourir toutes les rflexions de jeunesse
et il
est
significatif
que
le
Systemfragment, qui
clture
en quelque sorte
les
crits de
cette priode, insre une analyse de l oeuvre
d'art
dans une analyse
de la religion absolue. Alors
que
celle-ci y est dfinie comme
l'lvation
de
la
vie finie
la
vie
infinie
dans
le dpassement
de
l'antinomie de l'objet et du sujet, il apparat
que
l'uvre
d'art,
en l'occu-
rence le temple, contribue
elle
aussi oprer ce dpassement.
Tous
les peuples, y est-il dit, ont ador soit dans un temple, soit
en
un emplacement
dtermin, en
un lieu
sans
forme.
Mais
ce
pur
oppos,
cette pure objectivit, ce pur
lieu,
ne
doit pas
ncessairement rester dans cette incompltude de la totale objectivit ; il peut,
comme tel, c'est--dire dans son existence objective, retourner par
la
forme
la subjectivit mme ...
L'objectivit
spatiale
pure
fournit
un point
d'union
pour un grand nombre,
et
lorsque, par
surcrot,
cette
objectivit
reoit
une
forme,
elle
devient
en
mme
temps,
... grce
la
subjectivit qu'on lui a adjointe, une objectivit non
plus relle, mais simplement
possible
... Ici l'tre infini qui remplit
l'incommensurabilit de l'espace se trouve en mme temps en un
lieu dtermin
(53).
Objectivit devenue subjective grce la
forme,
habitacle de l'infini, c'est bien l'absolu
que manifeste
l oeuvre d'art.
Que
l'art
cependant
ne soit point adquat l'absolu
et
n'en soit
que la
manifestation sensible,
c'est l
une
ide qui n'apparatra
qu'avec la dialectique, et quand aura
pris forme
la conception
de
l'absolu comme devenir.
Cette
ide implique autant un devenir de
l'art
qu'un
dpassement
de
l'art. Si
l'on
admet
que
la dialectique
commence
se
former
travers les crits de Francfort, on ne
sera
pas
tonn d'y rencontrer
la pense naissante d'un
devenir de l'art.
Si l'on admet en
outre
que la premire
oeuvre hglienne,
celle
par laquelle
Hegel
quitte
l'obscurit
de la maturation pour le
jour
de l'histoire
des ides, est
tout autant
sinon
plus un
expos
de sa
philosophie que de celle de Schelling, on ne sera
pas
tonn davan-
< > Nohl, op.
c.,
p. 349.
7/25/2019 A Esttica Do Jovem Hegel
30/30
250
Jacques Taminiaux
tage d'y rencontrer l'ide d'un dpassement de
l'art.
La
suprme
perfection
esthtique,
telle
qu'elle se forme
dans
une
religion
dtermine,
o
l'homme
s'lve
au-dessus
de
toute scission,
et
voit
la libert du
sujet et
la
ncessit
de l'objet
disparatre
dans le
royaume de la grce,
n'a
pu tre efficace que
jusqu'
un
certain niveau
de culture, et dans la barbarie
commune
ou populaire. En
progressant, la culture
s'est
spare d'elle par scission...
(54).
Il y
a donc bien une gense concrte de l'esthtique
hglienne.
Dj
la
simple
lecture des crits
de
jeunesse suffit
dmontrer
que,
pas
plus
que
le
reste du systme, elle n'est issue de la filiation Kant-
Fichte-Schelling,
qui
en
serait
la gense
idale.
Indpendamment
du fait que
Hegel a
lu
fort
tard la
Critique
du Jugement, il est vident
que
ses
premires
conceptions esthtiques
ne
sont
pas
kantiennes,
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