Y a-t-il Un Grand Architecte Dans l'Univers - Stephen Hawking

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  • S T E P H E N H A W K I N Ge t L o n a r d M l o d i n o w

    Y a-t-ilun grand architecte

    dans lUnivers ?

    Odile Jacob

  • Traduit de langlais par Marcel Filoche

    Titre original :The Great Design

    Stephen W. Hawking et Lonard Mlodinow, 2010 Illustrations originales : Peter Bollinger, 2010

    Dessins de Sidney Harris, Sciencecartoonsplus.com

    Pour la traduction franaise : Odile Jacob, fvrier 201115 rue Soufflot, 75005 Paris

    ISBN 978-2-7381-2313-8

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    LE MYSTREDE LEXISTENCE

  • Nous ne vivons chacun que pendant un bref laps de temps

    au cours duquel nous ne visitons quune infime partie delUnivers. Mais la curiosit, qui est le propre de lhomme, nouspousse sans cesse nous interroger, en qute permanente derponses. Prisonniers de ce vaste monde tour touraccueillant ou cruel, les hommes se sont toujours tourns versles deux pour poser quantit de questions : commentcomprendre le monde dans lequel nous vivons ? Comment secomporte lUnivers ? Quelle est la nature de la ralit ? Dovenons-nous ? LUnivers a-t-il eu besoin dun crateur ?Mme si ces questions ne nous taraudent pas en permanence,elles viennent hanter chacun dentre nous un moment ou unautre.

    Ces questions sont traditionnellement du ressort de laphilosophie. Mais la philosophie est morte, faute davoir russi suivre les dveloppements de la science moderne, enparticulier de la physique. Ce sont les scientifiques qui ontrepris le flambeau dans notre qute du savoir. Cet ouvrage apour but de prsenter les rponses que nous suggrent leursdcouvertes rcentes et leurs avances thoriques. Limagequelles nous dessinent de lUnivers et de notre place dans cedernier a radicalement chang ces dix ou vingt derniresannes, mme si ses premires esquisses remontent prsdun sicle.

  • Dans la conception classique de lUnivers, les objets sedplacent selon une volution et des trajectoires bien dfiniessi bien que lon peut, chaque instant, spcifier avec prcisionleur position. Mme si cette conception suffit pour nos besoinscourants, on a dcouvert, dans les annes 1920, que cetteimage classique ne permettait pas de rendre compte descomportements en apparence tranges quon pouvait observer lchelle atomique ou subatomique. Il tait donc ncessairedadopter un cadre nouveau : la physique quantique. Lesprdictions des thories quantiques se sont rvlesremarquablement exactes ces chelles, tout en permettantde retrouver les anciennes thories classiques lchelle dumonde macroscopique usuel. Pourtant, les physiquesquantique et classique reposent sur des conceptionsradicalement diffrentes de la ralit physique.

    On peut formuler les thories quantiques de bien des

  • faons, mais celui qui en a donn la description la plus intuitiveest sans doute Richard (Dick) Feynman, personnage haut encouleur qui travaillait au California Institute of Technology lejour et jouait du bongo dans une bote strip-tease la nuit.Daprs lui, un systme na pas une histoire unique, maistoutes les histoires possibles. Pour tenter de rpondre auxquestions formules plus haut, nous expliciterons lapprochede Feynman et nous lutiliserons afin dexplorer lide selonlaquelle lUnivers lui-mme na pas une seule et uniquehistoire ni mme une existence indpendante. Elle peutsembler radicale mme pour nombre de physiciens et, de fait,elle va, comme beaucoup de notions courantes aujourdhui enscience, lencontre du sens commun. Mais ce sens communse fonde sur notre exprience quotidienne et non sur limagede lUnivers que rvlent des merveilles technologiquescomme celles qui nous permettent de sonder latome ou deremonter jusqu lUnivers primordial.

    Jusqu lavnement de la physique moderne, on pensaitgnralement que lobservation directe permettait daccder la connaissance intgrale du monde et que les choses taienttelles quon les voyait, telles que nos sens nous les montraient.Mais les succs spectaculaires de la physique moderne, fondesur des concepts qui, linstar de ceux dvelopps parFeynman, heurtent notre exprience quotidienne, nous ontmontr que tel ntait pas le cas. Notre vision nave de laralit est donc incompatible avec la physique moderne. Pourdpasser ces paradoxes, nous allons adopter une approche quiporte le nom de ralisme modle-dpendant . Elle reposesur lide que notre cerveau interprte les signaux reus parnos organes sensoriels en formant un modle du monde quinous entoure. Lorsque ce modle permet dexpliquer lesvnements, nous avons alors tendance lui attribuer, lui etaux lments ou concepts qui le composent, le statut de ralitou de vrit absolue. Pourtant, il existe de nombreuses faons

  • de modliser une mme situation physique, chaque modlefaisant appel ses propres lments ou conceptsfondamentaux. Si deux thories ou modles physiquesprdisent avec prcision les mmes vnements, il estimpossible de dterminer lequel des deux est plus rel quelautre ; on est alors libre dutiliser celui qui convient le mieux.

    Lhistoire des sciences nous propose une suite de modlesou de thories de qualit croissante, depuis Platon jusquauxthories quantiques modernes en passant par la thorieclassique de Newton. Il est donc tout fait naturel de sedemander si cette srie dbouchera en fin de compte sur unethorie ultime de lUnivers qui inclurait toutes les forces etprdirait toute observation envisageable, ou bien si lon vacontinuer dcouvrir sans cesse de meilleures thories, toutesperfectibles. Bien quon ne puisse apporter de rponsedfinitive cette question, on dispose aujourdhui duneprtendante au titre de thorie ultime du Tout, si elle existe,baptise M-thorie . La M-thorie est le seul modle possder toutes les proprits requises pour tre une thorieultime et cest sur elle que reposera lessentiel de notrerflexion.

    La M-thorie nest pas une thorie au sens courant duterme. Cest une famille entire de thories diffrentespermettant chacune de rendre compte dobservations relevesdans une gamme de situations physiques particulires, un peu la manire dun atlas. Il est bien connu quon ne peutreprsenter lintgralit de la surface terrestre sur une seulecarte. Ainsi, dans la projection classique de Mercator utilisepour les cartes du monde, les zones situes trs au nord outrs au sud apparaissent beaucoup plus tendues, sans pourautant que les ples y figurent. Pour cartographier fidlementla Terre tout entire, il faut tout un ensemble de cartes,chacune couvrant une rgion limite. Dans les zones o ces

  • cartes se recouvrent, elles dcrivent le mme paysage. Il en vade mme de la M-thorie. Les diffrentes thories qui lacomposent paraissent toutes trs diffrentes, mais on peuttoutes les considrer comme des aspects de la mme thoriesous-jacente, comme des versions applicables uniquementdans des conditions restreintes, par exemple lorsque desquantits telles que lnergie sont petites. Et dans leurs zonesde recouvrement, comme les cartes de la projection deMercator, elles prdisent les mmes phnomnes. Pourtant,de mme quil nexiste aucune carte plane capable dereprsenter lintgralit de la surface terrestre, il nexisteaucune reprsentation qui permette de rendre compte desobservations physiques dans toutes les situations.

    Carte du monde. Il se peut que plusieurs thories quise recouvrent soient ncessaires la reprsentation delUnivers tout comme il faut plusieurs cartes qui se

  • recouvrent pour reprsenter la Terre.

    Nous dcrirons galement comment la M-thorie peutapporter des rponses la question de la Cration. Pour elle,non seulement notre Univers nest pas unique, mais denombreux autres ont t crs partir du nant, sans que leurcration ne require lintervention dun tre surnaturel oudivin. Ces univers multiples drivent de faon naturelle deslois de la physique. Ils reprsentent une prdictionscientifique. Chaque univers a de nombreuses histoirespossibles et peut occuper un grand nombre dtats diffrentslongtemps aprs sa cration, mme aujourdhui. Cependant, lamajorit de ces tats ne ressemblent en rien lUnivers quenous connaissons et ne peuvent contenir de forme de vie.Seule une poigne dentre eux permettraient des craturessemblables nous dexister. Ainsi, notre simple prsenceslectionne dans tout lventail de ces univers seulement ceuxqui sont compatibles avec notre existence. Malgr notre tailleridicule et notre insignifiance lchelle du cosmos, voil quifait de nous en quelque sorte les seigneurs de la cration.

    Pour accder une comprhension en profondeur delUnivers, il nous faut non seulement connatre comment lesunivers se comportent, mais encore pourquoi.

    Pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien ?Pourquoi existons-nous ?Pourquoi ces lois particulires et pas dautres ?

    Cest l la Question Ultime de la Vie, de lUnivers et deTout, laquelle nous essaierons de rpondre dans cet ouvrage. linverse de la rponse apporte dans le Guide du voyageurgalactique de Douglas Adams, la ntre ne sera pas

  • simplement : 42.

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    LE RGNE DE LA LOI

  • Skoll sappelle le loupQui traquera la LuneJusqu labri des forts ;Et lautre est Hati, aussi fils de Hridvitnir,qui pourchassera le Soleil.

    GRMNISML , Ancienne Edda

    Dans la mythologie viking, les loups Skoll et Hatipourchassent le Soleil et la Lune. Chaque fois quils attrapentlun des deux astres, une clipse se produit. Les habitants de laTerre se prcipitent alors au secours du Soleil ou de la Lune enfaisant autant de bruit que possible dans lespoir deffrayer lesloups. Dautres cultures ont donn naissance des mythesanalogues. Pourtant, au bout dun certain temps, on aremarqu que le Soleil et la Lune rapparaissaient aprslclipse, quon ait ou non cri ou tap sur des objets. On agalement not que les clipses ne se produisaient pas de faonalatoire, mais selon des schmas rguliers et rptitifs. Dansle cas des clipses lunaires, ces schmas taient suffisammentclairs pour que les Babyloniens puissent les prdire avecprcision mme sans comprendre que ctait la Terre quibloquait la lumire du Soleil. Les clipses solaires, visibles surTerre uniquement dans un couloir de 50 kilomtres de large,taient quant elles plus difficiles prvoir. Pourtant, une foisleurs schmas dchiffrs, il apparut clairement que les clipsesne dpendaient pas des caprices dtres surnaturels, maisquelles taient rgies par des lois.

    Malgr ces premiers succs dans la prdiction dumouvement des corps clestes, la plupart des phnomnesnaturels paraissaient imprvisibles aux yeux de nos anctres.Les ruptions volcaniques, les tremblements de terre, les

  • temptes, les pidmies tout comme les ongles incarns leursemblaient dnus de toute cause ou rgularit claire. Auxtemps anciens, il semblait normal dattribuer ces soubresautsde la nature des divinits malicieuses ou malfiques et lescalamits taient souvent le signe dune offense faite auxdieux. Ainsi, vers 5600 av. J.-C., le volcan du mont Mazamadans lOregon entra en ruption, dversant sur la rgion unepluie de lave et de cendres brlantes pendant plusieurs anneset entranant les pluies incessantes qui allaient finir par formerle lac aujourdhui appel Crater Lake. Or il existe une lgendechez les Indiens Klamath qui rapporte fidlement tous lesdtails gologiques de cet vnement, mais qui lui ajoute unetouche dramatique en faisant dun homme la cause de cettecatastrophe. La propension au sentiment de culpabilit esttelle chez lhomme que, quoi quil arrive, il trouve toujours unefaon de faire retomber la faute sur lui-mme. Selon lalgende, donc, Llao, qui rgnait sur le Monde den bas, futsubjugu par la beaut de la fille du chef Klamath et en tombaamoureux. Celle-ci layant repouss, pour se venger, il tentade dtruire les Klamath par le feu. Heureusement, toujoursselon la lgende, Skell, qui rgnait sur le Monde den haut, pritles humains en piti et sopposa son homologue souterrain.Llao, bless, retourna sous terre dans le mont Mazama,laissant derrire lui un trou bant, ce cratre qui allait plustard former un lac.

  • clipse. Les anciens ne savaient pas ce qui causait lesclipses, mais ils avaient remarqu la rgularit de leursapparitions.

    Ignorants des voies de la nature, les peuples des tempsanciens ont ainsi invent des dieux pour rgir tous les aspectsde leur existence. Des dieux de lamour et de la guerre, desdieux du Soleil, de la Terre et du Ciel, des dieux des ocans etdes fleuves, de la pluie et des temptes, et mme destremblements de terre et des volcans. Quand ils taientsatisfaits, ils accordaient aux hommes une mto clmente ouune existence paisible et leur pargnaient catastrophesnaturelles et maladies. Dans le cas contraire, le courroux divinse traduisait par autant de scheresses, de guerres oudpidmies. Sans possibilit de saisir le lien naturel entre

  • cause et effet, lhumanit tait la merci de ces dieuxapparemment impntrables. Tout a commenc changer il ya environ 2 600 ans, avec Thals de Milet (vers 624-546av. J.-C.). Lide est alors apparue que la nature obissait des principes que lon pouvait dchiffrer. Cest ainsi quadbut le long cheminement qui allait voir les dieux et leurrgne progressivement supplants par un univers gouvernpar des lois, un univers dont la cration suivait un schma quelon pourrait un jour comprendre.

    lchelle de lhistoire humaine, la recherche scientifiqueest une dcouverte trs rcente. Notre espce, Homo sapiens,est apparue en Afrique subsaharienne, vers 200 000 av. J.-C.Lcriture ne date que de 7 000 av. J.-C. environ. On la doitaux socits agricoles cultivant les crales. (Certaines desplus anciennes inscriptions dcrivent ainsi la rationquotidienne de bire que pouvait recevoir chaque citoyen.) Lespremiers crits de la Grce antique remontent au IXe sicleav. J.-C., mais cette civilisation na atteint son apoge, durantla priode dite classique , que plusieurs sicles plus tard, unpeu avant 500 av. J.-C. Selon Aristote (384-322 av. J.-C.),cest vers cette poque que Thals a pour la premire foisdvelopp lide que le monde tait comprhensible et que lesvnements complexes survenant autour de nous pouvaientse rduire des principes plus simples et sexpliquer sansquon doive recourir la mythologie ou la thologie.

    Bien que sa prcision ft sans doute due la chance, onattribue Thals la premire prdiction dune clipse solaireen 585 av. J.-C. Faute davoir laiss une trace crite, Thalsdemeure dans lhistoire comme un personnage aux contoursflous, dont la demeure tait lun des centres intellectuels delIonie. Celle-ci, colonise par les Grecs, a exerc une influencede la Turquie lItalie. La science ionienne, caractrise par undsir puissant de mettre au jour les lois fondamentales sous-

  • tendant les phnomnes naturels, a reprsent une tapemajeure dans lhistoire des ides. Son approche rationnelledonnait des rsultats tonnamment analogues aux conclusionsissues de nos mthodes actuelles, qui sont pourtant bien plussophistiques. Cest vraiment l que tout a commenc.Cependant, travers les sicles, une grande partie de lascience ionienne allait tre perdue pour tre ensuiteredcouverte ou rinvente, parfois mme plusieurs fois.

    Selon la lgende, la premire formulation mathmatique dece que lon pourrait appeler une loi de la nature remonte unIonien nomm Pythagore (vers 580-490 av. J.-C.), clbreaujourdhui pour le thorme qui porte son nom : le carr delhypotnuse dun triangle rectangle (le ct le plus long) estgal la somme des carrs des deux autres cts. Pythagoreaurait galement dcouvert les relations entre la longueur descordes des instruments de musique et les accordsharmoniques des sons produits. Aujourdhui, on dirait que lafrquence le nombre de vibrations par seconde dunecorde vibrante tension donne est inversementproportionnelle sa longueur. Cela explique en pratiquepourquoi les cordes des guitares basses sont plus longues quecelles des guitares normales. Pythagore na sans doute pasdcouvert cette relation pas plus quil na trouv le thormequi porte son nom , mais on sait que la relation entrelongueur de corde et tonalit tait connue lpoque. Si cestvrai, on est l en prsence de la premire expression de cequon nomme aujourdhui la physique thorique.

  • Ionie. Les savants de lIonie antique furent presque lesseuls expliquer les phnomnes naturels au travers delois de la nature plutt que par des mythes ou lathologie.

    Hormis la loi pythagoricienne des cordes, les seules loisphysiques connues dans lAntiquit taient les trois lois quedtaille Archimde (287-212 av. J.-C.), qui fut de loin le plusgrand des physiciens de cette poque : la loi du levier, lapousse dArchimde et la loi de la rflexion. Dans laterminologie moderne, la loi du levier dit que de petites forcespeuvent soulever de grands poids car le levier amplifie la forceproportionnellement au rapport des distances au pointdappui. Selon la pousse dArchimde, tout corps plong dans

  • un fluide reoit une pousse verticale de bas en haut gale aupoids du fluide dplac. Enfin, la loi de la rflexion nonce quelangle entre un rayon lumineux et un miroir est gal langleentre ce mme miroir et le rayon rflchi. Pour autant,Archimde ne les appelait pas des lois ni ne les expliquait ensappuyant sur lexprience ou lobservation. Ctaient pour luide purs thormes mathmatiques qui formaient un systmeaxiomatique trs semblable celui cr par Euclide pour lagomtrie.

    Avec lextension de linfluence ionienne, dautres savants sesont aviss que lUnivers possdait un ordre interne que lonpouvait apprhender par lobservation et le raisonnement.Ainsi Anaximandre (vers 610-546 av. J.-C.), ami et sans doutedisciple de Thals, a remarqu que, les nouveau-ns humainstant sans dfense, le premier homme apparu sur Terrenaurait pu survivre sil avait t un nouveau-n. bauchantainsi la premire thorie de lvolution, Anaximandre a doncaffirm que lhumanit avait d voluer partir danimauxdont les petits taient plus rsistants. En Sicile, Empdocle(vers 490-430 av. J.-C.) a tudi un instrument appelclepsydre. Parfois utilise comme louche, elle tait constituedune sphre ouverte dans sa partie suprieure et perce detrous dans sa partie infrieure. Immerge, celle-ci seremplissait deau et, si lon recouvrait sa partie suprieure, onpouvait la sortir hors de leau sans que cette dernire scoulepar les trous. Empdocle avait par ailleurs remarqu que silon recouvrait la sphre avant de limmerger, alors celle-ci nese remplissait pas. Par le raisonnement, il en a dduit quequelque chose dinvisible empchait leau de pntrer par lestrous : il avait ainsi dcouvert la substance que nous appelonsair.

    peu prs la mme poque, dans une colonie ionienne dunord de la Grce, Dmocrite (vers 460-370 av. J.-C.) sest

  • demand ce qui se passerait si on cassait ou dcoupait un objeten morceaux. Selon lui, il tait impossible de poursuivre ceprocessus indfiniment. Son postulat tait au contraire quetoute chose, y compris les tres vivants, tait compose departicules fondamentales que lon ne pouvait couper oudcomposer. Il a nomm ces particules atomes, du grec quelon ne peut couper . Dmocrite pensait que tout phnomnematriel tait le produit de la collision de ces atomes. Dans savision, baptise atomisme, tous les atomes se dplaaient danslespace, et ce, indfiniment sils ntaient pas perturbs. Cettenotion est connue aujourdhui sous le nom de loi dinertie.

    Mais cest Aristarque de Samos (vers 310-230 av. J.-C.),lun des derniers savants ioniens, qui a rvolutionn notreconception du monde en avanant le premier que nous nesommes que des habitants ordinaires de lUnivers et non destres spciaux qui vivraient en son centre. Un seul de sescalculs est parvenu jusqu nous, une analyse gomtriquecomplexe ralise partir dobservations minutieuses qui luiont permis de dterminer la taille de lombre porte de laTerre pendant une clipse de Lune. Il en a conclu que le Soleildevait tre beaucoup plus grand que la Terre. Considrantsans doute que les petits objets doivent tourner autour desgros et non linverse, il a t le premier soutenir que laTerre, loin dtre le centre de notre systme plantaire, nestquune des plantes orbitant autour du Soleil, beaucoup plusimposant. Mme sil y avait encore un pas pour passer de cetteide celle dun Soleil qui naurait quant lui non plus rien departiculier, cela na pas empch Aristarque de suspecter queles autres toiles qui brillaient dans la nuit ntaient en fait quedes soleils lointains.

    Les Ioniens ne reprsentaient que lune des nombreusescoles philosophiques de la Grce antique, chacune dellestant porteuse de traditions diffrentes et souvent

  • contradictoires. Malheureusement, linfluence qua exerce laconception ionienne de la nature une nature rgie par deslois gnrales que lon peut ramener un ensemble deprincipes simples na dur que quelques sicles. Cest enpartie d ce que les thories ioniennes ne semblaientaccorder aucun espace au libre arbitre, la volont ou lintervention des dieux dans les affaires du monde. Celaconstituait aux yeux de nombreux penseurs grecs, comme beaucoup de gens aujourdhui, une lacune tonnante etprofondment drangeante. Le philosophe picure (341-270av. J.-C.) sest ainsi oppos latomisme arguant quil vautmieux croire en des dieux mythiques plutt qutrelesclave des philosophes naturalistes . Aristote a lui aussirfut les atomes, ne pouvant accepter que les tres humainsfussent constitus dobjets inanims. Lide ionienne dununivers non anthropocentrique a constitu une tape dcisivedans notre comprhension du cosmos. Elle a pourtant tabandonne pour ntre reprise et accepte quavec Galile,prs de vingt sicles plus tard.

    Malgr toute linspiration dont ont fait preuve les penseursgrecs de lAntiquit dans leurs spculations sur la nature, laplupart de leurs ides ne passeraient pas aujourdhui le filtrede la science moderne. En premier lieu, dpourvues dedmarche scientifique, leurs thories ntaient pas prvuespour tre testes exprimentalement. Ainsi, si un savantaffirmait quun atome se dplaait en ligne droite jusqu enrencontrer un autre, tandis que, pour un autre, il se dplaaiten ligne droite jusqu rencontrer un cyclope, aucune mthodeobjective ne permettait de les dpartager. De plus, aucunesparation claire ntait faite entre lois humaines et loisphysiques. Au Ve sicle av. J.-C., Anaximandre a nonc parexemple que toute chose mane dune substance primaire et yretourne, sous peine de devoir sacquitter dune amende etde pnalits pour cette iniquit . Pour le philosophe ionien

  • Hraclite (vers 535-475 av. J.-C.), le Soleil tait pourchasspar la desse de la justice quand il dviait de sa course. Il afallu attendre plusieurs sicles pour que les philosophesstociens, une cole fonde autour du IIIe sicle av. J.-C.,distinguent les statuts humains des lois naturelles tout enincluant dans ces dernires des rgles de conduite quilsconsidraient universelles comme la vnration des dieux oulobissance ses parents. linverse, il leur arrivait souventde dcrire les processus physiques en termes juridiques : unecontrainte devait sexercer sur les objets pour quils obissent aux lois mme si ces derniers taient inanims. Ilest dj difficile de contraindre les individus suivre le code dela route, alors essayez de convaincre un astrode de suivreune ellipse !

    Cette tradition a continu dinfluencer pendant denombreux sicles les penseurs qui ont succd aux Grecs. AuXIIIe sicle, le philosophe chrtien Thomas dAquin (vers1225-1274), adoptant ce point de vue, sen est servi pourdmontrer lexistence de Dieu en ces termes : Il est clair que[les corps inanims] natteignent pas leur but par hasard maisen raison dune intention []. Il existe par consquent un treintelligent qui ordonne tout dans la nature selon son but. Mme au XVIe sicle, le grand astronome allemand JohannesKepler (1571-1630) pensait que les plantes taient dotesdune perception sensible leur permettant de suivreconsciemment les lois du mouvement que leur esprit apprhendait.

    Cette volont de croire en une obissance intentionnelleaux lois naturelles traduit lintrt que portaient les anciens aupourquoi plutt quau comment du fonctionnement deschoses. Aristote, lun des principaux dfenseurs de cetteapproche, rejetait ainsi lide dune science essentiellementfonde sur lobservation, sachant quil tait de toute faon trs

  • difficile de procder des mesures et des calculsmathmatiques prcis cette poque. De fait, la numrotationen base dix que nous trouvons si pratique en arithmtique futintroduite aux environs de lan 700 ap. J.-C. par les Hindous,qui allaient plus tard en faire un formidable instrument. Lesabrviations des signes plus et moins remontent au XVe sicle.Quant au signe gal ou aux horloges permettant de mesurer letemps la seconde prs, il fallut attendre le XVIe sicle pourpouvoir en disposer.

    Pour autant, aux yeux dAristote, ni les mesures ni lescalculs ne constituaient un frein llaboration dune physiquecapable de prdictions quantitatives. Ils lui paraissaient mmesuperflus, et il prfrait sappuyer sur des principes pourconstruire une science physique intellectuellementsatisfaisante. cartant les faits qui lui dplaisaient, il sefforaitde dterminer la cause des phnomnes tudis sans accordertrop dattention aux mcanismes mis en uvre, najustant sesconclusions que lorsque lcart avec la ralit tait tropflagrant pour tre ignor. Mme ces ajustements taientrarement autre chose que des explications ad hoc destines rafistoler les contradictions. Ainsi, quel que ft lcart entre sathorie et la ralit, il pouvait toujours corriger la premireafin de rsoudre en apparence le conflit. Dans sa thorie dumouvement par exemple, les corps pesants chutaient unevitesse constante proportionnelle leur poids. Pour expliquerlvidente acclration des corps en chute libre, il a invent unnouveau principe selon lequel ceux-ci progressaient avec plusdallant lorsquils sapprochaient de leur point dquilibrenaturel. Voil un principe qui semble aujourdhui saccorderplus la description de certaines personnes quaux objetsinanims. En dpit de leur faible qualit prdictive, les thoriesdAristote nen ont pas moins domin la science occidentalependant prs de deux mille ans.

  • Les successeurs chrtiens des Grecs repoussaient lidedun univers rgi par des lois naturelles aveugles, tout commeils rejetaient celle dun univers o lhomme noccuperait pasune place privilgie. Malgr labsence dun systmephilosophique cohrent et unique, il tait communment admisau Moyen ge que lUnivers tait le jouet de Dieu, et la religiontait considre comme un sujet dtude bien plus intressantque les phnomnes naturels. Ainsi, en 1277, lvque de ParisEtienne Tempier, sur instruction du pape Jean XXI, a publiun recueil de 219 erreurs ou hrsies condamnables. Parmicelles-ci figurait la croyance que la nature suit des lois car ellecontredisait lomnipotence de Dieu. Par une ironie du sort,cest une loi physique, celle de la gravitation, qui a tu le papeJean quelques mois plus tard lorsque le toit de son palais sesteffondr sur lui.

  • Il a fallu attendre le XVIIe sicle pour voir merger laconception moderne dune nature gouverne par des lois.Kepler semble avoir t le premier savant apprhender lasignification moderne du terme, mme sil conservait, commenous lavons vu, une vision animiste des objets physiques.Galile (1564-1642) na presque jamais utilis le mot loi dans son uvre scientifique (bien que ce terme apparaissedans certaines traductions). Quil lait ou non employ, il acependant dcouvert un grand nombre de lois et sest faitlavocat de principes essentiels tels que lobservation commefondement de la science et la mise au jour de relationsquantitatives dans les phnomnes physiques comme objectifultime. Mais cest Ren Descartes (1596-1650) qui, le premier,a formul explicitement et rigoureusement le concept de loisde la nature dans son acception moderne.

    Selon Descartes, tous les phnomnes physiques pouvaientsexpliquer par des collisions de masses mobiles, lesquellestaient gouvernes par trois lois, prcurseurs des clbres loisde la dynamique de Newton. Elles sappliquaient en tous lieuxet en tout temps. Ses crits prcisent explicitement que lasoumission ces lois nimpliquait en rien que ces corps mobilesfussent dots dintelligence. Cest galement Descartes qui acompris limportance de ce que lon appelle aujourdhui les conditions initiales . Celles-ci dcrivent ltat dun systmeau dbut de lintervalle de temps o lon opre des prdictions.Une fois ces conditions initiales prcises, les lois physiquespermettent de dterminer lvolution ultrieure du systme. linverse, en labsence de ces conditions, cette volution nepeut tre spcifie. Si, par exemple, un pigeon lche quelquechose, les lois de Newton permettent de dterminer latrajectoire de cette chose. videmment, le rsultat risquedtre trs diffrent si, linstant initial, le pigeon est pos surun fil tlphonique ou bien sil vole 30 kilomtres/heure. Silon veut pouvoir appliquer les lois de Newton, il faut connatre

  • ltat du systme au dpart ou bien un instant donn de sonexistence. (Il est alors galement possible dutiliser ces loispour remonter le cours de son histoire.)

    Ce renouveau de la foi en lexistence de lois gouvernant lanature sest accompagn de nouvelles tentatives pourrconcilier ces mmes lois avec le concept de Dieu. SelonDescartes, si Dieu pouvait modifier la vracit ou la fausset depropositions thiques ou de thormes mathmatiques, il nepouvait en revanche changer la nature. Dieu rgissait les loisde la nature sans pouvoir les choisir car elles taient les seulespossibles. Pour contourner ce qui pouvait apparatre commeune restriction du pouvoir divin, Descartes prtendait que ceslois taient inaltrables car elles taient le reflet de la natureintrinsque de Dieu. Mais, mme dans ce cas, Dieu navait-ilpas la possibilit de crer une varit de mondes diffrents,chacun correspondant des conditions initiales diffrentes ?Encore non, rpondait Descartes. Daprs lui,indpendamment de lordonnancement de la matire lacration de lUnivers, lvolution devait dboucher sur unmonde en tous points identique au ntre. Son intime convictiontait quaprs avoir cr le monde, Dieu lavait abandonn lui-mme.

    Cest un point de vue semblable ( quelques exceptionsprs) qua adopt Isaac Newton (1643-1727). Grce lui, leconcept de loi scientifique sest rpandu dans son acceptionmoderne, avec ses trois lois de la dynamique et sa loi de lagravitation qui rendaient compte des orbites de la Terre, de laLune et des plantes, et qui expliquaient des phnomnescomme les mares. La poigne dquations quil a laboresalors est encore enseigne aujourdhui, de mme que le cadremathmatique complexe qui en dcoule. Elles servent chaquefois quun architecte dessine un immeuble, quun ingnieurconoit un vhicule ou quun physicien calcule la trajectoire

  • dune fuse vers Mars. Comme la crit le pote AlexandrePope :

    Dans la nuit se cachaient la Nature et ses lois :Dieu dit, Que Newton soit ! et la lumire fut.

    La plupart des scientifiques aujourdhui dfiniraient une loide la nature comme une rgle tablie par lobservation dunergularit, permettant dnoncer des prdictions quidpassent les situations immdiates les engendrant. Parexemple, on peut remarquer que le Soleil se lve lest chaquejour de notre vie et sen servir pour formuler la loi : Le Soleilse lve toujours lest. Cette gnralisation, qui dpasse lasimple observation dun lever de Soleil, avance des prdictionsvrifiables. linverse, une affirmation du type : Lesordinateurs du bureau sont noirs nest pas une loi de lanature, car elle se rfre exclusivement aux ordinateursactuels du bureau et ne permet pas de prdire que si monbureau achte un nouvel ordinateur, alors il sera noir .

    Encore aujourdhui, les philosophes dissertent lenvi surlacception moderne du terme loi de la nature , questionplus subtile quil ny parat de prime abord. Le philosophe JohnW. Carroll sest attach par exemple comparer laffirmation : Toutes les sphres en or font moins dun kilomtre dediamtre , laffirmation : Toutes les sphres enuranium 235 font moins dun kilomtre de diamtre. Notreexprience du monde nous dit quil nexiste aucune sphre enor dun kilomtre de diamtre et quil ny en aura sans doutejamais. Pourtant, rien ne nous dit quil ne pourrait pas y enavoir. Par consquent, cette affirmation ne peut treconsidre comme une loi. linverse, laffirmation : Toutesles sphres en uranium 235 font moins dun kilomtre dediamtre peut tre considre comme une loi de la nature,car la physique nuclaire enseigne quune sphre

  • duranium 235 dun diamtre de plus de vingt centimtresenviron sautodtruirait dans une explosion nuclaire. Ainsi,nous pouvons tre certains quune telle sphre nexiste pas (etquil serait trs dconseill den fabriquer une !). Une telledistinction est importante car elle illustre que toutes lesgnralisations possibles ne peuvent tre considres commedes lois de la nature et que la plupart de ces derniresparticipent dun systme interconnect de lois qui est pluslarge.

    En science moderne, les lois de la nature sexprimentcouramment en langage mathmatique. Elles peuvent treexactes ou approches, mais elles ne doivent souffrir aucuneexception sinon de faon universelle, tout du moins dans uncadre de conditions bien dfinies. Ainsi, on sait aujourdhuiquil faut modifier les lois de Newton pour les objets qui sedplacent des vitesses proches de celle de la lumire. Nousles appelons pourtant des lois car elles sappliquent, au moinsen trs bonne approximation, aux situations du quotidien pourlesquelles les vitesses sont trs infrieures celle de lalumire.

    Ainsi donc, si la nature est gouverne par des lois, troisquestions se posent :

    1. Quelle est lorigine de ces lois ?2. Admettent-elles des exceptions, autrement dit des

    miracles ?3. Existe-t-il un seul ensemble de lois possibles ?

    Les scientifiques, philosophes, thologiens ont tentdapporter diverses rponses ces questionnementsimportants. La rponse traditionnelle la premire question donne par Kepler, Galile, Descartes et Newton est que ces

  • lois sont luvre de Dieu. Toutefois, cela revient simplement dfinir celui-ci comme une personnification des lois de lanature. moins de le doter dattributs supplmentaires,comme dans lAncien Testament, recourir lui pour rpondre cette question revient substituer un mystre un autre.Donc, si on recourt Dieu pour la premire question, cest ladeuxime que surgit le point crucial : existe-t-il des miracles,cest--dire des exceptions aux lois ?

    Cette deuxime question a suscit des rponsesextrmement tranches. Platon et Aristote, les deux auteursles plus influents de la Grce antique, soutenaient que les loisne peuvent souffrir dexceptions. Si lon sen tient aux critsbibliques, en revanche, alors non seulement Dieu a cr leslois, mais on peut aussi par la prire le supplier de faire desexceptions de gurir des malades en phase terminale, destopper les scheresses ou encore de rintroduire le croquetcomme discipline olympique. linverse de la vision deDescartes, presque tous les penseurs chrtiens soutiennentque Dieu est capable de suspendre lapplication des lois afindaccomplir des miracles. Mme Newton croyait une sorte demiracle. Il pensait que, si lattraction gravitationnelle duneplante pour une autre perturbait les orbites, cela les rendaitinstables. Les perturbations croissaient dans le temps etaboutissaient ce quune des plantes plonge dans le Soleil ousoit expulse du systme solaire. Dans son ide, Dieu devaitdonc rgulirement rinitialiser les orbites, ou encore remonter lhorloge cleste . Pierre-Simon, marquis deLaplace (1749-1827), plus connu sous le nom de Laplace,soutenait au contraire que les perturbations ne se cumulaientpas mais taient priodiques, cest--dire caractrises pardes cycles. Le systme solaire se rinitialisait tout seul enquelque sorte, sans quaucune intervention divine ne soitncessaire pour expliquer sa survie jusqu aujourdhui.

  • Cest Laplace que lon attribue le plus souvent la premireformulation claire du dterminisme scientifique : si lon connatltat de lUnivers un instant donn, alors son futur et sonpass sont entirement dtermins par les lois physiques. Celaexclut toute possibilit de miracle ou dintervention divine. Ledterminisme scientifique ainsi formul par Laplace est larponse du savant moderne la question 2. Cest, en fait, lefondement de toute la science moderne et lun des principesessentiels qui sous-tendent cet ouvrage. Une loi scientifiquenen est pas une si elle vaut seulement en labsence duneintervention divine. On rapporte que Napolon, ayantdemand Laplace quelle tait la place de Dieu dans sonschma du monde, reut cette rponse : Sire, je nai pasbesoin de cette hypothse.

    Les hommes vivant dans lUnivers et interagissant avec lesautres objets qui sy trouvent, le dterminisme scientifiquedoit galement sappliquer eux. Nombreux sont cependantceux qui, tout en admettant que le dterminisme scientifiquergit les processus physiques, voudraient faire une exceptionpour le comportement humain en raison de lexistencesuppose du libre arbitre. Ainsi Descartes, afin de prserver celibre arbitre, affirmait-il que lesprit humain diffrait dumonde physique et nobissait pas ses lois. Selon lui, toutepersonne tait compose de deux ingrdients, un corps et uneme. Tandis que les corps ntaient rien dautre que desmachines ordinaires, les mes chappaient, elles, la loiscientifique. Descartes, fru danatomie et de physiologie,tenait un petit organe situ au centre du cerveau, la glandepinale, pour le sige de lme. Selon lui, toutes nos pensesprenaient naissance dans cette glande qui tait la source denotre libre arbitre.

    Les hommes possdent-ils un libre arbitre ? Si cest le cas, quel moment est-il apparu dans larbre de lvolution ? Les

  • algues vertes ou les bactries en possdent-elles ou bien leurcomportement est-il automatique, entirement gouvern parles lois scientifiques ? Ce libre arbitre est-il lapanage des seulsorganismes multicellulaires ou bien des seuls mammifres ?On peut croire que le chimpanz fait preuve de libre arbitrelorsquil choisit dattraper une banane, ou encore le chat quandil lacre votre divan, mais quen est-il du ver nmatodeCaenorhabditis elegans crature rudimentaire compose de959 cellules ? Probablement ne pense-t-il jamais : Ae, cestsans doute cette salet de bactrie que jai avale hier soir ,bien quil ait certainement des prfrences alimentaires qui leconduisent, en fonction de son exprience, se contenter dunrepas peu apptissant ou bien creuser pour trouver mieux.Dans ce cas, exerce-t-il son libre arbitre ?

    Bien que nous pensions dcider de nos actions, notreconnaissance des fondements molculaires de la biologie nous

  • montre que les processus biologiques sont galementgouverns par les lois de la physique et de la chimie, et quilssont par consquent aussi dtermins que les orbites desplantes. Des expriences menes rcemment enneurosciences viennent nous conforter dans lide que cestbien notre cerveau physique qui dtermine nos actions en seconformant aux lois scientifiques connues, et non quelquemystrieuse instance qui serait capable de sen affranchir. Unetude ralise sur des patients oprs du cerveau en restantconscients a ainsi pu montrer quon peut susciter chez ceux-cile dsir de bouger une main, un bras ou un pied, ou encorecelui de remuer les lvres et de parler. Il est difficiledimaginer quel peut tre notre libre arbitre si notrecomportement est dtermin par les lois physiques. Il sembledonc que nous ne soyons que des machines biologiques et quenotre libre arbitre ne soit quune illusion.

    Pour autant, mme si le comportement humain esteffectivement dtermin par les lois de la nature, notrecomprhension est laboutissement dun processus tellementcomplexe et dpendant de tant de variables quil en devientimpossible prdire. Il nous faudrait pour cela connatre ltatinitial de chacune des milliards de milliards de milliards demolcules composant le corps humain et rsoudre peu prsautant dquations. Cela demanderait plusieurs milliardsdannes, ce qui est un poil long, surtout si le but est dviterun poing qui vous arrive dans la figure.

    Pour contourner cette impossibilit pratique utiliser leslois physiques fondamentales pour prdire le comportementhumain, on a recours ce que lon appelle une thorieeffective. En physique, une thorie effective est un cadreconceptuel cr pour modliser certains phnomnes observssans en dcrire en dtail tous les processus sous-jacents. Parexemple, il nous est impossible de rsoudre dans le dtail les

  • quations qui dcrivent lensemble des interactionsgravitationnelles entre chaque atome dune personne etchaque atome de la Terre. Dans la pratique, on se contente dersumer la force gravitationnelle entre une personne et laTerre par le biais de quelques nombres tels que la masse de lapersonne. De mme, comme nous ne pouvons rsoudre lesquations qui gouvernent le comportement des atomes etmolcules complexes, nous avons dvelopp une thorieeffective baptise chimie qui nous explique comment secomportent ces atomes et molcules lors de ractionschimiques, sans entrer dans le dtail de leurs interactions.Pour ce qui est des individus, puisque nous ne pouvonsrsoudre les quations qui dterminent notre comportement,nous faisons appel une thorie effective qui les dote dunlibre arbitre. Ltude de la volont et du comportement qui endcoule forme la science qui porte le nom de psychologie.Lconomie est galement une thorie effective fonde sur lanotion de libre arbitre et sur la maximisation suppose de lasatisfaction des individus en fonction de leurs choix. Les succsprdictifs de cette thorie effective sont relativementmodestes car, comme nous le savons, nos dcisions sontsouvent irrationnelles ou encore fondes sur une analyseimparfaite des consquences de ces dernires, ce qui expliquepourquoi le monde est un tel foutoir.

    La troisime question pose le problme de lunicit des loisqui dterminent le comportement de lUnivers et de lhomme.Si votre rponse la premire question est que Dieu a cr leslois de la nature, cette question revient demander : Dieuavait-il une quelconque latitude en choisissant ces lois ?Aristote et Platon pensaient tous deux, linstar de Descarteset plus tard dEinstein, que les principes de la nature sont issusde la ncessit , car ils sont les seuls sarticuler pourformer une construction logique. Cette croyance dans lalogique comme origine des lois de la nature a conduit Aristote

  • et ses disciples penser que lon pouvait dduire ces loissans vraiment tudier le fonctionnement de la nature. Si lon yajoute une proccupation principalement centre sur lepourquoi du fait que les objets suivent des lois plutt que surle dtail de ces mmes lois, on comprend que cette dmarcheait pour lessentiel abouti des lois qualitatives souventerrones ou tout le moins peu utiles. Elles nen ont pas moinsdomin la pense scientifique pendant de nombreux sicles. Cenest que bien plus tard que Galile sest aventur contesterlautorit dAristote et observer ce que faisait vraiment lanature plutt que ce que la raison pure lui dictait.

    Le dterminisme scientifique, dans lequel cet ouvragetrouve ses racines, rpond la question 2 en affirmant quilnexiste ni miracles ni exceptions aux lois de la nature. Nousapprofondirons plus loin les questions 1 et 3 qui portent surlorigine des lois et leur unicit. Mais pour linstant, au cours duchapitre qui vient, nous allons nous pencher sur ce quedcrivent ces lois. La plupart des scientifiques vous dirontquelles sont le reflet mathmatique dune ralit externe quiexiste indpendamment de lobservateur. Mais mesure quenous interrogeons notre faon dobserver et de conceptualiserle monde qui nous entoure, nous nous heurtons la questionsuivante : avons-nous vraiment raison de penser quil existeune ralit objective ?

  • 3

    QUEST-CE QUE LA RALIT ?

  • Il y a de cela quelques annes, en Italie, le conseil municipal

    de Monza a promulgu un arrt interdisant aux possesseursde poissons rouges de conserver ces derniers dans des bocauxsphriques au motif quil tait cruel de garder un poisson dansun rcipient incurv, car on lui imposait ainsi une visiondistordue de la ralit. Mais comment savons-nous que nousavons limage vritable et non dforme de la ralit ?Pourquoi ne serions-nous pas nous-mmes dans un normebocal ? Et pourquoi notre vision ne serait-elle pas ainsi faussecomme par une norme lentille ? Certes, la ralit que peroitle poisson rouge est diffrente de la ntre, mais comment tresr quelle est moins relle ?

    Mme avec une vision diffrente de la ntre, le poissonrouge peut quand mme formuler des lois scientifiques quirgissent le mouvement des corps quil observe au travers deson bocal. Par exemple, un corps se dplaant librement etdont la trajectoire nous apparat rectiligne semblerait suivreune courbe aux yeux du poisson rouge. Pour autant, ce dernierpourrait trs bien formuler des lois scientifiques dans cerfrentiel dform qui seraient toujours vrifies et qui luipermettraient de prdire le dplacement des objets lextrieur du bocal. Ses lois seraient peut-tre pluscompliques que les ntres, mais aprs tout la simplicit estune affaire de got. Si le poisson rouge formulait une tellethorie, nous serions alors obligs dadmettre sa vision commeune image valable de la ralit.

    Un exemple clbre dune mme ralit dcrite par desimages diffrentes nous est fourni par le modle de Ptolme(vers 85-165 ap. J.-C.). Ce modle, introduit vers lan 150 denotre re pour dcrire le mouvement des corps clestes, a tpubli dans un trait en treize volumes connu sous son titrearabe, lAlmageste. Celui-ci dbute en dtaillant les raisons qui

  • autorisent penser que la Terre est ronde, immobile, situe aucentre de lUnivers et de taille ngligeable compare sadistance aux cieux. Malgr Aristarque et son modlehliocentrique, cette vision tait partage par une majorit dela population grecque duque depuis Aristote. Pour desraisons mystiques, on pensait que la Terre devait occuper lecentre de lUnivers. Dans le modle de Ptolme, la Terre taitimmobile et les plantes ainsi que les toiles se mouvaientautour delle en suivant des orbites compliques, despicyclodes, trajectoires que lon obtient en faisant tournerune roue lintrieur dune autre roue.

    Ce modle semblait tout fait naturel vu que lon ne sentpas la Terre bouger sous nos pieds (sauf pendant lestremblements de terre ou les motions intenses). Plus tard,propages par les crits grecs qui constituaient la base delenseignement en Europe, les ides dAristote et de Ptolmeont fond la pense occidentale. Le modle de Ptolme a ainsit adopt par lglise catholique et a tenu lieu de doctrineofficielle pendant prs de quatorze sicles. Il a fallu attendre1543 pour que Copernic propose un modle concurrent danss o n De revolutionibus orbium coeslestium (Sur lesrvolutions des sphres clestes), qui a t publi moins dunan avant sa mort bien quil et travaill sur sa thorie pendantplusieurs dizaines dannes.

  • Lunivers selon Ptolme. Dans la vision dePtolme, nous occupions le centre de lUnivers.

    Copernic, tout comme Aristarque quelque dix-sept siclesplus tt, dcrivait un monde dans lequel les plantestournaient selon des orbites circulaires autour dun Soleilimmobile. Mme si cette ide ntait pas nouvelle, elle arencontr une rsistance farouche. On a soutenu que le modlecopernicien contredisait la Bible dans laquelle, selonlinterprtation en vigueur, les plantes tournaient autour dela Terre mme si cette affirmation ny figurait pas de faonclaire. Et pour cause : lpoque o la Bible avait t crite, on

  • pensait que la Terre tait plate. Le modle copernicien adclench une vive controverse portant sur la situation de laTerre, controverse dont le procs de Galile en 1633 pourhrsie a constitu le point culminant. Galile a t jug pouravoir dfendu ce modle et affirm quon peut dfendre ettenir pour probable une opinion mme aprs quelle a tdclare contraire aux Saintes critures . Reconnu coupable,il fut assign rsidence pour le restant de ses jours et forcde se rtracter. Lhistoire dit quil aurait murmur dans sabarbe : Eppur si muove (Et pourtant elle tourne). En 1992,lglise catholique romaine a en dfinitive reconnu que lacondamnation de Galile avait t une erreur.

    Finalement, lequel des deux systmes est rel, celui dePtolme ou celui de Copernic ? Il est faux de prtendre,mme si on lentend couramment, que Copernic a invalidPtolme. Comme dans lopposition entre notre vision et celledu poisson rouge, les deux modles sont utilisables car on peuttrs bien rendre compte de nos observations des cieux ensupposant que la Terre est immobile ou bien que le Soleil estimmobile. Malgr son rle dans les controversesphilosophiques sur la nature de notre Univers, lavantage dusystme copernicien tient au fait que les quations dumouvement sont bien plus simples dans le rfrentiel danslequel le Soleil est immobile.

    Cest un genre trs diffrent de ralit alternative quenous sommes confronts dans le film de science-fiction Matrix.On y voit lespce humaine voluer sans le savoir dans uneralit virtuelle simule, cre par des ordinateurs intelligentsqui la maintiennent ainsi dans un tat de satisfaction paisibleafin daspirer lnergie biolectrique produite par les hommes(quoi que celle-ci puisse tre). Cette vision nest peut-tre passi folle vu le nombre de personnes qui prfrent djaujourdhui passer leur temps sur des sites de ralit virtuelle

  • comme Second Life. Comment savoir si nous ne sommes pasdes personnages dun soap opera informatique ? En fait, sinous vivions dans un monde de synthse, rien nobligerait lesvnements senchaner de faon logique ou cohrente, ouencore obir des lois. Les aliens nous contrlant pourraienttrouver tout aussi intressant ou amusant dobserver nosractions dans un monde o par exemple la Lune se couperaiten deux, ou dans un monde o toutes les personnes au rgimese mettraient dvelopper un amour incontrlable pour lestartes la banane. Si, en revanche, ces mmes tresappliquaient des lois cohrentes, alors rien ne nouspermettrait de deviner quune autre ralit se cache sous lasimulation. On peut aisment appeler rel le monde destres suprieurs et faux le monde de synthse. Mais, pourceux qui habiteraient le dernier, nous en loccurrence,incapables que nous serions dobserver le monde extrieur,nous naurions aucune raison de mettre en doute notre ralit.Voil une version renouvele, moderne, dun fantasmeclassique qui fait de nous des produits de limagination issus durve dun autre.

    Ces exemples nous conduisent une conclusion qui joueraun rle majeur tout au long de cet ouvrage : la ralit nexistepas en tant que concept indpendant de son image ou de lathorie qui la reprsente. Nous allons donc adopter un pointde vue baptis ralisme modle-dpendant. Dans cetteapproche, toute thorie physique ou toute image du mondeconsiste en un modle (en gnral un formalismemathmatique) et un ensemble de lois qui relient les lmentsdu modle aux observations. Cest dans ce cadre que nousinterprterons la science moderne.

    Depuis Platon, les philosophes nont cess de dbattre de lanature de la ralit. La science classique repose sur la croyancequil existe un monde extrieur rel dont les proprits sont

  • clairement dtermines et indpendantes de lobservateur quiltudie. Certains objets existent et se caractrisent par desproprits physiques comme la vitesse et la masse, qui ont desvaleurs bien dfinies. Cest ces valeurs que sattachent nosthories, nos mesures et nos perceptions lorsque nous tentonsde rendre compte de ces objets et de leurs proprits.Lobservateur et lobjet observ appartiennent tous deux aumonde qui existe de faon objective, et il serait vain dessayerdtablir une distinction entre eux. En dautres termes, si vousvoyez un troupeau de zbres en train de se battre pour uneplace de parking, cest parce quun troupeau de zbres esteffectivement en train de se battre pour une place de parking.Tout autre observateur mesurera des proprits identiques etle troupeau aura ces proprits, quun individu extrieur lesmesure ou non. En philosophie, cette doctrine porte le nom deralisme.

  • Mme si ce ralisme semble a priori attirant, nous verronsplus loin que notre connaissance de la physique moderne lerend difficilement dfendable. Les principes de la physiquequantique, qui est une description assez fidle de la nature,nous enseignent ainsi quune particule ne possde ni position nivitesse dfinie tant que celle-ci nest pas mesure par unobservateur. Il est par consquent inexact de dire quunemesure donne un certain rsultat car la quantit mesurenacquiert sa valeur qu linstant mme de la mesure. En fait,certains objets ne possdent mme pas dexistenceindpendante, mais ne sont que des composants dun toutbeaucoup plus grand. Et si la thorie baptise principeholographique se rvle correcte, nous et notre mondequadridimensionnel ne sommes peut-tre que des ombres surla frontire dun espace-temps cinq dimensions. Notre statut

  • dans lUnivers serait alors analogue celui du poisson rouge.Pour les stricts dfenseurs du ralisme, le succs mme des

    thories scientifiques est une preuve de leur aptitude reprsenter la ralit. Pourtant, plusieurs thories peuventrendre compte avec succs dun mme phnomne tout enfaisant appel des cadres conceptuels distincts. Mieux encore,il est souvent arriv quune thorie scientifique reconnue soitremplace par une autre tout aussi fructueuse bien que fondesur des conceptions de la ralit totalement nouvelles.

    On appelle traditionnellement les opposants au ralismedes antiralistes. Ces derniers postulent une distinction entreconnaissance empirique et connaissance thorique. Lesobservations et les expriences sont considres par euxcomme utiles, mais les thories ne sont rien dautre que desinstruments napportant aucune vrit plus profonde sur lesphnomnes tudis. Certains ont mme suggr de necantonner la science quaux observations. Ainsi nombreux sontceux qui, au XIXe sicle, ont rejet lide datome au motifquon ne pourrait jamais en voir. George Berkeley (1685-1753) est mme all jusqu prtendre que rien nexistehormis lesprit et les ides. On raconte quun de ses amis luiayant affirm quon ne pouvait rfuter les ides de Berkeley, ledocteur Samuel Johnson, crivain et lexicographe anglais(1709-1784), se dirigea vers une grosse pierre et shootadedans, avant de dclarer : Je rfute donc cela. La douleurquil ressentit alors au pied ntant elle aussi quune ide dansson cerveau, on ne peut pas vraiment voir l une rfutationdes ides de Berkeley. Cependant, cette rponse est une bonneillustration de la position du philosophe David Hume (1711-1776). Selon lui, bien que rien ne nous force croire en uneralit objective, nous devons en fait agir comme si elleexistait.

    Le ralisme modle-dpendant court-circuite entirement

  • ce dbat et cette controverse entre les coles de penseraliste et antiraliste. Dans le ralisme modle-dpendant, laquestion de la ralit dun modle ne se pose pas, seul compteson accord avec lobservation. Si deux modles diffrentsconcordent en tous points avec les observations quon a faites,comme cest le cas entre nous et le poisson rouge, alors il estimpossible den dclarer un plus rel que lautre. On peut,dans une situation donne, recourir celui qui savre le pluspratique. Si lon se trouve lintrieur dun bocal, par exemple,alors la vision du poisson rouge est utile. En revanche, pourceux qui sont lextrieur, dcrire les vnements dunegalaxie lointaine dans le rfrentiel dun bocal sur Terre seraittrs trange, surtout quand ce bocal suit la rotation de laTerre, laquelle orbite elle-mme autour du Soleil.

    Il ny a pas quen science que nous laborons des modles,dans la vie quotidienne aussi. Le ralisme modle-dpendantne sapplique pas seulement aux modles scientifiques, maisgalement aux modles mentaux conscients et inconscientsque nous crons dans notre besoin de comprendre etdinterprter le monde qui nous entoure. On ne peut extrairelobservateur nous, en loccurrence de notre perception dumonde car celle-ci est cre par nos organes sensoriels etnotre faon de penser et de raisonner. Notre perception etdonc les observations qui sont la base de nos thories nestpas directe ; elle est construite travers la lentille quest lastructure dinterprtation de notre cerveau humain.

  • Le ralisme modle-dpendant correspond notre faon depercevoir les objets. Le processus visuel consiste pour lecerveau recevoir des signaux provenant du nerf optique dontvotre tlviseur ne voudrait pas pour construire son image. Eneffet, il existe un point aveugle lendroit mme o le nerfoptique se rattache la rtine. Par ailleurs, la rsolution dansnotre champ de vision nest correcte que dans une zone trsrestreinte, comprise dans un angle dun degr autour ducentre de la rtine, zone qui a la taille de votre pouce lorsquevous tendez le bras. Les donnes brutes que vous envoyez votre cerveau se rsument donc une image rduite,horriblement pixellise et troue en son milieu. Par bonheur,le cerveau est l pour traiter ces donnes, combiner lessignaux provenant des deux yeux et boucher les trous parinterpolation en supposant que les proprits visuelles duvoisinage sont similaires. Mieux encore, alors que la rtine luienvoie un tableau bidimensionnel de donnes, il exploite celui-ci afin de recrer limpression dun espace tridimensionnel. Endautres termes, notre cerveau construit une image mentale

  • ou encore un modle.Il est dailleurs si efficace dans sa tche que, mme si on

    porte des verres qui retournent les images, il modifie sonmodle au bout dun certain temps de faon rcuprer lavision originale. Et si on enlve alors les verres, le mondeapparat provisoirement renvers mais rapidement la visionnormale revient. Lorsquon dit : Je vois une chaise , onutilise en fait la lumire renvoye par la chaise pour laborerune image mentale ou un modle de la chaise. Si le modle estretourn, il est parier que le cerveau corrigera cette erreuravant quon essaie de sasseoir.

    Le ralisme modle-dpendant rsout galement, ou toutle moins contourne, un autre problme : celui du sens delexistence. Comment puis-je savoir quune table existetoujours quand je sors dune pice et que je ne la vois plus ?Que signifie le verbe exister pour des choses que lon nepeut voir comme des lectrons ou des quarks lesconstituants des protons et des neutrons ? On pourrait trsbien imaginer un modle au sein duquel la table disparatraitlorsque je sors de la pice et rapparatrait la mme positionquand je reviens mais, dune part, ce serait trange et, dautrepart, que dire si le plafond scroule alors que je suis sorti ?Comment, dans ce modle de la-table-disparat-quand-je-sors, rendre compte du fait que la table est crase sous desdbris de plafond lorsque je reviens ? Le modle dans lequel latable reste l est bien plus simple et saccorde aveclobservation. On ne peut rien demander de plus.

    Dans le cas de particules subatomiques invisibles, leslectrons sont un modle utile qui permet dexpliquer lestraces dans les chambres bulle et les points lumineux sur untube cathodique, et bien dautres phnomnes encore.Lhistoire rapporte que cest le physicien britanniqueJ.J. Thomson qui a dcouvert llectron en 1897 au laboratoire

  • Cavendish, lUniversit de Cambridge. Il travaillait sur descourants lectriques traversant des tubes vide, phnomneconnu sous le nom de rayons cathodiques. Ses exprienceslont amen suggrer, non sans audace, que ces mystrieuxrayons taient constitus de minuscules corpuscules , cesderniers tant des constituants de latome que lon pensaitpourtant lpoque inscable. Non seulement Thomson navaitpas vu ces lectrons, mais encore ses expriences nepermettaient pas de dmontrer de faon irrfutable sessuppositions. Son modle allait pourtant savrer crucial dansde nombreuses applications qui vont de la sciencefondamentale jusqu lingnierie, et les physiciens aujourdhuicroient en llectron mme sils nen ont jamais vu.

    Rayons cathodiques. Nous ne pouvons pas voir deslectrons isols mais nous pouvons voir les effets quils

  • produisent.

    Le modle des quarks, quon ne peut pas plus voir, permetdexpliquer quant lui les proprits des protons et desneutrons dans le noyau de latome. Bien que protons etneutrons soient des assemblages de quarks, on na jamais puobserver de quark individuel car les forces qui les lientaugmentent avec la distance qui les spare. Par consquent, ilnexiste pas de quark isol dans la nature. Ceux-ci vonttoujours par groupes de trois (comme dans les protons et lesneutrons) ou bien par paires quark-antiquark (comme dans lecas des msons pi), se comportant comme sils taient relispar des lastiques.

    Dans les annes qui ont suivi lapparition du modle desquarks, une controverse est ne quant la possibilit de parlerde leur existence alors mme quon ne pourrait jamais enisoler un. Certes, imaginer certaines particules comme descombinaisons dun petit nombre de particules subatomiquesoffrait un cadre cohrent qui permettait dexpliquer de faonsimple et lgante leurs proprits.

    Pourtant, mme si les physiciens taient dj habitus postuler lexistence de particules pour expliquer des anomaliesstatistiques dans la diffusion dautres particules, lidedaccorder une ralit une particule potentiellementinobservable par principe semblait inenvisageable pournombre dentre eux. Avec le temps et mesure que lesprdictions du modle des quarks se sont rvles exactes,lopposition a cependant perdu de sa vivacit. Il est trspossible que des aliens dots de dix-sept bras, dune visioninfrarouge et aux oreilles pleines de crme frache aientobserv exprimentalement le mme phnomne sansprouver le besoin de recourir aux quarks. Le ralismemodle-dpendant nous permet simplement de dire que les

  • quarks existent dans un modle qui saccorde avec notreexprience du comportement des particules subatomiques.

    Quarks. Le concept de quark est un lment essentieldes thories en physique fondamentale mme si on nepeut observer de quark isol.

    Le ralisme modle-dpendant permet galement derflchir des questions comme : si la cration du monderemonte une date donne dans le pass, quy avait-il avant ?Pour saint Augustin, philosophe du dbut de la chrtient(354-430), la rponse ntait pas que Dieu tait occup prparer lenfer pour les individus qui oseraient soulever cettequestion. Selon lui, le temps aussi tait une proprit dumonde cr par Dieu, et donc nexistait pas avant la cration.Quant cette dernire, il ne croyait pas quelle ft trsancienne. Cette thse, que lon peut admettre, est dfendue

  • par ceux qui croient la lettre le rcit de la Gense malgrtous les fossiles et autres preuves qui laissent penser que lemonde est beaucoup plus ancien. (Pourquoi diable sont-ils l ?Pour nous tromper ?) On peut galement croire en un modlediffrent qui fait remonter le Big Bang 13,7 milliardsdannes. Ce modle qui rend compte de la plupart de nosobservations actuelles, gologiques et historiques, constitue ce jour la meilleure reprsentation de notre pass. Capabledexpliquer les fossiles, les mesures de radioactivit et lalumire que nous recevons de galaxies situes des millionsdannes-lumire, ce modle la thorie du Big Bang nousest plus utile que le premier. Malgr tout cela, on ne peutaffirmer quun modle est plus rel que lautre.

    Certains dfendent un modle au sein duquel le temps estantrieur au Big Bang. On ne voit pas clairement en quoi un telmodle permettrait de mieux expliquer les observationsactuelles car il est clair que les lois dvolution de lUnivers ontpu tre modifies au cours du Big Bang. Si cest le cas, laborerun modle qui dcrit le temps avant le Big Bang naurait aucunsens car ce qui se serait produit alors naurait eu aucuneconsquence sur le prsent. On pourrait donc tout aussi biense contenter dune cration du monde qui part du Big Bang.

    Un modle est donc de qualit sil satisfait les critressuivants :

    1. tre lgant.2. Ne contenir que peu dlments arbitraires ou

    ajustables.3. Saccorder avec et expliquer toutes les observations

    existantes.4. Pouvoir prdire de faon dtaille des observations

    venir, qui leur tour permettront dinfirmer ou de disqualifierle modle si elles ne sont pas vrifies.

  • Par exemple, la thorie dAristote qui postulait un mondecompos de quatre lments, la terre, lair, le feu et leau,monde dans lequel tout objet se mouvait afin daccomplir samission, tait une thorie lgante, sans aucun lmentajustable. Mais, dans de nombreux cas, elle ne permettaitaucune prdiction et, quand bien mme, ses prdictions neconcordaient pas toujours avec les observations. En particulier,elle prdisait que les objets plus lourds devaient chuter plusrapidement car leur but est de tomber. Personne ne crutdevoir tester cette assertion avant que, selon la lgende,Galile ne fasse tomber des poids de la tour de Pise. Cetteanecdote est sans doute apocryphe : on sait aujourdhui quil fiten fait rouler des objets de masses diffrentes sur un planinclin et observa que leur vitesse augmentait un rythmeidentique, en contradiction avec la prdiction dAristote.

    Les critres noncs plus haut sont videmment subjectifs.Il est ainsi difficile de mesurer llgance mme si elle importenormment aux yeux des scientifiques, toujours larecherche de lois de la nature aptes rsumer de la faon laplus conomique possible un grand nombre de cas particuliersen un seul cas gnral. Llgance se rapporte la forme de lathorie, mais aussi au nombre de facteurs ajustables quellecontient car une thorie truffe de paramtres ad hoc perd deson lgance. Pour paraphraser Einstein, une thorie se doitdtre aussi simple que possible, mais pas trop. Ptolme a dajouter les picyclodes aux orbites circulaires de ses corpsclestes afin de rendre compte de leurs trajectoires. Le modleaurait t plus prcis encore sil y avait ajout des picyclodessur les picyclodes, et encore des picyclodes par-dessus lemarch. De fait, mme si une complexit accrue implique unemeilleure prcision, les scientifiques napprcient que peu dedevoir complexifier outrance un modle afin de coller unensemble spcifique dobservations car celui-ci apparat alorsplus comme un catalogue de donnes que comme une thorie

  • procdant dun principe gnral et puissant.Nous verrons au chapitre 5 que beaucoup considrent le

    modle standard , qui dcrit les interactions entreparticules lmentaires, comme inlgant. Pourtant, ses succssont sans comparaison avec les picyclodes de Ptolme. Lemodle standard a prdit avec succs pendant plusieursdizaines dannes lexistence de particules nouvelles avantmme quelles ne soient dcouvertes, ainsi que le rsultatprcis de nombreuses expriences. Mais il est afflig dundfaut majeur : il contient des dizaines de paramtresajustables que la thorie ne prcise pas et dont il faut fixer lesvaleurs de manire ad hoc si lon veut pouvoir coller auxobservations.

    Le quatrime critre est important car les scientifiquessont toujours impressionns quand des prdictions novatriceset inattendues se rvlent exactes. Plus tonnant, mme dansle cas contraire, il nest pas rare de remettre en causelexprience plutt que le modle. En dernier recours, larpugnance abandonner un modle peut tre telle quonprfre le sauver quitte le modifier de faon substantielle.Finalement, sils sont capables dune rare tnacit afin desauver une thorie quils admirent, lardeur des physiciensfaiblit cependant mesure que les altrations deviennent deplus en plus artificielles ou pnibles, autrement dit inlgantes .

    Lorsque les modifications demandes deviennent par tropbaroques, il est temps dlaborer un nouveau modle. Leconcept dUnivers statique est lexemple typique dun vieuxmodle qui a d cder sous le poids des observationscontraires. Dans les annes 1920, la majorit des physicienspensaient que lUnivers tait statique, de taille constante. Or,en 1929, Edwin Hubble a publi ses observations dcrivant unUnivers en expansion. Hubble na pas constat directement

  • cette expansion, mais il a analys la lumire mise par lesgalaxies. Cette lumire transporte une signaturecaractristique, son spectre, qui dpend de la composition de lagalaxie. Or ce spectre subit une modification spcifique lorsquela galaxie se dplace par rapport nous. Par consquent, enanalysant les spectres de galaxies lointaines, Hubble a pudterminer leurs vitesses relatives. Il sattendait trouverautant de galaxies sloignant de nous que de galaxies senrapprochant. Au lieu de cela, il a dcouvert que presque toutesles galaxies sloignaient de nous, et ce dautant plus vitequelles taient lointaines. Il en a conclu que lUnivers tait enexpansion. Dautres pourtant, se raccrochant obstinment lancien dogme dun Univers statique, ont tent de trouver uneautre explication. Le physicien Fritz Zwicky de Caltech{1} a parexemple suggr que la lumire perdait progressivement deson nergie lorsquelle parcourait de grandes distances, cetteattnuation entranant une modification du spectre compatibleavec les observations de Hubble. Durant des dizaines dannesensuite, nombreux ont ainsi t les scientifiques secramponner la thorie statique. Malgr tout, le modle leplus naturel tait celui de Hubble et il a fini par treuniversellement accept.

    Notre qute des lois qui gouvernent lUnivers nous aconduit formuler toute une srie de thories ou de modles,de la thorie des quatre lments celle du Big Bang enpassant par le modle de Ptolme ou la thorie phlogistique,et bien dautres encore. Chaque fois, notre conception de laralit et des constituants fondamentaux de lUnivers sestmodifie. Prenons par exemple la thorie de la lumire.Newton pensait quelle tait constitue de petites particules ou corpuscules . Cela permettait dexpliquer pourquoi ellevoyageait en ligne droite mais aussi pourquoi elle se courbaitou se rfractait en changeant de milieu, en passant parexemple de lair dans le verre ou de lair dans leau.

  • Rfraction. Le modle newtonien de la lumirepouvait expliquer la dviation des rayons lumineuxquand ils passent dun milieu un autre, mais pas unautre phnomne baptis aujourdhui anneaux deNewton .

    La thorie des corpuscules ne permettait pas en revanchedexpliquer un phnomne que Newton lui-mme avaitobserv, connu sous le nom danneaux de Newton. Posez unelentille sur une surface plate rflchissante et clairez sa facesuprieure avec une lumire monochrome comme celle queproduit une lampe au sodium. En regardant par-dessus, vousverrez apparatre une alternance danneaux concentriquesclairs et sombres, tous centrs sur le point de contact entre lalentille et la surface plane. La thorie particulaire de la lumireest impuissante expliquer ce phnomne tandis que lathorie ondulatoire en rend trs bien compte.

  • Dans la thorie ondulatoire de la lumire, les anneaux clairset sombres sont dus un phnomne appel interfrence. Uneonde, linstar de londe qui court la surface de leau,consiste en une srie de bosses et de creux. Quand deux ondesse rencontrent, les creux qui se rencontrent ou les bosses quise rencontrent se renforcent mutuellement, amplifiant londe.On parle alors dinterfrence constructive. On dit que lesondes sont en phase . linverse, lors de la rencontre, ilpeut arriver que les creux de lune des ondes correspondentaux bosses de lautre et vice versa. Dans ce cas, les ondessannulent : on dit quelles sont en opposition de phase . Onparle alors dinterfrence destructive.

    Dans les anneaux de Newton, les anneaux brillants sontsitus aux endroits o la distante verticale entre la surfaceplane rflchissante et la lentille correspond un nombreentier (1, 2, 3,) de longueurs donde, engendrant ainsi uneinterfrence constructive. (La longueur donde est la distanceentre deux bosses ou deux creux successifs de fonde.) Lesanneaux sombres en revanche sont situs aux endroits o ladistance verticale entre la surface et la lentille correspond unnombre demi-entier (, 1 , 2 , ) de longueurs donde,engendrant alors une interfrence destructive londerflchie par la lentille annulant celle rflchie par la surface.

  • Interfrences. Tout comme des personnes, deuxondes qui se rencontrent ont tendance soit serenforcer, soit sattnuer mutuellement.

  • Au XIXe sicle, cet effet a servi confirmer la thorieondulatoire de la lumire, invalidant par l mme la thorieparticulaire. Einstein a pourtant dmontr au dbut duXXe sicle que leffet photolectrique (utilis aujourdhui dansles tlviseurs et les appareils photo numriques) sexpliquaitpar le choc dune particule de lumire, ou quantum, sur unatome, choc au cours duquel un lectron est ject. La lumirese comporte donc la fois comme une particule et comme uneonde.

    Le concept donde a sans doute vu le jour dans un esprithumain aprs quil eut observ locan ou la surface dunemare quand on y jette un caillou. Mieux encore, si vous avezdj lanc deux cailloux dans une mare, vous avez sans doutet le tmoin dinterfrences analogues celles de la figure ci-aprs. Ce phnomne se produit galement avec dautresliquides, sauf peut-tre le vin quand on en boit trop. Leconcept de particule est quant lui naturel pour qui observedes rochers, des cailloux ou du sable. Mais la dualitonde/particule lide quun objet puisse tre dcrit tout lafois comme particule ou comme onde est aussi trangre notre sens commun que lide de boire un morceau de grs.

  • Interfrences la surface de leau. Le conceptdinterfrences se manifeste dans la vie courante sur destendues deau, des plus petites mares jusquauxocans.

    Les dualits de ce type des situations dans lesquellesdeux thories trs diffrentes peuvent rendre compte avecprcision du mme phnomne conviennent parfaitement auralisme modle-dpendant. Chaque thorie peut dcrire etexpliquer certaines proprits mais aucune ne peut prtendretre meilleure ou plus relle que lautre. Appliqu aux lois quirgissent lUnivers, ce principe devient : il ne semble pasexister de modle mathmatique ou de thorie unique capablede dcrire chaque aspect de lUnivers. Comme nous lavons vuau premier chapitre, cette thorie unique se substitue unrseau entier de thories baptis M-thorie. Chaque thorie

  • de ce rseau permet de dcrire une certaine gamme dephnomnes. Dans les cas o ces gammes se recouvrent, lesthories concordent ce qui permet de considrer quellesforment ensemble un tout cohrent. Mais aucune thorie durseau ne peut prtendre dcrire elle seule chaque aspect delUnivers toutes les forces de la nature, toutes les particulessoumises ces forces ainsi que le cadre spatio-temporel qui lesenglobe. Si cette situation ne comble pas le rve traditionneldes physiciens dune thorie unifie unique, elle nen est pasmoins acceptable dans le cadre du ralisme modle-dpendant.

    Nous discuterons en dtail de la dualit et de la M-thorieau chapitre 5, mais nous devons auparavant nous pencher surun principe fondamental de la physique contemporaine : lathorie quantique et plus particulirement lapproche dite deshistoires alternatives. Cette formulation nous dit que lUniversne suit pas une existence ou une histoire unique, mais quetoutes les versions possibles de lUnivers coexistentsimultanment au sein de ce que lon appelle une superpositionquantique. Voil qui peut sembler au premier abord aussichoquant que la thorie de la table qui disparat quand onquitte la pice. Pourtant, cette approche a pass avec succstous les tests exprimentaux auxquels elle a pu tre soumise.

  • 4

    DES HISTOIRES ALTERNATIVES

  • En 1999, une quipe de physiciens autrichiens a expdi

    des molcules en forme de ballons de football contre unebarrire. Elles sont composes chacune de soixante atomes decarbone et on les appelle galement fullernes{2} en rfrence larchitecte Buckminster Fuller qui imagina des immeublesde forme analogue. Les dmes godsiques de Fullerreprsentent sans doute les plus grands objets jamais ralissen forme de ballon de football. Les fullernes sont les pluspetits. Par ailleurs, la barrire bombarde par ces scientifiquestait perce de deux fentes qui laissaient passer les molcules.Celles qui russissaient traverser taient alors dtectes etcomptabilises par une sorte dcran plac de lautre ct.

    Si on voulait raliser la mme exprience avec de vraisballons de football, il faudrait trouver un joueur trs peu prcismais capable denvoyer la balle de faon rpte toujours lavitesse dsire. Il serait alors plac face une trs grande cagedont il serait spar par un mur perc de deux fentesverticales. La plupart de ses tirs rebondiraient sur le muraprs lavoir heurt, mais certains, passant par lune desouvertures, termineraient dans les filets. Des ouvertures peine plus larges que le ballon aboutiraient la formation dedeux faisceaux trs directionnels de lautre ct du mur. Enlargissant lgrement ces ouvertures, on obtiendrait unvasement des faisceaux, comme on peut le voir sur la figureci-dessous.

  • Fullernes. Les fullernes sont comme demicroscopiques ballons de football composs datomesde carbone.

    Remarquez que si lon bouche lune des fentes, le faisceauqui en est issu disparat sans que cela affecte en rien lautrefaisceau. Si on rouvre cette fente, on ne fait alorsquaugmenter le nombre de ballons reus en chaque point dufilet : tous les ballons issus de la fente nouvellement recreviennent sajouter celle demeure intacte. En dautrestermes, lorsque les deux fentes sont ouvertes, ce que lonobserve sur le filet est la somme des arrives correspondant chacune des fentes ouvertes sparment. Rien de surprenantdans la vie courante. Et pourtant, ce nest pas ce que leschercheurs autrichiens ont observ lorsquils ont envoy leursmolcules.

  • Football travers une double fente. Un joueur defootball tirant travers les fentes dun mur produiraitune structure vidente.

    Dans les expriences autrichiennes, louverture de laseconde fente a effectivement accru le nombre de molculesarrivant en certains points de lcran, mais elle a eu aussi poureffet de diminuer ce nombre en dautres points, comme onpeut le voir dans la figure ci-dessous. En fait, une fois les deuxfentes ouvertes, certains points de lcran ne recevaient plusaucune molcule alors mme quils en recevaient avec uneseule fente. Voil une chose trs trange ! Comment peut-on,en crant une nouvelle ouverture, rduire le nombre demolcules arrivant en un point ?

  • Football avec des fullernes. Lorsquon tire desballons de football molculaires travers les fentes duncran, la structure qui en rsulte rvle la naturetrange des lois quantiques.

    Pour le comprendre, examinons le problme en dtail. Danslexprience, on observe une proportion importante demolcules venant heurter lcran exactement mi-cheminentre les deux points darrive principaux correspondant chacune des fentes. Si lon scarte lgrement de ce pointcentral le long de lcran, le nombre de molcules incidentesdiminue fortement puis remonte nouveau une certainedistance. Or cette rpartition nest pas la somme desdistributions darrive correspondant une seule fenteouverte sparment. En revanche, vous pouvez reconnatre lafigure caractristique dune interfrence entre ondes dont

  • nous avons parl au chapitre 3. Les zones o lon nobserveaucune molcule correspondent aux rgions o les ondesprovenant des deux fentes arrivent en opposition de phase,crant alors une interfrence destructive ; linverse, leszones o les molcules arrivent en nombre correspondent auxrgions o les ondes sont en phase et donc crent uneinterfrence constructive.

    Pendant deux mille ans dhistoire de la pense scientifique,lexprience quotidienne et lintuition ont constitu lefondement de lexplication thorique. Les progrs de latechnique aidant, nous avons pu tendre le champ desphnomnes observs. Nous avons alors progressivementdcouvert que la nature, linstar des fullernes, ne secomporte pas comme notre exprience quotidienne ou notrebon sens nous le soufflent. Lexprience sur les fullernes esttypique de ces phnomnes qui chappent la scienceclassique et ne peuvent sexpliquer que dans le cadre de laphysique dite quantique. Mieux encore, si lon en croit RichardFeynman, lexprience de la double fente telle que nousvenons de la dcrire renferme en elle tout le mystre de lamcanique quantique .

    Les principes de la physique quantique ont t dveloppsdurant les premires dcennies du XXe sicle, alors que lathorie newtonienne se rvlait incapable de dcrire la nature lchelle atomique ou subatomique. Les thoriesfondamentales de la physique dcrivent les forces de la natureet leur action sur les objets. Les thories classiques commecelle de Newton sont fondes sur lexprience quotidiennedans laquelle les objets matriels ont une existence propre,sont localisables avec prcision, suivent des trajectoires biendfinies, etc. La physique quantique permet quant elle decomprendre comment fonctionne la nature aux chellesatomique et subatomique mais, comme nous le verrons plus

  • loin, elle sappuie sur un cadre conceptuel totalement diffrentdans lequel la position, la trajectoire et mme le pass etlavenir dun objet ne sont pas prcisment dtermins. Etcest dans ce cadre galement que sont formules les thoriesquantiques des interactions comme la gravitation oulinteraction lectromagntique.

    Des thories qui reposent sur des cadres conceptuels aussiloigns de notre ressenti quotidien peuvent-elles galementexpliquer les vnements de la vie ordinaire comme le faisaitsi bien la physique classique ? La rponse est positive, carnotre environnement et nous sommes des structurescomposites constitues dun nombre inimaginable datomesqui dpasse le nombre dtoiles dans lUnivers observable.Bien que ces atomes lmentaires obissent aux principes dela physique quantique, on peut montrer que les grandsassemblages que sont les ballons de football, les navets et lesavions de ligne ainsi que nous par la mme occasion sarrangent pour ne pas diffracter travers des fentes. Enconsquence, mme si les constituants des objets de la viecourante sont quantiques, les lois de Newton forment unethorie effective qui dcrit avec une grande prcision lesstructures complexes qui forment notre environnementquotidien.

    Aussi trange que cela puisse paratre, il arrive trssouvent en science quun assemblage important se comportetrs diffremment de ses composants individuels. Ainsi, lesrponses dun neurone unique ne ressemblent en rien cellesdu cerveau humain ; de mme, connatre le comportementdune molcule deau ne vous dira pas grand-chose sur celuidun lac entier. Et si les physiciens svertuent encore comprendre comment les lois de Newton peuvent merger dumonde quantique, nous savons en revanche que lesconstituants lmentaires obissent aux lois de la physique

  • quantique tandis que la physique newtonienne est une trsbonne approximation du comportement des objetsmacroscopiques.

    Les prdictions de la thorie newtonienne rendent ainsicompte de la vision de la ralit tire du monde qui nousentoure. linverse, les atomes individuels et les molculesoprent de faon profondment diffrente de notre expriencequotidienne. La physique quantique est donc un nouveaumodle de ralit qui se traduit par une image diffrente delUnivers, une image dans laquelle de nombreux conceptsfondamentaux issus de notre intuition de la ralit nont plusaucune signification.

    Lexprience de la double fente avec des particules a tralise pour la premire fois en 1927 par Clinton Davisson etLester Germer. Ces deux physiciens des laboratoires Belltudiaient linteraction dun faisceau dlectrons objets bienplus simples que les fullernes avec un cristal de nickel. Quedes particules de matire telles que les lectrons puissent secomporter comme des ondes la surface de leau a constitulune des expriences fondatrices de toute la physiquequantique. Ce comportement ntant pas observ lchellemacroscopique, les scientifiques se sont longtemps demandjusqu quelle taille et quel niveau de complexit un objetpouvait prsenter de telles proprits ondulatoires. a sesaurait si lon pouvait observer un tel effet avec des gens oudes hippopotames mais, comme on la vu, plus lobjet est groset moins les effets quantiques sont gnralement visibles etrobustes. Il y a donc peu de chances pour que les animaux duzoo passent travers les barreaux de leur cage comme desondes. Pourtant, les tailles des particules pour lesquelles cetype de comportement a t mis en videnceexprimentalement ne cessent de crotre. Les scientifiquesesprent pouvoir reproduire un jour lexprience des

  • fullernes avec des virus. Or ces objets sont non seulementbeaucoup plus gros, mais ils sont galement considrs commeappartenant au rgne du vivant.

    Pour comprendre les arguments qui seront dvelopps aucours des chapitres venir, seules quelques notionsfondamentales de physique quantique sont ncessaires. Lunedelles est la dualit onde/particule. Le fait que des particulesmatrielles puissent se comporter comme des ondes aconstitu une surprise totale. Or le fait que la lumire secomporte comme une onde ne surprend plus personne. Lecaractre ondulatoire de la lumire nous semble un fait naturelet acquis depuis plus de deux cents ans. Si vous clairez lesdeux fentes de lexprience prcdente avec un faisceaulumineux, deux ondes mergeront de lautre ct pour serencontrer sur lcran. certains endroits, les creux ou lesbosses de ces ondes vont concider pour former des zonesbrillantes tandis qu dautres endroits, les creux dune ondeconcideront avec les bosses de lautre et formeront des zonessombres. Le physicien anglais Thomas Young, en ralisantcette exprience au dbut du XIXe sicle, a russi convaincreses contemporains de la nature ondulatoire de la lumire,sopposant ainsi la thorie de Newton qui la pensaitconstitue de particules.

  • Exprience des fentes de Young. La structureproduite par les fullernes se rencontre classiquementen thorie ondulatoire de la lumire.

    On pourrait en conclure que ce dernier avait tort deprtendre que la lumire nest pas une onde ; et pourtant, ilavait raison daffirmer quelle se comporte comme si elle taitconstitue de particules, que nous appelons aujourdhui desphotons. De mme que nous sommes forms dun trs grandnombre datomes, la lumire de tous les jours est composite,car elle est compose dun trs grand nombre de photons mme une simple veilleuse dun watt en met un milliard demilliards par seconde. Si lon nobserve pas de photonindividuel dans la vie courante, on est cependant capable deproduire en laboratoire une lumire si faible quelle consiste enun flux de photons individuels que lon peut dtecter un parun, tout comme on dtecte des lectrons ou des fullernes. Onpeut alors reproduire lexprience des fentes de Young en

  • utilisant un faisceau suffisamment faible pour que les photonsarrivent sur la barrire un par un, des intervalles dequelques secondes. Si lon effectue cette exprience et que lonadditionne tous les impacts individuels enregistrs sur lcransitu derrire la barrire, on saperoit quensemble, ilsreforment le mme schma dinterfrences que lon auraitobtenu par lexprience de Davisson-Germer avec deslectrons (ou des fullernes) envoys un par un. Pour lesphysiciens, ce fut une rvlation incroyable : si des particulesindividuelles arrivent interfrer avec elles-mmes, celasignifie que la nature ondulatoire nest pas seulement uneproprit du faisceau ou dun grand nombre de photons, maisune proprit des particules elles-mmes.

    Un autre pilier de la physique quantique est le principedincertitude, formul par Werner Heisenberg en 1926. Ceprincipe stipule quil y a des limites notre capacit dterminer de faon simultane certaines quantits comme laposition et la vitesse dune particule. Ainsi, daprs le principedincertitude, si vous multipliez lincertitude sur la positiondune particule par lincertitude sur sa quantit de mouvement(son impulsion), le rsultat obtenu ne peut jamais treinfrieur une certaine quantit fixe appele constante dePlanck. Cest un peu compliqu formuler, mais lideessentielle est assez simple : plus la mesure de la vitesse estprcise, moins celle de la position lest, et vice versa. Parexemple, si vous diminuez de moiti lincertitude sur laposition, vous devez doubler lincertitude sur la vitesse. Il estimportant de remarquer aussi que, compare aux units demesure de la vie courante telles que les mtres, kilogrammesou secondes, la constante de Planck est trs petite. En fait,traduite dans ces units de mesure, sa valeur est de6/10 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000.Par consquent, si vous localisez un objet macroscopiquecomme un ballon de football dont la masse est de

  • 300 grammes avec une prcision de 1 millimtre dans toutesles directions, vous pouvez toujours mesurer sa vitesse avecune prcision bien suprieure un milliardime demilliardime de milliardime de kilomtre par heure. Celavient du fait que, toujours dans ces units, la masse du ballonest 1/3 et lincertitude sur sa position 1/1 000. Comme aucunde ces deux nombres ne peut contribuer de faon significativeau nombre de zros qui apparaissent dans la constante dePlanck, le rle en revient lincertitude sur la vitesse. Enrevanche, toujours dans les mmes units, llectron a unemasse de 0,000000000000000000000000000001, ce quicre une situation toute diffrente. Si lon mesure la positiondun lectron avec une prcision denviron la taille dun atome,le principe dincertitude nous interdit de dterminer sa vitesse 1 000 kilomtres par seconde prs, ce qui est tout saufprcis.

  • En physique quantique, peu importe la quantitdinformations obtenues ou notre capacit de calcul, les issuesdes processus physiques ne peuvent tre prdites aveccertitude car elles ne sont pas dtermines avec certitude. Aulieu de cela, partir dun tat initial donn, la naturedtermine ltat futur dun systme via un processusfondamentalement alatoire. En dautres termes, la nature nedicte pas lissue dun processus ou dune exprience, mmedans la plus simple des situations, mais elle autorise un certainnombre de choix possibles, chacun ayant une probabilit de seproduire. Tout se passe comme si, pour paraphraser Einstein,Dieu jouait aux ds avant