Washington Irving, Histoire de New York

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  • ditions Amsterdam

    Washington Irving

    Texte tabli par Valentin Fonteray

    Histoire de New Yorkpar Diedrick Knickerbocker

    HISTOIRE DENEW YORK

    depuis le commencement du mondejusqu la fi n de la domination hollandaise

    par Diedrick Knickerbocker

    Washington Irving

    www.editionsamsterdam.fr

    Publi pour la premire fois en 1809 sous le nom dauteur fi ctif de Diedrick Knickerbocker, Histoire de New York connut immdiatement un immense succs et fi t de Washington Irving le premier crivain amricain de renomme internationale ; il constitue en cela lacte de naissance offi ciel de la littrature amricaine. Walter Scott confessait avoir ri sen tenir les ctes en le lisant : cest quHistoire de New York, dans lequel Irving sattache dmythifi er les origines des tats-Unis, oscille entre ironie mordante et comique exubrant ; il y parodie le style pdant des historiens et caricature traits vigoureux les grandes fi gures politiques de son temps. Ironie de lhistoire, ce livre, pour lequel lauteur avait ralis des recherches approfondies, fut au xixe sicle lune des sources majeures dont sinspirrent les historiens de la New York de la priode hollandaise. Cest donc loccasion de dcouvrir une poque mconnue de New York, celle de sa fondation, mais aussi de saisir les chos de la vie politique des tats-Unis au temps de Jefferson. La prsente dition est une version rvise dune traduction franaise anonyme de 1827, pour la premire fois rdite, et augmente pour tenir compte de modifi cations apportes ultrieurement par Washington Irving.

    Washington Irving (1783-1859) est notamment lauteur de contes et de nouvelles dont les plus clbres sont Rip Van Winkel et La Lgende de Sleepy Hollow.

    Valentin Fonteray est lauteur de Irving, Hawthorne, Melville : linvention de la littrature amricaine ( paraitre aux ditions Amsterdam).

    Cet ouvrage est conforme la nouvelle orthographe.www.orthographe-recommandee.info

    19 -:HSMJLF=ZY\VZX:ISBN 2-915547-15-7

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  • Histoire de New York

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  • Histoire de New YorkDepuis le commencement du monde

    jusqu la fin de la domination hollandaise,

    contenant, entre autres choses curieuses et surprenantes,les innombrables hsitations de Walter-lIndcis,

    les plans dsastreux de William-le-Bourru,et les exploits chevaleresques de Peter-Forte-Tte,

    les trois gouverneurs de Nieuw Amsterdam :seule histoire authentique de ces temps

    qui ait jamais t ou puisse tre jamais publie

    par Diedrick Knickerbockerauteur du LIVRE DES ESQUISSES

    Washington Irving

    ditions Amsterdam

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  • Paris, 2005, ditions Amsterdam.Tous droits rservs. Reproduction interdite.

    ditions Amsterdam21 rue du Faubourg du Temple, 75010 Paris

    www.editionsamsterdam.fr

    Abonnement la lettre dinformation lectroniquedes ditions Amsterdam : [email protected]

    Diffusion et distribution : Les Belles Lettres

    ISBN 2-915547-15-7

    Merci Aurlien Blanchard et Yann Laportepour laide apporte la ralisation de ce livre.

    Ouvrage conforme la nouvelle orthographe.www.orthographe-recommandee.info

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  • 9Table des chapitres

    Notice sur lauteur

    Au public

    LIVRE PREMIER

    Contenant des thories ingnieuseset des dissertations philosophiques

    sur la cration et la population du mondedans leurs rapports avec lhistoire de New York.

    Chapitre premierDescription du monde.

    Chapitre iiCosmogonie, ou cration du monde. Diverses excellentes thories par lesquelles on prouve que la confection dun monde nest pas une chose si diffi cile que bien des braves gens se limaginent.

    Chapitre iiiComment le fameux navigateur No fut connu

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    Histoire de New York

    sous des noms indignes de lui, et comment il fut coupable dune impardonnable imprvoyance, en nayant que trois fi ls. Grand embarras que cela cause aux philosophes. Dcouverte de lAmrique.

    Chapitre ivQui montre la grande diffi cult quont eue les philosophes peupler lAmrique. Comment il arriva que les aborignes furent engendrs par hasard, au grand soulagement et la grande satisfaction de lauteur.

    Chapitre vDans lequel lauteur tranche une importante question au moyen de lhomme dans la lune, ce qui non seulement dlivre des populations entires dun grand embarras, mais encore met fi n cette introduction.

    LIVRE II

    Qui traite du premier tablissementdes Nouveaux Pays-Bas

    Chapitre premierContenant diffrentes raisons qui devraient empcher un homme dcrire trop la hte. De Maitre Hendrick Hudson ; la dcouverte quil fait dun pays tranger. Comment il fut magnifi quement rcompens par la munifi cence de leurs Hautes Puissances.

    Chapitre iiDtails sur la grande arche qui, sous la protection de saint Nicolas, fl otta de la Hollande Gibbet Island. Animaux tranges qui en descendirent. Une grande victoire. Description de lancien village de Communipaw.

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    Table des chapitres

    Chapitre iiiO lon enseigne lart vritable de faire un march. Une grande mtropole sauve par un brouillard. Biographie de certains hros de Communipaw.

    Chapitre ivVoyage des hros de Communipaw Hellgate. Comment ils y furent reus.

    Chapitre vComment les hros de Communipaw retournrent chez eux un peu plus sages quils nen taient partis. Comment le profond Oloffe fi t un rve, et quel fut ce rve.

    Chapitre viContenant un essai dtymologie. Fondation de la grande ville de Nieuw Amsterdam.

    Chapitre viiComment la ville dAmsterdam crt en puissance sous la protection dOloffe-le-Rveur.

    LIVRE III

    Histoire du beau rgne de Wouter Van Twiller.

    Chapitre premierDu clbre Wouter Van Twiller. Ses incomparables qualits, et son inexprimable sagesse dans le procs de Wandle Schoonhoven et de Barent Blecker. Grande admiration du public ce sujet.

    Chapitre iiContenant quelques dtails sur le grand conseil de Nieuw Amsterdam, ainsi que diverses raisons hautement philosophiques qui prouvent quun alderman devrait toujours tre gras. Autres particularits sur ltat de la province.

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    Histoire de New York

    Chapitre iiiComment la ville de Nieuw Amsterdam sortit de la vase et devint merveilleusement police. Peinture des murs de nos aeux.

    Chapitre ivContenant dautres particularits de lge dor. Ce qui constituait une femme lgante et fashionable dans les jours de Walter-lIndcis.

    Chapitre vComment le lecteur se laisse entrainer faire une agrable promenade, qui fi nit bien autrement quelle navait commenc.

    Chapitre viO lon donne une fi dle description des habitants du Connecticut et de ses environs, o lon enseigne, en outre, ce que lon entend par libert de conscience. Curieux moyen quemployaient ces obstins barbares pour entretenir lharmonie dans leurs relations, et pour augmenter la population.

    Chapitre viiComment ces singuliers trangers, nomms Yankees, devinrent des squatteurs. Comment ils btirent des chteaux oliens, et essayrent dinitier les habitants des Nouveaux Pays-Bas aux mystres du Bundling.

    Chapitre viiiSige pouvantable du Fort Goede Hoop, comment le clbre Wouter tomba dans des doutes profonds, et comment il fi nit par sen aller en fume.

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    LIVRE IV

    Contenant les chroniques du rgne de William-le Bourru.

    Chapitre premier.De la nature de lhistoire en gnral ; des talents universels de William-le-Bourru, et comment un homme peut en apprendre assez pour parvenir ntre bon rien.

    Chapitre iiSages projets dun chef dou du gnie universel. Lart de combattre par proclamations. Comment il advint que le vaillant Jacobus Van Curlet fut scandaleusement dshonor au Fort Goede Hoop.

    Chapitre iiiO lon verra lpouvantable colre de William-le-Bourru, et la grande douleur des habitants de Nieuw Amsterdam au sujet de laffaire du fort de Goede Hoop. Comment William-le-Bourru fi t solidement fortifi er la ville. Exploits de Stoffel Brinkerhoff.

    Chapitre ivRfl exions philosophiques sur la folie de se croire heureux en temps de prosprit. Divers troubles sur les frontires mridionales. Comment William-le-Bourru faillit perdre le pays par un mot cabalistique. Expdition secrte de Jan-Jansen Alpendam, et son tonnante rcompense.

    Chapitre vComment William-le-Bourru enrichit la province dune multitude de lois et devint le patron des avocats et des mouchards. Et comment le peuple devint excessivement clair et malheureux sous sa direction.

    Chapitre viGrande conspiration des pipes. Douloureuses

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    perplexits o William-le-Bourru fut jet pour avoir clair la multitude.

    Chapitre viiContenant plusieurs relations effrayantes des guerres de frontires, ainsi que les fl agrants dlits des maraudeurs du Connecticut. Naissance du grand conseil amphictyonique de lEst. Dclin de William-le-Bourru.

    LIVRE V

    Contenant la premire partie du rgne de Peter Stuyvesantet ses diffrends avec le conseil des amphictyons.

    Chapitre premierDans lequel lon voit comme quoi un grand homme peut mourir sans que le monde en soit inconsolable, et comment Peter Stuyvesant acquit un grand nom par la force extraordinaire de sa tte.

    Chapitre iiMontrant comment Peter-Forte-Tte eut se dmener, en entrant en fonction, parmi les rats et les toiles daraignes, et la dangereuse bvue dont il se rendit coupable dans ses procds avec le conseil des amphictyons.

    Chapitre iiiDivers calculs sur la guerre et les ngociations, montrant quun trait de paix est une calamit publique.

    Chapitre ivComment Peter Stuyvesant fut outrageusement calomni par ses adversaires les maraudeurs. Sa conduite cette occasion.

    Chapitre vComment les habitants de Nieuw Amsterdam

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    devinrent fameux dans les armes, et de la terrible catastrophe survenue une puissante arme. Mesures que prit Peter Stuyvesant pour fortifi er la ville. Comment il fut le fondateur de la Batterie.

    Chapitre viComment le peuple de lEst fut soudainement affl ig dun mal diabolique. Ses judicieuses mesures pour le dtruire.

    Chapitre viiQui mentionne llvation et la renomme dun vaillant commandant, et qui montre quun homme peut, comme un ballon, ne devoir son importance et sa grandeur quau vent qui le gonfl e.

    LIVRE VI

    Contenant la seconde partie du rgne de Peter-Forte-Tteet ses glorieux exploits sur la Delaware.

    Chapitre premierDans lequel on donne un portrait martial du grand Peter. Comment le gnral Van Poffenburgh se distingua au Fort Casimir.

    Chapitre iiComment les secrets les plus cachs viennent souvent tre dcouverts. Conduite de Peter-Forte-Tte quand il connut les infortunes du gnral Van Poffenburgh.

    Chapitre iiiVoyage de Peter Stuyvesant sur lHudson : dlices et merveilles de cette rivire renomme.

    Chapitre ivO lon trouve la description de larme formidable qui sassembla dans la cit de Nieuw Amsterdam, lentrevue de Peter-Forte-Tte avec le gnral

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    Histoire de New York

    Van Poffenburgh, et les opinions de Peter sur les grands hommes tombs dans linfortune.

    Chapitre vDans lequel lauteur parle trs navement de lui-mme, aprs quoi on trouvera une histoire trs intressante sur Peter-Forte-Tte et sa troupe.

    Chapitre viQui montre le grand avantage qua lauteur sur son lecteur en temps de guerre, ainsi que divers incidents alarmants qui annoncent quun vnement terrible est sur le point darriver.

    Chapitre viiContenant la plus horrible bataille qui ait jamais t clbre en vers ou en prose ; ainsi que les admirables exploits de Peter-Forte-Tte.

    Chapitre viiiDans lequel lauteur et le lecteur causent trs srieusement en se reposant de la bataille ; la suite de quoi on verra quelle fut la conduite de Peter Stuyvesant aprs sa victoire.

    LIVRE VII

    Contenant la troisime partie du rgne de Peter-Forte-Tte.Ses diffrends avec la nation britannique.

    Dclin et fi n de la domination hollandaise.

    Chapitre premier.Comment Peter Stuyvesant soulagea le peuple souverain du fardeau des affaires publiques. Diverses particularits de sa conduite en temps de paix.

    Chapitre iiO lon voit quel point Peter Stuyvesant fut molest par les troupes indisciplines de lEst et par les gants de Merry-Land. Comment le cabinet

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    Table des chapitres

    britannique conduisit une horrible conspiration contre la prosprit des Manhattoes.

    Chapitre iiiDe lexpdition de Peter Stuyvesant dans le pays de lEst, o lon verra que, tout vieil oiseau quil tait, il ne connaissait pas le pige.

    Chapitre ivComment le peuple de Nieuw Amsterdam fut jet dans la consternation par la nouvelle de linvasion qui le menaait, ainsi que la manire dont il sy prit pour se fortifi er.

    Chapitre vComment il advint que le grand conseil des Nouveaux Pays-Bas fut miraculeusement dou de longues langues. Grand triomphe de lconomie.

    Chapitre viDans lequel les troubles de Nieuw Amsterdam paraissent augmenter. De la bravoure, en temps de pril, dun peuple qui se dfend par rsolution.

    Chapitre viiContenant le triste dsastre dAnthony le trompette. Comment Peter Stuyvesant, comme un second Cromwell, rompit soudainement un autre parlement croupion.

    Chapitre viiiComment Peter Stuyvesant dfendit pendant plusieurs jours la ville de Nieuw Amsterdam, par la seule force de sa tte.

    Chapitre ixContenant la retraite honorable et la mort de Peter Stuyvesant.

    Chapitre xRfl exions de lauteur sur ce qui a t dit.

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    NOTICE SUR LAUTEUR

    Ce fut, si je me le rappelle bien, vers le commencement de lautomne de 1808 quun tranger vint demander un appartement lhtel de la Colombie indpendante que je tiens dans Mulberry Street. Ctait un petit homme vieux, mais dont le regard tait plein de vivacit ; il portait un vieil habit noir, des culottes de velours olive et un petit chapeau trois cornes. Le peu de cheveux gris quil conservt taient runis et tresss derrire sa tte, et sa barbe semblait navoir pas t faite depuis quarante-huit heures. Le seul objet de luxe quil portt tait une brillante paire de boucles de souliers en argent et de forme carre, et tout son bagage tait renferm dans une valise quil tenait sous le bras. Son extrieur annonait quelque chose au-dessus du vulgaire, et ma femme, qui est une fi ne matoise, jugea tout dabord que ctait quelque fameux maitre dcole de village.

    Comme lhtel de la Colombie indpendante est une fort petite maison, je fus dabord un peu embarrass de savoir o je le logerais ; mais ma femme, qui semblait stre prise dinclination pour lui, voulut le mettre dans sa meilleure chambre, qui est lgamment tapisse des silhouettes de toute ma famille faites lencre par les deux clbres artistes Sarvis et Wood, et do la vue embrasse la fois les terrains neufs, le derrire de la maison des pauvres, celui de Bridewell et la faade de lhpital, de sorte

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    Histoire de New York

    que cest lappartement le plus gai de toute la maison.Pendant tout le temps que notre hte resta avec nous, il nous

    parut un digne et bon vieillard, quoiquun peu bizarre dans ses manires. Il restait enferm chez lui pendant plusieurs jours de suite, et si un des enfants criait, ou faisait du tapage sa porte, il slanait en furie de sa chambre, les mains pleines de paperasses, et grommelant sur ce que lon drangeait ses ides ; ce qui faisait croire quelquefois ma femme que sa tte ntait pas des plus saines. Elle avait rellement plus dune raison pour en penser ainsi, car sa chambre tait toujours couverte de chiffons de papier et de vieux livres moisis qui trainaient terre par tas de six ou sept la fois, et quil ne permettait personne de toucher ; les ayant ainsi rangs, disait-il, en leur lieu propre, pour tre sr de savoir o les trouver, quoique, vrai dire, il passt la moiti de son temps bouleverser la maison pour y chercher tel livre ou tel papier si soigneusement serr en son lieu propre quil ne savait plus o le prendre. Je noublierai jamais le vacarme quil fi t une fois, parce que ma femme avait profi t du moment o il avait le dos tourn pour nettoyer sa chambre et pour y mettre chaque chose sa place. Douze grands mois, lentendre, ne lui suffi raient pas pour rtablir lordre dans ses papiers ! L-dessus ma femme saventura lui demander ce quil faisait de tant de paperasses et de bouquins. Il lui dit quil cherchait limmortalit ; et cette rponse la convainquit, plus que jamais, que l tte du pauvre vieillard tait un peu timbre.

    Trs curieux de sa nature, quand il ntait pas dans sa chambre, il rdait continuellement par la ville, recueillant toutes les nouvelles et piant tout ce qui se passait ; surtout vers le temps des lections, poque o il ne faisait que courir dune section lautre, pour couter ce qui se disait dans toutes les assembles de districts et dans tous les comits ; quoique je naie jamais pu dcouvrir quil et adopt ni lun ni lautre ct de la question ; il revenait au contraire la maison se moquant des deux partis avec beaucoup daigreur, et prouva mme clairement un jour, la grande satisfaction de ma femme et de trois vieilles dames qui prenaient le th avec elle, que ces deux partis ressemblaient deux voleurs arrachant chacun de leur ct les dpouilles de

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    Notice sur lauteur

    la nation, et la dshabillant si bien, pice pice, quelle fi nirait par navoir plus rien sur le dos. Le fait est quil passait parmi nos voisins pour un oracle ; ils lentouraient pour lcouter parler durant des soires entires pendant quil fumait sa pipe sur le banc, devant la porte, et je crois fermement que pas un seul net hsit se ranger de son opinion, si lon et pu dcouvrir de quelle opinion il tait lui-mme.

    Il tait fort enclin argumenter, ou, comme il disait, philosopher, sur la moindre bagatelle ; et, pour lui rendre justice, je nai jamais connu personne qui pt lui tenir tte, except un grave et vieux personnage qui venait le voir de temps autre et dont les arguments le mettaient souvent quia. Mais ceci na rien de surprenant, car jai dcouvert, depuis, que cet tranger tait le bibliothcaire de la ville, et par consquent il doit tre trs savant ; jai mme quelque soupon quil a mis la main lhistoire suivante.

    Comme notre locataire tait depuis longtemps avec nous, et que nous navions jamais vu la couleur de son argent, ma femme commena tre un peu inquite et fort curieuse de savoir qui il tait et ce quil tait. En consquence, elle saventura en faire la question son ami le bibliothcaire, qui lui rpondit, avec son ton sec et bref, quil tait lun des literati, nom quelle supposa tre celui de quelque nouveau parti politique. Je rpugne tourmenter un pauvre locataire pour men faire payer, je laissai donc aller le temps de jour en jour sans importuner le vieillard pour une bagatelle, mais ma femme, qui prend toujours ces affaires-l sur son compte, et qui est, comme je lai dit, une madre commre, perdit enfi n patience, et fi t entendre quil tait grand temps que certaines personnes fi ssent voir un peu de leur argent certaines autres, quoi le vieux monsieur rpondit dun air extrmement choqu, quelle pouvait tre sans inquitude, et quil possdait l (montrant sa valise) un trsor qui valait toute sa maison, y compris ce quelle contenait. Ce fut la seule rponse que nous pmes jamais en arracher ; et comme ma femme, par un de ces moyens particuliers qui font tout dcouvrir aux personnes de son sexe, sut quil appartenait une trs grande famille, tant alli aux Knickerbocker de Scaghtikoke, et cousin

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    Histoire de New York

    germain du membre du Congrs qui porte ce nom, elle neut garde de le traiter impoliment. Ella offrit mme, comme simple moyen darranger les choses, de le nourrir gratis sil voulait apprendre lire aux enfants, et elle ajouta quelle ferait de son mieux pour engager les voisins lui envoyer aussi les leurs. Mais le vieux monsieur prit la proposition en si mauvaise part, et parut si offens de se voir traiter en maitre dcole, quelle nosa jamais revenir sur ce sujet.

    Il y a environ deux mois quil sortit un matin avec un paquet la main, et je nen ai jamais entendu parler depuis. Je fi s sur lui toutes les recherches possibles, ce fut en vain. Jcrivis Scaghtikoke, mais ils me rpondirent quils ne lavaient pas vu depuis deux ans ; quayant eu, cette poque, avec le membre du Congrs, une grande dispute sur la politique, il avait quitt le pays dans un accs de colre, et navait, depuis lors, ni reparu ni mme donn de ses nouvelles. Je dois avouer que je me sentis trs tourment par rapport ce pauvre vieillard ; car je pensai que, pour quil restt absent si longtemps, sans revenir mme rgler son compte, il fallait quil lui ft arriv quelque chose. Je fi s donc mettre un avis dans les papiers publics ; et, quoique mon affl igeante note ait t publie par plusieurs charitables imprimeurs, je nai jamais pu rien apprendre de satisfaisant relativement lui.

    Ma femme alors dit quil tait grand temps de penser nous, et de voir sil avait laiss dans sa chambre quelque chose qui pt acquitter sa nourriture et son loyer. Mais nous ny trouvmes que quelques vieux livres, des papiers moisis, et sa valise, qui, ayant t ouverte en prsence du bibliothcaire, se trouva ne contenir que quelques nippes uses et un gros rouleau de papiers barbouills. En lexaminant, le bibliothcaire nous dit quil ne doutait pas que ce ne ft l le trsor dont le vieillard nous avait parl ; ctait, en effet, une excellente et vridique histoire de New York, quil nous conseilla fort de publier, en nous assurant quelle serait achete avec tant dempressement par les connaisseurs, quil ne doutait pas quelle ne dt suffi re pour nous rembourser nos avances et dix fois plus. Nous chargemes donc un savant maitre dcole, qui enseigne lire nos enfants, de la

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    Notice sur lauteur

    mettre au net pour la presse, ce quil a fait, en y ajoutant un bon nombre de notes prcieuses tires de son propre fonds. Voil le dtail exact des motifs qui mont dtermin faire imprimer cet ouvrage sans attendre le consentement de lauteur : et je dclare ici que, sil revient jamais (quoique je craigne beaucoup que quelque malheureux accident ne len empche), je suis prt compter avec lui comme un franc et honnte homme, ce qui est tout ce que peut dire prsent au public,

    Son trs humble serviteur,

    Seth HANDASIDE.Htel de la Colombie indpendante, New York.

    Le prcdent avis sur 1auteur fut imprim la tte de la premire dition de cet ouvrage. Peu de temps aprs sa publication, M. Handaside reut de lui une lettre date dun petit village hollandais sur les bords de lHudson, o il stait rendu dans lintention dy vrifi er certaines vieilles chroniques. Comme ce village tait du petit nombre de ces heureux endroits o les gazettes ne trouvent jamais accs, il nest pas surprenant que M. Knickerbocker ny et pas lu les nombreux avertissements dont il avait t lobjet, et quil nait appris la publication de son ouvrage que par pur accident.

    Sa lettre exprimait beaucoup dinquitude sur cette publication prmature qui lempchait de faire son travail plusieurs corrections et changements importants, et de profi ter des renseignements nombreux quil avait recueillis dans ses voyages, le long des bords de la Trappaan Sea, ou pendant son sjour Haverstraw et Esopus.

    Voyant que son retour New York ntait plus dune immdiate ncessit, il tendit sa route jusqu la rsidence de ses parents Scaghtikoke. En sy rendant, il sarrta quelques jours Albany, ville pour laquelle on sait quil avait une grande prdilection. Il la trouva, toutefois, considrablement change, et fut trs affl ig dy voir les Yankees, dont les perfectionnements prtendus ne pouvaient manquer de faire tomber de jour en jour les bons vieux usages hollandais. Il apprit en effet que ces intrus

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    Histoire de New York

    faisaient de tristes innovations dans toutes les parties de ltat, o ils avaient donn beaucoup dinquitude et de tourment aux vritables colons hollandais par lintroduction des barrires et des coles de village. On dit aussi que M. Knickerbocker secoua douloureusement la tte en remarquant la dcadence graduelle du grand palais Van der Heyden, mais il ne put retenir son indignation quand il vit que lancienne glise hollandaise, qui tait situe au milieu de la rue, avait t abattue depuis son dernier voyage.

    La rputation de louvrage de M. Knickerbocker stant tendue jusqu Albany, il y fut accueilli dune manire trs fl atteuse par les dignes habitants du pays, dont quelques-uns cependant lui signalrent deux ou trois grandes erreurs dans lesquelles il tait tomb ; notamment celle du morceau de sucre suspendu au-dessus des tables th dAlbany, usage quils lui assurrent avoir t abandonn depuis plusieurs annes. Bien des familles, en outre, se montrrent tant soit peu piques de ce que leurs anctres neussent pas t mentionns dans son ouvrage, et trs jalouses de ce quon avait accord cette distinction leurs voisins ; honneur dont il faut avouer que les derniers tiraient une grande vanit, en ce quils considraient cette mention faite de leur nom comme des lettres de noblesse qui tablissaient leurs droits lanciennet de famille ; ce qui, dans ce pays tout rpublicain, nest pas un objet de peu de sollicitude et de vanit. On dit aussi quil fut reu avec la plus grande bienveillance par le gouverneur, qui lengagea un jour diner, et que lon vit mme deux ou trois fois lui secouer la main dans la rue quand ils sy rencontraient ; ce qui certainement tait beaucoup, vu leur diffrence dopinion en politique. Il est de fait que quelques-uns des amis particuliers du gouverneur, amis avec lesquels il pouvait saventurer parler librement sur de tels sujets, nous ont assur quil avait en secret beaucoup de penchant pour notre auteur ; il alla mme une fois jusqu dclarer, et cela ouvertement et sa propre table, au moment o lon achevait de diner, que ce bon vieux Knickerbocker pensait bien et ntait point un sot : circonstances qui ont induit plusieurs personnes supposer que, si les opinions politiques de notre auteur eussent t diffrentes,

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    Notice sur lauteur

    et quil et fait des articles de gazettes au lieu de gaspiller son talent crire lhistoire, il aurait pu slever quelque poste honorable et lucratif, comme celui de notaire ou mme de juge de paix.

    Outre les honneurs et les civilits dont je viens de parler, il reut beaucoup de caresses des savants dAlbany, particulirement de M. John Cook, qui laccueillit avec beaucoup de bont dans son magasin de librairie et dans son cabinet de lecture, o ils se runissaient habituellement pour boire de leau de Spa et parler des Anciens. Il trouva en M. Cook un homme daprs son cur, un grand faiseur de recherches littraires et un lgant compilateur de livres. Lorsquils se sparrent, ce dernier lui fi t prsent, en tmoignage damiti, dun des deux plus anciens ouvrages de sa collection ; savoir, le premier exemplaire connu du Catchisme dHeidelberg, et la fameuse Relation des Nouveaux Pays-Bas, dAdrien Van der Donck, ouvrage dont M. Knickerbocker a tir un grand profi t dans cette seconde dition de son histoire.

    Aprs avoir pass quelque temps trs agrablement Albany, notre auteur se rendit Scaghtikoke, o il serait injuste de ne pas convenir quil fut reu bras ouverts et avec une excessive affection. Il y fut hautement considr par sa famille, comme tant le premier historien du nom, et on le jugea presque un aussi grand homme que son cousin, le membre du Congrs, avec qui, peu peu, il se rconcilia parfaitement et fi nit par contracter une grande amiti. Nanmoins, en dpit de la tendresse de ses parents, et de leurs attentions pour ce qui pouvait lui tre agrable, le vieillard devint bientt inquiet et mcontent. Son histoire publie, il navait plus daliment ses penses, ni de plan qui pt exciter ses esprances et le faire jouir par anticipation ; ctait une situation vritablement dplorable pour un esprit actif comme le sien ; et si ses murs neussent pas t rigides et ses habitudes rgulires, il et t fort craindre quil ne sadonnt politiquer ou boire, vices pernicieux auxquels nous voyons journellement les hommes se livrer uniquement par ennui et par oisivet.

    Il est vrai quil soccupait quelquefois prparer une seconde dition de son histoire, dans laquelle il tchait de corriger et de

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    Histoire de New York

    perfectionner plusieurs passages dont il tait mcontent, et de rectifi er des inexactitudes qui sy taient glisses, car il tenait surtout ce quon citt son ouvrage pour son authenticit, ce qui rellement est lme et la vie de lhistoire. Mais lardeur de la composition stait teinte ; il avait laiss imparfaits plusieurs endroits quil aurait voulu changer, et dans ceux mme o il faisait des changements, il semblait toujours incertain sils taient en mieux ou en plus mal.

    Aprs avoir pass quelque temps Scaghtikoke, il commena prouver un vif dsir de retourner New York, ville pour laquelle il avait toujours eu la plus grande prdilection, non seulement parce quil y tait n, mais parce quil la regardait comme la plus grande ville du monde entier. son retour, il y entra en pleine jouissance des avantages dune rputation littraire ; il fut continuellement importun pour crire des avertissements, des ptitions, des billets et autres productions dune semblable importance ; et, quoiquil ne se mlt jamais des papiers publics, il avait nanmoins rputation dcrire les innombrables essais ou articles mordants qui paraissaient sur tout sujet, toute opinion, et dans lesquels il tait toujours clairement reconnu, son style .

    Il contracta en outre une dette considrable la poste, par suite des nombreuses lettres quil recevait dauteurs et dimprimeurs qui sollicitaient sa signature dans leurs souscriptions, sans compter que chaque socit philanthropique sadressait lui pour des aumnes annuelles quil donnait de trs bon cur, considrant ces demandes comme autant de compliments. Il fut invit une fois un grand diner de corporation, et deux fois appel comme jur une cour dassises. Enfi n, il devint si clbre quil ne lui fut plus possible de suivre, comme jadis, son penchant fureter dans tous les trous et dans tous les coins de la ville sans tre remarqu ou interrompu ; souvent, au contraire, quand il rdait dans les rues, dans ses promenades ordinaires dobservation, la canne en main et le chapeau retap sur loreille, il entendait les petits polissons qui jouaient scrier : There goes Diedrick. (Voil Diedrick qui passe.) Ce qui semblait plaire infi niment au vieillard, qui regardait ces salutations comme les

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    Notice sur lauteur

    louanges anticipes de la postrit.En un mot, si nous prenons en considration ces honneurs

    et distinctions de toute espce, en y comprenant le magnifi que loge qui parut de lui dans le Portefeuille (loge dont on nous a dit que le vieillard avait t saisi au point den tre malade pendant deux ou trois jours), nous devons avouer que peu dauteurs ont reu de leur vivant daussi brillantes rcompenses, et ont aussi compltement savour davance le parfum de leur immortalit.

    Aprs son retour de Scaghtikoke, M. Knickerbocker fi xa sa rsidence dans une petite retraite champtre que les Stuyvesant lui avaient donne, sur les domaines de leur famille, en reconnaissance de lhonorable mention quil avait faite de leur anctre. Cette retraite tait agrablement situe au-del de Corlears Hook ; elle tait expose, il tait vrai, des inondations accidentelles et constamment infeste de moustiques pendant tout lt, mais elle tait dailleurs fort agrable et produisait une abondante rcolte de joncs et de plantes marines.

    Ce fut l, nous le disons avec douleur, que le bon vieillard tomba dangereusement malade dune fi vre occasionne par le mauvais air des marais voisins. Lorsquil sentit sa fi n approcher, il mit ordre ses affaires temporelles, laissa la plus grande partie de sa fortune la socit historique de New York ; son Catchisme dHeidelbourg et louvrage de Van der Donck la bibliothque publique de la mme ville, et sa valise M. Handaside. Il pardonna tous ses ennemis, cest--dire tous ceux qui avaient de linimiti pour lui ; car, quant lui, il dclara quil mourait avec un sentiment de bienveillance universelle et aprs avoir dict plusieurs lettres affectueuses pour ses parents de Scaghtikoke, et pour quelques-uns de nos plus recommandables citoyens hollandais, il expira entre les bras de son ami le bibliothcaire.

    Ses restes furent inhums, suivant sa demande, dans le cimetire de lglise Saint-Marc, ct de ceux de son hros favori, Peter Stuyvesant ; et le bruit court que la socit historique a lintention driger sa mmoire un monument en bois dans le Boulingrin.

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    AU PUBLIC

    Pour sauver de loubli la mmoire des vnements, et pour rendre une clbrit mrite divers faits et gestes aussi grands que merveilleux de nos anctres hollandais, moi Diedrick Knickerbocker, natif de la ville de New York, mets au jour cet essai historique , o, lexemple du vrai pre de lhistoire (Hrodote) dont je viens de citer les paroles, je traite des sicles bien anciennement couls, sur lesquels le crpuscule de lincertitude a dj tendu son ombre, et qui sont prts tre envelopps pour jamais dans les tnbres de loubli. Jai mdit longtemps, et avec une grande sollicitude, sur lhistoire ancienne de cette vnrable cit dont les traditions, imparfaitement transmises par les rcits de la vieillesse, semblent chapper graduellement aux efforts que nous faisons pour les saisir, et vont steindre lune aprs lautre dans la tombe du conteur. Encore un peu de temps, pensais-je, et ces respectables bourgeois hollandais, monuments chancelants du bon vieux temps, seront runis leurs pres, et leurs enfants, adonns aux vains plaisirs, ou aux insignifi antes affaires du sicle actuel, ngligeront de recueillir les souvenirs du pass, et la postrit cherchera vainement des lumires sur les jours des patriarches. Lorigine de notre cit sera enterre dans un ternel oubli, et les exploits, les noms mme de Wonter Van Twiller, de Wilhelmus Kieft et de Peter Stuyvesant, seront envelopps

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    Histoire de New York

    dans lobscurit du doute et de la fi ction comme ceux de Rmus et Romulus, de Charlemagne, du roi Arthur, de Rinaldo et de Godefroy de Bouillon. Dtermin donc dtourner, sil tait possible, cette menaante calamit, je me suis mis assidument louvrage pour rassembler tous les fragments encore existants du berceau de notre histoire, et comme mon vnrable prototype Hrodote, l o les mmoires crites mont manqu, jai tch de retrouver la chaine des vnements historiques dans dauthentiques traditions.

    On concevrait diffi cilement le nombre dauteurs savants que jai consults, presque sans profi t, dans cette pnible entreprise, qui a t laffaire unique dune vie longue et solitaire ; et, quelque trange que cela puisse paraitre, malgr tant dexcellents ouvrages crits sur ce pays, il nen existe aucun qui rende un compte tout fait satisfaisant de lhistoire primitive de New York, ou de ses trois premiers gouverneurs hollandais. Jai cependant tir beaucoup de faits curieux et importants dun manuscrit prcieux trouv dans les archives de la famille des Stuyvesant, et qui est crit en hollandais pur et classique, sauf quelques lgres fautes dorthographe. Je me suis aussi procur, par mes recherches dans les coffres et les greniers de nos respectables citoyens de souche batave, beaucoup de lgendes, de lettres et autres documents semblables, sans compter les nombreuses et vridiques traditions que jai recueillies de la bouche mme de plusieurs excellentes vieilles dames, qui ont demand que leurs noms ne fussent pas cits. Je ne dois pas non plus ngliger de reconnaitre quel point jai t second par cette utile et admirable institution, la Socit historique de New York, qui je fais publiquement ici mes remerciements sincres.

    Je nai adopt aucun modle particulier dans la conduite de cet inestimable ouvrage, je me suis simplement content, au contraire, dy combiner et dy fondre les mrites divers des historiens anciens les plus estims. Comme Xnophon, jai observ limpartialit la plus grande et la plus stricte vracit dans tout le cours de mon histoire ; je lai enrichie, la manire de Salluste, de plusieurs caractres danciens hros, dessins de grandeur naturelle et fi dlement coloris. Je lai rehausse

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    Au public

    dobservations profondment politiques, comme Thucydide, adoucie, comme Tacite, des grces du sentiment, enfi n, jai rpandu dans le tout la dignit, la grandeur et la sublimit de Tite-Live.

    Je ne me dissimule pas que bon nombre de judicieux et savants critiques me blmeront de rappeler trop souvent peut-tre mon favori Hrodote par mes profondes et audacieuses digressions, mais, je lavoue avec candeur, il ma t impossible de rsister la sduction de ces dlicieux pisodes qui, semblables des rivages fl euris et des bosquets odorants, font, sur la route sablonneuse de lhistorien, leffet de loasis dans le dsert, et lengagent se dtourner pour sy reposer des fatigues du voyage ; mais on trouvera, jespre, que, reprenant propos mon bton, jai toujours continu ma pnible route avec un nouveau courage, et de manire que mon repos ne profi tt pas moins mes lecteurs qu moi-mme.

    Quoique lobjet constant de mes vux et de mes efforts ait t rellement de rivaliser avec Polybe lui-mme, par mon religieux respect pour lunit requise en histoire, cependant, la manire vague et dcousue dont beaucoup de faits que jai consigns ici sont parvenus jusqu moi rendait la tentative diffi cile ; cette diffi cult tait encore augmente par une des grandes vues mmes que prsente cette histoire, savoir, de remonter la source de diverses coutumes et institutions de cette excellente ville, et de les comparer dans leur berceau avec ce quelles sont devenues dans ce sicle de sciences et de perfectionnement.

    Mais le principal mrite dont je tire vanit, celui sur lequel je fonde mes esprances de gloire et de future renomme, cest la scrupuleuse vracit des documents dont jai fait choix en crivant cet inestimable opuscule, en cartant avec soin tout ce qui tait hypothtique, et rejetant ces traditions fabuleuses qui touffent le germe de la vrit et des saines connaissances. Si javais voulu captiver la multitude superfi cielle qui, lgre comme lhirondelle, effl eure la surface de la littrature ; ou si javais dsir de recommander mes crits au gout friand de lecteurs picuriens, jaurais pu profi ter de lobscurit qui enveloppe le berceau de notre cit pour introduire dans cet ouvrage mille

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    Histoire de New York

    fi ctions agrables ; mais jai scrupuleusement repouss maints contes charmants, maintes aventures merveilleuses propres sduire loreille distraite de lindolence, et je men suis tenu religieusement la fi dlit, la gravit, la dignit svre qui devraient toujours distinguer lhistorien : Car un crivain de cette classe, dit un lgant critique, doit garder le caractre dun sage qui travaille linstruction de la postrit aprs avoir travaill pour la sienne, qui a soigneusement mdit son sujet, et qui sadresse notre jugement bien plus qu notre imagination.

    Heureuse donc, trois fois heureuse est notre clbre cit doffrir des incidents dignes dagrandir le cadre de lhistoire et trois fois plus heureuse encore davoir un historien tel que moi pour les raconter ! Car, aprs tout, cher lecteur, les villes et les empires ne sont rien en eux-mmes sils nont un historien. Cest le patient narrateur qui consacre, son aurore, leur prosprit naissante, qui en clbre la splendeur son znith, et qui taie pour ainsi dire leurs dbris mesure quils chanclent, cest lui qui rassemble leurs fragments pars et prts retomber en poussire, cest lui enfi n qui recueille pieusement leurs cendres, et son ouvrage, sorte de mausole lev leurs mnes, est le digne monument qui doit en transmettre le renom dge en ge.

    Quel fut le sort de tant de belles et antiques cits, dont les ruines inconnues encombrent aujourdhui les plaines de lEurope et de lAsie, et veillent linutile curiosit du voyageur ? Elles sont tombes silencieusement en poussire, et, faute dun historien, sont effaces du souvenir des hommes. Le philanthrope peut pleurer sur leurs ruines, le pote peut sgarer parmi les fragments de leurs colonnes et de leurs palais et sy abandonner aux vains prestiges de son imagination. Mais, hlas ! Lhistorien moderne, dont la plume est condamne comme la mienne ne tracer que des faits, cherche en vain parmi leurs restes effacs quelque vestige qui lui rvle lhistoire instructive de leur gloire et de leur destruction !

    Les guerres, les incendies, les dluges, dit Aristote, dtruisent les nations et avec elles leurs monuments, leurs dcouvertes et leurs vanits. Le fl ambeau de la science fut plus dune fois teint et rallum, et cest par un petit nombre dindividus accidentellement

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    Au public

    chapps que se renoue le fi l des gnrations. Le malheur arriv tant de villes de lAntiquit arrivera encore,

    par la mme dplorable cause, aux neuf diximes de celles qui fl eurissent aujourdhui sur la surface du globe. Le moment dcrire lhistoire de la plupart dentre elles est dj pass ; leur origine, leur enfance, la turbulente priode de leur jeunesse sont dj ensevelies sous les dbris des sicles ; et il en aurait t de mme de cette belle partie du monde, si je ne lavais pas arrache lobscurit, au moment mme ou les faits consigns dans cette histoire allaient tomber dans le gouffre inexorable de loubli, si je nen avais pas pour ainsi dire saisi les lambeaux, linstant prcis o la gueule de fer du monstre allait se refermer sur eux pour toujours. Cest ici, comme je lai dj dit, que je les ai rassembls, recolls, arrangs, pice pice, fi l par fi l, cest ici que jai jet les fondements sur lesquels les historiens futurs lveront un si noble et si vaste monument quun jour peut-tre lhistoire de New York par Knickerbocker galera en volume celle de Rome, par Gibbon, ou celle dAngleterre, par Hume et Smollett.

    Quil me soit permis, en quittant la plume, de me transporter, par la pense, deux ou trois sicles en avant ; et l, post sur quelque hauteur, de regarder, vol doiseau, la masse dannes qui aura combl derrire moi cet intervalle. Ne me vois-je pas alors, moi, chtif, devenu le pre, le modle et le prcurseur de tous ces braves lettrs ? Ne me vois-je pas, la tte de cette noble arme, mon livre sous le bras, mon New York sur le dos, et leur ouvrant, en digne gnral, le chemin de lhonneur et de limmortalit ?

    Telles sont les orgueilleuses chimres qui, de temps autre, tourdissent le cerveau dun auteur ; tels sont les vains prestiges qui, clairant comme dune lumire cleste son asile solitaire, gaient ses esprits fatigus, et raniment sa persvrance au travail. Jai donn pour ma part un libre cours ces folies toutes les fois quelles se sont offertes mon imagination, mais, je me rends cette justice, ce nest nullement par excs de vanit, cest uniquement pour que le lecteur puisse, une bonne fois, se faire lide de ce que pense, de ce que sent un auteur pendant quil crit. Connaissance aussi rare que curieuse, et quil importe beaucoup dacqurir !

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    LIVRE PREMIER

    Contenant des thories ingnieuseset des dissertations philosophiques

    sur la cration et la population du mondedans leurs rapports avec lhistoire de New York

    CHAPITRE PREMIER

    Description du monde

    Suivant les meilleures autorits, le monde que nous habitons est une grande masse inanime, opaque, susceptible de rfl chir les objets, et fl ottant dans locan de linfi ni ; il a la forme dune orange, tant un parfait sphrode artistement aplati ses deux extrmits opposes, pour recevoir deux ples imaginaires qui sont supposs le traverser, se runir au centre et former ainsi un axe sur lequel la merveilleuse orange tourne rgulirement pour accomplir une rvolution diurne.

    Les alternatives de lumire et dobscurit qui produisent la succession des jours et des nuits sont le rsultat de cette rvolution diurne, par laquelle les diffrentes parties du globe sont successivement prsentes aux rayons du soleil. Cet astre, daprs les meilleures, cest--dire les dernires observations, est un corps lumineux ou enfl amm, dune tendue prodigieuse dont notre plante est tour tour carte par une force rpulsive ou centrifuge et rapproche par une puissance attractive ou centripte, autrement appele gravitation ; la combinaison, ou plutt lopposition de ces deux mouvements contraires, produit

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    Histoire de New York

    la rvolution circulaire et annuelle, do rsultent les diffrentes saisons, savoir : le printemps, lt, lautomne et lhiver.

    Telle est, je crois, l-dessus la thorie la plus gnralement approuve, quoique des systmes trs diffrents aient t soutenus par plusieurs philosophes, dont quelques-uns trs recommandables par leur illustre caractre et lpoque recule laquelle ils ont vcu. Par exemple, danciens sages prtendirent que la terre tait une vaste plaine supporte par dnormes piliers, et dautres soutinrent quelle reposait sur la tte dun serpent, ou sur le dos dune grosse tortue. Mais comme ils navaient oubli quun point dappui pour leurs piliers ou leur tortue, toute leur thorie scroula faute de fondations convenables.

    Les brahmanes assurent que les cieux sappuient sur la terre, et que le soleil et la lune nagent au milieu des poissons dans leau, passant de lest louest pendant le jour, et se glissant derrire lhorizon pendant la nuit pour regagner leur station primitive1. Daprs les Pauranicas (livres sacrs) de lInde, au contraire, ce monde est une vaste plaine entoure de sept ocans de lait, de nectar et autres liquides dlicieux ; sept montagnes le dominent ; au centre slve un immense roc dor poli, et un gros dragon avale de temps en temps la lune, ce qui explique merveille le phnomne de ses clipses2.

    Outre ces systmes et bien dautres tout aussi sages, nous possdons les profondes observations dAboul-Hassan-Ali, fi ls dAlkhan, fi ls dAli, fi ls dAbderrahman, fi ls dAbdallah, fi ls de Mas-soud-el-Hadheli communment appel Masoudi et surnomm Cothbeddin, mais qui prend lhumble titre de Laheb-ar-Rasoul, ou compagnon de lambassadeur de Dieu. Il a compos une histoire universelle intitule : Mouroudge-ed-dahrab, ou les prairies dor et les mines de pierreries 3. Dans ce prcieux ouvrage il raconte lhistoire du monde depuis la cration jusquau moment o il crit ce qui se passe sous le califat de Mothi Billah, au mois dgioumadi-el-aoual de la trois cent trente-sixime anne de lhgire, ou fuite du prophte. Selon lui, la terre est un norme oiseau, dont Mdine et La Mecque forment la tte, la Perse et les Indes laile droite, la terre de Gog laile gauche, et lAfrique la queue. Il nous apprend de plus,

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    Livre I, chapitre i

    quune premire terre a exist avant la ntre (qui ne lui semble tre quune petite poulette de sept mille ans), quelle a essuy plusieurs dluges, et que, selon lopinion de quelques brahmanes de sa connaissance, qui savent quoi sen tenir l-dessus, elle sera renouvele tous les soixante et dix mille hazarouams, chaque hazarouam comprenant douze mille annes.

    Voil un chantillon des nombreuses contradictions des philosophes par rapport la terre, et nous trouvons que les savants nont pas t moins embarrasss quant la nature du soleil. Quelques-uns de nos premiers philosophes ont affi rm que ctait une grande roue de feu brillant4 ; selon dautres, ce ntait autre chose quun miroir, ou une sphre de cristal transparent5 ; et une troisime secte, la tte de laquelle tait Anaxagore, soutint que ctait tout bonnement une grosse masse de fer ou de pierre embrase ; il ajouta, la vrit, que le ciel ntait quune voute de pierre, et les toiles des cailloux lancs en lair par la terre, et enfl amms par la rapidit de ses rvolutions6. Mais je ferai peu dattention aux doctrines de ce philosophe, les Athniens les ayant pleinement rfutes en le bannissant de leurs murs, manire fort concise de rpondre des systmes ridicules, et dont on faisait un frquent usage autrefois. Une autre secte de philosophes dclare que certaines particules enfl ammes sexhalent constamment de la terre, et que, se concentrant sur un seul point, du fi rmament pendant le jour, elles y constituent le soleil, mais que durant la nuit, disperses et errantes dans lobscurit, elles sagglomrent sur diffrents points et forment alors les toiles, lesquelles brulent et se consument rgulirement, peu prs comme les rverbres dans nos rues, de sorte quil nen serait plus question si les exhalaisons venaient manquer7.

    Il est mme reconnu qu certaines poques un peu obscurcies, il est vrai, par la nuit des temps, la raret de ces combustibles fut telle que le soleil puis steignit faute daliment et resta quelquefois plus dun mois sans pouvoir se rallumer. Accident des plus tristes, et dont la seule ide bouleversait Hraclite, ce digne et larmoyant philosophe de lAntiquit. Par-dessus tous ces systmes nous avons encore lopinion dHershel, qui regardait le soleil comme un magnifi que et fort habitable sjour ;

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    Histoire de New York

    la lumire quil donne ne venant, selon lui, que de certains nuages enfl amms, lumineux ou phosphoriques, qui nagent dans son atmosphre transparente8.

    Mais nous napprofondirons pas davantage la nature du soleil, la solution de ce problme ntant pas indispensable au dveloppement de notre histoire ; nous laisserons l aussi les disputes embrouilles et interminables de nos philosophes sur la forme de ce globe, et, nous en tenant la thorie avance au commencement du chapitre, nous allons dmontrer par lexprience le systme de mouvement ci-dessus attribu notre tournoyante plante.

    Le professeur Van Pudding Coft (ou comme on pourrait le traduire en anglais Pudding Head) fut longtemps clbre luniversit de Leyde par la profonde gravit de ses manires et un talent remarquable pour sendormir au beau milieu de ses examens, au grand soulagement de ses brillants lves, qui, grce cette heureuse disposition, faisaient fi rement leur chemin au collge sans grand travail et fort leur aise. Dans le cours dune de ses leons, le savant professeur, saisissant un vase plein deau, lui fi t rapidement dcrire autour de sa tte un cercle aussi grand que la longueur de son bras put le lui permettre. Limpulsion par laquelle il le repoussait loin de lui reprsentait la force centrifuge, le mouvement rtrograde de son bras agissait comme force centripte, et la terre tait fi gure par le vase dcrivant son orbite autour de la face ronde et enlumine du professeur, laquelle ne laissait pas que de donner une assez juste ide du soleil. Toutes ces particularits furent bien et dument expliques la foule dlves qui lentourait bouche bante ; il leur apprit encore que ce mme principe de gravitation qui retenait leau dans le vase empchait aussi locan de se sparer de la terre dans ses rapides rvolutions ; il leur dit, que si le mouvement de la terre venait tre soudainement arrt, la force centripte la ferait linstant tomber dans le soleil, vnement des plus fcheux pour notre plante, et qui, sil nteignait pas lautre, pourrait du moins lobscurcir considrablement. Il allait en dire bien plus, quand un polisson mal inspir, un de ces esprits dvergonds qui ne semblent crs et mis au monde que pour le supplice des braves

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    Livre I, chapitre i

    gens de lespce du docteur Pudding, voulant sassurer de la justesse de lexprience, arrte tout coup le bras du professeur au moment prcis o le vase tait son znith, et le voil qui tombe avec une merveilleuse exactitude sur le crne philosophique de notre instituteur. Leffet immdiat du choc de ces deux corps fut un son creux et un siffl ement peu prs semblable celui de leau tombant sur un fer rouge ; mais lexprience dmontra compltement la thorie, car le malheureux vase ne survcut pas la chute et la face rubiconde du professeur Pudding, lanant les feux dune inexprimable indignation, sortit du sein des eaux plus enfl amm que jamais ; sur quoi les tudiants merveills se retirrent beaucoup plus habiles quauparavant.

    Une chose bien mortifi ante et qui dsespre maint laborieux philosophe, cest que la nature refuse souvent de se prter leurs efforts les plus assidus et les plus pnibles. peine lun deux a-t-il invent la plus ingnieuse, la plus naturelle mme des thories, quil voit cette contrariante nature prendre tche de marcher en dpit de son systme et de culbuter comme plaisir ses principes les plus chers ; cest une vexation aussi manifeste que peu mrite, puisquelle fait retomber tout le blme du vulgaire et des ignorants sur le pauvre philosophe, pendant que la faute, loin de tenir sa thorie qui est incontestablement exacte, appartient tout entire aux caprices de dame nature qui, avec la coquetterie et la lgret proverbiale de son sexe, semble rellement prendre plaisir violer toutes les rgles philosophiques, et duper les plus savants et les plus infatigables de ses admirateurs. Il en fut ainsi de cette belle explication du mouvement de notre plante dont nous avons parl ci-dessus. Il parait que la force centrifuge a depuis longtemps cess dagir, pendant que son antagoniste conserve une admirable activit : le monde, selon la thorie telle quelle tait, devait donc rellement tomber dans le soleil ; les philosophes, convaincus quil ny manquerait pas, attendaient dans une inquite patience laccomplissement de leurs pronostics Mais la maudite plante continua opinitrement sa course, malgr la raison, la philosophie, et toute une universit de savants runis pour larrter. Les philosophes prirent ce tour en fort mauvaise part, et lon croit quils ne lui auraient jamais

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    Histoire de New York

    pardonn les affronts et les rises quelle leur attirait, si un brave homme de professeur ne stait offi cieusement interpos comme mdiateur entre les deux parties et navait effectu une rconciliation.

    Voyant que le monde ne voulait pas se rgler selon la thorie, il prit le parti de rgler la thorie selon le monde, il apprit donc ses confrres les philosophes, que le mouvement de la terre autour du soleil, une fois tabli par le confl it dimpulsions dcrit plus haut, devenait une rvolution rgulire et indpendante des causes qui lavaient produite. Ses savants collgues se saisirent de cette opinion, trop heureux de trouver une explication quelconque qui pt les tirer dcidment de leur embarras ; et depuis cette re mmorable, le monde, abandonn lui-mme, tourne sa guise autour du soleil sans quon lui fasse la moindre observation.

    CHAPITRE II

    Cosmogonie, ou cration du monde.Diverses excellentes thories par lesquelles on prouve

    que la confection dun monde nest pas une chose si diffi cile que bien des braves gens se limaginent.

    Ayant ainsi rapidement donn mon lecteur une ide du monde, de sa forme et de sa situation, il sera curieux sans doute de savoir do il vient et comment il fut cr ; et le fait est que lclaircissement de ces petites diffi cults est absolument ncessaire mon histoire ; sous ce point de vue, que si le monde net pas reu lexistence, il est plus que probable que cette ile clbre, dans laquelle est situe la ville de New York, naurait pas exist non plus. La marche rgulire de mon histoire exige donc que je commence par prouver la cosmogonie ou cration du globe.

    Ici je prviens franchement mes lecteurs que je vais me

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    plonger, pendant un chapitre ou deux, dans le labyrinthe le plus inextricable o historien se soit jamais risqu : je leur conseille donc de se cramponner aux basques de mon habit, de me marcher, sil le faut, sur les talons, et de ne saventurer ni droite ni gauche, de peur de sembourber dans quelque fondrire dinintelligible rudition, ou de perdre la cervelle sous la grle meurtrire des noms grecs qui vont siffl er dans toutes les directions. Mais sil sen trouvait parmi eux de trop indolents ou de trop timides pour maccompagner dans cette prilleuse entreprise, ils feront mieux de faire un petit crochet, et daller mattendre au commencement de quelque chapitre moins pineux.

    Nous avons mille versions contradictoires sur la cration du monde ; et quoique les rvlations divines nous en aient fourni une fort satisfaisante, chaque philosophe croit son honneur intress nous en donner une meilleure. En ma qualit dhistorien impartial, je crois de mon devoir de mentionner les divers systmes auxquels le genre humain a d tant de lumires et ddifi cations.

    Certains philosophes de lAntiquit ont regard la terre et lensemble de lunivers comme tant la divinit mme9 ; cette doctrine fut chaudement dfendue par Znophanes et toute la secte des latiques, par Strabon et par les pripatticiens. Pythagore, de son ct, soutint le clbre systme numrique des monades, des dyades et des triades, et, au moyen de son fameux nombre quatre, nous mit en lumire la formation du monde et le grand secret de la nature, sans compter les principes de la musique et de la morale10. Dautres sages adoptrent la thorie mathmatique des carrs et des triangles, le cube, la pyramide et la sphre, le ttradre, loctadre, licosadre et le dodcadre11, pendant que dautres dfendaient le grand systme lmentaire qui rapporte la cration de notre globe et de tout ce quil contient aux combinaisons de quatre lments matriels, lair, la terre, le feu et leau, aids dun cinquime principe vivifi ant et immatriel.

    Je ne dois pas omettre non plus de mentionner le grand systme des atomes enseign par Moschus avant le sige de

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    Histoire de New York

    Troie, renouvel par Dmocrite de rieuse mmoire, perfectionn par picure, ce roi des bons vivants, et rajeuni par le rveur Descartes. Mais jvite de rechercher si les atomes, dont on dit que la terre est compose, sont ternels ou rcents, sils sont anims ou inanims ; si, selon lopinion des athes le hasard seul les a rassembls ; ou si, comme les thistes le soutiennent, leur arrangement provient dune suprme intelligence12. Si, en effet, le monde est une immense motte de terre prive de vie13, opinion qui a t vigoureusement soutenue par une arme de philosophes, la tte de laquelle fi gure le grand Platon, ce sage modr qui a vers les ondes glaces de la philosophie sur le principe vivifi ant de lunion des sexes, et qui nous a enseign la doctrine de lamour platonique : doctrine dune ineffable puret, mais beaucoup mieux adapte aux habitants imaginaires de son ile dAtlantis qu la race rebelle compose de chair et dos qui peuple la petite et trs matrielle ile que nous habitons.

    Outre ces systmes, nous avons encore la potique thogonie dHsiode, daprs laquelle lunivers entier est le produit du mode rgulier de procration ; et lopinion plausible dautres auteurs que la terre est sortie du gros uf de la nuit, qui, fl ottant dans le chaos, fut cass par les cornes du blier cleste. Burnet14, pour claircir cette dernire doctrine, nous a favoriss dune trs exacte peinture et dune minutieuse description de la forme et de la contexture de cet uf terrestre que lon trouve avoir une tonnante ressemblance avec celui dune oie. Ceux de mes lecteurs qui prennent un intrt convenable lorigine de notre plante apprendront avec plaisir que les sages les plus profonds de lAntiquit parmi les Chaldens, les Perses, les Grecs et les Latins semblent avoir vu tour tour clore cet trange oiseau, et que leurs caquetages continus sur tous les tons et dans toutes les langues ont t transmis jusqu nos jours de philosophes en philosophes.

    Mais, en citant rapidement les systmes longtemps clbres des anciens sages, je ne dois pas passer avec ngligence sur ceux dautres philosophes qui, quoique moins rpandus et moins renomms, ont des droits gaux notre attention, et une gale chance de vrit. Les Brahmines, par exemple, ont consign,

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    dans les pages de leur divin Shastah, que lange Bistnoo, se transformant en un gros sanglier, plongea dans les profondeurs de la plaine liquide, et en rapporta la terre sur ses dfenses ; alors Bistnoo enfanta une immense tortue et un serpent norme, aprs quoi il posa le serpent debout sur le dos de la tortue, et la terre sur la tte du serpent15.

    Les philosophes ngres de Congo affi rment que le monde fut fait de la main des anges, except leur pays, qui sortit immdiatement de celle du grand tre lui-mme, pour quil ft parfait par excellence. Il sappliqua surtout en former les habitants, il eut soin de les rendre aussi noirs que beaux, et lorsquil eut cr le premier homme, il fut si content de son ouvrage quil lui passa affectueusement la main sur le visage, caresse do provient laplatissement du nez chez lui et ses descendants.

    Les philosophes Mohawks nous disent quune femme grosse tomba du ciel, quune tortue la prit sur son dos, parce que tout lunivers tait couvert deau, et que cette femme, tant assise sur le dos de la tortue, plongea ses mains dans leau, et en tira la terre, qui, par suite de cette opration, a fi ni par rester plus leve que leau16.

    Mais je mabstiens de citer un plus grand nombre de ces philosophes anciens et trangers que leur dplorable ignorance, en dpit de toute lrudition dont ils se vantent, rduisit crire dans des langues que peu de mes lecteurs peuvent entendre, et je me bornerai mentionner brivement quelques-unes des thories plus lgantes et plus intelligibles de leurs modernes successeurs.

    Je citerai dabord le grand Buffon, qui prsume que ce globe fut originellement une masse de feu liquide produite par le choc dune comte contre le soleil, comme des tincelles par celui de lacier contre un caillou ; que cette masse fut dabord entoure de vapeurs grossires qui, se refroidissant et se condensant par la suite des temps, produisirent, suivant leurs densits respectives, la terre, leau et lair, lesquels lments sarrangrent deux-mmes graduellement, daprs leur propre force de gravitation, autour de la masse brulante et vitrifi e qui forme leur centre.

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    Hutton suppose au contraire que les eaux dominrent dabord universellement, et il spouvante de lide que la terre, qui ne peut manquer dtre use un jour par la force des pluies, des rivires et des torrents, doit aller se confondre avec locan, ou, en dautres termes, sy dissoudre tout entire. Ide sublime ! Qui fait paraitre bien mesquine lhistoire de cette tendre nymphe de lAntiquit qui versa tant de larmes quelle en fut transforme en fontaine, ou celle dune bonne dame de la ville de Narbonne, qui, pour une incontinence de langue bien peu ordinaire son sexe, ft condamne peler cinq cent mille trente-neuf bottes dognons, et dont les yeux se fondirent compltement en eau avant davoir rempli la moiti de cette pnible tche.

    Whiston, cet ingnieux philosophe mule de Ditton dans ses recherches sur les longitudes, qui leur attirrent de la part du malin Swift une pigramme trs piquante ; Whiston, dis-je, sest distingu par une admirable thorie de la terre. Il prtend que ctait originellement une plante dans ltat de chaos, mais qui, une fois choisie pour le sjour de lhomme, fut loigne de son orbite excentrique, et reut limpulsion qui la fait tourner rgulirement autour du soleil, changement de direction qui fi t succder lordre la confusion dans larrangement des parties qui la composent. Ce philosophe ajoute que le dluge fut produit par la rencontre intempestive de la queue trop humide dune autre comte qui, jalouse sans doute du perfectionnement de sa rivale, donna ainsi la triste preuve que les corps clestes peuvent se laisser emporter par cet odieux sentiment, et que la discorde peut troubler la divine harmonie des sphres, si mlodieusement chante par les potes.

    Mais je passe sur un assortiment trs vari dexcellentes thories, au nombre desquelles sont celles de Burnet, de Woodward et de Whitehurst, regrettant beaucoup que mon temps ne me permette pas den faire la mention quelles mritent, et je fi nirai par celle du clbre docteur Darwin. Ce savant thbain, aussi renomm pour la rime que pour la raison, non moins fameux par son aimable crdulit que par ses recherches srieuses, et qui sest prodigieusement avanc dans les bonnes grces des dames en leur dvoilant les amours, les galanteries, les plaisirs, et autres

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    scandales de la cour de Flore ; cet habile homme, dis-je, a enfant un systme digne de son infl ammable imagination. Suivant lui, limmense masse du chaos clata subitement comme un baril de poudre, et, dans son explosion, lana au loin le soleil, qui, par une dtonation semblable, fi t lui-mme jaillir au loin la terre qui, clatant son tour, lana aussi la lune dans lespace, si bien que dexplosion en explosion, le systme solaire fut compltement dform et trs systmatiquement mis en branle17.

    Des lecteurs illettrs seront peut-tre amens conclure du grand nombre de thories diverses auxquelles je viens de faire allusion, et dont chacune, si on lexamine scrupuleusement, sera trouve daccord dans toutes ses parties, que la cration dun monde nest pas une tche aussi diffi cile quils lavaient imagin dabord. Jai signal une vingtaine au moins de mthodes ingnieuses au moyen desquelles un monde peut tre form, et je ne doute pas que, si quelques-uns des philosophes que jai cits avaient la disposition dune comte facile diriger, et celle du grand magasin philosophique nomm chaos, ils ne sengageassent fabriquer une plante aussi bonne, et meilleure mme, si vous voulez les en croire, que celle que nous habitons.

    Je ne puis donc mempcher de remarquer ici la bont de la Providence, qui semble avoir cr tout exprs les comtes pour tirer tout philosophe dembarras, grce elles, ils oprent dans le systme de la nature des rvolutions et des transitions plus soudaines que jamais la merveilleuse batte dArlequin nen a opres dans une pantomime.

    Si un de nos sages modernes, dans une de ses excursions thoriques parmi les toiles, se trouvait jamais perdu au milieu des nuages, et en danger de tomber dans labime du galimatias et de labsurdit, quil saisisse seulement une comte au toupet, quil monte cheval sur sa queue, et fouette cochet ! Il galopera en triomphe comme un enchanteur sur son hippogriffe, ou une sorcire du Connecticut sur son manche balai.

    Il existe un vieux proverbe sur un mendiant cheval, dont, pour le monde entier, je naurai voulu faire lapplication ces respectables philosophes, mais je dois avouer que, quand ils sont monts sur un de ces coursiers de feu, leurs courbettes me semblent

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    aussi tranges que ltaient jadis celles de Phaton, quand il eut la prtention de diriger le char de Phbus. Lun pousse sa comte au plein galop contre le soleil, et fait jaillir la terre du choc ; un autre, plus modr dans son allure, fait de la sienne une bte de somme portant au soleil un supplment rgulier de chaleur et de feu ; un troisime, dun temprament plus combustible, menace de lancer sa comte sur la terre, comme une bombe, et de la faire sauter comme un magasin poudre ; tandis quun quatrime, sans aucun gard pour notre plante et ses habitants, insinue que sa comte, un jour ou lautre, tournant impoliment sa queue (ma plume modeste a honte de lcrire) oui, tournant sa queue de manire inonder la terre, versera sur elle un second dluge : il est donc bien prouv que les comtes ont t gnreusement cres par la Providence au profi t des philosophes et pour les aider dans leurs manufactures de systmes.

    Maintenant que jai signal quelques-uns des plus remarquables qui se sont prsents ma mmoire, je laisse mes judicieux lecteurs lentire libert dy faire un choix. Tous sont le fruit de profonds calculs dhommes savants, tous diffrent essentiellement entre eux, et tous ont un droit gal notre croyance. La tche de toute secte philosophique a toujours t de souffl er sur la chimre des sectes antrieures, pour y substituer quelque rverie plus brillante, que remplaceront leur tour les lubies de gnrations nouvelles. Il semblerait ainsi que le savoir et le gnie dont nous sommes si fi ers ont pour but unique de dvoiler les erreurs et les absurdits de ceux qui nous prcdent, et den inventer de toutes neuves que nous dvoileront un jour ceux qui nous suivront. Les systmes sont de magnifi ques bulles de savon dont samusent les grands enfants de la science, pendant que lignorant vulgaire les contemple avec une admiration stupide, et ennoblit ces savantes rveries en les nommant sagesse. Il avait bien raison Socrate, quand il disait que les philosophes ne sont quune espce de fous plus tranquilles que les autres, et qui soccupent de choses tout fait inexplicables, ou dont lexplication ne vaut pas le mal quils se donnent.

    Quant moi, jusqu ce que les savants soient parvenus sarranger entre eux, je me contenterai de la version qui nous

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    vient de Mose, en quoi je ne fais que suivre lexemple de nos ingnieux voisins du Connecticut, qui, lors de leur premire colonisation, proclamrent que le pays serait gouvern par les lois de Dieu jusqu ce quils eussent eu le temps den faire de meilleures.

    Une chose cependant parat certaine, daprs lautorit unanime des philosophes ci-dessus mentionns, quappuie dailleurs le tmoignage de nos propres sens (lesquels, quoique trs sujets nous tromper, peuvent tre admis comme tmoins accessoires) ; une chose parat certaine, dis-je, et je lavance sans hsitation comme sans crainte dtre contredit, cest que ce globe a rellement t cr, et quil est compos de terre et deau ; il parait en outre quil est artistement divis et morcel en continents et en iles, au nombre desquelles je dclare hardiment que se trouve lile clbre de New York, comme pourra sen convaincre quiconque saura la chercher sa place.

    CHAPITRE III

    Comment le fameux navigateur No fut connusous des noms indignes de lui, et comment il fut coupable

    dune impardonnable imprvoyance en nayant que trois fi ls.Grand embarras que cela cause aux philosophes.

    Dcouverte de lAmrique.

    No, le premier navigateur dont nous ayons entendu parler, engendra trois fi ls, Sem, Cham et Japhet. Beaucoup dauteurs, la vrit, affi rment que ce patriarche eut plusieurs autres enfants. Berosus en fait le pre des gigantesques Titans, Methodius lui donne un fi ls nomme Jonitheus ou Jonicus, et quelques autres ont fait mention dun fi ls nomm Thuiscou, duquel sont descendus les Teutons ou la nation teutonique, cest--dire hollandaise.

    Je regrette beaucoup que le plan de cet ouvrage ne me permette

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    Histoire de New York

    pas de satisfaire la louable curiosit de mes lecteurs en entrant minutieusement dans toutes les particularits de lhistoire du grand No. la vrit une semblable entreprise entrainerait plus de diffi cults que quelques gens ne limagineraient, car le bon vieux patriarche semble avoir t un grand voyageur dans son temps, et stre appel dun nom diffrent dans chacun des pays quil visita. Les Chaldens, par exemple, en nous donnant son histoire, changent tout simplement son nom en celui de Xisuthrus, lgre altration qui sera de bien peu dimportance aux yeux de lhistorien vers dans la science des tymologies. Il semble galement que, parmi les Chaldens, il avait chang le compas et la boussole contre le fastueux insigne de la royaut, car il porte le titre de monarque dans leurs annales. Les gyptiens le clbrent sous le nom dOsiris, les Indiens sous celui de Menu. Les auteurs grecs et romains le confondent avec Ogygs, et les Thbains avec Deucalion et Saturne. Mais un peuple dont les ouvrages historiques sont justement regards comme offrant la fois plus dauthenticit et plus dtendue, puisquil a connu le monde bien avant tous les autres, les Chinois, assure que No et Fohi taient une seule et mme personne, et ce qui donne cette assertion un air de vraisemblance, cest que les littrateurs les plus clairs admettent, comme un fait certain, que No voyagea en Chine (probablement pour se perfectionner dans ltude des langues) lpoque o slevait la tour de Babel, et le savant docteur Shackford nous apprend, en outre, que larche sarrta sur une montagne vers les frontires de la Chine.

    On peut tirer plusieurs consquences satisfaisantes de cette masse de conjectures raisonnables et de sages hypothses, mais je me contenterai du simple fait tabli dans la Bible, savoir, que No engendra trois fi ls, Sem, Cham et Japhet. On stonne quel point les plus grandes affaires de ce monde peuvent naitre des chances les plus obscures, et combien les vnements les moins analogues, ou quelquefois mme les plus opposs aux yeux de lobservateur vulgaire, sont pourtant linvitable consquence les uns des autres ! La tche du philosophe est de dcouvrir ces mystrieuses affi nits, et le plus glorieux triomphe de son talent est de mettre pour ainsi dire nu cet enchainement

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    de causes secrtes dont la rvlation semble dabord paradoxale lobservateur inexpriment. Ainsi, par exemple, plusieurs de nos lecteurs stonneront sans doute du rapport que la famille de No peut rellement avoir avec cette histoire, et beaucoup dautres resteront stupfaits quand ils apprendront que lhistoire tout entire de cette quatrime partie du monde doit son origine et ses dveloppements cette simple circonstance, que le patriarche neut que trois fi ls. la preuve : No, comme plusieurs historiens dignes de foi lont dit, survivant seul aprs le dluge, et se trouvant, ce titre, unique hritier et propritaire de toute la terre fi ef dominant, partagea ses domaines entre ses enfants. Il donna lAsie Sem, lAfrique Cham, et lEurope Japhet. Nous devons donc gmir mille et mille fois de ce quil nait eu que trois fi ls, car sil en et eu un quatrime, ce quatrime et indubitablement hrit de lAmrique, qui, grce cette occasion, et t tout naturellement arrache son obscurit, et alors des milliers dhistoriens et de philosophes neussent point su sang et eau pour former, entasser, compiler de misrables conjectures sur la premire dcouverte et sur la population de ce pays. No cependant, ayant pourvu ses trois fi ls, ne regarda trs probablement notre pays que comme un de ces terrains vagues que les mers entrainent avec elles, et qui paraissent et disparaissent au moment o lon y pense le moins ; aussi nen dit-il pas un mot, et cet impardonnable silence du patriarche nexplique que trop le malheur qua eu lAmrique de ne pouvoir venir au monde en mme temps que les trois autres parties du globe.

    la vrit quelques crivains lont justifi de ce tort envers la postrit, et ont attest quil avait rellement dcouvert lAmrique. Marc lEscarbot, par exemple, crivain franais dou de toute la solidit de pense et de toute la profondeur de rfl exion particulire cette nation, pensait que cette partie du monde fut peuple par les descendants immdiats de No, et que le vieux patriarche, qui conservait encore un grand gout pour la vie de marin, surveilla lui-mme la transmigration. Le pieux et clair pre Charlevoix, jsuite franais, remarquable par cette aversion pour le merveilleux commune tous les

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    Histoire de New York

    grands voyageurs, est compltement de la mme opinion, il va mme encore plus loin, et dtermine exactement la manire dont la dcouverte seffectua, ce fut par mer, et sous la direction immdiate du grand No. Je lai dj fait observer, scrie le bon pre avec toute lindignation convenable, prtendre que les petits-fi ls de No ne purent pas pntrer dans le Nouveau Monde, ou quils ny pensrent jamais, est une supposition tout fait arbitraire : en effet, je ne vois aucune raison qui puisse justifi er une assertion pareille ! Qui peut croire srieusement que No et ses descendants immdiats nen sussent pas autant que nous ? Que le constructeur et le pilote du plus grand vaisseau qui ait jamais exist, dun vaisseau destin traverser des mers sans bornes, braver tant de rcifs et de bas-fonds, ait ignor ou nglig dapprendre ses descendants lart de naviguer sur lOcan ? Donc ils navigurent sur lOcan, donc ils navigurent vers lAmrique ; donc lAmrique fut dcouverte par No !

    Nanmoins cette merveilleuse concatnation de raisonne-ments, qui caractrisent le bon pre dune manire si frappante, sadressant la foi plutt qu lintelligence, se trouve victorieusement combattue par Hans de Laet, qui dit que cest un vritable et ridicule paradoxe que de supposer que No ait jamais conu la pense de dcouvrir lAmrique. Or, comme Hans est un crivain hollandais, je suis dispos croire quil a eu plus de rapports que ses comptiteurs avec les dignes habitants de larche, et quil a par consquent puis ses informations une source plus exacte. Cest chose merveilleuse de voir combien les historiens deviennent de jour en jour plus intimes avec les patriarches et autres grands hommes de lAntiquit ! Or, comme lintimit augmente avec le temps, et que les savants sont particulirement curieux et sans faon dans leurs relations avec les Anciens, je ne serais pas surpris que quelque crivain futur savist de nous donner gravement, sur la vie prive des hommes avant le dluge, des dtails plus minutieux et plus prcis que nen contient la Bible, et que, cent ans plus tard, le journal de mer du bon No ne ft aussi connu des gens de lettres que les voyages du capitaine Cook ou la fameuse histoire de Robinson Cruso.

    Je ne perdrai pas mon temps discuter la masse effrayante

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    des autres suppositions, conjectures et probabilits sous le poids desquelles suent et schinent de malheureux historiens, pour tcher de satisfaire les doutes dun monde incrdule sur la premire dcouverte de ce pays. On souffre voir ces pauvres gens se dmener, stouffer, haleter, pour entasser des volumes dont la vaine et lourde paisseur ne renferme quabsurdits ou fadaises. Cependant comme, par une infatigable assiduit, ils semblent avoir enfi n tabli, la satisfaction gnrale, que ce pays a t dcouvert, je profi terai de leurs utiles travaux pour tre extrmement laconique sur ce point.

    Je ne marrterai donc pas examiner si lAmrique a t premirement dcouverte par un vaisseau errant de cette clbre fl otte phnicienne qui, suivant Hrodote, explora toutes les ctes de lAfrique, ou par cette expdition carthaginoise qui, daprs Pline le naturaliste, dcouvrit les iles Canaries ; ou si elle fut reconnue et habite, pendant quelque temps, par une colonie tyrienne, comme Aristote et Snque nous le font entendre.

    Je ne rechercherai pas non plus si elle fut premirement dcouverte par les Chinois, comme Vossius lavance avec une grande adresse, ni par les Norvgiens en 1002, sous Biorn ; ni par Behem, le navigateur allemand, comme M. Otto sest efforc de le prouver aux rudits de la savante ville de Philadelphie. Je nexaminerai pas davantage les rclamations plus rcentes des Gallois, fondes sur le voyage que fi t le prince Madoc, dans le onzime sicle, et dont il ne revint jamais ; do lon tira, par la suite, la sage conclusion quil devait avoir t en Amrique, et cela par un argument tout simple : sil ny alla pas, o serait-il donc all ? Question qui ferme la bouche tout disputeur venir.

    Mettant donc de ct toutes les conjectures dj mentionnes, ainsi quun grand nombre dautres galement satisfaisantes, je prendrai pour certaine lopinion vulgaire que lAmrique fut dcouverte, le 12 octobre 1492, par le Gnois Cristovallo Colon, qui, par une raison que je ne saurais dcouvrir, a t assez sottement nomm Colomb. Les voyages et les aventures de ce Colon tant dj suffi samment connues, je me dispenserai den parler, je nentreprendrai pas non plus de prouver que, daprs

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    Histoire de New York

    le nom de celui qui la dcouvert, ce pays aurait d sappeler Colonia, cela se dmontre de soi-mme.

    Maintenant que jai si heureusement amen mon lecteur de ce ct de lAtlantique, je me le reprsente plein dimpatience dentrer en jouissance de la terre promise, et despoir que je vais le mettre dabord en possession ; mais que je perde la rputation dcrivain mthodique si je le fais ! Non, non, trs curieux et trois fois savant lecteur (car vous tes trois fois savant si vous avez lu tout ce qui prcde, et vous le serez dix fois plus encore si vous lisez ce qui va suivre), nous avons, ma foi, bien dautres choses faire avant darriver cette heureuse conclusion ! Croyez-vous, par hasard, que ceux qui ont dcouvert les premiers cette belle partie du monde naient eu qu dbarquer pour trouver un pays tout dispos les recevoir, et cultiv comme un jardin o ils pussent prendre leurs joyeux bats ? Non, certes ! Il leur fallut abattre des forts, dfricher des terres, desscher des marais et exterminer des sauvages.

    De mme, avant de vous permettre derrer au hasard dans vos nouveaux domaines, il me faut claircir des doutes, rsoudre des questions, expliquer des paradoxes, mais ces diffi cults une fois vaincues, nous pourrons arriver joyeusement la fi n de notre histoire. Ainsi, la marche de mon ouvrage rptera celle de mon sujet, et en sera pour ainsi dire lcho, comme la posie, suivant dhabiles critiques, est lcho des sens ; ce qui est, en histoire, un perfectionnement que je rclame le mrite davoir invent.

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    Livre I, chapitre iv

    CHAPITRE IV

    Qui montre la grande diffi cultquont eue les philosophes peupler lAmrique.

    Comment il arriva que les aborignesfurent engendrs par hasard,

    au grand soulagement et la grande satisfaction de lauteur.

    La seconde tche que nous ayons remplir en suivant rgulirement le cours de notre histoire est de dcouvrir, si cela est possible, comment ce pays fut originairement peupl : point qui abonde en diffi cults inextricables ; car, moins que nous ne prouvions que les aborignes sont venus positivement de quelque part, on est capable, dans ce sicle sceptique, de soutenir quils ne sont pas venus du tout : or, sils ne sont pas venus du tout, il est clair que ce pays na jamais t peupl. Conclusion parfaitement conforme aux rgles de la logique, mais entirement contraire tout sentiment humain, puisquelle assassine (syllogistiquement parlant) les innombrables aborignes de cette rgion populeuse.

    Pour chapper cette argumentation meurtrire, pour sauver du nant, dont les menaait la logique, tant de millions de cratures, nos semblables, que dailes doies ont t plumes ! Que de fl euves dencre ont t mis sec ! Que dhistoriens savants, mais tout jamais confondus, ont vainement frott leur tte carre ! Je marrte, frapp dune terreur respectueuse, quand je contemple les volumineux ouvrages en diffrentes langues dans lesquels ils se sont efforcs de rsoudre cette question si importante au bonheur de la socit, mais si enveloppe dans les nuages dune impntrable obscurit. Historiens sur historiens se sont engags dans le ddale sans issue darguments hypothtiques ; et aprs nous avoir fait battre toute une fort din-octavo, din-quarto et din-folio, ils nous laissent, la fi n de cette ennuyeuse chasse, nen sachant pas plus que quand nous lavons commence. Cest sans doute quelque sotte battue de cette espce qui mit le pote Macrobe dans un si bel accs de colre contre la curiosit, qui nest (dit-il dans ses vigoureux anathmes) quun souci rongeur et mortel, quune vtilleuse application des riens, quune sotte

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    Histoire de New York

    dmangeaison de voir ce qui ne doit pas tre vu, ou de faire ce quil sera inutile davoir fait Mais, revenons notre histoire.

    Je ne dirai rien ici (puisque jen ai parl dans mon dernier chapitre) du droit incontestable quont les enfants de No dtre considrs comme les premiers auteurs de toute population dans ce pays. Aprs eux, les plus clbres prtendants ce titre sont les descendants dAbraham : aussi, quand Christophe Colon (vulgairement appel Colomb) dcouvrit les mines dor dHispaniola (Saint-Domingue), il en conclut, avec une fi nesse qui aurait fait honneur un philosophe, quil avait retrouv lancienne Ophir, do Salomon stait procur lor qui servit orner le temple de Jrusalem. Colon alla mme jusqu imaginer quil avait vu les vestiges de fourneaux dune construction vritablement hbraque, qui servaient purifi er ce prcieux mtal.

    Une si riche conjecture, dulcore dune extravagance si sduisante, tait un appt trop tentant pour ntre pas immdiatement aval par les goujons de la littrature, et, tout prts jurer de son exactitude, de profonds crivains offrirent tout de suite lappui leur cargaison habituelle dautorits et de savantes conjectures. Vtablus et Robert Stphens dclarrent quil ny avait rien de plus clair au monde. Arius, Montanus, affi rment sans la moindre hsitation que Mexico est la vritable Ophir, et les Juifs les premiers habitants du pays ; tandis que Ponevin, Becan et divers autres habiles crivains semparent dune prtendue prophtie du quatrime livre dEsdras, et, bon gr mal gr, lenfoncent comme une cl de voute dans leur puissante hypothse, dont elle leur semble assurer lternelle solidit.

    Mais peine avaient-ils lev ce merveilleux chafaudage quune lourde phalange dauteurs opposs, ayant en tte le terrible Hollandais Hans de Laet, savance pesamment contre leur nouvel difi ce, qui, renvers du premier choc, scroule et les couvre de ses dbris. Le fait est que Hans de Laet dtruit compltement toute prtention des Isralites avoir t les premiers habitants de ce pays, et il attribue ces symptmes quivoques, ces traces de christianisme et de judasme quon dit avoir t retrouves dans

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    Livre I, chapitre iv

    diverses provinces du Nouveau Monde, la malice du diable qui a toujours pris tche de singer le vrai Dieu. Remarque faite (dit lrudit Padre dAcosta) par tous les bons auteurs qui ont trait de la religion des nations nouvellement dcouvertes, et ce qui, dailleurs, est fonde sur lautorit des Pres de lglise.

    Quelques autres historiens (au nombre desquels je regrette dtre forc de ranger Lopez de Gomara et Juan de Lri) donnent entendre que les Cananens, tant chasss de la terre promise par les Juifs, furent saisis dune telle frayeur quils