Vijayan Devika
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Les anecdotes dans les rcits de voyage
franais aux Indes orientales (XVIIe et
XVIIIe sicles)
by
Devika Vijayan
A thesis
presented to the University of Waterloo
in fulfillment of the
thesis requirement for the degree of
Doctor of Philosophy
in
French
Waterloo, Ontario, Canada, 2013
Devika Vijayan 2013
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ii
AUTHOR'S DECLARATION
I hereby declare that I am the sole author of this thesis. This is a true copy of the thesis, including any
required final revisions, as accepted by my examiners.
I understand that my thesis may be made electronically available to the public.
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iii
RSUM
Nous tudions, dans le cadre de cette thse de doctorat, les rcits de voyage franais aux
Indes orientales durant les XVIIe et XVIIIe sicles. Nous analyserons ainsi les uvres du
Pre Pierre Du Jarric, de Franois Pyrard de Laval, de Jean-Baptiste Tavernier, de Franois
Bernier, de Jean Thvenot, du comte de Modave et dAnquetil-Duperron. Notre tude porte
en particulier sur linsertion des anecdotes personnelles, des rcits brefs et digressifs qui
rompent avec le discours gnral du voyage. Cette pratique dcriture na jamais t traite
de manire approfondie surtout pour les rcits de voyage aux Indes orientales. Notre thse
propose aussi dexaminer lexistence des topo ou leitmotive parmi ces anecdotes (le sati
ou le sacrifice des veuves, les dieux monstrueux du panthon hindou, les curiosits, le prtre
lascif) o convergent souvent les notions daltrit. En dautres mots, nous analyserons
limage discursive de lInde et de lIndien qui se construit partir de ces anecdotes.
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iv
REMERCIEMENTS
Tout dabord, mes plus sincres remerciements mon directeur de thse le Professeur Guy
Poirier, pour sa patience, ses commentaires et sa lecture minutieuse et pointue de mon travail.
Sans vous, ce travail naurait jamais vu le jour.
Je voudrais aussi exprimer toute ma reconnaissance au Professeur Marie-Christine Gomez-
Graud. Merci pour vos conseils et vos mots dencouragement.
Mes remerciements aussi aux membres de mon comit : les Professeurs Catherine Dubeau et
Franois Par. Vos conseils et vos suggestions mont permis de mener bien ce travail.
Je dois un grand merci tous mes amis du Dpartement dtudes franaises : Fadi, Godrick,
Maria, Mark et Nadia. Un grand merci Kanstantsin davoir patiemment rsolu tous mes
problmes dordinateur Mac et PC.
Et bien sr mes penses vont mon fils Ashvin, mon mari Matt et ma mre. Je vous
remercie davoir suivi mon cheminement, anne aprs anne, dans lanxit et dans lespoir.
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v
Ddicace
mon trs cher papa!
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vi
Table de matires AUTHOR'S DECLARATION ............................................................................................................... ii
Rsum .................................................................................................................................................. iii
Remerciements ...................................................................................................................................... iv
Ddicace ................................................................................................................................................. v
Table de matires ................................................................................................................................... vi
Illustrations.ix
Tableaux......x
Introduction............................................................................................................................................. 1
I. Objectifs...2
II. Mthodologie3
III. Plan de la thse..4
Chapitre 1: Altrit et l'Orient.6
I. Identit et altrit..9
II. Relations de voyage et altrit..16
III. Conclusion...25
Chapitre 2: L'anecdote..27
I. Origine du mot...27
II. Anecdotes et relations de voyage..32
i. L'anecdote et les singularits..34
ii. L'anecdote et les miracles..38
iii. L'anecdote et les curiosits...41
III. L'anecdote: tentative de dfinition.43
IV. L'anecdote la lisire des genres..52
i. Anecdote et ana.52
ii. Anecdote et exemplum.55
iii. Anecdote et nouvelle59
V. Typologie des anecdotes..62
i. Sources primaires...63
ii. Sources secondaires..64
VI. Conclusion..66
Chapitre 3: Gense des rcits de voyage franais aux Indes orientales67
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vii
L'Inde imagine selon la tradition occidentale67
i. L'Antiquit68
ii. Le Moyen ge.74
iii. Monstres et iconographie indienne..77
II. L'Inde imagine: autres perspectives80
i. L'Antiquit..80
ii. Le Moyen ge...82
iii. Voyageurs arabes.87
III. Conclusion.94
Chapitre 4: Le rgime des anecdotes dans les rcits de voyage (XVIIe et XVIIIe sicles): le cas
particulier de Pierre Du Jarric95
I. Biographie..96
II. Une cosmographie tardive?..............................................................................................................98
III. Les anecdotes indiennes de Pierre Du Jarric.106
i. L'Inde musulmane107
ii. L'Inde hindoue.111
IV. Anecdote et exemplum..121
V. Du Jarric et les lettres indiennes.124
VI. Conclusion.127
Chapitre5: Anecdote quatre mains128
I. Le voyageur-crivain...129
II. Franois Pyrard de Laval131
III.Pyrard de Laval et les anecdotes133
i. Anecdotes la lisire du romanesque..140
IV. Jean-Baptiste Tavernier.149
V. Tavernier et les anecdotes..151
VI. Jean Thvenot162
VII.Thvenot et les anecdotes.164
VIII. Conclusion..170
Chapitre 6: L'anecdote scientifique.174
I. Franois Bernier...174
II. Bernier et les rcits anecdotiques sur l'Inde177
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viii
i. Les anecdotes tragiques181
ii. Les anecdotes comiques..186
iii. L'anecdote et la fable.189
iv. L'anecdote et l'argument conomique194
III. Le comte de Modave.201
i. Anecdote: le rcit bref d'un fait singulier.205
ii. Anecdote comme synonyme d'historiette210
iii. L'anecdote: un dtail secondaire213
IV. Anquetil-Duperron214
V. Catalogue des anecdotes indiennes.218
i. Anecdotes personnelles223
ii. Anecdotes et singularits231
VI. Conclusion234
Chapitre 7: Anecdote itrative.236
I. Le sati: discours sur l'altrit barbare.......239
II. Le sati: discours sur la femme perverse..244
III. Le sati: discours sur la femme vertueuse...250
IV. Conclusion..252
Conclusion finale254
Bibliographie...262
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Illustrations
Illusration 1: Typologie des monstres en Inde. .....................................................................................71
Illustration 2: Les devadasis de Coromandel .......................................................................................78
Illustration 3: Le festival de Jagannath en Inde ..................................................................................101
Illustratio 4: Lidole de Calicut dans Mitter........................................................................................120
Illustration 5: The burning of a Hindu widow at her husbands funeral pyre .................................242
Illustration 6: The burning of Urbain Grandier (1634)....................................................................242
Illustration 7: The deceit of women............247
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Tableaux
Tableau 1: Le schma narratif des anecdotes dans loeuvre de Pierre Du Jarric..123
Tableau 2: Les anecdotes dans le rcit de Pyrard de Laval133
Tableau 3: Les anecdotes dans le rcit de Jean-Baptiste Tavernier152
Tableau 4: Les anecdotes dans le rcit de Jean Thvenot...164
Tableau 5: Les anecdotes indiennes de Franois Bernier...177
Tableau 6: Les anecdotes indiennes du comte de Modave.205
Catalogue des anecdotes indiennes dAnquetil-Duperron.218
Tableau 7: Les anecdotes sur le sati238
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1
Introduction
La littrature viatique se situe au carrefour des savoirs. Elle fait dialoguer les diffrents
domaines de connaissances pour produire une criture qui est aussi hybride que singulire1.
Ltude de cette littrature longtemps dcrite comme une paralittrature se distingue aussi par
une diversit dapproches mthodologiques. Depuis larticle fondateur de Jacques Chupeau ainsi
que les travaux de Franois Moureau, de nombreuses tudes vont analyser les rcits en
privilgiant une approche gnrique ou intertextuelle. Si Roland Le Huenen souligne quel point
le rcit de voyage est un genre sans loi, les travaux plus rcents de Marie-Christine Gomez-
Graud et de Ral Ouellet dmontrent que des constantes fondent tout de mme la potique de ce
genre. Il faut aussi mentionner les recherches de Marie-Christine Pioffet, de Normand Doiron et
de Sylvie Requemora qui soulignent des phnomnes dintertextualit entre la littrature et le
rcit de voyage. La littrature de voyage est aussi le lieu de rencontre entre nous et les
autres . Cette ncessit de reprsenter laltrit justifie par ailleurs lapproche anthropologique
de Francis Affergan2 ou lapproche psychanalytique utilis par Julia Kristeva3. La littrature
viatique est aussi histoire. Pensons ainsi aux ouvrages de Frderich Wolfzettel4 ou aux travaux
de Stephen Greenblatt5, pour montrer la fcondit des tudes historiques qui ont t publies
dans ce domaine.
1 Voir ce propos larticle de Holtz, Grgoire et Masse, Vincent, tudier les rcits de voyage : bilan questionnements, enjeux , dans Arborescences : revue dtudes franaises, no2, 2012, p.1-31. 2 Affergan, Francis, Exotisme et altrit : Essais sur les fondements dune critique de lanthropologie, Paris, PUF, 1987. 3 Kristeva, Julia, trangers nous mmes, Paris, Fayard, 1980. 4 Wolfzettel, Frderich, Le Discours du voyageur. Pour une histoire littraire du rcit de voyage en France du Moyen ge au XVIIIe sicle, Paris, PUF, 1996. 5 Greenblatt, Stephen et Gallagher, Catherine, Practicing New Historicism, Chicago, Chicago University Press, 2000.
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2
I. Objectifs
Il est indniable que les relations de voyage ont t lobjet dtudes approfondies par de
nombreux chercheurs. Plusieurs chantiers doivent pourtant encore tre explors. Notre tude
portera en particulier sur linsertion des anecdotes personnelles dans les rcits de voyage aux
Indes orientales. part la thse de Jean-Paul Bachelot6 qui tudie les anecdotes dans les rcits de
voyage franais en Amrique durant la Renaissance, cette pratique dcriture na jamais t
traite de manire approfondie. Par ailleurs, le sous-continent indien est une rgion laquelle les
recherches universitaires semblent avoir tourn le dos. Depuis lAntiquit, il existait un vaste
rseau commercial entre lInde et le monde grco-romain. Cest par les ports de la mer Rouge
que les marchands allaient frquemment au Gujarat et sur la cte malabar changer lor contre le
poivre. Le sous-continent indien tait une destination populaire pour les commerants et les
voyageurs, et nombreux sont les tmoignages qui nous sont parvenus. Sophie Linon-Chipon
constate ainsi que depuis les campagnes dAlexandre et lpoque mdivale, lInde semble
faire partie du patrimoine culturel de lOccident (Linon-Chipon, 13)7. Malgr cela, le grand
paradoxe rside dans le fait que les recherches universitaires se sont tournes vers lAmrique.
La connaissance des Indes orientales est de ce fait demeure imparfaite.
Notre intrt sest donc port sur les rcits anecdotiques propos de ce sous-continent
pour tenter de combler un vide. Nous avons choisi dtudier, dans le cadre de la prsente thse
de doctorat, les rcits de voyage franais aux Indes orientales durant les XVIIe et XVIIIe sicles.
Les auteurs dont les oeuvres forment le corpus de notre recherche sont le Pre Pierre Du Jarric
(1610), Franois Pyrard de Laval (1611), Franois Bernier (1670), Jean-Baptiste Tavernier
6 Bachelot, Jean-Paul, conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie Jules Verne, 2008. 7 Linon-Chipon, Sophie, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes orientales (1529- 1722) : Potique et imaginaire dun genre littraire en formation, Paris, Presses de LUnivesit, de Paris- Sorbonne, 2003.
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3
(1676), ,Jean Thvenot (1684), Anquetil-Duperron (1771) et le comte de Modave (1971)8. Ces
voyageurs ntaient certes pas les premiers visiter lInde, et nous les avons choisis en fonction
dun double critre subjectif et objectif. Dune part, nous prouvons une affinit pour ces
voyageurs qui se sont aventurs dans cette partie du monde sans autre raison que la curiosit de
nouvelles terres dcouvrir, et, dautre part, la notorit de leurs rcits de voyage, et lintrt
quils ont suscit aprs leurs publications ne pouvait manquer de retenir notre attention.
Notre thse propose aussi dexaminer lexistence des topo ou leitmotive parmi ces
anecdotes (les dieux monstres du panthon hindou, les curiosits, le prtre lascif, le sati ou le
sacrifice des veuves aux bchers de leur mari,) o convergent souvent les notions daltrit. En
dautres mots, nous analyserons le discours littraire sur lInde et sur lIndien qui se construit
partir de ces anecdotes.
II. Mthodologie
Notre approche mthodologique telle quelle sera dfinie dans le premier chapitre de
notre thse sinspire des travaux de Marie-Christine Gomez-Graud9, de Frank Lestringant10 et
de Ral Ouellet11. Leurs tudes nous montrent les invariants de lcriture de voyage. Ces
convergences qui taient aussi bien structurelles que rhtoriques dmontrent quil existait des
principes de composition communs aux rcits de voyage franais, de la Renaissance jusquau
XVIIIe sicle. Nous proposons dappliquer ces thories aux rcits de voyage franais aux Indes
orientales pour voir si ces mmes convergences peuvent y tre identifies. Nous allons aussi
8 Les voyageurs sont prsents en ordre chronologique selon la date de publication de leur rcit de voyage. 9 Gomez-Graud, Marie-Christine, crire le voyage au XVI esicle en France, Paris, PUF, 2000. 10 Lestringant, Frank, crire le monde la Renaissance. Quinze tudes sur Rabelais, Postel, Bodin et la littrature gographique, Paradigme, 1993. 11 Ouellet, Ral, La Relation de voyage en Amrique XVI e XVIII e sicles : au carrefour des genres, Qubec, Presses Universit de Laval, 2010.
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nous inspirer des travaux critiques de Dirk Van der Cruysse12 et de Sophie Linon-Chipon. Ces
deux chercheurs parlent de la prsence des leitmotive dans les relations franaises, voire de
lexistence dune tradition franaise dcriture sur lInde.
Pour ce qui est des thories de laltrit, nous nous inspirons des travaux de Franois
Hartog13 et de ceux dEdward Sad14 o lautre reprsente ltre collectif dune socit lointaine
qui est juxtapos ou contrast ltre collectif occidental. Cette distinction provient parfois dune
dlimitation gographique, mais elle peut aussi dcouler du contexte religieux et culturel. En
dautres termes, la fonction du je devient celle du miroir dformant qui projette une image de
lautre modifie par la mconnaissance des normes et des coutumes de ce premier. Sad nous
apprend que la reprsentation de lorient en occident nest souvent quune reprsentation de
concepts strotyps que les occidentaux se sont fait de lAutre.
III. Plan de la thse
Nous aborderons, dans le premier chapitre, les recherches sur les rcits de voyage, les
thories de laltrit ainsi que des tudes thoriques sur les anecdotes et les lieux communs du
XVIe au XVIIIe sicles.
Dans le deuxime chapitre, nous essayerons de dfinir le mot anecdote . Nous
examinerons, par la suite, la fonction et lvolution de ces anecdotes dans les rcits viatiques.
Nous analyserons galement les diffrents types danecdotes que nous avons retrouves dans nos
textes du corpus.
Le chapitre trois examinera les tmoignages de lAntiquit et ceux du Moyen ge,
comme les rcits de Marco Polo et de Jean de Mandeville. Nous voulons dmontrer linfluence
intertextuelle de ces narrations sur les rcits postrieurs des voyageurs franais. Nous voulons 12 Van der Cruysse, Dirk, Le Noble dsir de courir le monde : Voyager en Asie au XVIIe sicle, Paris, Fayard, 2002. 13 Hartog, Franois, Le miroir dHrodote : Essai sur la reprsentation de lautre, Paris, Gallimard, 1981. 14 Sad, Edward, LOrientalisme. Lorient cr par loccident, Paris, Seuil, 1980.
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aussi prouver que les chercheurs ont peut-tre condamn trop rapidement lutilisation de
strotypes relatifs lInde dans les uvres des auteurs de lAntiquit et du Moyen ge.
Dans le quatrime chapitre, nous identifierons et commenterons les anecdotes dans le
rcit de Pierre Du Jarric. Parmi tous les voyageurs de notre corpus, il est le seul qui nait jamais
visit le sous-continent indien. Son Histoire est donc une compilation dauteurs antiques et de
lettres jsuites. Malgr cela, son ouvrage est un des premiers best sellers en franais sur le
sous-continent indien et il est le point de dpart dun mouvement de dcouverte de lInde.
Les anecdotes dans les rcits de Franois Pyrard de Laval, de Jean-Baptiste Tavernier et
de Jean Thvenot seront tudies dans le chapitre cinq. Aprs leur sjour indien, les trois
voyageurs ont recours un scribe pour transcrire leurs tmoignages. Dans ce chapitre, nous
analyserons ce phnomne dcriture quatre mains. Faut-il voir dans ces copistes de simples
scribes ou bien des auteurs qui ont profondment modifi le rcit du voyageur pour satisfaire aux
attentes du public ? Telle est la question laquelle on essaiera de trouver rponse dans ce
chapitre.
Nous prsenterons, dans le sixime chapitre, les anecdotes identifies dans les ouvrages
de Franois Bernier, du comte de Modave et dAnquetil-Duperron. Ces trois voyageurs sont
souvent qualifis desprits cultivs. Lanecdote deviendra alors vraisemblablement un
instrument pour voir lInde dans une perspective nouvelle.
Le chapitre sept est finalement consacr aux anecdotes itratives dans les rcits de
voyage de notre corpus. Quels sont les leitmotive parmi les anecdotes relatives au sous-continent
indien et pourquoi occupent-ils une place si privilgie dans les rcits de voyage ? Nous
dterminerons si ces anecdotes refltent effectivement une tradition franaise dcriture sur
lInde.
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Chapitre 1
Altrit et Orient
Le mot orient na pas un sens bien dfini dans la lexicographie franaise. Dailleurs,
depuis lAntiquit, chaque auteur semble lutiliser son gr. Dans une premire interprtation
gographique, lorient a souvent t oppos un occident, coupant ainsi le monde en deux blocs
bien distincts1. La civilisation romaine, par exemple, diffrenciait entre ce quelle appelait
notre monde et une vague Asie. Mais o se trouvait cette Asie ? Raymond Schwab, dans son
livre La Renaissance orientale, exprime bien cette confusion lorsquil crit : Tantt qualifi de
proche ou dextrme, tantt identifie avec lAfrique mme ou lOcanie quand ce nest pas avec
lEspagne ou la Russie, lOrient a fini par faire le tour du monde (Schwab, 9)2. Une deuxime
dfinition fait de lorient un univers exotique. La moindre mention du mot orient semble
voquer, dans lesprit des crivains, des images diffrentes. Dans lAntiquit, ctait un monde
regorgeant de merveilles, une terre de richesses et de sagesse exemplaire. Cest en orient que le
soleil se lve comme en fait preuve le clbre proverbe ex oriente lux ( de lorient vient la
lumire ). LEurope du Moyen ge est consciente de cette richesse autant spirituelle que
matrielle. Cette connaissance est due au vaste rseau commercial qui existe entre les deux
continents et qui favorise la distribution des produits de luxe - toffes, bijoux, pices - provenant
de lorient. La dfinition de ce mot change au cours des sicles pour revtir de nouvelles
connotations. Cest sur les routes dorient que lon rencontrait les fameux derviches. La
conqute de lEgypte par Napolon, le dchiffrement des hiroglyphes par Champollion, les
majestueuses pyramides, le sphinx et les rveries sans fin des Mille et une nuits enivrent les
1 Dans le Dictionnaire du Moyen Franais (1330-1500) nous trouvons la dfinition suivante : [par rapport lEurope] partie du monde situe lEst, au-del de la Mditerrane, en Asie, Orient tandis que le Trsor de la langue franaise dfinit le mot comme tant un : ensemble des pays situs lest de lEurope . 2 Schwab, Raymond, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.
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7
esprits des plaisirs exotiques que lon associe au monde oriental. Edward W. Sad dans
lintroduction de son livre Orientalism crit: The Orient [] had been since antiquity, a place
of romance, exotic beings, haunting memories and landscapes, remarkable experiences 3 (Said,
7).
Dans cet assemblage des pays dits orientaux , lInde occupait une place privilgie.
Tout comme le mot orient , le nom Inde est aussi vou lincertitude gographique. Pour
les Grecs, il reprsente le pays que lon trouve autour du fleuve Indus. En dautres mots, cest un
pays qui se situe entre le bassin du Gange, les contreforts himalayens et le plateau du Deccan.
La confusion persiste longtemps. Dirk Van der Cruysse le dmontre bien dans son livre Le noble
dsir de courir le monde lorsquil crit : [] les Indes peuvent dsigner aussi bien lAsie et
lAmrique runies, lAsie seule, et lInde propre ou lIndostan (Van der Cruysse, 46)4.
Cependant, dans lunivers sans frontire de lInde imaginaire, on dcouvre ple-mle une faune
luxuriante peuple de singes, dlphants et de rhinocros. Il y a aussi des arbres gigantesques
aux pouvoirs miraculeux, les rites funraires des veuves qui se jettent vivantes sur le bcher
funraire de leurs maris et des races monstrueuses. Toutes ces reprsentations exotiques
enflamment et stimulent limagination du monde occidental. Vers la fin du XVe sicle, lInde est
la mode dans une Europe fascine par les rcits de Marco Polo et de Jean de Mandeville. La
France, pas plus que les autres pays europens, na pu chapper cette Indomanie . Comme
preuve de cet attrait pour le sous-continent, Geoffroy Atkinson affirme quen France, entre 1480
et 1609, il y a beaucoup plus de livres publis sur les Indes Orientales que sur le Nouveau
Monde. Il crit : Les Franais de la Renaissance regardaient-ils donc vers lEst plutt que vers
lOuest ? Il faut le croire, et les livres imprims nous portent une telle conclusion pour toute
3 Said, Edward, Orientalism, Middlesex, Penguin, 1985. 4 Van der Cruysse, Dirk, Le noble dsir de courir le monde, Paris, Fayard, 2002.
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lpoque considre 5 (Atkinson, 11). Malgr cet intrt, les Franais ne prennent la route
maritime pour les Indes orientales quavec beaucoup de retard. Comment interprter cette
attitude contradictoire et quelles sont les raisons pour lesquelles les Franais sont dabord absents
de cette nouvelle dcouverte du sous-continent ?
Une premire raison rside dans le fait que les voyages maritimes ne sont pas financs
par la Couronne, mais par des investisseurs privs qui, aprs lchec de certaines expditions, ne
croient plus la rentabilit de leurs incursions commerciales. Comme preuve, prenons le cas du
premier voyage franais dans locan Indien, celui des frres Parmentier. Fascins par les
pices, les frres russissent convaincre le banquier Jean Ango de Dieppe de financer leur
expdition. Jean et Raoul Parmentier quittent Dieppe en avril 1529. Ils doublent le cap de Bonne
Esprance fin juin et sont Madagascar un mois plus tard. Ils se heurtent alors aux hostilits des
autochtones. On lve lancre en panique, mais lquipage est atteint du scorbut. Vers le mois
doctobre, ils arrivent Sumatra, mais des fivres font de nouvelles victimes. Esprant trouver
ailleurs un air plus sain ainsi que des pices, les frres, qui sont malades, reprennent la mer. Jean
meurt le 3 dcembre 1529 et son frre Raoul quelques jours plus tard. Lexpdition est un
dsastre.
Une deuxime raison qui explique la rticence des Franais, cest quen 1494, le pape
Alexandre VI signe le trait de Tordesillas qui partage les nouvelles terres ainsi que les
continents inexplors entre les deux royaumes ibriques : louest, ils seront espagnols et lest,
portugais. LInde devient de ce fait une chasse garde portugaise o les navigateurs franais
naccostent qu leurs risques et prils.
Troisimement, partir de 1562, les guerres de Religion ravagent le royaume de France.
Absorbs par ces guerres sanglantes et fratricides, les Franais nont gure le temps dexplorer le 5 Atkinson, Geoffroy, Les Nouveaux horizons de la Renaissance Franaise, Paris, Librairie E. Droz, 1935.
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monde extrieur o se trouvent de nouvelles possibilits et de nouvelles terres dcouvrir.6 Le
couronnement dHenri IV, en 1594, ldit de Nantes qui accorde la libert au protestantisme et la
paix tablie entre la France et lEspagne, en 1598, mettent fin lisolement franais et ouvrent la
porte aux grands voyages. Pour citer Sophie Linon-Chipon Ils furent donc quelques milliers de
marins franais monter bord des navires de grand tonnage, des fltes ou quelques houcres
pour passer outre la zone torride et les quarantimes rugissants . (Linon-Chipon, 12). Les
aventures de ces voyageurs qui nous sont parvenues sous la forme de journaux, de descriptions
ou mme de mmoires constituent pourtant un excellent lieu o se logent les rencontres avec
lautre. La prgrination devient ainsi une mtaphore 7 de la rencontre de lautre8. La
problmatique de lautre est, bien entendu, une notion complexe susceptible dtre saisie sous de
multiples perspectives. En ce sens, nous examinerons maintenant les relations entre lidentit et
laltrit.
I. Identit et Altrit
Lidentit et laltrit sont des notions qui semblent chapper toute tentative de
dfinition. Il existe cependant un accord sur certaines notions de base quil nous faut laborer.
Commenons tout dabord par le terme identit . Dans son article intitul La construction de
lidentit , Louis-Jacques Dorais prcise que lidentit : cest la faon dont ltre humain
construit son rapport personnel avec lenvironnement 9 (Dorais, 2), dfinition qui montre par
excellence que le mot est flou et difficile cerner. Depuis lAntiquit, le thme didentit a
6 Pour de plus amples discussions sur la rticence franaise sengager sur la route maritime vers les Indes Orientales, voir le livre de Spohie Linon-Chipon, Gallia Orientalis, Voyages aux Indes orientales, 1529-1722. 7 Nous empruntons ici les termes de Sophie Linon-Chipon. 8 Les nombreux travaux de Frank Lestringant sont dans ce domaine fondateurs. Dirk Van der Cruysse consacre galement un chapitre ce sujet dans son livre Le Noble dsir de courir le monde. 9 Louis-Jacques Dorais, La Construction de lidentit dans Discours et constructions identitaires, sous la direction de Deshaies Denise et Vincent Diane, Qubec, Les Presses de lUniversit Laval, 2004, p. 1-11.
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10
soulev de nombreux dbats comme le montre Ronan Le Coadic dans son article : Faut-il jeter
lidentit aux orties ? 10. Cependant, la dfinition propose par Dorais contient trois mots cls
qui mritent notre attention. Premirement, lidentit est un rapport, en dautres mots cest ce que
Dorais appelle un bricolage relationnel quon tablit avec lautre. Comme laffirme lauteur,
lidentit nest pas une qualit intrinsque qui existe en soi en labsence de tout contact avec
les autres (Dorais, 2). Deuximement, il faut se rendre compte qu cause de cet aspect
relationnel, lidentit peut se transformer selon les alas de son environnement 11 et elle
change quand les circonstances modifient son rapport au monde. Troisimement, lidentit
quivaut la relation quon construit avec son environnement. Cet environnement ne se limite
pas au milieu naturel mais stend tout lment signifiant qui fait partie de lentourage dune
personne.
Qui plus est, si, dune part, on peut parler dune identit individuelle (quest-ce qui fait
quun tre est lui-mme et non un autre), il existe, dautre part, une identit collective (lindividu
est semblable aux membres du groupe auquel il appartient). Les tres humains ne vivent pas dans
lisolement et ils appartiennent tous une socit. Il sagit ici dun groupe de personnes qui
partagent le mme mode de vie ou une mme langue, ou encore qui proviennent dune rgion
particulire.
Laltrit, par contre, est un concept philosophique qui signifie le caractre de ce qui est
autre. Elle est lie la conscience de la relation aux autres considrs dans leur diffrence. Nous
sommes cependant de lavis quil faut tablir une distinction trs nette entre diffrence et
altrit . En guise dillustration, empruntons lexemple que nous fournit Janet Paterson dans
10 Le Coadic, Ronan, Faut-il jeter lidentit aux orties? , dans Identits et Socit de Plougastel Okinawa, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007. 11 Nous empruntons les termes de Dorais.
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11
son livre Figures de lAutre dans le roman qubcois12. La plupart des gens, souligne-t-elle, sont
en mesure de distinguer la diffrence entre les yeux bleus ou les yeux bruns ou encore entre les
cheveux blonds et les cheveux noirs. Dune manire gnrale, cette diffrence est sans
signification. Seulement, dit-elle, comment se fait-il alors quune diffrence dans la couleur de
la peau (noire, blanche, brune) ait pu crer, dans de nombreuses cultures, des exclusions et des
conflits sanglants ? Cest que le groupe dominant fixe linventaire des traits diffrentiels qui
serviront construire la figure de lAutre (Paterson, 25), et que cette construction produit
souvent des systmes de sgrgation. En effet, ce nest pas la diffrence impliquant la couleur de
la peau qui est significative en elle-mme, cest plutt la porte que lui donne le groupe
dominant. Ce quicompte, cest la perception des individus et linterprtation quils en font ou,
encore, limportance quils prtent cette diffrence.
Alors, comment expliquer ce rapport entre lidentit et laltrit ? Tzvetan Todorov
aborde cette question en racontant une histoire exemplaire, celle de la dcouverte de
lAmrique13. Dans son livre, il dcrit certains aspects thoriques qui sont fondamentaux pour la
comprhension de lautre en tant quindividu. Il affirme que la problmatique de lAutre repose
sur trois plans : premirement, le plan axiologique qui comporte un jugement de valeur savoir
que lautre est bon ou mauvais, (je laime ou je ne laime pas). Deuximement, le plan
praxologique qui implique que lon se rapproche ou que lon sloigne par rapport lautre ;
que lon embrasse des valeurs de lautre et que lon sidentifie lui ; que lon assimile lautre en
soi et que lon lui impose sa propre image. Troisimement, il y a le plan pistmique qui part du
fait quon accepte de connatre ou quon ignore lidentit de lautre et que les degrs de
connaissances peuvent varier des moindres aux plus levs. Ces trois axes ne sont pas
12 Paterson, Janet, Figures de lAutre dans le roman qubcois, Qubec, ditions Nota Bene, 2004. 13 Todorov, Tzvetan, La Conqute de lAmrique, Paris, ditions du Seuil, 1982.
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indpendants et il existe des affinits entre eux. Todorov dmontre sa thorie en comparant les
rcits de deux voyageurs espagnols, ceux de Las Casas et de Corts. Il dit : Las Casas connat
les Indiens moins bien que Corts, et il les aime plus [ ] la connaissance nimplique pas
lamour ni linverse et aucun des deux nimplique, ni nest impliqu par lidentification avec
lautre (Todorov, 191). Le critique saisit bien les nuances des relations avec lautre. Ses
analyses de ces rcits de voyage dmontrent que certains dentre ces auteurs,comme Las Casas,
taient sympathiques aux Indiens sans pourtant tre assimils cette socit trangre. Dautres,
qui taient bien intgrs dans la culture indienne, ne portaient aucun jugement de valeur. Pour
citer de nouveau Todorov : conqurir, aimer et connatre sont des comportements autonomes
(Todorov, 191).
Le livre de Todorov est aussi une rflexion sur les signes, linterprtation et la
communication. Pour Todorov, la smiotique ne peut tre pense hors du rapport lautre ;
comprendre lautre est essentiellement un acte de traduction des signes. Il nous raconte une
anecdote intressante qui sest produite lors de la premire rencontre des Amrindiens et des
Espagnols : A dfaut de mots, indiens et espagnols changent [ ]de menus objets ; et le
colon ne cesse de louer la gnrosit des indiens qui donnent tout pour rien (Todorov, 44). Les
colons ne comprennent pas pourquoi les Indiens apprcient autant un morceau de verre quune
pice de monnaie, car lor est plus prcieux que le verre dans le systme europen, ce qui nest
pas le cas dans la culture indienne. Ce malentendu, cette incapacit de traduire les signes dune
culture lautre donne naissance un sentiment de supriorit chez les Espagnols, et les Indiens
sont considrs comme tant btes. Cette interprtation apporte aussi une contribution importante
au mythe du bon sauvage. Citons de nouveau lauteur : Ils sont sans convoitise des biens
dautrui. Ils sont un tel point dpourvus dartifice et si gnreux de ce quils possdent que nul
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ne le croirait moins de lavoir vu (Todorov, 45). Todorov croit dans lexistence dun discours
non-violent. Il est optimiste et pense que le discours esclavagiste et colonialiste des descendants
des conquistadors sera un jour remplac par un vritable dialogue par le discours communicatif.
Le langage sous la forme dun dialogue est la seule rponse pour connatre lautre.
Dans Le miroir dHrodote, Franois Hartog examine cette notion de lautre en tant que
reprsentant dune collectivit et y introduit une nuance additionnelle, savoir laspect
relationnel de laltrit. Il dtermine cet aspect relationnel en deux termes quil pose comme
a et b . Citons lauteur lui-mme : Dire lautre, cest poser quil y a deux termes a et b et
a nest pas b 14 (Hartog, 331). Hrodote est considr comme le plus ancien des historiens. On
sinterroge depuis lAntiquit sur la vracit de ses rcits de voyage regroups en neuf livres.
Hartog propose dadopter un autre point de vue sur luvre dHrodote et de se concentrer sur ce
quil nous dit des autres, danalyser la manire dont le voyageur tmoigne de cette rencontre
avec lautre dans la Grce du Ve sicle. Pour Hrodote, les deux extrmits du monde sont
occupes par les gyptiens, au sud, les Scythes, au nord, la Grce se situant au milieu de cet axe.
Le rapport qutablit Hrodote dans sa description des Scythes est un rapport de contraste avec le
monde do il vient. Il repre ainsi, dans les pratiques, dans les murs, dans les rituels et
coutumes scythes, des caractristiques qui se rvlent contraires celles des Grecs. Ce procd
lui permet de donner au monde scythe une cohrence qui sordonne linverse de celle du
monde grec. Ce mode de perception en miroir a fond les premires descriptions de laltrit,
celles en particulier des voyageurs partir de la Renaissance.
Comment un Grec peut-il alors penser et se reprsenter les Scythes, peuples la fois
europen et asiatique, sans repres gographiques? Franois Hartog met en vidence ce quil
appelle une rhtorique de laltrit , la logique dune criture qui fait passer une altrit 14 Hartog, Franois, Le miroir dHrodote, Paris, Gallimard, 2001.
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opaque (le monde non grec) une altrit porteuse de sens. Hartog a trs utilement distingu
quatre oprations qui sont en fait des variations comparatives entre les Grecs et les autres.
1. Lopposition terme terme avec cas dinversion : les Egyptiens font linverse des Grecs.
Les femmes vont au march et les hommes restent chez eux et tissentIci, il exploite le
schma binaire au moyen dimages contrastes.
2. La comparaison ou lanalogie est une autre faon de ramener lautre au mme. La course
des messagers du roi de Perse ressemble la course des porteurs de flambeaux en Grce.
3. Il pratique parfois la traduction pour mieux faire comprendre la situation au lecteur. Ainsi
Xerxes signifie le guerrier.
4. Enfin, Hrodote dcrit et inventorie, une pratique adopte par Jean de Lry lorsquil
dcrit son voyage au Brsil.
Hartog dmontre ainsi comment, en dcrivant les Scythes, Hrodote construit une figure du
nomade qui permet de comprendre et dapprhender laltrit. En dernier lieu, Hartog parle des
marques dnonciation, comme jai vu, jai entendu, je dis et jcris , qui permettent
Hrodote de lgitimer son discours sur les Scythes. Le rcit de voyage est, avant tout, une
description des murs et des paysages lointains. Cette description va de lil du voyageur vers
loreille du lecteur. Ainsi, la marque dnonciation jai vu par laquelle le narrateur intervient
dans son rcit, comporte un grand pouvoir de persuasion ; cest une preuve dauthenticit des
merveilles des pays lointains.
Tout comme Hartog, Edward Sad est de lopinion que chaque poque et chaque socit
a tendance crer ses propres autres . Dans son livre Orientalism : Western conceptions of the
Orient, Said analyse le systme de reprsentation de lorient par loccident. Selon lui, deux
sentiments opposs sont dvelopps dans le discours orientaliste. Dune part, il y a un sentiment
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dattirance pour lOrient et, dautre part, un sentiment de rejet qui se traduit par lattribution aux
Orientaux de certains vices comme la paresse, lignorance et la sensualit. Transmis de
gnration en gnration, ces discours entretiennent le mythe orientaliste. LOrient a dailleurs
permis lEurope de se dfinir par contraste en lui permettant de prciser son identit en se
dmarquant de lOrient (Sad, 9). En effet, chaque socit et chaque culture ont tendance se
dfinir partir de limage de lautre. Ce sentiment dopposition entre loccident et lorient existe
depuis lAntiquit. Sad explique comment, ds la Grce antique, apparat dans lIliade ou les
Perses dEschyle, une ligne imaginaire qui spare lOrient de lOccident et qui prsente lOrient
comme tant un grand contraire complmentaire de lOccident (Sad, 9). Des sicles plus
tard, on retrouve les mmes ides dans les travaux des grands crivains et potes comme
Chateaubriand,Nerval et. Flaubert.
En ce qui nous concerne, lautre symbolise, dans cette recherche, la personne collective,
reprsentante de la socit indienne, la personne qui est juxtapose ou contraste ltre collectif
occidental. La grande diversit de lInde fait en sorte que cette figure de lautre nest jamais
constante. Dans certains rcits de voyage, laltrit indienne est reprsente par la figure
nigmatique du Grand Moghol , qui devient emblmatique de lInde musulmane. Dans
dautres cas, cest un hindou qui appartient la caste suprieure des brahmanes ou la caste
marchande des banians. Nous avons dcid de prendre en considration ces diffrentes figures
de laltrit parce que la diversit fait partie de la ralit indienne. Parler seulement de lInde
musulmane ou inversement de lInde hindoue prsenterait une image incomplte et partielle de
ce sous-continent. Lautre, dans cette hypothse, se trouve cr et dfini par rapport soi. Les
remarques de Mikhal Bakhtine, cit par Todorov, ce sujet, sont particulirement clairantes :
Je ne deviens conscient de moi-mme quen me rvlant pour autrui, travers autrui et laide
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dautrui 15 (Todorov, 148). Cette mise en relief du rle de lautre dans la formation du soi est
significative car il existe une diffrence entre le soi et lautre. La question maintenant est de
savoir comment lautre est diffrent de soi. Ce rapport entre le soi et laltrit se laisse bien
voir dans le rcit de voyage, qui est le lieu de rencontre entre identit et altrit.
II. Relations de voyage et altrit
Quest-ce que voyager ? Rencontrer .16 (Barthes, 23). Lhumanit est prise des
voyages depuis lAntiquit. Le mot voyage vient de ladjectif latin viaticum dans lequel nous
reconnaissons le substantif via provenant de la mme langue, qui veut dire chemin ou voie. On
peut aussi rapprocher ce substantif du mot anglais way ou mme wagon ainsi que du
franais vhicule dont ltymologie voque nimporte quel conduit17. Parmi les textes
antiques, les deux grands chefs-duvre qui voquent le thme du voyage sont lOdysse
dHomre et lnide de Virgile. laube de la Renaissance, le mot voyage dnote trois
grands modes de dplacement : le voyage, lerrance et la promenade. Le voyageur suit ou
dcouvre la route, lerrance semble suggrer lide dun dplacement pour la pratique des armes,
tandis que le promeneur suit une route, sen carte sans cesse, y revient, pour le plaisir du dtour
ou de la digression. Vers la fin du XVe sicle, le monde occidental assiste un bouleversement
pistmologique. Christophe Colomb dcouvre lAmrique en 1492 et Bartholomeo Diaz, qui
double le cap de Bonne-Esprance, ouvre la fameuse carreira da India. Cest alors, pour de
nombreux esprits curieux en Europe, lheure des voyages. On nhsite plus dclarer sa passion
15 Todorov, Tzvetan, Mikhal Bakhtine : le principe dialogique suivi des crits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981. 16 Barthes, Roland, LEmpire des signes, Paris, 1970. 17 Voyage, culture.gouv.fr/culture/dglf/franais-aime//Voyageetymologie.html, consult en aot 2012.
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pour le voyage. Le voyageur franais Vincent Le Blanc, qui visite lInde entre 1567 et 1578,
illustre bien cet tat desprit avec des mots dune tonnante modernit :
Ayant toujours eu une trs grande inclination voyager ds lors mme que jtais peine sorti de lenfance et que mon esprit ntait pas encore capable de raison ni dlection, je ressentis en moi de si forts mouvements, quoique secrets, quil me fut impossible dy rsister, et sans rien connatre je me jetai comme corps perdu dans cette sorte de vie errante que jai embrasse depuis avec plus de fermet et de rsolution, y tant principalement attir par les occasions et par le contentement incroyable que jy prenais. De quoi il ne se faut pas beaucoup tonner, puisqu le bien considrer, toute notre vie nest quun perptuel voyage, sans repos ni demeure assurs 18 (Le Blanc, 2).
En effet, le voyage rgle toute la vie de ce Marseillais. Il quitte son pays natal lge de quatorze
ans pour lEgypte. Il y demeure pendant huit mois. Au retour, son bateau fait naufrage prs des
ctes de la Crte o il est accueilli par le Consul franais qui lui procure les moyens de passer en
Syrie. Ce naufrage, loin de refroidir les ardeurs de Le Blanc, va le conduire en Palestine et en
Perse. De l, il ira jusquen Inde. Au retour, il en profite pour visiter lle de Madagascar. Mais
son sjour Marseille nest pour lui quune courte halte. Il sembarque de nouveau pour visiter
le Maroc. En 1579, nous le retrouvons Constantinople et lanne suivante aux Pays-Bas. Il se
marie en 1583 avec, comme il nous le dit lui-mme, une des plus terribles femmes du monde .
Pour chapper ce joug conjugal, il continue de voyager pendant toute sa vie.
Jean- Baptiste Tavernier se dfinit de faon semblable lorsquil sexclame, la premire
page de ses six voyage : Je puis dire que je suis venu au monde avec le dsir de voyager
(Tavernier, 7)19. Lincipit du rcit de voyage de Franois Bernier annonce galement: Le dsir
de voir le monde, mayant fait passer par la Palestine et dans lgypte, ne me permit pas den
18 Le Blanc, Vincent, Voyage fameux du sieur Vincent Le Blanc, Paris, 1658. 19 Tavernier, Jean-Baptiste, Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, cuyer, Baron dAubonne quil a fait en Turquie, en Perse et aux Indes pendant lespace de quarante ans [] Paris, Gervais Clouzier, 1676.
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demeurer l ; je fis dessein de voir la mer Rouge dun bout lautre ( Bernier, 41)20. Les
publications des rcits de voyage se succdent rapidement permettant au public de suivre les pas
du voyageur.
Pour ces voyageurs, lobjectif principal du voyage est de peindre la nature dans sa
varit, de dvoiler les secrets du monde et de renseigner le lecteur sur les terres trangres. Le
rcit de voyage peut tre vu, de ce fait, comme un ouvrage didactique et le voyageur est cens
mettre jour les rsultats indits dune enqute sur le terrain et ensuite transformer ces
observations en un catalogue de curiosits 21. Parmi les attentes mentionnes ci-dessus, lune
des plus essentielles portait sur la nouveaut des informations publies. Cette volont de
produire du neuf dans les rcits de voyage est annonce par le voyageur ds le dbut de sa
relation. Franois Bernier, dans son ptre au roi Louis XIV, dcrit la bataille de succession entre
les quatre fils de lempereur moghol Shah-Jahan comme une tragdie que je viens de voir tout
frachement reprsente (Bernier, 39). Anquetil-Duperron fait preuve du mme souci de
nouveaut lorsquil parle de son voyage en Inde :
Lintrieur de lAfrique nous est encore inconnu, et la plus grande partie de lAsie offre un spectacle absolument nouveau, spectacle digne par la varit des vnements, des peuples et des langues, doccuper un esprit qui veut dbrouiller, sil est possible, les archives du genre humain et tudier la nature encore dans son berceau. Cest pour contempler ce spectacle, que jai fait le voyage des Indes Orientales (Anquetil-Duperron, 72)22.
20 Bernier, Franois, Les voyages de Franois Bernier (1656-1669), Paris, Chandeigne, 2008. 21 Une lettre de Jean Chapelain Bernier, date le 13 novembre 1661, rsume bien cet tat desprit. Chapelain rappelle notre voyageur les nombreux domaines o il doit exercer sa curiosit. Rien nest oubli, ni lhistoire du pays depuis les temps anciens, ni ltude des mentalits, des croyances religieuses, des sciences, la gographie, le gouvernement sans omettre la situation des femmes et leur rle dans la socit. Chapelain est conscient de lampleur de la tche et il avoue que Bernier ne pourrait rien accomplir si son sjour indien nest que dune courte dure. Il crit : Vous ne ferez pas cette emplette en peu de temps; et si vous ne demeuriez que deux ans dans ce royaume, ce temps-l ne suffirait pas assurment. Puisque vous y tes donc et que personne de votre sorte et de vos inclinations nira peut-tre jamais, prenez la patience ncessaire pour vous satisfaire et vos amis de tout point . Chapelain, Jean, Lettres, Philippe Tamizey de Larroque, t.II, p.166. 22 Anquetil-Duperron, Abraham Hyacinthe, Voyage en Inde, 1754-1762, Paris, cole Franaise dExtrme-Orient, 1997.
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Cette obsession de la nouveaut sera mme utilise pour justifier la slection des donnes. Les
voyageurs ne voulaient pas rpter ce quun autre avait dj dit. On en voudra pour preuve les
extraits suivants :
Javais crit plusieurs choses fort au long de mes mmoires et avais mme pris les figures de plusieurs de leurs dieux ou idoles que javais vus dans leurs temples [] mais, ayant trouv tout cela ou du moins la meilleure partie imprim dans China Illustrata du pre Kircher, [], je me contenterai de vous avoir indiqu le livre (Bernier, 330). Je ne marrterai pas ici donner la description de la ville de Gengy, plusieurs voyageurs lont faite avant moi [] (Anquetil-Duperron, 92)23.
Une lecture attentive de ces tmoignages de voyageurs, si sincres soient-ils, ouvre
pourtant la voie un autre dbat, celui de la rptition dans la littrature de voyage. Les
recherches consacres la littrature viatique, en particulier celles menes par Frank Lestringant,
rvlent la nature profondment topique des rcits de voyage. En effet, le chercheur franais
affirme que les voyageurs taient souvent contraints dajouter des passages fictifs pour combler
les manques dune exprience singulire 24 (Lestringant, XLV). Dans son ouvrage qui sintitule
LAtelier du cosmographe, Lestringant montre que les deux composantes fondamentales de tout
rcit ditinraire sont laventure qui parle de lexprience personnelle et linventaire qui
met laccent sur le savoir. Il parle ensuite de la dichotomie qui existe entre la cosmographie et le
rcit de voyage. La premire est, la suite de Ptolme, une vue densemble de lespace
terrestre, do provient le regard global et omniscient du cosmographe, qui considre le monde
dans sa totalit. Dans le rcit de voyage, par contre, cest la vision focalise du voyageur qui
23 Cest nous qui soulignons. 24 Lestringant, Frank, La Cosmographie du Levant, Genve, Droz, 1985.
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prdomine, car il ne parle que des pays quil a visits. En outre, cest linformation livresque
qui domine lcrit cosmographique et le voyage du cosmographe ne sert que de prtexte pour
recueillir des renseignements. La cosmographie se lit comme un catalogue des curiosits, des
bizarreries et des singularits qui se trouvent dans les pays lointains ; laventure personnelle est
relgue au plan secondaire. Le cosmographe et le voyageur affirment la primaut de
lexprience sur le savoir livresque. Ainsi, Andr Thevet, dans son livre Les Singularits de la
France antarctique, sexclame : Tout ce que je vous discours et rcite, ne sapprend point s
escole de Paris, ou de quelle que soit des universitez de lEurope, ains en la chaise dun navire,
soubz la leon des vents 25. Malgr cet aveu, le recensement de Thevet doit plus la
compilation des auteurs anciens qu des observations personnelles.
Lexprience du voyageur se trouve valorise dans presque tous les textes comme une
source irrcusable dinformation. Cependant, Sophie Linon-Chipon dmontre, dans son article
Certificata loquor. Le rle de lanecdote dans les rcits de voyage (1658-1722) , que le
voyageur est tent de jouir et dabuser de ce privilge exceptionnel, car il est le seul garant de ce
quil dit (Linon-Chipon, 194)26. Les meilleures illustrations du rle que joue la vrit dans la
lgitimation de lcrit, dans notre corpus, sont celles donnes par la polmique qui a oppos le
voyageur italien Nicolas Manucci et Franois Bernier, ou encore celle qui a entour Anquetil-
Duperron et lorientaliste anglais, Sir William Jones. La citation qui suit, tire du rcit de voyage
de Manucci, A pepys of Mogul India 1653-1708, tmoigne de la virulence du propos de Manucci
qui accuse le voyageur franais de mentir et davoir invent des vnements de lhistoire
indienne :
25 Passage comment de Thevet dans Latelier du Cosmographe ou limage du monde la Renaissance, Lestringant, Frank, Paris, Albin Michel, 1991, p.31-32. 26 Sophie, Linon-Chipon, Certificata loquor. Le rle de lanecdote dans les rcits de voyage (1658-1722) , dans Roman et rcit de voyage, d. Gomez-Graud, Marie-Christine et Antoine Philippe, Paris, P.U.P.S, 2001.
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This is why I do not write the whole of the kings journey to Kashmir. I leave it to the readers curiosity to read what Monsieur Bernier has written about that journey, although if I am to speak the truth, he puts many things of his own into his Mogul history, and I could, through his chronology of the times, make it clear that he writes many things which did not occur- nor could they have occurred-in the way in which he relates them. Nor could he have been too well informed, for he did not live more than eight years at the Mogul court; it is so very large that there are an infinity of things to observe. Nor could he so observe, for he had no entrance to the court (Manucci, 110).27
Nous sommes tmoins du mme type de condamnation lorsque William Jones qualifie la
traduction franaise du Zend Avesta (le livre sacr des Parsis) effectue par Anquetil-Duperron
de relation pleine dabsurdits et dune contrefaon moderne: it is a modern day counterfeit
(Jones, 41)28.
Lexprience individuelle est le moyen idal pour exprimer les ralits indites dun pays
inconnu. Le proverbe a beau mentir qui vient de loin dmontre quil est difficile de faire la
diffrence entre une exprience fictive et un tmoignage oculaire qui est vritable. Marie-
Christine Gomez-Graud ajoute un autre angle cet argument lorsquelle dmontre que mme
lexprience individuelle peut devenir un topos. Dans son livre crire le voyage au XVIe sicle,
elle prouve comment les rcits de dcouvertes dcrivent lexploration des lieux en prtendant
lobjectivit par lutilisation de la 3e personne du singulier. Les rcits qui privilgient les
impressions personnelles comme Le journal de voyage en Italie de Montaigne et Le voyage du
Levant de Philippe Canaye sont rarissimes. Ainsi, pour la majorit des auteurs, crire son
voyage consiste se couler dans le moule dun discours pralable et liminer les scories dune
27 Manucci, Niccolao, Storia dor Mogor, traduit de litalien par John Murray, London, Albemarle Street, 1913. 28 Jones, William, Lettre M. Anquetil-Duperron dans la quelle est comprise lexamen de sa traduction des livre attribus Zoroastre, Oxford, 1771.
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exprience qui ne serait pas universalisable (Gomez-Graud, 31)29. Ce texte pralable est
compos de matriaux compils (auteurs antiques, voyageurs, guides) aussi bien que des motifs
appartenant la topique du voyage (tempte en mer, aventure prilleuse). Ces modes dcriture
qui privilgient lobjectif sur le subjectif se justifient par le projet renaissant de mettre le
monde en livres (Gomez-Graud, 45). Les auteurs des rcits de voyage y participent en
sappliquant nommer la flore, la faune et faire la description minutieuse des coutumes
trangres.
Tout comme Gomez-Graud, Dirk Van der Cruysse, dans son livre Le noble dsir de
courir le monde, signale la prsence des discours topiques dans les rcits de voyage aux Indes
Orientales. Un de ces leitmotive est la prsence danimaux dangereux et tranges en Asie. Il cite
lexemple de Vincent Le Blanc qui, lors de son sjour indien, affirme que les campagnes du
Bengale fourmillent danimaux sauvages :
On trouve aussi par ces campagnes grand nombre dautres btes sauvages et cruelles, comme des tigres qui sont extrmement furieux, et qui ne craignent point les hommes, pour attroups et bien arms quils soient. Ils sont gros comme de petits nes et vont nuit et jour grandes troupes, ayant la tte comme les chats de Syrie, mais plus furieuse, les pattes de lion, la couleur blanche, rouge et noire, et fort luisante (Van der Cruysse, 320)30.
De la mme manire, Charles Dellon, qui arrive en Inde en 1673, consacre tout un chapitre aux
tigres, et labb Carr, qui voyageait en Inde en 1672, assiste un spectacle o tous les villageois
chassaient une troupe de sangliers, un tigre furieux, et deux puissantes btes :
Ces animaux affams taient descendus la nuit des montagnes voisines, et les villageois voulaient les empcher de regagner leurs repaires, ce qui ne fit pas sans de grands prils et dangers de ces gens des villages, lesquels nayant que bless le tigre, il se mit dans
29 Gomez-Graud, Marie-Christine, crire le voyage au XVIe sicle en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. 30 Van der Cruysse, Dirk, Le noble dsir de courir le monde : voyager en Asie au XVII e sicle, Paris, Fayard, 2002.
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une telle furie que, stant retourn contre ceux qui le poursuivaient, il mit deux hommes en pices et en blessa grivement plusieurs autres avant quon put achever de le tuer 31 (Carr, 129).
Les rcits sur la flore et la faune part, dautres thmes rcurrents qui surgissent sont la sexualit
des femmes orientales, le bcher des veuves hindoues et linceste. Prenant le cas particulier de
linceste, Van der Cruysse cite lexemple de Franois Martin de Vitr qui observe lors de son
sjour Sumatra que linceste y tait une pratique courante :
Le pre ne fait point de difficult dhabiter avec sa fille, ni la mre avec le fils, et le frre avec la sur. Lorsque nous voulions remontrer le grand pch quils faisaient, ils nous rpondaient que quand un homme a lev un arbre, sil produit quelque fruit, il est raisonnable quil en jouisse (Van der Cruysse, 429).
Il est intressant de noter que ce mme argument est avanc par Tavernier, Bernier et Chardin
propos du grand moghol , Shah-Jahan :
Pour ce qui est de ses filles, Begum Saheb tait trs belle, avait beaucoup desprit et son pre laimait passionnment. Le bruit courait mme quil laimait jusques un point quon a de la peine simaginer, et quil disait pour excuse que selon la dcision de ses mollahs ou docteurs de sa loi, il serait bien permis un homme de manger le fruit dun arbre quil aurait plant (Bernier, 49).
La rsurgence de ces thmes rvle lattente des lecteurs. Le sacrifice des veuves, la paillardise
des habitants, les animaux sauvages, tout cela fait partie de limage de lInde de la Renaissance
et du XVIIe sicle. Cest pour cela quil devient parfois difficile de dmler lauthentique de
limagin chez un voyageur. Les descriptions de la plupart des voyageurs voquent les mmes
lieux et parlent des mmes faits, do limpression de dj vu qui accompagne la lecture de la
plupart des ouvrages parus sur lInde. 31 Carr, Barthlemy, Voyages des Indes Orientales ml de plusieurs histoires curieuses, Paris, Veuve Claude Barbin, 1699.
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Il serait bien sr impossible de trouver des rcits de voyage compltement objectifs, car
tout individu est prisonnier de son bagage culturel. Sophie Linon-Chipon, dans son ouvrage
Gallia Orientalis : Voyages aux Indes Orientales 1529-1722, exprime bien cette confrontation
entre les mythes orientalistes et les observations authentiques des voyageurs dans les rcits de
voyage aux Indes Orientales. Dans cet ouvrage, lauteur prsente et analyse deux sicles de
littrature de voyage dans lOcan Indien et en Asie travers dix-huit tmoignages. Linon-
Chipon cherche ainsi montrer que par del la diversit, il existe une unicit des voyageurs de
lpoque en ce qui concerne le regard sur les Indes. Lhistoire maritime de la France orientale
commence, comme nous lavons vu, avec Jean et Raoul Parmentier et elle est poursuivie, ds le
dbut du XVIIe sicle par dautres Franais comme Martin de Vitr, Franois Pyrard de Laval
(1601), Franois Cauche (1638-1644), et Robert Challe (1690-91). La premire partie du livre
tudie les voyageurs et leurs relations dun point de vue strictement historique. Sophie Linon-
Chipon parle des conditions de voyage, des circonstances de lcriture et mme des difficults
dattribution des rcits un voyageur quelconque. Dans la deuxime partie de son ouvrage,
Linon-Chipon met en vidence la nature problmatique des rcits de voyage. Cest un genre qui
chappe toute tentative de dfinition et qui est caractris par une ambigut discursive
(Linon-Chipon, 2003, 222)33 :
Cest cause de labsence du rfrent palpable, immdiatement vrifiable, que la relation de voyage pose ncessairement la question de sa propre vrit. Cependant si la seule manire de se renseigner sur le monde dcrit dans la relation de voyage est de faire le mme voyage, par contre la connaissance de ce monde dpend troitement de sa manifestation textuelle (Linon-Chipon, 223).
33 Linon-Chipon, Sophie, Gallia Orientalis, voyage aux Indes Orientales, 1529-1722, potique et imaginaire dun genre littraire en formation, Paris, P.U.P.S, 2003.
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25
Le voyage apparat ainsi comme un genre de lquivoque. Ce conflit entre vrit et imaginaire
tait prsent chez chaque voyageur. La troisime partie du livre qui sintitule Aux marges de
limaginaire dmontre que si les rcits de voyage franais aux Indes Orientales dcrivaient
parfois la ralit, ils ne parvenaient pas effacer tous les strotypes propos de lautre. Ceci
relve du dfi du voyageur de rapporter fidlement ce monde. En effet, comme le monde de
lautre est toujours vu travers la conscience du voyageur, limage quil construit ne pourra
jamais se baser sur des rfrents authentiques . En dautres mots, traduire linou veut dire
intgrer limaginaire, car la perception du voyageur faonne ce que lon peut appeler son
exprience du terrain. Linon-Chipon, dans les chapitres comme La rencontre de lAutre , ou
Voyage et idologie : Gouvernements et religions ou mme La rencontre des corps o
lon traite de limpudeur et de la libert sexuelle des Indiens, prouve lexistence des leitmotive
qui aidaient construire les figures de lIndien dans la psych occidentale.
III. Conclusion
La notion de lautre relve dune certaine problmatique. Le mot reflte en plus de sa
dfinition plusieurs notions et symbolise des ides diffrentes. Dans notre tude, lautre
reprsente la personne collective de la socit indienne.
Les rcits de voyage sont le lieu de rencontre par excellence avec lautre. Depuis
quelques annes, ils sont lobjet dun grand intrt chez plusieurs chercheurs. Grce leurs
ouvrages, nous connaissons ce que lon peut appeler les invariants de lcriture de voyage. Les
travaux de Ral Ouellet, par exemple, ont pu dgager des constantes qui fondent une potique du
rcit de voyage autour dune triple dmarche : discursive, narrative et commentative 34
(Ouellet, 17). Selon lui, le rcit de voyage se situe au carrefour de ces trois invariants discursifs. 34 Ouellet, Ral, La Relation des voyages en Amrique XVIe-XVIIIe sicles, Les presses de lUniversit Laval, 2008.
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Les travaux de Linon-Chipon ou ceux de Dirk Van der Cruysse mettent en lumire la prsence
de certains motifs rcurrents dans les rcits des voyageurs qui ont fait le trajet vers les Indes
orientales. Il est souhaitable dajouter cette liste une forme de narration privilgie par les
voyageurs, celle des anecdotes. Le recours cette forme de narration est une constante dans
toutes les relations de voyage franaises aux Indes Orientales et mrite ainsi dtre tudie dune
manire plus approfondie. Il sagira ici daborder cette forme de narration non comme une entit
part, mais comme une source de lcriture viatique. Quels seront ses usages et quelle sera son
volution dun sicle lautre ? Telles sont les questions auxquelles nous esprons trouver des
rponses dans le second chapitre de la prsente thse.
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Chapitre 2
LANECDOTE
Le chapitre prcdent nous a permis de constater que lanecdote occupe une place
importante dans les crits viatiques du XVIe au XVIIIe sicles. Si nous avons tous une ide de ce
quest lanecdote, il faut cependant tenir compte de deux phnomnes avant de parvenir la
dfinir. Premirement, le sens de lanecdote na pas toujours t le mme. Deuximement, le mot
anecdote nest utilis pour la premire fois, en franais, quen 1654 par lcrivain Guez de
Balzac. Comment peut-on donc justifier le choix anachronique de ce terme pour notre thse?
Pour rpondre cette question, nous avons dcid dtudier les changements apports la notion
danecdote travers un ensemble douvrages crits depuis lAntiquit.
I. Origine du mot
Le mot anecdote vient de ladjectif grec anekdotos signifiant choses indites. En latin, ce
mot a t traduit par indita, ce qui nous mne croire quau dbut, le terme dsignait moins un
contenu quune technique de publication. On ne connat pas lorigine exacte de lanecdote.
Pourtant, des historiens de lAntiquit saccordent pour reconnatre que lanecdote occupait
certainement une place importante parmi dautres formes narratives1. Heinz Grothe, dans son livre
Anekdote2, souligne le fait que dans lAntiquit, lanecdote appartenait la tradition orale. Les
premires narrations marques par linfluence anecdotique se situent en Grce chez les logographes
ou les chroniqueurs / historiens antrieurs Hrodote. Ces derniers avaient tendance mettre
laccent plutt sur la valeur esthtique de lanecdote que sur lexactitude des faits quils
rapportaient. Avec Hrodote, le pre de lHistoire , se pose le problme du rle de lanecdote
1 Lire ce sujet le livre dElizabeth Hazelton Haight, The Roman use of anecdotes in Cicero, Livy and the Satirists, New-York, Longmans, Green and co., 1940. 2 Grothe, Heinz, Anekdote, Stuttgard, Sammlung Metgler, 1971.
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dans les crits historiques. Ds les dbuts de lhistoriographie, linsertion des anecdotes tait une
pratique courante, soit comme outils dillustration ou tout simplement comme des contes pour
divertir le lecteur. La question qui se pose alors est dans quelle mesure lhistorien accueillait-il les
anecdotes? Nous navons pas une rponse claire et nette cette question. Ce qui est vident,
cependant, cest que lanecdote semblait remplir une double fonction o certains mettaient laccent
sur la porte esthtique de lanecdote tandis que les autres, sur sa valeur de vrit.
Procope de Csare, historien grec de lAntiquit tardive, ajoute une nouvelle dimension
ce terme lorsquil publie son Historia Arcana. Louvrage est aussi appel Anecdotes (indit)
cause du fait quil a t dcouvert la bibliothque du Vatican en 1623. Confirmant ce fait, Lionel
Gossman, dans son article Anecdote and History , crit:
Though anecdotes have been around in one form or another for a very long time ...its introduction was probably a result of the discovery and publication by the Vatican Librarian, in the year 1623, of a text referred to in the Suda, an eleventh-century Byzantine encyclopedic compilation, as Anekdota (literally unpublished works) and attributed to Procopius, the sixth-century author of an officially sanctioned History in Eight Books of the Emperor Justinians Persian, Vandal, and Gothic wars and of a laudatory account of Justinians building program3 (Gossman, 151).
Procope avait ainsi intitul son livre sur lempereur Justinien et sa femme Thodora, car il ntait
pas un des admirateurs de lEmpereur. Ses Anecdotes, qui ont souvent t publies sous le titre
dHistoire secrte, taient un amalgame de nombreux faits si sulfureux quils ne pouvaient pas tre
publis sans reprsailles. cause de cette association de lanecdote avec le texte de Procope, le
terme va prendre un autre sens et dsigner les particularits secrtes de lhistoire ou ce quon ne
vous a pas dit. Cest donc dans ce sens de dtails non encore publis ou secrets, et comme un alli
de lhistoire, que le mot a fait son entre dans le vocabulaire franais. En 1685, lhistorien Antoine
Varillas publie Les Anecdotes de la cour de Florence ou lHistoire secrte de la maison de 3 Gossman, Lionel, Anecdote and History dans History and Theory, vol. 42, no 2, Mai 2003, p.143-168.
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Mdicis. Dans un style ressemblant celui de Procope de Csare, Varillas livre au public franais
de nombreuses histoires secrtes de la cour royale. Ainsi, il avoue dans la prface de son livre quil
sengage sur une nouvelle route , car personne jusquici navait rdig les rgles du genre:
Si Procope, qui est le seul auteur, dont il nous reste des Anecdotes, avait laiss par crit les rgles de ce genre dcrire, je ne serais pas oblig de faire une prface, parce que lautorit de cet excellent historien [] suffirait pour me mettre couvert de toutes sortes de reproches []Mais comme lart dcrire lHistoire Secrte est encore inconnu, presque dans toute son tendue, et que jusqu prsent il nest point trouv de philosophe qui se soit donn la peine den dresser la mthode, ni de critique qui en a os montrer les dfauts, je me crois rduit comme ceux qui sengagent dans de nouvelles routes[] mimposer les lois moi-mme 4 (Varillas,1).
Lcriture de lhistoire en France, cette poque, souffrait en effet dune crise manifeste.
Paul mile, lhistoriographe royal, dans son Histoire des Rois de France, mettait en scne les
exploits guerriers de la monarchie. Le savoir politique est monopolis par labsolutisme des rois et
on souponnait les historiographes dtre pays pour embellir la vie des princes. En dautres mots,
lhistoire devient presque synonyme de mensonge. Incapable de percer les portes officielles pour
rvler les vritables motifs des actions des princes, lhistorien se dtourne du public pour se
concentrer sur le priv. Dans la prface de ses Anecdotes, Varillas labore cette nouvelle mthode
historique :
LHistorien considre presque toujours les hommes en public, au lieu que lcrivain dAnecdotes ne les examine quen particulier. Lun croit saquitter de son devoir lors quil les dpeint tels quils taient larme ou dans le tumulte des villes, et lautre essaie en toute manire de se faire ouvrir la porte de leur cabinet ; lun les voit en crmonie et lautre en conversation ; lun sattache principalement leurs actions, et lautre veut tre tmoin de leur vie intrieure []En un mot lun na que le commandement et lautorit pour objet, et lautre fait son capitale de ce qui se passe en secret et dans la solitude (Varillas, 5).
4 Varillas, Antoine, Les anecdotes de Florence, ou, lhistoire secrte de la maison de Mdicis, Presses Universitaires de Rennes, 2004.
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Premirement, le choix du matriau lui permet dopposer lHistorien (que tout le monde a lu)
lauteur des anecdotes. Tout ce que lhistorien juge ngligeable est favoris par lanecdotier.
Deuximement, il existe le degr de crdibilit, car les anecdotes permettent de donner une image
plus fidle de la ralit. Ainsi, les anecdotes font entendre une autre version de lhistoire que celle
de lhistoire officielle. En dplaant langle de vue sur les motivations prives, elle modifie la
conception de lobjet mme de lhistoire. Lenregistrement du mot dans le lexique officiel ne tarde
pas. Citons cette dfinition du Dictionnaire de lAcadmie Franaise : Particularit secrte
dHistoire, qui avait t omise ou supprime par les historiens prcdents 5 ou encore celle fournie
par Dictionnaire Universel de Furetire :
Anecdotes : terme dont se servent quelques Historiens pour intituler les Histoires quils font des affaires secrtes et caches des Princes cest--dire de Mmoires qui nont point paru au jour et qui ne devroient point paroistre. Ils ont imit en cela Procope, Historien qui a ainsi intitul un livre quil a fait contre Justinien et sa femme Theodora.6
Remarquons que le terme figure toujours sous sa forme plurielle, conformment au terme grec
anekdota dont sest servi Procope pour son ouvrage. La dfinition ne change pas beaucoup dun
sicle lautre et mme au XVIIIe sicle, le terme est employ dans son sens tymologique, comme
lattestent lEncyclopdie et le Dictionnaire de Trvoux :
Anecdote se dit des ouvrages des Anciens qui nont pas encore t imprims ainsi M. Muratori a intitul anecdotes grecques [ ]les ouvrages des Pres Grecs quil a tirs des bibliothques pour les imprimer la premire fois.7
5 Dictionnaire de lAcadmie Franaise, 4e dition, Paris, 1762, p.68. 6 Dictionnaire Universel, 1690, p.39. 7Dictionnaire Universel franais et latin, dit Dictionnaire de Trvoux (4e dition), Paris, volume 1, 1743 p.50.
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Il est intressant de noter que si le Dictionnaire de Trvoux utilise le mot au singulier,
lEncyclopdie de 1751 conserve la forme plurielle. Cependant, cest bien au XVIIIe sicle que
lusage du singulier va supplanter peu peu la forme plurielle. Dany Hadjadj, dans son enqute sur
lvolution smantique du terme travers les divers dictionnaires, montre qu lexception du
Bescherelle, la forme plurielle anecdotes ne figure plus dans les livres de rfrences partir du
XIXe sicle, ce qui, selon lui, dmontre lintgration du mot la langue franaise.
Cest bien au XVIIIe sicle que lart de compiler les anecdotes atteint son apoge. On
trouve de nombreux recueils danecdotes avec des titres loquents comme Dictionnaire des
portraits et anecdotes des hommes illustres8ou mme Anecdotes ecclsiastiques, contenant tout ce
qui cest pass de plus intressant dans les glises de lOrient et dOccident [.]9 Un autre fait
intressant noter par rapport aux titres, cest le fait que le lien avec lhistoire semble sestomper.
On peut dsormais qualifier d anecdote un fait relatif des vnements ou des personnages
autres quhistoriques. Le tableau littraire de cette poque ne serait pas complet sans mentionner les
salons littraires. Pour cette lite franaise, la conversation devient le plus grand plaisir de la vie et
on retient lattention des auditeurs en leur racontant une bonne anecdote. Richard N. Coe, dans son
article The anecdote and the novel 10, remarque que lapprciation pour lanecdote au XVIIIe
sicle repose avant tout sur la spiritualit. Les anecdotes sont vues comme des sentences originales
qui finissent toujours par une formule spirituelle pour impressionner le public.
Malgr ce succs auprs du public de lpoque, il est intressant de noter que cette forme
brve, cette allie de lHistoire, commence revtir des connotations ngatives. Ainsi, Voltaire,
8 Lacombe de Przel, Honor, Dictionnaire des portraits historiques, anecdotes, et traits remarquables des hommes illustres [] Paris, chez Lacombe, 1768. 9 Jaubert, Pierre et Dinouart, Joseph-Antoine-Toussaint, Anecdotes ecclsiastiques contenant tout a qui cest pass de plus intressant dans les glises dOrient et dOccident, depuis le commencement de lre chrtienne jusqu prsent, Paris, chez Vincent, 1772. 10 Coe, Richard, The Anecdote and the Novel: a brief enquiry into the origins of Stendhals narrative technique, Australian Journal of French Studies, no 22, 1985, p.3-25.
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dans son Sicle de Louis XIV, dclare que les anecdotes sont un champ resserr o lon glane
aprs la vaste moisson de lhistoire 11 (Voltaire, vol. 21, 80). Elles ne sont que des frivolits que
lon raconte pour amuser le lecteur. Ce sont des bagatelles qui risquent dinsulter la dignit de
lHistoire. Les anecdotes paraissent avoir jou un rle important dans les conversations des salons
o lon devait faire preuve desprit, mais Montesquieu est de lavis que les recueils danecdotes
ont t composs lusage de ceux qui nont pas desprit 12. Le mot anecdote commence alors
prendre le sens pjoratif de ce qui nest pas essentiel. Ainsi, au sicle des Lumires, lanecdote est
perue comme un genre mineur parce quelle raconte une histoire particulire et marginale par
rapport la grande Histoire. Cest les histoires secrtes et caches des princes dans leur
domestique disait Furetire (Hadjaj, 16). Le rle important quelle joue dans les conversations
mondaines sert ritrer ses relations avec la tradition orale, de sorte que lanecdote devient un
genre que lon traite avec mfiance.
Tout bien considr, nous voyons que lanecdote, au XVIIIe sicle, devient un terme
polysmique dcrivant un sous-genre de lhistoire. son sens principal de particularits secrtes
de lhistoire sajoute une connotation ngative de ce qui est inessentiel . Pourra-t-on observer
le mme glissement de sens dans la relation de voyage et dans le corpus indien qui nous intresse ?
II. Anecdotes et relations de voyage
Le mot anecdote est un mot que nous associons de plein gr au voyage. Cest au retour
dun priple que nous racontons des petites histoires qui ont retenu notre attention13. Les
11 Voltaire, Sicle de Louis XIV, dans uvres compltes de Voltaire, sous la direction de Moland, Louis, 52 volumes, Paris, 1877-1885. 12 Cit par Hadjaj, Dany, Lanecdote au pril des dictionnaires , dans LAnecdote, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 1988, p. 1-20. 13 Jean-Paul Bachelot dans sa thse de doctorat crit : lusage commun du terme danecdote lassocie spontanment au voyage et le dsigne comme un petit fait digne de mmoire ou comme une exprience
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dfinitions proposes par les dictionnaires suggrent des liens qui existent entre ces deux termes
(anecdote et voyage). Dans le Trsor de la langue Franaise, on trouve les dfinitions suivantes :
A. Petit fait historique survenu un moment prcis de lexistence dun tre, en marge des vnements dominants et pour cette raison souvent peu connue.
B. Petite aventure vcue quon raconte en en soulignant le pittoresque ou le piquant.14
Le terme ainsi dfini met laccent avant tout sur lexprience individuelle. En ce qui concerne la
composante narrative, lanecdote est avant tout une histoire ou un rcit, mais cest aussi un rcit
qui est bref dans sa forme ( petite aventure ou petit fait historique ) et, finalement, cest aussi
une histoire qui pique lattention et veille la curiosit du lecteur. Prenant en compte toutes ces
remarques, il nest pas tonnant de voir que les relations de voyage sont un terrain privilgi
pour les anecdotes. Le voyageur, en qute incessante pour trouver les nouveauts et ensuite
transformer ces observations en un catalogue de curiosits, raconte les faits surprenants dont il a
t tmoin au retour de son priple. Cependant, nous avons vu tout au dbut de ce chapitre que la
premire utilisation atteste du mot anecdote dans le lexique franais date de 1654. Comment
peut-on donc justifier lutilisation anachronique de ce terme pour les rcits de voyage de notre
corpus ? Nous rpondrons cette question pertinente dans la section suivante en dmontrant que,
malgr le fait que ce mot navait pas encore fait son apparition dans la langue franaise, il tait
connu par les voyageurs sous dautres termes. Qui plus est, lanecdote pouse, par son
tymologie et par ses traits dfinitionnels, certains principes essentiels de lcriture viatique.
Nous avons vu que le mot anecdote , dans son sens tymologique, signifie les histoires
secrtes et caches des princes . Dany Hadjadj dans son article Lanecdote au pril des
marquante raconte au retour dun voyage Conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie- Jules Verne, 2008, p.20. 14 Trsor de la langue franaise, C.N.R.S, Institut de la langue franaise, sous la direction dImbs, Paul, Paris, C.N.R.S, 1971.
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dictionnaires dmontre que ladjectif secret est associ lanecdote dans presque tous les
dictionnaires jusqu la fin du XIXe sicle. Dans le mme article, Hadjadj dmontre comment le
sens tymologique de secret ou de cach semble tre charg de plusieurs possibilits smantiques.
Il pense que le terme exprime tout dabord une virtualit positive . On garde secret et cach
ce qui prsente quelque intrt. Ainsi, lanecdote devient le rcit bref dun fait curieux.
Inversement, le mot anecdote peut aussi acqurir des connotations ngatives, car on garde
secret, cach tout ce qui ne prsente aucun intrt et peut tre vu comme le dsir de savoir ce
qui est secondaire et marginal. Il existe cependant une troisime connotation. On garde secret tout
ce qui nest pas conforme la norme, ce qui est trange. Pris dans ce contexte particulier, on naura
pas tort de conclure quil existe des ressemblances frappantes entre lanecdote et la notion de
singularit dans les rcits de voyage. Jean-Paul Bachelot nous explique bien la parent entre les
deux termes lorsquil crit :
Le voyageur partage aussi avec lhistorien le projet plus large de rendre compte de toute forme de singularit ayant chapp au savoir commun, ce qui le conduit faire dpendre son propos dune qute incessante de nouveaut15 (Bachelot, 25).
i. Lanecdote et les singularits
La lecture des frontispices et les discours introductifs de quelques rcits de voyage
publis entre 1529 et 1762 prouvent que le mot singularit napparat quen de trs rares
occasions. Citons comme exemple le Voyage de Franois Pyrard de Laval contenant sa
navigation aux Indes Orientales, aux Moluques et au Brsil. Les divers accidents, adventures
et dangers qui luy sont arrivez en ce voyage en allant et en retournant mesme pendant un
long sjor. Avec la description des pas, murs, loix, faons de vivre [ ] et plusieurs autres 15 Bachelot, Jean-Paul, Conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie-Jules Verne, 2008.
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singularitez16 (1615) ou encore Jean-Baptiste Tavernier et son Recueil de plusieurs relations
et traitez singuliers et curieux [] qui nont point est mis dans ses six premiers Voyages
(1679). Il est intressant cependant de noter que plus que le terme, ce sont en effet ses
priphrases qui sont la mode et qui viennent clairer le sens connot de la singularit. En
voici dautres exemples tirs de titres douvrages : Histoires des choses plus mmorables
advenues tant es Indes Orientales, quautres pas par Pierre du Jarric, Voyages aux Indes
Orientales. Ml de plusieurs histoires curieuses de labb Carr, ou la Description nouvelle
des merveilles de ce monde (Pierre Crignon), ou encore la Description du premier voyage
faict aux Indes orientales par les franais en lan 1603 contenant []un trait du scorbut
qui est une maladie estrange qui survient ceux qui voyagent en ces contres (Franois
Martin de Vitr). Citons aussi la Description nouvelle des merveilles de ce monde [] par
Jean Parmentier. Ces mots (merveilles, histoires curieuses, choses mmorables ou trange)
rvlent que le terme singularit se prte des dfinitions trs varies et quen crivant
son rcit, le voyageur tait cens mettre jour les rsultats indits dune enqute sur le terrain
et ensuite transformer ses observations en un catalogue de mirabilia .
Le manuscrit franais 2810 de la Bibliothque Nationale de France est depuis longtemps
clbre sous le nom quil a reu au dbut du XVe sicle de Livre des Merveilles. Cest un
recueil illustr des rcits de voyage en Orient aux XIIIe et XIVe sicles. On y trouve, entre
autres, les rcits du clbre voyageur italien Marco Polo et ceux dOdoric de Pordenone et de
Jean de Mandeville. Le terme merveille dsigne ici toutes espces dobjets,
dvnements ou de comportements qui sont hors du commun et pour cette raison considrs
comme tonnants. En ce qui concerne les rcits viatiques des Indes Orientales, il y a de
nombreux exemples de merveilles ou de descriptions fantastiques qui sont issues de la 16 Cest nous qui soulignons.
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rencontre des cultures orientales et occidentales. Les trois voyageurs mentionns ci-dessus
dressent, par exemple, dans leurs crits, un inventaire merveilleux des habitants de lInde.
Dans sa description, Marco Polo nous fournit sur les habitants dAndaman et Nicobar des
renseignements surprenants les transformant en monstres tte de chien :
Or sachez trs vritablement que les hommes de cette le ont tous une tte de chien, et dents et yeux comme chiens ; et vous nen devez douter, car je vous dis en bref quils sont du tous semblables la tte de grands chiens mtins. Ils ont assez dpicerie, ils sont gens trs cruels et mangent les hommes tout crus []17 (Polo, tome II, 422).
On trouve des merveilles du mme genre dans le rcit de Jean de Mandeville. LInde est un pays
o on voit surgir toute une humanit disgracie : les cyclopes lil unique, les troglodytes, les
pygmes. Quand les habitants de lInde ne surprennent pas par leur aspect physique, ils le font
par leurs murs. Ainsi, les habitants de cette contre mangent volontiers de la chair humaine et
se marient sans gards pour les interdits de parent.
La rencontre avec le monstre reste une pierre de touche de lauthenticit du voyage. Claude
Kappler rsume bien ce phnomne lorsquelle crit : [] qui na pas vu de monstres, na pas
voyag18 (Kappler 115). Nous avons vu comment, au Moyen ge, les voyageurs dressent un
inventaire merveilleux des habitants de ce sous-continent. Au XVII e sicle, par contre, lorsque
lexprience individuelle sera privilgie19, cette tradition dune humanit monstrueuse devient de
plus en plus incompatible avec une pistm en profonde mutation. Malgr cela, les voyageurs
continuent la perptuer pour satisfaire des impratifs ditoriaux et cest peut-tre pour cette
raison que les dieux du panthon hindou sont associs des monstres. Les dieux indiens sont