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University of Zurich Zurich Open Repository and Archive Winterthurerstr. 190 CH-8057 Zurich http://www.zora.uzh.ch Year: 2009 Le parallélisme bucolique dans le récit de Théramène (Phèdre, acte V, scène 6) Schorderet, A Schorderet, A (2009). Le parallélisme bucolique dans le récit de Théramène (Phèdre, acte V, scène 6). In: Burkhardt, M; Plattner, A; Schorderet, A. Parallelismen : Literatur- und kulturwissenschaftliche Beiträge zu Ehren von Peter Fröhlicher. Tübingen, 113-127. Postprint available at: http://www.zora.uzh.ch Posted at the Zurich Open Repository and Archive, University of Zurich. http://www.zora.uzh.ch Originally published at: Burkhardt, M; Plattner, A; Schorderet, A 2009. Parallelismen : Literatur- und kulturwissenschaftliche Beiträge zu Ehren von Peter Fröhlicher. Tübingen, 113-127.

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Winterthurerstr. 190

CH-8057 Zurich

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Year: 2009

Le parallélisme bucolique dans le récit de Théramène (Phèdre,acte V, scène 6)

Schorderet, A

Schorderet, A (2009). Le parallélisme bucolique dans le récit de Théramène (Phèdre, acte V, scène 6). In:Burkhardt, M; Plattner, A; Schorderet, A. Parallelismen : Literatur- und kulturwissenschaftliche Beiträge zu Ehrenvon Peter Fröhlicher. Tübingen, 113-127.Postprint available at:http://www.zora.uzh.ch

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Schorderet, A (2009). Le parallélisme bucolique dans le récit de Théramène (Phèdre, acte V, scène 6). In:Burkhardt, M; Plattner, A; Schorderet, A. Parallelismen : Literatur- und kulturwissenschaftliche Beiträge zu Ehrenvon Peter Fröhlicher. Tübingen, 113-127.Postprint available at:http://www.zora.uzh.ch

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AlainSchorderet

LeparallélismebucoliquedanslerécitdeThéra-mène(Phèdre,acteV,scène6)

Lasociétépastoraleest[…]l’imagerenverséedumondetragique,oùlaGrandeuretleDes-tinontsystématiquementpartieliée1.

Harald Weinrich a souligné que la littérature française classique n’offraitpourainsidirepasd’exemplesdemonstres«sicen’est,peut-être,seuleex-ception,le‘monstremarin’dansPhèdredeRacine,lequel,àlafindelatragé-die,dévoreHippolyte».Enrappelantl’étudedeLéoSpitzer,Weinrichajou-te:

Maisévidemmentcemonstren’estpasvisiblesurscène;saprésencenesemani-festequeparlerécitdeThéramène.IlesttrèscaractéristiquequeLeoSpitzer,l’undesgrandsmaîtresdel’interprétationlittéraire,élucidelatragédiedePhèdreen-tièrementàpartirdecerécit,etarriveainsiàlaconclusionquedanscettepièce,unRacinebaroqueseprofiledansl’ombreduRacineclassique.Eneffet,lebaroquesecaractériseprécisémentpardesdimensionsdifférentes,nonclassiques2.

D’autres critiques se sont faits l’écho de Spitzer sur ce point, ainsi JacquesBerchtold,lorsqu’encitantunversdanslerécitdeThéramène,ilremarquesanatureétrangère,enrelevantqu’ilcontient«quatreintrusmonstrueuxdanslevocabulaireracinien»(ils’agitduvers1520,«Sacroupeserecourbeenreplistortueux»)3.

En retraçant le parcours critique de l’interprétation spitzérienne, AmyWygant,quantàelle,rappellelesdébatsqui,dèsleXVIIIesiècle,soulevaitunautreversdanslerécitdeThéramène,oùlapersonnificationdelamersem-blaitinadmissible:«Leflotquil’apportareculeépouvanté»(v.1524)4.

1 GérardGenette,«Leserpentdanslabergerie»,inFiguresI,Paris,Seuil,«Essais»,1966,

pp.109-122;icip.112.2 HaraldWeinrich,Consciencelinguistiqueetlectureslittéraires,Paris,ÉditionsMaisondes

sciencesdel’homme,1989,p.34.VoiraussiLeoSpitzer,LinguisticsandLiteraryHistory,PrincetonUniversityPress,1948,pp.87-134.

3 Jacques Berchtold, Des rats et des ratières, Anamorphoses d’un champ rhétorique de SaintAugustin à Jean Racine, Droz, Genève, 1992, p. 192; les italiques relèvent de JacquesBerch¬told.Celui-cirappellelathéorie‘baroque’deSpitzeràl’égarddePhèdrelorsqu’ildéclare,p.191:«RacineeffleureàlafindesaPhèdreledésastred’avoiréchouévis-à-visdu modèle idéalement épuré, et de présenter une tragédie alourdie et infectée parl’envahissementdemots-monstresquiauraitfaillidanssonambitiondesobriétéclassi-queetd’élévationsublime».

4 AmyWygant,«LeoSpitzer’sRacine»,ModernLanguageNotes,109,1994,pp.632-649.

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Jevoudraisiciproposerunenouvellelecturedelascène6duquatrièmeactedePhèdre,enmebasantentreautressurlesverscités,quirenforcentlesensdupassageentierenformantparallélismeàlasurfacedutexte(niveaudes structuresmétriques et syntaxiques) et enprofondeur (niveau sémanti-queetactanciel).Jepenseque,danslafouléedeSpitzer,laréférenceaustylebaroqueestrestéevague.Ilfaudraitrenouerd’unemanièrepluspréciseaveclatraditionlittéraire: jedémontreraiqueRacinedialogueaveclapoésiebu-colique, un genre lyrique en vogue depuis la fin de la Renaissance jusqu’àl’époquebaroque5.Cegenre,depuisThéocritejusqu’àseséchosdanslerécitde Théramène, recourt inévitablement à des parallélismes sur le plan desformes,ettrahitparlàunevisionouunepenséeparticulières,significativesdanslecontextelatragédieracinienne.

1. LeparallélismebucoliquechezThéocrite,d’AubignéetRacine

Jen’aipaspourobjectifdediscuterlespharesdel’écriturepastoralebaroque,deSannazaroàd’UrféenpassantparMontemayor.Jem’intéresseraiiciàunauteurquichantalamêmedéessequeMontemayorouqui,entoutcas,don-na le même nom de Diane à la femme aimée de ses poèmes: il s’agitd’Agrippa d’Aubigné (1552-1630), soupirant pour Diane dans son recueilposthumeLePrintemps.CommelenoteClaude-GilbertDubois, l’inspirationpastoralesetrouve«répanduedansl’ensembledelaproductionpoétiquedel’époque»6.Cequivautaussipournotrepoète:Duboiss’intéresseauxpas-sagesdansletonbucolique«naturaliste»desTragiques,oùd’Aubignédécritlemonde rural des campagnes dans lesquelles le poète avait grandi;maisd’Aubigné s’illustra aussipardes compositionspastoralesdansun tonqueDubois caractériserait d’«élégiaque». Au centre de ces poésies bucoliquesqu’onappelaitaussi«égloguesamoureuses»7,ontrouvetoujoursunamantabandonné qui laisse libre cours à ses lamentations dans la nature. Chezd’Aubigné,onentrouverasurtoutdanslasectiondesStancesduPrintemps,àlasuitedel’HécatombeàDiane.Jem’intéresseraiparlasuiteàlatroisièmedesStances.

5 Legenrebucoliquetombaquelquepeuendésuétudeàl’époqueclassique,etseconfina

dans des utilisations de plus en plus ludiques, voire (auto-)parodiques, avant de re-trouverlavogueàl’époquedel’«agromanie»desLumières,surlemodèledesœuvresduZurichoisSalomonGessner.

6 Claude-GilbertDubois,LaPoésieduXVIesiècle,PressesuniversitairesdeBordeaux,1999,p.82.Àcôtédesvariantes«naturaliste»et«élégiaque»,Duboisrecenseaussiuntonpastoraldetype«arcadien».

7 JepenseàFrançoisd’Amboise,DésesperadesouEgloguesamoureuses,èsquellessontauvifdespeinteslespassionsetledésespoird’amour,Paris,1572.

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Je souligne queRacine n’a très probablement pas lu ce texte d’Agrippad’Aubigné: Le Printemps est resté à l’état de manuscrit jusqu’en 18748. Jechoisis donc d’Aubigné comme archétype, comme représentant importantd’unetraditionqueRacinepouvaitconnaîtrepardenombreuxtextesdanslamêmeveine.

La troisièmepiècedesStancesded’Aubigné commence làoù le récitdeThéramène se termine: en plein dénouement tragique et sanglant. Chezd’Aubigné, nous entrons inmedias res, avec un gros plan sur une imagerieviolente, résultat d’un combat cruel dont la naissance et le déroulement nesontpasracontés:«Àlongsfiletzdesang,celamentablecors/Tiredulieuqu’ilfuitleliendesoname»9.Cetincipitprésentel’amantaveclecœurarra-ché suite au refus de Diane: celle-ci confirme sa réputation de maîtressecruelle.

Cetétatdésespérédurevingtquintils,entièrementconsacrésàlaplaintedusujetpoétique.J’entiremaintenantdeuxstrophesoùsemanifestecequelacritiquedésigneparletermeimprécisde«sympathiedelanature»:ani-maux,plantes, eauxetpierres,voire corps célestespartagent ladouleurdusujet.Ilseraitplusprécisdedirequ’ilyaunparallélismeentrelecomporte-mentdusujetetceluidelanature,carl’analogiepeutallerdanslesdeuxsenset investirplusieurs fonctions, commeon leverra.LesextraitsdeThéocriteajoutésàceuxded’Aubignépermettentdecomparerlesmotifsessentielsdelatraditionbucoliquedèssondébutdansl’antiquitégrecque:

Lespiteusesforestzpleurentdemesennuys, (D’Aubigné,Stances)Lesvignes,desormeauxlescheresespousées,Gemissentavecq’moyetfontpleurerleursfruitzMillelarmes,aulieudetandrettesroséesQuinaissoientdel’auroreàlafuittedesnuitz.

(Théocrite, PrèsdemoiTityrechanteraLesThalysies) CommentDaphnislebouviers’estéprisdeXénéa, Commenttoutalentourlamontagnegémissait Etcommentlepleuraientleschênes10

Lestaureauxindomptezmugirentàmavoix (D’Aubigné,Stances)Etlesserpensesmeuzdeleursgrottessifflerent, Leurstortillonsgrouillanslàsentirentlesloix Del’amour;leslions,tigresetourspousserent, Meuzdepitiédemoy,leurscrisdedanslesbois11.

(Théocrite,Commencez,Musesbienaimées,commencezlechantbucolique.Thyrsis) Leschacalsle[sc.Daphnis]pleurèrent,lepleurèrentlesloups;

8 Agrippad’Aubigné,Œuvres,éd.parHenriWeber,JacquesBailbéetMargueriteSoulié,

Paris, Gallimard («Bibliothèque de la Pléiade»), pp. 279-282. Pour les manuscrits etl’histoiredeleurpublication,onconsulteralanoticeàlap.1107.

9 Ibid.,p.279,vv.1s.10 Théocrite,LesThalysies,vv.72-74inPhilippeE.Legrand(éd.et trad.),Bucoliquesgrecs,

t.I,Théocrite,Paris,LesBellesLettres,2002[1925],p.11.11 D’Aubigné,op.cit.,septièmeetonzièmestrophes,pp.280s.,vv.31-35et51-55.

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Dufonddesboisleliongémitdesontrépas.Commencez,Musesbienaimées,commencezlechantbucoliqueDesvachesàsespiedsetdestaureauxennombre,Etnombredegénisses,deveauxselamentèrent12.

Entre les deux derniers extraits, le rapport intertextuel me semble évident,qued’Aubignéaitutiliséunedeséditions contemporainesdeThéocrite,ouqu’ilaitrecouruàl’undesesnombreuximitateursitaliensoufrançais.Ilestaussi important de souligner que le parallélisme entre comportements dusujetetdelanatureestréaliséauniveaustylistiqueparl’applicationdemou-lessyntaxiquesrécurrentsàbrèvedistance,dans lecadredumètrerégulierdupoème:lapoésiebucoliquequifaitsiennel’idéed’unparallélismeséman-tique entre homme et nature est donc également intrinsèquement liée auparallélismesurleplandelaforme13.

Unautrethèmequiapparaîtsouventdanslegenreestceluidelachasse.Silepoètepeutplacerlanaturedansunegrandeanalogieaveclui-mêmeetsessentiments,ilpeutaussi,auniveaudesmétaphoresetcomparaisons,fairefonctionner l’analogie dans l’autre sens, et prendre lui-même la place d’unêtredelanature,pourdevenir,parexemple,unanimaldutroupeau14ou,demanièreplustragique,ungibierdechasse.

Ainsi,danslatroisièmestrophedecesStancesded’Aubigné,l’amantex-pirantseprésentecommeunsanglierqu’onpourrarepérer («destourner»)grâceauxtracesdesangguidantleschasseurs(les«vaneurs»)verslegibier:

Quimevoudratrouvermedestourne,parmespas,Parlesbuissonsrougis,moncorsdeplaceenplace:Commeunvaneurbaissantlatestecontrebas,SuitlesanglerblesséaisementàlatrasseEtlepoursuitàl’œiljusqu’aulieudutrespas15.

OntrouveraunescèneparallèleàlafindurécitdeThéramène:Hippolyteesten train d’expirer près des «tombeaux antiques» de ses ancêtres. Les té-moins (avec Théramène) finiront par l’y découvrir à l’aide du procédé des«vaneurs»ded’Aubigné,ensuivantla«trace»dusang:

12 Théocrite,Thyrsis,vv.70-75inLegrand(éd.ettrad.),Bucoliquesgrecs,op.cit.,p.23.13 Le«trépas»deDaphnisdoitêtrecompriscommeprocessusenacte(commelemontre

lasuite),cequipermetd’yvoirunparallélismeauniveauducomportement:Daphnisaussiseplaintaveclesanimaux,toutenmourant.

14 ParallélismeallantdanscesenschezThéocritedéjà,oùlebergerestprésentéàtourderôlecommeunboucenrutparmileschèvresetcommeunamantéprisd’unefille:

Turessembles,bouvier,àungardeurdechèvres,Celui-là,quandilvoitleschèvresfairel’amour,Sesyeuxbrûlentd’enviedenepasêtrebouc;[…]Toi,quandtuvoislesfillesenriantfolâtrer,Tesyeuxbrûlent,denepastemêleràleursdanses.(ibid.,p.24,vv.86-91).

15 D’Aubigné,op.cit.,troisièmestrophe,p.280,vv.11-15.

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Desongénéreuxsanglatracenousconduit,Lesrochersensontteints,lesroncesdégouttantesPortentdesescheveuxlesdépouillessanglantes16.

Àlaplacedes«buissonsrougis»ded’Aubigné,ontrouverachezRacineles«roncesdégouttantes».Danslesdeuxcas,latracesemanifestesurunvégé-tal.Lescénariode lachasse,explicitechezd’Aubigné,estappelépar le faitquedanslenomdeladameaimée,Diane,ladéesseantiquedelachasseestsous-entendue.LachasseestégalementreprésentéedanslatragédiedeRaci-ne,carcommeonlesait,Hippolyteaccomplitsaseuleprouesseenabattantlemonstremarin. Bienplus: tout comme en amour les amants peuvent d’unmomentàl’autrechangerderôle,toutcommeunpersécuteurpeutsetrans-formerenproieetviceversa, lapositioncomplexed’Hippolyteen tantquechasseuretgibierdechassevacilleentrecesdeuxpôlesopposés:persécutéparl’amourdePhèdre,attaquéparlemonstre,ildeviendrafinalementchas-seurenl’abattant,maiscen’estquepoursuccomberauxattaquesdudieuquidéchaînesescoursiers.

Telungibierauxabois,Hippolyterépandsonsangsurlesrochersetlesronces: il leversedoncàpureperte,surdespartiesde lanaturetoutàfaitstériles.Lesujetpoétiqueded’Aubignésemontreplusheureuxdanslemal-heuràcetégard,carsonsangs’épanchesurune terrequi,pleinederecon-naissance,enest«abreuvée».C’estlaquatrièmestrophe:

Leschanssontabreuvésaprèsmoydedouleurs,Lesoucy,l’encholieetlestristespenséesRenaissentdemonsangetviventdemespleurs,EtdescieuxlesrigueurscontremoycourroucéesFontservirmessoupirsàesventersesfleurs17.

Jequittemaintenantlesfiguresvégétalespoursignalerdesfiguresanimalesetd’autresélémentsdelanaturecomparableschezlesdeuxpoètes:

Lestaureauxindomptezmugirentàmavoix (D’Aubigné,Stances)Etlesserpensesmeuzdeleursgrottessifflerent, Leurstortillonsgrouillanslàsentirentlesloix Del’amour;leslions,tigresetourspousserent, Meuzdepitiédemoy,leurscrisdedanslesbois.

16 JeanRacine,Théâtrecomplet.Phèdre,éd.parJacquesMoreletAlainViala,Paris,Dunod

«ClassiquesGarnier»,1995,p.628,vv.1556-1558.17 Lemondeàl’envers,oùlanaturenourrissanteestàsontournourrieparlesujetmou-

rant,estunautretoposdelapoésiebucolique:Arrêtez,Muses,ilesttemps,arrêtezlechantbucolique.Portezmaintenant,ronces,buissons,desviolettes;Narcisses,fleurissezsurlesgénevriers;Quetoutsoitàl’envers;vous,pins,portezdespoires,PuisqueDaphnispérit;cerfs,harcelezleschiens[…]

(Théocrite,Thyrsis,op.cit.,p.26,vv.131-135).L’imagedeschampsabreuvésparlesangestchèreàd’Aubigné,ill’utiliseaussidanslecontextedelaguerredereligion,dansunespritpluspessimistecependant.VoirlesonnetVIIIdeL’HécatombeàDiane.

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Alorsdesclereseauxl’estoumacherissé Sentitjusquesaufonsl’horreurdemapresence, Esloignantcontrebasflotcontreflotpressé; Jefuiscontrelasourceetveulxparmonabsence, Demoymesmefuyr,demoymesmelaissé18.

(Racine Sonfrontlargeestarmédecornesmenaçantes;Phèdre, Toutsoncorpsestcouvertd’écaillesjaunissantes;acteV, Indomptabletaureau,dragonimpétueux,scène6) Sacroupeserecourbeenreplistortueux. Seslongsmugissementsfonttremblerlerivage. Lecielavechorreurvoitcemonstresauvage, Laterres’enémeut,l’airenestinfecté; Leflotquil’apportareculeépouvanté. Toutfuit;etsanss’armerd’uncourageinutile, Dansletemplevoisinchacunchercheunasile19.

Surtoutlastrophedes«taureaux»danslesStancesnousfaitpenserqueRa-cineaécritlerécitdeThéramèneenserappelantunmodèletextueltrèspro-chedecepoèmeded’Aubigné.Surlesdixvers,oncomptehuitressemblan-ces lexicales. Parmi les plus remarquables, je souligne celles qui consistentdans l’association similaired’unnomavecun adjectif: «taureaux indomp-tez» – «indomptable taureau»; «tortillons grouillans» – «replis tortil-leux».Danschaquetexte,unacteuranimalouinanimédevienttoutàcoupcapabled’uneémotionhumaine,depitiéoudepeur:«lesserpensesmeuz»–«laterres’enémeut».Enoutre,ontrouvedeslexèmesidentiques,comme«horreur»et«flot»,maisaussi leverbe«fuir»utilisédansunesemblableassociationd’idées.Leverbeapparaît,danschacundestextes,avecunesigni-fication double: il y a la fuite au sens conventionnel du terme, synonymed’éloignementrapided’unendroit:«jefuiscontrelasource»–«toutfuit».Mais il y a aussi l’idée d’une fuite comme séparation: «De moy mesmefuyr»–«Leflotquil’apportareculeépouvanté».Pourfinirlalistedesres-semblances,onnoteraquesichezd’Aubigné,les«serpens»fournissentuneimage parallèle et complémentaire aux «taureaux», le monstre marin deRacine,d’abordcomparéàun«taureau»,devientreptiformegrâceàsaca-ractérisationcomme«dragon»quiportedes«écailles»,àl’instard’unser-pent20.

2. LesparallélismesàlasurfacedurécitdeThéramène

LerécitdeThéramène,quiconstitueunenarrationdéléguée,unepiècedéta-chable dans l’ensemble de Phèdre, est donc le lieu où l’auteur dramatique

18 D’Aubigné,op.cit.,onzièmeetdouzièmestrophes,p.281,vv.51-60.19 Racine,Phèdre,op.cit.,p.627,vv.1517-1526.20 Maisaussiàl’instard’unpoisson,voirplusloin.

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revêt le rôle de poète pour se donner l’occasion de réagir à un courant«élégiaque»dansl’ancestraletraditionbucolique.

En analysant le récit de Théramène à sa surface, on constate une abon-dancedeparallélismes formels:ainsi,onadmirera laclartéduparallélismesyntaxiqueetsémantiqueoccupantchacun ledeuxièmehémistichededeuxalexandrins qui se suivent: «Cependant, sur le dos de la plaine liquide, /S’élève à gros bouillons une montagne humide»21. Du point de vue de lasyntaxe, nous avons deux adjectifs rimés accolés à deux substantifs, tandisque la rimegrammaticale entre «liquide» et «humide» renforce encore laressemblanceentrelesdeuxhémistichesparallèles.

Dupointdevuesémantique,nousavonsàchaquefoisunobjetsolide,untermegéomorphe,désignéensuitecommequelquechosede liquide.Àcha-quefoisquedessèmessontmisenparallèleparleurdispositionoudema-nière suffisamment systématiquepourpouvoir reconnaîtreunparallélisme,la tâche de l’analyse consiste à identifier le type de relation et, partant, lafonctionduparallélisme:simplerépétitionourenforcement,ourecherchedesimilaritésetdecontrastes,etc.

Dans les deux vers précédemment cités, je propose de lire d’une partl’établissement d’un rapport de complémentarité entre deux espaces sinondisjointsetincompatibles:terreetmer.Ainsilacatastrophe(ausensthéâtraldelapoétiqued’Aristote)seproduitàl’échellelaplusvaste,danslamesureoù ceparallélisme représente la surfacedumondedans sa totalité (terre eteau); d’autre part, il souligne un moment de crise où les deux espaces sebrouillent, et où l’un se confondavec l’autre.L’idéede complémentarité serenforcedanscelled’uneconjonctionoùcequiestdissemblablesemblede-venirhomogènepouruninstant.

Leparallélismeestcontinuéplusloin,dansladescriptionducorpscom-positedumonstre:«Sonfrontlargeestarmédecornesmenaçantes;/Toutson corps est couvert d’écailles jaunissantes»22. Ici, dans un parallélismesyntaxiqueparfaitquiestrenforcéparunenouvellerimegrammaticale(avecles participes présent en «–antes»), nous avons un «front largearmé decornes», caractéristique essentielle des bovidés: ce sont des animaux quihabitent la terre,etquel’imaginaireseplaîtà lierausolaupointd’enfaireunemblème,commeleprouvelelangagefamilierqui,pourdésignerlaterreferme,parledu«plancherdesvaches».Les«écailles»entantquecaracté-ristiqueessentielledespoissons,enrevanche,renvoientplutôtà l’espacedelamerdanscecontexte.

Cetteconstructionestaccompagnée,danslerécitdeThéramène,parunevarianteduparallélisme,lechiasme,qu’ontrouvedansleverssuivantetquidésigne lemonstrecomme«Indomptable taureau,dragon impétueux»: endisposantlesdeuxhémistichesdansuntableauavecpouraxedesymétriela

21 Racine,Phèdre,op.cit.,vv.1513s.22 Ibid.,vv.1517s.

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césure,onpourra facilementse rendrecomptede ladispositioncroiséedeséléments:

A + B B + A segment4 + 2 2 + 4 nombredesyllabes

adjectif + nom nom + adjectif catégoriegrammaticaleIndomptable taureau, dragon Impétueux

Cesontlesadjectifsqui,enformantcadreautourdesdeuxanimauxdissem-blables, les fusionnentenunseulêtrecomplexe.Mêmesi l’axedesymétriepassedel’horizontaleàlaverticale, lechiasmepeutrenforcerunedesfonc-tionsduparallélisme:del’analogieoudel’équivalence,onpasseàlafusion,àl’abolitiondel’oppositionentredeuxrègnesanimauxoudeuxhabitats.

Unchiasmemoinsmarquéouvred’ailleurs toute laséquencede lanais-sancedumonstre(vingtversentout,vv.1507-1526):

A+Badjectif+nomUneffroyablecri,sortidufonddesflots, nom sujet + compl. circonstanciel

Desairsencemomentatroublélerepos; A(«cri»)+B(sonorigine)Etduseindelaterre,unevoixformidable compl.circonstanciel+nomsujetRépondengémissantàcecriredoutable23. B(sonorigine)+A(«voix») B+A nom+adjectif

Ici,laterredoitfaireéchoàl’espacemarin.Ceredoublementdessèmesdansdifférentslexèmes(«effroyablecri»,puis«voixformidable»et«criredou-table») est signalépar lamise enparallèle auniveaudes formes: «cri» et«voix» apparaissent dans des constructions semblables, accompagnésd’adjectifs avec suffixes en «-able» («effroyable», «formidable»,«redoutable»)etdecomplémentscirconstancielsaveccomplémentdunomindiquant la provenance («du fonddes flots», «du seinde la terre»). Lesconstructionsparallèlesprésententaussidesinversions:voilàlechiasme.Del’équivalence entre les espaces contigus, on passe à la fusion, àl’accouplementdontnaîtralemonstre:l’«effroyablecri»(adj.+nom)susci-te un écho inversé dans la «voix formidable» (nom + adj.), le même«effroyable cri» avec son complément «sorti du fond des flots» (nom +complément) devient «du sein de la terre une voix formidable» (complé-ment+nom).

23 Ibid.,vv.1507-1510.

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3. LesparallélismesdanslaprofondeurdurécitdeThéramène

Jepassemaintenantà l’utilisation laplussubtileduparallélisme,et je croisque c’est une construction qui, contrairement aux exemples précédents,pourraitéchapperàplusd’unlecteur.C’estàtraverscenouveauparallélismequeletextenousdévoilesasignificationprofonde.

Chaqueparallélismeestconstruitautourd’unpivotoud’unaxevirtuel,quiconstituelepointoulaligneaveclesquelslatranslation(ausensgéomé-triqueduterme)aétéeffectuée.Cepointoucetaxepeutêtremarquéparlacésure,commedansleverschiastique«indomptabletaureau,dragonimpé-tueux».Or,danslerécitdeThéramène,jesitueraiscepointaumomentdelamortdumonstre.Nousaurionsainsideuxrécitsparallèles,celuidumonstre,quisortducalme,attaqueetsuccombe;etceluid’Hippolyte,quisortégale-ment du calme, attaque «seul»24, et succombe. Le moment surprenant decetteinterprétationestceluioùnousvoyonsquenotrehéros(dontle«fond»du cœurn’est pasmoins «pur» que le jour)25 estmis enparallèle avecun«monstre»sortidesfondsetdontl’airest«infecté»26.

Je voudrais maintenant préciser cette observation: j’identifie, dans lecombatd’Hippolyteetdumonstreetdansleursdeuxmorts,lesmêmesma-nifestationsdelapassion.Ilnes’agitplusmaintenantdeparallélismesstric-tement formelsousémantiques,maisde fonctionsactanciellesdansdesen-chaînements narratifs et logiques rigoureusement parallèles, distribuées demanièresemblablesurdeuxacteurs– lemonstreetHippolyte–ousurdesacteursquisontdansunrapportétroit,métonymiqueaveceux(parexemplelameretlaterrepourlemonstre,d’unepart,etleschevauxpourHippolyted’autrepart,danslamesureoùilestdésignécommeleur«maître»etqu’ilportel’équivalentgrecde«cheval»,«‛’ιππος»,danssonnom).

Eneffet,danslerécitdeThéramène,onassisteauretourrégulierdetroismanifestationsdifférentesde lapassion: le cri,un frissonnementphysique,uneespècedenausée.Cequi estdoncmisenparallèle, ce sontdesactionscomparablesd’acteursopposés,voirecontraires:émissionviolenteetprélin-guistiquedesons–tremorincontrôlableducorps–vomissement.Ilnes’agitpasd’actionsconscientes,maisderéactionsinvolontairesdutype«réflexe»,quipeuventêtrecauséespardetrèsfortesémotions,engénéraldésagréables.Le parallélisme se manifeste donc au niveau physiologique dans ce que lesujetademoinsévolué.

3.1. Lescrisetlavoix

Lemonstre,toutd’abord,estleproduitdudoublecridesflotsetdelavoixformidablede la terre, on l’a vu.Cependant, lorsqu’il semet àpousser ses

24 «Hippolyteluiseul»,ibid.,v.1527.25 ActeIV,scène2,ibid.,p.615,v.1122.26 Ibid.,v.1523.

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longsmugissements,le«rivage»quil’aproduitcommenceàtrembler27.Ilenadvientautantauchard’Hippolyte:«l’essieucrieetserompt»28.Etfinale-ment, les coursiers «qu’on voyait autrefois / Pleins d’une ardeur si nobleobéiràsavoix»29,finissentpars’effrayerdevantlavoixdumaître:«Ilveutlesrappeler,etsavoixleseffraie»30.

3.2. Lesfrissonnements

Aucridesélémentsprécédant ceuxdumonstre, «Descoursiersattentifs lecrin s’esthérissé»31.Lepoil qui sedresse signale l’émotion, l’appréhensiondeschevaux.Cetteréaction-làrestedansl’ordredecequ’ilyadeplusnor-mal. Mais dans la logique du parallélisme analogique, qui rend possiblel’attributiond’uneémotionàdesobjets inanimés,ondécouvrequeleseauxdelamerontuncomportementsemblable:leurmouvement,voireleurémo-tion, est rendue par le «dos de la plaine liquide» qui s’érige en véritablecorps compact,devenant «montagnehumide»: le «crin»des chevauxoc-cupelacrinièreetlacroupe,c’est-à-direlespartiesantérieureetpostérieuredecequi,danslecasdela«montagnehumide»oudela«plaineliquide»,estdésignécommele«dos».Les«grosbouillons»del’eaurendentl’idéedeson excitation au sens propre et figuré, et constituent une image dans unparallèleexactaveclehérissementducrindeschevaux.

Quelamersoitaniméeetpersonnifiée,celaétonned’autantmoinsqu’elleaccouched’unêtrevivant,d’unmonstre.C’estlemonstrequi,auboutdecetenchaînement, renforce encore le parallélisme sur tous les plans constatés:son excitation semanifeste également au niveau du «crin» ou du «dos»,c’est-à-direauniveaudela«croupe»,qui,commepourrépondreaux«grosbouillons» de l’eau et au hérissement du «crin», se «recourbe en replistortueux». Le dernier élément semble rendre hommage aux volutes et audynamisme torturéde la rocaillebaroque: lesparallélismesque jeviensdedécrire avec force paroles, peuvent être saisis immédiatement par la vue.C’estlàquesevérifielaforcedelagrandepoésieàsusciter,commedansunréflexeetsansréfléchir,desimagesintérieureschezlelecteur:

27 «Seslongsmugissementsfonttremblerlerivage»,ibid.,v.1520.28 Ibid.,v.1542.29 Ibid.,v.1504.30 Ibid.,v.1549.31 Ibid.,v.1512.

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«Descoursiersattentifslecrins’esthérissé»

«surledosdelaplaineliquide,/S’élèveàgrosbouillonsunemontagne

humide»

«Sacroupeserecour-beenreplistor-

tueux»32

Ceparallélismepicturalquidoit susciterdes images intérieureschez lepu-blicn’abesoinquedequelquesmotspournaître.Làoùlacritiquenevoyaitqu’unphénomènedestyle«baroque»,onconstateaucontrairebeaucoupdemesureetlestyleépurédel’espritclassique.

L’intriguemythologiqueappuied’ailleursceparallélisme,quiserenforcedanslasuitedesévénements.Auniveaudel’intrigue,lapersonnificationdelamerformelerelaisentreleschevauxet lemonstre:carledieudelamerNeptune,devantquiThéséeavaitmauditsonfilsHippolyte33,estégalementdieudeschevaux34,etréputépourenvoyerdesmonstres.SiHippolytepar-vientàacheverlemonstre(etcalmerainsisonexcitationdemanièredéfiniti-ve),l’excitationdeschevauxserad’autantplusgrande,etconduirademaniè-refataleàlamortduhéros.

3.3. Lesvomissements

C’estlemotifauquelaboutitl’excitationsuprêmeavantlecalmedelamort.La première nausée a lieu lorsque la mer donne naissance au monstre:«L’ondeapproche,sebrise,etvomitànosyeux,/Parmidesflotsd’écumeunmonstrefurieux»35.

La deuxième nausée affecte le monstre au moment de mourir. Sa vien’occupedoncqu’unbrefintervalleentredeuxvomissements.Lemonstre

Vientauxpiedsdeschevauxtomberenmugissant,Seroule,etleurprésenteunegueuleenflamméeQuilescouvredefeu,desangetdefumée36.

32 Ibid., vv. 1512, 1513s. et 1520. Ces vers sont suffisamment rapprochés pour rendre le

parallélismeévident.Leparallélismeestégalementrenforcéparlecadreforméparlesvers1511et1514,où l’ona,dans lepremier, l’imagede laprofondeur («fond»)avecl’idée du froid («glacé»); et, dans le deuxième, l’idée du chaud («bouillons») avecl’imaged’uneélévation(«s’élève»,«montagne»):

Jusqu’aufonddenoscoeursnotresangs’estglacé;Descoursiersattentifslecrins’esthérissé.Cependant,surledosdelaplaineliquide,S’élèveàgrosbouillonsunemontagnehumide

33 ActeIV,scène2,ibid.,pp.613s.,vv.1065-1076.34 SelonRanke-Graves,Neptune sevantaitd’avoir créé le cheval et inventé labride.Ce

quiestpluspertinentici,c’estqu’ilpassapourl’inventeurdescoursesdechevaux;voirRobert von Ranke-Graves, Griechische Mythologie. Quellen und Deutung, Reinbek beiHamburg,Rowohlt,1993[1955],chap.16.f,pp.50s.

35 Racine,Phèdre,op.cit.,vv.1515s.36 Ibid.,vv.1532-1534.

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Letroisièmevomissementaffecteleschevaux:«Ilsrougissentlemorsd’unesanglante écume»37. Comme dans le cas de la «croupe» du monstre, quirésumaitdescaractéristiquesdeschevauxetdelamer,onretrouveici,dansle vomissement de ceux-là, des caractéristiques de la mer et du monstre:l’écumedelabaverenvoieàcelledelamer38,etle«mors»ensanglantérap-pellela«gueule»ensanglantéedumonstremarin39.

Le dernier vomissement, conséquence ultime de tous les précédents –naissancedumonstre«vomi»,vomissementdesangcouvrant leschevaux,gueuleensanglantéedeschevauxenfurie–,équivautàla«pulvérisation»40d’Hippolyte. Comme la nature vomit le monstre, comme le monstre et leschevaux vomissent le sang, Hippolyte répand le sien sur la nature stérile.Dans son livre surRacine, RolandBarthes a évoqué, en passant, l’analogieentreHippolyteetlemonstre:ilfautsoulignerquebienplusqued’uneana-logieparmid’autres, ils’agitdel’analogieparexcellence,envertud’unpa-rallélismestrictetsystématique41.

4. Conclusions

J’aidémontréque lesparallélismesà la surfacedu récitdeThéramène (desrimesàlasyntaxe)nesontquefonctiond’unparallélismeprofondquivaduplan leplusabstraitde la sémantique jusqu’à la logiquedesévénements etdesenchaînementsactanciels.

Dupointdevueméthodologique,onnepeutdoncqueconfirmerlepointde vue de Peter Fröhlicher, lorsqu’il définit le parallélisme comme un despointsderepèreslesplusimportantspourl’analysenonseulementdetextespoétiques,maisencoredeprosesnarrativesetd’images42.

4.1. Leparallélismecommeconstanteanthropologique

Avant de dire pourquoi Racine a pu vouloir rappeler le modèle bucoliquedanssonrécitdeThéramène,j’aibesoind’ouvriruneparenthèsesurleparal-lélisme analogique qui caractérise demanière essentielle ce genre poétiqueancestral. En fait, ce qui rend possible le parallélisme analogique, c’est un

37 Ibid.,v.1538.38 Voiràl’appeldelanote35.39 Ibid.,vv.1533s.40 RolandBarthes,SurRacine,Paris,Seuil,1963[Clubdulivre,1960],p.115.41 Ibid.,p.111:«Hippolyteestmuetcommeileststérile;[…],Hippolyteestrefusdusexe,

antinature;laconfidente,voixdelanormalité,parsacuriositémême,attestelecaractè-remonstrueuxd’Hippolyte,dontlavirginitéestspectacle.»

42 PeterFröhlicher,TheorieundPraxisderAnalysefranzösischerTexte,Tübingen,Narr,2004,p.280.Voiraussi«Narrazioneedesperienzaestetica.L’incredulitàdiSanTom-masodiCaravaggio», inGianfrancoMarroneetal. (ed.),NarrazioneedEsperienza,Ro-ma,Meltemi,2007,pp.133-143.

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comportementquelespsychologuesappellentpatheticfallacy43:ils’agitd’unbiais cognitif spécifique dans la vision du monde. Comme dans la naturebucolique de Théocrite et de d’Aubigné, l’illusion de la pathetic fallacy faitcroireàunsujetquesesémotionsnesontpas limitéesàson intérioritéetàsoncorps,maisquesonentouragenonhumainestsusceptibledelespartageroud’yréagird’unemanièreoud’uneautre.

Claude-GilbertDuboisrappellequecetteidéeestcentralechezlespoètesduXVIesiècle:

C’est surtout les rapportsanalogiquesentretenusentre le rythmede lanatureetceluidelaviehumaine,illustrationparticulièredel’analogieentremicrocosmeetmacrocosme,quiintéressentlespoètes.Ils’agitd’établirunparallèleentrelesen-timentinternedel’existenceetl’environnementpourenfaireressortir,parunesé-riedeconfrontations,l’accordouledésaccord44.

La pathetic fallacy ne se limite donc pas aux situations de crise violente dusujet poétique comme chez d’Aubigné; elle ne se limite pas à la poésie del’époquenonplus, carelle se fondedansunemanièredevoir lemondeauquotidiendepuisdestempsimmémoriaux.

Ceparallélismesemanifestedansl’espritoulesproductionsdenombreu-sescultures45.Sacentralitédans lapoésiebucoliquepermetd’affirmerqu’ils’agit d’une constante anthropologique. De tous les temps, les sociétés hu-maineslesplusdiversesontmontrédestendancesàsaisirlemondesurdeuxplansparallèlesquiformeraientsastructurelaplusprofonde,deuxplansquientretiendraient des relations logiques et analogiques complexes et chan-geantes. On peut penser à l’analogie entre ciel et terre, entre le divin etl’humain,entre l’au-delàet lerègnede lavieprésente,entre lacultureet lanatureou,surunplanplusabstraitencore,entre lesdomainesdupositifetdunégatif46.Ilseraiterronédecroirequenossociétésmodernessontdénuéesd’unetellepensée:lavoxpopulinonmoinsquelelangagescientifiqueapar-foistendanceàregarderledomainedelaviehumainedansunparallélismeplusoumoinsétenduaveclemondedesmachines(véhicules,montres,mo-teursetordinateurs)47.

43 VoirVairaVike-Freiberga,Logique de la poésie. Structure et poétique des dainas lettonnes,

WilliamBlake,Bordeaux,pp.113s.Danscelivre,lapsychologueexaminelesdainasdeLettonie,queleparallélismetraversedepartenpart.

44 Dubois,Lapoésie,op.cit.,p.84.45 Pourplusd’exemples,voirVike-Freiberga,op.cit.,pp.120-122.46 Pourlesdeuxdernièrescatégories,voir ibid.,pp.99-114;pourleparallélismeanalogi-

que,pp.122-133;pourlepositifetlenégatif,pp.130s.47 Voltaire parle d’une âme «horloge» dans la treizième des Lettres philosophiques; on

peutencorerappelerL’Homme-machinedeLaMettrieetobserverqu’aujourd’huilaneu-ro-informatiqueest rentréedans le langage courant: l’imaginairepopulaire (maispasseulement)seplaîtàvoirlarelationentrecorpsetespritdansunparallélismecompletoupartielaveclarelationentrelogicieletmatérieleninformatique.

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4.2. LerécitdeThéramèneetleparallélismebucolique

Lorsqu’on revient à la littérature, à Théocrite et à d’Aubigné, on remarqueque la pensée analogique du parallélisme au niveau sémantique et logiques’accompagnesouventdeparallélismesformels(métriques,syntaxiques,lexi-caux,etc.).Depuislespremièresrecherchessurleparallelismusmembrorumdel’AncienTestamentauXVIIIesiècleetcellesdeJakobsonauXXe,onconsidèrequelapoésieestprédestinée,deparsaforme,àexprimerleparallélisme48.Laformeversifiéeoffre,surunespacerestreint,unvastechampdepossibilitéspourdes réalisationsqui sont immédiatement saisies et remarquéespar lesauditeursouleslecteurs,etdoncefficacesauniveaudelacommunicationetdelacréation,auniveaupragmatiqueetesthétique.

Vuquelapoésiebucolique–notammentdanslavarianteélégiaque–,of-fre de nombreux parallélismes et un cadre thématique approprié – nature,animaux,désespoirdu sujetdans sa solitude existentielle –,une lecturedurécitdeThéramènesurlefonddeceparadigmes’impose:caronareconnuque lastructureporteusede l’ensembledurécitobéitàunparallélismefor-meldoubléd’unparallélismeanalogiqueétendu, jusquedanslesgestesdesactantsquis’yopposent.Lapoésiebucoliquenousrappelleque lesparallé-lismesauniveaudelaformevontdepairavecl’analogieduparallélismeauniveaudescontenusetdesactions.Cequ’onpeutreprocherauxformalistesrussesetàJakobson,c’estd’avoirvouluprivilégierlaseuleformedesparal-lélismesauxdépensdesactionsetd’uneréflexionsurlapenséeoulavisionqu’ilsrévèlent.

Maisquellepensée,quellevisionrévèlelerécitdeThéramèneaumoyenduparallélismebucolique?–Dans sonéquationentre lemonstreetThéra-mène,Barthesafaitl’impassesurundétailquiimporte:alorsquelemonstre«infecte»l’airdurivage,etquesonsangvomisurlescoursiersdéchaînelafuriedeceux-ci, lesangrépanduparHippolyten’estpasconçucommepo-lémique et destructeur. Il ne cause pas de nausées, ne suscite plus de ven-geances:mais, commeunsacrificegratuitetdéfinitif, il ramèneuneespècedecalme.Lesangd’Hippolyteestcaractérisécomme«généreux».Lagéné-rosité, selonun stéréotypequi se remarque enEurope,duMoyenÂge jus-qu’àlafindel’Ancienrégime,estinséparabledel’idéenoblesse.Celuiquiestgénéreux,possèdeungenus,appartientàuneracequidescendd’ancêtresdechoix49. D’où l’importance aussi du détail des «tombeaux antiques» des«roissesaïeux»devantlesquelsHippolytelefilsdeThéséeexpire50.

48 C’est en effet un crédo inébranlable de la poétique jakobsonienne; voir à ce propos

Roman Jakobson, «Poésiede lagrammaire etgrammairede lapoésie», inHuit ques-tionsdepoétique,Paris,Seuil,1977[1973],pp.89-108.

49 En ancien et moyen français, la «largesse» accompagnait souvent le terme de«noblesse»oudesonquasi-synonyme«gentilesse»;voir«largesse»inDictionnairedumoyenfrançais(http://www.atilf.fr/dmf/,version2009).

50 Racine,Phèdre,op.cit.,p.628,v.1553s.

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Le filsderaceroyalequimeurtméconnudesonpère51pourramener lecalme par l’effusion de son sang rappelle aussi le rex iudaeorum, le Christ:l’imitatio Christi intervient à la fin du récit de Théramène comme scénarioconcurrent, incompatible avec le parallélisme analogique homme – natured’unepoésie, cellebucolique,qui serait impensablesans lepaganismeanti-que,sanslaveinepaganisantedelaRenaissanceoulafascinationdubaroquepourlespastoralesetlamythologie.

Lorsqu’onse tournedenouveauvers lesmenusdétailsdu texte,onob-servera le scénario d’un enterrement dans «les ronces dégouttantes» qui«portentdesescheveuxlesdépouillessanglantes»–configurationquipeutrappeler la couronned’épinesduChrist.Les«roches»et les«ronces»qui«portent» cette dépouille quasi christique forment une nature opposée àcelle toujours luxuriante, toujoursaccueillanteet fertileducadrebucolique.Qu’il suffise de rappeler lesStances de d’Aubigné, où le sujet se sait aban-donnédelafemme,maisenharmonieavecl’univers.

Non, cette nature, qui doit être lue devant lemodèle bucolique commesondoubleavareetstérile,estlàpoursignifierlasolitudeetl’abandonméta-physique de l’homme. J’ai déjà souligné l’incroyable économie de moyensparlesquelsRacineatteintsonbut,cequicontrebalancelaconcessionappa-renteauvocabulairebaroque. Jeneveuxpas rouvrir le complexedébatdujansénismedeRacineparrapportàsonœuvre.CarenconjuguantunmodèlepoétiquepaïenetuneintriguepaïenneavecuneallusionauChristabandon-né,en invertissant les termesduparallélismebucolique,Racineaurasudé-passeràlafoisunmodèleesthétiqueetuneorthodoxiereligieuse,pourcréeruneimagemétaphysiquequineselimiteniàunstyle,niàunereligion,uneimaged’untragiqueuniversel,del’hommejetédanslanature(sanature?)ets’yretrouvantdansunesituationd’abandonirrécupérable.Sidansleparallé-lismeanalogiquedelapoésiebucolique,mèrenaturesembleaccordergrâceàl’homme,dans la tragédie, en revanche, lapoétique classiqueprescrivant àtoute œuvre d’art une imitation de la nature se solde par le constat d’unedamnation:aulieud’unenaturequicompatitens’humanisant,nousretrou-vonsl’imaged’unhommecondamnéàvivreséparéd’elle,etàsubirsanatu-remarâtre.

51 Lemotestcitéàlafindelascène,dansuneautreacception:«queméconnaîtraitl’œil

mêmedesonpère»,ibid.,v.1570.Lalectureausensanagnorétiquerestepossible.