UNIVERSITÉ PARIS 7 Ŕ DENIS DIDEROT U.F.R....
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UNIVERSITÉ PARIS 7 Ŕ DENIS DIDEROT
U.F.R. LITTÉRATURE, ARTS ET CINÉMA
DOCTORAT
SEMIOLOGIE DU TEXTE ET DE LřIMAGE
LA FEMME UN CORPS PROBLEMATIQUE CHEZ
ROBBE-GRILLET ET MANUEL PUIG
LUIS ALFONSO CASTELLANOS RAMIREZ
Thèse dirige par Mme. Claude Murcia
Soutenu le 25 JUIN 2005
Jury :
M. Philippe DAROS
M. Claude FELL
M. Evelyne GROSSMAN

2
Un grand merci à la Compagnie de Jésus,
à Edmond et Rosemarie.

3
INTRODUCTION
Cette thèse Ŕ La femme un corps problématique chez Robbe-Grillet et Manuel
PuigŔ est le fruit dřinfluences diverses. Ainsi pendant une quinzaine dřannées, en
Colombie, nous avons été très intéressé par toute une littérature aux thématiques urbaines.
Quelques titres de romans suffisent pour évoquer ce passé récent : Dulce Compañía (1995)
de Laura RESTREPO, Rosario Tijeras (1999) de Carlos FRANCO, La Ciudad de los
umbrales (1992) et Satanás (2002) de Mario MENDOZA, Al diablo la maldita primavera
(2002) de Alonso SANCHEZ BAUTE. Ces ouvrages et de nombreux autres, reconnus tant
par des prix que par de multiples traductions et éditions, ont commencé à travailler dřune
façon plus ouverte les jeux dřun récit expérimental au-delà des éléments revendiqués par le
réalisme-magique et la production littéraire de la deuxième moitié du siècle dernier. Les
critiques et les lecteurs du pays ont découvert également, au cours de ces dernières années,
une écriture romanesque qui sřappropriait et mêlait des méthodologies et des regards
dřautres disciplines et des arts : le théâtre, le journalisme, le cinéma, la peinture, etc. Il y a
chez ces écrivains contemporains la préoccupation de prendre des analyses et des motifs
venant dřailleurs, hors des frontières de ce qui était jusquřalors identifié comme littéraire :
les anges, les homosexuels, les clochards, les malades mentales, les femmes délinquantes,
la ville et ses labyrinthes, etc.
Parmi les caractéristiques fondamentales de cette écriture contemporaine, nous
retenons une élaboration renouvelée de la corporalité des personnages. La beauté et lřunité
des héros sont confrontées à leurs mystères, à leurs personnalités tragiques ou aux
multiples tendances « démoniaques » des environnements. Chez eux les processus de
dégradation de leurs profils sociaux et une santé ruinée par les excès deviennent
lřexpression physique dřune corporalité en train de vivre à lřunisson des mouvements et

4
contradictions actuelles. Les déplacements organiques et les changements physiologiques
des personnages sont de la même façon intégrés dans lřécriture comme éléments
constitutifs du récit et de la configuration des identités : les problèmes de
pharmacodépendance, les maladies terminales, les représentations corporelles de
lřhomosexualité, les troubles dans les fonctions physiologiques, etc. Le corps est de plus en
plus une des structures développées par les écrivains et les critiques dans leur production
de ces dernières années.
A lřoccasion dřun travail de maîtrise ŔRécits de Vie : Identité romanesque1 Ŕ cřest
aussi le corps comme motif des échanges, des débats et des élaborations des arts qui a
retenu notre attention. En analysant le statut littéraire des histoires de vie, dans le contexte
colombien, nous avons fait la découverte du corps comme un des axes autour duquel
sřorganise la configuration des « histoires » et des personnages. Tout au long des récits il
est perçu dans son immobilité, comme une condition pour la narration. Les protagonistes
chez Alonso Salazar et Alfredo Molano Ŕ les deux écrivains choisis Ŕ sont des hommes et
femmes malades, vieillards ou prisonniers. Des personnes dont les corps les mettent
temporairement ou définitivement hors de lřaction, de lřactivité ou du combat. La parole
dans les « récits de vie » vient des corps en repos, à la retraite ou dans la déchéance. Les
malades, les hommes âgés ou les prisonniers font volontiers le bilan de leur vie. Lřespace
clos et leur corps vaincu leur donnent une conscience privilégiée. Les récits de vie sont la
condition paradoxale du corps qui se fait récit et tout autant des récits qui se font corps.
Dřailleurs ces corps sont perçus par les lecteurs dans lřinexistence même des données ou
des descriptions figuratives directes. Il y a une présence de la dimension somatique qui
demeure au-delà dřune écriture mimétique. Dans un récit de Molano El Cuarto de Hora,2
une femme raconte la vie de son compagnon Serafín, présenté à travers de multiples
détails. Alors que le récit se termine dans lřabsence de toute description de la femme, une
image de cette voix féminine est cependant là. On peut presque donner un visage à cette
narratrice inconnue, forte et mûre. Il sřagit des paroles et des histoires qui bâtissent un
corps, dans lřabsence même dřune configuration explicite.
Une troisième source de notre recherche actuelle est sans nul doute la littérature
contemporaine à travers ses « genres mineurs ». Le choix des « récits de vie » a été la
1 CASTELLANOS, Luis Alfonso, Historias de Vida: Identidad novelada, Mémoire de Maîtrise en
Littérature, directrice de recherche, Luz Mary Giraldo. Bogotá : Université Javeriana, 1999. 2 En français Le quart d’heure, pp. 200-243. Il sřagit du quatrième récit du livre de MOLANO, Alfredo,
Siguiendo el Corte, Bogotá, 1997.

5
première tentative dřexplorer ces frontières. Désirant voir les emprunts et les
correspondances mutuelles, nous avons choisi lřœuvre de Manuel Puig à cause de sa
richesse et de son originalité dans le contexte latino-américain, ses emprunts à la culture
pop et son appropriation très pertinente du cinéma. Les premières intentions de notre
troisième cycle sřarticulaient autour des genres mineurs en littérature, de la problématique
du corps et des correspondances entre écriture et cinéma. Un premier projet de DEA avait
retenu ces trois axes dans lřœuvre de Manuel Puig.3
Ensuite, lors de réflexions ultérieures qui accompagnèrent lřélaboration dřun travail
de troisième cycle en France et dans le cadre scientifique de lřEcole Doctorale de Paris 7,
nous avons découvert Robbe-Grillet. Une étude comparée entre ces deux écrivains
promettait dřentrée des défis, et des confrontations intéressantes. Les écrits de Robbe-
Grillet et de Manuel Puig offraient de plus, grâce aux circonstances et aux contextes de
leur production, des questions et élaborations semblables à celles que nous avions
détectées dans lřhorizon contemporain colombien. Il faut ajouter quřalors quřelle était à
son sommet, lřœuvre de lřécrivain français est passée presque inaperçue dans le monde et
la production latino-américaine et plus particulièrement colombienne.4 Il y a actuellement,
au-delà des prétentions « iconoclastes » du Robbe-Grillet des premières années, des
mouvements divers et des passions qui ont donné lieu à ce que lřon a appelé le « boom »
en Amérique Latine, des échanges plus calmes et des critiques plus pondérées. Dans
lřAcadémie et chez les nouveaux romanciers (latino-américains et européens) se
développent actuellement des échanges qui permettent la reprise de certains éléments du
« nouveau roman » avec plus de mesure et dřéquité.
Nous avons identifié et précisé certains points de rencontre entre les deux
romanciers et quelques options de travail au fur et à mesure du développement du travail
de DEA : le rapport au cinéma, important dans lřœuvre des écrivains, dépassait largement
le but initial de la recherche centrée sur la corporalité à partir des récits littéraires. Certains
3 Puig est considéré comme un des écrivains les plus influents des lettres argentines et latino-américaines des
dernières vingt années avec Borges et Cortazar. Cf. LORENZO ALCALA, May, Manuel, María y Manuel
(Ensayos), Buenos Aires: Grupo Editor Latinoamericano S.R.L., 1992, p. 57. 4 Sauf la critique argentine qui depuis les premières années de production de Robbe-Grillet a suivi le
romancier. Il faut se rappeler les commentaires de Ernesto Sábato dans les années 1963 et 1975. Il a critiqué
comme plusieurs des écrivains européens le prétendu objectivisme robbe-grilletien des débuts. Il a disqualifié
de la même manière le snobisme argentin qui a cherché à reproduire le style et les théories de Robbe-Grillet en Argentine. Cf. SABATO, Ernesto, Obra Completa, Ensayos, Edición a cardo de Ricardo Ibarlucía,
Buenos Aires: Seix Barral, 3a edición, 1988, 782 p. Nonobstant, cřest lřArgentine le pays qui a conservé le
plus de liens avec cet écrivain ; lřannée dernière, lřécrivain a été invité pour la présentation en espagnole de
son dernier roman La Reprise.

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rapprochements entre grammaire cinématographique et littéraire, entre récits filmique et
romanesque, entre héros romanesque et personnage filmique demandaient plus de
compétence technique et se situaient dans un autre registre de recherche. Le travail de
Doctorat, cependant, est centré sur les romans et le fait littéraire a été fixé comme le
document dřexploration privilégié. Les deux écrivains choisis dans ce champ ont gardé
leur force et leur importance. La comparaison a alors été dressée davantage à partir des
problèmes et quêtes sur la corporalité, la « mise en page » de la chair des personnages que
par la similitude de sujets dřécriture ou la commune appartenance à une école. Il y aura
dans le développement du travail dřautres éléments qui interviendront. Nous les
mentionnerons au moment opportun : ainsi, les rapports aux arts plastiques, au roman
policier, au cinéma, etc.
Les diverses frontières imposées par Robbe-Grillet ou Manuel Puig à leur
production sont assez hétérogènes. Chez eux lřagir herméneutique sur le monde et certains
clefs techniques de production culturelle sont forgées d`abord dans des domaines
extérieurs à la littérature : le premier a vécu un parcours dřingénieur et le deuxième a
démarré dans une école de cinéma. Leurs premiers travaux ont été tout à fait contestés par
la critique et les lecteurs. Par leur style, dans un secteur de littérature renouvelée et
inattendue, ils arrivèrent peu à peu tous les deux à sřimposer. Robbe-Grillet, encore vivant,
reste un provocateur par ses écrits et ses entretiens. Ils trouvent dans les objets de
consommation de gares, les clichés feuilletonesques ou la littérature de colportage, les
« thèmes générateurs » de leurs romans. Il ne sřagit pas dřentreprises héroïques ou de
drames classiques. Chez Puig, assez souvent, les motifs viennent dřune sensibilité pop, et
des attentes « roses » caractéristiques du roman du même nom.
Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, le rapport entre écriture et corporalité est
délimité aussi par les frontières et le débat qui existe à propos de ce quřon peut appeler la
paralittérature.5 Débat qui se représente alors une des multiples formulations des échanges
entre les genres mineurs et la grande littérature, entre la culture populaire et les formes
« cultes », entre les motifs transcendants et les prétextes ordinaires de la vie, etc.6 Les deux
5 Voir: COUEGNAS, Daniel, Introduction à la paralittérature, Paris : Seuil, 1992. BOYER, Alain-Michel,
Frontières du littéraire, Nantes : Document électronique, CETE, Service informatique de lettres, 1995. La
Paralittérature, Paris : PUF 1992. 6 Nous sommes dans une définition de la paralittérature en tant quřoutil heuristique (Boyer pp. 47) et une relecture des frontières du fait littéraire (Op. Cit. pp. 24-28). Dans toute étude sur Robbe-Grillet et Manuel
Puig la question sur les données et les sources nécessite une réflexion sur lřesthétique propre de leur
composition littéraire et jusqu'où ils transgressent les paramètres dřun genre romanesque en gardant une lien
avec le monde canonique quřils combattent et renouvellent.

7
auteurs envisagent une entreprise expérimentale dans lřécriture même à partir
dřinquiétudes similaires malgré les distances culturelles et linguistiques. Certains éléments
leur sont communs : lřinnovation romanesque, les thèmes, les genres littéraires
apprivoisés, leur engagement personnel, leur provenance exogène à la littérature, leur
conception du lecteur et leur regard attentif aux processus populaires. Ces convergences
deviennent des points de référence assez riches pour une étude comparée.
Concernant leurs innovations, Manuel Puig se réfère explicitement à lřœuvre de
Robbe-Grillet. Ainsi, dans le deuxième chapitre de son roman, The Buenos Aires Affair, il
a voulu parodier lřécriture objective des premières écrits de Robbe-Grillet.7 Il a été
également fasciné par le film L’année dernière à Marienbad, par sa dimension novatrice :
Marienbad daba la impresión de ser una especie de abecedario nuevo que se empieza a
estudiar, en base a eso, vamos a comprenderlo todo de otro modo. Y no se cumpliñ. […]
No recuerdo otro movimiento literario o cinematográfico que haya envejecido más rápido,
que se hay agrietado de ese modo. No sé si con el pasar de otra década se vuelva a valorar.8
Cette promesse découverte par Puig dans le « nouveau roman », malgré son non
accomplissement, nous permet de percevoir les enjeux et les dynamismes qui ont animé
ces deux écrivains. Leurs mondes fictionnels et littéraires ont déjà été rapprochés par
Alain-Michel Boyer, dans sa thèse de troisième cycle ŔLa Paralittérature. Sa fonction dans
les oeuvres de William Burroughs, Alain Robbe-Grillet et Manuel PuigŔ. 9 Ces sont des
rapports privilégiés aux frontières du littéraire et des genres mineurs (précédemment
mentionnés) mais qui, traitant lřexploration anthropologique par ces écrivains, nous
placent certainement dans lřhorizon de notre recherche :
Les hommes sont à eux-mêmes leurs propres monstres ou leurs propres envahisseurs, si
bien que les « formes de vie », les androïdes, les malades des « Glaces Eternelles », toutes
ces images de lřautre, sont moins des figures inversées que les véritables allégories dřune
auto-invasion, ou les rencontres imprévues avec divers aspects de la conscience. Comme si
7 Cf. Seminario con Manuel Puig en Gottingen in El Beso… p. 627. Nous y reviendrons. 8 (Marienbad donnait lřimpression dřêtre une sorte dřabécédaire nouveau quřon commence à étudier ; sur
cette base nous comprendrons tout dřune autre façon. Alors, il nřa pas été ainsi. […] Je ne me rappelle pas un
autre mouvement littéraire ou cinématographique qui ait vieilli plus vite, qui se soit fissuré dřune telle façon.
Je ne sais pas si avec le passage à une autre décennie il sera revalorisé.) Idem. Dřautres correspondances
existent entre les deux écrivains comme la révision du rôle de narrateur et la révision de la structure
narrative… Cfr. Seminario con Manuel Puig en Gottingen in El Beso… p. 620 9 BOYER, Alain-Michel, La Paralittérature. Sa fonction dans les oeuvres de William Burroughs, Alain
Robbe-Grillet et Manuel Puig, thèse, Université de Paris IV-Sorbonne, 1982.

8
lřindividu contenait en son corps, simultanément, la victime et le bourreau, lřesclave
féminine et lřinsecte géant, le criminel intergalactique et le policier Nova.10
Ces images « de lřautre », façonnées à lřintérieur des corps nouveaux, sont les
figures humaines et les formes de vie disséminées dans les romans de Robbe-Grillet et de
Manuel Puig qui nous ont séduit. Leurs personnages partagent les « visages », les
corporalités et les environnements pressentis par Boyer. Il nřest pas facile de trouver une
étude comparée entre ces deux romanciers. Nous avons eu cette chance qui est venue
confirmer notre entreprise. Nous nous sommes engagé dans les espaces de quête et de
création de la littérature, dans des recherches de la valorisation et la mise à jour des formes
romanesques. Point de vue critique centré, en même temps, sur les problématiques
constitutives du personnage.
Ce rappel de la genèse de notre travail nous permet désormais de proposer
lřesquisse de notre sujet dřinvestigation. Cette recherche se situe dřune certaine façon au
sein des problématiques du figuratif et de la représentation. Lřhypothèse la plus immédiate
et générale à été formulée dans lřinscription même de notre recherche, voici quatre ans :
« les romans chez Robbe-Grillet et Manuel Puig érigent le corps des protagonistes comme
axe dřarticulation et de signification de tout le récit. Une corporalité veut en effet y
symboliser les processus et les jeux intertextuels. Ce postulat accompagne plusieurs
questions, entre autres les suivantes : Comment ou de quelle manière le corps du
personnage se construit-il ? Quels sont les éléments narratifs qui bâtissent la corporalité ?
Comment les morceaux du corps et les repères dispersés dans les romans nous donnent-ils
un seul profil, un seul corps ? Y aurait-il un seul processus, un moyen identique chez les
écrivains dans la construction du corps ? Est-il possible dřimaginer un même outil et une
même structure analytique pour tous les récits ? »
Notre effort dřanalyse sřinscrit dans des préoccupations semblables à celles de
Berthelot, dans Le Corps du héros,11
avec une différence cependant : ce dernier fait un
parcours critique à lřintérieur de la grande littérature, celle de Balzac, Flaubert, Stendhal,
Tolstoï, Dickens ou quelques-uns des contemporains comme Camus ou Duras. Des
écrivains « classiques » dont les romans présentent une remarquable construction narrative
sans trop dřexpérimentation ou de bouleversements. Nous sommes par contre dans des
écrits expérimentaux et sui generis de Robbe-Grillet et Manuel Puig. La présente recherche
10 BOYER, A., Frontières du littéraire, p. 119. 11 BERTHELOT, Francis, Le Corps du héros, Paris : Nathan, 1997.

9
prend également quelque distance par rapport à cette critique romanesque qui réduit les
personnages aux « êtres de papier », à ce chemin attentif essentiellement au signe
linguistique. Il y a chez nous une option de travail qui préserve les dimensions
dřincarnation et des processus vitaux de lřécriture. Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig
existe une passion pour les détails et les forces telluriques, un rapport explicite et structural
aux arts plastiques, aux animaux et aux forces vitales du monde. Leurs personnages sont
également lřécho des forces primitives de lřhomme et des mouvements collectifs
contradictoires en pleine vie sociale.
Les ouvrages retenus des deux écrivains sont des romans, ce genre quřils ont voulu
renouveler. Les écrits théoriques, les pièces de théâtre, les scénarios, contes, etc. ont été
marginalisés dans cette entreprise en raison dřune attention plus fine au récit romanesque.
Nous avons choisi quatre romans après une lecture générale du corpus romanesque de
chacun des écrivains et après la consultation des critiques les plus importants de leur
œuvre. Nous proposant de déjouer les coïncidences horizontales des romans, nous avons
voulu accepter le défi dřexaminer à notre tour les ouvrages les plus connus et les plus
commentés, ceux reconnus par les critiques comme leurs chefs-dřœuvre : La Jalousie et El
Beso…12
Quelques lignes de réflexion entamées par dřautres critiques ouvraient des
questions et des sujets à approfondir dans notre recherche.
La richesse de ces romans et les multiples études quřils ont engendrées offraient un
cadre critique et un espace analytique plus assurés. Dès le début de notre entreprise, nous
avons décelé des mondes fermes par les deux écrits. Une fascinante réduction du nombre
des personnages et de leurs mouvements rendait complexe leurs échanges. Cette
caractéristique fondamentale est donc fixée comme le premier axe de la recherche. Un pôle
confirmé chez Manuel Puig grâce aux études de Mónica Zapata : L’œuvre romanesque de
Manuel Puig, Figures de l’enfermement (1999) et de Geneviève Fabry, Cuerpo, nombre y
enunciación: acerca del efecto-personaje en El beso de la mujer araña, (2002). Il sřagit
chez lřauteur argentin des approches sur la captivité, lřimmobilité physique et la réduction
spatiale ; dřune détermination des caractéristiques fondamentales de sa création et des
éléments constitutifs dřun univers fermé. Chez Robbe-Grillet les ouvrages de Paul Fortier
Structures et communication dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet (1981), de Jean
12 Désormais El Beso… deviendra la façon ordinaire de citer lřouvre de Manuel Puig : El Beso de la Mujer
Araña, Edición Crítica, Colección Archivos Nº 42, UNESCO, 2002, 847 p. La traduction française utilisée
dans ce travail citée comme Le Baiser… correspond à : Le Baiser de la femme-araignée. Points Ŕ roman,
Paris : Seuil, traduction dřAlbert Bensoussan, 1979, 267 p.

10
Claude Vareille Alain Robbe-Grillet l’étrange (1981) et de Roger-Michel Allemad : Alain
Robbe-Grillet (1997) nous ont offert des pistes pour initier un rapprochement thématique et
structural entre ces deux romans en gardant la corporalité des personnages dans un monde
clos comme axe principal.
Le deuxième axe de cette recherche sřest imposé comme la confrontation
nécessaire à la géographie mise en place par la réduction de lřespace de vie des
personnages et la prégnance des échanges privés. Le monde public, les espaces ouverts et
les dynamiques sociales deviennent alors le complément ou la confrontation idéale. La
ville comme nom et structure suggérait cette réalité. Nous avons donc examiné les romans
où le monde public et la ville sont là comme des univers essentiels. Le rôle de ces réalités
urbaines et une géographie des espaces ouverts se sont imposés avec force dans Projet… et
Buenos Aires…,13
des romans où le nombre des voix et des espaces offre de multiples
échanges qui vont au-delà du domaine du privé.
Pour mieux nous immerger dans la complexité des réalités structurées par ces
différents axes nous avons eu besoin dřoutils théoriques et critiques pour cadrer et explorer
le corps. Voulant saisir les données et les contenus liés aux corps des personnages, nous
avons parcouru un grand nombre dřauteurs et dřétudes concernant les arts plastiques, la
psychanalyse, la philosophie, la sémiotique, etc. Nous avons cherché des chemins pour
sauver les contenus et les dynamiques des personnages qui construisaient leur corporalité.
Il sřagissait également dřaccéder à une image dynamique et vitale de corps qui sauvegarde
ces contenus animiques, sociaux et telluriques portant les divers personnages des romans.
Il a fallu trouver une image instrumentale de corps comme outil méthodologique. Cette
partie est structurée par le concept dřimage littéraire de Vincent Jouve développé dans
L’effet-personnage dans le roman (1998). Ce corpus théorique est présenté dans la
première partie du travail qui a pour nom L’image du Corps. Cette partie a été pour nous la
plus difficile à écrire. Même après plusieurs versions, le résultat actuel ne correspond pas à
ce que nous aurions souhaité en termes dřéquilibre et de précision. Malgré ce déficit relatif,
les analyses et les catégories proposées permettent de situer la corporalité dans ses
dimensions plastiques et symboliques présentes, à profusion, dans les romans.
Nous rassemblons dans la deuxième partie ŔLa Clôture comme possibilité d’un
corps individuel ?Ŕ les dimensions fondamentales de lřenfermement et les corps des
13 Nous citerons Projet pour une révolution à New York de Robbe-Grillet (1970) comme Projet… et The
Buenos Aires Affair de Manuel Puig (1973) comme Buenos Aires….

11
personnages féminins comme étant les noyaux qui articulent et rassemblent les
mouvements des romans. Il y a dans La Jalousie et El Beso… des processus similaires qui
instaurent des univers propres où les corps des femmes portent les contenus les plus
significatifs des romans. La clôture comme structure fondamentale permet le surgissement
des événements métaphysiques et cosmologiques par lesquels des coordonnées mythiques
et anthropologiques ré-élaborent lřimage de lřhomme.
La troisième partie ŔLa Ville, un corps social ? Ŕ a été prévue dans le projet initial
en tant quřanalyse sociale et collective des corps des personnages ; dans ce champ
certaines clefs historiques, politiques, économiques et sociales offraient dřautres
articulations et valorisations du corps. Néanmoins nous nous en sommes tenu à
lřexploration des corps de femmes comme étant la structure significative principale et ceci
pour deux raisons. S`il est bien vrai que de multiples personnages masculins nous livrent
des possibilités également riches dans la compréhension de la corporalité, cřest le corps de
la femme qui est découvert une fois de plus comme lřobjet le plus convoité, agressé,
transformé ou exploré. La deuxième raison vient des romanciers eux-mêmes : ayant
envisage les corps des personnages et leur signification dans les romans comme la
structure modèle, nous avons constaté que les femmes chez Robbe-Grillet et Manuel Puig
ont toujours été au centre des problématiques et inspiré leur création. Eux-mêmes lřont
confirmé dans de multiples écrits et entretiens.14
Ce deuxième axe a été élaboré dans un premier temps à partir de la radical
différenciation de la ville par rapport aux lieux fermés, censée façonner dřautres
dynamismes en relation avec la corporalité. Mais lřironie veut quřen continuant lřanalyse
en quête des corps des femmes, une fois de plus nous avons été amené aux espaces fermés.
Dans la ville et la vie collective chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, la destinée et les
événements principaux de la vie des femmes sont vécus dans les chambres et les endroits
clos. Nos conclusions nous donneront lřoccasion dřindiquer dřautres coïncidences et
découvertes dans ce parcours à travers le corps des femmes chez Robbe-Grillet et Manuel
Puig.
14 Nous avons consulté certains travaux précurseurs autour de la femme chez les deux écrivains. Ces ouvrages nous ont aidé à circonscrire notre champ de recherche. Le plus important sur Robbe-Grillet est
Women in Robbe-Grillet (1993) de Lilian Dunmars ; sur Manuel Puig, nous avons trouvé des références
intéressantes dans Le discurso utópico de la sexualidad en Manuel Puig de Elías Muñoz et dans La forma
del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig, de Juan Pablo Dabove (1994).

12
ABRÉVIATIONS DES OUVRAGES.
Alain Robbe-Grillet
Un Régicide Un Régicide (1949).
Les Gommes Les Gommes (1953).
Le Voyeur Le Voyeur (1955).
La Jalousie La Jalousie (1957).
Le Labyrinthe… Dans le Labyrinthe (1959).
Marienbad… Lřannée dernière à Marienbad ciné-roman (1961).
Instantanés Instantanés nouvelles (1962).
L’immortelle Lřimmortelle ciné-roman (1963).
La Maison… La Maison de Rendez-vous (1965).
Projet… Projet pour une Révolution à New York (1970).
Glissements… Glissements progressifs du plaisir ciné-roman (1974).
Topologie… Topologie dřune cité fantôme (1976).
Souvenirs… Souvenirs du Triangle dřor (1978).
Djinn Djinn (1981).
Le Miroir… Le Miroir qui revient (1985).
Angélique… Angélique ou lřenchantement (1988).
Corinthe… Les derniers jours de Corinthe ( 1994).
La Reprise La Reprise (2001).
Gradiva… Cřest Gradiva qui vous appelle (2002).
Manuel Puig.
La Traición... La Traición de Rita Hayworth 1968 (La Trahison de Rita
Hayworth) 1969.
Boquitas… Boquitas Pintadas 1969 (Le plus Beau tango du Monde) 1972.
Buenos Aires... The Buenos Aires Affair 1973 (Les Mystères de Buenos Aires) 1975.
El Beso… El Beso de la Mujer Araña 1976 (Le baiser de la Femme-
araignée) 1979.
Pubis... Pubis Angelical 1979 (Pubis Angelical) 1981.
Maldición eterna... Maldición eterna a quien lea estas páginas (Malediction
Éternelle à ce qui lira ces pages) 1984.
Sangre de amor... Sangre de amor correspondido 1982 (Sang d’amour partagé)
1986.
Cae la noche... Cae la noche tropical 1988 (Tombe la nuit tropicalle) 1990.

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QUELQUES PISTES POUR LA LECTURE DES ROMANS.
1. La Jalousie.
Dans une propriété coloniale, un homme surveille et interprète les mouvements de
A…, sa femme et de Franck, son voisin. La vie de la maison est rythmée par les repas, les
séjours dans sa chambre et les échanges sur la terrasse. Trois événements entre A… et
Franck nourrissent les sentiments de méfiance et jalousie du narrateur : lřécriture dřune
lettre, lřassassinat dřun mille-pattes et une voiture en panne au cours dřun voyage au port
proche.
Le soir du voyage advient la rencontre angoissante de cet homme dans la solitude
de la maison. Les pensées, les images et les soupçons dřune infidélité le plongent dans le
mystère de sa femme et les mouvements cosmiques qui entourent celle-ci.
2. El Beso...
Luis Alberto Molina passe quelques heures des soirées à raconter des films à son
compagnon de cellule, Valentín Aguerri. Cet homme, homosexuel, condamné pour
perversion de mineurs, au delà de ses récits de six films, arrivera à établir un espace rituel
où Valentìn, le guérillero, et lui pourront tisser des rapports dřamitié, de confiance et de
solidarité.
A la moitié du roman, le lecteur connaîtra le pacte établi entre Molina et le directeur
du pénitencier. Molina doit obtenir des informations de Valentín ; en échange de quoi une
éventuelle liberté conditionnelle lui permettra de rejoindre sa vieille mère malade. Le
double jeu de Molina trouvera sa résolution dans une mort héroïque hors de la prison alors
quřil tentera de passer un message aux camarades de Valentín. Le guérillero restera
convalescent après la torture, dans lřinfirmerie de la prison, au dernier chapitre ; dans son
délire ses images paradisiaques et filmiques reconstruisent le roman entier dans une
synthèse onirique.
3. Projet…
Laura, une fille captive du narrateur du roman dans une maison désaffectée semble
concentrer les multiples actions et personnages éparpillés par les histoires dřespionnage et
contre-espionnage de « lřOrganisation ». Les mouvements obscurs et punitifs de cette
association établissent un réseau où de nombreuses jeunes filles seront manipulées et
sacrifiées à New York. Le narrateur, exécuteur et traître de « lřOrganisation » sera piégé à
la fois par Laura et « lřOrganisation » sans que le lecteur puisse arriver à démêler les
chronologies, les principaux incidents et les divers niveaux de fictions du récit.

14
4. Buenos Aires...
Gladys Hebe DřOnofrio, âgée de 33 ans, dépressive et malade, rentre en Argentine
pour se soigner à Playa Blanca, un petit village au bord de la mer. Elle habitera là-bas avec
sa mère et fera la connaissance de Leopoldo Druscovich, grâce aux échanges autour de ses
travaux en arts plastiques. Leopoldo critique dřart et responsable du comité de sélection du
représentant argentin pour la Biennale dřArt à Sao Paulo (Brésil) la choisira. Les deux
deviendront amants.
Le lecteur connaîtra leurs rapports entre avril et juin 1969. Leurs histoires
personnelles livrées à la manière de chroniques biographiques fourniront assez
dřinformation sur les parcours sexuels et professionnels de chacun dřeux pour donner à
comprendre leur insatisfaction et leur quête de bonheur. Toute recherche de joie sera à la
fin du livre irrésolue et décevante pour les deux.

15
PREMIÈRE PARTIE : L’IMAGE DU CORPS.
Toute technique est « technique du corps ».
Elle figure et amplifie la structure métaphysique de notre chair.
Maurice Merleau-Ponty.

16
I. LIMINAIRE.
Pour nous permettre une approche des romans choisis et de leurs auteurs, il nous est
apparu nécessaire de fixer quelques données fondamentales du concept dřimage. Il s'agit de
déterminer les catégories que nous utiliserons lors de l'étude comparée des récits.
Progressivement, des explorations diverses autour de l'image du corps seront rassemblées
en vue d'une meilleure appréhension de celle-ci comme « image symbolique du récit ».
Si nous cherchons à analyser une image symbolique du corps, il nous faut dřabord
déterminer quel concept dřimage nous pouvons utiliser et comment cette image exprime
les processus vécus par le lecteur ; comment aussi nous trouvons dans les images des
personnages et des autres êtres du roman un chemin pour arriver à leurs dimensions
symboliques. Ainsi cette partie deviendra-t-elle le cadre théorique par lequel nous
essaierons de situer les mouvements et les structures figuratives chez Robbe-Grillet et
Manuel Puig. Comme aucun choix n'est neutre, mieux vaut en indiquer d'emblée les
orientations. Nos investissements porteront spécialement sur les éléments qui tournent
autour des processus mentaux de construction et représentation concernant le récit
littéraire. Face à la polysémie de l'image et de sa présence dans les disciplines les plus
diverses, nous en retiendrons les éléments fondamentaux qui configurent ou qui permettent
sa compréhension dans lřunivers romanesque; ces éléments permettront en même temps
d'éclairer ce que l'on cherche à signifier lorsqu'il est question « du corps comme image
symbolique du récit ».
Nous essaierons de situer lřimage comme étant un processus de construction parmi
ceux qui sřélaborent dans le jeu de la lecture ; l'image sera appréhendée ici comme une des
structures qui garantit au lecteur une permanence du récit et son appropriation. Nous
chercherons chez Robbe-Grillet et dans les romans choisis, La Jalousie et Projet…, les
images symboliques des événements du roman que tout lecteur construira dans le parcours
de sa lecture. De la même façon, chez Manuel Puig, dans El Beso… et dans Buenos
Aires…, nous découvrirons les repères visuels et symboliques de ces romans.
Tout ce qui est lié à l'image, ou suscité par elle, a été l'objet, on le sait, de toutes
sortes de regards, d'approches, d'analyses et de concepts. A des titres divers, nous nous
appuierons sur ceux-ci pour notre compréhension de ce qui se manifeste dans les romans

17
de Robbe-Grillet et de Manuel Puig : lřimage comme structure dynamique et en
construction. Cet effort souhaite aboutir à une approche sémiologique équilibrée pour la
compréhension de lřimage qui apparaît, çà et là, en tant que « reflet », « illustration »,
« ressemblance », « projection mathématique », « souvenir », « figure », « illusion »,
« image mentale », « métaphore », « rêve », etc15
. Polysémie toujours perçue dans la
culture contemporaine et soulignée il y a presque quarante ans par Barthes :
Le mot lui-même est très fuyant, renvoyant sans cesse, selon un va-et-vient compliqué,
tantôt au produit dřune perception physique, tantôt à une représentation mentale, tantôt à
une imagerie, tantôt à un imaginaire ; il apparaît très difficile de s’arrêter à lřimage, peut-
être dřailleurs en raison de sa fonction irréalisante.16
À ce vaste horizon de la polysémie nous pouvons ajouter aussi lřhétérogénéité des
éléments et des matériaux de sa composition ; cet aspect est présenté par Joly comme un
des principes quřil faut accepter en travaillant lřimage :
Le premier grand principe à retenir est sans doute, selon nous, que ce quřon appelle une
« image » est hétérogène. Cřest-à-dire quřelle rassemble et coordonne, au sein dřun cadre
(dřune limite), différentes catégories de signes : des « images » au sens théorique du terme
(des signes iconiques, analogiques), mais aussi des signes plastiques : couleurs, formes, composition interne, texture, et la plupart du temps aussi des signes linguistiques du
langage verbal.»17
Une autre clarification est nécessaire au début de ce parcours. De façon plus ou
moins intense, selon les époques, l'approche critique de l'image s'est développée, qu'il
s'agisse des arts plastiques, de la photographie ou du cinéma ; mais, dans la littérature, ce
thème a été élaboré traditionnellement dans le champ de la rhétorique, parfois comme le
produit réussi des figures ou tropes. En effet, grâce à celles-ci, les poètes livrent à
lřimagination des lecteurs lřimpression dřune peinture sensible, dont chaque image mentale
serait un signifié ou une connotation littéraire (Le fer pour lřépée, La voile pour le navire,
le feu pour la passion, etc.).18
Pendant plusieurs siècles, la rhétorique a façonné lřécriture,
ses expériences et recherches en devenant la mesure et le critère de beauté. François
Moreau nous donne un exemple de cette perception de lřimage à partir de ce point de vue :
Il reste à dénombrer les figures qui peuvent être appelées images et dont lřétude sera faite
dans cette première partie : on peut distinguer celles qui se caractérisent par un rapport
15 Cf. JOLY, Martine, L’image et les signes, Paris : Nathan, p. 26. 16 BARTHES,Roland, Œuvres Complètes, T.II, Paris : Seuil, 2002, p. 564 « Toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à ses signifiants, une « chaîne flottante » de signifiés, dont le lecteur peut choisir
certains et ignorer les autres » BARTHES, R., Op. Cit. T.II p. 578. 17 JOLY, Martine, Introduction à l’analyse de l’image. Paris : Nathan Université, p. 30. 18 Cf. GENETTE, G., Figures I, Paris : Seuil , p. 219-220.

18
dřanalogie entre deux termes ŕ comparaison, métaphore, allégorie, symbole ŕ et celles où
les termes sont unis par un rapport de contiguïté ŕ métonymie et synecdoque. Il y a lieu
dřajouter à cette nomenclature traditionnelle deux phénomènes un peu particuliers : les
synesthésies tout dřabord et les syllepses.19
La recherche des principes esthétiques avait investi les tropes d'une prétention
canonique, en devenant le soutien dřun système et d'une série de fonctions ; cette
rhétorique, garante de la littérature occidentale pendant plusieurs siècles, ne permet plus,
aujourd'hui, une compréhension pertinente des processus de création et de lecture.
Cependant, une évolution récente a retrouvé la métaphore et la métonymie comme des
axes fondamentaux de la production littéraire. Cet essor prétend principalement rejoindre
les problèmes et les écarts profonds de signification qui ont toujours animé la critique
littéraire, en faisant, parfois, de ces deux figures deux catégories critiques importantes dans
les études sémiologiques et littéraires.20
19 MOREAU, François, L’image Littéraire, Paris : Société dřédition dřenseignement supérieur, 1982, p. l6.
Voir aussi un des plus complets traités en langue française : FONTANIER, Pierre, Figures du Discours,
Paris : Flammarion, 1968. 20 Cf. GENETTE, Gérard, Figures III, Paris : Seuil, 1972 : « La rhétorique restreinte » et « Métonymie Chez
Proust » pp. 21-62. METZ, Christian, Le signifiant imaginaire. Paris : Christian Bourgois, 1993,
« Métaphore et Métonymie » pp. 177-371, JAKOBSON, Roman, Essais de Linguistique Générale, 1. Les
Fondations du langage. Paris : Editions de Minuit, 1963, pp-61-67.

19
II. DE QUELLE IMAGE PARLONS-NOUS DANS CES RÉCITS ?
Il est évident que pour observer le corps et son image chez Robbe-Grillet et Manuel
Puig comme une structure dynamique, il faut aller au-delà des limites des tropes ou des
concepts. D'entrée, il faut noter les approches qui se situent du côté de la représentation du
"matériel sensitif" de lřimage chez le lecteur. Il est indispensable, en effet, de rappeler, une
fois de plus, que lřimage est toujours un agencement embrassé, forgé par le regard : « Nous
comprenons quřil indique quelque chose qui, bien que ne renvoyant pas toujours au visible,
emprunte certains traits au visuel et, en tout état de cause, dépend de la production dřun
sujet : imaginaire ou concrète, lřimage passe par quelquřun, qui la produit ou la
reconnaît ».21
Cette spécificité établie par le visuel dans les processus mentaux du lecteur
est très importante.
Cependant, lorsque nous parlons dřimage en revendiquant lřacte ou lřexpérience de
nos processus cognitifs et figuratifs inaugurés par les yeux, nous ne réduisons jamais ce
vécu à la simple reproduction mécanique. "Regarder n'est pas recevoir mais ordonner le
visible, organiser l'expérience. L'image tire son sens du regard, comme l'écrit de la
lecture…"22
Toute image visuelle se déploie toujours en liaison avec la culture et le monde
psychique du lecteur. Toute image « mentale », en conséquence, se trouve marquée par une
série de conditionnements psychologiques et esthétiques, autant que par un monde
physique « matériel » et ses propriétés.
Le caractère subjectif et fantomatique se construit dès lřinteraction de la vue et de
son support matériel. Cřest une des caractéristiques propres à toute image soit-elle
photographique, peinte, cinématographique, onirique, etc. La consolidation pour chacune
d'elles vient de l'activité mentale, lřimagination étant la dernière instance de toute
représentation. Le dynamisme de cette double participation (entre « lřextériorité » et la
« subjectivité ») est compris de façon pondérée par Natanson. Il écrit à propos de cette
joute avec la sensibilité que : « le terme « image » désigne soit le dessin dřun objet, dřun
personnage, dřune situation, soit, plus généralement, la trace mnésique dřune perception
antérieure. En généralisant on appellera image toute représentation mentale dřorigine
21 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 8. (Cřest nous qui soulignons). 22 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l'image, Une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, p. 41.

20
sensorielle. »23
Il souligne dans sa réflexion le rapport aux sens et tout autant lřimportance
du monde visuel dans la configuration de lřimage.
A. Image Littéraire.
A cette étape de notre démarche une précision doit être apportée : quand on parle
dřimage littéraire, celle-ci évoque toujours une production mentale, une entité qui
appartient et se nourrit des mécanismes intérieurs de lřhomme même si sa source se trouve
dans le texte. Le terme « image mentale », dans quelques citations, intègre complètement
lřimage littéraire et pourrait parfois en être lue comme un synonyme ; cette correspondance
apparaîtra dans plusieurs énoncés. Les données esquissées sur lřimage mentale
appartiennent donc par extension à lřimage mentale littéraire.
Lřimage littéraire est plus justement perçue par Joly lorsquřelle analyse les
mécanismes de lecture :
lřimage mentale correspond à lřimpression que nous avons, lorsque, par exemple, nous
avons lu ou entendu la description dřun lieu, de le voir presque comme si nous y étions.
Une représentation mentale sřélabore de manière quasi hallucinatoire, et semble emprunter
ses caractéristiques à la vision. On voit. 24
Dans les processus dřintellection de lřindividu il y a une perception approfondie qui
lui permet de reconnaître ou percevoir en son originalité et unicité cette image comme
étant elle-même. Un des accents de cette recherche fait de lřexploration de lřimage
littéraire une tentative pour mettre en rapport les créations imaginatives produites par la
lecture et les données livrées par la vue. Cette spécificité bien identifiée dans son statut
sémiotique, nous ne voulons pas l'effacer. C'est à propos d'elle que Hamon fait la
distinction entre images « à lire » et images « à voir »; 25
pour lesquelles il y aura un centre
commun où toute image mentale prend forme et se développe grâce à ses effets : donner
« à voir ».
23 NATANSON, Madeleine et Jacques, A la recherche des images perdues, in MAUREY, Gilbert (directeur),
Le Mot, l’image, Paris : Bayard,1994. p. 80. 24 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 13. 25 « Certes entre image littéraire (à lire) et image en deux dimensions (à voir), les différences de statut sont,
pour le sémioticien, radicales. Lřimage à voir (une photo, une peinture, un diagramme, une carte, une
maquette) est analogique, continue, simultanée, motivée, fonctionne par plus ou moins de ressemblance avec la chose représentée, et demande à être reconnue par un spectateur, tandis que lřimage à lire (par exemple une
métaphore, ou une comparaison) est faite de signes discrets, linéaires, discontinus, arbitraires, fonctionnant
par différences internes à lřintérieur dřun système, et demande à être comprise dřun lecteur » (HAMON,
Philippe. Imageries, Littérature et image au XIX siècle, Paris : José Corti, 2001, p 275).

21
Lřimage littéraire dans ses rapports entre la vue et lřélaboration intérieure du sujet
(par les fonctions du cerveau) dévoile une autonomie et un pouvoir propre. Elle nřest pas là
comme simple intermédiaire (expression dřune idée), reflet (dřun stimulus) ou copie (dřun
être extérieur).
Lřimage traditionnellement est considérée comme intermédiaire entre la perception et lřidée
ou concept, qui sřexprime à travers le mot, et contribue à la compréhension de lřobjet.
Lřimage peut être simple reflet de la perception. Mais elle peut aussi être nommée. Le mot
qui sřy accroche la désigne, lřévoque, mais par son usage dans la langue peut avoir un statut
de généralité et renvoyer aux autres mots avec lesquels il sřorganise dans la chaîne
linguistique.[…] Lřimage, dřautre part, nřest pas seulement copie de la perception, mais
recomposition dřéléments de perceptions antérieures, dřoù son pouvoir créateur.26
L'image littéraire grâce aux caractéristiques communes avec les autres productions
mentales peut être amplifiée, citée, nommée, travaillée mais elle garde toujours son
autonomie. Elle a sa puissance propre et ne devient pas un outil ou une représentation
vague dont la raison ou les processus herméneutiques auraient le dernier mot. Lřimage que
nous cherchons ne se trouve pas à la place de…, elle ne remplace pas une idée « X » ou
une autre réalité ; elle se construit par elle-même dans les processus mentaux des sujets en
devenant autonome grâce à sa propre élaboration et originalité. Cette autonomie de lřimage
littéraire surgit, en grande partie, du « bricolage » mental fait par le lecteur en dépendance
de ses engagements personnels et imaginatifs orientés par le récit.27
Par la vertu du récit,
lřimage littéraire sřesquisse chez le lecteur, toujours approximative et paradoxalement
intime, avec une force émotive et consubstantielle que lřimage visuelle elle-même ne peut
pas rendre.28
Il faut préciser, aussi, que ce qui vient dřêtre dit de lřimage littéraire ne concerne
pas seulement les images des personnages. Les mots retenus à propos de lřimage littéraire
sřétendent, également, à tous les êtres littéraires qui peuplent le roman : les décors, les
26 NATANSON, M. Op. Cit. p. 8. 27 Une des épreuves de lřautonomie et de la pertinence de lřimage mentale nous est livrée par Sartre. « Il y a
dřailleurs beaucoup de cas où le temps de lřobjet est succession pure sans localisation temporelle. Si je me
représente la course dřun centaure ou une bataille navale, ces objets nřappartiennent à aucun moment de la
durée. Ils ne sont ni passés ni futurs ni surtout présents. Il nřy a de présent que moi réel en tant que je me
les représente. Pour eux, sans attaches, sans rapports temporels avec aucun autre objet ni avec ma durée
propre, ils se caractérisent seulement par une durée interne, par le pur rapport avant-après, qui se limite à
marquer la relation des différents états de lřaction ». SARTRE, Jean-Paul L’Imaginaire Psychologie –
Phénoménologique de l’imagination. Paris : Gallimard, Bibliothèque des Idées. 1940. p. 170. En parlant de
centaure ou de bataille navale, aucun des deux ne pourra jamais être vu par aucun peintre ou n'importe qui d'autre, mais ils sont. 28 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 41. Dans cette « probabilité de la littérature » il y a toujours une économie de la
création ; le narrateur ne donne des personnages que des traits fonctionnels et le lecteur ne concrétise chez les
personnages que les traits signifiants.

22
atmosphères, et toute créature fantasmatique qui jaillit du récit. Cette expérience sera
analysée dans les romans choisis, aux chapitres suivants.
En revenant à la dimension polysémique et hétérogène de lřimage littéraire, pour
mieux saisir son essence, la distinction faite par Vincent Jouve est éclairante. En la
comparant à lřimage optique et à lřimage onirique il précise sa « nature » double :
Il apparaît ainsi que l’image optique demeure extérieure au sujet (le récepteur nřa aucune
part dans sa production) ; que l’image onirique est entièrement déterminée par le fantasme
propre (elle se constitue de bout en bout à lřintérieur de lřappareil psychique) ; tandis que
l’image littéraire, fantasme propre élaboré à partir dřéléments du fantasme dřautrui, est une
production mixte.29
Cette citation est importante pour notre étude parce quřelle fixe la condition mixte
de lřimage littéraire en sa double dimension optique et onirique. Lřimage littéraire
rassemble donc, dans une seule expérience, les rapports au monde « objectif » par son côté
optique et par son côté onirique, les rapports intérieurs et symboliques du lecteur :
« Lřimage littéraire est, en effet, la seule qui combine création propre et apport
extérieur »30
. Les chapitres III : La Plasticité et IV : Possibilités symboliques de l’image,
développeront les éléments qui consolident ce double enjeu.
Le jeu entretenu, entre lřécriture et lřimage littéraire, deviendra une des dimensions
les plus importantes dans la recherche de la signification du corps chez Robbe-Grillet et
Manuel Puig car les processus utilisés par les deux romanciers sont tout à fait différents.
Robbe-Grillet recourt plus habituellement à la vue en faisant des descriptions minutieuses
Ŕ à partir dřun prétendu objet extérieur Ŕ tandis que Manuel Puig utilise davantage le
monde onirique, éveillé par lřoralité, sollicitant ainsi les impressions plus intérieures du
lecteur. Le lecteur est pris par leurs romans qui partant dřun pôle rejoint lřautre, dans un
mouvement continuel. Outre ce rapport entre objet extérieur et monde onirique à travers les
images, il y a aussi ce jeu incessant au cours de la lecture où les images visuelles ou
sonores de lřécrit engendrent des mots qui engendrent les images dans un mouvement
ininterrompu.
29 JOUVE, Vincent, L’effet-personnage dans le roman. Paris : PUF. 1998, p. 42. Cřest nous qui soulignons.
Dřautres critiques abordent ce sujet selon leur propre méthodologie: « Ce qui nous intéresse est de constater
que ce que nous considérons comme des images mentales conjugue cette double impression de visualisation et de ressemblance » JOLY, M. Op. Cit., p. 14. Lřimage littéraire ne correspond pas à une hallucination qui
se définit comme « une perception sans objet ». cf. MAUREY, Gilbert, Le Mot L’image, Paris : Bayard,
1994, p. 28. 30 JOUVE, V., Op. Cit., p. 43.

23
Par exemple, chez Robbe-Grillet dans La Jalousie, nous avons plusieurs
descriptions du mille-pattes (un des « personnages » du roman) : des regards taxonomiques
avec son nom scientifique, des regards populaires avec la dénomination commune de
lřinsecte, et plusieurs présentations de son cheminement et de sa mort. La figure du mille-
pattes revient au moins cinq fois et par un seul paragraphe du roman prend un contenu
symbolique inattendu. Chez Manuel Puig dans El Beso... « la femme-araignée » est
toujours insinuée et projetée par les films et le monde métaphorique imposé par Molina,
tout au long du roman ; cette allégorie est pleinement élaborée au dernier chapitre et
rassemble tous les contenus symboliques, sans que le lecteur ne trouve nulle part une vraie
araignée. Le lecteur, comme nos écrivains, sait qu'il pourra toujours découvrir quelque
chose de plus sur les images du mille-pattes et de la femme-araignée jusquřà la dernière
ligne du roman.
B. L’image-personnage.
Pour arriver à cerner lřimage symbolique dans le récit il est indispensable
d'observer aussi le rapport de celle-ci avec le personnage dans lřunivers des images
mentales dont nous avons délimité le champ. Nous constatons que le personnage est une
image littéraire bâtie grâce à lřintervention du lecteur. « Le personnage romanesque,
autrement dit, nřest jamais le produit dřune perception mais dřune représentation. […]
Cřest donc au lecteur quřil appartient de construire la représentation à partir des
instructions du texte. Lřimage ainsi produite, dépourvue de présence matérielle, peut être
qualifiée dř« image mentale » ».31
Il est impossible de faire complètement abstraction du personnage lorsqu'on aborde
les problèmes de la corporalité même dans les romans dits « atypiques » par rapport à la
littérature conventionnelle, tels que ceux de Robbe-Grillet ou Manuel Puig. Chez Puig,
plusieurs des protagonistes sont, aussi, des êtres ordinaires et parfois des anti-héros qui ne
cherchent pas à se placer en tant que « le personnage ». C'est le cas de Luis Alberto
Molina, lřhomosexuel efféminé dans El Beso…, de Gladys DřOnofrio, une femme mûre
avec de sérieux problèmes dřestime de soi dans Buenos Aires…, de Mr Ramírez le vieil
homme handicapé et réfugié politique dans Maldición Eterna…, des deux femmes âgées
dans Cae la Noche… ou du « courant de conscience » instable de Josemar dans Sangre de
Amor….
31 JOUVE, V., Op. Cit., p. 40.

24
La transformation du héros romanesque chez Robbe-Grillet a deux volets. Le
premier c'est celui de ses romans comme exercice pratique : « A… » dans La Jalousie et
«L », « N » et « M » dans L’immortelle comme simples lettres cherchent à remplacer le
prénom et le monde des protagonistes ; les prénoms et les rôles répétés et trompeurs de
Laura et Ben-Saïd dans Projet… ; la confusion progressive jusquřà lřidentification finale
de Nora (lřamie dřAlice) et « Maître David » (lřavocat dřAlice), dans Glissements… et les
identités multiples de Boris Wallon (Wall, Henri Robin, HR, etc. ) dans La Reprise. Dans
tous ces exemples Robbe-Grillet est en lutte contre la suprématie du personnage. Le
deuxième volet de cette transformation est manifestement à l'œuvre dans Pour un
Nouveau-Roman où l'auteur veut théoriquement signifier l'acte de décès du dit
personnage :
Nous en a-t-on assez parlé, du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir.
Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les
plus sérieux essayistes, rien nřa encore réussi à le faire tomber du piédestal où lřavait placé
le XIX siècle. Cřest une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté Ŕ
quoique posticheŔ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle.32
Nous acceptons les critiques et explorations des romanciers autour du personnage.
On peut en effet vouloir mettre fin à sa tyrannie dans le récit, la réduire au minimum, être
plus attentif à l'au-delà de « lřhumain » et confirmer dans le sillage de la critique le
nécessaire affaissement du héros dans la littérature contemporaine comme Robbe-Grillet
lřaffirme, mais la présence, au moins, dřun « actant »33
nous est indispensable.
La trace la plus discrète du personnage, les pas de revenant de « ce cadavre »,
deviendront pour nous comme un code dřADN permettant de rétablir une certaine
corporalité. Pour le dire dřune autre façon, notre recherche reprend une tâche classique et
conventionnelle en faisant un pari sur le personnage. Lřinstable ironie et la subtile
dépréciation des personnages chez Robbe-Grillet, comme la déconstruction du héros chez
Manuel Puig, font surgir des questions et controverses très riches et créatrices dans
lřhorizon de la corporalité.
32 ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un Nouveau Roman. Paris : Minuit, 1961, p. 26 33 Tel quřil est compris par Greimas comme la fonction élémentaire dřune syntaxe qui respecte le système
global des actions du récit. Cf. GREIMAS, Algirdas, La Sémantique Structurale, recherche et méthode,
1966, pp. 176-180..

25
1. Le personnage Image-Vivante.
Sous ce titre du « personnage image-vivante » nous envisageons les stratégies
littéraires grâce auxquelles survient la sensation « du vivant » chez les êtres romanesques.
Pour établir le personnage comme une image modèle du récit, il est nécessaire d'identifier
les coordonnées qui animent les personnages ; celles-là mêmes qui font dřun simple nom
ou dřun rôle toute une entité autonome et complexe à la fois. Pour ce travail nous
emprunterons au livre de Vincent Jouve des clefs susceptibles dřéclairer les situations des
uns et des autres.
Le personnage comme image mentale est un développement dynamique entre le
référentiel et le discursif, entre les données fournies par le monde extérieur et la
construction faite par le discours. Cette image est liée historiquement au temps du récit et
« ne se satisfait pas dřune addition de traits : cřest au travers de synthèses successives
effectuées par le lecteur quřelle se développe. »34
C'est la première donnée quřil faut
prendre en compte à propos des personnages ; le personnage, c’est un monde de
recompositions successives et de processus jamais finis ou clôturés ; lřimage personnage
qui interprète ordinairement le monde des humains nřa rien à voir avec une description des
« essences » ou « caractères » fixes. Cřest la recomposition continuelle du personnage dans
les chronologies et généalogies qui touchent lřexpérience historique du lecteur. Ainsi « le
lecteur élabore sa représentation en fonction de lřidée de « probable » telle quřil lřa héritée
de son expérience personnelle. »35
Il y a un cadre de possibilités instaurées et limitées dans
le monde référentiel du lecteur, sans lequel aucun écrivain ne peut esquisser un
personnage.
En lien avec les développements précédents, nous pouvons dire aussi que lřimage
« vivante » du personnage, établie à partir du côté référentiel tire profit dřun « mensonge ».
Car certaines données extérieures sont acceptées par le lecteur comme incontestables
dřaprès lřécrivain dřune façon analogue au pacte autobiographique formulé par Lejeune.36
Dans « lřêtre romanesque, pour peu quřon oublie sa réalité textuelle, se donne à lire
comme un autre vivant susceptible de maints investissements ».37
Cřest cette commune
complicité entre lřécrivain et le lecteur qui permet la suite de la lecture et lřattachement
aux protagonistes, même dans leurs profils les plus étranges ou anormaux.
34 JOUVE, V., Op. Cit. p. 50. 35 Ibid. p. 46. 36 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte Autobiographique. Paris : Seuil, Col. Points, 1996. 37 JOUVE, V., Op. Cit. p. 108.

26
Une deuxième caractéristique exprime les types de personnages que nous sommes
capables de structurer et de suivre :
Il est impossible au texte de construire un personnage absolument différent de ceux que le
sujet côtoie dans la vie quotidienne. Même les créatures les plus fantastiques des romans de
science-fiction conservent, au milieu d'attributs plus ou moins insolites, des propriétés
directement empruntées aux individus du monde "réel" [...] un être alternatif complet
est, à la lettre, inassimilable par le lecteur ».38
Nous sommes habitués à projeter sur les personnages presque automatiquement les
représentations des êtres humains. Cette illusion d'une vie des personnages comme
projection de nos mouvements vitaux, repose dans la tradition littéraire sur la belle
attribution au personnage dřune onomastique, d'actions, dřune physionomie, et dřune vie
intérieure ; cette dernière étant faite de sentiments, passions, angoisses, désirs, et autres
mouvements psychiques. Chez Robbe-Grillet, il faut souligner le désir de minimiser ses
rapports à la fiction romanesque traditionnelle et cela, il le montre bien en nous
immergeant dans dřautres constellations qui ne sont pas cependant sans rapports au monde
« réel ». Il y aurait un « réel » littéraire inscrit selon les processus dřautonomie quřil
revendique pour sa littérature.
Par rapport à la vie « réelle » qui soutient lřillusion dř« image vivante » chez le
personnage, il y a une troisième caractéristique qu'il faudra vérifier : « le personnage le
plus torturé est également le personnage le plus « vivant » »39
car les romans retenus
pour cette recherche : La Jalousie, El Beso... Projet… et Buenos Aires… montrent, chez
leurs protagonistes principaux, les traits typiques de personnages romanesques tourmentés
et/ou physiquement agressés (soit par la maladie, la prison, la violence ordinaire ou la
dépendance). Il faudra trouver la correspondance corporelle qui indique que le corps le
plus touché ou meurtri est le plus vivant ou le mieux construit. Ces références aux corps
des protagonistes et leurs chaînes de blessures dans les récits portent un monde de
significations primordiales révélant lřimportance de la chair dans lřécriture contemporaine.
La quatrième caractéristique concernant lřeffet « vivant » du personnage réside
dans la durée, cette qualité particulière de la temporalité, expérimentée dans les
mouvements et les actions. « Il [le personnage] se construit dans la durée comme lřêtre
38 Ibid. p. 29. Cřest nous qui soulignons. 39 Ibid. p. 112.

27
humain dans le temps. La vie, cřest le mouvement »40
. Mouvement qui se manifeste par les
changements dřétats, lorsquřils sont exprimés grâce à la conversion des énergies et aux
liaisons de cause à effet établis par le récit entre les personnages, entre eux et leur
environnement. Le personnage est donc un être en situation qui, dans les descriptions
« objectives » élaborées par le romancier, cherche à rester dans le temps et se libérer de
lřécrivant même. On peut dire que : « L'être de fiction échappe donc à la relativité. Le
roman structure tout, transforme l'accidentel en exemplaire, la contingence en signification,
les signes en symboles, le temps en histoire, l'espace en scène, la fragmentation en
totalité. »41
Après ce parcours à travers les caractéristiques du vivant chez le personnage,
revenons à nos romanciers. Cette illusion du vivant et ses stratégies seront des outils pour
fixer un certain profil du personnage, malgré le projet chez Robbe-Grillet de faire du
personnage un prétexte, un jeu linguistique, un être absent. On peut constater cette
spécificité, présente surtout dans ses premiers écrits des années 1949-195942
Un Régicide,
Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie et Le Labyrinthe. Nous entrevoyons malgré tout,
quřau-delà de ces propos du romancier, demeure une affirmation concernant le personnage
et son identité, laquelle doit passer par un minimum de fiction vivante.
2. Le personnage image-littéraire.
Il sřagit maintenant de chercher du côté des techniques littéraires ces dispositifs qui
soulignent et configurent le personnage comme un être de papier et non comme la
reproduction du « réel ». Cette réalité fictionnelle exprime les désirs de plusieurs
romanciers contemporains qui, en plongeant dans la littéralité du texte, cherchent à
revendiquer ce monde pour lui-même. Lorsque cette entreprise est mise en œuvre, le rôle
actif du lecteur le constitue en lectant.43
Cet effort vise directement les processus de
lřécriture et son articulation avec lřacte de lecture. Nous soulignerons quelques-uns de ces
dispositifs en fonction des romans, sans véritablement les approfondir car les objectifs de
ce travail ne visent pas à proposer une étude sur le personnage. La méthodologie de cette
40 Ibid. p. 116. 41 Ibid. p. 62. 42 Premier période classée et analysée en bloc par plusieurs critiques Cf. ALLEMAND, Roger-Michel, Alain
Robbe-Grillet. Paris : Seuil, 1997. pp. 13-18, 25-90 et MORRISSETTE, Bruce, Les Romans de Robbe-
Grillet , Paris : Minuit, 963. 43 Pour Jouve le lectant est le lecteur qui ne perd jamais de vue que tout texte romanesque est une
construction. Celui ci refuse lřillusion romanesque en prenant le texte comme un échiquier. JOUVE, V., Op.
Cit. p. 83.

28
partie sřarticulera cependant directement sur les corpus littéraires des romanciers pour
mettre en valeur leur style propre de travail.
a. La détermination textuelle.
S'agissant de Robbe-Grillet et de Manuel Puig, le choix de provoquer la
participation du lecteur est évident ; pour eux, une telle activité, consciente et exploratrice,
qui va au-delà d'une lecture naïve et facile, est importante. Ils réduisent ce que Jouve
désigne comme la détermination textuelle en donnant plus de force à la créativité du
lecteur. Ordinairement la détermination textuelle, cřest-à-dire lřapport et l'influence des
données livrées par le romancier, croît au fur et à mesure de la lecture et de ce fait la
créativité du lecteur se réduit.44
En effet, ce sont deux activités inversement
proportionnelles : quand on trouve plus de données et de descriptions sur les personnages,
on est davantage guidé et dépendant de lřécrivain, en même temps le personnage est plus
fixe.
Pour sauvegarder plus dřautonomie par rapport aux stratégies littéraires
conventionnelles, les descriptions des personnages, chez Puig, sont brèves et fonctionnelles
; les dialogues et les documents croisés (nouvelles de presse, lettres, journaux intimes,
albums, etc.) travaillent comme miroirs des protagonistes donnant aux lecteurs leur
configuration : on peut le constater pour Molina et Valentin dans El Beso... pour Josemar
dans Sangre de Amor…, pour Larry et Ramírez dans Maldición eterna… et pour Luci et
Nidia dans Cae la noche…. Le profil des personnages généré par le lecteur est essentiel
chez Puig qui donne à ce dernier la possibilité dřintervenir dans cette production.
Robbe-Grillet surmonte la détermination textuelle par des mécanismes plus inédits ;
il est le spécialiste de lřécriture élaborée sur un centre vide, un personnage absent, une
histoire manquante45
et une temporalité cyclique. Lřautonomie du lecteur devient plutôt
une gêne car les fausses pistes, les jeux ironiques du langage, les épisodes sans évolution et
la confusion de personnages rendent le lecteur perplexe : quelles clefs de lecture choisir, se
demande-t-il ? Il faut alors chercher, au moins un point de liaison dans cette dispersion ou
une attribution des actions aux personnages car les chronologies ne sont pas possibles et les
dénouements des actions deviennent de simples incidents.
44 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 52. 45 Cf. ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 18.

29
Dans les Gommes, lřintrigue policière dřun assassinat devient la quête parodique de
lřassassinat commis sur le professeur Dupont, crime pas encore commis que lřinspecteur
Wallas, le protagoniste, accomplira dans la fatalité. Tragédie construite selon les structures
du mythe dřŒdipe. Dans La Jalousie, nous sommes captivés également par lřimagination
déployée par le mari jaloux qui soupçonne lřinfidélité dŘA… sans parvenir à constater quoi
que ce soit. En lisant Le Labyrinthe, une des plus émouvantes angoisses de la littérature
contemporaine, nous sommes les témoins de lřerrance dřun soldat dans un village inconnu,
nous participons à la recherche ratée dřun rendez-vous, jamais accompli, qui doit nous
montrer la destinée dřun trésor de choses banales transporté dans une boîte de chaussures :
Dans le labyrinthe, les identités se confondent et donc sřannulent les unes les autres : le
soldat, son camarade blessé au combat et le médecin se superposent, de même que la jeune
femme qui accueille le soldat ressemble à sřy méprendre à la serveuse du café. Lřunité traditionnelle du personnage implose au profit dřeffets de miroir qui se renvoient leurs
reflets à lřinfini. »46
Chez Robbe-Grillet, ces stratégies multiples que nous venons d'observer,
nřempêcheront pas une recherche sur le corps, qui nécessite d'autres regards et d'autres
voies de compréhension. En face de protagonistes dépourvus des clefs classiques, il faut
emprunter d'autres chemins pour percevoir le corps qui est aussi signe, structure et parole.
b. Personnages retenus et livrés.
Lorsque nous observons les différences entre Robbe-Grillet et Manuel Puig, une
autre dynamique binaire apparaît dans la configuration des personnages, spécifique à
chaque écrivain. La participation du lecteur change selon le rôle voulu par lřécrivain : il
sřagit des personnages retenus ou livrés.47
Les personnages retenus restent toujours
affectivement distants du lecteur comme leur nom lřindique ; ceux-ci demandent un lectant
interprétant qui doit les analyser au cours de sa lecture. Quand ils sont strictement retenus,
on ne sait pas ce quřils disent ou pensent et ils correspondent plutôt à un projet
idéologique. Les personnages retenus, en effet, sont une spécialité robbegrilletiène, par
exemple les trois Lauras et les deux Ben Saïd de Projet… seront toujours énigmatiques et
surprenants. Des personnages extérieurs au lecteur qui nřétablissent aucun lien affectif.
Nous y reviendrons.
46 Ibid. p. 88. 47 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 177-178.

30
Le cas contraire, ce sont les personnages livrés, façonnés par la familiarité et la
proximité établies par le texte entre le lecteur et le personnage. Personnages nombreux
chez Puig qui nous introduisent dans leur vie intérieure ; ces protagonistes nous donnent
une impression dřimmédiateté, suscitant la sympathie et permettant l'identification, ils sont
repérables par leur transparence. Dans Buenos Aires… la fragilité psychologique de
Gladys, son échec et sa réussite dans les arts produisent un personnage livré qui se montre
au lecteur à travers les doutes, les peurs et les joies de la vie.
Dans ce parcours critique des romans, nous examinerons si les personnages livrés
sont plus incarnés que les personnages retenus ou vice-versa, quelle sorte de corporalité est
privilégiée par chacun dřeux et si la forte proximité du lecteur avec le monde intérieur des
personnages livrés peut assurer directement une perception de leur corps.

31
III. LA PLASTICITE.
Dans ce troisième chapitre, nous examinerons les correspondances entre lřimage et
le monde plastique, la sensibilité représentée par ce côté optique qui revendique la
dimension « objective » dans la configuration de lřimage littéraire. Nous lřavons déjà
annoncé en identifiant cette image comme un hybride grâce aux réflexions de Vincent
Jouve. Cette exploration de lřimage du corps portera sur son côté « objectif ». Tout en
ayant en commun une certaine liaison avec le monde physique, les images de la
photographie, de la peinture et du cinéma et les images littéraires n'en gardent pas moins
leur spécificité. Comment sensibilité et formes plastiques s'accordent-elles pour rendre
repérable une image captée par la lecture dans un premier moment, et qui peut,
ultérieurement, être reconnue dans la peinture ou le cinéma comme la même ? Quels
mouvements aboutissent à la production des images comme telles ? Comment les
processus de configuration plastique interviennent-ils dans la création des images
mentales ? Tel est l'objet de ce chapitre.
A. L’objet « référent » et sa représentation.
Même dans les objets et les images mentales les plus élaborés à lřintérieur du sujet
il y a un rapport « objectif » aux réalités du monde. Ces images requièrent une liaison avec
le monde physique et social entendu selon le sens commun. Ces objets mentaux sont des
êtres avec leur propre autonomie et leurs caractéristiques qui peuvent être classés ou
élaborés dans les discours et les échanges avant/après leur représentation plastique. Ces
processus et actes mentaux sont ainsi analysés par Sartre : « Toute conscience imageante a
une certaine qualité positionnelle par rapport à son objet. Une conscience imageante est, en
effet, conscience dřun objet en image et non pas conscience d’une image. » 48
Lřimage
littéraire, « être » mental, ne se réduit pas à une interprétation capricieuse des lecteurs, hors
de la détermination textuelle livrée par lřécrivain ; le lecteur a conscience de « quelque
chose » dřindépendant de lui.
Pour mieux introduire cette problématique nous travaillerons quelques éléments liés
à la critique dans le domaine des beaux-arts, qui ont un potentiel commun de créativité
48 SARTRE, Jean-Paul, Op. Cit., p. 115.

32
avec lřexpression littéraire. Lřoccasion de voir ces éléments dřune façon plus juste nous est
donnée par un dessin de Picasso : les lecteurs du monde entier peuvent parler et enrichir les
figures de Don Quichotte et Sancho Pança en sachant quřelles existent en toute
indépendance par lřacte de lecture, avant même dřêtre éveillées par la création dřautres
artistes, par exemple la sérigraphie de Picasso (copie ci-dessous).49
Lřimage littéraire comme travail de
construction, collective ou personnelle, est
cependant le produit des mouvements du sujet
qui essaie de la maîtriser au cours de la lecture
dřun roman, dans notre exemple Don Quichotte.
Ensuite, au terme de la lecture, ces images de
Don Quichotte et Sancho resteront dans nos
mémoires. Elles permettent après leur
élaboration mentale d'être perçues par le regard
soit comme une sculpture ou dans les traits de
Picasso. Le fantasme polyvalent et instable à la
fois, saisi dans un premier temps par
lřimagination lors de la lecture, nous permet dans
un deuxième de faire un lien (correspondance) avec les « accidents » matériels qui
entourent cette réalité comme dessin, dans le cas de notre exemple. Si nous sommes vite
familiarisés avec la couleur, la matière et le volume qui investissent ces images, nous
sommes attachés à elles grâce à une sorte de convivialité avec les images de Don Quichotte
et Sancho vivantes dans lřimaginaire de tout lecteur de Don Quichotte, quřil soit Picasso
ou Mr X.
Lřimage de Picasso est née des travaux de création qui ont opéré classement et
sélection à partir de ce premier fantôme apparu lors de la lecture : « Lřimage visuelle est
déjà un tri, par construction, avant même de devenir une fiction : éclairée différemment en
fonction dřune subjectivité et dřune situation unique. »50
Cette image, fruit dřun bricolage
créatif, exprime (semble-t-il simultanément chez lřartiste) une pensée et aussi la sélection
des outils, des matériaux, du temps, des techniques… un papier, une impression, une
49 Dessin que Picasso réalisa pour le 400e anniversaire de la naissance de Cervantès, en 1955. Destiné à être reproduit dans un numéro spécial des Lettres Françaises, il fut par la suite exploité de multiples façons par le
Mouvement de la Paix. Lřoriginal se trouve au Musée de Saint Denis. Cf. DAIX, Pierre, Dictionnaire
Picasso, Paris : Editions Robert Laffont, S.A. Paris 1995. p.279. 50 MAUREY, G. et LE JAN-LANGANEY, Annick, Images (d’) aveugles. p. 46.

33
encre…). Ces rapports plastiques avec les images littéraires et leurs possibles points de
contact avec le monde matériel deviennent des pistes précieuses pour approfondir leur
appartenance et leur pertinence. Il nřexiste aucune image mentale qui échappe à lřélan
dřune représentation plastique ou qui refuse sa description par la médiation de nos sens. Il
est donc nécessaire de repérer les liaisons entre monde plastique et monde mental et leurs
correspondances, à la recherche dřun corps modèle des protagonistes. Tandis que le Don
Quichotte de Picasso renvoie des lecteurs du roman grâce à son soleil méditerranéen, aux
moulins lointains et à l' écuyer Sancho, dřautres lecteurs sřen tiendront à la figure maigre et
agile du « héros » en construisant leurs imaginaires à partir dřautres coordonnées.
B. Axes plastiques.
Plus qu'une synthèse des explorations sur les rapports entre les arts, nous cherchons
ici les éléments qui font lien entre la vue et lřécriture autour de lřimage. En sachant quřune
grande partie de la discussion entre la littérature et les arts a surtout eu lieu entre les arts et
la poésie. Cette liaison a été mise au premier plan par Grivel « La poésie va au corps, cřest
pour cela quřelle est vue ; la poésie va à l’imaginaire du sujet pensant, cřest pour cela
quřelle est image. Je ne vois pas sans image. Je ne perçois pas sans substance ni organes,
c’est-à-dire sans image. C’est dedans que je regarde par écrire, d’image en image ».51
Il y
a, semble-t-il, une première genèse des images littéraires dans un acte poétique premier,
intuitif et organique. Un acte qui se place à la base de toute construction littéraire et qui
deviendra peut-être une des sources dans les différents processus artistiques (peinture,
sculpture, musique, danse, etc.). Mouvement informé par le matériel propre de chaque art :
la couleur, le volume, le son, le corps, etc.
Pour explorer les rapports possibles entre lřimage littéraire et lřimage plastique
nous empruntons à Martine Joly une précision concernant l'image littéraire et le monde
physique propre de la peinture : « Les quatre éléments ici désignés, et que nous appellerons
plus volontiers des axes plastiques, sont les formes bien sûr, les couleurs, la composition
(ou la « formation », comme disait Klee) et la texture ».52
Ces éléments propres à la
peinture nous donnent lřoccasion de faire la transition avec les dimensions « matérielles »
qui permettent par la lecture la construction dřune image dynamique du corps. Le
rapprochement avec les arts plastiques du développement précédent nous permet d'élargir
51 GRIVEL, Charles, Baudelaire, Phénakistiscopie. La peinture et le mot, pp. 167-194 in Des mots et des
couleurs II. Textes réunis par Jean-Pierre GUILLERM. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1986. p. 188. 52 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 55.

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notre compréhension de la matérialité de l'image. D'où l'intérêt pour nous qui sommes en
quête d'une approche plus adéquate de l'image corporelle du personnage. N'est-ce pas
souvent à partir des images peintes que des critiques littéraires proposent leurs analyses de
textes!
1. La Forme.
Le terme forme a un rapport étroit avec la géométrie puisqu'il désigne les traits
frontaliers des volumes, des corps, les limites et les contours périphériques des êtres où
nous pouvons voir lřarchitecture et les descriptions de tous les objets. Les images littéraires
constituent dans lřunivers de la fiction des « figurations » des êtres particuliers placés aussi
dans des espaces figurés. Sřil est important pour lřhomme de décrire Ŕ dřimaginer Ŕ un
environnement cřest parce que « la représentation de sa réalité universelle a précédé celle
de sa réalité corporelle. »53
On ne peut pas parler dřun corps hors dřun espace précis, et les
spécificités des environnements détermineront les caractéristiques des corps. Dans le El
Beso…, nous le verrons, lřîle est introduite comme cercle, comme endroit à l'écart, original
et privilégié ; cřest aussi le cas de la plage, rappel des mondes paradisiaques où lřhomme
trouve son identité première.
Ces formes « géométriques » deviennent les traits inspirateurs par lesquels on peut
tenter aussi une structuration des personnages. On peut rappeler ici les réflexions de Walter
Ong autour du roman : il voit le héros romanesque se construire comme un personnage
rond, conscience dramatique qui devient en reculant et en se projetant dans le temps. Dřun
autre côté, il voit le héros épique comme un personnage plat qui agit selon des lois
exemplaires et qui se construit plus par ses actions que par sa conscience.54
En tant que
lecteur de romans les personnages nous apparaîtront plutôt ronds. Evoluant dans le temps,
ils susciteront de lectures différentes.
La complexité des personnages romanesques se présente toujours comme une
recherche liée aux mouvements exprimés par les vagues, les volutes ou les spirales. Cette
abondante figuration exprime quêtes dřidentité et affirmation de réalités plus «profondes ».
La forme liée aux « figures géométriques » se trouve en rapport étroit avec les
réminiscences premières et typiques de notre représentation du monde. Ainsi Wallas, dans
Les Gommes, évolue à différents niveaux de sa conscience et de son temps. Nous le voyons
53 NATANSON, M., Op. Cit., p. 126. 54 ONG, Walter, Orality and Literacy. The technologizing of the Word. London Ŕ New York: Routledge,
1997, p. 151-155.

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au commencement comme lřinspecteur attaché à une quête policière à la suite dřun
assassinat, et, à la fin du récit, cřest lui le coupable. Dans Le Voyeur, cřest Mathias qui
tourne en rond dans lřîle : il est à la fois un natif du pays qui rencontre ses anciennes
connaissances ou un vendeur de montres tout à fait étrange. À noter aussi dans lřunivers de
Robbe-Grillet la place de la ligne courbe et son mouvement ; elle est une trait pérenne
dans le déferlant mouvement de la mère et des corps des filles.
Dans les cas particuliers des romans abordés : La Jalousie, El Beso…, Projet… et
Buenos Aires…, nous découvrirons lřimportance de la forme dans la description des
espaces où les personnages sont placés. Les univers littéraires sřappuient en les formes
pour la construction des environnements. Parfois en se servant de la mimèsis du monde du
réel dont, nous le savons bien, aucune représentation ne peut se détacher complètement.
Cřest une articulation qui fait toujours appel aux structures mentales et aux dispositions
spatio-temporelles du lecteur que lřanalyse des romans nous révélera. Lřimportance
« géométrique » de la forme dans les romans se fait sentir dans la géographie du récit, cette
dernière appréhendée comme lřespace vital où les personnages évolueront.
2. La Composition.
La composition est pour la peinture lřélément dynamique résultant de l'imbrication
des formes, elle cadre lřespace, le mettant à la disposition du regard et de l'imagination. La
composition dans l'écriture, en reconfigurant lřespace, touche également à la reconstitution
du temps ; espace et temps sont deux « catégories transcendantales » toujours exploitées
dans la littérature.
Lorsqu'il aborde la crise de l'image et de ses possibles issues dans la poésie, à partir
d'analyses de la littérature du XIXem
siècle, Hamon propose sept stratégies pour échapper à
la «rhétorique» et introduire à une créativité renouvelée.55
Nous donnons ci-après un
aperçu de ses propositions qui ont pour but de rendre possible une compréhension de la
littérature comme jeu de matériaux et d'images plus que de concepts ou d'idées. Sept
« solutions » quřon intègre dans la composition car il s'agit d'un bricolage de la sensibilité
sur et avec les mots, fondé sur le désir de leur donner un souffle nouveau. Ces
propositions d'Hamon nous seront dřune grande utilité, surtout dans lřanalyse des romans
de Robbe-Grillet et pour la compréhension du monde féminin de Gladys, le personnage de
Buenos Aires....
55 HAMON, P., Op. Cit. pp. 271-305.

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1. Le collage consisterait pour lřécrivain à sřeffacer complètement devant lřimage en
produisant un texte fait de la juxtaposition de slogans ou de noms propres empruntés aux
affiches, aux journaux, aux prospectus commerciaux, etc.
2. La dé-figuration exprime lřeffort de lřécrivain pour supprimer toute image rhétorique,
comparaison, métaphore ; elle représente le désir de produire un texte « blanc », comme
« dégraissé » de toute analogie. Cřest une littérature qui préconise un certain
« minimalisme » en ne s'encombrant plus d'images ; récupérant ainsi subtilement la
fonction « objective » du langage.
3. « Une troisième solution pour modifier, ou contourner, ou neutraliser lřimage
rhétorique, consiste à la surdéterminer analogiquement, cřest-à-dire à la maintenir dans
le texte, mais en lřappliquant synthétiquement à lřévocation dřune image à voir. »56
Il
sřagit dřun acte de saturation qui empêche de fixer lřimage et permet le mouvement vers
dřautres possibilités.
4. L’allusion icônique consiste à contaminer lřimage textuelle par une image à voir, à
fixer toute la tension dans une des composantes physiques, structurelles ou pragmatiques
de lřimage à voir ; cela correspondra à une récupération des éléments originels des figures.
Comme son nom lřindique, cřest la récupération des allusions onomatopéiques ou
iconiques du langage.
5. Le recours à des images « négatives », cřest lřemploi dřune image en cherchant à
exprimer son contraire, par exemple le miroir inverse la gauche et la droite, le négatif dřun
cliché photographique positif ou une image qui présente dřun objet concret en trois
dimensions une trace en creux qui est lřimage dřune absence.57
6. La dite « image américaine », en référence aux Etats-Unis, car sa composition dévoile
lřimportance du « plat », du « premier plan », etc. Il sřagit dřune composition en
contradiction avec la grande imagerie, qui introduit la dissonance. Le prosaïque, le naïf,
lřutilitaire est privilégié contre les produits culturellement valorisés et les instances
sacrées.
56 Ibid. p. 286. 57 Cf. Ibid. p. 292.

37
7. La « métonymie » : comme contiguïté et voisinage qui fait perdre lřépaisseur et la
perspective des divers plans fictionnels : « ce qui voisine se ressemble et ce qui se
ressemble voisine, les personnages et les objets semblent devenir des objets et des
personnages caméléons qui se fondent dans leurs décors. Ce procédé qui casse la dérive ou
lřenvol de lřimagination analogique en la faisant « retomber » dans la réalité ».58
Nous retrouverons dans les romans des nos auteurs une appropriation littéraire de la
composition, surtout quand Robbe-Grillet et Manuel Puig assimilent les techniques propres
des montages des arts plastiques. Quoi qu'il en soit de leur originalité et de la maîtrise de
leur style, ils sont dépendants d'un certain nombre de paramètres littéraires et artistiques
dont la mise à jour peut avoir une certaine efficacité, quant à leur compréhension, comme
nous pourrons l'expérimenter lors d'une analyse plus précise de leurs œuvres. Ces textes
dans leurs arrangements plongent le lecteur dans un mouvement de perspectives
singulières et imprévisibles.
Chez Manuel Puig et Robbe-Grillet les verbes à lřindicatif et lřéconomie de
ressources mimétiques manifesteront aussi passion des auteurs et leur connaissance de la
cinématographie. Nous voyons par lřinclusion de ces éléments lřexpérimentation sur la
composition littéraire en général et un souci de pousser la littérature jusquřaux frontières
du genre romanesque. Composition déployée comme un rapport entre la peinture et le récit
par une sorte de manipulation des images mentales.
3. La couleur.
« Le mot nřest plus quřune couleur larvée ».59
Cette phrase exprime bien une
certaine tension dans lřhistoire de la culture Occidentale, qui dévoile la confrontation et les
intimes correspondances entre la parole et lřimage. Le développement de la peinture au
cours d'une longue période a été lié à la recherche des mystères de la foi chrétienne, de
lřincarnation du logos, de la représentation de la parole faite chair. Un grand travail
pictural a été réalisé avec cette finalité « pédagogique » ou apologétique de la foi.60
Mais à
lřintérieur même de cette démarche, il y a eu une confrontation entre la ligne et la couleur,
58 Ibid. p. 304. 59 COVIN, Michel, La Passion des Mots, pp. 13-37 in Des Mots et des Couleurs II, Lille : Presses
Universitaires de Lille, 1986. p. 15. 60 Ibid. p. 14-16.

38
une rivalité alimentée par différents intérêts ou interprétations du dogme. La ligne a
représenté très souvent le discours et la couleur le sentiment.
Le rapport est étroit entre la peinture et la littérature. Il y a là toute une histoire de
correspondances, de soumissions ou d'autonomies. Dans la production classique,
romantique ou baroque, un grand nombre de sculptures et de peintures résultent de la mise
en images de récits, de textes sacrés ou de légendes. Le concept de théographie appliqué
par Michel Covin à lřart chrétien61
peut aussi désigner un ensemble de chefs dřœuvres.
Nous pensons tout spécialement au groupe sculptural de «Lacoonte » (Musée du Vatican)
qui reprend un des passages de lřIliade, à La louve capitoline (Musées Capitolins, Rome s.
V A.J.), le célèbre bronze de la légende sur la fondation de Rome, à La Galerie Médicis
(Musée du Louvre Ŕ Rubens 1622-1625), suite de tableaux qui, allégoriquement, nous
racontent la vie de Marie de Médicis.
Dans la recherche dřun corps modèle du récit, nous verrons jusquřoù la
« théographie » comme projet dřincarnation se développe dans les romans. Jusquřoù la
couleur apporte sa contribution à la configuration des récits comme un élément
indispensable. La couleur mais la lumière aussi. Il sřagit peut-être de cette correspondance
soulignée par les symbolistes pour lesquels la couleur a été la force de la lumière et de la
vie ! Est-il possible de voir dans la couleur lřenvers du tracé, le contour, lřexcès… la
semence de lřimage62
et lřimage littéraire elle-même ? Cřest pour le moins une question.
4. La texture.
Le toucher requiert une attention spéciale ; comme stimulation de la peau et de
lřœil, la texture souligne lřintime liaison avec nos corps. Ainsi la littérature cherche-t-elle à
apprivoiser dans ses textes les données sensibles de la matière : le froid, le chaud, le
rugueux, le doux, lřâpre, le mouillé, le sec, etc. Par un travail de description, la littérature
cherche à nous confronter aux objets et aux sensations propres quřils éveillent en nous.
Pour le peintre, chaque type de pigment offre des textures propres. Lřécriture de
nos romanciers peut-elle aussi offrir sa propre texture ? A-t-elle quelque chose à voir avec
le corps ? En introduisant ces réflexions, on peut dire que la texture permet les empreintes,
61 La théographie « marque lřaccomplissement naturel de la métamorphose des mots en couleurs » ; elle réalise aussi dans lřimage les affirmations théologiques de lřincarnation. Elle cherche à exprimer par la
peinture et à faire de la peinture même la chair du Logos ; cette incarnation sřexprime de façon spéciale dans
le sang de la passion. Ibid. p. 30 62 Cf. GRIVEL, C., Op. Cit., p. 181.

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dans le monde littéraire ; une sorte de représentativité icônique qui parle dřune tache, dřun
accent, dřun parfum, dřune sensation. Il y a des réalités chez Robbe-Grillet et Manuel Puig
qui sont la mise en acte du toucher comme celle des verres brisés, du brouillard ou des
grains de sable.
Et voilà quřà la suite dřun mouvement maladroit en ouvrant un placard, ou par quelque
hasard malheureux dans la position accidentelle des choses, je fais tomber une bonbonne de
verre transparent, montée en lampe, qui est posée au coin du buffet en merisier de la
cuisine. La fragile sphère éclate en cent morceaux sur le carrelage. Catherine pousse un cri
dřoiseau blessé, disant dřun ton de supplication incrédule : « Oh ! Non ! » dans le silence
qui suit, elle demeure immobile un instant à contempler le désastre à ses pieds ; puis elle se
baisse avec lenteur et ramasse doucement quelques-uns des plus larges fragments aux
pointes acérées, dřune minceur de rêve, comme sřil pouvait y avoir encore un espoir de les
recoller […]
Voilà. Cřest irrémédiable. Je serre Catherine entre mes bras de tout mon pouvoir
consolateur. Je sais bien que ça ne lui est dřaucun secours. Dans la nuit au goût maintenant
cendreux, je range pieusement les débris de la bombonne au creux mortuaire… Le Miroir… p. 189.
Ce désir de réintégrer ces éclats de verre brisés ou de reproduire lřexpérience de
cette anecdote erre à travers les ouvrages de Robbe-Grillet : Glissement Progressifs du
Plaisir, Projet pour une révolution à New York, etc. Chez lui ces sensations et images
nřont pas pour but lřélaboration métaphorique dřune idée ; elles sont la représentation
littéraire de la sensation même et du « goût » dřexplorer ce moment.
Chez Puig, les choses fonctionnent dřune manière plus conventionnelle. Les objets
sont saisis à travers leurs manifestations sensorielles. Ils sont placés dans les différents
tableaux comme lřexpression dřune description très élaborée.
El ya mencionado 27 de enero de 1938, haciendo un
alto en el trajín del día, a las 21.30 Juan Carlos Etchepare se dispuso a fumar el único cigarrillo
diario , sentado en el jardín de su casa. Antes de la
puesta del sol su madre había regado los canteros y
los caminos de pedregullo, un aire fresco se
desprendía con olor vigorizante a tierra mojada. El
encendedor dio una llama pequeña, el tabaco se
encendió y desprendió huma blanco caliente. El
humo más oscuro que exhaló Juan Carlos formó una
montaña trasparente, detrás estaban los canteros....
Boquitas…, p. 150.
Ce même 27 janvier, à 21 h 30, Jean-Charles
Etchepare sřaccorda un moment de répit au milieu des occupations de la journée : il sřinstalla dans son
jardin pour fumer lřunique cigarette permise. Au
coucher du soleil, sa mère avait arrosé les plates-
bandes et les allées de gravier, il montait du sol une
odeur fraîche et revigorante de terre mouillée. Le
briquet émit une courte flamme et une chaude fumée
blanche monta dans lřair. La fumée plus sombre que
rejeta Jean-Charles forma une montagne
transparente et derrière elle les plates-bandes…
Le Plus Beau Tango du Monde. p. 140.
Son écriture profite des caractéristiques mimétiques de la littérature. Sřil est loin
des prétentions du classicisme, il fait confiance aux sources et à lřexercice des sens quřil
trouve dans une littérature populaire ou mineure. Manuel Puig utilise lřépiderme dřune

40
façon plus fonctionnelle en lui donnant une place assez importante, caractéristique que
nous verrons dans les deux romans choisis.
Les éléments identifiés dans cette partie (B. Axes Plastiques) seront des outils pour
situer les romans dans leurs rapports avec les autres arts, et les processus physiques du
monde. À partir dřune valorisation plastique de lřimage littéraire la corporalité des
personnages sera lue dans un cadre plus sensible et précis. Cette structure nous permettra
de développer un regard dynamique sur le corps féminin dans la recherche des contenus
symboliques. La dimension plastique et sa valeur sera alors mise à lřépreuve dans lřanalyse
particulière des romans.
C. L’image comme déchirure.
Toujours dans le contexte des emprunts aux arts plastiques, la catégorie de « la
déchirure » élaborée par Didi-Huberman en rapport à la peinture, nous aidera à comprendre
quelques dimensions de la corporalité bâtie par Robbe-Grillet et Manuel Puig. Dans deux
de ses œuvres, La Peinture incarnée (1985) et Devant l’image (1990) Didi-Huberman met
en œuvre des analyses qui nous apparaissent tout à fait appropriées à l'étude du mouvement
et à la configuration des corps dont nous souhaitons poursuivre l'élaboration.
Quand on connaît les romans de Robbe-Grillet et de Manuel Puig, on est familiarisé
avec des protagonistes qui déplacent la structure « canonique », tant physique que
psychologique, des individus. Ces protagonistes, comme ceux d'innombrables romans
contemporains, voient l'unité de leur identité et de leur être, mise en danger. Dans ces
récits, la définition du corps implique, assez souvent, la mort du personnage. Il ne sřagit
donc pas, ou plus, de montrer sa prééminence vitale et souveraine. Dans ces romans survit
la trace dřun monde convalescent ou agonisant qui ne peut pas nier ses cicatrices et ses
contradictions. On dira que, même en exhibant ces blessures et ces inconsistances
apparentes, lřexistence des protagonistes est justifiée. Chez les héros traditionnels, c'est le
contraire : les anormalités, la maladie et la laideur sont toujours conjurées, sublimées ou re-
signifiées ; plusieurs des grandes figures littéraires ont marqué la culture par leurs
handicaps. Ainsi la soif du sang de Nosferatus, la bosse de Quasimodo, la folie de Don
Quichotte, etc.

41
Face à lřaffaissement des protagonistes dans un bon nombre d'œuvres, chez Robbe-
Grillet et Manuel Puig, nous remarquons à propos de leur corporalité un silence méfiant ou
des métamorphoses surprenantes. Malgré la mort ou la défiguration des protagonistes, il
doit cependant y avoir quelque dimension qui demeure, et qui permette l'instauration des
corps. Trouver les paroles adéquates pour parler du corps chez Robbe-Grillet et Manuel
Puig devient un vrai défi ; chez eux, il faut voir la structure et ses risques, la forme et le
difforme, lřaffirmation et la négation.63
Dialectique qui nous pousse à prendre en compte
d'autres réflexions telles que celles de Didi-Huberman sur la peinture.
1. Déchirure.
La déchirure en peinture évoque une réalité brisée, frappée, altérée, un tissu qui
perd son unité et dévoile fils et encadrements cachés. Elle est la surface dont la continuité
de la couleur a été interrompue. La déchirure est lřécart conflictuel, le point sur lequel une
agression cible sa force, où se font évidents les aspects vitaux dřune construction et ses
faiblesses. Un manque qui peut générer ou susciter la « restitution » ou un nouvel
équilibre.64
La déchirure peut nous aider à bien comprendre, dans le contexte des arts et à la
lumière des études freudiennes, en quoi consiste lřunité et lřintégrité dřune œuvre dřart. En
face de lřunité qui rassemble cause et conséquence, matière et forme, cette expérience brise
la causalité et les produits dits finis. Elle dévoile lřunité comme processus plus que comme
fait. Elle invite à voir lřunité plutôt comme une condensation et non comme des identités
séparées qui feraient appel à un instrument extérieur pour leur unification. Cette unité
sřaffirme, paradoxalement, comme altérité entre les contraires exprimés par un tiers, autre
chose (parfois cachée) et non comme une fusion indiscernable.65
Dřabord du côté de lřécriture, chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, la frontière des
genres disparaît même si plusieurs de leurs ouvrages sont appelés romans. La difficulté
rencontrée par les deux écrivains pour publier leurs premiers écrits, en avoir une critique et
des lecteurs est bien connue. Chez Robbe-Grillet nous sommes en face dřune conception
du roman où lřécrivain se plonge dans lřhybridation dřécritures et qui façonne les écrits
désignés par lui les romanesques et les cinéromans. Il y a des ruptures similaires chez Puig
63 « Il sřagit seulement de dialectiser : penser la thèse avec lřantithèse, lřarchitecture avec ses failles, la règle avec sa transgression, le discours avec son lapsus, la fonction avec sa dysfonction, ou le tissu avec sa
déchirure…» DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant l’image. Paris : Minuit, 1990, p. 175. 64 Cf. Ibid. pp. 171-176. 65 Cf. Ibid. pp. 182-184.

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dans son premier roman, La Traición…, quřil débute comme un scénario
cinématographique. Son recours à des formes écrites diverses (utilisation entre autres du
collage) donnera à plusieurs de ses ouvrages, notamment Boquitas…, El Beso…et Cae la
Noche Tropical ; une facture très personnelle, nommée cinématique et sur laquelle nous
reviendrons.
Cette déchirure est valorisée par Didi-Huberman comme un symptôme, cřest-à-dire
une présence dynamique de la faiblesse et des promesses de conflit. La déchirure est
symptôme quand elle interdit toute synthèse fermée ou totalisante de lřœuvre, quand elle
est une menace dans le milieu dans lequel elle advient.66
Cřest une des dimensions de la
création que nous relions à quelques éléments déjà évoqués, concernant les axes plastiques,
plus exactement les mouvements de la défiguration et de la surdétermination.67
Il faut voir
le symptôme comme un compagnon ordinaire de tout mouvement temporel :
Il nřy a pas en lui quelque chose qui disparaît pour laisser place à autre chose qui lui ferait
suite ou marquerait sur elle le triomphe dřun progrès. Il nřy a que le jeu trouble de lřavancée et de la régression tout ensemble, il n'y a que la permanence sourde et lřaccident
inattendu en même temps.68
Le symptôme manifesté par la déchirure cřest aussi pour Didi-Huberman le non-
savoir qui se bat contre le symbole en utilisant toutes ses ressources pour survivre et re-
signifier ; « Il symbolise des événements ayant eu lieu ou nřayant pas eu lieu. Il symbolise
chaque chose avec son contraire. »69
En sa menaçante déformation il livre des contenus
nouveaux car « le symptôme en effet exige de moi lřincertitude, quant à mon savoir de ce
que je vois ou crois saisir. »70
Il faut suivre par le symptôme la déconstruction des images,
car grâce à leur matérialité nous expérimentons « lřévénement dřune rencontre où la part
construite de lřœuvre vacille sous le choc et lřatteinte dřune part maudite qui lui est
centrale. »71
La déchirure nous aidera finalement dans lřeffort d'interprétation de la violence
subie par les protagonistes des différents romans. Lřunité dřun héros physiquement
préservé sřavère impossible. Il faut se laisser conduire à la recherche dřune image du corps
modèle, esquissé par les écrivains à travers la dérangeante étrangeté de leurs propositions.
66 Cf. Ibid. p. 192. 67 Cf. supra. p. 36. 68 Ibid. p. 213. 69 Ibid. p. 214. 70 Ibid. p. 217. 71 Ibid. p. 218.

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2. Nier l’image.
Dans la littérature actuelle certaines difficultés à fixer une image finale et unitaire
des personnages sont confirmées par les réflexions de Didi-Huberman, à propos de lřart en
général :
Lřhistoire de lřart devait tuer lřimage pour que son objet, lřart, tente dřéchapper à lřextrême
dissémination à quoi nous contraignent les images ŕ depuis celles qui hantent nos rêves et
passent dans les nuages jusquřà celles, « populaires », terriblement laides ou excessives, devant quoi cinq mille dévots nřhésiteront pas à sřagenouiller dřun bloc. Tuer lřimage,
cřétait vouloir extraire du sujet toujours déchiré, contradictoire, inconscient, « bête » en un
sens, lřharmonieuse, lřintelligente, la consciente et immortelle humanité de lřhomme. Mais
il y a un monde entre lřhomme de lřhumanisme, cet idéal, et le sujet humain : le premier ne
vise quřà lřunité, le second ne se pense que divisé, déchiré, voué à la mort. 72
Nous sommes en plein accord avec ces réflexions. Le grand effort du roman, qui a
cherché à construire des personnages crédibles, sřest identifié avec une image idéelle
dřhomme. On peut, en effet, parler dřune image "abattue" quand les fonctions de lřimage
littéraire contemporaine sont éparpillées, quand lřattribution des actions et des figurations
ne nous conduit pas à lřimage dřun héros unifié, mais plutôt à la perception de mille
possibilités. Cřest ce moment de lřhistoire contemporaine qui est vécu par nos deux
romanciers, « lřaffaissement des identités » quřils interprètent et expriment chacun à leur
façon. Nous verrons pour plusieurs des personnages de Robbe-Grillet et Manuel Puig
comment leurs « histoires » se trouvent réduites à quelques lignes brèves ou à lřambiguïté,
soumises à une lettre ou générant des profils instables. Lřécriture de nos romanciers nřa
plus l'ambition d'être fondatrice d'univers. Aucun de leurs protagonistes nřa comme
prétention de devenir symbole de son époque.
Il faut être conscient aussi que, pour l'Occident, la négation de lřimage naît
également dřun souci passionné pour lřimage optimale ; dřune quête pour la « vraie» image
de lřhomme, de Dieu, du cosmos, etc., ou de ce qui pourra être son fondement. Didi-
Huberman relit dans cette perspective le texte Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac où
Frenhofer, un grand peintre, dit avoir élaboré son chef-dřœuvre dans lřimage de la femme
sublime ; il aurait peint « la femme » mais quand il montre son tableau aux autres
personnages, dans le chaos de plusieurs couches dissonantes de peinture, on perçoit
seulement une pied : « La cause finale du tableau de Frenhofer, lřincarnat, la chair dřun
72 Ibid. p. 258.

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corps singulier, nřaura finalement produit que la défiguration de tout corps ».73
Cette
concentration de lřimage, cette exploration du noyau de peinture touche le néant ; la
recherche de la perfection sřaffirme en même temps comme la destruction de la totalité.
Nous pouvons faire une analogie entre le corps égaré ou blessé dans lřécriture
expérimentale de nos romanciers avec la tache de peinture informe produite par le peintre
Frenhofer. Une recherche qui, dans les deux cas, voit dans le risque du chaos un profit
possible et la manifestation de forces fécondes : « Avoir pénétré mon sujet pour mřen
pénétrer. Mais je suis allé trop loin. Je cherchais lřincarnat. Jřai déchiré sa peau. Jřai
sacrifié, jřai tué lřaspect. »74
On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec Robbe-Grillet et ses
fantasmes de jeunes-filles blondes en plusieurs de ses récits : La Maison…, Projet…,
Glissements…, Souvenirs…, Angélique…, La Reprise et Gradiva…. Dans ces livres nous
retrouvons de belles femmes, dans leur jeunesse et beauté éclatante. Elles sont là, pour la
plupart devenues folles, défigurées, châtiées, massacrées ou agressées. Les plus belles
semblent être les plus agressées. Il nous faudra le vérifier au cours de notre lecture de
Projet pour une révolution à New York.
3. Le Pan.
À cette trouvaille de la déchirure comme stratégie de travail on peut lier une autre
catégorie élaborée par Didi-Huberman : le pan. Il introduit ce concept en parlant des
tableaux de Vermeer (La vue de Delf, La dentellière et Jeune fille au chapeau rouge). Le
pan dans La Vue de Delf est un morceau de couleur jaune qui a toujours attiré lřattention
des grands écrivains et artistes comme Proust et Claudel ; ce pan (le reste de tout ou la
tache de peinture dans le néant : un effet de condensation) devient dans La dentellière une
cicatrice de couleur informe à côté des tissus et des fils bien représentés. Pour le portrait de
La Jeune fille au chapeau rouge, cřest le même chapeau qui devient la couleur dans sa
présence originelle, pourrait-on dire, en deçà de tout travail du pinceau. Le pan est un trait,
un morceau, une tache circonscrite dans un ensemble plus vaste qui se manifeste comme
« une zone bouleversante de la peinture, la peinture considérée en tant que « précieuse » et
traumatique cause matérielle.75
Dans chacun de ces pans on trouve la peinture en acte ; sa
73 DIDI-HUBERMAN, G., La peinture incarnée suivi de Le chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac.
Coll. Crítique, Paris : Seuil, 1985, p. 121. 74 Ibid. p. 128. 75 Cf. DIDI-HUBERMAN, G., Devant l’image. p. 294.

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forme est dominée par sa matière, la figuration recule ; il imite peut-être le mur, le fil ou le
chapeau, mais il nřest pas peint comme « mur », « fil » ou « chapeau ».76
Cřest la présence
de la différence qui constitue la force de lřensemble, sans perdre sa particularité.77
Une précision apportée par Didi-Huberman mérite d'être soulignée : le pan nřest
pas un détail. En parlant de La dentellière, il caractérise le détail comme un trait terminé :
« cřest un fil, par exemple, cřest-à-dire une circonscription parfaitement repérable de
lřespace figuratif ; il y a une extension ŕ même minimale ŕ, une grandeur bien définie ; il
relève dřun espace mesurable. »78
Le détail « se définit ; son contour délimite un objet
représenté, quelque chose qui a lieu, ou plutôt qui a son lieu dans lřespace mimétique ; son
existence topique est donc spécifiable, localisable, comme une inclusion.»79
La
miniaturisation ou l'indépendance dřun élément clairement identifié ne peut pas
sřinterpréter comme pan, il faut son combat avec la totalité de lřœuvre et que soit
découverte sa nouveauté.
Le pan est lřactualité de la peinture, une catégorie profondément « événementielle »
quelque chose qui désigne « un autre état de la peinture dans le système représentatif du
tableau »
Cřest un accident ; il nous surprend, par son essentielle capacité dřintrusion, il insiste dans
le tableau ; mais il insiste également en ce quřil est un accident qui se répète, passe de
tableau en tableau, se paradigmatise en tant que trouble, en tant que symptôme : insistance
ŕsouveraineté - à elle seule porteuse de sens, ou plutôt faisant comme aléatoirement surgir
des éclats qui sont, de place en place, comme des zones dřaffleurementŕ donc de failleŕ dřune veine, dřun gisement (métaphore quřexige presque lřépaisseur, la profondeur
matérielles de la peinture).80
Cřest par le pan que lřimage éclate et que la peinture figurative est dépassée ; cet
événement fixe la vitalité de lřimage même et ses possibilités mimétiques. Autant de
performances développées par le pan de manière particulière quand il sřagit de la
représentation du corps comme nous lřavons vu dans lřexemple de Frenhofer : la recherche
de quelques peintres du corps vivant les situe dans la problématique de lřincarnation. Il y a
une angoisse pour exprimer, par la couleur, la chair et les signes vivants du corps ;
76 Cf. DIDI-HUBERMAN, G., Ibid. p.301. 77 Une réflexion de Michel Covin va dans le même sens lorsqu'il évoque la crucifixion : « Les couleurs,
parallèlement à la crucifixion de la ligne font tache, sřimposent avec une violente âpreté comme autant de
coups portés à lřœil. Lřélongation, symbole iconographique de la Passion, ne saurait sřaccommoder que dřune pigmentation quelque peu hagarde » COVIN, M., Op. Cit.. p. 36. 78 DIDI-HUBERMAN, G., Devant l’image. p. 314. 79 Ibid. p. 315. 80 Ibid. p. 313.

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dimension quřon peut aussi appeler « lřincarnat ». « Lřincarnat serait donc, autre fantasme,
le coloris en acte et en passage. Une tresse de la surface et de la profondeur corporelle, une
tresse de blanc et de sang. » 81
La recherche de « lřincarnat » dans le cadre de notre recherche chez Robbe-Grillet
et Manuel Puig doit être comprise comme ce pan qui touche spécifiquement le corps. Fait
expérimenté dans les descriptions détaillées et les mouvements répétés de nos romanciers
qui à leur façon nous mènent à « lřincarnat » en littérature. Tout au long des romans les
mots déconstruiront par leurs moyens ce qui pour Didi-Huberman fait la couleur en
peinture :
Lřincarnat, qui est peau et qui est sang, lřincarnat serait comme la couleur même de lřêtre-
regardé dřun corps, en tant quřil est désiré. Lřérubescence vient à la peau (le sang y venant,
du fond vers la surface) lorsque le regard, comme on dit, « perce », perce la peau, veut aller
jusquřaux fonds.82
Nous soupçonnons donc « lřincarnat » dřêtre une sorte dřexploration réitérée de
lřévénement corporel ; un concept dont il faudra trouver lřéquivalent dans le cas concret de
nos romanciers. « Lřincarnat » en littérature pourrait-il être vu comme le mouvement le
plus violent des verbes qui veulent prendre le dynamisme de la vie ? On cherchera alors
dans les romans les moments où lřimage du corps ou les fragments des corps deviennent
« ces pans » où lřimage fait image pour elle-même, dans lřécriture, sans souci du détail ou
de la description. Il faut voir où et comment le récit se fait chair en étant seulement récit ;
parfois en lřabsence du corps.
Au terme de ce chapitre, la plasticité devient un pont entre lřimage visuelle et
lřimage littéraire mentale. Elle constituera lřun des outils précieux dans lřexploration
corporelle des romans.
81 DIDI-HUBERMAN, G., La peinture incarnée. p. 25. 82 Ibid. p. 73.

47
IV. LES POSSIBILITES SYMBOLIQUES DE L’IMAGE.
Après le développement de ce premier volet, celui de la plasticité, nous revenons au
deuxième volet : la dimension symbolique, identifié déjà comme lřun des éléments
constitutifs de lřimage littéraire. Une dimension dont lřimage littéraire ne pourra jamais se
libérer : « Lřimage est symbolique par essence et dans sa structure même… On ne saurait
supprimer la fonction symbolique de lřimage sans faire sřévanouir lřimage elle-même ».83
Nous souhaitons mettre en évidence quelques questions qui surgissent dans la discussion
autour de ce caractère symbolique de lřimage : quelles sont les possibilités symboliques
offertes par lřimage ? Dans quels processus ou phénomènes sřenracine cette dimension ?
Comment pouvons-nous retrouver ces caractéristiques dans lřimage littéraire ? Pour
lřhomme, et par extension pour le personnage, quelle est lřimportance symbolique de son
corps ?
Pour une bonne part des critiques comme Jakobson, Metz et Natanson, le
dynamisme symbolique naît des rencontres entre le manifeste et le latent, entre la
condensation et le déplacement, entre le dit et le tu ; confrontations qui donnent au
symbole sa polysémie et sa versatilité. Jeu où se trouve impliqué lřimage, laquelle « est
symbolique par le fait quřelle joue sur le double registre du manifeste et du latent et sur la
multiplicité de sens que la condensation et le déplacement combinent en elle. »84
En
parlant de sens latent et manifeste, nous entrons dans les domaines des processus
psychiques et de la tradition psychanalytique, d'où la nécessité de rappeler quelques
données significatives formulées autour des images mentales. Significations variées et
structurées de façons différentes selon les chercheurs, les plus importantes par rapport aux
romans abordés sont le mécanisme du rêve formulé par Freud et la notion de phallus de
Lacan. Sujets que nous abordons dès maintenant où il sřagira des images oniriques et de
lřintelligence des processus intérieurs du sujet. Comment influencent-ils lřimage littéraire ?
Nous ne chercherons évidemment pas à nous livrer à une « littérature-thérapie » ou à une
« littérature-analyse » !
83 SARTRE, J.P. Op. Cit., p. 189. 84 NATANSON, M.,Op. Cit. p.89.

48
Concernant Robbe-Grillet et Manuel Puig, il y a une autre raison pour faire
intervenir la psychanalyse dans la construction de leur oeuvre : ils exploitent tous les deux
les données dřune culture « psychanalytique » contemporaine. Ils en truffent leurs récits
comme le font les « intellos » dans leurs discussions ou les classes moyennes dans leur
pratique quotidienne. En conséquence, pour mieux situer lřutilisation et la manipulation
des données de la psychanalyse par nos deux romanciers, il faut s'immerger dans ce
monde.
A. Paradigme de l’image à partir de Freud.
En revenant à un classique, L’interprétation des Rêves, notre travail ne portera pas
sur le caractère thérapeutique du rêve mais sur la caractérisation des images, dites
« hypnagogiques » ou « oniriques », qui ont la même apparence que les images mentales
propres à la lecture (voir supra page 22). À partir de la réflexion freudienne nous
chercherons à comprendre les processus psychiques et mentaux autour de lřimage littéraire.
Cette exploration consistera en une approche analogique des propos sur le rêve et sur
lřimage.
1. L’interprétation.
Toute possibilité, tout projet dřinterprétation dřune image littéraire la constitue déjà
comme être symbolique ; ses éléments figuratifs qui demandent une « herméneutique »
selon leurs significations latentes la situent à ce niveau. Freud est explicite à ce sujet :
« nous donnons à ce rapport constant entre lřélément dřun rêve et sa traduction le nom de
symbolique, lřélément lui-même étant un symbole de la pensée inconsciente du rêve ».85
Dans le rêve il y a toujours un contenu qui a besoin dřêtre traduit, il demande une
compréhension que Freud formalise comme « traduction ». Dans nos romans, il y a des
contenus à explorer et des sens latents à découvrir, ces derniers étant parfois insoupçonnés
même par lřécrivain. Dřautres interprétations surgissent lorsque les pistes fournies sont
insuffisantes ou peu crédibles.
2. Le « rébus ».
Comme nous le savons déjà, la construction dřune image dépasse la simple
illustration de la pensée ; elle ne se réduit pas à la lecture des signes ou à la structuration
85 FREUD, Sigmund, L’interprétation des rêves. Paris : Presses Universitaires de France. Nouvelle édition
révisée. 1987. p. 166.

49
mentale des schémas explicatifs. Néanmoins dans la quête dřun sens général et dřune
intellection, il faut encadrer les mouvements et processus fantasmatiques du lecteur. Freud
approfondit ce dynamisme en observant lřactivité onirique : « On se trompera évidemment
si on veut lire ces signes comme des images et selon leur signification conventionnelle. […
] Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir lřinterpréter en
tant que dessin. »86
Lřimage modèle du roman, « lřimage symbolique du corps » que cette recherche
s'est donnée pour objet, sřétablit dans le récit comme une sorte dřénigme en construction.
Cette image du corps sera une « structure de signification » polyvalente grâce aux éléments
et traits qui la composent. Traits ou « images mineures» peu clairs dans leur isolement, ou
lus hors du contexte. Lřensemble a une forme, mais il importe de connaître les parties et
chacune dřelles en leur correspondance mutuelle auxquelles la fin du roman apportera leur
sens. On peut retrouver ce point de vue par une autre approche, chez Metz :
« Lřinconscient ne pense pas, ne discourt pas, il se figure en images ; en retour, toute
image reste vulnérable à lřattraction, très inégale selon les cas, du processus primaire et de
ses modalités caractéristiques dřenchaînement. »87
Les écrivains suscitent également des
mouvements réflexes du lecteur pour bâtir des images et parcourir une sorte de rébus à
partir des figurations.
3. La phylogenèse et l’ontogenèse.
Dans la construction dřune « image littéraire » Ŕ synthèse ou modèle Ŕ nous
sommes en face de dynamismes qui expriment et refont lřidentité du sujet et de lřhumanité
même.88
Les noyaux imaginatifs et significatifs dřun roman où lřimage du corps a sa place
rendent possibles des approches profondes de la compréhension de lřhomme et du sujet. Il
ne sřagit pas dřun simple décor ou dřune innocente image pour embellir un texte. Dans les
images récurrentes et finement construites, il y a quelque chose qui appartient à la
sensibilité et au sens profond de lřhumanité tout entière ; elles partagent de certaine façon
ce caractère « régressif » ou fondateur du rêve.
86 Ibid. p. 242. 87 METZ, C., Op. Cit. p. 153. Cřest nous qui soulignons. 88 Ce que dit Freud dans le même texte montre une des manières de revenir aux sources primaires de la
signification des rêves : « On peut distinguer trois sortes de régression : a) une régression topique dans le
sens du système exposé ici ; b) une régression temporelle quand il sřagit dřune reprise de formations psychiques antérieures ; c) une régression formelle quand des modes primitifs dřexpression et de figuration
remplacent les modes habituels. Ces trois sortes de régression nřen font pourtant quřune à la base et se
rejoignent dans la plupart des cas » FREUD, S. Op. Cit. p.466.

50
Le rêve est en somme comme une régression au plus ancien passé du rêveur, comme une
reviviscence de son enfance, des motions pulsionnelles qui ont dominé celle-ci, des modes
dřexpression dont elle a disposé. Derrière cette enfance individuelle, nous entrevoyons
lřenfance phylogénétique, le développement du genre humain, dont le développement de
lřindividu nřest en fait quřune répétition abrégée, influencée par les circonstances fortuites
de la vie. 89
La dimension symbolique dřune image littéraire plonge dans les processus qui
configurent et livrent le sens à lřhumanité tout entière (phylogenèse) comme aux chemins
subjectifs du lecteur dans sa configuration personnelle (ontogenèse). Soit que le rêve
comme lřimage littéraire nous emporte vers un passé imprécis ou soit quřil se projette
comme désir insatisfait vers un futur souhaité.
Ce phénomène constitue aussi lřimage littéraire comme un compositum mixte de
subjectivité et dřaltérité. Grâce à cette « régression » ou malgré ces limites, dans lřimage la
plus individuelle travaillent lřécho et les éclats du passé et les dynamismes actuels de
l'humanité. Ces remarques sont importantes surtout à propos de La Jalousie et El Beso….
Là, nous sommes confronté à des éléments cosmogoniques ou à des événements
développés dans des catégories mythiques ou psychanalytiques et qui renvoient aux
moments premiers des individus.
4. L’accumulation synthétique.
Parler de lřimage littéraire comme d'une expérience synthétique de lecture exige de
parler d'elle comme d'une accumulation significative des mouvements du récit, des
substitutions, condensations, etc. La richesse dřune image littéraire fera écho à cette
qualification du rêve qui tient sa valeur de la quantité dřéléments rassemblés : « Un
fragment de rêve qui nous paraît clair contient ordinairement un grand nombre dřéléments
intenses, au contraire, un rêve obscur en contient peu. »90
La facture significative dřun « rêve », dans notre cas de lřimage littéraire, dépend
de plusieurs stratégies décrites par Freud dont les plus significatives sont le déplacement et
la condensation ; des opérations fondamentales de lřimagination « auxquelles nous devons
essentiellement la forme de nos rêves. »91
Lřimage littéraire comme source significative
requiert une concentration de forces et de conflits ; intensité semblable à celle qui se
manifeste dans les éléments du rêve à travers un travail de condensation.
89 Ibid. p. 467. Cřest nous qui soulignons. 90 Ibid. p. 285. 91 Ibid. p. 266. Ces deux fonctions du psychisme deviennent les axes fondamentaux des projets critiques de
linguistes et critiques comme Jakobson, Metz et Joly.

51
Dans les romans analysés de Robbe-Grillet et Manuel Puig, nous sommes confronté
à des cadres semblables, parfois introduits comme les « rêves » ou les hallucinations des
protagonistes ; construits également comme le libre courant de conscience dřun narrateur
qui surgit sans quřon puisse identifier son rôle et sa place dans lřensemble du récit. Ils
deviennent parfois de vrais « mises en abyme » des évènements du roman.
5. La flexibilité.
Lřimage littéraire participe, à sa manière, de la logique énoncée par Freud pour le
rêve:
Il [le rêve] présente les relations logiques comme simultanées ; exactement comme le
peintre qui réunit en une École dřAthènes ou en un Parnasse tous les philosophes ou tous
les poètes, alors quřils ne se sont jamais trouvés ensemble dans ces conditions : ils forment pour la pensée une communauté de cette sorte .» 92
La composition de lřimage littéraire nřest pas attachée aux processus causals ou
logiques ; elle peut se distancier de lř«ordre normal » des événements et prendre forme
grâce à dřautres techniques : le perspectivisme, la polyphonie, le collage, etc. Lřintuition et
la maîtrise de ces éléments par chaque écrivain combinées aux attitudes singulières du
« lectant » font du récit un ensemble qui génère sa propre épistémè.
Parfois, en effet, lřimage littéraire utilisée par plusieurs écrivains contemporains
dont Robbe-Grillet et Manuel Puig, ne respecte pas les normes de la logique ou la
cohérence avec le bon sens. Ce sont les mots mêmes de Freud à propos du fonctionnement
du rêve que nous utiliserons pour caractériser quelques fragments des romans : « La
manière dont le rêve exprime les catégories de lřopposition et de la contradiction est
particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». »93
Cette
remarque pourra avoir une incidence lorsqu'il s'agira de dénouer les impasses de la
chronologie ou lřentrecroisement des différents niveaux de fiction des romans,
principalement chez Robbe-Grillet.
Lřimage littéraire symbolique identifiée à partir de ce schéma du rêve selon Freud
prend son temps pour se construire. Elle est un projet du roman, un engagement qui se
déroule tout au long du récit par lřimplication affective du lecteur. Implication pleine
d'émotions et imprégnée de significations qui fait de « lřimage mentale littéraire » un être
92 Ibid. p. 271. 93 Ibid. p. 274.

52
vivant, désirant, conflictuel et non un concept neutre et fixe. Image partagée, image
nommée, image interprétée, image en devenir, qui se transforme, se répare, nous répare et
nous engage de façon particulière selon la lecture du récit.94
B. Le phallus comme signifiant privilégié du personnage.
Dans le développement de lřenfant, la configuration de la fonction du phallus
constitue un des moments importants dans la constitution symbolique du sujet. On doit à
Jacques Lacan d'avoir mis en lumière cette constitution du monde symbolique à cette
étape. Par ailleurs, cette recherche sur la signification du phallus est d'autant plus
importante que les romanciers reprennent différemment cet imaginaire. Nous allons donc
prendre un peu de distance, par rapport à la question précédente de la configuration de
lřimage à partir du rêve, pour entrer dans les structures de signification.
Pour Lacan, le phallus est dans lřenfance «le signifiant privilégié de cette marque
où la part du logos se conjoint à l'avènement du désir. »95
et il ajoute : lřenfant ne veut pas
seulement être touché et soigné par la mère ; il veut être son complément, il veut remplir la
place de ce qui manque à la mère, le phallus. Ce geste simple et « primitif » exprime le
désir de lřautre qui doit se configurer correctement chez lřindividu.96
Toujours dans le
même texte, Lacan précise que le phallus « n'y étant que voilé et comme raison du désir de
l'Autre, c'est ce désir de l'Autre comme tel qu'il est imposé au sujet de reconnaître, c'est-à-
dire l'autre en tant qu'il est lui-même sujet divisé de la Spaltung [division97
] signifiante. Les
émergences qui apparaissent dans la genèse psychologique, confirment cette fonction
signifiante du phallus. »98
Le phallus serait donc un des noyaux de la vie sociale de
lřindividu qui instaure des rapports et des liens avec le monde culturel, son corps, ses
désirs et les limites imposées par les autres.
Car le phallus est un signifiant, un signifiant dont la fonction, dans l'économie
intrasubjective de l'analyse, soulève peut-être le voile de celle qu'il tenait dans les mystères.
Car c'est le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant
que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant. 99
94 Cf. NATANSON, M., Op. Cit., p. 90. 95 LACAN, Jacques, Ecrits, Paris : Seuil, 1966. p. 692. 96 Cf. Ibid. p. 693. 97 Dictionnaire compact français/allemand, allemand/français. Paris : Larousse, 1996. 98 LACAN, J., Op. Cit. p. 693. 99 Ibid. p. 690.

53
À partir de ces données lacaniennes nous sommes déjà dans la valeur symbolique et
ses contenus les plus originels : celui de la séparation, de la nostalgie de lřunité.100
Des
études postérieures à Lacan confirmeront ce monde dynamique du manquant chez le sujet :
«le phallus signifie […] ce qui, dans la sexualité, ne peut pas être assumé par lřindividu,
ou, à proprement parler, ce qui est non subjectivable.»101
Les remarques précédentes sur le phallus éclaireront certains représentations
sociales des personnages, surtout la sexualité élaborée dans Buenos Aires…. Nous
retrouverons dans ce texte des mouvements ludiques à partir des données et tensions
propres à lřintériorisation du phallus ; ces élaborations seront plus manifestes, lorsque nous
analyserons en détail les différents romans.
Que retenir de lřimportance de la fonction du phallus que nous venons de
souligner ? Dřabord quřil existe une configuration symbolique du sujet qui sřenracine dans
la fonction du phallus et que cette configuration symbolique se place au-dessous de tout
mouvement symbolique et détermine ce qui se passe pour lřhomme en tant quřespèce
comme pour les événements particuliers du sujet. Il faut retenir aussi que cette fonction
constitue la possibilité de nouer les sens énigmatiques dřune large part des mouvements
libidinaux chez lřindividu, en permettant dans le même temps de comprendre plusieurs
représentations imaginatives qui touchent le corps et ses fantasmes.
Les éléments symboliques identifiés à partir de la psychanalyse agiront comme
interprètes des postures des personnages dans les quatre romans à analyser. Les fonctions
du rêve ou du phallus seront un peu comme des outils de reconnaissance dans les deux
champs de notre recherche : celui des espaces fermés (La Jalousie et El Beso...) et celui
des espaces ouverts (Projet… et Buenos Aires…). Dans certains cas, nous reviendrons aux
données précises de la psychanalyse qui circonscrivent le cadre fondamental de la
symbolique du corps. La symbolique du corps féminin toujours sexualisé, est marquée
profondément par les rapports d'autorité et elle est au centre de l'agir tant social
quřindividuel.
100 Contenus ratifiés par la sémiologie : « la relation symbolique en son étymon antique, où lřon peut lire à
la fois une relation de contiguïté entre les deux moitiés complémentaires du (symbolon), et un rapport dřinclusion entre chacune de ces deux moitiés et le tout quřelles constituent et reconstituent.»
GENETTE, Gérard, Figures III, Paris : Seuil, 1972. p. 27. 101 CONTE, C. et SAFOUAN, M., Dictionnaire de la Psychanalyse, p. 596.

54
V. L’IMAGE DU CORPS.
On cherchera ici à déterminer de manière plus précise cette entité appelée au cours
de notre travail « image du corps », cette forme devant exprimer les deux dimensions de
lřimage littéraire : la plastique et la symbolique. Les données retenues sur lřimage du corps
relèveront préférentiellement de la réflexion faite autour de la configuration du moi de la
psychanalyse qui prend forme lors de la première appropriation du corps. Elles auront
trait, entre autres, à la représentation la plus ordinaire de lřimage du corps. Comment le
sujet parvient-il à se donner une image de lui-même ? Comment se déploie, se manifeste
la dimension plastique et symbolique quand nous élaborons une représentation
anthropologique ? Sřagissant du personnage, quelle est lřimage du corps que nous lui
accordons de façon « instinctive » et générale ? Quelles figurations travaillent dans nos
catégories de corps ? Comment nous représentons-nous la matérialité dřun être humain
prenant figure dans des personnages ?, etc.
Parmi les processus psychiques dévoilés au siècle dernier, il y en a deux qui ont
retenu l'attention, celui du Moi-Peau et celui de l’image du corps. Ils ont pris forme
comme des configurations subjectives dans lřauto possession du sujet même. Ce sont des
stratégies dřindividu pour pénétrer dans sa propre conscience et se bâtir une image du
corps. L'identité humaine est ainsi structurée à partir de la chair, en profonde
correspondance avec les devenirs intérieurs, culturels et psychiques dont lřindividu est, en
grande partie, conscient. En suivant les correspondances de lřanalyse psychologique et des
discours autour de lřimage du corps, nous pourrons percevoir comment et de quelle
manière « lřimage du corps » est une des formulations les plus adéquates pour exprimer ce
qui se passe dans la lecture dřun roman, en rapport avec la construction dřun corps comme
modèle.
Pour aller plus avant dans cette investigation, j'utiliserai plusieurs ouvrages parus
au siècle dernier et qui ont trait aux processus psychiques de configuration de la
personnalité en rapport à la corporalité : L’Image du Corps, de Paul SCHILDER (1950).
L’image inconsciente du corps de Françoise DOLTO (1984), Le Moi-Peau de Didier
ANZIEU (1985), Le Corps Psychique (1989), et Les Deux Corps du Moi (1996) de Gérard
GUILLERAULT. Les axes dřinterprétation retenus ont pour origine les ouvrages dřAnzieu

55
et de Dolto, auteurs qui donnent un accès clair et fonctionnel à ce que nous pouvons
appeler image du corps. Ce sont des textes fondamentaux pour la compréhension des
relations entre les fonctions du moi, ses actions qui impliquent le corps et lřappropriation
dřune identité chez le sujet, à travers ses manifestations et structures corporelles telles que
le visage, la peau, les membres, la tête, etc. Ces approches psychologiques ou
psychanalytiques nous permettront alors une meilleur intelligence de lř« image littéraire
symbolique du corps ».
A. Le moi-peau.
Etant donné notre projet concernant le corps comme image du récit, les études
dřAnzieu portant sur la compréhension des structures et représentations primaires du corps
par la peau nous sont apparues spécialement pertinentes. Lřauteur entreprend une sorte de
conceptualisation du Moi-peau en tant quřorgane psychique de lřhomme. Prenant appui sur
la démarche dřAnzieu nous retiendrons plus particulièrement les éléments qui dévoilent la
peau en tant que corps, dans les rapports de lřindividu avec ses proches et avec lui-même.
La première affirmation d'Anzieu désigne le « Moi-peau » comme un intermédiaire
important dans les processus de reconnaissance et dřidentification ; la peau est lřenveloppe
initiale dans laquelle le sujet prend forme :
Par Moi Peau, je désigne une figuration dont le Moi de lřenfant se sert au cours des phases
précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les
contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au
moment où le Moi psychique se différencie du Moi corporel sur le plan opératif et reste
confondu avec lui sur le plan figuratif.102
La peau est la surface du corps intériorisé et confirmé qui agit depuis les premières
semaines de vie, comme le font savoir les études sur le développement embryonnaire de
lřindividu ; comme tissu cřest la première frontière et la porte des échanges. Ensuite, la
peau comme organe pour lřenfant « répond au besoin dřune enveloppe narcissique et
assure à lřappareil psychique la certitude et la constance dřun bien-être de base ».103
Elle a
donc sa propre dynamique et importance dans la construction du corps et son image
lorsque la peau devient, pour tout être humain, un des éléments premiers dans
lřidentification et la communication. « Sa complexité anatomique, physiologique et
102 ANZIEU, Didier, Le Moi Peau. Paris : Dunod, 1995. p. 61. 103 Ibid. p. 61.

56
culturelle anticipe sur le plan de lřorganisme la complexité du Moi sur le plan psychique.
De tous les organes des sens, cřest le plus vital. »104
Anzieu présente la peau comme l'univers tactile et cutané dans lequel celle-ci se
reconnaît comme un organe.105
Ses observations issues de la clinique ne sont pas sans
portée en ce qui concerne l'image littéraire. Ainsi, note-t-il : « De fait, le Moi-peau, en tant
que métaphore, parle à chacun, même si précisément il ne dit pas à chacun la même
chose ! »106
1. Fonction épistémique.
En considérant la peau comme un des organes primaires qui construisent le sujet,
nous pourrons dire que là où se trouvent présence et fonction de la peau, il peut y avoir du
corps. Elle se présente comme un tissu protecteur qui enveloppe la surface entière du
corps, comme le sens du toucher, comme une membrane qui respire, secrète, élimine,
etc.107
Nous percevons une identification basique par elle, grâce à sa configuration
« dřécran » des processus physiologiques et de leur manifestation.
La peau, dans cette première fonction, nřatteint pas encore la profondeur du Moi-
peau de Didier Anzieu. Dans lřexercice de ses fonctions sensibles elle devient un « objet
épistémique », qui peut être connu et reconnu, autant quřun objet libidinal : désirante et
désirée, possibilité dřun chemin de signification sommaire sur le plaisir-douleur, au plan
libidinal, sur le vrai-faux, au plan épistémologique108
auxquels nous pouvons ajouter la
présence-absence sur le plan symbolique.
La peau comme organe nous permet la connaissance par une double voie : elle est
dřabord la siège du toucher exercé et ciblé dans les rapports sociaux, mais simultanément
lřindividu est connu par elle. Elle est à la fois objet et médiation des sens dans un
environnement. Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, les corps se font connaître par la
médiation de la peau qui devient lřespace dřexploration dřautrui. Rappelons-nous certaines
métaphores où nous parlons justement de la caresse des yeux, de regards chaleureux ou des
coups d'œil qui tuent. Si la peau ne suscite pas toujours les « images à voir » que nous
104 Ibid. p. 35. 105 Cf. Ibid. p. 34-42. 106 Ibid. p. 7. 107 Cf. Ibid. p. 36-39. 108 Cf. Ibid. p. 165.

57
avons évoquées et à partir desquelles se façonne une image du corps, son offre sensible
n'en est pas moins réelle et devient un défi à situer.
2. Fonction interface.
Une des fonctions les plus importantes pour notre exploration du corps est celle du
Moi-peau comme interface : « La peau, seconde fonction, cřest lřinterface qui marque la
limite avec le dehors et maintient celui-ci à lřextérieur, cřest la barrière qui protége dřune
pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets ».109
Le terme interface signale dřune certaine façon une limite Ŕ le seuil des agressions
et des approches Ŕ. Au-delà de la peau il nřy a plus dřintégrité dřun corps. Le contact entre
deux peaux, les caresses, le toucher des corps sont la marque de l'intimité la plus
immédiate. Le Moi-peau, enveloppe des corps, est pour ainsi dire aux avant-postes de tout
ce qui peut arriver à un individu. Quelle que soit la situation vécue, qu'elle soit de tendresse
ou de violence ou des deux ensemble, le Moi-peau est le premier à vivre plaisir ou/et
souffrance. Si nous voulons parler de corps et ici, plus précisément d'image du corps
comme modèle du récit, il n'est pas possible de faire abstraction du Moi-peau. Les peaux
choyées ou blessées de nos personnages s'imposent donc à nous comme un passage obligé.
Tout en prenant en compte la dualité des pulsions érogènes et agressives, il faut
souligner le rôle de la douleur, comme un des indicateurs des limites et de la frontière du
Moi-peau. Par la douleur le corps reconnaît ses frontières et ce qui lui
appartient : « Sřabandonner au plaisir suppose la sécurité dřune enveloppe narcissique,
lřacquisition préalable dřun Moi-peau. La douleur, si on échoue à la soigner et/ou à
lřérotiser, menace de détruire la structure même du Moi-peau. »110
Pour Anzieu, plaisir et
douleur, localisés sur la peau, partagent un même univers de sensibilité, de telle façon que
dans les endroits où la peau est plus sensible, le plaisir et la douleur y trouvent leur source
privilégiée.111
C'est ainsi que le Moi-peau comme interface, de par son statut de
109 Ibid. p. 61. 110 Ibid. p. 228. Schilder énonce aussi un autre élément important de la configuration du corps : « Deux
facteurs, apparemment, jouent un rôle particulier dans la création de lřimage du corps. Lřun cřest la douleur,
lřautre cřest le contrôle moteur des membres » que nous aborderons ultérieurement, cf. SCHILDER, Paul,
L’image du corps, étude des forces constructives de la psyché. Paris : Gallimard, 1968 p. 124. 111 Pour Schilder, par exemple, la sensibilité des orifices du corps a une importance très forte pour lřappropriation du corps. Ces orifices sont évidemment les endroits où il y a davantage de terminaisons
nerveuses dans les corps : la bouche, les yeux, les oreilles, le nez, lřanus et les organes génitaux. « Étant
donné que cřest par les orifices de notre corps que nous avons les contacts les plus étroits avec le monde, il
nřest pas étonnant quřils aient une énorme importance psychologique[…] Il y aura des lignes dřénergie

58
délimitation du corps et à ses rapports à la douleur et au plaisir sera le témoin direct de
l'unité ou de l'écrasement du corps.
3. Fonction de communication.
Le Moi-peau «est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui,
dřétablissement de relations signifiantes ; elle est, de plus une surface dřinscription des
traces laissées par ceux-ci ».112
Avant la rencontre par le regard, le Moi-peau existe pour lřenfant comme lřespace
de la caresse. Moment proto-imaginaire du sujet qui précède celui de l'image du corps et
qui se révèle d'une grande flexibilité : « Elle est véridique et trompeuse. Elle est
régénératrice, en voie de dessèchement permanent [... ] Elle appelle des investissements
libidinaux autant narcissiques que sexuels. Elle est le siège du bien-être et aussi de la
séduction. Elle nous fournit autant de douleurs que de plaisirs. »113
Elle est signe :
signifiante et signifié par lequel lřintériorité se dévoile et sur laquelle la parole dřautrui est
appelée à sřexprimer.
4. Fonction d’affirmation.
Le Moi-peau constitue lřêtre vivant, en rassemblant les données particulières de sa
sensibilité et en les fixant dans un espace et un temps précis, cette gestion étant élaborée
par un double mouvement détecté par Anzieu : « Être soi-même, cřest en premier lieu
avoir une peau à soi et en second lieu sřen servir comme dřun espace où mettre en place
ses sensations ».114
Ces deux moments constituent lřautonomisation de lřindividu par
laquelle il reconnaît ses limites propres et gère les stimuli du monde extérieur.
Cette fonction nous permettra, à travers des mondes imaginaires aux apparences
inhabituelles, d'envisager des êtres différents des patrons anthropomorphiques qui règlent
ordinairement notre représentation des personnages romanesques. Car bâtir un corps cřest
situer un ensemble de forces parfois indéterminées et permettre leur compréhension aussi
contradictoires soient-elles. Étant un des éléments constitutifs du corps, le Moi-Peau
permet dřanticiper un être qui est encore sans tête, ni membres ou parties identifiables. Par
reliant les différents points érogènes, et la structure de lřimage du corps variera selon les tendances psychosexuelles des individus ». SCHILDER, Op. Cit. p. 144, cf. p. 109. 112 ANZIEU, D. Op. Cit. p. 62. 113 Ibid. p. 39. 114 Ibid. p. 121-131.

59
cette fonction, dans lřabsence même de description ou de présentation des personnages, le
corps est déjà là.
A la suite des précisions apportées sur des fonctions du Moi-peau, établir un rapport
entre les actions du récit et la médiation organique des protagonistes est désormais
possible. En sachant que le « corps » pressenti dans cette recherche est possible et croyable
dans les frontières bâties par notre sensibilité : la sensibilité humaine, la seule que possède
le lecteur ! Cette remarque, à l'apparence d'un truisme, prendra toute sa portée lorsque nous
approcherons les personnages des romans.
En gardant comme catégorie fondamentale le Moi-peau, nous pressentons quřil y
aura au moins une enveloppe sensible qui maîtrise les forces vitales en cherchant une
autonomie. Voilà, une première image possible de corps, parfois la seule que nous aurons
des protagonistes et qui ne parle pas seulement des êtres humains. Nous y parlerons aussi
de cadavres, dřextraterrestres, de monstres et dřautres innombrables figures si leurs
identités sont placées géographiquement et temporellement dans une enveloppe qui
maîtrise leurs propres dynamismes. Tout ça sans tête, bras ou formes anthropomorphiques,
énonce quand même une forme dynamique : un fantôme, un mannequin, une amibe, etc.
Dans le fragment suivant extrait de Boquitas… nous avons un bon exemple de ces
processus corporellement maintenus par une enveloppe qui, en rappelant le Moi-peau, nous
dévoile un entité organique en mouvement, grâce au constat de quelques fonctions décrites
précédemment :
El ya mencionado día jueves 15 se septiembre
de 1968, a las 17 horas, los despojos de
Francisco Catalino Páez yacían en la fosa
común del cementerio de Coronel Vallejos. Sólo
quedaba de él su esqueleto y se hallaba cubierto
de otros cadáveres en diferentes grados de
descomposición, el más reciente de los cuales conservaba aún el lienzo en que se los envolvía
antes de arrojarlos al pozo por la boca de
acceso[...] El lienzo se quemaba poco a poco en
contacto con la materia putrefacta y al cabo de
un tiempo quedaban al descubierto los huesos
pelados.
Boquitas…, p. 277.
Ce même jeudi 15 septembre 1968, à 17 heures,
la dépouille mortelle de Francisco Catalino Paez
gisait dans la fosse commune du cimetière de
Vallejos. Il ne restait plus de lui que son squelette
et il était recouvert dřautres cadavres à des stades
différents de décomposition, le plus récent
conservait encore le linceul dans lequel on les enveloppait avant de les jeter par lřouverture […]
Le linceul se consumait peau à peau au contact
de la matière en décomposition et au bout dřun
certain temps on voyait apparaître les os à nu.
Le Plus Beau Tango du Monde, p. 265.
Chez Robbe-Grillet nous avons aussi une appropriation du Moi-peau se détachant
et animant des parties des corps avec une identité propre (chevelures, mains, fesses, etc).

60
Son découpage proche dřune anatomie-physiologique rend vivant, dans un autre ordre, la
totalité du corps, comme le fait la biologie en étudiant les processus cellulaires au niveau
microscopique. Le mouvement musculaire dřun membre a des configurations bien
différentes si on le regarde en lui-même, en dévoilant tous les rapports et les implications
au monde cosmique ou biologique de son environnement. Robbe-Grillet, en plusieurs de
ses récits, introduit par la chair et la peau des problématiques et des incidents romanesques.
Parfois, sans la participation délibérée des protagonistes, il cherche à exprimer tout un
monde imaginaire et symbolique qui évolue à partir de la peau comme signifié. Le début
de La Maison de Rendez-vous n'est qu'un exemple parmi d'autres :
La chair des femmes a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves.
Même à lřétat de veille, ses images ne cessent de mřassaillir. Une fille en robe dřété qui
offre sa nuque courbée Ŕelle rattache sa sandaleŔ la chevelure à demi renversée découvrant la peau fragile et son duvet blond, je la vois aussitôt soumise à quelque complaisance, tout
de suite excessive… La Maison… p. 9.
B. Schéma corporel et Image du corps.
Après avoir reconnu au Moi-peau sa place privilégiée en tant que structure
fondamentale par laquelle le corps se montre et se configure il faut envisager les autres
moyens par lesquels lřhomme se donne une image plus large et personnelle de son corps.
Une image qui soit spécifique de lřêtre humain et qui rassemble toute signification et tout
rapport subjectif au niveau culturel ; une image qui soit applicable plus analogiquement
aux personnages romanesques, une image qui soit aussi une image mentale malléable. Est-
ce que dans ce projet les catégories de schéma corporel et d'image du corps nous aideront à
mieux nous figurer ce que nous pouvons appeler corps ?
1. Schéma corporel.
Nous avons délimité un espace organique et quelques fonctions corporelles grâce
au Moi-peau dont lřabsence dřune « forme » finale nous amène maintenant à la rencontre
de deux structures de figuration appelées schéma corporel et image du corps. Deux
dimensions complémentaires qui demandent quelques éclaircissements. En commençant
par le plus général et en nous appuyant sur un texte de Françoise Dolto nous percevons
comment le schéma corporel met en rapport la construction culturelle de l'individu et le
patrimoine commun des groupes et de lřhumanité :
Le schéma corporel spécifie lřindividu en tant que représentant de lřespèce, quels que
soient le lieu, lřépoque ou les conditions dans lesquels il vit. Cřest lui, ce schéma corporel,

61
qui sera lřinterprète actif ou passif de lřimage du corps, en ce sens quřil permet
lřobjectivation dřune intersubjectivité, dřune relation libidinale langagière avec les autres
qui, sans lui, sans le support quřil représente, resterait à jamais fantasme non
communicable.115
C'est ainsi que ce schéma corporel nous permet de regarder une peinture rupestre en
décryptant dans ses traits des corps d'hommes, grâce à leurs mains, leurs bras, le
mouvement esquissé ou la façon dřagresser les autres animaux. Le schéma corporel est
lřimmédiate sécurité de savoir que les hommes ne portent pas de cornes et que les grandes
queues appartiennent aux singes. Le même schéma nous permet de parler de mains,
dřorteils, dřaccepter dans nos sociétés contemporaines le rouge à lèvres ou le vernis à
ongles des femmes ; ce même schéma a contrario nous pousse à rejeter ou à regarder de
façon interrogative les pattes et les grosses moustaches si communes au XIX siècle et à
distinguer ainsi les différents moments de la mode. Ce schéma corporel est aussi le patron
psychique par lequel les individus ayant perdu une jambe ou un bras gardent lřimpression
quřil(elle) est encore à sa place.116
Le schéma corporel est le cadre de référence qui permet
à lřhomme de situer les différentes figurations en rapport avec son corps.
Il faut dire que pour certains peuples le schéma corporel prend en compte
davantage lřune des parties du corps. Tout au long de l'histoire de la culture, on voit se
succéder des bras musclés, des masques à têtes immenses, des pantins aux grandes jambes,
des statues de femmes à la poitrine imposante ou des hommes dont le sexe est
disproportionné, etc. Tout cela, dans sa fonction rituelle, privilégie, par la métonymie, une
réduction concentrée des valeurs de cette culture et un regard spécifique du corps.117
En
liant la culture au schéma corporel on peut affirmer que toute culture se condense dans la
figuration propre du corps quřelle esquisse. Il s'agit là d'une dynamique propre à lřhomme,
car le schéma corporel nřappartient pas aux animaux ; chez eux, il n'y a pas de processus
pour se faire chat, chien ou chigüiro. Le schéma corporel est lřimage générale de lřêtre
humain, exprimée par une culture ou un groupe. C'est le patrimoine commun des
représentations du corps humain, présent dans l'inconscient de chaque individu.
115 DOLTO, Françoise, L’image inconsciente du corps. Paris : Seuil, Coll. Points Essais. 1984, p.. 22. « Le
schéma corporel » correspond de certaine façon au « modèle postural du corps » chez SCHILDER, P.,
L’image du Corps. p. 40. 116 Cf. SCHILDER, P., Op. Cit. p. 37 « Nous sommes accoutumés à posséder un corps complet. Le fantôme dřun amputé est par conséquent la réactivation par les forces émotionnelles dřun patron perceptif donné. »
Ibid. p. 89. 117 Curieusement, comme dit Schilder « Toutes les parties protubérantes du corps sont capables, semble-t-il,
dřacquérir cette indépendance relative dans le modèle postural. » Ibid. p. 207

62
On trouve dans les romans de Robbe-Grillet un schéma du « public du personnage»
lié aux chaises et aux boissons ; images fréquemment placées dans les cafés, restaurants ou
bistros. Il sřagit dřune identification collective, dřune structure culturellement élaboré et
fixé comme partie du «schéma corporel» : « Lřivrogne a vidé son verre dřun trait. Wallas
commence à boire le sien. Il sřétonne de se trouver tellement à son aise dans ce bistro
malpropre ; est-ce seulement parce quřil y fait chaud ? » Les Gommes, (108, cf. 7, 256).
Derrière ces gestes des protagonistes qui doivent maîtriser leur environnement, se
confronter à d'autres et s'affirmer en manipulant une boisson, on peut discerner une
structure commune. Ainsi le verre dans les mains de Wallas deviendra le café dans les
mains de Boris dans Un Régicide, (23) ; le verre d'absinthe de Mathias au café « A
lřespérance » dans Le voyeur, (56, 107, 177) ; le verre de Marie-Sanglante au « Vieux
Joë » dans Projet…(51, 166) ; la boisson vermeille du grand café-théâtre « Triangle dřOr »
dans Gradiva…, (143-146) etc. Il y a des comportements propres qui esquissent une
posture physique et un rapport collectif où se place le protagoniste. Traits dřun imaginaire
culturel que dans les chapitres suivants nous verrons dans leur singularité, selon les cas.
Chez Puig, le schéma corporel s'exprime, le plus fréquent, à travers un
dimorphisme sexuel marqué par la force brutale du mâle et la fragilité de la femme. La
femme au corps fragile, délicat et soumis, à côté de l'homme sûr de lui et protecteur est un
des stéréotypes sociaux de la culture argentine. Cette image du corps féminin, nous aurons
à la préciser, notamment dans le cas dřEl Beso… mais aussi à propos d'autres figurations
de : La Traicion…, (21-29, 60), Buenos Aires…, (115, 128), Boquitas…, (71, 180-182) et
Sangre de amor…, (50-51). Toutes ces pages reproduisent dans différents contextes
lřimage de la femme exprimée par Ana lřune des personnages de Pubis… :
Uno aporta una cosa y el otro otra. Pero entonces
no tendría que darme rabia cuando tratan de
llevarme por delante. Y además lo consiguen.
Pero ahí está la cosa, lo que pasa es que un
hombre de verdad, o un hombre superior;
digamos, no superior a mí, porque entonces
Beatriz tendría razón, y no tiene razón, sino
superior de otro modo... Bueno, mejor empiezo
de nuevo.
De todos modos está mal meterles en la cabeza a las mujeres que son iguales a los hombres, está
mal, está mal y está mal. Porque somos
distintas...
Pubis…, p. 74.
Lřun apporte une chose et lřautre lřautre. Mais
alors je ne devrais pas être en rage quand on
tâche de me damer le pion. De plus on y parvient.
Mais cřest là le hic, ce qui se passe cřest quřun
homme pour de bon, ou un homme supérieur,
disons, pas supérieur à moi, parce quřalors
Beatriz aurait raison, et elle nřa pas raison, mais
supérieur dřune autre façon… Bon, mieux vaut
recommencer à nouveau.
De toute façon cřest mal de mettre dans la tête des femmes quřelles sont les égales des hommes,
cřest mal, cřest mal, cřest mal. Parce que nous
sommes différentes…
Pubis Angelical, p. 88

63
2. Image du corps.118
Lřimage du corps apparaît comme une forme dřindividuation car chaque homme est
poussé à avoir et à forger sa propre image dans le grand contexte du schéma corporel.
Cette importance de lřimage personnelle du corps est à la base dřune communication
potentielle et de lřinteraction avec le monde social de lřindividu et de son entourage
naturel. Dolto souligne cette importance :
L’image du corps est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles : interhumaines,
répétitivement vécues à travers les sensations érogènes électives, archaïques ou actuelles.
Elle peut être considérée comme l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant et
ce, avant même que lřindividu en question soit capable de se désigner par le pronom
personnel « Je », sache dire « Je. » 119
En effet, toute image intègre, à partir de ce noyau figuratif primordial, le monde
perçu sensiblement. Elle devient aussi la mémoire de ses contacts passés et sa disposition
aux échanges à venir. Cette « image » première de Dolto sera le point de départ de toute
entreprise historique et spécifique dřune libido en situation, et de sa figuration. Le désir de
lřhomme s'enracine en elle car cette image, attachée à la représentation symbolique du
sujet, rassemble les rêveries et les devenirs intersubjectifs.
Plus tard, au-delà de lřimage spéculaire, elle deviendra lřénergie intérieure qui fait
de toute image du corps une icône plastique et sensible dřune identité soignée et câlinée
par chacun, à travers les vêtements, dans la toilette la plus simple, qui le confronte au
miroir indiscret. Cette image établit aussi comme une extension des noyaux de sensibilité à
la suite dřune meilleure intégration au milieu. « Tout ce qui participe des mouvements
conscients de notre corps est ajouté au modèle que nous avons de nous-même et fait
désormais partie de ces schémas : le pouvoir de localisation peut sřétendre chez une femme
118 Avant de poursuivre cette présentation, quelques précisions sont nécessaires. Nous sommes redevables à F. Dolto de cette distinction entre schéma corporel et image du corps. Cependant, c'est à partir de l'étude de
Schilder que nous forgeons lřimage du corps. Cela, parce que le concept fondamental de Dolto de lřimage du
corps est une « image inconsciente du corps » avant le stade du miroir, laquelle pourra être synthétisée
comme « la dyade » (perception unitaire de lřenfant et sa mère). «…Il faut bien comprendre quřil sřagit dřune
image qui disparaît avec lřimage spéculaire. Avec lřimage du miroir lřimage connue de soi dans le miroir Ŕ il
nřy a presque plus image inconsciente du corps, excepté dans le rêve. » DOLTO, Françoise et NASIO, J-D.M
L’enfant du miroir. 2002, p. 13. Sřil est vrai que lřimage inconsciente du corps a été un outil et une
découverte chez elle à partir du travail avec les enfants, il faut en même temps élargir ses implications à toute
la vie de lřhomme comme du reste nous pouvons le déduire de ses propos : « Si je mřintéresse à lřimage du
corps, que tout un chacun porte en lui, à chaque moment de son existence, réveillé, statique, fonctionnel ou
endormi, cřest parce que les images implicites que les adultes dégagent en parlant, mřont été données
explicitement par les enfants, soit par leurs dessins, soit par leurs modelages. » Ibid. p. 37. La pertinence de lřimage inconsciente du corps au-delà de la constitution de lřimage spéculaire est aussi traitée par Gérard
Guillerault Les deux corps du Moi, Schéma corporel et image du corps en psychanalyse. Paris : Gallimard,
1996, Chapitre 9 : Le miroir et les deux corps. 119 DOLTO, F., L’image inconsciente du corps. p. 22.

64
jusquřà la plume de son chapeau ».120
Notons aussi que lřobjet attaché au corps de
lřhomme « est son corps » sřil peut le maîtriser pleinement : c'est le cas des prothèses
orthopédiques ou de lřensemble des machines, des outils dřatelier aux avions de combat et
des technologies de pointe.
Lřappropriation dřune image du corps, comme expression dřindividuation
singulière, amène parfois à certaines constructions hybrides ou mixtes en saisissant des
éléments variés. Les schémas corporels usuels sont brisés lorsque des figurations
zoomorphiques, fantastiques, mythologiques apparaissent. Là, sont mélangées des
structures attribuées à la machine, aux animaux ou aux esprits magiques. On peut ainsi dire
que « notre image du corps est perpétuellement en train de sřagrandir et de se rétrécir, et
nous jouissons de ces changements. Cřest un moyen de triompher des limitations
corporelles que dřajouter des masques et des vêtements à lřimage du corps.121
Ces
explorations de notre image du corps sřexpriment subtilement quand nous assumons, par le
déguisement ou par le récit symbolique, les métamorphoses des contes de fées et de tous
les mythes des monstres : Frankenstein, le Diable, le loup-garou, « Edward aux mains
dřargent », etc. Tout ce jeu dans la configuration dřune image personnelle du corps
recouvre les variations dřun phénomène bien décrit par Schilder :
Les gens dits normaux nřobtiennent généralement que des résultats minimes dans ces
modifications autoplastiques de leur image du corps. Ils sont obligés dřavoir recours à des
méthodes alloplastiques, des masques, des vêtements, sřils veulent changer radicalement
leur image du corps. 122
Lřimage du corps qui survient à lřhomme plus ordinairement après la formation du
moi est une forme plastique. Elle est liée directement au corps comme récit de chair
malléable qui porte les cicatrices, les grains de beauté et les caractères particuliers issus de
lřhéritage familial et lřhistoire personnelle. Puis elle est marquée progressivement par les
données qui façonnent notre personnalité dans les rapports plus immédiats. « L'image du
corps est donc ce qui porte chez chacun la marque de son histoire psycho-corporelle
relationnelle. (Au sens où nous avons vu les relations, si primitives soient-elles, sřinscrire
120 SCHILDER, P. Op. Cit., p. 37. Il dira après : « Quand on touche un objet avec un bâton tenu dans la main,
on sent une sensation à lřextrémité du bâton ; car le bâton est devenu une partie de lřimage du corps » Ibid. p. 219 ; également « dès que nous mettons un vêtement quelconque, il sřintègre immédiatement dans lřimage
du corps et se remplit de libido narcissique. » Ibid. p. 220. 121 Cf. Ibid. p. 221. 122 Ibid. p. 222.

65
dans le corps et en déterminer la dynamique) ».123
Cette image du corps est une vraie
sculpture du vivant, tellement malléable que la perte ou la modification des rapports
interpersonnels ou avec lřenvironnement changent cette image, parfois en lřexposant au
risque.124
Quelle qu'en soit la cause, agents extérieurs ou le sujet lui-même, des effets
dramatiques peuvent conduire á la dégradation ou à la perte de l'image elle-même.
Dans le cas de lřimage du corps suscitée par la lecture, deux caractéristiques sont
fondamentales : celle qui fait de la « conscience » incarnée le centre individuel des
rapports intersubjectifs, et celle qui donne à cette conscience une forme plastique de
perception. Ces traits articulés par lřimage corporelle seront élaborés par nos deux
romanciers, avec des nuances et des variations propres. Chez Robbe-Grillet, les jeux
« alloplastiques » nous trompent le plus souvent, sans parvenir toujours à consolider un
corps :
Elle me demande dřavancer vers elle. Je fais cinq pas dans sa direction. De plus près, son
visage a une pâleur étrange, une immobilité de cire. Jřai presque peur de mřapprocher plus. Je fixe sa bouche…
« Encore », dit-elle. Cette fois, il nřy a pas de doute ; ses lèvres ne bougent pas quand elle
parle. Je fais un pas de plus et je pose la main sur sa poitrine.
Ce nřest pas une femme, ni un homme. Jřai devant moi un mannequin en matière plastique
pour vitrine de mode. Lřobscurité explique ma méprise. Djinn,p. 14, cf. 135.
Ce mannequin, identifié ici malgré "lřobscurité", est déjà introduit comme un des
artifices préférés de Robbe-Grillet et un des sujets de réflexion à analyser dans la troisième
partie de ce travail.125
En ce qui concerne le modelage d'une image du corps il existe chez Robbe-Grillet
d'autres ressources telles les dessins : Le Voyeur, où Mathias griffonne une mouette (22,
145, 231, 234) ; les tableaux : Dans Le Labyrinthe où il sřagit de « La défaite de
Reichenfels » (24-29, 174, 203-204, 218) ; les photos : Angélique ou l’enchantement où un
cliché Allemand nourrit lřécriture (114-117). Le mannequin ou toute figure de trompe-lřœil
sont des images du corps, dans la mesure où elles permettent une individuation du schéma
corporel. Ces images échouent lorsque elles nřétablissent pas, par elles-mêmes, des
rapports avec les autres personnages ou une appropriation de leur propre représentation.
123 GUILLERAULT, G. Le Corps Psychique, Essai sur l’image du corps selon Françoise Dolto. Paris :
Éditions Universitaires, 1989 p. 57. 124 Selon les études de Dolto ces changements dramatiques sont endurés depuis la plus petite enfance et toujours dans un cadre intersubjectif : « Cřest dans la mesure où lřimage du corps se structure ainsi dans la
relation intersubjective que toute interruption de cette relation, de cette communication, peut avoir des effets
dramatiques. » DOLTO, F., Ibid. p. 39. 125 Les masques et le mannequin, voir pp. 285ss.

66
Ces transgressions introduites par les écrivains ouvrent dans le même temps, d'autres
possibilités dans la compréhension du corps quřil nous faudra préciser.
Les vêtements sont parfois chez Puig des accessoires qui façonneront les corps des
personnages et configureront les protagonistes. Nous analyserons cette particularité dans la
présentation des femmes quřil décrit avec soin. Puig et Robbe-Grillet cherchent à nous
donner des images concrètes des corps de leurs protagonistes, en déconstruisant lřimage du
corps habillé. Il y a dans les romans des héros ou anti-héros originaux qui sřapproprient
une corporalité rénovatrice où il ne sřagit pas de la répétition neutre dřune figure
universelle de héros.
C. Image dynamique du corps.
Après avoir introduit le schéma corporel et lřimage du corps il nous faut mettre en
correspondance les constantes les plus importantes entre eux et lřimage littéraire. Nous
avons, dans la lecture romanesque, d'une certaine façon, une construction progressive des
images des corps, grâce notamment à une identification spontanée, immédiate au
protagoniste du récit. Le récit fournit une série de renseignements qui appartiennent, soit
au schème corporel, soit à lřimage du corps. Dřune manière automatique le lecteur
ordonne, sans sřen apercevoir, chacune des informations selon ses structures en donnant
chair et représentativité aux personnages.126
Les attentes sont différentes selon les lecteurs
mais l'exercice se fait presque automatiquement par le dialogue établi avec le roman. Nous
soulignerons quelques relations dans ces jeux entre récit, schème corporel et image du
corps qui façonnent le corps des personnages.
1. L’affirmation de l’unité et du tout.
Dans la configuration du corps, nous pourrons mettre à lřépreuve une fois de plus
les observations de Schilder à propos des membres fantômes : « à la suite dřune
amputation, lřindividu doit faire face à une situation nouvelle, mais comme il y répugne, il
sřefforce au contraire de restaurer lřintégrité de son corps.»127
La totalité dřune image, de
ce que nous pouvons appeler schéma corporel, sřimpose au vide dřun corps désintégré ou à
lřexcessive attention dřun membre particulier qui puisse faire un individu. Il semble que le
schéma corporel anticipe la construction de lřimage du corps par son caractère
126 « Cřest grâce à notre image du corps portée par - et croisée à - notre schéma corporel que nous pouvons
entrer en communication avec autrui » DOLTO, F. Op. Cit., p. 23. 127 SCHILDER, P. Op. Cit.,. p. 90.

67
« multiple » : biologique, physiologique et anthropologique. C'est ainsi que la plupart des
transformations dues à la culture, et envisagées par les individus, se vérifient par le schéma
corporel. Cřest sur lui que sřexercent de préférence les changements sur « lřidentité » de
lřhomme ou se insère un trait nouveau de lř« humanum ». La littérature témoigne
abondamment de cette expérience : les résistances et la gêne du lecteur sont plus fortes
quand le schéma corporel est écrasé que lorsquřune image inconsciente du corps est
anéantie. Le schéma permet d'une certaine façon la survivance dřune forme basique et
continuelle et ainsi une intégration des personnages dans le monde du lecteur.128
Lřexemple suivant extrait dřun « ciné-roman » de Robbe-Grillet nous aide à mieux voir
comme nous apprivoisons ce mécanisme :
18. Ŕ Au lieu dřassister à la suite du 17, qui montrerait Nora faisant son métier de
prostituée, cřest Alice que lřon voit maintenant dans ce rôle. Une première image cadre ses
chaussures, et on ne sřaperçoit donc pas encore nettement de la substitution, puisquřil sřagit
de ces mêmes chaussures-fétiches bleues et des bas en résille noire que lřon vient de voir
aux pieds de Nora. Ils sont vus dřen haut, comme par un homme qui passe dans la rue, la caméra (cřest-à-dire son regard) remontant ensuite vers le visage dřAlice ; cřest alors
seulement que lřon découvre le changement de personne.
Glissements…, p. 69.
La continuation métonymique, utilisée par Robbe-Grillet, prend appui de notre
schéma ordinaire qui cherche lřunité et lřintégration dřune partie au tout. C'est ainsi que
nous suivons le corps de Nora avant de lřidentifier comme étant celui dřAlice, car un pied
a besoin dřun corps pour sřaffirmer dans le monde et tout pied à son tour représente un
corps. Lřécrivain par cette stratégie peut travailler les corps en ignorant la vie intérieure
des personnages et en introduisant d'autres rapports. Puig favorise le chemin contraire en
entrant dans les devenirs intérieurs des personnages. Il procède par une appropriation
corporelle de lřintérieur des consciences, et par les échanges interpersonnels.
2. L’image comme un processus.
Tout processus dřappropriation dřune image du corps reprend à des niveaux
différents les confrontations primaires du sujet, vécues dans le « stade du miroir » entre
deux images : « dřune part lřimage inconsciente du corps, et dřautre part, lřimage
128 Situation exploitée remarquablement par le cinéma dřhorreur ; par exemple dans Le silence des agneaux le
drame se trouve moins dans lřassassinat des jeunes filles à minuit que dans lřinstrumentation du corps qui
devient chair pour la bouche de lřanthropophage ou peau pour la veste du psychopathe. Nous avons vécu une expérience semblable lors de la deuxième guerre mondiale : on ne peut mesurer la mort «régulière» des
soldats au combat à la barbarie des camps dřextermination où les captifs ont été massacrés même pas comme
des animaux. Les hommes « anonymes » qui tombent nous dérangent moins que la destruction de nos
schémas de « lřhomme ».

68
spéculaire qui contribue à modeler et individualiser la première. »129
Lřimage spéculaire
dynamise cette intégration de lřimage inconsciente avec certaines « pertes » parce que elle
est une perception refoulante et partielle de la totalité de lřimage corporelle, expérimentée
avant par lřenfant qui se a perçu avec sa mère « tout entier dan son être ». Cette image
scopique renvoie de façon plate, partielle à celle, totale de lřinconscient, qui inclut le
devant comme le derrière, lřextérieur comme lřintérieur.130
Ces perspectives « partielles »
dřune perception psychologique se reproduiront dřune certaine manière dans la création
littéraire. Le texte nřest jamais la totalité de lřimage mais il donne aux écrivains, comme
aux lecteurs l« apparence » communicative et sensible de la perception profonde localisée
dans lřimage inconsciente du corps.131
Ce processus dřune image toujours en train de se constituer est aussi confirmé par
Schilder, par les rapports quřelle établit avec la vie sociale et la place du sujet dans son
milieu :
Notre image du corps nřest certainement pas toujours une seule et même chose. Lřimage du
corps est un objet différent selon lřusage quřon en fait. La pensée logique de la conscience
claire sřefforce naturellement de construire une image du corps qui sřadapte au moins à la
majorité des situations. Le développement de lřimage du corps se fait dans une certaine
mesure parallèlement au développement des perceptions, de la pensée et des relations objectales.132
La configuration dřune image dynamique du corps peut être pensée comme une
action positive, mais elle est aussi conflictuelle, une sélection et un assemblage d'éléments
divers :
Il y a en nous des forces de haine qui désintègrent lřimage de notre corps et des forces dřamour qui la rassemblent[…] Ni les impressions optiques, ni les impressions
kinesthésiques, ni les impressions tactiles ne nous donnent une impression toute faite de
note corps. Construire lřimage du corps, cřest donner forme à un matériau des plus
imprécis.133
Les mouvements autodestructeurs auront même leur place, et par eux le corps se
déconstruit, car toute action autodestructrice est une affirmation. Le seul acte
dřanéantissement possible selon Schilder se produit quand lřindividu ne place sa libido ni
dans le monde extérieur ni dans son propre corps.134
Cette « agression » au corps nous
129 DOLTO, F., et NASIO, J-D., Op. Cit. p. 61 130 Cf. Ibid. p. 74-75. 131 Cf. Ibid. p. 76. 132 SCHILDER, P. Op. Cit., p. 217. 133 Ibid. p. 185. 134 Cf. Ibid. p. 159.

69
mène une fois de plus aux problèmes perçus autour du Moi-peau, lors de son déchirement.
Les mouvements contraires à lřunité et à la « santé » du corps seraient donc susceptibles
dřune lecture féconde : il y aurait ainsi un projet dřaffirmation autour de lřimage qui reste à
découvrir et à interpréter. Un tel événement est justifié par le travail même de composition,
de création au cours duquel la perception et la sélection des données (chez le romancier
comme le lecteur) suscitent ruptures, distances et séparations.
Ces mouvements contradictoires, identifiés aussi chez nos romanciers, placent le
lecteur et la construction du personnage dans la déconstruction de l'image du corps à partir
des éléments principaux du schème corporel et image du corps. Robbe-Grillet favorise le
schéma corporel, en élaborant d'autres formes que celles que nous pouvons percevoir et
accepter comme « corps humain » et la façon de le traiter. Il produit très souvent une
déstabilisation de nos modèles conventionnels et de nos conceptions ordinaires du corps.
Manuel Puig, lui, cherche davantage les processus qui atteignent lřimage du corps des
protagonistes en quête de leur configuration. Il construit avec soin lřappropriation
personnelle faite par les protagonistes de leur histoire problématique, en acceptant un
schéma corporel conventionnel mais en déconstruisant leur image particulière. Tout
romancier revient à toujours au bricolage de ces deux axes, nous pensons, dans la bâtisse
dřune image de corps des personnages. Cette tâche bien peut lui demander tout le roman.
3. Les échanges
Une autre dimension, liée aux éclaircissements antérieurs, situe la configuration de
lřimage du corps toujours en rapport avec autrui, dans la confrontation et les échanges
interpersonnels. Cřest une constatation formalisée par Schilder dans sa Sociologie de
l’image du corps dont nous retenons ici trois réflexions qui se situent au centre de la
structure narrative.
Dans le récit, les dynamiques qui débouchent sur la définition dřune image du corps
viennent davantage des échanges et de conflits des personnages, déployés par eux-mêmes
que des descriptions « impersonnelles » dřun narrateur omniscient. Lřécriture du corps est
action, plus que description topographique dřun volume ou dřune matière. Cřest lřéchange
mutuel et permanent entre les différentes parties subjectives des images du corps des uns et

70
des autres qui rend effective une consolidation de lřimage du corps.135
Il y a là un effet des
mouvements de projection et dřappropriation, qui surgissent de lřintérieur des personnages.
La deuxième idée susceptible d'être opérationnelle pour l'analyse des romans a pour
origine un des principes généraux des rapports sociaux entre les images du corps : « Cřest
par leurs zones érogènes que les images du corps se rapprochent le plus et se lient le plus
étroitement. »136
La manipulation du désir et de la chair des jeunes filles chez Robbe-
Grillet nous demandera une valorisation « érotique » des enjeux du corps, dans leur
complexité alors que la «voix» semble se taire. Chez Robbe-Grillet ce sont les moments où
les personnages eux-mêmes sřapproprient leurs corps par les actions et les
confrontations qu'il faut identifier. Ce sont ces évènements qui dévoilent la perception
libidinale des protagonistes et leurs fantasmes liés au corps. Chez Manuel Puig, nous le
verrons, les corps sont toujours reconnus par leurs partenaires dans les rapports sexuels
directs, le flirt ou la séduction, dans les implications symboliques dřune sexualité toujours
en exercice.
Lřimage du corps, en sřélaborant dans une dynamique interpersonnelle, tire profit
du mouvement et de la beauté. C'est la troisième réflexion de Schilder que nous retenons.
A propos du mouvement, nous savons, par la proxémique, que la place et les distances
acceptées pour les corps dans les dialogues ou les actions apportent une information
importante sur la valorisation du corps et son instrumentation. Le mouvement (y compris
les sports, la danse ou les parades militaires) nous donne à voir la maîtrise des corps dans
des espaces sociaux. Par lřaction est brisée la rigidité du corps, réduit parfois dans le
monde des formes à un volume. Les récits de voyages, les aventures, les romans policiers
et tout genre épique fournissent d'une certaine façon la place demandée par les corps en
mouvement.137
Les réflexions précédentes sont liées à lřexpérience de notre culture
occidentale qui, dans l' apogée de plusieurs mouvements artistiques, confirme que « ce
nřest plus le repos qui intéresse mais le mouvement. »138
Socialement, les corps statiques sont des paroles muettes en attente de
lŘinterlocution des mots, en attente dřune phrase ; dans lřaction, ils rencontrent le meilleur
de leurs signifiés : « tant quřil est vivant, on ne peut, nécessairement, jamais voir un corps
135 Cf. Ibid. p. 255. 136 Ibid. p. 255. 137 Ibid. p. 224. Ricœur le reconnaît aussi : « Les récits ont finalement pour thème agir et souffrir »
RICOEUR, P., Temps et Récit. Tome I. Paris. Seuil, 1983. p. 89. 138 SCHILDER, G., Op. Cit., p. 284.

71
quřen mouvement et en action, et un corps en action est toujours en train, soit dřexprimer
quelque chose, soit de faire quelque chose. »139
Notre regard dans la traversée des romans
sera donc soucieux de prendre en compte les codes et les mouvements des corps dans leur
entourage individuel ou social.
Pour clore ces développements autour de la valorisation sociale des corps, ne serait-
ce que temporairement, nous citons ces propos sur la beauté en lien au mouvement :
« Nous devrions pourtant nous rendre compte que nos images du corps ne sont pas
seulement des images de corps au repos mais aussi des images des corps en mouvement.
Mais la beauté est spécialement associée à lřimage du corps au repos.»140
Le corps,
imaginé et objectivé, se rend présent préférentiellement dans la quête de beauté qui est
alors paradoxalement un désir de fixer le temps, le regard, la fraîcheur et la vitalité. Toutes
les revendications liées à la beauté, par la pérennité physique des corps, seront
difficilement satisfaites car « lřeffet esthétique consiste dans le fait que des désirs y sont
provoqués, mais non satisfaits. Les expériences esthétiques sont inachevées et, même, ne
sauraient être achevées. »141
Egalement parce que lřappropriation dřune « image
corporelle » exige action, histoire, vieillesse : seulement en se consumant, le corps devient
« je ». Malgré cela, en regardant avec un peu dřattention cette image fixe de la beauté, cette
forme statique, on peut la voir aussi comme promesse dřagir, une promesse de
mouvements potentiels passionnés et infinis. Le corps dans le regard esthétique inclut le
littéraire, devient fortement un objet qui ne satisfait pas pleinement les mouvements qu'il
déploie. Plusieurs mouvements des personnages ne trouvent pas leur but ; de ce point de
vue, on voit que les romans suscitent en nous davantage le goût de lřabsence que celui de
la présence. Une tension érotisée toujours en lřétat de se déployer sans se consumer.
139 Ibid. p. 234. 140 Ibid. p. 283. 141 Ibid. p. 279.

72
DEUXIÈME PARTIE :
LA CLÔTURE COMME POSSIBILITÉ D’UN CORPS INDIVIDUEL ?
La « femme incomparable »,
la « femme irréprochable »
est donc bien la femme inapprochable,
Ŕ inapprochable mais invisible
pour qui se tient loin dřelle.
Elle nřest sujette au regard que dans lřespace
de la plus extrême proximité :
elle se donne à celui pour qui regarder,
cřest regarder vers les dessous,
jusquřau fond quitte à nřen voir quřun bout.
Didi-Huberman, Georges, La peinture incarnée.

73
Dans cette deuxième partie du travail nous suivrons le premier des axes
fondamentaux de notre recherche : celui de la clôture, qui pourra se révéler comme le plus
important dans la configuration singulière des personnages. À partir de La Jalousie et de El
Beso…, nous identifierons les développements communs aux deux écrivains et les
particularités de chacun au sujet de la fermeture. Cette exploration sera attentive à la
réduction des espaces configurés par les romans comme étant le cadre fondamental des
rapports entre les protagonistes. La fermeture détermine des relations si étroites entre les
personnages qu'elle devient lřenvironnement propre de leur corporalité, elle aussi
particulière.
La clôture se révèle à une lecture attentive de lřœuvre de Robbe-Grillet et Manuel
Puig comme une condition fondamentale des rapports entre leurs personnages ; 142
le corps,
en effet, ne peut pas être modelé et interprété sans un environnement, écologie vitale qui
donne leurs caractéristiques propres à chacun des corps des protagonistes. Ainsi, le premier
chapitre de cette partie : Dimensions fondamentales de l’enfermement, cherche à
comprendre le milieu qui soutient les protagonistes. Il sřagit de trouver le rapport profond
entre les corps et les espaces cloîtrés où ceux-ci évoluent et se configurent. Le deuxième
chapitre : La femme articulation dynamique des vivants est une approche des processus et
des mouvements de configuration des protagonistes ; c'est une tentative pour décrire les
rapports qui dévoilent lřexistence des corps et leurs signifiés dans les personnages
romanesques. Il sřagit de voir lřimage du corps engendrée et soutenue par les espaces
restreints du récit en même temps que les espaces conditionnés par ces personnages.
Toujours dans cette seconde partie, il nous faudra explorer les processus constitutifs
des protagonistes. Cřest le corps féminin et ses implications dans les romans qui nous
confronte à défis particuliers : Dans La Jalousie, A… sera la figure presque omniprésente
de la femme, par contre dans El Beso... la fiction à un premier niveau se construit dans
lřabsence dřune femme. Malgré cela dans les deux romans la figure féminine est également
problématique et centrale comme nous le verrons.
142 Vareille à sa manière exprime la même caractéristique dans le contexte de lřœuvre de Robbe-Grillet :
« Les images de fermeture que lřon a si souvent relevées dans le roman contemporain, cette mouvance en un lieu clos (chambre créatrice, ville, île, château) renvoient à cet état de la rêverie labyrinthique qui unit
lřillimité et la clôture : image parfaite de lřimagination, sur les conditions de possibilité et de fonctionnement
de laquelle chaque œuvre nouvelle constitue une réflexion. » VAREILLE, Jean Claude, Alain Robbe-Grillet
l’étrange, Paris : Seuil, 1997. p. 29.

74
I. DIMENSIONS FONDAMENTALES DE L’ENFERMEMENT.
Lřenfermement en tant quřune des dimensions principales des structures littéraires
chez Robbe-Grillet et Manuel Puig est manifeste dans leurs ouvrages, certains personnages
apparaissant comme produit des environnements fermés et restreints. Chez Robbe-Grillet,
on peut citer entre autres : Lady Ada dans La Maison…, le Dr Morgan dans Souvenirs…,
Alice dans Glissements…, le Narrateur dans La Jalousie. Chez Manuel Puig, il y a
Valentín et Molina dans El Beso…, El Sr. Ramírez dans Maldicion eterna…, Ana dans
Pubis…, Nidia et Luci dans Cae la Noche….143
Pour les deux écrivains la fermeture est une
des caractéristiques principales de leurs univers littéraires, lesquels procèdent de la
restriction des horizons bâtis comme un environnement original. Environnement qui
produira des corporalités propres selon sa dynamique créatrice et ses dimensions
symboliques. Lřautosuffisance de ces mondes, leur implication dans la corporalité des
personnages, constituent le premier volet problématique de notre recherche.
Lřespace cloîtré, comme son nom lřindique, renvoie à un terrain délimité, plus
exactement à la réduction de celui-ci ; il faut cependant penser la recréation de lřespace
comme fait architectural, ce qui signifie une production culturelle et une structure humaine.
Dans la conception de la clôture que nous développerons dans cette recherche, les
habitacles biologiques et dynamiques qui permettent, engendrent et nourrissent la vie
occupent une place déterminante, quřil sřagisse de lřimage de lřutérus, de la caverne, de la
pirogue, de la coquille ou des cavités des arbres. Notre approche critique est aussi
contrainte de se situer en même temps, dans le cachot où sřisole lřennemi, lřhabitation où
se soigne le malade, la cellule où le criminel paye sa peine, la chambre où le vieillard est à
l'abri, etc. Mais chacun de ces « habitacles » se comprend grâce à sa confrontation avec la
partie dont il se détache, la totalité dont il sřécarte, lřimmensité dont il se protége.
La fermeture suscite souvent lřobscurité. Celle-ci, dans les cas les moins prégnants,
suppose des espaces cachés au regard ; un monde interdit aux non initiés, ce qui reste
« privé » ou « intime », dans un domaine intérieur. Le brouillard ou lřobscurité du paysage
devient également un signe dřenfermement quand lřhorizon disparaît, quand la lumière
sřestompe dès les premiers mètres. En effet, cřest le mouvement de repli sur lui-même qui
143 Nous pouvons déjà citer lřouvrage de Mñnica Zapata, L’œuvre romanesque de Manuel Puig, Figures de
l’enfermement. Paris Ŕ Montréal : LřHarmattan,1999. Cette étude dévoile les dimensions de captivité et
immobilité physique des protagonistes comme effets de la réduction des espaces.

75
exclut le regard, tout éclairage et même le souffle. Lřobscurité, elle, semble être une des
conditions de la clôture, au moins une des caractéristiques de son combat contre toute
envie de pénétration de lřextérieur. A partir des romans choisis nous découvrirons la
maîtrise avec laquelle le regard et la lumière conditionnent lřespace dans La Jalousie, ou
comment lřabsence de ces éléments devient une condition dřexistence de lřespace dans El
Beso….
A. L’univers scindé : La Jalousie (1957).
La Jalousie ne sřéloigne pas dřune certaine tradition littéraire des romans
coloniaux ; elle met à profit les spécificités narratives typiques parmi lesquelles on peut
mentionner : une prétention civilisatrice, les récits de voyages, une justification
idéologique, la supériorité dřune « race », lřimposition dřune culture, un regard détaillé et
exotique, une économie dřexploitation, etc.144
Cette entreprise coloniale a comme soutien
idéologique une culture qui se pense universelle, qui sřaffirme de plus en plus comme
tuteur et maître des peuples et en même temps comme un agir qualifié en face des actions
maladroites des natifs du monde occupé par les colons. Des propos extraits dřun des
dialogues des repas confirment ce sentiment chez les protagonistes : « mais il a bien tort
de vouloir confier des camions modernes aux chauffeurs noirs, qui les démoliront tout
aussi vite, sinon plus » (25). Ce genre dřaffirmation est confirmé et repris, plusieurs fois,
par le narrateur du roman alors quřil observe le comportement des natifs :
Le boy nřa pas encore atteint la petite table que la voix de A… se fait entendre, précise et
mesurée ; elle demande de placer la lampe dans la salle à manger, après avoir pris soin dřen fermer les fenêtres, comme chaque soir.
« Tu sais bien quřil ne faut pas apporter la lumière ici. Elle attire les moustiques ». (140)
Cet aménagement colonial évolue parfois comme un mythe dont le trait le plus
manifeste dans le roman sera « le cartésianisme » ; cette situation un peu vague et
imprécise évoque une manière de voir et dřapprivoiser le monde natif, une condition
générale dans le roman. Ce « cartésianisme » trouvera dans les Lumières et la raison ses
principes essentiels comme Leenhardt le note :
144 Le modèle développé par le roman montre un temps postérieur à lřâge colonial doré français (1860-1920)
comme cela a été bien souligné par Leenhardt, un des plus rigoureux commentateurs de La Jalousie.
LEENHARDT, Jacques, Lecture Politique du Roman La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet. Paris : Minuit,
1973, pp. 75-77.

76
Dans notre cas, le mythe a pour concept lřimpérialisme français, cartésien, blanc. II est à
noter que le fonctionnement du mythe colonial implique une notion non moins mythique de
la France et des Français. La naturalisation de la raison en cette cartésianité bien française
n'en est qu'un des aspects. 145
Il faut aussi ajouter dřautres mythèmes dévoilés dans le récit : par exemple pour le
peuple dominé, lřénigme des races vaincues, la supériorité sexuelle des noirs. Du côté des
envahisseurs, lřécriture comme le document culturel par excellence, le caractère pratique et
productif des patrons, etc. 146
La Jalousie est plus que la jalousie dřun narrateur, racontée et répétée ;147
le roman
est à la fois un conflit colonial, une structure mythologique et la confrontation entre la
nature et la culture. Nous verrons tous ces éléments condensés et exprimés en un seul
acte : « lřécrasement du mille-pattes ». Ce roman, comme plusieurs ouvrages de Robbe-
Grillet, rend évidente lřirréductibilité du conflit aux propos des « adversaires » : la
méfiance de la différence, la force du pouvoir, la menace du primitif, le défi de « la
passion ». Tous sont présents avec leur séduction et leur dangerosité sans être écartés ; il y
a dans tout cela matière à création constante ; ce à quoi nous ne parviendrons jamais à
donner une clé unique ou à réduire à une seule lecture les propos du roman.
La dérangeante et subtile intrigue de La Jalousie ne permet pas des aventures
passionnées au sens fort car les chronologies ou les dénouements nřexistent plus; c'est ainsi
que Fortier préfère parler dř« incidents » quand il analyse les évènements centraux du
récit.148
Sřagissant des « incidents » les plus importants qui marquent ce roman, la structure
coloniale sřexprime dans la confrontation avec un monde natif et « primitif », avec
lřétrangeté de lřinconnu. Lorsque la tension se développe on constate aussi comment les
colons, les propriétaires de ce modèle, tirent profit de cet univers. En prenant un certain
145 Ibid. p. 206. 146 Quelques points fondamentaux sont à la base de ce que nous pouvons qualifier de roman colonial : 1) Le
roman colonial exprime dans son récit un projet politique, culturel ou/et économique dřun pays dans autre
territoire. 2) Il est soutenu idéologiquement par son affirmation ou son refus du « droit de colonisation ».
Pour la France, concrètement, la doctrine coloniale depuis le XIXem siècle est dérivée de la Déclaration des
Droits de lřhomme, qui ne reconnaît pas des sujets mais des « collaborateurs » dans la perspective
« dřenrichir les aborigènes » en « éduquant leur volonté en lřapprochant de la notre ». 3) Il exprime la vie du
colon, celui qui a connaissance des coutumes, de la langue et de la géographie du pays. Celui qui habite ou
est né dans un territoire précis sous un statut légal différent du natif. 4) Ils intègrent lřexotisme, les carnets de
voyages ou les récits dřexplorations tout en ne se limitant pas à eux. 5) Le contexte de la fiction romanesque
a un accent documentaire, « réaliste » que fantastique. Cf. DEJEUX, Jean, Robert Randau Théoricien du
roman colonial pp. 93-99 in Le Roman Colonial (suite). Paris : lřHarmattan, 1990. 147 Dimension critique abordée par la plupart des études sur le roman, depuis les premières analyses comme celle de MORRISSETTE, Bruce, Les Romans de Robbe-Grillet. Paris : Minuit, coll. Arguments, nouvelle
édition augmentée, 1963. 148 Cf. FORTIER, Paul A. Structures et communication dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Quebec :
Naaman, 1981, p. 49.

77
risque on peut déjà dire que A… serait le colon le plus réussi car cřest le personnage qui
arrive à profiter le plus de toutes les forces en présence et de lřenvironnement : de la
civilisation française comme des inattendus et bruyants mouvements de la vie du pays.
En suivant dans le récit un mouvement de lřextérieur vers lřintérieur, du général au
particulier, du dehors au dedans, nous observerons deux instances du clivage : la plantation
et la maison; antagonisme qui, en partant dřun déguisement colonial, deviendra
cosmologique, valorisation tellurique que Leenhardt approfondit peu et qui sera pour nous
importante.149
Lorsque nous serons dans la maison, le mur et le mille-pattes deviendront la
condensation la plus élaborée de ces mondes.
Dans ce roman, nous sommes face à plusieurs tensions ; nous les percevons, nous le
touchons, mais elles sont loin dřêtre résolues ou expliquées. Sřil est bien vrai que la
structure propre du roman de Robbe-Grillet ne développe pas une intrigue classique, on
peut y trouver une condensation et une symbolique des personnages ou des éléments les
plus représentatifs du roman; affirmation qui diverge de l'interprétation dřAllemand :
Cřest le déplacement des signes qui devient signifiant et non les signes eux-mêmes, car
lřabsence dřintrigue les isole et leur ôte la possibilité de prendre place dans une cohérence
linéaire… Chez Robbe-Grillet, le signe nřexplique rien, car il nřexprime rien dřautre que
lui-même. »150
Sřil est vrai que nous sommes dans le Nouveau Roman, dans lequel les signes et les
symboles sont mis à lřécart, il y a de toute façon des contenus du réel qui gagnent en
perception et en « intelligence » grâce à lřécrivain. Les cadres littéraires développés par
Robbe-Grillet ont aussi leur charge symbolique. Cřest une des hypothèses qui soutient
cette recherche.
Cette dimension symbolique est décrite aussi par Leenhardt lorsquřil analyse
lřécriture dans La Jalousie à partir de la tache du mille-pattes : « Le processus de
production iconologique laisse donc échapper une partie du réel, mais cřest précisément la
perception de lřincomplétude de cet acte, idéologique ou iconologique, qui permet au doute
et à lřangoisse de se saisir des personnages ».151
Il sřagit dřun mouvement interprétatif qui
149 « Ce sont là véritablement deux mondes géographiquement circonscrits et ce dřautant plus nettement que lřencerclement de la maison par un univers naturel composé par les indigènes, la brousse, les animaux,
constitue un des axes forts de ce texte ». LEENHARDT, J. Op. Cit. p 25. 150 ALLEMAND, Roger-Michel, Alain Robbe-Grillet, Paris : Seuil, col. Les contemporains, 1997, p. 83. 151 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 87.

78
confirme la croissance dřune image innovatrice à partir du roman même. Ce domaine de
lřécriture robbe-grilletienne, propre a la structure intérieure du roman, est appelée par
Ricardou « métaphore structurelle » quand il analyse Le Voyeur ; car lřobjet de
comparaison principal (le 8 / le signe ∞) ne se trouve pas hors du texte ; en étant un des
éléments implicites dans la bicyclette, le parcours de Mathias dans lřîle, les cordelettes, les
anneaux de fer du port, etc., il réapparaît constamment. À partir de nřimporte quel objet ou
situation, la description libère les analogies spécifiques, accentuant une réalité présente et
constitutive du texte même. Cette métaphore structurelle a comme vertu dřorganiser le
texte, de mettre en relief les sens figurés et par saturation de dévoiler les multiples
rapprochements et polysémies qui demandent un décryptage.152
Cette répétition iconique et
continuelle de La Jalousie, liée à la figure du mille-pattes écrasé sera dans notre cas la
« métaphore structurelle » ; bien que nous puissions percevoir cette même image comme
une « surdétermination analogique » (dont nous avons déjà parlé à propos de lřimage
littéraire comme composition plastique) qui, au-delà dřune description innocente et
répétitive, ouvre des sens inattendus.
1. La plantation.
Le monde indéterminé, large et imprécis hors des marges du texte, est fixé dans le
roman par la vue ;153
il devient une exploitation bananière gérée par un couple de Français.
Cette « ferme »154
placée, semble-t-il, dans une île des Caraïbes représente « la
civilisation » enfermée dans le monde sauvage qui lřentoure. En suivant Leenhardt nous
pouvons confirmer que : « ce sont là véritablement deux mondes géographiquement
circonscrits et ce dřautant plus nettement que lřencerclement de la maison par un univers
naturel, composé par les indigènes, la brousse, les animaux, constitue un des axes forts de
ce texte ».155
Précisons que dans tout le roman il nřy a pas de présentation de la propriété en elle-
même, qui révèle sa totalité ; il ne sřagit pas non plus de la connaissance familière dřun
paysage retrouvé dans la quotidienneté ou reconnu par les allées et venues du narrateur.
Pour le lecteur la sensation dřétrangeté se confirme par la prépondérance dřun point de vue
152 Cf. RICARDOU, Jean, Inquiète Métaphore, pp. 111-119 in : Obliques Robbe-Grillet, Nº 16-17, 1978, p.
116. 153 Cřest lřintroduction de lřœil au centre du récit qui permet une nouvelle place pour lřhomme dans lřunivers. Cf. Morrissette : Op. Cit. p. 126 154 Nous trouvons déjà par le mot même une certaine correspondance étymologique avec le sujet en question :
la fermeture. 155 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 25.

79
fixe : « A droite comme à gauche leur proximité trop grande, jointe au manque dřélévation
relatif de lřobservateur posté sur la terrasse, empêche dřen bien distinguer
lřordonnance… » (13). Les mots du roman qui ont trait au paysage semblent jaillir du
regard inhabituel de quelquřun situé à l'extérieur et qui découpe la perspective ; action
réalisée surtout à partir de deux emplacements privilégiés: le bureau du narrateurŔla
terrasse et la salle à manger :
- Le bureau-terrasse : Le point le plus fréquenté par le narrateur ; il est plutôt une
zone dřopérations placée au Sud de la maison qui lui permet de regarder la chambre
et les activités dřA… aussi que les cultures et les territoires du midi. « Celui quřelle
a désigné à Franck et le sien se trouvent côte à côté, contre le mur de la maison Ŕ le
dos vers ce mur, évidemment Ŕ sous la fenêtre du bureau » (19, 32,44,51), « la
région comprise entre les deux fenêtres au midi, dont lřune Ŕ celle de droite, la plus
proche du couloir Ŕ permet dřobserver, par les fentes obliques entre les lames de
bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils, sur la
terrasse » (77, 78, 79, 89, 105, 109, 118, 123, 124, 135, 140)
- La salle à manger : « Le mari » semble prendre place pour le repas dans le fauteuil
qui se trouve en face des vitres du salon. « Au delà du verre grossier, dřune
propreté parfaite, il nřy a plus que la cour caillouteuse, puis, montant vers la route
et le bord du plateau, la masse verte des bananiers. Dans leur feuillage sans nuance
les défauts de la vitre dessinent des cercles mouvants » (55, 57, 73, 93, 95, 115-
116, 126, 136). Ces fenêtres ne permettent pas une vue nette car la qualité du verre
est mauvaise : « Seul le carré de la fenêtre fait une tache dřun violet plus clair, sur
laquelle se découpe la silhouette noire de A… ». (137) Ce deuxième poste
dřobservation nous permet de connaître le chemin, la grande route, les bananiers du
côté nord et la cour caillouteuse de la propriété où sont situes les entrepôts.
Ces deux points dřobservation sont stratégiques car ils permettent au narrateur de
suivre les mouvements dřA… ; quand ses yeux se fixent sur la plantation, cřest à cause des
absences ou des regards dřA… quřil doit lui-même éviter. Les yeux du narrateur cherchent
lřintérieur de la maison et se distraient à lřextérieur. Un regard obsessionnel pour A… qui
doit éviter la rencontre de ses yeux en prenant refuge dans le paysage. Dans la présentation
de la plantation le narrateur a manifestement la volonté de rester à l'extérieur ; il nřa pas de
rapports avec les choses, on ne saura pas le pouvoir quřil a sur ce monde quřil explore par
le regard. La situation est autre dans la maison où la possession du territoire, son autorité

80
sur les employés, ses rapports avec A…, son mépris de Franck, ses paroles et
commentaires nous le désignent comme «le mari jaloux ».
La présentation de cette plantation par une série de données « techniques » peut agir
à la fois comme préoccupation productrice dřun « patron », comme exactitude
taxonomique dřun ingénieur agronome mais aussi comme définition soigneuse dřun
peintre. Le lecteur est parfois, comme le narrateur, à la recherche dřun point de fuite dans
cette peinture encore inachevée ou dans la définition de son meilleur point de vue pour la
contempler. La Jalousie suggère fondamentalement un regard géométrisant qui joue avec
la forme par la pondération de lřespace et de la nature. La construction du paysage prend la
forme dřune composition « optique » tout à fait neuve à laquelle nous pouvons appliquer
les commentaires faits par Barthes alors que Robbe-Grillet commençait à publier : « le
langage nřest pas ici viol dřun abîme, mais élongement à même une surface, il est chargé
de « peindre » lřobjet, cřest-à-dire de le caresser, de déposer peu à peu le long de son
espace toute une chaîne de noms progressifs, dont aucun ne doit lřépuiser ».156
Ces noms
progressifs dans le cas de La Jalousie nous pouvons les enchaîner selon leur rapport à
lřespace, de la façon suivante :
Jungle > plantation > jardin > terrasse > couloirs > salle-à-manger > chambre
Il y a un mouvement de délimitation présenté par nous du plus général au plus
réduit ; cette condensation peut agir aussi en sens contraire car lřitinéraire, synthèse du
dehors et du dedans, devient une structure réversible et une continuité interchangeable
entre lřintériorité et lřextériorité, entre lřobjectivité et la subjectivité.157
Le romancier-peintre fait de la ligne droite la caractéristique fondamentale des
objets et espaces présentés par « le mari ». Cette ligne se fait plus forte quand on
sřapproche de la maison et sřadoucit quand on sřen éloigne : « Le trait de séparation entre
la zone inculte et la bananeraie nřest pas tout à fait droit. Cřest une ligne brisée, à angles
alternativement rentrants et saillants, dont chaque sommet appartient à une parcelle
différente » (33). La ligne droite peut être vue aussi comme un des signes de lřordre
« colonial » : « Cependant lřalignement impeccable des pieds montre que leur plantation
156 BARTHES, Roland, Œuvres Complètes. Tome II., Livres, textes, entretiens, 1962-1967. Paris : Seuil,
2002, p. 294. 157 Cf. STOLTZFUS, Ben, Alain Robbe-Grillet: The Body of the Text, London and Toronto: Associated
University Presses. 1985 p. 103.

81
est récente et quřaucun régime nřa encore été récolté » (33). Cřest la civilisation, la culture,
la comptabilité, la productibilité, la parcellisation neuve en face de la brousse illimitée,
primitive, millénaire et rustique. « Dans la bananeraie, derrière eux, une pièce en forme de
trapèze sřétend vers lřamont, dans laquelle, aucun régime nřayant encore été récolté depuis
la plantation des souches, la régularité des quinconces est encore absolue » (104, cf. 203,
213). La plantation commence au-delà du jardin, lřespace de transition jamais piétiné par
personne : « deux bons mètres au-dessous du niveau de la terrasse, commence le jardin »
(11, 12). Cřest une zone sous la responsabilité dřA… « une douzaine de jeunes orangers,
maigres, un peu moins hauts quřun homme, plantés sur la demande de A… » (38).
Lřespace lointain, lřautre hors de la ligne, lřautre au-delà de la vue porte le nom des
« arbres » (33), « arbres au feuillage rigide » (41) ou simplement « la brousse » (87, 167,
184).
Lřexistence du paysage intérieur ou extérieur est généré par un acte visuel et, en
absence de toute référence à la gestion effective de la plantation, il ne correspond pas à un
terrain géré, manipulé ou habité par le narrateur ; il n'y aura jamais de liens entre les deux.
Les difficultés ou les revenus de la propriété ne nous sont pas connus ; de la production, de
sa qualité, des heures de travail, des ouvriers engagés ou des maladies, nous ne savons
rien ; nous nřaurons une connaissance de la production de bananes que par Franck, qui
nous livre des petites notices par ses commentaires. Les bananiers sont une peinture, une
image fixe ou la description dřune plantation un jour de fête. Une seule concession sřétablit
dans ce silence du narrateur : les travaux du pont. Il nous informe plusieurs fois des actions
pour changer les poutres de son tablier, des raisons de ces changements et du rythme des
labeurs.
En revenant au narrateur, à son regard et à sa description de la plantation nous
pouvons retenir trois traits déterminants :
1. Par rapport à la forme conventionnelle dřune plantation, l'espace dans La Jalousie
apparaît comme un carré cherchant à imposer la ligne droite ; ainsi doit-elle briser la ligne
courbe, laquelle, comme nous le verrons, est lřexpression des forces vitales et de la
féminité. La tentative de tout lecteur pour préciser lřarchitecture du paysage, présenté par
Robbe-Grillet, amène à quelques diagrammes et études architectoniques sur la ferme de La
Jalousie. Nous pouvons ainsi coopérer par ces schémas dans le jeu de lignes, dřespaces et
dřombres proposés par le roman ; car le récit demande un exercice dřappropriation des

82
espaces, « colonisés » et cadrés aussi par le regard, comme des zones « sauvages » et
indéterminées qui marquent cette géographie.158
2. La conscience souffrante du narrateur nous livre un espace du récit découpé et à la fois
intégré, selon une intelligence visuelle qui explore des objets isolés et gelés, par
lřeffacement de toute relation aux protagonistes. Cette façon de traiter lřespace et ses
contenus libère, malgré la description distante et froide, un rapport très subjectif et
fonctionnel : le « mari », ses peurs, ses angoisses et stratégies de vigilance sont
matérialisés parce quřils ont été spatialisés.159
Ils sont montrés dans leurs effets non par
leur durée, non par une perception directe du narrateur mais à travers les choses qui
retiennent lřattention de ce dernier : « La silhouette de A…, découpée en lamelles
horizontales par la jalousie, derrière la fenêtre de sa chambre, a maintenant disparu » (41).
Cette projection de la conscience dans lřespace a attiré aussi lřattention de Roland
Barthes qui lřinterprète de la façon suivante :
Les multiples précisions de Robbe-Grillet, son obsession de la topographie, tout cet
appareil démonstrateur a pour effet de détruire lřunité de lřobjet en le situant exagérément, de façon que dřabord la substance soit noyée sous lřamas des lignes et des orientations et
quřensuite lřabus des plans, pourtant dotés de dénominations classiques, finisse par faire
éclater lřespace traditionnel pour y substituer un nouvel espace, muni, comme on le verra à
lřinstant, dřune profondeur temporelle.160
3. Une fois que le cadrage et la matière de l'attention du narrateur sont précisés, celui-ci
déploie un jeu de la forme par la parole ; le narrateur est presque en train de esquiser la
plantation et les alentours de la maison. Nous y découvrons des traits de pinceau qui font
apparaître une texture dans le récit. « Le bois de la balustrade est lisse au toucher, lorsque
les doigts suivent le sens des veines et des petites fentes longitudinales. Une zone
écailleuse vient ensuite, puis cřest de nouveau une surface unie, mais sans lignes
dřorientation cette fois, et pointillée de place en place par des aspérités légères de la
peinture » (28), nous y trouverons des descriptions pareilles au long du roman (39, 161,
211). Le toucher et le regard sont confondus aussi dans le récit comme une peinture en
mots. Robbe-Grillet dans La Jalousie ne joue pas avec la couleur ; pour lui, dans le roman,
cřest le trait, le dessin qui importe, mais la ligne est aussi un des axes constituants de la
peinture. Lřombre du pilier cřest le fusain qui fend les dalles du sol, (210, 203, 210). Jeux
158 Les premières pages de lřédition en anglais ont un dessin architectonique qui essaie de combler cette envie
du lecteur, Cf. ROBBE-GRILLET, Alain, Jealousy, A novel by Alain Robbe-Grillet. Translated by Richard Howard. London: John Calder, 1959. À ce propos il faut lire aussi les pages de LEENHARDT, J., Op. Cit. p.
48 ss. 159 Cf. ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 76. 160 BARTHES, Roland, Littérature objective, Œuvres Complètes. Tome II. p. 299. Cřest moi qui souligne.

83
de lignes que nous retrouverons dans le mur de la salle à manger où la figure du mille-
pattes sera « imprimée » ; jeux des regards quřon peut bien interpréter comme la vue dřun
tableau où chaque fois une attention spéciale est portée aux fragments et zones qui restent
inaperçus dans dřautres états dřâme ou dřéclairage physique :
Tout en bas, au fond de la vallée, devant la parcelle taillée en trapèze où les rayons
obliques du soleil découpent chaque panache, chaque feuille de bananier, avec une netteté
extrême, lřeau de la petite rivière montre une surface plissée, qui témoigne de la rapidité
du courant. Il faut cet éclairage de fin du jour pour mettre ainsi en relief les chevrons
successifs, les croix, les hachures, que dessinent les multiples rides enchevêtrées. Le flot
sřécoule, mais la surface reste comme figée dans ces lignes immuables. (213, cf. 217).
Dans le paysage, dans le « tableau » de la plantation ce n'est pas le dessin réglé qui
attire davantage notre attention, cřest un centre de turbulence qui se détache à sa manière,
un pan dans le sens travaillé par Didi-Huberman. Cřest le pont des rondins ; le cadre hors
du cadre qui invite à être réfléchi, et ce pont aussi que les indigènes qui lřentourent,
deviennent les symptômes dřautre chose ; « turbulence » externe qui annonce déjà les
« incidents » capitaux à lřintérieur de la maison.
2. Le pont.
Si le pont est bien une partie du « tableau » de la plantation, il faut cependant en
parler de façon indépendante car il le mérite, compte tenu de la place effective quřil
occupe. Ce pan parle précisément du pont et des « indigènes » dont nous ne saurons pas de
quelle sorte de population ils font partie.
Le pont désigne une structure rudimentaire des rondins construit par les natifs; il est
la liaison entre la maison et lřespace barbare, le moyen pour surmonter un ruisseau et relier
le monde comptable et connu, constitué des bananiers. Le pont est mentionné plusieurs fois
en relation avec lřattitude contemplative de lřindigène (37, 40, 42, 79, 183). Cet indigène et
son regard méditatif « qui observe lřeau à transparence douteuse semble donc parallèle à
celle du narrateur qui essaie de voir le fond des choses qui lui restent opaques».161
Vers le
pont convergent le monde sauvage, la ferme, les cultures et les indigènes, le narrateur et
les limites de son regard. Le pont apparaît plusieurs fois en relation à sa reconstruction
(102, 104, 109, 118, 138, 177, 214) ; la raison de sa réparation est aussi mentionnée: « les
termites ont miné lřintérieur » (177).
161 FORTIER, P., Op. Cit. p. 80.

84
Nous pouvons lire ce thème du pont aussi comme un signe des liaisons périmées
entre A… et le « mari » ou peut-être les liens nouveaux quřelle tisse avec Franck. Ce pont
trouve son analogie avec la « conduite-intérieure bleue » et les camions de Franck dont la
voiture personnelle est le moyen pour vivre une proximité forte avec A... mais aussi
sřéloigner dřelle. Les camions sont les ponts, pour relier les points de la civilisation : la
maison et la plantation avec le port et lřEurope. En effet le pont introduit lřhistoire de liens
mis à lřépreuve, de liens en train de sřeffondrer, des liens en train de sřétablir. Les liens des
époux, des amants, des patrons et serviteurs, ceux dřune civilisation et de la « brousse », de
lřécriture et du regard.
En face du pouvoir colonial qui a besoin des matières premières et de la force des
natifs, le monde « sauvage » développe sa résistance de manière passive et à partir des
mouvements telluriques. Le pont à lřextérieur nous parle des indigènes et de leur destin
dans les mains du patron parce que, malgré tout, les camions ne peuvent pas marcher sans
indigènes comme le pont ne peut être bâti sans eux. Le pont aussi que les voitures ont
toujours besoin des indigènes, des « manœuvres » ou des « chauffeurs » selon les propres
mots du roman. Leur activité ou inactivité jaillit de la volonté du maître comme nous le
verrons également à lřintérieur de la maison. C'est le cas du « boy » (22) ou du
« messager » de la plantation de Franck (177), lorsquřils sont dans la maison ils ont une
fonction ; ils sont domestiqués et apprivoisés. « En tant que tels, les indigènes ne sont donc
perceptibles que comme masse laborieuse. Dans lřunivers colonial, la valeur idéologique
de la réduction synecdochique apparaît comme mécanisme usuel. »162
Les natifs, cřest le
travail, la bonne ou mauvaise façon de le faire ; autant de commentaires que nous trouvons
à travers le récit s'agissant du pont, des activités dans la maison ou de la conduite des
camions.
Le pont, comme dřailleurs lřécrasement du mille-pattes, les repas, le voyage, les
apéritifs et le changement de lřombre du pilier, agissent comme repères temporaires du
récit ; ces données peuvent susciter des illusions chez le lecteur en élaborant des
chronologies rassurantes et trompeuses dont il faut se méfier.163
Malgré tout, le pont est,
162 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 110. 163 Lřimpossibilité dřune temporalité linéaire est propre au récit, toute chronologie est un jeu sans
interruption. « Dès lors, la succession des jours et des nuits, celle des repas et des apéritifs, celle encore qui semble indiquer une heure de la journée par la position plus ou moins haute du soleil dans le ciel nřest quřun
subterfuge temporel sans incidence sur le récit, sinon celle dřindiquer un redoublement perpétuel des même
scènes, selon des versions légèrement modifiées qui tentent de briser la monotonie dřun temps qui sřenroule
indéfiniment sur lui-même et substituent à la linéarité de lřintrigue classique la dynamique affolante dřun

85
bel et bien, une marque temporelle du roman ; presque à la fin du récit nous trouvons cette
affirmation : «mais il nřy a personne pour en juger sur place, depuis le pont par exemple.
Personne nřest visible, non plus, aux alentours. Aucune équipe nřa affaire dans ce secteur,
pour le moment. La journée de travail est dřailleurs terminée » (214). Dans un processus de
création le narrateur se trouve presque à la fin de son récit. Ses méfiances et ses regards
paraissent avoir accompli un cycle et il semble participer désormais à la quiétude du
paysage.
La plantation offre un cadre colonial où les mondes de la nature et de la
« civilisation » sřopposent, lřenclave française se détache de la brousse, isolée et
clairement délimitée. Sřil est certain que la plantation met en scène les intrigues, cřest la
maison et ses espaces intérieurs qui articuleront les mouvements importants du roman. Il
faut donc observer cet espace de façon plus précise.
3. La maison
La maison est repérée dès le début du livre lorsquřun objet de sa structure se
détache : le pilier ou/et son ombre. Le pilier sřimpose comme la frontière du monde
domestique bâti dans la maison et détaché de la « brousse ». Le pilier, tout en surmontant
le terrain plat, maintient la maison : « Ŕ le pilier qui soutient lřangle sud-ouest du toitŔ »
(9, 15, 184) ; nonobstant, c'est l'ombre du pilier ( citée six fois) qui scande les moments
importants du roman: « Maintenant lřombre du pilier… ». Plus que lřindication dřun
moment de la journée il partage lřincertitude et les luttes du récit ; il parcourt tout le roman
du commencement à la fin (9, 15, 32, 67, 210, 214). Ce pilier marque et dilate le roman
dans un jeu optique et graphique; même si cette figure nřépuise ni ne prétend surmonter la
contradiction entre les deux mondes aperçus dans le stéréotype colonial. Lřombre peut être
vue comme la menace des forces qui cherchent à subvertir la vue, le regard, la lumière et la
maison, ou, comme la projection, lřempreinte, le trait qui laisse sa marque sur les dalles de
la terrasse ou sur la terre du jardin en perpétuant la maison.
Le regard du narrateur sur la plantation entre dans la demeure à la recherche dřA....
La résidence, parfois décrite avec soin, demeure inconnue dans sa totalité ; certains
régime circulaire » ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 82. « La réparation du pont met en valeur une des
sources de lřincertitude du narrateur et du lecteur : la chronologie du récit » FORTIER, P. Op. Cit. p. 83. Robbe-Grillet confirme par ses propres mots cette stratégie : « Le récit était au contraire fait de telle façon
que tout essai de reconstitution dřune chronologie extérieure aboutissait tôt ou tard à une série de
contradictions, donc à une impasse. » ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman. Paris : Minuit,
1961, p. 132.

86
endroits sont volontairement oubliés ou laissés au mystère : lřautre côté du grand salon où
se trouve la salle à manger, la petite chambre et presque tout le secteur-est de la
construction… La maison vit, entièrement, des mouvements du roman et des histoires des
êtres quřelle abrite, elle se rétracte ou se distend selon les besoins du narrateur.164
Elle nřest
pas une scène vide, décrite et achevée, pour mettre en scène successivement les acteurs, ou
pour rassurer le lecteur par une sensation de familiarité. Elle est un environnement que les
jeux de regards bâtissent ; un écosystème rempli par le mouvement des personnages,
encore dans le silence et les contradictions. C'est ainsi qu'une figuration architectonique de
celle-ci devient une tâche assez lourde pour le lecteur à cause de la précarité des données et
de leur incessante redéfinition.
La maison est aussi pour le narrateur lřespace le plus important pour sa stabilité,
lorsquřil cherche à la contrôler, plutôt à lřappréhender par son regard ; petit à petit la vue
parcourt ce « volume » intérieur, avec le même intérêt comptable et plastique déjà observé
dans la plantation. Une fois de plus la ligne droite veut définir les limites en morcelant
lřensemble pour le saisir ; action qui produit découpes géométriques, lamelles et tranches
obliques :
Ainsi, sous lřeffet dřoptique que produisent les horizontales et les verticales, la chambre et
toute la maison sont transformées en un immense cube rayé, tranché, en une somptueuse cage dont les occupants ont soigneusement inventorié les issues possibles pour une fuite
prochaine.165
Il semble même que cette composition spatiale partage la composition générale du
roman ; nous rejoignons ici le jugement dřAnzieu à propos du roman de Robbe-Grillet :
« toutes ces tranches sont mélangées, interverties, interchangeables, à la manière des pièces
dřun jeu de construction dont on varierait les combinaisons à lřinfini, sans jamais aboutir à
un édifice achevé ».166
Le lecteur a une abondante connaissance des actes publics qui se déroulent dans la
maison ; dans la salle à manger ou sur la terrasse : les repas, les apéritifs et les longues
conversations mais, malgré cela, jamais dřun seul échange affectif ou interpersonnel entre
164 Cette sensation dans la lecture de La Jalousie est cherchée explicitement par Robbe-Grillet dans
lřélaboration du film Glissements Progressifs du Plaisir : « en fait, si lřon choisit pour cette pièce un décor
en studio plus ou moins abstrait, il serait souhaitable que ses dimensions sřadaptent aux nécessités Ŕ techniques ou dramatiques Ŕ de chaque scène. » ROBBE-GRILLET, Alain, Glissements…, p. 123. 165 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 80. 166 ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre, Paris : Gallimard, Col. Connaissance de lřinconscient, 1998, p.
266.

87
le narrateur et A… Ce « mari jaloux » nous montre de manière indirecte ce quřil faut
savoir dřA… : son écriture de lettres, sa manière de sřhabiller, ses rapports avec Franck et
le temps quřelle passe à se coiffer. Les espaces quřil partage avec elle ne sont pas des lieux
familiers, dans lesquels leurs subjectivités sřentremêlent ou tissent des engagements ; rien
dřintime ne se passe là entre eux. Parfois, en tant que lecteur, nous nous trouvons dans la
position de celui qui examine une cage de zoo, une vitrine de laboratoire ou un processus
clinique; lřécriture « objective » de Robbe-Grillet dans ce roman nřétablit pas des rapports
affectifs entre les protagonistes et entre ceux-ci et le lecteur ; chacun semble habiter ces
pages avec leurs propres intérêts. Lřespace est commun à la bête et à son gardien, au
patient et à son surveillant mais ce que chacun fait dans ce territoire, il le fait dans des
mondes parallèles et sur des registres différents. A… et le narrateur peuvent partager le
même carrelage sans jamais se toucher.
Dřun autre côté la maison, qui peut représenter le fortin de la civilisation gagnant
sur « la brousse », devient peu à peu lřécran qui dévoile les mouvements profonds
gouvernant ces deux secteurs ; pour la brousse comme pour la maison il y aura une réalité
commune qui empêche la réduction facile à un antagonisme des forces. La maison,
entièrement en bois, récupère parfois un souffle de vie et réveille la nature cachée : « Il
nřest pas rare de rencontrer ainsi différentes sortes de mille-pattes, à la nuit tombée, dans
cette maison de bois déjà ancienne » (62).
La maison représente un seuil, un substrat qui gouverne le monde domestique
comme le sauvage. Elle abrite une structure dřincubation qui, de façon « artificielle » ou
épurée, accueille la vie et ses mouvements. Dynamique que nous pouvons voir en deux
endroits précis, auxquels le narrateur porte une attention spéciale : le mur de la salle à
manger et la chambre.
a. Le mur, le trait.
Lors d'une première lecture nous avons perçu le mur comme le lieu le plus
important du roman puisque les cinq occurrences du mille-pattes par Franck et son
effacement par « le mari » configurent cette cloison, comme une feuille où se griffonnent
les actions. Sans aborder encore lřanalyse de ce que signifie lřécrasement du mille-
pattes, on peut constater que le mur élargit le grand processus métonymique du regard et de
lřécriture ; pourtant il est articulé fondamentalement sur le narrateur.

88
Si la narration opère comme un parcours du regard, en bâtissant un tableau ou en
produisant lřécriture, la tache du mille-pattes sur le mur a une importance quřil faut
souligner par rapport au corps. Le trait, résultat de lřécrasement du mille-pattes, revient
toujours dans le roman en relation avec sa reconnaissance ou son effacement. Ce qui reste
toujours dans lřimagination du lecteur cřest la tache sur le mur, laquelle survient dans la
lecture avant les évènements mêmes qui lřont produite : « Elle venait de ramener la tête
dans lřaxe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache
noirâtre marque lřemplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du
mois, le mois précèdent peut-être, ou plus tard » (27, cf. 56).167
Leenhardt donne aussi à la
tache une importance spéciale dans sa réflexion : « Apparaît alors « lřimage du mille-
pattes » non pas le mille-pattes lui-même, animal immolé sur cette paroi mais une
construction mentale, une image composée de fragments assez précis pour ne laisser aucun
doute. »168
La tache est importante parce quřelle effectue, par lřécrasement, la liaison entre
les trois protagonistes du roman : A…, le narrateur et Franck. La distinction sřimpose entre
ces descriptions et celles du lézard qui se promène sur la terrasse (171, 184, 195, 199,
200) ; « de bestiole » en mouvement il est ensuite métamorphosé en pierre ou en fragment
de bois gris (201, 205). Animal jamais immortalisé car il ne partagera pas le jeu
symbolique propre au mille-pattes grâce à ses rapports avec A… et Franck.
En relation avec lřespace, la salle à manger est le plateau de lřécriture et de la
conversion culturelle de lřenvironnement ; elle devient « un laboratoire ». Cřest dřabord un
atelier dřethnologie grâce à « la cruche indigène ventrue » (21, 114, 163), outil dépouillé
de sa fonction et figé sur la commode de la salle à manger, objet de décoration entre les
deux lampes à gaz. Cet espace est en seconde instance un atelier dřentomologie, grâce à la
tache du mille-pattes, reproduit avec la fidélité dřune planche anatomique, qui nous montre
son corps, des antennes, des mandibules, etc. (129).
Les mots du narrateur, en décrivant les repas, représentent un effort de la raison
apollinienne de la colonie pour saisir les mouvements vitaux des natifs et dřA…. Un
combat pour éclairer le regard afin de le fixer sur le plus significatif ; effort vain. En re-
interprétant, en re-écrivant milleet une fois lřévénement du mille-pattes, le narrateur arrive
à la même difficulté lorsque la lumière se colle à la cruche du buffet : « la cruche indigène
167 Dans La jalousie, p. 27, nous trouvons la première présentation du mille-pattes dans le premier récit de
lřécrasement sur le mur par Franck à la page 61 ; nous avons dřabord la tache et après sa cause.. 168 LEENHARDT, J., Op. Cit. p.86.

89
a lřair encore plus volumineuse : son gros ventre sphérique, en terre rouge non vernissée,
sřaccroît à mesure que la source lumineuse se rapproche » (163). Quand le narrateur
examine, en détail, le monde de ses préoccupations, plus il le pénètre plus il est confondu ;
ainsi en va-t-il du ventre dilaté de la cruche par la lumière qui accroît sa confusion.
Nous retrouvons lřécriture dans son processus le plus fondamental de la
mnémotechnie en regardant le mur et le trait ; avec la tache du mille-pattes, nous sommes
témoin de ce qui pourrait être des clefs cunéiformes ou pictographiques. Cette
éclaboussure est un écho des techniques élémentaires faites par les premiers scribes sur les
pierres des grottes avec des pigments organiques. Images qui ne donnent pas seulement des
contenus intellectuels ; cřest le trait qui nous installe en communion avec la matière et le
mouvement de lřécriture qui veut répéter le temps, lřintentionnalité et lřaction que fixent le
signe.
La « tache » cřest une expérience de communion avec le monde interprété et re-
interprété de plusieurs façons tout en demeurant identique. Cet acte calligraphique et
interprétatif a besoin dřun support : la salle à manger, espace où le mille-pattes est
transfiguré lui-même en « une encre brune » (129) et le mur avec sa « peinture claire, unie
et mate » (56) devenu feuille. Les processus et événements qui apprivoisent la vie dans ce
roman se développent fondamentalement sur ce mur et dans cette pièce, dans les quelques
mètres de la maison et non pas dans les hectares de cultures. Micrologie et
« objectivisme » robbegrilletien sont exprimés dans ces pages avec bonheur.
Le mur et le trait renforcent aussi la description morcelée de la maison comme le
cahier avec ses lignes mis à disposition de lřécolier pour son apprentissage de lřécriture ;
autre ligne interprétative pour la géométrisation de lřespace livrée par le narrateur mais qui
va au-delà des intentions de cette recherche.
b. La chambre, la vie.
Au-delà du regard de narrateur la chambre déploie dřautres dimensions différentes
de celles de lřécriture. Elles est un des espaces les plus problématiques pour le narrateur, il
est presque toujours en dehors et son regard nřarrive pas à la maîtriser complètement. La
chambre lui résiste dans une souveraineté étonnante car elle représente un volume
incommensurable et un espace vital dominé la plus part du temps par A….

90
La chambre comme concentration créatrice échappe à cet état premier de lřécriture
vue dans la salle à manger. Elle surgit d'un autre domaine, celui des mouvements
cosmiques qui met en correspondance lřimagination du narrateur et les métamorphoses
attribuées à A…. La salle à manger cřest la mort, au moins lřarrêt ou la condensation de la
vie ; en revanche, la chambre, cřest la vie elle-même en mouvement. Jusqu'à la salle à
manger nous pouvons parler, à partir de lř« écriture », dřune séparation entre le monde
« civilisé » et le natif, entre les signes et leur interprétation ; avec la chambre un
changement de rapport s'opère entre le narrateur et son entourage. Sans la chambre
lřempreinte du mille-pattes sur le mur serait semblable au pont dans le paysage ou au
lézard sur la balustrade ; un souvenir, la mémoire visuelle d'évènements que nous ne
connaîtrons jamais. Grâce à la chambre, sens et symbolique profonde du roman, en rapport
à la corporalité, peuvent être identifiés.
Le narrateur cherche à maîtriser ce qui se passe dans la chambre selon la technique
du découpage, déjà utilisée pour les autres espaces de la maison : « Ainsi les six faces
intérieures du cube se trouvent découpées avec exactitude en minces bandes de dimensions
constantes, verticales pour les quatre plans verticaux, orientées dřouest en est pour les deux
plans horizontaux… » (159, 171). Nous pouvons presque imaginer une cage, sensation de
temps en temps renforcée par les regards du « mari », pour qui la chambre devient la loge
pour voir en sécurité A….
La chambre comme espace structural, tient au fait de ce qui s'y passe, des processus
qu'elle génère ; elle représente le noyau de lřenvironnement qui donne sa vitalité au roman
(ferme et maison), insaisissable pour le narrateur et représenté par A... : « Elle sřest
maintenant réfugiée, encore plus sur la droite, dans lřangle de la pièce, […] Quant aux
jalousies des trois fenêtres, aucune dřelles ne permet plus maintenant de rien apercevoir »
(122, cf. 41, 184,187). Le narrateur veut dans son rôle dřespion déchiffrer les secrets en
surveillant A… là où elle est plus autonome : dans la chambre ; dans lřintimité de son
« écriture », de sa coiffure, de ses mouvements. Intimité quřil pénètre le soir de son
absence, moment pendant lequel la chambre devient un « no manřs land », une part de
maison où les forces du roman se déploient sans cesse et où les possibilités se multiplient,
car elle nřest pas soumise à un seul pouvoir, ni au « colon » ni à la « brousse ». Lřabsence
dřA… opère une réduction fascinante : quelques pages font passer par un seul point,
comme par un entonnoir, tout le récit. Lřabsence dřA… permet au narrateur de percevoir

91
toute la puissance de lřenvironnement, qui devient un terrain étrange qui lřéblouit par les
bruits, les silences, lřobscurité et le néant. Troubles montrés dans leur crescendo au cours
du chapitre VII du roman que nous analyserons en reconnaissant progressivement
A…comme la femme-mille-pattes.
Dans l'immédiat, en poursuivant les développements annoncés, il nous faut
identifier la topologie propre de cet espace. Emplacement où le papier disparaît et lřécriture
se fait insuffisante, où les cadres ne règlent pas le trait et les corpuscules et les bruits
expriment la vie même. Ces éléments disposent la chambre comme un lieu unique et
détaché du clivage généralisé du roman ; une place où fusionnent les différentes forces et
dimensions du roman jusquřalors contraires ou distantes. Le narrateur cherche à trouver
dans un endroit précis les manifestations de ses préoccupations ou leur source ; cette
inquiétude disparaît dans la chambre car les frontières changent ; la séparation entre le
dedans et le dehors disparaît : à lřintérieur de la chambre le narrateur hallucine sur la fin
dřA… et de Franck écrasés contre un arbre, (166-167).
Le narrateur dans la chambre sřinscrit dans un processus de clôture totale, chaque
fois plus serré quand il referme une fois de plus les jalousies et que « la lumière sřéteint,
dřun seul coup » (172). À ce moment-là il est pris par la cage, par les forces de ce monde :
Le sifflement absent de la lampe à pression fait mieux comprendre la place considérable
quřil occupait. Le câble qui se déroulait régulièrement sřest soudain rompu, ou décroché,
abandonnant la cage cubique à son propre sort ; la chute libre. Les bêtes ont aussi dû se
taire, une à une, dans le vallon. Le silence est tel que les plus faibles mouvements y
deviennent impraticables (173).
Lřobscurité et lřisolement de la chambre sont des éléments structuraux dřune clôture plus
créatrice que celle dont le narrateur a tiré profit quand il a perdu le contrôle de sa
conscience cartésienne.169
Dehors « les bêtes ont aussi dû se taire » et à lřintérieur, dans la chambre, dans la
cage, lřespace se fait organique « par la seule respiration, qui suffit encore à créer, dans
lřobscurité complète, un rythme égal, capable encore de mesurer quelque chose, si quelque
169 Christian Milat a ce commentaire pertinent à propos de la chambre : « Espace originel des romans robbe-
grilletiens , la chambre constitue ce centre, «où se livre le rude combat des deux natures » : cřest à partir
dřelle que se déploient tous les autres lieux, lesquels constituent des extériorisations des deux opposés et dont lřapparente différenciation correspond en réalité à la mise en évidence des variations dřun espace unique en
fonction de la nature changeante des états de conscience dont celui-ci est le cadre » MILAT, Christian,
Robbe-Grillet romancier alchimiste. p. 83. Nous reviendrons sur ces changements et combats évoqués.

92
chose demeure encore à mesurer, à cerner, à décrire, dans lřobscurité totale, jusquřau lever
du jour» (174). Ce sont les derniers mots du narrateur ce soir-là ; lřexpression de son ordre
brisé et son point de vue complètement bouleversé. Nonobstant les dernières lignes du
chapitre VII nous sommes libérés de cette angoisse, le narrateur est une fois de plus
dehors, contemplant A… à lřintérieur de la chambre, de la cage… tout est retourné à la
normalité et aussi aux énigmes. À la fin du roman seulement nous trouverons des mots
presque semblables qui font progresser la nuit dans le même sens ; il sřagit de la
manifestation de la vie fuyante du domaine de la parole et de la lumière pour se réfugier
dans les ombres : « La nuit noire et le bruit assourdissant des criquets sřétendent de
nouveau, maintenant, sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison » (218). Ces
paroles invitent à chercher un refuge et rappellent une fois de plus « ce soir-là » du chapitre
VII.
Robbe-Grillet bâtit un univers pour un récit, plus quřun décor pour des personnages
qui imitent les hommes selon un scénario bien réglé. Il cherche la congruence des
personnages et de leur environnement, au même niveau dřinterprétation qui ne fait pas
distinction entre « personnes » ou « objets ». Sřil est vrai que lřespace du roman sřinvestit
comme « une maison », lřécrivain sauve lřexistence des autres êtres et du paysage sans les
anthropomorphiser, ou les réduire à des signes inertes ; de la même façon le récit nous livre
dřautres perspectives pour nous placer dans les endroits familiers qui, à partir de ce regard
géométrisant, deviennent absolument étranges.
En observant la géographie du roman nous pouvons répondre à lřune des questions
fondamentales posées par la critique des premières années à La Jalousie : « Était-ce
vraiment un « roman objectif » dans lequel les choses tenaient une place prédominante et
où les actions des hommes nřavaient pas plus dřimportance que la mort dřun mille-pattes
ou la disposition des rangées de bananier ? »170
Oui, dans la valeur et lřexpérience
profonde que Robbe-Grillet établit entre les objets et les hommes. Cřest la découverte
dřautres rapports différents de ceux de lřunivers humaniste traditionnel dont
lřanthropocentrisme a été le marqueur essentiel de la littérature en Occident. Dans sa
perception du personnage, la structuration d'un univers lie intimement lřhomme, lřanimal
et lřobjet.
170 WHITE, Edmund, Marienbad, Michigan. in Critique. Paris : Août-Septembre 2001, Nº 651-652. p. 592.

93
Nous parvenons au terme dřun premier parcours, que nous avons appelé
« Lřunivers scindé : La Jalousie 1957 » ; cette traversée par la géographie de La Jalousie, à
partir de son extension la plus vaste de la ferme, nous a emmené jusquřà lřespace plus
réduit de la chambre. Cette structure se perçoit aussi au centre des processus et relations
entre les personnages encore à découvrir. En va-t-il de même pour Puig ? Ses rapports à
lřespace sont-ils de même nature ?
B. Une île de métamorphoses : El Beso de la Mujer Araña, 1976.
Lřespace bâti dans El Beso… s'organise selon un double axe de coordonnées, celles
qui placent les deux protagonistes Valentín et Molina dans une prison à Buenos Aires et
celles qui déterminent lřespace fictionnel des six films racontés par Molina. Coordonnées
qui, au dernier chapitre, seront imbriquées dans une seul espace où le roman se définira
pleinement. Dans un premier temps nous aborderons la cellule dans ses déterminations
plus immédiates et le monde des signifiés ouverts par les récits des films. Dans un
deuxième temps, nous reviendrons à la cellule comme lieu fondateur et utérus ; nous
chercherons alors à rassembler la dimension organique de lřespace et des éléments qui
conditionnent les corps des prisonniers.
1. La prison, la cellule Nº 7.
Presque tout le roman se passe dans la Prison de Villa de Voto, à Buenos Aires.
Onze chapitres se déroulent dans l'espace de la cellule ; les 7 premiers, les chapitres 9, 10,
12 et 13, et la dernière partie des chapitres 11 et 14. Par contre le chapitre 8 et les
premières pages des chapitres 11 et 14 ont pour cadre le bureau du directeur de la prison
lors des entretiens avec Molina. Le chapitre 15 nous renseigne sur les dernières activités de
Molina et sa mort hors de la prison. Le chapitre 16, le tout dernier, correspond à
lřhallucination de Valentìn dans lřinfirmerie après sa torture ; dans les deux derniers
chapitres, les personnages sont donc hors de la cellule.
Les données fournies tout au long du roman permettent de se représenter l'aspect
physique du cachot : une pièce avec deux lits et quelque caisse pour les affaires
personnelles ; il nřy a rien d'autre : absence de toilettes, d'eau, de fenêtres, de tables, de
chaises, etc.
Le projet de lřîle, comme espace privilégié à développer, est le produit de notre
premier choix sur deux des images plus élaborées dans le roman : lřîle et la cage. Ces

94
représentations, fortes et bien traitées dans le récit offrent des lignes de compréhension et
des élaborations critiques différentes. Sřil est vrai que les deux ne sřexcluent pas
totalement, dans lřhorizon de notre recherche nous suivrons celle de lřîle, car la cage,
propre à lřétat des prisonniers et aux métaphores de la liberté restreinte des animaux,
exprime davantage les propos dřun monde extérieur que les développements internes. La
cage renvoie également à un ordre qui doit se défendre ; elle évoque aussi la conservation
exemplaire ou punitive des êtres « anormaux ». La cage est façonnée et cadrée par
lřhomme, elle est pensée par lřautorité ou par le dompteur et implique, du côté du fauve ou
du prisonnier, un refus. Il ne faut pas nier quřune des fonctions de la prison, socialement
acceptée, la constitue comme le lieu de « la rééducation ».
Puig sřapproprie cette figure en commençant par le récit du film Cat People ; une
panthère mâle est enfermée dans la cage et aux alentours commence et finit le récit dřun
amour entre Irena et lřarchitecte. Image mise en valeur par les analyses de René Campos :
Irena « aunque trata de ser « normal » por el arquitecto, su naturaleza interior rechaza las
limitaciones patriarcales y la hace preferir la muerte antes que vivir en la Ŗjaulaŗ de la
convencionalidadŗ.171
Mais la cage, cřest aussi la figure romantique employée par Molina
dans le dernier film quřil raconte ; quand le journaliste se confronte à la chanteuse quřil
aime:
Él le pregunta si ella es feliz en esa jaula de oro »
El Beso... p. 207.
Il lřinterroge: est-elle heureuse, dan cette cage
dorée ? »
Le Baiser… p. 217.
Molina utilise parfois cette image en parlant avec Valentín de leur situation :
ŔVos no sabés nada. Si tomás las cosas de la jaula
te enfermás, así que no te preocupés, que mientras
yo tenga provisiones también hay para vos.
El Beso... p. 173
Ŕ Tu ne comprends rien. Si tu prends des choses
de la cage tu seras malade, donc ne třinquiètes pas,
tant que jřaurai des provisions il y en aura
également pour toi. » (traduction personnelle)
A partir des commentaires de José Amicola172
on peut aussi voir la cage comme la
solidarité trompeuse de Molina dans laquelle Valentín se laissera prendre; une lutte pour la
171. CAMPOS, René, I’m ready for my close up”; los ensayos de la heroína, p. 535-548 in: El Beso... p.
538. (Irena Ŗmalgré son effort pour être Ŗnormaleŗ pour lřarchitecte, sa nature intérieure refuse les limitations patriarcales et la pousse à vouloir la mort plus quřà vivre dans la « cage » du conventionnel»). 172 « Por otro lado [la jaula]es, una palabra que aparece en la primera página de la novela, referida a la
pantera del zoológico, y después en la escena de los canarios. Recordemos que al comienzo la pantera no
percibe lo que hay afuera Ŗporque en la jaula tiene un enorme pedazo de carne, que es lo único que puede

95
survivance personnelle au travers de la ruse qui nřarrive pas à développer tout le
dynamisme des échanges des prisonniers. Bref, en regardant la cellule comme une cage,
notre compréhension des protagonistes sřétablira contre le dehors et les forces répressives.
De ce fait elle exprimera lřentreprise héroïque de résistance des prisonniers : le combat
établi par Molina dans un monde homophobique et la lutte subversive de Valentin dans un
monde injuste ; mais, elle ne manifeste pas tous les enjeux du roman dans la quête de la
corporalité.. Par et pour le lecteur d’El Beso… il y a une autre fonction très vite dépassée,
grâce aux rapports établis entre les protagonistes, celle de la cage comme la boîte
dřexhibition depuis la nuit des temps. La cellule 7 écrase lřespace comme lřobjet habituel
des foires et du spectacle. La prison comme espace fermé nřa jamais été un recours
technique de Puig pour forcer au lecteur à suivre les dialogues entre un guérillero et un
homosexuel. La cellule est en effet le milieu qui conditionne et constitue les identités des
prisonniers que nous connaîtrons.
Le cosmos d’El Beso… se structure grâce à lřespace interactif qui soutient les
réseaux dynamiques nourris par les protagonistes. Lřespace de la cellule, de par son
environnement est plus proche de lřimage de lřîle, car il nřa jamais été décrit ou fixé et est
conditionné par lřapparition des personnages ; il est toujours en rapport avec leurs
occupants, il est plus que les murs ou une case cadrée. La cellule possède sa propre
écologie, elle peut exister sans les interventions extérieures et lorsquřelle nřempêche pas
les échanges, elle les adapte à son milieu. La cellule est le lieu central du récit où les deux
protagonistes se regardent sans médiations dřaucun type, dans un processus de dévoilement
progressif. La cellule comme île devient pour les deux prisonniers lřespace de lřautonomie
par excellence ; si la clôture de la cellule est restriction et limitation elle est reconnue par
Valentín173
à la fois comme lieu dřégalité et de liberté, grâce aux rapports établis par eux-
mêmes.
Ŕ En cierto modo estamos perfectamente libres de
actuar como queremos el uno respecto al otro, ¿me
explico? Es como si estuviéramos en una isla
desierta. Una isla en la que tal vez estemos solos
años. Porque, sí, fuera de la celda están nuestros
opresores, pero adentro no. Aquí nadie oprime a
nadie. El Beso... p. 185
Ŕ Dřune certaine façon, nous sommes
parfaitement libres dřagir comme nous voulons
lřun par rapport à lřautre, tu comprends ? Cřest
comme si nous étions dans une île déserte. Une île
où nous serons peut-être seuls des années. Ceux
qui nous oppriment sont hors de notre cellule, pas
à lřintérieur. Ici personne nřopprime personne. Le Baiser… p. 197.
olerŗ, La situaciñn es doble por un lado Valentìn reacciona contra el control que pretende asumir Molina a
través de la comida, y por otro lado la advertencia de Molina es certera. Se trata de no Ŗtomar las cosas de la
jaulaŗ es decir; de no aceptar nada que venga de los represores » El Beso… (Notes critiques) p. 180. 173 Il nřest pas inutile de rappeler ici que lřimage de la femme-araignée appartient aussi à Valentín.

96
La cellule comme île condense un micro-univers qui donne aux personnages et aux
éléments qui la configurent une force concentrée très puissante ; il ne sřagit pas non plus de
voir cette image dřune façon idyllique comme la découverte du paradis perdu. José
Amicola est conscient de ce piège :
Cuando en el Beso de la mujer araña Valentín compara, entonces, la vida en la celda 7 de
la prisión, pretendiendo que ella se parece a una ―isla desierta‖ por la quietud y falta de
presiones en que se hallarían sus ocupantes, el lector Ŕ que sabe más que el personajeŔ ve
claramente que el tópico es engañoso, y que esa isla es un lugar en el que el mundo exterior
no deja de inmiscuirse quebrando cualquier imagen de remanso idílico y tropical.174
Il faut souligner que malgré ou grâce à toutes ces immixtions du monde extérieur
cette fermeture manifeste sa propre puissance, laquelle est une garantie pour lřautonomie
des processus ; cřest un « isolement » tout à fait différent de celui vécu par Molina aux
chapitres 8, 11 et 14, lors des entretiens avec le directeur de la prison dans son bureau :
DIRECTOR : Está bien, Suboficial, puede dejarnos
solos.
El Beso... p. 227.
DIRECTEUR : Cřest bien, brigadier, vous pouvez
nous laisser.
Le Baiser… p. 235.
Il ne sřagit pas de la même solitude, il sřagit de la discrétion propre à une fonction,
celle du directeur, de la sauvegarde des affaires spécifiques quřil représente. Un état
transitoire qui ne touche ni ne modifie les rapports entre Molina et le directeur, où lřespace
nřarrive pas à circonscrire un environnement. Cřest plutôt la cellule qui est présente ici, le
système veut piéger ce microcosme bâti dans la cellule 7 en cherchant son profit ; de cette
manipulation nous aurons le premier indice au chapitre 4, avant lřintoxication alimentaire
de Molina. Nonobstant jusquřau chapitre 8, le lecteur ne peut pas sřapercevoir du pacte
entre Molina et le directeur de la Prison. Pacte dont Valentin est le prix. Mais toute
convention extérieure perd sa pertinence dans lřécologie propre de la cellule qui pousse
Valentin et Molina à agir dřune façon inattendue.
Au-delà de ce rapprochement entre cellule et île, on peut envisager une extension
de cette idée de cellule comme espace sacré si on prend en compte le potentiel des
représentations de l'île :
174 El Beso… (Notes critiques) p. XXIV. (Lorsque Valentín compare dans le Beso…, la vie dans la cellule 7 de la prison, en prétendant quřelle ressemble une « île déserte » par le calme et lřabsence de pressions dont
profitent ses occupants, le lecteur Ŕ qui en sait plus que le personnageŔ voit clairement que le topique est
trompeur, et que cette île est un lieu où le monde extérieur nřarrête pas de se mêler à ce qui se passe à
lřintérieur, brisant toute image dřune havre de paix idyllique et tropical). Traduction personnelle.

97
Lřîle, à laquelle on ne parvient quřà lřissue dřune navigation ou dřun vol, est par
excellence le symbole dřun centre spirituel, et plus précisément du centre spirituel
primordial [… ] Lřîle est ainsi un monde en réduction, une image du cosmos, complète et
parfaite, parce quřelle présente une valeur sacrale concentrée. La notion rejoint par là celle
du temple et du sanctuaire. Lřîle est symboliquement un lieu dřélection, de science et de
paix, au milieu de lřignorance et de lřagitation du monde profane. […] Lřanalyse moderne a
particulièrement mis en relief un des traits essentiels de lřîle : lřîle évoque le refuge. La
recherche de lřîle déserte, ou de lřîle inconnue, ou de lřîle riche en surprises, est un des
thèmes fondamentaux de la littérature, des rêves, des désirs.175
De fait, la cellule comme lieu clos, comme île avec son propre environnement,
offre un regressus ad uterum et la recherche dans lřhistoire du sujet dřun principe
fondateur. El Beso… en tant que roman situé dans l'optique de Molina exprime à travers ce
personnage une grande partie des transformations ; révision de vie qui, à la fin seulement,
sera partagée par Valentín.
2. La place du récit.
Dans la cellule, des relations dřégalité s'établissent entre les deux prisonniers : Luis
Alberto Molina, un homosexuel de 37 ans et Valentin Arregui, un guérillero de 26 ans. Les
interlocuteurs se trouvent au même niveau dans l'univers clos de la prison qui fait « tabula
rasa » des idéologies et différences sociales ; lorsque la parole prend une place centrale, le
récit se structure comme un parcours de révélation, de complicité, de création et de mort
qui rapproche les inconnus jusquřà la fusion des chairs et des désirs. La cellule par sa
fermeture prédétermine une sorte de convivialité qui sřexprime par les conversations et
particulièrement par les narrations faites des films et des récits de vie des prisonniers :
No es verdad. Creo que para comprenderte necesito saber qué es lo que te pasa. Si estamos en esta celda
juntos mejor es que nos comprendamos, y yo de
gente de tus inclinaciones sé muy poco.
El Beso... p. 53
Ce nřest pas vrai. Je crois que pour te comprendre jřai besoin de savoir ce qui se passe chez toi.
Puisque nous sommes ensemble, dans la même
cellule, il vaut mieux que nous essayions de nous
comprendre. Et moi, des gens qui ont tes
penchants, je sais peu de chose.
Le Baiser… p. 61
175 CHEVALIER, M. et GHEERBRANT, A., Dictionnaire des Symboles. Paris : Robert Laffont/Jupiter, ed.
revue et corrigée, 2002 pp. 519-520.

98
Ŕ Valentìn…
Ŕ Decime.
Ŕ Temés que darme todos los datos… para tus
compaðeros…
Ŕ Como quieras.
Ŕ Tenés que decirme todo lo que tengo que hacer.
Ŕ Bueno.
Ŕ Hasta que lo aprenda todo bien de memoria... El Beso... p. 244.
Ŕ Valentin …
Ŕ Dis.
Ŕ Tu dois me donner toutes les
informations… pour tes camarades…
Ŕ Comme tu voudras.
Ŕ Tu dois me dire tout ce que je dois
faire.
Ŕ Bon Ŕ Jusquřà ce que je le sache bien par
cœur…
Le Baiser… p. 250
Dans lřabsence d'actions transformatrices de la société ou dřun engagement
productif sur place, cřest la parole qui remplit cet espace. La vie des personnages sera
façonnée selon lřapproche indirecte de leur situation introduite par les récits des films de
Molina. Ces récits présentés au commencement du roman comme simple divertissement et
avec une tonalité sirupeuse deviennent les clefs des relations entre eux et plus largement
avec la société. La meta-fiction du roman ouvre au-delà des murs de la prison et aux
rapports méfiants des compagnons de cellule. La quête de sagesse et de vérité de Valentin,
mise en œuvre par lřétude et la réflexion critique, incorpore petit à petit la fiction à la
rêverie de Molina. La primauté dřune raison intellectuelle hiérarchisée par les concepts et
épurée par les catégories de liberté, justice ou vérité est modifiée. Ces concepts auront
désormais des représentations plastiques précises. La « forme » ( Molina) en conflit avec la
« pensée » (Valentìn) inaugure le roman dřune façon stéréotypée en se développant par la
suite, dřune façon complémentaire bien exprimée au chapitre 16.
Molina :
ŖHasta que saliste con eso yo me sentìa en
fenómeno, me había olvidado de esta mugre de
celda, de todo, contándote la pelìcula Ŗ
El Beso... p. 16
Ŗŕ[...] Porque total mientras estoy acá encerrado
no puedo hacer otra cosa que pensar en cosas
lindas, para no volverme loco, ¿no?... Contestame.
ŕ ¿Qué querés que te conteste?
Que me dejes un poco que me escape de la
realidad, ¿Para qué me voy a desesperar más todavía?
El Beso... p. 70
« Jusquřici, je me sentais en pleine forme, jřavais
oublié la crasse de cette cellule, jřavais tout
oublié, en te racontant le film. » Le Baiser… p. 22
Ŕ […] Tant que je suis enfermé ici, je ne peux rien
faire dřautre que de penser à des choses belles,
pour ne pas devenir fou, non ?… Réponds-moi.
Ŕ Que veux-tu que je te réponde ? Laisse-moi un
peu échapper à la réalité, à quoi bon se mortifier
encore plus ? »
(traduction personnelle)

99
Valentín : Ŕ Puede ser un vicio escaparse así de la realidad, es
como una droga. Porque escuchame, tu realidad, tu
realidad, no es solamente esta celda. Si estás leyendo algo, estudiando algo, ya trascendés la
celda, ¿me entendés? Yo por eso leo y estudio todo
el dìaŗ.
El Beso... p. 70
ŕ Pero de todos modos, hay muchos grupos , de
acción política. Y si alguno te convence te podés
meter, aunque sean grupos que no hagan más que
hablar.ŗ
El Beso... p. 193
Ŕ Ça peut être un vice, dřéchapper de cette façon-
là à la réalité, ta réalité, ce nřest pas seulement
cette cellule. Quand tu lis quelque chose, quand tu étudies un peu, alors tu… tu transcendes ta cellule,
tu comprends ? Moi, je lis et jřétudie toute la
journée. »
Le Baiser… p. 80.
« Ŕ De toute façon, il y a beaucoup de groupes
dřaction politique. Et si lřun dřeux te convient, tu
peux y entrer, même sřil sřagit de groupes où lřon
ne fait que parler. »
Le Baiser… p. 208.
Milagros Ezquerro à partir des échanges des prisonniers et du style de Puig essaie
de répondre à la questionde la place et du comment le lecteur habite aussi la cellule, malgré
lřéconomie de ressources utilisés par Puig dans sa description. Elle expose deux stratégies:
lřune, prise en charge par le personnage-narrateur [Molina], qui relève de ce que
jřappellerai une narration « didactique » où le narrateur cherche à imposer sa vision au
lecteur/auditeur en oblitérant, par lřaccumulation de précisions et de détails, la liberté dřimaginer et dřinterpréter. Lřautre […] une narration « anti-didactique » où le narrateur
efface sa propre vision dřun espace « en blanc » que le lecteur peut à son gré imaginer et
interpréter.176
Cette dernière narration « anti-didactique » correspondra au rôle de narrateur
extradiégétique du roman, totalement effacé derrière les personnages ; le lecteur se trouve
alors en relation directe avec les protagonistes sans instance narrative ; ce sont les
dialogues qui les font vivre dans le vide de leur cellule. Molina devient donc ainsi dans le
roman lřinstance narratrice refoulée dans un premier temps. Peu à peu les données fournies
par lui livreront les éléments de compréhension et des possibilités de dénouement que la
cellule en elle-même ne permettra pas.
La cellule, depuis la première ligne du chapitre 1, est lřécran vide du cinéma où
Molina projette ses souvenirs ; grâce aux ombres et à la clôture, elle est le plateau pour la
représentation177
qui petit à petit engage corporellement les deux prisonniers. La cellule
suscite le devenir des identités quand elle offre des jeux imaginaires et leurs sens nouveaux
pour les deux personnages. Cette création faite par lřinteraction entre les dialogues et les
récits de films cřest une performance dirigée par Molina où l'invention et la mémoire
auront la même importance. La narration des films constitue une des techniques les plus
176 EZQUERRO, Milagros, Que raconter c’est apprendre à mourir. p. 20. 177 « La scène est un lieu physique et concret qui demande quřon le remplisse, et quřon lui fasse parler son
langage concret » ARTAUD, Antonin, Le théâtre et son double. p. 53.

100
travaillées du texte, qui permet lřessor dřun genre de roman latino-américain quřon peut
nommer cinématique.178
Ces images et histoires empruntées à lřécran par Molina, le
narrateur, apparaissent comme une relecture de ses sentiments et projets ; ces récits
produisent un autre lieu, d'autres coordonnées de lřespace dont Molina est le maître. Les
six films sont aussi les clés de la nouvelle temporalité autour de laquelle Molina et
Valentìn font de la cellule lřatelier de lřimage et des nouvelles identités.179
Nous
présentons les films en en retenant surtout les données liées à lřespace et qui ont davantage
trait à la configuration des personnages.
a. « Cat People » (1942).180
Ce film présent dès la première page du roman, nous raconte lřhistoire fantastique
dřune jeune fille porteuse dřune malédiction ancestrale : il sřagit dřun monstre, engendré
dřune panthère et dřune femme, qui se transforme en animal quand elle embrasse un
homme. Cette jeune fille tombe amoureuse dřun architecte qu'elle épouse ; il la conduit à
un psychothérapeute, croyant que ses peurs sont dues à des problèmes refoulés. La
thérapie, accompagnée de jalousie et de malentendus, confirmera tragiquement la double
nature de la patiente.
Plusieurs raisons font de ce récit sur la femme-panthère le modèle interprétatif des
films dans le roman, entre autres de lřimage de la cage que nous avons abordée. Cette cage
établit un rapport étroit entre le film et la cellule par la nourriture :
178 Sur ce sujet voir CAMPOS, René Alberto, Espejos. Les points plus importants de cette mécanique
sřexercent selon lui par : 1) Lřappropriation discursive des techniques cinématographiques (flash-back,
indications de scénario, fondus, close-up, caméra subjective, etc.). 2) L'accentuation de la représentation
mimétique et visuelle sur lřexercice diégétique ou descriptive ; la primauté des voix nous font voir les faits
avant leur conceptualisation. 3) La place prépondérante du visuel sur les autres sens ou processus cognitifs.
4) Le style indirect et impersonnel qui permet le montage et la rupture de toute homogénéité espace-
temporel. 5) La réalité rappelée par les personnages comme images fantasmagoriques introduit dřautres sens
qui comblent les manques. 6) Lřemploi des « codes non spécifiques » surtout celui de la narration qui
partagent le cinéma et le roman trop souvent. pp. 105, 119-121, 131. 179 Pour un étude plus détaillé des films voir EZQUERRO, Milagros, « Shahrazad ha muerto » Las
modalidades narrativas, pp. 493-495. LOGIE, Ilse, El Beso de la Mujer araña o las metamorfosis del
mediador, pp. 528-534. BOST, David H. Telling, Tales in Manuel Puig’s El Beso de la Mujer Araña, pp 93-106. CLARKE, Benita J. Fate, Opresión and Betrayal: A Portrait of “B” Movies in Manuel Puig’s El
Beso de la Mujer Araña. pp. 20-26. 180 Les trois films avec la date et les noms ont été produits par RKO Films. Les trois autres sont invention de
lřécrivain.

101
En la jaula tiene un enorme pedazo de carne, es lo
único que puede oler. El guardián le pone la carne
cerca de las rejas, y no puede entrar ningún olor de
afuera
El Beso... p. 7.
Parce que dans sa cage il y a un énorme quartier de
viande : il le sent et ne sent que ça. Le gardien
dépose la viande près du grillage, aucune autre
odeur ne peut venir du dehors »
Le Baiser... p. 9.
La nourriture qui apaise les fauves captifs nous montre aussi une des stratégies de
domination utilisées dans le roman, par le directeur de la prison, par Molina et qui prendra
peu à peu une dimension plus cosmique, celle de la matrice source de vie.
Dans ce film, la maison occupe une place importante ; comme dans les autres films
qui évoqueront les rapports et les identités de Molina et Valentín, leurs discussions les plus
importantes se situent dans cet espace. Irena, le personnage central du film, transite entre
sa maison et le zoo ; sa transformation en panthère se fait dans la maison et sa mort aura
lieu dans le zoo, indice de ce qui passera avec Molina (Cf. El beso… p. 20, 36). Dans le
roman, en général, quand nous entendons Molina parler du foyer, celui-ci apparaît comme
le lieu des activités d'alimentation et de soins divers pour ses êtres aimés : sa mère ou les
« possibles » amants. Actions quřil accomplira dans la cellule pour Valentín.
b. Destino.
Ce film et celui du jeune sud-américain, pilote de courses, inventés par Manuel
Puig, sont structurés autour de la mort héroïque. Destino est un film de propagande nazi
construit selon les codes de lřhonneur et soutenu par une cause idéologique. Il sřagit dřune
jeune actrice française dans le Paris occupé, pendant la deuxième guerre. Elle tombe
amoureuse dřun officier nazi par lřintermédiaire duquel elle entre dans une affaire de
contre-espionnage. Elle perdra sa vie dans une opération contre le marché noir dirigé par
les juifs.
Le film ne se développe pas autour du foyer. Léni, lřhéroïne, n'est pas chez elle et
nřarrive pas à vivre dans un espace qui lui soit propre : elle est dans sa loge au théâtre, chez
Werner, lřofficier nazi, sur le plateau de la scène ou dans les hôtels :

102
Y van al departamento de él, lujosísimo, pero muy
raro, de paredes blanquísimas sin cuadros y techos
muy altos, y pocos muebles, oscuros, casi como
cajones así de embalaje, pero que se ve que son
finísimos, y casi nada de adornos, cortinados
blancos de gasa, y unas estatuas de mármol blanco
muy modernas, no estatuas griegas, con figuras de
hombres como de un sueño. Él le hace preparar la
habitación de huéspedes por un mayordomo que la mira raro.
El Beso... p. 50, cf, 71,79.
Alors ils vont à son appartement à lui, follement
luxueux, mais tout bizarre, avec des murs dřun
blanc inouï, sans tableaux, et de très hauts
plafonds, presque pas de meubles, et sombres,
comme des caisses dřemballage si tu veux, mais
raffinés aussi, on le sent. Dřornements, presque
pas ; des rideaux de tulle et des statues en marbre
blanc, très modernes, pas de statues grecques, des
silhouettes dřhommes comme en rêve. Il lui fait préparer la chambre dřami par un majordome qui
la regarde bizarrement.
Le Baiser… p. 57.
Ce mélodrame se développe autour dřun amour solide qui doit être vécu, dans un
jeu dřespionnage et de mouvements politiques, selon les buts de la propagande allemande
de la deuxième guerre. Léni est toujours en mouvement dans les rues de Paris, en voyage à
travers lřAllemagne, jusquřà son assassinat dans un château, loin dřun quelconque rôle
maternel et de lřespace du foyer. La beauté épique et sacrificielle du récit retient lřattention
de Molina, car lřamant lui offre « une cause », non pas la maison des rêves féminins :
Leni le echa los brazos al cuello y sólo atina a decir,
emocionada, Ŗ... ahora comprendo cñmo entraste en
la doctrina. Tú has captado a fondo el sentido del
Nacional Socialismo...ŗ El Beso... p. 76.
« Léni passe ses bras autour du cou de Werner et ne
peut que lui dire, émue : « Maintenant je comprends
pourquoi tu as embrassé cette cause. Tu as compris
le sens du national-socialisme, profondément… »
Le Baiser… p. 90.
Cřest le film le moins intimiste de tous qui montre un mouvement incessant, sans
aucun attachement précis. La protagoniste partage, les bas-fonds comme les secteurs chics,
avec un cœur divisé qui lui donne une instabilité spéciale. La fin racontée par Molina nous
informe du coût des engagements politiques et des jeux doubles vécus par lui avec
Valentín :
Y cuando se quiere acordar está ya con el jefe de
los maquis, ¡que es aquel mayordomo que la
vigilaba tanto a ella!
El Beso... p. 80.
Elle nřa même pas le temps de réaliser, quřelle se
trouve devant le chef des maquisards, et cřest qui ?
Ce majordome qui la surveillait tant!
Le Baiser… p. 95.
Dans notre perspective, il y a deux informations à retenir de ce film. Dřabord le
marche noir fait par Molina lui-même grâce au pacte avec le directeur de prison puis le rôle
de ce dernier en tant que « majordome qui surveille Léni » ; nous sommes désormais
familiarisés avec la destinée héroïque de Molina. À partir de ce film il faut également noter
que pendant ce récit Molina parlera à Valentín de Gabriel un ami, un brave employé de

103
restaurant avec lequel il ne vivra rien dřintime. Molina établira avec lui, hétérosexuel et
marié, une amitié « sans maison » ; un rapport pareil à celui de Léni et Werner.
c. « The Enchanted Cottage » (1945).
Molina raconte ce film pour lui seul ; il se déroule autour de l’histoire dřune
domestique laide et dřun jeune homme au visage déformé qui unissent leurs vies dans la
maison dřune vieille dame, perdue au milieu de la forêt. La maison exprime dans ce film
un rôle essentiel dû à son isolement. Par elle, nous avancerons dans la compréhension de la
cellule comme lieu « organique de gestation ».
Una casa envuelta en algo extraño, ¿envuelta en
que?, en nada visible, dada su ceguera. Una casa
envuelta en algo extraño, de sus paredes no se
desprende música tampoco, las piedras, las vigas el
burdo revoque, la hiedra adherida a las piedras que
laten están vivas.
El Beso… p. 88.
... porque el amor que late en las piedras viejas de
esta casa ha hecho un milagro más: el de permitir
que, como si fueran ciegos, no se vieran el cuerpo
sino sólo el alma.
El Beso... 94.
Donc, une maison enveloppée de quelque chose
dřétrange. De ses murs, ce qui se dégage, ce nřest
pas de la musique. Les pierres, les poutres, le crépi
grossier, le lierre collé aux pierres qui palpitent,
tout vit.
Le Baiser… p. 102.
... parce que lřamour qui palpite dans les vielles
pierres de cette maison a fait un miracle de plus :
celui de permettre que, comme si vous étiez des
aveugles, vous ne voyiez pas votre corps, mais
votre âme seulement.
Le Baiser… p. 112.
La maison protège et suscite la vie en déclenchant divers processus par exemple :
lřamitié entre un pianiste aveugle qui habite le coin et le couple, la bienveillance de la
vielle Dame, etc. Nous pouvons lire, en plusieurs éléments du récit, la ré-interprétation
dřéchanges similaires entre les deux prisonniers : deux solitudes qui partagent une boîte de
soupe (p. 90), des alliances temporelles comme des arrangements entre amis (p. 92), un
endroit isolé qui nřappartient à aucun des deux et devient leur foyer (p. 95).
Lřaccomplissement du récit est présenté par un tiers : le pianiste aveugle dans le récit du
film et les informations de la police pour lřensemble du roman (p. 87,95).
Les éléments qui structurent le film, un des plus appréciés par Molina, constituent
la forme la plus ouverte par rapport aux orientations principales des autres films ; une
recherche de bonheur qui est reprise dans le roman. La petite maison de la forêt condense
les enjeux de Molina et veille à leur développement dans la cellule 7. Lřespace est
tellement pris par le film que nous acquiesçons volontiers au commentaires de Dabove : Ce
film « Es el único donde lo decisivo es el ambiente (Ŗel amor que late en los muros de esta

104
casa ha operado el milagro...ŗ) que hace las veces de Destino, pero de Destino mundano,
de Felicidad.ŗ181
Cet enclos autonome et à l'écart de la société stimule par son propre
environnement lřéchange profond de ses occupants.
d. Le jeune sud-américain.
De ce film nous avons la version de Molina et une variante composée par Valentín.
Récit de courses dřautomobiles fait expressément pour Valentin quand il est malade :
Ŕ Es de esas películas que gustan a los hombres,
por eso te la cuento, que estás enfermo.
El Beso... p. 101.
Ŕ Cřest un de ces films qui plaisent aux hommes:
cřest pourquoi je te le raconte, aujourdřhui que tu
es malade. Le Baiser… p. 116.
Le film est un parcours héroïque et tragique dřun jeune révolutionnaire à travers des
problèmes sociaux et familiaux. Récit re-composé par Valentín selon ses expériences de
guérillero et son rapport sans amour avec une copine du groupe armé. Les deux récits ont
une fin dramatique et sans point fixe de référence ; le paysage de lřaction est multiple :
Paris, la Côte d'azur, la forêt et les montagnes dřun pays sud-américain. Ce film évolue
comme une aventure sans projet familial, sanctionné durement par les deux narrateurs :
Ah, y me olvidé decirte que cuando al final lo
sueltan al padre hay un tiroteo con la policía, y lo
hieren de muerte al padre, y la madre reaparece, y
quedan juntos, el hijo y la madre te quiero decir, porque la otra mujer no, la que lo quiere se vuelve
a Parisŗ
El Beso... p. 106.
un muchacho que alcanza a ver entre el pelotón de
fusilamiento los ojos acusadores de la campesina,
un muchacho que antes de morir quiere pedir
perdón y no puede ya emitir la voz, un muchacho
que ve en los ojos de la campesina una condena eternaŗ
El Beso... p. 127.
Ah! Et puis jřai oublié de te dire quřà la fin,
lorsquřils relâchent le père, il y a un échange de
coups de feu avec la police, et quřils blessent le
père mortellement, et la mère reparaît, et ils restent tous les deux ensemble, le fils et la mère je veux
dire, parce que lřautre femme, hein, non, celle qui
lřaime, celle-là rentre à Paris.
Le Baiser…p. 124.
Un garçon qui sent brûler dans son ventre les
balles des guérilleros, un garçon qui reconnaît
dans le peloton d’exécution les yeux accusateurs
de la paysanne, un garçon qui avant de mourir
veut demander pardon et n’a plus de voix, un garçon qui perçoit dans les yeux de la paysanne
une éternelle condamnation.
Le Baiser… p. 147.
181 DABOVE, J.P., Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. p.
40. (Cřest le seul [film] où le décisif est lřambiance (« parce que lřamour qui palpite dans les vielles pierres
de cette maison a fait un miracle… ») qui joue le rôle de Destin, mais dřun Destin mondain de joie.)
Traduction personnelle.

105
Ces deux citations correspondent, la première à la narration de Molina et la
deuxième à la reconstruction de Valentin. Les deux, sans la réussite amoureuse désirée par
Molina, sont plutôt en syntonie avec le film « Destino ». Dans ces récits les espaces
principaux sont les carrefours mêmes de lřaction, hors de tout logement intime, dans les
champs, en montagne. Dans la reconstruction de Valentín, le regard de condamnation et de
haine dřune fille clôt le récit. Au contraire, dans le dernier rêve de Valentin à lřinfirmerie,
les paroles de Marta (lřamoureuse de Valentin, une petite bourgeoise) surgiront sans
condamnation et pleines de compréhension.
e. « I Walked with a Zombie » (1943).
Cřest un récit fortement modifié par rapport au film originel. Lřaction se passe dans
une île des Caraïbes. Une jeune femme doit rejoindre son époux dans la maison dřune
plantation ; mais lřalcoolisme de son mari, comme son ancienne femme devenue zombie,
perturbera ce paradis. Cette double fatalité empêchera lřunion pacifique et heureuse des
amants ; un seul chemin de libération sřouvrira par la mort violente du mari, du sorcier (le
méchant du récit) et de la femme zombie.
Ce récit peut être vu comme lřanticipation des événements qui accompagneront la
sortie de Molina de la prison et son sacrifice qui effacent les dépendances et les
manipulations quřil a subies des agences gouvernementales. Dans ce film la figure de la
maison apparaît comme un lieu habité par les ombres du passé et manipulé par des fils
truqués. Il y a également une cabane cachée dans la forêt où logera la femme zombie, un
refuge sans monde domestique qui doit disparaître par le feu, unique voie possible de
libération pour la zombie. Ce récit a, une fois de plus, le caractère tragique des mélodrames
aimés par Molina qui revendique lřunion des amoureux comme un projet domestique ayant
besoin du foyer.
Ella decide irse sola caminando hasta la casa
aquella abandonada, porque está segura de que ahí
va a averiguar algo.
El Beso... p.152.
Y le dice a la zombi que vuelva a su cabaña y se
encierre y prenda fuego a la casa, así no será más
instrumento de la perversidad de nadie.
El Beso... p. 191.
Alors elle décide dřaller, seule, en marchant,
jusquřà la fameuse maison abandonnée ; elle y
apprendra quelque chose, elle en est sûre.
Le Baiser… p. 172.
Il dit à la zombie de regagner sa cabane, de sřy
enfermer, de mettre le feu à la maison, pour nřêtre
plus lřinstrument de la perversité de qui que soit.
Le Baiser… p. 206.

106
Il faut se rappeler que dans lřîle de ce film la zombie reste vivante pour être
manipulée par le sorcier, comme Molina est placé par le directeur de la prison dans la
cellule 7 avec des intentions semblables.
Por otro lado, es en este capítulo donde la figura del mayordomo, presente también en la
película nazi, muestra por completo su costado siniestro en la identificación con el Director
del Penal. Si la película nazi convive en la misma hoja con la llegada de los platos de
polenta envenenada a la celda, en este capítulo Ŕdonde se alcanza el clímax de la tensión
narrativa y del acercamiento entre los protagonistasŔ se revela la verdadera cara del
mayordomo, cuya descripción parece suplir la descripción ausente del Director del Penal.182
f. Le journaliste et la chanteuse à Veracruz.
Ce dernier film du roman est inventé par Puig ; Molina nous raconte lřamour dřun
journaliste et d'une chanteuse, il abandonne sa profession pour la suivre ; elle est lřamante
dřun magnat et nřa pas le courage de le quitter ; néanmoins dans le cœur de la fille lřamour
le fera tout laisser et partir vers le journaliste qui, ayant sombré dans lřalcool et la maladie,
ne sřen sortira pas.
Dans ce film, la grande maison du magnat est surnommée Ŗla cage dřorŗ, espace
contesté par la petite maison où ils habiteront quelque temps, grâce à lřargent récolté par la
chanteuse comme prostituée. Maisonnette à laquelle elle revient à la fin de lřhistoire
quand il est mort,
La casita donde ellos vivieron los pocos días de
felicidad.
El Beso... p. 235.
À la maisonnette où ils auront vécu leurs quelques
jours de bonheur.
Le Baiser… p. 246.
Une fois de plus le foyer est évoqué comme lřespace principal, symbole de la joie.
Dřautres éléments se verront re-appropriés par Valentìn dans lřinfirmerie : la
marche de la chanteuse sur la plage avec la séquence finale qui montre son visage plein de
larmes mais avec un sourire… Une fin qualifiée par Molina «dřénigmatique» (p. 235), les
mêmes mots que ceux prononcés par Valentín au dernier chapitre (p. 257).
182 El Beso… (Notes critiques) p. 200. (Dřailleurs, cřest dans ce chapitre que la figure du majordome,
présent déjà dans le film nazi, dévoile entièrement son visage sinistre par lřidentification avec le Directeur du pénitencier. Si le film nazi réunit dans la même page lřarrivée des assiettes de polenta empoisonnées à la
cellule, dans ce chapitre Ŕ où on arrive au climax de la tension du récit et du rapprochement des protagonistes
Ŕ le vrai visage du majordome se dévoile, et cette description semble suppléer la description absente du
Directeur du Pénitencier.) Traduction personnelle.

107
En suivant la série de six films reconstitués par Molina, nous pouvons structurer
lřespace carcéral comme une appropriation cinématique ;183
la cellule est imaginée, jugée
et décodée à partir de données des récits. Les discours des personnages et la narration de
Molina remplissent la plus grande partie du récit et les décors filmiques soutiennent le
roman plus que la description de lřespace de la prison. Si nous avons vu dans La Jalousie
la construction de lřespace comme une création picturale où sřentrecroisent les angles de
vue et la lumière, la spatialité chez Puig est créée par les innombrables images
cinématographiques qui irradient la cellule. Dans El Beso… cřest le temps du récit et de la
parole (narration indirecte et à lřindicatif) qui prend la place centrale. De toute façon, chez
Puig cřest également lřobscurité du soir qui permet le dynamisme de lřespace ; par elle la
cellule se transforme en salle de cinéma et en espace des métamorphoses.
En tant quřexpérience fondatrice, la cellule est dans cette œuvre lřécran de la
narration et chaque histoire approfondit les dimensions de cet espace. La cellule est le lieu
de concentration spatiale, le microcosme où se reconfigure lřhomme individuel et social,
dynamisme qui fait de la clôture quelque chose de plus quřun espace fermé. Des
caractéristiques plus nettes encore, identifiées progressivement font de la cellule un habitat
des corporalités renouvelées.
3. Un lieu fondateur.
La cellule à partir de sa fermeture et des lignes significatives développées par les
récits des films devient le point générateur des identités nouvelles. Elle représente le centre
du micro-cosmos du roman. La cellule comme espace ouvre donc un nouveau temps ; elle
est lřhabitat généreux, qui permet les transformations des personnages. Dans ce vide
démesuré et à la fois étroit, les protagonistes expriment les dimensions inexplorées de leur
existence : ressemblances inconnues, sensibilités inattendues, idées étranges, etc.
Comme espace fondateur la cellule peut être perçue dans une perspective
anthropologique sacrée : « La cellule est lřéquivalent dřun espace sacré, cřest-à-dire un lieu
destiné aux rites, aux cérémonies, aux initiations, aux sacrifices. »184
S'exprimant ainsi,
Ezquerro s'inscrit dans la lignée interprétative classique de Mircea Eliade qui éclaire la
valeur des espaces sacrés :
183 Voir la note 101. 184 EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 12.

108
Disons tout de suite que lřexpérience religieuse de la nonŔhomogénéité de lřespace
constitue une expérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne
sřagit pas dřune spéculation théorique, mais dřune expérience religieuse primaire,
antérieure à toute réflexion sur le monde. Cřest la rupture opérée dans lřespace qui permet
la constitution du monde, car cřest elle qui découvre le « point » fixe, lřaxe central de toute
orientation future.185
On peut placer la cellule comme centre du monde, point de référence pour les
actions anciennes et futures des prisonniers. Elle est aussi, la place qui brise lřhomogénéité
de la géographie profane en rendant possible lřapparition dřun cosmos nouveau parcouru
par Valentín et Molina dans le voyage initiatique de leur temps.
Ce monde sacré sřenracine aussi dans les luttes symboliques traditionnelles des
cultures : la lumière contre lřobscurité, le chaos contre lřordre, le bien contre le mal, etc.
« Le temps de la prison est donc un temps nocturne, un séjour de ténèbres à lřinstar des
séjours initiatiques qui reproduisent le temps de la mort et de la germination. »186
Structure
confortée par les cycles quotidiens de la prison : repas, douche, extinction des lumières,
visites au directeur, etc.187
La cellule est le milieu qui détermine les rituels instaurés par
Molina autour de la nourriture et la parole ; ces instances nouvelles dřinitiation, de
confusion et de changement dont nous parlerons plus tard. Là, Valentín fait la découverte
de lřhomosexualité comme un vécu sexuel, Molina prend contact avec la lutte subversive
et les deux surmontent les stéréotypes et les schémas établis en dévoilant leurs
engagements, rêves et désirs.
C'est ainsi que progressivement ils prennent un autre visage "d'être humain". Cet
endroit devient fondateur pour les deux prisonniers ; sur place ils vivront leurs rituels de
passage et la redéfinition de leurs projets signés, plus tard, par le sang et le sacrifice.
Milagros Ezquerro et Mónica Zapata188
développent cette idée. Néanmoins je prends
quelque distance par rapport à la conception dřEzquerro sur la violence et le sacré. Pour
elle, la mort se produit comme transgression des limites du sacré : « Sortir de lřespace
licite cřest transgresser lřinterdit et cette transgression sera punie de mort » ;189
cependant
« le bonheur » et « le salut » produits par la rencontre de nos personnages, ne correspondra
pas à une délivrance de la haine de leurs ennemis ; le sacrifice est un fait indispensable
185 Cf. ELIADE, Mircea, Le sacré et le Profane, p.21. Le développement complet de cette idée se poursuit
jusquřà la page 59. 186 EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 27. 187 El Beso… développe dans ses rituels les opérations fondamentales qui bâtissent une langue et la renouvellent : isoler, articuler, systématiser et théâtraliser ; cf. BARTHES, Roland. Sade, Fourier, Loyola.in
Œuvres Complètes. Tome III : Livres, textes, entretiens, 1968-1971. pp. 701-707. 188 Cf. EZQUERRO, M. Op. Cit. pp. 12 Ŕ28 et ZAPATA, M. Op. Cit. pp. 43. 189 Ibid. p. 13.

109
dans leurs choix, presque une condition de bonheur selon la perspective introduit par
Molina. On peut dire que cřest le prix payé par Molina dans sa démarche de maturation.
Dans la configuration de ce monde et la consolidation dřune identité différente, les propos
de Juan Pablo Dabove nous sont plus proches :
En los relatos de Molina, tal como su muerte nos enseñará a verlos se trata por el contrario
ya desde un principio de una cierta relación establecida con la muerte, muerte que es el
inevitable desenlace de todas sus historias (aunque lo que nos interesa mostrar sea que la
muerte no es precisamente ningún desenlace, sino una suspensión indefinida). No la
progresiva manifestación de una esencia, que en la crisis adquirirá un grado máximo de
visibilidad, (el drama de la muerte o por el contrario su secreta justificación) sino la
Ŗpresentificaciñnŗ de algo que escapa a toda visibilidad: la muerte misma.190
Le séjour commun des personnages imprègne de sens leur vie postérieure à la
cellule en confirmant certaines moments (le baiser, les repas et les rapports sexuels)
comme de vrais rites de passage dont lřespace initiatique aurait été le cachot.
Molina a été si fortement identifié à la cellule quřà lřextérieur il nřest presque rien ;
il devient lř« Inculpé 3.018» (131-135, 181-183, 227-229, 245-251). Son identité, produit
de la fermeture de la prison, a disparu ; la perte de force de Molina comme personnage est
plus manifeste au chapitre 15, lorsque la chronique des jours vécus en liberté provisoire lui
interdit toute parole. Sans le dialogue et ses rituels, le personnage de Molina perd toute sa
force et sa fécondité. La cellule a une telle importance quřelle deviendra la référence dans
les seize derniers jours pour Molina. Lřappartement sera donc un lieu de transition pendant
ces deux dernières semaines, il ratifie par son étrangeté la métamorphose accomplie dans la
cellule.
A las 17, pese al frío, el procesado abrió la venta, y
allí se quedó largo rato observando Ŕcomo en el día
de ayerŔ hacia el noroeste.
El Beso... p. 246.
A 17 heures, malgré le froid, lřinculpé a ouvert la
fenêtre, et il est resté un long moment à observer Ŕ
comme la veille Ŕ en direction du nord-ouest.
Le Baiser… p. 253.
190 DABOVE, Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. Rosario:
Beatriz Viterbo Editora, - Cuadernos de Tesis- 1994,. p. 25. (« Dans les récits de Molina, comme sa mort
nous apprendra à les voir, il sřagit par contre depuis le commencement même dřune certaine relation avec la
mort, mort qui est lřinévitable dénouement de toutes ses histoires (malgré notre intérêt pour montrer que la mort nřest précisément pas un dénouement, sinon la suspension indéfinie). Elle nřest pas la progressive
manifestation dřune essence, qui dans la crise prendra un niveau plus élevé de visibilité, (le drame de la mort
ou au contraire su justification cachée) sinon la « presentification » de quelque chose qui échappe à toute
visibilité : la mort même ») Traduction personnelle.

110
Como las veces anteriores, también en este día
miró hacia el noroeste, es decir hacia la confluencia
de las calles Juramento y Bauness, o sea Ŕpara dar
orientación más precisaŔ hacia el barrio de Villa
Devoto donde se halla situada esta Penitenciaría.
El Beso... p. 247. cf. 248, 249.
Comme les fois précédentes, il a regardé
aujourdřhui encore dans la direction nord-ouest, à
la jonction des rues Juramento et Bauness,
autrement dit - pour donner une indication plus
précise - vers le quartier de Villa Devoto, là où se
trouve situé lřétablissement pénitentiaire.
Le Baiser… p. 256, cf. 256.
Dans les regards de Molina, au chapitre 15, nous voyons une transformation
radicale, car quand il parle de lřappartement ou y fait référence, il le décrit comme un lieu
familier et protecteur ; il est lřinstance principale de son identité et de son devenir femme.
Ŕ De que viniera a vivir conmigo, con mi mamá y
yo. Y ayudarle, y hacerlo estudiar. Y no ocuparme
más que de él, todo el santo día nada más que
pendiente de que tenga todo listo, su ropa,
comprarle los libros, inscribirlo en los cursos [...]
¿no te parece lindo?
El Beso... p. 60.
Ŕ Quřil viendrait vivre chez moi, avec ma mère et
moi. Et de lřaider, de le faire étudier. Et de
mřoccuper de lui, toute la sainte journée, de veiller
à ce quřil ait tout sous la main, son linge, de lui
acheter ses livres, de lřinscrire aux cours, et… Tu
ne trouves pas que cřétait beau ?
Le Baiser… p.71.
Lřappartement nous a aidé à compléter les données délivrées par les récits des films
qui révélaient Molina comme lřhomme du foyer ; en revanche on ne sait rien de Valentín :
il serait lřhomme du monde extérieur, de lřaction. Alors que pour Molina prisonnier,
lřappartement a été lřendroit paradisiaque de ses souvenirs, il deviendra pendant ses
derniers instants un lieu dřagonie, un lieu dramatique. Lřappartement est dans la cellule le
souvenir d'une époque antérieure ; une étape franchie après la libération de la prison qui ne
lui permet pas de se trouver chez lui dans sa propre maison. Cet appartement devient le
lieu du chagrin et le point de départ pour sa « mission ». Parce quřaprès son séjour dans le
cachot avec Valentín son univers devient héroïque et garde un lien avec ce dernier et la
prison.
Pour Valentín lui-même la cellule a été importante, les jours vécus avec Molina lui
ont permis dřaffronter autrement la torture et la douleur ; à lřinfirmerie, dans le chapitre 16,
ce sont ces images et leurs échanges qui reviendront dans son délire. Le temps de la cellule
produit des changements dřidentité et des transformations qui font de chacun des
personnages le miroir de leur contraire. Molina, lřhomme de la nuit, vit des films, de la
catharsis esthétique ; Valentìn, lřhomme du jour, vit des livres, des idées et actions
engagées. Lorsque les retrouvailles entre les deux hommes prendront fin, le changement de
rôles sřaccomplira : Molina sřimmiscera en politique et Valentin dans les feuilletons. Les

111
imaginaires fournis par Molina seront réinterprétés et ré-élaborés de manière libre par
Valentin dans le dernier chapitre. Valentin ne pourra pas non plus oublier ou se détacher
des événements fondamentaux vécus dans la cellule 7.
Au terme de cette lecture, la cellule comme place fondatrice est doublement
authentifiée : par le fait de constituer le centre fondateur et existentiel des personnages et
par celui dřêtre le lieu des rituels de passage qui ont inauguré d'autres étapes dans les deux
démarches individuelles. Nous pouvons également appréhender ce qui se passe dans la
cellule à caractère symbolique dřune façon plus biologique. La cellule elle-même et les
événements dřEl Beso... se développent comme un espace utérin, dimension qu'il faut
maintenant tenter d'inventorier.
4. L’utérus.
La comparaison, la plus juste, pour comprendre la cellule comme lieu de
métamorphoses, est celle qui lřidentifie comme espace organique (comme utérus). La
geôle a plusieurs éléments communs avec la matrice : dřabord elle est le lieu de la
temporalité aux rythmes propres et en fonction de « lřembryon »; sans régularité
extérieure, hors des couchers de soleils et de lřaube. Là, la vie des prisonniers se déroule
selon un autre rythme sans les cycles ordinaires de la vie extérieure réglés par le travail, les
horaires, la veille et le repos dřune société organisée (malgré lřeffort de Valentin pour
affirmer le contraire). Les récits des films seront les pendules qui livreront la durée aux
événements. Le roman est esquissé à partir d'une exclusion atemporelle au-delà de
l'histoire : « Il sřagit dřune durée totalement coupée et du temps naturel (par lřabsence de
communication avec lřair libre) et du temps social environnant (par lřabsence de
calendrier, de mouvement, de radio, de journaux). Cřest donc une durée fermée sur elle-
même à lřintérieur de lřespace cellulaire ».191
Dans cette temporalité, instaurée par le roman, les premiers chapitres sont traversés
par la maladie de Molina et de Valentín, les derniers par lřéventuel sortie de Molina de la
prison. La convalescence dans le premier cas et la consolidation du projet dans le
deuxième, supposent chez les prisonniers une reconstruction physique et une réadaptation
sociale. Nos personnages sont alors des êtres en état de latence par rapport au monde
extérieur. Sřil est vrai que la cellule vit une interdépendance avec la périphérie de la prison
et du monde évoqué par les protagonistes, ils sont des êtres fœtaux dans la geôle,
191 EZQUERRO, M., Op. Cit., p. 22.

112
dépendant d'elle du point de vue du temps et de l'espace. Dimension vue par Lucille Kerr
comme un entourage familier qui sřest installé dans cet espace clos ; elle souligne des
éléments voisins, sinon semblables, à ceux que nous avons relevés.
Dentro del espacio al que el sistema penitenciario los ha recluido, Molina y Valentín
reproducen la relación familiar fundamental Ŕla del padre e hijo, y la de madre e hijoŔ, en la
que se inscribe una relación de poder también fundamental y, por ende, significativa. El
modelo familiar construye un tipo de movimiento complejo que también estructura el
intercambio discursivo que se desarrolla y sobre el que se superpone el espacio opresivo de
la celda. Además esa relación privada y doméstica aparece conectada con otra pública e
institucional, la del sistema penitenciario dentro del que Molina y Valentín se encuentran
aislados del resto del mundo.192
Les protagonistes, sous lřinfluence de la cellule, dans ce peu dřespace, cherchent à
établir règles, rythmes de vie ; dans lřautonomie de la fermeture, personne de lřextérieur
nřa la moindre autorité.
Ŕ Bueno, hasta mañana entonces.
Ŕ Hasta mañana.
Ŕ Mañana ya se termina la película. Ŕ No sabés qué lástima me da [...]
Ŕ Bueno, se nos pasaron las horas más rápido
¿no?
El Beso... p. 35.
Ŕ Eso que leíste demasiado. Como la vela es mía
la próxima vez te la apago.
Ŕ Es que me parecía mentira poder leer de
nuevo.
Ŕ Sí, pero estaba bien leer a la tarde, que podías
leer y gran celebración, pero a la tarde. Pero
después de apagada la luz ya se te fue la mano seguir como dos horas más con la velita.
El Beso...p. 173.
Pero yo en la celda no puedo dormir porque él me
acostumbró a contarme todas las noches películas,
como un arrorró.
El Beso... p. 256.
Ŕ Bon, alors à demain.
Ŕ À demain.
Ŕ Demain la fin du film. Ŕ Tu ne sais pas à quel point ça me fait
de la peine[…]
Ŕ Le temps a passé plus vite, non ?
Le Baiser… p. 41.
Ŕ Tu as encore trop lu. Puisque la bougie
mřappartient, la prochaine fois je lřéteins.
Ŕ Ça me semblait incroyable, de pouvoir lire
de nouveau.
Ŕ Bien sûr, mais çřaurait été mieux de le faire
lřaprès-midi, tu pouvais lire tout ce que tu
voulais. Après lřextinction de la lumière, tu as encore lu deux heures à la bougie. Tu
crois pas que tu exagères ?
Le Baiser… p. 187.
Maintenant, dans la cellule, je ne peux pas
trouver le sommeil ; il m’a habitué à écouter
tous les soirs des films, comme une berceuse.
Le Baiser… p. 266.
Dans ce temps de la cellule, il y a « quelque chose » (projet ou être) qui évolue en
vue de son autonomie définitive. Pour Molina et Valentín il y aura une fin à ce temps, un
192 KERR, Lucille, La política de la Seducción, El Beso de la Mujer araña. pp.641-674 in El Beso..., p. 656.
(A lřintérieur de lřespace où le système pénitencier a mis Molina et Valentín, ceux-ci reproduisent le rapport
familier fondamental Ŕ celui du père avec lřenfant, et de la mère avec lřenfant Ŕ, par lequel sřinscrit une
relation de pouvoir aussi fondamental que significative. Le modèle familial bâtit une sorte de mouvement complexe qui structure aussi lřéchange discursif développé et sur lequel est superposé lřespace oppressif de
la cellule. Ce rapport privé et domestique se montre uni avec lřautre, publique et institutionnel, celui du
système pénitencier à lřintérieur duquel Molina et Valentín se trouvent isolés du reste du monde.) Traduction
personnelle.

113
accouchement. Nous pouvons comparer le cycle des prisonniers à une gestation qui dure
quelques mois, 14 chapitres ou six films pour aboutir à une naissance hors de la cellule.
Cřest seulement le monde extérieur qui permet la résolution finale. La rue devient pour
Molina le lieu de sa vraie naissance ; le dehors vérifie les processus vécus dans la cellule
« 7 » par lřassassinat (cf. 251) ;193
pour Valentìn, il sřagit de lřinfirmerie (cf. 254). Comme
dans la naissance, la vie ne se réalise jamais en plénitude, sinon dans la rupture de
lřaccouchement qui brise le paradis utérin. Les paramètres du dedans demandent une
contrepartie du dehors : la rue et lřinfirmerie.194
Lřenfermement a conçu et nourri des êtres
nouveaux mais leur existence autonome requiert de lřextériorité.
Molina… maðana esté listo con sus cosas para
dejar la celda.
El Beso... p. 228
Ŕ Afuera lo vas a pasar bien, te vas a olvidar de
todas las que pasaste en el penal, vas a ver.
El Beso... p. 233.
Molina… demain soyez prêt avec vos affaires
pour quitter la cellule.
Le Baiser… p. 238.
Ŕ Dehors, tu seras heureux, tu oublieras tout ce
que tu as souffert en prison, tu vas voir.
Le Baiser… p. 244.
Il y a une deuxième dimension qui nous situe dans un lieu utérin : la modification
constante de l’espace et lřinterdépendance entre les corps et leur environnement. Dans El
Beso… on découvre la cellule, plutôt son contenu, selon le déroulement des actions, les
paroles des prisonniers ou le déplacement de leurs corps. Lřabsence de description, la
scénographie réduite et la présentation des objets, tout au long du récit, donnent cette
sensation, par exemple quand Molina est en train de réchauffer lřeau, nous nous en
apercevons par les commentaires de Valentin sur l'existence d'un petit brasero (cf. p 157).
Il faut le rappeler un fois de plus, la description de la cellule est presque inexistante, on
doit la deviner par la fonctionnalité des éléments en rapport aux prisonniers et dans leurs
dialogues.
Ŕ Sí, Valentín, cuando abrieron para entrar el mate
cocido te diste vuelta en la cama y te seguiste
durmiendo.
El Beso... p. 167.
Ŕ Oui, Valentin. Quand ils ont ouvert pour nous
apporter le maté, tu třes retourné dans ton lit et
tu as continué à dormir.
Le Baiser… p. 179.
193 « mais on peut dire que cette mort doit sřanalyser en tant quřachèvement dřun processus inauguré par lřexpérience initiatique du temps de la prison » EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 28. 194 Le dehors comme aboutissement inévitable et rupture est montré aussi par Ezquerro avec son caractère
tragique : « Le temps du châtiment. Toujours soumis à la menace dřun mal plus grand (interrogatoires,
tortures, mort)… » Ibid. p 22.

114
La cellule existe pour le lecteur en fonction des liens et des mouvements réalisés
par les deux locataires et elle devient identifiable, grâce à eux, de manière telle que certains
espaces en sont une continuation. Des espaces extérieurs comme la douche ou les toilettes
peuvent être vus comme le prolongement de la cellule, parfois comme de simples énoncés,
mais nous n'aurons jamais d'informations directes. Seul le bureau du directeur prend un
rôle précis comme seuil vers lřautonomie définitive de Molina. Étape intermédiaire entre le
dedans et le dehors, à la fois promesse et menace, ce bureau constitue pour le lecteur le lieu
de lřexpérience double de Molina, comme traître et victime ; ce cabinet est le plateau où
les forces puissantes du système lřexploitent ou lui-même sřaffirme astucieux en
manipulant les ficelles qui cherchent à le piéger. Un champ de bataille.
La troisième et dernière affirmation organique de lřespace se produit autour de la
nourriture et de la protection comme garantes de la vie. Toute matrice permet
lřassimilation dřénergie et la croissance des embryons en assurant en même temps leur
protection. Molina comme une voix domestique exprime ces dynamismes :
Ŕ Callate vos, apestado. Hoy acá se empieza una
nueva vida, con sábanas casi secas, tocá... Y
todo esto para comer.
El Beso... p. 141.
Ŕ Me da lástima comérmelo, me lo voy
reservando, y nunca le llega el momento. Pero mañana lo partimos en dos.
Ŕ No, es tuyo.
Ŕ No, mañana vamos a tener que comer la
comida del penal y de postre nos comemos el
zapallo abrillantado.
El Beso... p. 216.
Ŕ Tais-toi, petit dégoûtant. A partir
dřaujourdřhui commence une vie nouvelle.
Touche ! Les draps sont presque secs…
Regarde ! Deux poulets à la broche, deux !
Le Baiser … p. 157.
Ŕ Ça me fait de la peine de le manger, je me le
réserve, et le moment nřarrive jamais. Demain, on le partagera.
Ŕ Non, cřest pour toi.
Ŕ Non, demain, il va bien falloir reprendre
lřordinaire de la prison ; comme dessert, au
moins, on mangera le bout de melon confit.
Le Baiser… p. 225.
Dès le commencement Molina affirme le côté sensuel et gourmand réprimé par
Valentín :
Ŕ De veras, te lo pido en serio. Ni de comidas ni de
mujeres desnudas.
El Beso... p. 14.
Ŕ Je te le demande sérieusement. Pas de repas, ni
de femmes nues.
Le Baiser… p. 19
Cependant du premier chapitre au 16ème
nous entendrons parler de nourriture, car
lřaliment est aussi une des sources dřéchange des prisonniers. Au cours des films et des
repas, les prisonniers accumuleront les énergies, le courage et les forces qui stimuleront
leurs métamorphoses ;

115
Mientras los relatos convierten el espacio cerrado de la prisión en un umbral Ŕlugar entre la
vida y la muerte, entre el afuera y el adentro, entre la fantasía y lo cotidianoŔ y burlan los
horarios de dormir o estar despierto, la comida obtenida por Molina Ŕ también a partir de su arte verbal Ŕ introduce un placer que permitirá la entrada de otros placeres. 195
Les récits et les aliments introduits par Molina, dans ses rapports avec Valentín,
sont plus que la première victoire dřun projet hédoniste dont la sexualité sera vue comme
le but ; ils sont surtout les moyens premiers de vie pour les prisonniers, différents de ceux
de la répression. Les aliments arriveront comme des présents de la mère de Molina ; on les
soupçonne dřabord d'être de vrais cadeaux, mais, après le chapitre 8, nous saurons quřils
sont livrés directement par le directeur de la prison, à la suite du pacte fait entre Molina et
lui. Pacte qui permet à Molina comme à Valentin de prendre des forces pour le
dénouement final.196
La fonction de protection et d'isolement paradisiaque, garantie par lřutérus est
complétée dans la cellule par les soins de Molina. Cřest Valentin lřobjet de convoitise et de
préoccupation ; en face des agressions externes, celles de lřempoisonnement ou de la
répression, Molina est le garant du bonheur immédiat. Il confirme la cellule comme cette
sorte de source maternelle qui remplit les besoins primitifs de lřenfant.
Ŕ Estabas gritando en sueños.
Ŕ ¿Si?...
Ŕ Sí, me despertaste.
Ŕ Perdoname.
Ŕ ¿Cómo te sentís?
Ŕ Estoy todo sudado. ¿No me alcanzarías la
toalla? Sin prender la vela.
Ŕ Esperá, que voy al tanteo...
El Beso... p. 111.
Ŕ Tu criais en dormant.
Ŕ Oui ?
Ŕ Ça mřa réveillé.
Ŕ Excuse-moi.
Ŕ Comment te sens-tu ?
Ŕ Je suis en nage. Veux-tu me passer la
serviette ? Sans allumer la bougie.
Ŕ Attends, je cherche, à tâtons…
Le Baiser… p. 131.
195 El Beso… (Notes critiques) p. 25. (Tandis que les récits font de lřespace cloîtré de la prison un seuil Ŕ
lieu entre la vie et la mort, entre le dehors et le dedans, entre la fantaisie et le quotidien Ŕ et rusent les
horaires de sommeille et de veille, la nourriture obtenue par Molina Ŕ là aussi par son art de la parole Ŕ
introduit un plaisir qui en permettra dřautres.) Traduction personnelle. 196 La légende du moyen âge dans le film « Cat People » parle dřun pacte fait entre le démon et les femmes
dřun village « isolé » dans la montagne, dřune alliance autour de la nourriture (Cf. El Beso... p. 13). Molina, comme ces femmes-là, a dû se vendre pour vivre. Hier dans la légende comme aujourdřhui dans le roman ce
pacte enfante des filles à demi-animales. Il faut rappeler aussi que le marché noir et la spéculation sur les
aliments deviennent lřacte de trahison et de perversion le plus important dans le film de propagande nazi
Destino.

116
Ŕ Uy..., Molina, te voy a dar lata otra vez...
rápido, llamá que abran la puerta.
Ŕ Aguanta un segundito... que ya...
Ŕ Ay... ay...no, no llamés...
Ŕ No te aflijás, ahora te doy para limpiarte.
Ŕ Ay... ay... no sabés qué fuerte es, un dolor
como si me clavaran un alambre en las tripas...
Ŕ Aflojate bien, larga todo que después yo lavo
la sábana. El Beso... p. 123.
Ŕ Molina, je vais te casser les pieds encore…
vite, fais-moi ouvrir la porte.
Ŕ Attends un tout petit peu…voilà.
Ŕ Aïe… aïe… non, nřappelle pas.
Ŕ Ne te tracasse pas, je te donne tout de suite de
quoi te nettoyer.
Ŕ Aïe… tu ne sais pas comme cřest fort, une
douleur comme si on me plantait un fil de fer
dans les tripes… Ŕ Laisse-toi aller complètement, lâche tout,
ensuite je laverai le drap.
Le Baiser… p. 142.
La cellule est un endroit protégé pour les prisonniers, même dans la maladie ; rester
dedans signifie la permanence dans leur temps, leur histoire et leur autonomie, (cf. 85, 100,
221). Cette souveraineté, certainement artificielle, a sa fonctionnalité car les corps
sřaffirment et se fortifient, à lřintérieur, pour « une naissance ». Le dehors se constitue en
réussite de ce processus ; seule lřextériorité ratifiera lřeffectivité et la qualité de ces
transformations.
C. L’espace utilisé, un espace transformé.
Après avoir observé lřorganisation de lřespace dans La Jalousie et El Beso... en
relation avec la dimension de la fermeture nous pouvons désormais préciser des points de
rencontre entre les deux romans. Ces ressemblances et différences façonnent le chemin
spécifique des personnages qui habitent ces espaces. Nous retiendrons quelques points,
plus déterminants, qui seront revus dans les prochains chapitres dans une optique plus large
que celle de lřespace :
Les déplacements réalisés par A… et Molina, les deux personnages principaux des
romans, les configurent comme des êtres du mouvement ; ils sont les voyageurs qui
arpentent les différents espaces du roman : Molina est dans le bureau du directeur, dans
lřappartement, dans la rue et dans la cellule. De même A… est dans la cour, dans la
chambre, dans la salle à manger, sur la terrasse et dans la ville. Ils ont la maîtrise de
presque toute lřétendu spatiale décrite dans les récits, tout lřespace est rempli par leur
présence.197
Ils ont le pouvoir de passer des frontières ; ce sont les personnages qui font la
transition avec le monde extérieur.
197 Nonobstant un lieu sera interdit à A… : le bureau du narrateur, mais on y trouvera cependant sa photo. De
même Molina nřira jamais à lřinfirmerie.

117
Par contre, pour les deux autres personnages de La Jalousie et dřEl Beso…198
:
Valentín et « le mari jaloux », il leur est défendu de sortir ; pour le guérillero, quitter la
cellule est la menace de quelque chose de pire, cette promesse ne représente pas la joie
dřun changement positif mais un risque. Pour le « narrateur » de La Jalousie lřextérieur
nřexiste pas ; tout le roman, pour lui, se passera à lřintérieur, dans les limites de la maison ;
les voyages ou lřau-delà de la propriété semblent ne pas le toucher, jamais une parole nřest
dite sur cette action.
La salle à manger et la cuisine comme espaces de la nourriture sont réinterprétés
continuellement. Chez Robbe-Grillet la salle à manger existe comme telle avec la table, les
fauteuils, les nappes, les couverts et tout le mobilier ; par contre la description des aliments
et leur consommation deviennent une action mécanique, vue presque par lřœil dřun
éthologue. Les repas sont des documents qui renvoient à des personnages ou fixent les
mouvements internes du narrateur : les taches sur la nappe parlent de Franck, le crabe dans
lřassiette est une figure du mille-pattes, les cocktails sur la terrasse sont la mise en scène
dřune trahison, les glaçons, un alibi ; l'opération la plus importante à table nřest pas de
manger, cřest lřécriture, la création dřun document en lien avec les personnages : la salle à
manger se dilue dans lřécrasement du mille-pattes, et le bar inconnu de la photographie est
retenu par la figure dřA….
Chez Puig, il se passe tout le contraire, la nourriture construit lřespace cellulaire, à
plusieurs reprises, comme cuisine ou salle à manger. Les aliments sont présents par leur
forme, leur chair, leur parfum, leur couleur ; ainsi lřeau réchauffée de la tisane, le poulet
rôti partagé, la polenta empoisonnée, etc. Le récit renforce lřoralité, dilate autant la
sensibilité matérielle de la parole que celle de la nourriture. El Beso... par les simples et
rustiques repas de la cellule représente toute la charge existentielle et vitale de la nourriture
qui est insinuée par les films racontés par Molina. Ce rôle plus important de la nourriture
chez Manuel Puig sera développé, lorsquřil sera question, en détail, de la configuration de
la femme-araignée.
Dans les deux romans de toute façon, les espaces deviennent des lieux dřéchange et
dřintimité partagée grâce aux repas et aux verres pris ensemble.
198 Ces autres personnages ont des traits communs avec les protagonistes principaux et une liaison vitale avec
les mêmes espaces. Pourtant le directeur du pénitencier qui nřa pas commis de « délit », et Franck qui est
toujours le visiteur de la plantation nřarrivent pas à vivre à lřintérieur. Leurs rôles seront plus développés
dans les chapitres suivants.

118
La chambre et la cellule partagent, chacune à leur manière, les conditionnements
de la chambre obscure ou de la salle de cinéma ; ces endroits font de lřobscurité une
condition pour que la lumière se révèle ; nous y trouvons aussi une sorte de pellicule, de
surface, de couche sensible et impressionnable, chez les protagonistes, qui sera modifiée
par les incidents centraux du récit. Les corps sont marqués par cette façon particulière de se
confronter, dans lřobscurité, avec le regard du narrateur chez Robbe-Grillet ou la parole de
Valentín chez Manuel Puig. Cette obscurité conditionne sans doute lřespace où les actions
plus significatives des protagonistes se fixent et sřexpriment. Il faut toujours attendre
lřextinction des lumières, à la prison, pour commencer les récits de films et le coucher du
soleil, pour percevoir la brousse et les animaux qui la peuplent. Il faut la nuit pour la bonne
perception des murmures vitaux et des mouvements, il faut de lřobscurité pour que les
images lointaines ou extérieures prennent chair, pour que la sensibilité trouve sa plénitude.
Cette chambre obscure suscite paradoxalement, chez les protagonistes, deux états de
sensibilité tout à fait différents : parfois un endormissement qui permet, en arrêtant la
raison logique, le parcours libre de lřimagination et quelquefois, au contraire, une attention
rigoureuse qui perçoit le moindre stimulus.
La chambre obscure peut être vue, aussi, par les deux « délires » des co-
protagonistes, leur chute dans lřobscurité de lřinconscience, qui saisit mieux les données
appréhendées à la lumière de lřentendement. Hallucination déclenchée mécaniquement par
lřextinction du gaz de la lampe, chez le narrateur de La Jalousie et induite, de manière
chimique, chez Valentín par la morphine. Les deux moments sont clairement des
modifications des états de conscience de Valentín et du « mari » ; des états assimilés, par
nous, à une entrée dans lřespace de lřobscurité et du néant qui devient condition de la vie et
de la lumière.
Ce qui se passera dans la chambre de La Jalousie ou à lřinfirmerie ce seront des
moments uniques. Evénements circonscrits également, dans ce que nous appellerons
provisoirement « espace absolu » et qui représente le point « zéro » des romans. Lieux
fondateurs, rien nřexiste avant eux.199
Cřest le périmètre rétréci, les frontières réduites,
lřespace qui dévoile nřimporte quel contenu. Il ne sřagit pas ici dřintroduire une catégorie
199 On peut voir cet « espace absolu » en profonde relation avec le temps. Cette perception, résultat du travail
sur les deux romans, reste encore un chantier à explorer.

119
philosophique ou physique, mais de souligner une constante littéraire qui sřinscrit dans
lřordre de la narration et de la représentation.
Cet « espace absolu » consolidé et déterminé par le personnage principal des récits
est vécu comme déplacement aux marges par ses partenaires; pendant tout le récit, « le
mari » sřinstalle dans la salle à manger ou dans le bureau-terrasse pour voir, pour épier,
comme Valentìn est pendant treize chapitres dans la cellule en état dřécoute. Les
expériences vitales plus importantes des co-protagonistes, sont dans les deux récits,
éprouvées hors de leurs conditions habituelles. « Le centre » est transmuté : Le narrateur
de La Jalousie est dans la chambre, le plateau réservé à A… ; Valentín dans El Beso... est à
lřinfirmerie hors de la cellule. Dans les deux cas, le milieu nřest pas modifiable : la ferme
et la prison. Dans ces espaces A… habite lřimagination du « mari » sans être vue, comme
Molina est saisi intensément dans le rêve de Valentín, sans être entendu physiquement.
Cette ultime configuration des protagonistes sera la source de leur autonomie définitive :
leur absence semble être une condition de leur affirmation personnelle. Ce vide laissé par
A... et par Molina, ce néant ne peut être géré ou rempli par personne dřautre que ceux qui
lřont « habité » auparavant. Bien que Valentín joue le rôle de Molina et « le narrateur »
celui dřA… aucun dřeux ne se substitue à son contraire ; « lřespace absolu » confirmera
aussi la spécificité de chacun des personnages qui habitent le roman.

120
II. LA FEMME ARTICULATION DYNAMIQUE DES VIVANTS.
Lřobjectif de cette partie est de faire apparaître quelques processus fondamentaux
de la constitution des personnages ; processus liés aux espaces, antérieurement identifiés
comme structuraux, dans le récit. Ces personnages principaux, par leur configuration,
rassemblent et expriment alors les mouvements principaux du roman ; caractéristique
exercée dřune façon exemplaire par les personnages féminins. A travers les diverses
expressions corporelles des personnages nous pointerons une condensation symbolique qui
rendra « vivant » cet univers clos et le conditionne, et le soutient à la fois.
A. Les configurations dans La Jalousie.
En suivant la méthodologie déjà utilisée pour aborder lřespace, nous présenterons
d'abord La Jalousie puis El Beso...
1. Les personnages.
Dans notre recherche du corps modèle de la femme il est important dřanalyser les
divers personnages du roman, leurs relations dřopposition et leurs possibilités d'action ; car
un personnage modèle implique, d'une certaine façon, un rapport étroit avec les autres
êtres du roman en le représentant au-delà du clivage opéré au cours du récit. Nous suivrons
aussi les ruptures instaurées entre natifs et colons, entre la civilisation et la brousse, entre la
parole et lřécriture, etc. pour déceler les identités sous-jacentes qui sous-tendent ces
problématiques.
Lřenvironnement de La Jalousie est façonné par des interdépendances mutuelles
entre différents éléments rendant crédible une « figure » commune. De même que pour les
unités narratives proches qui, en apparence, n'ont aucune correspondance entre elles, peut-
être y aurait-il une "hyper-figure" cachée quřil faudra trouver ? Nous pensons décrypter
cette figure petit à petit, à partir de lřimage du mille-pattes, qui exprime ce qui se passe
entre les protagonistes. Cette démarche rejoint un des postulats de Robbe-Grillet lui-même,
qui, dans Pour Un Nouveau Roman, écrit :
Le culte exclusif de « lřhumain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins
anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien dřautrefois,

121
le héros. Sřil ne parvient pas à sřen remettre, cřest que sa vie était liée à celle dřune société
maintenant révolue. Sřil y parvient, au contraire, une nouvelle voie sřouvre pour lui, avec
la promesse de nouvelles découvertes.200
Pour parvenir à cette nouvelle voie imaginée par Robbe-Grillet lřanalyse devra
d'abord passer par les descriptions et implications des personnages de La Jalousie, A…,
Franck, le narrateur, les noirs, le Boy, etc. Ces personnages grâce à leurs interactions, et à
la figure du mille-pattes, sřaffirmeront par lřintégration, la correspondance à un autre
principe de cohésion, différent de celui de lřanthropocentrisme.
a. Le narrateur.
Il est appelé aussi par nous « le mari jaloux » par sa proximité dřA…, par sa
jalousie envers Franck, par sa place dominante et son pouvoir dans la maison. Nous
déduisons son statut d'époux en le regardant dormir dans la chambre utilisée par A… et
cřest à lui que Christine, le lendemain du voyage, demande des explications sur lřabsence
de Franck (178-179). Il est le bâtisseur de la propriété, selon les déterminations spatiales
suscitées par son regard, comme nous l'avons déjà constaté (cf. supra pp. 78 ss.). Ses
descriptions reflètent sa position dans la propriété, son rôle et sa situation physique : « Un
homme, entre les lames dřun store derrière lequel il peut voir sans être vu, cřest-à-dire à
travers une « jalousie », regarde. Il porte attention longuement aux détails de lřombre et de
la lumière, à ceux du travail de ses employés dans la plantation. »201
Il est certain que les
yeux du narrateur fourniront au lecteur presque tous les « incidents » du roman et les
profils des autres personnages, sauf ceux de sa propre expérience, la nuit de lřabsence
dřA….
Il est lřinconnu sur lequel nous aurons peu de données, lřhomme de la maison,
enfermé et méfiant, qui nous conduit au fil des pages du récit. Il est le narrateur pressenti,
de la première page jusquřà la dernière, sans se constituer le héros du récit. Il est la
conscience sans corps de ce roman, donc impossible à identifier, comme lřimage
symbolique du récit, dans la mesure où la quasi-inexistence de son corps est le résultat non
seulement de lřabsence de descriptions, mais aussi de la distance absolue du cosmos habité
par lui; présence presque spirituelle et assez problématique car « le mari de La Jalousie est
une mince pellicule de conscience qui se situe à la limite du moi et du non-moi. »202
Lui-
200 ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman, p. 28. 201 ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre. p. 265. 202 MANSUY, Michel, Etudes sur l’imagination de la vie. p. 95.

122
même sřest privé des rapports, des dialogues, des échanges, des attentes ou des
promesses.203
Il est la conscience jalouse de la maison, plus quřun habitant, il devient la voix qui
remplit les espaces derrière la jalousie, les fenêtres, la distance. Cet homme exprime
différentes angoisses : son désir pour A… et sa distance dřelle à lřégal que la puissance et
la faiblesse comme patron. De façon plus précise nous verrons quřil se déplacera entre
lřimage dřA… et le mille-pattes, comme entre lřobjet de son désir et sa représentation. Le
regard obsessionnel du narrateur fait de ces deux corps ou représentations la matérialité
plastique où les données de son inconscient sřexpriment, et où ses refoulements sociaux se
manifestent. Il est le point de vue désincarné qui bâtit la quête de la corporalité. Cřest par
lui que les corps se font actuels et significatifs ; cřest également par lui que nous sommes
en face de A…, du mille-pattes, des animaux et de Franck et de leurs rapports mutuels
alors que nous tentons de comprendre le roman.
b. Franck .
Cřest le voisin aux mauvaises manières, rival du narrateur. Il mange de façon
inappropriée, fait des taches sur la nappe, du bruit au moment de manger sa soupe et ne
donne pas les signes d'une bonne gestion des affaires de sa ferme (21, 23, 25, 54, 60, 113,
145). Cet homme partage à des niveaux différents les mondes en confrontation dans La
Jalousie. Pour le narrateur, malgré la solidarité à un même projet colonial, il est presque un
des indigènes les plus ignorants et une force extérieure qui ronge les sécurités : lui, lřamant
dřA…, le mauvais mari, le colon inapte est dégradé au niveau dřun personnage sans
distinction. Anzieu, en parlant de La Jalousie, précise avec finesse lřimpression que lui
donne le narrateur :
A force de se concentrer sur les mouvements des mains, sur le va-et-vient de la fourchette
et du couteau, et sur les déformations musculaires entraînées par la mastication, la
description réduit Franck au niveau dřun bizarre phénomène automatique, à peine
biologique et tout à fait déshumanisé.204
Franck est, plus que le narrateur, le partenaire de A… dans le voyage, les lectures
de romans, les apéritifs et semble-t-il dans les affaires de la production de la plantation. Il
203 Si lřon suit Didier Anzieu, notre narrateur est le type même de lřobsessionnel : « Du point de vue psychanalytique, le mari illustre bien l’isolement de lřobsessionnel. Même quand dřautres sont présents, il est
seul : il nřa pas de communications personnelles avec eux ; il observe, jaloux derrière son store Franck et A.
qui ont entre eux de véritables échanges » ANZIEU, D., Ibid. p. 267. 204 FORTIER, P., Op. Cit. p. 34.

123
est pareillement le mâle dřavant-garde, assoiffé de nouvelles conquêtes et lřhomme
entreprenant de cette colonie. Quelquřun aussi qui semble être un bon connaisseur des
voitures mais qui dans la pratique devient un mauvais mécanicien, (cela est plusieurs fois
souligné après sa nuit en ville avec A….) Dans le roman, Franck est lřun des acteurs
principaux des événements comme lřécrasement du mille-pattes, les dialogues sur le roman
africain, le correspondant des lettrés dřA… ou la panne de la voiture. Pour Anzieu, il est le
« personnage essentiel du roman, le seul vraiment vivant, et nommé ».205
Si son
comportement nřarrive pas à la culture élevée du narrateur, sa vitalité attire l'attention sur
lui. Il sřintègre dans lřunivers sauvage, qui entoure le narrateur, avec une « énergie » et un
« entrain » démesurés (110-111).
c. A… (la femme).
Le seul personnage féminin, sans rivale, devient le noyau des actions et des
processus de symbolisation du roman ; elle est tellement décrite et regardée par son
« mari », que nos réflexions auront pour origine les données la concernant.
En tant que femme énigmatique et libre, c'est un personnage fascinant autour
duquel on peut dire que le roman s'inscrit. Dřelle nous avons quelques descriptions : ses
lèvres (42, 141-142) ; ses vêtements, (15, 21-22, 58, 74, 94, 98, 115, 135, 136, 137, 205,
207) ; ses yeux et cheveux (on reviendra plus loin sur ces deux éléments). Elle est surtout
une Dame ; une femme de bonnes manières, qui sait sřexprimer, manger et sřamuser (24,
26, 70, 42, 183), la patronne de la ferme qui utilise les vêtements appropriés (10) et donne
des ordres précis d'une « voix nette, mesurée » (6).
Elle sřimpose, souverainement, au-delà des contraintes du milieu et de la société :
« Elle est en plein soleil. Les rayons la frappent rigoureusement de front. Mais elle ne les
craint pas, même à lřheure de midi » (135). Pour elle aucune barrière n'existera avec les
natifs, même dans le domaine sexuel : « Franck paraît sur le point de lui en faire grief :
« Quand même, dit-il, coucher avec des nègres… » A… se tourne vers lui, lève le menton,
demande avec un sourire : « Eh bien, pourquoi pas ? » » (194); elle semble être hors des
conventions, traversant lieux, coutumes et temps (205).
205 ANZIEU, D., Op. Cit. p.266.

124
Malgré lřimage externe fournie par le narrateur, lřintimité dřA… échappe à son
regard avide de précision ; ses pensées et sentiments sont donc pour nous un peu
incertains :
En respectant rigoureusement les limites dřun point de vue objectif centré sur un narrateur
engagé dans lřaction, Robbe-Grillet construit une structure où le narrateur, et le lecteur
aussi, se heurtent à la politesse de A… là où ils voudraient savoir ce qui, en fait, se passe
dans son esprit.206
Nous connaissons A… en effet, comme un « produit du récit », à la troisième
personne, à travers les paroles : doutes, commentaires et fantaisies du narrateur. Notre
confrontation avec A… est pourtant toujours limitée puisque :
Par un retournement curieux, le narrateur, qui ne peut pas poser de questions, car il ne peut
pas se fier aux réponses, est dans la condition passive qui caractérise le lecteur de romans.
Les modalités de la création du personnage A… produisent donc une identification très
étroite entre le narrateur et le lecteur.207
Ces questions, silences et rapports établis par le narrateur, entre A… et le monde du
roman, seront selon l'identification suggérée par Fortier ceux du lecteur. Cet état
dřincertitude permet la correspondance entre les incidents du récit et A… et constitue un
des moteurs de notre recherche du personnage symbolique profilé A…, qui devient
cependant le personnage le plus important du récit.
d. Les animaux, les natifs, le mille-pattes.
Comme cela a été plusieurs fois signalé, les animaux, de même que les natifs et la
brousse, constituent « lřautre » du monde colonial. Un mouvement circulaire sřétablit où la
totalité est montrée comme lřépaisseur verte du jour ou lřétendue obscure de la nuit (146-
154). Totalité informe dont les morceaux se détachent de temps en temps : les bruits, les
insectes (147, 152, 153), les chants, les silhouettes des natifs (53) ou les cris des bêtes ;
fragments tout de suite dévorés par le néant de la nature, dont ils ont voulu être libérés.
Moments excellemment construits par Robbe-Grillet comme celui-ci : « Autour de la
lampe, la ronde des insectes est toujours exactement la même. Cependant, à force de la
contempler, lřœil finit par y déceler des corpuscules plus gros que les autres. Ce nřest pas
assez toutefois pour en déterminer la nature… »(150). La brousse représente donc
plusieurs choses dynamiques et entièrement liées entre elles ; vitalité qui uniformise tous
206 FORTIER, P., Op. Cit. p. 41. 207
Ibid. p. 47.

125
ces êtres vivants dans une même nature, composée fondamentalement par les bruits et le
mouvement. Ces deux actions précédentes seront les gestes caractéristiques des animaux,
des natifs et de celui qui les exprimera de façon privilégiée, le mille-pattes.
Les bruits sont « lřautre » de la parole, en contrepoint avec le langage ou les sons
acceptés par le narrateur, ce sont aussi les cris des animaux, ou les chants dans le « langage
incompréhensible » des natifs ; bruits toujours liés à lřobscurité (146). «Elle semble
écouter le bruit, qui monte de toutes parts, des milliers de criquets peuplant le bas-
fond. Mais cřest un bruit continu, sans variations, étourdissant, où il nřy a rien à
entendre » (17).
Il y a probablement différentes sortes de bêtes. Cependant tous ces cris se ressemblent ; non
quřils aient un caractère commun facile à préciser ; il sřagirait plutôt dřun commun manque
de caractère : ils nřont pas lřair dřêtre des cris effarouchés, ou de douleur, ou menaçants, ou
bien dřamour. Ce sont comme des cris machinaux, poussés sans raison décelable,
nřexprimant rien, ne signalant que lřexistence, la position et les déplacements respectifs de
chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit. (31)
Pour le narrateur, il est clair, comme on vient de le constater, que les cris sont
identiques entre eux : ce sont ceux de bêtes non identifiées par la communauté culturelle,
ce ne sont pas des grillons, des cigales, des hiboux ; il s'agit d'autre chose qui est qualifié
dřétrange, de menaçant et mystérieux.
Pour lui, également, les paroles des indigènes sont bruits, cris, souffles et
ronronnements irrationnels : « Maintenant, cřest la voix du second chauffeur qui arrive
jusquřà cette partie centrale de la terrasse, venant du côté des hangars, elle chante un air
indigène, aux paroles incompréhensibles, ou même sans paroles » (99). « cřest aussi subit,
aussi abrupt, sur des notes qui ne paraissent guère constituer un début, ni une reprise »
(100, 119, 194). Chez les natifs les mots ne disent rien, ils sont presque un bruit, des
exclamations d' animaux (31, 99, 110, 178, 195). Le langage est une des expressions du
clivage entre les colons et les natifs et lřinclusion de ces derniers dans la brousse ; réalité
captée aussi par Leenhardt : « Le glissement du langage au bruit débouche sur une quasi-
identification des sonorités émises par les indigènes et de celles émises par les animaux
occupant lřentour de la maison. »208
La différence semble être une question de ton, ou la
force des cris produits par les animaux : « Et le bruit assourdissant des criquets emplit déjà
les oreilles, comme sřil nřavait jamais cessé dřêtre là. Le crissement continu, sans
progression, sans nuance… » (139, 181).
208 LEENHARDT, J., Op. Cit. p.104.

126
Tout être autonome qui peut se déplacer pour lui-même, au-delà du cercle de la
colonie, fait partie de la vie de la brousse, de cette vie sauvage où il est confronté aux
colons. Il y a un mouvement propre des animaux et des natifs. En parlant des natifs le
« mari » le fait savoir : « il [le boy] se dirige dřune allure mécanique vers la petite table »
(110) « Le boy fait son entrée, par la porte ouverte de lřoffice. Il sřapproche de la table.
Son pas est de plus en plus saccadé […] Il sort aussitôt après, remuant bras et jambes en
cadence, comme une mécanique au réglage grossier. » (112, cf. 140, 177). Pour les
animaux les mots du narrateur sont semblables : « Dřautres bestioles, pareilles à celle-là,
ont déjà échoué comme elle sur la table ; elle y errent à lřaventure, parcourant dřune allure
incertaine des trajets aux crochets nombreux, aux buts problématiques » (151).
Mouvements imperceptibles mais toujours rythmiques : « Mais Franck paraît nřavoir pas
entendu. Il garde les yeux fixés sur le margouillat gris-rose Ŕ en face de lui Ŕ dont la peau
molle, sous la mâchoire inférieure, bat imperceptiblement » (200).
Ces mouvements et bruits sont exprimés par les natifs, lorsquřil sont structurés par
ces deux actions. La précision n'est pas inutile car dans la configuration de lřespace, les
indigènes sont toujours statiques et en attitude contemplative (37), faisant partie du
paysage comme nous lřavons vu à propos du pont. Entités qui, en mouvement, expriment
la mécanique instinctive de leur nature : « un noir en short, tricot de corps, vieux chapeau
mou, de la démarche rapide et ondulante, pieds nus probablement. » (53). Les natifs sont le
mystère, à lřextérieur, et même le narrateur ne peut pas pénétrer leur monde, leurs regards,
etc. Les êtres soumis de La Jalousie, malgré les désirs des patrons blancs, échappent en
même temps à leur contrôle et affirment leur indépendance par le chant (99) et les
déplacements qui sřidentifient à celui des animaux (148-149). Ces personnages expriment
une vitalité menaçante :
Les fenêtres sont closes. Aucun bruit ne pénètre à lřintérieur quand une silhouette passe au
dehors devant lřune dřelles, longeant la maison à partir des cuisines et se dirigeant du côté
des hangars. Cřétait, coupé à mi-cuisses, un noir en short, tricot de corps, vieux chapeau
mou, à la démarche rapide et ondulante, pieds nus probablement. Son couvre-chef de feutre,
informe, délavé, reste en mémoire et devrait le faire reconnaître aussitôt parmi tous les
ouvriers de la plantation. Il nřen est rien, cependant (53).
Cela pourrait être un bruit de pas sur le dallage. Pourtant le boy et le cuisinier doivent être
couchés depuis longtemps. Leurs pieds nus, ou chaussés dřespadrilles, sont dřailleurs tout à
fait silencieux.
Le bruit a cessé aussitôt. Sřil sřagissait vraiment dřun pas, cřétait un pas rapide, menu, furtif. Il ne ressemblait guère à celui dřun homme, mais plutôt à celui dřun quadrupède :
quelque chien sauvage égaré sur la terrasse.

127
Il a disparu trop vite pour laisser un souvenir précis : lřoreille nřa même pas eu le temps de
lřécouter (170).
Les natifs, lorsquřils ne sont plus occupés par les tâches domestiques reviennent à
leur condition mystérieuse et farouche, dans la distance naturelle de leur univers qui
nřappartient pas à celui du narrateur.
Au mille-pattes est associé tout lřunivers dřinsectes, les petits animaux attirés par la
lampe, le nuage en mouvement captivé par la lumière. Des importuns qui touchent la
lumière et qui meurent pour elle (147, 149, 151). Intrusion repérée dans le mille-pattes qui
pénètre dans la maison jusquřà la salle à manger : « La bête est facile à identifier grâce au
grand développement des pattes, à la partie postérieure surtout. En lřobservant avec plus
dřattention, on distingue, à lřautre bout, le mouvement de bascule des antennes » (62).
Cette bestiole par son nom et ses caractéristiques évoque le mouvement même : « Soudain
la bête incurve son corps et se met à descendre en biais vers le sol, de toute la vitesse de
ses longues pattes » (63). Le déplacement de la scutigère est accompagné par ses propres
bruissements : « Il est possible, en approchant lřoreille, de percevoir le grésillement léger
quřelles [les mâchoires] produisent » (165).
Le mille-pattes, avant même de devenir signe et figure représentative du roman, est
mouvement et bruit intimement liés aux forces vitales que semble craindre le narrateur.
Dans les descriptions de lřécrasement du mille-pattes, la bestiole cherche à sřenfuir vers
lřoffice, mouvement qui pour Leenhardt confirme les liens entre les natifs et les insectes :
« Vers lřoffice, vers la seule portion de la maison investie par les noirs ! ».209
Il est important de noter les frontières établies par Robbe-Grillet dans la
configuration de son univers car le bruit et le mouvement constituent des traits
fondamentaux des corps. Rappelons les mots de Schilder (voir supra p. 71) lorsqu'il parle
de mouvement et de beauté : tout corps vivant lřest en mouvement ou action, cřest-à-dire
en train dřexprimer ou faire quelque chose.
2. La Méduse.
En regardant la place des personnages dans le roman et lřimportance dřA… pour le
narrateur, nous avons la certitude de son rôle fondamental. Le narrateur élabore une image
répétée et concentrée de façon insistante sur sa tête, principalement sur ses cheveux ;
209 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 87.

128
réduction qui peu à peu minimise les autres dimensions de sa corporalité. Ce regard centré
et pointé sur un corps « difforme » nous a intrigué fortement en même temps que le
schéma corporel dřune femme devenait insuffisant pour interpréter toutes les
manifestations dřA…. Car nous nřarrivons pas à bien nous représenter tous les rapports
dřA… avec la maison, les autres personnages et la brousse grâce le modèle de « maîtresse
de maison » Ŕ la femme élégante, de bonnes manières, de beauté attirante, etc.Ŕ En nous
rappelant le rapport élémentaire qui sřinstaure entre lřenfant et le monde par le Moi-peau,
cřest aussi la figure de Méduse qui surgit : proche de la féminité elle peut nous aider à
comprendre les rapports profonds entre lřhomme et la vie manifeste dans la femme. Le
regard y est centré sur la tête et ce à partir de la perspective du mâle.
Pour Ovide, dans Les Métamorphoses,210
Méduse est lřune des trois gorgones nées
de Phorcys ; une belle femme, séduisante par sa chevelure qu'un grand nombre de
prétendants se disputaient jalousement ; malheureusement « le souverain des mers la
déshonora » dans un temple de Minerve et pour punir sa faute, Minerve changea ses
cheveux en serpents. Son regard direct sur les yeux des autres êtres vivants les transformait
en pierre. Persée la tua par ruse, utilisant son bouclier comme miroir ; il lui décolla la tête,
lřemporta avec lui en son vol vers les cieux, et les gouttes du sang qui tombaient à terre
sont à l'origine de toutes les variétés de serpents. Persée en passant par lřAfrique
transforme le géant Atlas en montagne grâce au regard de Gorgone. Ensuite, en Ethiopie, il
rachète Andromède qu'il épouse et avec laquelle il doit défendre ses droits face à ses
adversaires ; une fois de plus la tête de la Méduse lřaide à transformer ses ennemis en
statues. Ovide raconte seulement à la fin du livre IV comment Persée a tué Méduse ; la
terrible puissance féminine conjurée par lřhéroïsme du mâle.
A..., la femme sans nom semble être Méduse. Des éléments disséminés dans le
roman permettent de déconstruire cette figure par laquelle Robbe-Grillet semble actualiser
le mythe : « Chaque époque, confrontée au mystère des « origines », interroge à nouveau le
regard fascinant de la tête de Méduse, comme ce qui recèle le secret du sacré. »211
Elle est
la synthèse féminine de forces vitales indomptables par lřhomme et qui prennent un visage
affreux :
La Méduse, à lřorigine, incarne lřhorreur. Selon ses premières évocations, quřon trouvera
dans les textes dès le début du VIIIe, et dans la plastique dans la seconde moitié du VIIe
siècle […] elle est tout entière liée à la fonction de lřœil, au regard. Elle fascine, elle attire,
210 OVIDE, Les Métamorphoses. pp. 116-121. 211 BRUNEL, Pierre, Dictionnaire des Mythes littéraires. p. 1018.

129
elle terrifie, elle tue. Mais sa magie démoniaque, cřest celle aussi quřon attribue, dans le
langage populaire, aux sentiments amoureux : elle a lřœillade assassine, à la mesure de la
séduction quřelle exerce.212
a. Les yeux
En observant avec soin le rapport entre A… et Méduse nous pouvons commencer
par ses yeux : Si le visage de Méduse est terrible à cause des serpents et des crocs de
sanglier, les yeux sont ses armes les plus redoutables, « çà et là, dans les champs et sur les
routes, jřavais vu des figures dřhommes et dřanimaux qui, ayant perdu leur forme
première, avaient été changés en pierre à lřaspect de Méduse. »213
De façon semblable,
chez A… nous pouvons dire que ses yeux sont dangereux : « Ses yeux verts, qui ne cillent
jamais, reflètent seulement la découpure dřune silhouette sur le ciel » (107) Ses yeux sont
très grands, brillants, de couleur verte, bordés de cils longs et courbes. Ils paraissent
toujours se présenter de face, même quand le visage est de profil. Elle les maintient
continuellement dans leur plus large ouverture, en toutes circonstances, sans jamais battre
des paupières (107, 120, 138, 188, 201, 202, 213). Yeux épouvantables pour le narrateur
qui les évite quand ils viennent à sa rencontre comme nous lřavons déjà signalé. Le
narrateur espion des allers et venues d' A… ne peut pas se laisser prendre par son regard, il
est toujours condamné à la scruter de façon indirecte sans jamais croiser ses yeux.
Dans les deux premiers récits de lřécrasement du mille-pattes, ces yeux au regard
mortel sont les coupables :
Cřest à ce moment quřelle aperçoit la scutigère, sur la cloison nue en face dřelle. Dřune
voix contenue, comme pour ne pas effrayer la bête, elle dit :
« Un mille-pattes ! »
Franck relève les yeux. Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux Ŕ devenus fixes Ŕ de sa compagne (97 Cf. 62).
Le regard dřA… devient une de ces caractéristiques remarquables qui séduisent le
narrateur, Franck et le lecteur. Regard si puissant auquel elle-même nřéchappe pas :
Elle sřassied devant la table-coiffeuse et se contemple dans le miroir ovale, immobile, les
coudes posés sur le marbre et les deux mains appliquées de chaque côté du visage, contre
les tempes. Pas un de ses traits ne bouge, ni les paupières aux longs cils, ni même les
prunelles, au centre de lřiris vert. Ainsi figée par son propre regard, attentive et sereine,
elle paraît ne pas sentir le temps passer (120).
212 CLAIR, Jean, Méduse. p. 11. 213 OVIDE, Op. Cit. p. 122.

130
Parce que, comme le dit bien Brunel, le « regard pétrifiant nřest souvent quřune
métaphore convenue du « coup de foudre » amoureux… Fascination dangereuse exercée
par la femme au regard mortel et à la chevelure mystérieuse ».214
Cette fascination est
aussi la grande métaphore des arts visuels et le regard renouvelé qui demande un autre
angle de vision, d'autres dispositions critiques.215
Cřest ce que, de lřart dřOccident, depuis la Renaissance, depuis Léonard, on pourrait
nommer la scène originaire : lřœil voit le monde mais sřil le voit cřest quřil est aussi
menacé par lui. Ce que nous nommons « art », à désigner par-là [sic] non seulement lřhabileté à figurer des effigies mais toute forme de savoir et de métier, est la parade, la
garde, la sauvegarde, la somme de savoir et de ruse patiemment élaborée devant ce défi.216
b. Les cheveux.
Les cheveux dřA… sont un autre élément séduisant. Ces mèches qui envahissent
constamment lřécriture deviennent, au cours du roman, la tête provocatrice et la chevelure
indocile ; nous avons 37 références directes aux cheveux dřA… : 20 fois comme
chevelure, 17 fois comme cheveux et quelques-unes en rapport à sa coiffure. « Les boucles
noires de ses cheveux se déplacent dřun mouvement souple, sur les épaules et le dos,
lorsquřelle tourne la tête » (11, 15, 49), « Elle sřest confectionnée un chignon bas, dont les
torsades savantes semblent sur le point de se dénouer… » (45, 52). Il faut souligner que
chez Méduse les cheveux sont lřélément attractif le plus important avant sa métamorphose
en monstre : « Célèbre par sa beauté, Méduse fut recherchée par un grand nombre de
prétendants qui se la disputaient jalousement ; il nřy avait dans toute sa personne rien de si
admirable que ses cheveux. »217
Robbe-Grillet consacre plusieurs pages à des descriptions de sa chevelure et à ses
exercices de coiffure (64-66 ; 133-135) Les cheveux sont un corps autonome et
représentatif dřA…, son occupation, sa beauté ou les traits de son autonomie « Dřun geste
lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui sřest détachée de cette coiffure trop
instable, et la gêne » (134). Les cheveux libres dans lřintimité ou sa coiffure bien ordonnée
214 BRUNEL, P. Op. Cit. p. 1022. 215 Au Moyen Age Méduse comme lřimage terrifiante de la femme est associée avec « lřenvie », cette passion
si proche de la convoitise comme de la jalousie ; image accompagnée dans les illustrations quelquefois dřun
miroir. « Le regard quřelle jette sur les êtres et les choses cřest le regard désespéré de qui ne les reconnaîtra
jamais. Aussi le sang reflue de son visage ; on rougit dřémotion, de plaisir, de désir, mais on pâlit de jalousie,
pour lřobjet que lřon sait que lřon nřaura pas. Lřenvie habite un corps qui nřa plus de désir. Aussi le regard de
lřenvie, le videre de lřinvidia est-il, comme celui de Méduse, un regard mortifié et par conséquent, pareil au poison du serpent, du basilic, et de toutes les créatures infernales, un poison mortifère. » CLAIR, J. Op. Cit.
p. 105. 216 Ibid. p. 25. 217 OVIDE, Op. Cit. p . 122.

131
dans la vie sociale sont lřexpression des règles de toute une culture autour du corps. La
description la plus fantasque et également la plus importante nous est livrée la nuit de
lřabsence de A… avec Franck ou la chevelure parvient à sa complète autonomie.
Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle
sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur
soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les
apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,
avec la même facilité (174) [Cřest moi qui souligne].
Dans ce fragment de roman nous avons le noyau identificatoire entre A… et les
attributs classiques de Méduse en liaison avec sa chevelure. Les cheveux sont découverts
dans leur autonomie en tant que tels comme tentacules, comme un ensemble de bestioles
ayant leur propre nature ; chaque boucle en son indépendance particularise un risque
différent. Correspondance lue par Allemand comme une homologie dont il explique le
mode opératoire:
Lřhomologie narrative de la scutigère et de la chevelure étant indiquée par le mot
« tentacules » et par les crépitements magnétiques que déclenche le passage de la brosse
dans les cheveux, les sinusoïdes figurent les parcours détournés et récurrents du récit, dont
les éléments reviennent sans cesse mais gauchis dans leur trajectoire.218
Cette homologie se produit dans la fusion des cheveux et du mille-pattes produit
par les jeux métonymiques de Robbe-Grillet dont l'exemple suivant est sans doute un des
meilleurs :
Et aussitôt, sans avoir le temps dřaller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se
tordant à demi et crispant par degrés ses longues pattes, cependant que les mâchoires
sřouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement
réflexe… Il est possible, en approchant lřoreille, de percevoir le grésillement léger quřelles produisent.
Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents dřécaille passent et
repassent du haut en bas de lřépaisse masse noire aux reflets roux, électrisant les pointes
et sřélectrisant elles-mêmes… (164-165).
Dans ce rapport des cheveux dřA… avec Méduse il faut aussi prendre en compte la
petite mèche de cheveux, courte et rebelle, qui se détache de sa chevelure : « dřune geste
lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui sřest détachée de cette coiffure trop
mouvante, et la gêne »(43). Le monde sauvage que les colons ont voulu mettre à distance
est brisé par lřirruption du mille-pattes dans la salle à manger ; de la même façon, les
cheveux dřA… portent un monde sauvage que A…, elle-même, nřarrive pas à contrôler.
218 ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 83.

132
Dans ce groupe de tentacules il y a des petits serpents, des figures de scutigères que le
« mari » reconnaît par son regard : « Mais la mèche rebelle demeure sur la soie blanche,
tendue par la chair de lřépaule, où elle trace une ligne onduleuse terminée par un crochet »
(135). Les cheveux sont tellement reconfigurés quřau terme du roman ils ont une nature
plus proche de celle des animaux et de la légende que de celle du corps dřune femme.
Evidemment A…, la Méduse, partage sa nature avec le mille-pattes ; et de la même
façon qu'elle a été séduite par son propre regard, elle est terrifiée par la nature imprévisible
et sauvage de ses cheveux. Pourtant le mille-pattes qui marche sur le mur de la salle à
manger exprime cette force primaire portée par A…. Force qui terrorise A… même quand
elle la voit hors dřelle-même. Cette petite mèche indépendante, autonome et insoumise la
gêne et l'effraye. Le mille-pattes est la même force animale et indocile qui habite A… ;
lřénigme de Méduse que les colons français ne peuvent pas maîtriser dans cette terre
étrange et sauvage, et encore moins dominer dans leurs élans les plus humains et par leur
culture. Ses cheveux nous rappellent toujours quelque chose, sur le point de se libérer
dřune puissance dangereuse : « Elle risque en se redressant de défaire sa coiffure contre les
bords du cadre et de voir ses cheveux se répandre, à la rencontre du conducteur resté au
volant » (58). De la même manière chaque fois que A…, se peigne ou retouche sa
chevelure, cřest le mouvement de la vie qui se manifeste dans le récit ; nous sommes
témoins de lřappropriation de son corps et de la vie par cette description parfois froide et
lointaine (p. 15, 43, 45, 67, 74, 134, 135, 165, 174). Par ses cheveux nous pouvons saisir la
structure de la vie affirmée dans tout le roman et qui évolue sans cesse.
A… par son rapport à Méduse exprime aussi lřincommensurabilité du féminin. La
femme, cet être fascinant qui, pour lřhomme, ne sřépuise pas dans sa description. A… sous
le masque de Méduse nous dévoile avec force lřinquiétante étrangeté du féminin ; lřénigme
toujours ouverte pour lřhomme de sa compagne si proche mais si lointaine. Le mystère
profond de toute relation dans laquelle la liberté et le mystère restent inconnues. Le roman
ne serait-il pas une écriture de deuil ?
c. La « S ».

133
Un dynamisme structurel existe aussi dans la figure dřA… qui exprime le monde
énigmatique de la femme, étudié par Vareille comme le « S ».219
Lettre qui évoque
mouvement, figure et sons liés prioritairement à la femme et par laquelle nous accédons
également à une familiarité entre A… et Méduse :
« Notre enquête sera double. Nous ne croyons pas, en effet, que le S possède seulement une
vertu plastique, dessinant les courbes dřune statue comme les ondulations ou sinuosité
dřune ligne. S nřest pas simplement une forme ; cřest aussi un son Ŕet un son initial, en tant
que tel générateur de termes. »220
La « S » est la présence des corps en mouvement : le mille-pattes qui marche sur le
mur (68). A… devant sa table de toilette qui brosse ses cheveux (64) ou tête penchée en
train dřécrire (101). La sinuosité fondamentale de la lettre « S » chez A… est reproduite
surtout par ses cheveux, «Ses boucles esquissent une courbe qui se porte facilement
jusquřau niveau cosmique. »221
Dimension cosmique exprimée par les variantes physiques,
sonores et érotiques de la « S » des cheveux qui séduisent le regard du narrateur posé sur
eux.
Lřopulente chevelure noire est libre sur les épaules. Le flot des lourdes boucles aux reflets roux frémit aux moindres impulsions que lui communique la tête. Celle-ci doit être agitée
de menus mouvements, imperceptibles en eux-mêmes, mais amplifiés par la masse des
cheveux quřils parcourent dřune épaule à lřautre, créant des remous luisants, vite amortis,
dont lřintensité soudain se ranime en convulsions inattendues, un peu plus bas… plus bas
encore… et un dernier spasme beaucoup plus bas (134, cf.120, 165).
Cette description est le fragment érotique dřune grande scène inconnue dans sa
totalité. Une scène où nous confirmons ce qu'en dit Vareille : « La houle avance, la courbe
se mue en vibration : de tremblement en pulsation, dřimpulsion en convulsion, le corps
entier appelle le désir, respirant la volupté, fascine et trouble. Le S, donc, se met à bouger.
Il devient mouvance et rythme. »222
Il faut bien savoir aussi que :
la scutigère (S comme Scutigère) joue dans La Jalousie un rôle érotique que tous les
commentateurs se sont accordés à reconnaître trouble Ŕ car représentant le pôle négatif de
lřambivalence féminine. Le point dřinterrogation (?) dessine un S renversé et incomplet :
219 Il faut lire tout le chapitre consacré à ce sujet «Des sensualités du « S » aux sinuosités du baroque » ; dans
notre travail nous nous référons aux données liées à la figure de Méduse qui mettent en évidence le corps de A… VAREILLE, J., Op. Cit. pp. 61-84. 220 Ibid. p. 59. 221 Ibid. p. 62. 222 Ibid. p. 66.

134
une figure sřesquisse qui doit être continuée ; de toutes façons, cřest dřabord la femme qui
fait problème.223
Pourtant en parlant de lřérotisme et des signifiants sexuels dans le roman nous sommes
forcés également de regarder le mille-pattes. Il est la « S » autonome de cheveux, la mèche
détachée de la tête de A… ; la marque sur le mur qui dévoile cette réalité.
La trace du mille-pattes sur le mur se rapproche à la « S » où le point
dřinterrogation peut être vu aussi comme lřempreinte du sexe féminin inabordable selon les
interprétations de Leenhardt ; pour lui, lřangoisse de la narration, qui contraste avec
lřabsence totale dřagressivité, est une manifestation de lřopposition relations sexuelles vs.
érotisation. Cřest-à-dire que lřérotisation, considérée cette fois comme impossibilité
dřaccomplir la relation sexuelle, serait le signe de la disparition de lřAutre en tant que
partenaire, en tant quřobjet possible dřamour ou de haine.224
La « S » que dessine le mille-
pattes est un mouvement ondulatoire qui dans les boucles des cheveux met en crise la ligne
droite du mâle ; un labyrinthe poilu castrateur qui déchaîne un érotisme ambigu et
mystérieux dans le roman: « Le narrateur-voyeur-néant projette sur sa femme une virilité
dont il sřimagine dépourvu. A…, du coup, se masculinise.»225
Méduse est dans la tradition
occidentale la meilleure figuration pour représenter un sexe ou pour sexualiser un
visage.226
d. Persée.
Dans cette comparaison entre A… et Méduse, Persée ne peut apparaître que comme
le héros porteur du bouclier, celui qui arrête le « mauvais œil » ; le héros victorieux du
monstre qui établit l'ordre patriarcal sur la force féminine représentée par Méduse.227
Bien
que la figure dřA… comme Méduse reste souveraine dans La Jalousie 228
le rôle de Persée
est actualisé sous les deux regards du narrateur et de Franck qui échouent dans son désir
dřapprivoiser et dominer A…. Le héros masculin chez Robbe-Grillet reste en deçà de la
défaite ou du succès parce que sa recherche du féminin ne sřachève jamais :
223 LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 74. Morrissette est un des autres critiques de La Jalousie qui souligne les
accents érotiques de plusieurs passages Cf. MORRISSETTE, B., Op. Cit. p. 141-142. 224 Cfr. LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 131-133. 225 VAREILLE, J., Op. Cit. p. 68. 226 Cf. CLAIR, J., Op. Cit. p. 18. « Gorgô est un sexe visualisé ou mieux encore une vulve facialisée, un
visage en forme de sexe » Ibid. p. 47. Cette idée a déjà été mise en évidence par Freud « La Tête de Méduse se substitue à la figuration de lřorgane génital féminin » FREUD, S., « La Tête de Méduse » in Résultats,
idées, problèmes, p. 50. 227 Cf. BRUNEL, P. Op. Cit. p. 1022. 228 Cf. FORTIER, P. Op. Cit. pp. 98-108

135
Dans lřunivers robbe-grilletien la femme est Reine, lřhomme son Esclave cf. La Maison de
Rendez-vous, Glissements progressifs du Plaisir, Projet pour une révolution à New York. À
la femme, le principe de réalité, lřadaptation souple à lřunivers qui lřentoure ; à lřhomme
une quête anxieuse, toujours à reprendre.229
La figure double de Persée nous aide à comprendre « la quête anxieuse » que
développent aussi les incidents de La Jalousie, sans que nous ayons lřambition de résoudre
magiquement l'ambiguïté du texte.
Sachant que le but de Persée était dřarrêter le mauvais œil du monstre, on peut
considérer une double décollation de Méduse dans le roman : lřécrasement du mille-pattes
par Franck et lřeffacement de la tache par « le mari ». Sans trop dramatiser on peut y voir
aussi une sorte de double victoire ; Franck serait le gagnant en prenant la bête vivante
quand le narrateur lřimagine dans ses mains la nuit de lřabsence. Mais, le même soir, cřest
le « mari » qui lřexhibe dans la photo de son bureau; il est aussi son maître.
Le mari comme nous lřavons déjà affirmé plusieurs fois est du côté de lřécriture, de
lřinterprétation de lřimage. Franck est noyé dans le monde de la passion, dans lřexcès ;
presque proche des natifs. Pour Franck, A… est le corps qui bouge, qui parle, et
lřexpression de son désir ; pour le « mari » elle est le corps photographié, regardé,
réinterprété et effacé.
Le bouclier, comme un miroir, devient lřarme principale contre le monstre : « Mais
je ne regardai que le reflet de son visage hideux dans le bronze du bouclier que tenait ma
main gauche et, quand un lourd sommeil se fut emparé dřelle et de ses couleuvres, je
détachai sa tête de son cou. »230
Persée ne regarde jamais Méduse, cřest le reflet de son
bouclier qui permet de lřaffronter, comme le narrateur ne regarde jamais directement A….
Cřest le bouclier qui le sauve du regard mortel dřA… et qui permet de suivre ses
mouvements.
En tant que miroir ce sont dřabord les jalousies qui servent dřintermédiaires dans ce
regard indirect : elles permettent de voir sans être vu : « En attendant, la maison est vide.
Toutes les fenêtres sont ouvertes, ainsi que ses deux portes… » (123). « Du moment que la
chambre est vide, il nřy a aucune raison pour ne pas ouvrir les jalousies » (179).
229 VAREILLE, J., Op. Cit. p. 68. 230 OVIDE, Op. Cit. p. 122.

136
En deuxième instance, cřest le miroir même de la chambre dřA… « Mais, au-delà,
cřest la surface du miroir, qui renvoie lřimage du visage entier, de face, et le regard Ŕ
inutile sans doute pour la surveillance du brossage dirigé en avant comme il est naturel »
(66, 142). Le miroir est le bouclier à travers lequel il peut voir A… et parfois en se
trouvant derrière lui se protéger d'elle : «lřenvers du miroir est une plaque de bois plus
grossier, rougeâtre également, mais terne, de forme ovale, qui porte une inscription à la
craie effacée aux trois quarts » (68).
La photographie dřA… dans le bureau du narrateur peut être vue comme un autre
moyen pour actualiser le bouclier :
Sur le coin du bureau se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une photographie
prise par un opérateur ambulant lors des premières vacances en Europe, après le séjour
africain (77, cf. 124).
Au lieu de regarder le verre quřelle sřapprête à poser, A…, dont la chaise est placée de biais
par rapport à la table se tourne dans la direction opposée pour sourire au photographe,
comme afin de lřencourager à prendre ce cliché impromptu… Lřopulente chevelure noire
est libre… (133).
La photo inattendue, « lřinstantané », gèle la présence exubérante dřA, arrête sa
force et son mouvement, et permet au narrateur sa découverte et la possession de sa tête.
Le cliché photographique accomplit la fonction de miroir du bouclier. En analysant plus
finement la photo, on peut distinguer le bouclier sur la table même, proche de la chaise où
se trouve A… « La table est un disque de métal percé de trous innombrables, dont les plus
gros dessinent une rosace compliquée : des S partant tous du centre, comme les rayons
deux fois cintrés dřune roue, et sřenroulant chacun sur soi-même en spirale à lřautre bout,
sur la périphérie du disque » (125).
Pour arriver au terme de son entreprise, Persée a besoin d’une épée que nous
pouvons voir, lors de lřécrasement du mille-pattes dans la serviette, mais aussi dans la lame
de rasoir utilisée par le « mari » pour effacer la tache du mur : « Elle se détache à présent
sur le bois brun foncé du bureau, ainsi que la lame de rasoir, au pied du cadre incrusté de
nacre où A… sřapprête à reposer son verre sur la table ronde aux perforations
multiples… » (132). La lame pourra être vue aussi dans la gomme à partir de la
correspondance fondée sur l'effacement de la tache du mille-pattes : « La gomme est un

137
mince disque rose dont la partie centrale est occupée par une rondelle en fer blanc » (132,
138).
La Jalousie lue comme une actualisation de Méduse intègre les éléments
structuraux les plus importants du mythe : la ruse, la qualification du monstre et le combat
lui-même. Des éléments sont disséminés dans le récit. En regardant tout le roman comme
le bouclier nous pouvons suivre A… dřune façon indirecte par le narrateur sans prendre de
risques. En même temps le « mari » dilate et apprivoise le temps précédant la lutte finale
en pénétrant le mystère de Méduse vivante. Car la véritable consécration de La Jalousie se
trouve dans le temps gagné pour le narrateur, le regard continuel et dilaté de son objet de
désir ; la réussite de lřécrivain vient « des heures », des pages où le narrateur peut voir A…
sans être vu. Couper la tête de Méduse hier comme aujourdřhui exige peu dřeffort, la
victoire naît du détournement de la menace, de son regard égaré. Moment éternisé par
Robbe-Grillet tout au long du roman.
La Jalousie nous plonge dans le temps du regard, le temps de la ruse de Persée ;
peu importe lřaccomplissement de lřentreprise. Ainsi les répétitions de lřécrasement du
mille-pattes réactualisent-elles une fois de plus la dilatation du temps. La reprise des
mêmes éléments par Robbe-Grillet dans ses répétitions célèbres et la recréation des
évènements réduit les motifs littéraires tout en les rendant complexes et polyvalents. A
travers ces répétitions nous confirmons ce que dit Allemand de cette technique robbe-
grilletienne :
Ce qui revient nřest ni lřoriginal ni le modèle, ni le dérivé ni la copie. Cřest le Simulacre, le
Différent, qui nřest pas un avatar dégradé dřun Même originaire, mais « une puissance
positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction. » Dřun simulacre à
lřautre, ce nřest donc pas la ressemblance qui prime, mais bel et bien le seul écart différentiel qui les relie et les sépare tout à la fois.231
Chez Robbe-Grillet la répétition est la contradiction du souvenir comme donnée du
passé ; elle est possibilité ouverte au futur, une potentialité qui cherche à rendre le même
temps et le même espace à une expérience vécue et à ne pas reproduire les faits. Lorsque
cette faculté sřactualise dans La Jalousie, le regard de Persée devient éternel.
Certes, celui qui possède la tête de Méduse est le vainqueur. Le narrateur lřaura
grâce à la photo du bureau et Franck, dans lřimagination du narrateur, la tiendra entre ses
231 ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 84.

138
mains, au cours de la nuit dřabsence (Cf. 173-174). La tête dřA… est doublement décollée,
comme nous lřavons déjà indiqué, au moment de lřassassinat du mille-pattes par Franck et
après par lřeffacement de la tache par le narrateur. Mais pour mieux comprendre cette
identification dřA… avec le mille-pattes il faut comprendre A… comme la femme mille-
pattes.
3. La femme-mille-pattes.
Cette figure, un peu originale, proviendra le bricolage du corps que symbolisera la
traversée de La Jalousie : « mille-pattes-A… » ou « A…-mille-pattes » vit tout ce qui a
précédé et même plus. Elle deviendra la figure transformée, permutée, refaite et perturbée
du roman. Au terme de ces pages nous saurons sřil est possible ou non que la création
icônique dřune femme-mille-pattes puisse exprimer le monde de ce roman.
Avec le mille-pattes Robbe-Grillet nous introduit dans un des éléments constitutifs
des premières représentations de Méduse :
Gigantesque au fronton de Corfou, la Gorgone agit ses membres démesurés. Écailleuse,
chitineuse, le corps divisé par des articulations rigides. Elle est pareille à un insecte. Cřest
aussi sous ce curieux aspect dřinsecte quřon la voit, peinte, pour la première fois, sur
lřamphore dřÉleusis, dřun siècle au moins antérieure à Corfou. Sa tête ovoïde semble
sřarticuler sur un pneumothorax écailleux tandis que ses bras sont réduits à des embryons
[…] De cette apparence insectiforme peut-être, le pouvoir quřon attribuera à sa tête de
continuer de vivre après quřelle a été coupée […] lřemblème de ce quřelle est supposée être
en fait au regard de la psyché humaine : le sexe, en tant quřil est sectus, séparation. Elle figure lřhorreur et le pouvoir du sectionnement, du tronçonnement qui, au lieu dřentraîner la
mort, entraîne une survie de lřorgane sectionné.232
Le caractère dřinsecte lřappartient à Méduse depuis ses origines ; elle est un être
coupé = séparé, comme lřa souligné Clair ; le monstre rejoint la facture du roman élaboré
sans chronologie, sans processus linéaire et dans lřautonomie de ses parties. La double
liaison établie par le « Mari » entre A… et le mille-pattes reproduit les lectures archaïques
du monstre. Un entrecroisement devient de plus en plus significatif ; par la médiation de
Méduse, A… dans une condensation a été réduit à sa tête et ce travail a permis de faire
apparaître des rapports avec les autres personnages du roman. Ces significations sont
intimement liées à la figure du mille-pattes qui partage la nature médusine des cheveux par
cette mèche indomptée, par les « tentacules » exubérantes de sa chevelure et par les bruits
du brossage des cheveux. On cherche alors à saisir le côté inconnu du monde de lřinsecte.
Cela par un regard plus attentif du cosmos, de la nature et des animaux ; des forces
232 CLAIR, J., Op. Cit. p. 53.

139
cachées, soupçonnées ou imaginées. Ce qui peut être exprimé en regardant lřinsecte
comme une sorte de chemin qui en partant dřen bas sřenvole pour remonter à la culture.
Ces mouvements cherchent également une représentation ; des esquisses plastiques
de lřécriture qui ont pour but une représentation particulière. Ils sont des pans dřécriture,
des moments d'indépendance spécifique, par lesquels parle le roman au plus profond de
son propre projet. Ces pans agissent comme une fenêtre sur le monde et la culture. Comme
un essai pour voir quelle est la force et la puissance ancestrale, placée hors marges et
antérieure même aux motifs littéraires. Ces moments comme celui de la nuit du narrateur
au chapitre VII brise le temps du récit, des chronologies et de lřhistoire pour atteindre celui
du mythe. Cřest le temps sans temps quřinaugure un autre cycle dans le roman et parfois
nous sommes proches de ce qui est contenu par le mythe même.
Cet axe de la recherche centré sur les rapports interpersonnels étroits comme ceux
de La Jalousie et d'El Beso... porte sur le désir chez les romanciers de saisir ce qui se
trouve derrière lřhumain. Il faudrait quelque chose de plus, pour parler des hommes : il
semble que ce qui est profondément constitutif des hommes est « inhumain » ; dans la
logique propre de lřhumanisme Occidental il est propre sortir de la tautologie de lřhomme
par lřhomme même, A…, le mille-pattes et les mouvements de la nuit le permettent.
a. Le Mille-pattes.
Cet animal marque la tension du récit et incarne le monde de La Jalousie. Il est le
pivot sur lequel tournent A…, le monde natif, le narrateur et Franck. Un lien grandit de
page en page. Par cet insecte nous sommes en face de la brousse, des carnassiers inconnus,
des bruissements de crickets, de la passion de Franck, de la jalousie du narrateur, du pas
machinal des noirs, du mystère de la nuit et des innombrables corpuscules vivants sans
identification : « La scutigère balise en effet tout le livre et revient, modifiée, altérée,
déplacée, déformée, au gré des sentiments dřun observateur qui décrit ce quřil a devant les
yeux mais revoit tout aussi bien le détail qui lřa troublé et quřil transpose et grossit selon
lřintensité de la jalousie. »233
Il apparaît vivant six fois, dans les instants précédant son écrasement, plus une
dernière mention assez énigmatique (167). Mais comme tache il est mentionné onze fois
233 ALLEMAND,R., Ibid. p. 75.

140
(27, 56, 64, 69, 90, 113, 127, 129, 141, 145, 211) ; parmi ces dernières, certaines marques
ne sont pas dues à la mort du mille-pattes : à la page 113 et 145 elle est désignée par les
restes de nourriture dřun couteau, à la page 127,234
cřest une salissure dřhuile de voiture et,
à la page 141, elle se manifeste comme structure dynamique du cosmos. Les données
précédentes suggèrent que le mille-pattes est une tache en mouvement. Il sera le principe
dřindividuation organique dřune structure constitutive du cosmos et non le contraire. La
tache nřest pas sa représentation, elle est quelque chose de plus, que nous pouvons
percevoir en suivant lřordre dřapparition dans le roman : la tache précède la bestiole et
nřest pas liée à sa seule représentation ; nous y reviendrons.
Lř«Écrasement » est considéré par certains critiques cités dans ces pages comme un
des évènements centraux du récit ;235
pour être compris, il demande beaucoup d'attention.
Dans les multiples interprétations et dans la circularité de cet incident, au-delà des
problèmes de chronologie, nous pouvons saisir une progression et prendre en compte les
éléments par lesquels le mille-pattes sřimpose. Ce tableau rédigé cinq fois nous aide dans
notre recherche des repères dřun corps symbolique.
1) Première occurrence (61-64).
La première occurrence vient après la première annonce pour le lecteur de lřintérêt
dřA d'aller en ville. A… voit un mille-pattes ; Franck en fait la découverte à travers les
yeux « Ŕimmobiles Ŕ de sa voisine », se lève, le frappe avec une serviette et écrase par terre
la bête avec son pied ; une tache reste sur le mur là où la scutigère se déplaçait. Le mille-
pattes est décrit soigneusement, sa taille, sa couleur et ses efforts pour échapper à la mort
imminente. La réaction dřA… est aussi décrite : « Sa main gauche se ferme
progressivement sur son couteau... […] la main aux doits effilés sřest crispée sur le manche
du couteau ; mais les traits du visage nřont rien perdu de leur fixité » (63). Manche du
couteau converti après, dans le récit, en manche de brosse à cheveux qui sřenfonce dans la
chevelure dřA… (64). Robbe-Grillet identifie le manche du couteau qui rappelle la mort du
mille-pattes avec celui de la brosse à cheveux par une liaison métonymique entre la tête
dřA… et le mille-pattes.
234 Nous pouvons voir dans ces figures la reproduction des serpents après le décollement de Méduse exécutée
par Persée. Cfr. OVIDE, Op. Cit. p. 116. 235 Pour Morrissette cette scène exprime les sous-entendus érotiques dřun possible acte sexuel entre Franck et A… et leur attraction réciproque. MORRISSETTE, B., Op. Cit. 118. Mais il faut toujours rester attentif car
« Lřécrasement du mille-pattes est impossible à évaluer avec précision car on ne peut juger ce qui dans cet
incident reflète les émotions du narrateur et ce qui correspond aux actions des personnages ». FORTIER, P.,
Op. Cit. p. 73.

141
2) La deuxième occurrence (96-97).
C'est une occurrence contractée, plus attentive à Franck. A… parle dans cette
variante : « Un mille-pattes !» Franck relève les yeux. Se réglant ensuite sur la direction
indiquée par ceux Ŕ devenus fixes Ŕ de sa compagne » (97) il lřécrase ensuite, selon le
processus précédent. Nous voyons aussi la main crispée dřA… sur la nappe.
3) La troisième occurrence (112-113).
Cette présentation est constituée par un récit bref comme la version précédente ;
elle ajoute à lřimage des mains dřA… celles de Franck. Les deux avec bagues (peut-être le
signe du mariage) sur lřespace blanc de la nappe. A la fin de ce récit, le couteau de Franck
dessine le mille-pattes sur la nappe : « Juste à côté, la lame du couteau a laissé sur la nappe
une petite tache sombre, allongée, sinueuse, entourée de signes plus ténus » (113) ; une des
données par laquelle nous pouvons aussi identifier lřépée avec le couteau en nous rappelant
que Franck a été le vainqueur de Méduse à travers la représentation de la scutigère.
4) La quatrième occurrence (127-131).
Cette relecture est pour moi la plus intéressante ; dřabord Robbe-Grillet nous
expose la présence du mille-pattes comme quelque chose de déjà connu « Sur le mur dřen
face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué… » (127) ; cřest la reprise dřun fait
familier. Il fait, ensuite, une présentation précise de lřinsecte et prend en compte les
explications, populaires et scientifiques, à propos du nom et de l'agressivité : « mille-
pattes-araignée » ou « mille-pattes-minute par la croyance de la rapidité dřaction de sa
piqûre » ; le regard mortel de Méduse par lequel tout homme est converti en pierre était lui
aussi rapide !. Le regard dřA… nřexiste pas et le moment de lřécrasement est également
omis; la bestiole semble tomber et être réduite au néant par magie. Poursuivant, le
narrateur nous décrit lřharmonie et la permanence de lřimage de lřinsecte écrasée sur le
mur. En face de la claire évidence : « reproduite avec fidélité dřune planche anatomique »
(129), le souci de son effacement se manifeste et toutes les façons possibles de le faire.
« Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé […] gratter, très
légèrement, avec le coin dřune lame de rasoir mécanique » (131) ; processus soigneux
terminé avec une gomme. Cette action de gommage faite par le narrateur en lřabsence
dřA… accomplit le passage de la figure plastique et iconique du mille-pattes à son image

142
fantasmatique et mythique. Le monstre effacé subsiste au mur comme une « zone plus
claire, aux bords estompés » et pour le narrateur comme lřénigme irrésolue des forces
jamais maîtrisées. Un vide problématique :
Ce fonctionnement mental, idéologique, qui tend à masquer la réalité, trouve une existence
littéraire dans les scènes dřeffacement de la tache laissée par la scutigère. Une fois la bête
tuée, reste encore le signe, presque aussi menaçant, de son existence. En fait, la suppression
physique ne résolût pas le problème dřune situation qui engendre indéfiniment
lřangoisse.236
Le terme de cette action dřeffacement se confond avec le travail semblable de
gommage dřA… , avec la même lame, de quelque mot mal écrit dans une lettre :
Un nouveau ponçage à la gomme termine ensuite lřouvrage avec facilité.
La trace suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place quřune zone plus claire,
aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la surface, à la rigueur.
Le papier se trouve aminci néanmoins ; il est devenu plus translucide, inégal un peu
pelucheux. La même lame de rasoir, arquée entre deux doits pour présenter le milieu de son
tranchant, sert encore à couper au ras les barbes soulevées par la gomme. Le plat dřun ongle
enfin lisse les dernières aspérités (131).
Ce paragraphe prolonge la métaphore de la tache du mille-pattes comme acte
dřécriture, en le rapprochant aussi du monde dřA…. Cette femme qui comme méduse et
comme scribe partage à la fois le monde culturel et celui des forces de la vie.
5) La cinquième occurrence (163-167).
Cřest la variante la plus confuse de toutes. Au commencement nous avons la
description dřun mille-pattes « gigantesque », de nouveau nommé « mille-pattes-
araignée ». Nous retrouvons aussi une ré-appropriation des données, lues dans la première
description. Il nřexiste aucune remarque sur le regard dřA…. Après lřinclusion dřune petite
description de la chevelure dřA… le texte se poursuit par lřaction foudroyante de Franck,
mais cette fois, semble-t-il, située dans la chambre dřun hôtel : « puis, avec le pied, il
écrase la bête sur le plancher de la chambre. Ensuite il revient vers le lit et remet au
passage la serviette de toilette sur sa tige métallique, près du lavabo » (166). Cette version
est une ré-interprétation des versions antérieures, exprimant les liaisons entre A… et
Franck, imaginées par le narrateur pendant leur absence.
Cette ré-élaboration renforce aussi la liaison entre le mille-pattes et la chevelure
dřA… dans une identification définitive (165), que nous avons déjà vue en parlant des
236 LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 90.

143
cheveux dřA… et Méduse. La dernière image de cette version montre la scutigère encore
vivante (167) ; car tant que A…est vivante la scutigère le sera également. Ainsi se clôt le
cycle des répétitions de lřécrasement. En poursuivant la lecture, nous pouvons soupçonner
que le narrateur suit le mille-pattes vivant dans la chambre comme dans la quatrième
version il lřa suivi dans son effacement. Nous sommes à la fin de cette version dans la
chambre dřA…, en face du calendrier et plongés dans la nuit.
Les trois premières occurrences nous fournissent des données nouvelles sur
lřécrasement même, sur lřenvironnement de la salle à manger ou sur les acteurs ; dans ces
reconstructions on peut aussi voir lřécrasement direct de lřanimal. Les deux dernières
versions sont développées pendant lřAbsence dřA… en présence, peut-être, seulement de
la tache et comme une reconstitution, sans les deux acteurs. Le souvenir du narrateur
actualise seulement le fait et son icône : la tache, quřil cherche à effacer. Mais sans succès,
car dans la quatrième séquence le vide est présence, réalisation en négatif de lřimage
positive quřil gomme et dans la cinquième version la vitalité même du mille-pattes lui
échappe : « cřest le bruit que fait le mille-pattes, de nouveau immobile sur le mur, en plein
milieu du panneau »…; cette mention est une inclusion dans un cadre plus large qui décrit
A… sřoccupant de ses cheveux (167).
Nous ne saurons pas pourquoi les répétitions sřarrêtent car la fin dřune chronologie
ou lřaboutissement du projet ne sont jamais mentionnés. Cet arrêt est peut être dû à des
incidents postérieurs de la nuit ou à la claire identification dřA… et du mille-pattes. Les
deux choses sont possibles ; de toutes façons la présence du mille-pattes requiert un
traitement différent de celui de son écrasement, car Franck pourra écraser la scutigère et le
mari lřeffacer éternellement sans que ce soit une solution. 237
b. La tache.
Lřécrasement de lřanimal et le jeu de sa tache dans le roman sřenrichissent
mutuellement dans une évolution complexe : dřabord comme progrès psychologique
selon les interactions du narrateur, point de vue abordé davantage par quelques
237 Situation bien commenté par Leenhardt : « Le choix de lřanimal toujours anéanti mais toujours présent ne laisse dřailleurs aucun doute de sa signification. Le mille-pattes, cřest bien la multitude en marche, cřest bien
cette hydre aux mille pieds, cette piétaille indigène qui travaille et menaça, … Dans le roman la bête peut être
écrasée cent fois, mille fois, elle resurgit indéfiniment et condamne Franck à nřêtre quřun nouveau Sisyphe »
Ibid. p. 90.

144
critiques comme Morrissette, Anzieu, Fortier.238
Pour eux lřécrasement du mille-pattes et
lřeffacement de la tache sont analysés à partir de la jalousie du narrateur :
Mais le narrateur ne réussit pas plus à effacer les taches que la pensée de la trahison de sa
femme, pas plus à supprimer la trace du mille-pattes quřà échapper à la scène de son
écrasement, dont il fait le noyau même de son complexe, lřimage de rapports sexuels
possible entre Franck et sa femme. 239
Cette jalousie est désignée comme le moteur du récit, une énergie
productrice. Nous sommes convaincus aussi des mouvements intérieurs du narrateur qui
dynamisent le récit. Cet état intérieur, par différents moyens, construit une écriture non
conventionnelle ; mais le rapport exclusif de la « tache » à cette dimension, devient une
sorte de réduction qui étouffe le roman. Il faut donc envisager dřautres perspectives
possibles.
La tache du mille-pattes et les incidents qu'elle suscite pourront être soulignés dans
un deuxième temps comme une participation au conflit sociologique, interprétation
retenue par Leenhardt dans son livre Lecture politique du Roman. On peut aussi interpréter
ces incidents comme lřexpression des mouvements primitifs de l'homme et des conflits
profonds de sa nature (Vareille, Allemand, Stoltzfus240
). Nous sommes plus proche de cette
dernière orientation, pensant que le mille-pattes, en rapport intime avec A…, exprime
d'une certaine façon les deux autres premiers regards : les mouvements psychologiques de
la jalousie du « Mari » comme les rapports inégaux entre natifs et colons du conflit
sociologique.
Il nous faut maintenant revenir sur la tache et ce qui a été évoqué autour de
lřécriture (cf. supra pp. 87 ss.). Robbe-Grillet nous plonge dans les mécanismes les plus
subtils de l'écrit et du dessin. Le mur sera le papier où sřécrit le roman, la feuille où se
définit un canevas. Une empreinte de la vie qui, en son dynamisme, dépasse cette stratégie
de capture. Lřimage du mille-pattes est un moment dřun processus plus élaboré ; un
mécanisme dont nous trouvons au moins quatre étapes :
animal > tache > image > vide (zone blanche)
238 Une tension partagée par WATERS, Julia. Intersexual Rivalry, A « Reading in Paris » of Marguerite
Duras and Alain Robbe-Grillet. En analysant La Jalousie elle trouve dans lřinfidélité imaginée par le
narrateur le moteur du roman. La Jalousie sera le contexte général du roman. Cf. p. 67. 239 MORRISSETTE, B., Op. Cit. p. 741. 240 ŖThe centipede, signifying both the animal and the husbandřs emotion, represents the synthesis of two
worlds that were once held in opposition, but which are now perceived as identicalŗ. STOLTZFUS, B., Op.
Cit. p. 106.

145
Le narrateur en fixant lřattention du lecteur et sa propre angoisse sur la tache nous
plonge dans les multiples sens de la littérature. Le récit, dans un cercle ininterrompu,
cherche à contempler A… et à travers le mur, lřanimal, la tache et le vide... Imaginaire
nourri des soupçons du narrateur qui permettra de tout imaginer, tout voir, sans rien
regarder.
Méduse est pour nous la lentille exploratrice qui dilate notre champ de
compréhension et empêche la réduction du mille-pattes et de sa tache à un mécanisme
graphologique ou à une figure de la jalousie du narrateur ; le mille-pattes est clairement
quelque chose de plus que le lézard et sa figure inerte, déjà vue en parlant du mur, le trait
(supra p. ). Il est central de rappeler ce parcours car la « femme-mille pattes » conserve
cette familiarité qui la libère de tout acte calligraphique et obsessionnel de son « mari » ou
de Franck, pour lřapprivoiser. Elle réclame une indépendance et un rapport avec le mille-
pattes tout à fait différent et inédit.
Dans les trois versions de lřécrasement où A… est présente, elle est effrayée par le
mille-pattes car sa force instinctive lui dévoile sa propre nature et d'une certaine façon un
destin commun ; elle peut devenir insecte, tache, signe, vide, néant. Acte confirmé dans la
quatrième version où elle nřest pas mentionnée ; pendant son absence ont lieu le gommage
de la tache et lřinclusion de sa photographie. La tache du mille-pattes est aussi lřimage de
la mèche indomptée dřA… qui cherche son autonomie. Image reflétée par le nouveau
miroir formé par le mur :241
« La lumière elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à
manger, les cheveux noirs aux improbables circonvolutions, la nappe sur la table et la
cloison nue où une tache sombre, juste en face de A… ressort sur la peinture claire, unie et
mate » (56). Le mille-pattes est intégré par elle comme la force des ombres qui déplace le
péril ; qui bouscule lřordre colonial aussi, tout comme les conventions dřun mariage et la
régularité dřune écriture : il est tache et terre en mouvement, la contradiction de la netteté
des colons, de la domination du narrateur ou des projets de Franck sur A…. Tache qui est
noire comme la nuit, comme la terre, comme les cheveux dřA….
241 Il est important de nous rappeler que la présence de la tâche nous est connue (comme elle l'est pour A…)
avant même des évènements qui la produisent : « Elle venait de ramener la tête dans lřaxe de la table et
regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque lřemplacement du mille-
pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard » (27, 56).

146
c. La nuit.
Le chapitre VII nous plonge dans une nuit spéciale, aperçue comme un parcours
physique et initiatique du narrateur (pp.144-174), qui se déroule dans cet ordre : la salle à
manger, la terrasse, la chambre, le couloir, la salle à manger et la chambre. Nous percevons
les déplacements de cette soirée, réglés par le coucher et le lever du soleil ; il s'agit
fondamentalement du voyage fait par le narrateur entre la salle à manger et la chambre.
Ces deux espaces, les plus significatifs du roman, sont signés par un double séjour par
lequel les mouvements vitaux de ces microcosmes sřimposent de plus en plus jusquřau
climax de la page 174.
1) La salle à manger (pp.144-146).
Le narrateur continue sa leçon dřanatomie en comparant ce soir-là le mille-pattes
avec le crabe de son dîner, rapport établi par les bruits produits par les deux animaux
vivants en utilisant leurs mâchoires :
Dans lřassiette blanche, un crabe de terre déploie ses cinq paires de pattes aux jointures très
apparentes, solides, bien réglées, emboîtées avec justesse. Tout autour de la bouche, des
appendices nombreux, de taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à
deux. Lřanimal sřen sert pour produire une sorte de grésillement, perceptible de tout près,
analogue à celui quřémet dans certains cas la scutigère (146).
Nous trouvons là, une fois de plus, une réduction métonymique à la tête ; en
regardant avec attention le mille-pattes, A… et le crabe, leur dessin fondamental est une
tête gonflée, entourée de membres : lřécho de Méduse. Dans cette comparaison, une fois
encore, sont mis en évidence les processus vitaux, organiques et leurs manifestations
inscrites dans un monde naturel.
La lampe comme source de lumière, et support du regard, à partir de ce moment,
commence à jouer un rôle principal : « Elle est située sur la table, dans son angle sud-
ouest » (144). Dřhabitude, elle est sur le buffet, mais en lřabsence dřA… elle se mêle dans
toute sa puissance à la circulation de ce soir-là.
2) La terrasse (pp.146-155).

147
Le narrateur est à lřextérieur en attendant le retour dřA… Cet état le confronte
directement au monde animal. La tension dramatique, pendant lřabsence dřA…, est
remplacée par la prépondérance du monde des insectes et des manifestations de la nature.
La brousse se fait sentir malgré la force de la lumière et le bruit de la lampe : « un bruit
plus discret, comme un ronronnement, fait dresser lřoreille. Il sřest arrêté aussitôt. Et de
nouveau sřimpose le sifflement de la lampe » (147), « Sur le fond noir ils ne forment, eux
aussi, que des taches claires, qui deviennent de plus en plus brillantes à mesure quřelles se
rapprochent de la lumière, virent au noir dřun seul coup quand elles passent devant le
globe » (151).
Lřabsence dřA… brise les frontières et les interdits réglés par elle comme la portée
de la lampe à la terrasse :242
« La lampe, cřest certain, attire les moustiques ; mais elle les
attire vers sa propre lumière » (147). Curieusement la lumière et la brousse se mélangent et
élargissent leurs champs ; c'est peut-être la seule fois que le mari s'aperçoit des
correspondances et des familiarités entre les deux. Au début de cette séquence certains
animaux qui peuplent lřespace obscur sont nommés: criquets, carnassiers, scarabées,
chauve-souris, moustiques (147); ensuite, le narrateur doit faire face à un bloc indifférent
d'êtres qui cherchent leur identité, sans pouvoir être enfermés dans une norme ou une
catégorie.
Maintenant cřest un bruit plus sourd, moins fugitif, qui sollicite lřattention ; une sorte de
grognement, de ronflement, ou de ronronnement…
Mais, avant même de sřêtre suffisamment précisé, le bruit sřest éteint. Lřoreille, qui cherche
en vain à le retrouver, dans la nuit, ne perçoit plus à sa place que le souffle de la lampe à
pression.
Le son en est plaintif, élevé, un peu nasillard. Mais sa complexité lui permet dřavoir des
harmoniques à toutes les hauteurs. Dřune constance absolue, à la fois étouffé et perçant, il
emplit la tête et la nuit entière, comme sřil ne venait de nulle part (150).
Le bruit est lié aux ronronnements dřun moteur qui monte en force comme
lřangoisse du « mari » à cause du retard dřA… (153). Le récit entraîne ensuite le lecteur
dans le nuage indéterminé des insectes et le souci du narrateur pour mieux les apercevoir ;
une métaphore de sa méconnaissance des causes de lřabsence dřA… et son destin :
Autour de la lampe à essence continuent de tourner les ellipses, sřallongeant, se
rétrécissant, sřécartant vers la droite ou la gauche, montant, descendant, ou basculant dřun
côté puis de lřautre, sřemmêlant en un écheveau de plus en plus brouillé, où aucune courbe
autonome ne demeure identifiable.
242 Nous sommes informés plusieurs fois de lřinterdiction dřA… de transporter les lampes sur la terrasse le
soir, pendant le café; elles attirent les insectes, donc cřest mieux de rester dans la pénombre (18, 99, 140,
207) Elle a aussi une préférence pour la lumière douce « la lumière trop crue Ŕ dit-elle Ŕ fait mal aux yeux »
(22, 59).

148
A… devrait être de retour depuis longtemps (154).
3) La chambre (pp.155-160).
Deux frontières sont déconstruites dans le premier séjour du narrateur dans cette
pièce, son regard et la chambre elle-même. Dřabord la vue du narrateur est centrée sur
lřimage du « Cap Saint-Jean » quřillustre le calendrier des postes ; en partant de lřimage
centrale du bateau, de sa coque amarrée au port, la vue part comme une spirale vers la
jetée, lřeau, lřhorizon, le mât, les oiseaux, le bord de la photo pour finir sur le mur de la
chambre. Le narrateur dépasse la photo et la marge pour revenir à son entourage. Il quitte
le cadre, la fenêtre, la jalousie et en arrivant à lřintérieur pour la première fois dans le
roman il semble regarder plusieurs choses dans leur nouveauté. Cette chambre, dans un
second temps, malgré la fermeté de sa structure, apparaît comme en mouvement face à la
lumière de la lampe : « lorsque la lampe se balance un peu, au bout du bras tendu, toutes
ces lignes aux courtes ombres mouvantes paraissent animées dřun mouvement général de
rotation » (160). Une première indication de l'activité particulière de cette pièce sera
confirmée dans les pages suivantes.
4) Le couloir (pp.160-162).
Dans ce fragment, nous supposons une excursion du narrateur hors de la chambre ;
opération déduite de sa façon dřagir car il ne parle jamais de choses hors de sa vue ; autre
raison qui atteste son déplacement, cřest la lampe qui signale sa veille et les espaces
éclairés par elle. Il est donc en face de la maison, contemplant, semble-t-il, sa solidité.
Puis, nous avons plutôt une marche de retour qui conduira le narrateur à la salle à manger
sous la lumière de la lampe qui transforme la maison même : « Le léger bercement de la
lumière, qui sřavance le long du couloir, agite la suite ininterrompue des chevrons dřune
ondulation continuelle, semblable à celle des vagues » (162). Voilà dřune autre manière la
manifestation des « S » ; le mouvement féminin ou médusin qui s'approprie le bâtiment.
5) La salle à manger (pp.162-167).
Le dernier séjour du narrateur dans la salle à manger, ce soir-là, correspond dans
lřordre du roman à son dernier séjour dans ce lieu ; petite certitude quant à la chronologie

149
des événements. Il y aura encore dans les pages suivantes des apéritifs et des cafés sur la
terrasse mais plus de repas partagés dans la salle à manger.243
Le contenu le plus important de cette étape équivaut à la dernière version de
lřécrasement de la scutigère dont nous avons déjà parlé, de même que nous avons
également signalé le déplacement imperceptible du lecteur dans la chambre par
lřenchaînement des images du mille-pattes et des cheveux dřA….
6) La chambre (pp.167-174).
Le deuxième et dernier séjour du narrateur dans la chambre constitue le temps des
accords entre la femme et la bête, les soupçons et lřimagination, la lumière et lřobscurité, le
silence et le bruit, la nature et la civilisation, etc. Le temps où A… et le mille-pattes sont
les plus présents dans leur absence. Ce qui se passe dans la chambre est la seule description
non répétée de tout le roman ; il y a de multiples repas, regards sur les champs,
promenades dans la maison, contemplations dřA… dans sa chambre, mais la présence du
narrateur dans la chambre ce soir-là devient une expérience fondatrice reposant sur trois
éléments : lřobscurité, le bruit et les animaux ; éléments qui récusent la chambre comme
produit exclusif de la culture, du langage et de la lumière.
Ce soir, dans la chambre, les éléments qui peuplent la maison et la propriété se font
entendre par eux-mêmes : A…, le monde obscur et profond de la brousse, le bruit des
natifs et des animaux, lřindépendance des mouvements et tous les rapports possibles avec
Franck. Lřintimité distante et énigmatique dřA… est abordée par ses objets et son
environnement. Le mille-pattes se libère de son rapport exclusif à la tache et à lřanimal et
arrive à son affirmation définitive par les cheveux dřA… Le projet des « lumières » trouve
sa limite dans lřépuisement de lřessence de la lampe, la lueur perd son éclat. Les quelques
phrases suivantes, noyau du chapitre VII, nous introduisent directement à ces
transmutations et nous permettent de les comprendre :
Le sifflement absent de la lampe à pression fait mieux comprendre la place considérable
quřil occupait.[…] Le silence est tel que les plus faibles mouvements y deviennent
impraticables.
Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur
soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les
243 Nous trouverons une inclusion à la page 208 des repas passés et du projet de voyage de A… et Franck
dřaller ensemble en ville.

150
apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,
avec la même facilité.
Avec la même facilité la chevelure se laisse dénouer, se laisse étendre, et retomber sur
lřépaule en un flot docile, où la brosse de soie glisse doucement, de haut en bas, de haut en
bas, de haut en bas, guidée maintenant par la seule respiration, qui suffit encore à créer,
dans lřobscurité complète, un rythme égal, capable encore de mesurer quelque chose, si
quelque chose demeure encore à mesurer, à cerner, à décrire, dans lřobscurité totale,
jusquřau lever du jour, maintenant (174).
Le monde de la brousse plein de cris, hurlements, ronronnements et silences lutte
contre le sifflement de la lampe, ce bruit mécanique et monotone qui efface les variations
gutturales des êtres vivants. La stridulation a été le dernier bastion ce soir pour contenir le
langage oral et les paroles inarticulées du monde incompressible dont les animaux et les
noirs font partie comme nous lřavons déjà vu. Cette nuit où la lettre et lřécriture
disparaissent dans les bruissements de l'obscurité où glisse le narrateur. Nous
lřaccompagnerons dans sa dernière recherche à travers les boîtes et les carnets de lettres
dřA… en scrutant un mot, un petit trait qui puisse être la preuve des rapports entre A… et
Franck (168-170).
A… reste dans « la cage » (sa chambre), malgré son absence, par le papier à lettres,
les enveloppes, les boîtes de boutons, « les pelotes de laine, une touffe de soies, ou de crins
très fins, qui ressemblent à des cheveux » (173). Une fois de plus, le narrateur est pris par
son angoisse dřen savoir plus dřA… dřatteindre « sa vérité » ; un travail semblable à celui
de lřeffacement de la tache de la salle à manger. Cřest le dernier combat pour vaincre
lřinconnu qui tourne dans les plus intimes coins de sa propriété, de sa maison et de ses
rapports avec A….
Dans la chambre, le narrateur vit sa dernière défaite, toute initiative de la
conscience est ratée pour lui, les bruits par eux-mêmes lřécartent de tout langage : un bruit
dont « lřoreille nřa même pas eu le temps de lřécouter » (171), « à mesure quřil sřéloigne
dans le passé, sa vraisemblance diminue. Cřest maintenant comme sřil nřy avait rien eu du
tout » (171). Il est tellement étrange ce soir que « Les bêtes ont aussi dû se taire, une à une,
dans le vallon » (173). Pourtant un proto-langage balbutiant existera par « la seule
respiration, qui suffit encore à créer, dans lřobscurité complète, un rythme égal » (174).
Voilà ce que nous pouvons constater comme rythmes vitaux les plus élémentaires dřune
respiration compassée, primitive, utérine. Cřest lřécho matriciel de la parole qui pénètre
par la peau et entoure tout lřhabitacle ; ces souffles éveillent en nous des réminiscences de
lřacte sexuel mais également des accouchements.

151
Peu à peu les yeux deviennent tact, toucher : la proximité remplace la vue. Les
événements de la chambre tels que nous les percevons dans le chapitre VII évoluent en
lřabsence de la vue. Les actions dernières du narrateur après lřextinction de la lumière sont
guidées par le tact et lřouïe ; au sein même des métamorphoses… Cette sensibilité met en
évidence la peau, lřorgane le plus primitif et plastique de lřhomme : lřimage de lřunité
perdue et en même temps la projection des désirs insatisfaits du narrateur qui nřarrive pas à
se fondre avec A…
La lumière avait masqué le rideau de bruit qui englobait les autres bruits et
l'assoupissement des autres sens. En lřabsence de la lampe, de son sifflement et de son
éclairage, une autre sensibilité sřéveille. Les sens sont à lřépreuve dans lřobscurité de cette
nuit, en lřabsence de la lampe, dans la « chute libre » dans laquelle la chambre est tombée :
« Maintenant la scène est tout à fait noire. Bien que la vue ait eu le temps de sřhabituer,
aucun objet ne surnage, même parmi les plus proches » (139). Cette nuit suscite une
présence des sens et un agir différents ; en lřabsence de la moindre lueur naturelle, le
silence est également impénétrable : « Le silence est tel que les plus faibles mouvements y
deviennent impraticables » (173).
Dans cette mise entre parenthèses des rapports ordinaires du narrateur avec le
monde, la chambre est un lieu qui le touche dans ses origines. De ce vide semble surgir une
fois de plus A… car le narrateur en son état hallucinatoire, par la profondeur de ce silence
et lřobscurité retrouve une fois de plus lřénigme de sa femme en la zoomorphisant à partir
de ses cheveux tellement convoités et maintes fois déconstruits dans le roman. En effet, la
seule chose qui peut ressembler à lřincertitude et au mystère, cřest la chevelure. Quelques
lignes du roman déjà citées permettent au lecteur d'entrer dans ce mouvement :
Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle
sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur
soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les
apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,
avec la même facilité (174).
Cette nuit emporte le récit à son point le plus haut car le narrateur perd pied et A…
sřimpose par sa tête, débordant le roman et bouleversant le narrateur. Nous avons dans
cette nuit des cheveux sans tête comme nous avons entendu des respirations sans poumons.

152
d. La femme-mille-pattes est-elle possible ?
A certains moments, nous avons cru pouvoir « bricoler » une image de la femme-
mille-pattes, un corps de scutigère avec le visage dřA… où ses yeux bleus puissent
conduire ses cheveux noirs, instables, en train de devenir tentacules. Est-ce qu'une figure
insectiforme avec une tête médusinne chargée de scutigères aurait été imaginable ? Est-ce
que le corps sensuel et voluptueux dřune femme qui regarde à partir de sa tête de gorgone
aurait été possible ? Toutes les données évoquées sont bien repérables mais nous redoutons
leur regroupement en une seule représentation. « Elle » est fondamentalement un
« insecte » fragmenté et disséminé à travers le roman et toute recomposition annulerait la
vitalité investie par le romancier dans chaque élément ; elle est lřéphémère vie ou
mouvement qui provient de cet instant de coupure. Un instant éternisé par le regard et la
ruse perséeique inventée par Robbe-Grillet. Au terme de cette analyse nous sommes
convaincu que le corps et le mouvement autour du corps dřA… dans La Jalousie est
insectiforme. Nous ne pourrons donc pas trahir le roman en construisant un corps unitaire
car nous savons que les propos du romancier et le récit même ne le permettent pas.
La Jalousie est un roman où les pièces, toutes bien identifiées, peuvent être posés
de plusieurs façons ; virtualité qui nous permettra de suivre les figures dřune maison, dřun
bateau ou dřun lézard. Il existe cependant des données clairement identifiables qui tournent
autour dřA… en créant de liens et qui réinterprètent le féminin sans prétendre fixer sa
puissance : cřest la figure féminine qui éveille les questions et sřimpose par lřattirance de
son regard. Ce sont également les insectes, les êtres les plus explorés dans le monde
symbolique et, dřune façon privilégiée, le mille-pattes qui nous a permis une relecture de
Méduse, cette figure dřA… qui réactualise le mythe et nous livre un autre visage et
dynamique de cette Gorgone.
B. Configurations dans El Beso...
Molina et les éléments plus significatifs du roman nous font voir quřune
compréhension du corps dans ce roman se martèle à partir des fonctions « féminines » du
même. Les rapports entre les deux protagonistes seront découverts comme un échange sur
ce que nous pouvons percevoir comme un substrat féminin. Dans El Beso...existe une
structure primordiale qui gagne en force au fur et à mesure que le récit avance, un substrat
de plus et différent du corps de Valentín ou de Molina. Les corps des deux prisonniers ne
sont donc pas autosuffisants pour sřexpliquer eux-mêmes. Dans les problématiques

153
abordées par le récit, le lecteur découvre peu à peu d'autres clefs interprétatives que nous
chercherons à préciser.
Dřemblée on peut penser lřimage de la femme-araignée esquissée au dernier
chapitre du roman comme la plus importante par rapport au corps des personnages. Mais il
y a d'autres structures exprimées dans le récit qui nous amènent à une vision plus élaborée
de la corporalité et de ses implications sans lesquelles cette ultime image ne peut être bien
lue. Cette « allégorie » est un jeu entre plusieurs éléments introduits tout au long du récit ;
les plus importants seront indiqués dans les développements suivants.
1. Des rapports en construction.
Il faut trouver une juste représentation de la relation particulière tissée par les
protagonistes du roman : Molina et Valentìn constituent deux dimensions dřune altérité en
construction. Nous voyons dans le roman des mouvements qui établissent des échanges et
une solidarité profonde entre les deux personnages ; des échanges chaque fois plus intimes.
Le temps de la cellule organise une exploitation spécifique de l'entourage, une façon dřagir
qui implique les deux prisonniers dans une dépendance réciproque. Interdépendance
interprétée par nous comme une symbiose244
confirmée au dernier chapitre du roman. La
symbiose maintient les rapports fondamentaux des deux prisonniers et dévoile une
structure dřarticulation qui rassemble sans écraser les autonomies. Cependant le rapport
Molina-Valentín ne soutient ni la bisexualité ni lřandrogyne comme configuration
centrale.245
Le roman dépasse la propre conception de sexualité de Puig et lui rendre à
chaque personnage sa propre caractérisation. Il n'est pas inutile de se rappeler les paroles
mêmes de Manuel Puig :
Cualquier forma que se le dé a la sexualidad es lícita si el placer es compartido. Supongo
que lo más cercana a la normalidad, o a la naturaleza, es la bisexualidad, es decir, la
realización de todas las posibilidades de placer. Claro: pueden sobrevenir especializaciones
(como la heterosexualidad o la homosexualidad), pero en el momento que cada una de estas
se quiera imponer como forma excluyente y absoluta, ya caemos en la represión.246
244 Symbiose : « BIO. Association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants » Le
Petit Robert, p. 2188. 245 Cette interdépendance tissée par les échanges profonds sauve les autonomies des personnages et ne peut
pas être réduite à ce qui a été nommé par García Ramos comme « una opcion bicéfalica de la humanidad »
qui voit en Molina et Valentin les deux visages dřun même être chez Puig : GARCIA RAMOS, J., La
Narrativa de Manuel Puig, p. 211. Dualité retenue aussi par une étude analytique dřAmicola dont les deux
personnages seront le double visage dřun sujet divisé mais à la fois un : « Valentín Molina » Cf. AMICOLA,
J, El fort-da del discurso amoroso (acerca de El beso del la mujer araña, de Manuel Puig) p. 44. 246 TORRES FIERRO, Danubio, Conversaciones con Manuel Puig: La Redención de la Cursilería, in
ECO, No. 173, Bogotá: Buchholz, 1975, p. 512. (Nřimporte quelle forme le soit donnée à la sexualité elle est
licite si le plaisir est partagé. Je suppose que le plus proche de la normalité, ou de la nature, est la bisexualité,
cřest-à-dire, la réalisation de toutes les possibilités du plaisir. Il est clair que peuvent survenir des

154
Nous examinerons, également, les rapports entre Molina et le directeur comme
étant constitutifs de la configuration du personnage car, hors de la cellule et en excluant
Valentìn, cřest son autre interlocuteur. Notre recherche aura pourtant comme fil directeur
le personnage central de Molina.
a. Molina et Valentín.
Lřâge des personnages est, au deuxième chapitre, la première donnée les
concernant : Valentin a 26 ans et Molina 37 (cf. p. 39). C'est seulement au chapitre 8 du
roman que nous connaîtrons les noms complets des protagonistes et quelques informations
additionnelles par le rapport du directeur du pénitencier: Lřinculpé 3.018 est Luis Alberto
Molina, condamné à huit ans de réclusion pour délit de corruption de mineurs. Le prévenu
16.115 est Valentin Arregui Paz, mis à disposition du pouvoir exécutif pour ses actions
dřactiviste politique et de rébellion (cf. p. 131). Ces éléments autobiographiques qui nous
font percevoir les personnages comme « images vivantes », sont fournis par les dialogues
et autres textes tout au long du récit. Cřest une manifestation de la convention littéraire que
nous avons précisée en parlant de lřimage personnage.
Lřaltérité comme différenciation et reconnaissance de lřautre est une des
caractéristiques principales des personnages du roman. L'altérité se structure en partie par
les dialogues et actions de Molina et Valentín qui en font des interlocuteurs. Ce trait voulu
par Puig est implicitement inscrit dans le profil de chacun des personnages ; chez Molina
deux pivots constituent par les échanges la configuration de sa personnalité : sa parole et
son corps. Molina est le maître conteur qui façonne les rapports avec son entourage à partir
de sa parole dans un processus de séduction. Dès l'ouverture du roman, le bavardage de
Molina réussit dřemblée un double pacte ; avec le directeur celui dřacheter sa sortie de la
prison en échange des informations tirées de Valentìn, avec Valentìn il sřagit de lui
raconter des films le soir ; cependant nous ne connaîtrons jamais ce qu'il a demandé en
échange. La question reste ouverte car nous savons bien que dans les négociations dřune
prison il y a toujours quelque chose à payer.
spécialisations (comme l'hétérosexualité ou lřhomosexualité), mais au moment où chacune de ces formes
veulent sřimposer comme forme exclusive et absolue, nous tombons dans la répression.) Traduction
personnelle.

155
Molina est le seigneur de la parole qui refait plusieurs fois son propre récit dans les
films quřil raconte. De la même façon que Valentìn est représenté et réintégré dans ces
histoires. Les récits de films de ce conteur sont les fils légers qui le projettent hors de lui,
les pièges de son ensorcellement qui appartiennent à sa nature de « femme-araignée ».
Gomez-Lara qualifie le type de langage attribué aux personnages par Puig dřoralité
dynamique, cřest-à-dire le souci de rendre vivants les couleurs, les tonalités et la force de
la parole parlée.247
Cette oralité, est lřévidence dřun écrivain qui utilise la matérialité du
souffle pour affirmer une corporalité et les timbres et modulations propres dans le
façonnement des interlocuteurs ; cřest lřacte du parler qui cherche sa mimèsis.
La parole de Molina devient lřartefact dřensorcellement par excellence, un des
outils privilégiés du processus de rapprochement entre les deux prisonniers et par extension
entre le roman et le lecteur. Par les paroles de Molina nous avons également lřimpression
dřun personnage double, instable et fragile qui ose jouer avec la contradiction en étant en
même temps tendre et généreux, ennemi de la violence et prêt au sacrifice. Quelquřun pour
qui le dernier mot ne sera jamais dit.
En parlant de sa corporalité Molina devient le personnage qui privilégie la
recherche de son corps et qui lřexprime ; en voulant être femme, et se considérant comme
telle, il se trouve prisonnier dans une autre chair qui lřempêche « dřaimer ». Image
reproduite dans la femme panthère, la domestique laide, la femme zombie ou la femme
guérillero. Pour ces dernières la laideur ou quelque empêchement particulier leur interdit la
fusion et la passion avec leurs amoureux. La préoccupation de Puig pour le corps de
Molina dans El Beso... nous est bien connue par ses propres commentaires à propos du
film:
ŖPero William Hurst [sic] es un muchachoŗ Ŕ en esa época tendría treinta y pico de años, tenía como diez menos que Juliá Ŕ, entonces, el personaje en vez de tener veinte años más,
como en la novela, tenìa diez menos. Y él responde: ŖPero dicen que es un buen actorŗ, y le
digo: ŖPero es un hombrazo, ¿cñmo va a ser, cuando justamente Molina es la ausencia de
cuerpo? El niega su cuerpo, no quiere aceptar su cuerpo de hombre, es la base. Es la
negación del cuerpo, ese hombre no tiene cuerpo.248
247 Cf. GOMEZ-LARA, R., Intertextualidad Generativa en El Beso de la Mujer Araña, De Manuel Puig.
p. 7. 248 GARCIA-RAMOS, J., Manuel Puig, Semana de Autor, p. 94. « Mais Willian Hurst est un jeune homme
Ŕ A cette époque-là il avait trente et quelques années, il avait dix ans de moins que Julia Ŕ, alors que le personnage au contraire avoir vingt années de plus, comme dans le roman, il en avait dix de moins…
Comment sera-t-il possible quand Molina est lřabsence du corps ? Il refuse son corps, il nřaccepte pas son
corps dřhomme, cřest le problème. Cřest la négation du corps, cet homme nřa pas du corps. » Traduction
personnelle.

156
Valentín, notre deuxième personnage, est un guérillero intransigeant pour qui le
monde doit répondre aux schémas analytiques et doit être transformé par les forces de la
révolution sociale. Il a une pensée éclairée et bien formée ; une cohérence rationnelle qui le
conduit à la militance contre toute forme dřexclusion et dřoppression. Principes qui vont
conditionner ses rapports avec Molina du côté positif comme négatif en dévoilant les
incohérences de sa propre idéologie.
Nous sommes attentifs aux différences qui opposent les deux prisonniers : Molina
est un homosexuel, « una loca » (une folle), sans éducation, dřun statut moyen, sans grande
culture et immergé dans une sensibilité sirupeuse facilement impressionnable. Il a eu un
travail dřétalagiste. Valentìn est hétérosexuel, masculin, jeune, rationnel, bien élevé avec
une grande culture et une profession dřarchitecte. Le plus important comme le souligne
Campos cřest la militance de ce dernier : un guérillero de gauche vrs. un lâche
apolitique.249
Le profil des personnages est renforcé par une distance initiale établie par
lřécriture : Valentín utilise le nom de son compagnon de cellule dřune façon formelle pour
sauvegarder la différence entre les deux. Il ne veut rien avoir dřimportant en commun avec
ce prisonnier bizarre. Molina par contre, lřappelle par son prénom dès le commencement
avec une confiance particulière. Distances mises en jugement par le récit.250
Cette tension
se transforme au cours de la lecture en une dynamique de rencontre. Sur ce point, lřœuvre
de Thomas Di Salvo est très éclairante lorsqu'il analyse les processus intérieurs vécus par
les deux prisonniers : Valentin le prototype dřhomme viril régresse au stade infantile du
plaisir et de la sensualité, Molina le prototype « dřhomosexuel féminin » accède au réel et
aux luttes sociales.251
Nous connaissons ces deux personnages grâce à leurs dialogues et leurs interactions
pendant le temps partagé dans la cellule. Nous nřaurons jamais une description sur les
activités de chacun d'entre eux pris individuellement. Même dans le récit du film raconté
par Molina pour lui seul, cřest Valentín qui est en arrière plan ; comme dans lřhallucination
de Valentin au chapitre 16 cřest Molina le personnage réinterprété.
249 Cf. CAMPOS, René, “I’m ready for my close up”; los ensayos de la heroína, p. 535-548 en : El Beso...,
p. 541. 250 Cf. KERR, Lucille, La política de la sedución, El beso de la mujer araña, 641-674 en : El Beso..., p.
643. 251 Cf. DI SALVO, T. El Niño y el Adulto: Cara y cruz de la liberación en “El Beso de la Mujer Araña” de
Manuel Puig, p 34.

157
b. Molina et le directeur de la prison.
Il nřa pas de nom ; il représente comme les autres agents de lřEtat mentionnés dans
le roman une fonction institutionnelle enfermée dans une pratique répressive. Dans le cadre
actantiel que nous pouvons bâtir du roman, il est lřopposant le plus représentatif connu par
le lecteur. Il a deux fonctions dans le roman ; la première le montre comme le seul
« ennemi » qui ait un profil clair et fixe ; il est astucieux et son discours est plein de rusés
et de calcul. Dans le schéma classique des compositions populaires dont Puig sřinspire, il
est « le méchant du récit ». Dans les films racontés, le directeur est, analogiquement le
démon du pacte mythologique dans « Cat People », le chef des maquisards dans
« Destino », le majordome de « I walked with a Zombie » ou le magnat riche du film de la
chanteuse et du journaliste. Il est le pouvoir caché dans lřombre qui conditionne les actions
des amants comme celles de Molina et de Valentín. Le personnage qui cherche son profit
au détriment du bonheur des compagnons.
La deuxième fonction du directeur est diégétique : les données quřil introduit par les
conversations avec Molina et les rapports de fonction ont pour but de libérer le roman de
lřappropriation du récit par Molina. Le regard extérieur sur ce qui se passe entre les deux
personnages, comme les rapports institutionnels au chapitre 15, établissent une sorte
dřobjectivité.252
Cřest grâce aux entretiens avec le directeur et aux rapports officiels que nous
connaîtrons les mouvements exécutés par les forces extérieures de la cellule. Par ces voix
extérieures nous saurons aussi les risques et les jeux envisagés par Molina. Cette instance
remplace le narrateur omniscient en nous montrant les autres « intérêts » possibles qui font
agir Molina et les forces contradictoires qui lřentourent. Actions par lesquelles le sacrifice
et la destruction du corps seront une constante selon le schéma introduit par les récits des
films.
2. Devenir femme.
Cette expression cherche à appréhender plusieurs confrontations du roman qui ne
trouvent pas de réponse dans les analyses simples dřun conflit home Ŕ femme. « Devenir
femme » dévoile dřautres mouvements dans la configuration anthropologique des
252 Cette confrontation est bien perçue par Milagros Ezquerro : « La visión fría de la policía contrasta con el
carácter muy melodramático del sacrificio de Molina que elige una muerte de película, bajo la mirada impávida de los informadores. Al mismo tiempo, el personaje de Molina toma cuerpo al ser objeto de una
mirada exterior, y no sólo sujeto de un discurso: bajo el ojo de una cámara Molina se va identificando con
una heroína cuyo destino es el sacrificio por el ser amado y la muerte violenta. Su vida, por fin se torna
destinoŗ. EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 500.

158
personnages du roman. Ces mouvements tournent autour de la condition « féminine » dans
leur appropriation de « l'humain» ; cette condition est développée dans une grande partie
du roman grâce à Molina qui la rend complexe et polysémique. Au-delà du combat dřun
homosexuel qui cherche une place dans le monde et la re-accommodation idéologique dřun
guérillero, il y a un monde du féminin dans El Beso... quřon ne peut définir par un seul
mot. Grâce aux dialogues des compagnons et aux événements de la cellule 7 nous
pénétrons dans la condition féminine qui surmonte les déterminations socioculturelles et
stéréotypées mentionnées dans le roman même. De fait, la femme elle-même se révèle être
pour Valentin et pour Molina comme une expérience inachevée et plus large qui dépasse
leur problématique personnelle ; nous examinerons ultérieurement cette image.
Pour lřexploration de ce « devenir femme » nous suivons Molina ; il nous introduira
de plusieurs façons dans lřagir dřune femme selon le schème social retenu par Puig à partir
de son milieu argentin traditionnel. Par Molina les conventions de genre, déséquilibrées et
populaires, et le destin dramatique de la femme seront les points de départ pour la
découverte dřau moins trois conduites. Ces façons dřagir chez les personnages féminins
rassemblent les dynamismes nommés par Dabove « devenir femme ». Ce commentateur de
Puig étudie la forme de la destinée dans El Beso…. Il recueille quelques constantes du
roman à partir de lřimpossibilité dřune fin heureuse (de lřhistoire principale et des récits de
films) qui, sřagissant des personnages de femme, nous apparaît spécialement pertinente.
Nous synthétiserons les caractéristiques les plus importantes développées par
Dabove253
car elles mettent en lumière des éléments féminins essentiels qui nous aideront à
mieux situer le corps féminin en tant que modèle du roman :
La première caractéristique met en rapport lřexistence particulière des femmes et leur
appartenance à une force universelle, supérieure et plus forte. Être femme cřest
participer individuellement du destin universel. ŖDevenir-mujer es abandonarse, y
haberse abandonado a algo que va a ocurrir o en rigor ya ha ocurrido, en un pasado del
que no se tiene constancia ni memoria : su consumación sería la forma visible del
Destinoŗ.254
Le Destin est conçu par lui comme une passion impersonnelle qui
irrémédiablement conduira à la mort et dans laquelle on vit et agit depuis le
commencement, dans son milieu et dans son obscurité. La femme dřune certaine façon
253 DABOVE, Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. pp. 30-37. 254 « Devenir-femme est sřêtre laisser aller, et sřavoir laissé aller à quelque chose qui va se passer ou en
rigueur sřest déjà passé, dans un passé dont on nřa pas de preuve ou aucune mémoire : son aboutissement est
la forme visible du destin » Ibid. p. 30.

159
sera le principe historique dřindividuation de cette force. Cette relation avec le destin
est aussi une relation, ambiguë et incertaine avec les hommes par lesquels la femme
trouve lřoccasion de devenir femme : Irena et lřarchitecte, Leni et Verner, le fermier
alcoolique et la jeune mariée, le journaliste et la chanteuse. A ces binômes nous
pouvons ajouter Molina et Valentín.
Devenir femme ne correspond pas à une opposition homme-femme : « El devenir-
mujer implica en cierto modo de desbordar la oposiciñn Hombre/Mujer.ŗ255
Ce fait
dépasse aussi toute compréhension dřune bisexualité ou dřune intégration où le
problème des genres est annulé par lřincorporation dřune entité dans lřautre pour ne
faire quřune seule. Comme Dabove le note : Molina ou Valentín eux-mêmes ne
cherchent pas à être bisexuels. Le roman ne le propose pas non plus. Surmonter cette
opposition homme-femme peut se comprendre comme « passer » : ce mouvement qui
est capable dřétablir des liens au-delà des rigidités quelles soient de lřordre de
lřintériorité ou de lřextériorité.256
Il sřagit plutôt de prendre la place du « contraire ».
Le devenir-femme est indifférent aux genres, il les rend indifférents, car il ne sřagit pas
dřune entreprise sexiste, même pas amoureuse, plutôt passionnelle. 257
Dans cet ordre
de choses nous précisons que la passion, pour Dabove, est un assortiment de forces qui
ont par elles-mêmes leur raison dřêtre. Ces sont des forces du destin qui prennent le
sujet et se déploient sans aucune charge morale.258
Une conception familière à la
« » (Moira) des grecs259
où lřunivers reste d'une certaine façon fermée sans que
la volonté individuelle change sa finalité.
a. La mère-araignée.
Cette perspective de Molina260
exprime un des dynamismes constitutifs de son agir.
Quand il parle avec Valentín de sa vie « féminine », une grande partie de sa destinée est
exprimée comme un agir maternel. Il se montre comme mère en parlant des autres hommes
255 « Le devenir-femme implique de certaine façon dé dépasser lřopposition homme/femme » Ibid. p.35. 256 Idem. 257 Cf. Ibid. p. 37. 258 Cf. Ibid. p.38. 259 Moira : Cřest la destinée personnifiée, impérieuse, inflexible et menant toute chose à sa fin. Un dieu ne
peut guère que retarder lřaccomplissement ; Zeus même ne saurait empêcher sans se démentir. Dictionnaire
Grec Français. p. 1292. 260 Cf. MOLHO, Maurice. Tango de la Madre araña , pp. 160-167.

160
et à la prison, nous allons le constater, beaucoup dřéchanges avec Valentìn suivront cette
modalité.
Il nous a semblé qu'il n'était pas hors de propos de nous arrêter aux signifiés plus
importants que lřaraignée a suscités dans notre culture. Les implications de lřaraignée en
Occident livrent déjà des sens particuliers qui fonctionnent comme clefs herméneutiques
pour le lecteur. Non sans liens avec notre roman, Marco Kunz apporte des éclaircissements
précis.261
Il parcourt à grands traits l'ensemble des occurrences concernant l'araignée et cela
dès les sources grecques (Les Métamorphoses dřOvide, Les Géorgiques de Virgilio), en
prenant en compte les classiques de la littérature (L’homme qui rit de Victor Hugo), les
écrivains contemporains (Neruda, García Márquez, Adolfo Bioy Casares) puis le cinéma
(Kiss of Death,1947, La strategia del ragno, 1970, Kiss of the Tarantula, 1975,
Arachnophobia, 1990). A partir de ce recensement on peut discerner quatre lignes qui
apparaissent comme les constantes les plus remarquables de la figure de lřaraignée dans
notre culture :
Les femmes sont métamorphosées en araignées, trop souvent comme s'il s'agissait d'un
châtiment lié à la violation d'un tabou ; cette transformation produit des femmes
complètement araignées ou des êtres mixtes moitié araignée, moitié femme.
La femme araignée comme figure maternelle a deux représentations récurrentes : la
mère martyrisée par ses fils ou la mère dévoratrice.
Lřaraignée est également la figure de la femme-fatale, sous la forme du couple
antagonique araignée-mouche ; elle représente la femme qui tisse sa toile pour piéger
ses victimes et les avaler symboliquement ou littéralement.
Pour la psychanalyse, lřaraignée peut signifier la castration matriarcale qui paralyse et
agresse lřenfant ; en faisant sienne la puissance de celui-ci elle empêche le
développement libre de sa sexualité. Elle représente le conflit entre les deux sexes et en
particulier lřagression et la séduction orale de « la Grande Mère » .
261 KUNZ, Marco, Tropicos y tópicos, la novelística de Manuel Puig. Lausanne: Sociedad Suiza de Estudios
Hispánicos, 1994, pp. 48-54.

161
Ajoutons que toutes les traditions soulignent la métaphore entre lřaraignée et la femme
à partir dřun ou plusieurs des points précédents ; comparaison quřon a toujours épargné à
lřhomme. Les hommes-araignées sont presque inexistants.
En revenant à notre roman nous avons constaté que la figure dřaraignée est
consolidée par les actions de Molina. Il exprime par son comportement ce qui vient dřêtre
rappelé de lřaraignée en convoitant le corps de Valentin comme son objet principal. Le
récit place dans cet imaginaire arachnéen et maternel les rapports des prisonniers. Le
roman devient ainsi entre Molina et Valentín un jeu de cache-cache qui conduit au risque
total, de la vie du carnassier et celle de sa proie ; le roman, comme toile et réseau des
échanges, reproduit tout un processus de séduction dans lequel Valentin tombe ; il se
projette aussi dans le rôle de mère joué par Molina en tirant profit de lui. Parfois nous nous
demandons qui manipule qui. La mère-araignée cherche à représenter la stratégie de
Molina pour gagner la confiance de Valentìn et lřapprivoisement par ce dernier de cette
stratégie. Un mouvement vital qui sřexprime principalement par trois fonctions
maternelles : bercer, soigner et nourrir.262
1) Bercer.
Une des tâches de la mère consiste à faciliter chez son enfant le sommeil, la paix et
la détente psychique. Les berceuses amènent le petit enfant au calme nécessaire pour vivre
les processus dřassimilation dans les premières années de sa vie. Molina, comme une
araignée, par les récits des films, tisse les fils de la séduction. Il remplit par sa parole les
derniers moments de la journée grâce à la bienveillance de Valentín. Une activité qui
semble être à première vue un innocent passe-temps cherche en fait à obtenir de Valentin
des informations en vue de la libération de la prison. Au fil des jours Valentin deviendra de
plus en plus dépendant des récits de films qui occuperont progressivement tout le temps de
la journée dédiée au travail.
Pour mieux comprendre la manière dřagir de cette tactique nous citons Molho qui
la décrit ainsi :
Así pues, la narración cinematográfica desempeña una función doble : Por un lado ofrece al
inconsciente un espacio en que puede fantasear impunemente, es decir al cuerpo (el
inconsciente es cosa del cuerpo) que es donde el yo se sustrae al desvelo represivo de la
propia conciencia. Por otro lado, el cine de Molina, al desconectar a Valentín de toda
262 Cfr. MOLHO, M. Op. Cit. p. 164.

162
experiencia real / racional, le induce, por así decirlo, a un estado casi cataléptico en que se
relajan todos músculos de la atención en una desvigilancia propicia a toda tentativa de
alineación. [...] EI discurso fílmico ha de leerse entonces como un arroró que embiste al
individuo en varios niveles de su ser, vale decir : de su desconciencia.263
Il y a plusieurs choses importantes dans la citation précédente. Dřabord le corps de
Valentín progresse dans un rapport aux forces du subconscient ; des forces symboliques de
la culture sřintègrent peu à peu dans son rythme de vie, il perd la vigilance de sa
conscience et les forces rationnelles qui prétendent conduire ces actions sřaffaiblissent. Ses
actions ne seront plus gouvernées par la lumière dřune action « productrice » ; en
sřattachant plus aux signifiés quřaux transformations il y a un déplacement de lřhomo faber
à lřhomo ludens. Le cinéma-récit de Molina déconnecte Valentìn de lřexpérience du réel et
rationnel à laquelle il a été habitué, en le disposant aux rêveries et à la fiction.
Dans un second temps, le corps de Valentín devient vulnérable, un guérillero en
état de repos est un combattant mort :
No soy un tipo que sepa escuchar demasiado,
¿sabes ?, y de golpe me tengo que estarte
escuchando callado horas.
El Beso... p. 15.
Je ne suis pas quelquřun qui sait toujours écouter, tu
saisis ? Et voilà, que soudain, je dois třécouter
pendant des heures en silence.
Le Baiser… p. 20.
Les récits sont la drogue qui met son corps dans cet état cataleptique dont parle
Molho, dans un assoupissement apaisant dont il profite pour découvrir davantage ses
sensations corporelles quřil refoulait jusquřalors.
Molina sait bien profiter de sa fonction de bouffon fixée par Valentín:
Ŕ Con vos no se puede hablar, si no es dejarte que
cuentes une película.
El Beso... p. 56.
Ŕ Avec toi on ne peut pas parler, on ne peut que te
laisser raconter des films.
Le Baiser…p. 65.
Il faut ajouter que les films, étrangers et inconnus de Valentín, deviennent un
artefact de manipulation dans les mains de Molina car : « En choisissant des films anciens,
263 Ibid. p. 163. ŖAnsi, le récit cinématographique prend une fonction double : Dřun côté il offre à
lřinconscient un espace où il peut fantasmer impunément, cřest-à-dire au corps (lřinconscient est une chose
du corps) qui est la place où le moi se soustrait à la veille répressive de la conscience propre. Dřun autre côté, le ciné de Molina, en débranchant Valentín de toute expérience réel/rationnel, le conduit, pour ainsi dire, dans
un état presque cataleptique où tous les muscles de lřattention sont relaxés dans une manque de vigilance
propice à toute tentative dřaliénation. […] Le discours filmique doit être lu alors comme un dodo qui frappe
lřindividu en différents niveaux de son être, cřest-à-dire : de son in-conscience. » Traduction personnelle.

163
il est presque certain que Valentín, plus jeune que lui de onze ans [cf. p. 39], ne les a pas
vus, et, donc, quřil ne peut intervenir à propos de la fidélité ou non du récit au contenu du
film. »264
2) Soigner.
Cette action naît de la faiblesse de lřenfant qui nécessite le soin des mères pour sa
protection et propreté. Lřempoisonnement vécu par Valentìn le livre aux mains de Molina
pour être nettoyé et protégé comme un enfant par sa mère. Le paragraphe suivant extrait
des analyses de Franciene Masiello élargit la compréhension du corps en relation avec
cette tâche de soigner et celle de nourrir que nous verrons ultérieurement.
Es notable que buena parte de El Beso de la mujer araña se halle también dedicado a actos
de ingestión y expulsión corporales; hambre, deposiciones y vómitos son inevitables
elementos del libro y como tales expanden el cuerpo más allá de los términos con los que
normalmente lo vemos. Estas imágenes se presentan como ejemplos de modos en los que el
cuerpo abyecto excede sus fronteras definidas, trascendiendo el recipiente de la carne y las
coordenadas universales de la forma humana. Puig presenta de este modo una respuesta
contestataria Ŗcomo un cuerpo fuera de sì mismoŗ, trascendiendo los lìmites
convencionales de la representación corporal.265
Lřaction de nettoyer et nourrir de Molina implique celles dřévacuer et dřavaler de
Valentín. Evènements qui font du corps quelque chose de plus que la représentation
symbolique dřun statut ou dřun trait du personnage. Cette exploration de lřimage du corps
chez Puig, comme le souligne Masiello, nřest pas soumise à une corporalité
conventionnelle du protagoniste. Le corps sřimpose à Valentin dans la maladie (et à
Molina dans la sexualité) comme un élément extérieur à sa volonté et qui le dérange, un
élément dřune certaine façon conflictuel. Le corps chez Valentìn dans la dynamique de la
mère araignée revendique sa place en tant que corps propre comme un impératif quotidien ;
ce corps considéré avant, dans son projet de guérillero, comme un instrument de lutte ou
un objet de torture. Le corps de Valentin par sa maladie et les attentions de Molina opère
une régression aux moments constitutifs de lřintégration psychosomatique du corps : « La
même maladie intestinale subie par Valentin, causée par lřempoisonnement, devient une
264 VICE-CAMPOS, M., Invention de Molina, A propos du Film Cat People dans El Beso de la Mujer
Araña, de Manuel Puig, p. 108. 265 MASIELLO, Francine, Fuera de lugar: silencios y desidentidades en El Beso de la Mujer Araña, p.
583. ŖIl est remarquable quřune grande partie du Baiser… soit dédié aux actes dřingestion et excrétion
corporelles ; la faim, les déjections et les vomissements sont des éléments inévitables du livre et comme telles
ils élargissent le corps au-delà des termes par lesquels nous le voyons normalement. Ces images sont présentées comme des exemples de moyens où le corps abject excède ses frontières définies, transcendent le
récipient de la chair et les coordonnées universelles de la forme humaine. Puig représente aussi une réponse
contestataire « comme un corps hors de lui-même », en transcendant les limites conventionnelles de la
représentation corporelle ». Traduction personnelle.

164
des voies dřexpression dřune sexualité anale, qui réactive la condition de la perversité
polymorphe chez lřenfant ».266
Certains moments importants sont façonnés par une écriture qui explore ces
changements à travers la peau et la sensibilité:
Ŕ Otra vez ganas de ir al baðo…
Ŕ ¿Llamo que nos abran?
El Beso... p. 103
Ŕ Ay... ay... perdoname... ay... qué he hecho...
Ŕ No, con la sábana no te limpies, esperá... Ŕ No, dejá, tu camisa no...
Ŕ Sí tomá, limpiate, que la sábana la necesitás para
que no te enfríes.
El Beso... p. 104.
Ŕ Ay… no sabes que fuerte es, un dolor como si
me clavaran un alambre en las tripas...
Ŕ Aflojate bien, largá todo que después yo lavo la
sábana.
[...] Ŕ Vos quedate tranquilo, y si te parece que ya
largaste todo, cagñn que sos décime, asì te limpio.ŗ
El Beso... p. 123.
Ŕ Bueno, yo te limpio, no te aflijas. Quedate
tranquilo.
Ŕ Gracias...
Ŕ A ver... así, y un poco por acá... Date vuelta
despacio, así.
El Beso... 124
Ŕ De nouveau envie dřaller là-bas.
Ŕ Jřappelle pour quřon ouvre ?
Le Baiser… p. 119.
Ŕ Aïe ! Oh, pardonne-moi… Aïe, Quřest-ce que
jřai fait ! ŔNon, non, ne třessuie pas avec ton drap, attends.
Ŕ Mais laisse. Ta chemise ? non.
Ŕ Si, essuie-toi ; le drap, tu en as besoin pour ne
pas prendre froid.
Le Baiser… p. 121.
ŔAïe… tu ne sais comme cřest fort, une douleur
comme si on me plantait un fil de fer dans les
tripes…
Ŕ Laisse-toi aller complètement, lâche tout, ensuite
je laverai le drap. […]
Ŕ Reste sage. Sřil semble que tout est parti, espèce
dřemmerdeur, dis-le-moi, pour que je te nettoie.
Le Baiser… p.142.
Ŕ Bon, je te nettoie, ne t'inquiète pas. Reste
tranquille.
Ŕ Merci…
Ŕ Voyons… comme ça, et un peu par là… Tourne-
toi doucement… comme ça.
[traduction personnelle]
Nous sommes témoins dřun processus : de la simple aide apportée à Valentin pour
lui permettre dřêtre propre, Molina en arrive aux manipulations directes sur le corps
malade. Des actions qui effacent toute distance et renvoient Valentin aux strates les plus
intimes et primitifs de sa personnalité.
Le moment le plus arachnéen du récit se situe à la suite du dialogue déjà cité
lorsque Molina entoure Valentín avec la couverture :
Ŕ Espera, ahora… a ver… que te envuelvo en la
frazada como un matambre. A ver... levanta este
lado. El Beso... p. 124.
Ŕ Attends, encore... voyons... je třenveloppe dans
la couverture, comme une paupiette. Voyons…
soulève-toi de ce côté. Le Baiser… p. 142.
266
MOLHO, M. Op. Cit. p. 164.

165
Comme lřaraignée qui étouffe et protége sa proie avec la soie pour lřavaler plus
tard, Molina protége et garde son compagnon. Et la figure même de « matambre »
(paupiette) évoque le caractère de butin et de chair préparée pour l'avaler. 267
Molina « mère » assiste Valentín sans défense, abattu et humilié par la maladie et
lřaccompagne aussi dans la convalescence qui suit en lui permettant dřautres découvertes à
travers sa corporalité. Il n'est sans doute pas inutile de préciser que c'est au cours de la
convalescence, lors dřune pause de la narration du film de la femme-zombie, qu'on trouve
la rédaction dřune lettre par Valentin. (cf. 154-156). Valentín rentre dans son corps, dans
ses sensations et sentiments, en projetant en Marta, lřimage de la femme aimée et interdite,
ce que Molina lui permet de découvrir :
Marta, siento que tengo derecho a vivir algo más, y
a que alguien me eche un poco de... miel... sobre las
heridas...
El Beso... p.154.
[...]
Marta, me da rabia ser mártir, no soy un buen
mártir, y en este momento pienso si no me
equivoqué en todo...
El Beso... p. 155.
Como a mí también me quedó dentro de la nariz tu
perfumito... y debajo de la yema de los dedos tengo
también la sensación de que tengo tu piel... como
memorizada ¿me entendés?
El Beso... p. 155.
Marta, je sens que jřai le droit de vivre un peu plus ;
que quelquřun passe un peu de… miel sur mes
blessures…
Le Baiser… p.175.
[…]
Marta, Jřenrage dřêtre martyr, je ne suis pas un bon
martyr, et en ce moment je me demande si je ne me
suis pas trompé en tout…
Le Baiser… p.175.
Comme ton parfum est resté dans mes narines… et
sous la pulpe de mes doigts, jřai lřimpression de
conserver ta peau… comme mémorisée, tu me
comprends ? »
Le Baiser… p.177.
No me puedo bañar porque estoy enfermo,
debilitadísimo, y el agua fría me podría dar una
pulmonía, y debajo de la yema de los dedos lo que
siento es el frío del miedo a la muerte, en los huesos ya siento ese frío...
El Beso... p. 156.
Je ne peux pas me baigner parce que je suis
malade, affaibli, lřeau froide pourrait provoquer
une pneumonie, et sous la pulpe des doigts ce que
je sens, cřest le froid de la peur de mourir, et dans mes os je sens déjà ce froid-là…
Le Baiser… p.177.
En rappelant la catégorie dřimage du corps que nous avons tenté dřélucider comme
une entité dynamique, on revient aux données, qui font du corps un processus de
construction et destruction. Au moment où Valentín se trouve le plus faible, et
267 Dans cette perspective nous introduisons la dimension des aliments dans la valeur symbolique de la
nourriture dřun ordre cannibale qui soupçonne la soumission dřun homme à un autre et sa disparition.
Lřimage de la mère araignée dévoratrice consolidée par Molina en parlant des hommes est renforcé par
lřanalogie fait entre eux et quelques confiseries : « Es un churro bárbaro » (El Beso... p.18 Dans la version française la traduction devient « un beau garçon » sans aucune connotation). Il est bon savoir que « churro »
vient du biscuit frit et sucré. En adoptant ces analogies pour les rapports établis entre Molina et Valentín
celles-ci exprimeront la mère-araignée qui fait de son rejeton une bouchée pour son propre ventre ou un objet
pour la satisfaction de sa libido.

166
somatiquement abattu, son corps réagit en demandant sa place et en laissant sřexprimer la
force de ses sens. Son corps blessé cherche à récupérer ses fonctions selon un schéma
corporel. Il cherche à réintégrer lřimage de son corps par des représentations typiques qui
indiquent bien un contact physique avec le monde : «du miel sur mes blessures »,
« comme ton parfum est resté dans mes narines », « et dans mes os je sens déjà ce froid-
là… » ; sensations importantes également lors de la torture, comme nous le verrons en
analysant le chapitre XVI du roman. Lřexistence en péril et la faiblesse même de la vie ne
seront jamais vécues comme une défaillance rationnelle ; lřintégrité de lřhomme en péril
est toujours exprimée par la chair.
Grâce à ces moments, le corps de Valentín est perçu comme quelque chose de plus
que le simple butin de Molina ; dans cette cellule, par les échanges, il y a un dépassement
des stéréotypes initiaux. Dans le cas de Valentín, grâce à la mère araignée, ses blessures,
ses sensations de la peau, le froid de ses os prennent la parole pour affirmer la vie. Ses
idées et ses motivations sociales sont en retrait, modérées par une « logique de la
sensation », car si Molina apparaît comme exerçant une pression affective excessive,
choquante et baroque, on peut percevoir dans le même temps, aussi, comment le devenir
chair de Valentín le fait accéder à une sensibilité supérieure, où le corps gagne sa place et
les idées nřexcluent plus les sensations. Sans aucun doute, le corps gagne sa place dans El
Beso... en nous permettant dřentrer dans un mouvement tout à fait neuf où les personnages
et les propos du romancier sont élaborés selon des paramètres de lecture très originaux,
comme le rappelle Geneviève Fabry :
Desprovisto de representación, el cuerpo ya no es el soporte de una serie de connotaciones
eróticas, sociales o económicas, sino que se convierte en la afirmación desnuda de la
presencia del personaje que se desplaza, goza, sufre sin que estas acciones se conviertan
inmediatamente en significantes fijos.[...] no se da esta saturación semántica sino una afirmación pragmática de su presencia corporal en el diálogo.268
3) Nourrir.
Nous envisagions ce qui concerne la nourriture à partir des actions où Molina
sřinvestit dans une fonction maternelle. Ce point de vue est différent de celui adopté (à la
268 FABRY, G. Cuerpo, nombre y enunciación: acerca del efecto-personaje en El beso de la mujer araña,
p. 506. ŖEn manque de représentation, le corps nřest plus le support dřune série de connotations érotiques, sociales ou économiques, par contre il devient lřaffirmation nue de la présence du personnage qui se déplace,
jouit, souffre sans que ces actions se transforment immédiatement en signifiants fixes [… Dans le
personnage] ne se produit pas cette saturation sémantique sinon une affirmation pragmatique de sa présence
corporelle dans le dialogue. » Traduction personnelle.

167
page 114) lorsque la cellule devient un lieu utérin par le symbolisme de la nourriture qui
touche également les deux prisonniers.
La nourriture comme aliment, communication et soutien des premiers moments de
lřenfant fait de la mère une sorte de pont du bébé vers le monde. Cette fonction amène à
son terme le stade infantile de la sensualité de Valentin. Cette « mère » évolue selon la
figure de sa propre mère. Aux chapitres 8 et 11 les listes dřaliments demandés par Molina
expriment cette dépendance :
Lista de cosas para paquete a Molina, por favor
todo en un paquete, como lo trae mi mamá:
Dos pollos rotisería
Cuatro manzanas asadas
Un cartón ensalada rusa
300 gramos jamón crudo...
El Beso... p. 183.
Liste pour le paquet de Molina, sřil vous plaît tout
en un paquet, comme ceux de ma mère :
Deux poulets rôtis
Quatre pommes au four
Salade russe, une boîte
Jambon cru, 500 [sic] grammes…
Le Baiser… p. 195.
Molina reproduit un comportement maternel avec Valentìn et lřinfantilise, faisant
tomber ainsi les mécanismes de défense et lřagressivité du guérillero. Une fonction que
dans la cellule il est assuré de conserver car personne ne peut remplir le ventre de Valentín.
Molina comme mère cherche à être la source exclusive de sustentation et organise le temps
de satisfaction orale de son « enfant » Valentín269
:
Ŕ Por eso yo estoy sin provisiones casi, además ella
no quiere que venga nadie a traerme las cosas, se
cree que el médico le va a dar remiso de un
momento a otro. Pero mientras me jode a mi,
porque no quiere que nadie que no sea ella me
traiga comidaŗ
El Beso... p. 107.
Ŕ ¿Y el dulce de leche cuándo lo podré probar?
Ŕ Por lo menos mañana, antes no. Ŕ ¿Y ahora, una cucharita?
Ŕ No. Y mejor te cuento la película...
El Beso... p. 143.
Ŕ Cřest pour ça que je suis presque sans
provisions ; et puis, elle ne veut pas que quelquřun
dřautre vienne mřen apporter, elle croit que le
médecin va lřautoriser à se lever dřun moment à
lřautre. Mais moi, en attendant, je suis baisé, parce
quřelle ne veut pas laisser quelquřun dřautre
mřapporter à manger.
Le Baiser… p. 125.
Ŕ Et la confiture de lait, cřest pour quand?
Ŕ En tout cas, pas avant demain. Ŕ Même pas une petite cuillerée maintenant ?
Ŕ Non. Je te raconte le film à la place…
El Baiser… p. 159.
Du côté de Valentín il y a quelques analogies en relation avec la nourriture et le
processus digestif. Cette dimension de la « bouche » exprime une sensibilité orale, active
269 Il est utile aussi de rappeler que la figure de la mère de Valentín complète cette structure maternelle-féminine instaurée par Molina. Elle est mentionnée quelquefois « Ŕ Mi madre es una mujer muy difícil, por
eso no te hablo de ella. No le gustaron nunca mis ideas, ella siente que todo lo que tienen se lo merece, la
familia de ella tiene dinero, y cierta posiciñn social...ŗ El Beso... p. 105. Figure qui reviendra au dernier
chapitre du roman.

168
déjà chez lui, dès les premières pages du roman : quand il cherche à comprendre les
mouvements intérieurs de ses sentiments, lřimage quřil utilise cřest le ventre ; analogie qui
suggère son rôle de consommateur dans le rapport mèreŔenfant :
Ŕ Es curioso que uno no puede estar sin encariñarse
con algo… Es… como si la mente segregara
sentimiento, sin parar…
¿Vos creés?
Ŕ lo mismo que el estómago segrega jugo para
digerir.
Ŕ ¿Te parece?
Ŕ Sí, como una canilla mal cerrada. Y esas gotas
van cayendo sobre cualquier cosa, no se las puede atajar…
El Beso... p. 38.
Ŕ Cřest curieux, comme on ne peut rester sans
sřattacher à quelque chose… Cřest… comme si
lřesprit sécrétait un sentiment sans sřarrêter…
Ŕ Tu le crois ?
Ŕ Comme lřestomac sécrète du suc gastrique, pour
digérer
Ŕ Tu es sûr ?
Ŕ Oui, comme un robinet mal fermé. Les gouttes
tombent sur nřimporte quoi, on ne peut pas les arrêter.
Le Baiser… p. 45.
Dans la cellule une transformation se produit chez Valentín ; il reconnaît désormais
lřimportance de sa corporalité, lřinfantilisation de son corps sera indispensable à
lřavènement dřune conscience neuve. Cette conscience renouvelée permettra alors la
découverte dřune « structure féminine » fondamentale du roman, qui commence déjà à se
manifester entre les deux protagonistes. Structure corporelle qui devient explicite dans la
dernière hallucination de Valentin au chapitre 16.
En revenant à la mère-araignée et à ses trois fonctions, nous avons voulu préciser
que Molina en les exerçant est placé dans la position de la mère, dans ses rapports
indispensables aux nouveaux-nés. Il réactualise avec Valentín ce noyau de signification
primaire qui nous permet, comme lřindique René Campos, de mieux comprendre cet état
premier de la dyade mère-enfant (la Grande Mère de Marco Kunz) avant toute
individualisation du petit : « La imagen de la madre fálica corporiza un efecto totalizador,
un significante unitario de plasticidad libidinal (que Freud reconocía/aprobaba sólo en la
etapa pre-edípica) capaz de re-unir las sexualidades masculinas y femeninas en
combinaciones polimorfas.ŗ270
Quoi quřil en soit du nom et de la structure psychique de cette image, elle
correspond au moment antérieur de la formation oedipienne chez lřenfant et rejoint les
mouvements déjà analysés (cf. Partie I, B. Le phallus comme signifiant privilégié du
personnage, p. 52). Les rapports établis dans cette figure développent une force libidinale
270 CAMPOS, R., Los Rostros de la ilusión… p. 266. ŖLřimage de la mère-phallique matérialise un effet
totalisateur, un signifiant unitaire de plasticité libidinale (reconnu/approuvé par Freud seulement dans lřétape
pre-œdipienne) capable de rassembler les sexualités masculine et féminine en combinaisons polymorphes ».

169
pas encore fixée ; la mobilité sexuelle qui fait retour à lřimaginaire préœdipienne en
devenant aussi une figure libératrice des normes et du monde symbolique.271
Ce moment dřindifférenciation et dřéros primaire éveillé par lřagir maternel dispose
les personnages à une sexualité explicite. Ces rapports pourront être vus comme une
conquête de Molina qui aurait laissé tomber son masque de mère pour revêtir celui dřune
femme et prendre ainsi possession de Valentìn comme lřinsinue Molho : « la estrategia
amorosa de la Araña ha consistido en reconstituir el tramo edípico, erigiéndose en madre
enamorada. »272
Affirmation contestée par plusieurs éléments du roman qui empêchent de
réduire le récit à une histoire réussie de séduction. Il faut nous rappeler une fois de plus que
devenir femme dans El Beso... intègre plusieurs devenirs ; cette perspective plus riche est
exprimé aussi par Pernlongher lorsquřil examine la figure de Molina comme « Mère
amoureuse » :
Que Molina quiere ocupar un lugar de mujer en relación con Valentín, parece indiscutible.
Lo curioso es la tamaña actividad que la consumación de esa pasividad exige. Si se trataba
se ser Ŗpasivaŗ, Ŗpacienteŗ Ŗpadecienteŗ ¿para qué ese trabajo de telas de araða de la
seducción? 273
Dřautre part, sřil est bien vrai que Valentin entre dans le cercle puissant de la mère-
araignée son rôle nřest pas uniquement passif puisquřil prend lřinitiative en tant quřamant
de cette femme-étrange en qui Molina a été transformé.274
Molina ne se fait pas mère pour
devenir amante ; la découverte de la féminité est liée à de nombreuses relations que nous
développerons dans les pages suivantes.
b. La Femme-araignée.
Cette figure construite autour de Molina représentedřune part la sexualité du
personnage et lřaccomplissement des stratégies « maternelles » et dřautre part la mise en
question des images stéréotypées de femme des deux prisonniers.
271 Cf. Ibid. p. 267. 272 MOLHO, M., Op. Cit. p. 164. « La stratégie amoureuse de lřAraignée a consisté à reconstituer le tissu
oedipien, en sřérigeant en mère amoureuse. » 273 PERLONGHER, Néstor, Molina y Valentín el sexo de la araña p. 640. « Que Molina veuille prendre une place de femme dans sa relation rapport à Valentín, semble indiscutable. Le fait bizarre est la grande activité
que la consommation de cette passivité lui demande. Sřil sřagissait dřêtre « passive », « patiente »,
« padeciente » pour quoi ce travail de toiles dřaraignées de la séduction ? » 274 Cf. KERR, L., Op. Cit. p. 659.

170
La femme-araignée, image du roman, repose sur plusieurs éléments et mouvements.
Nous essaierons dřélucider ces dynamismes qui permettent une meilleure compréhension
du monde affectif des prisonniers et du corps féminin maintes fois re-élaboré dans le récit.
La femme-araignée pourra être comprise comme une « métaphore structurelle » selon
lřacception de ce concept déjà analysé ( cf. supra p. 7) car elle sřorigine dans le roman lui-
même. Plusieurs des éléments problématiques de cette élaboration seront réunis en deux
grands volets : le premier rassemble les multiples mouvements dřune image instable et le
deuxième la sexualité qui médiatise cette appropriation de « femme ».
1) Un femme mutante.
Nous pouvons voir la femme et la femme sexualisée comme lřhorizon
problématique de la corporalité dans El Beso... ; les valeurs et les élans du féminin chez
Puig nous livrent une configuration particulière, grâce aux rapports entre lřhomme et la
femme. Le stéréotype esquissé par lřécrivain parte dřun contexte socioculturel plutôt
populaire et traditionnel qui place la femme (et lřhomosexuel) dans un rôle passif et
dépendant. Ce cliché a été étroitement liée aux formes traditionnelles de discrimination
comme lřaffirme José Amicola :
La discriminaciñn hacia la homosexualidad masculina asì llamada Ŗpasivaŗ ha estado
siempre conectada a la discriminación de la mujer desde la Antigüedad, cuando la idea de
padecer la penetración implicaba una posición de subordinación y de humillación como la
que podían sufrir los vencidos.275
Une situation acceptée par Molina comme normale et qui lui façonne :
Ŕ [Valentín] No, el hombre de la casa y la mujer de
la casa tienen que estar a la par. Si no, eso es una
explotación.
Ŕ Entonces no tiene gracias.
Ŕ ¿Qué?
Ŕ Bueno, esto es muy íntimo, pero ya que querés saber... La gracia está en que cuando un hombre te
abraza... le tengas un poco de miedo.
Ŕ No, eso está mal. Quién te habrá puesto esa idea
en la cabeza, está muy mal eso
Ŕ Pero yo lo siento así.
El Beso... P. 222.
Ŕ [Valentìn] Non, lřhomme et la femme de la
maison doivent être à égalité. Sinon, cřest une
exploitation.
Ŕ Alors, ça nřa pas de charme.
Ŕ Quoi ?
Ŕ Bon, ça cřest très intime, mais puisque tu veux savoir… Le charme cřest que, quand un homme
třembrasse… tu as un peu peur de lui.
Ŕ Non, ça cřest mal. Qui třa mis cette idée en
tête ? cřest très mal, ça.
Ŕ Mais je le sens ainsi.
Le Baiser… p. 233.
275 « la discrimination envers lřhomosexualité masculine appelée « passive » a toujours été liée à la
discrimination de la femme dans lřantiquité, quand lřidée de souffrir la pénétration impliquée une position de
subordination et humiliation propre aux vaincus. » AMICOLA, J., Op. Cit., 1998, p. 43.

171
Manuel Puig a été, à plusieurs reprises, inspiré dans ses créations par des figures
féminines ; pour le roman que nous étudions, il a voulu brosser un portrait de femme
argentine de classe moyenne pour laquelle la vie était vécue sans problème dans les
schémas traditionnels.276
Cette vue devient le point de départ des regards croisés des
compagnons de cellule qui progressent dans une compréhension plus juste de la femme.
Il est hors de question que la femme cherchée par Molina soit une partenaire qui
puisse être fréquentée ou possédée ; lřagir propre des « femmes de Molina » ont un
exercice passif et fantasmé. Elles suscitent alors un monde dřintrigues, de risques et des
tensions. Dynamique bien exprimée en rapport au corps qui attire et fascine selon
Geneviève Fabry :
La fascinación que ejerce el cuerpo femenino sobre Molina es la del cuerpo vestido,
adornado para ser mirado. Vidrierista de profesión, Molina se empeña en describir
detalladamente el vestuario de las heroínas de las películas que tanto le gustan, [...] Se
construyen literalmente como el foco de un efecto óptico cuyo receptor es el hombre. Las
mujeres no seducen, su cuerpo Ŗbrillanteŗ representa la seducción; no es un acto, es un
significante dentro del relato de Molina.277
Par contre, tandis que Molina laisse errer son imagination à travers les coulisses des
films et le monde chic de vedettes ravissantes, Valentín est pris dans des rêves de peau de
femmes. Le corps dřune jeune fille, au chapitre 6, et dřune native nue dans son
hallucination au chapitre 16. Pour lui les rapports sexuels et les échanges affectifs
déterminent les échanges avec la femme ; affirmation plus explicite dans les premiers
dialogues avec Molina dans le chapitre I. Valentín par la reconstruction du film sur le jeune
sud-américain introduit une fécondité pour la femme dans le roman, au chapitre VII.
… Un muchacho que se reencuentra con la
campesina que lo condujera por primera vez a la
montaña, un muchacho que se da cuenta de que
ella está embarazada, un muchacho que no desea
un hijo indio, un muchacho que no desea mezclar
su sangre con la sangre de la india...
El Beso... p. 126.
…Un garçon qui retrouve la paysanne qui l’avait
conduit la première fois au maquis, un garçon qui
se rend compte qu’elle est enceinte, un garçon qui
ne désire pas d’enfant indien, un garçon qui
refuse de mélanger son sang avec celui de
l’indienne…
Le Baiser… p. 146.
276 Cf. GARCíA-RAMOS, J., Op. Cit. p. 69. Pour la création de Pubis Angelical, cřest la femme également le
thème générateur, Cf. ROFFE, Reina, Entrevista a Manuel Puig, p. 67. Figure problématique de la femme
qui le pousse également dans lřécriture de son dernier roman autour de deux femmes âgées : Cae la
Noche…. 277 FABRY, G., Op. Cit. p. 505. « Mais la fascination que produit le corps féminin sur Molina est celle du corps habillé, orné pour être regardé. Etalagiste de profession, Molina sřefforce de décrire en détail les
vêtements des héroïnes des films quřil aime […] [elles] se construisent littéralement comme la source dřun
effet optique dont le récepteur est lřhomme. Les femmes ne séduisent pas, leurs corps « éclatant » représente
la séduction : cřest ne pas un acte, cřest un signifiante dans le récit de Molina » Traduction personnelle.

172
Voilà une génération sans maison ; Valentín, fécond et fécondant voit la maternité
comme une transgression alors que Molina accède à une maison sans enfants. Pour Molina
« lřêtre du foyer » son corps ne pourra engendrer la vie pourtant ses rêves nřimpliquent
jamais un enfantement, alors il déplace cette dimension sur Valentin, comme nous avons
pu le constater.
Les femmes sont également dans El Beso... des mystères à explorer qui attisent un
désir fort chez lřhomme : lřaraignée, la panthère, la zombie, la chanteuse, la guérillero, la
femme du monde, etc. Visage féminin exprimé selon René Campos par la prédilection de
Molina pour les films dřhorreur et les polars qui lřexpriment dřune certaine façon :
La fascinación de Molina por el género [cine de horror] y por la mujer zombi se lee primero
como una continuación de su proyección en figuras femeninas alternativas, monstruosas en
el sentido de estar marcadas por lo transgresional, figuras de abyección como él frente a la
sexualidad Ŗnormalŗ de Valentìn y de la mayorìa.278
Molina dans les récits de films accompagne les images féminines de risques
inévitables ou de menaces légendaires. Condition ambiguë et mystérieuse de la femme
analysée également par René Campos dans un des ses écrits antérieurs. Campos constate
dans El Beso... un jeu de camouflage et déguisement propre au féminin.
Así se puede entender la característica « rara » que es común a todas las heroínas de las películas que evoca durante el período en que comparte la celda con Valentín. Con más o
menos énfasis todas ellas desarrollan, actancialmente, el motivo de la máscara o el antifaz;
todas ellas aparentan al principio algo distinto de lo que revelan ser, manteniendo un
secreto que puede traer la felicidad o la desgracia a la relación amorosa.279
Être femme dans El Beso... implique cette condition ambiguë et mystérieuse aux
limites de lřhorreur. Toute rencontre profonde avec la femme devient pour les différents
protagonistes des films et pour Valentín même, la mise en péril.
278 CAMPOS, R., El Beso..., p. 546. ŖLa fascination de Molina par le genre [cinéma dřhorreur] et pour la
femme zombie on peut la lire en premier lieu comme une continuation de sa projection dans les figures
féminines alternatives, monstrueuses, au sens dřêtre marquées par la transgression, figures dřabjection
comme lui en face de la sexualité « normal » de Valentín et de la majorité ». Traduction personnelle. 279 CAMPOS, R., Los Rostros de la ilusión: Metamorfosis y desdoblamiento en la intertextualidad fílmica
de El beso de la mujer araña, p. 262.Cřest moi qui souligne. Ŗ On peut comprendre la caractéristique Ŗbizarreŗ commune à toutes les héroïnes des films qu[Řil] évoque pendant la période dont il partage la cellule
avec Valentìn. Avec plus ou moins dřemphase elles développent toutes, actanciellement, le motif du masque
ou du loup ; elles paraissent toutes au commencement quelque chose de différent de ce quřelles révèlent être,
en gardant un secret qui peut porter joie ou malheur à la relation amoureuse... » Traduction personnelle.

173
Tout jeu des images et des figurations autour de la femme est approfondi par les
dialogues des protagonistes et par les citations en bas de page ; les figures des différentes
personnages féminins des films de Molina ne seront jamais réduits à une métaphore
exclusive de la sexualité ; le roman par lui-même en dévoilant ces strates demande des
explications encore plus profondes et « inédites » :
Ŕ [...] ¿Pero sabés qué me gusta?. Que es como una
alegoría, muy clara además, del miedo de la mujer a
entregarse al hombre, porque al entregarse al sexo
se vuelve un poco animal, ¿te das cuenta?
El Beso... p. 30.
Ŕ […] Mais tu sais ce que jřaime ? Cřest quřil y a
comme une allégorie, très claire en plus, de la peur
de la femme de se donner à lřhomme, parce quřen
se donnant au sexe, elle devient un peu un animal,
tu piges ?
Le Baiser… p. 34.
Du côté de Valentìn, lřimage de la femme est plus conventionnelle ; affirmation qui
ne signifie pas moins complexe car elle a au moins deux visages : celle que tout homme
voudrait avoir comme partenaire existentielle des projets personnels. Rôle qui nřest pas
rempli par son amie de lutte surnommée « Jane Randonlph » (p.39). Lřautre femme est
celle que tout homme voudrait embrasser et qui, dans la passion, prend son cœur : Marta,
une petite bourgeoise, la femme écartée de ses convictions politiques, quřil perçoit comme
un risque pour sa lutte mais sans parvenir à lřoublier.
Chez Valentín une autre femme existe, celle des quartiers populaires, la fille sans
éducation et manipulée par les mouvements de la société. Cette femme se manifeste dans
les pensées de Valentín (écrits en italique dans le roman) quand il évoque la jeune fille
guérillero ou la fille de faubourg. Ce dernier profil de femme fait lřobjet du jugement
sévère quřil fait à Molina dans les premiers chapitres :
Ŕ Esperate que perdí el hilo.
Ŕ No sé cómo podés tener en la cabeza todos esos
detalles. el cerebro hueco, e cráneo de vidrio, lleno
de estampas de santos y putas, alguien tira al
pobre cerebro de vidrio contra la pared inmunda,
el cerebro de vidrio se rompe, se caen al suelo todas las estampas.
El Beso... p. 151, cf. 153.
Ŕ corteza cerebral de perro, asno, caballo, de
mono, de hombre primitivo, de chica de barrio que
entra al cine por no ir a la iglesia. Y así fue que la
primera esposa se volvió zombi.
El Beso... p. 170.
[Cřest nous qui soulignons.]
Ŕ Attends, jřai perdu le fil.
Ŕ Comment peux-tu avoir à lřesprit tous ces
détails ? le cerveau creux, le crâne de verre, plein
d’images de saints et de putes, quelqu’un lance le
cerveau de verre contre le mur, le cerveau de
verre se brise, les images tombent par terre. » Le baiser… p. 170, cf. 174.
– cortex cérébral de chien, d’âne, de cheval, de
singe, d’homme primitif, de fille de faubourg qui
entre au cinéma pour ne pas aller à l’église Ŕ Et
voilà comment votre première femme devient
zombi »
Le baiser… p. 183.

174
Cette femme faible et naïve semble devenir le substrat commun sur lequel les deux
compagnons de cellule auront les mêmes repères ; elle permet quelques confrontations à
partir desquelles la femme gagne en compréhension. Ce type de fille est choisi par Molina
dans son film Enchanted cottage, (pp. 87-95) raconté pour lui-même. Il nřest pas adressé à
Valentìn et nřa pas la fonction de berceuse ; il vise plutôt le lecteur et lui permet de
comprendre les stratégies du conteur, en donnant un corps à Molina. Cette histoire tout en
étant une analogie de la cellule est aussi une mise en abîme de ce que Molina est et de ce
quřil veut être. Il y a là appropriation des éléments par rapport au corps que nous ajoutons à
ceux déjà présentés :
Ŕ Molina sřidentifie directement avec la domestique, laisse tomber le style indirect et parle
à la première personne et à lřindicatif à plusieurs reprises. Il met lřaccent sur la laideur et la
maladresse de la fille, autant de traits perçus aussi par le lecteur chez Molina.
Ŕ La cicatrice du jeune homme est le reflet du grain de beauté de Valentín.
Ŕ La rencontre des deux amants commence par un pacte, comme action stratégique de
profit mutuel, réplique des pactes de Molina avec Valentín et le directeur de la prison.
Ŕ Dans ce récit, le désir de Molina dřembrasser et de toucher Valentìn est explicite.
Molina sřidentifie explicitement à une femme « ordinaire » et par la rétorsion de
lřargument de Valentìn amène à dřautres espaces de discussion. Cette figure de femme est
le point de référence primaire qui donne sens au dialogue des prisonniers :
Ŕ Décilo, yo sé lo que ibas a decir, Valentín.
Ŕ No seas sonso. Ŕ Décilo, que soy como una mujer ibas a decir.
Ŕ Sí.
Ŕ ¿Y qué tiene de malo ser blando como una
mujer?, ¿por qué un hombre o lo que sea, un perro,
o un puto, no puede ser sensible si se le antoja?
Ŕ No sé, pero al hombre ese exceso le puede
estorbar.
Ŕ ¿Para qué?, ¿para torturar?
El Beso... p. 29.
Ŕ Allez : on dirait une fille, cřest ça que tu allais
dire. Ŕ Oui.
Ŕ Et qu[quřil y a ]oi cřest mal dřêtre doux comme
une femme ? Pourquoi un homme, ou nřimporte
quoi, un chien ou une tapette, ne pourrait-il pas
être sensible, sřil a envie ?
Ŕ Je ne sais pas ; mais chez un homme, cřest un
excès qui peut le gêner.
Ŕ Pourquoi ? pour torturer ?
Le Baiser… p. 33.
Les dialogues entre les prisonniers sur la condition de la femme durent tout le
roman et dévoilent quelque chose qui est à la fois structurel, peu déterminé et qui les
touche également. Cette structure « féminine » est tellement prégnante quřelle ne peut pas
être réduite à une question de pouvoir, de psychanalyse ou de libération idéologique. Un
dynamisme dont il est préférable de parler en termes de devenir car il y a en même temps
en Molina, la mère et lřamant, la fille naïve et la femme fatale, le visage de la ruse et du
don. De la même manière que Valentín reconnaît dans ses affects la femme bourgeoise et

175
la militante socialement engagée, un mouvement entre son corps et sa pensée ; chemins
que lřon constate antinomiques, ils deviendront aussi bien des pièges que des gratifications
dans une relation.
2) Un être sexuel.
La sexualité dans El Beso... apparaît comme un moyen privilégié nous menant au
centre des devenirs, car les corps sexualisés est une des stratégies par las quelles Puig
rendre aux personnages la possession de leur corporalité. Cet échange rend d'ailleurs
possible un regard mutuel sans masques ni défenses. Sexualité vécue dans El Beso... entre
Molina et Valentìn, au moins deux fois dřaprès le texte du roman.
Pour Molina, le sexe était la possibilité de trouver une identité par le contact
physique et lřaffect, de confirmer de façon sensible ce quřil est, au-delà des limitations
physiques comme de lřhomosexualité. Avant le premier rapport sexuel il affirme son
identité féminine avec certitude, situation qui évoluera et sera mise en question par la
suite :
Ŕ [...] Y yo en seguida me olí que ahí había algo, un
hombre de veras. Y a la semana siguiente fui sola al
restaurante.
Ŕ ¿Sola?
Ŕ Si perdoname, pero cuando hablo de él no puedo hablar como hombre porque no me siento hombre.
El Beso... p.54, cf. 17.
Ŕ Yo y mis amigas somos mu-jer [sic]. Esos jueguitos
no nos gustan, esas son cosas de homosexuales.
Nosotras somos mujeres normales que nos acostamos
con hombres.
El Beso... p. 185. cf. 17,
Ŕ […] Alors, moi, jřai senti tout de suite quřil y avait
là quelque chose, un homme, un vrai. El la semaine
suivante, je suis allée toute seule au restaurant.
Ŕ Toute seule ?
Ŕ Excuse-moi, mais quand je parle de lui, je ne peux pas parler comme un homme. Parce que je ne me
sens pas homme.
Le Baiser… p. 64.
Ŕ Mais moi et mes amies, nous sommes femmes. Ces
petits jeux ne nous plaisent pas, ce sont des choses
dřhomosexuels. Nous autres, nous sommes des
femmes normales, qui couchons avec des hommes.
Le Baiser… p. 198.
Molina affirme explicitement sa féminité, déjà perçue par le lecteur dans la
reconstruction du film Enchanted Cottage ; il est dans la situation dřun homosexuel se
découvrant femme qui voit sa configuration physique et ses déterminations sociales
comme des empêchements à sa propre réalisation. Il croit à une seule modalité de féminité
et à un seul moyen de réalisation ; cette perception façonne aussi son expérience du plaisir,
laquelle ne peut être perçue comme masculine (cf. p. 222).

176
Molina sřidentifie à lřagir dřune femme qui est décontenancée dans ses rapports
avec Valentín. Le guérillero est la condition de sa destinée, de sa passion renouvelée qui le
glisse dans le devenir femme, plus que dans lřidentification « essentialiste » et fixe de cette
condition, telle quřil lřavait perçue. Valentín conscient toujours de la condition
homosexuelle de Molina lřaccepte comme tel et vit une relation avec lui dans ces
circonstances.
Le premier rapport sexuel décrit entre les pages 194-196, se déclenche comme une
solidarité affective de Valentín pour Molina, une fraternité dans la chair qui les fait vivre
une autre manière dřêtre présents lřun à lřautre. Surtout comme lřeffacement de
lřindividualité qui signifie en même temps la différence, action dřintégration inclue déjà
dans lřexpérience de la caresse :
Ŕ ¿No te puedo acariciar ?
Ŕ Sí...
[...]
Ŕ ¿Te hace bien ?
Ŕ Sí... me hace bien.
Ŕ A mí también me hace bien.
- ¿De veras?
Ŕ Sí... qué descanso...
Ŕ ¿Por qué descanso, Valentín?
Ŕ Porque... no sé...
Ŕ ¿Por qué? Ŕ Debe ser porque no pienso en mí...
Ŕ Me haces mucho bien...
Ŕ Debe ser porque pienso en que me necesitás, y
puedo hacer algo por vos.
Ŕ Valentín... a todo le buscás explicación... qué loco
sos...
Ŕ Será que no me gusta que las cosas me lleven por
delante... quiero saber por qué pasan las cosas.
Ŕ Valentín... ¿Puedo yo tocarte a vos?
Ŕ Sì…
Ŕ Quiero tocarte… ese lunar… un poco gordito, que tenés arriba de esta ceja.
El Beso... p. 194.
Ŕ Je peux pas te caresser?
Ŕ Oui.
[…]
Ŕ Ça te fait du bien.
Ŕ Moi aussi, ça me fait du bien.
Ŕ Vrai ?
Ŕ Oui. Quel repos…
Ŕ Pourquoi repos, Valentin ?
Ŕ Pourquoi ? Je ne sais pas
Ŕ Pourquoi ?
Ŕ Parce que je ne pense pas à moi… Ŕ Parce que je pense que tu as besoin de moi, et que
je peux faire quelque chose pour toi.
Ŕ Valentìn… tu cherches une explication à tout… Tu
es fou…
Ŕ Cřest sans doute que je nřaime pas me laisser
conduire par les choses… Je veux savoir pourquoi les
choses arrivent.
Ŕ Valentin… Es-ce que je peux te toucher, moi ?
Ŕ Oui…
Ŕ je veux toucher… ce grain de beauté… un peu gros,
que tu as au-dessus du sourcil… et comme ça, je peux toucher ? et comme ça ?
Le Baiser… p. 210.
Ce dialogue, placé avant le premier rapport sexuel entre les deux prisonniers,
montre la découverte mutuelle que suppose le toucher, une autre forme de rapport et de
liaison. À distance, la peau peut être remplacée par les autres sens, les yeux, lřouie ou
lřodorat mais quand le sujet est proche de lřobjet de sa curiosité, cřest le toucher (la peau)
une fois de plus qui prend la place.280
Les yeux deviennent insuffisants dans lřexpression
280 « Le facteur de distance spatiale est dřabord un facteur optique, ensuite un facteur tactile » SCHILDER,
P., Op. Cit. p. 251.

177
des corps; cette sensibilité et cette reconnaissance épistémologique du corps annoncent une
autre identité qui sera confirmée avec « lř« île-femme »» dont la peau sera le trait distinctif
fondamental. 281
Le premier rapport qui suit ce dialogue tourne autour des adéquations de corps et de
ce qui semble être une rencontre en face à face où se cherchent réciproquement les visages.
Ŕ Valentín... si querés, podés hacerme lo que
quieras... porque yo sí quiero
Ŕ ...
Ŕ Si no te doy asco.
Ŕ No digas cosas. Callados es mejor.
[...] Ŕ Así te tengo de frente, aunque no te pueda ver en
la oscuridad. Ay... todavía me duele...
El Beso... p. 195
Ŕ Valentìn… si tu veux, tu peux me faire tout ce
que tu voudras… parce que moi, oui, je veux.
Ŕ …
Ŕ Si je ne te dégoûte pas.
Ŕ Ne dis pas ces choses-là. En se taisant, cřest
mieux. […]
Ŕ Comme ça je třai en face, bien que je ne puisse te
voir, dans cette obscurité. Aïe… ça me fait encore
mal…
Le Baiser… p. 211.
Les rapports sexuels dans le roman (le second pp. 238-239) sont décrits avec
sobriété à travers les dialogues des prisonniers, selon lřéconomie fonctionnelle du roman.
Le premier rapport modifie chez les deux partenaires toute captation dřautrui, du monde, et
de la façon de se positionner en lui ; Molina plonge dans un état de confusion qui brise ses
certitudes « féminines » sans lui offrir une quelconque résolution.
281 Dans cet échange corporel se redimensionne aussi une symbolique de la sexualité qui fait du « manger » un besoin de chair et du corps. Dans le rapport nourriture Ŕ sexualité il y a un nouveau contexte pour les deux
compagnons, celui du « savoir » ; car selon les propos du récit, « manger » devient comprendre avec le
corps. Partager dans la chair. Cf. MUÑOZ, E., El Discurso utópico de la sexualidad en Manuel Puig. p. 76.
Traduction personnelle.

178
- Ahora sin querer me llevé la mano a mi ceja,
buscando el lunar.
- ¿Qué lunar? ... Yo tengo un lunar, no vos.
- Sí, ya sé. Pero me llevé la mano a mi ceja, para
tocarme el lunar, ... que no tengo.
[...]
Ŕ ¿Y sabés qué otra cosa sentí. Valentín? Pero por un minuto nomás.
Ŕ ¿Qué? Hablá, pero quedate así, quietito...
Ŕ Por un minuto solo, me pareció que yo no estaba
acá, ... ni acá, ni afuera...
Ŕ ...
Ŕ Me pareció que yo no estaba... que estabas vos
solo.
Ŕ ...
Ŕ O que yo no era yo. Que ahora yo… era vos.
El Beso... P. 196.
Ŕ Maintenant, sans le vouloir, jřai porté ma main à
mon sourcil, en cherchant le grain de beauté.
Ŕ Quel grain de beauté ? … Cřest moi qui ai un
grain de beauté, pas toi.
Ŕ Je sais. Mais jřai porté ma main à mon sourcil,
pour toucher le grain de beauté… que je nřai pas…
[…]
Ŕ Et tu sais quelle autre chose jřai senti, Valentin ? mais lřespace dřune minute, pas plus.
Ŕ Quoi ? Parle, mais reste comme ça, ne bouge
pas…
Ŕ Lřespace dřune minute seulement, il mřa semblé
que je nřétais pas là… ni là, ni ailleurs…
Ŕ …
Ŕ il mřa semblé que je nřétais pas là moi… que toi
seul, tu étais là.
Ŕ …
Ŕ Ou que je nřétais pas moi. Que maintenant,
moi… jřétais toi.
Le Baiser… p. 211. [avec modifications de ponctuation].
Après cette union corporelle la « féminité » de Molina nřest pas confirmée. Son
identité imaginée est dépassée par le corps de lřautre qui est devenu le sien : le grain de
beauté qui appartient à Valentín et par lequel ont commencé les caresses est maintenant
dans son visage ; les limites de son propre corps ont disparu. Apparaît alors un Moi-
Peau commun ; les paroles de Molina suggèrent à lřimagination du lecteur une membrane
commune enveloppant les mouvements libidinaux qui font fusionner les deux
prisonniers.282
Le Moi-Peau que nous avons analysé dans la première partie de ce travail se
fait ici médiation plastique dans les rapports entre ces deux hommes. Il exprimera assez
bien la transformation érotique qui a transformé à Molina et la maladie quřa sensibilisé à
Valentín.
Dans ce devenir femme quelque chose de plus général encore est partagée
également par Valentín et Molina. On pressent dès ce moment-là quelque structure
primaire, en deçà des conflits ou des affirmations des genres. Cette structure se projette
comme féminine de façon privilégiée, car cřest par la maternité et la féminité de Molina
quřelle sřexprime. Féminité confirmée aussi par Valentìn quand il tombe dans ces jeux.
Une représentation physique qui est une découverte partagée par les deux prisonniers.
282 Sur ce passage du roman, les réflexions de Roberto Echevarren touchent de façon similaire lřeffacement de lřidentité de Molina. En reconnaissant une nouvelle corporalité il nřaffirme rien sur elle : « Molina renace,
recobra un cuerpo ya no encerrado en el marco de una identificación rigurosa ». ŖMolina renaît, récupère un
corps qui nřest plus enfermé dans le cadre dřune identification rigoureuse ». ECHAVARREN, R., Género y
géneros, p. 459.

179
- Yo siento un calorcito en el pecho, Valentín, eso
es lo más lindo. Y la cabeza despejada, no, macana,
la cabeza como llena de vaporcito tibio. Yo todo
esto lleno de eso. No sé, a lo mejor es que todavía...
te siento... como que me tocás.
[...]
El Beso... p. 216.
- Decímelo, vamos. - No me apures, dejame que me concentre… Y es
que cuando me quedo solo en la cama ya tampoco
soy vos, soy una otra persona, que no es ni hombre
ni mujer pero que se siente...
- ...fuera de peligro.
- Sí, ahí está, ¿cómo lo sabés?
- Porque es lo mismo que siento yo.
El Beso... p. 217.
- Je sens une petite chaleur dans la poitrine,
Valentín ; cřest ce quřil y a de plus beau. La tête
dégagée… non, cřest idiot… la tête comme pleine
dřune petite vapeur tiède. Je suis tout entier plein
de cela. Je ne sais pas, cřest peu-être que je… te
sens encore… comme si tu me touchais.
Le Baiser… p. 225.
Ŕ Dis-le, allons. Ŕ Ne me presse pas, laisse-moi me concentrer…
Quand je reste seul dans mon lit, je ne suis pas toi
non plus, je suis une autre personne, qui nřest ni
homme ni femme, mais qui se sent…
Ŕ … hors de danger.
Ŕ Oui, voilà. Comment le sais-tu ?
Ŕ Cřest ce que je sens aussi
Le Baiser… p. 226.
De la citation précédente nous pouvons retenir aussi que les effets cathartiques de la
sexualité se font sentir, pour lřun et lřautre, de façon similaire. Molina retrouve par elle,
explicitement, le côté heureux des héroïnes de ses films. Valentín en décrivant et
confirmant les mêmes sensations corrobore la seule affirmation que nous avons de lui sur
la sexualité :
Ŕ No, yo no me arrepiento de nada. Cada vez me
convenzo más de que el sexo es la inocencia
mismaŗ
El Beso... p. 204
ŔNon, je ne me repens de rien. Je me convaincs
chaque fois davantage que le sexe, il nřy a rien de
plus innocent »
Le Baiser… p. 213.
Il est vrai que pour ces deux hommes, la sexualité devient la métaphore de la
transgression sociale et politique et surtout pour Molina, la revendication de son
autonomie, de sa liberté et de sa possibilité dřêtre. Lřexercice de la sexualité qui lie les
prisonniers est lřexpression de tout un processus qui en Valentìn brise les conventions
sociales et leur charge répressive dans la société. En aimant Molina, il efface les contenus
symboliques et rencontre la sexualité dans le jeu du plaisir des premiers instants de
lřhumanité alors que lřobjet libidinal nřest pas encore bien défini. En ces temps-là, la
satisfaction dřun plaisir narcissique agit à la base de façon spontanée. Pourtant il ne sřagit
pas de changer les identités ou les rôles, cet échange sexuel est plutôt une recherche des
manifestations primaires du plaisir. Sur la mise en scène de la sexualité chez Puig, au-delà
dřun projet idéologique, Amicola fait des remarques pertinentes :
Puig se niega a sugerir algún cambio en la orientación sexual de los personajes que se hubiera producido por su contacto. El Ŗcontagioŗ sugerido en los Comments desencadenará
otros efectos, pero no el del paso de una identidad mayor varón a otra identidad mayor

180
homosexual. Los devenires de los personajes los llevarán a un devenir intenso en Molina y
a un devenir molecular en Valentín, que le permitirá sobrevivir la tortura. La experiencia
sexual no aparece como causa determinante, sino como un nudo que se relaciona con otros
en la novela.283
Les connotations négatives des rapports engendrés par lřensorcellement de Molina,
sont peu à peu surmontées par la sexualité déployée comme un processus de libération
réciproque : Valentin explore sa sensualité et Molina se libère dřune image féminine assez
stéréotypée.
c. Le baiser, la mort.
Ce geste demande une attention spéciale car son contenu profond vient des récits de
films et des rapports sexuels. Il scelle corporellement le devenir-femme de Molina à la
demande formelle et lřexécution délibérée de Valentìn. Il est une expression physique
consciente à la lumière du jour, il ne sřagit pas dřune réaction instinctive aux stimulus ou
lřagir presque inconscient de la pénombre. Le corps de Valentin est partie prenante dans la
reconnaissance de lřidentité de Molina et de leur engagement réciproque.
Ŕ Bueno, pero de despedida, querría pedirte algo...
Ŕ ¿Qué?
Ŕ algo que nunca hiciste, aunque hicimos cosas
mucho peores. Ŕ ¿Qué?
Ŕ Un beso.
Ŕ Es cierto.
Ŕ Pero mañana, antes de irme. No te asustes, no te
lo pido ahora.
[...]
Ŕ Bon, en manière dřadieu, je voudrais te
demander quelque chose…
Ŕ Quoi ?
Ŕ Quelque chose que tu nřas jamais fait, même si nous avons fait bien pire.
Ŕ Quoi ?
Ŕ Un baiser.
Ŕ Cřest vrai…
Ŕ Demain, avant de mřen aller. Nřaie pas peur, je
ne te le demande pas maintenant.
[…]
Ŕ Yo no soy la mujer pantera
Ŕ Es cierto, no sos la mujer pantera.
Ŕ Es muy triste ser mujer pantera, nadie la puede
besar. Ni nada.
Ŕ Vos sos la mujer araña, que atrapa a los hombres
en su tela
Ŕ ¡Que lindo! Eso sí me gusta.
El Beso... p. 237.
Ŕ Je ne suis pas la femme-panthère.
Ŕ Cřest sûr, tu nřes pas la femme-panthère.
Ŕ Cřest triste dřêtre femme-panthère, personne ne
peut třembrasser. Ni rien.
Ŕ Toi, tu es la femme araignée, qui attrape les
hommes dans sa toile.
Ŕ Que cřest joli ! Ça me plait, ça…
Le Baiser… p. 249.
283 El Beso... (Commentaires critiques à lřédition) p. 214. « Puig refuse de suggérer quelque changement
dans lřorientation sexuelle des personnages qui pourra avoir eu lieu par son contact. La « contagion » suggéré
par les Comments entraînera dřautres effets, mais pas le passage dřune identité supérieure mâle à une autre identité supérieure homosexuelle. Les devenirs des personnages les conduiront à un devenir intense en
Molina et à un devenir moléculaire en Valentín, que permettra à celui-ci de survivre à la torture.
Lřexpérience sexuelle nřapparaît pas comme cause déterminante, sinon comme un nœud qui se rattache à
dřautres à lřintérieur du roman.» Traduction personnelle.

181
À travers le dialogue précédent entre les deux protagonistes nous décelons quelques
éléments importants de cet instant :
Ce baiser à lřorigine du titre du livre est la consécration de la relation dans ses
fonctions de dévouement, d'acceptation, de métamorphose et de toute autre possible
correspondance entre les deux prisonniers. Le baiser est un signe estimé par Gomez
Lara comme un acte magique, presque métaphysique ; ainsi en va-t-il du baiser dans
les célébrations du mariage.284
Baiser qui centre et condense toute lřaction dramatique
des films de Molina réalisés dans le contexte hollywoodien ;285
il ôte toute ambiguïté
sur les motivations des deux personnages car les rapports sexuels pourraient être lus
encore comme le payement dřune dette de Valentìn aux « services » de Molina ; il est
aussi, bien sûr, la confirmation de la sexualité établie entre eux.
Molina par ce geste devient un personnage « déictique », se fait « je », se place dans
un lieu et un temps précis. Il est dans le roman quand il se projette, lui-même dans les
figures des femmes malheureuses ou tragiques des films. Par le baiser comme par les
rapports sexuels il brise les chaînes de représentation et devient un personnage
« historique » qui efface les distances et les contraintes. Cřest le passage du
fantomatique et du désiré au temps des accomplissements. Molina se fait par ce baiser
la citation incarnée des personnages féminins des films, en étant découverte par
Valentín comme la femme-araignée il met à jour toutes ses rêveries.
Par ce baiser, Molina met en oeuvre ce qu'il décrit du corps de ses héroïnes dans les
films ; le baiser est plus que la gratification affective ou un contact érotique, il ne sřagit
pas non plus dřun préambule érotique. Le baiser est un rapport physique, ciblé,
solennisé et précis où les corps partagent leur devenir. Il pourra y avoir plusieurs
rapports sexuels, plusieurs repas mais le baiser est lřactualisation de cette force
pérenne ou passion tragique (du « destin »comme Dabove lřa appelé) qui conduit les
héroïnes de Molina et lui-même. « Destin » reconnu par Valentìn qui partage dřune
certaine manière sa condition en lui donnant existence par lřacte de nomination qui fait
de Molina : « la femme-araignée ».
284 Cf. GOMEZ-LARA, R., Op. Cit. p. 58. 285 Les précisions faites par KUNZ, M., Op. Cit. p. 45 et DABOVE, J., Op. Cit. p. 49, sur le sens des baisers
dans le roman éclaircissent ce geste entre les deux protagonistes. Sens tiré des films racontés par Molina.
Cette dynamique tragique est ratifiée aussi par Echavarren ; la relation entre les deux sera une relation sans
futur où la mort sera son issue : ECHAVARREN, R., Op. Cit. pp. 458-459.

182
En dernière instance, nous pouvons dire que devenir femme, au sens dřune passion
tragique, cřest vivre cette expérience mêlée dřéros et de thanatos exprimée dans ce
baiser craintif qui rappelle le film « Cat People ».286
De multiples forces indomptables
et dangereuses sont bien exprimées lorsque nous sommes dans la polysémie de ce
premier film : la mort intégralement collée à la vie ne faisant qu'un dans les amants.
Une logique qui fatalement fécondera les baisers de tous les films dřIrena (la femme-
panthère), de Leni (la femme espionne), etc. La mort ne signifie pas en conséquence
une instabilité dans le temps ou une menace, cřest une façon dřêtre dans le monde, la
seule manière de « devenir femme » pour Molina. Même dans le film Enchanted
Cottage le bonheur des deux amants est possible à cause de lřhistoire de mort qui les
entoure et de la cicatrice quřelle a laissée sur le visage de celui qui aura été un beau
garçon.
Le baiser, comme nous venons de le constater, est un cachet de lřamour et de la
mort. Geste confirmé par les sentiments de Molina après les rapports sexuels au chapitre
13 :
Ŕ Cada vez que has venido a mi cama... después...
quisiera, no despertarme más una vez que me
duermo. [...] de veras lo único que pido es morirme.
El Beso... p. 217.
Ŕ Chaque fois que tu es venu dans mon lit…
ensuite… jřaurais voulu ne plus me réveiller
après mřêtre endormi. […] La seule chose que je demande, pour de vrai, cřest de mourir »
Le Baiser… p. 226.
La sexualité comme mouvement thanatologique sřaffirme comme un des
dynamismes de configuration et de destruction des protagonistes. Un dynamisme qui
touche le corps de Molina par son sacrifice décrit dans le rapport policier au chapitre 15.
Molina sřengage par amour pour Valentìn dans une mission qui mettra fin à sa vie. Sřil nřy
avait pas eu la passion découverte dans la cellule 7, il aurait pu continuer sa petite
existence sans aucun traumatisme. Cřest le baiser qui annonce le dénouement :
286 Ce rapport a été bien établi par Ezquerros : « De même le baiser échangé par Molina et Valentín sera fatal à lřun et à lřautre ; il nřest pas inintéressant de rappeler que Valentin avait déclaré quřil sřidentifiait avec le
psychanalyste alors que Molina sřidentifiait, bien sûr, avec lřhéroïne. Le baiser final est donc une sorte de
double du baiser de la femme-panthère et en ce sens il est signe de la transgression et de son châtiment, la
mort ». EZQUERROS, M., Op. Cit. p. 145.

183
El procesado [Molina] exigió que le mostraran
credenciales. En ese momento dispararon desde un
auto en movimiento, cayendo heridos el agente
Joaquín Perrone, del CISL, y el procesado. La
llegada de la patrulla, pocos minutos después, no
logró dar caza al vehículo de los extremistas. De
los dos heridos, Molina expiró antes de que la
patrulla pudiera aplicarle primeros auxilios.
El Beso... p. 251.
Lřinculpé [Molina] a exigé quřils lui montrent
leur mandat dřarrêt. A ce moment-la, on a tiré
dřune voiture en marche, blessant lřagent Joaquin
Perrone, du CILS, et lřinculpé. Lřarrivée de la
patrouille, quelques minutes plus tard, nřa pas
permis de prendre en chasse le véhicule des
extrémistes. Parmi les deux blessés, Molina a
expiré avant que la patrouille ne puisse lui
prodiguer les premiers soins. Le Baiser… p. 261.
La destruction du corps est légitime et acceptée par Molina ; mais ses motivations
sont peut-être doubles : lřamour ou la cause révolutionnaire ; nous ne le saurons jamais.287
Molina est anéanti par les deux : par les changements intérieurs produits en lui dans la
cellule 7 et par sa liaison affective avec Valentìn. Il est alors glorifié dans lřéclat et les
décors peints pour ses héroïnes.
... consciente de la imposibilidad física de la unión permanente con Valentín, a quien se
sabe eternamente atado por el beso, y recordando los modelos cinematográficos favoritos
que prefirieron la muerte a la separación, Molina descarta con su muerte el único obstáculo
físico (su cuerpo) que le impide la perfecta fusión espiritual con Valentín. Una vez tomada
la decisión de dejarse inmolar por una u otra facción (ya que sea quien sea el asesino su
funciñn se limita a ser instrumento del sacrificio), Molina espera pacientemente el Ŗfinŗ.288
Jusquřà maintenant nous avons eu affaire au Molina historique mais le personnage
ne sřarrête pas là, car il reviendra dans le rêve de Valentín, représenté comme la femme-
araignée ; celle que nous avons déjà rencontrée dans les chapitres antérieurs.
3. « L’île-femme » : Chapitre 16.
Sřil est bien vrai que la femme-araignée et le baiser sont les clefs interprétatives de
Molina, le personnage central du récit, cette image de lř« île-femme » devient à la fin la
représentation plastique dřune structure commune aux deux prisonniers. Nous cherchons à
figurer par elle ce vide originel problématique pour les deux prisonniers, cette sensibilité
qui en se dévoilant également à Molina et à Valentìn nřarrive jamais à se préciser. Cet
ordre des choses et de sensibilité a été déjà introduit sur le mode implicite plusieurs fois
dans le roman mais se révèle seulement au dernier chapitre. Les éléments de cette
287 Cf. SOSNOWSKI, Saúl, Las telarañas del deseo, p. 27. 288 GOMEZ-LARA, R., Op. Cit. p. 66. : « … conscient de lřimpossibilité physique de se joindre
définitivement avec Valentìn, à quřil se sait éternellement attaché par le baiser, et en se rappelant les modèles cinématographiques préférés qui choisissent la mort au lie de la séparation, Molina rejette par sa mort le seul
obstacle physique (son corps) qui empêchait la parfaite fusion spirituelle avec Valentin. Une fois que la
décision de se laisser immoler par lřune ou lřautre faction est prise (car soit quřil soit lřassassin, sa fonction
est limitée à être lřinstrument du sacrifice), Molina attend patiemment la « fin ». Traduction personnelle.

184
figuration suivent aussi de quelque façon le cadre matriciel et fondateur que nous avons
identifié dans le premier chapitre de cette partie (Une île de métamorphoses p. 93ss.).
Les premiers paragraphes de ce chapitre nous placent dans lřinfirmerie de la
prison ; un infirmier est en train de soulager Valentín, blessé par les tortures, avec une
piqûre de morphine. Les pages suivantes élaborent, dans une hallucination, les évènements
centraux du roman ; hallucination que nous pouvons découper selon les trois états du
parcours fait par Valentín : 1) Le changement dřétat de conscience induit par la morphine
et représenté par un voyage à travers un tunnel où lřinfirmier et Marta se croisent. 2)
Lřarrivée à lřeau matricielle où Valentìn découvre la native et lřîle-femme. 3) Le retour à la
terre ferme où Valentín trouve la femme-araignée et rassasie sa faim.
Dans ce parcours lřinterlocutrice principale est Marta, la petite bourgeoise aimée de
Valentín. Ces dialogues avec elle réinterprètent les dernières semaines vécues en
compagnie de Molina : le sexe, la nourriture, la maladie, les dialogues et les films. Cette
conversation avec Marta évolue comme un interrogatoire et une confession en même
temps ; la mort de Molina est mentionnée une fois, mais aucune référence nřest faite à son
propre corps torturé dont le déchirement initial le met dans un état de conscience profond
et agité, créé par la drogue.
Dans notre quête des traits significatifs du corps féminin, nous pouvons considérer
ces pages à partir dřune double confrontation avec les instruments théoriques précisés dans
la première partie : lřimage du corps et le paradigme de lřimage à partir du rêve.
Nous retrouverons, en un premier temps, lřimage de lřîle comme structure
archaïque et première qui soutient les autres rapports dans le rêve du même chapitre.
Structure que nous avons déjà soupçonnée dans plusieurs chapitres ; il sřagit de ce corps
fondamental entrevu dès le premier rapport sexuel des compagnons. Lřîle comme Moi-
peau se situe en-dessous dřun schéma corporel ou dřune image de corps ; comme
lřappartenance commune à un cosmos organique, immense et protecteur :

185
… mi espalda toca esta sábana tan lisa y tibia
sobre la que dormí todas las noches desde que
llegué a la isla, y no sé cómo explicarte, mi amor,
pero la sábana me parece... que es en realidad
una piel muy suave y tibia, de mujer, y no se ve
más nada en este lugar que esa piel que llega
hasta donde la vista me alcanza, no se ve más que
la piel de mujer acostada, soy como un granito de
maíz en la palma de su mano, ella está acostada en el mar y levanta la mano y desde aquí arriba
puedo ver que esta isla es una mujer, ―¿la
nativa?‖, la cara no alcanzo a verla, está allá
lejos, ―¿y el mar?‖, como siempre, voy nadando
debajo del agua y no se ve el fondo de tan
profundo que es pero debajo del agua mi madre
oye todo lo que pienso y estamos hablando...
El Beso... p. 256.
[cřest nous qui souligne]
... mon dos touche ce drap-ci plat et chaud sur
lequel j’ai dormi toutes les nuits depuis mon
arrivée dans l’île, et je ne sais pas comment
t’expliquer, mon amour, mais le drap me
semble… être en réalité une peau douce et tiède,
d’une femme, et on ne voit plus rien dans cet
endroit que cette peau qui s'étend jusqu'aux
limites du visible, on ne voit plus que la peau
d'une femme couchée, je suis comme un petit grain de maïs dans la paume de sa main, elle est
couchée dans la mer et lève sa main et depuis de
cet endroit élevé je peux voir que l’île est une
femme « la native ? », je n’arrive pas à voir son
visage, il est là-bas loin, « est-ce la mer ? »,
comme d’habitude, je vais en nageant sous l’eau
et on n’arrive pas à voir le fond de la mer très
profonde, mais au-dessous de la mer ma mère
écoute toutes mes pensées et nous sommes en
train de parler…
[Traduction personnelle]
Le rapport entre lřîle et la cellule est confirmé une fois de plus par Valentìn. Lřîle
de liberté, où il se trouve en rêve cřest donc la cellule 7, le grand cadre où le roman a été
bâti. Cachot transformé en paradis où les corps des prisonniers ont trouvé le bonheur
actuellement perdu et regretté dans la douleur des blessures. Nous retrouvons ici la
valorisation faite de la cellule comme espace utérin par les éléments de lřeau et de la peau.
Dans les derniers moments de Valentin, en pleine torture et exil, cette peau comme plage,
comme île, comme cellule, comme native est une promesse de confort et de bien être. Une
île qui maternellement se fait Moi-peau (ou qui récupère cette condition enfantine) par la
sensibilité extrême et épidermique de Valentín et l'introduit dans une sorte de conscience
pré-morale.
Cette sensibilité épidermique de Valentín, est ravivée par le soulagement ponctuel
de la morphine qui produit en lui des sensations de plaisir, opposées à celles quřil vient de
vivre par la torture. Ces contrastes déclenchent les fonctions d'affirmation et dřinterface du
Moi-peau que nous avons vues.
Symboliquement cette peau nous parle aussi dřune condition féminine génitrice et
universelle, expérience revécue par le corps déchiré de Valentín qui le fait remonter à ses
premiers instants. Instants premiers de tout homme où, fœtus, il baigne dans le liquide
amniotique ; c'est dans cette eau quřest plongé Valentin et cřest elle qui devient le moyen
de communication avec sa mère, avec ses origines. Il est remarquable que la sensation
transmise par la peau et son extension qui se fait île, nřa pas de bornes, de limites et quřon
ne peut lui attribuer aucune identification définitive. Lřîle-peau dévoile une structure

186
féminine fondamentale en deçà des comportements et des identités, elle est plus quřune
individualité.
Lřîle-femme est quelque chose de plus, qui traverse lřêtre Valentìn ou lřêtre
Molina ; un corps « primaire » deviné par Puig et quřil ne veut pas identifier avec la native
ou la femme araignée car les deux sont des « masques » de Molina et sont « engendrées »
par cette île. Île-femme, différente aussi de Marta ou de la mère de Valentín, introduites
dans lřhallucination. Cette image a lřintuition dřune structure féminine originelle sans
parvenir à un aboutissement définitif. Le romancier ouvre, pour le roman et par cette
figure, une interprétation psychosomatique à partir des premiers mouvements de la
configuration individuelle des processus vitaux existant avant toute définition de genre
masculin ou féminin. Cette « structure » si fondamentale conditionne le roman, autant ou
plus encore que lřimage de la femme-araignée, qui est au milieu de lřîle dans la forêt et
attachée à elle. (cf. p. 257).
On aura sans doute remarqué que notre lecture de ce chapitre s'inspire du
paradigme de l'image élaboré à partir de Freud (cf. premier partie pp 48 ss.). Notre
interprétation commence par le dévoilement de certains contenus latents. Lřhallucination
comme « rébus » du roman rassemble des éléments dispersés tout au long des chapitres.
La femme-araignée en est aussi le croisement de données. L'île est à la fois l'affirmation
de Valentin et l'histoire de la « femme-zombie ». Elle sera lřénonciation des régressions et
menaces primitives où lřexistence en autonomie totale nřappartient pas au sujet ; elle sera
une évocation des moments archaïques supposés ou pensés comme tels qui ont conditionné
lřhumanité tout entière. Lorsque nous regardons plus en détail la femme-araignée, élaborée
dans la description suivante, nous pouvons parler de rébus et dřaccumulation synthétique.
… la aparición de una mujer muy rara, con vestido largo que brilla, « ¿de lamé plateado, que le ajusta
la figura como una vaina?‖, sí, ―¿y la cara?‖ tiene
una mascara, también plateada, pero... pobrecita...
no puede moverse, ahí en lo más espeso de la selva
está atrapada, en una tela de araña,
… l’apparition d’une femme bizarre, avec une longue robe qui brille, « du lamé argenté, qui
l’enserre comme une gaine ? » oui, «et son
visage ? » Elle porte un masque, un masque
argenté, mais… la malheureuse… ne peut pas
bouger, là, au plus profond de la forêt, elle est
prise dans une toile d’araignée,

187
o no, la telaraña le crece del cuerpo de ella misma,
de la cintura y las caderas le salen los hilos, es
parte del cuerpo de ella, unos hilos peludos como
sogas que me dan mucho asco, aunque tal vez
acariciándolos sean tan suaves como quién sabe
qué, pero me da impresión tocarlos, ―¿no habla?‖,
no, está llorando, o no, está sonriendo pero le
resbala una lágrima por la máscara, ―¿una
lágrima que brilla como un diamante?‖, sí, y yo le pregunto por qué es que llora y en un primer plano
que ocupa toda la pantalla al final de la película
ella me contesta que es eso lo que no se sabe,
porque es un final enigmático,
El Beso... p. 257.
ou plus exactement les fils de la toile d’araignée
poussent de son corps même, de sa taille, de ses
hanches, ils font partie de son corps, ces fils velus
comme des cordes effilochées, ça me dégoûte,
mais peut-être, en les caressant, ils sont d’une
douceur inimaginable et j’ai le sentiment de les
toucher, « elle ne parle pas ? », non, elle pleure,
ou plutôt, elle sourit, mais une larme glisse sur
son masque, « une larme qui brille comme un
diamant ? » oui, je lui demande pourquoi elle
pleure et dans un gros plan qui occupe tout
l’écran, à la fin du film, elle me répond que c’est
ce que l’on ne peut pas savoir, c’est une fin
énigmatique,
Le Baiser… p. 267.
La femme bizarre exprime la caractéristique commune à toutes les femmes du
roman, particularité renforcée par le masque et le vêtement, attributs toujours mentionnés
dans les récits de Molina. Le corps « anormal » limité pour lřamour est « dégoûtant »
comme celui de Molina mais par la jouissance doit récupérer quelque valeur. Cette image
semble se présenter à Molina avant leurs rapports sexuels alors que la nourriture était un
des échanges essentiels. 289
Dans la description nous sommes plongés également dans
lřambiance cinématographique par quelques commentaires comme le vêtement de lamé
argenté, ou la larme qui brille comme un diamant. Données qui reprennent les schémas des
récits de Molina où la fin tragique est une constante, sans oublier lřaffirmation explicite du
fin du film.
… y ahí ella no me dejó seguir, me dijo que yo
quería encontrarle explicación a todo y que en
realidad hablaba yo de hambre...
El Beso... p. 257.
... Et là elle ne m’a pas laissé continuer, elle m’a
dit que je voulais trouver une explication à tout,
mais qu’en réalité, c’est la faim qui me fait
parler…
Le Baiser… p. 267.
Nous avons suivi les actions de la femme-araignée à travers la parole et lřagir de
Molina, cependant, elle est toujours décrite et mentionnée par les paroles de Valentín.
Cette image immobile, souffrante et romantique du dernier chapitre ne signifie rien sans
tous les devenirs et les énergies dépensés par Molina dans les quinze chapitres précédents ;
la nostalgie, la beauté et le mystère esquissés dans ce chapitre sont nourris par toutes les
actions antérieures.
289 Les rapports sexuels ont été déjà reconstruits presque au commencement de lřhallucination avec la native.
Native découverte par Campos : « Como en una doble exposición, las figuras de Marta y Molina forman un
cuerpo indistinguible en género o identidad sexual, el significante imaginario en el que se completa en
jouissance la experiencia afectiva y sexual del amor que siente Valentìnŗ CAMPOS, R., Los Rostros de la
ilusión... p. 269. ŖComme en une double exposition, les figures de Marta et Molina constituent un corps
indistinct en genre ou en identité sexuelle, le signifiant imaginaire dans lequel se complaît en jouissance
lřexpérience affective et sexuelle de lřamour quřexprime Valentìn. » Traduction personnelle.

188
En quittant la figure particulière de la femme-araignée il faut préciser que le monde
fantomatique introduit par Molina pendant la narration des films appartient désormais à
Valentìn. Cřest lui qui gère et manipule maintenant les signifiants en projetant de nouvelles
interprétations. Il y aura une possession « démoniaque » d'une certaine façon car Valentín
se découvre double ; en lřabsence de Molina, les personnages habitent le roman dřune
autre façon ou peut-être dévoilent-ils la manière selon laquelle ils ont toujours agi :
... Marta querida, te oigo hablar adentro mío,
―porque estoy adentro tuyo‖, ¿es cierto.
El Beso... p. 255.
[...]
« sí, éste es un sueño y estamos hablando, así que
después también, no tengas miedo, creo que ya
nadie nos va a poder separar, porque nos hemos dado cuenta de lo más difícil‖, ¿qué es lo más
difícil de darse cuenta?, ―que vivo adentro de tu
pensamiento y así te voy a acompañar siempre,
nunca vas a estar solo‖, claro que sí, eso es lo que
nunca me tengo que olvidar..
El Beso... p. 257.
… Marta chérie, j’entends parler en moi, « mais je
suis en toi », c’est vrai ?
Le Baiser… p. 264.
[…]
―oui, puisque c’est un rêve, et nous parlons, et tu
n’as plus à avoir peur à présent, plus personne ne
pourra nous séparer, nous avons fait le plus difficile », qu’est-ce qui était le plus difficile à
faire ? « que je sois dans ta pensée, et ainsi je
t’accompagnerai toujours, tu ne seras jamais plus
seul », bien sûr, c’est ce que je ne dois jamais
oublier…
Le Baiser… p. 268.
Cette source de communication placée à lřintérieur permet en quelque sorte
lřécoute fine des variantes et des contradictions de Valentìn. Dans ces dernières paroles
échangées avec Marta il y a une confluence de lignes opposées et dřidentités en apparence
différentes qui expriment dans ce chapitre les multiples couches du roman. Cette approche
finale du « devenir femme » dans El Beso..., à travers le visage de Marta, manifeste aussi
ce monde féminin et profond qui ne veut pas sřépuiser dans une seule représentation.
Nonobstant, la représentation dřune figure particulière de femme semble échapper ; lřîle-
femme perçue plastiquement par la sensibilité disparaît alors.
La sensibilité nouvelle du torturé lui permet d'autres points de vue, pour mieux
percevoir sa situation. La femme est là comme « le féminin » si lřon peut dire ; un être
universel : conscience ou corps, esprit ou chair. Elle est une présence plus importante et
puissante qui remplit tout. Dans cette hallucination le roman n'est pas constitué par une
revendication de lřimage de Molina, de la native ou de Marta, il est le féminin en ses
devenirs confirmé dans lřépilogue du récit. Ces paragraphes conclusifs intègrent les
combats et les échanges des deux prisonniers : la deuxième partie de lřhallucination
élabore davantage le corps de Valentìn et lřintègre dans lřimage de lřîle-femme par le Moi-
peau (les paupières, la fatigue, sa sexualité, son sperme, les caresses, etc.) Dans la

189
troisième partie les contenus symboliques sont un écho de Molina, la femme-araignée et
les stratégies quřil a employée pour gagner à Valentin.
C. ABSENCES ET FIGURATIONS.
Le corps féminin sřest imposé au cours des élaborations critiques sur la « clôture »
comme un fait irréfutable. Le montage et les fragments répétés ou re-élaborés qui touchent
plastiquement la corporalité dans les romans portent essentiellement sur le corps féminin ;
cřest ainsi quřil nous a été impossible de ne pas suivre cette ligne. A… et Molina, les
personnages centraux, en exprimant davantage le mouvement des romans, plongent le
lecteur dans la configuration physique et relationnelle de ce quřon peut imaginer comme
« femme ». Il est clair, nous venons de le voir chez Puig, que le chemin sřamorce autour de
Molina comme un « devenir femme » ; comme une série de déplacements dans la quête de
sens et de lřidentité féminine. Chez Robbe-Grillet le départ se fait autour dřA… qui
devient le motif dřune anamorphose,290
un jeu littéraire expérimental qui place cette femme
dans un univers propre à partir dřune perspective sui generis. Ces deux « visages » nous
ont amené jusquřau noyau dřun mouvement génétique et cosmique, où le féminin est
primordial et plus profond que les phénomènes décrits à un premier niveau par les romans.
Cette femme perçue dans les romans nřarrive pas à sřinstaurer comme une figure
symbolique ; elle se place surtout dans les récits comme une « articulation dynamique »
qui exprime et structure les mouvements de lřécriture et les dynamismes propres des autres
personnages ou lignes narratives. A… et Molina deviennent les seuils dřune articulation
dynamique des vivants. Ces personnages, en manifestant et recréant la femme, se placent à
partir de cette condition comme les axes qui permettent à la vie dřinstaurer son univers.
Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig la femme, comme expérience psychosomatique, prend
en charge les mouvements des autres êtres et de toute particule animée des récits. Puig
établit ce monde à partir de ce que nous pouvons voir comme une dimension de
lř« humain » (la mère, Marta, María, Valentín, etc.) Robbe-Grillet le fait à partir de ce que
290 ANAMORPHOSE. « Terme de perspective. On appelle anamorphose la représentation dřun objet
quelconque, faite suivant les règles de perspective, et qui paraît difforme lorsquřelle est regardée de tout autre
point de vue que celui où lřon a supposé lřœil dans la construction de lřanamorphose. » Dictionnaire de
l’Académie des beaux-arts, Paris : Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie., 1864, tome 2, p. 27. Quelques
écrits de Robbe-Grillet seront mieux explorés sous cette perspective une transformation plastique bien exercée par lui selon les propos de Jurgis Baltrusaitis « cřest une dilatation, une projection des formes hors
dřelles-mêmes, conduites en sorte quřelles se redressent à un point de vue déterminé : une destruction pour
un rétablissement, une évasion mais qui implique un retour [… dans lřanamorphose] Les perspectives
accélérées et ralenties ébranlent un ordre naturel sans le détruire. » Anamorphoses, p. 5.

190
nous pouvons désigner comme «cosmique » (le bruit, lřobscurité, la brousse, la lumière, les
insectes, etc.).
A… est une « pan » (dans le sens pris de Didi-Huberman cf. p. 44 ss.)dans le cadre
visuel du narrateur, même dans son absence ; elle est vraiment disséquée par lui en ses
différents points de vue et dimensions qui nous livrent cette approche anamorphique.
Molina est une fonction : mère, conteur, amant, etc. ; rôles exploités par Valentín et
enchaînés dans une métamorphose continuelle. A… est toujours distante, souveraine,
inabordable, mystérieuse et surprenante ; le corps regardé et convoité. Elle semble être au-
dessus du narrateur et toujours soupçonnée par lui ; elle bouge, parle, mange, se coiffe,
ordonne, écrit. Elle est lřimage dřune femme du monde, belle, riche, aux fines manières,
cultivée. Molina semble être au-dessous de Valentín, il est manipulable, fragile, instable,
serviable, presque un élément domestique de la cellule ; il raconte des films, nourrit, câline
et soigne Valentín ; il nous dévoile la femme de faubourg, naïve, laide, populaire et
simple ; le physique oublié et méprisé. Robbe-Grillet et Puig nous permettent en effet deux
chemins dřaces au féminin
Une remarque doit être faite ici. A… est « plus » que la Méduse déconstruit et
Molina est « plus » que la femme araignée symbolisée ; ces révélations ont été identifiées
lorsque nous avons développé les figures de la « femme-mille-pattes » et lř« île-femme ».
Il y a une structure qui sřimpose comme féminine dans lřabsence dřA… et de Molina ; qui
les soutient et qui est découverte par leurs partenaires, dans le premier cas le narrateur,
dans le second Valentín. Le corps de Molina, inexistant selon les désirs de son créateur,
choque par rapport à celui dřA… exubérant et séducteur. Le premier cherche sa
construction par lřaction, celui dřA… sřexhibe et se décompose comme lřobjet de
convoitise et de beauté. Ce quřil y a derrière dans les deux cas cřest quelque chose de plus
que Molina et A…, cette structure partagée par la femme-mille-pattes et lř« île-femme ».
Deux représentations de ce féminin profond qui ne sřépuisent pas dans la représentation ou
le visage dřune individualité.
Cette structure féminine est confirmée par les partenaires, Valentín et le Narrateur,
lorsquřils sont investis par ces forces profondes du « féminin ». La quête dřun corps
modèle de la femme nous a entraîné dans un au-delà, ou plutôt un en deçà, plus primitif et
plus radical encore. Une expérience prototypique mais plus indéterminée, comme le

191
substrat qui permet toute configuration postérieure ;291
une structure que nous avons
valorisée en analysant les personnages intimement liés à leur environnement. Cette
corporalité est actualisée au-delà de son morcellement, sa mesure nřest pas conditionnée
par sa taille ou sa description, il y a une autre forme de présence assurée par le milieu. Si
nous allons risquer une description plus appropriée de cette autre forme de présence dans la
clôture nous pouvons initier par les observations suivantes : la conscience dépasse un
corps individuel et sřinstaure grâce aux autres corporalités ; le corps ne se réduit pas une
« figure » concrète mais plutôt à une structure déterminée (la femme-mille-pattes ou, lř«
île-femme ») ; il est en rapport profond avec les espaces et en revenant au moi-peau il est
organique plus quřorgane ou structure, il est versatile et fonctionnel. Un corporalité qui en
rapport à nos romans se découvre comme une sensibilité génétique « féminine » ; structure
qui sřélargit par les personnages masculins et leur sensibilité, quand elle « dévient » en eux
et sřexprime par eux.
Dans cet univers clôturé, il y a donc quelque chose qui reste du côté féminin ;
quelque chose qui attire sans être dévoilé complètement. Le lecteur, en suivant les
personnages, le perçoit et le reconnaît mais les rapports les plus intimes des personnages
qui établissent familiarité ou possession ne lui offrent pas une image totale. Pour ces
personnages, la sexualité même devient une expérience dřexcès de leur corps propre, (cf.
chapitre VII de La Jalousie et chapitre XI dřEl Beso…). Les fantasmes érotiques du
narrateur ne peuvent pas contenir la force des tentacules de A…, cette chevelure qui
évoque le sexe féminin. De la même façon que le corps de Molina nřa pas été fait pour
donner forme à la femme qui a séduit Valentìn. Il y a un moment dřimbrication physique,
celui de Valentín pénétrant Molina et celui du narrateur qui pénètre dans la chambre
dřA…. Le moment de complicité, dřassimilation et de fusion où la chair prend lřinitiative
par lřaffect ou la fatigue.
A lřorigine des rapports mythiques avec la femme-araignée ou avec la Méduse, il y
a des figurations et des sensations corporelles fondamentales qui ont besoin de sřexprimer.
Elles sont amorcées par les figures que nous avons travaillées dans la « femme-mille-
pattes » et « lř« île-femme » ». Ces moments sont bien élaborés par les récits spéculaires
où les personnages sont réfléchis ; les cinq répétitions de lřécrasement du mille-pattes
auxquels nous pouvons joindre les six récits de films de Molina. Il sřagit dřun jeu de
291 Phénomène perçu par dřautres critiques : « Un peu partout, lřhomme et la femme ont tendance à se
volatiliser, laissant vide la place quřils occupaient auparavant » MANSUY, M, Op. Cit. . 93.

192
dédoublements où tous les personnages se manifestent et se rencontrent ; des rapports
soutenus par les mondes clos de la ferme et de la cellule, dans les deux romans.
Nous avons parlé de symbiose comme correspondance vitale entre les deux
prisonniers dřEl beso... ; une interdépendance est là aussi dans La Jalousie quand le
narrateur « habite » le monde dřA…. Elle est à nouveau présent au chapitre VII de la
Jalousie et aux chapitres XI et XVI dřEl Beso… : dans ces deux cas, il y a une pulsion
génératrice qui se produit grâce à la fermeture, aux espaces clos et dans la présence
sensible « dřun moi-peau ». Surgit alors une interaction profonde et personnelle qui
récupère cette sensibilité primitive du monde psychique des hommes.

193
TROISIÈME PARTIE :
LA VILLE, UN CORPS SOCIAL ?
ATTENTE
Enfermée pour quelle faute, imaginaire,
la trop jeune captive attend,
Prisonnière de lřété trop lourd
aux après-midi trop longues, promise à quoi ?
elle sřest mise elle-même au secret.
Elle ne veut savoir ni la raison
ni la durée de sa pénitence.
La fenêtre grande ouverte donne sur des murs,
où, faussement pensive, elle ne lit rien.
De lřautre côté de son cachot, il y a la glace,
Qui lui renvoie seulement sa propre image,
mais sur laquelle longuement elle observeŔ
elle imagineŔ la promesse naissante
des fautes quřon lřa condamnée à commettre,
et pourquoi on lřa punie.
Alain Robbe-Grillet, Les rêves de jeunes filles.

194
Après avoir vu dans la deuxième partie le premier axe structuré par la fermeture, ce
deuxième axe de la recherche porte sur Projet pour une révolution à New York et The
Buenos Aires Affair. À partir de ces romans pleins de mobilité sociale et aux structures
collectives complexes, de nouveaux processus nous font découvrir le corps féminin
autrement. Les trois premiers chapitres regroupés sous le grand titre de La Construction de
frontières sont une tentative pour fixer les personnages des romans et la géographie des
textes. Cette qualification « macro » de lřespace sera attentive aux villes, aux gares,
autoroutes, parcs, rues, cafés, restaurants, casernes, etc., là où les forces sociales
sřexpriment prioritairement. Les personnages, nous le verrons aussi, seront parties prenante
de la construction des romans dans lesquels quelques stratégies du genre policier
caractériseront leurs comportements urbains. Nous serons attentifs une fois de plus à la
liaison entre les personnages et leur environnement qui, par leur symbiose, efface du
paysage romanesque toute considération statique ou décorative.
Les deux derniers chapitres : Le corps anéanti… un ordre réglé ? explorent les
forces sociales qui construisent Ŕ ou détruisent Ŕ ce corps féminin. Cependant, plusieurs
déterminations textuelles nous plongent paradoxalement dans des lieux fermés. Les
femmes agressées et manipulées par ces forces externes nous permettront de voir la limite
des corps et la fragilité de leur unité. Cette corporalité est révélée entre autres par lřauto-
exploration des personnages féminins. Dans ces romans existe un ordre général et
systématique dans lequel les divers individus trouvent une place pour leurs corps, parfois
un châtiment ou une récompense. Dans ces instances institutionnelles lřindividu apparaît
aussi comme un pion dans le jeu social.

195
I. LA CONSTRUCTION DE FRONTIERES.
Sous cette appellation de « construction de frontières » sont rassemblés les
personnages et les lieux les plus représentatifs des romans à partir desquels nous pourrons
établir comment les corps prennent leurs formes sociales. Tout en cherchant le corps
problématique de la femme et son importance dans le récit, notre préoccupation sera
centrée sur les personnages féminins principaux, même sřil y a aussi des figures
masculines assez importantes. Nous lirons Projet... et Buenos Aires… en respectant la
chronologie de leur publication.
A. Une géographie impossible : Projet pour une révolution à New York, 1970.
Le style des œuvres produites par Robbe-Grillet après les années 1960 est qualifié
par Roger-Michel Allemand de période ludique ou « formaludique»,292
ce qui, sans
instaurer une théorie rigide sur le romancier ou son écriture, fixe des points de référence
pour les critiques. Dans cette période, Robbe-Grillet sřamuse à casser plusieurs dogmes, à
jouer sur la composition et à explorer, sans militer pour une littérature engagée politique ou
académique, de nouvelles sources thématiques.293
Projet... est la meilleure expression des techniques expérimentales et thématiques
de la production robbe-grilletienne de ces années. Lřœuvre en prenant une allure
« rénovatrice » brise lřordre narratif et les clefs du récit classique : les personnages,
lřintrigue, les chronologies, etc. sont ici piégées. Il nřy pas d'accord entre le texte et le
lecteur lorsque les pactes possibles de la fiction sont détournés ; ce « roman » est un défi
pour toute lecture, il devient, par là même, un des plus intéressants pour la critique. Cřest
Robbe-Grillet, lui-même, qui le dit au moment de la sortie de son roman en 1970 :
Remplacer cette idée génératrice de chronologie continue et tendue vers une fin
(avec les valeurs sûres quřelle véhicule ; le Destin de lřindividu et lřHistoire des
sociétés) est une tâche aussi urgente, mais aussi malaisée, que celle de remplacer les valeurs bourgeoises défaillantes.
294
292 Cf. ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 104, 147. 293 Cf. Ibid. p. 93. 294 Les dernières pages jointes à la première édition du roman, Seuil, 1970. (Sans numérotation).

196
Pour ce faire, il élabore quelques principes autour des « thèmes générateurs » qui
agissent comme noyaux de la « structure » narrative en se constituant en la dynamique
interne du texte :
Ce sont en effet, désormais, les thèmes du roman eux-mêmes (objets, événements, mots,
mouvements formels, etc.) qui deviennent les éléments de base engendrant toute
lřarchitecture du récit et jusquřaux aventures qui sřy déroulent, selon un mode de
développement comparable à ceux que mettent en œuvre la musique sérielle ou les arts plastiques modernes.295
Il s'agit de la mise en œuvre d'une technique reliant le monde et ses processus dans
une compréhension qui ignore la causalité et la linéarité. Ces thèmes n'ont pas trait aux
sujets traditionnels ou aux grands enjeux édifiants de lřhumanité. Tout élément ou incident
du monde et de lřhistoire de lřhomme, aussi simple soit-il, peut entrer dans la composition.
Cette composition, comme un jeu de cartes, est dépourvue de sens pour elle-même et
requiert de chaque lecteur « joueur » quřil lui donne sens, selon la partie et en fonction de
son propre intérêt.296
Pour Projet..., en particulier, cette recherche de Robbe-Grillet aboutit
à un texte, plein de connotations et de potentialités, qui ne sera jamais clos ou développé en
son intégralité. Cependant
la mémoire ranime au fil de la lecture un réseau dřallusions, dřindices, de contradictions qui
troublent lřadhérence naïve aux personnages, aux événements, la lecture devenant une
quête de souvenirs embrouillés, souvenirs de lectures antérieures, souvenirs embrouillés des
personnages, souvenirs des lecteurs.297
Allemand confirme cette perception :
A la lecture, il devient de plus en plus problématique dřidentifier lřorigine du discours, car,
dès son apparition, chaque élément se trouve intégré dans un ordre narratif qui vient annuler
le précédent.298
Quant au statut narratif, on est en face dřun narrateur toujours ambigu ou peu
identifiable dans le récit, qui sřamuse en se montrant homodiégétique ou héterodiégétique.
Un narrateur qui en étant personnage joue indistinctement avec la première et la troisième
personne, qui se distancie des événements ou s'immerge en eux, et qui parodie les
protocoles du récit : « le narrateur Ŕdisons « je », ça sera plus simple Ŕcherche longuement,
295 Cf. Idem. 296 Cf. Idem. 297 ROUET-NAUDIN, Françoise, Le Récit déjoué : Analyse descriptive de « La Maison de Rendez-vous » et
de « Projet pour une révolution à New York ». p. 93. 298 ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 127.

197
un peu à lřécart… ». (73) La création à l'œuvre dans Projet... est aussi, pour une part, une
reprise de différents sujets abordés par l'auteur dans d'autres écrits ou films.
Lorsquřon identifie la construction littéraire de Projet…, on peut pense plusieurs
choses à la fois : à un livre mal lu « le roman policier à la couverture déchirée quřelle avait
ensuite, pour le lire plus tard en cachette, rangé avec soin sous une lame mobile du
plancher de sa chambre » (141) ;299
à des historiettes de bar mal entendues « Cřest Ben
Saïd lui-même qui nous raconte lřhistoire, au « Vieux Joë » où nous sommes attablés,
comme chaque soir» (166) ; le récit des affaires dřun espion grotesque de ville : «lřun est
Ben Saïd, lřintermédiaire qui monte la garde sur les ordres de Frank pour surveiller les
éventuelles allées et venues de Laura… » (174) ; à des chroniques sur des filles torturées :
« Il me restait encore, dans le même ordre dřidées, à décrire le quatrième acte du supplice
de Joan » (208) et aussi à une pièce de théâtre en répétition : « mais les trois acteurs, sur
lřestrade, en arrivent maintenant au second volet de leur triptyque » (40).
Par rapport à lřespace et à son articulation avec les personnages on peut noter que le
dernier élément qui intervient dans sa composition est le théâtre. Projet... lu dans cette
optique théâtrale peut nous apporter d'autres gratifications, du côté de lřexpression
corporelle et plastique. Quand nous accompagnons le narrateur dans ses chemins, la mise
en scène d'une pièce de théâtre est notre sensation la plus vive en tant que lecteurs. Nous
sommes en face d'une répétition de théâtre, de changements de décors, de paroles
s'exerçant à trouver une tonalité adéquate, d'acteurs à la recherche de «leur» personnage,
etc. Le roman apparaît, également, comme un scénario jamais connu en sa totalité, des
morceaux de drame en évolution continuelle depuis la première page :
La première scène se déroule très vite.[…]
Puis il y a un blanc, un espace vide, un temps mort de longueur indéterminée pendant
lequel il ne se passe rien, pas même lřattente de ce qui viendrait ensuite.
Et brusquement lřaction reprend, sans prévenir, et cřest de nouveau la même scène qui se
déroule, une fois de plus … Mais quelle scène ? Je suis en train de fermer la porte derrière
moi (7, Cf. 11).
Le narrateur entretient cette sensation de théâtralité pendant plusieurs séquences :
« Lřaffiche bariolée se reproduit à plusieurs dizaines dřexemplaires, collés côte à côte tout
au long du couloir de correspondance. Le titre de la pièce est : « Le sang des rêves » »
(29) ; « Les trois acteurs portent des complets-veston sombres » (38, cf. 40, 41).
299 « A ce moment, comme je cherche encore dans le livre, en feuilletant les pages un peu au hasard, celle qui
correspondrait à lřillustration… » p. 93.

198
Lřéconomie des descriptions dans la présentation des espaces et son style presque scénique
soutiennent cette impression, par exemple la narration de lřassassinat du jeune garçon
« dans la rue » :
dont ils se trouvent à peu près à égale distance, cřest-à-dire en face de lřendroit où Ben Saïd
et W se dissimulent dans lřimage photographique, aussi figés que sřils y étaient eux-mêmes
figurés en trompe-lřœil. Alors un homme apparaît, à lřun des angles de la scène, émergeant
de derrière un hangar qui forme le coin du bloc (163). A chaque apparition successive, le jeune homme sřest tourné vers la nouvelle menace qui vient de surgir, guidé par le bruit caoutchouté des pas, isolés désormais dans le grand
silence […] Lřarme est rendue plus impressionnante encore par cet épais cylindre qui
prolonge le canon dřau moins dix centimètres, lorsque le tireur dirige celui-ci vers le
centre de la scène. La jeune fille pousse un cri dřangoisse, un seul cri, rauque et prolongé,
qui résonne comme dans l’espace clos d’un théâtre (164, cřest moi qui souligne).
Les actions vécues dans les faubourgs ou les coins perdus de la ville deviennent des
cadres tellement étranges par leur composition qu'ils relèvent davantage d'un plateau
expérimental de théâtre où la représentation est re-inventée. Ces gestes ne cherchent pas la
mimèsis dřune ville ou le retour aux comportements ordinaires. Plusieurs des actions les
plus "lourdes" du roman retrouvent dans ce cadre une signification et une plasticité
inattendues:
Ensuite, je renouvelle lřensemble des opérations précédentes : je vais reprendre le bidon
dřessence dont je verse quelques décilitres sur le sexe tout frais de la jeune femme, qui est à
nouveau comme neuve. Je remporte le bidon, puis je retourne jusquřau lit où jřéteins les
trois projecteurs (180).
Nous pouvons remplacer cette « jeune femme » par un mannequin sur lequel les
actions inachevées et répétitives dřune représentation dramatique nous imposent de
lřimaginer comme une femme qui brûle : « Mais je recommence pour la troisième fois la
même épreuve, comme il est prévu dans le texte du jugement remis par Ben Saïd »
(181). Il sřagit dřune action symbolique chargée de multiples signifiés. Cřest lřexécution
dřun scénario dont la « jeune fille » serait une figuration de plus parmi tous les décors. « A
présent pour le dernier acte, le superbe corps ensanglanté de Joan se trouve étendu sur le
dos, la tête en bas, sur les marches de lřautel dřune église désaffectée… » (211). En lisant
Projet... dans cette perspective « les personnages deviennent alors des acteurs qui
participent au simulacre de lřécriture et de la représentation. »300
L'atmosphère théâtrale est alimentée par les commentaires du narrateur sur le
« terrain vague » lieu de sacrifices et des embuscades : « cependant le jeu en question
300 ALLEMAND, R-M. Op. Cit. p. 126.

199
pourrait avoir, plutôt, le caractère théâtral, et la pièce serait alors au contraire lřensemble
de la représentation » (176) Nous sommes poussé, bien sûr, à un autre type de lecture. Il
faut voir la représentation et le jeu même du spectacle comme une invitation à décoder ou à
retrouver d'autres significations. Significations où le corps joue un rôle très important car
cřest dans les confusions, les répétitions, les actions irrésolues et les éléments des corps
déchiquetés par le récit que se manifeste la nostalgie de lřidentité dřun personnage.
Que ce soit le point de vue ou la structure de fiction qui soit choisie, les corps et
leur fragmentation sont également sur le plateau. Nous sommes confronté à la pluralité et
au rassemblement des personnages par la force de la parole, dans la nostalgie dřune unité
perdue. Aucun acteur nřest pleinement identifié, plusieurs événements demeurent sans
conclusion : « Vous nřavez pas achevé lřhistoire de lřincendie. Que sřest-il passé quand
lřhomme qui descendait par lřescalier de fer est arrivé en bas ? » (47).
En regardant plus spécifiquement le corps des personnages dans leur intime liaison
au texte nous ne pouvons pas tirer profit de la configuration dřune histoire. Nous sommes
complices au contraire dřune des plus grandes violences jamais faites au récit dans la
littérature : le découpage du texte, le morcellement de lřunité de la narration et, en même
temps, lřincapacité dřarriver à la configuration dřun corps protagoniste.
Ŕ Un dernière question avant de vous laisser poursuivre ; vous avez employé une
ou deux fois le mot « coupure », dans le corps du texte ; que signifie-t-il ?
Ŕ Déchirure au rasoir pratiquée à vif en travers dřune surface satinée, généralement
convexe mais parfois concave, de chair blanche ou rose.
Ŕ Non, ce nřest pas cela ; je parle dřun mot isolé, comme lřétait le terme « reprise » dont il
a déjà été question, et au sujet duquel vous avez dřailleurs fourni des explications
satisfaisantes.
Ŕ Alors la réponse est ici la même (ou, en tout cas, du même ordre) que celle donnée à
cette occasion. Il sřagit dřindiquer une coupure dans le cours dřune relation : une
interruption brusque, nécessitée par quelque raison matérielle, purement interne ou au
contraire extérieure au récit ; par exemple, dans le cas présent : vos questions intempestives, qui montrent l’excessive importance que vous accordez vous-même à
certains passages (quitte à me les reprocher ensuite) et le peu d’attention que vous
prêtez à tout le reste. Mais je continue, sans cela nous nřen finirons jamais (191 Cřest
moi qui souligne).
Pour la critique et la tradition littéraire, le paragraphe précédent exprime de la
façon la plus vive les allers et retours de ce roman et la configuration dřune « anti-
expérience » du récit. Les critiques et questions des lecteurs sont déjà exprimées par le
narrateur qui explore les possibilités et les rapports « critiques » à lřintérieur même de son
texte. Il ralentit le progrès de lřintrigue et nous mène à diverses impasses ; Robbe-Grillet se

200
plait en effet à transgresser la fiction du récit et lřidentité des héros en écrasant les
conventions :
Un masque de mulâtresse, une perruque, la pellicule plastique recouvrant lřensemble du
corps, y compris quelques charmes supplémentaires, cela se trouve dans tous les magasins.
Le subterfuge est évident, et trahi dřailleurs aussitôt par les yeux bleus de la captive (202).
L'auteur est toujours prêt à inventer des jokers301
et à lřexploration narrative, par des
ramifications inattendues qui laissent les lecteurs dans la perplexité.
Tout au long du roman nous nous efforçons de démêler la profusion des détails, de
dénouer les intrigues, de décoincer les personnages... Nous nřarrivons cependant jamais à
concilier les choses. Il en va ainsi pour les personnages eux-mêmes, Ben Saïd veut se
cacher sous lřidentité du serrurier : «mais la peau, ajustée de travers, fait des plis sous les
maxillaires, et une sorte de tic nerveux crispe à plusieurs reprises la joue, comme pour
essayer de remettre les choses en place, en vain, naturellement » (198, Cřest moi qui
souligne). On est également invité à esquisser des chemins de représentation concernant
Laura, la captive, mais tous échouent, compte tenu des données contradictoires du
narrateur: Le récit, promesse dřun roman policier ou dřune intrigue noire, devient un vrai
casse-tête.
Le jeu de la création littéraire pris dans cette ironie robbe-grilletienne devient un
produit dřéchange douteux ; les mouvements inattendus du récit rongent le pacte
traditionnel entre le lecteur et lřécrivain. La méfiance du narrateur est aussi celle du
lecteur. Dès les premières pages, ce dernier ne sait pas comment poursuivre sa lecture;
toutes les indications conventionnelles du récit sont piégées dřoù des interrogations telles
que celle-ci : où lřécrivain veut-il en venir ? Ainsi Rouet-Naudin interprète-t-il le roman
comme un « projet », un chantier ouvert qui admet plusieurs regards et parcours. On peut
aussi valoriser le récit comme un dessin en noir et blanc qui change de relief selon que
lřœil fait ressortir davantage la partie blanche ou la partie noire.302
Robbe-Grillet met en place un autre statut du roman, par rapport auquel plusieurs
des analyses proposées dans la première partie deviennent précaires. De toute façon, une
301 Ce mot étant pris dans les deux sens du dictionnaire : « Carte à jouer à laquelle le détenteur est libre
d'attribuer telle ou telle valeur », Le Petit Robert, version électronique 2.1, Paris : Dictionnaires le Robert,
2001. 302 ROUET-NAUDIN, F., Op. Cit. p. 193.

201
confrontation entre le texte et nos hypothèses d'interprétation, à la recherche dřun corps
modèle, sřimpose. Nous sommes amené à trouver dans ces disjonctions narratives un
horizon de compréhension qui donne sens aux métaphores et fragments de corps du texte.
Dans lřimmédiat, la tâche indispensable consiste à déterminer un minimum de
structures, un découpage qui permette une entrée dans le roman lui-même. Pour dire une
parole valide, il faut délimiter un champ dřanalyse, quelques éléments et clefs possibles
dřinterprétation ; une telle tentative restant toujours en deçà de la complexité de lřœuvre.
Nous avons donc délimité quelques séquences, ce qui nous est apparu comme étant le point
de départ le plus adéquat. Puis, nous avons associé quelques-unes de ces séquences dans
une certaine continuité sous le nom de cycles.
1. Les cycles.
La difficulté à nous situer dans un récit unitaire nous incite à rechercher des lignes
narratives tenant par elles-mêmes. Même si les liens et la fragmentation du récit empêchent
dřisoler chacun de ces motifs, nous pouvons identifier une suite thématique. Comme
première étape, nous procédons à un découpage en séquences, où nous avons déterminé les
unités narratives minimales. La numérotation que l'on trouvera correspond aux séquences
autonomes ; celles quřon peut identifier comme étant vécues dans le même contexte autour
dřun ou plusieurs personnages. Cette recherche tient compte des changements temporels,
thématiques, interprétatifs ou de style dans la continuité du récit. Ce découpage est un
effort pour capter les noyaux essentiels dřune action : dans le même temps, espace et
source de narration à la fois (action Ŕ personnages Ŕ espace Ŕ temps). Nous indiquons entre
parenthèses les pages du roman et entre crochets les rapports des unités constituant des
cycles ; les mots en caractère gras indiquent la première occurrence des incidents les plus
importants. Ce qui équivaut à déjouer la liaison interséquentielle effectuée par Robbe-
Grillet en suivant les raccords analogiques et en brisant la continuité thématique ou
chronologique, comme lřa démontré Francois Jost.303
1. Introduction : Comporte la scène d'entrée dans la maison répétée plusieurs fois dans le roman. Le
narrateur comme personnage. Lřaction se déroule dans un temps imprécis « Je suis en train de
refermer la porte derrière moi» (7-8).
303 Cette stratégie est bien perçue par François Jost : « Que lřon considère le cinéma ou les romans de Robbe-Grillet le plus souvent la liaison interséquentielle sřeffectue par des raccords analogiques : similarités ou
oppositions de signifiants ou de signifiés ou, dans le cas du cinéma, répétition de gestes, dřangles de prise de
vue, de cadrage, etc. » JOST, François, Les telestructures dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet in Robbe-
Grillet : Analyse, théorie, I. p. 227.

202
2. Présentation de Brown, Morgan, le serrurier et « la prisonnière » dans « la cruelle opération quřon
était en train de lui faire subir » Le lieu semble être la bibliothèque des expérimentations. Temps
imprécis du récit (8-11).
3. Le narrateur chez lui avec Laura le soir, elle est à la bibliothèque (11-14).
4. Le narrateur chez lui avec Laura le soir, elle est dans la chambre (15-17).
5. La viol dřune « jeune femme » blonde par un inconnu dans la chambre obscure dřune maison (17-
19). [Continuation de 4 ?].
6. Le narrateur et l’interlocuteur, le premier lui raconte : il est à la maison avec Laura : « Laura sřest
endormie tout de suite dans mes bras » (19). [Continuation de 4].
7. En parlant à l’interlocuteur : « Lřhistoire du type en ciré noir » en face de la maison « ce soir » (19-
23).
8. Laura à la maison à une heure incertaine du jour ; « lřhomme en noir » en face parle avec deux
gendarmes. Elle brise un verre. (23-26).
9. Une description hypothétique de la présence dř« il », le narrateur ? à la maison (26). [En corrélation
avec 1].
10. « Il » et Laura (16 ou 17 ans) proche dřune fenêtre du deuxième étage. Sans temps précis. « La
scène comporte une trace objective de lutte : un carreau cassé » (26-28). [En corrélation avec 8].
11. « Le Sang des rêves » Parcours du narrateur dans les couloirs du métro jusquřà des magasins de
souvenirs et « Dr Morgan, psychothérapeute ». Présence de « lřhomme en noir » Un temps imprécis.
(28-37).
12. Une séance pédagogique : Trois acteurs en train de sřexprimer sur « la couleur rouge» Ŕ lřassassinat
Ŕ la défloration Ŕ. Lřespace, une salle perdue dans la station du métro. Temps imprécis (37- 41).
13. Le narrateur comme lřacteur de l’incendie, dans un immeuble de plusieurs étages. Temps imprécis.
Ŕ Le feu Ŕ comme spectacle social (41-43).
14. Le narrateur chez lui le soir : « le personnage dont elle parle » La porte, la fenêtre, le croquis, et les
bruits de la maison. (43-46). [En corrélation avec 4].
15. En parlant à l’interlocuteur le narrateur décrit la maison. Ce soir ?( 46-47)
16. En parlant à l’interlocuteur : lřincendie, lřhomme qui échappe (47). [En corrélation avec 13].
17. Fin de lřinterrogatoire du narrateur par l’interlocuteur ; le sujet est Laura : « Votre sœur » (47-48).
18. Laura et lřassassin « lřhomme aux gants noirs » Temps imprécis. (48-49). [En corrélation avec 8].
19. Le narrateur « je » rentre à la maison le soir ; il expose ses réflexions sur Laura (49). [En corrélation
avec 1].
20. Le narrateur « au Vieux Joë », avec Frank et Ben Saïd. Temps imprécis, le soir ? (49-52).
21. Le narrateur décrit la boutique de masques. Temps imprécis, le soir ? (52-55).
22. Le narrateur à la maison avec Laura ; il relate lřincendie et le drame dřun couple chez le fabricant de
masques. Temps imprécis, le soir ? (55-56). [En corrélation avec 1, 4, 13].
23. Le narrateur dans le bureau de « lřorganisation ». Il raconte le rôle de JR en service de baby-sitter
chez Laurab 1ère présentation. (56-60).
24. Le narrateur regarde Central Park le soir. Trois sujets dans une « opération clandestine ». Lřun
dřeux arrache des lambeaux de sa propre peau en enlevant son masque. (60-62).
25. Le narrateur en face de la vitrine des masques, dans la rue. Temps imprécis, le soir ? (62-63). [En
corrélation avec 21].

203
26. « Je repense à JR qui se trouve toujours, pendant ce temps » dans lřappartement de Park Avenue
comme baby-sitter de Laurab 2ème présentation (63-66). Temps imprécis, le soir ? [En corrélation
avec 23].
27. Park Avenue JR et Laurab 3ème et 4ème présentations. Le soir ? (66-73). [En corrélation avec 23].
28. Le narrateur, Ben Saïd et Joan dans « lřaffaire des cigarettes », le soir. (73-75) le soir même de
lřincendie ? [En corrélation avec 24].
29. « Cřest à partir de ce soir-là que nous avons perdu tout contact avec elle. » Le narrateur et Ben Saïd
à Central Park dans « lřaffaire des cigarettes » (75-78). [En corrélation avec 24].
30. Lřinterlocuteur : Joan chez elle le soir, elle repasse une veste. Lřexécuteur qui arrive. Lřincendie,
(78-83). [En corrélation avec 13].
31. Le narrateur chez lui le soir, Laura dans la bibliothèque au rez-de-chaussée lřattend. Elle ne peut pas
sortir, elle est toujours enfermée. (83-86). [En corrélation avec 4].
32. Lřhomme en noir voit le serrurier travailler sur la porte ; il voit par lřorifice de la serrure le spectacle
de la captive et Morgan. Pendant la journée. (86-90) [En corrélation avec 2].
33. Le narrateur à la maison demande des explications à Laura sur le livre où sont condensés les thèmes
éparpillés de la fiction : Morgan, Sara, les animaux, les secrets… Le soir ? (90-93). [En corrélation
avec 4].
34. Le narrateur nous informe de ses raisonnements sur la vie malsaine de Laura à la maison. Temps
imprécis. (93-96). [En corrélation avec 1].
35. Le narrateur : « le récit que jřai commencé poursuit son déroulement, du côté de Harlem. » Retour le
soir du supplice de Joan ; elle est identifiée avec JR, (96-105). [En corrélation avec 13].
36. Scènes du métro racontées par Joan (elle semble ne pas connaître Laura): lřharcèlement de Ben
Saïd. Laurab le chef des actions de cette nuit. (105-112).
37. Le narrateur : « je continue toujours à descendre lřinterminable et vertigineux escalier de fer ». Le
jour de lřincendie, (112). [En corrélation avec 13].
38. Le narrateur et Laura sont à la maison ; elle lui raconte un jeu au cours de lřaprès-midi avec « le
livre à la couverture déchirée » qui a impliqué le serrurier et le faux Ben Saïd. (112-115). [En
corrélation avec 2].
39. Laura à la maison pendant la journée, ses parcours exploratoires de toutes les chambres, le sang de
« Barbe bleue ». Le faux Ben Saïd en bas, dans la rue. (115-125).
40. Dans le wagon du métro le soir, le harcèlement de Ben Saïd par le jeune W, Laurab qui commande,
(125-129). [En corrélation avec 36].
41. Chronique du « Vampire du Métro » qui tue des jeunes filles la nuit. (130-131).
42. En parlant à l’interlocuteur : Le narrateur fait une transition entre harcèlement de Ben Saïd et le
« Vampire » en racontant lřAssassinat de Laurab. (131-134).
43. Dans le wagon du métro 2ème version du harcèlement de Ben Saïd par W ; Laurab et le docteur
Morgan sont là : « le narrateur, lui, a aussitôt identifié le nouveau personnage » (134-138). [En
corrélation avec 36].
44. Reprise : Lřhorreur de Laura(s). Passage entre la chambre - le wagon Ŕ la chambre ; le rat et un
cadavre (« Barbe bleu » et « le vampire du métro ») Mélange de temps et espaces (138-143).
45. Reprise : Laura ? torturée ou témoin ? Dans une chambre. « Le rat… » Temps imprécis. (143-144).

204
46. Reprise « Le Vampire du métro » : Laurab est faite prisonnière ce soir avec la complicité de W et
Ben Saïd ; le rat est là. (144-148). [En corrélation avec 41].
47. «Salle cubique », Lřinterrogatoire de Laurab effectué par M et le docteur Morgan, un gros rat gris
sort… Le rapport entre « lřorganisation » Ben Saïd et Joan. Le soir ?(148-158). [En corrélation avec
36].
48. Terminus du métro : Ben Saïd et M… vers le terrain vague. Le couple de jeunes assassinés le soir.
Tout est mélangé, nous ne savons pas qui est le narrateur (158-166). [En corrélation avec 12 ?].
49. Ben Saïd comme le conteur de « lřhistoire » laquelle ? Ils sont comme chaque soir au « Vieux Joë »
Mission accomplie ! (166-167). [En corrélation avec 20].
50. Le narrateur chez lui le soir en racontant ses jeux sadiques avec Laura « ma captive » (167-172).
[En corrélation avec 4].
51. « Mon rêve » les fantaisies masochistes et le sacrifice de Joan, une longue soirée. (172-184). [En
corrélation avec 13].
52. Le serrurier à la maison, les tortures et ses retrouvailles avec Brown. Il y a deux séquences a) (184-
186) Cřest la description du narrateur de ce qui se passe chez lui : Une jeune fille torturée sur une
lame de scie. b) (186-187) Cřest la continuation du cadre du serrurier et le Dr Morgan. [En
corrélation avec 2].
53. Les « explications » du narrateur à son interlocuteur sur la composition de son récit (188-191).
54. Continuation de la scène du serrurier à la maison et viol « de Sara Goldstücker, la véritable fille du
banquier ». Lřaraignée est le meurtrier. Le serrurier est le vrai Ben Saïd. Temps imprécis. (191-
200). [En corrélation avec 2].
55. Laura témoin des derniers événements autour de la jeune fille sacrifiée, Joan ou Claudia ? Le
docteur Morgan et ses expériences. Temps imprécis. (200-203). [En corrélation avec 2].
56. Contrepoint final et derniers « éclaircissements ». Ce nřest pas une séquence, les pages finales
rassemblent dřune façon désordonnée les thèmes, questions et préoccupations dernières du
romancier ; le temps du roman est fini et lřécrivain garde encore de nombreux soucis… Ces pages
sont lřéventail condensé de plusieurs incidents du roman. Tout est mélangé dans un temps imprécis.
(203-214).
Ces 56 séquences nous livrent plusieurs éléments significatifs en nous permettant
une classification thématique par le rapport que nous établissons entre elles. Les cycles nés
des rapports relient ces unités en cadres plus significatifs ; nous nous apercevons une fois
de plus de lřimpossibilité dřune chronologie et dřune « intrigue ». On peut rassembler, par
exemple, les faits autour du métro et Ben Saïd mais le commencement et la fin ne sont pas
repérables avec certitude; l'ordre des choses et leur propos sont aussi imprécis. Il en va de
même pour Laura et sa traversée de la maison, le cycle de Barbe Bleue ou de La
Prisonnière.
Quant à la consolidation des personnages dans le récit, le narrateur est inclus dans
32 séquences, Laura dans 27. La majeure partie de ces séquences sont produites par les

205
rapports croisés entre Laura, le narrateur et la Maison. Cřest eux qui sont le plus souvent
nommés au cours du roman. Malgré cette fréquence, leur structuration et leur
hiérarchisation ne sont pas envisageables. Pendant près de 60 pages, il y a une
accumulation de données tournant autour de la maison ; celle-ci devient le théâtre qui
permet lřextériorisation des personnages, chacun de leur côté ou lřespace de liaison entre
eux. Toujours par rapport à la maison, on ne peut passer sous silence un personnage
« identifié » à partir de son extériorité à la maison : Ben Saïd. 17 séquences le concernent,
marquées par une dynamique croissante pendant plus de 72 pages.
Si l'unification du récit, comme telle, est impossible, une approche de la complexité
des personnages à partir des données récurrentes rendent plus intense leur présence et leur
identité dans le roman. Situer les uns et les autres selon la force de leur niveau de
complexité est un véritable défi, mais en même temps on pressent la possibilité de mieux
percevoir la richesse inattendue des personnifications chez Robbe-Grillet.
Notre recherche centrée sur le corps est en quête des représentations de la forme,
de la matière, de leurs significations et de la place du corps dans lřespace et le temps ; tout
cela en lien avec les protagonistes. Le narrateur, Laura(s) et Ben Saïd(s) requiert une
attention toute spéciale. Ils sřimposent par leur constance, leur densité et par leurs rapports
essentiels avec « la maison », « le métro », et « le terrain vague » ; les espaces principaux
des intrigues ou les plateaux des sacrifices plus symboliques dans la fiction.
Situer les personnages et leurs mouvements nous permettra dřenvisager leurs
rapports entre eux, et leur corps dans lřespace.
2. Le Narrateur-personnage.
Les observations précédentes nous ont préparé à examiner un problème qui revient
continuellement, celui du narrateur. Dès le commencement, nous avons la sensation dřun
écrivain qui nřassume plus la responsabilité du récit. Il nřest plus le narrateur omniscient,
encore moins le journaliste ou le chroniqueur des événements. Au fur et à mesure que
nous avançons dans la lecture de Projet... une question vient à nous : qui est le narrateur ?
Ce personnage qui parle à la première personne (cf. 73), celui qui est identifié par les
autres protagonistes (cf. 72), celui qui se fait reconnaître comme tel mais qu'on ne sait pas
à quel niveau de fiction placer (cf. 73, 190)… Même le secret dévoilé aux derniers
paragraphes du livre nřarrive pas à fixer la fonction du narrateur et sa responsabilité :

206
Car M le vampire et le docteur Morgan regagnent à ce moment la petite salle blanche pour
continuer lřinterrogatoire, après être allés manger (…) M décolle un instant son masque,
dřun geste machinal, pour tenter dřeffacer avec le plat de sa main les plis de son vrai visage,
par-dessous ; et Morgan, qui lève alors les yeux des paperasses accumulées sur la table,
reconnaît avec stupéfaction les traits du narrateur. Sans hésiter, me voyant
découvert… Coupure (214).
Cette déclaration nřest pas convaincante car à la page 190 nous avons lu que « M »
a pour nom Mahler ou Müller et quřil sřintroduit chez le narrateur « en cassant un carreau
tout en haut de lřescalier métallique… » (190). Egalement « M » nous évoque lřautre
garçon complice de Laurab… les difficultés surabondent.
La narration a perdu son maître, le narrateur nřest plus lřartificier des événements,
nous ne pouvons pas le situer. Dans le roman, il nřy a plus la certitude dřaucun processus
narratif et dans le regard autocritique, introduit par Robbe-Grillet, les autres personnages
lui sont presque étrangers, dans une autonomie originale.
Le narrateur (indirectement lřauteur) prend acte de cette ambiguïté fondamentale, qui
oscille entre mise à distance et plongée dans le fantasme, en faisant aussitôt après intervenir
une parole anonyme qui, telle un lecteur critique, semble lřinterpeller pour lui demander des
comptes ».304
Malgré lřinconsistance du narrateur-personnage, celui ci déploie son rôle par deux
voies privilégies. Il est un traducteur et un témoin.
a. Le narrateur comme « traducteur ».
Il fait la synthèse des événements lus, la transcription de ses propres questions et
lřindication de son parcours par le texte, celui du roman et celui du « livre à la couverture
déchiré » lu par Laura. Ce double chemin ne constitue pas une démarche uniforme, les
informations arrivent morcelées dans le désordre : « Je demande à Laura dřoù vient le
livre » (90), «Je me réfugie à mon tour dans les pages du livre, que je feuillette en faisant
mine de mřintéresser aux aventures des héros. Je crois comprendre que la belle métisse de
lřimage criarde sřappelle Sara. Elle est détentrice de trois secrets» (91). Le narrateur laisse
inachevée la lecture dřun ouvrage qui se confond avec les événements du texte croisés à
ceux de sa compréhension de Laura. Il est lřinterprète dřune histoire dont il ne connaît ni le
commencement ni la fin et dont les multiples variations rendent impossible une issue
unique « Mais, si un volume nouveau (non pas neuf, car celui-ci paraît dans un état voisin
304 ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 149.

207
des autres) vient de sřintroduire dans le cycle, cřest donc quřon est venu ici en mon
absence » (85).
Les parcours du narrateur empêchent une identification des niveaux de la fiction et
de la narration. Une écriture qui se déploie sans repères dans lřabsence de chapitres et sans
ponctuation claire. Nous nřarrivons pas à savoir, à certains moments, qui parle, s'il s'agit du
narrateur du «livre à la couverture déchiré», de Ben Saïd ou du narrateur du roman. Une
écriture sans continuité qui rend la lecture difficile. Nous pouvons suspecter aussi plus
dřun narrateur ; cependant temps et lignes narratives de chacun resteront mêlés : «je tombe
à nouveau sur le passage où le narrateur, déguisé en policier, fait irruption chez la jeune
femme rousse qui se fait appeler Joan» (93). «Alors je referme le livre à la couverture
déchirée » (112). Même si nous percevons les efforts de lecture faits par ce «narrateur»
masculin, lřexercice de lecture fait par Laura, la lectrice par excellence, ne fait quřaccroître
la confusion. Lřapproche du narrateur, sur ses propres activités de lecture/écriture, sur de
celles de Laura ou de Ben Saïd restera toujours frustrante car elle nřapportent que de
renseignements partiaux.
Le narrateur est un lecteur qui cherche parfois le décryptage de(s) livre(s) dans le
dialogue avec un interlocuteur inconnu ou supposé : un lecteur qui conditionne notre
parcours selon sa propre compréhension des événements, pour lui aussi, confus : « On ne
saura malheureusement jamais ce que lřindividu en blouse blanche allait faire » (11). A son
sujet on peut avoir les mêmes jugements que le narrateur pour Laura : « Ses paroles ne
forment jamais un discours continu : on dirait des morceaux découpés que plus rien ne
relie entre eux, en dépit du ton appliqué laissant supposer un ensemble cohérent qui
existerait au loin, ailleurs que dans sa tête probablement » (95).
b. Le narrateur comme témoin.
Il poursuit lřaccomplissement dřune écriture qui dépasse son pouvoir : «seule la
main gauche porte une grosse bague dřargent, dessinée avec tant de soin quřelle doit jouer
un rôle important dans lřhistoire» (28). On pourrait dire aussi que le narrateur perçoit des
incidents qui évoluent, malgré sa volonté explicite, obéissant à des paramètres qui lui
échappent : « Alors je referme le livre à la couverture déchirée, que je rends à sa lectrice
après avoir jeté un ultime coup dřœil à lřillustration, dont le sens exact mřéchappe encore »

208
(112). Ce narrateur-personnage se trouve aussi perdu dans le marécage de textes, à la suite
du Dr. Morgan qui cherche
quelques-unes des pages les plus intéressantes du mémoire où il consigne ses recherches
[…] Et cřest à sa poursuite que je me trouve moi-même lancé. Pourtant, jřai perdu depuis
longtemps sa trace et je continue à marcher, dřun pas rapide, sûr, régulier, dans le dédale
des escaliers et des couloirs, comme quelquřun qui sait où il va» (203).
Tel est lřétat du narrateur dans les dernières pages du roman qui nous montrent sa
confusion et les orientations possibles dřun développement du récit.
Le narrateur est étouffé sous l'effet et lřabondance des données et des constructions
qui permettent son "existence" (Cf. 990-93, 203-214). Une belle expérience de lřautonomie
des textes et de lřécrasement de la fonction narrative. Il accomplit dans sa précarité une
expérience narrative explicitée par Rouet-Naudin :
Ici, toutes les voies sont réunies à la fois dans ce « moi » qui parle de toutes les perspectives
en même-temps ; moi, narrateur, sujet dřun acte dřécrire particulier, dřun travail de
narration, qui consiste à disposer un ordre, orienter le déferlement chaotique des mots en
réseaux.305
Le narrateur-protagoniste, comme figure unitaire, nřest quřun désir du lecteur
insatisfait par le récit. Ce roman ne permet à aucun narrateur dřacquérir une quelconque
expertise dans lřorganisation des divers fragments et divagations : tout ce « matériel »
évolue hors de son contrôle. Un assemblage polyphonique de narrateurs reste également
insuffisant pour appréhender la complexité du récit ; différentes voix prennent place au
long du texte, parfois sans que le lecteur puisse indiquer leurs sources, perspectives et
intentionnalités : « Il achève de noter ce qui lřintéresse dans le rapport que je viens de
faire… » (47 cf. 72).
Ce narrateur prend de la distance par rapport au récit, effaçant à plusieurs reprises
la narration à la première personne : tel est le cas du cycle de lřincendie où il ne se
compromet pas ; peut-être pour ne pas effrayer Laura, lřauditrice assidue de cette histoire,
mais il y a de multiples indices pour certifier son identité avec le personnage de cette
affaire ; ainsi lřinterrogatoire de Joan : « Si, cřest bien lui ! vous nřavez quřà regarder de
près, quand vous rentrerez chez vous ce soir » (104). Malgré tout ce qui vient dřêtre noté, il
garde une spécificité ; quand il sřexprime à la première personne, il fait la liaison entre le
viol, lřincendie et le crime, « les trois axes de la révolution ».( 92)
305 ROUET-NAUDIN, F. Op. Cit. p. 212.

209
« Le narrateur » de Projet... exprime la dynamique propre du récit partageant les
enjeux romanesques de Robbe-Grillet entre la complexité et le pluralisme :
Toute la recherche romanesque de Robbe-Grillet sřinscrit dans ce dilemme
insoutenable : ouvrir plusieurs voies narratives en même temps et le silence au
nœud de convergence, lřétranglement ; dire et ne pas dire, serrer le réseau des mots à la limite ultime où ils se perdent, où ils se fondent en un complexe
compact de sens, une densité signifiante, un vide au carrefour de toutes les lignes,
là où il est impossible dřen dire plus au point où on ne dit plus rien, lřinnommable où toute œuvre tend ; faire le silence avec la langue.
306
3. Laura.
Elle est la femme emblématique du récit ; elle, ou mieux ce prénom, introduit trois
images différentes : celle dřune jeune femme captive, sous la « tutelle » du narrateur
principal, celle dřune adolescente indomptée qui fait son propre chemin, et le dernier
visage est celui du destin sacrificiel de l'adolescente. Trois rôles quřon pourrait identifier
comme lřhistoire dřun seul personnage mais qui est toujours pris dans les jeux des
personnages multiples, sans aucune confirmation. Elle est lřune des protagonistes sur
lesquels on ne peut pas avoir un mot définitif ou décisif ; Laura à certains égards demeure
une femme forte et autonome échappant à la caractérisation que le narrateur fait dřelle, à sa
propre fragilité ou aux supplices de ses bourreaux : « la silhouette un peu floue, gracieuse,
lointaine, de Laura qui se tient immobile à lřintérieur, dans lřentrebâillement » (13), « Mais
voilà que Laura se met, tout à coup, à me raconter une histoire qui, dit-elle, a occupé une
partie de son après-midi. » (113).
a. La Captive.
Nous mentionnons ici quelques rapports peu ordinaires, entre le narrateur et Laura.
Il lui interdit de sortir et sa présence chez lui a un caractère problématique : « De nouveau,
je pense que Frank doit avoir raison : cette fille représente un danger, parce quřelle cherche
à en savoir plus quřelle ne peut supporter. Il va falloir prendre une décision » ( 44, cf. 49).
Son enfermement est confirmé quelques pages après : « Je lřenferme à clef en mřen
allant » (85). Le narrateur a la destinée de Laura dans ses mains en étant le seul
responsable de sa présence dans la maison : « Je devrais, moi aussi faire un effort pour
distraire davantage ma petite captive, puisque jřai décidé (provisoirement ?) [sic.] de la
306 ROUET-NAUDIN, F. Op. Cit. p. 194.

210
garder chez moi, bien à lřabri, afin de la soustraire aux décisions suprêmes et de la protéger
du mal » (94). Une clandestinité « autorisée » car à plusieurs reprises est mentionnée la
connaissance de son existence par « lřorganisation » (cf. 47, 83). Cette captivité comme
affaire clandestine dans « lřorganisation » est aussi un fait anormal dans la convivialité
sociale : Je me dis que les cris de Laura vont finir par ameuter nos voisins de rue » (49).
Les réseaux clandestins (propres à « lřorganisation » analysés pp ), nřexercent leur
influence vis à vis de Laura quřà travers sa relation avec le narrateur principal ou par les
enquêtes faites à son sujet par leurs membres. Il existera aussi une relation entre elle et
Frank, par une mission qui semble être dřespionnage : or Laura aura a été placée dans cette
maison pour épier le narrateur : « Mais je me demande, depuis un certain temps, si Laura
ne séjourne pas dans cette maison avec des ordres précis, venant de Frank lui-même, qui
lui aurait donné pour mission de surveiller le narrateur » ( 204).
Une question ouverte dont lřorigine ne peut être que lřécrivain lui-même, car le
narrateur principal, Laura ou les autres personnages du roman nřont pas la possibilité de
formuler ainsi une telle inquiétude.
b. La conscience de la maison et du roman.
Laura, profitant de son état de « captivité », devient la conscience de la maison
dřautant plus que le bâtiment lui appartient ; nous ne connaîtrons aucune autre règle de son
séjour sauf lřinterdiction de sřapprocher des fenêtres. Elle en sera également la seule
locataire pendant la journée.
Elle renseigne sur ce qui se passe à lřintérieur et cherche à comprendre et à
organiser cet univers cloîtré sans pouvoir y parvenir. Elle tourne en rond entre les murs de
la maison, dans un temps éternel et le lecteur ne saura rien de ses parcours hors de la
maison. Dans cette maison condamnée et vide, elle subsiste, déconnectée de tout rapport
social, et presque hors du temps :
ŕ Non, sûrement, puisquřelle nřa jamais sous la vue, ou à sa portée, ni montre ni pendule
ni quoi que ce soit qui pourrait lui permettre de donner ce genre de renseignement. Vous
savez quřil nřy a plus de téléphone dans cette bâtisse : on lřa coupé parce quřelle doit être
bientôt démolie » (83).

211
Le lecteur suit Laura et son parcours dans la maison, il est aussi une conscience en
train de comprendre avec elle la totalité dřune gestion et dřun espace qui nřest montré
partiellement. Espace caché et mystérieusement insinué. Dans son isolement, selon les
paroles du narrateur « elle a perdu toute communication réelle avec le monde extérieur,
auquel seuls désormais la relient des fils truqués » (94). « Ses paroles ne forment jamais un
discours continu » (95). Le narrateur fait tout pour nous convaincre de sa perturbation :
« La jeune femme, une fois de plus, pense alors que son frère lui a interdit, sous peine de
punition sévère, de se montrer aux croisées donnant sur la rue » (25). Si le faux lien
parental, entre les deux, est un alibi du narrateur pour justifier, aux regards extérieurs, sa
vie avec Laura (cf. 47), pourquoi dans lřintimité garde-t-elle cette excuse ? Pouvons nous
croire à lřexistence du trouble mental allégué par le narrateur ? Ne sřagit-il pas plutôt dřun
artifice littéraire afin dřempêcher Laura de dévoiler lřidentité du narrateur ?
Laura est une sorte de fantôme, vivant demi-nue et parcourant les interstices et les
chambres vides de la maison : « Laura en chemise de nuit, sa lampe de chevet à la main »
(168). Grâce à elle nous pouvons toucher le vide du lieu, et lřangoisse dřun univers sans
habitants:
Elle exécute une vive volte-face en direction de lřobjet réel et pénètre dans la pièce à pas
comptés, feutrés, comme si elle espérait y surprendre quelquřun en flagrant délit. Mais il nřy a personne et cřest facile de le constater du premier regard, puisquřil nřy a pas non plus
de meubles… (116).
Laura est un esprit, détaché du monde auquel elle n'appartient plus et de cette
maison vide et sans interlocuteurs, quřelle ne peut pas habiter :
Le couloir qui continue toujours, devant elle, paraît comporter encore autant de portes au
moins, sinon davantage. Oui, bien davantage, à la réflexion. Laura demeure ainsi sans
bouger, la tête droite et le corps marquant sa propre symétrie bilatérale, exactement dans
lřaxe du couloir (123).
Le lit est le seul lieu qui lui appartienne et qui semble lui procurer quelque sécurité
(cf. 15, 48, 55, 170). Hors de son lit, de sa chambre, la maison est étrange et fascinante
pour elle comme pour nous : pleine de bruits, de mystères, de découvertes et de menaces.
Elle devient lřexploratrice de ce monde comme la jeune mariée du conte « Barbe-bleue » ;
elle soupçonne lřexistence de secrets, quřelle doit explorer en lřabsence de son gardien. Sa
curiosité la conduira inexorablement aux cadavres et aux chambres ensanglantées dans ses
grands parcours exploratoires (115-125, 140-143). Laura en ouvrant les portes fermées

212
cherche à découvrir la nature de son habitat et nous attendons avec elle de connaître alors
la vraie nature de la maison, et les intentions du narrateur.
Ce nřest en effet quřà la dernière porte, tout en bas, quřelle découvre le corps sans vie de la
jeune métisse avec qui elle avait joué tout lřaprès midi… lřaprès-midi dřhier,
probablement… Elle sřapproche, sans marquer de surprise devant lřattirail des cordes,
poids en fonte et projecteurs, auxquels ses précédentes investigations lřont accoutumée
(200).
c. L’auditrice et la lectrice.
Laura partage intensément une des fonctions du narrateur ; elle est lřauditrice de
plusieurs de ses récits. Elle lui demande parfois de lui raconter sa journée (50) ;
occasionnellement cřest lui qui fait du récit des évènements un moyen pour tranquilliser
« sa prisonnière » en accommodant les choses comme le passage de « lřaffaire des
cigarettes » (76).
Lorsquřelle est introduite comme la lectrice de romans policiers, sa tâche dans la
composition du roman commence. Elle lit et relit, à sa façon, les romans policiers qui se
trouvent dans la maison (84) : tous les livres en même temps, sans ordre, en mélangeant
leurs histoires, en oubliant les chapitres importants. Elle anéantit ainsi toute intrigue et
détruit même physiquement les livres : certains ont perdu des feuilles, dřautres sont
déchirés, deux ou trois cahiers manquent dřun seul coup (cf. 85). Cette activité de Laura est
nourrie par le narrateur qui lui livre la matière de ses digressions : « Il faudrait en tout cas
renouveler sa provision romanesque dřhistoires criminelles » ( 94).
Elle est lřune des causes de la difficulté des lecteurs à accéder au roman ; elle
produit une partie des croisements intertextuels entre le récit du roman et le « livre à la
couverture déchirée » (cf. 90, 113, 115, 121). Il existe un récit spécialement significatif,
celui où elle a trompé le vieux serrurier « voyeur », histoire que nous trouvons plusieurs à
reprises déconstruite tout au long du roman (cf. 86-90,184-187, 191-200). Leitmotiv repris
plusieurs fois sans que le lecteur puisse en démêler les différents niveaux : la réalité
racontée par le roman, le récit contenu dans le « livre à la couverture déchirée » et la
narration faite, par Laura, des deux précédents.

213
d. Laurab.
Il est impossible dřoublier le double de Laura. Appelé comme elle, Laura, on lui a
adjoint un petit b pour rendre possible une comparaison. La première description que nous
avons dřelle, c'est lorsque JR a la responsabilité de la surveiller comme baby-sitter : « Cřest
une petite-fille dřune douzaine dřannées, ou à peine plus, qui vient lui ouvrir ; elle est seule
dans lřappartement, dit-elle en réponse à une question embarrassée de JR, elle sřappelle
Laura, elle a treize ans et demi » (57, cf. 63, 66, 155). Elle sera lřenfant terrible du cycle de
lřappartement de Park Avenue, qui se construit au cours des séquences 22, 25 et 26.
Puis, Laurab serait le chef des « blousons noirs », une bande dřadolescents
délinquants du métro (106, 107, 108, 109 125-129) : « Ainsi la fillette blonde qui vient
dřêtre exécutée était-elle la nièce et unique héritière dřun puissant personnage déjà
mentionné précédemment : lřhomme qui habite dans Park avenue » (131) Plus exactement
« Laura Goldstücker » (151). Jusquřà ce moment, le lecteur croira à lřexistence dřune
troisième Laura.
Laurab, le chef des « blousons noirs » sera piégée dans une de leurs actions par le
« Vampire du métropolitain » (138-139, 143-144, 144-148) et finira plus tard dans les
mains de lřorganisation, torturée et tuée (148-158). Mais nous ne pourrons pas faire la
différence entre son destin et les événements sacrificiels qui se déroulent autour du « livre
à la couverture déchirée ». Les niveaux de la fiction ne le permettent pas. Le lecteur
continuera à se demander si les deux Lauras (Laura Ŕ la captiveŔ et Laurab) sont la même ;
il pourra croire que le narrateur aura sauvé Laurab de lřorganisation pour la cacher chez lui,
celle-ci devenant ainsi Laura « sa prisonnière ». Son sacrifice sera pourtant hypothétique.
Et plus encore simulé, si Laurab partage à certains moments les supplices avec Sarah
Goldstücker, la métisse du roman à « la couverture déchirée » qui sera sacrifiée (cf. 191).
On pourrait, aussi, faire la liaison entre Laura et Laurab à partir dřune citation : « elle
sřempare de la clef, ouvre la porte de sa prison, en négligeant de la refermer derrière elle,
et marche le long de la rue rectiligne en direction de la station de métro » (206) ; cette
possible fugue de Laura supposée auparavant par le narrateur (167) lřintroduirait dans les
cycles du métro. Il y aurait encore dřautres problèmes, par exemple : comment comprendre
sa liaison avec les trois blousons noirs si elle reste toujours à la maison ? Comment établir
une chronologie cohérente avec les autres événements du métro quand elle semble être
simultanément à la maison ? Est-ce que nous pouvons penser que les deux Laura sont
montrées dans le métro à des moments différents ? Laurab
avec sa petite bande en train

214
dřharceler Ben Saïd et Laura, fuyant de la maison, qui est capturée par lřorganisation ?
Comment concilier la présence de Laura déguisée comme Sara chez le Dr Mahler ou
Müller hors de son habitat ordinaire ? (190) Pourquoi le narrateur nous parle-t-il dřune
rencontre entre Sarah Goldstücker et Laura 206 ? Tout est possible et rien n'est certain.
Les morceaux de récit tissés autour des Laura nřappartiennent pas à une seule
figure ; comme nous le verrons avec Ben Saïd, à plusieurs reprises ; on peut établir une
correspondance entre les incidents liés à l'une ou l'autre des Laura. Laura comme prénom
est un point de référence au cours du récit, mais jamais une structure appartenant
exclusivement à l'une des protagonistes. Il sera, comme les masques, un artefact pour jouer
sur la scène mais lřacteur restera toujours anonyme. Lřidentité et la consolidation dřun
sujet ne prennent pas de consistance dans ce roman.
4. Ben Saïd.
Cřest un des personnages doubles du roman, la contrepartie de Laura et le
protagoniste masculin le plus intéressant du récit. Il traverse le roman comme un rêve
dřunité en nous permettant une continuité dans la lecture, même si ce nom est pluriel. Il
existe dès le debut (14), avant même dřêtre présenté, et jusquřà la fin (206). On trouve
« Ben Saïd », 70 fois, trois fois dans l'expression « le vrai Ben Saïd » et à deux reprises « le
faux Ben Saïd ». Ces dénominations confirment la duplicité du personnage. On retrouve le
« faux Ben Saïd » sous d'autres appellations une vingtaine de fois : « l'homme au ciré
noir », « type en noir », « l'homme en noir », « l'homme immobile », ou encore « l'homme
aux gants noirs », (cf. 194, 200, 204). Il est un projet idéologique du narrateur plus que la
présence affective et héroïque dřun personnage, dans les coordonnées de Jouve il est un
personnage « retenu » (voir 1èr partie p. 29 ss.).
a. Le vrai et le faux Ben Saïd.
Lřexistence dřun double Ben Saïd sřinsinue dès le commencement ; « Il était
accompagné de Ben Saïd, je suis prêt à le jurer, bien que ce dernier soit déjà parti depuis au
moins trois quarts dřheure » (51). Nous soupçonnons, dès cet instant, que ce personnage va
nous tromper. Un peu plus loin, une description, faite par le narrateur, nous introduit dans
cette complexité ; Ben Saïd appartient au monde des représentations. Son masque se trouve
dans la boutique de « visages dřemprunt », perruques, mains, etc. : « Et les têtes
décapitées, (…) celle de la barmaid, celle de Ben Saïd… » (55). Le personnage est donc

215
une « icône » sociale depuis les premières pages ; il est une représentation qui peut être
identifiée culturellement et socialement. Personnage type, similaire à ceux de la commedia
dellřarte italienne ou ceux du théâtre de marionnettes, toujours les mêmes : Colombine,
Arlequin, Guignol, etc.
Quoi quřil en soit de la véracité ou de la fausseté du personnage, cřest « le faux »
qui vient à nous, dans un premier temps du récit, à travers « lřhomme en noir » ou
«lřhomme au ciré noir » : « Cřest à ce moment que jřaperçois le type en noir Ŕ
imperméable verni à col relevé, mains dans les poches, chapeau de feutre mou rabattu sur
les yeux Ŕ qui attend sur le trottoir dřen face » (14, cf. 17, 19, 20, 21, 25, 36, 43, etc.).
Avant toute différenciation le vrai et le faux sont dans le roman et par un acte de
nomination de Laura (la captive) leur « identité » sera dévoilée : « Elle constate que
lřhomme au ciré noir Ŕ quřelle a baptisé Ben Saïd à cause dřun personnage secondaire du
livre à la couverture déchirée Ŕ est en train maintenant de parler avec deux gendarmes en
uniforme » (121).
À partir de ces pages nous saurons que lřexistence de ce personnage double. Il est
d'abord un personnage secondaire du livre lu par Laura, la fiction de la fiction, une figure
du récit au deuxième niveau. Le faux Ben Saïd est aussi « autre » que lř« homme en noir »
vu et nommé par Laura qui reste en face de sa maison. Les deux, en principe, sont
différents et agissent à différents niveaux de fictions. Par Laura nous connaîtrons aussi
deux caractéristiques qui appartiennent aux deux également : la fonction de sentinelle et sa
silhouette "d'homme en noir" ; autant des traits toujours piégés qui produiront chez le
lecteur de nombreuses confusions.
Le vrai Ben Saïd, celui du « livre à la couverture déchirée », cřest lřhomme des
rapports avec les autres membres de lřOrganisation ; lřhomme social celui du Vieux Joë,
de lřaffaire des cigarettes ou des scènes de torture. Il obéit à Frank, le chef, dans plusieurs
affaires pas claires du tout : « Il sřest assis et il a dit brièvement à Ben Saïd que ça y était,
quřil devait y aller maintenant. Ben Saïd est parti sans rien demander dřautre, en oubliant
même de me saluer » (51, cf. 167).
Deux personnages se tiennent à gauche des marches, sur le trottoir mouillé de pluie ; lřun
est Ben Saïd, lřintermédiaire qui monte la garde sur les ordres de Frank pour surveiller les
éventuelles allées et venues de Laura, bien reconnaissable avec son imperméable verni noir
et son chapeau de feutre rabattu sur les yeux (174).

216
Si le vrai personnage se trouve dans le livre que lit Laura, cřest le faux qui
accomplit la tâche de guetteur ; il est toujours en face de la maison du narrateur (cf. 114,
121, 125, 194, 204). Il est également le responsable de la filature, de Laura à la maison.
Il existe en plus des fragments de narration autonomes et fonctionnels qui touchent
le vrai comme le faux car plusieurs événements se déroulent sans distinction claire entre
lřun et lřautre personnage : « Ben Saïd, qui a écouté lui aussi, en silence, les sirènes et la
déflagration finale, est sorti un instant de son mutisme… » (83). Voilà un Ben Saïd simple,
hors contexte qui peut être le « vrai » comme le « faux ». Dans lřexemple précédent on
nřest pas certain de la continuité du récit ; cette citation peut être placée dans le roman en
épigraphe du paragraphe précédent, du paragraphe suivant ou être simplement autonome.
Les jeux du récit autour de ce(ces) personnage(s) vont de travestissement en
travestissement. Dans la première scène du métro nous trouvons cette précision : « (Ben
Saïd a délaissé son ciré, ce jour-là, pour un pardessus en poil de chameau, complété par un
chapeau de feutre à bords rigides) » (108). Une affirmation qui permet établir une liaison
entre « lřhomme en noir », le faux Ben Saïd et celui du pardessus jaune « le vrai » ; mais
cette illusion est démentie après :
Le faux Ben Saïd laisse alors retomber son bras, qui indiquait aux deux personnages en
uniforme la station de métro (aucun des policiers nřa dřailleurs regardé dans cette
direction), tandis que le vrai Ben Saïd roule toujours pendant ce temps, dans son pardessus
jaune en faux poil de chameau, sur une voie express qui traverse Brooklyn » (125).
Quelques pages après dans un des moments du cycle du « Vampire du Métro » on peut
penser au faux Ben Saïd à la place du vrai, ou à une rupture du récit, car cřest le faux qui
sřoccupe toujours dřécrire (cf. 147). Indice dřun autre récit, de moments et actions
différents ou de répétition dans une autre mise en scène ?
On peut tenter un jeu de miroir entre les deux Ben Saïd autour de Laura : elle est la
seule qui permet le croisement de points de vue et de représentations sur ce personnage.
Lorsquřil est situé, indépendamment de Laura, dans le récit, Ben Saïd est un, seul ; cřest
pour elle et par elle que la différence sřétablit. Son profil se construit grâce aux rôles
interprétés par Laura, soit la lectrice, soit la prisonnière. Rôles qui feront de Ben Saïd tant
lřespion du récit que le complice des affaires commandées par Frank. Or Laura a des
« rapports vraisemblables » avec le vrai et le faux Ben Saïd ; un passage nous amène à
penser les deux personnages comme ne faisant quřun, Laura devient le principe dřunité et

217
de différenciation de ces hommes : « Laura saisit le livre quřelle avait placé sous son
aisselle, en même temps que les gants noirs de Ben Saïd, et elle le lance à toute volée vers
lřétagère supérieure, dans le coin le plus sombre, car son rôle est à présent terminé » (116).
Ici, nous trouvons le faux Ben Saïd, qui esquive la preuve de lřexistence du vrai, grâce à
ses « gants noirs », alors que Laura tient dans ses mains le livre, source de la fiction. En
même temps nous nous demandons quel rôle est à présent terminé ? Celui du livre, de Ben
Saïd ou la tâche éventuelle de Laura ?
Quant aux rapports entre les deux personnages cřest « lřécrivain » lui-même qui
formule des questions sur une possible alliance entre Ben Saïd et Laura dans lřobjectif
dřépier le narrateur :
Elle est, dans ce travail dřespionnage, en liaison constante avec le faux Ben Saïd, qui
monte la garde sur le trottoir dřen face. Ils se font des signaux par les fenêtres. Et, de
temps à autre, il lui passe un livre codé, par la vitre brisée du cinquième étage, livre dont
les taches, déchirures et pages manquantes représentent les messages les plus importants de leur correspondance (204).
Les soupçons et les suppositions sont alimentés aussi par les actions de Laura :
« Quand Laura referme la porte de la bibliothèque et se retourne vers la grande glace, elle
aperçoit sur le marbre noir de la console la fausse clef oubliée par Ben Saïd. Un sourire
lointain passe comme une ombre sur son visage immobile » (205). Rien n'est vrai ni figé.
Robbe-Grillet nous offre une contradiction récurrente et un divertissement littéraire
multiplié à lřinfini : la multiplication des donnés accroît la confusion. Mouvement qui
empêche le lecteur de fixer une quelconque identité.
Lřécrivain fait la différenciation entre les deux Ben Saïd ; néanmoins, il utilise
indistinctement « Ben Saïd » pour parler de l'un ou de lřautre. On peut dire que quand il se
réfère au nom, cřest surtout le vrai qui vient en scène mais pas toujours. On ne peut avoir
de certitude que lorsquřil décrit le faux ou le vrai en utilisant ces adjectifs (5 fois) mais
dans les autres actions du personnage toute certitude disparaît.
Depuis le commencement nous connaissons un Ben Saïd déguisé : « Ben Saïd
arrive, en costume bien voyant de détective privé, avec un masque plastique mal collé, des
lunettes noires pour cacher les yeux et tout lřattirail classique » (104). Affirmation
renforcée de temps en temps :

218
Dans lřeffort quřil fait pour rendre son texte à la fois bref et précis, un tic nerveux du visage
plisse sa joue gauche (…) il tire sur sa peau dans lřespoir de faire cesser cette crispation
involontaire qui lřagace, un peu comme sřil essayait de retendre un masque en matière
plastique mal collé (115).
De son visage nous ne saurons rien, si ce nřest que sa tête. Pour quoi dans la boutique de
masques ? Quels sont ses traits ? Quel est son déguisement ? lřutilise třil depuis quand ?
Dans les dernières pages, nous croyons trouver la réponse quand il viole le cadavre
de la jeune fille à la vue du serrurier:
Il se gratte longuement des deux côtés ; puis, nřy tenant plus, il enlève le masque chauve de
serrurier qui recouvrait sa tête et sa figure, décollant progressivement la couche de matière plastique et laissant, peu à peu, apercevoir à la place les traits du vrai Ben Saïd (198).
Ephémère consolation qui disparaît au souvenir dřun paragraphe précédent qui
parle des même incidents et qui augmente encore, en nous, la confusion :
Jřai déjà raconté comment, ayant enfin réussi à voir avec précision ce qui se passait à
lřintérieur, cet honnête artisan [le serrurier] sřest précipité pour aller chercher du secours.
Parti en courant vers la droite, comme lřa noté Ben Saïd, il ne tarde pas à se cogner contre
un inoffensif promeneur qui nřest autre que N.G, Brown, intermédiaire chargé par Frank
de surveiller lřhomme au ciré noir et au chapeau mou à bord rabattu, qui continue pendant
ce temps à monter la garde sous mes fenêtres (186).
Les trois personnages sont ensemble dans la même scène : les deux Ben Saïd et le
serrurier ; les écarts de temps sont si faibles quřon nřarrive pas à comprendre comment et à
quel moment « le vrai » Ben Saïd, qui peut être nřimporte lequel des deux, prend la place
du serrurier. Dřailleurs le lecteur connaissait déjà le serrurier, présent dès le
commencement du récit et autour de qui se développe tout un cycle : « un petit homme
chauve en costume de travail avec la courroie dřune boite à outils » (11). Est-ce quřil faut
penser à un vrai et à un faux serrurier, comme il y a un vrai et un faux Ben Saïd et les
quatre ensemble ?
Toutes les difficultés et défis antérieurs rendent ce personnage attirant, comme nous
lřavons déjà signalé, il devient avec Laura un des figures du roman. Trois fonctions
importantes sont exercées sous ce même prénom :

219
b. Un fonctionnaire.
Plusieurs des caractéristiques déjà mentionnées à son égard dans lřOrganisation » le
montrent semblable à un fonctionnaire dépendant et subordonné. Un agent avec peu de
créativité : « A notre table, il y avait aussi, tout dřabord, lřintermédiaire qui se fait appeler
Ben Saïd, qui se taisait comme dřhabitude en présence de celui que nous considérons tous
plus ou moins comme le chef» (50). Celui qui informe le narrateur des opérations de
vigilance commandées par Frank à son sujet : « Au « Vieux Joë » Ben Saïd mřa dit tout
de suite que jřétais suivi et quřil préférait me prévenir » (50). Il devient dans quelques
tâches précises un fonctionnaire attaché aux codes et règlements : « Sřil ne paie pas sur-le-
champ, cette fois, on exécutera sa jolie putain rousse, Joan Robeson, mais dans des tortures
beaucoup plus compliquées et cruelles dont Ben Saïd, notre greffier, est en train à lřheure
quřil est de rédiger la longue liste » (152). Ce personnage se révèle également important
pour « lřorganisation » dans lřaffaire de Joan Robeson, un des cycles du roman.
Lřappartenance et lřhistoire de Ben Saïd dans « lřOrganisation » sont précisées
pendant lřinterrogatoire de Joan Robeson : « en attendant, racontez-moi qui est Ben Saïd Ŕ
vous le connaissez ? Ŕ cřest un nom qui revient à plusieurs reprises dans le rapport » (103,
cf. 104).
c. Le personnage des scènes du métro.
Dans de nombreux paragraphes qui reviennent sur les récits du métro, Ben Saïd (le
vrai ?) apparaît comme un des personnages principaux, et en rapport a Laurab malgré son
changement de rôle. Il y aura cinq séquences :
105-112 ; 125-129 ; 134-138. Ces trois séries de pages décrivent le harcèlement de
Ben Saïd par deux garçons et une fille : « Le métro. Voilà, cřest ça : le wagon de métro
et la scène avec les trois blousons noirs. Ben Saïd se trouve, en pleine nuit, dans une
voiture vide… » (105). Surtout dans les deux derniers paragraphes Ben Saïd est décrit
pris par les machinations dřun des garçons et Laurab (127). Il est coincé par eux ne
pouvant ni se déplacer ni quitter le train (cf. 135-137).
130-131 ; 144-148. Ces pages sont constituées par le cycle de la capture de Laurab ce
qui fait référence au « Vampire du Métro ». Pages dans lesquelles Ben Saïd semble
agir comme un complice : « En moins de temps quřil ne faut pour lřécrire (pense Ben

220
Saïd qui, sans quitter sa place, sřest retourné à moitié pour assister à la scène) la fillette
se voit entraînée jusquřau milieu du wagon » (146). « W dit encore : « On lřa bien eue,
la môme ! Ben Saïd approuve de nouveau par le même grognement et poursuit sa
rédaction » (148).Complicité qui sera confirmée plusieurs pages après « Vous
remarquerez par exemple que je me suis abstenu de raconter en détail le viol collectif
de la petite fille capturée dans le métro express grâce à la complicité de Ben Saïd »
(188).
131-134. Ces pages sont une sorte de transition entre le harcèlement de Ben Saïd et la
capture de Laurab. Nous sommes témoins de ce qui se passe avec Laura
b : « Ŕ Vous
dites que la victime criait. Pourtant ni Ben Saïd ni W nřont entendu le moindre cri ou
bruit de lutte » (132).
148-158. Dans la salle cachée du métro (du terrain vague ?) où est conduite Laurab
pour être « interrogée » nous serons informés de la participation de Ben Saïd dans
lřorganisation : « Elle devra donc, dans le cas envisagé, subir le sort atroce que Ben
Saïd lui prépare » (153).
158-166. Cřest le récit des événements au terminus du métro, dans le cas où Ben Saïd
aurait été pris par les jeunes… « Ŕ pas de digressions personnelles, sřil te plaît.
Continue lřhistoire de ce qui se passe au terminus du métro. Ŕ On descend, comme
dřhabitude, W tenant gentiment la main de Ben Saïd, qui pense être tombé sur une
petite frappe pas dangereuse » (158). Cette histoire finit énigmatiquement par
lřassassinat du fiancé et le rapt de la mariée dřun jeune couple.
Dans cette dernière partie du récit nous ne connaîtrons pas la source de la narration.
Si cřest bien Laurab qui introduit le récit à la page 158, cřest Ben Saïd qui semble le
fermer : « Cřest Ben Saïd lui-même qui nous raconte lřhistoire, au « Vieux Joë » où nous
sommes à table » 166. La confusion se fait plus forte encore car nous ne connaîtrons pas la
fin de lřhistoire et, semble-t-il, Laurab (si elle a été sacrifiée) ne peut avoir été témoin des
derniers événements.

221
d. Le greffier et chroniqueur.
Lřespion double du roman devient une sorte de notaire, lřhomme des
renseignements précis, des processus réglés et des actes. Ainsi la scène dans laquelle il est
l'exécuteur des ordres de Frank à Laura (cf. 204). Dans certains « processus », il représente
lřautorité : « Mais je recommence pour la troisième fois la même épreuve, comme il est
prévu dans le texte du jugement remis par Ben Saïd » (181). La trahison soupçonnée du
narrateur principal fait par Laura, selon lui, doit se faire selon les indications de Ben Saïd ;
de même le jugement de Joan Robeson (cf. 152).
Cette première fonction nřen épuise pas une autre aussi importante : celle
dřécrivain. Il est un des bâtisseurs du récit : Il est lřattentif guetteur qui enregistre tous les
incidents en rapport à Laura et qui les consigne dans un « récit succinct» : « Morgan était
donc sûr de trouver Laura seule à la maison (Ben Saïd avait enregistré avec soin le départ
de chez lui du prétendu frère, et ensuite son arrivée au terrain vague) » (191, cf. 114, 186,
193, 194). Il décrit aussi les événements de la prise de Laura dans le train (147), toujours
dans son livre à couverture de molesquine. Cřest lui qui relate avec application ce qui se
passe dans le métro : « Ben Saïd qui est en train de relater la scène avec un soin laborieux
sur le carnet à couverture de molesquine usée » (147).
Les jeux de Robbe-Grillet autour de la figure de Ben Saïd se poursuivent : exerce-t-
il un métier de magistrat ou dřécrivain ? De fiction ou de chroniqueur ? On ne le sait pas.
Mais si sa fonction est de scribe, quelle est la légitimité et la valeur des actes et des
documents normatifs quřil a dû faire avec soin ? Et dřun autre côté, si ses écrits
développent la fiction quand ils sont lus par Laura (cf. 147), dřoù vient la nouveauté, la
partie inconnue par le même Ben Saïd ? Pour quoi a-t-il besoin dřenregistrer ce que lui-
même a commandé ou écrit ?
Dans la géographie de Projet... Ben Saïd est un chemin qui nous mène aux mêmes
carrefours et problématiques que celles du livre dans son entier. C'est bien là aussi une
difficulté, pour nous infranchissable, semblable à celle déjà rencontrée dans le cas de
Laura : Est-ce que le refus de bâtir un récit aboutira à lřincapacité de structurer un corps ?
une identité ?

222
5. Joan, le mannequin.
Joan est un personnage paradoxal de Projet... qui supporte le récit dans le rôle du
bouc-émissaire des rituels et de la violence expressément décrite dans le roman. On
apprend dřabord sa disparition dans lřincendie produit par le narrateur : « Une femme âgée,
qui était en larmes et venait Ŕ si jřai bien compris Ŕ dřéchapper aux flammes, a répété pour
la troisième fois quřune « demoiselle », qui habitait au-dessus de son propre logement,
avait disparu » (47).
Elle est un membre de « lřorganisation » et nous connaîtrons son dernier poste,
celui de baby-sitter (57). Ce qui correspondra au cycle de Laurab dans lřappartement de
Park Avenue. Elle est décrite alors comme une « somptueuse fille de race blanche, pourvue
dřune abondante chevelure rousse du plus bel effet dans les scènes intimes » (57). Ses
rapports avec Laurab se tissent, comme le lecteur en sera informé ensuite, grâce à son oncle
Emmanuel Goldstücker que JR force à régler ses comptes avec « lřorganisation » (152).
À la page 72, dans « lřaffaire des cigarettes » nous serons informé de ses différents
noms : « ŔElle sřappelle Ŕou plutôt se fait appelerŔ Joan Robertson, ou quelquefois aussi :
Robertson » ; nous apprendrons à ce moment-là son second travail comme « fausse
infirmière » chez le Dr. Morgan. À la page 100, nous aurons la certitude de son nom, Joan
Robenson, de son surnom JR et de sa formation en science politique et « Esthétique du
crime ». À la suite du même interrogatoire, elle sřauto-présentera comme « une négresse de
Porto-Rico » (103), affirmation niée par le narrateur. Quand il parle de la torture qui lui
sera infligée et la reconnaît comme une Irlandaise (188).
Elle est aussi un des personnages du roman « à la couverture déchirée » et participe
dřune certaine façon à la double nature de Ben Saïd et de Laura, dans laquelle les plans de
la fiction se mêlent. Elle pourrait partager pourtant une situation de synonymie avec un
autre personnage du roman, mais la confusion du lecteur en regardant le corps sacrifié de la
fille et les tourments élaborés dans le rêve du narrateur esquissent une autre possibilité :
Un mannequin déshabillé, fait dřune matière élastique couleur chair, y repose sur le dos, les membres écartelés en croix de saint André, une splendide chevelure rousse répandue en
soleil encadrant son visage de poupée laiteuse aux grands yeux vert étonnés[…]
Jřidentifie sans peine cette belle créature rousse comme étant JR en personne, qui vient
dřêtre condamnée à titre dřultime menace pour vaincre la lenteur fiscale de son vieil amant,
Emmanuel Goldstücker (176).

223
Selon le texte, JR est là dans le loft « du terrain vague », mannequin, que nous
avons cru disparu lors de lřincendie, mais sans connaître les détails de son assassinat. Le
supplice aurait été accompli sur le mannequin, sur la poupée, mais pas sur la fille. De Joan
il nřy aura aucune chair sacrifiée. Tout doit être pensé comme un jeu théâtral. Le
mannequin sera brûlé pendant trois répétitions en confirmant lřidentification faite par le
narrateur entre la poupée et Joan (179, 180, 181, 208). Le registre théâtral est nourri de
façon continuelle en nous amenant à conclure par rapport à Joan que les mannequins sont
aussi des personnages.
6. Les lieux.
Nous cherchons dans le cadre de cette troisième partie lřenvironnement de Projet...
qui soutient le corps des protagonistes en tant quřexpression collective. Nous sommes
attentifs aux dynamismes sociaux qui font de la corporalité une de leurs clefs
dřarticulation. Il nous faudra également vérifier si la « topologie » dans ce roman partage
les impasses de la chronologie, lřinstabilité des personnages et lřentrecroisement des plans
de fiction ou si au contraire elle peut nous aider à surmonter les difficultés structurelles de
la narration.
Un double rassemblement des espaces est possible. Les premiers expriment la ville
comme telle ; ils sont classés dans les frontières de ce que nous appelons « lřespace
public ». Le second groupe est constitué par les espaces de la maison, dans les frontières de
ce que nous appelons « lřespace privé ».
a. La ville.
Dès son premier roman publié, Les Gommes, 1953, jusquřau dernier, La Reprise
2002, la ville est au centre des écrits de Robbe-Grillet, elle se révèle comme lřespace
privilégié de ses « héros ». Son premier roman avait exprimé davantage sa préoccupation
dřarpenteur en établissant la géographie des rues, ponts, carrefours et places. Topologie
d’une cité fantôme, 1976, se situera dans lřespace mythologique en suscitant chez le lecteur
un monde de rêves et de villes fantastiques superposées. Projet… 1970 se trouvait à mi-
chemin en faisant de New York, de son nom et de son profil un prétexte. Lřauteur ne
cherche pas par ce roman à représenter avec exactitude un phénomène social ou à inclure
la vraie New York en tant que partie prenante du récit. Il sřagit plutôt dřimmerger le
lecteur dans les multiples signifiés dřune ville moderne et de rappeler les stéréotypes quřil

224
veut travailler : lřincommensurabilité de lřespace, le mouvement ininterrompu, les foules
errantes, les quartiers chauds, les migrants, lřobscurité du béton et de lřacier, les éclairages
artificiels, etc.
Il ne sřagit pas de New York, cřest clair, dřautant plus que le narrateur lui-même
exprime son mépris pour une telle vraisemblance : « Ŕ Cette fois-là, je trouve que cřest
vous qui exagérez ! Dřautant plus que personne nřa jamais prétendu que le récit était fait
par un Américain » (189). Dans Projet... cřest le nom mythique de la modernité qui se
reflète en « New York ». Cette modernité stigmatisée par Robbe-Grillet. En effet celle-ci
dans des mécanismes comme la publicité élargit ses tentacules jusquřaux recoins les plus
inattendus et capable de « faire des affaires » avec des situations les plus contradictoires :
On trouve aussi, tout à côté, dřimmenses magasins de souvenirs où sont offertes en
devanture, disposées en files parallèles dřobjets semblables, les reproductions en matière
plastique des haut lieux de lřempires, soit, du haut en bas de lřétalage : la statue de la
Liberté, les abattoirs de Chicago, le bouddha géant de Kamakura […] En fin, il y a les librairies pornographiques, qui ne sont que le prolongement en profondeur de celles de la
quarante-deuxième rue. (33, 52-55, 65, 173).
Je me rappelle que, dans les couloirs de sortie, il y avait la grande affiche pour le nouveau
détersif Johnson.
Ŕ Celle de la fille qui baigne dans son sang, au milieu du tapis dřun salon moderne, toute en
nylon blanc ?
[…]
Ŕ Le texte dit : « Hier, cřétait un drame.. Aujourdřhui, une pincée de lessive diastasique
Johnson et la moquette est comme neuve » (159).
Cette modernité chez Robbe-Grillet est aussi piégée dans ses institutions de
conservation les plus précieuses comme la police qui sera plagiée, mise au même niveau
que « lřorganisation » et jugée inepte (96, 102, 130). Les pompiers seront également
trompés, et ridiculisés (47, 82-83). Le roman met fin aux bonnes intentions de lřéducation
qui ne servent à rien ou qui utilise des enregistrements comme les « crimes individuels
éducatifs » (70-71, 154) ; on est témoin aussi des failles dřune institution de sécurité
sociale particulière car les cabinets des psychothérapeutes masquent dřautres réalités ou
des expériences médicales qui ne recherchent pas la santé (33-36, 72).
Nous avons parcouru cette ville piégée en fonction des objectifs de notre recherche
en prêtant attention à quelques lieux comme les rues, le métro et « le terrain vague » ; lieux
importants comme espaces de socialisation des individus et de déconstruction collective de
leur corporalité.

225
1) Le terrain vague.
Situé dans la périphérie ou dans le centre de nřimporte quelle ville, cřest une de ces
zones tolérées ou ingouvernables de toute agglomération ; il nous rappelle ces espaces
toujours inconnus de la grande masse de la population, apprivoisés par les mafias locales
ou petits réseaux. Ce terrain est à la fois un dépôt et un théâtre; comme dépôt il est une
sorte de dépôt dřobjets encombrants et de fournitures théâtrales ; comme théâtre il réveille
des fantaisies interdites ou des actions « périmées ». Tout cela, en refusant de disparaître
prend de temps en temps les apparences de la vie ; là ce qui est réprimé, oublié ou exclu
dans la ville « civilisée » semble trouver sa place et son temps.
Ce terrain vague de Projet... croise dans le récit trois registres différents : celui du
narrateur, de Ben Saïd et des « blousons noirs ». Cřest lřendroit où les garçons commandés
par Laurab ont leur centre dřopérations (158-159), la scène où Ben Saïd est doublement
trompé (162, 166, 174), et lřendroit officiel de « lřOrganisation » pour les tortures, les
exécutions et les rituels où Joan-mannequin sera outragée par le narrateur (178-183). Nous
reviendrons sur cette dernière situation ultérieurement (cf. infra p. 279 ).
Ce terrain est un des rares endroits décrits avec soin par le narrateur et par Laurab et
presque de la même façon :
Cřest une sorte dřesplanade rectangulaire dřenviron trente mètres sur vingt, close par des
palissades très élevées dont la seule raison dřêtre, sans doute, est de pouvoir y placarder des
affiches de grand format, car il nřy a rien de précieux a lřintérieur. Une seule porte y donne
accès, très petite, si basse quřon doit se courber pour la franchir, et très difficile à découvrir
pour celui qui ne la connaît pas dřavance, car elle correspond exactement à la porte en trompe-lřœil figurant sur une affiche… (159).
À lřintérieur, il y a très peu de végétation : le sol est pavé, comme étaient les rues
dřautrefois, paraît-il. On a lřimpression dřêtre dans une cour, ou sur une petite place, dřune
ville ancienne qui se trouvait dans ces parages et qui aurait disparu. Tout le quartier
dřailleurs est en ruines, sur des kilomètres…. (160).
Le narrateur en gardant presque tous ces éléments mentionnés par Laurab décrit le
terrain plutôt comme un grand plateau rempli de fournitures et de machineries
cinématographiques Ŕ il faut se méfier de lui, cřest un de ses rêves (177) Ŕ. Dans les deux
descriptions sont énumérés les différents objets éparpillés dans le roman comme
instruments de la « révolution » (lřincendie, le viol, le crime) ; des objets que nous avons
retrouvés en plusieurs incidents : un lit de cuivre, un mannequin, trois projecteurs de
cinéma, une table à repasser, une voiture, une bicyclette et un escalier métallique (161,
176-177). Les autres objets, mentionnés seulement par le narrateur, ont un rapport étroit

226
avec Laura, avec ce qui se passe à la maison ou avec ses activités dans lřaffaire JR : un
bidon dřessence, des marteaux, des clous, une robe de soie verte, des seringues, trois
blouses dřinfirmière « tachées de sang », un carnet recouvert de molesquine noire, une
aiguille à tricoter, etc. (178).
Lors dřun retour du narrateur quřil croit faire chez lui, il arrive en fait au terrain
vague, et se retrouve dans le loft et ses objets (175). À cet endroit il exprimera plusieurs
commentaires dont nous déduisons les dimensions théâtrales du roman (175-178). Quant à
ses observations on peut suggérer plusieurs hypothèses : a) La maison du narrateur pourrait
être une illusion théâtrale et le récit à un premier niveau une des représentations ; b) On a
là confirmation de la différence entre Laura et Laurab, car la première nřest jamais là, dans
« lřarrière scène du terrain vague. c) Il y a dans le terrain des objets qui ont un lien avec
Laura, entre autres : les ciseaux, lřaiguille à tricoter et un carnet recouvert de molesquine
noire.
On peut donc penser que les incidents de la maison et ce qui se passe avec Laura est
une partie de la pièce de théâtre, de la représentation. Laura peut être pensée comme la
grande fiction du roman ; elle nřexiste pas hors de la scène théâtrale. Elle vit seulement
dans la représentation, dans la répétition de cette pièce inconnue dans sa totalité ou peut-
être dans la lecture du livre à la couverture déchirée (le scénario ?).307
Laura dans son
existence empruntée en tant que représentation nous laisse seulement les choses que
lřappât de sa fiction a demandée.
2) Le métro.
Nous le connaissons depuis le début du roman, grâce aux parcours du narrateur qui
nous mène à travers des couloirs et espaces cachés. Le métro comprend principalement des
galeries liées à ce monde souterrain qui ouvrent dans lř« obscurité du sous-sol » à dřautres
dimensions de la ville. Dans ces grands espaces éclairés par « la clarté blafarde des tubes
de néon… » les foules anonymes marchent incessamment. Ces passages offrent aussi des
services souterrains consacrés aux besoins divers de la population : jeux (32), boutiques de
souvenirs (37), tabacs, etc. Le métro est la seule représentation du roman qui suscite une
307 Alors lřaffirmation du narrateur à « Ben Saïd » dans un dialogue aura un sens : « Ŕ Ils pensent que tu ne vis pas seul.
Ŕ Si, dis-je après un instant de réflexion, je vis seul à présent.
Ŕ Cřest possible, mais ils ne veulent pas le croire.
Ŕ Quřils aillent se faire voir », ai-je énoncé avec calme, pour mettre fin à cette conversation. » (51)

227
représentation mimétique pour le lecteur, une dimension de la ville encore crédible et
imaginable dans le roman.
Le métro et ses installations sont plus quřun réseau de communication ou de
services publics dans la Ville ; il rassemble des installations assez particulières du
roman dont deux seront dřimportance vitale pour nous : le wagon où Ben Saïd et Laura
seront « attrapés » et la salle clandestine de la station où Laurab sera torturée.
On se souvient des séquences 35, 39, et 42 qui développent le harcèlement de Ben
Saïd par Laurab et ses copains et qui ont pour espace un wagon du métro. Une voiture
presque vide et à la fin de la journée. La même voiture devient, semble-t-il, le soir et dans
les temps creux, le théâtre du « Vampire du Métropolitain » et de la prise en otage de
Laurab (séquences 40, 41, 43, 45). Ce véhicule perd dans les deux cas son caractère public
en devenant par des actes délictuels lřespace privé dřintérêts particuliers. Il faut nonobstant
souligner que malgré le caractère funeste de la voiture, dans les deux attaques personnelles
de Laurab et Ben Saïd, le délit ne sera jamais achevé dans le wagon ; il faudra attendre le
terrain vague ou la salle du terminus du métro.
Le deuxième lieu pour nous significatif est une salle du métro décrite par le
narrateur le soir même où Laurab est prise par le Dr Morgan et le « Vampire » :
A la fin dřun long passage « une salle cubique, pauvrement éclairée par une ampoule nue
qui pend au bout de son fil. Le sol, les quatre murs et le plafond sont revêtus de cette même
céramique autrefois blanche que lřon retrouve partout dans les stations et accès de
correspondance et qui est, ici, dans un état de conservation un peu meilleur. Pour tout
mobilier il y a une table en bois blanc et deux chaises assorties, vieilles et sales, comme on
nřen trouve plus que dans les cuisines minables des Etats du Sud, reconstituées pour la
télévision (148).
D’autres objets et propriétés de la salle sont mentionnés : son accès fermé par une
grille (148), une table, quelques chaises et une cage en fer (149, 206) Dans cet endroit nous
assisterons aux interrogatoires de Laurab (séquences 45, 46). Pour elle le métro est le lieu
de ses actions criminelles et en même temps lřendroit où elle sera prise, interrogée et
tuée.308
308 Comme dans nřimporte quel réseau de métro les mêmes endroits peuvent être abordés par différents
lignes. La salle des exécutions où Laurab est emmenée et la grande salle de théâtre décrite au commencement
par le narrateur pourra être la même ; nous ne le saurons jamais : il nřy a pas assez de données.

228
Une autre caractéristique importante en relation avec les personnages est établie
grâce au métro ; en ce qui concerne Laurab nous avons une connaissance certaine des
espaces quřelle utilise et des incidents liés à son histoire : lřappartement de Park Avenue et
le métro. Ces données ainsi que les actions rapportées par les autres protagonistes, nous
fournissent un récit assez complet à son sujet. Pour Ben Saïd ou pour le narrateur il se
passe le contraire, le métro (comme les autres lieux parcourus par eux) représente un
endroit de passage et le plateau de multiples possibilités.
3) Les rues.
Les rues et les passages publics, inclus dans le roman, sont les chemins suggérés ou
les points géographiques théâtralement indiqués en fonction des acteurs. Dans lřabsence
dřune caractérisation particulière ou de données plus élaborées elles partagent
lřénonciation conventionnelle de ce que peut être une rue. « La rue était vide de toute
voiture, et déserte à lřexception de ces quatre personnages… » (21). Quoi quřil en soit
lřeffet recherché par le narrateur cřest le vide qui sřimpose comme la caractéristique
fondamentale de ce qui se passe dans la rue :
Je longe à pied une rue déserte, perdue Ŕ je le sais Ŕ tout au fond dřun lointain faubourg en
ruines, dans la quasi-obscurité bleuâtre de la nuit qui achève de tomber. On ne perçoit
aucun bruit, pas le moindre ronflement de voiture aux environs, et cřest dans un silence
total… (172).
Les rues et les couloirs, chacune à leur façon, représentent lřaxe spatial sur lequel le
narrateur positionne les différents décors dans lesquelles il transite (208).
Les rues sont évoquées aussi par leurs sons : « le timbre avertisseur dřune voiture
de pompiers » (43), ou par les codes qui marquent les habitations ou les endroits fréquentés
par le narrateur « lřappartement de JR est bien celui de la cent vingt-roisième rue ? » (77,
96). Elles sont, peut-on dire, les espaces les moins travaillés par Robbe-Grillet mais nous
permettent une compréhension directe des fonctions ordinaires dans la ville. Nous nřy
soupçonnons pas de métamorphoses ou de sens cachés propres aux autres espaces comme
le métro ou le terrain vague.
b. La maison.

229
Déjà envisagée dans les pages précédents elle apparaît parfois comme un lieu
domestique en la présence du narrateur, même si les activités propres dřun foyer telle que
la plus ordinaire préparation dřun repas reste inconnue du lecteur. Laura et le narrateur font
de cette bâtisse, de temps en temps, lřendroit du repos et le terrier du soir. Lorsque des
« jeux érotiques » du narrateur et des paroles échangées surviennent, nous percevons une
ambiance dřhabitation et une vague sensation de protection. Il en va tout autrement quand
nous parcourons la maison dans la solitude de Laura, qui reconnaît la maison comme sa
prison (141) ; le bâtiment devient en conséquence un labyrinthe, une cage, un chemin piégé
et le cadre dřévénements étranges comme le cycle que nous avons appelé Barbe Bleue.
Sans en être certain on peut penser que la description donnée par le narrateur est
bien celle de la maison dans sa totalité :
La maison, comme je lřai dit, comprend quatre étages identiques, en comptant le rez-de-
chaussée. Il y a cinq pièces à chaque étage, dont deux donnent sur la rue et deux, par derrière, sur la cour dřune école municipale de filles ; la dernière pièce, qui sřouvre en face
de lřescalier, nřa pas du tout de fenêtres. Au niveau où nous couchons, cřest-à-dire le
troisième, cette chambre aveugle est une très grande salle de bains. Quelques pièces du rez-
de-chaussée nous servent aussi ; celle, par exemple, que jřai appelée la bibliothèque. Tout le
reste de la maison est inhabité (46).
Dans cette même page et par le narrateur nous serons informés de sa tâche de
gardien dans un projet de démolition et de construction. Pour Laura cette même maison ne
cessera de changer dans ses recherches : elle se trompe en voulant arriver à sa propre
chambre (120), semble ne pas se trouver dans le même endroit et parfois les couloirs
grandissent, le nombre de chambres augmente jusquřà plus de vingt-six (123). Est-ce que
la maison « du côté de Greenwich » surveillé par Ben Saïd (104, 207), celle de vingt
chambres du narrateur ou lřautre de plus de vingt-six de Laura sont la même ? est-il
possible dřimaginer aussi lřassemblage dřune « maquette théâtrale » au terrain vague ?
La maison et les appartements sont toujours arrangés par et pour les femmes, à
Laura la maison « de Greenwich » du narrateur, à Laurab
lřappartement de Park Avenue et
à JR le studio de Harlem détruit par le feu. En parlant de la maison habitée par Laura il y a
deux espaces qui se détachent de manière spéciale :
1) La chambre.

230
La chambre est présentée par le narrateur à partir de deux activités autour du lit : le
repos « où nous couchons » (46) et ses rapports sado-érotiques avec Laura (171) ; des
exercices toujours nocturnes (55, 170). Cette pièce au troisième étage devient le lieu
principal du bâtiment pour lui comme pour Laura ; cřest lřendroit assigné pour les
mécanismes de soumission de sa captive ; pour elle, cette clôture ne constitue pas alors le
meilleur lieu de détente ou de confort. De cette pièce nous connaîtrons peu de choses : une
lampe et une table de chevet (168), un épais tapis qui recouvre tout le plancher de la
chambre (17) et une porte dont la serrure est cassée par le même narrateur (46).
Au-delà de la répression et des violences imposées par le narrateur, la chambre
récupère sa dimension protectrice qui rassure et permet à Laura de se trouver pour une part
chez-elle. Dřun côté comme centre du repos elle reproduit plus ou moins ce que nous
avons déjà précisé en parlant de la chambre dans La Jalousie ou dřEl Beso…. Cette
chambre et son lit sont le centre du microcosme et le seul lieu personnel de Laura dans
cette maison. Un espace sûr et inoffensif où elle trouve protection et un certain confort (15,
46, 48).
La chambre est aussi pour Laura le lieu du dépôt de ses trésors cachés dans une
cavité au-dessous du plancher. Cachette qui garde les choses qui racontent sa participation
dans les autres histoires du roman : la boîte dřallumettes, les ciseaux, lřaiguille à tricoter,
les éclats de verre et le roman « à la couverture déchirée » (141). Ces objets nous aident à
faire la liaison entre elle et certains événements du roman mais nourrissent également la
sensation de lřinexistence de Laura ; car si ces objets ont été cachés par elle pourquoi le
narrateur les trouve-t-il dans le terrain vague ? Et si la reconnaissance des objets par le
narrateur se fait avant les événements, comment sont-ils arrivés à la maison ?
2) Le vestibule et la bibliothèque.
Le vestibule est par sa nature la pièce dřaccueil, la place intermédiaire entre le
dehors et le dedans, une zone de transition. Ce passage est un hybride qui ouvert aux
forains ne dévoile pas lřintimité de ses habitants ; il est le théâtre des présentations, des
attentes, des échanges formels ou des refus définitifs.
Le vestibule dans le roman est un endroit en transformation, une place énigmatique
explorée par Laura de lřintérieur, comme par les yeux extérieurs des multiples personnages
(le narrateur compris) soit par un judas vitré (9, 115), soit par un trou de serrure (87, 113).
Un lieu dont nous ne saurons pas exactement la configuration, en identifiant seuls quelques

231
objets : une console de marbre et une grande glace (12, 114). Cřest lřendroit le plus
passager de la maison, tant pour le narrateur et Laura, que par les visiteurs occasionnels
que nous y retrouvons. Le vestibule dessert l'entrée principale de la maison, « la
bibliothèque », des couloir(s) et, par un escalier, les étages supérieurs de la maison (55).
Pour le narrateur, être chez-soi cřest revoir le vestibule (cřest-à-dire re-voir une fois
de plus la console et la glace) et utiliser sa clef. Pour lui la transition entre la porte
principale et le salon configurent le vrai seuil de la maison : « Ma main se détache de la
petite clef, que je venais juste de déposer sur le marbre lorsque jřai levé les yeux vers la
glace » (13, cf. 26, 49, 167). Il sera le portail toujours attendu par le narrateur, même dans
son rêve : « De lřautre côté, il nřy a dřailleurs ni console ni bougeoir de cuivre ni grande
glace » (175). Nous pouvons lřaccompagner dans la même fiction, bâtissant à partir de cet
espace sa maison, à chaque fois quřil reproduit le même rituel dans le récit.
Le vestibule est reconnu par Laura seulement une ou deux fois, assez énigmatique
et en fonction de son évasion ou de son caractère dřespion ; présentation que nous
percevons comme une stratégie de Robbe-Grillet pour affirmer lřambiguïté du texte et les
rapports spatiaux des personnages (116, 206). Le rapport de « la captive » au rez-de-
chaussée est indiqué principalement par la bibliothèque.
La bibliothèque est comprise dans la description que fait le narrateur de la maison,
en théorie elle est vide et cette particularité est rappelée à plusieurs reprises par lui-même
et par Laura (84, 141, 116). Espace parfois exploité par la prisonnière : « Elle se tient là,
dans cette posture, depuis au moins une heure, à guetter mon retour » (13, 84) ; mais ce
que le narrateur ignore et que le lecteur découvrira avec certain étonnement, après, presque
à la fin du livre ce sont ses explorations du terrain : « Elle sřapproche, sans marquer de
surprise devant lřattirail des cordes, poids en fonte et projecteurs, auxquels ses précédentes
investigations lřont accoutumée, plus étonnée de voir si peu de sang… » (200).
Du vestibule nous avons un accès direct à la bibliothèque, le centre des
« expérimentations » des premières pages aux dernières, lieu du supplice dřune jeune fille
(8-11, 186, 193-200). Une fonction qui semble être la même dans les cinq séquences 2, 32,
37, 53, 54 que constituent le cycle que nous avons appelé du « serrurier ». Moments de
violence assez difficiles à situer dans la chronologie impossible de Projet.... Cycle en
contradiction donc avec les affirmations de lřabandon de la bibliothèque ; le narrateur

232
semble taire quelque chose et Laura nous cache aussi des renseignements. Il est clair au
moins que dans cette salle et pendant lř« expérience médicale à caractère monstrueux »
nous trouverons dans la maison des personnages différents de Laura et du narrateur : le
serrurier et lřhomme à la capuche : N.G. Brown (191), le Dr Morgan et « Sarah
Goldstücker, la véritable fille du banquier »(192). Par sa fonctionnalité « sacrificielle »
cette salle rejoint la salle du métro, ou lřappartement de JR, comme lřultime lieu des
jugements ou des rituels opérés sur les jeunes filles.
Cette « bibliothèque » à rayons vides est montrée dřune façon indirecte la plupart
du temps par le miroir du vestibule (116, 187). Et selon les descriptions du supplice nous
imaginons quelque table et les éléments dont Laura fait lřénumération (200). La
bibliothèque est aussi un lieu de châtiment pour Laura, « la nuit où on lřavait enfermée
sans lumière dans la bibliothèque vide du rez-de-chaussée, la nuit dernière probablement.
Elle avait eu si peur quřelle sřétait réfugiée tout en haut des rayonnages sans livres » (141).
Les détournements spatiaux rendent impossible une continuité du récit et laissent
seulement lřhypothèse du théâtre, comme issue pour situer les choses dans un axe de
coordonnées. La porte de la maison, le supplice de la « métisse » et les objets découverts
dans le « terrain vague » nous permettent une certaine association avec la bibliothèque par
des enchaînements métonymiques (191, 195-199). Lřespace commun permettra le suivi des
événements, même si les personnages et les temps déploient leurs mutations incessantes.
Mouvements ininterrompus qui mènent le lecteur par les parcours labyrinthiques dřun récit
sans issue définitive.
Selon les données de la maison connues, grâce au narrateur et Laura, les deux
locataires autorisés de cette bâtisse, nous pouvons fixer quelques fonctions : au narrateur le
pouvoir légitime sur la porte, à lui dřadmettre ou dřexclure, personnes ou actions de son
périmètre et, de manière spéciale, la destination des étages supérieurs de la maison. À
Laura la possession des secrets de la maison, lřexploration de ce qui reste caché,
mystérieux ou clandestin ; elle connaît en plus des choses imaginées ou perçues par le
lecteur. Elle devient par son rapport à la lecture et à lřécriture et, surtout, par sa présence
continuelle dans la bibliothèque le texte nouveau ; il existera désormais chez Robbe-Grillet
une autre façon dřenregistrer les textes, de faire une bibliothèque : la peur de Laura le soir
où elle a été enfermée dans cette pièce et la protection quřelle a trouvée dans les rayons
vides lřa métamorphosée (141). Elle et le livre « à la couverture déchirée » sont les sources

233
du roman : des histoires racontées et inventées, tout au long du roman, pendant les
interrogatoires, comme des secrets cachés et suspectés par le lecteur. Il sřagit de la fonction
de lectrice et auditrice de Laura dont nous avons déjà parlé ; rôle qui ne pourrait déployer
pas dans toutes ses potentialités sans la participation active du lecteur.
Tout le rez-de-chaussée est lřendroit des expérimentations ; il faut voir les
mouvements des personnages : le narrateur, le serrurier, Ben Saïd et le Dr. Morgan, tous
vont et viennent dans la maison ; chaque entrée et chaque sortie apportent des sens
nouveaux au récit. Si nous pouvons croire que le plus important se fait sur le(s) corps de(s)
jeune(s) fille(s) : viols, inséminations artificielles, expérimentations avec des araignées,
etc., nous nous trompons. Les « expérimentations », les vraies, se développent dans le
roman par les changements de temps, de rôle et dřemplacement des différents
personnages ; ce quřils croient voir, ce quřils croient faire, tout cela est mis à lřépreuve par
le vestibule et la bibliothèque. Il y a dans cet espace dřautres coordonnées dřespaces-
fictionnels qui déstabilisent lřagir des personnages quand ils rentrent ou regardent ce lieu.
Après avoir analysé dans ce chapitre « Une géographie impossible : Projet pour
une révolution à New York », les personnages et leurs rapports aux espaces dans le roman
nous pouvons confirmer lřimpossibilité dřétablir par le récit une ville structurée et
fonctionnelle dans ce roman. Nous nřarrivons pas à situer le niveau de lřespace public dans
la ville, de la même façon que la maison nřarrive pas à se montrer comme un lieu
réellement domestique. Les rapports entre le dedans et le dehors, le social et le privé sont
bouleversés par la fiction et les paramètres mouvants chez Robbe-Grillet. Le critique en
face de cette pluralité et de lřimpossibilité de confirmer une seule ligne doit inventer une
structure analytique. Dans le cadre de notre recherche sur le corps féminin et son rapport
au contexte social, il nous a donc fallu faire le découpage du roman afin dřidentifier les
incidents les plus significatifs du récit. Sans oublier que la caractérisation des personnages
a été une des tâches problématiques comme celle de lřidentification des espaces, et son
importance dans le dénouement des actions.

234
B. Une libido circonscrite : The Buenos Aires affair, 1974.
Lřhistoire du roman se développe essentiellement autour des deux derniers jours de
Leopoldo Druscovich, lors de la prise en otage de son ancienne amante Gladys. Mise en
scène dřun plan pour libérer sa conscience dřun prétendu crime commis par lui plusieurs
années auparavant. Cette « affair »,309
dont lřappartement de Léo est le lieu privilégié,
dénoue aussi les angoisses de la vie artistique et sexuelle de ces deux personnages
introduits dans le réctit par plusieurs flash-backs.
Buenos Aires... est le premier roman de Manuel Puig situé au centre des villes,
déployant une intrigue préférentiellement urbaine ; cřest la plus cosmopolite de ses œuvres
qui se déroule en Europe, aux Etats-Unis et à Buenos Aires. Puig y réfléchit sur le monde
artistique, bourgeois et politique. Il pénètre aussi, pour la première fois, dans les mondes de
la répression officielle et sociale, dans sa relation avec la violence sexuelle des individus.
1. Le roman comme assemblage.
La composition du roman présente plusieurs stratégies et thèmes vitaux qui sous-
tendent une configuration spécifique de la corporalité. Il nous faut tenter de préciser
quelques axes qui rendent possible cette entreprise tout au long du récit.
Le monde parodique littéraire et culturel, élaboré par Puig dans ses romans, naît de
son attention aux formes culturelles de masse comme le radio-roman, le cinéma de
Hollywood ou de sa prédilection pour les formes mineures de la littérature, feuilleton et
roman policier. Pluralité quřil rassemble en toute liberté, sans prendre parti pour une idée,
une théorie ou une école. Il essaie dřillustrer ses propres inquiétudes et ses motivations
comme il lřa dit lui-même : « yo quisiera eliminar esa distancia impulsado por un intento
de sinceridad. Si gozo con ciertas manifestaciones del llamado mal gusto debo aceptarlo y,
por eso, quiero investigarme, no traicionarme ».310
Lřécriture de Puig est marquée par le
« mauvais goût » et la pluralité culturelle : toute disparité peut être rachetée; il s'efforce de
lutter contre lřexclusivité de la création « cultivée » et la répression écrasante du «bon
goût», en écoutant toute expression condamnée et refusée, quřelle soit thématique ou
309 Nous conservons la graphie anglaise ainsi qu'elle a été fixée par Puig dans le roman même lors dřun
entretien du magazine Harper’s Bazaar, une publication au « langage chic et international » qui garde la
sonorité snob et kitch propre au milieu auquel elle sřadresse cf. Buenos Aires…. p. 120. 310 TORRES FIERRO, Danubio, Conversaciones con Manuel Puig: La Redención de la Cursilería, p. 509.
« Je voudrais éliminer cette distance, poussé par un élan de sincérité. Si je me réjouis de certaines
manifestations de ce quřon appelle le mauvais goût, je dois lřaccepter et, pour cela, je veux mřinterroger, pas
me trahir. ». Traduction personnelle.

235
stylistique. La structure narrative retenue par Buenos Aires... révèle cette tentative. A
travers elle et la pluralité qui la sous-tend de façon évidente, on peut identifier plusieurs
positions théoriques de lřauteur explicitées par Ilse Logie :
Puig ha logrado fundar una estética de la contaminación en la que se difuminan
las diferencias entre arte culto y popular. En sus propios textos, Puig incorpora les
recursos más seductores de los subgéneros cuyos códigos pretende subvertir. El autor desautomatiza la paraliteratura sin destruirla; la relación entre sus novelas y
el folletín o la novela negra es simultáneamente conflictiva y dialógica. Pero la
literatura de Puig no es interesante porque apele a lo pintoresco de las subculturas. Lo es porque nos informa de unos principios universales (entre ellos, el
mecanismo mimético) patentes en la subcultura, pero que no por ser menos
visibles son menos activos en el arte culto).311
En même temps il faut ajouter que Buenos Aires..., Pubis angelical et Maldición
Eterna… sont les romans par lesquels Puig déconstruit dřune façon plus élaborée les
stéréotypes de l'élite "cultivée et bourgeoise".312
Ses contradictions, ses fascinations et ses
propres problèmes sřexpriment à travers ses personnages ; le travail de lřécrivain devient
une sorte dřagrégat de données et de matériaux divers, dont le lecteur a pour tâche de
continuer la création sur lequel il doit produire sa propre opinion. Chacun doit achever le
texte. Puig comme Robbe-Grillet ne se montre ni comme le patron ni comme l'autorité du
récit : Ŗ Trato, en lo posible, de dar datos sobre las situaciones y los personajes, y que el
lector saque por sí mismo las conclusiones ».313
Chez Puig, la performance ou lřassemblage devient une des forces de sa création
comme il lřa bien montré dans le personnage féminin de Buenos Aires... « Gladys », la
facture de sa création se projette en elle comme une représentation de lřécrivain lui-même.
La resaca, me atrevía solamente a amar la resaca,
otra cosa era demasiado pretender. Volví a casa y
empecé a hablar Ŕen voz muy baja para no
despertar a mamáŔ con una zapatilla olvidada, con
una hoja rota de diario, y me puse a tocarlas y a
escuchar sus voces. La obra era ésta, reunir objetos
despreciado para compartir con ellos un momento
Le ressac, il nřy avait que le ressac à qui jřosais
donner mon amour, prétendre à autre chose eût été
trop pour moi. Je suis rentrée à la maison et je me
suis mise à parler Ŕ tout bas pour ne pas réveiller
maman Ŕ avec une espadrille oubliée, un bonnet
de bain en lambeaux, une feuille de journal
déchirée, et je me suis mise à les toucher et à
311 LOGIE, Ilse, Encuentro Internacional Manuel Puig, p. 118. ŖPuig a réussi à fonder une esthétique de la
contamination dans laquelle se dissipent les différences entre lřart cultivé et lřart populaire. Dans ses propres
textes, Puig incorpore les ressources plus séductrices des sous-genres qu'il prétend subvertir. Lřautour dés-
automatise la paralittérature sans la détruire ; le rapport entre ses romans et le feuilleton ou le roman noir est
simultanément conflictuel et dialogique. Mais la littérature de Puig n'est pas intéressante parce quřelle fait
appel au pittoresque des sous-cultures. Elle lřest, car elle nous informe des principes universels (parmi
lesquels se trouve le mécanisme mimétique) patents dans la sous-culture, qui, tout en étant moins visibles dans l'art culte, n'en sont pas moins actifs. » Traduction personnelle. 312 Cf. ZAPATA, Monica, L’œuvre romanesque de Manuel Puig. p. 232. 313 TORRES FIERRO, Op. Cit. p. 514 ŖJ'essaie, autant que possible, de fournir des données autour des
situations, des personnages, et le lecteur doit tirer par lui-même les conclusions. » Traduction personnelle.

236
de la vida, o la vida misma.
Buenos Aires... p. 123.
écouter leurs voix. Cřétait cela mon œuvre, réunir
des objets dédaignés pour partager avec eux un
moment de vie, ou la vie elle-même
Les Mystères… 118 Ŕ 123.
Ce fragment de roman montre la création à lřœuvre. Si on se laisse porter par elle,
les entretiens, formulaires, morceaux de nouvelles, informations médicales ou épigraphes
cinématographiques apparaissent comme donnant vie à Buenos Aires…. Le roman policier
comme structure a été choisi comme un cadre et une quête ; il ne sřagit pas dřune option de
genre littéraire ou du déploiement dřune vraie intrigue policière.314
Il faut souligner dans ce montage lřépigraphe par laquelle il ouvre chaque chapitre ;
il sřagit dřun fragment de scénario qui reproduit une scène filmique. Cet indice du roman
exprime le narrateur fictif qui énonce les événements en tant que « le réel » mais qui pour
un regard attentif suscite différentes interprétations des pages qui suivent. Le cinéma,
comme élément extérieur, travaille à partir de ses propres coordonnées du dehors, mais est
aussi impliqué dans les cadres imaginaires des protagonistes. Toutes les citations de films,
au commencement des chapitres, nous projettent dans dřautres univers de compréhension,
en élargissant la lecture dans un rapport intertextuel et aussi cinématique.
En brisant lřinstance narrative dans une profusion de voix et documents, Puig se
livre à autant dřexpérimentations que Robbe-Grillet. Cependant, il donne toujours
lřimpression de sa propre absence, hors de la fiction, et de la supposée autonomie du
lecteur. Puig travaille également dans la perspective du roman comme totalité, comme
œuvre fermée et aboutie, expérience contestée chez Robbe-Grillet. Les interventions
directes de lřécrivain que nous avons soulignées chez Robbe-Grillet dans Projet..., sont
maîtrisées ici par lřévidence du montage ; nous sommes conscients des divers matériaux
utilisés et des ruptures dans lřhomogénéité du temps et de lřespace. Cet assemblage
permet, dans le roman, dřéchapper à lřillusion fausse de la réalité mimétique de
lřécriture. Chez Puig, se met en place par cette technique un système de production de
signifiés qui établissent un monde littéraire propre, en explorant dřautres possibilités du
langage.315
314 Cf. KUNZ, Marco, Trópicos y tópicos, la novelística de Manuel Puig, p. 42. 315 Cf. CAMPOS, René, Espejos : La Textura Cinemática en la traición de Rita Hayworth. p. 121.

237
2. Les personnages.
Comme pour Projet…, nous commencerons par présenter les personnages afin de
mieux faire percevoir, dans un second temps, leur correspondance avec lřenvironnement
construit par le romancier.
a. Gladys Hebe D’Onofrio.
Cette figure féminine une des plus fortes et les plus combatives chez Puig mais qui
reste conventionnelle, évoluant dans les imaginaires de bonheur et de la réussite. Son
concept de joie vient dřun rôle passif de femme ; soumise, elle rêve son destin dans le
renoncement et le sacrifice, toujours attachée à un mâle, plus fort quřelle. Il y aurait un
«homme beau et bon» qui lui donnerait le bonheur dans la possession. La femme forte,
mariée à un homme moins cultivé quřelle, un héritage reçu de son groupe socioculturel.
Clara Evelia, la mère de Gladys a sacrifié sa vocation «poétique» pour la vie conjugale et
le foyer. (26-29). Les rêves de bonheur de Gladys expriment, à leur manière, cet
imaginaire. Ses fantaisies sexuelles du chapitre IV lřexpriment aussi :
Y a su casa los alumno pelearán por ir porque no
sólo es él una lumbrera sino que su mujer Ŕun poco mayor y aparentemente sencilla, y siempre lista
para cocinar pavos y perdicesŔ resulta la más culta,
más sensible, pintora y escultora, escondida detrás
de la sombra del sabio marido.
Buenos Aires... p. 78.
Et ses élèves se disputeront à qui sera reçu chez
lui car non seulement cřest une lumière mais sa femme ŕun peu plus âgée, dřallure simple, et
toujours prête à cuisiner dindons et perdrixŕ, est
en fait la femme la plus cultivée et la plus sensible
qui soit, peintre et sculpteur, cachée dans lřombre
de son savant mari. »
Les Mystères…p. 76.
Presque toutes les pages de ce chapitre (60-80) maintient la représentation de lřhomme
faite par Gladys à partir de son histoire personnelle : entre désir et angoisse. Au chapitre
VII, lřentretien fictif en revient à lřimage de lřhomme fort :
R : ¿No cree usted que las mujeres somos más
valientes de lo que creemos ? Piense en lo que
significa encerrarse en un cuarto con un ser de
triple fuerza.
G: Fuerza que necesita para proteger a la mujer
amada.ŗ
Buenos Aires... p. 137.
J : Ne croyez-vous pas que les femmes sont plus
courageuses quřelles ne croient ? Songez à ce que
ça représente de sřenfermer dans une chambre
avec un être trois fois plus fort que vous.
G : Cette force, il en a besoin pour protéger la
femme aimée. »
Les Mystères… p. 132.
Image aussi de lřhomme fort qui, conventionnellement, a besoin dřune résistance de la
partie féminine, nécessaire dans ce combat quřest pour elle la sexualité :

238
Pero seguí negándomele Ŕ¡ningún hombre puede
respetar a una mujer que se deja tomar por asalto!,
decidí en mi fuero internoŔ y continué
debatiéndome hasta que mis brazos perdieron la
fuerza...
Buenos Aires... p. 135.
Mais jřai continué à me refuser Ŕ aucun homme ne
peut respecter une femme qui se laisse prendre par
la violence, avais-je décrété dans mon for intérieur
Ŕ et à me débattre jusquřà ce que mes bras soient
devenus sans force…
Les Mystères… p. 131
Ainsi Gladys nous interprète un rôle féminin condescendant ; une sorte dřimage
élémentaire, dépendante, fonctionnelle, en même temps naïve et simple, qui va être
déterminante dans une grande partie de ses options et de ses parcours.
Depuis sa naissance elle vit un mouvement d'abaissement et de subordination :
« Gladys es Ŗcursiŗ desde su propia concepciñn, pues en cierto modo resulta el producto de
un Ŗbeso pleno de gracia y exquisitezŗ».316
Sa dépendance sřest accrue par la
consommation dřalcool et de barbituriques et par la détérioration de sa santé. Elle vivra un
seul moment de bonheur, ce jour dřavril 1969, où, dans le même lit avec Léo, elle goûte
lřentretien imaginaire de Harper’s Bazaar. Tout le reste sera désirs réprimés et fuite dans
la peur. Cřest une lutte continuelle contre les pouvoirs oppressifs depuis son enfance : Une
vocation contestée par une mère possessive, des expériences dřinitiation sexuelle
traumatisantes, une vie professionnelle ratée et une santé fragile.
Au chapitre III, la chronique rédigée par Puig, de la conception de Gladys jusqu'à
son retour en Argentine à 33 ans, est profondément marquée par la vie affective de celle-ci.
Dřabord le lecteur connaîtra trois évènements importants dans la sexualité adolescente de
Gladys qui sont révélateurs de ses rapports avec les hommes et de sa propre perception de
la corporalité : le premier est le regard dřun jeune modèle à lřInstitut Léonard de Vinci :
El muchacho era retacón pero atlético, de fuerte
musculatura y un órgano sexual de dimensiones
fuera de lo común [...] Gladys había creído hasta
entonces que todos los hombres tenían el pene pequeño como las estatuas griegas. El terror y la
excitación la sacudieron fuertemente...
Buenos Aires... p. 39.
Le garçon était trapu mais athlétique, avec une
forte musculature et un organe sexuel de
proportions peu communes […] Gladys avait cru
jusque-là que tous les hommes avaient le pénis aussi petit que les statues grecques. Excitation ou
terreur…
Les Mystères…p. 38.
Le deuxième est lié à ses fantasmes autour de la perte de la virginité de Fanny, une des ses
amies :
316 PONCE, Néstor, Compartir la vida misma: Lo policial en The Buenos Aires Affair p. 296. Gladys est
mièvre dès sa propre conception, d'une certaine façon elle est le produit dřun «baiser plein de grâce et
exquis ». Traduction personnelle.

239
Gladis imaginó la profunda herida de la carne de
Fanny, lo único visible era la herida blanca y
rosada como el tocino, en ese abismo negro donde
se escuchaba correr un río que no se veía, y que
podía ser rojo sangre.
Buenos Aires... p. 40.
Elle imagina la plaie profonde dans la chair de
Fanny, mais seule était visible la blessure blanche
et rosée comme du lard dans cet abîme noir où
lřon entendait couler une rivière que lřon ne voyait
pas et qui était peut-être rouge sang.
Les Mystères…p. 39.
Le troisième événement se produit lors de son premier rendez-vous avec un
«amoureux» quand en sřapprochant du jeune homme elle « sentit » son membre en
érection (41). Ces différentes situations éveillent des sensations plastiques et un rapport
métonymique aux corps centrés sur les organes génitaux.
Ces altérations ou modifications de la perception de sa propre corporalité ou de
celle des mâles trouvera une qualification assez définitive et douloureuse à New York. Ce
sera lřévènement central du chapitre III et de ses traumatismes psychoaffectifs : à 27 ans,
une tentative de viol qui la laissera borgne :
Gladys tumbada en el pasto prometió callarse. El
estaba embozado, de pie se bajó los pantalones y le
mostró el miembro. Gladys notó que era mucho
más pequeño de lo que había imaginado como
tamaño común a todos los hombres, al descubrirse
el hombre el rostro ella vio que la boca era
desdentada y la mirada perdida y demencial.
Gladys instintivamente gritó, con todas sus fuerzas.
El hombre la golpeó en un ojo con la cachiporra...
Buenos Aires... p. 50.
Écroulée dans lřherbe, Gladys promit de se taire.
Lui était masqué ; debout, il baissa son pantalon et
lui montra son membre. Gladys remarqua quřil
était beaucoup plus petit que la dimension
commune quřelle attribuait en imagination à tous
les hommes, et quand lřagresseur découvrit son
visage, elle vit sa bouche édentée, son regard
démentiel et hagard. Instinctivement elle cria, de
toutes ses forces. Lřhomme la frappa à lřœil avec
sa matraque…
Les Mystères…p. 48.
Il y a dans ce cadre un mouvement du regard de Gladys qui va du pénis au visage de son
agresseur, deux repères assez complémentaires qui ne correspondent pas à son schème rêvé
du corps du mâle. Le premier exprime un jugement de Gladys qui indique la modification
dřun paramètre subjectif sur lřorgane masculin ; le deuxième nous est donné par la bouche
édentée et le regard hagard du bandit comme une confirmation des typologies stéréotypées
des criminels ou des monstres : à une intériorité méchante et une intimité en échec
correspondra un corps difforme et une image corporelle également ratée. Principe qui se
déploiera avec quelques variations pour elle comme pour Léo.
En passant à une autre facette de la vie de Gladys il faut dire que lřhistoire centrale
du roman est construite par Puig en fonction dřelle. Cřest lřune des causes qui nous a
amené à centrer notre recherche de la corporalité dans Buenos Aires... sur le corps féminin.

240
Le récit de la vie de Gladys est façonné selon le hardboiled dřAlfred Hitchcock qui
privilégie le contexte de la victime,317
dans notre cas celui de Gladys.
Cette « victime », avant les événements centraux du roman, sera présentée par
lřécrivain par quelques repères biographiques, autres que sa vie psychoaffective : sa vie de
famille, sa première formation aux arts plastique, lřobtention dřune bourse dřétude aux
Etats Unis, ses engagements professionnels dans le même pays, son retour en Argentine
après une forte dépression nerveuse et son séjour à Playa Blanca, un village proche de la
capitale. Village important dans la découverte de son processus créatif et de lřamour de
Leopoldo Druscovich.
Le monde culturel et créatif de Gladys est structuré à la fois par ses forces
libidinales et son expérience culturelle : son premier amour Ŕ platonique Ŕ sera un jeune
garçon qui est en même temps son concurrent dans les cours des beaux-arts (37-38). Elle
est une fille cultivée qui noue des amitiés par la culture, (42, 47) et sa recherche du
bonheur sera elle-même liée au plaisir ressenti lors de sa première reconnaissance comme
artiste. Son inquiétude, liée à sa solitude sera le moteur de son activité de production car
ces indispositions projetées sur les choses seront reconnues ultérieurement comme
artistiques :
Particularmente la afectaba ver por la calle parejas
jóvenes y apuestas en actitud cariñosa cuando
volvía por las tardes a su departamento,
perfectamente caldeado por el servicio central de
calefacción. Lo hallaba limpio, ordenado, ya que
no pudiendo dormir más allá de las cinco de la
mañana se ocupaba en acomodar todo hasta que llegaba la hora de ir a la oficina.
Buenos Aires... 59.
Ce qui lřaffectait tout particulièrement, cřétait de
voir en pleine rue des couples jeunes et bien faits
se tenant amoureusement lorsquřelle rentrait le
soir à son appartement, chauffé à la perfection par
lřinstallation commune. Elle le trouvait propre et
rangé car, incapable de dormir passé 5 heures du
matin, elle sřoccupait à tout mettre en ordre en attendant lřheure dřaller au bureau.
Les Mystères… p. 56.
Son rapport affectif aux objets du monde les intègre comme morceaux de son
histoire et de sa propre personne (123, 164) ; voulant se suicider elle ne pourra donc pas
quitter ses vieilles lunettes noires, lunettes qui ont élargit son corps après lřagression subie
à New York (243). Cřest le même rapport qui permet la création mais également le risque
dřun nivelage par le bas en regardant tout comme des ordures : sa vie et son travail, en
sachant que ses tableaux naissent des différents déchets ramassés et recyclés (123, 166).
317 Cf. PONCE, N., Op. Cit. p. 297.

241
b. Leopoldo Druscovich.
Cřest le co-protagoniste du roman. Il arrive dans lřhistoire après Gladys et mourra
avant elle. Il devient la construction masculine secondaire qui ne peut sřaffirmer et trouver
sa différenciation en face du féminin, un individu mâle confronté aux femmes et instable
en sa propre fragilité. Une masculinité stérile et défaite qui sřépuise dans une angoisse
adolescente ; «le plus tragique des héros ŕ ou antihéros ŕ de Puig puisquřil finit par
mettre fin à ses jours dans un accident de voiture».318
En poursuivant le rapport biographique fait par Puig autour de ses personnages et
lřénumération des événements de leurs vies, il y a deux faits importants dans la
configuration psychosexuelle de Léo. Le premier dans son enfance, lřabsence de ses
parents : sa mère morte à sa naissance et son père toujours en voyage ; lřabsence mal gérée
par deux sœurs protectrices et compensé par les jeux érotiques avec Olga la plus jeune
d'entre elles :
… pero después la hormiguita volviñ y vio que no
era un ratoncito, era una campanita, y empezó a
tirar de la campanita, tilìn, tilìn,ŗ y Olga tironeaba
del diminuto miembro viril, haciendo reír
convulsivamente al niño.
Buenos Aires... p. 95.
… mais ensuite la petite bête est revenue et elle a
vu que ce nřétait pas une petite souris, cřétait une
petite cloche, et elle sřest mise à sonner la petite
cloche, ding-dong, ding-dong… » et Olga tirait sur
le petit membre, ce qui faisait rire convulsivement
lřenfant.
Les Mystères… p..93.
Le deuxième fait date de sa jeunesse : le viol et l'assassinat dřun jeune homosexuel
supposés réalisés par lui :
Leo desesperado de dolor por el mordisco que no
cedía vio un ladrillo al alcance de su mano y se lo
aplastó contra la cabeza. El otro aflojó la presión de los dientes y Leo prosiguió el coito. [...] en seguida
le sobrevino el orgasmo, murmurando Ŗdecime que
te gusta, decime que te gustaŗ. No obtuvo
respuesta, el sujeto echaba espuma por la boca. El
placer de Leo, ye en las vetas supremas, se empañó
muy pronto falto de un ulterior rechazo por parte
del otro.
Buenos Aires... p. 104.
Rendu fou de douleur par cette morsure qui ne se
relâchait pas, Léo aperçut une brique à portée de
sa main et lřabattit sur la tête de lřindividu. Les dents lâchèrent prise et Léo poursuivit le coït. […]
lřorgasme survint aussitôt et il murmura : «Dis-
moi que ça te plaît, dis-moi que ça te plaît» Il nřy
eut pas de réponse, lřindividu avait lřécume à la
bouche. Le plaisir de Léo était déjà à son comble,
mais il retomba très vite faute dřun nouveau geste
de refus de la part de lřautre.
Les Mystères… p. 101.
Ces différentes situations signalent au lecteur un profil de Léo assez classique dans
un imaginaire freudien ; sa psyché est marquée par lřagressivité imposée par le milieu et la
fixation maternelle stimulera des tendances homosexuelles refoulées.319
Cet événement est
318 ZAPATA, M. Op. Cit. p. 147. 319 CAMPOS, R., Op. Cit. p. 91.

242
toujours récurrent dans son monde affectif, même si dans ses récits sexuels imaginaires le
viol du garçon est travesti ou masqué. La sexualité de Léo dès le début de sa vie a été
accompagnée par la violence et le mépris de la femme, vue comme un être inférieur :
Y para calmarse imaginaba de muchas maneras la
escena la cual terminaba invariablemente en una
sangrienta desfloración.
Buenos Aires... p. 99.
De regret, il se roulait sur son lit et imaginait pour
se calmer toutes sortes de déroulements différents
de la scène, qui se terminait invariablement par
une défloration sanglante.
Les Mystères… p. 96.
Progressivement Puig fait de Léo et de Gladys des partenaires adéquats de par de
leurs histoires et leurs imaginaires respectifs.
Cette sexualité masculine se manifeste à plusieurs reprises par des rapports
narcissiques, violents et presque toujours avec des prostituées (100, 101, 102, 104, 110,
114, 116). Lřimaginaire du roman, lié à ce monde émotionnel est entretenu par cette façon
dřagir. Ce sont des actions coupées dřun monde affectif, à forte coloration sado-masochiste
qui vont faire échouer sa courte vie dřhomme marié :
Leo decidió casarse esperanzado en poner fin a sus
trastornos sexuales. Estos consistían en el
perturbador accidente de siempre: su erección cedía durante el coito y no alcanzaba el orgasmo.
Buenos Aires... p. 115.
il décida de se marier, dans lřespoir de mettre fin
à ses avanies sexuelles. Celles-ci consistaient
toujours dans le même ennuyeux accident : son érection se relâchait pendant le coït et il
nřatteignait pas à lřorgasme
Les Mystères… p. 111.
Pour Mónica Zapata, Léo est un véritable pervers capable d'exécuter des actes
sadiques et criminels. Il a une identité sexuelle équivoque ; il souffre de la honte dřun délit
qu'on ne pourra jamais vérifier, dřun délit qui fait douter de son identité sexuelle plus que
de sa rectitude morale.320
Cette défiguration du mâle qui angoisse Léo exprime un des
tabous fondamentaux de la culture argentine de cette époque ; Vittoria Martinetto le
montre bien dans son analyse de « l'anatomie d'une censure »321
. Dřailleurs le motif de
320 cf. ZAPATA, M. Op. Cit. p. 141. 321 MARTINETTO, Vittoria, The Buenos Aires Affair: anatomía de una censura., pp. 213-221. Nous y
trouvons une très bonne étude de la censure opérée par le gouvernement péroniste sur la 3ème édition du
roman, Éditorial Suramericana en1973. Elle relit les espaces laissés en blanc par les censeurs dans les pages
107, 110, 115 et 118. Dans ces pages la transgression la plus importante a été la dégradation du rôle du mâle
par le rapport sexuel « contre nature ». Les agressions des femmes et toute autre expression de sexualité ou de violence du roman nřa pas inquiété les juges. Gladys n'a pas retenu l'attention des censeurs. Elle est perçue
comme une artiste nymphomane et mythomane ayant des problèmes nerveux, vivant dans un monde de
divertissements sans trop dřincidences sur le monde réel ; elle, en tant que femme-objet, ne dérange pas la
vision phallocentrique et masculine.

243
l'angoisse de Léo est un délit sans importance sociale, auquel personne ne sřy intéresse ; un
de ces faits anonymes de la grande ville, gonflé par Léo sous lřinfluence de son trauma ; il
est pour lui-même un assassin et un homosexuel en puissance, dans lřabsence de toute
confirmation. Cet incident de 1949 est plus important, et plus réel encore, qu'un crime
confirmé.
La vie professionnelle de Leopoldo est construite par contre, comme un exercice
réussi dans le domaine de la culture. Après son voyage en Europe comme membre du
corps diplomatique, il sřinstalle à Buenos Aires, au début comme directeur dřune galerie,
puis comme éditeur dřune revue dřart. Parcours qui permet la rencontre avec Gladys et
lřhistoire du roman.
c. Clara Evelia et María Esther.
Ces deux femmes sont les partenaires de nos personnages principaux. Elles ont un
rôle ambigu car elles seront en même temps, complices et antagonistes, de Gladys et de
Léo.
CLARA EVELIA, « la mère » de Gladys est bien connue du lecteur car dès le
début du livre, cřest elle qui nous avertit de la disparition de sa fille. Elle a un rôle
important dans deux étapes de la vie de Gladys ; pendant lřenfance où elle apparaît comme
la femme trahie par son milieu et qui a une grande passion artistique :
Clara Evelia miraba a su bebé y pensaba que eran
ya dos y no una sola las almas sedientas de
consagración y fama.
Buenos Aires... 28.
Clara regardait son bébé en pensant quřil nřy avait
plus maintenant une seule mais deux âmes avides
de consécration et de renommée »
Les Mystères... p. 28.
Mère et fille vivront cette vaticination des chemins semblables dřéchec artistique, le sien
comme poétesse et celui de sa fille comme sculptrice.
Elle sřapproprie un rôle maternel froid et conventionnel marquant une progressive
distance avec sa fille par des rapports dřautorité, en lřabsence de toute tendresse (29-32).
Clara Evelia cherchera, par son comportement arriviste et affecté, à se placer dans des
sphères plus hautes de la société et à façonner sa fille selon ses projets sans succès (36-37).
Ces attitudes font réagir la petite Gladys, à l'encontre de sa mère, en préférant des voisines

244
et en sřéloignant dřelle. Une soirée ratée entre mère et fille offre une belle image de leurs
rapports :
Mientras la madre decía la réplica siguiente, Gladys
como si alguien la hablar al oído, oyó una pregunta:
¿Ŗpodìa el personaje representado por su madre
bordar bien a pesar de tener las manos oscuras y las
uñas como un ave de rapiña? De repente en la sala
se produjo un silencio inusitado: Gladys había olvidado la letra.
Buenos Aires... p. 31.
Tandis que sa mère disait la réplique suivante,
Gladys entendit une question, comme si quelquřun
la lui dictait à lřoreille : « comment le personnage
représenté par sa mère pouvait-il broder, avec des
mains brunes et des ongles comme des serres
dřoiseau de proie ? » Il se fit soudain dans la salle un silence insolite : Gladys avait oublié le texte.
Les Mystères… p. 31.
Dans cette image, Clara Evelia est un oiseau carnassier, un être de haut vol qui se précipite
sur la terre pour prendre la vie. Dans lřenfance de Gladys sa mère ne constitue pas un bon
souvenir. Elle est la source première de la répression et des conditionnements, contre
lesquels Gladys lutte continuellement.
Le deuxième moment où nous trouvons la mère, cřest à Playa Blanca. Elle devient
une fois de plus lřagent perturbateur du plaisir de Gladys, de sa jouissance dans la
masturbation ou des approches de Léo (65, 75, 79, 130, 201). La mère est un mur de
conventionnalisme qui infantilise Gladys, pourtant déjà adulte et malade. Clara Evelia reste
toujours accrochée à sa fille par sa fonction maternelle dřécran. La mère est aussi un
recours technique, elle vérifie lřabsence dans lřenlèvement, (12-19). Gladys pense à elle,
toujours comme mère, même dans les moments de son projet de suicide. Cřest ainsi quřelle
souhaite parler au téléphone avec sa mère pour lřinformer de ses décisions et la libérer de
sa lourde tâche de mère afin, quřelle puisse retourner librement à ses activités de
déclamatrice (243).
MARIA ESTHER est au chapitre V la voix anonyme qui nous informera des
intentions et du passé « criminel » de Léo, par un échange téléphonique avec la police (82-
85). Au chapitre VIII le lecteur connaît sa participation au concours de la représentation
artistique de lřArgentine ; cřest une donnée mentionnée dans le rapport du rendez-vous de
Léo avec son psychanalyste (139). Le monde malade et angoissé de Léo intègre la figure
de María Esther à la fois comme un élément thérapeutique et punitif. Tout le chapitre IX
déploie des rapports presque maternels entre Leopoldo et Maria Esther : il lui raconte ses
difficultés avec Gladys et les problèmes de son choix comme représentant à Sao Paulo.
Lřimage finale du chapitre est celle dřune confession filiale dans laquelle il va déformer les
aveux de son délit de jeunesse, (154-169).

245
LD: Gracias, asì… Déjame apoyarme contra vos,
déjame poner la cabeza sobre tus faldas... Te voy a
contar una cosa, pero prometéme que no le vas a
decir nunca nada a nadie.
Buenos Aires... p. 169.
LD: Merci, oui, comme ça... laisse-moi mřappuyer
contre toi, laisse-moi poser ma tête sur tes
genoux… Je vais te raconter, mai promets-moi
que tu ne le répéteras jamais à personne.
Les Mystères… p. 164.
Au chapitre X, elle dénonce Léo à la police, en croyant vrai le récit quřil lui a
raconté, (171-175). La figure de Maria Esther sera pour Léo, après ses aveux, celle dřun
juge quřil faut rassurer. Léo essaie de se fabriquer un alibi pour le soupçonné crime (196-
197, 199, 200-219). Ce blanchiment de son passé concerne cette femme, la police et son
psychothérapeute comme étant les membres dřun tribunal imaginaire qui est en train de le
pourchasser. Ces trois juges seront la cause obsessionnelle de l'angoisse de Léo, lequel, au
volant de sa voiture, accélérera jusqu'à l'accident qui lui coûtera la vie (227).
Si María Esther est une sorte de mère pour Léo, il faut la voir pour Gladys comme
une rivale sur le plan artistique et affectif ; elle jouera un rôle assez important dans
lřenlèvement de Gladys, moment que nous analyserons ultérieurement « L’affair » (p 299
ss.).
3. Une sexualité problématique.
Il y a d'autres lignes narratives dans le roman. Il est clair que la sexualité et les
corps érotisés des protagonistes ont la charge la plus importante dans le dénouement des
événements. On peut même réduire lřintrigue à la quête tourmentée dřun rapport sexuel
satisfaisant, toujours manqué, par les deux personnages. La corporalité des personnages est
alors profondément marquée par leur performance sexuelle, laquelle est largement
conditionnée par leur environnement.
Les histoires de Leopoldo et Gladys portent dramatiquement dans leur propre chair
et dans leur monde culturel les processus psychosexuels qui marquent leur développement.
Ainsi aux chapitres III et VI du roman lřémancipation du foyer familial de Gladys et Léo
est profondément marqué par les détails de ce développement sexuel. Deux chroniques
sont rédigées par Puig selon des stéréotypes : Léo le sadique et Gladys la masochiste, ils
sont faits lřun pour lřautre.322
Pour les deux personnages la sexualité devient un problème
non résolu et une confrontation qui exprime, de façon individuelle leur quête de réalisation
322 cf. KERR, Lucille, La política de la seducción, El beso de la mujer araña, in El Beso... p. 137.

246
personnelle et, dřune façon collective, la lutte des genres. Elle est le dynamisme principal
de leurs actions et mouvements, «lřintrigue» du roman sřarticule en effet autour de
lř« affair» sexuelle entre les deux protagonistes.
En allant un peu plus loin nous retenons les propos de Paez qui concentre sur le
phallus de Léo la tension du roman : ŖEn conjunto la novela es una superficie eréctil, con
la violencia de una carga contenida, donde la ausencia de cuerpos y de órganos, se
yuxtapone al fetiche de toda la novela, el excesivo y desobediente falo de Leo
Druscovichŗ.323
Cette condensation synecdochique est repérée par le lecteur assez vite et
confirmée pendant le rendez-vous avec son psychanalyste : Leopoldo voit sa supériorité
liée à la taille de son pénis, au travail, en face de son chef (140) comme dans la vie
affective. La femme et les rapports amoureux sont réduits au pénis et veulent le dominer,
cřest-à-dire lui enlever jalousement ce qui le rend puissant (147). Malaise perçu aussi chez
Léo comme la dramatique parodie dřun trouble dans la résolution du complexe dřŒdipe.324
Gladys et Léo, dans un modèle actanciel, sont complémentaires et inter-changent
leurs postes comme objet/sujet du désir. Ainsi, pouvons-nous voir par rapport à Léo, au
même niveau, la figure de Gladys et celle du jeune garçon blond ; les deux présentent
d'importants traits de similitude, en commençant par une dépendance sexuelle. Tous les
deux sont dominés par le «sexe fort», tous les deux ont peur et désirent lřacte sexuel qu'ils
vivent comme une déchirure.325
En rapport à lřimaginaire de Gladys, avant même de
connaître Leopoldo, sa sexualité est investie par des images d'animaux et des sanglantes
coupures (40, 72). Déterminations pour nous très importantes quand il sřagit de chercher le
modèle du corps esquissé pour la femme. Un corps, objet dřintrigues et de suspense,
fortement travaillé chez Gladys car le récit commençant au chapitre I par lřabsence de son
corps avec le soupçon dřun crime, se transforme au chapitre XIII en un duel sexuel :
En vez de un asesinato el lector se enfrenta a un moroso ritual sexual donde los
protagonistas creen acceder al desempeño triunfal del acto humano normal que les ha sido
esquivo. Paradójicamente, aquí lo legítimo, manifestado en una sexualidad natural, ocupa el
lugar destinado en la novela policíaca a lo prohibido.326
323 PÁEZ, Roxana, MANUEL PUIG, Del pop a la extrañeza. p. 58 «Dans son ensemble le roman est une
surface érectile, avec la violence dřune charge contenue, où lřabsence de corps et des organes est juxtaposé
au fétiche de tout le roman, lřexcessif et désobéissant phallus de Léo Druscovich » Traduction personnelle. 324 Cf. EPPLE, Juan Armando, The Buenos Aires Affair y la estructure de la novela policíaca. p. 51. 325 Cf. Ponce. Op. Cit. p.299. 326 EPPLE, J., Op. Cit. P. 57. «Au lieu de lřassassinat le lecteur est confronté à un lourd rituel sexuel où les
protagonistes croient parvenir à maîtriser triomphalement lřacte humain normal qui a été pour eux furtif.
Paradoxalement, la manifestation légitime de la sexualité naturelle occupe la place destinée dans le roman
policier à lřinterdit.».Traduction personnelle.

247
A ce stade de notre lecture nous découvrons que le tissu du récit se noue
effectivement autour de cet « affair ». Une instance riche et importante sur laquelle nous
reviendrons.
4. La ville.
La ville chez Puig est moins complexe que chez Robbe-Grillet : nous avons la
sensation dřun espace simple, maîtrisé, bien réglé en fonction des habitants avec des
institutions et des organisations définies (la police, les médecins, les concierges, les
voisins, etc. accomplissent leur fonction). La ville imaginée par le lecteur dans Buenos
Aires... nřengendre pas lřangoisse des endroits inconnus labyrinthiques ou mystérieux ; là-
bas il n'y a pas d'associations clandestines dans les quartiers et de réseaux qui trahissent la
vie privée et domestique. Bref, Puig bâtit une ville conventionnelle et mimétique dans son
roman en permettant au lecteur un parcours sans problèmes. Les villes du roman, New
York, Washington, celle « dřun pays scandinave » ou Buenos Aires livrent indistinctement
les mêmes services et conditions que nřimporte quelle ville anonyme. Ce nřest pas excessif
de dire quřil leur manque un profil propre, toutes partagent un visage commun qui les
neutralise ôtant toute particularité de classe, de race ou de culture à leur environnement.
Les événements centraux du roman auraient pu avoir lieu indistinctement dans n'importe
laquelle de ces villes.
Les deux héros du roman sont nés dans des familles de classe moyenne plutôt
élevée, dans un cadre traditionnel et conservateur argentin, qui fournit à Léo autant quřà
Gladys une scolarité, un foyer et un travail. Il y a pourtant quelques particularités ; ainsi
avec Léo nous connaîtrons la Buenos Aires des travailleurs, des étudiants et de la
répression politique (98-112) : la ville où il faut partager les chambres et les toilettes, la
ville en chantier où se croisent différents groupes humains, idéologies et risques (108-109).
Nous avons accès par lui à ce monde populaire, imaginé et glorifié par Gladys, dans sa
méconnaissance des angoisses du peuple et des quartiers de faubourg (67-69). Dans cette
présentation des personnages et de leurs histoires personnelles nous voyons la virtuosité de
Manuel Puig qui condense en quelques pages les neuf ans vécus par Gladys à lřétranger et
les six de Leopoldo hors de son pays.
La Buenos Aires, partagée par Gladys et Léo, constitue un paysage compact avec
son volume régulier de hauts bâtiments, de maisons et d'avenues (16). C'est aussi la ville

248
culturelle, cœur de tout un mouvement étrange de petits villages (17, 225, 238). Une ville
contemporaine et agitée qui a besoin de coins de campagne et des beaux espaces de repos
(30, 226). Cette ville, que Gladys nřarrive pas à comprendre (131), sřintègre à la vie de
Leopoldo selon la comparaison quřelle fait de lřintimité de Léo et de San Francisco :
Cuando estuve en San Francisco me costó creer
que esa áurea ciudad moderna estuviera construida
sobre las ruinas y el pánico de un terremoto.
Buenos Aires... p.134.
Lors de mon passage à San Francisco, jřai eu du
mal à croire que cette délicieuse ville moderne ait
été construite sur des ruines et la panique dřun
tremblement de terre.
Les Mystères…p. 130.
Leurs échanges intimes sont menacés et en même temps soutenus par un passé dramatique
et par les dangers encore inconnus de son amoureux. San Francisco est ici un indice des
tensions de Léo liées à Buenos Aires, de sa dépendance à cette ville, au « terrain vague ».
Cet endroit est pour Léo toujours récurrent comme espace mythique indépassable. Le lieu
du viol qui reviendra mille et une fois dans ses angoisses et son obsession meurtrière (106,
144, 175, 197, 227). Ce coin partiel de la ville, après le viol du jeune homosexuel,
constituera une centre de référence; il n'y a plus d'autre lieu dans la ville : tous les terrains
vagues parlent de Léo et Buenos Aires toute entière se comprend par cet endroit :
Bajo la puerta lo esperaba como de costumbre el
diario de la tarde. Una noticia acaparó su atención:
en un terreno baldío de las afueras de Buenos Aires
se había encontrado el cadáver de un hombre...
Buenos Aires... p. 149.
Le journal du soir lřattendait comme dřhabitude
sous sa porte. Une nouvelle monopolisa son
attention ; on avait trouvé le cadavre dřun homme
dans un terrain vague des abords de Buenos
Aires… Les Mystères… p. 146.
Le titre du livre The Buenos Aires affair est tout à fait justifié car la ville est
lřespace exclusif de douze chapitres et une grande partie des deux chapitres III et VI
développent la vie des personnages à lřétranger. Deux autres chapitres se déroulent à Playa
Blanca à plus dřun an de distance le I (mai 21 1969) et le IV (juin 1968).
5. Les logements, le lit.
En fonction de notre problématique nous changeons dřespace et nous retrouvons
lřappartement de Leopoldo à Buenos Aires, dans cinq chapitres et quelques fragments du
chapitre IX, (presque la moitié de ceux qui parlent de Buenos Aires) le lieu privilégié du
récit. Ce studio est le champ dřaction de cet homme qui veut résoudre ses conflits dans son
intimité. Léo sera dans son studio avec Gladys au chapitre II, avec María Esther au
chapitre IX, seul en son délire assassin de Gladys au chapitre XI et avec les deux femmes
au chapitre XIII. Durant les deux derniers chapitres du roman, le XV et le XVI

249
lřappartement devient le territoire de Gladys et participe de façon importante au
dénouement final.
Dans Buenos Aires... une attention particulière est incontestablement apportée aux
espaces fermés toujours plus élaborés que les espaces ouverts ; dans les croisements des
villes au-dessus des manifestations publiques, collectives, politiques, policières, etc. Puig
sřintéresse davantage aux situations domestiques. Nous ajoutons à ce qui est dit de
lřappartement de Léo les descriptions détaillées des chambres. Le lecteur parcourt au
chapitre II le studio de Léo et au chapitre IV la chambre de Gladys. Les deux sont occupés
et illuminés par le corps de Gladys au lit ; cřest elle qui remplit et qui rend crédible une
atmosphère libidinale et dřintimité.
Une autre caractéristique importante qui permet la confrontation entre lřintérieur
chaleureux et lřextérieur agressif cřest le cadre des événements traumatiques des
personnages expérimentés toujours en dehors. Chez Léo nous revenons au « terrain
vague » mais aussi au premier regard d'une fille sur son corps nu, incident vécu dans les
douches à la faculté dřarchitecture (98). Gladys, elle, a vécu les traumatismes les plus
violents à l'extérieur : le modèle masculin à lřAcadémie, son amoureux dans son
adolescence, et le viol aux Etats Unis.
Dans la configuration de Léo et Gladys il y a un clivage entre lřintime et le social,
le public et le privé ; parfois il sřagit dřun passage mal élaboré entre les deux qui
conditionne à partir de lřintimité une ré-accommodation des dimensions sociales : des
frontières peu claires et des échanges pas encore réglés. Le lecteur perçoit cette
problématique surtout par des irruptions irresponsables ou violentes : quand Léo sřintroduit
pendant la nuit et clandestinement dans la maison de Playa Blanca à la recherche de
Gladys (201) ; également quand le fils de María Esther et le concierge envahissent
lřappartement de Léo à la recherche de la mère (222).
Dans les deux circonstances, Gladys est au lit sous la coupe de Léo dans ce quřon
peut percevoir comme une avance érotique. Cřest au lit aussi que les deux protagonistes
espèrent trouver une résolution de leurs problèmes. Pour lřensemble du roman également,
cřest le lit qui marque le commencement et la fin du drame. Clara Evelia fait le constat du
lit vide :
Sin titubear Clara abrió la puerta del dormitorio, la Sans hésiter, Clara ouvrit la porte de la chambre,

250
cama estaba en desorden y Gladys había
desaparecido.
Buenos Aires... p. 15.
le lit était défait et Gladys avait disparu.
Les Mystères… p. 13.
Lřabsence de sa fille au lit, son enfant disparu rejoint la dernière image du roman où
Gladys est dans un lit :
La visitante no pudo reprimir un amplio bostezo.
La joven insistió en que podía dormir con ella y el
bebé en esa cama, de ancho suficiente. La visitante
respondió que sería demasiada molestia, pero no se
puso de pie, quedó sentada en la cama [...] La joven
propuso colocar la almohada en posición normal, para comodidad de todos. La visitante retomó el
sueño casi inmediatamente.
Buenos Aires... p. 253.
La visiteuse ne peut réprimer un fort bâillement.
La jeune fille insista, elles pouvaient dormir
ensemble dans ce lit avec le bébé, il y avait la
place. La visiteuse répondit quřelle ne voulait pas
gêner, mais elle ne se mit pas debout, elle resta
assise sur le lit […] La jeune fille proposa de remettre lřoreiller dans sa position normale, ce
serait plus commode pour tous. La visiteuse se
rendormit presque aussitôt.
Les Mystères… p. 245.
Cette image de Gladys dormant placidement à côté de la voisine de Léo et de son
enfant est un des moments de profonde réconciliation et dřespoir dans le roman. En même
temps elle exprime les signifiés du lit, comme emplacement du monde domestique pour
lřenfant, le malade ou la femme. Ici Gladys est la femme malade et dépressive qui revient à
la tranquillité du berceau. On trouve des connotations semblables dans les pages précédant
ce chapitre : Gladys, dans la solitude de lřappartement de Léo, réfléchit aux derniers
événements. Dans son angoisse elle est la femme qui imagine la présence de l´homme, par
la masturbation, en se rappelant le peu de moments de joie vécus avec Léo (239) ; elle est
aussi la malade qui cherche par le repos à soigner ses migraines (240) et elle est enfin la
femme qui, par le sommeil, échappe aux charges du travail en se retrouvant comme un
enfant libre de toute responsabilité (241).327
Le lit dans Buenos Aires... ne se réduit pas à un objet neutre de la maison. Il devient
une arène dans les rapports de Gladys et Léo qui actualisent là les conflits de leurs propres
origines (27, 91).
C. Le roman policier, un genre contrefait, une atmosphère réussie : Projet
pour une révolution à New York et The Buenos Aires Affair.
La comparaison faite entre Robbe-Grillet et Manuel Puig par rapport à la ville nous
amène à présenter le roman policier comme une dynamique et un outil de leur création. Le
327 Ce dernier moment, nous le voyons comme une régression par laquelle Gladys veut récupérer le moment
primitif de son existence : « permanecería quieta en su cama ; si se quedaba quieta en su cama, allí moriría
porque nadie le llevaría nada de comer » 241. Une image qui exprime la faiblesse complète du bébé et en
même temps celui des vieillards pour lesquels les tout premiers moments comme les tout derniers sont au lit.

251
sous-titre de Buenos Aires... est « roman policier », mais il ne faut pas prendre cette
indication trop au sérieux. Manuel Puig manipule là encore les codes des genres, en
cherchant à déjouer les attentes du lecteur ; exercice déjà utilisé par lui en parodiant le
« feuilleton » dans son deuxième roman « Boquitas Pintadas ». Il cherche à dévoiler des
motivations plus profondes et à la fois plus ordinaires qui dominent le monde du lecteur. Il
ne comble pas la structure logique, diaphane et harmonique du genre, il la pollue avec
lřincohérence, le hasard et lřambiguïté des hommes. De façon semblable, Robbe-Grillet
travaille son premier roman publié, Les Gommes, et le dernier, La Reprise, comme des
affaires policières. Cette ambiance est affinée dans plusieurs romans, Les Souvenirs du
Triangle d’Or, La maison de rendez-vous, Glissements progressifs du plaisir, et Djinn. Ces
données nous permettent de confirmer chez Robbe-Grillet une connivence réelle avec le
monde et les techniques dřune intrigue policière sans toutefois conserver tous les
paramètres du genre.
Ces deux écrivains brisent la structure typique du roman et du roman policier ; ils
ne veulent pas résoudre une énigme, ce sont plutôt des chercheurs qui exposent leurs
matériaux. En conséquence, la structure du récit traditionnel « policier » perd son
autonomie chez Robbe-Grillet et Puig, en exprimant une autre dynamique du monde
littéraire et du métier dřécrivain. Nous ne cherchons donc pas une analyse des romans dans
les règles et les perspectives du policier, malgré le sous-titre du roman donné à Buenos
Aires... et le jugement fait par la critique de Projet…qui le circonscrit dans les voisinages
de ce genre.328
Nous pouvons appliquer aux deux auteurs ce qui a été dit pour Puig : ils
vont au-delà du monde paradigmatique du récit policier, qui ne juge pas les fondements de
la réalité, qui, en «représentant» la légalité du monde, cherche la résolution dřune énigme
comme une connaissance sûre.329
Le roman policier sřenracine et exprime une forme propre du développement urbain
qui nřont que deux siècles d´histoire ; littérature profondément liée à lřorganisation
moderne de la police et des sciences positives comme outils dřinvestigation. Cette forme
de roman centré sur le fait criminel met en scène une énigme à résoudre et la fonction
héroïque du détective ; le récit aboutit à une atmosphère où lřenquête est souvent prétexte à
328 Vareille dans son ouvrage L’homme masqué, le justicier et le détective, inclut Projet… comme un roman fondé sur ce genre pp. 192. 194. 195. Egalement, Lits dans Le roman policier : introduction à la théorie et à
la l’histoire d’un genre littéraire, en étudiant le roman policier et le nouveau-roman mentionne Projet… cf.
pp. 134.136. 329 Cf. EPPLE, Juan Armando, Op. Cit. p. 49.

252
une analyse psychologique.330
Il y a deux éléments du roman policier qui, par leur re-
signification chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, vont nous aider à mieux observer et à
préciser lřimportance du corps dans leurs romans.
1. Un cadavre.
Tout roman policier tourne autour dřun acte délictueux : assassinat, vol, incendie,
etc., le plus souvent avec un cadavre. Il y a une énigme à résoudre. Cet acte fondateur du
roman policier nřexiste pas dans Projet... ou Buenos Aires.... En son absence on peut
considérer nos romans comme des romans noirs, ce sous-genre où le récit de la recherche
est en même temps celui de lřexécution du crime.331
Le crime est, sans aucun doute, une
possibilité et un fait irréfutable des romans analysés mais burlesquement déconstruit et
ridiculisé par les romanciers.
Chez Robbe-Grillet la série de crimes dont témoigne le narrateur, lus dans les
romans de Laura, insinués dans les expérimentations « scientifiques » ou proposés par
Laura et Joan ne se confirment jamais. Les plans de la fiction et la structure polymorphe du
récit cassent toute expectative du lecteur ; on ne peut pas lier dans la causalité les divers
personnages. Ni assassin, ni victime, ni justicier ne peuvent être identifiés à travers les
différents personnages. Toutes les pistes se mêlent et se contredisent comme nous lřavons
déjà indiqué à plusieurs reprises. Chez Puig, le soupçon dřun meurtre parcourt le roman :
Clara Evelia divague pendant le premier chapitre sur un crime pas encore réalisé ; elle veut
informer la police sur cet événement. María Esther au chapitre dix dénonce à la police un
assassinat jamais réalisé. Léo pendant tout le chapitre onze imagine lřassassinat de Gladys,
puis elle-même programme son suicide au chapitre XV. Ambiance dřattente dépassée par
lřaccident de Léo qui enlève toute culpabilité et transforme lřintrigue du roman en un
accident ridicule de transit.
Chez nos romanciers les corps ne sont pas des données précises et absolues,
immuablement réglées dans la logique du roman policier. Robbe-Grillet et Manuel Puig
effacent le corps comme document ou le ridiculisent par la redondance des données. Les
informations omises dans lřautopsie que décrit Manuel Puig au chapitre XIV en sont un
330 Cf. GARDES-TAMINE, Joêlle et HUBERT, Marie-Claude, Dictionnaire de critique littéraire, Paris :
Masson § Armand Colin Éditeurs, 1996, p 187. 331 Le roman noir désigne « un sous-genre du roman policier, caractérisé par des choix narratifs qui insistent
plus sur le crime que sur lřenquête, sur le criminel plus que sur lřenquêteur, et par des choix thématiques et
esthétiques qui tendent à donner une vision sordide de la société et des hommes » JARRETY, Michel (dir),
Lexique des termes littéraires. Paris : Éditions Gallimard, 2001, p. 381.

253
bon exemple. On peut mettre au même niveau la couleur rouge qui colore les agressions
des jeunes filles dans Projet... qui caricature tout versement du sang. Dans ces romans, les
corps des personnages sont jusquřà la dernière page un événement qui dépasse le cadavre
comme lřinertie de la chair vaincue ; ces corps retrouvent d'autres possibilités plastiques
dans la résistance à leur condition de cadavres, même sřils sont morts. Les jeux théâtraux
ou plastiques de Robbe-Grillet et les montages et la performance développée par Puig vont
au-delà du cas policier fermé. Chez nos écrivains il y a un détournement du fait policier,
une multiplication ad infinitum, une pluralité et multiplication sans cohérence. Cet
ensemble de contradictions, gêne sans doute le lecteur ordinaire du roman policier mais
devient un défi pour le critique littéraire.
2. Un ordre refait.
La littérature policière assume le conflit entre le bien et le mal, entre le rationalisme
et lřirrationalisme et un goût pour le mystère et lřépouvantable. Deux pôles incarnés par le
héros : le détective et lřantihéros : le criminel. La résolution au «crime» vient dans cette
confrontation comme la réponse aux énigmes tissées dans le récit. Cřest la modernité qui
permet la naissance de ce genre ; elle change lřépée du chevalier par la raison éclairée ou la
technologie de pointe et lřaventure religieuse ou guerrière devient une entreprise
rationnelle ou psychologique.332
Ce déplacement de coordonnées prend en charge les
modifications de la ville moderne marquée par la vie industrielle, les citoyens anonymes et
une institution de police organisée.333
Dans ce cadre urbain, le roman policier prend sa source à partir dřun ordre
(temporel, local ou/et moral) perturbé quřil faut récupérer, un vide de sens quřil faut
remplir. Il y a dans le roman policier comme dans le nouveau roman en effet, un creux
central autour duquel démarre une enquête ;334
Sřil est vrai que le motif reste le même, le
roman policier accomplit sa tâche tandis que Projet... creuse et approfondit le problème.
Dans le cas de Puig nous pouvons dire que ce « vide » est rempli dřune façon trompeuse ;
justice ne sera jamais rendu aux personnages, la confirmation de bonheur et de lřamour par
le couple de voisins parodie lřintentionnalité de la quête entamée autour de Gladys. La
vérité, le bien et le justicier attendus nřarrivent en aucun des deux romans. Sřil est vrai que
332 Cf. GARCIA R., Juan Manuel, La Narrativa de Manuel Puig, La Laguna: Tenerife, Universidad de la Laguna, Secretariado de Publicaciones, 1993, p. 174. 333 Cf. LITS, Marc, Le roman policier : introduction à la théorie et à la l’histoire d’un genre littéraire. pp.
26. 81. 334 Cf. VAREILLE, J-C. Op. Cit. p. 197.

254
Puig reste plus proche dřun schéma policier que Robbe-Grillet, dans ces récits il n'y a ni
méchants, ni châtiés, ni énigmes résolues, ni héros victorieux ou victimes justifiées.
Robbe-Grillet et Manuel Puig utilisent lřintrigue policière dans son contexte social
en sřappuyant sur deux structures qui rendent crédible cette atmosphère. Dřabord chaque
roman policier se caractérise par la naissance du soupçon, par le temps du doute. Cřest la
touche métaphysique propre de ce genre :
Le roman policier porte inscrite sa métaphysique dans sa physique même : la façon dont le
détective regarde le monde qui sřoffre à son investigation témoigne dřune conception du
monde : le soupçon généralisé. […] Et le moins intéressant nřest pas de voir comment les
êtres, les choses même ainsi regardés et mis en cause répondent à cette accusation : car ce
qui égare longtemps les soupçons de lřenquêteur et, bien entendu, du lecteur avant tout,
cřest de voir chacun, même les innocents, se dissimuler, fuir, éviter le regard. Le bon roman
policier nous apprend que tout le monde a quelque chose à cacher, que chacun, même si ce
nřest dřun crime, est coupable.335
Dans cet axe nous avons toujours la sensation que la vie n'appartient pas aux
personnages : il y a quelque chose de plus qui leur échappe, les protagonistes sont menacés
dřune prompte disparition, leur histoire et leur corps sont faibles et mis continuellement en
danger. Nous sommes proches dřune santé fragile ou dřun psychique malade chez les
personnages, dans un milieu qu'ils nřarrivent pas à maîtriser. Joan, Ben Saïd, les Laura, le
narrateur chez Robbe-Grillet comme Gladys et Léo chez Manuel Puig nous sont proches
dans leur fragilité. Le genre policier trafiqué par nos romanciers instaure une totalité qui
nous dépasse, un ordre bouleversé qui ne retrouve pas son équilibre originel et le secours
des personnages. Tout reste dans un certain chaos, qui pousse les personnages hors de leurs
limites subjectives et laisse le lecteur sans repères clairs de son identité car le monde social
et le cadre collectif sont également diffus et énigmatiques.
Le deuxième élément qui dynamise la présence des personnages dans le monde
urbain cřest le combat entre le public et le privé.336
Dans le roman policier il y a une
série de personnages collectifs représentés par quelques-uns des membres ou lřensemble de
lřinstitution et qui se font sentir dans le façonnement des protagonistes ; nous pouvons
mentionner parmi eux la police, les réseaux de transports, les groupes culturels, etc. Ces
acteurs avec leurs fonctions « envahissent » lřespace personnel et les libertés
335 JANVIER, Ludovic, Une parole exigeante p. 136. La même idée est développée de façon semblable par VAREILLE, J-C. Op. Cit. p. 192. 336 « La protection de cette liberté est à lřorigine dřune scène classique du roman noir, celle où le Privé
défend son territoire » LE PELLEC, Yves Private Eye/private I : Le privé, le secret et l’intime dans le
roman noir classique, p 143.

255
individuelles ; les enjeux du roman policier cherchent à récupérer les frontières de ces deux
sphères et à dévoiler les mouvements nocifs pour « le bien commun », abrités par le
mystère de lřintimité. Cette individualité en même temps, veut défendre son territoire et
confirmer son autonomie, en cherchant à la fois à privatiser les domaines du « publique ».
Lorsque la confrontation surgit dans les romans nous sommes témoin des fonctions
en conflit grâce aux personnages : dans Projet… Laura, « la captive » est à la fois la
« sœur », lřespionne et une victime du narrateur sans quřon puisse préciser la nature
définitive de leurs rapports. Chez Puig Gladys et Clara Evelia vivent à la maison des
relations conflictuelles de mère à fille et sur le plan scénique des relations de rivales.
Gladys et Léo se confrontent à des niveaux différents : comme amants dans leur vie privée
et comme lřartiste et le critique dans le domaine des beaux-arts ; pourtant ces dimensions
ne sont pas toujours claires et délimitées. La place du corps et les actions exercées sur
celui-ci seront dans les deux romans un des « moyens » pour déterminer ou gommer ces
limites du privé et du public. Les rôles et les niveaux sociaux ne sont pas figés par les
romanciers, ils restent dřune grande mobilité.
Tout stéréotype social est bien utilisé par Robbe-Grillet et Manuel Puig qui
sřamusent à le transgresser. Nous trouvons chez Robbe-Grillet un mouvement incessant
des rôles grâce aux masques, vêtements ou mensonges ; les supplices de Joan et Laurab, en
apparence clandestins, deviennent des affaires « publiques » sans quřon sache sřils ont
vraiment eu lieu. Les dimensions publiques ou privées deviennent chez cet écrivain des
instances phénoménologiques dans la meilleure tradition du roman policier.337
On ne peut
pas fixer lřautonomie des individus comme la stabilité des structures collectives ; mêlées,
superposées, niées ou banalisées elles se confondent. La plupart des personnages de
Projet... ont un profil flottant, d'une page à l'autre il n'est plus le même. Chez Manuel Puig,
le monde public se transforme parfois en projection des mouvements psychiques des
personnages. Lřaction de la police qui conduit à la mort de Léo est une invention de ce
dernier. Le monde de la culture et le romance réussie chez Gladys sont aussi nées de son
invention dans lřentretien fictif du Harper’s Bazaar. Ces thèmes seront élaborés dans les
chapitres suivants.
337 Ce jugement est nourri par les analyses de Vareille « Il nřy a pas chez Fantômas dřêtre dřau-delà de lřapparence, lřapparence est son être. Fantômas nřa quřune essence ; son masque. On peut donc seulement
contempler ses avatars successifs. Le cœur de la réalité, lui, se trouve remplacé par un vide dont on ne saisit,
si lřon peut dire, que les facettes ; Fantômas est lřhéros phénoménologique dřun texte phénoménologique. »
Vareille, J-C., Op. Cit. p. 144.

256

257
II. LE CORPS ANÉANTI… UN ORDRE RÉGLÉ ?
Dans les romans de Robbe-Grillet et de Manuel Puig que nous avons retenus, les
personnages sont marqués par le cadre géographique et les espaces sociaux dans lesquels
ils évoluent. Cet environnement permettra, comme nous le verrons, la fragmentation des
corps s´origine dans lřincapacité de faire un suivi complet des destinées, origines et
actualités des personnages. Tout au long de Projet... les corps agressés des filles, la
confusion de leurs identités et lřindétermination des personnages masculins empêchent de
fixer une image et le rôle conventionnel dřune corporalité. Lřexpérience est semblable dans
Buenos Aires... car sřil est évident que le récit est figuratif et garde la structure dřun roman,
les personnages semblent atteints par une sorte de malédiction. Leur propre histoire est
porteuse dřune incapacité à se réconcilier avec leur corps ou de vivre le bonheur par sa
médiation. Ces corps blessés ou anéantis seront au centre de l'exploration de ce chapitre.
A. Les fragments d’un corps ou les temps sans continuité des corps : Projet
pour une révolution à New York.
Projet... requiert du critique Ŕ comme peu de romans le font Ŕ un effort soutenu
dřinterprétation et largement subjectif. Lřéparpillement des récits, les histoires
fragmentées, les jeux des corps et des identités truquées ne peuvent être en aucune façon le
support d'une quelconque cohésion des personnages. Nous suivons donc une configuration
provisoire et « possible », celle que nous avons aperçue lors de la lecture précédente, plus
analytique, des cycles.
En suivant Allemand et les propres affirmations de Robbe-Grillet, on peut affirmer
que le thème générateur de Projet... est « la couleur rouge, choisie au sein de quelques
objets mythologiques contemporains : le sang répandu, les lueurs de lřincendie, le drapeau
de la révolution… ».338
Ce thème doit être identifié à lřintérieur des cycles les plus
importants du roman qui guideront notre recherche particulière sur les personnages,
laquelle n'est pas exclusive d'autres préoccupations romanesques autour de la configuration
des corporalités. Cette démarche sera structurée selon les éléments critiques retenus dans la
première partie et qui soulignent las dimensions symboliques et plastiques de lřimage.
338 ALLEMAND, R. Op. Cit. p.153.

258
1. Quelques dramaxes.
Au cours de lřanalyse du roman nous avons perçu assez vite des éléments simples
et complexes à la fois, des formes robbe-grilletienne récurrentes. Quelques-unes de ces
« entités » de Projet... ont une importance et une force quřil faudra préciser.
Le concept de dramaxes a pour origine les travaux sur la littérature populaire de
Colas Duflo. Selon ce dernier, les dramaxes sont des unités de sens simples qui peuvent
être des axiomes logiques, idéologiques, des clichés ou des personnages types ;339
donc les
personnages pourront être vus dans certains cas comme des dramaxes ou sont construits
sur des dramaxes,340
lesquels existent forcément en concurrence avec d'autres dramaxes.341
Il y a chez Robbe-Grillet une caractéristique propre dans lřutilisation de ces unités : c'est
ainsi qu'il ne sřoccupe pas de la cohérence entre les dramaxes.342
Dans Projet... nous ne
trouvons pas de réelle préoccupation pour des liaisons de reconnaissance ou de
remémoration, et apparemment aucune cohérence fonctionnelle. Les dramaxes robbe-
grilletiens affermissent les thèmes littéraires en transit par le récit ; ils sont des clés qui
ouvrent ou ferment le développement des actions dans le roman et qui donnent aux
personnages un statut particulier.
Trois dřentre eux nous sont apparus significatifs quant à la valorisation de la
corporalité dans les structures sociales. Il s'agit de « lřorganisation », du « livre à la
couverture déchirée » et de « la serrure-la clef ».
a. L’Organisation.
Elle est une entité plusieurs fois nommée et introduite par les paroles de quelques
protagonistes mais jamais configurée ou développée. Le lecteur a toujours envie de saisir
ses implications, visages, limites et responsabilités dans tout ce qui se passe, mais elle
devient un des jokers utilisés par Robbe-Grillet dans plusieurs de ses œuvres et films (entre
339 Cf. DUFLO, Colas, Éléments d’une grammaires des épopées populaires : le récit dramaxical. p. 149. 340 Ibid. p. 152. 341 On pourra même faire une lecture des ouvres de Robbe-Grillet à partir de cette théorie qui en plusieurs cas
coïncident avec la géographie dramaxicale exposée par Duflo : « 1) Si les dramaxes sont bien un ensemble,
ils ne forment jamais un système, un tout ordonné selon des lois indépendantes et préexistantes du récit qui
les emploie, car b) les dramaxes nřexistent pas ailleurs que dans le roman ou dans la série qui les emploie, ou plutôt, qui les exerce, qui fait son mouvement par leurs mouvement, ce sont toujours les dramaxes-de-tel-ou-
tel-roman, et donc, c) chaque réseau dramaxical est unique (et non commun comme le langage qui est
commun à tout interlocuteur). Il nřy a de dramaxes quřen situation. » Ibid. p. 158. 342 Une des principales caractéristiques des dramaxes dans la littérature populaire. Cf. Ibid. p. 156-157.

259
autres : Souvenirs…, La belle captive, Djinn, La reprise). Lřorganisation est en effet, un
fantôme nommé, jamais décrit ou fixé ; une évocation des organisations clandestines de
nos civilisations qui fait écho aux puissances cachées, pleines de pouvoirs qui travaillent
dans lřombre avec leurs membres dissimulés partout.
Elle est la source de lřaction de quelques agents et événements du récit.. Dans les
pages de Projet... nous avons la sensation dřêtre pris par cette entité puissante, énigmatique
et inconnue à la fois. Au fur et à mesure quřon avance dans le récit « lřorganisation »
suscite des attentes, des interventions, des révélations, des questions ou promesses qui font
basculer le sens des événements : « Elle a figuré pendant quelques jours au nombre des
esclaves blanches qui sont astreintes à des services de tous ordres - en général humiliants -
auprès des membres de lřorganisation, dans les parties conquises de la ville souterraine »
(207). Dans cette brève allusion aux parties conquises de la ville, que veut dire conquises ?
De quel projet de conquête s'agit-il ? On ne le sait pas. Dřun autre côté, « lřorganisation »
fonctionne comme une entreprise quelconque et peut sřexprimer pour elle-même en
remplissant certains trous laissés par le narrateur. « Cřest en arrivant au bureau que
jřapprends la nouvelle. Jřai déjà raconté comment fonctionne ce bureau. Il sřagit en
principe dřun office de placement qui appartiendrait à lřéglise manichéiste unifiée » (56).
Une entreprise des affaires clandestines très bien gérée et qui ne laisse pas les choses au
hasard : « Ŕ Cřest la tenue quřelle devait porter dans ce genre de circonstance. Tout cela se
trouve inscrit sur son programme perforé, dans le fichier du bureau » (77).
Sa puissance se fait sentir sur presque tous les personnages de Projet... Joan
Robeson, Ben Saïd, Frank, le narrateur, le Dr Morgan, etc. : « même si la jeune femme
rousse est vraiment une putain, amateur ou professionnelle, il reste encore à prouver
quřelle appartient à lřorganisation » (69, cf. 152). Comme pour le cas de Ben Saïd, il faut
connaître son rapport avec elle « Ŕ Que fait-il dans votre organisation ? » (103).
Appartenance qui nřempêche pas les soupçons et la méfiance entre ses membres, chacun
étant surveillé par l'un d'entre eux : « il ne tarde pas à se cogner contre un inoffensif
promeneur qui nřest autre que N.G. Brown, lřintermédiaire chargé par Frank de surveiller
lřhomme au ciré noir et au chapeau mou à bord rabattu » (186), « Car Brown nřest pas
assez naïf pour ignorer quřil reste à la merci dřun contrôle, effectué à son insu par
lřorganisation » (201 cf. 174). Lřorganisation est lřinstitution la plus appropriée pour gérer
la force circulaire de la méfiance et du soupçon de tout le roman.

260
Lřorganisation se laisse apercevoir par les références douteuses de quelques-uns de
ses membres et les hiérarchisations pas claires du tout. « Cřest évidemment quřon lui avait
donné une mauvaise heure, et cela peut-être volontairement, si lřon cherche à le prendre en
faute… Ou alors il sřagissait tout à fait dřune autre scène, et les agents dřexécution
appartenaient