UNIVERSITÉ PARIS 7 Ŕ DENIS DIDEROT U.F.R....

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UNIVERSITÉ PARIS 7 Ŕ DENIS DIDEROT U.F.R. LITTÉRATURE, ARTS ET CINÉMA DOCTORAT SEMIOLOGIE DU TEXTE ET DE LřIMAGE LA FEMME UN CORPS PROBLEMATIQUE CHEZ ROBBE-GRILLET ET MANUEL PUIG LUIS ALFONSO CASTELLANOS RAMIREZ Thèse dirige par Mme. Claude Murcia Soutenu le 25 JUIN 2005 Jury : M. Philippe DAROS M. Claude FELL M. Evelyne GROSSMAN

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UNIVERSITÉ PARIS 7 Ŕ DENIS DIDEROT

U.F.R. LITTÉRATURE, ARTS ET CINÉMA

DOCTORAT

SEMIOLOGIE DU TEXTE ET DE LřIMAGE

LA FEMME UN CORPS PROBLEMATIQUE CHEZ

ROBBE-GRILLET ET MANUEL PUIG

LUIS ALFONSO CASTELLANOS RAMIREZ

Thèse dirige par Mme. Claude Murcia

Soutenu le 25 JUIN 2005

Jury :

M. Philippe DAROS

M. Claude FELL

M. Evelyne GROSSMAN

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Un grand merci à la Compagnie de Jésus,

à Edmond et Rosemarie.

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INTRODUCTION

Cette thèse Ŕ La femme un corps problématique chez Robbe-Grillet et Manuel

PuigŔ est le fruit dřinfluences diverses. Ainsi pendant une quinzaine dřannées, en

Colombie, nous avons été très intéressé par toute une littérature aux thématiques urbaines.

Quelques titres de romans suffisent pour évoquer ce passé récent : Dulce Compañía (1995)

de Laura RESTREPO, Rosario Tijeras (1999) de Carlos FRANCO, La Ciudad de los

umbrales (1992) et Satanás (2002) de Mario MENDOZA, Al diablo la maldita primavera

(2002) de Alonso SANCHEZ BAUTE. Ces ouvrages et de nombreux autres, reconnus tant

par des prix que par de multiples traductions et éditions, ont commencé à travailler dřune

façon plus ouverte les jeux dřun récit expérimental au-delà des éléments revendiqués par le

réalisme-magique et la production littéraire de la deuxième moitié du siècle dernier. Les

critiques et les lecteurs du pays ont découvert également, au cours de ces dernières années,

une écriture romanesque qui sřappropriait et mêlait des méthodologies et des regards

dřautres disciplines et des arts : le théâtre, le journalisme, le cinéma, la peinture, etc. Il y a

chez ces écrivains contemporains la préoccupation de prendre des analyses et des motifs

venant dřailleurs, hors des frontières de ce qui était jusquřalors identifié comme littéraire :

les anges, les homosexuels, les clochards, les malades mentales, les femmes délinquantes,

la ville et ses labyrinthes, etc.

Parmi les caractéristiques fondamentales de cette écriture contemporaine, nous

retenons une élaboration renouvelée de la corporalité des personnages. La beauté et lřunité

des héros sont confrontées à leurs mystères, à leurs personnalités tragiques ou aux

multiples tendances « démoniaques » des environnements. Chez eux les processus de

dégradation de leurs profils sociaux et une santé ruinée par les excès deviennent

lřexpression physique dřune corporalité en train de vivre à lřunisson des mouvements et

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contradictions actuelles. Les déplacements organiques et les changements physiologiques

des personnages sont de la même façon intégrés dans lřécriture comme éléments

constitutifs du récit et de la configuration des identités : les problèmes de

pharmacodépendance, les maladies terminales, les représentations corporelles de

lřhomosexualité, les troubles dans les fonctions physiologiques, etc. Le corps est de plus en

plus une des structures développées par les écrivains et les critiques dans leur production

de ces dernières années.

A lřoccasion dřun travail de maîtrise ŔRécits de Vie : Identité romanesque1 Ŕ cřest

aussi le corps comme motif des échanges, des débats et des élaborations des arts qui a

retenu notre attention. En analysant le statut littéraire des histoires de vie, dans le contexte

colombien, nous avons fait la découverte du corps comme un des axes autour duquel

sřorganise la configuration des « histoires » et des personnages. Tout au long des récits il

est perçu dans son immobilité, comme une condition pour la narration. Les protagonistes

chez Alonso Salazar et Alfredo Molano Ŕ les deux écrivains choisis Ŕ sont des hommes et

femmes malades, vieillards ou prisonniers. Des personnes dont les corps les mettent

temporairement ou définitivement hors de lřaction, de lřactivité ou du combat. La parole

dans les « récits de vie » vient des corps en repos, à la retraite ou dans la déchéance. Les

malades, les hommes âgés ou les prisonniers font volontiers le bilan de leur vie. Lřespace

clos et leur corps vaincu leur donnent une conscience privilégiée. Les récits de vie sont la

condition paradoxale du corps qui se fait récit et tout autant des récits qui se font corps.

Dřailleurs ces corps sont perçus par les lecteurs dans lřinexistence même des données ou

des descriptions figuratives directes. Il y a une présence de la dimension somatique qui

demeure au-delà dřune écriture mimétique. Dans un récit de Molano El Cuarto de Hora,2

une femme raconte la vie de son compagnon Serafín, présenté à travers de multiples

détails. Alors que le récit se termine dans lřabsence de toute description de la femme, une

image de cette voix féminine est cependant là. On peut presque donner un visage à cette

narratrice inconnue, forte et mûre. Il sřagit des paroles et des histoires qui bâtissent un

corps, dans lřabsence même dřune configuration explicite.

Une troisième source de notre recherche actuelle est sans nul doute la littérature

contemporaine à travers ses « genres mineurs ». Le choix des « récits de vie » a été la

1 CASTELLANOS, Luis Alfonso, Historias de Vida: Identidad novelada, Mémoire de Maîtrise en

Littérature, directrice de recherche, Luz Mary Giraldo. Bogotá : Université Javeriana, 1999. 2 En français Le quart d’heure, pp. 200-243. Il sřagit du quatrième récit du livre de MOLANO, Alfredo,

Siguiendo el Corte, Bogotá, 1997.

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première tentative dřexplorer ces frontières. Désirant voir les emprunts et les

correspondances mutuelles, nous avons choisi lřœuvre de Manuel Puig à cause de sa

richesse et de son originalité dans le contexte latino-américain, ses emprunts à la culture

pop et son appropriation très pertinente du cinéma. Les premières intentions de notre

troisième cycle sřarticulaient autour des genres mineurs en littérature, de la problématique

du corps et des correspondances entre écriture et cinéma. Un premier projet de DEA avait

retenu ces trois axes dans lřœuvre de Manuel Puig.3

Ensuite, lors de réflexions ultérieures qui accompagnèrent lřélaboration dřun travail

de troisième cycle en France et dans le cadre scientifique de lřEcole Doctorale de Paris 7,

nous avons découvert Robbe-Grillet. Une étude comparée entre ces deux écrivains

promettait dřentrée des défis, et des confrontations intéressantes. Les écrits de Robbe-

Grillet et de Manuel Puig offraient de plus, grâce aux circonstances et aux contextes de

leur production, des questions et élaborations semblables à celles que nous avions

détectées dans lřhorizon contemporain colombien. Il faut ajouter quřalors quřelle était à

son sommet, lřœuvre de lřécrivain français est passée presque inaperçue dans le monde et

la production latino-américaine et plus particulièrement colombienne.4 Il y a actuellement,

au-delà des prétentions « iconoclastes » du Robbe-Grillet des premières années, des

mouvements divers et des passions qui ont donné lieu à ce que lřon a appelé le « boom »

en Amérique Latine, des échanges plus calmes et des critiques plus pondérées. Dans

lřAcadémie et chez les nouveaux romanciers (latino-américains et européens) se

développent actuellement des échanges qui permettent la reprise de certains éléments du

« nouveau roman » avec plus de mesure et dřéquité.

Nous avons identifié et précisé certains points de rencontre entre les deux

romanciers et quelques options de travail au fur et à mesure du développement du travail

de DEA : le rapport au cinéma, important dans lřœuvre des écrivains, dépassait largement

le but initial de la recherche centrée sur la corporalité à partir des récits littéraires. Certains

3 Puig est considéré comme un des écrivains les plus influents des lettres argentines et latino-américaines des

dernières vingt années avec Borges et Cortazar. Cf. LORENZO ALCALA, May, Manuel, María y Manuel

(Ensayos), Buenos Aires: Grupo Editor Latinoamericano S.R.L., 1992, p. 57. 4 Sauf la critique argentine qui depuis les premières années de production de Robbe-Grillet a suivi le

romancier. Il faut se rappeler les commentaires de Ernesto Sábato dans les années 1963 et 1975. Il a critiqué

comme plusieurs des écrivains européens le prétendu objectivisme robbe-grilletien des débuts. Il a disqualifié

de la même manière le snobisme argentin qui a cherché à reproduire le style et les théories de Robbe-Grillet en Argentine. Cf. SABATO, Ernesto, Obra Completa, Ensayos, Edición a cardo de Ricardo Ibarlucía,

Buenos Aires: Seix Barral, 3a edición, 1988, 782 p. Nonobstant, cřest lřArgentine le pays qui a conservé le

plus de liens avec cet écrivain ; lřannée dernière, lřécrivain a été invité pour la présentation en espagnole de

son dernier roman La Reprise.

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rapprochements entre grammaire cinématographique et littéraire, entre récits filmique et

romanesque, entre héros romanesque et personnage filmique demandaient plus de

compétence technique et se situaient dans un autre registre de recherche. Le travail de

Doctorat, cependant, est centré sur les romans et le fait littéraire a été fixé comme le

document dřexploration privilégié. Les deux écrivains choisis dans ce champ ont gardé

leur force et leur importance. La comparaison a alors été dressée davantage à partir des

problèmes et quêtes sur la corporalité, la « mise en page » de la chair des personnages que

par la similitude de sujets dřécriture ou la commune appartenance à une école. Il y aura

dans le développement du travail dřautres éléments qui interviendront. Nous les

mentionnerons au moment opportun : ainsi, les rapports aux arts plastiques, au roman

policier, au cinéma, etc.

Les diverses frontières imposées par Robbe-Grillet ou Manuel Puig à leur

production sont assez hétérogènes. Chez eux lřagir herméneutique sur le monde et certains

clefs techniques de production culturelle sont forgées d`abord dans des domaines

extérieurs à la littérature : le premier a vécu un parcours dřingénieur et le deuxième a

démarré dans une école de cinéma. Leurs premiers travaux ont été tout à fait contestés par

la critique et les lecteurs. Par leur style, dans un secteur de littérature renouvelée et

inattendue, ils arrivèrent peu à peu tous les deux à sřimposer. Robbe-Grillet, encore vivant,

reste un provocateur par ses écrits et ses entretiens. Ils trouvent dans les objets de

consommation de gares, les clichés feuilletonesques ou la littérature de colportage, les

« thèmes générateurs » de leurs romans. Il ne sřagit pas dřentreprises héroïques ou de

drames classiques. Chez Puig, assez souvent, les motifs viennent dřune sensibilité pop, et

des attentes « roses » caractéristiques du roman du même nom.

Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, le rapport entre écriture et corporalité est

délimité aussi par les frontières et le débat qui existe à propos de ce quřon peut appeler la

paralittérature.5 Débat qui se représente alors une des multiples formulations des échanges

entre les genres mineurs et la grande littérature, entre la culture populaire et les formes

« cultes », entre les motifs transcendants et les prétextes ordinaires de la vie, etc.6 Les deux

5 Voir: COUEGNAS, Daniel, Introduction à la paralittérature, Paris : Seuil, 1992. BOYER, Alain-Michel,

Frontières du littéraire, Nantes : Document électronique, CETE, Service informatique de lettres, 1995. La

Paralittérature, Paris : PUF 1992. 6 Nous sommes dans une définition de la paralittérature en tant quřoutil heuristique (Boyer pp. 47) et une relecture des frontières du fait littéraire (Op. Cit. pp. 24-28). Dans toute étude sur Robbe-Grillet et Manuel

Puig la question sur les données et les sources nécessite une réflexion sur lřesthétique propre de leur

composition littéraire et jusqu'où ils transgressent les paramètres dřun genre romanesque en gardant une lien

avec le monde canonique quřils combattent et renouvellent.

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auteurs envisagent une entreprise expérimentale dans lřécriture même à partir

dřinquiétudes similaires malgré les distances culturelles et linguistiques. Certains éléments

leur sont communs : lřinnovation romanesque, les thèmes, les genres littéraires

apprivoisés, leur engagement personnel, leur provenance exogène à la littérature, leur

conception du lecteur et leur regard attentif aux processus populaires. Ces convergences

deviennent des points de référence assez riches pour une étude comparée.

Concernant leurs innovations, Manuel Puig se réfère explicitement à lřœuvre de

Robbe-Grillet. Ainsi, dans le deuxième chapitre de son roman, The Buenos Aires Affair, il

a voulu parodier lřécriture objective des premières écrits de Robbe-Grillet.7 Il a été

également fasciné par le film L’année dernière à Marienbad, par sa dimension novatrice :

Marienbad daba la impresión de ser una especie de abecedario nuevo que se empieza a

estudiar, en base a eso, vamos a comprenderlo todo de otro modo. Y no se cumpliñ. […]

No recuerdo otro movimiento literario o cinematográfico que haya envejecido más rápido,

que se hay agrietado de ese modo. No sé si con el pasar de otra década se vuelva a valorar.8

Cette promesse découverte par Puig dans le « nouveau roman », malgré son non

accomplissement, nous permet de percevoir les enjeux et les dynamismes qui ont animé

ces deux écrivains. Leurs mondes fictionnels et littéraires ont déjà été rapprochés par

Alain-Michel Boyer, dans sa thèse de troisième cycle ŔLa Paralittérature. Sa fonction dans

les oeuvres de William Burroughs, Alain Robbe-Grillet et Manuel PuigŔ. 9 Ces sont des

rapports privilégiés aux frontières du littéraire et des genres mineurs (précédemment

mentionnés) mais qui, traitant lřexploration anthropologique par ces écrivains, nous

placent certainement dans lřhorizon de notre recherche :

Les hommes sont à eux-mêmes leurs propres monstres ou leurs propres envahisseurs, si

bien que les « formes de vie », les androïdes, les malades des « Glaces Eternelles », toutes

ces images de lřautre, sont moins des figures inversées que les véritables allégories dřune

auto-invasion, ou les rencontres imprévues avec divers aspects de la conscience. Comme si

7 Cf. Seminario con Manuel Puig en Gottingen in El Beso… p. 627. Nous y reviendrons. 8 (Marienbad donnait lřimpression dřêtre une sorte dřabécédaire nouveau quřon commence à étudier ; sur

cette base nous comprendrons tout dřune autre façon. Alors, il nřa pas été ainsi. […] Je ne me rappelle pas un

autre mouvement littéraire ou cinématographique qui ait vieilli plus vite, qui se soit fissuré dřune telle façon.

Je ne sais pas si avec le passage à une autre décennie il sera revalorisé.) Idem. Dřautres correspondances

existent entre les deux écrivains comme la révision du rôle de narrateur et la révision de la structure

narrative… Cfr. Seminario con Manuel Puig en Gottingen in El Beso… p. 620 9 BOYER, Alain-Michel, La Paralittérature. Sa fonction dans les oeuvres de William Burroughs, Alain

Robbe-Grillet et Manuel Puig, thèse, Université de Paris IV-Sorbonne, 1982.

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lřindividu contenait en son corps, simultanément, la victime et le bourreau, lřesclave

féminine et lřinsecte géant, le criminel intergalactique et le policier Nova.10

Ces images « de lřautre », façonnées à lřintérieur des corps nouveaux, sont les

figures humaines et les formes de vie disséminées dans les romans de Robbe-Grillet et de

Manuel Puig qui nous ont séduit. Leurs personnages partagent les « visages », les

corporalités et les environnements pressentis par Boyer. Il nřest pas facile de trouver une

étude comparée entre ces deux romanciers. Nous avons eu cette chance qui est venue

confirmer notre entreprise. Nous nous sommes engagé dans les espaces de quête et de

création de la littérature, dans des recherches de la valorisation et la mise à jour des formes

romanesques. Point de vue critique centré, en même temps, sur les problématiques

constitutives du personnage.

Ce rappel de la genèse de notre travail nous permet désormais de proposer

lřesquisse de notre sujet dřinvestigation. Cette recherche se situe dřune certaine façon au

sein des problématiques du figuratif et de la représentation. Lřhypothèse la plus immédiate

et générale à été formulée dans lřinscription même de notre recherche, voici quatre ans :

« les romans chez Robbe-Grillet et Manuel Puig érigent le corps des protagonistes comme

axe dřarticulation et de signification de tout le récit. Une corporalité veut en effet y

symboliser les processus et les jeux intertextuels. Ce postulat accompagne plusieurs

questions, entre autres les suivantes : Comment ou de quelle manière le corps du

personnage se construit-il ? Quels sont les éléments narratifs qui bâtissent la corporalité ?

Comment les morceaux du corps et les repères dispersés dans les romans nous donnent-ils

un seul profil, un seul corps ? Y aurait-il un seul processus, un moyen identique chez les

écrivains dans la construction du corps ? Est-il possible dřimaginer un même outil et une

même structure analytique pour tous les récits ? »

Notre effort dřanalyse sřinscrit dans des préoccupations semblables à celles de

Berthelot, dans Le Corps du héros,11

avec une différence cependant : ce dernier fait un

parcours critique à lřintérieur de la grande littérature, celle de Balzac, Flaubert, Stendhal,

Tolstoï, Dickens ou quelques-uns des contemporains comme Camus ou Duras. Des

écrivains « classiques » dont les romans présentent une remarquable construction narrative

sans trop dřexpérimentation ou de bouleversements. Nous sommes par contre dans des

écrits expérimentaux et sui generis de Robbe-Grillet et Manuel Puig. La présente recherche

10 BOYER, A., Frontières du littéraire, p. 119. 11 BERTHELOT, Francis, Le Corps du héros, Paris : Nathan, 1997.

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prend également quelque distance par rapport à cette critique romanesque qui réduit les

personnages aux « êtres de papier », à ce chemin attentif essentiellement au signe

linguistique. Il y a chez nous une option de travail qui préserve les dimensions

dřincarnation et des processus vitaux de lřécriture. Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig

existe une passion pour les détails et les forces telluriques, un rapport explicite et structural

aux arts plastiques, aux animaux et aux forces vitales du monde. Leurs personnages sont

également lřécho des forces primitives de lřhomme et des mouvements collectifs

contradictoires en pleine vie sociale.

Les ouvrages retenus des deux écrivains sont des romans, ce genre quřils ont voulu

renouveler. Les écrits théoriques, les pièces de théâtre, les scénarios, contes, etc. ont été

marginalisés dans cette entreprise en raison dřune attention plus fine au récit romanesque.

Nous avons choisi quatre romans après une lecture générale du corpus romanesque de

chacun des écrivains et après la consultation des critiques les plus importants de leur

œuvre. Nous proposant de déjouer les coïncidences horizontales des romans, nous avons

voulu accepter le défi dřexaminer à notre tour les ouvrages les plus connus et les plus

commentés, ceux reconnus par les critiques comme leurs chefs-dřœuvre : La Jalousie et El

Beso…12

Quelques lignes de réflexion entamées par dřautres critiques ouvraient des

questions et des sujets à approfondir dans notre recherche.

La richesse de ces romans et les multiples études quřils ont engendrées offraient un

cadre critique et un espace analytique plus assurés. Dès le début de notre entreprise, nous

avons décelé des mondes fermes par les deux écrits. Une fascinante réduction du nombre

des personnages et de leurs mouvements rendait complexe leurs échanges. Cette

caractéristique fondamentale est donc fixée comme le premier axe de la recherche. Un pôle

confirmé chez Manuel Puig grâce aux études de Mónica Zapata : L’œuvre romanesque de

Manuel Puig, Figures de l’enfermement (1999) et de Geneviève Fabry, Cuerpo, nombre y

enunciación: acerca del efecto-personaje en El beso de la mujer araña, (2002). Il sřagit

chez lřauteur argentin des approches sur la captivité, lřimmobilité physique et la réduction

spatiale ; dřune détermination des caractéristiques fondamentales de sa création et des

éléments constitutifs dřun univers fermé. Chez Robbe-Grillet les ouvrages de Paul Fortier

Structures et communication dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet (1981), de Jean

12 Désormais El Beso… deviendra la façon ordinaire de citer lřouvre de Manuel Puig : El Beso de la Mujer

Araña, Edición Crítica, Colección Archivos Nº 42, UNESCO, 2002, 847 p. La traduction française utilisée

dans ce travail citée comme Le Baiser… correspond à : Le Baiser de la femme-araignée. Points Ŕ roman,

Paris : Seuil, traduction dřAlbert Bensoussan, 1979, 267 p.

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Claude Vareille Alain Robbe-Grillet l’étrange (1981) et de Roger-Michel Allemad : Alain

Robbe-Grillet (1997) nous ont offert des pistes pour initier un rapprochement thématique et

structural entre ces deux romans en gardant la corporalité des personnages dans un monde

clos comme axe principal.

Le deuxième axe de cette recherche sřest imposé comme la confrontation

nécessaire à la géographie mise en place par la réduction de lřespace de vie des

personnages et la prégnance des échanges privés. Le monde public, les espaces ouverts et

les dynamiques sociales deviennent alors le complément ou la confrontation idéale. La

ville comme nom et structure suggérait cette réalité. Nous avons donc examiné les romans

où le monde public et la ville sont là comme des univers essentiels. Le rôle de ces réalités

urbaines et une géographie des espaces ouverts se sont imposés avec force dans Projet… et

Buenos Aires…,13

des romans où le nombre des voix et des espaces offre de multiples

échanges qui vont au-delà du domaine du privé.

Pour mieux nous immerger dans la complexité des réalités structurées par ces

différents axes nous avons eu besoin dřoutils théoriques et critiques pour cadrer et explorer

le corps. Voulant saisir les données et les contenus liés aux corps des personnages, nous

avons parcouru un grand nombre dřauteurs et dřétudes concernant les arts plastiques, la

psychanalyse, la philosophie, la sémiotique, etc. Nous avons cherché des chemins pour

sauver les contenus et les dynamiques des personnages qui construisaient leur corporalité.

Il sřagissait également dřaccéder à une image dynamique et vitale de corps qui sauvegarde

ces contenus animiques, sociaux et telluriques portant les divers personnages des romans.

Il a fallu trouver une image instrumentale de corps comme outil méthodologique. Cette

partie est structurée par le concept dřimage littéraire de Vincent Jouve développé dans

L’effet-personnage dans le roman (1998). Ce corpus théorique est présenté dans la

première partie du travail qui a pour nom L’image du Corps. Cette partie a été pour nous la

plus difficile à écrire. Même après plusieurs versions, le résultat actuel ne correspond pas à

ce que nous aurions souhaité en termes dřéquilibre et de précision. Malgré ce déficit relatif,

les analyses et les catégories proposées permettent de situer la corporalité dans ses

dimensions plastiques et symboliques présentes, à profusion, dans les romans.

Nous rassemblons dans la deuxième partie ŔLa Clôture comme possibilité d’un

corps individuel ?Ŕ les dimensions fondamentales de lřenfermement et les corps des

13 Nous citerons Projet pour une révolution à New York de Robbe-Grillet (1970) comme Projet… et The

Buenos Aires Affair de Manuel Puig (1973) comme Buenos Aires….

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personnages féminins comme étant les noyaux qui articulent et rassemblent les

mouvements des romans. Il y a dans La Jalousie et El Beso… des processus similaires qui

instaurent des univers propres où les corps des femmes portent les contenus les plus

significatifs des romans. La clôture comme structure fondamentale permet le surgissement

des événements métaphysiques et cosmologiques par lesquels des coordonnées mythiques

et anthropologiques ré-élaborent lřimage de lřhomme.

La troisième partie ŔLa Ville, un corps social ? Ŕ a été prévue dans le projet initial

en tant quřanalyse sociale et collective des corps des personnages ; dans ce champ

certaines clefs historiques, politiques, économiques et sociales offraient dřautres

articulations et valorisations du corps. Néanmoins nous nous en sommes tenu à

lřexploration des corps de femmes comme étant la structure significative principale et ceci

pour deux raisons. S`il est bien vrai que de multiples personnages masculins nous livrent

des possibilités également riches dans la compréhension de la corporalité, cřest le corps de

la femme qui est découvert une fois de plus comme lřobjet le plus convoité, agressé,

transformé ou exploré. La deuxième raison vient des romanciers eux-mêmes : ayant

envisage les corps des personnages et leur signification dans les romans comme la

structure modèle, nous avons constaté que les femmes chez Robbe-Grillet et Manuel Puig

ont toujours été au centre des problématiques et inspiré leur création. Eux-mêmes lřont

confirmé dans de multiples écrits et entretiens.14

Ce deuxième axe a été élaboré dans un premier temps à partir de la radical

différenciation de la ville par rapport aux lieux fermés, censée façonner dřautres

dynamismes en relation avec la corporalité. Mais lřironie veut quřen continuant lřanalyse

en quête des corps des femmes, une fois de plus nous avons été amené aux espaces fermés.

Dans la ville et la vie collective chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, la destinée et les

événements principaux de la vie des femmes sont vécus dans les chambres et les endroits

clos. Nos conclusions nous donneront lřoccasion dřindiquer dřautres coïncidences et

découvertes dans ce parcours à travers le corps des femmes chez Robbe-Grillet et Manuel

Puig.

14 Nous avons consulté certains travaux précurseurs autour de la femme chez les deux écrivains. Ces ouvrages nous ont aidé à circonscrire notre champ de recherche. Le plus important sur Robbe-Grillet est

Women in Robbe-Grillet (1993) de Lilian Dunmars ; sur Manuel Puig, nous avons trouvé des références

intéressantes dans Le discurso utópico de la sexualidad en Manuel Puig de Elías Muñoz et dans La forma

del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig, de Juan Pablo Dabove (1994).

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ABRÉVIATIONS DES OUVRAGES.

Alain Robbe-Grillet

Un Régicide Un Régicide (1949).

Les Gommes Les Gommes (1953).

Le Voyeur Le Voyeur (1955).

La Jalousie La Jalousie (1957).

Le Labyrinthe… Dans le Labyrinthe (1959).

Marienbad… Lřannée dernière à Marienbad ciné-roman (1961).

Instantanés Instantanés nouvelles (1962).

L’immortelle Lřimmortelle ciné-roman (1963).

La Maison… La Maison de Rendez-vous (1965).

Projet… Projet pour une Révolution à New York (1970).

Glissements… Glissements progressifs du plaisir ciné-roman (1974).

Topologie… Topologie dřune cité fantôme (1976).

Souvenirs… Souvenirs du Triangle dřor (1978).

Djinn Djinn (1981).

Le Miroir… Le Miroir qui revient (1985).

Angélique… Angélique ou lřenchantement (1988).

Corinthe… Les derniers jours de Corinthe ( 1994).

La Reprise La Reprise (2001).

Gradiva… Cřest Gradiva qui vous appelle (2002).

Manuel Puig.

La Traición... La Traición de Rita Hayworth 1968 (La Trahison de Rita

Hayworth) 1969.

Boquitas… Boquitas Pintadas 1969 (Le plus Beau tango du Monde) 1972.

Buenos Aires... The Buenos Aires Affair 1973 (Les Mystères de Buenos Aires) 1975.

El Beso… El Beso de la Mujer Araña 1976 (Le baiser de la Femme-

araignée) 1979.

Pubis... Pubis Angelical 1979 (Pubis Angelical) 1981.

Maldición eterna... Maldición eterna a quien lea estas páginas (Malediction

Éternelle à ce qui lira ces pages) 1984.

Sangre de amor... Sangre de amor correspondido 1982 (Sang d’amour partagé)

1986.

Cae la noche... Cae la noche tropical 1988 (Tombe la nuit tropicalle) 1990.

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QUELQUES PISTES POUR LA LECTURE DES ROMANS.

1. La Jalousie.

Dans une propriété coloniale, un homme surveille et interprète les mouvements de

A…, sa femme et de Franck, son voisin. La vie de la maison est rythmée par les repas, les

séjours dans sa chambre et les échanges sur la terrasse. Trois événements entre A… et

Franck nourrissent les sentiments de méfiance et jalousie du narrateur : lřécriture dřune

lettre, lřassassinat dřun mille-pattes et une voiture en panne au cours dřun voyage au port

proche.

Le soir du voyage advient la rencontre angoissante de cet homme dans la solitude

de la maison. Les pensées, les images et les soupçons dřune infidélité le plongent dans le

mystère de sa femme et les mouvements cosmiques qui entourent celle-ci.

2. El Beso...

Luis Alberto Molina passe quelques heures des soirées à raconter des films à son

compagnon de cellule, Valentín Aguerri. Cet homme, homosexuel, condamné pour

perversion de mineurs, au delà de ses récits de six films, arrivera à établir un espace rituel

où Valentìn, le guérillero, et lui pourront tisser des rapports dřamitié, de confiance et de

solidarité.

A la moitié du roman, le lecteur connaîtra le pacte établi entre Molina et le directeur

du pénitencier. Molina doit obtenir des informations de Valentín ; en échange de quoi une

éventuelle liberté conditionnelle lui permettra de rejoindre sa vieille mère malade. Le

double jeu de Molina trouvera sa résolution dans une mort héroïque hors de la prison alors

quřil tentera de passer un message aux camarades de Valentín. Le guérillero restera

convalescent après la torture, dans lřinfirmerie de la prison, au dernier chapitre ; dans son

délire ses images paradisiaques et filmiques reconstruisent le roman entier dans une

synthèse onirique.

3. Projet…

Laura, une fille captive du narrateur du roman dans une maison désaffectée semble

concentrer les multiples actions et personnages éparpillés par les histoires dřespionnage et

contre-espionnage de « lřOrganisation ». Les mouvements obscurs et punitifs de cette

association établissent un réseau où de nombreuses jeunes filles seront manipulées et

sacrifiées à New York. Le narrateur, exécuteur et traître de « lřOrganisation » sera piégé à

la fois par Laura et « lřOrganisation » sans que le lecteur puisse arriver à démêler les

chronologies, les principaux incidents et les divers niveaux de fictions du récit.

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4. Buenos Aires...

Gladys Hebe DřOnofrio, âgée de 33 ans, dépressive et malade, rentre en Argentine

pour se soigner à Playa Blanca, un petit village au bord de la mer. Elle habitera là-bas avec

sa mère et fera la connaissance de Leopoldo Druscovich, grâce aux échanges autour de ses

travaux en arts plastiques. Leopoldo critique dřart et responsable du comité de sélection du

représentant argentin pour la Biennale dřArt à Sao Paulo (Brésil) la choisira. Les deux

deviendront amants.

Le lecteur connaîtra leurs rapports entre avril et juin 1969. Leurs histoires

personnelles livrées à la manière de chroniques biographiques fourniront assez

dřinformation sur les parcours sexuels et professionnels de chacun dřeux pour donner à

comprendre leur insatisfaction et leur quête de bonheur. Toute recherche de joie sera à la

fin du livre irrésolue et décevante pour les deux.

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PREMIÈRE PARTIE : L’IMAGE DU CORPS.

Toute technique est « technique du corps ».

Elle figure et amplifie la structure métaphysique de notre chair.

Maurice Merleau-Ponty.

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I. LIMINAIRE.

Pour nous permettre une approche des romans choisis et de leurs auteurs, il nous est

apparu nécessaire de fixer quelques données fondamentales du concept dřimage. Il s'agit de

déterminer les catégories que nous utiliserons lors de l'étude comparée des récits.

Progressivement, des explorations diverses autour de l'image du corps seront rassemblées

en vue d'une meilleure appréhension de celle-ci comme « image symbolique du récit ».

Si nous cherchons à analyser une image symbolique du corps, il nous faut dřabord

déterminer quel concept dřimage nous pouvons utiliser et comment cette image exprime

les processus vécus par le lecteur ; comment aussi nous trouvons dans les images des

personnages et des autres êtres du roman un chemin pour arriver à leurs dimensions

symboliques. Ainsi cette partie deviendra-t-elle le cadre théorique par lequel nous

essaierons de situer les mouvements et les structures figuratives chez Robbe-Grillet et

Manuel Puig. Comme aucun choix n'est neutre, mieux vaut en indiquer d'emblée les

orientations. Nos investissements porteront spécialement sur les éléments qui tournent

autour des processus mentaux de construction et représentation concernant le récit

littéraire. Face à la polysémie de l'image et de sa présence dans les disciplines les plus

diverses, nous en retiendrons les éléments fondamentaux qui configurent ou qui permettent

sa compréhension dans lřunivers romanesque; ces éléments permettront en même temps

d'éclairer ce que l'on cherche à signifier lorsqu'il est question « du corps comme image

symbolique du récit ».

Nous essaierons de situer lřimage comme étant un processus de construction parmi

ceux qui sřélaborent dans le jeu de la lecture ; l'image sera appréhendée ici comme une des

structures qui garantit au lecteur une permanence du récit et son appropriation. Nous

chercherons chez Robbe-Grillet et dans les romans choisis, La Jalousie et Projet…, les

images symboliques des événements du roman que tout lecteur construira dans le parcours

de sa lecture. De la même façon, chez Manuel Puig, dans El Beso… et dans Buenos

Aires…, nous découvrirons les repères visuels et symboliques de ces romans.

Tout ce qui est lié à l'image, ou suscité par elle, a été l'objet, on le sait, de toutes

sortes de regards, d'approches, d'analyses et de concepts. A des titres divers, nous nous

appuierons sur ceux-ci pour notre compréhension de ce qui se manifeste dans les romans

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de Robbe-Grillet et de Manuel Puig : lřimage comme structure dynamique et en

construction. Cet effort souhaite aboutir à une approche sémiologique équilibrée pour la

compréhension de lřimage qui apparaît, çà et là, en tant que « reflet », « illustration »,

« ressemblance », « projection mathématique », « souvenir », « figure », « illusion »,

« image mentale », « métaphore », « rêve », etc15

. Polysémie toujours perçue dans la

culture contemporaine et soulignée il y a presque quarante ans par Barthes :

Le mot lui-même est très fuyant, renvoyant sans cesse, selon un va-et-vient compliqué,

tantôt au produit dřune perception physique, tantôt à une représentation mentale, tantôt à

une imagerie, tantôt à un imaginaire ; il apparaît très difficile de s’arrêter à lřimage, peut-

être dřailleurs en raison de sa fonction irréalisante.16

À ce vaste horizon de la polysémie nous pouvons ajouter aussi lřhétérogénéité des

éléments et des matériaux de sa composition ; cet aspect est présenté par Joly comme un

des principes quřil faut accepter en travaillant lřimage :

Le premier grand principe à retenir est sans doute, selon nous, que ce quřon appelle une

« image » est hétérogène. Cřest-à-dire quřelle rassemble et coordonne, au sein dřun cadre

(dřune limite), différentes catégories de signes : des « images » au sens théorique du terme

(des signes iconiques, analogiques), mais aussi des signes plastiques : couleurs, formes, composition interne, texture, et la plupart du temps aussi des signes linguistiques du

langage verbal.»17

Une autre clarification est nécessaire au début de ce parcours. De façon plus ou

moins intense, selon les époques, l'approche critique de l'image s'est développée, qu'il

s'agisse des arts plastiques, de la photographie ou du cinéma ; mais, dans la littérature, ce

thème a été élaboré traditionnellement dans le champ de la rhétorique, parfois comme le

produit réussi des figures ou tropes. En effet, grâce à celles-ci, les poètes livrent à

lřimagination des lecteurs lřimpression dřune peinture sensible, dont chaque image mentale

serait un signifié ou une connotation littéraire (Le fer pour lřépée, La voile pour le navire,

le feu pour la passion, etc.).18

Pendant plusieurs siècles, la rhétorique a façonné lřécriture,

ses expériences et recherches en devenant la mesure et le critère de beauté. François

Moreau nous donne un exemple de cette perception de lřimage à partir de ce point de vue :

Il reste à dénombrer les figures qui peuvent être appelées images et dont lřétude sera faite

dans cette première partie : on peut distinguer celles qui se caractérisent par un rapport

15 Cf. JOLY, Martine, L’image et les signes, Paris : Nathan, p. 26. 16 BARTHES,Roland, Œuvres Complètes, T.II, Paris : Seuil, 2002, p. 564 « Toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à ses signifiants, une « chaîne flottante » de signifiés, dont le lecteur peut choisir

certains et ignorer les autres » BARTHES, R., Op. Cit. T.II p. 578. 17 JOLY, Martine, Introduction à l’analyse de l’image. Paris : Nathan Université, p. 30. 18 Cf. GENETTE, G., Figures I, Paris : Seuil , p. 219-220.

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dřanalogie entre deux termes ŕ comparaison, métaphore, allégorie, symbole ŕ et celles où

les termes sont unis par un rapport de contiguïté ŕ métonymie et synecdoque. Il y a lieu

dřajouter à cette nomenclature traditionnelle deux phénomènes un peu particuliers : les

synesthésies tout dřabord et les syllepses.19

La recherche des principes esthétiques avait investi les tropes d'une prétention

canonique, en devenant le soutien dřun système et d'une série de fonctions ; cette

rhétorique, garante de la littérature occidentale pendant plusieurs siècles, ne permet plus,

aujourd'hui, une compréhension pertinente des processus de création et de lecture.

Cependant, une évolution récente a retrouvé la métaphore et la métonymie comme des

axes fondamentaux de la production littéraire. Cet essor prétend principalement rejoindre

les problèmes et les écarts profonds de signification qui ont toujours animé la critique

littéraire, en faisant, parfois, de ces deux figures deux catégories critiques importantes dans

les études sémiologiques et littéraires.20

19 MOREAU, François, L’image Littéraire, Paris : Société dřédition dřenseignement supérieur, 1982, p. l6.

Voir aussi un des plus complets traités en langue française : FONTANIER, Pierre, Figures du Discours,

Paris : Flammarion, 1968. 20 Cf. GENETTE, Gérard, Figures III, Paris : Seuil, 1972 : « La rhétorique restreinte » et « Métonymie Chez

Proust » pp. 21-62. METZ, Christian, Le signifiant imaginaire. Paris : Christian Bourgois, 1993,

« Métaphore et Métonymie » pp. 177-371, JAKOBSON, Roman, Essais de Linguistique Générale, 1. Les

Fondations du langage. Paris : Editions de Minuit, 1963, pp-61-67.

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II. DE QUELLE IMAGE PARLONS-NOUS DANS CES RÉCITS ?

Il est évident que pour observer le corps et son image chez Robbe-Grillet et Manuel

Puig comme une structure dynamique, il faut aller au-delà des limites des tropes ou des

concepts. D'entrée, il faut noter les approches qui se situent du côté de la représentation du

"matériel sensitif" de lřimage chez le lecteur. Il est indispensable, en effet, de rappeler, une

fois de plus, que lřimage est toujours un agencement embrassé, forgé par le regard : « Nous

comprenons quřil indique quelque chose qui, bien que ne renvoyant pas toujours au visible,

emprunte certains traits au visuel et, en tout état de cause, dépend de la production dřun

sujet : imaginaire ou concrète, lřimage passe par quelquřun, qui la produit ou la

reconnaît ».21

Cette spécificité établie par le visuel dans les processus mentaux du lecteur

est très importante.

Cependant, lorsque nous parlons dřimage en revendiquant lřacte ou lřexpérience de

nos processus cognitifs et figuratifs inaugurés par les yeux, nous ne réduisons jamais ce

vécu à la simple reproduction mécanique. "Regarder n'est pas recevoir mais ordonner le

visible, organiser l'expérience. L'image tire son sens du regard, comme l'écrit de la

lecture…"22

Toute image visuelle se déploie toujours en liaison avec la culture et le monde

psychique du lecteur. Toute image « mentale », en conséquence, se trouve marquée par une

série de conditionnements psychologiques et esthétiques, autant que par un monde

physique « matériel » et ses propriétés.

Le caractère subjectif et fantomatique se construit dès lřinteraction de la vue et de

son support matériel. Cřest une des caractéristiques propres à toute image soit-elle

photographique, peinte, cinématographique, onirique, etc. La consolidation pour chacune

d'elles vient de l'activité mentale, lřimagination étant la dernière instance de toute

représentation. Le dynamisme de cette double participation (entre « lřextériorité » et la

« subjectivité ») est compris de façon pondérée par Natanson. Il écrit à propos de cette

joute avec la sensibilité que : « le terme « image » désigne soit le dessin dřun objet, dřun

personnage, dřune situation, soit, plus généralement, la trace mnésique dřune perception

antérieure. En généralisant on appellera image toute représentation mentale dřorigine

21 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 8. (Cřest nous qui soulignons). 22 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l'image, Une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, p. 41.

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20

sensorielle. »23

Il souligne dans sa réflexion le rapport aux sens et tout autant lřimportance

du monde visuel dans la configuration de lřimage.

A. Image Littéraire.

A cette étape de notre démarche une précision doit être apportée : quand on parle

dřimage littéraire, celle-ci évoque toujours une production mentale, une entité qui

appartient et se nourrit des mécanismes intérieurs de lřhomme même si sa source se trouve

dans le texte. Le terme « image mentale », dans quelques citations, intègre complètement

lřimage littéraire et pourrait parfois en être lue comme un synonyme ; cette correspondance

apparaîtra dans plusieurs énoncés. Les données esquissées sur lřimage mentale

appartiennent donc par extension à lřimage mentale littéraire.

Lřimage littéraire est plus justement perçue par Joly lorsquřelle analyse les

mécanismes de lecture :

lřimage mentale correspond à lřimpression que nous avons, lorsque, par exemple, nous

avons lu ou entendu la description dřun lieu, de le voir presque comme si nous y étions.

Une représentation mentale sřélabore de manière quasi hallucinatoire, et semble emprunter

ses caractéristiques à la vision. On voit. 24

Dans les processus dřintellection de lřindividu il y a une perception approfondie qui

lui permet de reconnaître ou percevoir en son originalité et unicité cette image comme

étant elle-même. Un des accents de cette recherche fait de lřexploration de lřimage

littéraire une tentative pour mettre en rapport les créations imaginatives produites par la

lecture et les données livrées par la vue. Cette spécificité bien identifiée dans son statut

sémiotique, nous ne voulons pas l'effacer. C'est à propos d'elle que Hamon fait la

distinction entre images « à lire » et images « à voir »; 25

pour lesquelles il y aura un centre

commun où toute image mentale prend forme et se développe grâce à ses effets : donner

« à voir ».

23 NATANSON, Madeleine et Jacques, A la recherche des images perdues, in MAUREY, Gilbert (directeur),

Le Mot, l’image, Paris : Bayard,1994. p. 80. 24 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 13. 25 « Certes entre image littéraire (à lire) et image en deux dimensions (à voir), les différences de statut sont,

pour le sémioticien, radicales. Lřimage à voir (une photo, une peinture, un diagramme, une carte, une

maquette) est analogique, continue, simultanée, motivée, fonctionne par plus ou moins de ressemblance avec la chose représentée, et demande à être reconnue par un spectateur, tandis que lřimage à lire (par exemple une

métaphore, ou une comparaison) est faite de signes discrets, linéaires, discontinus, arbitraires, fonctionnant

par différences internes à lřintérieur dřun système, et demande à être comprise dřun lecteur » (HAMON,

Philippe. Imageries, Littérature et image au XIX siècle, Paris : José Corti, 2001, p 275).

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21

Lřimage littéraire dans ses rapports entre la vue et lřélaboration intérieure du sujet

(par les fonctions du cerveau) dévoile une autonomie et un pouvoir propre. Elle nřest pas là

comme simple intermédiaire (expression dřune idée), reflet (dřun stimulus) ou copie (dřun

être extérieur).

Lřimage traditionnellement est considérée comme intermédiaire entre la perception et lřidée

ou concept, qui sřexprime à travers le mot, et contribue à la compréhension de lřobjet.

Lřimage peut être simple reflet de la perception. Mais elle peut aussi être nommée. Le mot

qui sřy accroche la désigne, lřévoque, mais par son usage dans la langue peut avoir un statut

de généralité et renvoyer aux autres mots avec lesquels il sřorganise dans la chaîne

linguistique.[…] Lřimage, dřautre part, nřest pas seulement copie de la perception, mais

recomposition dřéléments de perceptions antérieures, dřoù son pouvoir créateur.26

L'image littéraire grâce aux caractéristiques communes avec les autres productions

mentales peut être amplifiée, citée, nommée, travaillée mais elle garde toujours son

autonomie. Elle a sa puissance propre et ne devient pas un outil ou une représentation

vague dont la raison ou les processus herméneutiques auraient le dernier mot. Lřimage que

nous cherchons ne se trouve pas à la place de…, elle ne remplace pas une idée « X » ou

une autre réalité ; elle se construit par elle-même dans les processus mentaux des sujets en

devenant autonome grâce à sa propre élaboration et originalité. Cette autonomie de lřimage

littéraire surgit, en grande partie, du « bricolage » mental fait par le lecteur en dépendance

de ses engagements personnels et imaginatifs orientés par le récit.27

Par la vertu du récit,

lřimage littéraire sřesquisse chez le lecteur, toujours approximative et paradoxalement

intime, avec une force émotive et consubstantielle que lřimage visuelle elle-même ne peut

pas rendre.28

Il faut préciser, aussi, que ce qui vient dřêtre dit de lřimage littéraire ne concerne

pas seulement les images des personnages. Les mots retenus à propos de lřimage littéraire

sřétendent, également, à tous les êtres littéraires qui peuplent le roman : les décors, les

26 NATANSON, M. Op. Cit. p. 8. 27 Une des épreuves de lřautonomie et de la pertinence de lřimage mentale nous est livrée par Sartre. « Il y a

dřailleurs beaucoup de cas où le temps de lřobjet est succession pure sans localisation temporelle. Si je me

représente la course dřun centaure ou une bataille navale, ces objets nřappartiennent à aucun moment de la

durée. Ils ne sont ni passés ni futurs ni surtout présents. Il nřy a de présent que moi réel en tant que je me

les représente. Pour eux, sans attaches, sans rapports temporels avec aucun autre objet ni avec ma durée

propre, ils se caractérisent seulement par une durée interne, par le pur rapport avant-après, qui se limite à

marquer la relation des différents états de lřaction ». SARTRE, Jean-Paul L’Imaginaire Psychologie –

Phénoménologique de l’imagination. Paris : Gallimard, Bibliothèque des Idées. 1940. p. 170. En parlant de

centaure ou de bataille navale, aucun des deux ne pourra jamais être vu par aucun peintre ou n'importe qui d'autre, mais ils sont. 28 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 41. Dans cette « probabilité de la littérature » il y a toujours une économie de la

création ; le narrateur ne donne des personnages que des traits fonctionnels et le lecteur ne concrétise chez les

personnages que les traits signifiants.

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22

atmosphères, et toute créature fantasmatique qui jaillit du récit. Cette expérience sera

analysée dans les romans choisis, aux chapitres suivants.

En revenant à la dimension polysémique et hétérogène de lřimage littéraire, pour

mieux saisir son essence, la distinction faite par Vincent Jouve est éclairante. En la

comparant à lřimage optique et à lřimage onirique il précise sa « nature » double :

Il apparaît ainsi que l’image optique demeure extérieure au sujet (le récepteur nřa aucune

part dans sa production) ; que l’image onirique est entièrement déterminée par le fantasme

propre (elle se constitue de bout en bout à lřintérieur de lřappareil psychique) ; tandis que

l’image littéraire, fantasme propre élaboré à partir dřéléments du fantasme dřautrui, est une

production mixte.29

Cette citation est importante pour notre étude parce quřelle fixe la condition mixte

de lřimage littéraire en sa double dimension optique et onirique. Lřimage littéraire

rassemble donc, dans une seule expérience, les rapports au monde « objectif » par son côté

optique et par son côté onirique, les rapports intérieurs et symboliques du lecteur :

« Lřimage littéraire est, en effet, la seule qui combine création propre et apport

extérieur »30

. Les chapitres III : La Plasticité et IV : Possibilités symboliques de l’image,

développeront les éléments qui consolident ce double enjeu.

Le jeu entretenu, entre lřécriture et lřimage littéraire, deviendra une des dimensions

les plus importantes dans la recherche de la signification du corps chez Robbe-Grillet et

Manuel Puig car les processus utilisés par les deux romanciers sont tout à fait différents.

Robbe-Grillet recourt plus habituellement à la vue en faisant des descriptions minutieuses

Ŕ à partir dřun prétendu objet extérieur Ŕ tandis que Manuel Puig utilise davantage le

monde onirique, éveillé par lřoralité, sollicitant ainsi les impressions plus intérieures du

lecteur. Le lecteur est pris par leurs romans qui partant dřun pôle rejoint lřautre, dans un

mouvement continuel. Outre ce rapport entre objet extérieur et monde onirique à travers les

images, il y a aussi ce jeu incessant au cours de la lecture où les images visuelles ou

sonores de lřécrit engendrent des mots qui engendrent les images dans un mouvement

ininterrompu.

29 JOUVE, Vincent, L’effet-personnage dans le roman. Paris : PUF. 1998, p. 42. Cřest nous qui soulignons.

Dřautres critiques abordent ce sujet selon leur propre méthodologie: « Ce qui nous intéresse est de constater

que ce que nous considérons comme des images mentales conjugue cette double impression de visualisation et de ressemblance » JOLY, M. Op. Cit., p. 14. Lřimage littéraire ne correspond pas à une hallucination qui

se définit comme « une perception sans objet ». cf. MAUREY, Gilbert, Le Mot L’image, Paris : Bayard,

1994, p. 28. 30 JOUVE, V., Op. Cit., p. 43.

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23

Par exemple, chez Robbe-Grillet dans La Jalousie, nous avons plusieurs

descriptions du mille-pattes (un des « personnages » du roman) : des regards taxonomiques

avec son nom scientifique, des regards populaires avec la dénomination commune de

lřinsecte, et plusieurs présentations de son cheminement et de sa mort. La figure du mille-

pattes revient au moins cinq fois et par un seul paragraphe du roman prend un contenu

symbolique inattendu. Chez Manuel Puig dans El Beso... « la femme-araignée » est

toujours insinuée et projetée par les films et le monde métaphorique imposé par Molina,

tout au long du roman ; cette allégorie est pleinement élaborée au dernier chapitre et

rassemble tous les contenus symboliques, sans que le lecteur ne trouve nulle part une vraie

araignée. Le lecteur, comme nos écrivains, sait qu'il pourra toujours découvrir quelque

chose de plus sur les images du mille-pattes et de la femme-araignée jusquřà la dernière

ligne du roman.

B. L’image-personnage.

Pour arriver à cerner lřimage symbolique dans le récit il est indispensable

d'observer aussi le rapport de celle-ci avec le personnage dans lřunivers des images

mentales dont nous avons délimité le champ. Nous constatons que le personnage est une

image littéraire bâtie grâce à lřintervention du lecteur. « Le personnage romanesque,

autrement dit, nřest jamais le produit dřune perception mais dřune représentation. […]

Cřest donc au lecteur quřil appartient de construire la représentation à partir des

instructions du texte. Lřimage ainsi produite, dépourvue de présence matérielle, peut être

qualifiée dř« image mentale » ».31

Il est impossible de faire complètement abstraction du personnage lorsqu'on aborde

les problèmes de la corporalité même dans les romans dits « atypiques » par rapport à la

littérature conventionnelle, tels que ceux de Robbe-Grillet ou Manuel Puig. Chez Puig,

plusieurs des protagonistes sont, aussi, des êtres ordinaires et parfois des anti-héros qui ne

cherchent pas à se placer en tant que « le personnage ». C'est le cas de Luis Alberto

Molina, lřhomosexuel efféminé dans El Beso…, de Gladys DřOnofrio, une femme mûre

avec de sérieux problèmes dřestime de soi dans Buenos Aires…, de Mr Ramírez le vieil

homme handicapé et réfugié politique dans Maldición Eterna…, des deux femmes âgées

dans Cae la Noche… ou du « courant de conscience » instable de Josemar dans Sangre de

Amor….

31 JOUVE, V., Op. Cit., p. 40.

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24

La transformation du héros romanesque chez Robbe-Grillet a deux volets. Le

premier c'est celui de ses romans comme exercice pratique : « A… » dans La Jalousie et

«L », « N » et « M » dans L’immortelle comme simples lettres cherchent à remplacer le

prénom et le monde des protagonistes ; les prénoms et les rôles répétés et trompeurs de

Laura et Ben-Saïd dans Projet… ; la confusion progressive jusquřà lřidentification finale

de Nora (lřamie dřAlice) et « Maître David » (lřavocat dřAlice), dans Glissements… et les

identités multiples de Boris Wallon (Wall, Henri Robin, HR, etc. ) dans La Reprise. Dans

tous ces exemples Robbe-Grillet est en lutte contre la suprématie du personnage. Le

deuxième volet de cette transformation est manifestement à l'œuvre dans Pour un

Nouveau-Roman où l'auteur veut théoriquement signifier l'acte de décès du dit

personnage :

Nous en a-t-on assez parlé, du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir.

Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les

plus sérieux essayistes, rien nřa encore réussi à le faire tomber du piédestal où lřavait placé

le XIX siècle. Cřest une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté Ŕ

quoique posticheŔ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle.32

Nous acceptons les critiques et explorations des romanciers autour du personnage.

On peut en effet vouloir mettre fin à sa tyrannie dans le récit, la réduire au minimum, être

plus attentif à l'au-delà de « lřhumain » et confirmer dans le sillage de la critique le

nécessaire affaissement du héros dans la littérature contemporaine comme Robbe-Grillet

lřaffirme, mais la présence, au moins, dřun « actant »33

nous est indispensable.

La trace la plus discrète du personnage, les pas de revenant de « ce cadavre »,

deviendront pour nous comme un code dřADN permettant de rétablir une certaine

corporalité. Pour le dire dřune autre façon, notre recherche reprend une tâche classique et

conventionnelle en faisant un pari sur le personnage. Lřinstable ironie et la subtile

dépréciation des personnages chez Robbe-Grillet, comme la déconstruction du héros chez

Manuel Puig, font surgir des questions et controverses très riches et créatrices dans

lřhorizon de la corporalité.

32 ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un Nouveau Roman. Paris : Minuit, 1961, p. 26 33 Tel quřil est compris par Greimas comme la fonction élémentaire dřune syntaxe qui respecte le système

global des actions du récit. Cf. GREIMAS, Algirdas, La Sémantique Structurale, recherche et méthode,

1966, pp. 176-180..

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1. Le personnage Image-Vivante.

Sous ce titre du « personnage image-vivante » nous envisageons les stratégies

littéraires grâce auxquelles survient la sensation « du vivant » chez les êtres romanesques.

Pour établir le personnage comme une image modèle du récit, il est nécessaire d'identifier

les coordonnées qui animent les personnages ; celles-là mêmes qui font dřun simple nom

ou dřun rôle toute une entité autonome et complexe à la fois. Pour ce travail nous

emprunterons au livre de Vincent Jouve des clefs susceptibles dřéclairer les situations des

uns et des autres.

Le personnage comme image mentale est un développement dynamique entre le

référentiel et le discursif, entre les données fournies par le monde extérieur et la

construction faite par le discours. Cette image est liée historiquement au temps du récit et

« ne se satisfait pas dřune addition de traits : cřest au travers de synthèses successives

effectuées par le lecteur quřelle se développe. »34

C'est la première donnée quřil faut

prendre en compte à propos des personnages ; le personnage, c’est un monde de

recompositions successives et de processus jamais finis ou clôturés ; lřimage personnage

qui interprète ordinairement le monde des humains nřa rien à voir avec une description des

« essences » ou « caractères » fixes. Cřest la recomposition continuelle du personnage dans

les chronologies et généalogies qui touchent lřexpérience historique du lecteur. Ainsi « le

lecteur élabore sa représentation en fonction de lřidée de « probable » telle quřil lřa héritée

de son expérience personnelle. »35

Il y a un cadre de possibilités instaurées et limitées dans

le monde référentiel du lecteur, sans lequel aucun écrivain ne peut esquisser un

personnage.

En lien avec les développements précédents, nous pouvons dire aussi que lřimage

« vivante » du personnage, établie à partir du côté référentiel tire profit dřun « mensonge ».

Car certaines données extérieures sont acceptées par le lecteur comme incontestables

dřaprès lřécrivain dřune façon analogue au pacte autobiographique formulé par Lejeune.36

Dans « lřêtre romanesque, pour peu quřon oublie sa réalité textuelle, se donne à lire

comme un autre vivant susceptible de maints investissements ».37

Cřest cette commune

complicité entre lřécrivain et le lecteur qui permet la suite de la lecture et lřattachement

aux protagonistes, même dans leurs profils les plus étranges ou anormaux.

34 JOUVE, V., Op. Cit. p. 50. 35 Ibid. p. 46. 36 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte Autobiographique. Paris : Seuil, Col. Points, 1996. 37 JOUVE, V., Op. Cit. p. 108.

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Une deuxième caractéristique exprime les types de personnages que nous sommes

capables de structurer et de suivre :

Il est impossible au texte de construire un personnage absolument différent de ceux que le

sujet côtoie dans la vie quotidienne. Même les créatures les plus fantastiques des romans de

science-fiction conservent, au milieu d'attributs plus ou moins insolites, des propriétés

directement empruntées aux individus du monde "réel" [...] un être alternatif complet

est, à la lettre, inassimilable par le lecteur ».38

Nous sommes habitués à projeter sur les personnages presque automatiquement les

représentations des êtres humains. Cette illusion d'une vie des personnages comme

projection de nos mouvements vitaux, repose dans la tradition littéraire sur la belle

attribution au personnage dřune onomastique, d'actions, dřune physionomie, et dřune vie

intérieure ; cette dernière étant faite de sentiments, passions, angoisses, désirs, et autres

mouvements psychiques. Chez Robbe-Grillet, il faut souligner le désir de minimiser ses

rapports à la fiction romanesque traditionnelle et cela, il le montre bien en nous

immergeant dans dřautres constellations qui ne sont pas cependant sans rapports au monde

« réel ». Il y aurait un « réel » littéraire inscrit selon les processus dřautonomie quřil

revendique pour sa littérature.

Par rapport à la vie « réelle » qui soutient lřillusion dř« image vivante » chez le

personnage, il y a une troisième caractéristique qu'il faudra vérifier : « le personnage le

plus torturé est également le personnage le plus « vivant » »39

car les romans retenus

pour cette recherche : La Jalousie, El Beso... Projet… et Buenos Aires… montrent, chez

leurs protagonistes principaux, les traits typiques de personnages romanesques tourmentés

et/ou physiquement agressés (soit par la maladie, la prison, la violence ordinaire ou la

dépendance). Il faudra trouver la correspondance corporelle qui indique que le corps le

plus touché ou meurtri est le plus vivant ou le mieux construit. Ces références aux corps

des protagonistes et leurs chaînes de blessures dans les récits portent un monde de

significations primordiales révélant lřimportance de la chair dans lřécriture contemporaine.

La quatrième caractéristique concernant lřeffet « vivant » du personnage réside

dans la durée, cette qualité particulière de la temporalité, expérimentée dans les

mouvements et les actions. « Il [le personnage] se construit dans la durée comme lřêtre

38 Ibid. p. 29. Cřest nous qui soulignons. 39 Ibid. p. 112.

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humain dans le temps. La vie, cřest le mouvement »40

. Mouvement qui se manifeste par les

changements dřétats, lorsquřils sont exprimés grâce à la conversion des énergies et aux

liaisons de cause à effet établis par le récit entre les personnages, entre eux et leur

environnement. Le personnage est donc un être en situation qui, dans les descriptions

« objectives » élaborées par le romancier, cherche à rester dans le temps et se libérer de

lřécrivant même. On peut dire que : « L'être de fiction échappe donc à la relativité. Le

roman structure tout, transforme l'accidentel en exemplaire, la contingence en signification,

les signes en symboles, le temps en histoire, l'espace en scène, la fragmentation en

totalité. »41

Après ce parcours à travers les caractéristiques du vivant chez le personnage,

revenons à nos romanciers. Cette illusion du vivant et ses stratégies seront des outils pour

fixer un certain profil du personnage, malgré le projet chez Robbe-Grillet de faire du

personnage un prétexte, un jeu linguistique, un être absent. On peut constater cette

spécificité, présente surtout dans ses premiers écrits des années 1949-195942

Un Régicide,

Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie et Le Labyrinthe. Nous entrevoyons malgré tout,

quřau-delà de ces propos du romancier, demeure une affirmation concernant le personnage

et son identité, laquelle doit passer par un minimum de fiction vivante.

2. Le personnage image-littéraire.

Il sřagit maintenant de chercher du côté des techniques littéraires ces dispositifs qui

soulignent et configurent le personnage comme un être de papier et non comme la

reproduction du « réel ». Cette réalité fictionnelle exprime les désirs de plusieurs

romanciers contemporains qui, en plongeant dans la littéralité du texte, cherchent à

revendiquer ce monde pour lui-même. Lorsque cette entreprise est mise en œuvre, le rôle

actif du lecteur le constitue en lectant.43

Cet effort vise directement les processus de

lřécriture et son articulation avec lřacte de lecture. Nous soulignerons quelques-uns de ces

dispositifs en fonction des romans, sans véritablement les approfondir car les objectifs de

ce travail ne visent pas à proposer une étude sur le personnage. La méthodologie de cette

40 Ibid. p. 116. 41 Ibid. p. 62. 42 Premier période classée et analysée en bloc par plusieurs critiques Cf. ALLEMAND, Roger-Michel, Alain

Robbe-Grillet. Paris : Seuil, 1997. pp. 13-18, 25-90 et MORRISSETTE, Bruce, Les Romans de Robbe-

Grillet , Paris : Minuit, 963. 43 Pour Jouve le lectant est le lecteur qui ne perd jamais de vue que tout texte romanesque est une

construction. Celui ci refuse lřillusion romanesque en prenant le texte comme un échiquier. JOUVE, V., Op.

Cit. p. 83.

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partie sřarticulera cependant directement sur les corpus littéraires des romanciers pour

mettre en valeur leur style propre de travail.

a. La détermination textuelle.

S'agissant de Robbe-Grillet et de Manuel Puig, le choix de provoquer la

participation du lecteur est évident ; pour eux, une telle activité, consciente et exploratrice,

qui va au-delà d'une lecture naïve et facile, est importante. Ils réduisent ce que Jouve

désigne comme la détermination textuelle en donnant plus de force à la créativité du

lecteur. Ordinairement la détermination textuelle, cřest-à-dire lřapport et l'influence des

données livrées par le romancier, croît au fur et à mesure de la lecture et de ce fait la

créativité du lecteur se réduit.44

En effet, ce sont deux activités inversement

proportionnelles : quand on trouve plus de données et de descriptions sur les personnages,

on est davantage guidé et dépendant de lřécrivain, en même temps le personnage est plus

fixe.

Pour sauvegarder plus dřautonomie par rapport aux stratégies littéraires

conventionnelles, les descriptions des personnages, chez Puig, sont brèves et fonctionnelles

; les dialogues et les documents croisés (nouvelles de presse, lettres, journaux intimes,

albums, etc.) travaillent comme miroirs des protagonistes donnant aux lecteurs leur

configuration : on peut le constater pour Molina et Valentin dans El Beso... pour Josemar

dans Sangre de Amor…, pour Larry et Ramírez dans Maldición eterna… et pour Luci et

Nidia dans Cae la noche…. Le profil des personnages généré par le lecteur est essentiel

chez Puig qui donne à ce dernier la possibilité dřintervenir dans cette production.

Robbe-Grillet surmonte la détermination textuelle par des mécanismes plus inédits ;

il est le spécialiste de lřécriture élaborée sur un centre vide, un personnage absent, une

histoire manquante45

et une temporalité cyclique. Lřautonomie du lecteur devient plutôt

une gêne car les fausses pistes, les jeux ironiques du langage, les épisodes sans évolution et

la confusion de personnages rendent le lecteur perplexe : quelles clefs de lecture choisir, se

demande-t-il ? Il faut alors chercher, au moins un point de liaison dans cette dispersion ou

une attribution des actions aux personnages car les chronologies ne sont pas possibles et les

dénouements des actions deviennent de simples incidents.

44 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 52. 45 Cf. ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 18.

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Dans les Gommes, lřintrigue policière dřun assassinat devient la quête parodique de

lřassassinat commis sur le professeur Dupont, crime pas encore commis que lřinspecteur

Wallas, le protagoniste, accomplira dans la fatalité. Tragédie construite selon les structures

du mythe dřŒdipe. Dans La Jalousie, nous sommes captivés également par lřimagination

déployée par le mari jaloux qui soupçonne lřinfidélité dŘA… sans parvenir à constater quoi

que ce soit. En lisant Le Labyrinthe, une des plus émouvantes angoisses de la littérature

contemporaine, nous sommes les témoins de lřerrance dřun soldat dans un village inconnu,

nous participons à la recherche ratée dřun rendez-vous, jamais accompli, qui doit nous

montrer la destinée dřun trésor de choses banales transporté dans une boîte de chaussures :

Dans le labyrinthe, les identités se confondent et donc sřannulent les unes les autres : le

soldat, son camarade blessé au combat et le médecin se superposent, de même que la jeune

femme qui accueille le soldat ressemble à sřy méprendre à la serveuse du café. Lřunité traditionnelle du personnage implose au profit dřeffets de miroir qui se renvoient leurs

reflets à lřinfini. »46

Chez Robbe-Grillet, ces stratégies multiples que nous venons d'observer,

nřempêcheront pas une recherche sur le corps, qui nécessite d'autres regards et d'autres

voies de compréhension. En face de protagonistes dépourvus des clefs classiques, il faut

emprunter d'autres chemins pour percevoir le corps qui est aussi signe, structure et parole.

b. Personnages retenus et livrés.

Lorsque nous observons les différences entre Robbe-Grillet et Manuel Puig, une

autre dynamique binaire apparaît dans la configuration des personnages, spécifique à

chaque écrivain. La participation du lecteur change selon le rôle voulu par lřécrivain : il

sřagit des personnages retenus ou livrés.47

Les personnages retenus restent toujours

affectivement distants du lecteur comme leur nom lřindique ; ceux-ci demandent un lectant

interprétant qui doit les analyser au cours de sa lecture. Quand ils sont strictement retenus,

on ne sait pas ce quřils disent ou pensent et ils correspondent plutôt à un projet

idéologique. Les personnages retenus, en effet, sont une spécialité robbegrilletiène, par

exemple les trois Lauras et les deux Ben Saïd de Projet… seront toujours énigmatiques et

surprenants. Des personnages extérieurs au lecteur qui nřétablissent aucun lien affectif.

Nous y reviendrons.

46 Ibid. p. 88. 47 Cf. JOUVE, V., Op. Cit. p. 177-178.

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Le cas contraire, ce sont les personnages livrés, façonnés par la familiarité et la

proximité établies par le texte entre le lecteur et le personnage. Personnages nombreux

chez Puig qui nous introduisent dans leur vie intérieure ; ces protagonistes nous donnent

une impression dřimmédiateté, suscitant la sympathie et permettant l'identification, ils sont

repérables par leur transparence. Dans Buenos Aires… la fragilité psychologique de

Gladys, son échec et sa réussite dans les arts produisent un personnage livré qui se montre

au lecteur à travers les doutes, les peurs et les joies de la vie.

Dans ce parcours critique des romans, nous examinerons si les personnages livrés

sont plus incarnés que les personnages retenus ou vice-versa, quelle sorte de corporalité est

privilégiée par chacun dřeux et si la forte proximité du lecteur avec le monde intérieur des

personnages livrés peut assurer directement une perception de leur corps.

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III. LA PLASTICITE.

Dans ce troisième chapitre, nous examinerons les correspondances entre lřimage et

le monde plastique, la sensibilité représentée par ce côté optique qui revendique la

dimension « objective » dans la configuration de lřimage littéraire. Nous lřavons déjà

annoncé en identifiant cette image comme un hybride grâce aux réflexions de Vincent

Jouve. Cette exploration de lřimage du corps portera sur son côté « objectif ». Tout en

ayant en commun une certaine liaison avec le monde physique, les images de la

photographie, de la peinture et du cinéma et les images littéraires n'en gardent pas moins

leur spécificité. Comment sensibilité et formes plastiques s'accordent-elles pour rendre

repérable une image captée par la lecture dans un premier moment, et qui peut,

ultérieurement, être reconnue dans la peinture ou le cinéma comme la même ? Quels

mouvements aboutissent à la production des images comme telles ? Comment les

processus de configuration plastique interviennent-ils dans la création des images

mentales ? Tel est l'objet de ce chapitre.

A. L’objet « référent » et sa représentation.

Même dans les objets et les images mentales les plus élaborés à lřintérieur du sujet

il y a un rapport « objectif » aux réalités du monde. Ces images requièrent une liaison avec

le monde physique et social entendu selon le sens commun. Ces objets mentaux sont des

êtres avec leur propre autonomie et leurs caractéristiques qui peuvent être classés ou

élaborés dans les discours et les échanges avant/après leur représentation plastique. Ces

processus et actes mentaux sont ainsi analysés par Sartre : « Toute conscience imageante a

une certaine qualité positionnelle par rapport à son objet. Une conscience imageante est, en

effet, conscience dřun objet en image et non pas conscience d’une image. » 48

Lřimage

littéraire, « être » mental, ne se réduit pas à une interprétation capricieuse des lecteurs, hors

de la détermination textuelle livrée par lřécrivain ; le lecteur a conscience de « quelque

chose » dřindépendant de lui.

Pour mieux introduire cette problématique nous travaillerons quelques éléments liés

à la critique dans le domaine des beaux-arts, qui ont un potentiel commun de créativité

48 SARTRE, Jean-Paul, Op. Cit., p. 115.

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avec lřexpression littéraire. Lřoccasion de voir ces éléments dřune façon plus juste nous est

donnée par un dessin de Picasso : les lecteurs du monde entier peuvent parler et enrichir les

figures de Don Quichotte et Sancho Pança en sachant quřelles existent en toute

indépendance par lřacte de lecture, avant même dřêtre éveillées par la création dřautres

artistes, par exemple la sérigraphie de Picasso (copie ci-dessous).49

Lřimage littéraire comme travail de

construction, collective ou personnelle, est

cependant le produit des mouvements du sujet

qui essaie de la maîtriser au cours de la lecture

dřun roman, dans notre exemple Don Quichotte.

Ensuite, au terme de la lecture, ces images de

Don Quichotte et Sancho resteront dans nos

mémoires. Elles permettent après leur

élaboration mentale d'être perçues par le regard

soit comme une sculpture ou dans les traits de

Picasso. Le fantasme polyvalent et instable à la

fois, saisi dans un premier temps par

lřimagination lors de la lecture, nous permet dans

un deuxième de faire un lien (correspondance) avec les « accidents » matériels qui

entourent cette réalité comme dessin, dans le cas de notre exemple. Si nous sommes vite

familiarisés avec la couleur, la matière et le volume qui investissent ces images, nous

sommes attachés à elles grâce à une sorte de convivialité avec les images de Don Quichotte

et Sancho vivantes dans lřimaginaire de tout lecteur de Don Quichotte, quřil soit Picasso

ou Mr X.

Lřimage de Picasso est née des travaux de création qui ont opéré classement et

sélection à partir de ce premier fantôme apparu lors de la lecture : « Lřimage visuelle est

déjà un tri, par construction, avant même de devenir une fiction : éclairée différemment en

fonction dřune subjectivité et dřune situation unique. »50

Cette image, fruit dřun bricolage

créatif, exprime (semble-t-il simultanément chez lřartiste) une pensée et aussi la sélection

des outils, des matériaux, du temps, des techniques… un papier, une impression, une

49 Dessin que Picasso réalisa pour le 400e anniversaire de la naissance de Cervantès, en 1955. Destiné à être reproduit dans un numéro spécial des Lettres Françaises, il fut par la suite exploité de multiples façons par le

Mouvement de la Paix. Lřoriginal se trouve au Musée de Saint Denis. Cf. DAIX, Pierre, Dictionnaire

Picasso, Paris : Editions Robert Laffont, S.A. Paris 1995. p.279. 50 MAUREY, G. et LE JAN-LANGANEY, Annick, Images (d’) aveugles. p. 46.

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encre…). Ces rapports plastiques avec les images littéraires et leurs possibles points de

contact avec le monde matériel deviennent des pistes précieuses pour approfondir leur

appartenance et leur pertinence. Il nřexiste aucune image mentale qui échappe à lřélan

dřune représentation plastique ou qui refuse sa description par la médiation de nos sens. Il

est donc nécessaire de repérer les liaisons entre monde plastique et monde mental et leurs

correspondances, à la recherche dřun corps modèle des protagonistes. Tandis que le Don

Quichotte de Picasso renvoie des lecteurs du roman grâce à son soleil méditerranéen, aux

moulins lointains et à l' écuyer Sancho, dřautres lecteurs sřen tiendront à la figure maigre et

agile du « héros » en construisant leurs imaginaires à partir dřautres coordonnées.

B. Axes plastiques.

Plus qu'une synthèse des explorations sur les rapports entre les arts, nous cherchons

ici les éléments qui font lien entre la vue et lřécriture autour de lřimage. En sachant quřune

grande partie de la discussion entre la littérature et les arts a surtout eu lieu entre les arts et

la poésie. Cette liaison a été mise au premier plan par Grivel « La poésie va au corps, cřest

pour cela quřelle est vue ; la poésie va à l’imaginaire du sujet pensant, cřest pour cela

quřelle est image. Je ne vois pas sans image. Je ne perçois pas sans substance ni organes,

c’est-à-dire sans image. C’est dedans que je regarde par écrire, d’image en image ».51

Il y

a, semble-t-il, une première genèse des images littéraires dans un acte poétique premier,

intuitif et organique. Un acte qui se place à la base de toute construction littéraire et qui

deviendra peut-être une des sources dans les différents processus artistiques (peinture,

sculpture, musique, danse, etc.). Mouvement informé par le matériel propre de chaque art :

la couleur, le volume, le son, le corps, etc.

Pour explorer les rapports possibles entre lřimage littéraire et lřimage plastique

nous empruntons à Martine Joly une précision concernant l'image littéraire et le monde

physique propre de la peinture : « Les quatre éléments ici désignés, et que nous appellerons

plus volontiers des axes plastiques, sont les formes bien sûr, les couleurs, la composition

(ou la « formation », comme disait Klee) et la texture ».52

Ces éléments propres à la

peinture nous donnent lřoccasion de faire la transition avec les dimensions « matérielles »

qui permettent par la lecture la construction dřune image dynamique du corps. Le

rapprochement avec les arts plastiques du développement précédent nous permet d'élargir

51 GRIVEL, Charles, Baudelaire, Phénakistiscopie. La peinture et le mot, pp. 167-194 in Des mots et des

couleurs II. Textes réunis par Jean-Pierre GUILLERM. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1986. p. 188. 52 JOLY, M., Introduction à l’analyse de l’image. p. 55.

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notre compréhension de la matérialité de l'image. D'où l'intérêt pour nous qui sommes en

quête d'une approche plus adéquate de l'image corporelle du personnage. N'est-ce pas

souvent à partir des images peintes que des critiques littéraires proposent leurs analyses de

textes!

1. La Forme.

Le terme forme a un rapport étroit avec la géométrie puisqu'il désigne les traits

frontaliers des volumes, des corps, les limites et les contours périphériques des êtres où

nous pouvons voir lřarchitecture et les descriptions de tous les objets. Les images littéraires

constituent dans lřunivers de la fiction des « figurations » des êtres particuliers placés aussi

dans des espaces figurés. Sřil est important pour lřhomme de décrire Ŕ dřimaginer Ŕ un

environnement cřest parce que « la représentation de sa réalité universelle a précédé celle

de sa réalité corporelle. »53

On ne peut pas parler dřun corps hors dřun espace précis, et les

spécificités des environnements détermineront les caractéristiques des corps. Dans le El

Beso…, nous le verrons, lřîle est introduite comme cercle, comme endroit à l'écart, original

et privilégié ; cřest aussi le cas de la plage, rappel des mondes paradisiaques où lřhomme

trouve son identité première.

Ces formes « géométriques » deviennent les traits inspirateurs par lesquels on peut

tenter aussi une structuration des personnages. On peut rappeler ici les réflexions de Walter

Ong autour du roman : il voit le héros romanesque se construire comme un personnage

rond, conscience dramatique qui devient en reculant et en se projetant dans le temps. Dřun

autre côté, il voit le héros épique comme un personnage plat qui agit selon des lois

exemplaires et qui se construit plus par ses actions que par sa conscience.54

En tant que

lecteur de romans les personnages nous apparaîtront plutôt ronds. Evoluant dans le temps,

ils susciteront de lectures différentes.

La complexité des personnages romanesques se présente toujours comme une

recherche liée aux mouvements exprimés par les vagues, les volutes ou les spirales. Cette

abondante figuration exprime quêtes dřidentité et affirmation de réalités plus «profondes ».

La forme liée aux « figures géométriques » se trouve en rapport étroit avec les

réminiscences premières et typiques de notre représentation du monde. Ainsi Wallas, dans

Les Gommes, évolue à différents niveaux de sa conscience et de son temps. Nous le voyons

53 NATANSON, M., Op. Cit., p. 126. 54 ONG, Walter, Orality and Literacy. The technologizing of the Word. London Ŕ New York: Routledge,

1997, p. 151-155.

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au commencement comme lřinspecteur attaché à une quête policière à la suite dřun

assassinat, et, à la fin du récit, cřest lui le coupable. Dans Le Voyeur, cřest Mathias qui

tourne en rond dans lřîle : il est à la fois un natif du pays qui rencontre ses anciennes

connaissances ou un vendeur de montres tout à fait étrange. À noter aussi dans lřunivers de

Robbe-Grillet la place de la ligne courbe et son mouvement ; elle est une trait pérenne

dans le déferlant mouvement de la mère et des corps des filles.

Dans les cas particuliers des romans abordés : La Jalousie, El Beso…, Projet… et

Buenos Aires…, nous découvrirons lřimportance de la forme dans la description des

espaces où les personnages sont placés. Les univers littéraires sřappuient en les formes

pour la construction des environnements. Parfois en se servant de la mimèsis du monde du

réel dont, nous le savons bien, aucune représentation ne peut se détacher complètement.

Cřest une articulation qui fait toujours appel aux structures mentales et aux dispositions

spatio-temporelles du lecteur que lřanalyse des romans nous révélera. Lřimportance

« géométrique » de la forme dans les romans se fait sentir dans la géographie du récit, cette

dernière appréhendée comme lřespace vital où les personnages évolueront.

2. La Composition.

La composition est pour la peinture lřélément dynamique résultant de l'imbrication

des formes, elle cadre lřespace, le mettant à la disposition du regard et de l'imagination. La

composition dans l'écriture, en reconfigurant lřespace, touche également à la reconstitution

du temps ; espace et temps sont deux « catégories transcendantales » toujours exploitées

dans la littérature.

Lorsqu'il aborde la crise de l'image et de ses possibles issues dans la poésie, à partir

d'analyses de la littérature du XIXem

siècle, Hamon propose sept stratégies pour échapper à

la «rhétorique» et introduire à une créativité renouvelée.55

Nous donnons ci-après un

aperçu de ses propositions qui ont pour but de rendre possible une compréhension de la

littérature comme jeu de matériaux et d'images plus que de concepts ou d'idées. Sept

« solutions » quřon intègre dans la composition car il s'agit d'un bricolage de la sensibilité

sur et avec les mots, fondé sur le désir de leur donner un souffle nouveau. Ces

propositions d'Hamon nous seront dřune grande utilité, surtout dans lřanalyse des romans

de Robbe-Grillet et pour la compréhension du monde féminin de Gladys, le personnage de

Buenos Aires....

55 HAMON, P., Op. Cit. pp. 271-305.

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1. Le collage consisterait pour lřécrivain à sřeffacer complètement devant lřimage en

produisant un texte fait de la juxtaposition de slogans ou de noms propres empruntés aux

affiches, aux journaux, aux prospectus commerciaux, etc.

2. La dé-figuration exprime lřeffort de lřécrivain pour supprimer toute image rhétorique,

comparaison, métaphore ; elle représente le désir de produire un texte « blanc », comme

« dégraissé » de toute analogie. Cřest une littérature qui préconise un certain

« minimalisme » en ne s'encombrant plus d'images ; récupérant ainsi subtilement la

fonction « objective » du langage.

3. « Une troisième solution pour modifier, ou contourner, ou neutraliser lřimage

rhétorique, consiste à la surdéterminer analogiquement, cřest-à-dire à la maintenir dans

le texte, mais en lřappliquant synthétiquement à lřévocation dřune image à voir. »56

Il

sřagit dřun acte de saturation qui empêche de fixer lřimage et permet le mouvement vers

dřautres possibilités.

4. L’allusion icônique consiste à contaminer lřimage textuelle par une image à voir, à

fixer toute la tension dans une des composantes physiques, structurelles ou pragmatiques

de lřimage à voir ; cela correspondra à une récupération des éléments originels des figures.

Comme son nom lřindique, cřest la récupération des allusions onomatopéiques ou

iconiques du langage.

5. Le recours à des images « négatives », cřest lřemploi dřune image en cherchant à

exprimer son contraire, par exemple le miroir inverse la gauche et la droite, le négatif dřun

cliché photographique positif ou une image qui présente dřun objet concret en trois

dimensions une trace en creux qui est lřimage dřune absence.57

6. La dite « image américaine », en référence aux Etats-Unis, car sa composition dévoile

lřimportance du « plat », du « premier plan », etc. Il sřagit dřune composition en

contradiction avec la grande imagerie, qui introduit la dissonance. Le prosaïque, le naïf,

lřutilitaire est privilégié contre les produits culturellement valorisés et les instances

sacrées.

56 Ibid. p. 286. 57 Cf. Ibid. p. 292.

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7. La « métonymie » : comme contiguïté et voisinage qui fait perdre lřépaisseur et la

perspective des divers plans fictionnels : « ce qui voisine se ressemble et ce qui se

ressemble voisine, les personnages et les objets semblent devenir des objets et des

personnages caméléons qui se fondent dans leurs décors. Ce procédé qui casse la dérive ou

lřenvol de lřimagination analogique en la faisant « retomber » dans la réalité ».58

Nous retrouverons dans les romans des nos auteurs une appropriation littéraire de la

composition, surtout quand Robbe-Grillet et Manuel Puig assimilent les techniques propres

des montages des arts plastiques. Quoi qu'il en soit de leur originalité et de la maîtrise de

leur style, ils sont dépendants d'un certain nombre de paramètres littéraires et artistiques

dont la mise à jour peut avoir une certaine efficacité, quant à leur compréhension, comme

nous pourrons l'expérimenter lors d'une analyse plus précise de leurs œuvres. Ces textes

dans leurs arrangements plongent le lecteur dans un mouvement de perspectives

singulières et imprévisibles.

Chez Manuel Puig et Robbe-Grillet les verbes à lřindicatif et lřéconomie de

ressources mimétiques manifesteront aussi passion des auteurs et leur connaissance de la

cinématographie. Nous voyons par lřinclusion de ces éléments lřexpérimentation sur la

composition littéraire en général et un souci de pousser la littérature jusquřaux frontières

du genre romanesque. Composition déployée comme un rapport entre la peinture et le récit

par une sorte de manipulation des images mentales.

3. La couleur.

« Le mot nřest plus quřune couleur larvée ».59

Cette phrase exprime bien une

certaine tension dans lřhistoire de la culture Occidentale, qui dévoile la confrontation et les

intimes correspondances entre la parole et lřimage. Le développement de la peinture au

cours d'une longue période a été lié à la recherche des mystères de la foi chrétienne, de

lřincarnation du logos, de la représentation de la parole faite chair. Un grand travail

pictural a été réalisé avec cette finalité « pédagogique » ou apologétique de la foi.60

Mais à

lřintérieur même de cette démarche, il y a eu une confrontation entre la ligne et la couleur,

58 Ibid. p. 304. 59 COVIN, Michel, La Passion des Mots, pp. 13-37 in Des Mots et des Couleurs II, Lille : Presses

Universitaires de Lille, 1986. p. 15. 60 Ibid. p. 14-16.

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une rivalité alimentée par différents intérêts ou interprétations du dogme. La ligne a

représenté très souvent le discours et la couleur le sentiment.

Le rapport est étroit entre la peinture et la littérature. Il y a là toute une histoire de

correspondances, de soumissions ou d'autonomies. Dans la production classique,

romantique ou baroque, un grand nombre de sculptures et de peintures résultent de la mise

en images de récits, de textes sacrés ou de légendes. Le concept de théographie appliqué

par Michel Covin à lřart chrétien61

peut aussi désigner un ensemble de chefs dřœuvres.

Nous pensons tout spécialement au groupe sculptural de «Lacoonte » (Musée du Vatican)

qui reprend un des passages de lřIliade, à La louve capitoline (Musées Capitolins, Rome s.

V A.J.), le célèbre bronze de la légende sur la fondation de Rome, à La Galerie Médicis

(Musée du Louvre Ŕ Rubens 1622-1625), suite de tableaux qui, allégoriquement, nous

racontent la vie de Marie de Médicis.

Dans la recherche dřun corps modèle du récit, nous verrons jusquřoù la

« théographie » comme projet dřincarnation se développe dans les romans. Jusquřoù la

couleur apporte sa contribution à la configuration des récits comme un élément

indispensable. La couleur mais la lumière aussi. Il sřagit peut-être de cette correspondance

soulignée par les symbolistes pour lesquels la couleur a été la force de la lumière et de la

vie ! Est-il possible de voir dans la couleur lřenvers du tracé, le contour, lřexcès… la

semence de lřimage62

et lřimage littéraire elle-même ? Cřest pour le moins une question.

4. La texture.

Le toucher requiert une attention spéciale ; comme stimulation de la peau et de

lřœil, la texture souligne lřintime liaison avec nos corps. Ainsi la littérature cherche-t-elle à

apprivoiser dans ses textes les données sensibles de la matière : le froid, le chaud, le

rugueux, le doux, lřâpre, le mouillé, le sec, etc. Par un travail de description, la littérature

cherche à nous confronter aux objets et aux sensations propres quřils éveillent en nous.

Pour le peintre, chaque type de pigment offre des textures propres. Lřécriture de

nos romanciers peut-elle aussi offrir sa propre texture ? A-t-elle quelque chose à voir avec

le corps ? En introduisant ces réflexions, on peut dire que la texture permet les empreintes,

61 La théographie « marque lřaccomplissement naturel de la métamorphose des mots en couleurs » ; elle réalise aussi dans lřimage les affirmations théologiques de lřincarnation. Elle cherche à exprimer par la

peinture et à faire de la peinture même la chair du Logos ; cette incarnation sřexprime de façon spéciale dans

le sang de la passion. Ibid. p. 30 62 Cf. GRIVEL, C., Op. Cit., p. 181.

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dans le monde littéraire ; une sorte de représentativité icônique qui parle dřune tache, dřun

accent, dřun parfum, dřune sensation. Il y a des réalités chez Robbe-Grillet et Manuel Puig

qui sont la mise en acte du toucher comme celle des verres brisés, du brouillard ou des

grains de sable.

Et voilà quřà la suite dřun mouvement maladroit en ouvrant un placard, ou par quelque

hasard malheureux dans la position accidentelle des choses, je fais tomber une bonbonne de

verre transparent, montée en lampe, qui est posée au coin du buffet en merisier de la

cuisine. La fragile sphère éclate en cent morceaux sur le carrelage. Catherine pousse un cri

dřoiseau blessé, disant dřun ton de supplication incrédule : « Oh ! Non ! » dans le silence

qui suit, elle demeure immobile un instant à contempler le désastre à ses pieds ; puis elle se

baisse avec lenteur et ramasse doucement quelques-uns des plus larges fragments aux

pointes acérées, dřune minceur de rêve, comme sřil pouvait y avoir encore un espoir de les

recoller […]

Voilà. Cřest irrémédiable. Je serre Catherine entre mes bras de tout mon pouvoir

consolateur. Je sais bien que ça ne lui est dřaucun secours. Dans la nuit au goût maintenant

cendreux, je range pieusement les débris de la bombonne au creux mortuaire… Le Miroir… p. 189.

Ce désir de réintégrer ces éclats de verre brisés ou de reproduire lřexpérience de

cette anecdote erre à travers les ouvrages de Robbe-Grillet : Glissement Progressifs du

Plaisir, Projet pour une révolution à New York, etc. Chez lui ces sensations et images

nřont pas pour but lřélaboration métaphorique dřune idée ; elles sont la représentation

littéraire de la sensation même et du « goût » dřexplorer ce moment.

Chez Puig, les choses fonctionnent dřune manière plus conventionnelle. Les objets

sont saisis à travers leurs manifestations sensorielles. Ils sont placés dans les différents

tableaux comme lřexpression dřune description très élaborée.

El ya mencionado 27 de enero de 1938, haciendo un

alto en el trajín del día, a las 21.30 Juan Carlos Etchepare se dispuso a fumar el único cigarrillo

diario , sentado en el jardín de su casa. Antes de la

puesta del sol su madre había regado los canteros y

los caminos de pedregullo, un aire fresco se

desprendía con olor vigorizante a tierra mojada. El

encendedor dio una llama pequeña, el tabaco se

encendió y desprendió huma blanco caliente. El

humo más oscuro que exhaló Juan Carlos formó una

montaña trasparente, detrás estaban los canteros....

Boquitas…, p. 150.

Ce même 27 janvier, à 21 h 30, Jean-Charles

Etchepare sřaccorda un moment de répit au milieu des occupations de la journée : il sřinstalla dans son

jardin pour fumer lřunique cigarette permise. Au

coucher du soleil, sa mère avait arrosé les plates-

bandes et les allées de gravier, il montait du sol une

odeur fraîche et revigorante de terre mouillée. Le

briquet émit une courte flamme et une chaude fumée

blanche monta dans lřair. La fumée plus sombre que

rejeta Jean-Charles forma une montagne

transparente et derrière elle les plates-bandes…

Le Plus Beau Tango du Monde. p. 140.

Son écriture profite des caractéristiques mimétiques de la littérature. Sřil est loin

des prétentions du classicisme, il fait confiance aux sources et à lřexercice des sens quřil

trouve dans une littérature populaire ou mineure. Manuel Puig utilise lřépiderme dřune

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façon plus fonctionnelle en lui donnant une place assez importante, caractéristique que

nous verrons dans les deux romans choisis.

Les éléments identifiés dans cette partie (B. Axes Plastiques) seront des outils pour

situer les romans dans leurs rapports avec les autres arts, et les processus physiques du

monde. À partir dřune valorisation plastique de lřimage littéraire la corporalité des

personnages sera lue dans un cadre plus sensible et précis. Cette structure nous permettra

de développer un regard dynamique sur le corps féminin dans la recherche des contenus

symboliques. La dimension plastique et sa valeur sera alors mise à lřépreuve dans lřanalyse

particulière des romans.

C. L’image comme déchirure.

Toujours dans le contexte des emprunts aux arts plastiques, la catégorie de « la

déchirure » élaborée par Didi-Huberman en rapport à la peinture, nous aidera à comprendre

quelques dimensions de la corporalité bâtie par Robbe-Grillet et Manuel Puig. Dans deux

de ses œuvres, La Peinture incarnée (1985) et Devant l’image (1990) Didi-Huberman met

en œuvre des analyses qui nous apparaissent tout à fait appropriées à l'étude du mouvement

et à la configuration des corps dont nous souhaitons poursuivre l'élaboration.

Quand on connaît les romans de Robbe-Grillet et de Manuel Puig, on est familiarisé

avec des protagonistes qui déplacent la structure « canonique », tant physique que

psychologique, des individus. Ces protagonistes, comme ceux d'innombrables romans

contemporains, voient l'unité de leur identité et de leur être, mise en danger. Dans ces

récits, la définition du corps implique, assez souvent, la mort du personnage. Il ne sřagit

donc pas, ou plus, de montrer sa prééminence vitale et souveraine. Dans ces romans survit

la trace dřun monde convalescent ou agonisant qui ne peut pas nier ses cicatrices et ses

contradictions. On dira que, même en exhibant ces blessures et ces inconsistances

apparentes, lřexistence des protagonistes est justifiée. Chez les héros traditionnels, c'est le

contraire : les anormalités, la maladie et la laideur sont toujours conjurées, sublimées ou re-

signifiées ; plusieurs des grandes figures littéraires ont marqué la culture par leurs

handicaps. Ainsi la soif du sang de Nosferatus, la bosse de Quasimodo, la folie de Don

Quichotte, etc.

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Face à lřaffaissement des protagonistes dans un bon nombre d'œuvres, chez Robbe-

Grillet et Manuel Puig, nous remarquons à propos de leur corporalité un silence méfiant ou

des métamorphoses surprenantes. Malgré la mort ou la défiguration des protagonistes, il

doit cependant y avoir quelque dimension qui demeure, et qui permette l'instauration des

corps. Trouver les paroles adéquates pour parler du corps chez Robbe-Grillet et Manuel

Puig devient un vrai défi ; chez eux, il faut voir la structure et ses risques, la forme et le

difforme, lřaffirmation et la négation.63

Dialectique qui nous pousse à prendre en compte

d'autres réflexions telles que celles de Didi-Huberman sur la peinture.

1. Déchirure.

La déchirure en peinture évoque une réalité brisée, frappée, altérée, un tissu qui

perd son unité et dévoile fils et encadrements cachés. Elle est la surface dont la continuité

de la couleur a été interrompue. La déchirure est lřécart conflictuel, le point sur lequel une

agression cible sa force, où se font évidents les aspects vitaux dřune construction et ses

faiblesses. Un manque qui peut générer ou susciter la « restitution » ou un nouvel

équilibre.64

La déchirure peut nous aider à bien comprendre, dans le contexte des arts et à la

lumière des études freudiennes, en quoi consiste lřunité et lřintégrité dřune œuvre dřart. En

face de lřunité qui rassemble cause et conséquence, matière et forme, cette expérience brise

la causalité et les produits dits finis. Elle dévoile lřunité comme processus plus que comme

fait. Elle invite à voir lřunité plutôt comme une condensation et non comme des identités

séparées qui feraient appel à un instrument extérieur pour leur unification. Cette unité

sřaffirme, paradoxalement, comme altérité entre les contraires exprimés par un tiers, autre

chose (parfois cachée) et non comme une fusion indiscernable.65

Dřabord du côté de lřécriture, chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, la frontière des

genres disparaît même si plusieurs de leurs ouvrages sont appelés romans. La difficulté

rencontrée par les deux écrivains pour publier leurs premiers écrits, en avoir une critique et

des lecteurs est bien connue. Chez Robbe-Grillet nous sommes en face dřune conception

du roman où lřécrivain se plonge dans lřhybridation dřécritures et qui façonne les écrits

désignés par lui les romanesques et les cinéromans. Il y a des ruptures similaires chez Puig

63 « Il sřagit seulement de dialectiser : penser la thèse avec lřantithèse, lřarchitecture avec ses failles, la règle avec sa transgression, le discours avec son lapsus, la fonction avec sa dysfonction, ou le tissu avec sa

déchirure…» DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant l’image. Paris : Minuit, 1990, p. 175. 64 Cf. Ibid. pp. 171-176. 65 Cf. Ibid. pp. 182-184.

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dans son premier roman, La Traición…, quřil débute comme un scénario

cinématographique. Son recours à des formes écrites diverses (utilisation entre autres du

collage) donnera à plusieurs de ses ouvrages, notamment Boquitas…, El Beso…et Cae la

Noche Tropical ; une facture très personnelle, nommée cinématique et sur laquelle nous

reviendrons.

Cette déchirure est valorisée par Didi-Huberman comme un symptôme, cřest-à-dire

une présence dynamique de la faiblesse et des promesses de conflit. La déchirure est

symptôme quand elle interdit toute synthèse fermée ou totalisante de lřœuvre, quand elle

est une menace dans le milieu dans lequel elle advient.66

Cřest une des dimensions de la

création que nous relions à quelques éléments déjà évoqués, concernant les axes plastiques,

plus exactement les mouvements de la défiguration et de la surdétermination.67

Il faut voir

le symptôme comme un compagnon ordinaire de tout mouvement temporel :

Il nřy a pas en lui quelque chose qui disparaît pour laisser place à autre chose qui lui ferait

suite ou marquerait sur elle le triomphe dřun progrès. Il nřy a que le jeu trouble de lřavancée et de la régression tout ensemble, il n'y a que la permanence sourde et lřaccident

inattendu en même temps.68

Le symptôme manifesté par la déchirure cřest aussi pour Didi-Huberman le non-

savoir qui se bat contre le symbole en utilisant toutes ses ressources pour survivre et re-

signifier ; « Il symbolise des événements ayant eu lieu ou nřayant pas eu lieu. Il symbolise

chaque chose avec son contraire. »69

En sa menaçante déformation il livre des contenus

nouveaux car « le symptôme en effet exige de moi lřincertitude, quant à mon savoir de ce

que je vois ou crois saisir. »70

Il faut suivre par le symptôme la déconstruction des images,

car grâce à leur matérialité nous expérimentons « lřévénement dřune rencontre où la part

construite de lřœuvre vacille sous le choc et lřatteinte dřune part maudite qui lui est

centrale. »71

La déchirure nous aidera finalement dans lřeffort d'interprétation de la violence

subie par les protagonistes des différents romans. Lřunité dřun héros physiquement

préservé sřavère impossible. Il faut se laisser conduire à la recherche dřune image du corps

modèle, esquissé par les écrivains à travers la dérangeante étrangeté de leurs propositions.

66 Cf. Ibid. p. 192. 67 Cf. supra. p. 36. 68 Ibid. p. 213. 69 Ibid. p. 214. 70 Ibid. p. 217. 71 Ibid. p. 218.

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2. Nier l’image.

Dans la littérature actuelle certaines difficultés à fixer une image finale et unitaire

des personnages sont confirmées par les réflexions de Didi-Huberman, à propos de lřart en

général :

Lřhistoire de lřart devait tuer lřimage pour que son objet, lřart, tente dřéchapper à lřextrême

dissémination à quoi nous contraignent les images ŕ depuis celles qui hantent nos rêves et

passent dans les nuages jusquřà celles, « populaires », terriblement laides ou excessives, devant quoi cinq mille dévots nřhésiteront pas à sřagenouiller dřun bloc. Tuer lřimage,

cřétait vouloir extraire du sujet toujours déchiré, contradictoire, inconscient, « bête » en un

sens, lřharmonieuse, lřintelligente, la consciente et immortelle humanité de lřhomme. Mais

il y a un monde entre lřhomme de lřhumanisme, cet idéal, et le sujet humain : le premier ne

vise quřà lřunité, le second ne se pense que divisé, déchiré, voué à la mort. 72

Nous sommes en plein accord avec ces réflexions. Le grand effort du roman, qui a

cherché à construire des personnages crédibles, sřest identifié avec une image idéelle

dřhomme. On peut, en effet, parler dřune image "abattue" quand les fonctions de lřimage

littéraire contemporaine sont éparpillées, quand lřattribution des actions et des figurations

ne nous conduit pas à lřimage dřun héros unifié, mais plutôt à la perception de mille

possibilités. Cřest ce moment de lřhistoire contemporaine qui est vécu par nos deux

romanciers, « lřaffaissement des identités » quřils interprètent et expriment chacun à leur

façon. Nous verrons pour plusieurs des personnages de Robbe-Grillet et Manuel Puig

comment leurs « histoires » se trouvent réduites à quelques lignes brèves ou à lřambiguïté,

soumises à une lettre ou générant des profils instables. Lřécriture de nos romanciers nřa

plus l'ambition d'être fondatrice d'univers. Aucun de leurs protagonistes nřa comme

prétention de devenir symbole de son époque.

Il faut être conscient aussi que, pour l'Occident, la négation de lřimage naît

également dřun souci passionné pour lřimage optimale ; dřune quête pour la « vraie» image

de lřhomme, de Dieu, du cosmos, etc., ou de ce qui pourra être son fondement. Didi-

Huberman relit dans cette perspective le texte Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac où

Frenhofer, un grand peintre, dit avoir élaboré son chef-dřœuvre dans lřimage de la femme

sublime ; il aurait peint « la femme » mais quand il montre son tableau aux autres

personnages, dans le chaos de plusieurs couches dissonantes de peinture, on perçoit

seulement une pied : « La cause finale du tableau de Frenhofer, lřincarnat, la chair dřun

72 Ibid. p. 258.

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corps singulier, nřaura finalement produit que la défiguration de tout corps ».73

Cette

concentration de lřimage, cette exploration du noyau de peinture touche le néant ; la

recherche de la perfection sřaffirme en même temps comme la destruction de la totalité.

Nous pouvons faire une analogie entre le corps égaré ou blessé dans lřécriture

expérimentale de nos romanciers avec la tache de peinture informe produite par le peintre

Frenhofer. Une recherche qui, dans les deux cas, voit dans le risque du chaos un profit

possible et la manifestation de forces fécondes : « Avoir pénétré mon sujet pour mřen

pénétrer. Mais je suis allé trop loin. Je cherchais lřincarnat. Jřai déchiré sa peau. Jřai

sacrifié, jřai tué lřaspect. »74

On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec Robbe-Grillet et ses

fantasmes de jeunes-filles blondes en plusieurs de ses récits : La Maison…, Projet…,

Glissements…, Souvenirs…, Angélique…, La Reprise et Gradiva…. Dans ces livres nous

retrouvons de belles femmes, dans leur jeunesse et beauté éclatante. Elles sont là, pour la

plupart devenues folles, défigurées, châtiées, massacrées ou agressées. Les plus belles

semblent être les plus agressées. Il nous faudra le vérifier au cours de notre lecture de

Projet pour une révolution à New York.

3. Le Pan.

À cette trouvaille de la déchirure comme stratégie de travail on peut lier une autre

catégorie élaborée par Didi-Huberman : le pan. Il introduit ce concept en parlant des

tableaux de Vermeer (La vue de Delf, La dentellière et Jeune fille au chapeau rouge). Le

pan dans La Vue de Delf est un morceau de couleur jaune qui a toujours attiré lřattention

des grands écrivains et artistes comme Proust et Claudel ; ce pan (le reste de tout ou la

tache de peinture dans le néant : un effet de condensation) devient dans La dentellière une

cicatrice de couleur informe à côté des tissus et des fils bien représentés. Pour le portrait de

La Jeune fille au chapeau rouge, cřest le même chapeau qui devient la couleur dans sa

présence originelle, pourrait-on dire, en deçà de tout travail du pinceau. Le pan est un trait,

un morceau, une tache circonscrite dans un ensemble plus vaste qui se manifeste comme

« une zone bouleversante de la peinture, la peinture considérée en tant que « précieuse » et

traumatique cause matérielle.75

Dans chacun de ces pans on trouve la peinture en acte ; sa

73 DIDI-HUBERMAN, G., La peinture incarnée suivi de Le chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac.

Coll. Crítique, Paris : Seuil, 1985, p. 121. 74 Ibid. p. 128. 75 Cf. DIDI-HUBERMAN, G., Devant l’image. p. 294.

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forme est dominée par sa matière, la figuration recule ; il imite peut-être le mur, le fil ou le

chapeau, mais il nřest pas peint comme « mur », « fil » ou « chapeau ».76

Cřest la présence

de la différence qui constitue la force de lřensemble, sans perdre sa particularité.77

Une précision apportée par Didi-Huberman mérite d'être soulignée : le pan nřest

pas un détail. En parlant de La dentellière, il caractérise le détail comme un trait terminé :

« cřest un fil, par exemple, cřest-à-dire une circonscription parfaitement repérable de

lřespace figuratif ; il y a une extension ŕ même minimale ŕ, une grandeur bien définie ; il

relève dřun espace mesurable. »78

Le détail « se définit ; son contour délimite un objet

représenté, quelque chose qui a lieu, ou plutôt qui a son lieu dans lřespace mimétique ; son

existence topique est donc spécifiable, localisable, comme une inclusion.»79

La

miniaturisation ou l'indépendance dřun élément clairement identifié ne peut pas

sřinterpréter comme pan, il faut son combat avec la totalité de lřœuvre et que soit

découverte sa nouveauté.

Le pan est lřactualité de la peinture, une catégorie profondément « événementielle »

quelque chose qui désigne « un autre état de la peinture dans le système représentatif du

tableau »

Cřest un accident ; il nous surprend, par son essentielle capacité dřintrusion, il insiste dans

le tableau ; mais il insiste également en ce quřil est un accident qui se répète, passe de

tableau en tableau, se paradigmatise en tant que trouble, en tant que symptôme : insistance

ŕsouveraineté - à elle seule porteuse de sens, ou plutôt faisant comme aléatoirement surgir

des éclats qui sont, de place en place, comme des zones dřaffleurementŕ donc de failleŕ dřune veine, dřun gisement (métaphore quřexige presque lřépaisseur, la profondeur

matérielles de la peinture).80

Cřest par le pan que lřimage éclate et que la peinture figurative est dépassée ; cet

événement fixe la vitalité de lřimage même et ses possibilités mimétiques. Autant de

performances développées par le pan de manière particulière quand il sřagit de la

représentation du corps comme nous lřavons vu dans lřexemple de Frenhofer : la recherche

de quelques peintres du corps vivant les situe dans la problématique de lřincarnation. Il y a

une angoisse pour exprimer, par la couleur, la chair et les signes vivants du corps ;

76 Cf. DIDI-HUBERMAN, G., Ibid. p.301. 77 Une réflexion de Michel Covin va dans le même sens lorsqu'il évoque la crucifixion : « Les couleurs,

parallèlement à la crucifixion de la ligne font tache, sřimposent avec une violente âpreté comme autant de

coups portés à lřœil. Lřélongation, symbole iconographique de la Passion, ne saurait sřaccommoder que dřune pigmentation quelque peu hagarde » COVIN, M., Op. Cit.. p. 36. 78 DIDI-HUBERMAN, G., Devant l’image. p. 314. 79 Ibid. p. 315. 80 Ibid. p. 313.

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dimension quřon peut aussi appeler « lřincarnat ». « Lřincarnat serait donc, autre fantasme,

le coloris en acte et en passage. Une tresse de la surface et de la profondeur corporelle, une

tresse de blanc et de sang. » 81

La recherche de « lřincarnat » dans le cadre de notre recherche chez Robbe-Grillet

et Manuel Puig doit être comprise comme ce pan qui touche spécifiquement le corps. Fait

expérimenté dans les descriptions détaillées et les mouvements répétés de nos romanciers

qui à leur façon nous mènent à « lřincarnat » en littérature. Tout au long des romans les

mots déconstruiront par leurs moyens ce qui pour Didi-Huberman fait la couleur en

peinture :

Lřincarnat, qui est peau et qui est sang, lřincarnat serait comme la couleur même de lřêtre-

regardé dřun corps, en tant quřil est désiré. Lřérubescence vient à la peau (le sang y venant,

du fond vers la surface) lorsque le regard, comme on dit, « perce », perce la peau, veut aller

jusquřaux fonds.82

Nous soupçonnons donc « lřincarnat » dřêtre une sorte dřexploration réitérée de

lřévénement corporel ; un concept dont il faudra trouver lřéquivalent dans le cas concret de

nos romanciers. « Lřincarnat » en littérature pourrait-il être vu comme le mouvement le

plus violent des verbes qui veulent prendre le dynamisme de la vie ? On cherchera alors

dans les romans les moments où lřimage du corps ou les fragments des corps deviennent

« ces pans » où lřimage fait image pour elle-même, dans lřécriture, sans souci du détail ou

de la description. Il faut voir où et comment le récit se fait chair en étant seulement récit ;

parfois en lřabsence du corps.

Au terme de ce chapitre, la plasticité devient un pont entre lřimage visuelle et

lřimage littéraire mentale. Elle constituera lřun des outils précieux dans lřexploration

corporelle des romans.

81 DIDI-HUBERMAN, G., La peinture incarnée. p. 25. 82 Ibid. p. 73.

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IV. LES POSSIBILITES SYMBOLIQUES DE L’IMAGE.

Après le développement de ce premier volet, celui de la plasticité, nous revenons au

deuxième volet : la dimension symbolique, identifié déjà comme lřun des éléments

constitutifs de lřimage littéraire. Une dimension dont lřimage littéraire ne pourra jamais se

libérer : « Lřimage est symbolique par essence et dans sa structure même… On ne saurait

supprimer la fonction symbolique de lřimage sans faire sřévanouir lřimage elle-même ».83

Nous souhaitons mettre en évidence quelques questions qui surgissent dans la discussion

autour de ce caractère symbolique de lřimage : quelles sont les possibilités symboliques

offertes par lřimage ? Dans quels processus ou phénomènes sřenracine cette dimension ?

Comment pouvons-nous retrouver ces caractéristiques dans lřimage littéraire ? Pour

lřhomme, et par extension pour le personnage, quelle est lřimportance symbolique de son

corps ?

Pour une bonne part des critiques comme Jakobson, Metz et Natanson, le

dynamisme symbolique naît des rencontres entre le manifeste et le latent, entre la

condensation et le déplacement, entre le dit et le tu ; confrontations qui donnent au

symbole sa polysémie et sa versatilité. Jeu où se trouve impliqué lřimage, laquelle « est

symbolique par le fait quřelle joue sur le double registre du manifeste et du latent et sur la

multiplicité de sens que la condensation et le déplacement combinent en elle. »84

En

parlant de sens latent et manifeste, nous entrons dans les domaines des processus

psychiques et de la tradition psychanalytique, d'où la nécessité de rappeler quelques

données significatives formulées autour des images mentales. Significations variées et

structurées de façons différentes selon les chercheurs, les plus importantes par rapport aux

romans abordés sont le mécanisme du rêve formulé par Freud et la notion de phallus de

Lacan. Sujets que nous abordons dès maintenant où il sřagira des images oniriques et de

lřintelligence des processus intérieurs du sujet. Comment influencent-ils lřimage littéraire ?

Nous ne chercherons évidemment pas à nous livrer à une « littérature-thérapie » ou à une

« littérature-analyse » !

83 SARTRE, J.P. Op. Cit., p. 189. 84 NATANSON, M.,Op. Cit. p.89.

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Concernant Robbe-Grillet et Manuel Puig, il y a une autre raison pour faire

intervenir la psychanalyse dans la construction de leur oeuvre : ils exploitent tous les deux

les données dřune culture « psychanalytique » contemporaine. Ils en truffent leurs récits

comme le font les « intellos » dans leurs discussions ou les classes moyennes dans leur

pratique quotidienne. En conséquence, pour mieux situer lřutilisation et la manipulation

des données de la psychanalyse par nos deux romanciers, il faut s'immerger dans ce

monde.

A. Paradigme de l’image à partir de Freud.

En revenant à un classique, L’interprétation des Rêves, notre travail ne portera pas

sur le caractère thérapeutique du rêve mais sur la caractérisation des images, dites

« hypnagogiques » ou « oniriques », qui ont la même apparence que les images mentales

propres à la lecture (voir supra page 22). À partir de la réflexion freudienne nous

chercherons à comprendre les processus psychiques et mentaux autour de lřimage littéraire.

Cette exploration consistera en une approche analogique des propos sur le rêve et sur

lřimage.

1. L’interprétation.

Toute possibilité, tout projet dřinterprétation dřune image littéraire la constitue déjà

comme être symbolique ; ses éléments figuratifs qui demandent une « herméneutique »

selon leurs significations latentes la situent à ce niveau. Freud est explicite à ce sujet :

« nous donnons à ce rapport constant entre lřélément dřun rêve et sa traduction le nom de

symbolique, lřélément lui-même étant un symbole de la pensée inconsciente du rêve ».85

Dans le rêve il y a toujours un contenu qui a besoin dřêtre traduit, il demande une

compréhension que Freud formalise comme « traduction ». Dans nos romans, il y a des

contenus à explorer et des sens latents à découvrir, ces derniers étant parfois insoupçonnés

même par lřécrivain. Dřautres interprétations surgissent lorsque les pistes fournies sont

insuffisantes ou peu crédibles.

2. Le « rébus ».

Comme nous le savons déjà, la construction dřune image dépasse la simple

illustration de la pensée ; elle ne se réduit pas à la lecture des signes ou à la structuration

85 FREUD, Sigmund, L’interprétation des rêves. Paris : Presses Universitaires de France. Nouvelle édition

révisée. 1987. p. 166.

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mentale des schémas explicatifs. Néanmoins dans la quête dřun sens général et dřune

intellection, il faut encadrer les mouvements et processus fantasmatiques du lecteur. Freud

approfondit ce dynamisme en observant lřactivité onirique : « On se trompera évidemment

si on veut lire ces signes comme des images et selon leur signification conventionnelle. […

] Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir lřinterpréter en

tant que dessin. »86

Lřimage modèle du roman, « lřimage symbolique du corps » que cette recherche

s'est donnée pour objet, sřétablit dans le récit comme une sorte dřénigme en construction.

Cette image du corps sera une « structure de signification » polyvalente grâce aux éléments

et traits qui la composent. Traits ou « images mineures» peu clairs dans leur isolement, ou

lus hors du contexte. Lřensemble a une forme, mais il importe de connaître les parties et

chacune dřelles en leur correspondance mutuelle auxquelles la fin du roman apportera leur

sens. On peut retrouver ce point de vue par une autre approche, chez Metz :

« Lřinconscient ne pense pas, ne discourt pas, il se figure en images ; en retour, toute

image reste vulnérable à lřattraction, très inégale selon les cas, du processus primaire et de

ses modalités caractéristiques dřenchaînement. »87

Les écrivains suscitent également des

mouvements réflexes du lecteur pour bâtir des images et parcourir une sorte de rébus à

partir des figurations.

3. La phylogenèse et l’ontogenèse.

Dans la construction dřune « image littéraire » Ŕ synthèse ou modèle Ŕ nous

sommes en face de dynamismes qui expriment et refont lřidentité du sujet et de lřhumanité

même.88

Les noyaux imaginatifs et significatifs dřun roman où lřimage du corps a sa place

rendent possibles des approches profondes de la compréhension de lřhomme et du sujet. Il

ne sřagit pas dřun simple décor ou dřune innocente image pour embellir un texte. Dans les

images récurrentes et finement construites, il y a quelque chose qui appartient à la

sensibilité et au sens profond de lřhumanité tout entière ; elles partagent de certaine façon

ce caractère « régressif » ou fondateur du rêve.

86 Ibid. p. 242. 87 METZ, C., Op. Cit. p. 153. Cřest nous qui soulignons. 88 Ce que dit Freud dans le même texte montre une des manières de revenir aux sources primaires de la

signification des rêves : « On peut distinguer trois sortes de régression : a) une régression topique dans le

sens du système exposé ici ; b) une régression temporelle quand il sřagit dřune reprise de formations psychiques antérieures ; c) une régression formelle quand des modes primitifs dřexpression et de figuration

remplacent les modes habituels. Ces trois sortes de régression nřen font pourtant quřune à la base et se

rejoignent dans la plupart des cas » FREUD, S. Op. Cit. p.466.

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Le rêve est en somme comme une régression au plus ancien passé du rêveur, comme une

reviviscence de son enfance, des motions pulsionnelles qui ont dominé celle-ci, des modes

dřexpression dont elle a disposé. Derrière cette enfance individuelle, nous entrevoyons

lřenfance phylogénétique, le développement du genre humain, dont le développement de

lřindividu nřest en fait quřune répétition abrégée, influencée par les circonstances fortuites

de la vie. 89

La dimension symbolique dřune image littéraire plonge dans les processus qui

configurent et livrent le sens à lřhumanité tout entière (phylogenèse) comme aux chemins

subjectifs du lecteur dans sa configuration personnelle (ontogenèse). Soit que le rêve

comme lřimage littéraire nous emporte vers un passé imprécis ou soit quřil se projette

comme désir insatisfait vers un futur souhaité.

Ce phénomène constitue aussi lřimage littéraire comme un compositum mixte de

subjectivité et dřaltérité. Grâce à cette « régression » ou malgré ces limites, dans lřimage la

plus individuelle travaillent lřécho et les éclats du passé et les dynamismes actuels de

l'humanité. Ces remarques sont importantes surtout à propos de La Jalousie et El Beso….

Là, nous sommes confronté à des éléments cosmogoniques ou à des événements

développés dans des catégories mythiques ou psychanalytiques et qui renvoient aux

moments premiers des individus.

4. L’accumulation synthétique.

Parler de lřimage littéraire comme d'une expérience synthétique de lecture exige de

parler d'elle comme d'une accumulation significative des mouvements du récit, des

substitutions, condensations, etc. La richesse dřune image littéraire fera écho à cette

qualification du rêve qui tient sa valeur de la quantité dřéléments rassemblés : « Un

fragment de rêve qui nous paraît clair contient ordinairement un grand nombre dřéléments

intenses, au contraire, un rêve obscur en contient peu. »90

La facture significative dřun « rêve », dans notre cas de lřimage littéraire, dépend

de plusieurs stratégies décrites par Freud dont les plus significatives sont le déplacement et

la condensation ; des opérations fondamentales de lřimagination « auxquelles nous devons

essentiellement la forme de nos rêves. »91

Lřimage littéraire comme source significative

requiert une concentration de forces et de conflits ; intensité semblable à celle qui se

manifeste dans les éléments du rêve à travers un travail de condensation.

89 Ibid. p. 467. Cřest nous qui soulignons. 90 Ibid. p. 285. 91 Ibid. p. 266. Ces deux fonctions du psychisme deviennent les axes fondamentaux des projets critiques de

linguistes et critiques comme Jakobson, Metz et Joly.

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Dans les romans analysés de Robbe-Grillet et Manuel Puig, nous sommes confronté

à des cadres semblables, parfois introduits comme les « rêves » ou les hallucinations des

protagonistes ; construits également comme le libre courant de conscience dřun narrateur

qui surgit sans quřon puisse identifier son rôle et sa place dans lřensemble du récit. Ils

deviennent parfois de vrais « mises en abyme » des évènements du roman.

5. La flexibilité.

Lřimage littéraire participe, à sa manière, de la logique énoncée par Freud pour le

rêve:

Il [le rêve] présente les relations logiques comme simultanées ; exactement comme le

peintre qui réunit en une École dřAthènes ou en un Parnasse tous les philosophes ou tous

les poètes, alors quřils ne se sont jamais trouvés ensemble dans ces conditions : ils forment pour la pensée une communauté de cette sorte .» 92

La composition de lřimage littéraire nřest pas attachée aux processus causals ou

logiques ; elle peut se distancier de lř«ordre normal » des événements et prendre forme

grâce à dřautres techniques : le perspectivisme, la polyphonie, le collage, etc. Lřintuition et

la maîtrise de ces éléments par chaque écrivain combinées aux attitudes singulières du

« lectant » font du récit un ensemble qui génère sa propre épistémè.

Parfois, en effet, lřimage littéraire utilisée par plusieurs écrivains contemporains

dont Robbe-Grillet et Manuel Puig, ne respecte pas les normes de la logique ou la

cohérence avec le bon sens. Ce sont les mots mêmes de Freud à propos du fonctionnement

du rêve que nous utiliserons pour caractériser quelques fragments des romans : « La

manière dont le rêve exprime les catégories de lřopposition et de la contradiction est

particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». »93

Cette

remarque pourra avoir une incidence lorsqu'il s'agira de dénouer les impasses de la

chronologie ou lřentrecroisement des différents niveaux de fiction des romans,

principalement chez Robbe-Grillet.

Lřimage littéraire symbolique identifiée à partir de ce schéma du rêve selon Freud

prend son temps pour se construire. Elle est un projet du roman, un engagement qui se

déroule tout au long du récit par lřimplication affective du lecteur. Implication pleine

d'émotions et imprégnée de significations qui fait de « lřimage mentale littéraire » un être

92 Ibid. p. 271. 93 Ibid. p. 274.

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vivant, désirant, conflictuel et non un concept neutre et fixe. Image partagée, image

nommée, image interprétée, image en devenir, qui se transforme, se répare, nous répare et

nous engage de façon particulière selon la lecture du récit.94

B. Le phallus comme signifiant privilégié du personnage.

Dans le développement de lřenfant, la configuration de la fonction du phallus

constitue un des moments importants dans la constitution symbolique du sujet. On doit à

Jacques Lacan d'avoir mis en lumière cette constitution du monde symbolique à cette

étape. Par ailleurs, cette recherche sur la signification du phallus est d'autant plus

importante que les romanciers reprennent différemment cet imaginaire. Nous allons donc

prendre un peu de distance, par rapport à la question précédente de la configuration de

lřimage à partir du rêve, pour entrer dans les structures de signification.

Pour Lacan, le phallus est dans lřenfance «le signifiant privilégié de cette marque

où la part du logos se conjoint à l'avènement du désir. »95

et il ajoute : lřenfant ne veut pas

seulement être touché et soigné par la mère ; il veut être son complément, il veut remplir la

place de ce qui manque à la mère, le phallus. Ce geste simple et « primitif » exprime le

désir de lřautre qui doit se configurer correctement chez lřindividu.96

Toujours dans le

même texte, Lacan précise que le phallus « n'y étant que voilé et comme raison du désir de

l'Autre, c'est ce désir de l'Autre comme tel qu'il est imposé au sujet de reconnaître, c'est-à-

dire l'autre en tant qu'il est lui-même sujet divisé de la Spaltung [division97

] signifiante. Les

émergences qui apparaissent dans la genèse psychologique, confirment cette fonction

signifiante du phallus. »98

Le phallus serait donc un des noyaux de la vie sociale de

lřindividu qui instaure des rapports et des liens avec le monde culturel, son corps, ses

désirs et les limites imposées par les autres.

Car le phallus est un signifiant, un signifiant dont la fonction, dans l'économie

intrasubjective de l'analyse, soulève peut-être le voile de celle qu'il tenait dans les mystères.

Car c'est le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant

que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant. 99

94 Cf. NATANSON, M., Op. Cit., p. 90. 95 LACAN, Jacques, Ecrits, Paris : Seuil, 1966. p. 692. 96 Cf. Ibid. p. 693. 97 Dictionnaire compact français/allemand, allemand/français. Paris : Larousse, 1996. 98 LACAN, J., Op. Cit. p. 693. 99 Ibid. p. 690.

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À partir de ces données lacaniennes nous sommes déjà dans la valeur symbolique et

ses contenus les plus originels : celui de la séparation, de la nostalgie de lřunité.100

Des

études postérieures à Lacan confirmeront ce monde dynamique du manquant chez le sujet :

«le phallus signifie […] ce qui, dans la sexualité, ne peut pas être assumé par lřindividu,

ou, à proprement parler, ce qui est non subjectivable.»101

Les remarques précédentes sur le phallus éclaireront certains représentations

sociales des personnages, surtout la sexualité élaborée dans Buenos Aires…. Nous

retrouverons dans ce texte des mouvements ludiques à partir des données et tensions

propres à lřintériorisation du phallus ; ces élaborations seront plus manifestes, lorsque nous

analyserons en détail les différents romans.

Que retenir de lřimportance de la fonction du phallus que nous venons de

souligner ? Dřabord quřil existe une configuration symbolique du sujet qui sřenracine dans

la fonction du phallus et que cette configuration symbolique se place au-dessous de tout

mouvement symbolique et détermine ce qui se passe pour lřhomme en tant quřespèce

comme pour les événements particuliers du sujet. Il faut retenir aussi que cette fonction

constitue la possibilité de nouer les sens énigmatiques dřune large part des mouvements

libidinaux chez lřindividu, en permettant dans le même temps de comprendre plusieurs

représentations imaginatives qui touchent le corps et ses fantasmes.

Les éléments symboliques identifiés à partir de la psychanalyse agiront comme

interprètes des postures des personnages dans les quatre romans à analyser. Les fonctions

du rêve ou du phallus seront un peu comme des outils de reconnaissance dans les deux

champs de notre recherche : celui des espaces fermés (La Jalousie et El Beso...) et celui

des espaces ouverts (Projet… et Buenos Aires…). Dans certains cas, nous reviendrons aux

données précises de la psychanalyse qui circonscrivent le cadre fondamental de la

symbolique du corps. La symbolique du corps féminin toujours sexualisé, est marquée

profondément par les rapports d'autorité et elle est au centre de l'agir tant social

quřindividuel.

100 Contenus ratifiés par la sémiologie : « la relation symbolique en son étymon antique, où lřon peut lire à

la fois une relation de contiguïté entre les deux moitiés complémentaires du (symbolon), et un rapport dřinclusion entre chacune de ces deux moitiés et le tout quřelles constituent et reconstituent.»

GENETTE, Gérard, Figures III, Paris : Seuil, 1972. p. 27. 101 CONTE, C. et SAFOUAN, M., Dictionnaire de la Psychanalyse, p. 596.

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V. L’IMAGE DU CORPS.

On cherchera ici à déterminer de manière plus précise cette entité appelée au cours

de notre travail « image du corps », cette forme devant exprimer les deux dimensions de

lřimage littéraire : la plastique et la symbolique. Les données retenues sur lřimage du corps

relèveront préférentiellement de la réflexion faite autour de la configuration du moi de la

psychanalyse qui prend forme lors de la première appropriation du corps. Elles auront

trait, entre autres, à la représentation la plus ordinaire de lřimage du corps. Comment le

sujet parvient-il à se donner une image de lui-même ? Comment se déploie, se manifeste

la dimension plastique et symbolique quand nous élaborons une représentation

anthropologique ? Sřagissant du personnage, quelle est lřimage du corps que nous lui

accordons de façon « instinctive » et générale ? Quelles figurations travaillent dans nos

catégories de corps ? Comment nous représentons-nous la matérialité dřun être humain

prenant figure dans des personnages ?, etc.

Parmi les processus psychiques dévoilés au siècle dernier, il y en a deux qui ont

retenu l'attention, celui du Moi-Peau et celui de l’image du corps. Ils ont pris forme

comme des configurations subjectives dans lřauto possession du sujet même. Ce sont des

stratégies dřindividu pour pénétrer dans sa propre conscience et se bâtir une image du

corps. L'identité humaine est ainsi structurée à partir de la chair, en profonde

correspondance avec les devenirs intérieurs, culturels et psychiques dont lřindividu est, en

grande partie, conscient. En suivant les correspondances de lřanalyse psychologique et des

discours autour de lřimage du corps, nous pourrons percevoir comment et de quelle

manière « lřimage du corps » est une des formulations les plus adéquates pour exprimer ce

qui se passe dans la lecture dřun roman, en rapport avec la construction dřun corps comme

modèle.

Pour aller plus avant dans cette investigation, j'utiliserai plusieurs ouvrages parus

au siècle dernier et qui ont trait aux processus psychiques de configuration de la

personnalité en rapport à la corporalité : L’Image du Corps, de Paul SCHILDER (1950).

L’image inconsciente du corps de Françoise DOLTO (1984), Le Moi-Peau de Didier

ANZIEU (1985), Le Corps Psychique (1989), et Les Deux Corps du Moi (1996) de Gérard

GUILLERAULT. Les axes dřinterprétation retenus ont pour origine les ouvrages dřAnzieu

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et de Dolto, auteurs qui donnent un accès clair et fonctionnel à ce que nous pouvons

appeler image du corps. Ce sont des textes fondamentaux pour la compréhension des

relations entre les fonctions du moi, ses actions qui impliquent le corps et lřappropriation

dřune identité chez le sujet, à travers ses manifestations et structures corporelles telles que

le visage, la peau, les membres, la tête, etc. Ces approches psychologiques ou

psychanalytiques nous permettront alors une meilleur intelligence de lř« image littéraire

symbolique du corps ».

A. Le moi-peau.

Etant donné notre projet concernant le corps comme image du récit, les études

dřAnzieu portant sur la compréhension des structures et représentations primaires du corps

par la peau nous sont apparues spécialement pertinentes. Lřauteur entreprend une sorte de

conceptualisation du Moi-peau en tant quřorgane psychique de lřhomme. Prenant appui sur

la démarche dřAnzieu nous retiendrons plus particulièrement les éléments qui dévoilent la

peau en tant que corps, dans les rapports de lřindividu avec ses proches et avec lui-même.

La première affirmation d'Anzieu désigne le « Moi-peau » comme un intermédiaire

important dans les processus de reconnaissance et dřidentification ; la peau est lřenveloppe

initiale dans laquelle le sujet prend forme :

Par Moi Peau, je désigne une figuration dont le Moi de lřenfant se sert au cours des phases

précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les

contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au

moment où le Moi psychique se différencie du Moi corporel sur le plan opératif et reste

confondu avec lui sur le plan figuratif.102

La peau est la surface du corps intériorisé et confirmé qui agit depuis les premières

semaines de vie, comme le font savoir les études sur le développement embryonnaire de

lřindividu ; comme tissu cřest la première frontière et la porte des échanges. Ensuite, la

peau comme organe pour lřenfant « répond au besoin dřune enveloppe narcissique et

assure à lřappareil psychique la certitude et la constance dřun bien-être de base ».103

Elle a

donc sa propre dynamique et importance dans la construction du corps et son image

lorsque la peau devient, pour tout être humain, un des éléments premiers dans

lřidentification et la communication. « Sa complexité anatomique, physiologique et

102 ANZIEU, Didier, Le Moi Peau. Paris : Dunod, 1995. p. 61. 103 Ibid. p. 61.

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culturelle anticipe sur le plan de lřorganisme la complexité du Moi sur le plan psychique.

De tous les organes des sens, cřest le plus vital. »104

Anzieu présente la peau comme l'univers tactile et cutané dans lequel celle-ci se

reconnaît comme un organe.105

Ses observations issues de la clinique ne sont pas sans

portée en ce qui concerne l'image littéraire. Ainsi, note-t-il : « De fait, le Moi-peau, en tant

que métaphore, parle à chacun, même si précisément il ne dit pas à chacun la même

chose ! »106

1. Fonction épistémique.

En considérant la peau comme un des organes primaires qui construisent le sujet,

nous pourrons dire que là où se trouvent présence et fonction de la peau, il peut y avoir du

corps. Elle se présente comme un tissu protecteur qui enveloppe la surface entière du

corps, comme le sens du toucher, comme une membrane qui respire, secrète, élimine,

etc.107

Nous percevons une identification basique par elle, grâce à sa configuration

« dřécran » des processus physiologiques et de leur manifestation.

La peau, dans cette première fonction, nřatteint pas encore la profondeur du Moi-

peau de Didier Anzieu. Dans lřexercice de ses fonctions sensibles elle devient un « objet

épistémique », qui peut être connu et reconnu, autant quřun objet libidinal : désirante et

désirée, possibilité dřun chemin de signification sommaire sur le plaisir-douleur, au plan

libidinal, sur le vrai-faux, au plan épistémologique108

auxquels nous pouvons ajouter la

présence-absence sur le plan symbolique.

La peau comme organe nous permet la connaissance par une double voie : elle est

dřabord la siège du toucher exercé et ciblé dans les rapports sociaux, mais simultanément

lřindividu est connu par elle. Elle est à la fois objet et médiation des sens dans un

environnement. Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, les corps se font connaître par la

médiation de la peau qui devient lřespace dřexploration dřautrui. Rappelons-nous certaines

métaphores où nous parlons justement de la caresse des yeux, de regards chaleureux ou des

coups d'œil qui tuent. Si la peau ne suscite pas toujours les « images à voir » que nous

104 Ibid. p. 35. 105 Cf. Ibid. p. 34-42. 106 Ibid. p. 7. 107 Cf. Ibid. p. 36-39. 108 Cf. Ibid. p. 165.

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avons évoquées et à partir desquelles se façonne une image du corps, son offre sensible

n'en est pas moins réelle et devient un défi à situer.

2. Fonction interface.

Une des fonctions les plus importantes pour notre exploration du corps est celle du

Moi-peau comme interface : « La peau, seconde fonction, cřest lřinterface qui marque la

limite avec le dehors et maintient celui-ci à lřextérieur, cřest la barrière qui protége dřune

pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets ».109

Le terme interface signale dřune certaine façon une limite Ŕ le seuil des agressions

et des approches Ŕ. Au-delà de la peau il nřy a plus dřintégrité dřun corps. Le contact entre

deux peaux, les caresses, le toucher des corps sont la marque de l'intimité la plus

immédiate. Le Moi-peau, enveloppe des corps, est pour ainsi dire aux avant-postes de tout

ce qui peut arriver à un individu. Quelle que soit la situation vécue, qu'elle soit de tendresse

ou de violence ou des deux ensemble, le Moi-peau est le premier à vivre plaisir ou/et

souffrance. Si nous voulons parler de corps et ici, plus précisément d'image du corps

comme modèle du récit, il n'est pas possible de faire abstraction du Moi-peau. Les peaux

choyées ou blessées de nos personnages s'imposent donc à nous comme un passage obligé.

Tout en prenant en compte la dualité des pulsions érogènes et agressives, il faut

souligner le rôle de la douleur, comme un des indicateurs des limites et de la frontière du

Moi-peau. Par la douleur le corps reconnaît ses frontières et ce qui lui

appartient : « Sřabandonner au plaisir suppose la sécurité dřune enveloppe narcissique,

lřacquisition préalable dřun Moi-peau. La douleur, si on échoue à la soigner et/ou à

lřérotiser, menace de détruire la structure même du Moi-peau. »110

Pour Anzieu, plaisir et

douleur, localisés sur la peau, partagent un même univers de sensibilité, de telle façon que

dans les endroits où la peau est plus sensible, le plaisir et la douleur y trouvent leur source

privilégiée.111

C'est ainsi que le Moi-peau comme interface, de par son statut de

109 Ibid. p. 61. 110 Ibid. p. 228. Schilder énonce aussi un autre élément important de la configuration du corps : « Deux

facteurs, apparemment, jouent un rôle particulier dans la création de lřimage du corps. Lřun cřest la douleur,

lřautre cřest le contrôle moteur des membres » que nous aborderons ultérieurement, cf. SCHILDER, Paul,

L’image du corps, étude des forces constructives de la psyché. Paris : Gallimard, 1968 p. 124. 111 Pour Schilder, par exemple, la sensibilité des orifices du corps a une importance très forte pour lřappropriation du corps. Ces orifices sont évidemment les endroits où il y a davantage de terminaisons

nerveuses dans les corps : la bouche, les yeux, les oreilles, le nez, lřanus et les organes génitaux. « Étant

donné que cřest par les orifices de notre corps que nous avons les contacts les plus étroits avec le monde, il

nřest pas étonnant quřils aient une énorme importance psychologique[…] Il y aura des lignes dřénergie

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délimitation du corps et à ses rapports à la douleur et au plaisir sera le témoin direct de

l'unité ou de l'écrasement du corps.

3. Fonction de communication.

Le Moi-peau «est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui,

dřétablissement de relations signifiantes ; elle est, de plus une surface dřinscription des

traces laissées par ceux-ci ».112

Avant la rencontre par le regard, le Moi-peau existe pour lřenfant comme lřespace

de la caresse. Moment proto-imaginaire du sujet qui précède celui de l'image du corps et

qui se révèle d'une grande flexibilité : « Elle est véridique et trompeuse. Elle est

régénératrice, en voie de dessèchement permanent [... ] Elle appelle des investissements

libidinaux autant narcissiques que sexuels. Elle est le siège du bien-être et aussi de la

séduction. Elle nous fournit autant de douleurs que de plaisirs. »113

Elle est signe :

signifiante et signifié par lequel lřintériorité se dévoile et sur laquelle la parole dřautrui est

appelée à sřexprimer.

4. Fonction d’affirmation.

Le Moi-peau constitue lřêtre vivant, en rassemblant les données particulières de sa

sensibilité et en les fixant dans un espace et un temps précis, cette gestion étant élaborée

par un double mouvement détecté par Anzieu : « Être soi-même, cřest en premier lieu

avoir une peau à soi et en second lieu sřen servir comme dřun espace où mettre en place

ses sensations ».114

Ces deux moments constituent lřautonomisation de lřindividu par

laquelle il reconnaît ses limites propres et gère les stimuli du monde extérieur.

Cette fonction nous permettra, à travers des mondes imaginaires aux apparences

inhabituelles, d'envisager des êtres différents des patrons anthropomorphiques qui règlent

ordinairement notre représentation des personnages romanesques. Car bâtir un corps cřest

situer un ensemble de forces parfois indéterminées et permettre leur compréhension aussi

contradictoires soient-elles. Étant un des éléments constitutifs du corps, le Moi-Peau

permet dřanticiper un être qui est encore sans tête, ni membres ou parties identifiables. Par

reliant les différents points érogènes, et la structure de lřimage du corps variera selon les tendances psychosexuelles des individus ». SCHILDER, Op. Cit. p. 144, cf. p. 109. 112 ANZIEU, D. Op. Cit. p. 62. 113 Ibid. p. 39. 114 Ibid. p. 121-131.

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cette fonction, dans lřabsence même de description ou de présentation des personnages, le

corps est déjà là.

A la suite des précisions apportées sur des fonctions du Moi-peau, établir un rapport

entre les actions du récit et la médiation organique des protagonistes est désormais

possible. En sachant que le « corps » pressenti dans cette recherche est possible et croyable

dans les frontières bâties par notre sensibilité : la sensibilité humaine, la seule que possède

le lecteur ! Cette remarque, à l'apparence d'un truisme, prendra toute sa portée lorsque nous

approcherons les personnages des romans.

En gardant comme catégorie fondamentale le Moi-peau, nous pressentons quřil y

aura au moins une enveloppe sensible qui maîtrise les forces vitales en cherchant une

autonomie. Voilà, une première image possible de corps, parfois la seule que nous aurons

des protagonistes et qui ne parle pas seulement des êtres humains. Nous y parlerons aussi

de cadavres, dřextraterrestres, de monstres et dřautres innombrables figures si leurs

identités sont placées géographiquement et temporellement dans une enveloppe qui

maîtrise leurs propres dynamismes. Tout ça sans tête, bras ou formes anthropomorphiques,

énonce quand même une forme dynamique : un fantôme, un mannequin, une amibe, etc.

Dans le fragment suivant extrait de Boquitas… nous avons un bon exemple de ces

processus corporellement maintenus par une enveloppe qui, en rappelant le Moi-peau, nous

dévoile un entité organique en mouvement, grâce au constat de quelques fonctions décrites

précédemment :

El ya mencionado día jueves 15 se septiembre

de 1968, a las 17 horas, los despojos de

Francisco Catalino Páez yacían en la fosa

común del cementerio de Coronel Vallejos. Sólo

quedaba de él su esqueleto y se hallaba cubierto

de otros cadáveres en diferentes grados de

descomposición, el más reciente de los cuales conservaba aún el lienzo en que se los envolvía

antes de arrojarlos al pozo por la boca de

acceso[...] El lienzo se quemaba poco a poco en

contacto con la materia putrefacta y al cabo de

un tiempo quedaban al descubierto los huesos

pelados.

Boquitas…, p. 277.

Ce même jeudi 15 septembre 1968, à 17 heures,

la dépouille mortelle de Francisco Catalino Paez

gisait dans la fosse commune du cimetière de

Vallejos. Il ne restait plus de lui que son squelette

et il était recouvert dřautres cadavres à des stades

différents de décomposition, le plus récent

conservait encore le linceul dans lequel on les enveloppait avant de les jeter par lřouverture […]

Le linceul se consumait peau à peau au contact

de la matière en décomposition et au bout dřun

certain temps on voyait apparaître les os à nu.

Le Plus Beau Tango du Monde, p. 265.

Chez Robbe-Grillet nous avons aussi une appropriation du Moi-peau se détachant

et animant des parties des corps avec une identité propre (chevelures, mains, fesses, etc).

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Son découpage proche dřune anatomie-physiologique rend vivant, dans un autre ordre, la

totalité du corps, comme le fait la biologie en étudiant les processus cellulaires au niveau

microscopique. Le mouvement musculaire dřun membre a des configurations bien

différentes si on le regarde en lui-même, en dévoilant tous les rapports et les implications

au monde cosmique ou biologique de son environnement. Robbe-Grillet, en plusieurs de

ses récits, introduit par la chair et la peau des problématiques et des incidents romanesques.

Parfois, sans la participation délibérée des protagonistes, il cherche à exprimer tout un

monde imaginaire et symbolique qui évolue à partir de la peau comme signifié. Le début

de La Maison de Rendez-vous n'est qu'un exemple parmi d'autres :

La chair des femmes a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves.

Même à lřétat de veille, ses images ne cessent de mřassaillir. Une fille en robe dřété qui

offre sa nuque courbée Ŕelle rattache sa sandaleŔ la chevelure à demi renversée découvrant la peau fragile et son duvet blond, je la vois aussitôt soumise à quelque complaisance, tout

de suite excessive… La Maison… p. 9.

B. Schéma corporel et Image du corps.

Après avoir reconnu au Moi-peau sa place privilégiée en tant que structure

fondamentale par laquelle le corps se montre et se configure il faut envisager les autres

moyens par lesquels lřhomme se donne une image plus large et personnelle de son corps.

Une image qui soit spécifique de lřêtre humain et qui rassemble toute signification et tout

rapport subjectif au niveau culturel ; une image qui soit applicable plus analogiquement

aux personnages romanesques, une image qui soit aussi une image mentale malléable. Est-

ce que dans ce projet les catégories de schéma corporel et d'image du corps nous aideront à

mieux nous figurer ce que nous pouvons appeler corps ?

1. Schéma corporel.

Nous avons délimité un espace organique et quelques fonctions corporelles grâce

au Moi-peau dont lřabsence dřune « forme » finale nous amène maintenant à la rencontre

de deux structures de figuration appelées schéma corporel et image du corps. Deux

dimensions complémentaires qui demandent quelques éclaircissements. En commençant

par le plus général et en nous appuyant sur un texte de Françoise Dolto nous percevons

comment le schéma corporel met en rapport la construction culturelle de l'individu et le

patrimoine commun des groupes et de lřhumanité :

Le schéma corporel spécifie lřindividu en tant que représentant de lřespèce, quels que

soient le lieu, lřépoque ou les conditions dans lesquels il vit. Cřest lui, ce schéma corporel,

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qui sera lřinterprète actif ou passif de lřimage du corps, en ce sens quřil permet

lřobjectivation dřune intersubjectivité, dřune relation libidinale langagière avec les autres

qui, sans lui, sans le support quřil représente, resterait à jamais fantasme non

communicable.115

C'est ainsi que ce schéma corporel nous permet de regarder une peinture rupestre en

décryptant dans ses traits des corps d'hommes, grâce à leurs mains, leurs bras, le

mouvement esquissé ou la façon dřagresser les autres animaux. Le schéma corporel est

lřimmédiate sécurité de savoir que les hommes ne portent pas de cornes et que les grandes

queues appartiennent aux singes. Le même schéma nous permet de parler de mains,

dřorteils, dřaccepter dans nos sociétés contemporaines le rouge à lèvres ou le vernis à

ongles des femmes ; ce même schéma a contrario nous pousse à rejeter ou à regarder de

façon interrogative les pattes et les grosses moustaches si communes au XIX siècle et à

distinguer ainsi les différents moments de la mode. Ce schéma corporel est aussi le patron

psychique par lequel les individus ayant perdu une jambe ou un bras gardent lřimpression

quřil(elle) est encore à sa place.116

Le schéma corporel est le cadre de référence qui permet

à lřhomme de situer les différentes figurations en rapport avec son corps.

Il faut dire que pour certains peuples le schéma corporel prend en compte

davantage lřune des parties du corps. Tout au long de l'histoire de la culture, on voit se

succéder des bras musclés, des masques à têtes immenses, des pantins aux grandes jambes,

des statues de femmes à la poitrine imposante ou des hommes dont le sexe est

disproportionné, etc. Tout cela, dans sa fonction rituelle, privilégie, par la métonymie, une

réduction concentrée des valeurs de cette culture et un regard spécifique du corps.117

En

liant la culture au schéma corporel on peut affirmer que toute culture se condense dans la

figuration propre du corps quřelle esquisse. Il s'agit là d'une dynamique propre à lřhomme,

car le schéma corporel nřappartient pas aux animaux ; chez eux, il n'y a pas de processus

pour se faire chat, chien ou chigüiro. Le schéma corporel est lřimage générale de lřêtre

humain, exprimée par une culture ou un groupe. C'est le patrimoine commun des

représentations du corps humain, présent dans l'inconscient de chaque individu.

115 DOLTO, Françoise, L’image inconsciente du corps. Paris : Seuil, Coll. Points Essais. 1984, p.. 22. « Le

schéma corporel » correspond de certaine façon au « modèle postural du corps » chez SCHILDER, P.,

L’image du Corps. p. 40. 116 Cf. SCHILDER, P., Op. Cit. p. 37 « Nous sommes accoutumés à posséder un corps complet. Le fantôme dřun amputé est par conséquent la réactivation par les forces émotionnelles dřun patron perceptif donné. »

Ibid. p. 89. 117 Curieusement, comme dit Schilder « Toutes les parties protubérantes du corps sont capables, semble-t-il,

dřacquérir cette indépendance relative dans le modèle postural. » Ibid. p. 207

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On trouve dans les romans de Robbe-Grillet un schéma du « public du personnage»

lié aux chaises et aux boissons ; images fréquemment placées dans les cafés, restaurants ou

bistros. Il sřagit dřune identification collective, dřune structure culturellement élaboré et

fixé comme partie du «schéma corporel» : « Lřivrogne a vidé son verre dřun trait. Wallas

commence à boire le sien. Il sřétonne de se trouver tellement à son aise dans ce bistro

malpropre ; est-ce seulement parce quřil y fait chaud ? » Les Gommes, (108, cf. 7, 256).

Derrière ces gestes des protagonistes qui doivent maîtriser leur environnement, se

confronter à d'autres et s'affirmer en manipulant une boisson, on peut discerner une

structure commune. Ainsi le verre dans les mains de Wallas deviendra le café dans les

mains de Boris dans Un Régicide, (23) ; le verre d'absinthe de Mathias au café « A

lřespérance » dans Le voyeur, (56, 107, 177) ; le verre de Marie-Sanglante au « Vieux

Joë » dans Projet…(51, 166) ; la boisson vermeille du grand café-théâtre « Triangle dřOr »

dans Gradiva…, (143-146) etc. Il y a des comportements propres qui esquissent une

posture physique et un rapport collectif où se place le protagoniste. Traits dřun imaginaire

culturel que dans les chapitres suivants nous verrons dans leur singularité, selon les cas.

Chez Puig, le schéma corporel s'exprime, le plus fréquent, à travers un

dimorphisme sexuel marqué par la force brutale du mâle et la fragilité de la femme. La

femme au corps fragile, délicat et soumis, à côté de l'homme sûr de lui et protecteur est un

des stéréotypes sociaux de la culture argentine. Cette image du corps féminin, nous aurons

à la préciser, notamment dans le cas dřEl Beso… mais aussi à propos d'autres figurations

de : La Traicion…, (21-29, 60), Buenos Aires…, (115, 128), Boquitas…, (71, 180-182) et

Sangre de amor…, (50-51). Toutes ces pages reproduisent dans différents contextes

lřimage de la femme exprimée par Ana lřune des personnages de Pubis… :

Uno aporta una cosa y el otro otra. Pero entonces

no tendría que darme rabia cuando tratan de

llevarme por delante. Y además lo consiguen.

Pero ahí está la cosa, lo que pasa es que un

hombre de verdad, o un hombre superior;

digamos, no superior a mí, porque entonces

Beatriz tendría razón, y no tiene razón, sino

superior de otro modo... Bueno, mejor empiezo

de nuevo.

De todos modos está mal meterles en la cabeza a las mujeres que son iguales a los hombres, está

mal, está mal y está mal. Porque somos

distintas...

Pubis…, p. 74.

Lřun apporte une chose et lřautre lřautre. Mais

alors je ne devrais pas être en rage quand on

tâche de me damer le pion. De plus on y parvient.

Mais cřest là le hic, ce qui se passe cřest quřun

homme pour de bon, ou un homme supérieur,

disons, pas supérieur à moi, parce quřalors

Beatriz aurait raison, et elle nřa pas raison, mais

supérieur dřune autre façon… Bon, mieux vaut

recommencer à nouveau.

De toute façon cřest mal de mettre dans la tête des femmes quřelles sont les égales des hommes,

cřest mal, cřest mal, cřest mal. Parce que nous

sommes différentes…

Pubis Angelical, p. 88

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2. Image du corps.118

Lřimage du corps apparaît comme une forme dřindividuation car chaque homme est

poussé à avoir et à forger sa propre image dans le grand contexte du schéma corporel.

Cette importance de lřimage personnelle du corps est à la base dřune communication

potentielle et de lřinteraction avec le monde social de lřindividu et de son entourage

naturel. Dolto souligne cette importance :

L’image du corps est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles : interhumaines,

répétitivement vécues à travers les sensations érogènes électives, archaïques ou actuelles.

Elle peut être considérée comme l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant et

ce, avant même que lřindividu en question soit capable de se désigner par le pronom

personnel « Je », sache dire « Je. » 119

En effet, toute image intègre, à partir de ce noyau figuratif primordial, le monde

perçu sensiblement. Elle devient aussi la mémoire de ses contacts passés et sa disposition

aux échanges à venir. Cette « image » première de Dolto sera le point de départ de toute

entreprise historique et spécifique dřune libido en situation, et de sa figuration. Le désir de

lřhomme s'enracine en elle car cette image, attachée à la représentation symbolique du

sujet, rassemble les rêveries et les devenirs intersubjectifs.

Plus tard, au-delà de lřimage spéculaire, elle deviendra lřénergie intérieure qui fait

de toute image du corps une icône plastique et sensible dřune identité soignée et câlinée

par chacun, à travers les vêtements, dans la toilette la plus simple, qui le confronte au

miroir indiscret. Cette image établit aussi comme une extension des noyaux de sensibilité à

la suite dřune meilleure intégration au milieu. « Tout ce qui participe des mouvements

conscients de notre corps est ajouté au modèle que nous avons de nous-même et fait

désormais partie de ces schémas : le pouvoir de localisation peut sřétendre chez une femme

118 Avant de poursuivre cette présentation, quelques précisions sont nécessaires. Nous sommes redevables à F. Dolto de cette distinction entre schéma corporel et image du corps. Cependant, c'est à partir de l'étude de

Schilder que nous forgeons lřimage du corps. Cela, parce que le concept fondamental de Dolto de lřimage du

corps est une « image inconsciente du corps » avant le stade du miroir, laquelle pourra être synthétisée

comme « la dyade » (perception unitaire de lřenfant et sa mère). «…Il faut bien comprendre quřil sřagit dřune

image qui disparaît avec lřimage spéculaire. Avec lřimage du miroir lřimage connue de soi dans le miroir Ŕ il

nřy a presque plus image inconsciente du corps, excepté dans le rêve. » DOLTO, Françoise et NASIO, J-D.M

L’enfant du miroir. 2002, p. 13. Sřil est vrai que lřimage inconsciente du corps a été un outil et une

découverte chez elle à partir du travail avec les enfants, il faut en même temps élargir ses implications à toute

la vie de lřhomme comme du reste nous pouvons le déduire de ses propos : « Si je mřintéresse à lřimage du

corps, que tout un chacun porte en lui, à chaque moment de son existence, réveillé, statique, fonctionnel ou

endormi, cřest parce que les images implicites que les adultes dégagent en parlant, mřont été données

explicitement par les enfants, soit par leurs dessins, soit par leurs modelages. » Ibid. p. 37. La pertinence de lřimage inconsciente du corps au-delà de la constitution de lřimage spéculaire est aussi traitée par Gérard

Guillerault Les deux corps du Moi, Schéma corporel et image du corps en psychanalyse. Paris : Gallimard,

1996, Chapitre 9 : Le miroir et les deux corps. 119 DOLTO, F., L’image inconsciente du corps. p. 22.

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jusquřà la plume de son chapeau ».120

Notons aussi que lřobjet attaché au corps de

lřhomme « est son corps » sřil peut le maîtriser pleinement : c'est le cas des prothèses

orthopédiques ou de lřensemble des machines, des outils dřatelier aux avions de combat et

des technologies de pointe.

Lřappropriation dřune image du corps, comme expression dřindividuation

singulière, amène parfois à certaines constructions hybrides ou mixtes en saisissant des

éléments variés. Les schémas corporels usuels sont brisés lorsque des figurations

zoomorphiques, fantastiques, mythologiques apparaissent. Là, sont mélangées des

structures attribuées à la machine, aux animaux ou aux esprits magiques. On peut ainsi dire

que « notre image du corps est perpétuellement en train de sřagrandir et de se rétrécir, et

nous jouissons de ces changements. Cřest un moyen de triompher des limitations

corporelles que dřajouter des masques et des vêtements à lřimage du corps.121

Ces

explorations de notre image du corps sřexpriment subtilement quand nous assumons, par le

déguisement ou par le récit symbolique, les métamorphoses des contes de fées et de tous

les mythes des monstres : Frankenstein, le Diable, le loup-garou, « Edward aux mains

dřargent », etc. Tout ce jeu dans la configuration dřune image personnelle du corps

recouvre les variations dřun phénomène bien décrit par Schilder :

Les gens dits normaux nřobtiennent généralement que des résultats minimes dans ces

modifications autoplastiques de leur image du corps. Ils sont obligés dřavoir recours à des

méthodes alloplastiques, des masques, des vêtements, sřils veulent changer radicalement

leur image du corps. 122

Lřimage du corps qui survient à lřhomme plus ordinairement après la formation du

moi est une forme plastique. Elle est liée directement au corps comme récit de chair

malléable qui porte les cicatrices, les grains de beauté et les caractères particuliers issus de

lřhéritage familial et lřhistoire personnelle. Puis elle est marquée progressivement par les

données qui façonnent notre personnalité dans les rapports plus immédiats. « L'image du

corps est donc ce qui porte chez chacun la marque de son histoire psycho-corporelle

relationnelle. (Au sens où nous avons vu les relations, si primitives soient-elles, sřinscrire

120 SCHILDER, P. Op. Cit., p. 37. Il dira après : « Quand on touche un objet avec un bâton tenu dans la main,

on sent une sensation à lřextrémité du bâton ; car le bâton est devenu une partie de lřimage du corps » Ibid. p. 219 ; également « dès que nous mettons un vêtement quelconque, il sřintègre immédiatement dans lřimage

du corps et se remplit de libido narcissique. » Ibid. p. 220. 121 Cf. Ibid. p. 221. 122 Ibid. p. 222.

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dans le corps et en déterminer la dynamique) ».123

Cette image du corps est une vraie

sculpture du vivant, tellement malléable que la perte ou la modification des rapports

interpersonnels ou avec lřenvironnement changent cette image, parfois en lřexposant au

risque.124

Quelle qu'en soit la cause, agents extérieurs ou le sujet lui-même, des effets

dramatiques peuvent conduire á la dégradation ou à la perte de l'image elle-même.

Dans le cas de lřimage du corps suscitée par la lecture, deux caractéristiques sont

fondamentales : celle qui fait de la « conscience » incarnée le centre individuel des

rapports intersubjectifs, et celle qui donne à cette conscience une forme plastique de

perception. Ces traits articulés par lřimage corporelle seront élaborés par nos deux

romanciers, avec des nuances et des variations propres. Chez Robbe-Grillet, les jeux

« alloplastiques » nous trompent le plus souvent, sans parvenir toujours à consolider un

corps :

Elle me demande dřavancer vers elle. Je fais cinq pas dans sa direction. De plus près, son

visage a une pâleur étrange, une immobilité de cire. Jřai presque peur de mřapprocher plus. Je fixe sa bouche…

« Encore », dit-elle. Cette fois, il nřy a pas de doute ; ses lèvres ne bougent pas quand elle

parle. Je fais un pas de plus et je pose la main sur sa poitrine.

Ce nřest pas une femme, ni un homme. Jřai devant moi un mannequin en matière plastique

pour vitrine de mode. Lřobscurité explique ma méprise. Djinn,p. 14, cf. 135.

Ce mannequin, identifié ici malgré "lřobscurité", est déjà introduit comme un des

artifices préférés de Robbe-Grillet et un des sujets de réflexion à analyser dans la troisième

partie de ce travail.125

En ce qui concerne le modelage d'une image du corps il existe chez Robbe-Grillet

d'autres ressources telles les dessins : Le Voyeur, où Mathias griffonne une mouette (22,

145, 231, 234) ; les tableaux : Dans Le Labyrinthe où il sřagit de « La défaite de

Reichenfels » (24-29, 174, 203-204, 218) ; les photos : Angélique ou l’enchantement où un

cliché Allemand nourrit lřécriture (114-117). Le mannequin ou toute figure de trompe-lřœil

sont des images du corps, dans la mesure où elles permettent une individuation du schéma

corporel. Ces images échouent lorsque elles nřétablissent pas, par elles-mêmes, des

rapports avec les autres personnages ou une appropriation de leur propre représentation.

123 GUILLERAULT, G. Le Corps Psychique, Essai sur l’image du corps selon Françoise Dolto. Paris :

Éditions Universitaires, 1989 p. 57. 124 Selon les études de Dolto ces changements dramatiques sont endurés depuis la plus petite enfance et toujours dans un cadre intersubjectif : « Cřest dans la mesure où lřimage du corps se structure ainsi dans la

relation intersubjective que toute interruption de cette relation, de cette communication, peut avoir des effets

dramatiques. » DOLTO, F., Ibid. p. 39. 125 Les masques et le mannequin, voir pp. 285ss.

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Ces transgressions introduites par les écrivains ouvrent dans le même temps, d'autres

possibilités dans la compréhension du corps quřil nous faudra préciser.

Les vêtements sont parfois chez Puig des accessoires qui façonneront les corps des

personnages et configureront les protagonistes. Nous analyserons cette particularité dans la

présentation des femmes quřil décrit avec soin. Puig et Robbe-Grillet cherchent à nous

donner des images concrètes des corps de leurs protagonistes, en déconstruisant lřimage du

corps habillé. Il y a dans les romans des héros ou anti-héros originaux qui sřapproprient

une corporalité rénovatrice où il ne sřagit pas de la répétition neutre dřune figure

universelle de héros.

C. Image dynamique du corps.

Après avoir introduit le schéma corporel et lřimage du corps il nous faut mettre en

correspondance les constantes les plus importantes entre eux et lřimage littéraire. Nous

avons, dans la lecture romanesque, d'une certaine façon, une construction progressive des

images des corps, grâce notamment à une identification spontanée, immédiate au

protagoniste du récit. Le récit fournit une série de renseignements qui appartiennent, soit

au schème corporel, soit à lřimage du corps. Dřune manière automatique le lecteur

ordonne, sans sřen apercevoir, chacune des informations selon ses structures en donnant

chair et représentativité aux personnages.126

Les attentes sont différentes selon les lecteurs

mais l'exercice se fait presque automatiquement par le dialogue établi avec le roman. Nous

soulignerons quelques relations dans ces jeux entre récit, schème corporel et image du

corps qui façonnent le corps des personnages.

1. L’affirmation de l’unité et du tout.

Dans la configuration du corps, nous pourrons mettre à lřépreuve une fois de plus

les observations de Schilder à propos des membres fantômes : « à la suite dřune

amputation, lřindividu doit faire face à une situation nouvelle, mais comme il y répugne, il

sřefforce au contraire de restaurer lřintégrité de son corps.»127

La totalité dřune image, de

ce que nous pouvons appeler schéma corporel, sřimpose au vide dřun corps désintégré ou à

lřexcessive attention dřun membre particulier qui puisse faire un individu. Il semble que le

schéma corporel anticipe la construction de lřimage du corps par son caractère

126 « Cřest grâce à notre image du corps portée par - et croisée à - notre schéma corporel que nous pouvons

entrer en communication avec autrui » DOLTO, F. Op. Cit., p. 23. 127 SCHILDER, P. Op. Cit.,. p. 90.

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« multiple » : biologique, physiologique et anthropologique. C'est ainsi que la plupart des

transformations dues à la culture, et envisagées par les individus, se vérifient par le schéma

corporel. Cřest sur lui que sřexercent de préférence les changements sur « lřidentité » de

lřhomme ou se insère un trait nouveau de lř« humanum ». La littérature témoigne

abondamment de cette expérience : les résistances et la gêne du lecteur sont plus fortes

quand le schéma corporel est écrasé que lorsquřune image inconsciente du corps est

anéantie. Le schéma permet d'une certaine façon la survivance dřune forme basique et

continuelle et ainsi une intégration des personnages dans le monde du lecteur.128

Lřexemple suivant extrait dřun « ciné-roman » de Robbe-Grillet nous aide à mieux voir

comme nous apprivoisons ce mécanisme :

18. Ŕ Au lieu dřassister à la suite du 17, qui montrerait Nora faisant son métier de

prostituée, cřest Alice que lřon voit maintenant dans ce rôle. Une première image cadre ses

chaussures, et on ne sřaperçoit donc pas encore nettement de la substitution, puisquřil sřagit

de ces mêmes chaussures-fétiches bleues et des bas en résille noire que lřon vient de voir

aux pieds de Nora. Ils sont vus dřen haut, comme par un homme qui passe dans la rue, la caméra (cřest-à-dire son regard) remontant ensuite vers le visage dřAlice ; cřest alors

seulement que lřon découvre le changement de personne.

Glissements…, p. 69.

La continuation métonymique, utilisée par Robbe-Grillet, prend appui de notre

schéma ordinaire qui cherche lřunité et lřintégration dřune partie au tout. C'est ainsi que

nous suivons le corps de Nora avant de lřidentifier comme étant celui dřAlice, car un pied

a besoin dřun corps pour sřaffirmer dans le monde et tout pied à son tour représente un

corps. Lřécrivain par cette stratégie peut travailler les corps en ignorant la vie intérieure

des personnages et en introduisant d'autres rapports. Puig favorise le chemin contraire en

entrant dans les devenirs intérieurs des personnages. Il procède par une appropriation

corporelle de lřintérieur des consciences, et par les échanges interpersonnels.

2. L’image comme un processus.

Tout processus dřappropriation dřune image du corps reprend à des niveaux

différents les confrontations primaires du sujet, vécues dans le « stade du miroir » entre

deux images : « dřune part lřimage inconsciente du corps, et dřautre part, lřimage

128 Situation exploitée remarquablement par le cinéma dřhorreur ; par exemple dans Le silence des agneaux le

drame se trouve moins dans lřassassinat des jeunes filles à minuit que dans lřinstrumentation du corps qui

devient chair pour la bouche de lřanthropophage ou peau pour la veste du psychopathe. Nous avons vécu une expérience semblable lors de la deuxième guerre mondiale : on ne peut mesurer la mort «régulière» des

soldats au combat à la barbarie des camps dřextermination où les captifs ont été massacrés même pas comme

des animaux. Les hommes « anonymes » qui tombent nous dérangent moins que la destruction de nos

schémas de « lřhomme ».

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spéculaire qui contribue à modeler et individualiser la première. »129

Lřimage spéculaire

dynamise cette intégration de lřimage inconsciente avec certaines « pertes » parce que elle

est une perception refoulante et partielle de la totalité de lřimage corporelle, expérimentée

avant par lřenfant qui se a perçu avec sa mère « tout entier dan son être ». Cette image

scopique renvoie de façon plate, partielle à celle, totale de lřinconscient, qui inclut le

devant comme le derrière, lřextérieur comme lřintérieur.130

Ces perspectives « partielles »

dřune perception psychologique se reproduiront dřune certaine manière dans la création

littéraire. Le texte nřest jamais la totalité de lřimage mais il donne aux écrivains, comme

aux lecteurs l« apparence » communicative et sensible de la perception profonde localisée

dans lřimage inconsciente du corps.131

Ce processus dřune image toujours en train de se constituer est aussi confirmé par

Schilder, par les rapports quřelle établit avec la vie sociale et la place du sujet dans son

milieu :

Notre image du corps nřest certainement pas toujours une seule et même chose. Lřimage du

corps est un objet différent selon lřusage quřon en fait. La pensée logique de la conscience

claire sřefforce naturellement de construire une image du corps qui sřadapte au moins à la

majorité des situations. Le développement de lřimage du corps se fait dans une certaine

mesure parallèlement au développement des perceptions, de la pensée et des relations objectales.132

La configuration dřune image dynamique du corps peut être pensée comme une

action positive, mais elle est aussi conflictuelle, une sélection et un assemblage d'éléments

divers :

Il y a en nous des forces de haine qui désintègrent lřimage de notre corps et des forces dřamour qui la rassemblent[…] Ni les impressions optiques, ni les impressions

kinesthésiques, ni les impressions tactiles ne nous donnent une impression toute faite de

note corps. Construire lřimage du corps, cřest donner forme à un matériau des plus

imprécis.133

Les mouvements autodestructeurs auront même leur place, et par eux le corps se

déconstruit, car toute action autodestructrice est une affirmation. Le seul acte

dřanéantissement possible selon Schilder se produit quand lřindividu ne place sa libido ni

dans le monde extérieur ni dans son propre corps.134

Cette « agression » au corps nous

129 DOLTO, F., et NASIO, J-D., Op. Cit. p. 61 130 Cf. Ibid. p. 74-75. 131 Cf. Ibid. p. 76. 132 SCHILDER, P. Op. Cit., p. 217. 133 Ibid. p. 185. 134 Cf. Ibid. p. 159.

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mène une fois de plus aux problèmes perçus autour du Moi-peau, lors de son déchirement.

Les mouvements contraires à lřunité et à la « santé » du corps seraient donc susceptibles

dřune lecture féconde : il y aurait ainsi un projet dřaffirmation autour de lřimage qui reste à

découvrir et à interpréter. Un tel événement est justifié par le travail même de composition,

de création au cours duquel la perception et la sélection des données (chez le romancier

comme le lecteur) suscitent ruptures, distances et séparations.

Ces mouvements contradictoires, identifiés aussi chez nos romanciers, placent le

lecteur et la construction du personnage dans la déconstruction de l'image du corps à partir

des éléments principaux du schème corporel et image du corps. Robbe-Grillet favorise le

schéma corporel, en élaborant d'autres formes que celles que nous pouvons percevoir et

accepter comme « corps humain » et la façon de le traiter. Il produit très souvent une

déstabilisation de nos modèles conventionnels et de nos conceptions ordinaires du corps.

Manuel Puig, lui, cherche davantage les processus qui atteignent lřimage du corps des

protagonistes en quête de leur configuration. Il construit avec soin lřappropriation

personnelle faite par les protagonistes de leur histoire problématique, en acceptant un

schéma corporel conventionnel mais en déconstruisant leur image particulière. Tout

romancier revient à toujours au bricolage de ces deux axes, nous pensons, dans la bâtisse

dřune image de corps des personnages. Cette tâche bien peut lui demander tout le roman.

3. Les échanges

Une autre dimension, liée aux éclaircissements antérieurs, situe la configuration de

lřimage du corps toujours en rapport avec autrui, dans la confrontation et les échanges

interpersonnels. Cřest une constatation formalisée par Schilder dans sa Sociologie de

l’image du corps dont nous retenons ici trois réflexions qui se situent au centre de la

structure narrative.

Dans le récit, les dynamiques qui débouchent sur la définition dřune image du corps

viennent davantage des échanges et de conflits des personnages, déployés par eux-mêmes

que des descriptions « impersonnelles » dřun narrateur omniscient. Lřécriture du corps est

action, plus que description topographique dřun volume ou dřune matière. Cřest lřéchange

mutuel et permanent entre les différentes parties subjectives des images du corps des uns et

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des autres qui rend effective une consolidation de lřimage du corps.135

Il y a là un effet des

mouvements de projection et dřappropriation, qui surgissent de lřintérieur des personnages.

La deuxième idée susceptible d'être opérationnelle pour l'analyse des romans a pour

origine un des principes généraux des rapports sociaux entre les images du corps : « Cřest

par leurs zones érogènes que les images du corps se rapprochent le plus et se lient le plus

étroitement. »136

La manipulation du désir et de la chair des jeunes filles chez Robbe-

Grillet nous demandera une valorisation « érotique » des enjeux du corps, dans leur

complexité alors que la «voix» semble se taire. Chez Robbe-Grillet ce sont les moments où

les personnages eux-mêmes sřapproprient leurs corps par les actions et les

confrontations qu'il faut identifier. Ce sont ces évènements qui dévoilent la perception

libidinale des protagonistes et leurs fantasmes liés au corps. Chez Manuel Puig, nous le

verrons, les corps sont toujours reconnus par leurs partenaires dans les rapports sexuels

directs, le flirt ou la séduction, dans les implications symboliques dřune sexualité toujours

en exercice.

Lřimage du corps, en sřélaborant dans une dynamique interpersonnelle, tire profit

du mouvement et de la beauté. C'est la troisième réflexion de Schilder que nous retenons.

A propos du mouvement, nous savons, par la proxémique, que la place et les distances

acceptées pour les corps dans les dialogues ou les actions apportent une information

importante sur la valorisation du corps et son instrumentation. Le mouvement (y compris

les sports, la danse ou les parades militaires) nous donne à voir la maîtrise des corps dans

des espaces sociaux. Par lřaction est brisée la rigidité du corps, réduit parfois dans le

monde des formes à un volume. Les récits de voyages, les aventures, les romans policiers

et tout genre épique fournissent d'une certaine façon la place demandée par les corps en

mouvement.137

Les réflexions précédentes sont liées à lřexpérience de notre culture

occidentale qui, dans l' apogée de plusieurs mouvements artistiques, confirme que « ce

nřest plus le repos qui intéresse mais le mouvement. »138

Socialement, les corps statiques sont des paroles muettes en attente de

lŘinterlocution des mots, en attente dřune phrase ; dans lřaction, ils rencontrent le meilleur

de leurs signifiés : « tant quřil est vivant, on ne peut, nécessairement, jamais voir un corps

135 Cf. Ibid. p. 255. 136 Ibid. p. 255. 137 Ibid. p. 224. Ricœur le reconnaît aussi : « Les récits ont finalement pour thème agir et souffrir »

RICOEUR, P., Temps et Récit. Tome I. Paris. Seuil, 1983. p. 89. 138 SCHILDER, G., Op. Cit., p. 284.

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quřen mouvement et en action, et un corps en action est toujours en train, soit dřexprimer

quelque chose, soit de faire quelque chose. »139

Notre regard dans la traversée des romans

sera donc soucieux de prendre en compte les codes et les mouvements des corps dans leur

entourage individuel ou social.

Pour clore ces développements autour de la valorisation sociale des corps, ne serait-

ce que temporairement, nous citons ces propos sur la beauté en lien au mouvement :

« Nous devrions pourtant nous rendre compte que nos images du corps ne sont pas

seulement des images de corps au repos mais aussi des images des corps en mouvement.

Mais la beauté est spécialement associée à lřimage du corps au repos.»140

Le corps,

imaginé et objectivé, se rend présent préférentiellement dans la quête de beauté qui est

alors paradoxalement un désir de fixer le temps, le regard, la fraîcheur et la vitalité. Toutes

les revendications liées à la beauté, par la pérennité physique des corps, seront

difficilement satisfaites car « lřeffet esthétique consiste dans le fait que des désirs y sont

provoqués, mais non satisfaits. Les expériences esthétiques sont inachevées et, même, ne

sauraient être achevées. »141

Egalement parce que lřappropriation dřune « image

corporelle » exige action, histoire, vieillesse : seulement en se consumant, le corps devient

« je ». Malgré cela, en regardant avec un peu dřattention cette image fixe de la beauté, cette

forme statique, on peut la voir aussi comme promesse dřagir, une promesse de

mouvements potentiels passionnés et infinis. Le corps dans le regard esthétique inclut le

littéraire, devient fortement un objet qui ne satisfait pas pleinement les mouvements qu'il

déploie. Plusieurs mouvements des personnages ne trouvent pas leur but ; de ce point de

vue, on voit que les romans suscitent en nous davantage le goût de lřabsence que celui de

la présence. Une tension érotisée toujours en lřétat de se déployer sans se consumer.

139 Ibid. p. 234. 140 Ibid. p. 283. 141 Ibid. p. 279.

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DEUXIÈME PARTIE :

LA CLÔTURE COMME POSSIBILITÉ D’UN CORPS INDIVIDUEL ?

La « femme incomparable »,

la « femme irréprochable »

est donc bien la femme inapprochable,

Ŕ inapprochable mais invisible

pour qui se tient loin dřelle.

Elle nřest sujette au regard que dans lřespace

de la plus extrême proximité :

elle se donne à celui pour qui regarder,

cřest regarder vers les dessous,

jusquřau fond quitte à nřen voir quřun bout.

Didi-Huberman, Georges, La peinture incarnée.

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Dans cette deuxième partie du travail nous suivrons le premier des axes

fondamentaux de notre recherche : celui de la clôture, qui pourra se révéler comme le plus

important dans la configuration singulière des personnages. À partir de La Jalousie et de El

Beso…, nous identifierons les développements communs aux deux écrivains et les

particularités de chacun au sujet de la fermeture. Cette exploration sera attentive à la

réduction des espaces configurés par les romans comme étant le cadre fondamental des

rapports entre les protagonistes. La fermeture détermine des relations si étroites entre les

personnages qu'elle devient lřenvironnement propre de leur corporalité, elle aussi

particulière.

La clôture se révèle à une lecture attentive de lřœuvre de Robbe-Grillet et Manuel

Puig comme une condition fondamentale des rapports entre leurs personnages ; 142

le corps,

en effet, ne peut pas être modelé et interprété sans un environnement, écologie vitale qui

donne leurs caractéristiques propres à chacun des corps des protagonistes. Ainsi, le premier

chapitre de cette partie : Dimensions fondamentales de l’enfermement, cherche à

comprendre le milieu qui soutient les protagonistes. Il sřagit de trouver le rapport profond

entre les corps et les espaces cloîtrés où ceux-ci évoluent et se configurent. Le deuxième

chapitre : La femme articulation dynamique des vivants est une approche des processus et

des mouvements de configuration des protagonistes ; c'est une tentative pour décrire les

rapports qui dévoilent lřexistence des corps et leurs signifiés dans les personnages

romanesques. Il sřagit de voir lřimage du corps engendrée et soutenue par les espaces

restreints du récit en même temps que les espaces conditionnés par ces personnages.

Toujours dans cette seconde partie, il nous faudra explorer les processus constitutifs

des protagonistes. Cřest le corps féminin et ses implications dans les romans qui nous

confronte à défis particuliers : Dans La Jalousie, A… sera la figure presque omniprésente

de la femme, par contre dans El Beso... la fiction à un premier niveau se construit dans

lřabsence dřune femme. Malgré cela dans les deux romans la figure féminine est également

problématique et centrale comme nous le verrons.

142 Vareille à sa manière exprime la même caractéristique dans le contexte de lřœuvre de Robbe-Grillet :

« Les images de fermeture que lřon a si souvent relevées dans le roman contemporain, cette mouvance en un lieu clos (chambre créatrice, ville, île, château) renvoient à cet état de la rêverie labyrinthique qui unit

lřillimité et la clôture : image parfaite de lřimagination, sur les conditions de possibilité et de fonctionnement

de laquelle chaque œuvre nouvelle constitue une réflexion. » VAREILLE, Jean Claude, Alain Robbe-Grillet

l’étrange, Paris : Seuil, 1997. p. 29.

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I. DIMENSIONS FONDAMENTALES DE L’ENFERMEMENT.

Lřenfermement en tant quřune des dimensions principales des structures littéraires

chez Robbe-Grillet et Manuel Puig est manifeste dans leurs ouvrages, certains personnages

apparaissant comme produit des environnements fermés et restreints. Chez Robbe-Grillet,

on peut citer entre autres : Lady Ada dans La Maison…, le Dr Morgan dans Souvenirs…,

Alice dans Glissements…, le Narrateur dans La Jalousie. Chez Manuel Puig, il y a

Valentín et Molina dans El Beso…, El Sr. Ramírez dans Maldicion eterna…, Ana dans

Pubis…, Nidia et Luci dans Cae la Noche….143

Pour les deux écrivains la fermeture est une

des caractéristiques principales de leurs univers littéraires, lesquels procèdent de la

restriction des horizons bâtis comme un environnement original. Environnement qui

produira des corporalités propres selon sa dynamique créatrice et ses dimensions

symboliques. Lřautosuffisance de ces mondes, leur implication dans la corporalité des

personnages, constituent le premier volet problématique de notre recherche.

Lřespace cloîtré, comme son nom lřindique, renvoie à un terrain délimité, plus

exactement à la réduction de celui-ci ; il faut cependant penser la recréation de lřespace

comme fait architectural, ce qui signifie une production culturelle et une structure humaine.

Dans la conception de la clôture que nous développerons dans cette recherche, les

habitacles biologiques et dynamiques qui permettent, engendrent et nourrissent la vie

occupent une place déterminante, quřil sřagisse de lřimage de lřutérus, de la caverne, de la

pirogue, de la coquille ou des cavités des arbres. Notre approche critique est aussi

contrainte de se situer en même temps, dans le cachot où sřisole lřennemi, lřhabitation où

se soigne le malade, la cellule où le criminel paye sa peine, la chambre où le vieillard est à

l'abri, etc. Mais chacun de ces « habitacles » se comprend grâce à sa confrontation avec la

partie dont il se détache, la totalité dont il sřécarte, lřimmensité dont il se protége.

La fermeture suscite souvent lřobscurité. Celle-ci, dans les cas les moins prégnants,

suppose des espaces cachés au regard ; un monde interdit aux non initiés, ce qui reste

« privé » ou « intime », dans un domaine intérieur. Le brouillard ou lřobscurité du paysage

devient également un signe dřenfermement quand lřhorizon disparaît, quand la lumière

sřestompe dès les premiers mètres. En effet, cřest le mouvement de repli sur lui-même qui

143 Nous pouvons déjà citer lřouvrage de Mñnica Zapata, L’œuvre romanesque de Manuel Puig, Figures de

l’enfermement. Paris Ŕ Montréal : LřHarmattan,1999. Cette étude dévoile les dimensions de captivité et

immobilité physique des protagonistes comme effets de la réduction des espaces.

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exclut le regard, tout éclairage et même le souffle. Lřobscurité, elle, semble être une des

conditions de la clôture, au moins une des caractéristiques de son combat contre toute

envie de pénétration de lřextérieur. A partir des romans choisis nous découvrirons la

maîtrise avec laquelle le regard et la lumière conditionnent lřespace dans La Jalousie, ou

comment lřabsence de ces éléments devient une condition dřexistence de lřespace dans El

Beso….

A. L’univers scindé : La Jalousie (1957).

La Jalousie ne sřéloigne pas dřune certaine tradition littéraire des romans

coloniaux ; elle met à profit les spécificités narratives typiques parmi lesquelles on peut

mentionner : une prétention civilisatrice, les récits de voyages, une justification

idéologique, la supériorité dřune « race », lřimposition dřune culture, un regard détaillé et

exotique, une économie dřexploitation, etc.144

Cette entreprise coloniale a comme soutien

idéologique une culture qui se pense universelle, qui sřaffirme de plus en plus comme

tuteur et maître des peuples et en même temps comme un agir qualifié en face des actions

maladroites des natifs du monde occupé par les colons. Des propos extraits dřun des

dialogues des repas confirment ce sentiment chez les protagonistes : « mais il a bien tort

de vouloir confier des camions modernes aux chauffeurs noirs, qui les démoliront tout

aussi vite, sinon plus » (25). Ce genre dřaffirmation est confirmé et repris, plusieurs fois,

par le narrateur du roman alors quřil observe le comportement des natifs :

Le boy nřa pas encore atteint la petite table que la voix de A… se fait entendre, précise et

mesurée ; elle demande de placer la lampe dans la salle à manger, après avoir pris soin dřen fermer les fenêtres, comme chaque soir.

« Tu sais bien quřil ne faut pas apporter la lumière ici. Elle attire les moustiques ». (140)

Cet aménagement colonial évolue parfois comme un mythe dont le trait le plus

manifeste dans le roman sera « le cartésianisme » ; cette situation un peu vague et

imprécise évoque une manière de voir et dřapprivoiser le monde natif, une condition

générale dans le roman. Ce « cartésianisme » trouvera dans les Lumières et la raison ses

principes essentiels comme Leenhardt le note :

144 Le modèle développé par le roman montre un temps postérieur à lřâge colonial doré français (1860-1920)

comme cela a été bien souligné par Leenhardt, un des plus rigoureux commentateurs de La Jalousie.

LEENHARDT, Jacques, Lecture Politique du Roman La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet. Paris : Minuit,

1973, pp. 75-77.

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Dans notre cas, le mythe a pour concept lřimpérialisme français, cartésien, blanc. II est à

noter que le fonctionnement du mythe colonial implique une notion non moins mythique de

la France et des Français. La naturalisation de la raison en cette cartésianité bien française

n'en est qu'un des aspects. 145

Il faut aussi ajouter dřautres mythèmes dévoilés dans le récit : par exemple pour le

peuple dominé, lřénigme des races vaincues, la supériorité sexuelle des noirs. Du côté des

envahisseurs, lřécriture comme le document culturel par excellence, le caractère pratique et

productif des patrons, etc. 146

La Jalousie est plus que la jalousie dřun narrateur, racontée et répétée ;147

le roman

est à la fois un conflit colonial, une structure mythologique et la confrontation entre la

nature et la culture. Nous verrons tous ces éléments condensés et exprimés en un seul

acte : « lřécrasement du mille-pattes ». Ce roman, comme plusieurs ouvrages de Robbe-

Grillet, rend évidente lřirréductibilité du conflit aux propos des « adversaires » : la

méfiance de la différence, la force du pouvoir, la menace du primitif, le défi de « la

passion ». Tous sont présents avec leur séduction et leur dangerosité sans être écartés ; il y

a dans tout cela matière à création constante ; ce à quoi nous ne parviendrons jamais à

donner une clé unique ou à réduire à une seule lecture les propos du roman.

La dérangeante et subtile intrigue de La Jalousie ne permet pas des aventures

passionnées au sens fort car les chronologies ou les dénouements nřexistent plus; c'est ainsi

que Fortier préfère parler dř« incidents » quand il analyse les évènements centraux du

récit.148

Sřagissant des « incidents » les plus importants qui marquent ce roman, la structure

coloniale sřexprime dans la confrontation avec un monde natif et « primitif », avec

lřétrangeté de lřinconnu. Lorsque la tension se développe on constate aussi comment les

colons, les propriétaires de ce modèle, tirent profit de cet univers. En prenant un certain

145 Ibid. p. 206. 146 Quelques points fondamentaux sont à la base de ce que nous pouvons qualifier de roman colonial : 1) Le

roman colonial exprime dans son récit un projet politique, culturel ou/et économique dřun pays dans autre

territoire. 2) Il est soutenu idéologiquement par son affirmation ou son refus du « droit de colonisation ».

Pour la France, concrètement, la doctrine coloniale depuis le XIXem siècle est dérivée de la Déclaration des

Droits de lřhomme, qui ne reconnaît pas des sujets mais des « collaborateurs » dans la perspective

« dřenrichir les aborigènes » en « éduquant leur volonté en lřapprochant de la notre ». 3) Il exprime la vie du

colon, celui qui a connaissance des coutumes, de la langue et de la géographie du pays. Celui qui habite ou

est né dans un territoire précis sous un statut légal différent du natif. 4) Ils intègrent lřexotisme, les carnets de

voyages ou les récits dřexplorations tout en ne se limitant pas à eux. 5) Le contexte de la fiction romanesque

a un accent documentaire, « réaliste » que fantastique. Cf. DEJEUX, Jean, Robert Randau Théoricien du

roman colonial pp. 93-99 in Le Roman Colonial (suite). Paris : lřHarmattan, 1990. 147 Dimension critique abordée par la plupart des études sur le roman, depuis les premières analyses comme celle de MORRISSETTE, Bruce, Les Romans de Robbe-Grillet. Paris : Minuit, coll. Arguments, nouvelle

édition augmentée, 1963. 148 Cf. FORTIER, Paul A. Structures et communication dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Quebec :

Naaman, 1981, p. 49.

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risque on peut déjà dire que A… serait le colon le plus réussi car cřest le personnage qui

arrive à profiter le plus de toutes les forces en présence et de lřenvironnement : de la

civilisation française comme des inattendus et bruyants mouvements de la vie du pays.

En suivant dans le récit un mouvement de lřextérieur vers lřintérieur, du général au

particulier, du dehors au dedans, nous observerons deux instances du clivage : la plantation

et la maison; antagonisme qui, en partant dřun déguisement colonial, deviendra

cosmologique, valorisation tellurique que Leenhardt approfondit peu et qui sera pour nous

importante.149

Lorsque nous serons dans la maison, le mur et le mille-pattes deviendront la

condensation la plus élaborée de ces mondes.

Dans ce roman, nous sommes face à plusieurs tensions ; nous les percevons, nous le

touchons, mais elles sont loin dřêtre résolues ou expliquées. Sřil est bien vrai que la

structure propre du roman de Robbe-Grillet ne développe pas une intrigue classique, on

peut y trouver une condensation et une symbolique des personnages ou des éléments les

plus représentatifs du roman; affirmation qui diverge de l'interprétation dřAllemand :

Cřest le déplacement des signes qui devient signifiant et non les signes eux-mêmes, car

lřabsence dřintrigue les isole et leur ôte la possibilité de prendre place dans une cohérence

linéaire… Chez Robbe-Grillet, le signe nřexplique rien, car il nřexprime rien dřautre que

lui-même. »150

Sřil est vrai que nous sommes dans le Nouveau Roman, dans lequel les signes et les

symboles sont mis à lřécart, il y a de toute façon des contenus du réel qui gagnent en

perception et en « intelligence » grâce à lřécrivain. Les cadres littéraires développés par

Robbe-Grillet ont aussi leur charge symbolique. Cřest une des hypothèses qui soutient

cette recherche.

Cette dimension symbolique est décrite aussi par Leenhardt lorsquřil analyse

lřécriture dans La Jalousie à partir de la tache du mille-pattes : « Le processus de

production iconologique laisse donc échapper une partie du réel, mais cřest précisément la

perception de lřincomplétude de cet acte, idéologique ou iconologique, qui permet au doute

et à lřangoisse de se saisir des personnages ».151

Il sřagit dřun mouvement interprétatif qui

149 « Ce sont là véritablement deux mondes géographiquement circonscrits et ce dřautant plus nettement que lřencerclement de la maison par un univers naturel composé par les indigènes, la brousse, les animaux,

constitue un des axes forts de ce texte ». LEENHARDT, J. Op. Cit. p 25. 150 ALLEMAND, Roger-Michel, Alain Robbe-Grillet, Paris : Seuil, col. Les contemporains, 1997, p. 83. 151 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 87.

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confirme la croissance dřune image innovatrice à partir du roman même. Ce domaine de

lřécriture robbe-grilletienne, propre a la structure intérieure du roman, est appelée par

Ricardou « métaphore structurelle » quand il analyse Le Voyeur ; car lřobjet de

comparaison principal (le 8 / le signe ∞) ne se trouve pas hors du texte ; en étant un des

éléments implicites dans la bicyclette, le parcours de Mathias dans lřîle, les cordelettes, les

anneaux de fer du port, etc., il réapparaît constamment. À partir de nřimporte quel objet ou

situation, la description libère les analogies spécifiques, accentuant une réalité présente et

constitutive du texte même. Cette métaphore structurelle a comme vertu dřorganiser le

texte, de mettre en relief les sens figurés et par saturation de dévoiler les multiples

rapprochements et polysémies qui demandent un décryptage.152

Cette répétition iconique et

continuelle de La Jalousie, liée à la figure du mille-pattes écrasé sera dans notre cas la

« métaphore structurelle » ; bien que nous puissions percevoir cette même image comme

une « surdétermination analogique » (dont nous avons déjà parlé à propos de lřimage

littéraire comme composition plastique) qui, au-delà dřune description innocente et

répétitive, ouvre des sens inattendus.

1. La plantation.

Le monde indéterminé, large et imprécis hors des marges du texte, est fixé dans le

roman par la vue ;153

il devient une exploitation bananière gérée par un couple de Français.

Cette « ferme »154

placée, semble-t-il, dans une île des Caraïbes représente « la

civilisation » enfermée dans le monde sauvage qui lřentoure. En suivant Leenhardt nous

pouvons confirmer que : « ce sont là véritablement deux mondes géographiquement

circonscrits et ce dřautant plus nettement que lřencerclement de la maison par un univers

naturel, composé par les indigènes, la brousse, les animaux, constitue un des axes forts de

ce texte ».155

Précisons que dans tout le roman il nřy a pas de présentation de la propriété en elle-

même, qui révèle sa totalité ; il ne sřagit pas non plus de la connaissance familière dřun

paysage retrouvé dans la quotidienneté ou reconnu par les allées et venues du narrateur.

Pour le lecteur la sensation dřétrangeté se confirme par la prépondérance dřun point de vue

152 Cf. RICARDOU, Jean, Inquiète Métaphore, pp. 111-119 in : Obliques Robbe-Grillet, Nº 16-17, 1978, p.

116. 153 Cřest lřintroduction de lřœil au centre du récit qui permet une nouvelle place pour lřhomme dans lřunivers. Cf. Morrissette : Op. Cit. p. 126 154 Nous trouvons déjà par le mot même une certaine correspondance étymologique avec le sujet en question :

la fermeture. 155 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 25.

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fixe : « A droite comme à gauche leur proximité trop grande, jointe au manque dřélévation

relatif de lřobservateur posté sur la terrasse, empêche dřen bien distinguer

lřordonnance… » (13). Les mots du roman qui ont trait au paysage semblent jaillir du

regard inhabituel de quelquřun situé à l'extérieur et qui découpe la perspective ; action

réalisée surtout à partir de deux emplacements privilégiés: le bureau du narrateurŔla

terrasse et la salle à manger :

- Le bureau-terrasse : Le point le plus fréquenté par le narrateur ; il est plutôt une

zone dřopérations placée au Sud de la maison qui lui permet de regarder la chambre

et les activités dřA… aussi que les cultures et les territoires du midi. « Celui quřelle

a désigné à Franck et le sien se trouvent côte à côté, contre le mur de la maison Ŕ le

dos vers ce mur, évidemment Ŕ sous la fenêtre du bureau » (19, 32,44,51), « la

région comprise entre les deux fenêtres au midi, dont lřune Ŕ celle de droite, la plus

proche du couloir Ŕ permet dřobserver, par les fentes obliques entre les lames de

bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils, sur la

terrasse » (77, 78, 79, 89, 105, 109, 118, 123, 124, 135, 140)

- La salle à manger : « Le mari » semble prendre place pour le repas dans le fauteuil

qui se trouve en face des vitres du salon. « Au delà du verre grossier, dřune

propreté parfaite, il nřy a plus que la cour caillouteuse, puis, montant vers la route

et le bord du plateau, la masse verte des bananiers. Dans leur feuillage sans nuance

les défauts de la vitre dessinent des cercles mouvants » (55, 57, 73, 93, 95, 115-

116, 126, 136). Ces fenêtres ne permettent pas une vue nette car la qualité du verre

est mauvaise : « Seul le carré de la fenêtre fait une tache dřun violet plus clair, sur

laquelle se découpe la silhouette noire de A… ». (137) Ce deuxième poste

dřobservation nous permet de connaître le chemin, la grande route, les bananiers du

côté nord et la cour caillouteuse de la propriété où sont situes les entrepôts.

Ces deux points dřobservation sont stratégiques car ils permettent au narrateur de

suivre les mouvements dřA… ; quand ses yeux se fixent sur la plantation, cřest à cause des

absences ou des regards dřA… quřil doit lui-même éviter. Les yeux du narrateur cherchent

lřintérieur de la maison et se distraient à lřextérieur. Un regard obsessionnel pour A… qui

doit éviter la rencontre de ses yeux en prenant refuge dans le paysage. Dans la présentation

de la plantation le narrateur a manifestement la volonté de rester à l'extérieur ; il nřa pas de

rapports avec les choses, on ne saura pas le pouvoir quřil a sur ce monde quřil explore par

le regard. La situation est autre dans la maison où la possession du territoire, son autorité

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sur les employés, ses rapports avec A…, son mépris de Franck, ses paroles et

commentaires nous le désignent comme «le mari jaloux ».

La présentation de cette plantation par une série de données « techniques » peut agir

à la fois comme préoccupation productrice dřun « patron », comme exactitude

taxonomique dřun ingénieur agronome mais aussi comme définition soigneuse dřun

peintre. Le lecteur est parfois, comme le narrateur, à la recherche dřun point de fuite dans

cette peinture encore inachevée ou dans la définition de son meilleur point de vue pour la

contempler. La Jalousie suggère fondamentalement un regard géométrisant qui joue avec

la forme par la pondération de lřespace et de la nature. La construction du paysage prend la

forme dřune composition « optique » tout à fait neuve à laquelle nous pouvons appliquer

les commentaires faits par Barthes alors que Robbe-Grillet commençait à publier : « le

langage nřest pas ici viol dřun abîme, mais élongement à même une surface, il est chargé

de « peindre » lřobjet, cřest-à-dire de le caresser, de déposer peu à peu le long de son

espace toute une chaîne de noms progressifs, dont aucun ne doit lřépuiser ».156

Ces noms

progressifs dans le cas de La Jalousie nous pouvons les enchaîner selon leur rapport à

lřespace, de la façon suivante :

Jungle > plantation > jardin > terrasse > couloirs > salle-à-manger > chambre

Il y a un mouvement de délimitation présenté par nous du plus général au plus

réduit ; cette condensation peut agir aussi en sens contraire car lřitinéraire, synthèse du

dehors et du dedans, devient une structure réversible et une continuité interchangeable

entre lřintériorité et lřextériorité, entre lřobjectivité et la subjectivité.157

Le romancier-peintre fait de la ligne droite la caractéristique fondamentale des

objets et espaces présentés par « le mari ». Cette ligne se fait plus forte quand on

sřapproche de la maison et sřadoucit quand on sřen éloigne : « Le trait de séparation entre

la zone inculte et la bananeraie nřest pas tout à fait droit. Cřest une ligne brisée, à angles

alternativement rentrants et saillants, dont chaque sommet appartient à une parcelle

différente » (33). La ligne droite peut être vue aussi comme un des signes de lřordre

« colonial » : « Cependant lřalignement impeccable des pieds montre que leur plantation

156 BARTHES, Roland, Œuvres Complètes. Tome II., Livres, textes, entretiens, 1962-1967. Paris : Seuil,

2002, p. 294. 157 Cf. STOLTZFUS, Ben, Alain Robbe-Grillet: The Body of the Text, London and Toronto: Associated

University Presses. 1985 p. 103.

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est récente et quřaucun régime nřa encore été récolté » (33). Cřest la civilisation, la culture,

la comptabilité, la productibilité, la parcellisation neuve en face de la brousse illimitée,

primitive, millénaire et rustique. « Dans la bananeraie, derrière eux, une pièce en forme de

trapèze sřétend vers lřamont, dans laquelle, aucun régime nřayant encore été récolté depuis

la plantation des souches, la régularité des quinconces est encore absolue » (104, cf. 203,

213). La plantation commence au-delà du jardin, lřespace de transition jamais piétiné par

personne : « deux bons mètres au-dessous du niveau de la terrasse, commence le jardin »

(11, 12). Cřest une zone sous la responsabilité dřA… « une douzaine de jeunes orangers,

maigres, un peu moins hauts quřun homme, plantés sur la demande de A… » (38).

Lřespace lointain, lřautre hors de la ligne, lřautre au-delà de la vue porte le nom des

« arbres » (33), « arbres au feuillage rigide » (41) ou simplement « la brousse » (87, 167,

184).

Lřexistence du paysage intérieur ou extérieur est généré par un acte visuel et, en

absence de toute référence à la gestion effective de la plantation, il ne correspond pas à un

terrain géré, manipulé ou habité par le narrateur ; il n'y aura jamais de liens entre les deux.

Les difficultés ou les revenus de la propriété ne nous sont pas connus ; de la production, de

sa qualité, des heures de travail, des ouvriers engagés ou des maladies, nous ne savons

rien ; nous nřaurons une connaissance de la production de bananes que par Franck, qui

nous livre des petites notices par ses commentaires. Les bananiers sont une peinture, une

image fixe ou la description dřune plantation un jour de fête. Une seule concession sřétablit

dans ce silence du narrateur : les travaux du pont. Il nous informe plusieurs fois des actions

pour changer les poutres de son tablier, des raisons de ces changements et du rythme des

labeurs.

En revenant au narrateur, à son regard et à sa description de la plantation nous

pouvons retenir trois traits déterminants :

1. Par rapport à la forme conventionnelle dřune plantation, l'espace dans La Jalousie

apparaît comme un carré cherchant à imposer la ligne droite ; ainsi doit-elle briser la ligne

courbe, laquelle, comme nous le verrons, est lřexpression des forces vitales et de la

féminité. La tentative de tout lecteur pour préciser lřarchitecture du paysage, présenté par

Robbe-Grillet, amène à quelques diagrammes et études architectoniques sur la ferme de La

Jalousie. Nous pouvons ainsi coopérer par ces schémas dans le jeu de lignes, dřespaces et

dřombres proposés par le roman ; car le récit demande un exercice dřappropriation des

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espaces, « colonisés » et cadrés aussi par le regard, comme des zones « sauvages » et

indéterminées qui marquent cette géographie.158

2. La conscience souffrante du narrateur nous livre un espace du récit découpé et à la fois

intégré, selon une intelligence visuelle qui explore des objets isolés et gelés, par

lřeffacement de toute relation aux protagonistes. Cette façon de traiter lřespace et ses

contenus libère, malgré la description distante et froide, un rapport très subjectif et

fonctionnel : le « mari », ses peurs, ses angoisses et stratégies de vigilance sont

matérialisés parce quřils ont été spatialisés.159

Ils sont montrés dans leurs effets non par

leur durée, non par une perception directe du narrateur mais à travers les choses qui

retiennent lřattention de ce dernier : « La silhouette de A…, découpée en lamelles

horizontales par la jalousie, derrière la fenêtre de sa chambre, a maintenant disparu » (41).

Cette projection de la conscience dans lřespace a attiré aussi lřattention de Roland

Barthes qui lřinterprète de la façon suivante :

Les multiples précisions de Robbe-Grillet, son obsession de la topographie, tout cet

appareil démonstrateur a pour effet de détruire lřunité de lřobjet en le situant exagérément, de façon que dřabord la substance soit noyée sous lřamas des lignes et des orientations et

quřensuite lřabus des plans, pourtant dotés de dénominations classiques, finisse par faire

éclater lřespace traditionnel pour y substituer un nouvel espace, muni, comme on le verra à

lřinstant, dřune profondeur temporelle.160

3. Une fois que le cadrage et la matière de l'attention du narrateur sont précisés, celui-ci

déploie un jeu de la forme par la parole ; le narrateur est presque en train de esquiser la

plantation et les alentours de la maison. Nous y découvrons des traits de pinceau qui font

apparaître une texture dans le récit. « Le bois de la balustrade est lisse au toucher, lorsque

les doigts suivent le sens des veines et des petites fentes longitudinales. Une zone

écailleuse vient ensuite, puis cřest de nouveau une surface unie, mais sans lignes

dřorientation cette fois, et pointillée de place en place par des aspérités légères de la

peinture » (28), nous y trouverons des descriptions pareilles au long du roman (39, 161,

211). Le toucher et le regard sont confondus aussi dans le récit comme une peinture en

mots. Robbe-Grillet dans La Jalousie ne joue pas avec la couleur ; pour lui, dans le roman,

cřest le trait, le dessin qui importe, mais la ligne est aussi un des axes constituants de la

peinture. Lřombre du pilier cřest le fusain qui fend les dalles du sol, (210, 203, 210). Jeux

158 Les premières pages de lřédition en anglais ont un dessin architectonique qui essaie de combler cette envie

du lecteur, Cf. ROBBE-GRILLET, Alain, Jealousy, A novel by Alain Robbe-Grillet. Translated by Richard Howard. London: John Calder, 1959. À ce propos il faut lire aussi les pages de LEENHARDT, J., Op. Cit. p.

48 ss. 159 Cf. ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 76. 160 BARTHES, Roland, Littérature objective, Œuvres Complètes. Tome II. p. 299. Cřest moi qui souligne.

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de lignes que nous retrouverons dans le mur de la salle à manger où la figure du mille-

pattes sera « imprimée » ; jeux des regards quřon peut bien interpréter comme la vue dřun

tableau où chaque fois une attention spéciale est portée aux fragments et zones qui restent

inaperçus dans dřautres états dřâme ou dřéclairage physique :

Tout en bas, au fond de la vallée, devant la parcelle taillée en trapèze où les rayons

obliques du soleil découpent chaque panache, chaque feuille de bananier, avec une netteté

extrême, lřeau de la petite rivière montre une surface plissée, qui témoigne de la rapidité

du courant. Il faut cet éclairage de fin du jour pour mettre ainsi en relief les chevrons

successifs, les croix, les hachures, que dessinent les multiples rides enchevêtrées. Le flot

sřécoule, mais la surface reste comme figée dans ces lignes immuables. (213, cf. 217).

Dans le paysage, dans le « tableau » de la plantation ce n'est pas le dessin réglé qui

attire davantage notre attention, cřest un centre de turbulence qui se détache à sa manière,

un pan dans le sens travaillé par Didi-Huberman. Cřest le pont des rondins ; le cadre hors

du cadre qui invite à être réfléchi, et ce pont aussi que les indigènes qui lřentourent,

deviennent les symptômes dřautre chose ; « turbulence » externe qui annonce déjà les

« incidents » capitaux à lřintérieur de la maison.

2. Le pont.

Si le pont est bien une partie du « tableau » de la plantation, il faut cependant en

parler de façon indépendante car il le mérite, compte tenu de la place effective quřil

occupe. Ce pan parle précisément du pont et des « indigènes » dont nous ne saurons pas de

quelle sorte de population ils font partie.

Le pont désigne une structure rudimentaire des rondins construit par les natifs; il est

la liaison entre la maison et lřespace barbare, le moyen pour surmonter un ruisseau et relier

le monde comptable et connu, constitué des bananiers. Le pont est mentionné plusieurs fois

en relation avec lřattitude contemplative de lřindigène (37, 40, 42, 79, 183). Cet indigène et

son regard méditatif « qui observe lřeau à transparence douteuse semble donc parallèle à

celle du narrateur qui essaie de voir le fond des choses qui lui restent opaques».161

Vers le

pont convergent le monde sauvage, la ferme, les cultures et les indigènes, le narrateur et

les limites de son regard. Le pont apparaît plusieurs fois en relation à sa reconstruction

(102, 104, 109, 118, 138, 177, 214) ; la raison de sa réparation est aussi mentionnée: « les

termites ont miné lřintérieur » (177).

161 FORTIER, P., Op. Cit. p. 80.

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Nous pouvons lire ce thème du pont aussi comme un signe des liaisons périmées

entre A… et le « mari » ou peut-être les liens nouveaux quřelle tisse avec Franck. Ce pont

trouve son analogie avec la « conduite-intérieure bleue » et les camions de Franck dont la

voiture personnelle est le moyen pour vivre une proximité forte avec A... mais aussi

sřéloigner dřelle. Les camions sont les ponts, pour relier les points de la civilisation : la

maison et la plantation avec le port et lřEurope. En effet le pont introduit lřhistoire de liens

mis à lřépreuve, de liens en train de sřeffondrer, des liens en train de sřétablir. Les liens des

époux, des amants, des patrons et serviteurs, ceux dřune civilisation et de la « brousse », de

lřécriture et du regard.

En face du pouvoir colonial qui a besoin des matières premières et de la force des

natifs, le monde « sauvage » développe sa résistance de manière passive et à partir des

mouvements telluriques. Le pont à lřextérieur nous parle des indigènes et de leur destin

dans les mains du patron parce que, malgré tout, les camions ne peuvent pas marcher sans

indigènes comme le pont ne peut être bâti sans eux. Le pont aussi que les voitures ont

toujours besoin des indigènes, des « manœuvres » ou des « chauffeurs » selon les propres

mots du roman. Leur activité ou inactivité jaillit de la volonté du maître comme nous le

verrons également à lřintérieur de la maison. C'est le cas du « boy » (22) ou du

« messager » de la plantation de Franck (177), lorsquřils sont dans la maison ils ont une

fonction ; ils sont domestiqués et apprivoisés. « En tant que tels, les indigènes ne sont donc

perceptibles que comme masse laborieuse. Dans lřunivers colonial, la valeur idéologique

de la réduction synecdochique apparaît comme mécanisme usuel. »162

Les natifs, cřest le

travail, la bonne ou mauvaise façon de le faire ; autant de commentaires que nous trouvons

à travers le récit s'agissant du pont, des activités dans la maison ou de la conduite des

camions.

Le pont, comme dřailleurs lřécrasement du mille-pattes, les repas, le voyage, les

apéritifs et le changement de lřombre du pilier, agissent comme repères temporaires du

récit ; ces données peuvent susciter des illusions chez le lecteur en élaborant des

chronologies rassurantes et trompeuses dont il faut se méfier.163

Malgré tout, le pont est,

162 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 110. 163 Lřimpossibilité dřune temporalité linéaire est propre au récit, toute chronologie est un jeu sans

interruption. « Dès lors, la succession des jours et des nuits, celle des repas et des apéritifs, celle encore qui semble indiquer une heure de la journée par la position plus ou moins haute du soleil dans le ciel nřest quřun

subterfuge temporel sans incidence sur le récit, sinon celle dřindiquer un redoublement perpétuel des même

scènes, selon des versions légèrement modifiées qui tentent de briser la monotonie dřun temps qui sřenroule

indéfiniment sur lui-même et substituent à la linéarité de lřintrigue classique la dynamique affolante dřun

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bel et bien, une marque temporelle du roman ; presque à la fin du récit nous trouvons cette

affirmation : «mais il nřy a personne pour en juger sur place, depuis le pont par exemple.

Personne nřest visible, non plus, aux alentours. Aucune équipe nřa affaire dans ce secteur,

pour le moment. La journée de travail est dřailleurs terminée » (214). Dans un processus de

création le narrateur se trouve presque à la fin de son récit. Ses méfiances et ses regards

paraissent avoir accompli un cycle et il semble participer désormais à la quiétude du

paysage.

La plantation offre un cadre colonial où les mondes de la nature et de la

« civilisation » sřopposent, lřenclave française se détache de la brousse, isolée et

clairement délimitée. Sřil est certain que la plantation met en scène les intrigues, cřest la

maison et ses espaces intérieurs qui articuleront les mouvements importants du roman. Il

faut donc observer cet espace de façon plus précise.

3. La maison

La maison est repérée dès le début du livre lorsquřun objet de sa structure se

détache : le pilier ou/et son ombre. Le pilier sřimpose comme la frontière du monde

domestique bâti dans la maison et détaché de la « brousse ». Le pilier, tout en surmontant

le terrain plat, maintient la maison : « Ŕ le pilier qui soutient lřangle sud-ouest du toitŔ »

(9, 15, 184) ; nonobstant, c'est l'ombre du pilier ( citée six fois) qui scande les moments

importants du roman: « Maintenant lřombre du pilier… ». Plus que lřindication dřun

moment de la journée il partage lřincertitude et les luttes du récit ; il parcourt tout le roman

du commencement à la fin (9, 15, 32, 67, 210, 214). Ce pilier marque et dilate le roman

dans un jeu optique et graphique; même si cette figure nřépuise ni ne prétend surmonter la

contradiction entre les deux mondes aperçus dans le stéréotype colonial. Lřombre peut être

vue comme la menace des forces qui cherchent à subvertir la vue, le regard, la lumière et la

maison, ou, comme la projection, lřempreinte, le trait qui laisse sa marque sur les dalles de

la terrasse ou sur la terre du jardin en perpétuant la maison.

Le regard du narrateur sur la plantation entre dans la demeure à la recherche dřA....

La résidence, parfois décrite avec soin, demeure inconnue dans sa totalité ; certains

régime circulaire » ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 82. « La réparation du pont met en valeur une des

sources de lřincertitude du narrateur et du lecteur : la chronologie du récit » FORTIER, P. Op. Cit. p. 83. Robbe-Grillet confirme par ses propres mots cette stratégie : « Le récit était au contraire fait de telle façon

que tout essai de reconstitution dřune chronologie extérieure aboutissait tôt ou tard à une série de

contradictions, donc à une impasse. » ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman. Paris : Minuit,

1961, p. 132.

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endroits sont volontairement oubliés ou laissés au mystère : lřautre côté du grand salon où

se trouve la salle à manger, la petite chambre et presque tout le secteur-est de la

construction… La maison vit, entièrement, des mouvements du roman et des histoires des

êtres quřelle abrite, elle se rétracte ou se distend selon les besoins du narrateur.164

Elle nřest

pas une scène vide, décrite et achevée, pour mettre en scène successivement les acteurs, ou

pour rassurer le lecteur par une sensation de familiarité. Elle est un environnement que les

jeux de regards bâtissent ; un écosystème rempli par le mouvement des personnages,

encore dans le silence et les contradictions. C'est ainsi qu'une figuration architectonique de

celle-ci devient une tâche assez lourde pour le lecteur à cause de la précarité des données et

de leur incessante redéfinition.

La maison est aussi pour le narrateur lřespace le plus important pour sa stabilité,

lorsquřil cherche à la contrôler, plutôt à lřappréhender par son regard ; petit à petit la vue

parcourt ce « volume » intérieur, avec le même intérêt comptable et plastique déjà observé

dans la plantation. Une fois de plus la ligne droite veut définir les limites en morcelant

lřensemble pour le saisir ; action qui produit découpes géométriques, lamelles et tranches

obliques :

Ainsi, sous lřeffet dřoptique que produisent les horizontales et les verticales, la chambre et

toute la maison sont transformées en un immense cube rayé, tranché, en une somptueuse cage dont les occupants ont soigneusement inventorié les issues possibles pour une fuite

prochaine.165

Il semble même que cette composition spatiale partage la composition générale du

roman ; nous rejoignons ici le jugement dřAnzieu à propos du roman de Robbe-Grillet :

« toutes ces tranches sont mélangées, interverties, interchangeables, à la manière des pièces

dřun jeu de construction dont on varierait les combinaisons à lřinfini, sans jamais aboutir à

un édifice achevé ».166

Le lecteur a une abondante connaissance des actes publics qui se déroulent dans la

maison ; dans la salle à manger ou sur la terrasse : les repas, les apéritifs et les longues

conversations mais, malgré cela, jamais dřun seul échange affectif ou interpersonnel entre

164 Cette sensation dans la lecture de La Jalousie est cherchée explicitement par Robbe-Grillet dans

lřélaboration du film Glissements Progressifs du Plaisir : « en fait, si lřon choisit pour cette pièce un décor

en studio plus ou moins abstrait, il serait souhaitable que ses dimensions sřadaptent aux nécessités Ŕ techniques ou dramatiques Ŕ de chaque scène. » ROBBE-GRILLET, Alain, Glissements…, p. 123. 165 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 80. 166 ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre, Paris : Gallimard, Col. Connaissance de lřinconscient, 1998, p.

266.

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le narrateur et A… Ce « mari jaloux » nous montre de manière indirecte ce quřil faut

savoir dřA… : son écriture de lettres, sa manière de sřhabiller, ses rapports avec Franck et

le temps quřelle passe à se coiffer. Les espaces quřil partage avec elle ne sont pas des lieux

familiers, dans lesquels leurs subjectivités sřentremêlent ou tissent des engagements ; rien

dřintime ne se passe là entre eux. Parfois, en tant que lecteur, nous nous trouvons dans la

position de celui qui examine une cage de zoo, une vitrine de laboratoire ou un processus

clinique; lřécriture « objective » de Robbe-Grillet dans ce roman nřétablit pas des rapports

affectifs entre les protagonistes et entre ceux-ci et le lecteur ; chacun semble habiter ces

pages avec leurs propres intérêts. Lřespace est commun à la bête et à son gardien, au

patient et à son surveillant mais ce que chacun fait dans ce territoire, il le fait dans des

mondes parallèles et sur des registres différents. A… et le narrateur peuvent partager le

même carrelage sans jamais se toucher.

Dřun autre côté la maison, qui peut représenter le fortin de la civilisation gagnant

sur « la brousse », devient peu à peu lřécran qui dévoile les mouvements profonds

gouvernant ces deux secteurs ; pour la brousse comme pour la maison il y aura une réalité

commune qui empêche la réduction facile à un antagonisme des forces. La maison,

entièrement en bois, récupère parfois un souffle de vie et réveille la nature cachée : « Il

nřest pas rare de rencontrer ainsi différentes sortes de mille-pattes, à la nuit tombée, dans

cette maison de bois déjà ancienne » (62).

La maison représente un seuil, un substrat qui gouverne le monde domestique

comme le sauvage. Elle abrite une structure dřincubation qui, de façon « artificielle » ou

épurée, accueille la vie et ses mouvements. Dynamique que nous pouvons voir en deux

endroits précis, auxquels le narrateur porte une attention spéciale : le mur de la salle à

manger et la chambre.

a. Le mur, le trait.

Lors d'une première lecture nous avons perçu le mur comme le lieu le plus

important du roman puisque les cinq occurrences du mille-pattes par Franck et son

effacement par « le mari » configurent cette cloison, comme une feuille où se griffonnent

les actions. Sans aborder encore lřanalyse de ce que signifie lřécrasement du mille-

pattes, on peut constater que le mur élargit le grand processus métonymique du regard et de

lřécriture ; pourtant il est articulé fondamentalement sur le narrateur.

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Si la narration opère comme un parcours du regard, en bâtissant un tableau ou en

produisant lřécriture, la tache du mille-pattes sur le mur a une importance quřil faut

souligner par rapport au corps. Le trait, résultat de lřécrasement du mille-pattes, revient

toujours dans le roman en relation avec sa reconnaissance ou son effacement. Ce qui reste

toujours dans lřimagination du lecteur cřest la tache sur le mur, laquelle survient dans la

lecture avant les évènements mêmes qui lřont produite : « Elle venait de ramener la tête

dans lřaxe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache

noirâtre marque lřemplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du

mois, le mois précèdent peut-être, ou plus tard » (27, cf. 56).167

Leenhardt donne aussi à la

tache une importance spéciale dans sa réflexion : « Apparaît alors « lřimage du mille-

pattes » non pas le mille-pattes lui-même, animal immolé sur cette paroi mais une

construction mentale, une image composée de fragments assez précis pour ne laisser aucun

doute. »168

La tache est importante parce quřelle effectue, par lřécrasement, la liaison entre

les trois protagonistes du roman : A…, le narrateur et Franck. La distinction sřimpose entre

ces descriptions et celles du lézard qui se promène sur la terrasse (171, 184, 195, 199,

200) ; « de bestiole » en mouvement il est ensuite métamorphosé en pierre ou en fragment

de bois gris (201, 205). Animal jamais immortalisé car il ne partagera pas le jeu

symbolique propre au mille-pattes grâce à ses rapports avec A… et Franck.

En relation avec lřespace, la salle à manger est le plateau de lřécriture et de la

conversion culturelle de lřenvironnement ; elle devient « un laboratoire ». Cřest dřabord un

atelier dřethnologie grâce à « la cruche indigène ventrue » (21, 114, 163), outil dépouillé

de sa fonction et figé sur la commode de la salle à manger, objet de décoration entre les

deux lampes à gaz. Cet espace est en seconde instance un atelier dřentomologie, grâce à la

tache du mille-pattes, reproduit avec la fidélité dřune planche anatomique, qui nous montre

son corps, des antennes, des mandibules, etc. (129).

Les mots du narrateur, en décrivant les repas, représentent un effort de la raison

apollinienne de la colonie pour saisir les mouvements vitaux des natifs et dřA…. Un

combat pour éclairer le regard afin de le fixer sur le plus significatif ; effort vain. En re-

interprétant, en re-écrivant milleet une fois lřévénement du mille-pattes, le narrateur arrive

à la même difficulté lorsque la lumière se colle à la cruche du buffet : « la cruche indigène

167 Dans La jalousie, p. 27, nous trouvons la première présentation du mille-pattes dans le premier récit de

lřécrasement sur le mur par Franck à la page 61 ; nous avons dřabord la tache et après sa cause.. 168 LEENHARDT, J., Op. Cit. p.86.

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a lřair encore plus volumineuse : son gros ventre sphérique, en terre rouge non vernissée,

sřaccroît à mesure que la source lumineuse se rapproche » (163). Quand le narrateur

examine, en détail, le monde de ses préoccupations, plus il le pénètre plus il est confondu ;

ainsi en va-t-il du ventre dilaté de la cruche par la lumière qui accroît sa confusion.

Nous retrouvons lřécriture dans son processus le plus fondamental de la

mnémotechnie en regardant le mur et le trait ; avec la tache du mille-pattes, nous sommes

témoin de ce qui pourrait être des clefs cunéiformes ou pictographiques. Cette

éclaboussure est un écho des techniques élémentaires faites par les premiers scribes sur les

pierres des grottes avec des pigments organiques. Images qui ne donnent pas seulement des

contenus intellectuels ; cřest le trait qui nous installe en communion avec la matière et le

mouvement de lřécriture qui veut répéter le temps, lřintentionnalité et lřaction que fixent le

signe.

La « tache » cřest une expérience de communion avec le monde interprété et re-

interprété de plusieurs façons tout en demeurant identique. Cet acte calligraphique et

interprétatif a besoin dřun support : la salle à manger, espace où le mille-pattes est

transfiguré lui-même en « une encre brune » (129) et le mur avec sa « peinture claire, unie

et mate » (56) devenu feuille. Les processus et événements qui apprivoisent la vie dans ce

roman se développent fondamentalement sur ce mur et dans cette pièce, dans les quelques

mètres de la maison et non pas dans les hectares de cultures. Micrologie et

« objectivisme » robbegrilletien sont exprimés dans ces pages avec bonheur.

Le mur et le trait renforcent aussi la description morcelée de la maison comme le

cahier avec ses lignes mis à disposition de lřécolier pour son apprentissage de lřécriture ;

autre ligne interprétative pour la géométrisation de lřespace livrée par le narrateur mais qui

va au-delà des intentions de cette recherche.

b. La chambre, la vie.

Au-delà du regard de narrateur la chambre déploie dřautres dimensions différentes

de celles de lřécriture. Elles est un des espaces les plus problématiques pour le narrateur, il

est presque toujours en dehors et son regard nřarrive pas à la maîtriser complètement. La

chambre lui résiste dans une souveraineté étonnante car elle représente un volume

incommensurable et un espace vital dominé la plus part du temps par A….

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La chambre comme concentration créatrice échappe à cet état premier de lřécriture

vue dans la salle à manger. Elle surgit d'un autre domaine, celui des mouvements

cosmiques qui met en correspondance lřimagination du narrateur et les métamorphoses

attribuées à A…. La salle à manger cřest la mort, au moins lřarrêt ou la condensation de la

vie ; en revanche, la chambre, cřest la vie elle-même en mouvement. Jusqu'à la salle à

manger nous pouvons parler, à partir de lř« écriture », dřune séparation entre le monde

« civilisé » et le natif, entre les signes et leur interprétation ; avec la chambre un

changement de rapport s'opère entre le narrateur et son entourage. Sans la chambre

lřempreinte du mille-pattes sur le mur serait semblable au pont dans le paysage ou au

lézard sur la balustrade ; un souvenir, la mémoire visuelle d'évènements que nous ne

connaîtrons jamais. Grâce à la chambre, sens et symbolique profonde du roman, en rapport

à la corporalité, peuvent être identifiés.

Le narrateur cherche à maîtriser ce qui se passe dans la chambre selon la technique

du découpage, déjà utilisée pour les autres espaces de la maison : « Ainsi les six faces

intérieures du cube se trouvent découpées avec exactitude en minces bandes de dimensions

constantes, verticales pour les quatre plans verticaux, orientées dřouest en est pour les deux

plans horizontaux… » (159, 171). Nous pouvons presque imaginer une cage, sensation de

temps en temps renforcée par les regards du « mari », pour qui la chambre devient la loge

pour voir en sécurité A….

La chambre comme espace structural, tient au fait de ce qui s'y passe, des processus

qu'elle génère ; elle représente le noyau de lřenvironnement qui donne sa vitalité au roman

(ferme et maison), insaisissable pour le narrateur et représenté par A... : « Elle sřest

maintenant réfugiée, encore plus sur la droite, dans lřangle de la pièce, […] Quant aux

jalousies des trois fenêtres, aucune dřelles ne permet plus maintenant de rien apercevoir »

(122, cf. 41, 184,187). Le narrateur veut dans son rôle dřespion déchiffrer les secrets en

surveillant A… là où elle est plus autonome : dans la chambre ; dans lřintimité de son

« écriture », de sa coiffure, de ses mouvements. Intimité quřil pénètre le soir de son

absence, moment pendant lequel la chambre devient un « no manřs land », une part de

maison où les forces du roman se déploient sans cesse et où les possibilités se multiplient,

car elle nřest pas soumise à un seul pouvoir, ni au « colon » ni à la « brousse ». Lřabsence

dřA… opère une réduction fascinante : quelques pages font passer par un seul point,

comme par un entonnoir, tout le récit. Lřabsence dřA… permet au narrateur de percevoir

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toute la puissance de lřenvironnement, qui devient un terrain étrange qui lřéblouit par les

bruits, les silences, lřobscurité et le néant. Troubles montrés dans leur crescendo au cours

du chapitre VII du roman que nous analyserons en reconnaissant progressivement

A…comme la femme-mille-pattes.

Dans l'immédiat, en poursuivant les développements annoncés, il nous faut

identifier la topologie propre de cet espace. Emplacement où le papier disparaît et lřécriture

se fait insuffisante, où les cadres ne règlent pas le trait et les corpuscules et les bruits

expriment la vie même. Ces éléments disposent la chambre comme un lieu unique et

détaché du clivage généralisé du roman ; une place où fusionnent les différentes forces et

dimensions du roman jusquřalors contraires ou distantes. Le narrateur cherche à trouver

dans un endroit précis les manifestations de ses préoccupations ou leur source ; cette

inquiétude disparaît dans la chambre car les frontières changent ; la séparation entre le

dedans et le dehors disparaît : à lřintérieur de la chambre le narrateur hallucine sur la fin

dřA… et de Franck écrasés contre un arbre, (166-167).

Le narrateur dans la chambre sřinscrit dans un processus de clôture totale, chaque

fois plus serré quand il referme une fois de plus les jalousies et que « la lumière sřéteint,

dřun seul coup » (172). À ce moment-là il est pris par la cage, par les forces de ce monde :

Le sifflement absent de la lampe à pression fait mieux comprendre la place considérable

quřil occupait. Le câble qui se déroulait régulièrement sřest soudain rompu, ou décroché,

abandonnant la cage cubique à son propre sort ; la chute libre. Les bêtes ont aussi dû se

taire, une à une, dans le vallon. Le silence est tel que les plus faibles mouvements y

deviennent impraticables (173).

Lřobscurité et lřisolement de la chambre sont des éléments structuraux dřune clôture plus

créatrice que celle dont le narrateur a tiré profit quand il a perdu le contrôle de sa

conscience cartésienne.169

Dehors « les bêtes ont aussi dû se taire » et à lřintérieur, dans la chambre, dans la

cage, lřespace se fait organique « par la seule respiration, qui suffit encore à créer, dans

lřobscurité complète, un rythme égal, capable encore de mesurer quelque chose, si quelque

169 Christian Milat a ce commentaire pertinent à propos de la chambre : « Espace originel des romans robbe-

grilletiens , la chambre constitue ce centre, «où se livre le rude combat des deux natures » : cřest à partir

dřelle que se déploient tous les autres lieux, lesquels constituent des extériorisations des deux opposés et dont lřapparente différenciation correspond en réalité à la mise en évidence des variations dřun espace unique en

fonction de la nature changeante des états de conscience dont celui-ci est le cadre » MILAT, Christian,

Robbe-Grillet romancier alchimiste. p. 83. Nous reviendrons sur ces changements et combats évoqués.

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chose demeure encore à mesurer, à cerner, à décrire, dans lřobscurité totale, jusquřau lever

du jour» (174). Ce sont les derniers mots du narrateur ce soir-là ; lřexpression de son ordre

brisé et son point de vue complètement bouleversé. Nonobstant les dernières lignes du

chapitre VII nous sommes libérés de cette angoisse, le narrateur est une fois de plus

dehors, contemplant A… à lřintérieur de la chambre, de la cage… tout est retourné à la

normalité et aussi aux énigmes. À la fin du roman seulement nous trouverons des mots

presque semblables qui font progresser la nuit dans le même sens ; il sřagit de la

manifestation de la vie fuyante du domaine de la parole et de la lumière pour se réfugier

dans les ombres : « La nuit noire et le bruit assourdissant des criquets sřétendent de

nouveau, maintenant, sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison » (218). Ces

paroles invitent à chercher un refuge et rappellent une fois de plus « ce soir-là » du chapitre

VII.

Robbe-Grillet bâtit un univers pour un récit, plus quřun décor pour des personnages

qui imitent les hommes selon un scénario bien réglé. Il cherche la congruence des

personnages et de leur environnement, au même niveau dřinterprétation qui ne fait pas

distinction entre « personnes » ou « objets ». Sřil est vrai que lřespace du roman sřinvestit

comme « une maison », lřécrivain sauve lřexistence des autres êtres et du paysage sans les

anthropomorphiser, ou les réduire à des signes inertes ; de la même façon le récit nous livre

dřautres perspectives pour nous placer dans les endroits familiers qui, à partir de ce regard

géométrisant, deviennent absolument étranges.

En observant la géographie du roman nous pouvons répondre à lřune des questions

fondamentales posées par la critique des premières années à La Jalousie : « Était-ce

vraiment un « roman objectif » dans lequel les choses tenaient une place prédominante et

où les actions des hommes nřavaient pas plus dřimportance que la mort dřun mille-pattes

ou la disposition des rangées de bananier ? »170

Oui, dans la valeur et lřexpérience

profonde que Robbe-Grillet établit entre les objets et les hommes. Cřest la découverte

dřautres rapports différents de ceux de lřunivers humaniste traditionnel dont

lřanthropocentrisme a été le marqueur essentiel de la littérature en Occident. Dans sa

perception du personnage, la structuration d'un univers lie intimement lřhomme, lřanimal

et lřobjet.

170 WHITE, Edmund, Marienbad, Michigan. in Critique. Paris : Août-Septembre 2001, Nº 651-652. p. 592.

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Nous parvenons au terme dřun premier parcours, que nous avons appelé

« Lřunivers scindé : La Jalousie 1957 » ; cette traversée par la géographie de La Jalousie, à

partir de son extension la plus vaste de la ferme, nous a emmené jusquřà lřespace plus

réduit de la chambre. Cette structure se perçoit aussi au centre des processus et relations

entre les personnages encore à découvrir. En va-t-il de même pour Puig ? Ses rapports à

lřespace sont-ils de même nature ?

B. Une île de métamorphoses : El Beso de la Mujer Araña, 1976.

Lřespace bâti dans El Beso… s'organise selon un double axe de coordonnées, celles

qui placent les deux protagonistes Valentín et Molina dans une prison à Buenos Aires et

celles qui déterminent lřespace fictionnel des six films racontés par Molina. Coordonnées

qui, au dernier chapitre, seront imbriquées dans une seul espace où le roman se définira

pleinement. Dans un premier temps nous aborderons la cellule dans ses déterminations

plus immédiates et le monde des signifiés ouverts par les récits des films. Dans un

deuxième temps, nous reviendrons à la cellule comme lieu fondateur et utérus ; nous

chercherons alors à rassembler la dimension organique de lřespace et des éléments qui

conditionnent les corps des prisonniers.

1. La prison, la cellule Nº 7.

Presque tout le roman se passe dans la Prison de Villa de Voto, à Buenos Aires.

Onze chapitres se déroulent dans l'espace de la cellule ; les 7 premiers, les chapitres 9, 10,

12 et 13, et la dernière partie des chapitres 11 et 14. Par contre le chapitre 8 et les

premières pages des chapitres 11 et 14 ont pour cadre le bureau du directeur de la prison

lors des entretiens avec Molina. Le chapitre 15 nous renseigne sur les dernières activités de

Molina et sa mort hors de la prison. Le chapitre 16, le tout dernier, correspond à

lřhallucination de Valentìn dans lřinfirmerie après sa torture ; dans les deux derniers

chapitres, les personnages sont donc hors de la cellule.

Les données fournies tout au long du roman permettent de se représenter l'aspect

physique du cachot : une pièce avec deux lits et quelque caisse pour les affaires

personnelles ; il nřy a rien d'autre : absence de toilettes, d'eau, de fenêtres, de tables, de

chaises, etc.

Le projet de lřîle, comme espace privilégié à développer, est le produit de notre

premier choix sur deux des images plus élaborées dans le roman : lřîle et la cage. Ces

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représentations, fortes et bien traitées dans le récit offrent des lignes de compréhension et

des élaborations critiques différentes. Sřil est vrai que les deux ne sřexcluent pas

totalement, dans lřhorizon de notre recherche nous suivrons celle de lřîle, car la cage,

propre à lřétat des prisonniers et aux métaphores de la liberté restreinte des animaux,

exprime davantage les propos dřun monde extérieur que les développements internes. La

cage renvoie également à un ordre qui doit se défendre ; elle évoque aussi la conservation

exemplaire ou punitive des êtres « anormaux ». La cage est façonnée et cadrée par

lřhomme, elle est pensée par lřautorité ou par le dompteur et implique, du côté du fauve ou

du prisonnier, un refus. Il ne faut pas nier quřune des fonctions de la prison, socialement

acceptée, la constitue comme le lieu de « la rééducation ».

Puig sřapproprie cette figure en commençant par le récit du film Cat People ; une

panthère mâle est enfermée dans la cage et aux alentours commence et finit le récit dřun

amour entre Irena et lřarchitecte. Image mise en valeur par les analyses de René Campos :

Irena « aunque trata de ser « normal » por el arquitecto, su naturaleza interior rechaza las

limitaciones patriarcales y la hace preferir la muerte antes que vivir en la Ŗjaulaŗ de la

convencionalidadŗ.171

Mais la cage, cřest aussi la figure romantique employée par Molina

dans le dernier film quřil raconte ; quand le journaliste se confronte à la chanteuse quřil

aime:

Él le pregunta si ella es feliz en esa jaula de oro »

El Beso... p. 207.

Il lřinterroge: est-elle heureuse, dan cette cage

dorée ? »

Le Baiser… p. 217.

Molina utilise parfois cette image en parlant avec Valentín de leur situation :

ŔVos no sabés nada. Si tomás las cosas de la jaula

te enfermás, así que no te preocupés, que mientras

yo tenga provisiones también hay para vos.

El Beso... p. 173

Ŕ Tu ne comprends rien. Si tu prends des choses

de la cage tu seras malade, donc ne třinquiètes pas,

tant que jřaurai des provisions il y en aura

également pour toi. » (traduction personnelle)

A partir des commentaires de José Amicola172

on peut aussi voir la cage comme la

solidarité trompeuse de Molina dans laquelle Valentín se laissera prendre; une lutte pour la

171. CAMPOS, René, I’m ready for my close up”; los ensayos de la heroína, p. 535-548 in: El Beso... p.

538. (Irena Ŗmalgré son effort pour être Ŗnormaleŗ pour lřarchitecte, sa nature intérieure refuse les limitations patriarcales et la pousse à vouloir la mort plus quřà vivre dans la « cage » du conventionnel»). 172 « Por otro lado [la jaula]es, una palabra que aparece en la primera página de la novela, referida a la

pantera del zoológico, y después en la escena de los canarios. Recordemos que al comienzo la pantera no

percibe lo que hay afuera Ŗporque en la jaula tiene un enorme pedazo de carne, que es lo único que puede

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survivance personnelle au travers de la ruse qui nřarrive pas à développer tout le

dynamisme des échanges des prisonniers. Bref, en regardant la cellule comme une cage,

notre compréhension des protagonistes sřétablira contre le dehors et les forces répressives.

De ce fait elle exprimera lřentreprise héroïque de résistance des prisonniers : le combat

établi par Molina dans un monde homophobique et la lutte subversive de Valentin dans un

monde injuste ; mais, elle ne manifeste pas tous les enjeux du roman dans la quête de la

corporalité.. Par et pour le lecteur d’El Beso… il y a une autre fonction très vite dépassée,

grâce aux rapports établis entre les protagonistes, celle de la cage comme la boîte

dřexhibition depuis la nuit des temps. La cellule 7 écrase lřespace comme lřobjet habituel

des foires et du spectacle. La prison comme espace fermé nřa jamais été un recours

technique de Puig pour forcer au lecteur à suivre les dialogues entre un guérillero et un

homosexuel. La cellule est en effet le milieu qui conditionne et constitue les identités des

prisonniers que nous connaîtrons.

Le cosmos d’El Beso… se structure grâce à lřespace interactif qui soutient les

réseaux dynamiques nourris par les protagonistes. Lřespace de la cellule, de par son

environnement est plus proche de lřimage de lřîle, car il nřa jamais été décrit ou fixé et est

conditionné par lřapparition des personnages ; il est toujours en rapport avec leurs

occupants, il est plus que les murs ou une case cadrée. La cellule possède sa propre

écologie, elle peut exister sans les interventions extérieures et lorsquřelle nřempêche pas

les échanges, elle les adapte à son milieu. La cellule est le lieu central du récit où les deux

protagonistes se regardent sans médiations dřaucun type, dans un processus de dévoilement

progressif. La cellule comme île devient pour les deux prisonniers lřespace de lřautonomie

par excellence ; si la clôture de la cellule est restriction et limitation elle est reconnue par

Valentín173

à la fois comme lieu dřégalité et de liberté, grâce aux rapports établis par eux-

mêmes.

Ŕ En cierto modo estamos perfectamente libres de

actuar como queremos el uno respecto al otro, ¿me

explico? Es como si estuviéramos en una isla

desierta. Una isla en la que tal vez estemos solos

años. Porque, sí, fuera de la celda están nuestros

opresores, pero adentro no. Aquí nadie oprime a

nadie. El Beso... p. 185

Ŕ Dřune certaine façon, nous sommes

parfaitement libres dřagir comme nous voulons

lřun par rapport à lřautre, tu comprends ? Cřest

comme si nous étions dans une île déserte. Une île

où nous serons peut-être seuls des années. Ceux

qui nous oppriment sont hors de notre cellule, pas

à lřintérieur. Ici personne nřopprime personne. Le Baiser… p. 197.

olerŗ, La situaciñn es doble por un lado Valentìn reacciona contra el control que pretende asumir Molina a

través de la comida, y por otro lado la advertencia de Molina es certera. Se trata de no Ŗtomar las cosas de la

jaulaŗ es decir; de no aceptar nada que venga de los represores » El Beso… (Notes critiques) p. 180. 173 Il nřest pas inutile de rappeler ici que lřimage de la femme-araignée appartient aussi à Valentín.

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La cellule comme île condense un micro-univers qui donne aux personnages et aux

éléments qui la configurent une force concentrée très puissante ; il ne sřagit pas non plus de

voir cette image dřune façon idyllique comme la découverte du paradis perdu. José

Amicola est conscient de ce piège :

Cuando en el Beso de la mujer araña Valentín compara, entonces, la vida en la celda 7 de

la prisión, pretendiendo que ella se parece a una ―isla desierta‖ por la quietud y falta de

presiones en que se hallarían sus ocupantes, el lector Ŕ que sabe más que el personajeŔ ve

claramente que el tópico es engañoso, y que esa isla es un lugar en el que el mundo exterior

no deja de inmiscuirse quebrando cualquier imagen de remanso idílico y tropical.174

Il faut souligner que malgré ou grâce à toutes ces immixtions du monde extérieur

cette fermeture manifeste sa propre puissance, laquelle est une garantie pour lřautonomie

des processus ; cřest un « isolement » tout à fait différent de celui vécu par Molina aux

chapitres 8, 11 et 14, lors des entretiens avec le directeur de la prison dans son bureau :

DIRECTOR : Está bien, Suboficial, puede dejarnos

solos.

El Beso... p. 227.

DIRECTEUR : Cřest bien, brigadier, vous pouvez

nous laisser.

Le Baiser… p. 235.

Il ne sřagit pas de la même solitude, il sřagit de la discrétion propre à une fonction,

celle du directeur, de la sauvegarde des affaires spécifiques quřil représente. Un état

transitoire qui ne touche ni ne modifie les rapports entre Molina et le directeur, où lřespace

nřarrive pas à circonscrire un environnement. Cřest plutôt la cellule qui est présente ici, le

système veut piéger ce microcosme bâti dans la cellule 7 en cherchant son profit ; de cette

manipulation nous aurons le premier indice au chapitre 4, avant lřintoxication alimentaire

de Molina. Nonobstant jusquřau chapitre 8, le lecteur ne peut pas sřapercevoir du pacte

entre Molina et le directeur de la Prison. Pacte dont Valentin est le prix. Mais toute

convention extérieure perd sa pertinence dans lřécologie propre de la cellule qui pousse

Valentin et Molina à agir dřune façon inattendue.

Au-delà de ce rapprochement entre cellule et île, on peut envisager une extension

de cette idée de cellule comme espace sacré si on prend en compte le potentiel des

représentations de l'île :

174 El Beso… (Notes critiques) p. XXIV. (Lorsque Valentín compare dans le Beso…, la vie dans la cellule 7 de la prison, en prétendant quřelle ressemble une « île déserte » par le calme et lřabsence de pressions dont

profitent ses occupants, le lecteur Ŕ qui en sait plus que le personnageŔ voit clairement que le topique est

trompeur, et que cette île est un lieu où le monde extérieur nřarrête pas de se mêler à ce qui se passe à

lřintérieur, brisant toute image dřune havre de paix idyllique et tropical). Traduction personnelle.

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Lřîle, à laquelle on ne parvient quřà lřissue dřune navigation ou dřun vol, est par

excellence le symbole dřun centre spirituel, et plus précisément du centre spirituel

primordial [… ] Lřîle est ainsi un monde en réduction, une image du cosmos, complète et

parfaite, parce quřelle présente une valeur sacrale concentrée. La notion rejoint par là celle

du temple et du sanctuaire. Lřîle est symboliquement un lieu dřélection, de science et de

paix, au milieu de lřignorance et de lřagitation du monde profane. […] Lřanalyse moderne a

particulièrement mis en relief un des traits essentiels de lřîle : lřîle évoque le refuge. La

recherche de lřîle déserte, ou de lřîle inconnue, ou de lřîle riche en surprises, est un des

thèmes fondamentaux de la littérature, des rêves, des désirs.175

De fait, la cellule comme lieu clos, comme île avec son propre environnement,

offre un regressus ad uterum et la recherche dans lřhistoire du sujet dřun principe

fondateur. El Beso… en tant que roman situé dans l'optique de Molina exprime à travers ce

personnage une grande partie des transformations ; révision de vie qui, à la fin seulement,

sera partagée par Valentín.

2. La place du récit.

Dans la cellule, des relations dřégalité s'établissent entre les deux prisonniers : Luis

Alberto Molina, un homosexuel de 37 ans et Valentin Arregui, un guérillero de 26 ans. Les

interlocuteurs se trouvent au même niveau dans l'univers clos de la prison qui fait « tabula

rasa » des idéologies et différences sociales ; lorsque la parole prend une place centrale, le

récit se structure comme un parcours de révélation, de complicité, de création et de mort

qui rapproche les inconnus jusquřà la fusion des chairs et des désirs. La cellule par sa

fermeture prédétermine une sorte de convivialité qui sřexprime par les conversations et

particulièrement par les narrations faites des films et des récits de vie des prisonniers :

No es verdad. Creo que para comprenderte necesito saber qué es lo que te pasa. Si estamos en esta celda

juntos mejor es que nos comprendamos, y yo de

gente de tus inclinaciones sé muy poco.

El Beso... p. 53

Ce nřest pas vrai. Je crois que pour te comprendre jřai besoin de savoir ce qui se passe chez toi.

Puisque nous sommes ensemble, dans la même

cellule, il vaut mieux que nous essayions de nous

comprendre. Et moi, des gens qui ont tes

penchants, je sais peu de chose.

Le Baiser… p. 61

175 CHEVALIER, M. et GHEERBRANT, A., Dictionnaire des Symboles. Paris : Robert Laffont/Jupiter, ed.

revue et corrigée, 2002 pp. 519-520.

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Ŕ Valentìn…

Ŕ Decime.

Ŕ Temés que darme todos los datos… para tus

compaðeros…

Ŕ Como quieras.

Ŕ Tenés que decirme todo lo que tengo que hacer.

Ŕ Bueno.

Ŕ Hasta que lo aprenda todo bien de memoria... El Beso... p. 244.

Ŕ Valentin …

Ŕ Dis.

Ŕ Tu dois me donner toutes les

informations… pour tes camarades…

Ŕ Comme tu voudras.

Ŕ Tu dois me dire tout ce que je dois

faire.

Ŕ Bon Ŕ Jusquřà ce que je le sache bien par

cœur…

Le Baiser… p. 250

Dans lřabsence d'actions transformatrices de la société ou dřun engagement

productif sur place, cřest la parole qui remplit cet espace. La vie des personnages sera

façonnée selon lřapproche indirecte de leur situation introduite par les récits des films de

Molina. Ces récits présentés au commencement du roman comme simple divertissement et

avec une tonalité sirupeuse deviennent les clefs des relations entre eux et plus largement

avec la société. La meta-fiction du roman ouvre au-delà des murs de la prison et aux

rapports méfiants des compagnons de cellule. La quête de sagesse et de vérité de Valentin,

mise en œuvre par lřétude et la réflexion critique, incorpore petit à petit la fiction à la

rêverie de Molina. La primauté dřune raison intellectuelle hiérarchisée par les concepts et

épurée par les catégories de liberté, justice ou vérité est modifiée. Ces concepts auront

désormais des représentations plastiques précises. La « forme » ( Molina) en conflit avec la

« pensée » (Valentìn) inaugure le roman dřune façon stéréotypée en se développant par la

suite, dřune façon complémentaire bien exprimée au chapitre 16.

Molina :

ŖHasta que saliste con eso yo me sentìa en

fenómeno, me había olvidado de esta mugre de

celda, de todo, contándote la pelìcula Ŗ

El Beso... p. 16

Ŗŕ[...] Porque total mientras estoy acá encerrado

no puedo hacer otra cosa que pensar en cosas

lindas, para no volverme loco, ¿no?... Contestame.

ŕ ¿Qué querés que te conteste?

Que me dejes un poco que me escape de la

realidad, ¿Para qué me voy a desesperar más todavía?

El Beso... p. 70

« Jusquřici, je me sentais en pleine forme, jřavais

oublié la crasse de cette cellule, jřavais tout

oublié, en te racontant le film. » Le Baiser… p. 22

Ŕ […] Tant que je suis enfermé ici, je ne peux rien

faire dřautre que de penser à des choses belles,

pour ne pas devenir fou, non ?… Réponds-moi.

Ŕ Que veux-tu que je te réponde ? Laisse-moi un

peu échapper à la réalité, à quoi bon se mortifier

encore plus ? »

(traduction personnelle)

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Valentín : Ŕ Puede ser un vicio escaparse así de la realidad, es

como una droga. Porque escuchame, tu realidad, tu

realidad, no es solamente esta celda. Si estás leyendo algo, estudiando algo, ya trascendés la

celda, ¿me entendés? Yo por eso leo y estudio todo

el dìaŗ.

El Beso... p. 70

ŕ Pero de todos modos, hay muchos grupos , de

acción política. Y si alguno te convence te podés

meter, aunque sean grupos que no hagan más que

hablar.ŗ

El Beso... p. 193

Ŕ Ça peut être un vice, dřéchapper de cette façon-

là à la réalité, ta réalité, ce nřest pas seulement

cette cellule. Quand tu lis quelque chose, quand tu étudies un peu, alors tu… tu transcendes ta cellule,

tu comprends ? Moi, je lis et jřétudie toute la

journée. »

Le Baiser… p. 80.

« Ŕ De toute façon, il y a beaucoup de groupes

dřaction politique. Et si lřun dřeux te convient, tu

peux y entrer, même sřil sřagit de groupes où lřon

ne fait que parler. »

Le Baiser… p. 208.

Milagros Ezquerro à partir des échanges des prisonniers et du style de Puig essaie

de répondre à la questionde la place et du comment le lecteur habite aussi la cellule, malgré

lřéconomie de ressources utilisés par Puig dans sa description. Elle expose deux stratégies:

lřune, prise en charge par le personnage-narrateur [Molina], qui relève de ce que

jřappellerai une narration « didactique » où le narrateur cherche à imposer sa vision au

lecteur/auditeur en oblitérant, par lřaccumulation de précisions et de détails, la liberté dřimaginer et dřinterpréter. Lřautre […] une narration « anti-didactique » où le narrateur

efface sa propre vision dřun espace « en blanc » que le lecteur peut à son gré imaginer et

interpréter.176

Cette dernière narration « anti-didactique » correspondra au rôle de narrateur

extradiégétique du roman, totalement effacé derrière les personnages ; le lecteur se trouve

alors en relation directe avec les protagonistes sans instance narrative ; ce sont les

dialogues qui les font vivre dans le vide de leur cellule. Molina devient donc ainsi dans le

roman lřinstance narratrice refoulée dans un premier temps. Peu à peu les données fournies

par lui livreront les éléments de compréhension et des possibilités de dénouement que la

cellule en elle-même ne permettra pas.

La cellule, depuis la première ligne du chapitre 1, est lřécran vide du cinéma où

Molina projette ses souvenirs ; grâce aux ombres et à la clôture, elle est le plateau pour la

représentation177

qui petit à petit engage corporellement les deux prisonniers. La cellule

suscite le devenir des identités quand elle offre des jeux imaginaires et leurs sens nouveaux

pour les deux personnages. Cette création faite par lřinteraction entre les dialogues et les

récits de films cřest une performance dirigée par Molina où l'invention et la mémoire

auront la même importance. La narration des films constitue une des techniques les plus

176 EZQUERRO, Milagros, Que raconter c’est apprendre à mourir. p. 20. 177 « La scène est un lieu physique et concret qui demande quřon le remplisse, et quřon lui fasse parler son

langage concret » ARTAUD, Antonin, Le théâtre et son double. p. 53.

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100

travaillées du texte, qui permet lřessor dřun genre de roman latino-américain quřon peut

nommer cinématique.178

Ces images et histoires empruntées à lřécran par Molina, le

narrateur, apparaissent comme une relecture de ses sentiments et projets ; ces récits

produisent un autre lieu, d'autres coordonnées de lřespace dont Molina est le maître. Les

six films sont aussi les clés de la nouvelle temporalité autour de laquelle Molina et

Valentìn font de la cellule lřatelier de lřimage et des nouvelles identités.179

Nous

présentons les films en en retenant surtout les données liées à lřespace et qui ont davantage

trait à la configuration des personnages.

a. « Cat People » (1942).180

Ce film présent dès la première page du roman, nous raconte lřhistoire fantastique

dřune jeune fille porteuse dřune malédiction ancestrale : il sřagit dřun monstre, engendré

dřune panthère et dřune femme, qui se transforme en animal quand elle embrasse un

homme. Cette jeune fille tombe amoureuse dřun architecte qu'elle épouse ; il la conduit à

un psychothérapeute, croyant que ses peurs sont dues à des problèmes refoulés. La

thérapie, accompagnée de jalousie et de malentendus, confirmera tragiquement la double

nature de la patiente.

Plusieurs raisons font de ce récit sur la femme-panthère le modèle interprétatif des

films dans le roman, entre autres de lřimage de la cage que nous avons abordée. Cette cage

établit un rapport étroit entre le film et la cellule par la nourriture :

178 Sur ce sujet voir CAMPOS, René Alberto, Espejos. Les points plus importants de cette mécanique

sřexercent selon lui par : 1) Lřappropriation discursive des techniques cinématographiques (flash-back,

indications de scénario, fondus, close-up, caméra subjective, etc.). 2) L'accentuation de la représentation

mimétique et visuelle sur lřexercice diégétique ou descriptive ; la primauté des voix nous font voir les faits

avant leur conceptualisation. 3) La place prépondérante du visuel sur les autres sens ou processus cognitifs.

4) Le style indirect et impersonnel qui permet le montage et la rupture de toute homogénéité espace-

temporel. 5) La réalité rappelée par les personnages comme images fantasmagoriques introduit dřautres sens

qui comblent les manques. 6) Lřemploi des « codes non spécifiques » surtout celui de la narration qui

partagent le cinéma et le roman trop souvent. pp. 105, 119-121, 131. 179 Pour un étude plus détaillé des films voir EZQUERRO, Milagros, « Shahrazad ha muerto » Las

modalidades narrativas, pp. 493-495. LOGIE, Ilse, El Beso de la Mujer araña o las metamorfosis del

mediador, pp. 528-534. BOST, David H. Telling, Tales in Manuel Puig’s El Beso de la Mujer Araña, pp 93-106. CLARKE, Benita J. Fate, Opresión and Betrayal: A Portrait of “B” Movies in Manuel Puig’s El

Beso de la Mujer Araña. pp. 20-26. 180 Les trois films avec la date et les noms ont été produits par RKO Films. Les trois autres sont invention de

lřécrivain.

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En la jaula tiene un enorme pedazo de carne, es lo

único que puede oler. El guardián le pone la carne

cerca de las rejas, y no puede entrar ningún olor de

afuera

El Beso... p. 7.

Parce que dans sa cage il y a un énorme quartier de

viande : il le sent et ne sent que ça. Le gardien

dépose la viande près du grillage, aucune autre

odeur ne peut venir du dehors »

Le Baiser... p. 9.

La nourriture qui apaise les fauves captifs nous montre aussi une des stratégies de

domination utilisées dans le roman, par le directeur de la prison, par Molina et qui prendra

peu à peu une dimension plus cosmique, celle de la matrice source de vie.

Dans ce film, la maison occupe une place importante ; comme dans les autres films

qui évoqueront les rapports et les identités de Molina et Valentín, leurs discussions les plus

importantes se situent dans cet espace. Irena, le personnage central du film, transite entre

sa maison et le zoo ; sa transformation en panthère se fait dans la maison et sa mort aura

lieu dans le zoo, indice de ce qui passera avec Molina (Cf. El beso… p. 20, 36). Dans le

roman, en général, quand nous entendons Molina parler du foyer, celui-ci apparaît comme

le lieu des activités d'alimentation et de soins divers pour ses êtres aimés : sa mère ou les

« possibles » amants. Actions quřil accomplira dans la cellule pour Valentín.

b. Destino.

Ce film et celui du jeune sud-américain, pilote de courses, inventés par Manuel

Puig, sont structurés autour de la mort héroïque. Destino est un film de propagande nazi

construit selon les codes de lřhonneur et soutenu par une cause idéologique. Il sřagit dřune

jeune actrice française dans le Paris occupé, pendant la deuxième guerre. Elle tombe

amoureuse dřun officier nazi par lřintermédiaire duquel elle entre dans une affaire de

contre-espionnage. Elle perdra sa vie dans une opération contre le marché noir dirigé par

les juifs.

Le film ne se développe pas autour du foyer. Léni, lřhéroïne, n'est pas chez elle et

nřarrive pas à vivre dans un espace qui lui soit propre : elle est dans sa loge au théâtre, chez

Werner, lřofficier nazi, sur le plateau de la scène ou dans les hôtels :

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Y van al departamento de él, lujosísimo, pero muy

raro, de paredes blanquísimas sin cuadros y techos

muy altos, y pocos muebles, oscuros, casi como

cajones así de embalaje, pero que se ve que son

finísimos, y casi nada de adornos, cortinados

blancos de gasa, y unas estatuas de mármol blanco

muy modernas, no estatuas griegas, con figuras de

hombres como de un sueño. Él le hace preparar la

habitación de huéspedes por un mayordomo que la mira raro.

El Beso... p. 50, cf, 71,79.

Alors ils vont à son appartement à lui, follement

luxueux, mais tout bizarre, avec des murs dřun

blanc inouï, sans tableaux, et de très hauts

plafonds, presque pas de meubles, et sombres,

comme des caisses dřemballage si tu veux, mais

raffinés aussi, on le sent. Dřornements, presque

pas ; des rideaux de tulle et des statues en marbre

blanc, très modernes, pas de statues grecques, des

silhouettes dřhommes comme en rêve. Il lui fait préparer la chambre dřami par un majordome qui

la regarde bizarrement.

Le Baiser… p. 57.

Ce mélodrame se développe autour dřun amour solide qui doit être vécu, dans un

jeu dřespionnage et de mouvements politiques, selon les buts de la propagande allemande

de la deuxième guerre. Léni est toujours en mouvement dans les rues de Paris, en voyage à

travers lřAllemagne, jusquřà son assassinat dans un château, loin dřun quelconque rôle

maternel et de lřespace du foyer. La beauté épique et sacrificielle du récit retient lřattention

de Molina, car lřamant lui offre « une cause », non pas la maison des rêves féminins :

Leni le echa los brazos al cuello y sólo atina a decir,

emocionada, Ŗ... ahora comprendo cñmo entraste en

la doctrina. Tú has captado a fondo el sentido del

Nacional Socialismo...ŗ El Beso... p. 76.

« Léni passe ses bras autour du cou de Werner et ne

peut que lui dire, émue : « Maintenant je comprends

pourquoi tu as embrassé cette cause. Tu as compris

le sens du national-socialisme, profondément… »

Le Baiser… p. 90.

Cřest le film le moins intimiste de tous qui montre un mouvement incessant, sans

aucun attachement précis. La protagoniste partage, les bas-fonds comme les secteurs chics,

avec un cœur divisé qui lui donne une instabilité spéciale. La fin racontée par Molina nous

informe du coût des engagements politiques et des jeux doubles vécus par lui avec

Valentín :

Y cuando se quiere acordar está ya con el jefe de

los maquis, ¡que es aquel mayordomo que la

vigilaba tanto a ella!

El Beso... p. 80.

Elle nřa même pas le temps de réaliser, quřelle se

trouve devant le chef des maquisards, et cřest qui ?

Ce majordome qui la surveillait tant!

Le Baiser… p. 95.

Dans notre perspective, il y a deux informations à retenir de ce film. Dřabord le

marche noir fait par Molina lui-même grâce au pacte avec le directeur de prison puis le rôle

de ce dernier en tant que « majordome qui surveille Léni » ; nous sommes désormais

familiarisés avec la destinée héroïque de Molina. À partir de ce film il faut également noter

que pendant ce récit Molina parlera à Valentín de Gabriel un ami, un brave employé de

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restaurant avec lequel il ne vivra rien dřintime. Molina établira avec lui, hétérosexuel et

marié, une amitié « sans maison » ; un rapport pareil à celui de Léni et Werner.

c. « The Enchanted Cottage » (1945).

Molina raconte ce film pour lui seul ; il se déroule autour de l’histoire dřune

domestique laide et dřun jeune homme au visage déformé qui unissent leurs vies dans la

maison dřune vieille dame, perdue au milieu de la forêt. La maison exprime dans ce film

un rôle essentiel dû à son isolement. Par elle, nous avancerons dans la compréhension de la

cellule comme lieu « organique de gestation ».

Una casa envuelta en algo extraño, ¿envuelta en

que?, en nada visible, dada su ceguera. Una casa

envuelta en algo extraño, de sus paredes no se

desprende música tampoco, las piedras, las vigas el

burdo revoque, la hiedra adherida a las piedras que

laten están vivas.

El Beso… p. 88.

... porque el amor que late en las piedras viejas de

esta casa ha hecho un milagro más: el de permitir

que, como si fueran ciegos, no se vieran el cuerpo

sino sólo el alma.

El Beso... 94.

Donc, une maison enveloppée de quelque chose

dřétrange. De ses murs, ce qui se dégage, ce nřest

pas de la musique. Les pierres, les poutres, le crépi

grossier, le lierre collé aux pierres qui palpitent,

tout vit.

Le Baiser… p. 102.

... parce que lřamour qui palpite dans les vielles

pierres de cette maison a fait un miracle de plus :

celui de permettre que, comme si vous étiez des

aveugles, vous ne voyiez pas votre corps, mais

votre âme seulement.

Le Baiser… p. 112.

La maison protège et suscite la vie en déclenchant divers processus par exemple :

lřamitié entre un pianiste aveugle qui habite le coin et le couple, la bienveillance de la

vielle Dame, etc. Nous pouvons lire, en plusieurs éléments du récit, la ré-interprétation

dřéchanges similaires entre les deux prisonniers : deux solitudes qui partagent une boîte de

soupe (p. 90), des alliances temporelles comme des arrangements entre amis (p. 92), un

endroit isolé qui nřappartient à aucun des deux et devient leur foyer (p. 95).

Lřaccomplissement du récit est présenté par un tiers : le pianiste aveugle dans le récit du

film et les informations de la police pour lřensemble du roman (p. 87,95).

Les éléments qui structurent le film, un des plus appréciés par Molina, constituent

la forme la plus ouverte par rapport aux orientations principales des autres films ; une

recherche de bonheur qui est reprise dans le roman. La petite maison de la forêt condense

les enjeux de Molina et veille à leur développement dans la cellule 7. Lřespace est

tellement pris par le film que nous acquiesçons volontiers au commentaires de Dabove : Ce

film « Es el único donde lo decisivo es el ambiente (Ŗel amor que late en los muros de esta

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casa ha operado el milagro...ŗ) que hace las veces de Destino, pero de Destino mundano,

de Felicidad.ŗ181

Cet enclos autonome et à l'écart de la société stimule par son propre

environnement lřéchange profond de ses occupants.

d. Le jeune sud-américain.

De ce film nous avons la version de Molina et une variante composée par Valentín.

Récit de courses dřautomobiles fait expressément pour Valentin quand il est malade :

Ŕ Es de esas películas que gustan a los hombres,

por eso te la cuento, que estás enfermo.

El Beso... p. 101.

Ŕ Cřest un de ces films qui plaisent aux hommes:

cřest pourquoi je te le raconte, aujourdřhui que tu

es malade. Le Baiser… p. 116.

Le film est un parcours héroïque et tragique dřun jeune révolutionnaire à travers des

problèmes sociaux et familiaux. Récit re-composé par Valentín selon ses expériences de

guérillero et son rapport sans amour avec une copine du groupe armé. Les deux récits ont

une fin dramatique et sans point fixe de référence ; le paysage de lřaction est multiple :

Paris, la Côte d'azur, la forêt et les montagnes dřun pays sud-américain. Ce film évolue

comme une aventure sans projet familial, sanctionné durement par les deux narrateurs :

Ah, y me olvidé decirte que cuando al final lo

sueltan al padre hay un tiroteo con la policía, y lo

hieren de muerte al padre, y la madre reaparece, y

quedan juntos, el hijo y la madre te quiero decir, porque la otra mujer no, la que lo quiere se vuelve

a Parisŗ

El Beso... p. 106.

un muchacho que alcanza a ver entre el pelotón de

fusilamiento los ojos acusadores de la campesina,

un muchacho que antes de morir quiere pedir

perdón y no puede ya emitir la voz, un muchacho

que ve en los ojos de la campesina una condena eternaŗ

El Beso... p. 127.

Ah! Et puis jřai oublié de te dire quřà la fin,

lorsquřils relâchent le père, il y a un échange de

coups de feu avec la police, et quřils blessent le

père mortellement, et la mère reparaît, et ils restent tous les deux ensemble, le fils et la mère je veux

dire, parce que lřautre femme, hein, non, celle qui

lřaime, celle-là rentre à Paris.

Le Baiser…p. 124.

Un garçon qui sent brûler dans son ventre les

balles des guérilleros, un garçon qui reconnaît

dans le peloton d’exécution les yeux accusateurs

de la paysanne, un garçon qui avant de mourir

veut demander pardon et n’a plus de voix, un garçon qui perçoit dans les yeux de la paysanne

une éternelle condamnation.

Le Baiser… p. 147.

181 DABOVE, J.P., Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. p.

40. (Cřest le seul [film] où le décisif est lřambiance (« parce que lřamour qui palpite dans les vielles pierres

de cette maison a fait un miracle… ») qui joue le rôle de Destin, mais dřun Destin mondain de joie.)

Traduction personnelle.

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Ces deux citations correspondent, la première à la narration de Molina et la

deuxième à la reconstruction de Valentin. Les deux, sans la réussite amoureuse désirée par

Molina, sont plutôt en syntonie avec le film « Destino ». Dans ces récits les espaces

principaux sont les carrefours mêmes de lřaction, hors de tout logement intime, dans les

champs, en montagne. Dans la reconstruction de Valentín, le regard de condamnation et de

haine dřune fille clôt le récit. Au contraire, dans le dernier rêve de Valentin à lřinfirmerie,

les paroles de Marta (lřamoureuse de Valentin, une petite bourgeoise) surgiront sans

condamnation et pleines de compréhension.

e. « I Walked with a Zombie » (1943).

Cřest un récit fortement modifié par rapport au film originel. Lřaction se passe dans

une île des Caraïbes. Une jeune femme doit rejoindre son époux dans la maison dřune

plantation ; mais lřalcoolisme de son mari, comme son ancienne femme devenue zombie,

perturbera ce paradis. Cette double fatalité empêchera lřunion pacifique et heureuse des

amants ; un seul chemin de libération sřouvrira par la mort violente du mari, du sorcier (le

méchant du récit) et de la femme zombie.

Ce récit peut être vu comme lřanticipation des événements qui accompagneront la

sortie de Molina de la prison et son sacrifice qui effacent les dépendances et les

manipulations quřil a subies des agences gouvernementales. Dans ce film la figure de la

maison apparaît comme un lieu habité par les ombres du passé et manipulé par des fils

truqués. Il y a également une cabane cachée dans la forêt où logera la femme zombie, un

refuge sans monde domestique qui doit disparaître par le feu, unique voie possible de

libération pour la zombie. Ce récit a, une fois de plus, le caractère tragique des mélodrames

aimés par Molina qui revendique lřunion des amoureux comme un projet domestique ayant

besoin du foyer.

Ella decide irse sola caminando hasta la casa

aquella abandonada, porque está segura de que ahí

va a averiguar algo.

El Beso... p.152.

Y le dice a la zombi que vuelva a su cabaña y se

encierre y prenda fuego a la casa, así no será más

instrumento de la perversidad de nadie.

El Beso... p. 191.

Alors elle décide dřaller, seule, en marchant,

jusquřà la fameuse maison abandonnée ; elle y

apprendra quelque chose, elle en est sûre.

Le Baiser… p. 172.

Il dit à la zombie de regagner sa cabane, de sřy

enfermer, de mettre le feu à la maison, pour nřêtre

plus lřinstrument de la perversité de qui que soit.

Le Baiser… p. 206.

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106

Il faut se rappeler que dans lřîle de ce film la zombie reste vivante pour être

manipulée par le sorcier, comme Molina est placé par le directeur de la prison dans la

cellule 7 avec des intentions semblables.

Por otro lado, es en este capítulo donde la figura del mayordomo, presente también en la

película nazi, muestra por completo su costado siniestro en la identificación con el Director

del Penal. Si la película nazi convive en la misma hoja con la llegada de los platos de

polenta envenenada a la celda, en este capítulo Ŕdonde se alcanza el clímax de la tensión

narrativa y del acercamiento entre los protagonistasŔ se revela la verdadera cara del

mayordomo, cuya descripción parece suplir la descripción ausente del Director del Penal.182

f. Le journaliste et la chanteuse à Veracruz.

Ce dernier film du roman est inventé par Puig ; Molina nous raconte lřamour dřun

journaliste et d'une chanteuse, il abandonne sa profession pour la suivre ; elle est lřamante

dřun magnat et nřa pas le courage de le quitter ; néanmoins dans le cœur de la fille lřamour

le fera tout laisser et partir vers le journaliste qui, ayant sombré dans lřalcool et la maladie,

ne sřen sortira pas.

Dans ce film, la grande maison du magnat est surnommée Ŗla cage dřorŗ, espace

contesté par la petite maison où ils habiteront quelque temps, grâce à lřargent récolté par la

chanteuse comme prostituée. Maisonnette à laquelle elle revient à la fin de lřhistoire

quand il est mort,

La casita donde ellos vivieron los pocos días de

felicidad.

El Beso... p. 235.

À la maisonnette où ils auront vécu leurs quelques

jours de bonheur.

Le Baiser… p. 246.

Une fois de plus le foyer est évoqué comme lřespace principal, symbole de la joie.

Dřautres éléments se verront re-appropriés par Valentìn dans lřinfirmerie : la

marche de la chanteuse sur la plage avec la séquence finale qui montre son visage plein de

larmes mais avec un sourire… Une fin qualifiée par Molina «dřénigmatique» (p. 235), les

mêmes mots que ceux prononcés par Valentín au dernier chapitre (p. 257).

182 El Beso… (Notes critiques) p. 200. (Dřailleurs, cřest dans ce chapitre que la figure du majordome,

présent déjà dans le film nazi, dévoile entièrement son visage sinistre par lřidentification avec le Directeur du pénitencier. Si le film nazi réunit dans la même page lřarrivée des assiettes de polenta empoisonnées à la

cellule, dans ce chapitre Ŕ où on arrive au climax de la tension du récit et du rapprochement des protagonistes

Ŕ le vrai visage du majordome se dévoile, et cette description semble suppléer la description absente du

Directeur du Pénitencier.) Traduction personnelle.

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En suivant la série de six films reconstitués par Molina, nous pouvons structurer

lřespace carcéral comme une appropriation cinématique ;183

la cellule est imaginée, jugée

et décodée à partir de données des récits. Les discours des personnages et la narration de

Molina remplissent la plus grande partie du récit et les décors filmiques soutiennent le

roman plus que la description de lřespace de la prison. Si nous avons vu dans La Jalousie

la construction de lřespace comme une création picturale où sřentrecroisent les angles de

vue et la lumière, la spatialité chez Puig est créée par les innombrables images

cinématographiques qui irradient la cellule. Dans El Beso… cřest le temps du récit et de la

parole (narration indirecte et à lřindicatif) qui prend la place centrale. De toute façon, chez

Puig cřest également lřobscurité du soir qui permet le dynamisme de lřespace ; par elle la

cellule se transforme en salle de cinéma et en espace des métamorphoses.

En tant quřexpérience fondatrice, la cellule est dans cette œuvre lřécran de la

narration et chaque histoire approfondit les dimensions de cet espace. La cellule est le lieu

de concentration spatiale, le microcosme où se reconfigure lřhomme individuel et social,

dynamisme qui fait de la clôture quelque chose de plus quřun espace fermé. Des

caractéristiques plus nettes encore, identifiées progressivement font de la cellule un habitat

des corporalités renouvelées.

3. Un lieu fondateur.

La cellule à partir de sa fermeture et des lignes significatives développées par les

récits des films devient le point générateur des identités nouvelles. Elle représente le centre

du micro-cosmos du roman. La cellule comme espace ouvre donc un nouveau temps ; elle

est lřhabitat généreux, qui permet les transformations des personnages. Dans ce vide

démesuré et à la fois étroit, les protagonistes expriment les dimensions inexplorées de leur

existence : ressemblances inconnues, sensibilités inattendues, idées étranges, etc.

Comme espace fondateur la cellule peut être perçue dans une perspective

anthropologique sacrée : « La cellule est lřéquivalent dřun espace sacré, cřest-à-dire un lieu

destiné aux rites, aux cérémonies, aux initiations, aux sacrifices. »184

S'exprimant ainsi,

Ezquerro s'inscrit dans la lignée interprétative classique de Mircea Eliade qui éclaire la

valeur des espaces sacrés :

183 Voir la note 101. 184 EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 12.

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Disons tout de suite que lřexpérience religieuse de la nonŔhomogénéité de lřespace

constitue une expérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne

sřagit pas dřune spéculation théorique, mais dřune expérience religieuse primaire,

antérieure à toute réflexion sur le monde. Cřest la rupture opérée dans lřespace qui permet

la constitution du monde, car cřest elle qui découvre le « point » fixe, lřaxe central de toute

orientation future.185

On peut placer la cellule comme centre du monde, point de référence pour les

actions anciennes et futures des prisonniers. Elle est aussi, la place qui brise lřhomogénéité

de la géographie profane en rendant possible lřapparition dřun cosmos nouveau parcouru

par Valentín et Molina dans le voyage initiatique de leur temps.

Ce monde sacré sřenracine aussi dans les luttes symboliques traditionnelles des

cultures : la lumière contre lřobscurité, le chaos contre lřordre, le bien contre le mal, etc.

« Le temps de la prison est donc un temps nocturne, un séjour de ténèbres à lřinstar des

séjours initiatiques qui reproduisent le temps de la mort et de la germination. »186

Structure

confortée par les cycles quotidiens de la prison : repas, douche, extinction des lumières,

visites au directeur, etc.187

La cellule est le milieu qui détermine les rituels instaurés par

Molina autour de la nourriture et la parole ; ces instances nouvelles dřinitiation, de

confusion et de changement dont nous parlerons plus tard. Là, Valentín fait la découverte

de lřhomosexualité comme un vécu sexuel, Molina prend contact avec la lutte subversive

et les deux surmontent les stéréotypes et les schémas établis en dévoilant leurs

engagements, rêves et désirs.

C'est ainsi que progressivement ils prennent un autre visage "d'être humain". Cet

endroit devient fondateur pour les deux prisonniers ; sur place ils vivront leurs rituels de

passage et la redéfinition de leurs projets signés, plus tard, par le sang et le sacrifice.

Milagros Ezquerro et Mónica Zapata188

développent cette idée. Néanmoins je prends

quelque distance par rapport à la conception dřEzquerro sur la violence et le sacré. Pour

elle, la mort se produit comme transgression des limites du sacré : « Sortir de lřespace

licite cřest transgresser lřinterdit et cette transgression sera punie de mort » ;189

cependant

« le bonheur » et « le salut » produits par la rencontre de nos personnages, ne correspondra

pas à une délivrance de la haine de leurs ennemis ; le sacrifice est un fait indispensable

185 Cf. ELIADE, Mircea, Le sacré et le Profane, p.21. Le développement complet de cette idée se poursuit

jusquřà la page 59. 186 EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 27. 187 El Beso… développe dans ses rituels les opérations fondamentales qui bâtissent une langue et la renouvellent : isoler, articuler, systématiser et théâtraliser ; cf. BARTHES, Roland. Sade, Fourier, Loyola.in

Œuvres Complètes. Tome III : Livres, textes, entretiens, 1968-1971. pp. 701-707. 188 Cf. EZQUERRO, M. Op. Cit. pp. 12 Ŕ28 et ZAPATA, M. Op. Cit. pp. 43. 189 Ibid. p. 13.

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dans leurs choix, presque une condition de bonheur selon la perspective introduit par

Molina. On peut dire que cřest le prix payé par Molina dans sa démarche de maturation.

Dans la configuration de ce monde et la consolidation dřune identité différente, les propos

de Juan Pablo Dabove nous sont plus proches :

En los relatos de Molina, tal como su muerte nos enseñará a verlos se trata por el contrario

ya desde un principio de una cierta relación establecida con la muerte, muerte que es el

inevitable desenlace de todas sus historias (aunque lo que nos interesa mostrar sea que la

muerte no es precisamente ningún desenlace, sino una suspensión indefinida). No la

progresiva manifestación de una esencia, que en la crisis adquirirá un grado máximo de

visibilidad, (el drama de la muerte o por el contrario su secreta justificación) sino la

Ŗpresentificaciñnŗ de algo que escapa a toda visibilidad: la muerte misma.190

Le séjour commun des personnages imprègne de sens leur vie postérieure à la

cellule en confirmant certaines moments (le baiser, les repas et les rapports sexuels)

comme de vrais rites de passage dont lřespace initiatique aurait été le cachot.

Molina a été si fortement identifié à la cellule quřà lřextérieur il nřest presque rien ;

il devient lř« Inculpé 3.018» (131-135, 181-183, 227-229, 245-251). Son identité, produit

de la fermeture de la prison, a disparu ; la perte de force de Molina comme personnage est

plus manifeste au chapitre 15, lorsque la chronique des jours vécus en liberté provisoire lui

interdit toute parole. Sans le dialogue et ses rituels, le personnage de Molina perd toute sa

force et sa fécondité. La cellule a une telle importance quřelle deviendra la référence dans

les seize derniers jours pour Molina. Lřappartement sera donc un lieu de transition pendant

ces deux dernières semaines, il ratifie par son étrangeté la métamorphose accomplie dans la

cellule.

A las 17, pese al frío, el procesado abrió la venta, y

allí se quedó largo rato observando Ŕcomo en el día

de ayerŔ hacia el noroeste.

El Beso... p. 246.

A 17 heures, malgré le froid, lřinculpé a ouvert la

fenêtre, et il est resté un long moment à observer Ŕ

comme la veille Ŕ en direction du nord-ouest.

Le Baiser… p. 253.

190 DABOVE, Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. Rosario:

Beatriz Viterbo Editora, - Cuadernos de Tesis- 1994,. p. 25. (« Dans les récits de Molina, comme sa mort

nous apprendra à les voir, il sřagit par contre depuis le commencement même dřune certaine relation avec la

mort, mort qui est lřinévitable dénouement de toutes ses histoires (malgré notre intérêt pour montrer que la mort nřest précisément pas un dénouement, sinon la suspension indéfinie). Elle nřest pas la progressive

manifestation dřune essence, qui dans la crise prendra un niveau plus élevé de visibilité, (le drame de la mort

ou au contraire su justification cachée) sinon la « presentification » de quelque chose qui échappe à toute

visibilité : la mort même ») Traduction personnelle.

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Como las veces anteriores, también en este día

miró hacia el noroeste, es decir hacia la confluencia

de las calles Juramento y Bauness, o sea Ŕpara dar

orientación más precisaŔ hacia el barrio de Villa

Devoto donde se halla situada esta Penitenciaría.

El Beso... p. 247. cf. 248, 249.

Comme les fois précédentes, il a regardé

aujourdřhui encore dans la direction nord-ouest, à

la jonction des rues Juramento et Bauness,

autrement dit - pour donner une indication plus

précise - vers le quartier de Villa Devoto, là où se

trouve situé lřétablissement pénitentiaire.

Le Baiser… p. 256, cf. 256.

Dans les regards de Molina, au chapitre 15, nous voyons une transformation

radicale, car quand il parle de lřappartement ou y fait référence, il le décrit comme un lieu

familier et protecteur ; il est lřinstance principale de son identité et de son devenir femme.

Ŕ De que viniera a vivir conmigo, con mi mamá y

yo. Y ayudarle, y hacerlo estudiar. Y no ocuparme

más que de él, todo el santo día nada más que

pendiente de que tenga todo listo, su ropa,

comprarle los libros, inscribirlo en los cursos [...]

¿no te parece lindo?

El Beso... p. 60.

Ŕ Quřil viendrait vivre chez moi, avec ma mère et

moi. Et de lřaider, de le faire étudier. Et de

mřoccuper de lui, toute la sainte journée, de veiller

à ce quřil ait tout sous la main, son linge, de lui

acheter ses livres, de lřinscrire aux cours, et… Tu

ne trouves pas que cřétait beau ?

Le Baiser… p.71.

Lřappartement nous a aidé à compléter les données délivrées par les récits des films

qui révélaient Molina comme lřhomme du foyer ; en revanche on ne sait rien de Valentín :

il serait lřhomme du monde extérieur, de lřaction. Alors que pour Molina prisonnier,

lřappartement a été lřendroit paradisiaque de ses souvenirs, il deviendra pendant ses

derniers instants un lieu dřagonie, un lieu dramatique. Lřappartement est dans la cellule le

souvenir d'une époque antérieure ; une étape franchie après la libération de la prison qui ne

lui permet pas de se trouver chez lui dans sa propre maison. Cet appartement devient le

lieu du chagrin et le point de départ pour sa « mission ». Parce quřaprès son séjour dans le

cachot avec Valentín son univers devient héroïque et garde un lien avec ce dernier et la

prison.

Pour Valentín lui-même la cellule a été importante, les jours vécus avec Molina lui

ont permis dřaffronter autrement la torture et la douleur ; à lřinfirmerie, dans le chapitre 16,

ce sont ces images et leurs échanges qui reviendront dans son délire. Le temps de la cellule

produit des changements dřidentité et des transformations qui font de chacun des

personnages le miroir de leur contraire. Molina, lřhomme de la nuit, vit des films, de la

catharsis esthétique ; Valentìn, lřhomme du jour, vit des livres, des idées et actions

engagées. Lorsque les retrouvailles entre les deux hommes prendront fin, le changement de

rôles sřaccomplira : Molina sřimmiscera en politique et Valentin dans les feuilletons. Les

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imaginaires fournis par Molina seront réinterprétés et ré-élaborés de manière libre par

Valentin dans le dernier chapitre. Valentin ne pourra pas non plus oublier ou se détacher

des événements fondamentaux vécus dans la cellule 7.

Au terme de cette lecture, la cellule comme place fondatrice est doublement

authentifiée : par le fait de constituer le centre fondateur et existentiel des personnages et

par celui dřêtre le lieu des rituels de passage qui ont inauguré d'autres étapes dans les deux

démarches individuelles. Nous pouvons également appréhender ce qui se passe dans la

cellule à caractère symbolique dřune façon plus biologique. La cellule elle-même et les

événements dřEl Beso... se développent comme un espace utérin, dimension qu'il faut

maintenant tenter d'inventorier.

4. L’utérus.

La comparaison, la plus juste, pour comprendre la cellule comme lieu de

métamorphoses, est celle qui lřidentifie comme espace organique (comme utérus). La

geôle a plusieurs éléments communs avec la matrice : dřabord elle est le lieu de la

temporalité aux rythmes propres et en fonction de « lřembryon »; sans régularité

extérieure, hors des couchers de soleils et de lřaube. Là, la vie des prisonniers se déroule

selon un autre rythme sans les cycles ordinaires de la vie extérieure réglés par le travail, les

horaires, la veille et le repos dřune société organisée (malgré lřeffort de Valentin pour

affirmer le contraire). Les récits des films seront les pendules qui livreront la durée aux

événements. Le roman est esquissé à partir d'une exclusion atemporelle au-delà de

l'histoire : « Il sřagit dřune durée totalement coupée et du temps naturel (par lřabsence de

communication avec lřair libre) et du temps social environnant (par lřabsence de

calendrier, de mouvement, de radio, de journaux). Cřest donc une durée fermée sur elle-

même à lřintérieur de lřespace cellulaire ».191

Dans cette temporalité, instaurée par le roman, les premiers chapitres sont traversés

par la maladie de Molina et de Valentín, les derniers par lřéventuel sortie de Molina de la

prison. La convalescence dans le premier cas et la consolidation du projet dans le

deuxième, supposent chez les prisonniers une reconstruction physique et une réadaptation

sociale. Nos personnages sont alors des êtres en état de latence par rapport au monde

extérieur. Sřil est vrai que la cellule vit une interdépendance avec la périphérie de la prison

et du monde évoqué par les protagonistes, ils sont des êtres fœtaux dans la geôle,

191 EZQUERRO, M., Op. Cit., p. 22.

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dépendant d'elle du point de vue du temps et de l'espace. Dimension vue par Lucille Kerr

comme un entourage familier qui sřest installé dans cet espace clos ; elle souligne des

éléments voisins, sinon semblables, à ceux que nous avons relevés.

Dentro del espacio al que el sistema penitenciario los ha recluido, Molina y Valentín

reproducen la relación familiar fundamental Ŕla del padre e hijo, y la de madre e hijoŔ, en la

que se inscribe una relación de poder también fundamental y, por ende, significativa. El

modelo familiar construye un tipo de movimiento complejo que también estructura el

intercambio discursivo que se desarrolla y sobre el que se superpone el espacio opresivo de

la celda. Además esa relación privada y doméstica aparece conectada con otra pública e

institucional, la del sistema penitenciario dentro del que Molina y Valentín se encuentran

aislados del resto del mundo.192

Les protagonistes, sous lřinfluence de la cellule, dans ce peu dřespace, cherchent à

établir règles, rythmes de vie ; dans lřautonomie de la fermeture, personne de lřextérieur

nřa la moindre autorité.

Ŕ Bueno, hasta mañana entonces.

Ŕ Hasta mañana.

Ŕ Mañana ya se termina la película. Ŕ No sabés qué lástima me da [...]

Ŕ Bueno, se nos pasaron las horas más rápido

¿no?

El Beso... p. 35.

Ŕ Eso que leíste demasiado. Como la vela es mía

la próxima vez te la apago.

Ŕ Es que me parecía mentira poder leer de

nuevo.

Ŕ Sí, pero estaba bien leer a la tarde, que podías

leer y gran celebración, pero a la tarde. Pero

después de apagada la luz ya se te fue la mano seguir como dos horas más con la velita.

El Beso...p. 173.

Pero yo en la celda no puedo dormir porque él me

acostumbró a contarme todas las noches películas,

como un arrorró.

El Beso... p. 256.

Ŕ Bon, alors à demain.

Ŕ À demain.

Ŕ Demain la fin du film. Ŕ Tu ne sais pas à quel point ça me fait

de la peine[…]

Ŕ Le temps a passé plus vite, non ?

Le Baiser… p. 41.

Ŕ Tu as encore trop lu. Puisque la bougie

mřappartient, la prochaine fois je lřéteins.

Ŕ Ça me semblait incroyable, de pouvoir lire

de nouveau.

Ŕ Bien sûr, mais çřaurait été mieux de le faire

lřaprès-midi, tu pouvais lire tout ce que tu

voulais. Après lřextinction de la lumière, tu as encore lu deux heures à la bougie. Tu

crois pas que tu exagères ?

Le Baiser… p. 187.

Maintenant, dans la cellule, je ne peux pas

trouver le sommeil ; il m’a habitué à écouter

tous les soirs des films, comme une berceuse.

Le Baiser… p. 266.

Dans ce temps de la cellule, il y a « quelque chose » (projet ou être) qui évolue en

vue de son autonomie définitive. Pour Molina et Valentín il y aura une fin à ce temps, un

192 KERR, Lucille, La política de la Seducción, El Beso de la Mujer araña. pp.641-674 in El Beso..., p. 656.

(A lřintérieur de lřespace où le système pénitencier a mis Molina et Valentín, ceux-ci reproduisent le rapport

familier fondamental Ŕ celui du père avec lřenfant, et de la mère avec lřenfant Ŕ, par lequel sřinscrit une

relation de pouvoir aussi fondamental que significative. Le modèle familial bâtit une sorte de mouvement complexe qui structure aussi lřéchange discursif développé et sur lequel est superposé lřespace oppressif de

la cellule. Ce rapport privé et domestique se montre uni avec lřautre, publique et institutionnel, celui du

système pénitencier à lřintérieur duquel Molina et Valentín se trouvent isolés du reste du monde.) Traduction

personnelle.

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accouchement. Nous pouvons comparer le cycle des prisonniers à une gestation qui dure

quelques mois, 14 chapitres ou six films pour aboutir à une naissance hors de la cellule.

Cřest seulement le monde extérieur qui permet la résolution finale. La rue devient pour

Molina le lieu de sa vraie naissance ; le dehors vérifie les processus vécus dans la cellule

« 7 » par lřassassinat (cf. 251) ;193

pour Valentìn, il sřagit de lřinfirmerie (cf. 254). Comme

dans la naissance, la vie ne se réalise jamais en plénitude, sinon dans la rupture de

lřaccouchement qui brise le paradis utérin. Les paramètres du dedans demandent une

contrepartie du dehors : la rue et lřinfirmerie.194

Lřenfermement a conçu et nourri des êtres

nouveaux mais leur existence autonome requiert de lřextériorité.

Molina… maðana esté listo con sus cosas para

dejar la celda.

El Beso... p. 228

Ŕ Afuera lo vas a pasar bien, te vas a olvidar de

todas las que pasaste en el penal, vas a ver.

El Beso... p. 233.

Molina… demain soyez prêt avec vos affaires

pour quitter la cellule.

Le Baiser… p. 238.

Ŕ Dehors, tu seras heureux, tu oublieras tout ce

que tu as souffert en prison, tu vas voir.

Le Baiser… p. 244.

Il y a une deuxième dimension qui nous situe dans un lieu utérin : la modification

constante de l’espace et lřinterdépendance entre les corps et leur environnement. Dans El

Beso… on découvre la cellule, plutôt son contenu, selon le déroulement des actions, les

paroles des prisonniers ou le déplacement de leurs corps. Lřabsence de description, la

scénographie réduite et la présentation des objets, tout au long du récit, donnent cette

sensation, par exemple quand Molina est en train de réchauffer lřeau, nous nous en

apercevons par les commentaires de Valentin sur l'existence d'un petit brasero (cf. p 157).

Il faut le rappeler un fois de plus, la description de la cellule est presque inexistante, on

doit la deviner par la fonctionnalité des éléments en rapport aux prisonniers et dans leurs

dialogues.

Ŕ Sí, Valentín, cuando abrieron para entrar el mate

cocido te diste vuelta en la cama y te seguiste

durmiendo.

El Beso... p. 167.

Ŕ Oui, Valentin. Quand ils ont ouvert pour nous

apporter le maté, tu třes retourné dans ton lit et

tu as continué à dormir.

Le Baiser… p. 179.

193 « mais on peut dire que cette mort doit sřanalyser en tant quřachèvement dřun processus inauguré par lřexpérience initiatique du temps de la prison » EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 28. 194 Le dehors comme aboutissement inévitable et rupture est montré aussi par Ezquerro avec son caractère

tragique : « Le temps du châtiment. Toujours soumis à la menace dřun mal plus grand (interrogatoires,

tortures, mort)… » Ibid. p 22.

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La cellule existe pour le lecteur en fonction des liens et des mouvements réalisés

par les deux locataires et elle devient identifiable, grâce à eux, de manière telle que certains

espaces en sont une continuation. Des espaces extérieurs comme la douche ou les toilettes

peuvent être vus comme le prolongement de la cellule, parfois comme de simples énoncés,

mais nous n'aurons jamais d'informations directes. Seul le bureau du directeur prend un

rôle précis comme seuil vers lřautonomie définitive de Molina. Étape intermédiaire entre le

dedans et le dehors, à la fois promesse et menace, ce bureau constitue pour le lecteur le lieu

de lřexpérience double de Molina, comme traître et victime ; ce cabinet est le plateau où

les forces puissantes du système lřexploitent ou lui-même sřaffirme astucieux en

manipulant les ficelles qui cherchent à le piéger. Un champ de bataille.

La troisième et dernière affirmation organique de lřespace se produit autour de la

nourriture et de la protection comme garantes de la vie. Toute matrice permet

lřassimilation dřénergie et la croissance des embryons en assurant en même temps leur

protection. Molina comme une voix domestique exprime ces dynamismes :

Ŕ Callate vos, apestado. Hoy acá se empieza una

nueva vida, con sábanas casi secas, tocá... Y

todo esto para comer.

El Beso... p. 141.

Ŕ Me da lástima comérmelo, me lo voy

reservando, y nunca le llega el momento. Pero mañana lo partimos en dos.

Ŕ No, es tuyo.

Ŕ No, mañana vamos a tener que comer la

comida del penal y de postre nos comemos el

zapallo abrillantado.

El Beso... p. 216.

Ŕ Tais-toi, petit dégoûtant. A partir

dřaujourdřhui commence une vie nouvelle.

Touche ! Les draps sont presque secs…

Regarde ! Deux poulets à la broche, deux !

Le Baiser … p. 157.

Ŕ Ça me fait de la peine de le manger, je me le

réserve, et le moment nřarrive jamais. Demain, on le partagera.

Ŕ Non, cřest pour toi.

Ŕ Non, demain, il va bien falloir reprendre

lřordinaire de la prison ; comme dessert, au

moins, on mangera le bout de melon confit.

Le Baiser… p. 225.

Dès le commencement Molina affirme le côté sensuel et gourmand réprimé par

Valentín :

Ŕ De veras, te lo pido en serio. Ni de comidas ni de

mujeres desnudas.

El Beso... p. 14.

Ŕ Je te le demande sérieusement. Pas de repas, ni

de femmes nues.

Le Baiser… p. 19

Cependant du premier chapitre au 16ème

nous entendrons parler de nourriture, car

lřaliment est aussi une des sources dřéchange des prisonniers. Au cours des films et des

repas, les prisonniers accumuleront les énergies, le courage et les forces qui stimuleront

leurs métamorphoses ;

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Mientras los relatos convierten el espacio cerrado de la prisión en un umbral Ŕlugar entre la

vida y la muerte, entre el afuera y el adentro, entre la fantasía y lo cotidianoŔ y burlan los

horarios de dormir o estar despierto, la comida obtenida por Molina Ŕ también a partir de su arte verbal Ŕ introduce un placer que permitirá la entrada de otros placeres. 195

Les récits et les aliments introduits par Molina, dans ses rapports avec Valentín,

sont plus que la première victoire dřun projet hédoniste dont la sexualité sera vue comme

le but ; ils sont surtout les moyens premiers de vie pour les prisonniers, différents de ceux

de la répression. Les aliments arriveront comme des présents de la mère de Molina ; on les

soupçonne dřabord d'être de vrais cadeaux, mais, après le chapitre 8, nous saurons quřils

sont livrés directement par le directeur de la prison, à la suite du pacte fait entre Molina et

lui. Pacte qui permet à Molina comme à Valentin de prendre des forces pour le

dénouement final.196

La fonction de protection et d'isolement paradisiaque, garantie par lřutérus est

complétée dans la cellule par les soins de Molina. Cřest Valentin lřobjet de convoitise et de

préoccupation ; en face des agressions externes, celles de lřempoisonnement ou de la

répression, Molina est le garant du bonheur immédiat. Il confirme la cellule comme cette

sorte de source maternelle qui remplit les besoins primitifs de lřenfant.

Ŕ Estabas gritando en sueños.

Ŕ ¿Si?...

Ŕ Sí, me despertaste.

Ŕ Perdoname.

Ŕ ¿Cómo te sentís?

Ŕ Estoy todo sudado. ¿No me alcanzarías la

toalla? Sin prender la vela.

Ŕ Esperá, que voy al tanteo...

El Beso... p. 111.

Ŕ Tu criais en dormant.

Ŕ Oui ?

Ŕ Ça mřa réveillé.

Ŕ Excuse-moi.

Ŕ Comment te sens-tu ?

Ŕ Je suis en nage. Veux-tu me passer la

serviette ? Sans allumer la bougie.

Ŕ Attends, je cherche, à tâtons…

Le Baiser… p. 131.

195 El Beso… (Notes critiques) p. 25. (Tandis que les récits font de lřespace cloîtré de la prison un seuil Ŕ

lieu entre la vie et la mort, entre le dehors et le dedans, entre la fantaisie et le quotidien Ŕ et rusent les

horaires de sommeille et de veille, la nourriture obtenue par Molina Ŕ là aussi par son art de la parole Ŕ

introduit un plaisir qui en permettra dřautres.) Traduction personnelle. 196 La légende du moyen âge dans le film « Cat People » parle dřun pacte fait entre le démon et les femmes

dřun village « isolé » dans la montagne, dřune alliance autour de la nourriture (Cf. El Beso... p. 13). Molina, comme ces femmes-là, a dû se vendre pour vivre. Hier dans la légende comme aujourdřhui dans le roman ce

pacte enfante des filles à demi-animales. Il faut rappeler aussi que le marché noir et la spéculation sur les

aliments deviennent lřacte de trahison et de perversion le plus important dans le film de propagande nazi

Destino.

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Ŕ Uy..., Molina, te voy a dar lata otra vez...

rápido, llamá que abran la puerta.

Ŕ Aguanta un segundito... que ya...

Ŕ Ay... ay...no, no llamés...

Ŕ No te aflijás, ahora te doy para limpiarte.

Ŕ Ay... ay... no sabés qué fuerte es, un dolor

como si me clavaran un alambre en las tripas...

Ŕ Aflojate bien, larga todo que después yo lavo

la sábana. El Beso... p. 123.

Ŕ Molina, je vais te casser les pieds encore…

vite, fais-moi ouvrir la porte.

Ŕ Attends un tout petit peu…voilà.

Ŕ Aïe… aïe… non, nřappelle pas.

Ŕ Ne te tracasse pas, je te donne tout de suite de

quoi te nettoyer.

Ŕ Aïe… tu ne sais pas comme cřest fort, une

douleur comme si on me plantait un fil de fer

dans les tripes… Ŕ Laisse-toi aller complètement, lâche tout,

ensuite je laverai le drap.

Le Baiser… p. 142.

La cellule est un endroit protégé pour les prisonniers, même dans la maladie ; rester

dedans signifie la permanence dans leur temps, leur histoire et leur autonomie, (cf. 85, 100,

221). Cette souveraineté, certainement artificielle, a sa fonctionnalité car les corps

sřaffirment et se fortifient, à lřintérieur, pour « une naissance ». Le dehors se constitue en

réussite de ce processus ; seule lřextériorité ratifiera lřeffectivité et la qualité de ces

transformations.

C. L’espace utilisé, un espace transformé.

Après avoir observé lřorganisation de lřespace dans La Jalousie et El Beso... en

relation avec la dimension de la fermeture nous pouvons désormais préciser des points de

rencontre entre les deux romans. Ces ressemblances et différences façonnent le chemin

spécifique des personnages qui habitent ces espaces. Nous retiendrons quelques points,

plus déterminants, qui seront revus dans les prochains chapitres dans une optique plus large

que celle de lřespace :

Les déplacements réalisés par A… et Molina, les deux personnages principaux des

romans, les configurent comme des êtres du mouvement ; ils sont les voyageurs qui

arpentent les différents espaces du roman : Molina est dans le bureau du directeur, dans

lřappartement, dans la rue et dans la cellule. De même A… est dans la cour, dans la

chambre, dans la salle à manger, sur la terrasse et dans la ville. Ils ont la maîtrise de

presque toute lřétendu spatiale décrite dans les récits, tout lřespace est rempli par leur

présence.197

Ils ont le pouvoir de passer des frontières ; ce sont les personnages qui font la

transition avec le monde extérieur.

197 Nonobstant un lieu sera interdit à A… : le bureau du narrateur, mais on y trouvera cependant sa photo. De

même Molina nřira jamais à lřinfirmerie.

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Par contre, pour les deux autres personnages de La Jalousie et dřEl Beso…198

:

Valentín et « le mari jaloux », il leur est défendu de sortir ; pour le guérillero, quitter la

cellule est la menace de quelque chose de pire, cette promesse ne représente pas la joie

dřun changement positif mais un risque. Pour le « narrateur » de La Jalousie lřextérieur

nřexiste pas ; tout le roman, pour lui, se passera à lřintérieur, dans les limites de la maison ;

les voyages ou lřau-delà de la propriété semblent ne pas le toucher, jamais une parole nřest

dite sur cette action.

La salle à manger et la cuisine comme espaces de la nourriture sont réinterprétés

continuellement. Chez Robbe-Grillet la salle à manger existe comme telle avec la table, les

fauteuils, les nappes, les couverts et tout le mobilier ; par contre la description des aliments

et leur consommation deviennent une action mécanique, vue presque par lřœil dřun

éthologue. Les repas sont des documents qui renvoient à des personnages ou fixent les

mouvements internes du narrateur : les taches sur la nappe parlent de Franck, le crabe dans

lřassiette est une figure du mille-pattes, les cocktails sur la terrasse sont la mise en scène

dřune trahison, les glaçons, un alibi ; l'opération la plus importante à table nřest pas de

manger, cřest lřécriture, la création dřun document en lien avec les personnages : la salle à

manger se dilue dans lřécrasement du mille-pattes, et le bar inconnu de la photographie est

retenu par la figure dřA….

Chez Puig, il se passe tout le contraire, la nourriture construit lřespace cellulaire, à

plusieurs reprises, comme cuisine ou salle à manger. Les aliments sont présents par leur

forme, leur chair, leur parfum, leur couleur ; ainsi lřeau réchauffée de la tisane, le poulet

rôti partagé, la polenta empoisonnée, etc. Le récit renforce lřoralité, dilate autant la

sensibilité matérielle de la parole que celle de la nourriture. El Beso... par les simples et

rustiques repas de la cellule représente toute la charge existentielle et vitale de la nourriture

qui est insinuée par les films racontés par Molina. Ce rôle plus important de la nourriture

chez Manuel Puig sera développé, lorsquřil sera question, en détail, de la configuration de

la femme-araignée.

Dans les deux romans de toute façon, les espaces deviennent des lieux dřéchange et

dřintimité partagée grâce aux repas et aux verres pris ensemble.

198 Ces autres personnages ont des traits communs avec les protagonistes principaux et une liaison vitale avec

les mêmes espaces. Pourtant le directeur du pénitencier qui nřa pas commis de « délit », et Franck qui est

toujours le visiteur de la plantation nřarrivent pas à vivre à lřintérieur. Leurs rôles seront plus développés

dans les chapitres suivants.

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La chambre et la cellule partagent, chacune à leur manière, les conditionnements

de la chambre obscure ou de la salle de cinéma ; ces endroits font de lřobscurité une

condition pour que la lumière se révèle ; nous y trouvons aussi une sorte de pellicule, de

surface, de couche sensible et impressionnable, chez les protagonistes, qui sera modifiée

par les incidents centraux du récit. Les corps sont marqués par cette façon particulière de se

confronter, dans lřobscurité, avec le regard du narrateur chez Robbe-Grillet ou la parole de

Valentín chez Manuel Puig. Cette obscurité conditionne sans doute lřespace où les actions

plus significatives des protagonistes se fixent et sřexpriment. Il faut toujours attendre

lřextinction des lumières, à la prison, pour commencer les récits de films et le coucher du

soleil, pour percevoir la brousse et les animaux qui la peuplent. Il faut la nuit pour la bonne

perception des murmures vitaux et des mouvements, il faut de lřobscurité pour que les

images lointaines ou extérieures prennent chair, pour que la sensibilité trouve sa plénitude.

Cette chambre obscure suscite paradoxalement, chez les protagonistes, deux états de

sensibilité tout à fait différents : parfois un endormissement qui permet, en arrêtant la

raison logique, le parcours libre de lřimagination et quelquefois, au contraire, une attention

rigoureuse qui perçoit le moindre stimulus.

La chambre obscure peut être vue, aussi, par les deux « délires » des co-

protagonistes, leur chute dans lřobscurité de lřinconscience, qui saisit mieux les données

appréhendées à la lumière de lřentendement. Hallucination déclenchée mécaniquement par

lřextinction du gaz de la lampe, chez le narrateur de La Jalousie et induite, de manière

chimique, chez Valentín par la morphine. Les deux moments sont clairement des

modifications des états de conscience de Valentín et du « mari » ; des états assimilés, par

nous, à une entrée dans lřespace de lřobscurité et du néant qui devient condition de la vie et

de la lumière.

Ce qui se passera dans la chambre de La Jalousie ou à lřinfirmerie ce seront des

moments uniques. Evénements circonscrits également, dans ce que nous appellerons

provisoirement « espace absolu » et qui représente le point « zéro » des romans. Lieux

fondateurs, rien nřexiste avant eux.199

Cřest le périmètre rétréci, les frontières réduites,

lřespace qui dévoile nřimporte quel contenu. Il ne sřagit pas ici dřintroduire une catégorie

199 On peut voir cet « espace absolu » en profonde relation avec le temps. Cette perception, résultat du travail

sur les deux romans, reste encore un chantier à explorer.

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philosophique ou physique, mais de souligner une constante littéraire qui sřinscrit dans

lřordre de la narration et de la représentation.

Cet « espace absolu » consolidé et déterminé par le personnage principal des récits

est vécu comme déplacement aux marges par ses partenaires; pendant tout le récit, « le

mari » sřinstalle dans la salle à manger ou dans le bureau-terrasse pour voir, pour épier,

comme Valentìn est pendant treize chapitres dans la cellule en état dřécoute. Les

expériences vitales plus importantes des co-protagonistes, sont dans les deux récits,

éprouvées hors de leurs conditions habituelles. « Le centre » est transmuté : Le narrateur

de La Jalousie est dans la chambre, le plateau réservé à A… ; Valentín dans El Beso... est à

lřinfirmerie hors de la cellule. Dans les deux cas, le milieu nřest pas modifiable : la ferme

et la prison. Dans ces espaces A… habite lřimagination du « mari » sans être vue, comme

Molina est saisi intensément dans le rêve de Valentín, sans être entendu physiquement.

Cette ultime configuration des protagonistes sera la source de leur autonomie définitive :

leur absence semble être une condition de leur affirmation personnelle. Ce vide laissé par

A... et par Molina, ce néant ne peut être géré ou rempli par personne dřautre que ceux qui

lřont « habité » auparavant. Bien que Valentín joue le rôle de Molina et « le narrateur »

celui dřA… aucun dřeux ne se substitue à son contraire ; « lřespace absolu » confirmera

aussi la spécificité de chacun des personnages qui habitent le roman.

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II. LA FEMME ARTICULATION DYNAMIQUE DES VIVANTS.

Lřobjectif de cette partie est de faire apparaître quelques processus fondamentaux

de la constitution des personnages ; processus liés aux espaces, antérieurement identifiés

comme structuraux, dans le récit. Ces personnages principaux, par leur configuration,

rassemblent et expriment alors les mouvements principaux du roman ; caractéristique

exercée dřune façon exemplaire par les personnages féminins. A travers les diverses

expressions corporelles des personnages nous pointerons une condensation symbolique qui

rendra « vivant » cet univers clos et le conditionne, et le soutient à la fois.

A. Les configurations dans La Jalousie.

En suivant la méthodologie déjà utilisée pour aborder lřespace, nous présenterons

d'abord La Jalousie puis El Beso...

1. Les personnages.

Dans notre recherche du corps modèle de la femme il est important dřanalyser les

divers personnages du roman, leurs relations dřopposition et leurs possibilités d'action ; car

un personnage modèle implique, d'une certaine façon, un rapport étroit avec les autres

êtres du roman en le représentant au-delà du clivage opéré au cours du récit. Nous suivrons

aussi les ruptures instaurées entre natifs et colons, entre la civilisation et la brousse, entre la

parole et lřécriture, etc. pour déceler les identités sous-jacentes qui sous-tendent ces

problématiques.

Lřenvironnement de La Jalousie est façonné par des interdépendances mutuelles

entre différents éléments rendant crédible une « figure » commune. De même que pour les

unités narratives proches qui, en apparence, n'ont aucune correspondance entre elles, peut-

être y aurait-il une "hyper-figure" cachée quřil faudra trouver ? Nous pensons décrypter

cette figure petit à petit, à partir de lřimage du mille-pattes, qui exprime ce qui se passe

entre les protagonistes. Cette démarche rejoint un des postulats de Robbe-Grillet lui-même,

qui, dans Pour Un Nouveau Roman, écrit :

Le culte exclusif de « lřhumain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins

anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien dřautrefois,

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le héros. Sřil ne parvient pas à sřen remettre, cřest que sa vie était liée à celle dřune société

maintenant révolue. Sřil y parvient, au contraire, une nouvelle voie sřouvre pour lui, avec

la promesse de nouvelles découvertes.200

Pour parvenir à cette nouvelle voie imaginée par Robbe-Grillet lřanalyse devra

d'abord passer par les descriptions et implications des personnages de La Jalousie, A…,

Franck, le narrateur, les noirs, le Boy, etc. Ces personnages grâce à leurs interactions, et à

la figure du mille-pattes, sřaffirmeront par lřintégration, la correspondance à un autre

principe de cohésion, différent de celui de lřanthropocentrisme.

a. Le narrateur.

Il est appelé aussi par nous « le mari jaloux » par sa proximité dřA…, par sa

jalousie envers Franck, par sa place dominante et son pouvoir dans la maison. Nous

déduisons son statut d'époux en le regardant dormir dans la chambre utilisée par A… et

cřest à lui que Christine, le lendemain du voyage, demande des explications sur lřabsence

de Franck (178-179). Il est le bâtisseur de la propriété, selon les déterminations spatiales

suscitées par son regard, comme nous l'avons déjà constaté (cf. supra pp. 78 ss.). Ses

descriptions reflètent sa position dans la propriété, son rôle et sa situation physique : « Un

homme, entre les lames dřun store derrière lequel il peut voir sans être vu, cřest-à-dire à

travers une « jalousie », regarde. Il porte attention longuement aux détails de lřombre et de

la lumière, à ceux du travail de ses employés dans la plantation. »201

Il est certain que les

yeux du narrateur fourniront au lecteur presque tous les « incidents » du roman et les

profils des autres personnages, sauf ceux de sa propre expérience, la nuit de lřabsence

dřA….

Il est lřinconnu sur lequel nous aurons peu de données, lřhomme de la maison,

enfermé et méfiant, qui nous conduit au fil des pages du récit. Il est le narrateur pressenti,

de la première page jusquřà la dernière, sans se constituer le héros du récit. Il est la

conscience sans corps de ce roman, donc impossible à identifier, comme lřimage

symbolique du récit, dans la mesure où la quasi-inexistence de son corps est le résultat non

seulement de lřabsence de descriptions, mais aussi de la distance absolue du cosmos habité

par lui; présence presque spirituelle et assez problématique car « le mari de La Jalousie est

une mince pellicule de conscience qui se situe à la limite du moi et du non-moi. »202

Lui-

200 ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman, p. 28. 201 ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre. p. 265. 202 MANSUY, Michel, Etudes sur l’imagination de la vie. p. 95.

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même sřest privé des rapports, des dialogues, des échanges, des attentes ou des

promesses.203

Il est la conscience jalouse de la maison, plus quřun habitant, il devient la voix qui

remplit les espaces derrière la jalousie, les fenêtres, la distance. Cet homme exprime

différentes angoisses : son désir pour A… et sa distance dřelle à lřégal que la puissance et

la faiblesse comme patron. De façon plus précise nous verrons quřil se déplacera entre

lřimage dřA… et le mille-pattes, comme entre lřobjet de son désir et sa représentation. Le

regard obsessionnel du narrateur fait de ces deux corps ou représentations la matérialité

plastique où les données de son inconscient sřexpriment, et où ses refoulements sociaux se

manifestent. Il est le point de vue désincarné qui bâtit la quête de la corporalité. Cřest par

lui que les corps se font actuels et significatifs ; cřest également par lui que nous sommes

en face de A…, du mille-pattes, des animaux et de Franck et de leurs rapports mutuels

alors que nous tentons de comprendre le roman.

b. Franck .

Cřest le voisin aux mauvaises manières, rival du narrateur. Il mange de façon

inappropriée, fait des taches sur la nappe, du bruit au moment de manger sa soupe et ne

donne pas les signes d'une bonne gestion des affaires de sa ferme (21, 23, 25, 54, 60, 113,

145). Cet homme partage à des niveaux différents les mondes en confrontation dans La

Jalousie. Pour le narrateur, malgré la solidarité à un même projet colonial, il est presque un

des indigènes les plus ignorants et une force extérieure qui ronge les sécurités : lui, lřamant

dřA…, le mauvais mari, le colon inapte est dégradé au niveau dřun personnage sans

distinction. Anzieu, en parlant de La Jalousie, précise avec finesse lřimpression que lui

donne le narrateur :

A force de se concentrer sur les mouvements des mains, sur le va-et-vient de la fourchette

et du couteau, et sur les déformations musculaires entraînées par la mastication, la

description réduit Franck au niveau dřun bizarre phénomène automatique, à peine

biologique et tout à fait déshumanisé.204

Franck est, plus que le narrateur, le partenaire de A… dans le voyage, les lectures

de romans, les apéritifs et semble-t-il dans les affaires de la production de la plantation. Il

203 Si lřon suit Didier Anzieu, notre narrateur est le type même de lřobsessionnel : « Du point de vue psychanalytique, le mari illustre bien l’isolement de lřobsessionnel. Même quand dřautres sont présents, il est

seul : il nřa pas de communications personnelles avec eux ; il observe, jaloux derrière son store Franck et A.

qui ont entre eux de véritables échanges » ANZIEU, D., Ibid. p. 267. 204 FORTIER, P., Op. Cit. p. 34.

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est pareillement le mâle dřavant-garde, assoiffé de nouvelles conquêtes et lřhomme

entreprenant de cette colonie. Quelquřun aussi qui semble être un bon connaisseur des

voitures mais qui dans la pratique devient un mauvais mécanicien, (cela est plusieurs fois

souligné après sa nuit en ville avec A….) Dans le roman, Franck est lřun des acteurs

principaux des événements comme lřécrasement du mille-pattes, les dialogues sur le roman

africain, le correspondant des lettrés dřA… ou la panne de la voiture. Pour Anzieu, il est le

« personnage essentiel du roman, le seul vraiment vivant, et nommé ».205

Si son

comportement nřarrive pas à la culture élevée du narrateur, sa vitalité attire l'attention sur

lui. Il sřintègre dans lřunivers sauvage, qui entoure le narrateur, avec une « énergie » et un

« entrain » démesurés (110-111).

c. A… (la femme).

Le seul personnage féminin, sans rivale, devient le noyau des actions et des

processus de symbolisation du roman ; elle est tellement décrite et regardée par son

« mari », que nos réflexions auront pour origine les données la concernant.

En tant que femme énigmatique et libre, c'est un personnage fascinant autour

duquel on peut dire que le roman s'inscrit. Dřelle nous avons quelques descriptions : ses

lèvres (42, 141-142) ; ses vêtements, (15, 21-22, 58, 74, 94, 98, 115, 135, 136, 137, 205,

207) ; ses yeux et cheveux (on reviendra plus loin sur ces deux éléments). Elle est surtout

une Dame ; une femme de bonnes manières, qui sait sřexprimer, manger et sřamuser (24,

26, 70, 42, 183), la patronne de la ferme qui utilise les vêtements appropriés (10) et donne

des ordres précis d'une « voix nette, mesurée » (6).

Elle sřimpose, souverainement, au-delà des contraintes du milieu et de la société :

« Elle est en plein soleil. Les rayons la frappent rigoureusement de front. Mais elle ne les

craint pas, même à lřheure de midi » (135). Pour elle aucune barrière n'existera avec les

natifs, même dans le domaine sexuel : « Franck paraît sur le point de lui en faire grief :

« Quand même, dit-il, coucher avec des nègres… » A… se tourne vers lui, lève le menton,

demande avec un sourire : « Eh bien, pourquoi pas ? » » (194); elle semble être hors des

conventions, traversant lieux, coutumes et temps (205).

205 ANZIEU, D., Op. Cit. p.266.

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Malgré lřimage externe fournie par le narrateur, lřintimité dřA… échappe à son

regard avide de précision ; ses pensées et sentiments sont donc pour nous un peu

incertains :

En respectant rigoureusement les limites dřun point de vue objectif centré sur un narrateur

engagé dans lřaction, Robbe-Grillet construit une structure où le narrateur, et le lecteur

aussi, se heurtent à la politesse de A… là où ils voudraient savoir ce qui, en fait, se passe

dans son esprit.206

Nous connaissons A… en effet, comme un « produit du récit », à la troisième

personne, à travers les paroles : doutes, commentaires et fantaisies du narrateur. Notre

confrontation avec A… est pourtant toujours limitée puisque :

Par un retournement curieux, le narrateur, qui ne peut pas poser de questions, car il ne peut

pas se fier aux réponses, est dans la condition passive qui caractérise le lecteur de romans.

Les modalités de la création du personnage A… produisent donc une identification très

étroite entre le narrateur et le lecteur.207

Ces questions, silences et rapports établis par le narrateur, entre A… et le monde du

roman, seront selon l'identification suggérée par Fortier ceux du lecteur. Cet état

dřincertitude permet la correspondance entre les incidents du récit et A… et constitue un

des moteurs de notre recherche du personnage symbolique profilé A…, qui devient

cependant le personnage le plus important du récit.

d. Les animaux, les natifs, le mille-pattes.

Comme cela a été plusieurs fois signalé, les animaux, de même que les natifs et la

brousse, constituent « lřautre » du monde colonial. Un mouvement circulaire sřétablit où la

totalité est montrée comme lřépaisseur verte du jour ou lřétendue obscure de la nuit (146-

154). Totalité informe dont les morceaux se détachent de temps en temps : les bruits, les

insectes (147, 152, 153), les chants, les silhouettes des natifs (53) ou les cris des bêtes ;

fragments tout de suite dévorés par le néant de la nature, dont ils ont voulu être libérés.

Moments excellemment construits par Robbe-Grillet comme celui-ci : « Autour de la

lampe, la ronde des insectes est toujours exactement la même. Cependant, à force de la

contempler, lřœil finit par y déceler des corpuscules plus gros que les autres. Ce nřest pas

assez toutefois pour en déterminer la nature… »(150). La brousse représente donc

plusieurs choses dynamiques et entièrement liées entre elles ; vitalité qui uniformise tous

206 FORTIER, P., Op. Cit. p. 41. 207

Ibid. p. 47.

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ces êtres vivants dans une même nature, composée fondamentalement par les bruits et le

mouvement. Ces deux actions précédentes seront les gestes caractéristiques des animaux,

des natifs et de celui qui les exprimera de façon privilégiée, le mille-pattes.

Les bruits sont « lřautre » de la parole, en contrepoint avec le langage ou les sons

acceptés par le narrateur, ce sont aussi les cris des animaux, ou les chants dans le « langage

incompréhensible » des natifs ; bruits toujours liés à lřobscurité (146). «Elle semble

écouter le bruit, qui monte de toutes parts, des milliers de criquets peuplant le bas-

fond. Mais cřest un bruit continu, sans variations, étourdissant, où il nřy a rien à

entendre » (17).

Il y a probablement différentes sortes de bêtes. Cependant tous ces cris se ressemblent ; non

quřils aient un caractère commun facile à préciser ; il sřagirait plutôt dřun commun manque

de caractère : ils nřont pas lřair dřêtre des cris effarouchés, ou de douleur, ou menaçants, ou

bien dřamour. Ce sont comme des cris machinaux, poussés sans raison décelable,

nřexprimant rien, ne signalant que lřexistence, la position et les déplacements respectifs de

chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit. (31)

Pour le narrateur, il est clair, comme on vient de le constater, que les cris sont

identiques entre eux : ce sont ceux de bêtes non identifiées par la communauté culturelle,

ce ne sont pas des grillons, des cigales, des hiboux ; il s'agit d'autre chose qui est qualifié

dřétrange, de menaçant et mystérieux.

Pour lui, également, les paroles des indigènes sont bruits, cris, souffles et

ronronnements irrationnels : « Maintenant, cřest la voix du second chauffeur qui arrive

jusquřà cette partie centrale de la terrasse, venant du côté des hangars, elle chante un air

indigène, aux paroles incompréhensibles, ou même sans paroles » (99). « cřest aussi subit,

aussi abrupt, sur des notes qui ne paraissent guère constituer un début, ni une reprise »

(100, 119, 194). Chez les natifs les mots ne disent rien, ils sont presque un bruit, des

exclamations d' animaux (31, 99, 110, 178, 195). Le langage est une des expressions du

clivage entre les colons et les natifs et lřinclusion de ces derniers dans la brousse ; réalité

captée aussi par Leenhardt : « Le glissement du langage au bruit débouche sur une quasi-

identification des sonorités émises par les indigènes et de celles émises par les animaux

occupant lřentour de la maison. »208

La différence semble être une question de ton, ou la

force des cris produits par les animaux : « Et le bruit assourdissant des criquets emplit déjà

les oreilles, comme sřil nřavait jamais cessé dřêtre là. Le crissement continu, sans

progression, sans nuance… » (139, 181).

208 LEENHARDT, J., Op. Cit. p.104.

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Tout être autonome qui peut se déplacer pour lui-même, au-delà du cercle de la

colonie, fait partie de la vie de la brousse, de cette vie sauvage où il est confronté aux

colons. Il y a un mouvement propre des animaux et des natifs. En parlant des natifs le

« mari » le fait savoir : « il [le boy] se dirige dřune allure mécanique vers la petite table »

(110) « Le boy fait son entrée, par la porte ouverte de lřoffice. Il sřapproche de la table.

Son pas est de plus en plus saccadé […] Il sort aussitôt après, remuant bras et jambes en

cadence, comme une mécanique au réglage grossier. » (112, cf. 140, 177). Pour les

animaux les mots du narrateur sont semblables : « Dřautres bestioles, pareilles à celle-là,

ont déjà échoué comme elle sur la table ; elle y errent à lřaventure, parcourant dřune allure

incertaine des trajets aux crochets nombreux, aux buts problématiques » (151).

Mouvements imperceptibles mais toujours rythmiques : « Mais Franck paraît nřavoir pas

entendu. Il garde les yeux fixés sur le margouillat gris-rose Ŕ en face de lui Ŕ dont la peau

molle, sous la mâchoire inférieure, bat imperceptiblement » (200).

Ces mouvements et bruits sont exprimés par les natifs, lorsquřil sont structurés par

ces deux actions. La précision n'est pas inutile car dans la configuration de lřespace, les

indigènes sont toujours statiques et en attitude contemplative (37), faisant partie du

paysage comme nous lřavons vu à propos du pont. Entités qui, en mouvement, expriment

la mécanique instinctive de leur nature : « un noir en short, tricot de corps, vieux chapeau

mou, de la démarche rapide et ondulante, pieds nus probablement. » (53). Les natifs sont le

mystère, à lřextérieur, et même le narrateur ne peut pas pénétrer leur monde, leurs regards,

etc. Les êtres soumis de La Jalousie, malgré les désirs des patrons blancs, échappent en

même temps à leur contrôle et affirment leur indépendance par le chant (99) et les

déplacements qui sřidentifient à celui des animaux (148-149). Ces personnages expriment

une vitalité menaçante :

Les fenêtres sont closes. Aucun bruit ne pénètre à lřintérieur quand une silhouette passe au

dehors devant lřune dřelles, longeant la maison à partir des cuisines et se dirigeant du côté

des hangars. Cřétait, coupé à mi-cuisses, un noir en short, tricot de corps, vieux chapeau

mou, à la démarche rapide et ondulante, pieds nus probablement. Son couvre-chef de feutre,

informe, délavé, reste en mémoire et devrait le faire reconnaître aussitôt parmi tous les

ouvriers de la plantation. Il nřen est rien, cependant (53).

Cela pourrait être un bruit de pas sur le dallage. Pourtant le boy et le cuisinier doivent être

couchés depuis longtemps. Leurs pieds nus, ou chaussés dřespadrilles, sont dřailleurs tout à

fait silencieux.

Le bruit a cessé aussitôt. Sřil sřagissait vraiment dřun pas, cřétait un pas rapide, menu, furtif. Il ne ressemblait guère à celui dřun homme, mais plutôt à celui dřun quadrupède :

quelque chien sauvage égaré sur la terrasse.

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Il a disparu trop vite pour laisser un souvenir précis : lřoreille nřa même pas eu le temps de

lřécouter (170).

Les natifs, lorsquřils ne sont plus occupés par les tâches domestiques reviennent à

leur condition mystérieuse et farouche, dans la distance naturelle de leur univers qui

nřappartient pas à celui du narrateur.

Au mille-pattes est associé tout lřunivers dřinsectes, les petits animaux attirés par la

lampe, le nuage en mouvement captivé par la lumière. Des importuns qui touchent la

lumière et qui meurent pour elle (147, 149, 151). Intrusion repérée dans le mille-pattes qui

pénètre dans la maison jusquřà la salle à manger : « La bête est facile à identifier grâce au

grand développement des pattes, à la partie postérieure surtout. En lřobservant avec plus

dřattention, on distingue, à lřautre bout, le mouvement de bascule des antennes » (62).

Cette bestiole par son nom et ses caractéristiques évoque le mouvement même : « Soudain

la bête incurve son corps et se met à descendre en biais vers le sol, de toute la vitesse de

ses longues pattes » (63). Le déplacement de la scutigère est accompagné par ses propres

bruissements : « Il est possible, en approchant lřoreille, de percevoir le grésillement léger

quřelles [les mâchoires] produisent » (165).

Le mille-pattes, avant même de devenir signe et figure représentative du roman, est

mouvement et bruit intimement liés aux forces vitales que semble craindre le narrateur.

Dans les descriptions de lřécrasement du mille-pattes, la bestiole cherche à sřenfuir vers

lřoffice, mouvement qui pour Leenhardt confirme les liens entre les natifs et les insectes :

« Vers lřoffice, vers la seule portion de la maison investie par les noirs ! ».209

Il est important de noter les frontières établies par Robbe-Grillet dans la

configuration de son univers car le bruit et le mouvement constituent des traits

fondamentaux des corps. Rappelons les mots de Schilder (voir supra p. 71) lorsqu'il parle

de mouvement et de beauté : tout corps vivant lřest en mouvement ou action, cřest-à-dire

en train dřexprimer ou faire quelque chose.

2. La Méduse.

En regardant la place des personnages dans le roman et lřimportance dřA… pour le

narrateur, nous avons la certitude de son rôle fondamental. Le narrateur élabore une image

répétée et concentrée de façon insistante sur sa tête, principalement sur ses cheveux ;

209 LEENHARDT, J., Op. Cit. p. 87.

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réduction qui peu à peu minimise les autres dimensions de sa corporalité. Ce regard centré

et pointé sur un corps « difforme » nous a intrigué fortement en même temps que le

schéma corporel dřune femme devenait insuffisant pour interpréter toutes les

manifestations dřA…. Car nous nřarrivons pas à bien nous représenter tous les rapports

dřA… avec la maison, les autres personnages et la brousse grâce le modèle de « maîtresse

de maison » Ŕ la femme élégante, de bonnes manières, de beauté attirante, etc.Ŕ En nous

rappelant le rapport élémentaire qui sřinstaure entre lřenfant et le monde par le Moi-peau,

cřest aussi la figure de Méduse qui surgit : proche de la féminité elle peut nous aider à

comprendre les rapports profonds entre lřhomme et la vie manifeste dans la femme. Le

regard y est centré sur la tête et ce à partir de la perspective du mâle.

Pour Ovide, dans Les Métamorphoses,210

Méduse est lřune des trois gorgones nées

de Phorcys ; une belle femme, séduisante par sa chevelure qu'un grand nombre de

prétendants se disputaient jalousement ; malheureusement « le souverain des mers la

déshonora » dans un temple de Minerve et pour punir sa faute, Minerve changea ses

cheveux en serpents. Son regard direct sur les yeux des autres êtres vivants les transformait

en pierre. Persée la tua par ruse, utilisant son bouclier comme miroir ; il lui décolla la tête,

lřemporta avec lui en son vol vers les cieux, et les gouttes du sang qui tombaient à terre

sont à l'origine de toutes les variétés de serpents. Persée en passant par lřAfrique

transforme le géant Atlas en montagne grâce au regard de Gorgone. Ensuite, en Ethiopie, il

rachète Andromède qu'il épouse et avec laquelle il doit défendre ses droits face à ses

adversaires ; une fois de plus la tête de la Méduse lřaide à transformer ses ennemis en

statues. Ovide raconte seulement à la fin du livre IV comment Persée a tué Méduse ; la

terrible puissance féminine conjurée par lřhéroïsme du mâle.

A..., la femme sans nom semble être Méduse. Des éléments disséminés dans le

roman permettent de déconstruire cette figure par laquelle Robbe-Grillet semble actualiser

le mythe : « Chaque époque, confrontée au mystère des « origines », interroge à nouveau le

regard fascinant de la tête de Méduse, comme ce qui recèle le secret du sacré. »211

Elle est

la synthèse féminine de forces vitales indomptables par lřhomme et qui prennent un visage

affreux :

La Méduse, à lřorigine, incarne lřhorreur. Selon ses premières évocations, quřon trouvera

dans les textes dès le début du VIIIe, et dans la plastique dans la seconde moitié du VIIe

siècle […] elle est tout entière liée à la fonction de lřœil, au regard. Elle fascine, elle attire,

210 OVIDE, Les Métamorphoses. pp. 116-121. 211 BRUNEL, Pierre, Dictionnaire des Mythes littéraires. p. 1018.

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elle terrifie, elle tue. Mais sa magie démoniaque, cřest celle aussi quřon attribue, dans le

langage populaire, aux sentiments amoureux : elle a lřœillade assassine, à la mesure de la

séduction quřelle exerce.212

a. Les yeux

En observant avec soin le rapport entre A… et Méduse nous pouvons commencer

par ses yeux : Si le visage de Méduse est terrible à cause des serpents et des crocs de

sanglier, les yeux sont ses armes les plus redoutables, « çà et là, dans les champs et sur les

routes, jřavais vu des figures dřhommes et dřanimaux qui, ayant perdu leur forme

première, avaient été changés en pierre à lřaspect de Méduse. »213

De façon semblable,

chez A… nous pouvons dire que ses yeux sont dangereux : « Ses yeux verts, qui ne cillent

jamais, reflètent seulement la découpure dřune silhouette sur le ciel » (107) Ses yeux sont

très grands, brillants, de couleur verte, bordés de cils longs et courbes. Ils paraissent

toujours se présenter de face, même quand le visage est de profil. Elle les maintient

continuellement dans leur plus large ouverture, en toutes circonstances, sans jamais battre

des paupières (107, 120, 138, 188, 201, 202, 213). Yeux épouvantables pour le narrateur

qui les évite quand ils viennent à sa rencontre comme nous lřavons déjà signalé. Le

narrateur espion des allers et venues d' A… ne peut pas se laisser prendre par son regard, il

est toujours condamné à la scruter de façon indirecte sans jamais croiser ses yeux.

Dans les deux premiers récits de lřécrasement du mille-pattes, ces yeux au regard

mortel sont les coupables :

Cřest à ce moment quřelle aperçoit la scutigère, sur la cloison nue en face dřelle. Dřune

voix contenue, comme pour ne pas effrayer la bête, elle dit :

« Un mille-pattes ! »

Franck relève les yeux. Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux Ŕ devenus fixes Ŕ de sa compagne (97 Cf. 62).

Le regard dřA… devient une de ces caractéristiques remarquables qui séduisent le

narrateur, Franck et le lecteur. Regard si puissant auquel elle-même nřéchappe pas :

Elle sřassied devant la table-coiffeuse et se contemple dans le miroir ovale, immobile, les

coudes posés sur le marbre et les deux mains appliquées de chaque côté du visage, contre

les tempes. Pas un de ses traits ne bouge, ni les paupières aux longs cils, ni même les

prunelles, au centre de lřiris vert. Ainsi figée par son propre regard, attentive et sereine,

elle paraît ne pas sentir le temps passer (120).

212 CLAIR, Jean, Méduse. p. 11. 213 OVIDE, Op. Cit. p. 122.

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Parce que, comme le dit bien Brunel, le « regard pétrifiant nřest souvent quřune

métaphore convenue du « coup de foudre » amoureux… Fascination dangereuse exercée

par la femme au regard mortel et à la chevelure mystérieuse ».214

Cette fascination est

aussi la grande métaphore des arts visuels et le regard renouvelé qui demande un autre

angle de vision, d'autres dispositions critiques.215

Cřest ce que, de lřart dřOccident, depuis la Renaissance, depuis Léonard, on pourrait

nommer la scène originaire : lřœil voit le monde mais sřil le voit cřest quřil est aussi

menacé par lui. Ce que nous nommons « art », à désigner par-là [sic] non seulement lřhabileté à figurer des effigies mais toute forme de savoir et de métier, est la parade, la

garde, la sauvegarde, la somme de savoir et de ruse patiemment élaborée devant ce défi.216

b. Les cheveux.

Les cheveux dřA… sont un autre élément séduisant. Ces mèches qui envahissent

constamment lřécriture deviennent, au cours du roman, la tête provocatrice et la chevelure

indocile ; nous avons 37 références directes aux cheveux dřA… : 20 fois comme

chevelure, 17 fois comme cheveux et quelques-unes en rapport à sa coiffure. « Les boucles

noires de ses cheveux se déplacent dřun mouvement souple, sur les épaules et le dos,

lorsquřelle tourne la tête » (11, 15, 49), « Elle sřest confectionnée un chignon bas, dont les

torsades savantes semblent sur le point de se dénouer… » (45, 52). Il faut souligner que

chez Méduse les cheveux sont lřélément attractif le plus important avant sa métamorphose

en monstre : « Célèbre par sa beauté, Méduse fut recherchée par un grand nombre de

prétendants qui se la disputaient jalousement ; il nřy avait dans toute sa personne rien de si

admirable que ses cheveux. »217

Robbe-Grillet consacre plusieurs pages à des descriptions de sa chevelure et à ses

exercices de coiffure (64-66 ; 133-135) Les cheveux sont un corps autonome et

représentatif dřA…, son occupation, sa beauté ou les traits de son autonomie « Dřun geste

lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui sřest détachée de cette coiffure trop

instable, et la gêne » (134). Les cheveux libres dans lřintimité ou sa coiffure bien ordonnée

214 BRUNEL, P. Op. Cit. p. 1022. 215 Au Moyen Age Méduse comme lřimage terrifiante de la femme est associée avec « lřenvie », cette passion

si proche de la convoitise comme de la jalousie ; image accompagnée dans les illustrations quelquefois dřun

miroir. « Le regard quřelle jette sur les êtres et les choses cřest le regard désespéré de qui ne les reconnaîtra

jamais. Aussi le sang reflue de son visage ; on rougit dřémotion, de plaisir, de désir, mais on pâlit de jalousie,

pour lřobjet que lřon sait que lřon nřaura pas. Lřenvie habite un corps qui nřa plus de désir. Aussi le regard de

lřenvie, le videre de lřinvidia est-il, comme celui de Méduse, un regard mortifié et par conséquent, pareil au poison du serpent, du basilic, et de toutes les créatures infernales, un poison mortifère. » CLAIR, J. Op. Cit.

p. 105. 216 Ibid. p. 25. 217 OVIDE, Op. Cit. p . 122.

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dans la vie sociale sont lřexpression des règles de toute une culture autour du corps. La

description la plus fantasque et également la plus importante nous est livrée la nuit de

lřabsence de A… avec Franck ou la chevelure parvient à sa complète autonomie.

Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle

sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur

soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les

apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,

avec la même facilité (174) [Cřest moi qui souligne].

Dans ce fragment de roman nous avons le noyau identificatoire entre A… et les

attributs classiques de Méduse en liaison avec sa chevelure. Les cheveux sont découverts

dans leur autonomie en tant que tels comme tentacules, comme un ensemble de bestioles

ayant leur propre nature ; chaque boucle en son indépendance particularise un risque

différent. Correspondance lue par Allemand comme une homologie dont il explique le

mode opératoire:

Lřhomologie narrative de la scutigère et de la chevelure étant indiquée par le mot

« tentacules » et par les crépitements magnétiques que déclenche le passage de la brosse

dans les cheveux, les sinusoïdes figurent les parcours détournés et récurrents du récit, dont

les éléments reviennent sans cesse mais gauchis dans leur trajectoire.218

Cette homologie se produit dans la fusion des cheveux et du mille-pattes produit

par les jeux métonymiques de Robbe-Grillet dont l'exemple suivant est sans doute un des

meilleurs :

Et aussitôt, sans avoir le temps dřaller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se

tordant à demi et crispant par degrés ses longues pattes, cependant que les mâchoires

sřouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement

réflexe… Il est possible, en approchant lřoreille, de percevoir le grésillement léger quřelles produisent.

Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents dřécaille passent et

repassent du haut en bas de lřépaisse masse noire aux reflets roux, électrisant les pointes

et sřélectrisant elles-mêmes… (164-165).

Dans ce rapport des cheveux dřA… avec Méduse il faut aussi prendre en compte la

petite mèche de cheveux, courte et rebelle, qui se détache de sa chevelure : « dřune geste

lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui sřest détachée de cette coiffure trop

mouvante, et la gêne »(43). Le monde sauvage que les colons ont voulu mettre à distance

est brisé par lřirruption du mille-pattes dans la salle à manger ; de la même façon, les

cheveux dřA… portent un monde sauvage que A…, elle-même, nřarrive pas à contrôler.

218 ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 83.

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Dans ce groupe de tentacules il y a des petits serpents, des figures de scutigères que le

« mari » reconnaît par son regard : « Mais la mèche rebelle demeure sur la soie blanche,

tendue par la chair de lřépaule, où elle trace une ligne onduleuse terminée par un crochet »

(135). Les cheveux sont tellement reconfigurés quřau terme du roman ils ont une nature

plus proche de celle des animaux et de la légende que de celle du corps dřune femme.

Evidemment A…, la Méduse, partage sa nature avec le mille-pattes ; et de la même

façon qu'elle a été séduite par son propre regard, elle est terrifiée par la nature imprévisible

et sauvage de ses cheveux. Pourtant le mille-pattes qui marche sur le mur de la salle à

manger exprime cette force primaire portée par A…. Force qui terrorise A… même quand

elle la voit hors dřelle-même. Cette petite mèche indépendante, autonome et insoumise la

gêne et l'effraye. Le mille-pattes est la même force animale et indocile qui habite A… ;

lřénigme de Méduse que les colons français ne peuvent pas maîtriser dans cette terre

étrange et sauvage, et encore moins dominer dans leurs élans les plus humains et par leur

culture. Ses cheveux nous rappellent toujours quelque chose, sur le point de se libérer

dřune puissance dangereuse : « Elle risque en se redressant de défaire sa coiffure contre les

bords du cadre et de voir ses cheveux se répandre, à la rencontre du conducteur resté au

volant » (58). De la même manière chaque fois que A…, se peigne ou retouche sa

chevelure, cřest le mouvement de la vie qui se manifeste dans le récit ; nous sommes

témoins de lřappropriation de son corps et de la vie par cette description parfois froide et

lointaine (p. 15, 43, 45, 67, 74, 134, 135, 165, 174). Par ses cheveux nous pouvons saisir la

structure de la vie affirmée dans tout le roman et qui évolue sans cesse.

A… par son rapport à Méduse exprime aussi lřincommensurabilité du féminin. La

femme, cet être fascinant qui, pour lřhomme, ne sřépuise pas dans sa description. A… sous

le masque de Méduse nous dévoile avec force lřinquiétante étrangeté du féminin ; lřénigme

toujours ouverte pour lřhomme de sa compagne si proche mais si lointaine. Le mystère

profond de toute relation dans laquelle la liberté et le mystère restent inconnues. Le roman

ne serait-il pas une écriture de deuil ?

c. La « S ».

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Un dynamisme structurel existe aussi dans la figure dřA… qui exprime le monde

énigmatique de la femme, étudié par Vareille comme le « S ».219

Lettre qui évoque

mouvement, figure et sons liés prioritairement à la femme et par laquelle nous accédons

également à une familiarité entre A… et Méduse :

« Notre enquête sera double. Nous ne croyons pas, en effet, que le S possède seulement une

vertu plastique, dessinant les courbes dřune statue comme les ondulations ou sinuosité

dřune ligne. S nřest pas simplement une forme ; cřest aussi un son Ŕet un son initial, en tant

que tel générateur de termes. »220

La « S » est la présence des corps en mouvement : le mille-pattes qui marche sur le

mur (68). A… devant sa table de toilette qui brosse ses cheveux (64) ou tête penchée en

train dřécrire (101). La sinuosité fondamentale de la lettre « S » chez A… est reproduite

surtout par ses cheveux, «Ses boucles esquissent une courbe qui se porte facilement

jusquřau niveau cosmique. »221

Dimension cosmique exprimée par les variantes physiques,

sonores et érotiques de la « S » des cheveux qui séduisent le regard du narrateur posé sur

eux.

Lřopulente chevelure noire est libre sur les épaules. Le flot des lourdes boucles aux reflets roux frémit aux moindres impulsions que lui communique la tête. Celle-ci doit être agitée

de menus mouvements, imperceptibles en eux-mêmes, mais amplifiés par la masse des

cheveux quřils parcourent dřune épaule à lřautre, créant des remous luisants, vite amortis,

dont lřintensité soudain se ranime en convulsions inattendues, un peu plus bas… plus bas

encore… et un dernier spasme beaucoup plus bas (134, cf.120, 165).

Cette description est le fragment érotique dřune grande scène inconnue dans sa

totalité. Une scène où nous confirmons ce qu'en dit Vareille : « La houle avance, la courbe

se mue en vibration : de tremblement en pulsation, dřimpulsion en convulsion, le corps

entier appelle le désir, respirant la volupté, fascine et trouble. Le S, donc, se met à bouger.

Il devient mouvance et rythme. »222

Il faut bien savoir aussi que :

la scutigère (S comme Scutigère) joue dans La Jalousie un rôle érotique que tous les

commentateurs se sont accordés à reconnaître trouble Ŕ car représentant le pôle négatif de

lřambivalence féminine. Le point dřinterrogation (?) dessine un S renversé et incomplet :

219 Il faut lire tout le chapitre consacré à ce sujet «Des sensualités du « S » aux sinuosités du baroque » ; dans

notre travail nous nous référons aux données liées à la figure de Méduse qui mettent en évidence le corps de A… VAREILLE, J., Op. Cit. pp. 61-84. 220 Ibid. p. 59. 221 Ibid. p. 62. 222 Ibid. p. 66.

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une figure sřesquisse qui doit être continuée ; de toutes façons, cřest dřabord la femme qui

fait problème.223

Pourtant en parlant de lřérotisme et des signifiants sexuels dans le roman nous sommes

forcés également de regarder le mille-pattes. Il est la « S » autonome de cheveux, la mèche

détachée de la tête de A… ; la marque sur le mur qui dévoile cette réalité.

La trace du mille-pattes sur le mur se rapproche à la « S » où le point

dřinterrogation peut être vu aussi comme lřempreinte du sexe féminin inabordable selon les

interprétations de Leenhardt ; pour lui, lřangoisse de la narration, qui contraste avec

lřabsence totale dřagressivité, est une manifestation de lřopposition relations sexuelles vs.

érotisation. Cřest-à-dire que lřérotisation, considérée cette fois comme impossibilité

dřaccomplir la relation sexuelle, serait le signe de la disparition de lřAutre en tant que

partenaire, en tant quřobjet possible dřamour ou de haine.224

La « S » que dessine le mille-

pattes est un mouvement ondulatoire qui dans les boucles des cheveux met en crise la ligne

droite du mâle ; un labyrinthe poilu castrateur qui déchaîne un érotisme ambigu et

mystérieux dans le roman: « Le narrateur-voyeur-néant projette sur sa femme une virilité

dont il sřimagine dépourvu. A…, du coup, se masculinise.»225

Méduse est dans la tradition

occidentale la meilleure figuration pour représenter un sexe ou pour sexualiser un

visage.226

d. Persée.

Dans cette comparaison entre A… et Méduse, Persée ne peut apparaître que comme

le héros porteur du bouclier, celui qui arrête le « mauvais œil » ; le héros victorieux du

monstre qui établit l'ordre patriarcal sur la force féminine représentée par Méduse.227

Bien

que la figure dřA… comme Méduse reste souveraine dans La Jalousie 228

le rôle de Persée

est actualisé sous les deux regards du narrateur et de Franck qui échouent dans son désir

dřapprivoiser et dominer A…. Le héros masculin chez Robbe-Grillet reste en deçà de la

défaite ou du succès parce que sa recherche du féminin ne sřachève jamais :

223 LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 74. Morrissette est un des autres critiques de La Jalousie qui souligne les

accents érotiques de plusieurs passages Cf. MORRISSETTE, B., Op. Cit. p. 141-142. 224 Cfr. LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 131-133. 225 VAREILLE, J., Op. Cit. p. 68. 226 Cf. CLAIR, J., Op. Cit. p. 18. « Gorgô est un sexe visualisé ou mieux encore une vulve facialisée, un

visage en forme de sexe » Ibid. p. 47. Cette idée a déjà été mise en évidence par Freud « La Tête de Méduse se substitue à la figuration de lřorgane génital féminin » FREUD, S., « La Tête de Méduse » in Résultats,

idées, problèmes, p. 50. 227 Cf. BRUNEL, P. Op. Cit. p. 1022. 228 Cf. FORTIER, P. Op. Cit. pp. 98-108

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Dans lřunivers robbe-grilletien la femme est Reine, lřhomme son Esclave cf. La Maison de

Rendez-vous, Glissements progressifs du Plaisir, Projet pour une révolution à New York. À

la femme, le principe de réalité, lřadaptation souple à lřunivers qui lřentoure ; à lřhomme

une quête anxieuse, toujours à reprendre.229

La figure double de Persée nous aide à comprendre « la quête anxieuse » que

développent aussi les incidents de La Jalousie, sans que nous ayons lřambition de résoudre

magiquement l'ambiguïté du texte.

Sachant que le but de Persée était dřarrêter le mauvais œil du monstre, on peut

considérer une double décollation de Méduse dans le roman : lřécrasement du mille-pattes

par Franck et lřeffacement de la tache par « le mari ». Sans trop dramatiser on peut y voir

aussi une sorte de double victoire ; Franck serait le gagnant en prenant la bête vivante

quand le narrateur lřimagine dans ses mains la nuit de lřabsence. Mais, le même soir, cřest

le « mari » qui lřexhibe dans la photo de son bureau; il est aussi son maître.

Le mari comme nous lřavons déjà affirmé plusieurs fois est du côté de lřécriture, de

lřinterprétation de lřimage. Franck est noyé dans le monde de la passion, dans lřexcès ;

presque proche des natifs. Pour Franck, A… est le corps qui bouge, qui parle, et

lřexpression de son désir ; pour le « mari » elle est le corps photographié, regardé,

réinterprété et effacé.

Le bouclier, comme un miroir, devient lřarme principale contre le monstre : « Mais

je ne regardai que le reflet de son visage hideux dans le bronze du bouclier que tenait ma

main gauche et, quand un lourd sommeil se fut emparé dřelle et de ses couleuvres, je

détachai sa tête de son cou. »230

Persée ne regarde jamais Méduse, cřest le reflet de son

bouclier qui permet de lřaffronter, comme le narrateur ne regarde jamais directement A….

Cřest le bouclier qui le sauve du regard mortel dřA… et qui permet de suivre ses

mouvements.

En tant que miroir ce sont dřabord les jalousies qui servent dřintermédiaires dans ce

regard indirect : elles permettent de voir sans être vu : « En attendant, la maison est vide.

Toutes les fenêtres sont ouvertes, ainsi que ses deux portes… » (123). « Du moment que la

chambre est vide, il nřy a aucune raison pour ne pas ouvrir les jalousies » (179).

229 VAREILLE, J., Op. Cit. p. 68. 230 OVIDE, Op. Cit. p. 122.

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En deuxième instance, cřest le miroir même de la chambre dřA… « Mais, au-delà,

cřest la surface du miroir, qui renvoie lřimage du visage entier, de face, et le regard Ŕ

inutile sans doute pour la surveillance du brossage dirigé en avant comme il est naturel »

(66, 142). Le miroir est le bouclier à travers lequel il peut voir A… et parfois en se

trouvant derrière lui se protéger d'elle : «lřenvers du miroir est une plaque de bois plus

grossier, rougeâtre également, mais terne, de forme ovale, qui porte une inscription à la

craie effacée aux trois quarts » (68).

La photographie dřA… dans le bureau du narrateur peut être vue comme un autre

moyen pour actualiser le bouclier :

Sur le coin du bureau se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une photographie

prise par un opérateur ambulant lors des premières vacances en Europe, après le séjour

africain (77, cf. 124).

Au lieu de regarder le verre quřelle sřapprête à poser, A…, dont la chaise est placée de biais

par rapport à la table se tourne dans la direction opposée pour sourire au photographe,

comme afin de lřencourager à prendre ce cliché impromptu… Lřopulente chevelure noire

est libre… (133).

La photo inattendue, « lřinstantané », gèle la présence exubérante dřA, arrête sa

force et son mouvement, et permet au narrateur sa découverte et la possession de sa tête.

Le cliché photographique accomplit la fonction de miroir du bouclier. En analysant plus

finement la photo, on peut distinguer le bouclier sur la table même, proche de la chaise où

se trouve A… « La table est un disque de métal percé de trous innombrables, dont les plus

gros dessinent une rosace compliquée : des S partant tous du centre, comme les rayons

deux fois cintrés dřune roue, et sřenroulant chacun sur soi-même en spirale à lřautre bout,

sur la périphérie du disque » (125).

Pour arriver au terme de son entreprise, Persée a besoin d’une épée que nous

pouvons voir, lors de lřécrasement du mille-pattes dans la serviette, mais aussi dans la lame

de rasoir utilisée par le « mari » pour effacer la tache du mur : « Elle se détache à présent

sur le bois brun foncé du bureau, ainsi que la lame de rasoir, au pied du cadre incrusté de

nacre où A… sřapprête à reposer son verre sur la table ronde aux perforations

multiples… » (132). La lame pourra être vue aussi dans la gomme à partir de la

correspondance fondée sur l'effacement de la tache du mille-pattes : « La gomme est un

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mince disque rose dont la partie centrale est occupée par une rondelle en fer blanc » (132,

138).

La Jalousie lue comme une actualisation de Méduse intègre les éléments

structuraux les plus importants du mythe : la ruse, la qualification du monstre et le combat

lui-même. Des éléments sont disséminés dans le récit. En regardant tout le roman comme

le bouclier nous pouvons suivre A… dřune façon indirecte par le narrateur sans prendre de

risques. En même temps le « mari » dilate et apprivoise le temps précédant la lutte finale

en pénétrant le mystère de Méduse vivante. Car la véritable consécration de La Jalousie se

trouve dans le temps gagné pour le narrateur, le regard continuel et dilaté de son objet de

désir ; la réussite de lřécrivain vient « des heures », des pages où le narrateur peut voir A…

sans être vu. Couper la tête de Méduse hier comme aujourdřhui exige peu dřeffort, la

victoire naît du détournement de la menace, de son regard égaré. Moment éternisé par

Robbe-Grillet tout au long du roman.

La Jalousie nous plonge dans le temps du regard, le temps de la ruse de Persée ;

peu importe lřaccomplissement de lřentreprise. Ainsi les répétitions de lřécrasement du

mille-pattes réactualisent-elles une fois de plus la dilatation du temps. La reprise des

mêmes éléments par Robbe-Grillet dans ses répétitions célèbres et la recréation des

évènements réduit les motifs littéraires tout en les rendant complexes et polyvalents. A

travers ces répétitions nous confirmons ce que dit Allemand de cette technique robbe-

grilletienne :

Ce qui revient nřest ni lřoriginal ni le modèle, ni le dérivé ni la copie. Cřest le Simulacre, le

Différent, qui nřest pas un avatar dégradé dřun Même originaire, mais « une puissance

positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction. » Dřun simulacre à

lřautre, ce nřest donc pas la ressemblance qui prime, mais bel et bien le seul écart différentiel qui les relie et les sépare tout à la fois.231

Chez Robbe-Grillet la répétition est la contradiction du souvenir comme donnée du

passé ; elle est possibilité ouverte au futur, une potentialité qui cherche à rendre le même

temps et le même espace à une expérience vécue et à ne pas reproduire les faits. Lorsque

cette faculté sřactualise dans La Jalousie, le regard de Persée devient éternel.

Certes, celui qui possède la tête de Méduse est le vainqueur. Le narrateur lřaura

grâce à la photo du bureau et Franck, dans lřimagination du narrateur, la tiendra entre ses

231 ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 84.

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mains, au cours de la nuit dřabsence (Cf. 173-174). La tête dřA… est doublement décollée,

comme nous lřavons déjà indiqué, au moment de lřassassinat du mille-pattes par Franck et

après par lřeffacement de la tache par le narrateur. Mais pour mieux comprendre cette

identification dřA… avec le mille-pattes il faut comprendre A… comme la femme mille-

pattes.

3. La femme-mille-pattes.

Cette figure, un peu originale, proviendra le bricolage du corps que symbolisera la

traversée de La Jalousie : « mille-pattes-A… » ou « A…-mille-pattes » vit tout ce qui a

précédé et même plus. Elle deviendra la figure transformée, permutée, refaite et perturbée

du roman. Au terme de ces pages nous saurons sřil est possible ou non que la création

icônique dřune femme-mille-pattes puisse exprimer le monde de ce roman.

Avec le mille-pattes Robbe-Grillet nous introduit dans un des éléments constitutifs

des premières représentations de Méduse :

Gigantesque au fronton de Corfou, la Gorgone agit ses membres démesurés. Écailleuse,

chitineuse, le corps divisé par des articulations rigides. Elle est pareille à un insecte. Cřest

aussi sous ce curieux aspect dřinsecte quřon la voit, peinte, pour la première fois, sur

lřamphore dřÉleusis, dřun siècle au moins antérieure à Corfou. Sa tête ovoïde semble

sřarticuler sur un pneumothorax écailleux tandis que ses bras sont réduits à des embryons

[…] De cette apparence insectiforme peut-être, le pouvoir quřon attribuera à sa tête de

continuer de vivre après quřelle a été coupée […] lřemblème de ce quřelle est supposée être

en fait au regard de la psyché humaine : le sexe, en tant quřil est sectus, séparation. Elle figure lřhorreur et le pouvoir du sectionnement, du tronçonnement qui, au lieu dřentraîner la

mort, entraîne une survie de lřorgane sectionné.232

Le caractère dřinsecte lřappartient à Méduse depuis ses origines ; elle est un être

coupé = séparé, comme lřa souligné Clair ; le monstre rejoint la facture du roman élaboré

sans chronologie, sans processus linéaire et dans lřautonomie de ses parties. La double

liaison établie par le « Mari » entre A… et le mille-pattes reproduit les lectures archaïques

du monstre. Un entrecroisement devient de plus en plus significatif ; par la médiation de

Méduse, A… dans une condensation a été réduit à sa tête et ce travail a permis de faire

apparaître des rapports avec les autres personnages du roman. Ces significations sont

intimement liées à la figure du mille-pattes qui partage la nature médusine des cheveux par

cette mèche indomptée, par les « tentacules » exubérantes de sa chevelure et par les bruits

du brossage des cheveux. On cherche alors à saisir le côté inconnu du monde de lřinsecte.

Cela par un regard plus attentif du cosmos, de la nature et des animaux ; des forces

232 CLAIR, J., Op. Cit. p. 53.

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cachées, soupçonnées ou imaginées. Ce qui peut être exprimé en regardant lřinsecte

comme une sorte de chemin qui en partant dřen bas sřenvole pour remonter à la culture.

Ces mouvements cherchent également une représentation ; des esquisses plastiques

de lřécriture qui ont pour but une représentation particulière. Ils sont des pans dřécriture,

des moments d'indépendance spécifique, par lesquels parle le roman au plus profond de

son propre projet. Ces pans agissent comme une fenêtre sur le monde et la culture. Comme

un essai pour voir quelle est la force et la puissance ancestrale, placée hors marges et

antérieure même aux motifs littéraires. Ces moments comme celui de la nuit du narrateur

au chapitre VII brise le temps du récit, des chronologies et de lřhistoire pour atteindre celui

du mythe. Cřest le temps sans temps quřinaugure un autre cycle dans le roman et parfois

nous sommes proches de ce qui est contenu par le mythe même.

Cet axe de la recherche centré sur les rapports interpersonnels étroits comme ceux

de La Jalousie et d'El Beso... porte sur le désir chez les romanciers de saisir ce qui se

trouve derrière lřhumain. Il faudrait quelque chose de plus, pour parler des hommes : il

semble que ce qui est profondément constitutif des hommes est « inhumain » ; dans la

logique propre de lřhumanisme Occidental il est propre sortir de la tautologie de lřhomme

par lřhomme même, A…, le mille-pattes et les mouvements de la nuit le permettent.

a. Le Mille-pattes.

Cet animal marque la tension du récit et incarne le monde de La Jalousie. Il est le

pivot sur lequel tournent A…, le monde natif, le narrateur et Franck. Un lien grandit de

page en page. Par cet insecte nous sommes en face de la brousse, des carnassiers inconnus,

des bruissements de crickets, de la passion de Franck, de la jalousie du narrateur, du pas

machinal des noirs, du mystère de la nuit et des innombrables corpuscules vivants sans

identification : « La scutigère balise en effet tout le livre et revient, modifiée, altérée,

déplacée, déformée, au gré des sentiments dřun observateur qui décrit ce quřil a devant les

yeux mais revoit tout aussi bien le détail qui lřa troublé et quřil transpose et grossit selon

lřintensité de la jalousie. »233

Il apparaît vivant six fois, dans les instants précédant son écrasement, plus une

dernière mention assez énigmatique (167). Mais comme tache il est mentionné onze fois

233 ALLEMAND,R., Ibid. p. 75.

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(27, 56, 64, 69, 90, 113, 127, 129, 141, 145, 211) ; parmi ces dernières, certaines marques

ne sont pas dues à la mort du mille-pattes : à la page 113 et 145 elle est désignée par les

restes de nourriture dřun couteau, à la page 127,234

cřest une salissure dřhuile de voiture et,

à la page 141, elle se manifeste comme structure dynamique du cosmos. Les données

précédentes suggèrent que le mille-pattes est une tache en mouvement. Il sera le principe

dřindividuation organique dřune structure constitutive du cosmos et non le contraire. La

tache nřest pas sa représentation, elle est quelque chose de plus, que nous pouvons

percevoir en suivant lřordre dřapparition dans le roman : la tache précède la bestiole et

nřest pas liée à sa seule représentation ; nous y reviendrons.

Lř«Écrasement » est considéré par certains critiques cités dans ces pages comme un

des évènements centraux du récit ;235

pour être compris, il demande beaucoup d'attention.

Dans les multiples interprétations et dans la circularité de cet incident, au-delà des

problèmes de chronologie, nous pouvons saisir une progression et prendre en compte les

éléments par lesquels le mille-pattes sřimpose. Ce tableau rédigé cinq fois nous aide dans

notre recherche des repères dřun corps symbolique.

1) Première occurrence (61-64).

La première occurrence vient après la première annonce pour le lecteur de lřintérêt

dřA d'aller en ville. A… voit un mille-pattes ; Franck en fait la découverte à travers les

yeux « Ŕimmobiles Ŕ de sa voisine », se lève, le frappe avec une serviette et écrase par terre

la bête avec son pied ; une tache reste sur le mur là où la scutigère se déplaçait. Le mille-

pattes est décrit soigneusement, sa taille, sa couleur et ses efforts pour échapper à la mort

imminente. La réaction dřA… est aussi décrite : « Sa main gauche se ferme

progressivement sur son couteau... […] la main aux doits effilés sřest crispée sur le manche

du couteau ; mais les traits du visage nřont rien perdu de leur fixité » (63). Manche du

couteau converti après, dans le récit, en manche de brosse à cheveux qui sřenfonce dans la

chevelure dřA… (64). Robbe-Grillet identifie le manche du couteau qui rappelle la mort du

mille-pattes avec celui de la brosse à cheveux par une liaison métonymique entre la tête

dřA… et le mille-pattes.

234 Nous pouvons voir dans ces figures la reproduction des serpents après le décollement de Méduse exécutée

par Persée. Cfr. OVIDE, Op. Cit. p. 116. 235 Pour Morrissette cette scène exprime les sous-entendus érotiques dřun possible acte sexuel entre Franck et A… et leur attraction réciproque. MORRISSETTE, B., Op. Cit. 118. Mais il faut toujours rester attentif car

« Lřécrasement du mille-pattes est impossible à évaluer avec précision car on ne peut juger ce qui dans cet

incident reflète les émotions du narrateur et ce qui correspond aux actions des personnages ». FORTIER, P.,

Op. Cit. p. 73.

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2) La deuxième occurrence (96-97).

C'est une occurrence contractée, plus attentive à Franck. A… parle dans cette

variante : « Un mille-pattes !» Franck relève les yeux. Se réglant ensuite sur la direction

indiquée par ceux Ŕ devenus fixes Ŕ de sa compagne » (97) il lřécrase ensuite, selon le

processus précédent. Nous voyons aussi la main crispée dřA… sur la nappe.

3) La troisième occurrence (112-113).

Cette présentation est constituée par un récit bref comme la version précédente ;

elle ajoute à lřimage des mains dřA… celles de Franck. Les deux avec bagues (peut-être le

signe du mariage) sur lřespace blanc de la nappe. A la fin de ce récit, le couteau de Franck

dessine le mille-pattes sur la nappe : « Juste à côté, la lame du couteau a laissé sur la nappe

une petite tache sombre, allongée, sinueuse, entourée de signes plus ténus » (113) ; une des

données par laquelle nous pouvons aussi identifier lřépée avec le couteau en nous rappelant

que Franck a été le vainqueur de Méduse à travers la représentation de la scutigère.

4) La quatrième occurrence (127-131).

Cette relecture est pour moi la plus intéressante ; dřabord Robbe-Grillet nous

expose la présence du mille-pattes comme quelque chose de déjà connu « Sur le mur dřen

face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué… » (127) ; cřest la reprise dřun fait

familier. Il fait, ensuite, une présentation précise de lřinsecte et prend en compte les

explications, populaires et scientifiques, à propos du nom et de l'agressivité : « mille-

pattes-araignée » ou « mille-pattes-minute par la croyance de la rapidité dřaction de sa

piqûre » ; le regard mortel de Méduse par lequel tout homme est converti en pierre était lui

aussi rapide !. Le regard dřA… nřexiste pas et le moment de lřécrasement est également

omis; la bestiole semble tomber et être réduite au néant par magie. Poursuivant, le

narrateur nous décrit lřharmonie et la permanence de lřimage de lřinsecte écrasée sur le

mur. En face de la claire évidence : « reproduite avec fidélité dřune planche anatomique »

(129), le souci de son effacement se manifeste et toutes les façons possibles de le faire.

« Mais la tête et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé […] gratter, très

légèrement, avec le coin dřune lame de rasoir mécanique » (131) ; processus soigneux

terminé avec une gomme. Cette action de gommage faite par le narrateur en lřabsence

dřA… accomplit le passage de la figure plastique et iconique du mille-pattes à son image

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fantasmatique et mythique. Le monstre effacé subsiste au mur comme une « zone plus

claire, aux bords estompés » et pour le narrateur comme lřénigme irrésolue des forces

jamais maîtrisées. Un vide problématique :

Ce fonctionnement mental, idéologique, qui tend à masquer la réalité, trouve une existence

littéraire dans les scènes dřeffacement de la tache laissée par la scutigère. Une fois la bête

tuée, reste encore le signe, presque aussi menaçant, de son existence. En fait, la suppression

physique ne résolût pas le problème dřune situation qui engendre indéfiniment

lřangoisse.236

Le terme de cette action dřeffacement se confond avec le travail semblable de

gommage dřA… , avec la même lame, de quelque mot mal écrit dans une lettre :

Un nouveau ponçage à la gomme termine ensuite lřouvrage avec facilité.

La trace suspecte a disparu complètement. Il ne subsiste à sa place quřune zone plus claire,

aux bords estompés, sans dépression sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la surface, à la rigueur.

Le papier se trouve aminci néanmoins ; il est devenu plus translucide, inégal un peu

pelucheux. La même lame de rasoir, arquée entre deux doits pour présenter le milieu de son

tranchant, sert encore à couper au ras les barbes soulevées par la gomme. Le plat dřun ongle

enfin lisse les dernières aspérités (131).

Ce paragraphe prolonge la métaphore de la tache du mille-pattes comme acte

dřécriture, en le rapprochant aussi du monde dřA…. Cette femme qui comme méduse et

comme scribe partage à la fois le monde culturel et celui des forces de la vie.

5) La cinquième occurrence (163-167).

Cřest la variante la plus confuse de toutes. Au commencement nous avons la

description dřun mille-pattes « gigantesque », de nouveau nommé « mille-pattes-

araignée ». Nous retrouvons aussi une ré-appropriation des données, lues dans la première

description. Il nřexiste aucune remarque sur le regard dřA…. Après lřinclusion dřune petite

description de la chevelure dřA… le texte se poursuit par lřaction foudroyante de Franck,

mais cette fois, semble-t-il, située dans la chambre dřun hôtel : « puis, avec le pied, il

écrase la bête sur le plancher de la chambre. Ensuite il revient vers le lit et remet au

passage la serviette de toilette sur sa tige métallique, près du lavabo » (166). Cette version

est une ré-interprétation des versions antérieures, exprimant les liaisons entre A… et

Franck, imaginées par le narrateur pendant leur absence.

Cette ré-élaboration renforce aussi la liaison entre le mille-pattes et la chevelure

dřA… dans une identification définitive (165), que nous avons déjà vue en parlant des

236 LEENHARDT, J. Op. Cit. p. 90.

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cheveux dřA… et Méduse. La dernière image de cette version montre la scutigère encore

vivante (167) ; car tant que A…est vivante la scutigère le sera également. Ainsi se clôt le

cycle des répétitions de lřécrasement. En poursuivant la lecture, nous pouvons soupçonner

que le narrateur suit le mille-pattes vivant dans la chambre comme dans la quatrième

version il lřa suivi dans son effacement. Nous sommes à la fin de cette version dans la

chambre dřA…, en face du calendrier et plongés dans la nuit.

Les trois premières occurrences nous fournissent des données nouvelles sur

lřécrasement même, sur lřenvironnement de la salle à manger ou sur les acteurs ; dans ces

reconstructions on peut aussi voir lřécrasement direct de lřanimal. Les deux dernières

versions sont développées pendant lřAbsence dřA… en présence, peut-être, seulement de

la tache et comme une reconstitution, sans les deux acteurs. Le souvenir du narrateur

actualise seulement le fait et son icône : la tache, quřil cherche à effacer. Mais sans succès,

car dans la quatrième séquence le vide est présence, réalisation en négatif de lřimage

positive quřil gomme et dans la cinquième version la vitalité même du mille-pattes lui

échappe : « cřest le bruit que fait le mille-pattes, de nouveau immobile sur le mur, en plein

milieu du panneau »…; cette mention est une inclusion dans un cadre plus large qui décrit

A… sřoccupant de ses cheveux (167).

Nous ne saurons pas pourquoi les répétitions sřarrêtent car la fin dřune chronologie

ou lřaboutissement du projet ne sont jamais mentionnés. Cet arrêt est peut être dû à des

incidents postérieurs de la nuit ou à la claire identification dřA… et du mille-pattes. Les

deux choses sont possibles ; de toutes façons la présence du mille-pattes requiert un

traitement différent de celui de son écrasement, car Franck pourra écraser la scutigère et le

mari lřeffacer éternellement sans que ce soit une solution. 237

b. La tache.

Lřécrasement de lřanimal et le jeu de sa tache dans le roman sřenrichissent

mutuellement dans une évolution complexe : dřabord comme progrès psychologique

selon les interactions du narrateur, point de vue abordé davantage par quelques

237 Situation bien commenté par Leenhardt : « Le choix de lřanimal toujours anéanti mais toujours présent ne laisse dřailleurs aucun doute de sa signification. Le mille-pattes, cřest bien la multitude en marche, cřest bien

cette hydre aux mille pieds, cette piétaille indigène qui travaille et menaça, … Dans le roman la bête peut être

écrasée cent fois, mille fois, elle resurgit indéfiniment et condamne Franck à nřêtre quřun nouveau Sisyphe »

Ibid. p. 90.

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critiques comme Morrissette, Anzieu, Fortier.238

Pour eux lřécrasement du mille-pattes et

lřeffacement de la tache sont analysés à partir de la jalousie du narrateur :

Mais le narrateur ne réussit pas plus à effacer les taches que la pensée de la trahison de sa

femme, pas plus à supprimer la trace du mille-pattes quřà échapper à la scène de son

écrasement, dont il fait le noyau même de son complexe, lřimage de rapports sexuels

possible entre Franck et sa femme. 239

Cette jalousie est désignée comme le moteur du récit, une énergie

productrice. Nous sommes convaincus aussi des mouvements intérieurs du narrateur qui

dynamisent le récit. Cet état intérieur, par différents moyens, construit une écriture non

conventionnelle ; mais le rapport exclusif de la « tache » à cette dimension, devient une

sorte de réduction qui étouffe le roman. Il faut donc envisager dřautres perspectives

possibles.

La tache du mille-pattes et les incidents qu'elle suscite pourront être soulignés dans

un deuxième temps comme une participation au conflit sociologique, interprétation

retenue par Leenhardt dans son livre Lecture politique du Roman. On peut aussi interpréter

ces incidents comme lřexpression des mouvements primitifs de l'homme et des conflits

profonds de sa nature (Vareille, Allemand, Stoltzfus240

). Nous sommes plus proche de cette

dernière orientation, pensant que le mille-pattes, en rapport intime avec A…, exprime

d'une certaine façon les deux autres premiers regards : les mouvements psychologiques de

la jalousie du « Mari » comme les rapports inégaux entre natifs et colons du conflit

sociologique.

Il nous faut maintenant revenir sur la tache et ce qui a été évoqué autour de

lřécriture (cf. supra pp. 87 ss.). Robbe-Grillet nous plonge dans les mécanismes les plus

subtils de l'écrit et du dessin. Le mur sera le papier où sřécrit le roman, la feuille où se

définit un canevas. Une empreinte de la vie qui, en son dynamisme, dépasse cette stratégie

de capture. Lřimage du mille-pattes est un moment dřun processus plus élaboré ; un

mécanisme dont nous trouvons au moins quatre étapes :

animal > tache > image > vide (zone blanche)

238 Une tension partagée par WATERS, Julia. Intersexual Rivalry, A « Reading in Paris » of Marguerite

Duras and Alain Robbe-Grillet. En analysant La Jalousie elle trouve dans lřinfidélité imaginée par le

narrateur le moteur du roman. La Jalousie sera le contexte général du roman. Cf. p. 67. 239 MORRISSETTE, B., Op. Cit. p. 741. 240 ŖThe centipede, signifying both the animal and the husbandřs emotion, represents the synthesis of two

worlds that were once held in opposition, but which are now perceived as identicalŗ. STOLTZFUS, B., Op.

Cit. p. 106.

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Le narrateur en fixant lřattention du lecteur et sa propre angoisse sur la tache nous

plonge dans les multiples sens de la littérature. Le récit, dans un cercle ininterrompu,

cherche à contempler A… et à travers le mur, lřanimal, la tache et le vide... Imaginaire

nourri des soupçons du narrateur qui permettra de tout imaginer, tout voir, sans rien

regarder.

Méduse est pour nous la lentille exploratrice qui dilate notre champ de

compréhension et empêche la réduction du mille-pattes et de sa tache à un mécanisme

graphologique ou à une figure de la jalousie du narrateur ; le mille-pattes est clairement

quelque chose de plus que le lézard et sa figure inerte, déjà vue en parlant du mur, le trait

(supra p. ). Il est central de rappeler ce parcours car la « femme-mille pattes » conserve

cette familiarité qui la libère de tout acte calligraphique et obsessionnel de son « mari » ou

de Franck, pour lřapprivoiser. Elle réclame une indépendance et un rapport avec le mille-

pattes tout à fait différent et inédit.

Dans les trois versions de lřécrasement où A… est présente, elle est effrayée par le

mille-pattes car sa force instinctive lui dévoile sa propre nature et d'une certaine façon un

destin commun ; elle peut devenir insecte, tache, signe, vide, néant. Acte confirmé dans la

quatrième version où elle nřest pas mentionnée ; pendant son absence ont lieu le gommage

de la tache et lřinclusion de sa photographie. La tache du mille-pattes est aussi lřimage de

la mèche indomptée dřA… qui cherche son autonomie. Image reflétée par le nouveau

miroir formé par le mur :241

« La lumière elle-même est comme verdie qui éclaire la salle à

manger, les cheveux noirs aux improbables circonvolutions, la nappe sur la table et la

cloison nue où une tache sombre, juste en face de A… ressort sur la peinture claire, unie et

mate » (56). Le mille-pattes est intégré par elle comme la force des ombres qui déplace le

péril ; qui bouscule lřordre colonial aussi, tout comme les conventions dřun mariage et la

régularité dřune écriture : il est tache et terre en mouvement, la contradiction de la netteté

des colons, de la domination du narrateur ou des projets de Franck sur A…. Tache qui est

noire comme la nuit, comme la terre, comme les cheveux dřA….

241 Il est important de nous rappeler que la présence de la tâche nous est connue (comme elle l'est pour A…)

avant même des évènements qui la produisent : « Elle venait de ramener la tête dans lřaxe de la table et

regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tache noirâtre marque lřemplacement du mille-

pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard » (27, 56).

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146

c. La nuit.

Le chapitre VII nous plonge dans une nuit spéciale, aperçue comme un parcours

physique et initiatique du narrateur (pp.144-174), qui se déroule dans cet ordre : la salle à

manger, la terrasse, la chambre, le couloir, la salle à manger et la chambre. Nous percevons

les déplacements de cette soirée, réglés par le coucher et le lever du soleil ; il s'agit

fondamentalement du voyage fait par le narrateur entre la salle à manger et la chambre.

Ces deux espaces, les plus significatifs du roman, sont signés par un double séjour par

lequel les mouvements vitaux de ces microcosmes sřimposent de plus en plus jusquřau

climax de la page 174.

1) La salle à manger (pp.144-146).

Le narrateur continue sa leçon dřanatomie en comparant ce soir-là le mille-pattes

avec le crabe de son dîner, rapport établi par les bruits produits par les deux animaux

vivants en utilisant leurs mâchoires :

Dans lřassiette blanche, un crabe de terre déploie ses cinq paires de pattes aux jointures très

apparentes, solides, bien réglées, emboîtées avec justesse. Tout autour de la bouche, des

appendices nombreux, de taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à

deux. Lřanimal sřen sert pour produire une sorte de grésillement, perceptible de tout près,

analogue à celui quřémet dans certains cas la scutigère (146).

Nous trouvons là, une fois de plus, une réduction métonymique à la tête ; en

regardant avec attention le mille-pattes, A… et le crabe, leur dessin fondamental est une

tête gonflée, entourée de membres : lřécho de Méduse. Dans cette comparaison, une fois

encore, sont mis en évidence les processus vitaux, organiques et leurs manifestations

inscrites dans un monde naturel.

La lampe comme source de lumière, et support du regard, à partir de ce moment,

commence à jouer un rôle principal : « Elle est située sur la table, dans son angle sud-

ouest » (144). Dřhabitude, elle est sur le buffet, mais en lřabsence dřA… elle se mêle dans

toute sa puissance à la circulation de ce soir-là.

2) La terrasse (pp.146-155).

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147

Le narrateur est à lřextérieur en attendant le retour dřA… Cet état le confronte

directement au monde animal. La tension dramatique, pendant lřabsence dřA…, est

remplacée par la prépondérance du monde des insectes et des manifestations de la nature.

La brousse se fait sentir malgré la force de la lumière et le bruit de la lampe : « un bruit

plus discret, comme un ronronnement, fait dresser lřoreille. Il sřest arrêté aussitôt. Et de

nouveau sřimpose le sifflement de la lampe » (147), « Sur le fond noir ils ne forment, eux

aussi, que des taches claires, qui deviennent de plus en plus brillantes à mesure quřelles se

rapprochent de la lumière, virent au noir dřun seul coup quand elles passent devant le

globe » (151).

Lřabsence dřA… brise les frontières et les interdits réglés par elle comme la portée

de la lampe à la terrasse :242

« La lampe, cřest certain, attire les moustiques ; mais elle les

attire vers sa propre lumière » (147). Curieusement la lumière et la brousse se mélangent et

élargissent leurs champs ; c'est peut-être la seule fois que le mari s'aperçoit des

correspondances et des familiarités entre les deux. Au début de cette séquence certains

animaux qui peuplent lřespace obscur sont nommés: criquets, carnassiers, scarabées,

chauve-souris, moustiques (147); ensuite, le narrateur doit faire face à un bloc indifférent

d'êtres qui cherchent leur identité, sans pouvoir être enfermés dans une norme ou une

catégorie.

Maintenant cřest un bruit plus sourd, moins fugitif, qui sollicite lřattention ; une sorte de

grognement, de ronflement, ou de ronronnement…

Mais, avant même de sřêtre suffisamment précisé, le bruit sřest éteint. Lřoreille, qui cherche

en vain à le retrouver, dans la nuit, ne perçoit plus à sa place que le souffle de la lampe à

pression.

Le son en est plaintif, élevé, un peu nasillard. Mais sa complexité lui permet dřavoir des

harmoniques à toutes les hauteurs. Dřune constance absolue, à la fois étouffé et perçant, il

emplit la tête et la nuit entière, comme sřil ne venait de nulle part (150).

Le bruit est lié aux ronronnements dřun moteur qui monte en force comme

lřangoisse du « mari » à cause du retard dřA… (153). Le récit entraîne ensuite le lecteur

dans le nuage indéterminé des insectes et le souci du narrateur pour mieux les apercevoir ;

une métaphore de sa méconnaissance des causes de lřabsence dřA… et son destin :

Autour de la lampe à essence continuent de tourner les ellipses, sřallongeant, se

rétrécissant, sřécartant vers la droite ou la gauche, montant, descendant, ou basculant dřun

côté puis de lřautre, sřemmêlant en un écheveau de plus en plus brouillé, où aucune courbe

autonome ne demeure identifiable.

242 Nous sommes informés plusieurs fois de lřinterdiction dřA… de transporter les lampes sur la terrasse le

soir, pendant le café; elles attirent les insectes, donc cřest mieux de rester dans la pénombre (18, 99, 140,

207) Elle a aussi une préférence pour la lumière douce « la lumière trop crue Ŕ dit-elle Ŕ fait mal aux yeux »

(22, 59).

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148

A… devrait être de retour depuis longtemps (154).

3) La chambre (pp.155-160).

Deux frontières sont déconstruites dans le premier séjour du narrateur dans cette

pièce, son regard et la chambre elle-même. Dřabord la vue du narrateur est centrée sur

lřimage du « Cap Saint-Jean » quřillustre le calendrier des postes ; en partant de lřimage

centrale du bateau, de sa coque amarrée au port, la vue part comme une spirale vers la

jetée, lřeau, lřhorizon, le mât, les oiseaux, le bord de la photo pour finir sur le mur de la

chambre. Le narrateur dépasse la photo et la marge pour revenir à son entourage. Il quitte

le cadre, la fenêtre, la jalousie et en arrivant à lřintérieur pour la première fois dans le

roman il semble regarder plusieurs choses dans leur nouveauté. Cette chambre, dans un

second temps, malgré la fermeté de sa structure, apparaît comme en mouvement face à la

lumière de la lampe : « lorsque la lampe se balance un peu, au bout du bras tendu, toutes

ces lignes aux courtes ombres mouvantes paraissent animées dřun mouvement général de

rotation » (160). Une première indication de l'activité particulière de cette pièce sera

confirmée dans les pages suivantes.

4) Le couloir (pp.160-162).

Dans ce fragment, nous supposons une excursion du narrateur hors de la chambre ;

opération déduite de sa façon dřagir car il ne parle jamais de choses hors de sa vue ; autre

raison qui atteste son déplacement, cřest la lampe qui signale sa veille et les espaces

éclairés par elle. Il est donc en face de la maison, contemplant, semble-t-il, sa solidité.

Puis, nous avons plutôt une marche de retour qui conduira le narrateur à la salle à manger

sous la lumière de la lampe qui transforme la maison même : « Le léger bercement de la

lumière, qui sřavance le long du couloir, agite la suite ininterrompue des chevrons dřune

ondulation continuelle, semblable à celle des vagues » (162). Voilà dřune autre manière la

manifestation des « S » ; le mouvement féminin ou médusin qui s'approprie le bâtiment.

5) La salle à manger (pp.162-167).

Le dernier séjour du narrateur dans la salle à manger, ce soir-là, correspond dans

lřordre du roman à son dernier séjour dans ce lieu ; petite certitude quant à la chronologie

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des événements. Il y aura encore dans les pages suivantes des apéritifs et des cafés sur la

terrasse mais plus de repas partagés dans la salle à manger.243

Le contenu le plus important de cette étape équivaut à la dernière version de

lřécrasement de la scutigère dont nous avons déjà parlé, de même que nous avons

également signalé le déplacement imperceptible du lecteur dans la chambre par

lřenchaînement des images du mille-pattes et des cheveux dřA….

6) La chambre (pp.167-174).

Le deuxième et dernier séjour du narrateur dans la chambre constitue le temps des

accords entre la femme et la bête, les soupçons et lřimagination, la lumière et lřobscurité, le

silence et le bruit, la nature et la civilisation, etc. Le temps où A… et le mille-pattes sont

les plus présents dans leur absence. Ce qui se passe dans la chambre est la seule description

non répétée de tout le roman ; il y a de multiples repas, regards sur les champs,

promenades dans la maison, contemplations dřA… dans sa chambre, mais la présence du

narrateur dans la chambre ce soir-là devient une expérience fondatrice reposant sur trois

éléments : lřobscurité, le bruit et les animaux ; éléments qui récusent la chambre comme

produit exclusif de la culture, du langage et de la lumière.

Ce soir, dans la chambre, les éléments qui peuplent la maison et la propriété se font

entendre par eux-mêmes : A…, le monde obscur et profond de la brousse, le bruit des

natifs et des animaux, lřindépendance des mouvements et tous les rapports possibles avec

Franck. Lřintimité distante et énigmatique dřA… est abordée par ses objets et son

environnement. Le mille-pattes se libère de son rapport exclusif à la tache et à lřanimal et

arrive à son affirmation définitive par les cheveux dřA… Le projet des « lumières » trouve

sa limite dans lřépuisement de lřessence de la lampe, la lueur perd son éclat. Les quelques

phrases suivantes, noyau du chapitre VII, nous introduisent directement à ces

transmutations et nous permettent de les comprendre :

Le sifflement absent de la lampe à pression fait mieux comprendre la place considérable

quřil occupait.[…] Le silence est tel que les plus faibles mouvements y deviennent

impraticables.

Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur

soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les

243 Nous trouverons une inclusion à la page 208 des repas passés et du projet de voyage de A… et Franck

dřaller ensemble en ville.

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apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,

avec la même facilité.

Avec la même facilité la chevelure se laisse dénouer, se laisse étendre, et retomber sur

lřépaule en un flot docile, où la brosse de soie glisse doucement, de haut en bas, de haut en

bas, de haut en bas, guidée maintenant par la seule respiration, qui suffit encore à créer,

dans lřobscurité complète, un rythme égal, capable encore de mesurer quelque chose, si

quelque chose demeure encore à mesurer, à cerner, à décrire, dans lřobscurité totale,

jusquřau lever du jour, maintenant (174).

Le monde de la brousse plein de cris, hurlements, ronronnements et silences lutte

contre le sifflement de la lampe, ce bruit mécanique et monotone qui efface les variations

gutturales des êtres vivants. La stridulation a été le dernier bastion ce soir pour contenir le

langage oral et les paroles inarticulées du monde incompressible dont les animaux et les

noirs font partie comme nous lřavons déjà vu. Cette nuit où la lettre et lřécriture

disparaissent dans les bruissements de l'obscurité où glisse le narrateur. Nous

lřaccompagnerons dans sa dernière recherche à travers les boîtes et les carnets de lettres

dřA… en scrutant un mot, un petit trait qui puisse être la preuve des rapports entre A… et

Franck (168-170).

A… reste dans « la cage » (sa chambre), malgré son absence, par le papier à lettres,

les enveloppes, les boîtes de boutons, « les pelotes de laine, une touffe de soies, ou de crins

très fins, qui ressemblent à des cheveux » (173). Une fois de plus, le narrateur est pris par

son angoisse dřen savoir plus dřA… dřatteindre « sa vérité » ; un travail semblable à celui

de lřeffacement de la tache de la salle à manger. Cřest le dernier combat pour vaincre

lřinconnu qui tourne dans les plus intimes coins de sa propriété, de sa maison et de ses

rapports avec A….

Dans la chambre, le narrateur vit sa dernière défaite, toute initiative de la

conscience est ratée pour lui, les bruits par eux-mêmes lřécartent de tout langage : un bruit

dont « lřoreille nřa même pas eu le temps de lřécouter » (171), « à mesure quřil sřéloigne

dans le passé, sa vraisemblance diminue. Cřest maintenant comme sřil nřy avait rien eu du

tout » (171). Il est tellement étrange ce soir que « Les bêtes ont aussi dû se taire, une à une,

dans le vallon » (173). Pourtant un proto-langage balbutiant existera par « la seule

respiration, qui suffit encore à créer, dans lřobscurité complète, un rythme égal » (174).

Voilà ce que nous pouvons constater comme rythmes vitaux les plus élémentaires dřune

respiration compassée, primitive, utérine. Cřest lřécho matriciel de la parole qui pénètre

par la peau et entoure tout lřhabitacle ; ces souffles éveillent en nous des réminiscences de

lřacte sexuel mais également des accouchements.

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Peu à peu les yeux deviennent tact, toucher : la proximité remplace la vue. Les

événements de la chambre tels que nous les percevons dans le chapitre VII évoluent en

lřabsence de la vue. Les actions dernières du narrateur après lřextinction de la lumière sont

guidées par le tact et lřouïe ; au sein même des métamorphoses… Cette sensibilité met en

évidence la peau, lřorgane le plus primitif et plastique de lřhomme : lřimage de lřunité

perdue et en même temps la projection des désirs insatisfaits du narrateur qui nřarrive pas à

se fondre avec A…

La lumière avait masqué le rideau de bruit qui englobait les autres bruits et

l'assoupissement des autres sens. En lřabsence de la lampe, de son sifflement et de son

éclairage, une autre sensibilité sřéveille. Les sens sont à lřépreuve dans lřobscurité de cette

nuit, en lřabsence de la lampe, dans la « chute libre » dans laquelle la chambre est tombée :

« Maintenant la scène est tout à fait noire. Bien que la vue ait eu le temps de sřhabituer,

aucun objet ne surnage, même parmi les plus proches » (139). Cette nuit suscite une

présence des sens et un agir différents ; en lřabsence de la moindre lueur naturelle, le

silence est également impénétrable : « Le silence est tel que les plus faibles mouvements y

deviennent impraticables » (173).

Dans cette mise entre parenthèses des rapports ordinaires du narrateur avec le

monde, la chambre est un lieu qui le touche dans ses origines. De ce vide semble surgir une

fois de plus A… car le narrateur en son état hallucinatoire, par la profondeur de ce silence

et lřobscurité retrouve une fois de plus lřénigme de sa femme en la zoomorphisant à partir

de ses cheveux tellement convoités et maintes fois déconstruits dans le roman. En effet, la

seule chose qui peut ressembler à lřincertitude et au mystère, cřest la chevelure. Quelques

lignes du roman déjà citées permettent au lecteur d'entrer dans ce mouvement :

Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. Elle

sřallonge, elle se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, sřenroulant sur

soi-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les

apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence,

avec la même facilité (174).

Cette nuit emporte le récit à son point le plus haut car le narrateur perd pied et A…

sřimpose par sa tête, débordant le roman et bouleversant le narrateur. Nous avons dans

cette nuit des cheveux sans tête comme nous avons entendu des respirations sans poumons.

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d. La femme-mille-pattes est-elle possible ?

A certains moments, nous avons cru pouvoir « bricoler » une image de la femme-

mille-pattes, un corps de scutigère avec le visage dřA… où ses yeux bleus puissent

conduire ses cheveux noirs, instables, en train de devenir tentacules. Est-ce qu'une figure

insectiforme avec une tête médusinne chargée de scutigères aurait été imaginable ? Est-ce

que le corps sensuel et voluptueux dřune femme qui regarde à partir de sa tête de gorgone

aurait été possible ? Toutes les données évoquées sont bien repérables mais nous redoutons

leur regroupement en une seule représentation. « Elle » est fondamentalement un

« insecte » fragmenté et disséminé à travers le roman et toute recomposition annulerait la

vitalité investie par le romancier dans chaque élément ; elle est lřéphémère vie ou

mouvement qui provient de cet instant de coupure. Un instant éternisé par le regard et la

ruse perséeique inventée par Robbe-Grillet. Au terme de cette analyse nous sommes

convaincu que le corps et le mouvement autour du corps dřA… dans La Jalousie est

insectiforme. Nous ne pourrons donc pas trahir le roman en construisant un corps unitaire

car nous savons que les propos du romancier et le récit même ne le permettent pas.

La Jalousie est un roman où les pièces, toutes bien identifiées, peuvent être posés

de plusieurs façons ; virtualité qui nous permettra de suivre les figures dřune maison, dřun

bateau ou dřun lézard. Il existe cependant des données clairement identifiables qui tournent

autour dřA… en créant de liens et qui réinterprètent le féminin sans prétendre fixer sa

puissance : cřest la figure féminine qui éveille les questions et sřimpose par lřattirance de

son regard. Ce sont également les insectes, les êtres les plus explorés dans le monde

symbolique et, dřune façon privilégiée, le mille-pattes qui nous a permis une relecture de

Méduse, cette figure dřA… qui réactualise le mythe et nous livre un autre visage et

dynamique de cette Gorgone.

B. Configurations dans El Beso...

Molina et les éléments plus significatifs du roman nous font voir quřune

compréhension du corps dans ce roman se martèle à partir des fonctions « féminines » du

même. Les rapports entre les deux protagonistes seront découverts comme un échange sur

ce que nous pouvons percevoir comme un substrat féminin. Dans El Beso...existe une

structure primordiale qui gagne en force au fur et à mesure que le récit avance, un substrat

de plus et différent du corps de Valentín ou de Molina. Les corps des deux prisonniers ne

sont donc pas autosuffisants pour sřexpliquer eux-mêmes. Dans les problématiques

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abordées par le récit, le lecteur découvre peu à peu d'autres clefs interprétatives que nous

chercherons à préciser.

Dřemblée on peut penser lřimage de la femme-araignée esquissée au dernier

chapitre du roman comme la plus importante par rapport au corps des personnages. Mais il

y a d'autres structures exprimées dans le récit qui nous amènent à une vision plus élaborée

de la corporalité et de ses implications sans lesquelles cette ultime image ne peut être bien

lue. Cette « allégorie » est un jeu entre plusieurs éléments introduits tout au long du récit ;

les plus importants seront indiqués dans les développements suivants.

1. Des rapports en construction.

Il faut trouver une juste représentation de la relation particulière tissée par les

protagonistes du roman : Molina et Valentìn constituent deux dimensions dřune altérité en

construction. Nous voyons dans le roman des mouvements qui établissent des échanges et

une solidarité profonde entre les deux personnages ; des échanges chaque fois plus intimes.

Le temps de la cellule organise une exploitation spécifique de l'entourage, une façon dřagir

qui implique les deux prisonniers dans une dépendance réciproque. Interdépendance

interprétée par nous comme une symbiose244

confirmée au dernier chapitre du roman. La

symbiose maintient les rapports fondamentaux des deux prisonniers et dévoile une

structure dřarticulation qui rassemble sans écraser les autonomies. Cependant le rapport

Molina-Valentín ne soutient ni la bisexualité ni lřandrogyne comme configuration

centrale.245

Le roman dépasse la propre conception de sexualité de Puig et lui rendre à

chaque personnage sa propre caractérisation. Il n'est pas inutile de se rappeler les paroles

mêmes de Manuel Puig :

Cualquier forma que se le dé a la sexualidad es lícita si el placer es compartido. Supongo

que lo más cercana a la normalidad, o a la naturaleza, es la bisexualidad, es decir, la

realización de todas las posibilidades de placer. Claro: pueden sobrevenir especializaciones

(como la heterosexualidad o la homosexualidad), pero en el momento que cada una de estas

se quiera imponer como forma excluyente y absoluta, ya caemos en la represión.246

244 Symbiose : « BIO. Association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants » Le

Petit Robert, p. 2188. 245 Cette interdépendance tissée par les échanges profonds sauve les autonomies des personnages et ne peut

pas être réduite à ce qui a été nommé par García Ramos comme « una opcion bicéfalica de la humanidad »

qui voit en Molina et Valentin les deux visages dřun même être chez Puig : GARCIA RAMOS, J., La

Narrativa de Manuel Puig, p. 211. Dualité retenue aussi par une étude analytique dřAmicola dont les deux

personnages seront le double visage dřun sujet divisé mais à la fois un : « Valentín Molina » Cf. AMICOLA,

J, El fort-da del discurso amoroso (acerca de El beso del la mujer araña, de Manuel Puig) p. 44. 246 TORRES FIERRO, Danubio, Conversaciones con Manuel Puig: La Redención de la Cursilería, in

ECO, No. 173, Bogotá: Buchholz, 1975, p. 512. (Nřimporte quelle forme le soit donnée à la sexualité elle est

licite si le plaisir est partagé. Je suppose que le plus proche de la normalité, ou de la nature, est la bisexualité,

cřest-à-dire, la réalisation de toutes les possibilités du plaisir. Il est clair que peuvent survenir des

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Nous examinerons, également, les rapports entre Molina et le directeur comme

étant constitutifs de la configuration du personnage car, hors de la cellule et en excluant

Valentìn, cřest son autre interlocuteur. Notre recherche aura pourtant comme fil directeur

le personnage central de Molina.

a. Molina et Valentín.

Lřâge des personnages est, au deuxième chapitre, la première donnée les

concernant : Valentin a 26 ans et Molina 37 (cf. p. 39). C'est seulement au chapitre 8 du

roman que nous connaîtrons les noms complets des protagonistes et quelques informations

additionnelles par le rapport du directeur du pénitencier: Lřinculpé 3.018 est Luis Alberto

Molina, condamné à huit ans de réclusion pour délit de corruption de mineurs. Le prévenu

16.115 est Valentin Arregui Paz, mis à disposition du pouvoir exécutif pour ses actions

dřactiviste politique et de rébellion (cf. p. 131). Ces éléments autobiographiques qui nous

font percevoir les personnages comme « images vivantes », sont fournis par les dialogues

et autres textes tout au long du récit. Cřest une manifestation de la convention littéraire que

nous avons précisée en parlant de lřimage personnage.

Lřaltérité comme différenciation et reconnaissance de lřautre est une des

caractéristiques principales des personnages du roman. L'altérité se structure en partie par

les dialogues et actions de Molina et Valentín qui en font des interlocuteurs. Ce trait voulu

par Puig est implicitement inscrit dans le profil de chacun des personnages ; chez Molina

deux pivots constituent par les échanges la configuration de sa personnalité : sa parole et

son corps. Molina est le maître conteur qui façonne les rapports avec son entourage à partir

de sa parole dans un processus de séduction. Dès l'ouverture du roman, le bavardage de

Molina réussit dřemblée un double pacte ; avec le directeur celui dřacheter sa sortie de la

prison en échange des informations tirées de Valentìn, avec Valentìn il sřagit de lui

raconter des films le soir ; cependant nous ne connaîtrons jamais ce qu'il a demandé en

échange. La question reste ouverte car nous savons bien que dans les négociations dřune

prison il y a toujours quelque chose à payer.

spécialisations (comme l'hétérosexualité ou lřhomosexualité), mais au moment où chacune de ces formes

veulent sřimposer comme forme exclusive et absolue, nous tombons dans la répression.) Traduction

personnelle.

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Molina est le seigneur de la parole qui refait plusieurs fois son propre récit dans les

films quřil raconte. De la même façon que Valentìn est représenté et réintégré dans ces

histoires. Les récits de films de ce conteur sont les fils légers qui le projettent hors de lui,

les pièges de son ensorcellement qui appartiennent à sa nature de « femme-araignée ».

Gomez-Lara qualifie le type de langage attribué aux personnages par Puig dřoralité

dynamique, cřest-à-dire le souci de rendre vivants les couleurs, les tonalités et la force de

la parole parlée.247

Cette oralité, est lřévidence dřun écrivain qui utilise la matérialité du

souffle pour affirmer une corporalité et les timbres et modulations propres dans le

façonnement des interlocuteurs ; cřest lřacte du parler qui cherche sa mimèsis.

La parole de Molina devient lřartefact dřensorcellement par excellence, un des

outils privilégiés du processus de rapprochement entre les deux prisonniers et par extension

entre le roman et le lecteur. Par les paroles de Molina nous avons également lřimpression

dřun personnage double, instable et fragile qui ose jouer avec la contradiction en étant en

même temps tendre et généreux, ennemi de la violence et prêt au sacrifice. Quelquřun pour

qui le dernier mot ne sera jamais dit.

En parlant de sa corporalité Molina devient le personnage qui privilégie la

recherche de son corps et qui lřexprime ; en voulant être femme, et se considérant comme

telle, il se trouve prisonnier dans une autre chair qui lřempêche « dřaimer ». Image

reproduite dans la femme panthère, la domestique laide, la femme zombie ou la femme

guérillero. Pour ces dernières la laideur ou quelque empêchement particulier leur interdit la

fusion et la passion avec leurs amoureux. La préoccupation de Puig pour le corps de

Molina dans El Beso... nous est bien connue par ses propres commentaires à propos du

film:

ŖPero William Hurst [sic] es un muchachoŗ Ŕ en esa época tendría treinta y pico de años, tenía como diez menos que Juliá Ŕ, entonces, el personaje en vez de tener veinte años más,

como en la novela, tenìa diez menos. Y él responde: ŖPero dicen que es un buen actorŗ, y le

digo: ŖPero es un hombrazo, ¿cñmo va a ser, cuando justamente Molina es la ausencia de

cuerpo? El niega su cuerpo, no quiere aceptar su cuerpo de hombre, es la base. Es la

negación del cuerpo, ese hombre no tiene cuerpo.248

247 Cf. GOMEZ-LARA, R., Intertextualidad Generativa en El Beso de la Mujer Araña, De Manuel Puig.

p. 7. 248 GARCIA-RAMOS, J., Manuel Puig, Semana de Autor, p. 94. « Mais Willian Hurst est un jeune homme

Ŕ A cette époque-là il avait trente et quelques années, il avait dix ans de moins que Julia Ŕ, alors que le personnage au contraire avoir vingt années de plus, comme dans le roman, il en avait dix de moins…

Comment sera-t-il possible quand Molina est lřabsence du corps ? Il refuse son corps, il nřaccepte pas son

corps dřhomme, cřest le problème. Cřest la négation du corps, cet homme nřa pas du corps. » Traduction

personnelle.

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Valentín, notre deuxième personnage, est un guérillero intransigeant pour qui le

monde doit répondre aux schémas analytiques et doit être transformé par les forces de la

révolution sociale. Il a une pensée éclairée et bien formée ; une cohérence rationnelle qui le

conduit à la militance contre toute forme dřexclusion et dřoppression. Principes qui vont

conditionner ses rapports avec Molina du côté positif comme négatif en dévoilant les

incohérences de sa propre idéologie.

Nous sommes attentifs aux différences qui opposent les deux prisonniers : Molina

est un homosexuel, « una loca » (une folle), sans éducation, dřun statut moyen, sans grande

culture et immergé dans une sensibilité sirupeuse facilement impressionnable. Il a eu un

travail dřétalagiste. Valentìn est hétérosexuel, masculin, jeune, rationnel, bien élevé avec

une grande culture et une profession dřarchitecte. Le plus important comme le souligne

Campos cřest la militance de ce dernier : un guérillero de gauche vrs. un lâche

apolitique.249

Le profil des personnages est renforcé par une distance initiale établie par

lřécriture : Valentín utilise le nom de son compagnon de cellule dřune façon formelle pour

sauvegarder la différence entre les deux. Il ne veut rien avoir dřimportant en commun avec

ce prisonnier bizarre. Molina par contre, lřappelle par son prénom dès le commencement

avec une confiance particulière. Distances mises en jugement par le récit.250

Cette tension

se transforme au cours de la lecture en une dynamique de rencontre. Sur ce point, lřœuvre

de Thomas Di Salvo est très éclairante lorsqu'il analyse les processus intérieurs vécus par

les deux prisonniers : Valentin le prototype dřhomme viril régresse au stade infantile du

plaisir et de la sensualité, Molina le prototype « dřhomosexuel féminin » accède au réel et

aux luttes sociales.251

Nous connaissons ces deux personnages grâce à leurs dialogues et leurs interactions

pendant le temps partagé dans la cellule. Nous nřaurons jamais une description sur les

activités de chacun d'entre eux pris individuellement. Même dans le récit du film raconté

par Molina pour lui seul, cřest Valentín qui est en arrière plan ; comme dans lřhallucination

de Valentin au chapitre 16 cřest Molina le personnage réinterprété.

249 Cf. CAMPOS, René, “I’m ready for my close up”; los ensayos de la heroína, p. 535-548 en : El Beso...,

p. 541. 250 Cf. KERR, Lucille, La política de la sedución, El beso de la mujer araña, 641-674 en : El Beso..., p.

643. 251 Cf. DI SALVO, T. El Niño y el Adulto: Cara y cruz de la liberación en “El Beso de la Mujer Araña” de

Manuel Puig, p 34.

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b. Molina et le directeur de la prison.

Il nřa pas de nom ; il représente comme les autres agents de lřEtat mentionnés dans

le roman une fonction institutionnelle enfermée dans une pratique répressive. Dans le cadre

actantiel que nous pouvons bâtir du roman, il est lřopposant le plus représentatif connu par

le lecteur. Il a deux fonctions dans le roman ; la première le montre comme le seul

« ennemi » qui ait un profil clair et fixe ; il est astucieux et son discours est plein de rusés

et de calcul. Dans le schéma classique des compositions populaires dont Puig sřinspire, il

est « le méchant du récit ». Dans les films racontés, le directeur est, analogiquement le

démon du pacte mythologique dans « Cat People », le chef des maquisards dans

« Destino », le majordome de « I walked with a Zombie » ou le magnat riche du film de la

chanteuse et du journaliste. Il est le pouvoir caché dans lřombre qui conditionne les actions

des amants comme celles de Molina et de Valentín. Le personnage qui cherche son profit

au détriment du bonheur des compagnons.

La deuxième fonction du directeur est diégétique : les données quřil introduit par les

conversations avec Molina et les rapports de fonction ont pour but de libérer le roman de

lřappropriation du récit par Molina. Le regard extérieur sur ce qui se passe entre les deux

personnages, comme les rapports institutionnels au chapitre 15, établissent une sorte

dřobjectivité.252

Cřest grâce aux entretiens avec le directeur et aux rapports officiels que nous

connaîtrons les mouvements exécutés par les forces extérieures de la cellule. Par ces voix

extérieures nous saurons aussi les risques et les jeux envisagés par Molina. Cette instance

remplace le narrateur omniscient en nous montrant les autres « intérêts » possibles qui font

agir Molina et les forces contradictoires qui lřentourent. Actions par lesquelles le sacrifice

et la destruction du corps seront une constante selon le schéma introduit par les récits des

films.

2. Devenir femme.

Cette expression cherche à appréhender plusieurs confrontations du roman qui ne

trouvent pas de réponse dans les analyses simples dřun conflit home Ŕ femme. « Devenir

femme » dévoile dřautres mouvements dans la configuration anthropologique des

252 Cette confrontation est bien perçue par Milagros Ezquerro : « La visión fría de la policía contrasta con el

carácter muy melodramático del sacrificio de Molina que elige una muerte de película, bajo la mirada impávida de los informadores. Al mismo tiempo, el personaje de Molina toma cuerpo al ser objeto de una

mirada exterior, y no sólo sujeto de un discurso: bajo el ojo de una cámara Molina se va identificando con

una heroína cuyo destino es el sacrificio por el ser amado y la muerte violenta. Su vida, por fin se torna

destinoŗ. EZQUERRO, M., Op. Cit. p. 500.

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personnages du roman. Ces mouvements tournent autour de la condition « féminine » dans

leur appropriation de « l'humain» ; cette condition est développée dans une grande partie

du roman grâce à Molina qui la rend complexe et polysémique. Au-delà du combat dřun

homosexuel qui cherche une place dans le monde et la re-accommodation idéologique dřun

guérillero, il y a un monde du féminin dans El Beso... quřon ne peut définir par un seul

mot. Grâce aux dialogues des compagnons et aux événements de la cellule 7 nous

pénétrons dans la condition féminine qui surmonte les déterminations socioculturelles et

stéréotypées mentionnées dans le roman même. De fait, la femme elle-même se révèle être

pour Valentin et pour Molina comme une expérience inachevée et plus large qui dépasse

leur problématique personnelle ; nous examinerons ultérieurement cette image.

Pour lřexploration de ce « devenir femme » nous suivons Molina ; il nous introduira

de plusieurs façons dans lřagir dřune femme selon le schème social retenu par Puig à partir

de son milieu argentin traditionnel. Par Molina les conventions de genre, déséquilibrées et

populaires, et le destin dramatique de la femme seront les points de départ pour la

découverte dřau moins trois conduites. Ces façons dřagir chez les personnages féminins

rassemblent les dynamismes nommés par Dabove « devenir femme ». Ce commentateur de

Puig étudie la forme de la destinée dans El Beso…. Il recueille quelques constantes du

roman à partir de lřimpossibilité dřune fin heureuse (de lřhistoire principale et des récits de

films) qui, sřagissant des personnages de femme, nous apparaît spécialement pertinente.

Nous synthétiserons les caractéristiques les plus importantes développées par

Dabove253

car elles mettent en lumière des éléments féminins essentiels qui nous aideront à

mieux situer le corps féminin en tant que modèle du roman :

La première caractéristique met en rapport lřexistence particulière des femmes et leur

appartenance à une force universelle, supérieure et plus forte. Être femme cřest

participer individuellement du destin universel. ŖDevenir-mujer es abandonarse, y

haberse abandonado a algo que va a ocurrir o en rigor ya ha ocurrido, en un pasado del

que no se tiene constancia ni memoria : su consumación sería la forma visible del

Destinoŗ.254

Le Destin est conçu par lui comme une passion impersonnelle qui

irrémédiablement conduira à la mort et dans laquelle on vit et agit depuis le

commencement, dans son milieu et dans son obscurité. La femme dřune certaine façon

253 DABOVE, Juan Pablo, La forma del Destino sobre El Beso de la mujer araña de Manuel Puig. pp. 30-37. 254 « Devenir-femme est sřêtre laisser aller, et sřavoir laissé aller à quelque chose qui va se passer ou en

rigueur sřest déjà passé, dans un passé dont on nřa pas de preuve ou aucune mémoire : son aboutissement est

la forme visible du destin » Ibid. p. 30.

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sera le principe historique dřindividuation de cette force. Cette relation avec le destin

est aussi une relation, ambiguë et incertaine avec les hommes par lesquels la femme

trouve lřoccasion de devenir femme : Irena et lřarchitecte, Leni et Verner, le fermier

alcoolique et la jeune mariée, le journaliste et la chanteuse. A ces binômes nous

pouvons ajouter Molina et Valentín.

Devenir femme ne correspond pas à une opposition homme-femme : « El devenir-

mujer implica en cierto modo de desbordar la oposiciñn Hombre/Mujer.ŗ255

Ce fait

dépasse aussi toute compréhension dřune bisexualité ou dřune intégration où le

problème des genres est annulé par lřincorporation dřune entité dans lřautre pour ne

faire quřune seule. Comme Dabove le note : Molina ou Valentín eux-mêmes ne

cherchent pas à être bisexuels. Le roman ne le propose pas non plus. Surmonter cette

opposition homme-femme peut se comprendre comme « passer » : ce mouvement qui

est capable dřétablir des liens au-delà des rigidités quelles soient de lřordre de

lřintériorité ou de lřextériorité.256

Il sřagit plutôt de prendre la place du « contraire ».

Le devenir-femme est indifférent aux genres, il les rend indifférents, car il ne sřagit pas

dřune entreprise sexiste, même pas amoureuse, plutôt passionnelle. 257

Dans cet ordre

de choses nous précisons que la passion, pour Dabove, est un assortiment de forces qui

ont par elles-mêmes leur raison dřêtre. Ces sont des forces du destin qui prennent le

sujet et se déploient sans aucune charge morale.258

Une conception familière à la

« » (Moira) des grecs259

où lřunivers reste d'une certaine façon fermée sans que

la volonté individuelle change sa finalité.

a. La mère-araignée.

Cette perspective de Molina260

exprime un des dynamismes constitutifs de son agir.

Quand il parle avec Valentín de sa vie « féminine », une grande partie de sa destinée est

exprimée comme un agir maternel. Il se montre comme mère en parlant des autres hommes

255 « Le devenir-femme implique de certaine façon dé dépasser lřopposition homme/femme » Ibid. p.35. 256 Idem. 257 Cf. Ibid. p. 37. 258 Cf. Ibid. p.38. 259 Moira : Cřest la destinée personnifiée, impérieuse, inflexible et menant toute chose à sa fin. Un dieu ne

peut guère que retarder lřaccomplissement ; Zeus même ne saurait empêcher sans se démentir. Dictionnaire

Grec Français. p. 1292. 260 Cf. MOLHO, Maurice. Tango de la Madre araña , pp. 160-167.

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et à la prison, nous allons le constater, beaucoup dřéchanges avec Valentìn suivront cette

modalité.

Il nous a semblé qu'il n'était pas hors de propos de nous arrêter aux signifiés plus

importants que lřaraignée a suscités dans notre culture. Les implications de lřaraignée en

Occident livrent déjà des sens particuliers qui fonctionnent comme clefs herméneutiques

pour le lecteur. Non sans liens avec notre roman, Marco Kunz apporte des éclaircissements

précis.261

Il parcourt à grands traits l'ensemble des occurrences concernant l'araignée et cela

dès les sources grecques (Les Métamorphoses dřOvide, Les Géorgiques de Virgilio), en

prenant en compte les classiques de la littérature (L’homme qui rit de Victor Hugo), les

écrivains contemporains (Neruda, García Márquez, Adolfo Bioy Casares) puis le cinéma

(Kiss of Death,1947, La strategia del ragno, 1970, Kiss of the Tarantula, 1975,

Arachnophobia, 1990). A partir de ce recensement on peut discerner quatre lignes qui

apparaissent comme les constantes les plus remarquables de la figure de lřaraignée dans

notre culture :

Les femmes sont métamorphosées en araignées, trop souvent comme s'il s'agissait d'un

châtiment lié à la violation d'un tabou ; cette transformation produit des femmes

complètement araignées ou des êtres mixtes moitié araignée, moitié femme.

La femme araignée comme figure maternelle a deux représentations récurrentes : la

mère martyrisée par ses fils ou la mère dévoratrice.

Lřaraignée est également la figure de la femme-fatale, sous la forme du couple

antagonique araignée-mouche ; elle représente la femme qui tisse sa toile pour piéger

ses victimes et les avaler symboliquement ou littéralement.

Pour la psychanalyse, lřaraignée peut signifier la castration matriarcale qui paralyse et

agresse lřenfant ; en faisant sienne la puissance de celui-ci elle empêche le

développement libre de sa sexualité. Elle représente le conflit entre les deux sexes et en

particulier lřagression et la séduction orale de « la Grande Mère » .

261 KUNZ, Marco, Tropicos y tópicos, la novelística de Manuel Puig. Lausanne: Sociedad Suiza de Estudios

Hispánicos, 1994, pp. 48-54.

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Ajoutons que toutes les traditions soulignent la métaphore entre lřaraignée et la femme

à partir dřun ou plusieurs des points précédents ; comparaison quřon a toujours épargné à

lřhomme. Les hommes-araignées sont presque inexistants.

En revenant à notre roman nous avons constaté que la figure dřaraignée est

consolidée par les actions de Molina. Il exprime par son comportement ce qui vient dřêtre

rappelé de lřaraignée en convoitant le corps de Valentin comme son objet principal. Le

récit place dans cet imaginaire arachnéen et maternel les rapports des prisonniers. Le

roman devient ainsi entre Molina et Valentín un jeu de cache-cache qui conduit au risque

total, de la vie du carnassier et celle de sa proie ; le roman, comme toile et réseau des

échanges, reproduit tout un processus de séduction dans lequel Valentin tombe ; il se

projette aussi dans le rôle de mère joué par Molina en tirant profit de lui. Parfois nous nous

demandons qui manipule qui. La mère-araignée cherche à représenter la stratégie de

Molina pour gagner la confiance de Valentìn et lřapprivoisement par ce dernier de cette

stratégie. Un mouvement vital qui sřexprime principalement par trois fonctions

maternelles : bercer, soigner et nourrir.262

1) Bercer.

Une des tâches de la mère consiste à faciliter chez son enfant le sommeil, la paix et

la détente psychique. Les berceuses amènent le petit enfant au calme nécessaire pour vivre

les processus dřassimilation dans les premières années de sa vie. Molina, comme une

araignée, par les récits des films, tisse les fils de la séduction. Il remplit par sa parole les

derniers moments de la journée grâce à la bienveillance de Valentín. Une activité qui

semble être à première vue un innocent passe-temps cherche en fait à obtenir de Valentin

des informations en vue de la libération de la prison. Au fil des jours Valentin deviendra de

plus en plus dépendant des récits de films qui occuperont progressivement tout le temps de

la journée dédiée au travail.

Pour mieux comprendre la manière dřagir de cette tactique nous citons Molho qui

la décrit ainsi :

Así pues, la narración cinematográfica desempeña una función doble : Por un lado ofrece al

inconsciente un espacio en que puede fantasear impunemente, es decir al cuerpo (el

inconsciente es cosa del cuerpo) que es donde el yo se sustrae al desvelo represivo de la

propia conciencia. Por otro lado, el cine de Molina, al desconectar a Valentín de toda

262 Cfr. MOLHO, M. Op. Cit. p. 164.

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experiencia real / racional, le induce, por así decirlo, a un estado casi cataléptico en que se

relajan todos músculos de la atención en una desvigilancia propicia a toda tentativa de

alineación. [...] EI discurso fílmico ha de leerse entonces como un arroró que embiste al

individuo en varios niveles de su ser, vale decir : de su desconciencia.263

Il y a plusieurs choses importantes dans la citation précédente. Dřabord le corps de

Valentín progresse dans un rapport aux forces du subconscient ; des forces symboliques de

la culture sřintègrent peu à peu dans son rythme de vie, il perd la vigilance de sa

conscience et les forces rationnelles qui prétendent conduire ces actions sřaffaiblissent. Ses

actions ne seront plus gouvernées par la lumière dřune action « productrice » ; en

sřattachant plus aux signifiés quřaux transformations il y a un déplacement de lřhomo faber

à lřhomo ludens. Le cinéma-récit de Molina déconnecte Valentìn de lřexpérience du réel et

rationnel à laquelle il a été habitué, en le disposant aux rêveries et à la fiction.

Dans un second temps, le corps de Valentín devient vulnérable, un guérillero en

état de repos est un combattant mort :

No soy un tipo que sepa escuchar demasiado,

¿sabes ?, y de golpe me tengo que estarte

escuchando callado horas.

El Beso... p. 15.

Je ne suis pas quelquřun qui sait toujours écouter, tu

saisis ? Et voilà, que soudain, je dois třécouter

pendant des heures en silence.

Le Baiser… p. 20.

Les récits sont la drogue qui met son corps dans cet état cataleptique dont parle

Molho, dans un assoupissement apaisant dont il profite pour découvrir davantage ses

sensations corporelles quřil refoulait jusquřalors.

Molina sait bien profiter de sa fonction de bouffon fixée par Valentín:

Ŕ Con vos no se puede hablar, si no es dejarte que

cuentes une película.

El Beso... p. 56.

Ŕ Avec toi on ne peut pas parler, on ne peut que te

laisser raconter des films.

Le Baiser…p. 65.

Il faut ajouter que les films, étrangers et inconnus de Valentín, deviennent un

artefact de manipulation dans les mains de Molina car : « En choisissant des films anciens,

263 Ibid. p. 163. ŖAnsi, le récit cinématographique prend une fonction double : Dřun côté il offre à

lřinconscient un espace où il peut fantasmer impunément, cřest-à-dire au corps (lřinconscient est une chose

du corps) qui est la place où le moi se soustrait à la veille répressive de la conscience propre. Dřun autre côté, le ciné de Molina, en débranchant Valentín de toute expérience réel/rationnel, le conduit, pour ainsi dire, dans

un état presque cataleptique où tous les muscles de lřattention sont relaxés dans une manque de vigilance

propice à toute tentative dřaliénation. […] Le discours filmique doit être lu alors comme un dodo qui frappe

lřindividu en différents niveaux de son être, cřest-à-dire : de son in-conscience. » Traduction personnelle.

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il est presque certain que Valentín, plus jeune que lui de onze ans [cf. p. 39], ne les a pas

vus, et, donc, quřil ne peut intervenir à propos de la fidélité ou non du récit au contenu du

film. »264

2) Soigner.

Cette action naît de la faiblesse de lřenfant qui nécessite le soin des mères pour sa

protection et propreté. Lřempoisonnement vécu par Valentìn le livre aux mains de Molina

pour être nettoyé et protégé comme un enfant par sa mère. Le paragraphe suivant extrait

des analyses de Franciene Masiello élargit la compréhension du corps en relation avec

cette tâche de soigner et celle de nourrir que nous verrons ultérieurement.

Es notable que buena parte de El Beso de la mujer araña se halle también dedicado a actos

de ingestión y expulsión corporales; hambre, deposiciones y vómitos son inevitables

elementos del libro y como tales expanden el cuerpo más allá de los términos con los que

normalmente lo vemos. Estas imágenes se presentan como ejemplos de modos en los que el

cuerpo abyecto excede sus fronteras definidas, trascendiendo el recipiente de la carne y las

coordenadas universales de la forma humana. Puig presenta de este modo una respuesta

contestataria Ŗcomo un cuerpo fuera de sì mismoŗ, trascendiendo los lìmites

convencionales de la representación corporal.265

Lřaction de nettoyer et nourrir de Molina implique celles dřévacuer et dřavaler de

Valentín. Evènements qui font du corps quelque chose de plus que la représentation

symbolique dřun statut ou dřun trait du personnage. Cette exploration de lřimage du corps

chez Puig, comme le souligne Masiello, nřest pas soumise à une corporalité

conventionnelle du protagoniste. Le corps sřimpose à Valentin dans la maladie (et à

Molina dans la sexualité) comme un élément extérieur à sa volonté et qui le dérange, un

élément dřune certaine façon conflictuel. Le corps chez Valentìn dans la dynamique de la

mère araignée revendique sa place en tant que corps propre comme un impératif quotidien ;

ce corps considéré avant, dans son projet de guérillero, comme un instrument de lutte ou

un objet de torture. Le corps de Valentin par sa maladie et les attentions de Molina opère

une régression aux moments constitutifs de lřintégration psychosomatique du corps : « La

même maladie intestinale subie par Valentin, causée par lřempoisonnement, devient une

264 VICE-CAMPOS, M., Invention de Molina, A propos du Film Cat People dans El Beso de la Mujer

Araña, de Manuel Puig, p. 108. 265 MASIELLO, Francine, Fuera de lugar: silencios y desidentidades en El Beso de la Mujer Araña, p.

583. ŖIl est remarquable quřune grande partie du Baiser… soit dédié aux actes dřingestion et excrétion

corporelles ; la faim, les déjections et les vomissements sont des éléments inévitables du livre et comme telles

ils élargissent le corps au-delà des termes par lesquels nous le voyons normalement. Ces images sont présentées comme des exemples de moyens où le corps abject excède ses frontières définies, transcendent le

récipient de la chair et les coordonnées universelles de la forme humaine. Puig représente aussi une réponse

contestataire « comme un corps hors de lui-même », en transcendant les limites conventionnelles de la

représentation corporelle ». Traduction personnelle.

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des voies dřexpression dřune sexualité anale, qui réactive la condition de la perversité

polymorphe chez lřenfant ».266

Certains moments importants sont façonnés par une écriture qui explore ces

changements à travers la peau et la sensibilité:

Ŕ Otra vez ganas de ir al baðo…

Ŕ ¿Llamo que nos abran?

El Beso... p. 103

Ŕ Ay... ay... perdoname... ay... qué he hecho...

Ŕ No, con la sábana no te limpies, esperá... Ŕ No, dejá, tu camisa no...

Ŕ Sí tomá, limpiate, que la sábana la necesitás para

que no te enfríes.

El Beso... p. 104.

Ŕ Ay… no sabes que fuerte es, un dolor como si

me clavaran un alambre en las tripas...

Ŕ Aflojate bien, largá todo que después yo lavo la

sábana.

[...] Ŕ Vos quedate tranquilo, y si te parece que ya

largaste todo, cagñn que sos décime, asì te limpio.ŗ

El Beso... p. 123.

Ŕ Bueno, yo te limpio, no te aflijas. Quedate

tranquilo.

Ŕ Gracias...

Ŕ A ver... así, y un poco por acá... Date vuelta

despacio, así.

El Beso... 124

Ŕ De nouveau envie dřaller là-bas.

Ŕ Jřappelle pour quřon ouvre ?

Le Baiser… p. 119.

Ŕ Aïe ! Oh, pardonne-moi… Aïe, Quřest-ce que

jřai fait ! ŔNon, non, ne třessuie pas avec ton drap, attends.

Ŕ Mais laisse. Ta chemise ? non.

Ŕ Si, essuie-toi ; le drap, tu en as besoin pour ne

pas prendre froid.

Le Baiser… p. 121.

ŔAïe… tu ne sais comme cřest fort, une douleur

comme si on me plantait un fil de fer dans les

tripes…

Ŕ Laisse-toi aller complètement, lâche tout, ensuite

je laverai le drap. […]

Ŕ Reste sage. Sřil semble que tout est parti, espèce

dřemmerdeur, dis-le-moi, pour que je te nettoie.

Le Baiser… p.142.

Ŕ Bon, je te nettoie, ne t'inquiète pas. Reste

tranquille.

Ŕ Merci…

Ŕ Voyons… comme ça, et un peu par là… Tourne-

toi doucement… comme ça.

[traduction personnelle]

Nous sommes témoins dřun processus : de la simple aide apportée à Valentin pour

lui permettre dřêtre propre, Molina en arrive aux manipulations directes sur le corps

malade. Des actions qui effacent toute distance et renvoient Valentin aux strates les plus

intimes et primitifs de sa personnalité.

Le moment le plus arachnéen du récit se situe à la suite du dialogue déjà cité

lorsque Molina entoure Valentín avec la couverture :

Ŕ Espera, ahora… a ver… que te envuelvo en la

frazada como un matambre. A ver... levanta este

lado. El Beso... p. 124.

Ŕ Attends, encore... voyons... je třenveloppe dans

la couverture, comme une paupiette. Voyons…

soulève-toi de ce côté. Le Baiser… p. 142.

266

MOLHO, M. Op. Cit. p. 164.

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Comme lřaraignée qui étouffe et protége sa proie avec la soie pour lřavaler plus

tard, Molina protége et garde son compagnon. Et la figure même de « matambre »

(paupiette) évoque le caractère de butin et de chair préparée pour l'avaler. 267

Molina « mère » assiste Valentín sans défense, abattu et humilié par la maladie et

lřaccompagne aussi dans la convalescence qui suit en lui permettant dřautres découvertes à

travers sa corporalité. Il n'est sans doute pas inutile de préciser que c'est au cours de la

convalescence, lors dřune pause de la narration du film de la femme-zombie, qu'on trouve

la rédaction dřune lettre par Valentin. (cf. 154-156). Valentín rentre dans son corps, dans

ses sensations et sentiments, en projetant en Marta, lřimage de la femme aimée et interdite,

ce que Molina lui permet de découvrir :

Marta, siento que tengo derecho a vivir algo más, y

a que alguien me eche un poco de... miel... sobre las

heridas...

El Beso... p.154.

[...]

Marta, me da rabia ser mártir, no soy un buen

mártir, y en este momento pienso si no me

equivoqué en todo...

El Beso... p. 155.

Como a mí también me quedó dentro de la nariz tu

perfumito... y debajo de la yema de los dedos tengo

también la sensación de que tengo tu piel... como

memorizada ¿me entendés?

El Beso... p. 155.

Marta, je sens que jřai le droit de vivre un peu plus ;

que quelquřun passe un peu de… miel sur mes

blessures…

Le Baiser… p.175.

[…]

Marta, Jřenrage dřêtre martyr, je ne suis pas un bon

martyr, et en ce moment je me demande si je ne me

suis pas trompé en tout…

Le Baiser… p.175.

Comme ton parfum est resté dans mes narines… et

sous la pulpe de mes doigts, jřai lřimpression de

conserver ta peau… comme mémorisée, tu me

comprends ? »

Le Baiser… p.177.

No me puedo bañar porque estoy enfermo,

debilitadísimo, y el agua fría me podría dar una

pulmonía, y debajo de la yema de los dedos lo que

siento es el frío del miedo a la muerte, en los huesos ya siento ese frío...

El Beso... p. 156.

Je ne peux pas me baigner parce que je suis

malade, affaibli, lřeau froide pourrait provoquer

une pneumonie, et sous la pulpe des doigts ce que

je sens, cřest le froid de la peur de mourir, et dans mes os je sens déjà ce froid-là…

Le Baiser… p.177.

En rappelant la catégorie dřimage du corps que nous avons tenté dřélucider comme

une entité dynamique, on revient aux données, qui font du corps un processus de

construction et destruction. Au moment où Valentín se trouve le plus faible, et

267 Dans cette perspective nous introduisons la dimension des aliments dans la valeur symbolique de la

nourriture dřun ordre cannibale qui soupçonne la soumission dřun homme à un autre et sa disparition.

Lřimage de la mère araignée dévoratrice consolidée par Molina en parlant des hommes est renforcé par

lřanalogie fait entre eux et quelques confiseries : « Es un churro bárbaro » (El Beso... p.18 Dans la version française la traduction devient « un beau garçon » sans aucune connotation). Il est bon savoir que « churro »

vient du biscuit frit et sucré. En adoptant ces analogies pour les rapports établis entre Molina et Valentín

celles-ci exprimeront la mère-araignée qui fait de son rejeton une bouchée pour son propre ventre ou un objet

pour la satisfaction de sa libido.

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somatiquement abattu, son corps réagit en demandant sa place et en laissant sřexprimer la

force de ses sens. Son corps blessé cherche à récupérer ses fonctions selon un schéma

corporel. Il cherche à réintégrer lřimage de son corps par des représentations typiques qui

indiquent bien un contact physique avec le monde : «du miel sur mes blessures »,

« comme ton parfum est resté dans mes narines », « et dans mes os je sens déjà ce froid-

là… » ; sensations importantes également lors de la torture, comme nous le verrons en

analysant le chapitre XVI du roman. Lřexistence en péril et la faiblesse même de la vie ne

seront jamais vécues comme une défaillance rationnelle ; lřintégrité de lřhomme en péril

est toujours exprimée par la chair.

Grâce à ces moments, le corps de Valentín est perçu comme quelque chose de plus

que le simple butin de Molina ; dans cette cellule, par les échanges, il y a un dépassement

des stéréotypes initiaux. Dans le cas de Valentín, grâce à la mère araignée, ses blessures,

ses sensations de la peau, le froid de ses os prennent la parole pour affirmer la vie. Ses

idées et ses motivations sociales sont en retrait, modérées par une « logique de la

sensation », car si Molina apparaît comme exerçant une pression affective excessive,

choquante et baroque, on peut percevoir dans le même temps, aussi, comment le devenir

chair de Valentín le fait accéder à une sensibilité supérieure, où le corps gagne sa place et

les idées nřexcluent plus les sensations. Sans aucun doute, le corps gagne sa place dans El

Beso... en nous permettant dřentrer dans un mouvement tout à fait neuf où les personnages

et les propos du romancier sont élaborés selon des paramètres de lecture très originaux,

comme le rappelle Geneviève Fabry :

Desprovisto de representación, el cuerpo ya no es el soporte de una serie de connotaciones

eróticas, sociales o económicas, sino que se convierte en la afirmación desnuda de la

presencia del personaje que se desplaza, goza, sufre sin que estas acciones se conviertan

inmediatamente en significantes fijos.[...] no se da esta saturación semántica sino una afirmación pragmática de su presencia corporal en el diálogo.268

3) Nourrir.

Nous envisagions ce qui concerne la nourriture à partir des actions où Molina

sřinvestit dans une fonction maternelle. Ce point de vue est différent de celui adopté (à la

268 FABRY, G. Cuerpo, nombre y enunciación: acerca del efecto-personaje en El beso de la mujer araña,

p. 506. ŖEn manque de représentation, le corps nřest plus le support dřune série de connotations érotiques, sociales ou économiques, par contre il devient lřaffirmation nue de la présence du personnage qui se déplace,

jouit, souffre sans que ces actions se transforment immédiatement en signifiants fixes [… Dans le

personnage] ne se produit pas cette saturation sémantique sinon une affirmation pragmatique de sa présence

corporelle dans le dialogue. » Traduction personnelle.

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page 114) lorsque la cellule devient un lieu utérin par le symbolisme de la nourriture qui

touche également les deux prisonniers.

La nourriture comme aliment, communication et soutien des premiers moments de

lřenfant fait de la mère une sorte de pont du bébé vers le monde. Cette fonction amène à

son terme le stade infantile de la sensualité de Valentin. Cette « mère » évolue selon la

figure de sa propre mère. Aux chapitres 8 et 11 les listes dřaliments demandés par Molina

expriment cette dépendance :

Lista de cosas para paquete a Molina, por favor

todo en un paquete, como lo trae mi mamá:

Dos pollos rotisería

Cuatro manzanas asadas

Un cartón ensalada rusa

300 gramos jamón crudo...

El Beso... p. 183.

Liste pour le paquet de Molina, sřil vous plaît tout

en un paquet, comme ceux de ma mère :

Deux poulets rôtis

Quatre pommes au four

Salade russe, une boîte

Jambon cru, 500 [sic] grammes…

Le Baiser… p. 195.

Molina reproduit un comportement maternel avec Valentìn et lřinfantilise, faisant

tomber ainsi les mécanismes de défense et lřagressivité du guérillero. Une fonction que

dans la cellule il est assuré de conserver car personne ne peut remplir le ventre de Valentín.

Molina comme mère cherche à être la source exclusive de sustentation et organise le temps

de satisfaction orale de son « enfant » Valentín269

:

Ŕ Por eso yo estoy sin provisiones casi, además ella

no quiere que venga nadie a traerme las cosas, se

cree que el médico le va a dar remiso de un

momento a otro. Pero mientras me jode a mi,

porque no quiere que nadie que no sea ella me

traiga comidaŗ

El Beso... p. 107.

Ŕ ¿Y el dulce de leche cuándo lo podré probar?

Ŕ Por lo menos mañana, antes no. Ŕ ¿Y ahora, una cucharita?

Ŕ No. Y mejor te cuento la película...

El Beso... p. 143.

Ŕ Cřest pour ça que je suis presque sans

provisions ; et puis, elle ne veut pas que quelquřun

dřautre vienne mřen apporter, elle croit que le

médecin va lřautoriser à se lever dřun moment à

lřautre. Mais moi, en attendant, je suis baisé, parce

quřelle ne veut pas laisser quelquřun dřautre

mřapporter à manger.

Le Baiser… p. 125.

Ŕ Et la confiture de lait, cřest pour quand?

Ŕ En tout cas, pas avant demain. Ŕ Même pas une petite cuillerée maintenant ?

Ŕ Non. Je te raconte le film à la place…

El Baiser… p. 159.

Du côté de Valentín il y a quelques analogies en relation avec la nourriture et le

processus digestif. Cette dimension de la « bouche » exprime une sensibilité orale, active

269 Il est utile aussi de rappeler que la figure de la mère de Valentín complète cette structure maternelle-féminine instaurée par Molina. Elle est mentionnée quelquefois « Ŕ Mi madre es una mujer muy difícil, por

eso no te hablo de ella. No le gustaron nunca mis ideas, ella siente que todo lo que tienen se lo merece, la

familia de ella tiene dinero, y cierta posiciñn social...ŗ El Beso... p. 105. Figure qui reviendra au dernier

chapitre du roman.

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déjà chez lui, dès les premières pages du roman : quand il cherche à comprendre les

mouvements intérieurs de ses sentiments, lřimage quřil utilise cřest le ventre ; analogie qui

suggère son rôle de consommateur dans le rapport mèreŔenfant :

Ŕ Es curioso que uno no puede estar sin encariñarse

con algo… Es… como si la mente segregara

sentimiento, sin parar…

¿Vos creés?

Ŕ lo mismo que el estómago segrega jugo para

digerir.

Ŕ ¿Te parece?

Ŕ Sí, como una canilla mal cerrada. Y esas gotas

van cayendo sobre cualquier cosa, no se las puede atajar…

El Beso... p. 38.

Ŕ Cřest curieux, comme on ne peut rester sans

sřattacher à quelque chose… Cřest… comme si

lřesprit sécrétait un sentiment sans sřarrêter…

Ŕ Tu le crois ?

Ŕ Comme lřestomac sécrète du suc gastrique, pour

digérer

Ŕ Tu es sûr ?

Ŕ Oui, comme un robinet mal fermé. Les gouttes

tombent sur nřimporte quoi, on ne peut pas les arrêter.

Le Baiser… p. 45.

Dans la cellule une transformation se produit chez Valentín ; il reconnaît désormais

lřimportance de sa corporalité, lřinfantilisation de son corps sera indispensable à

lřavènement dřune conscience neuve. Cette conscience renouvelée permettra alors la

découverte dřune « structure féminine » fondamentale du roman, qui commence déjà à se

manifester entre les deux protagonistes. Structure corporelle qui devient explicite dans la

dernière hallucination de Valentin au chapitre 16.

En revenant à la mère-araignée et à ses trois fonctions, nous avons voulu préciser

que Molina en les exerçant est placé dans la position de la mère, dans ses rapports

indispensables aux nouveaux-nés. Il réactualise avec Valentín ce noyau de signification

primaire qui nous permet, comme lřindique René Campos, de mieux comprendre cet état

premier de la dyade mère-enfant (la Grande Mère de Marco Kunz) avant toute

individualisation du petit : « La imagen de la madre fálica corporiza un efecto totalizador,

un significante unitario de plasticidad libidinal (que Freud reconocía/aprobaba sólo en la

etapa pre-edípica) capaz de re-unir las sexualidades masculinas y femeninas en

combinaciones polimorfas.ŗ270

Quoi quřil en soit du nom et de la structure psychique de cette image, elle

correspond au moment antérieur de la formation oedipienne chez lřenfant et rejoint les

mouvements déjà analysés (cf. Partie I, B. Le phallus comme signifiant privilégié du

personnage, p. 52). Les rapports établis dans cette figure développent une force libidinale

270 CAMPOS, R., Los Rostros de la ilusión… p. 266. ŖLřimage de la mère-phallique matérialise un effet

totalisateur, un signifiant unitaire de plasticité libidinale (reconnu/approuvé par Freud seulement dans lřétape

pre-œdipienne) capable de rassembler les sexualités masculine et féminine en combinaisons polymorphes ».

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pas encore fixée ; la mobilité sexuelle qui fait retour à lřimaginaire préœdipienne en

devenant aussi une figure libératrice des normes et du monde symbolique.271

Ce moment dřindifférenciation et dřéros primaire éveillé par lřagir maternel dispose

les personnages à une sexualité explicite. Ces rapports pourront être vus comme une

conquête de Molina qui aurait laissé tomber son masque de mère pour revêtir celui dřune

femme et prendre ainsi possession de Valentìn comme lřinsinue Molho : « la estrategia

amorosa de la Araña ha consistido en reconstituir el tramo edípico, erigiéndose en madre

enamorada. »272

Affirmation contestée par plusieurs éléments du roman qui empêchent de

réduire le récit à une histoire réussie de séduction. Il faut nous rappeler une fois de plus que

devenir femme dans El Beso... intègre plusieurs devenirs ; cette perspective plus riche est

exprimé aussi par Pernlongher lorsquřil examine la figure de Molina comme « Mère

amoureuse » :

Que Molina quiere ocupar un lugar de mujer en relación con Valentín, parece indiscutible.

Lo curioso es la tamaña actividad que la consumación de esa pasividad exige. Si se trataba

se ser Ŗpasivaŗ, Ŗpacienteŗ Ŗpadecienteŗ ¿para qué ese trabajo de telas de araða de la

seducción? 273

Dřautre part, sřil est bien vrai que Valentin entre dans le cercle puissant de la mère-

araignée son rôle nřest pas uniquement passif puisquřil prend lřinitiative en tant quřamant

de cette femme-étrange en qui Molina a été transformé.274

Molina ne se fait pas mère pour

devenir amante ; la découverte de la féminité est liée à de nombreuses relations que nous

développerons dans les pages suivantes.

b. La Femme-araignée.

Cette figure construite autour de Molina représentedřune part la sexualité du

personnage et lřaccomplissement des stratégies « maternelles » et dřautre part la mise en

question des images stéréotypées de femme des deux prisonniers.

271 Cf. Ibid. p. 267. 272 MOLHO, M., Op. Cit. p. 164. « La stratégie amoureuse de lřAraignée a consisté à reconstituer le tissu

oedipien, en sřérigeant en mère amoureuse. » 273 PERLONGHER, Néstor, Molina y Valentín el sexo de la araña p. 640. « Que Molina veuille prendre une place de femme dans sa relation rapport à Valentín, semble indiscutable. Le fait bizarre est la grande activité

que la consommation de cette passivité lui demande. Sřil sřagissait dřêtre « passive », « patiente »,

« padeciente » pour quoi ce travail de toiles dřaraignées de la séduction ? » 274 Cf. KERR, L., Op. Cit. p. 659.

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La femme-araignée, image du roman, repose sur plusieurs éléments et mouvements.

Nous essaierons dřélucider ces dynamismes qui permettent une meilleure compréhension

du monde affectif des prisonniers et du corps féminin maintes fois re-élaboré dans le récit.

La femme-araignée pourra être comprise comme une « métaphore structurelle » selon

lřacception de ce concept déjà analysé ( cf. supra p. 7) car elle sřorigine dans le roman lui-

même. Plusieurs des éléments problématiques de cette élaboration seront réunis en deux

grands volets : le premier rassemble les multiples mouvements dřune image instable et le

deuxième la sexualité qui médiatise cette appropriation de « femme ».

1) Un femme mutante.

Nous pouvons voir la femme et la femme sexualisée comme lřhorizon

problématique de la corporalité dans El Beso... ; les valeurs et les élans du féminin chez

Puig nous livrent une configuration particulière, grâce aux rapports entre lřhomme et la

femme. Le stéréotype esquissé par lřécrivain parte dřun contexte socioculturel plutôt

populaire et traditionnel qui place la femme (et lřhomosexuel) dans un rôle passif et

dépendant. Ce cliché a été étroitement liée aux formes traditionnelles de discrimination

comme lřaffirme José Amicola :

La discriminaciñn hacia la homosexualidad masculina asì llamada Ŗpasivaŗ ha estado

siempre conectada a la discriminación de la mujer desde la Antigüedad, cuando la idea de

padecer la penetración implicaba una posición de subordinación y de humillación como la

que podían sufrir los vencidos.275

Une situation acceptée par Molina comme normale et qui lui façonne :

Ŕ [Valentín] No, el hombre de la casa y la mujer de

la casa tienen que estar a la par. Si no, eso es una

explotación.

Ŕ Entonces no tiene gracias.

Ŕ ¿Qué?

Ŕ Bueno, esto es muy íntimo, pero ya que querés saber... La gracia está en que cuando un hombre te

abraza... le tengas un poco de miedo.

Ŕ No, eso está mal. Quién te habrá puesto esa idea

en la cabeza, está muy mal eso

Ŕ Pero yo lo siento así.

El Beso... P. 222.

Ŕ [Valentìn] Non, lřhomme et la femme de la

maison doivent être à égalité. Sinon, cřest une

exploitation.

Ŕ Alors, ça nřa pas de charme.

Ŕ Quoi ?

Ŕ Bon, ça cřest très intime, mais puisque tu veux savoir… Le charme cřest que, quand un homme

třembrasse… tu as un peu peur de lui.

Ŕ Non, ça cřest mal. Qui třa mis cette idée en

tête ? cřest très mal, ça.

Ŕ Mais je le sens ainsi.

Le Baiser… p. 233.

275 « la discrimination envers lřhomosexualité masculine appelée « passive » a toujours été liée à la

discrimination de la femme dans lřantiquité, quand lřidée de souffrir la pénétration impliquée une position de

subordination et humiliation propre aux vaincus. » AMICOLA, J., Op. Cit., 1998, p. 43.

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Manuel Puig a été, à plusieurs reprises, inspiré dans ses créations par des figures

féminines ; pour le roman que nous étudions, il a voulu brosser un portrait de femme

argentine de classe moyenne pour laquelle la vie était vécue sans problème dans les

schémas traditionnels.276

Cette vue devient le point de départ des regards croisés des

compagnons de cellule qui progressent dans une compréhension plus juste de la femme.

Il est hors de question que la femme cherchée par Molina soit une partenaire qui

puisse être fréquentée ou possédée ; lřagir propre des « femmes de Molina » ont un

exercice passif et fantasmé. Elles suscitent alors un monde dřintrigues, de risques et des

tensions. Dynamique bien exprimée en rapport au corps qui attire et fascine selon

Geneviève Fabry :

La fascinación que ejerce el cuerpo femenino sobre Molina es la del cuerpo vestido,

adornado para ser mirado. Vidrierista de profesión, Molina se empeña en describir

detalladamente el vestuario de las heroínas de las películas que tanto le gustan, [...] Se

construyen literalmente como el foco de un efecto óptico cuyo receptor es el hombre. Las

mujeres no seducen, su cuerpo Ŗbrillanteŗ representa la seducción; no es un acto, es un

significante dentro del relato de Molina.277

Par contre, tandis que Molina laisse errer son imagination à travers les coulisses des

films et le monde chic de vedettes ravissantes, Valentín est pris dans des rêves de peau de

femmes. Le corps dřune jeune fille, au chapitre 6, et dřune native nue dans son

hallucination au chapitre 16. Pour lui les rapports sexuels et les échanges affectifs

déterminent les échanges avec la femme ; affirmation plus explicite dans les premiers

dialogues avec Molina dans le chapitre I. Valentín par la reconstruction du film sur le jeune

sud-américain introduit une fécondité pour la femme dans le roman, au chapitre VII.

… Un muchacho que se reencuentra con la

campesina que lo condujera por primera vez a la

montaña, un muchacho que se da cuenta de que

ella está embarazada, un muchacho que no desea

un hijo indio, un muchacho que no desea mezclar

su sangre con la sangre de la india...

El Beso... p. 126.

…Un garçon qui retrouve la paysanne qui l’avait

conduit la première fois au maquis, un garçon qui

se rend compte qu’elle est enceinte, un garçon qui

ne désire pas d’enfant indien, un garçon qui

refuse de mélanger son sang avec celui de

l’indienne…

Le Baiser… p. 146.

276 Cf. GARCíA-RAMOS, J., Op. Cit. p. 69. Pour la création de Pubis Angelical, cřest la femme également le

thème générateur, Cf. ROFFE, Reina, Entrevista a Manuel Puig, p. 67. Figure problématique de la femme

qui le pousse également dans lřécriture de son dernier roman autour de deux femmes âgées : Cae la

Noche…. 277 FABRY, G., Op. Cit. p. 505. « Mais la fascination que produit le corps féminin sur Molina est celle du corps habillé, orné pour être regardé. Etalagiste de profession, Molina sřefforce de décrire en détail les

vêtements des héroïnes des films quřil aime […] [elles] se construisent littéralement comme la source dřun

effet optique dont le récepteur est lřhomme. Les femmes ne séduisent pas, leurs corps « éclatant » représente

la séduction : cřest ne pas un acte, cřest un signifiante dans le récit de Molina » Traduction personnelle.

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Voilà une génération sans maison ; Valentín, fécond et fécondant voit la maternité

comme une transgression alors que Molina accède à une maison sans enfants. Pour Molina

« lřêtre du foyer » son corps ne pourra engendrer la vie pourtant ses rêves nřimpliquent

jamais un enfantement, alors il déplace cette dimension sur Valentin, comme nous avons

pu le constater.

Les femmes sont également dans El Beso... des mystères à explorer qui attisent un

désir fort chez lřhomme : lřaraignée, la panthère, la zombie, la chanteuse, la guérillero, la

femme du monde, etc. Visage féminin exprimé selon René Campos par la prédilection de

Molina pour les films dřhorreur et les polars qui lřexpriment dřune certaine façon :

La fascinación de Molina por el género [cine de horror] y por la mujer zombi se lee primero

como una continuación de su proyección en figuras femeninas alternativas, monstruosas en

el sentido de estar marcadas por lo transgresional, figuras de abyección como él frente a la

sexualidad Ŗnormalŗ de Valentìn y de la mayorìa.278

Molina dans les récits de films accompagne les images féminines de risques

inévitables ou de menaces légendaires. Condition ambiguë et mystérieuse de la femme

analysée également par René Campos dans un des ses écrits antérieurs. Campos constate

dans El Beso... un jeu de camouflage et déguisement propre au féminin.

Así se puede entender la característica « rara » que es común a todas las heroínas de las películas que evoca durante el período en que comparte la celda con Valentín. Con más o

menos énfasis todas ellas desarrollan, actancialmente, el motivo de la máscara o el antifaz;

todas ellas aparentan al principio algo distinto de lo que revelan ser, manteniendo un

secreto que puede traer la felicidad o la desgracia a la relación amorosa.279

Être femme dans El Beso... implique cette condition ambiguë et mystérieuse aux

limites de lřhorreur. Toute rencontre profonde avec la femme devient pour les différents

protagonistes des films et pour Valentín même, la mise en péril.

278 CAMPOS, R., El Beso..., p. 546. ŖLa fascination de Molina par le genre [cinéma dřhorreur] et pour la

femme zombie on peut la lire en premier lieu comme une continuation de sa projection dans les figures

féminines alternatives, monstrueuses, au sens dřêtre marquées par la transgression, figures dřabjection

comme lui en face de la sexualité « normal » de Valentín et de la majorité ». Traduction personnelle. 279 CAMPOS, R., Los Rostros de la ilusión: Metamorfosis y desdoblamiento en la intertextualidad fílmica

de El beso de la mujer araña, p. 262.Cřest moi qui souligne. Ŗ On peut comprendre la caractéristique Ŗbizarreŗ commune à toutes les héroïnes des films qu[Řil] évoque pendant la période dont il partage la cellule

avec Valentìn. Avec plus ou moins dřemphase elles développent toutes, actanciellement, le motif du masque

ou du loup ; elles paraissent toutes au commencement quelque chose de différent de ce quřelles révèlent être,

en gardant un secret qui peut porter joie ou malheur à la relation amoureuse... » Traduction personnelle.

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Tout jeu des images et des figurations autour de la femme est approfondi par les

dialogues des protagonistes et par les citations en bas de page ; les figures des différentes

personnages féminins des films de Molina ne seront jamais réduits à une métaphore

exclusive de la sexualité ; le roman par lui-même en dévoilant ces strates demande des

explications encore plus profondes et « inédites » :

Ŕ [...] ¿Pero sabés qué me gusta?. Que es como una

alegoría, muy clara además, del miedo de la mujer a

entregarse al hombre, porque al entregarse al sexo

se vuelve un poco animal, ¿te das cuenta?

El Beso... p. 30.

Ŕ […] Mais tu sais ce que jřaime ? Cřest quřil y a

comme une allégorie, très claire en plus, de la peur

de la femme de se donner à lřhomme, parce quřen

se donnant au sexe, elle devient un peu un animal,

tu piges ?

Le Baiser… p. 34.

Du côté de Valentìn, lřimage de la femme est plus conventionnelle ; affirmation qui

ne signifie pas moins complexe car elle a au moins deux visages : celle que tout homme

voudrait avoir comme partenaire existentielle des projets personnels. Rôle qui nřest pas

rempli par son amie de lutte surnommée « Jane Randonlph » (p.39). Lřautre femme est

celle que tout homme voudrait embrasser et qui, dans la passion, prend son cœur : Marta,

une petite bourgeoise, la femme écartée de ses convictions politiques, quřil perçoit comme

un risque pour sa lutte mais sans parvenir à lřoublier.

Chez Valentín une autre femme existe, celle des quartiers populaires, la fille sans

éducation et manipulée par les mouvements de la société. Cette femme se manifeste dans

les pensées de Valentín (écrits en italique dans le roman) quand il évoque la jeune fille

guérillero ou la fille de faubourg. Ce dernier profil de femme fait lřobjet du jugement

sévère quřil fait à Molina dans les premiers chapitres :

Ŕ Esperate que perdí el hilo.

Ŕ No sé cómo podés tener en la cabeza todos esos

detalles. el cerebro hueco, e cráneo de vidrio, lleno

de estampas de santos y putas, alguien tira al

pobre cerebro de vidrio contra la pared inmunda,

el cerebro de vidrio se rompe, se caen al suelo todas las estampas.

El Beso... p. 151, cf. 153.

Ŕ corteza cerebral de perro, asno, caballo, de

mono, de hombre primitivo, de chica de barrio que

entra al cine por no ir a la iglesia. Y así fue que la

primera esposa se volvió zombi.

El Beso... p. 170.

[Cřest nous qui soulignons.]

Ŕ Attends, jřai perdu le fil.

Ŕ Comment peux-tu avoir à lřesprit tous ces

détails ? le cerveau creux, le crâne de verre, plein

d’images de saints et de putes, quelqu’un lance le

cerveau de verre contre le mur, le cerveau de

verre se brise, les images tombent par terre. » Le baiser… p. 170, cf. 174.

– cortex cérébral de chien, d’âne, de cheval, de

singe, d’homme primitif, de fille de faubourg qui

entre au cinéma pour ne pas aller à l’église Ŕ Et

voilà comment votre première femme devient

zombi »

Le baiser… p. 183.

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Cette femme faible et naïve semble devenir le substrat commun sur lequel les deux

compagnons de cellule auront les mêmes repères ; elle permet quelques confrontations à

partir desquelles la femme gagne en compréhension. Ce type de fille est choisi par Molina

dans son film Enchanted cottage, (pp. 87-95) raconté pour lui-même. Il nřest pas adressé à

Valentìn et nřa pas la fonction de berceuse ; il vise plutôt le lecteur et lui permet de

comprendre les stratégies du conteur, en donnant un corps à Molina. Cette histoire tout en

étant une analogie de la cellule est aussi une mise en abîme de ce que Molina est et de ce

quřil veut être. Il y a là appropriation des éléments par rapport au corps que nous ajoutons à

ceux déjà présentés :

Ŕ Molina sřidentifie directement avec la domestique, laisse tomber le style indirect et parle

à la première personne et à lřindicatif à plusieurs reprises. Il met lřaccent sur la laideur et la

maladresse de la fille, autant de traits perçus aussi par le lecteur chez Molina.

Ŕ La cicatrice du jeune homme est le reflet du grain de beauté de Valentín.

Ŕ La rencontre des deux amants commence par un pacte, comme action stratégique de

profit mutuel, réplique des pactes de Molina avec Valentín et le directeur de la prison.

Ŕ Dans ce récit, le désir de Molina dřembrasser et de toucher Valentìn est explicite.

Molina sřidentifie explicitement à une femme « ordinaire » et par la rétorsion de

lřargument de Valentìn amène à dřautres espaces de discussion. Cette figure de femme est

le point de référence primaire qui donne sens au dialogue des prisonniers :

Ŕ Décilo, yo sé lo que ibas a decir, Valentín.

Ŕ No seas sonso. Ŕ Décilo, que soy como una mujer ibas a decir.

Ŕ Sí.

Ŕ ¿Y qué tiene de malo ser blando como una

mujer?, ¿por qué un hombre o lo que sea, un perro,

o un puto, no puede ser sensible si se le antoja?

Ŕ No sé, pero al hombre ese exceso le puede

estorbar.

Ŕ ¿Para qué?, ¿para torturar?

El Beso... p. 29.

Ŕ Allez : on dirait une fille, cřest ça que tu allais

dire. Ŕ Oui.

Ŕ Et qu[quřil y a ]oi cřest mal dřêtre doux comme

une femme ? Pourquoi un homme, ou nřimporte

quoi, un chien ou une tapette, ne pourrait-il pas

être sensible, sřil a envie ?

Ŕ Je ne sais pas ; mais chez un homme, cřest un

excès qui peut le gêner.

Ŕ Pourquoi ? pour torturer ?

Le Baiser… p. 33.

Les dialogues entre les prisonniers sur la condition de la femme durent tout le

roman et dévoilent quelque chose qui est à la fois structurel, peu déterminé et qui les

touche également. Cette structure « féminine » est tellement prégnante quřelle ne peut pas

être réduite à une question de pouvoir, de psychanalyse ou de libération idéologique. Un

dynamisme dont il est préférable de parler en termes de devenir car il y a en même temps

en Molina, la mère et lřamant, la fille naïve et la femme fatale, le visage de la ruse et du

don. De la même manière que Valentín reconnaît dans ses affects la femme bourgeoise et

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la militante socialement engagée, un mouvement entre son corps et sa pensée ; chemins

que lřon constate antinomiques, ils deviendront aussi bien des pièges que des gratifications

dans une relation.

2) Un être sexuel.

La sexualité dans El Beso... apparaît comme un moyen privilégié nous menant au

centre des devenirs, car les corps sexualisés est une des stratégies par las quelles Puig

rendre aux personnages la possession de leur corporalité. Cet échange rend d'ailleurs

possible un regard mutuel sans masques ni défenses. Sexualité vécue dans El Beso... entre

Molina et Valentìn, au moins deux fois dřaprès le texte du roman.

Pour Molina, le sexe était la possibilité de trouver une identité par le contact

physique et lřaffect, de confirmer de façon sensible ce quřil est, au-delà des limitations

physiques comme de lřhomosexualité. Avant le premier rapport sexuel il affirme son

identité féminine avec certitude, situation qui évoluera et sera mise en question par la

suite :

Ŕ [...] Y yo en seguida me olí que ahí había algo, un

hombre de veras. Y a la semana siguiente fui sola al

restaurante.

Ŕ ¿Sola?

Ŕ Si perdoname, pero cuando hablo de él no puedo hablar como hombre porque no me siento hombre.

El Beso... p.54, cf. 17.

Ŕ Yo y mis amigas somos mu-jer [sic]. Esos jueguitos

no nos gustan, esas son cosas de homosexuales.

Nosotras somos mujeres normales que nos acostamos

con hombres.

El Beso... p. 185. cf. 17,

Ŕ […] Alors, moi, jřai senti tout de suite quřil y avait

là quelque chose, un homme, un vrai. El la semaine

suivante, je suis allée toute seule au restaurant.

Ŕ Toute seule ?

Ŕ Excuse-moi, mais quand je parle de lui, je ne peux pas parler comme un homme. Parce que je ne me

sens pas homme.

Le Baiser… p. 64.

Ŕ Mais moi et mes amies, nous sommes femmes. Ces

petits jeux ne nous plaisent pas, ce sont des choses

dřhomosexuels. Nous autres, nous sommes des

femmes normales, qui couchons avec des hommes.

Le Baiser… p. 198.

Molina affirme explicitement sa féminité, déjà perçue par le lecteur dans la

reconstruction du film Enchanted Cottage ; il est dans la situation dřun homosexuel se

découvrant femme qui voit sa configuration physique et ses déterminations sociales

comme des empêchements à sa propre réalisation. Il croit à une seule modalité de féminité

et à un seul moyen de réalisation ; cette perception façonne aussi son expérience du plaisir,

laquelle ne peut être perçue comme masculine (cf. p. 222).

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Molina sřidentifie à lřagir dřune femme qui est décontenancée dans ses rapports

avec Valentín. Le guérillero est la condition de sa destinée, de sa passion renouvelée qui le

glisse dans le devenir femme, plus que dans lřidentification « essentialiste » et fixe de cette

condition, telle quřil lřavait perçue. Valentín conscient toujours de la condition

homosexuelle de Molina lřaccepte comme tel et vit une relation avec lui dans ces

circonstances.

Le premier rapport sexuel décrit entre les pages 194-196, se déclenche comme une

solidarité affective de Valentín pour Molina, une fraternité dans la chair qui les fait vivre

une autre manière dřêtre présents lřun à lřautre. Surtout comme lřeffacement de

lřindividualité qui signifie en même temps la différence, action dřintégration inclue déjà

dans lřexpérience de la caresse :

Ŕ ¿No te puedo acariciar ?

Ŕ Sí...

[...]

Ŕ ¿Te hace bien ?

Ŕ Sí... me hace bien.

Ŕ A mí también me hace bien.

- ¿De veras?

Ŕ Sí... qué descanso...

Ŕ ¿Por qué descanso, Valentín?

Ŕ Porque... no sé...

Ŕ ¿Por qué? Ŕ Debe ser porque no pienso en mí...

Ŕ Me haces mucho bien...

Ŕ Debe ser porque pienso en que me necesitás, y

puedo hacer algo por vos.

Ŕ Valentín... a todo le buscás explicación... qué loco

sos...

Ŕ Será que no me gusta que las cosas me lleven por

delante... quiero saber por qué pasan las cosas.

Ŕ Valentín... ¿Puedo yo tocarte a vos?

Ŕ Sì…

Ŕ Quiero tocarte… ese lunar… un poco gordito, que tenés arriba de esta ceja.

El Beso... p. 194.

Ŕ Je peux pas te caresser?

Ŕ Oui.

[…]

Ŕ Ça te fait du bien.

Ŕ Moi aussi, ça me fait du bien.

Ŕ Vrai ?

Ŕ Oui. Quel repos…

Ŕ Pourquoi repos, Valentin ?

Ŕ Pourquoi ? Je ne sais pas

Ŕ Pourquoi ?

Ŕ Parce que je ne pense pas à moi… Ŕ Parce que je pense que tu as besoin de moi, et que

je peux faire quelque chose pour toi.

Ŕ Valentìn… tu cherches une explication à tout… Tu

es fou…

Ŕ Cřest sans doute que je nřaime pas me laisser

conduire par les choses… Je veux savoir pourquoi les

choses arrivent.

Ŕ Valentin… Es-ce que je peux te toucher, moi ?

Ŕ Oui…

Ŕ je veux toucher… ce grain de beauté… un peu gros,

que tu as au-dessus du sourcil… et comme ça, je peux toucher ? et comme ça ?

Le Baiser… p. 210.

Ce dialogue, placé avant le premier rapport sexuel entre les deux prisonniers,

montre la découverte mutuelle que suppose le toucher, une autre forme de rapport et de

liaison. À distance, la peau peut être remplacée par les autres sens, les yeux, lřouie ou

lřodorat mais quand le sujet est proche de lřobjet de sa curiosité, cřest le toucher (la peau)

une fois de plus qui prend la place.280

Les yeux deviennent insuffisants dans lřexpression

280 « Le facteur de distance spatiale est dřabord un facteur optique, ensuite un facteur tactile » SCHILDER,

P., Op. Cit. p. 251.

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des corps; cette sensibilité et cette reconnaissance épistémologique du corps annoncent une

autre identité qui sera confirmée avec « lř« île-femme »» dont la peau sera le trait distinctif

fondamental. 281

Le premier rapport qui suit ce dialogue tourne autour des adéquations de corps et de

ce qui semble être une rencontre en face à face où se cherchent réciproquement les visages.

Ŕ Valentín... si querés, podés hacerme lo que

quieras... porque yo sí quiero

Ŕ ...

Ŕ Si no te doy asco.

Ŕ No digas cosas. Callados es mejor.

[...] Ŕ Así te tengo de frente, aunque no te pueda ver en

la oscuridad. Ay... todavía me duele...

El Beso... p. 195

Ŕ Valentìn… si tu veux, tu peux me faire tout ce

que tu voudras… parce que moi, oui, je veux.

Ŕ …

Ŕ Si je ne te dégoûte pas.

Ŕ Ne dis pas ces choses-là. En se taisant, cřest

mieux. […]

Ŕ Comme ça je třai en face, bien que je ne puisse te

voir, dans cette obscurité. Aïe… ça me fait encore

mal…

Le Baiser… p. 211.

Les rapports sexuels dans le roman (le second pp. 238-239) sont décrits avec

sobriété à travers les dialogues des prisonniers, selon lřéconomie fonctionnelle du roman.

Le premier rapport modifie chez les deux partenaires toute captation dřautrui, du monde, et

de la façon de se positionner en lui ; Molina plonge dans un état de confusion qui brise ses

certitudes « féminines » sans lui offrir une quelconque résolution.

281 Dans cet échange corporel se redimensionne aussi une symbolique de la sexualité qui fait du « manger » un besoin de chair et du corps. Dans le rapport nourriture Ŕ sexualité il y a un nouveau contexte pour les deux

compagnons, celui du « savoir » ; car selon les propos du récit, « manger » devient comprendre avec le

corps. Partager dans la chair. Cf. MUÑOZ, E., El Discurso utópico de la sexualidad en Manuel Puig. p. 76.

Traduction personnelle.

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- Ahora sin querer me llevé la mano a mi ceja,

buscando el lunar.

- ¿Qué lunar? ... Yo tengo un lunar, no vos.

- Sí, ya sé. Pero me llevé la mano a mi ceja, para

tocarme el lunar, ... que no tengo.

[...]

Ŕ ¿Y sabés qué otra cosa sentí. Valentín? Pero por un minuto nomás.

Ŕ ¿Qué? Hablá, pero quedate así, quietito...

Ŕ Por un minuto solo, me pareció que yo no estaba

acá, ... ni acá, ni afuera...

Ŕ ...

Ŕ Me pareció que yo no estaba... que estabas vos

solo.

Ŕ ...

Ŕ O que yo no era yo. Que ahora yo… era vos.

El Beso... P. 196.

Ŕ Maintenant, sans le vouloir, jřai porté ma main à

mon sourcil, en cherchant le grain de beauté.

Ŕ Quel grain de beauté ? … Cřest moi qui ai un

grain de beauté, pas toi.

Ŕ Je sais. Mais jřai porté ma main à mon sourcil,

pour toucher le grain de beauté… que je nřai pas…

[…]

Ŕ Et tu sais quelle autre chose jřai senti, Valentin ? mais lřespace dřune minute, pas plus.

Ŕ Quoi ? Parle, mais reste comme ça, ne bouge

pas…

Ŕ Lřespace dřune minute seulement, il mřa semblé

que je nřétais pas là… ni là, ni ailleurs…

Ŕ …

Ŕ il mřa semblé que je nřétais pas là moi… que toi

seul, tu étais là.

Ŕ …

Ŕ Ou que je nřétais pas moi. Que maintenant,

moi… jřétais toi.

Le Baiser… p. 211. [avec modifications de ponctuation].

Après cette union corporelle la « féminité » de Molina nřest pas confirmée. Son

identité imaginée est dépassée par le corps de lřautre qui est devenu le sien : le grain de

beauté qui appartient à Valentín et par lequel ont commencé les caresses est maintenant

dans son visage ; les limites de son propre corps ont disparu. Apparaît alors un Moi-

Peau commun ; les paroles de Molina suggèrent à lřimagination du lecteur une membrane

commune enveloppant les mouvements libidinaux qui font fusionner les deux

prisonniers.282

Le Moi-Peau que nous avons analysé dans la première partie de ce travail se

fait ici médiation plastique dans les rapports entre ces deux hommes. Il exprimera assez

bien la transformation érotique qui a transformé à Molina et la maladie quřa sensibilisé à

Valentín.

Dans ce devenir femme quelque chose de plus général encore est partagée

également par Valentín et Molina. On pressent dès ce moment-là quelque structure

primaire, en deçà des conflits ou des affirmations des genres. Cette structure se projette

comme féminine de façon privilégiée, car cřest par la maternité et la féminité de Molina

quřelle sřexprime. Féminité confirmée aussi par Valentìn quand il tombe dans ces jeux.

Une représentation physique qui est une découverte partagée par les deux prisonniers.

282 Sur ce passage du roman, les réflexions de Roberto Echevarren touchent de façon similaire lřeffacement de lřidentité de Molina. En reconnaissant une nouvelle corporalité il nřaffirme rien sur elle : « Molina renace,

recobra un cuerpo ya no encerrado en el marco de una identificación rigurosa ». ŖMolina renaît, récupère un

corps qui nřest plus enfermé dans le cadre dřune identification rigoureuse ». ECHAVARREN, R., Género y

géneros, p. 459.

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- Yo siento un calorcito en el pecho, Valentín, eso

es lo más lindo. Y la cabeza despejada, no, macana,

la cabeza como llena de vaporcito tibio. Yo todo

esto lleno de eso. No sé, a lo mejor es que todavía...

te siento... como que me tocás.

[...]

El Beso... p. 216.

- Decímelo, vamos. - No me apures, dejame que me concentre… Y es

que cuando me quedo solo en la cama ya tampoco

soy vos, soy una otra persona, que no es ni hombre

ni mujer pero que se siente...

- ...fuera de peligro.

- Sí, ahí está, ¿cómo lo sabés?

- Porque es lo mismo que siento yo.

El Beso... p. 217.

- Je sens une petite chaleur dans la poitrine,

Valentín ; cřest ce quřil y a de plus beau. La tête

dégagée… non, cřest idiot… la tête comme pleine

dřune petite vapeur tiède. Je suis tout entier plein

de cela. Je ne sais pas, cřest peu-être que je… te

sens encore… comme si tu me touchais.

Le Baiser… p. 225.

Ŕ Dis-le, allons. Ŕ Ne me presse pas, laisse-moi me concentrer…

Quand je reste seul dans mon lit, je ne suis pas toi

non plus, je suis une autre personne, qui nřest ni

homme ni femme, mais qui se sent…

Ŕ … hors de danger.

Ŕ Oui, voilà. Comment le sais-tu ?

Ŕ Cřest ce que je sens aussi

Le Baiser… p. 226.

De la citation précédente nous pouvons retenir aussi que les effets cathartiques de la

sexualité se font sentir, pour lřun et lřautre, de façon similaire. Molina retrouve par elle,

explicitement, le côté heureux des héroïnes de ses films. Valentín en décrivant et

confirmant les mêmes sensations corrobore la seule affirmation que nous avons de lui sur

la sexualité :

Ŕ No, yo no me arrepiento de nada. Cada vez me

convenzo más de que el sexo es la inocencia

mismaŗ

El Beso... p. 204

ŔNon, je ne me repens de rien. Je me convaincs

chaque fois davantage que le sexe, il nřy a rien de

plus innocent »

Le Baiser… p. 213.

Il est vrai que pour ces deux hommes, la sexualité devient la métaphore de la

transgression sociale et politique et surtout pour Molina, la revendication de son

autonomie, de sa liberté et de sa possibilité dřêtre. Lřexercice de la sexualité qui lie les

prisonniers est lřexpression de tout un processus qui en Valentìn brise les conventions

sociales et leur charge répressive dans la société. En aimant Molina, il efface les contenus

symboliques et rencontre la sexualité dans le jeu du plaisir des premiers instants de

lřhumanité alors que lřobjet libidinal nřest pas encore bien défini. En ces temps-là, la

satisfaction dřun plaisir narcissique agit à la base de façon spontanée. Pourtant il ne sřagit

pas de changer les identités ou les rôles, cet échange sexuel est plutôt une recherche des

manifestations primaires du plaisir. Sur la mise en scène de la sexualité chez Puig, au-delà

dřun projet idéologique, Amicola fait des remarques pertinentes :

Puig se niega a sugerir algún cambio en la orientación sexual de los personajes que se hubiera producido por su contacto. El Ŗcontagioŗ sugerido en los Comments desencadenará

otros efectos, pero no el del paso de una identidad mayor varón a otra identidad mayor

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homosexual. Los devenires de los personajes los llevarán a un devenir intenso en Molina y

a un devenir molecular en Valentín, que le permitirá sobrevivir la tortura. La experiencia

sexual no aparece como causa determinante, sino como un nudo que se relaciona con otros

en la novela.283

Les connotations négatives des rapports engendrés par lřensorcellement de Molina,

sont peu à peu surmontées par la sexualité déployée comme un processus de libération

réciproque : Valentin explore sa sensualité et Molina se libère dřune image féminine assez

stéréotypée.

c. Le baiser, la mort.

Ce geste demande une attention spéciale car son contenu profond vient des récits de

films et des rapports sexuels. Il scelle corporellement le devenir-femme de Molina à la

demande formelle et lřexécution délibérée de Valentìn. Il est une expression physique

consciente à la lumière du jour, il ne sřagit pas dřune réaction instinctive aux stimulus ou

lřagir presque inconscient de la pénombre. Le corps de Valentin est partie prenante dans la

reconnaissance de lřidentité de Molina et de leur engagement réciproque.

Ŕ Bueno, pero de despedida, querría pedirte algo...

Ŕ ¿Qué?

Ŕ algo que nunca hiciste, aunque hicimos cosas

mucho peores. Ŕ ¿Qué?

Ŕ Un beso.

Ŕ Es cierto.

Ŕ Pero mañana, antes de irme. No te asustes, no te

lo pido ahora.

[...]

Ŕ Bon, en manière dřadieu, je voudrais te

demander quelque chose…

Ŕ Quoi ?

Ŕ Quelque chose que tu nřas jamais fait, même si nous avons fait bien pire.

Ŕ Quoi ?

Ŕ Un baiser.

Ŕ Cřest vrai…

Ŕ Demain, avant de mřen aller. Nřaie pas peur, je

ne te le demande pas maintenant.

[…]

Ŕ Yo no soy la mujer pantera

Ŕ Es cierto, no sos la mujer pantera.

Ŕ Es muy triste ser mujer pantera, nadie la puede

besar. Ni nada.

Ŕ Vos sos la mujer araña, que atrapa a los hombres

en su tela

Ŕ ¡Que lindo! Eso sí me gusta.

El Beso... p. 237.

Ŕ Je ne suis pas la femme-panthère.

Ŕ Cřest sûr, tu nřes pas la femme-panthère.

Ŕ Cřest triste dřêtre femme-panthère, personne ne

peut třembrasser. Ni rien.

Ŕ Toi, tu es la femme araignée, qui attrape les

hommes dans sa toile.

Ŕ Que cřest joli ! Ça me plait, ça…

Le Baiser… p. 249.

283 El Beso... (Commentaires critiques à lřédition) p. 214. « Puig refuse de suggérer quelque changement

dans lřorientation sexuelle des personnages qui pourra avoir eu lieu par son contact. La « contagion » suggéré

par les Comments entraînera dřautres effets, mais pas le passage dřune identité supérieure mâle à une autre identité supérieure homosexuelle. Les devenirs des personnages les conduiront à un devenir intense en

Molina et à un devenir moléculaire en Valentín, que permettra à celui-ci de survivre à la torture.

Lřexpérience sexuelle nřapparaît pas comme cause déterminante, sinon comme un nœud qui se rattache à

dřautres à lřintérieur du roman.» Traduction personnelle.

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À travers le dialogue précédent entre les deux protagonistes nous décelons quelques

éléments importants de cet instant :

Ce baiser à lřorigine du titre du livre est la consécration de la relation dans ses

fonctions de dévouement, d'acceptation, de métamorphose et de toute autre possible

correspondance entre les deux prisonniers. Le baiser est un signe estimé par Gomez

Lara comme un acte magique, presque métaphysique ; ainsi en va-t-il du baiser dans

les célébrations du mariage.284

Baiser qui centre et condense toute lřaction dramatique

des films de Molina réalisés dans le contexte hollywoodien ;285

il ôte toute ambiguïté

sur les motivations des deux personnages car les rapports sexuels pourraient être lus

encore comme le payement dřune dette de Valentìn aux « services » de Molina ; il est

aussi, bien sûr, la confirmation de la sexualité établie entre eux.

Molina par ce geste devient un personnage « déictique », se fait « je », se place dans

un lieu et un temps précis. Il est dans le roman quand il se projette, lui-même dans les

figures des femmes malheureuses ou tragiques des films. Par le baiser comme par les

rapports sexuels il brise les chaînes de représentation et devient un personnage

« historique » qui efface les distances et les contraintes. Cřest le passage du

fantomatique et du désiré au temps des accomplissements. Molina se fait par ce baiser

la citation incarnée des personnages féminins des films, en étant découverte par

Valentín comme la femme-araignée il met à jour toutes ses rêveries.

Par ce baiser, Molina met en oeuvre ce qu'il décrit du corps de ses héroïnes dans les

films ; le baiser est plus que la gratification affective ou un contact érotique, il ne sřagit

pas non plus dřun préambule érotique. Le baiser est un rapport physique, ciblé,

solennisé et précis où les corps partagent leur devenir. Il pourra y avoir plusieurs

rapports sexuels, plusieurs repas mais le baiser est lřactualisation de cette force

pérenne ou passion tragique (du « destin »comme Dabove lřa appelé) qui conduit les

héroïnes de Molina et lui-même. « Destin » reconnu par Valentìn qui partage dřune

certaine manière sa condition en lui donnant existence par lřacte de nomination qui fait

de Molina : « la femme-araignée ».

284 Cf. GOMEZ-LARA, R., Op. Cit. p. 58. 285 Les précisions faites par KUNZ, M., Op. Cit. p. 45 et DABOVE, J., Op. Cit. p. 49, sur le sens des baisers

dans le roman éclaircissent ce geste entre les deux protagonistes. Sens tiré des films racontés par Molina.

Cette dynamique tragique est ratifiée aussi par Echavarren ; la relation entre les deux sera une relation sans

futur où la mort sera son issue : ECHAVARREN, R., Op. Cit. pp. 458-459.

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En dernière instance, nous pouvons dire que devenir femme, au sens dřune passion

tragique, cřest vivre cette expérience mêlée dřéros et de thanatos exprimée dans ce

baiser craintif qui rappelle le film « Cat People ».286

De multiples forces indomptables

et dangereuses sont bien exprimées lorsque nous sommes dans la polysémie de ce

premier film : la mort intégralement collée à la vie ne faisant qu'un dans les amants.

Une logique qui fatalement fécondera les baisers de tous les films dřIrena (la femme-

panthère), de Leni (la femme espionne), etc. La mort ne signifie pas en conséquence

une instabilité dans le temps ou une menace, cřest une façon dřêtre dans le monde, la

seule manière de « devenir femme » pour Molina. Même dans le film Enchanted

Cottage le bonheur des deux amants est possible à cause de lřhistoire de mort qui les

entoure et de la cicatrice quřelle a laissée sur le visage de celui qui aura été un beau

garçon.

Le baiser, comme nous venons de le constater, est un cachet de lřamour et de la

mort. Geste confirmé par les sentiments de Molina après les rapports sexuels au chapitre

13 :

Ŕ Cada vez que has venido a mi cama... después...

quisiera, no despertarme más una vez que me

duermo. [...] de veras lo único que pido es morirme.

El Beso... p. 217.

Ŕ Chaque fois que tu es venu dans mon lit…

ensuite… jřaurais voulu ne plus me réveiller

après mřêtre endormi. […] La seule chose que je demande, pour de vrai, cřest de mourir »

Le Baiser… p. 226.

La sexualité comme mouvement thanatologique sřaffirme comme un des

dynamismes de configuration et de destruction des protagonistes. Un dynamisme qui

touche le corps de Molina par son sacrifice décrit dans le rapport policier au chapitre 15.

Molina sřengage par amour pour Valentìn dans une mission qui mettra fin à sa vie. Sřil nřy

avait pas eu la passion découverte dans la cellule 7, il aurait pu continuer sa petite

existence sans aucun traumatisme. Cřest le baiser qui annonce le dénouement :

286 Ce rapport a été bien établi par Ezquerros : « De même le baiser échangé par Molina et Valentín sera fatal à lřun et à lřautre ; il nřest pas inintéressant de rappeler que Valentin avait déclaré quřil sřidentifiait avec le

psychanalyste alors que Molina sřidentifiait, bien sûr, avec lřhéroïne. Le baiser final est donc une sorte de

double du baiser de la femme-panthère et en ce sens il est signe de la transgression et de son châtiment, la

mort ». EZQUERROS, M., Op. Cit. p. 145.

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El procesado [Molina] exigió que le mostraran

credenciales. En ese momento dispararon desde un

auto en movimiento, cayendo heridos el agente

Joaquín Perrone, del CISL, y el procesado. La

llegada de la patrulla, pocos minutos después, no

logró dar caza al vehículo de los extremistas. De

los dos heridos, Molina expiró antes de que la

patrulla pudiera aplicarle primeros auxilios.

El Beso... p. 251.

Lřinculpé [Molina] a exigé quřils lui montrent

leur mandat dřarrêt. A ce moment-la, on a tiré

dřune voiture en marche, blessant lřagent Joaquin

Perrone, du CILS, et lřinculpé. Lřarrivée de la

patrouille, quelques minutes plus tard, nřa pas

permis de prendre en chasse le véhicule des

extrémistes. Parmi les deux blessés, Molina a

expiré avant que la patrouille ne puisse lui

prodiguer les premiers soins. Le Baiser… p. 261.

La destruction du corps est légitime et acceptée par Molina ; mais ses motivations

sont peut-être doubles : lřamour ou la cause révolutionnaire ; nous ne le saurons jamais.287

Molina est anéanti par les deux : par les changements intérieurs produits en lui dans la

cellule 7 et par sa liaison affective avec Valentìn. Il est alors glorifié dans lřéclat et les

décors peints pour ses héroïnes.

... consciente de la imposibilidad física de la unión permanente con Valentín, a quien se

sabe eternamente atado por el beso, y recordando los modelos cinematográficos favoritos

que prefirieron la muerte a la separación, Molina descarta con su muerte el único obstáculo

físico (su cuerpo) que le impide la perfecta fusión espiritual con Valentín. Una vez tomada

la decisión de dejarse inmolar por una u otra facción (ya que sea quien sea el asesino su

funciñn se limita a ser instrumento del sacrificio), Molina espera pacientemente el Ŗfinŗ.288

Jusquřà maintenant nous avons eu affaire au Molina historique mais le personnage

ne sřarrête pas là, car il reviendra dans le rêve de Valentín, représenté comme la femme-

araignée ; celle que nous avons déjà rencontrée dans les chapitres antérieurs.

3. « L’île-femme » : Chapitre 16.

Sřil est bien vrai que la femme-araignée et le baiser sont les clefs interprétatives de

Molina, le personnage central du récit, cette image de lř« île-femme » devient à la fin la

représentation plastique dřune structure commune aux deux prisonniers. Nous cherchons à

figurer par elle ce vide originel problématique pour les deux prisonniers, cette sensibilité

qui en se dévoilant également à Molina et à Valentìn nřarrive jamais à se préciser. Cet

ordre des choses et de sensibilité a été déjà introduit sur le mode implicite plusieurs fois

dans le roman mais se révèle seulement au dernier chapitre. Les éléments de cette

287 Cf. SOSNOWSKI, Saúl, Las telarañas del deseo, p. 27. 288 GOMEZ-LARA, R., Op. Cit. p. 66. : « … conscient de lřimpossibilité physique de se joindre

définitivement avec Valentìn, à quřil se sait éternellement attaché par le baiser, et en se rappelant les modèles cinématographiques préférés qui choisissent la mort au lie de la séparation, Molina rejette par sa mort le seul

obstacle physique (son corps) qui empêchait la parfaite fusion spirituelle avec Valentin. Une fois que la

décision de se laisser immoler par lřune ou lřautre faction est prise (car soit quřil soit lřassassin, sa fonction

est limitée à être lřinstrument du sacrifice), Molina attend patiemment la « fin ». Traduction personnelle.

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figuration suivent aussi de quelque façon le cadre matriciel et fondateur que nous avons

identifié dans le premier chapitre de cette partie (Une île de métamorphoses p. 93ss.).

Les premiers paragraphes de ce chapitre nous placent dans lřinfirmerie de la

prison ; un infirmier est en train de soulager Valentín, blessé par les tortures, avec une

piqûre de morphine. Les pages suivantes élaborent, dans une hallucination, les évènements

centraux du roman ; hallucination que nous pouvons découper selon les trois états du

parcours fait par Valentín : 1) Le changement dřétat de conscience induit par la morphine

et représenté par un voyage à travers un tunnel où lřinfirmier et Marta se croisent. 2)

Lřarrivée à lřeau matricielle où Valentìn découvre la native et lřîle-femme. 3) Le retour à la

terre ferme où Valentín trouve la femme-araignée et rassasie sa faim.

Dans ce parcours lřinterlocutrice principale est Marta, la petite bourgeoise aimée de

Valentín. Ces dialogues avec elle réinterprètent les dernières semaines vécues en

compagnie de Molina : le sexe, la nourriture, la maladie, les dialogues et les films. Cette

conversation avec Marta évolue comme un interrogatoire et une confession en même

temps ; la mort de Molina est mentionnée une fois, mais aucune référence nřest faite à son

propre corps torturé dont le déchirement initial le met dans un état de conscience profond

et agité, créé par la drogue.

Dans notre quête des traits significatifs du corps féminin, nous pouvons considérer

ces pages à partir dřune double confrontation avec les instruments théoriques précisés dans

la première partie : lřimage du corps et le paradigme de lřimage à partir du rêve.

Nous retrouverons, en un premier temps, lřimage de lřîle comme structure

archaïque et première qui soutient les autres rapports dans le rêve du même chapitre.

Structure que nous avons déjà soupçonnée dans plusieurs chapitres ; il sřagit de ce corps

fondamental entrevu dès le premier rapport sexuel des compagnons. Lřîle comme Moi-

peau se situe en-dessous dřun schéma corporel ou dřune image de corps ; comme

lřappartenance commune à un cosmos organique, immense et protecteur :

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185

… mi espalda toca esta sábana tan lisa y tibia

sobre la que dormí todas las noches desde que

llegué a la isla, y no sé cómo explicarte, mi amor,

pero la sábana me parece... que es en realidad

una piel muy suave y tibia, de mujer, y no se ve

más nada en este lugar que esa piel que llega

hasta donde la vista me alcanza, no se ve más que

la piel de mujer acostada, soy como un granito de

maíz en la palma de su mano, ella está acostada en el mar y levanta la mano y desde aquí arriba

puedo ver que esta isla es una mujer, ―¿la

nativa?‖, la cara no alcanzo a verla, está allá

lejos, ―¿y el mar?‖, como siempre, voy nadando

debajo del agua y no se ve el fondo de tan

profundo que es pero debajo del agua mi madre

oye todo lo que pienso y estamos hablando...

El Beso... p. 256.

[cřest nous qui souligne]

... mon dos touche ce drap-ci plat et chaud sur

lequel j’ai dormi toutes les nuits depuis mon

arrivée dans l’île, et je ne sais pas comment

t’expliquer, mon amour, mais le drap me

semble… être en réalité une peau douce et tiède,

d’une femme, et on ne voit plus rien dans cet

endroit que cette peau qui s'étend jusqu'aux

limites du visible, on ne voit plus que la peau

d'une femme couchée, je suis comme un petit grain de maïs dans la paume de sa main, elle est

couchée dans la mer et lève sa main et depuis de

cet endroit élevé je peux voir que l’île est une

femme « la native ? », je n’arrive pas à voir son

visage, il est là-bas loin, « est-ce la mer ? »,

comme d’habitude, je vais en nageant sous l’eau

et on n’arrive pas à voir le fond de la mer très

profonde, mais au-dessous de la mer ma mère

écoute toutes mes pensées et nous sommes en

train de parler…

[Traduction personnelle]

Le rapport entre lřîle et la cellule est confirmé une fois de plus par Valentìn. Lřîle

de liberté, où il se trouve en rêve cřest donc la cellule 7, le grand cadre où le roman a été

bâti. Cachot transformé en paradis où les corps des prisonniers ont trouvé le bonheur

actuellement perdu et regretté dans la douleur des blessures. Nous retrouvons ici la

valorisation faite de la cellule comme espace utérin par les éléments de lřeau et de la peau.

Dans les derniers moments de Valentin, en pleine torture et exil, cette peau comme plage,

comme île, comme cellule, comme native est une promesse de confort et de bien être. Une

île qui maternellement se fait Moi-peau (ou qui récupère cette condition enfantine) par la

sensibilité extrême et épidermique de Valentín et l'introduit dans une sorte de conscience

pré-morale.

Cette sensibilité épidermique de Valentín, est ravivée par le soulagement ponctuel

de la morphine qui produit en lui des sensations de plaisir, opposées à celles quřil vient de

vivre par la torture. Ces contrastes déclenchent les fonctions d'affirmation et dřinterface du

Moi-peau que nous avons vues.

Symboliquement cette peau nous parle aussi dřune condition féminine génitrice et

universelle, expérience revécue par le corps déchiré de Valentín qui le fait remonter à ses

premiers instants. Instants premiers de tout homme où, fœtus, il baigne dans le liquide

amniotique ; c'est dans cette eau quřest plongé Valentin et cřest elle qui devient le moyen

de communication avec sa mère, avec ses origines. Il est remarquable que la sensation

transmise par la peau et son extension qui se fait île, nřa pas de bornes, de limites et quřon

ne peut lui attribuer aucune identification définitive. Lřîle-peau dévoile une structure

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186

féminine fondamentale en deçà des comportements et des identités, elle est plus quřune

individualité.

Lřîle-femme est quelque chose de plus, qui traverse lřêtre Valentìn ou lřêtre

Molina ; un corps « primaire » deviné par Puig et quřil ne veut pas identifier avec la native

ou la femme araignée car les deux sont des « masques » de Molina et sont « engendrées »

par cette île. Île-femme, différente aussi de Marta ou de la mère de Valentín, introduites

dans lřhallucination. Cette image a lřintuition dřune structure féminine originelle sans

parvenir à un aboutissement définitif. Le romancier ouvre, pour le roman et par cette

figure, une interprétation psychosomatique à partir des premiers mouvements de la

configuration individuelle des processus vitaux existant avant toute définition de genre

masculin ou féminin. Cette « structure » si fondamentale conditionne le roman, autant ou

plus encore que lřimage de la femme-araignée, qui est au milieu de lřîle dans la forêt et

attachée à elle. (cf. p. 257).

On aura sans doute remarqué que notre lecture de ce chapitre s'inspire du

paradigme de l'image élaboré à partir de Freud (cf. premier partie pp 48 ss.). Notre

interprétation commence par le dévoilement de certains contenus latents. Lřhallucination

comme « rébus » du roman rassemble des éléments dispersés tout au long des chapitres.

La femme-araignée en est aussi le croisement de données. L'île est à la fois l'affirmation

de Valentin et l'histoire de la « femme-zombie ». Elle sera lřénonciation des régressions et

menaces primitives où lřexistence en autonomie totale nřappartient pas au sujet ; elle sera

une évocation des moments archaïques supposés ou pensés comme tels qui ont conditionné

lřhumanité tout entière. Lorsque nous regardons plus en détail la femme-araignée, élaborée

dans la description suivante, nous pouvons parler de rébus et dřaccumulation synthétique.

… la aparición de una mujer muy rara, con vestido largo que brilla, « ¿de lamé plateado, que le ajusta

la figura como una vaina?‖, sí, ―¿y la cara?‖ tiene

una mascara, también plateada, pero... pobrecita...

no puede moverse, ahí en lo más espeso de la selva

está atrapada, en una tela de araña,

… l’apparition d’une femme bizarre, avec une longue robe qui brille, « du lamé argenté, qui

l’enserre comme une gaine ? » oui, «et son

visage ? » Elle porte un masque, un masque

argenté, mais… la malheureuse… ne peut pas

bouger, là, au plus profond de la forêt, elle est

prise dans une toile d’araignée,

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187

o no, la telaraña le crece del cuerpo de ella misma,

de la cintura y las caderas le salen los hilos, es

parte del cuerpo de ella, unos hilos peludos como

sogas que me dan mucho asco, aunque tal vez

acariciándolos sean tan suaves como quién sabe

qué, pero me da impresión tocarlos, ―¿no habla?‖,

no, está llorando, o no, está sonriendo pero le

resbala una lágrima por la máscara, ―¿una

lágrima que brilla como un diamante?‖, sí, y yo le pregunto por qué es que llora y en un primer plano

que ocupa toda la pantalla al final de la película

ella me contesta que es eso lo que no se sabe,

porque es un final enigmático,

El Beso... p. 257.

ou plus exactement les fils de la toile d’araignée

poussent de son corps même, de sa taille, de ses

hanches, ils font partie de son corps, ces fils velus

comme des cordes effilochées, ça me dégoûte,

mais peut-être, en les caressant, ils sont d’une

douceur inimaginable et j’ai le sentiment de les

toucher, « elle ne parle pas ? », non, elle pleure,

ou plutôt, elle sourit, mais une larme glisse sur

son masque, « une larme qui brille comme un

diamant ? » oui, je lui demande pourquoi elle

pleure et dans un gros plan qui occupe tout

l’écran, à la fin du film, elle me répond que c’est

ce que l’on ne peut pas savoir, c’est une fin

énigmatique,

Le Baiser… p. 267.

La femme bizarre exprime la caractéristique commune à toutes les femmes du

roman, particularité renforcée par le masque et le vêtement, attributs toujours mentionnés

dans les récits de Molina. Le corps « anormal » limité pour lřamour est « dégoûtant »

comme celui de Molina mais par la jouissance doit récupérer quelque valeur. Cette image

semble se présenter à Molina avant leurs rapports sexuels alors que la nourriture était un

des échanges essentiels. 289

Dans la description nous sommes plongés également dans

lřambiance cinématographique par quelques commentaires comme le vêtement de lamé

argenté, ou la larme qui brille comme un diamant. Données qui reprennent les schémas des

récits de Molina où la fin tragique est une constante, sans oublier lřaffirmation explicite du

fin du film.

… y ahí ella no me dejó seguir, me dijo que yo

quería encontrarle explicación a todo y que en

realidad hablaba yo de hambre...

El Beso... p. 257.

... Et là elle ne m’a pas laissé continuer, elle m’a

dit que je voulais trouver une explication à tout,

mais qu’en réalité, c’est la faim qui me fait

parler…

Le Baiser… p. 267.

Nous avons suivi les actions de la femme-araignée à travers la parole et lřagir de

Molina, cependant, elle est toujours décrite et mentionnée par les paroles de Valentín.

Cette image immobile, souffrante et romantique du dernier chapitre ne signifie rien sans

tous les devenirs et les énergies dépensés par Molina dans les quinze chapitres précédents ;

la nostalgie, la beauté et le mystère esquissés dans ce chapitre sont nourris par toutes les

actions antérieures.

289 Les rapports sexuels ont été déjà reconstruits presque au commencement de lřhallucination avec la native.

Native découverte par Campos : « Como en una doble exposición, las figuras de Marta y Molina forman un

cuerpo indistinguible en género o identidad sexual, el significante imaginario en el que se completa en

jouissance la experiencia afectiva y sexual del amor que siente Valentìnŗ CAMPOS, R., Los Rostros de la

ilusión... p. 269. ŖComme en une double exposition, les figures de Marta et Molina constituent un corps

indistinct en genre ou en identité sexuelle, le signifiant imaginaire dans lequel se complaît en jouissance

lřexpérience affective et sexuelle de lřamour quřexprime Valentìn. » Traduction personnelle.

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En quittant la figure particulière de la femme-araignée il faut préciser que le monde

fantomatique introduit par Molina pendant la narration des films appartient désormais à

Valentìn. Cřest lui qui gère et manipule maintenant les signifiants en projetant de nouvelles

interprétations. Il y aura une possession « démoniaque » d'une certaine façon car Valentín

se découvre double ; en lřabsence de Molina, les personnages habitent le roman dřune

autre façon ou peut-être dévoilent-ils la manière selon laquelle ils ont toujours agi :

... Marta querida, te oigo hablar adentro mío,

―porque estoy adentro tuyo‖, ¿es cierto.

El Beso... p. 255.

[...]

« sí, éste es un sueño y estamos hablando, así que

después también, no tengas miedo, creo que ya

nadie nos va a poder separar, porque nos hemos dado cuenta de lo más difícil‖, ¿qué es lo más

difícil de darse cuenta?, ―que vivo adentro de tu

pensamiento y así te voy a acompañar siempre,

nunca vas a estar solo‖, claro que sí, eso es lo que

nunca me tengo que olvidar..

El Beso... p. 257.

… Marta chérie, j’entends parler en moi, « mais je

suis en toi », c’est vrai ?

Le Baiser… p. 264.

[…]

―oui, puisque c’est un rêve, et nous parlons, et tu

n’as plus à avoir peur à présent, plus personne ne

pourra nous séparer, nous avons fait le plus difficile », qu’est-ce qui était le plus difficile à

faire ? « que je sois dans ta pensée, et ainsi je

t’accompagnerai toujours, tu ne seras jamais plus

seul », bien sûr, c’est ce que je ne dois jamais

oublier…

Le Baiser… p. 268.

Cette source de communication placée à lřintérieur permet en quelque sorte

lřécoute fine des variantes et des contradictions de Valentìn. Dans ces dernières paroles

échangées avec Marta il y a une confluence de lignes opposées et dřidentités en apparence

différentes qui expriment dans ce chapitre les multiples couches du roman. Cette approche

finale du « devenir femme » dans El Beso..., à travers le visage de Marta, manifeste aussi

ce monde féminin et profond qui ne veut pas sřépuiser dans une seule représentation.

Nonobstant, la représentation dřune figure particulière de femme semble échapper ; lřîle-

femme perçue plastiquement par la sensibilité disparaît alors.

La sensibilité nouvelle du torturé lui permet d'autres points de vue, pour mieux

percevoir sa situation. La femme est là comme « le féminin » si lřon peut dire ; un être

universel : conscience ou corps, esprit ou chair. Elle est une présence plus importante et

puissante qui remplit tout. Dans cette hallucination le roman n'est pas constitué par une

revendication de lřimage de Molina, de la native ou de Marta, il est le féminin en ses

devenirs confirmé dans lřépilogue du récit. Ces paragraphes conclusifs intègrent les

combats et les échanges des deux prisonniers : la deuxième partie de lřhallucination

élabore davantage le corps de Valentìn et lřintègre dans lřimage de lřîle-femme par le Moi-

peau (les paupières, la fatigue, sa sexualité, son sperme, les caresses, etc.) Dans la

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troisième partie les contenus symboliques sont un écho de Molina, la femme-araignée et

les stratégies quřil a employée pour gagner à Valentin.

C. ABSENCES ET FIGURATIONS.

Le corps féminin sřest imposé au cours des élaborations critiques sur la « clôture »

comme un fait irréfutable. Le montage et les fragments répétés ou re-élaborés qui touchent

plastiquement la corporalité dans les romans portent essentiellement sur le corps féminin ;

cřest ainsi quřil nous a été impossible de ne pas suivre cette ligne. A… et Molina, les

personnages centraux, en exprimant davantage le mouvement des romans, plongent le

lecteur dans la configuration physique et relationnelle de ce quřon peut imaginer comme

« femme ». Il est clair, nous venons de le voir chez Puig, que le chemin sřamorce autour de

Molina comme un « devenir femme » ; comme une série de déplacements dans la quête de

sens et de lřidentité féminine. Chez Robbe-Grillet le départ se fait autour dřA… qui

devient le motif dřune anamorphose,290

un jeu littéraire expérimental qui place cette femme

dans un univers propre à partir dřune perspective sui generis. Ces deux « visages » nous

ont amené jusquřau noyau dřun mouvement génétique et cosmique, où le féminin est

primordial et plus profond que les phénomènes décrits à un premier niveau par les romans.

Cette femme perçue dans les romans nřarrive pas à sřinstaurer comme une figure

symbolique ; elle se place surtout dans les récits comme une « articulation dynamique »

qui exprime et structure les mouvements de lřécriture et les dynamismes propres des autres

personnages ou lignes narratives. A… et Molina deviennent les seuils dřune articulation

dynamique des vivants. Ces personnages, en manifestant et recréant la femme, se placent à

partir de cette condition comme les axes qui permettent à la vie dřinstaurer son univers.

Chez Robbe-Grillet et Manuel Puig la femme, comme expérience psychosomatique, prend

en charge les mouvements des autres êtres et de toute particule animée des récits. Puig

établit ce monde à partir de ce que nous pouvons voir comme une dimension de

lř« humain » (la mère, Marta, María, Valentín, etc.) Robbe-Grillet le fait à partir de ce que

290 ANAMORPHOSE. « Terme de perspective. On appelle anamorphose la représentation dřun objet

quelconque, faite suivant les règles de perspective, et qui paraît difforme lorsquřelle est regardée de tout autre

point de vue que celui où lřon a supposé lřœil dans la construction de lřanamorphose. » Dictionnaire de

l’Académie des beaux-arts, Paris : Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie., 1864, tome 2, p. 27. Quelques

écrits de Robbe-Grillet seront mieux explorés sous cette perspective une transformation plastique bien exercée par lui selon les propos de Jurgis Baltrusaitis « cřest une dilatation, une projection des formes hors

dřelles-mêmes, conduites en sorte quřelles se redressent à un point de vue déterminé : une destruction pour

un rétablissement, une évasion mais qui implique un retour [… dans lřanamorphose] Les perspectives

accélérées et ralenties ébranlent un ordre naturel sans le détruire. » Anamorphoses, p. 5.

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nous pouvons désigner comme «cosmique » (le bruit, lřobscurité, la brousse, la lumière, les

insectes, etc.).

A… est une « pan » (dans le sens pris de Didi-Huberman cf. p. 44 ss.)dans le cadre

visuel du narrateur, même dans son absence ; elle est vraiment disséquée par lui en ses

différents points de vue et dimensions qui nous livrent cette approche anamorphique.

Molina est une fonction : mère, conteur, amant, etc. ; rôles exploités par Valentín et

enchaînés dans une métamorphose continuelle. A… est toujours distante, souveraine,

inabordable, mystérieuse et surprenante ; le corps regardé et convoité. Elle semble être au-

dessus du narrateur et toujours soupçonnée par lui ; elle bouge, parle, mange, se coiffe,

ordonne, écrit. Elle est lřimage dřune femme du monde, belle, riche, aux fines manières,

cultivée. Molina semble être au-dessous de Valentín, il est manipulable, fragile, instable,

serviable, presque un élément domestique de la cellule ; il raconte des films, nourrit, câline

et soigne Valentín ; il nous dévoile la femme de faubourg, naïve, laide, populaire et

simple ; le physique oublié et méprisé. Robbe-Grillet et Puig nous permettent en effet deux

chemins dřaces au féminin

Une remarque doit être faite ici. A… est « plus » que la Méduse déconstruit et

Molina est « plus » que la femme araignée symbolisée ; ces révélations ont été identifiées

lorsque nous avons développé les figures de la « femme-mille-pattes » et lř« île-femme ».

Il y a une structure qui sřimpose comme féminine dans lřabsence dřA… et de Molina ; qui

les soutient et qui est découverte par leurs partenaires, dans le premier cas le narrateur,

dans le second Valentín. Le corps de Molina, inexistant selon les désirs de son créateur,

choque par rapport à celui dřA… exubérant et séducteur. Le premier cherche sa

construction par lřaction, celui dřA… sřexhibe et se décompose comme lřobjet de

convoitise et de beauté. Ce quřil y a derrière dans les deux cas cřest quelque chose de plus

que Molina et A…, cette structure partagée par la femme-mille-pattes et lř« île-femme ».

Deux représentations de ce féminin profond qui ne sřépuisent pas dans la représentation ou

le visage dřune individualité.

Cette structure féminine est confirmée par les partenaires, Valentín et le Narrateur,

lorsquřils sont investis par ces forces profondes du « féminin ». La quête dřun corps

modèle de la femme nous a entraîné dans un au-delà, ou plutôt un en deçà, plus primitif et

plus radical encore. Une expérience prototypique mais plus indéterminée, comme le

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substrat qui permet toute configuration postérieure ;291

une structure que nous avons

valorisée en analysant les personnages intimement liés à leur environnement. Cette

corporalité est actualisée au-delà de son morcellement, sa mesure nřest pas conditionnée

par sa taille ou sa description, il y a une autre forme de présence assurée par le milieu. Si

nous allons risquer une description plus appropriée de cette autre forme de présence dans la

clôture nous pouvons initier par les observations suivantes : la conscience dépasse un

corps individuel et sřinstaure grâce aux autres corporalités ; le corps ne se réduit pas une

« figure » concrète mais plutôt à une structure déterminée (la femme-mille-pattes ou, lř«

île-femme ») ; il est en rapport profond avec les espaces et en revenant au moi-peau il est

organique plus quřorgane ou structure, il est versatile et fonctionnel. Un corporalité qui en

rapport à nos romans se découvre comme une sensibilité génétique « féminine » ; structure

qui sřélargit par les personnages masculins et leur sensibilité, quand elle « dévient » en eux

et sřexprime par eux.

Dans cet univers clôturé, il y a donc quelque chose qui reste du côté féminin ;

quelque chose qui attire sans être dévoilé complètement. Le lecteur, en suivant les

personnages, le perçoit et le reconnaît mais les rapports les plus intimes des personnages

qui établissent familiarité ou possession ne lui offrent pas une image totale. Pour ces

personnages, la sexualité même devient une expérience dřexcès de leur corps propre, (cf.

chapitre VII de La Jalousie et chapitre XI dřEl Beso…). Les fantasmes érotiques du

narrateur ne peuvent pas contenir la force des tentacules de A…, cette chevelure qui

évoque le sexe féminin. De la même façon que le corps de Molina nřa pas été fait pour

donner forme à la femme qui a séduit Valentìn. Il y a un moment dřimbrication physique,

celui de Valentín pénétrant Molina et celui du narrateur qui pénètre dans la chambre

dřA…. Le moment de complicité, dřassimilation et de fusion où la chair prend lřinitiative

par lřaffect ou la fatigue.

A lřorigine des rapports mythiques avec la femme-araignée ou avec la Méduse, il y

a des figurations et des sensations corporelles fondamentales qui ont besoin de sřexprimer.

Elles sont amorcées par les figures que nous avons travaillées dans la « femme-mille-

pattes » et « lř« île-femme » ». Ces moments sont bien élaborés par les récits spéculaires

où les personnages sont réfléchis ; les cinq répétitions de lřécrasement du mille-pattes

auxquels nous pouvons joindre les six récits de films de Molina. Il sřagit dřun jeu de

291 Phénomène perçu par dřautres critiques : « Un peu partout, lřhomme et la femme ont tendance à se

volatiliser, laissant vide la place quřils occupaient auparavant » MANSUY, M, Op. Cit. . 93.

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dédoublements où tous les personnages se manifestent et se rencontrent ; des rapports

soutenus par les mondes clos de la ferme et de la cellule, dans les deux romans.

Nous avons parlé de symbiose comme correspondance vitale entre les deux

prisonniers dřEl beso... ; une interdépendance est là aussi dans La Jalousie quand le

narrateur « habite » le monde dřA…. Elle est à nouveau présent au chapitre VII de la

Jalousie et aux chapitres XI et XVI dřEl Beso… : dans ces deux cas, il y a une pulsion

génératrice qui se produit grâce à la fermeture, aux espaces clos et dans la présence

sensible « dřun moi-peau ». Surgit alors une interaction profonde et personnelle qui

récupère cette sensibilité primitive du monde psychique des hommes.

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TROISIÈME PARTIE :

LA VILLE, UN CORPS SOCIAL ?

ATTENTE

Enfermée pour quelle faute, imaginaire,

la trop jeune captive attend,

Prisonnière de lřété trop lourd

aux après-midi trop longues, promise à quoi ?

elle sřest mise elle-même au secret.

Elle ne veut savoir ni la raison

ni la durée de sa pénitence.

La fenêtre grande ouverte donne sur des murs,

où, faussement pensive, elle ne lit rien.

De lřautre côté de son cachot, il y a la glace,

Qui lui renvoie seulement sa propre image,

mais sur laquelle longuement elle observeŔ

elle imagineŔ la promesse naissante

des fautes quřon lřa condamnée à commettre,

et pourquoi on lřa punie.

Alain Robbe-Grillet, Les rêves de jeunes filles.

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194

Après avoir vu dans la deuxième partie le premier axe structuré par la fermeture, ce

deuxième axe de la recherche porte sur Projet pour une révolution à New York et The

Buenos Aires Affair. À partir de ces romans pleins de mobilité sociale et aux structures

collectives complexes, de nouveaux processus nous font découvrir le corps féminin

autrement. Les trois premiers chapitres regroupés sous le grand titre de La Construction de

frontières sont une tentative pour fixer les personnages des romans et la géographie des

textes. Cette qualification « macro » de lřespace sera attentive aux villes, aux gares,

autoroutes, parcs, rues, cafés, restaurants, casernes, etc., là où les forces sociales

sřexpriment prioritairement. Les personnages, nous le verrons aussi, seront parties prenante

de la construction des romans dans lesquels quelques stratégies du genre policier

caractériseront leurs comportements urbains. Nous serons attentifs une fois de plus à la

liaison entre les personnages et leur environnement qui, par leur symbiose, efface du

paysage romanesque toute considération statique ou décorative.

Les deux derniers chapitres : Le corps anéanti… un ordre réglé ? explorent les

forces sociales qui construisent Ŕ ou détruisent Ŕ ce corps féminin. Cependant, plusieurs

déterminations textuelles nous plongent paradoxalement dans des lieux fermés. Les

femmes agressées et manipulées par ces forces externes nous permettront de voir la limite

des corps et la fragilité de leur unité. Cette corporalité est révélée entre autres par lřauto-

exploration des personnages féminins. Dans ces romans existe un ordre général et

systématique dans lequel les divers individus trouvent une place pour leurs corps, parfois

un châtiment ou une récompense. Dans ces instances institutionnelles lřindividu apparaît

aussi comme un pion dans le jeu social.

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195

I. LA CONSTRUCTION DE FRONTIERES.

Sous cette appellation de « construction de frontières » sont rassemblés les

personnages et les lieux les plus représentatifs des romans à partir desquels nous pourrons

établir comment les corps prennent leurs formes sociales. Tout en cherchant le corps

problématique de la femme et son importance dans le récit, notre préoccupation sera

centrée sur les personnages féminins principaux, même sřil y a aussi des figures

masculines assez importantes. Nous lirons Projet... et Buenos Aires… en respectant la

chronologie de leur publication.

A. Une géographie impossible : Projet pour une révolution à New York, 1970.

Le style des œuvres produites par Robbe-Grillet après les années 1960 est qualifié

par Roger-Michel Allemand de période ludique ou « formaludique»,292

ce qui, sans

instaurer une théorie rigide sur le romancier ou son écriture, fixe des points de référence

pour les critiques. Dans cette période, Robbe-Grillet sřamuse à casser plusieurs dogmes, à

jouer sur la composition et à explorer, sans militer pour une littérature engagée politique ou

académique, de nouvelles sources thématiques.293

Projet... est la meilleure expression des techniques expérimentales et thématiques

de la production robbe-grilletienne de ces années. Lřœuvre en prenant une allure

« rénovatrice » brise lřordre narratif et les clefs du récit classique : les personnages,

lřintrigue, les chronologies, etc. sont ici piégées. Il nřy pas d'accord entre le texte et le

lecteur lorsque les pactes possibles de la fiction sont détournés ; ce « roman » est un défi

pour toute lecture, il devient, par là même, un des plus intéressants pour la critique. Cřest

Robbe-Grillet, lui-même, qui le dit au moment de la sortie de son roman en 1970 :

Remplacer cette idée génératrice de chronologie continue et tendue vers une fin

(avec les valeurs sûres quřelle véhicule ; le Destin de lřindividu et lřHistoire des

sociétés) est une tâche aussi urgente, mais aussi malaisée, que celle de remplacer les valeurs bourgeoises défaillantes.

294

292 Cf. ALLEMAND, R., Op. Cit. p. 104, 147. 293 Cf. Ibid. p. 93. 294 Les dernières pages jointes à la première édition du roman, Seuil, 1970. (Sans numérotation).

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196

Pour ce faire, il élabore quelques principes autour des « thèmes générateurs » qui

agissent comme noyaux de la « structure » narrative en se constituant en la dynamique

interne du texte :

Ce sont en effet, désormais, les thèmes du roman eux-mêmes (objets, événements, mots,

mouvements formels, etc.) qui deviennent les éléments de base engendrant toute

lřarchitecture du récit et jusquřaux aventures qui sřy déroulent, selon un mode de

développement comparable à ceux que mettent en œuvre la musique sérielle ou les arts plastiques modernes.295

Il s'agit de la mise en œuvre d'une technique reliant le monde et ses processus dans

une compréhension qui ignore la causalité et la linéarité. Ces thèmes n'ont pas trait aux

sujets traditionnels ou aux grands enjeux édifiants de lřhumanité. Tout élément ou incident

du monde et de lřhistoire de lřhomme, aussi simple soit-il, peut entrer dans la composition.

Cette composition, comme un jeu de cartes, est dépourvue de sens pour elle-même et

requiert de chaque lecteur « joueur » quřil lui donne sens, selon la partie et en fonction de

son propre intérêt.296

Pour Projet..., en particulier, cette recherche de Robbe-Grillet aboutit

à un texte, plein de connotations et de potentialités, qui ne sera jamais clos ou développé en

son intégralité. Cependant

la mémoire ranime au fil de la lecture un réseau dřallusions, dřindices, de contradictions qui

troublent lřadhérence naïve aux personnages, aux événements, la lecture devenant une

quête de souvenirs embrouillés, souvenirs de lectures antérieures, souvenirs embrouillés des

personnages, souvenirs des lecteurs.297

Allemand confirme cette perception :

A la lecture, il devient de plus en plus problématique dřidentifier lřorigine du discours, car,

dès son apparition, chaque élément se trouve intégré dans un ordre narratif qui vient annuler

le précédent.298

Quant au statut narratif, on est en face dřun narrateur toujours ambigu ou peu

identifiable dans le récit, qui sřamuse en se montrant homodiégétique ou héterodiégétique.

Un narrateur qui en étant personnage joue indistinctement avec la première et la troisième

personne, qui se distancie des événements ou s'immerge en eux, et qui parodie les

protocoles du récit : « le narrateur Ŕdisons « je », ça sera plus simple Ŕcherche longuement,

295 Cf. Idem. 296 Cf. Idem. 297 ROUET-NAUDIN, Françoise, Le Récit déjoué : Analyse descriptive de « La Maison de Rendez-vous » et

de « Projet pour une révolution à New York ». p. 93. 298 ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 127.

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un peu à lřécart… ». (73) La création à l'œuvre dans Projet... est aussi, pour une part, une

reprise de différents sujets abordés par l'auteur dans d'autres écrits ou films.

Lorsquřon identifie la construction littéraire de Projet…, on peut pense plusieurs

choses à la fois : à un livre mal lu « le roman policier à la couverture déchirée quřelle avait

ensuite, pour le lire plus tard en cachette, rangé avec soin sous une lame mobile du

plancher de sa chambre » (141) ;299

à des historiettes de bar mal entendues « Cřest Ben

Saïd lui-même qui nous raconte lřhistoire, au « Vieux Joë » où nous sommes attablés,

comme chaque soir» (166) ; le récit des affaires dřun espion grotesque de ville : «lřun est

Ben Saïd, lřintermédiaire qui monte la garde sur les ordres de Frank pour surveiller les

éventuelles allées et venues de Laura… » (174) ; à des chroniques sur des filles torturées :

« Il me restait encore, dans le même ordre dřidées, à décrire le quatrième acte du supplice

de Joan » (208) et aussi à une pièce de théâtre en répétition : « mais les trois acteurs, sur

lřestrade, en arrivent maintenant au second volet de leur triptyque » (40).

Par rapport à lřespace et à son articulation avec les personnages on peut noter que le

dernier élément qui intervient dans sa composition est le théâtre. Projet... lu dans cette

optique théâtrale peut nous apporter d'autres gratifications, du côté de lřexpression

corporelle et plastique. Quand nous accompagnons le narrateur dans ses chemins, la mise

en scène d'une pièce de théâtre est notre sensation la plus vive en tant que lecteurs. Nous

sommes en face d'une répétition de théâtre, de changements de décors, de paroles

s'exerçant à trouver une tonalité adéquate, d'acteurs à la recherche de «leur» personnage,

etc. Le roman apparaît, également, comme un scénario jamais connu en sa totalité, des

morceaux de drame en évolution continuelle depuis la première page :

La première scène se déroule très vite.[…]

Puis il y a un blanc, un espace vide, un temps mort de longueur indéterminée pendant

lequel il ne se passe rien, pas même lřattente de ce qui viendrait ensuite.

Et brusquement lřaction reprend, sans prévenir, et cřest de nouveau la même scène qui se

déroule, une fois de plus … Mais quelle scène ? Je suis en train de fermer la porte derrière

moi (7, Cf. 11).

Le narrateur entretient cette sensation de théâtralité pendant plusieurs séquences :

« Lřaffiche bariolée se reproduit à plusieurs dizaines dřexemplaires, collés côte à côte tout

au long du couloir de correspondance. Le titre de la pièce est : « Le sang des rêves » »

(29) ; « Les trois acteurs portent des complets-veston sombres » (38, cf. 40, 41).

299 « A ce moment, comme je cherche encore dans le livre, en feuilletant les pages un peu au hasard, celle qui

correspondrait à lřillustration… » p. 93.

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Lřéconomie des descriptions dans la présentation des espaces et son style presque scénique

soutiennent cette impression, par exemple la narration de lřassassinat du jeune garçon

« dans la rue » :

dont ils se trouvent à peu près à égale distance, cřest-à-dire en face de lřendroit où Ben Saïd

et W se dissimulent dans lřimage photographique, aussi figés que sřils y étaient eux-mêmes

figurés en trompe-lřœil. Alors un homme apparaît, à lřun des angles de la scène, émergeant

de derrière un hangar qui forme le coin du bloc (163). A chaque apparition successive, le jeune homme sřest tourné vers la nouvelle menace qui vient de surgir, guidé par le bruit caoutchouté des pas, isolés désormais dans le grand

silence […] Lřarme est rendue plus impressionnante encore par cet épais cylindre qui

prolonge le canon dřau moins dix centimètres, lorsque le tireur dirige celui-ci vers le

centre de la scène. La jeune fille pousse un cri dřangoisse, un seul cri, rauque et prolongé,

qui résonne comme dans l’espace clos d’un théâtre (164, cřest moi qui souligne).

Les actions vécues dans les faubourgs ou les coins perdus de la ville deviennent des

cadres tellement étranges par leur composition qu'ils relèvent davantage d'un plateau

expérimental de théâtre où la représentation est re-inventée. Ces gestes ne cherchent pas la

mimèsis dřune ville ou le retour aux comportements ordinaires. Plusieurs des actions les

plus "lourdes" du roman retrouvent dans ce cadre une signification et une plasticité

inattendues:

Ensuite, je renouvelle lřensemble des opérations précédentes : je vais reprendre le bidon

dřessence dont je verse quelques décilitres sur le sexe tout frais de la jeune femme, qui est à

nouveau comme neuve. Je remporte le bidon, puis je retourne jusquřau lit où jřéteins les

trois projecteurs (180).

Nous pouvons remplacer cette « jeune femme » par un mannequin sur lequel les

actions inachevées et répétitives dřune représentation dramatique nous imposent de

lřimaginer comme une femme qui brûle : « Mais je recommence pour la troisième fois la

même épreuve, comme il est prévu dans le texte du jugement remis par Ben Saïd »

(181). Il sřagit dřune action symbolique chargée de multiples signifiés. Cřest lřexécution

dřun scénario dont la « jeune fille » serait une figuration de plus parmi tous les décors. « A

présent pour le dernier acte, le superbe corps ensanglanté de Joan se trouve étendu sur le

dos, la tête en bas, sur les marches de lřautel dřune église désaffectée… » (211). En lisant

Projet... dans cette perspective « les personnages deviennent alors des acteurs qui

participent au simulacre de lřécriture et de la représentation. »300

L'atmosphère théâtrale est alimentée par les commentaires du narrateur sur le

« terrain vague » lieu de sacrifices et des embuscades : « cependant le jeu en question

300 ALLEMAND, R-M. Op. Cit. p. 126.

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pourrait avoir, plutôt, le caractère théâtral, et la pièce serait alors au contraire lřensemble

de la représentation » (176) Nous sommes poussé, bien sûr, à un autre type de lecture. Il

faut voir la représentation et le jeu même du spectacle comme une invitation à décoder ou à

retrouver d'autres significations. Significations où le corps joue un rôle très important car

cřest dans les confusions, les répétitions, les actions irrésolues et les éléments des corps

déchiquetés par le récit que se manifeste la nostalgie de lřidentité dřun personnage.

Que ce soit le point de vue ou la structure de fiction qui soit choisie, les corps et

leur fragmentation sont également sur le plateau. Nous sommes confronté à la pluralité et

au rassemblement des personnages par la force de la parole, dans la nostalgie dřune unité

perdue. Aucun acteur nřest pleinement identifié, plusieurs événements demeurent sans

conclusion : « Vous nřavez pas achevé lřhistoire de lřincendie. Que sřest-il passé quand

lřhomme qui descendait par lřescalier de fer est arrivé en bas ? » (47).

En regardant plus spécifiquement le corps des personnages dans leur intime liaison

au texte nous ne pouvons pas tirer profit de la configuration dřune histoire. Nous sommes

complices au contraire dřune des plus grandes violences jamais faites au récit dans la

littérature : le découpage du texte, le morcellement de lřunité de la narration et, en même

temps, lřincapacité dřarriver à la configuration dřun corps protagoniste.

Ŕ Un dernière question avant de vous laisser poursuivre ; vous avez employé une

ou deux fois le mot « coupure », dans le corps du texte ; que signifie-t-il ?

Ŕ Déchirure au rasoir pratiquée à vif en travers dřune surface satinée, généralement

convexe mais parfois concave, de chair blanche ou rose.

Ŕ Non, ce nřest pas cela ; je parle dřun mot isolé, comme lřétait le terme « reprise » dont il

a déjà été question, et au sujet duquel vous avez dřailleurs fourni des explications

satisfaisantes.

Ŕ Alors la réponse est ici la même (ou, en tout cas, du même ordre) que celle donnée à

cette occasion. Il sřagit dřindiquer une coupure dans le cours dřune relation : une

interruption brusque, nécessitée par quelque raison matérielle, purement interne ou au

contraire extérieure au récit ; par exemple, dans le cas présent : vos questions intempestives, qui montrent l’excessive importance que vous accordez vous-même à

certains passages (quitte à me les reprocher ensuite) et le peu d’attention que vous

prêtez à tout le reste. Mais je continue, sans cela nous nřen finirons jamais (191 Cřest

moi qui souligne).

Pour la critique et la tradition littéraire, le paragraphe précédent exprime de la

façon la plus vive les allers et retours de ce roman et la configuration dřune « anti-

expérience » du récit. Les critiques et questions des lecteurs sont déjà exprimées par le

narrateur qui explore les possibilités et les rapports « critiques » à lřintérieur même de son

texte. Il ralentit le progrès de lřintrigue et nous mène à diverses impasses ; Robbe-Grillet se

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plait en effet à transgresser la fiction du récit et lřidentité des héros en écrasant les

conventions :

Un masque de mulâtresse, une perruque, la pellicule plastique recouvrant lřensemble du

corps, y compris quelques charmes supplémentaires, cela se trouve dans tous les magasins.

Le subterfuge est évident, et trahi dřailleurs aussitôt par les yeux bleus de la captive (202).

L'auteur est toujours prêt à inventer des jokers301

et à lřexploration narrative, par des

ramifications inattendues qui laissent les lecteurs dans la perplexité.

Tout au long du roman nous nous efforçons de démêler la profusion des détails, de

dénouer les intrigues, de décoincer les personnages... Nous nřarrivons cependant jamais à

concilier les choses. Il en va ainsi pour les personnages eux-mêmes, Ben Saïd veut se

cacher sous lřidentité du serrurier : «mais la peau, ajustée de travers, fait des plis sous les

maxillaires, et une sorte de tic nerveux crispe à plusieurs reprises la joue, comme pour

essayer de remettre les choses en place, en vain, naturellement » (198, Cřest moi qui

souligne). On est également invité à esquisser des chemins de représentation concernant

Laura, la captive, mais tous échouent, compte tenu des données contradictoires du

narrateur: Le récit, promesse dřun roman policier ou dřune intrigue noire, devient un vrai

casse-tête.

Le jeu de la création littéraire pris dans cette ironie robbe-grilletienne devient un

produit dřéchange douteux ; les mouvements inattendus du récit rongent le pacte

traditionnel entre le lecteur et lřécrivain. La méfiance du narrateur est aussi celle du

lecteur. Dès les premières pages, ce dernier ne sait pas comment poursuivre sa lecture;

toutes les indications conventionnelles du récit sont piégées dřoù des interrogations telles

que celle-ci : où lřécrivain veut-il en venir ? Ainsi Rouet-Naudin interprète-t-il le roman

comme un « projet », un chantier ouvert qui admet plusieurs regards et parcours. On peut

aussi valoriser le récit comme un dessin en noir et blanc qui change de relief selon que

lřœil fait ressortir davantage la partie blanche ou la partie noire.302

Robbe-Grillet met en place un autre statut du roman, par rapport auquel plusieurs

des analyses proposées dans la première partie deviennent précaires. De toute façon, une

301 Ce mot étant pris dans les deux sens du dictionnaire : « Carte à jouer à laquelle le détenteur est libre

d'attribuer telle ou telle valeur », Le Petit Robert, version électronique 2.1, Paris : Dictionnaires le Robert,

2001. 302 ROUET-NAUDIN, F., Op. Cit. p. 193.

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confrontation entre le texte et nos hypothèses d'interprétation, à la recherche dřun corps

modèle, sřimpose. Nous sommes amené à trouver dans ces disjonctions narratives un

horizon de compréhension qui donne sens aux métaphores et fragments de corps du texte.

Dans lřimmédiat, la tâche indispensable consiste à déterminer un minimum de

structures, un découpage qui permette une entrée dans le roman lui-même. Pour dire une

parole valide, il faut délimiter un champ dřanalyse, quelques éléments et clefs possibles

dřinterprétation ; une telle tentative restant toujours en deçà de la complexité de lřœuvre.

Nous avons donc délimité quelques séquences, ce qui nous est apparu comme étant le point

de départ le plus adéquat. Puis, nous avons associé quelques-unes de ces séquences dans

une certaine continuité sous le nom de cycles.

1. Les cycles.

La difficulté à nous situer dans un récit unitaire nous incite à rechercher des lignes

narratives tenant par elles-mêmes. Même si les liens et la fragmentation du récit empêchent

dřisoler chacun de ces motifs, nous pouvons identifier une suite thématique. Comme

première étape, nous procédons à un découpage en séquences, où nous avons déterminé les

unités narratives minimales. La numérotation que l'on trouvera correspond aux séquences

autonomes ; celles quřon peut identifier comme étant vécues dans le même contexte autour

dřun ou plusieurs personnages. Cette recherche tient compte des changements temporels,

thématiques, interprétatifs ou de style dans la continuité du récit. Ce découpage est un

effort pour capter les noyaux essentiels dřune action : dans le même temps, espace et

source de narration à la fois (action Ŕ personnages Ŕ espace Ŕ temps). Nous indiquons entre

parenthèses les pages du roman et entre crochets les rapports des unités constituant des

cycles ; les mots en caractère gras indiquent la première occurrence des incidents les plus

importants. Ce qui équivaut à déjouer la liaison interséquentielle effectuée par Robbe-

Grillet en suivant les raccords analogiques et en brisant la continuité thématique ou

chronologique, comme lřa démontré Francois Jost.303

1. Introduction : Comporte la scène d'entrée dans la maison répétée plusieurs fois dans le roman. Le

narrateur comme personnage. Lřaction se déroule dans un temps imprécis « Je suis en train de

refermer la porte derrière moi» (7-8).

303 Cette stratégie est bien perçue par François Jost : « Que lřon considère le cinéma ou les romans de Robbe-Grillet le plus souvent la liaison interséquentielle sřeffectue par des raccords analogiques : similarités ou

oppositions de signifiants ou de signifiés ou, dans le cas du cinéma, répétition de gestes, dřangles de prise de

vue, de cadrage, etc. » JOST, François, Les telestructures dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet in Robbe-

Grillet : Analyse, théorie, I. p. 227.

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202

2. Présentation de Brown, Morgan, le serrurier et « la prisonnière » dans « la cruelle opération quřon

était en train de lui faire subir » Le lieu semble être la bibliothèque des expérimentations. Temps

imprécis du récit (8-11).

3. Le narrateur chez lui avec Laura le soir, elle est à la bibliothèque (11-14).

4. Le narrateur chez lui avec Laura le soir, elle est dans la chambre (15-17).

5. La viol dřune « jeune femme » blonde par un inconnu dans la chambre obscure dřune maison (17-

19). [Continuation de 4 ?].

6. Le narrateur et l’interlocuteur, le premier lui raconte : il est à la maison avec Laura : « Laura sřest

endormie tout de suite dans mes bras » (19). [Continuation de 4].

7. En parlant à l’interlocuteur : « Lřhistoire du type en ciré noir » en face de la maison « ce soir » (19-

23).

8. Laura à la maison à une heure incertaine du jour ; « lřhomme en noir » en face parle avec deux

gendarmes. Elle brise un verre. (23-26).

9. Une description hypothétique de la présence dř« il », le narrateur ? à la maison (26). [En corrélation

avec 1].

10. « Il » et Laura (16 ou 17 ans) proche dřune fenêtre du deuxième étage. Sans temps précis. « La

scène comporte une trace objective de lutte : un carreau cassé » (26-28). [En corrélation avec 8].

11. « Le Sang des rêves » Parcours du narrateur dans les couloirs du métro jusquřà des magasins de

souvenirs et « Dr Morgan, psychothérapeute ». Présence de « lřhomme en noir » Un temps imprécis.

(28-37).

12. Une séance pédagogique : Trois acteurs en train de sřexprimer sur « la couleur rouge» Ŕ lřassassinat

Ŕ la défloration Ŕ. Lřespace, une salle perdue dans la station du métro. Temps imprécis (37- 41).

13. Le narrateur comme lřacteur de l’incendie, dans un immeuble de plusieurs étages. Temps imprécis.

Ŕ Le feu Ŕ comme spectacle social (41-43).

14. Le narrateur chez lui le soir : « le personnage dont elle parle » La porte, la fenêtre, le croquis, et les

bruits de la maison. (43-46). [En corrélation avec 4].

15. En parlant à l’interlocuteur le narrateur décrit la maison. Ce soir ?( 46-47)

16. En parlant à l’interlocuteur : lřincendie, lřhomme qui échappe (47). [En corrélation avec 13].

17. Fin de lřinterrogatoire du narrateur par l’interlocuteur ; le sujet est Laura : « Votre sœur » (47-48).

18. Laura et lřassassin « lřhomme aux gants noirs » Temps imprécis. (48-49). [En corrélation avec 8].

19. Le narrateur « je » rentre à la maison le soir ; il expose ses réflexions sur Laura (49). [En corrélation

avec 1].

20. Le narrateur « au Vieux Joë », avec Frank et Ben Saïd. Temps imprécis, le soir ? (49-52).

21. Le narrateur décrit la boutique de masques. Temps imprécis, le soir ? (52-55).

22. Le narrateur à la maison avec Laura ; il relate lřincendie et le drame dřun couple chez le fabricant de

masques. Temps imprécis, le soir ? (55-56). [En corrélation avec 1, 4, 13].

23. Le narrateur dans le bureau de « lřorganisation ». Il raconte le rôle de JR en service de baby-sitter

chez Laurab 1ère présentation. (56-60).

24. Le narrateur regarde Central Park le soir. Trois sujets dans une « opération clandestine ». Lřun

dřeux arrache des lambeaux de sa propre peau en enlevant son masque. (60-62).

25. Le narrateur en face de la vitrine des masques, dans la rue. Temps imprécis, le soir ? (62-63). [En

corrélation avec 21].

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203

26. « Je repense à JR qui se trouve toujours, pendant ce temps » dans lřappartement de Park Avenue

comme baby-sitter de Laurab 2ème présentation (63-66). Temps imprécis, le soir ? [En corrélation

avec 23].

27. Park Avenue JR et Laurab 3ème et 4ème présentations. Le soir ? (66-73). [En corrélation avec 23].

28. Le narrateur, Ben Saïd et Joan dans « lřaffaire des cigarettes », le soir. (73-75) le soir même de

lřincendie ? [En corrélation avec 24].

29. « Cřest à partir de ce soir-là que nous avons perdu tout contact avec elle. » Le narrateur et Ben Saïd

à Central Park dans « lřaffaire des cigarettes » (75-78). [En corrélation avec 24].

30. Lřinterlocuteur : Joan chez elle le soir, elle repasse une veste. Lřexécuteur qui arrive. Lřincendie,

(78-83). [En corrélation avec 13].

31. Le narrateur chez lui le soir, Laura dans la bibliothèque au rez-de-chaussée lřattend. Elle ne peut pas

sortir, elle est toujours enfermée. (83-86). [En corrélation avec 4].

32. Lřhomme en noir voit le serrurier travailler sur la porte ; il voit par lřorifice de la serrure le spectacle

de la captive et Morgan. Pendant la journée. (86-90) [En corrélation avec 2].

33. Le narrateur à la maison demande des explications à Laura sur le livre où sont condensés les thèmes

éparpillés de la fiction : Morgan, Sara, les animaux, les secrets… Le soir ? (90-93). [En corrélation

avec 4].

34. Le narrateur nous informe de ses raisonnements sur la vie malsaine de Laura à la maison. Temps

imprécis. (93-96). [En corrélation avec 1].

35. Le narrateur : « le récit que jřai commencé poursuit son déroulement, du côté de Harlem. » Retour le

soir du supplice de Joan ; elle est identifiée avec JR, (96-105). [En corrélation avec 13].

36. Scènes du métro racontées par Joan (elle semble ne pas connaître Laura): lřharcèlement de Ben

Saïd. Laurab le chef des actions de cette nuit. (105-112).

37. Le narrateur : « je continue toujours à descendre lřinterminable et vertigineux escalier de fer ». Le

jour de lřincendie, (112). [En corrélation avec 13].

38. Le narrateur et Laura sont à la maison ; elle lui raconte un jeu au cours de lřaprès-midi avec « le

livre à la couverture déchirée » qui a impliqué le serrurier et le faux Ben Saïd. (112-115). [En

corrélation avec 2].

39. Laura à la maison pendant la journée, ses parcours exploratoires de toutes les chambres, le sang de

« Barbe bleue ». Le faux Ben Saïd en bas, dans la rue. (115-125).

40. Dans le wagon du métro le soir, le harcèlement de Ben Saïd par le jeune W, Laurab qui commande,

(125-129). [En corrélation avec 36].

41. Chronique du « Vampire du Métro » qui tue des jeunes filles la nuit. (130-131).

42. En parlant à l’interlocuteur : Le narrateur fait une transition entre harcèlement de Ben Saïd et le

« Vampire » en racontant lřAssassinat de Laurab. (131-134).

43. Dans le wagon du métro 2ème version du harcèlement de Ben Saïd par W ; Laurab et le docteur

Morgan sont là : « le narrateur, lui, a aussitôt identifié le nouveau personnage » (134-138). [En

corrélation avec 36].

44. Reprise : Lřhorreur de Laura(s). Passage entre la chambre - le wagon Ŕ la chambre ; le rat et un

cadavre (« Barbe bleu » et « le vampire du métro ») Mélange de temps et espaces (138-143).

45. Reprise : Laura ? torturée ou témoin ? Dans une chambre. « Le rat… » Temps imprécis. (143-144).

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46. Reprise « Le Vampire du métro » : Laurab est faite prisonnière ce soir avec la complicité de W et

Ben Saïd ; le rat est là. (144-148). [En corrélation avec 41].

47. «Salle cubique », Lřinterrogatoire de Laurab effectué par M et le docteur Morgan, un gros rat gris

sort… Le rapport entre « lřorganisation » Ben Saïd et Joan. Le soir ?(148-158). [En corrélation avec

36].

48. Terminus du métro : Ben Saïd et M… vers le terrain vague. Le couple de jeunes assassinés le soir.

Tout est mélangé, nous ne savons pas qui est le narrateur (158-166). [En corrélation avec 12 ?].

49. Ben Saïd comme le conteur de « lřhistoire » laquelle ? Ils sont comme chaque soir au « Vieux Joë »

Mission accomplie ! (166-167). [En corrélation avec 20].

50. Le narrateur chez lui le soir en racontant ses jeux sadiques avec Laura « ma captive » (167-172).

[En corrélation avec 4].

51. « Mon rêve » les fantaisies masochistes et le sacrifice de Joan, une longue soirée. (172-184). [En

corrélation avec 13].

52. Le serrurier à la maison, les tortures et ses retrouvailles avec Brown. Il y a deux séquences a) (184-

186) Cřest la description du narrateur de ce qui se passe chez lui : Une jeune fille torturée sur une

lame de scie. b) (186-187) Cřest la continuation du cadre du serrurier et le Dr Morgan. [En

corrélation avec 2].

53. Les « explications » du narrateur à son interlocuteur sur la composition de son récit (188-191).

54. Continuation de la scène du serrurier à la maison et viol « de Sara Goldstücker, la véritable fille du

banquier ». Lřaraignée est le meurtrier. Le serrurier est le vrai Ben Saïd. Temps imprécis. (191-

200). [En corrélation avec 2].

55. Laura témoin des derniers événements autour de la jeune fille sacrifiée, Joan ou Claudia ? Le

docteur Morgan et ses expériences. Temps imprécis. (200-203). [En corrélation avec 2].

56. Contrepoint final et derniers « éclaircissements ». Ce nřest pas une séquence, les pages finales

rassemblent dřune façon désordonnée les thèmes, questions et préoccupations dernières du

romancier ; le temps du roman est fini et lřécrivain garde encore de nombreux soucis… Ces pages

sont lřéventail condensé de plusieurs incidents du roman. Tout est mélangé dans un temps imprécis.

(203-214).

Ces 56 séquences nous livrent plusieurs éléments significatifs en nous permettant

une classification thématique par le rapport que nous établissons entre elles. Les cycles nés

des rapports relient ces unités en cadres plus significatifs ; nous nous apercevons une fois

de plus de lřimpossibilité dřune chronologie et dřune « intrigue ». On peut rassembler, par

exemple, les faits autour du métro et Ben Saïd mais le commencement et la fin ne sont pas

repérables avec certitude; l'ordre des choses et leur propos sont aussi imprécis. Il en va de

même pour Laura et sa traversée de la maison, le cycle de Barbe Bleue ou de La

Prisonnière.

Quant à la consolidation des personnages dans le récit, le narrateur est inclus dans

32 séquences, Laura dans 27. La majeure partie de ces séquences sont produites par les

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rapports croisés entre Laura, le narrateur et la Maison. Cřest eux qui sont le plus souvent

nommés au cours du roman. Malgré cette fréquence, leur structuration et leur

hiérarchisation ne sont pas envisageables. Pendant près de 60 pages, il y a une

accumulation de données tournant autour de la maison ; celle-ci devient le théâtre qui

permet lřextériorisation des personnages, chacun de leur côté ou lřespace de liaison entre

eux. Toujours par rapport à la maison, on ne peut passer sous silence un personnage

« identifié » à partir de son extériorité à la maison : Ben Saïd. 17 séquences le concernent,

marquées par une dynamique croissante pendant plus de 72 pages.

Si l'unification du récit, comme telle, est impossible, une approche de la complexité

des personnages à partir des données récurrentes rendent plus intense leur présence et leur

identité dans le roman. Situer les uns et les autres selon la force de leur niveau de

complexité est un véritable défi, mais en même temps on pressent la possibilité de mieux

percevoir la richesse inattendue des personnifications chez Robbe-Grillet.

Notre recherche centrée sur le corps est en quête des représentations de la forme,

de la matière, de leurs significations et de la place du corps dans lřespace et le temps ; tout

cela en lien avec les protagonistes. Le narrateur, Laura(s) et Ben Saïd(s) requiert une

attention toute spéciale. Ils sřimposent par leur constance, leur densité et par leurs rapports

essentiels avec « la maison », « le métro », et « le terrain vague » ; les espaces principaux

des intrigues ou les plateaux des sacrifices plus symboliques dans la fiction.

Situer les personnages et leurs mouvements nous permettra dřenvisager leurs

rapports entre eux, et leur corps dans lřespace.

2. Le Narrateur-personnage.

Les observations précédentes nous ont préparé à examiner un problème qui revient

continuellement, celui du narrateur. Dès le commencement, nous avons la sensation dřun

écrivain qui nřassume plus la responsabilité du récit. Il nřest plus le narrateur omniscient,

encore moins le journaliste ou le chroniqueur des événements. Au fur et à mesure que

nous avançons dans la lecture de Projet... une question vient à nous : qui est le narrateur ?

Ce personnage qui parle à la première personne (cf. 73), celui qui est identifié par les

autres protagonistes (cf. 72), celui qui se fait reconnaître comme tel mais qu'on ne sait pas

à quel niveau de fiction placer (cf. 73, 190)… Même le secret dévoilé aux derniers

paragraphes du livre nřarrive pas à fixer la fonction du narrateur et sa responsabilité :

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206

Car M le vampire et le docteur Morgan regagnent à ce moment la petite salle blanche pour

continuer lřinterrogatoire, après être allés manger (…) M décolle un instant son masque,

dřun geste machinal, pour tenter dřeffacer avec le plat de sa main les plis de son vrai visage,

par-dessous ; et Morgan, qui lève alors les yeux des paperasses accumulées sur la table,

reconnaît avec stupéfaction les traits du narrateur. Sans hésiter, me voyant

découvert… Coupure (214).

Cette déclaration nřest pas convaincante car à la page 190 nous avons lu que « M »

a pour nom Mahler ou Müller et quřil sřintroduit chez le narrateur « en cassant un carreau

tout en haut de lřescalier métallique… » (190). Egalement « M » nous évoque lřautre

garçon complice de Laurab… les difficultés surabondent.

La narration a perdu son maître, le narrateur nřest plus lřartificier des événements,

nous ne pouvons pas le situer. Dans le roman, il nřy a plus la certitude dřaucun processus

narratif et dans le regard autocritique, introduit par Robbe-Grillet, les autres personnages

lui sont presque étrangers, dans une autonomie originale.

Le narrateur (indirectement lřauteur) prend acte de cette ambiguïté fondamentale, qui

oscille entre mise à distance et plongée dans le fantasme, en faisant aussitôt après intervenir

une parole anonyme qui, telle un lecteur critique, semble lřinterpeller pour lui demander des

comptes ».304

Malgré lřinconsistance du narrateur-personnage, celui ci déploie son rôle par deux

voies privilégies. Il est un traducteur et un témoin.

a. Le narrateur comme « traducteur ».

Il fait la synthèse des événements lus, la transcription de ses propres questions et

lřindication de son parcours par le texte, celui du roman et celui du « livre à la couverture

déchiré » lu par Laura. Ce double chemin ne constitue pas une démarche uniforme, les

informations arrivent morcelées dans le désordre : « Je demande à Laura dřoù vient le

livre » (90), «Je me réfugie à mon tour dans les pages du livre, que je feuillette en faisant

mine de mřintéresser aux aventures des héros. Je crois comprendre que la belle métisse de

lřimage criarde sřappelle Sara. Elle est détentrice de trois secrets» (91). Le narrateur laisse

inachevée la lecture dřun ouvrage qui se confond avec les événements du texte croisés à

ceux de sa compréhension de Laura. Il est lřinterprète dřune histoire dont il ne connaît ni le

commencement ni la fin et dont les multiples variations rendent impossible une issue

unique « Mais, si un volume nouveau (non pas neuf, car celui-ci paraît dans un état voisin

304 ALLEMAND, R-M., Op. Cit. p. 149.

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des autres) vient de sřintroduire dans le cycle, cřest donc quřon est venu ici en mon

absence » (85).

Les parcours du narrateur empêchent une identification des niveaux de la fiction et

de la narration. Une écriture qui se déploie sans repères dans lřabsence de chapitres et sans

ponctuation claire. Nous nřarrivons pas à savoir, à certains moments, qui parle, s'il s'agit du

narrateur du «livre à la couverture déchiré», de Ben Saïd ou du narrateur du roman. Une

écriture sans continuité qui rend la lecture difficile. Nous pouvons suspecter aussi plus

dřun narrateur ; cependant temps et lignes narratives de chacun resteront mêlés : «je tombe

à nouveau sur le passage où le narrateur, déguisé en policier, fait irruption chez la jeune

femme rousse qui se fait appeler Joan» (93). «Alors je referme le livre à la couverture

déchirée » (112). Même si nous percevons les efforts de lecture faits par ce «narrateur»

masculin, lřexercice de lecture fait par Laura, la lectrice par excellence, ne fait quřaccroître

la confusion. Lřapproche du narrateur, sur ses propres activités de lecture/écriture, sur de

celles de Laura ou de Ben Saïd restera toujours frustrante car elle nřapportent que de

renseignements partiaux.

Le narrateur est un lecteur qui cherche parfois le décryptage de(s) livre(s) dans le

dialogue avec un interlocuteur inconnu ou supposé : un lecteur qui conditionne notre

parcours selon sa propre compréhension des événements, pour lui aussi, confus : « On ne

saura malheureusement jamais ce que lřindividu en blouse blanche allait faire » (11). A son

sujet on peut avoir les mêmes jugements que le narrateur pour Laura : « Ses paroles ne

forment jamais un discours continu : on dirait des morceaux découpés que plus rien ne

relie entre eux, en dépit du ton appliqué laissant supposer un ensemble cohérent qui

existerait au loin, ailleurs que dans sa tête probablement » (95).

b. Le narrateur comme témoin.

Il poursuit lřaccomplissement dřune écriture qui dépasse son pouvoir : «seule la

main gauche porte une grosse bague dřargent, dessinée avec tant de soin quřelle doit jouer

un rôle important dans lřhistoire» (28). On pourrait dire aussi que le narrateur perçoit des

incidents qui évoluent, malgré sa volonté explicite, obéissant à des paramètres qui lui

échappent : « Alors je referme le livre à la couverture déchirée, que je rends à sa lectrice

après avoir jeté un ultime coup dřœil à lřillustration, dont le sens exact mřéchappe encore »

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(112). Ce narrateur-personnage se trouve aussi perdu dans le marécage de textes, à la suite

du Dr. Morgan qui cherche

quelques-unes des pages les plus intéressantes du mémoire où il consigne ses recherches

[…] Et cřest à sa poursuite que je me trouve moi-même lancé. Pourtant, jřai perdu depuis

longtemps sa trace et je continue à marcher, dřun pas rapide, sûr, régulier, dans le dédale

des escaliers et des couloirs, comme quelquřun qui sait où il va» (203).

Tel est lřétat du narrateur dans les dernières pages du roman qui nous montrent sa

confusion et les orientations possibles dřun développement du récit.

Le narrateur est étouffé sous l'effet et lřabondance des données et des constructions

qui permettent son "existence" (Cf. 990-93, 203-214). Une belle expérience de lřautonomie

des textes et de lřécrasement de la fonction narrative. Il accomplit dans sa précarité une

expérience narrative explicitée par Rouet-Naudin :

Ici, toutes les voies sont réunies à la fois dans ce « moi » qui parle de toutes les perspectives

en même-temps ; moi, narrateur, sujet dřun acte dřécrire particulier, dřun travail de

narration, qui consiste à disposer un ordre, orienter le déferlement chaotique des mots en

réseaux.305

Le narrateur-protagoniste, comme figure unitaire, nřest quřun désir du lecteur

insatisfait par le récit. Ce roman ne permet à aucun narrateur dřacquérir une quelconque

expertise dans lřorganisation des divers fragments et divagations : tout ce « matériel »

évolue hors de son contrôle. Un assemblage polyphonique de narrateurs reste également

insuffisant pour appréhender la complexité du récit ; différentes voix prennent place au

long du texte, parfois sans que le lecteur puisse indiquer leurs sources, perspectives et

intentionnalités : « Il achève de noter ce qui lřintéresse dans le rapport que je viens de

faire… » (47 cf. 72).

Ce narrateur prend de la distance par rapport au récit, effaçant à plusieurs reprises

la narration à la première personne : tel est le cas du cycle de lřincendie où il ne se

compromet pas ; peut-être pour ne pas effrayer Laura, lřauditrice assidue de cette histoire,

mais il y a de multiples indices pour certifier son identité avec le personnage de cette

affaire ; ainsi lřinterrogatoire de Joan : « Si, cřest bien lui ! vous nřavez quřà regarder de

près, quand vous rentrerez chez vous ce soir » (104). Malgré tout ce qui vient dřêtre noté, il

garde une spécificité ; quand il sřexprime à la première personne, il fait la liaison entre le

viol, lřincendie et le crime, « les trois axes de la révolution ».( 92)

305 ROUET-NAUDIN, F. Op. Cit. p. 212.

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« Le narrateur » de Projet... exprime la dynamique propre du récit partageant les

enjeux romanesques de Robbe-Grillet entre la complexité et le pluralisme :

Toute la recherche romanesque de Robbe-Grillet sřinscrit dans ce dilemme

insoutenable : ouvrir plusieurs voies narratives en même temps et le silence au

nœud de convergence, lřétranglement ; dire et ne pas dire, serrer le réseau des mots à la limite ultime où ils se perdent, où ils se fondent en un complexe

compact de sens, une densité signifiante, un vide au carrefour de toutes les lignes,

là où il est impossible dřen dire plus au point où on ne dit plus rien, lřinnommable où toute œuvre tend ; faire le silence avec la langue.

306

3. Laura.

Elle est la femme emblématique du récit ; elle, ou mieux ce prénom, introduit trois

images différentes : celle dřune jeune femme captive, sous la « tutelle » du narrateur

principal, celle dřune adolescente indomptée qui fait son propre chemin, et le dernier

visage est celui du destin sacrificiel de l'adolescente. Trois rôles quřon pourrait identifier

comme lřhistoire dřun seul personnage mais qui est toujours pris dans les jeux des

personnages multiples, sans aucune confirmation. Elle est lřune des protagonistes sur

lesquels on ne peut pas avoir un mot définitif ou décisif ; Laura à certains égards demeure

une femme forte et autonome échappant à la caractérisation que le narrateur fait dřelle, à sa

propre fragilité ou aux supplices de ses bourreaux : « la silhouette un peu floue, gracieuse,

lointaine, de Laura qui se tient immobile à lřintérieur, dans lřentrebâillement » (13), « Mais

voilà que Laura se met, tout à coup, à me raconter une histoire qui, dit-elle, a occupé une

partie de son après-midi. » (113).

a. La Captive.

Nous mentionnons ici quelques rapports peu ordinaires, entre le narrateur et Laura.

Il lui interdit de sortir et sa présence chez lui a un caractère problématique : « De nouveau,

je pense que Frank doit avoir raison : cette fille représente un danger, parce quřelle cherche

à en savoir plus quřelle ne peut supporter. Il va falloir prendre une décision » ( 44, cf. 49).

Son enfermement est confirmé quelques pages après : « Je lřenferme à clef en mřen

allant » (85). Le narrateur a la destinée de Laura dans ses mains en étant le seul

responsable de sa présence dans la maison : « Je devrais, moi aussi faire un effort pour

distraire davantage ma petite captive, puisque jřai décidé (provisoirement ?) [sic.] de la

306 ROUET-NAUDIN, F. Op. Cit. p. 194.

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garder chez moi, bien à lřabri, afin de la soustraire aux décisions suprêmes et de la protéger

du mal » (94). Une clandestinité « autorisée » car à plusieurs reprises est mentionnée la

connaissance de son existence par « lřorganisation » (cf. 47, 83). Cette captivité comme

affaire clandestine dans « lřorganisation » est aussi un fait anormal dans la convivialité

sociale : Je me dis que les cris de Laura vont finir par ameuter nos voisins de rue » (49).

Les réseaux clandestins (propres à « lřorganisation » analysés pp ), nřexercent leur

influence vis à vis de Laura quřà travers sa relation avec le narrateur principal ou par les

enquêtes faites à son sujet par leurs membres. Il existera aussi une relation entre elle et

Frank, par une mission qui semble être dřespionnage : or Laura aura a été placée dans cette

maison pour épier le narrateur : « Mais je me demande, depuis un certain temps, si Laura

ne séjourne pas dans cette maison avec des ordres précis, venant de Frank lui-même, qui

lui aurait donné pour mission de surveiller le narrateur » ( 204).

Une question ouverte dont lřorigine ne peut être que lřécrivain lui-même, car le

narrateur principal, Laura ou les autres personnages du roman nřont pas la possibilité de

formuler ainsi une telle inquiétude.

b. La conscience de la maison et du roman.

Laura, profitant de son état de « captivité », devient la conscience de la maison

dřautant plus que le bâtiment lui appartient ; nous ne connaîtrons aucune autre règle de son

séjour sauf lřinterdiction de sřapprocher des fenêtres. Elle en sera également la seule

locataire pendant la journée.

Elle renseigne sur ce qui se passe à lřintérieur et cherche à comprendre et à

organiser cet univers cloîtré sans pouvoir y parvenir. Elle tourne en rond entre les murs de

la maison, dans un temps éternel et le lecteur ne saura rien de ses parcours hors de la

maison. Dans cette maison condamnée et vide, elle subsiste, déconnectée de tout rapport

social, et presque hors du temps :

ŕ Non, sûrement, puisquřelle nřa jamais sous la vue, ou à sa portée, ni montre ni pendule

ni quoi que ce soit qui pourrait lui permettre de donner ce genre de renseignement. Vous

savez quřil nřy a plus de téléphone dans cette bâtisse : on lřa coupé parce quřelle doit être

bientôt démolie » (83).

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Le lecteur suit Laura et son parcours dans la maison, il est aussi une conscience en

train de comprendre avec elle la totalité dřune gestion et dřun espace qui nřest montré

partiellement. Espace caché et mystérieusement insinué. Dans son isolement, selon les

paroles du narrateur « elle a perdu toute communication réelle avec le monde extérieur,

auquel seuls désormais la relient des fils truqués » (94). « Ses paroles ne forment jamais un

discours continu » (95). Le narrateur fait tout pour nous convaincre de sa perturbation :

« La jeune femme, une fois de plus, pense alors que son frère lui a interdit, sous peine de

punition sévère, de se montrer aux croisées donnant sur la rue » (25). Si le faux lien

parental, entre les deux, est un alibi du narrateur pour justifier, aux regards extérieurs, sa

vie avec Laura (cf. 47), pourquoi dans lřintimité garde-t-elle cette excuse ? Pouvons nous

croire à lřexistence du trouble mental allégué par le narrateur ? Ne sřagit-il pas plutôt dřun

artifice littéraire afin dřempêcher Laura de dévoiler lřidentité du narrateur ?

Laura est une sorte de fantôme, vivant demi-nue et parcourant les interstices et les

chambres vides de la maison : « Laura en chemise de nuit, sa lampe de chevet à la main »

(168). Grâce à elle nous pouvons toucher le vide du lieu, et lřangoisse dřun univers sans

habitants:

Elle exécute une vive volte-face en direction de lřobjet réel et pénètre dans la pièce à pas

comptés, feutrés, comme si elle espérait y surprendre quelquřun en flagrant délit. Mais il nřy a personne et cřest facile de le constater du premier regard, puisquřil nřy a pas non plus

de meubles… (116).

Laura est un esprit, détaché du monde auquel elle n'appartient plus et de cette

maison vide et sans interlocuteurs, quřelle ne peut pas habiter :

Le couloir qui continue toujours, devant elle, paraît comporter encore autant de portes au

moins, sinon davantage. Oui, bien davantage, à la réflexion. Laura demeure ainsi sans

bouger, la tête droite et le corps marquant sa propre symétrie bilatérale, exactement dans

lřaxe du couloir (123).

Le lit est le seul lieu qui lui appartienne et qui semble lui procurer quelque sécurité

(cf. 15, 48, 55, 170). Hors de son lit, de sa chambre, la maison est étrange et fascinante

pour elle comme pour nous : pleine de bruits, de mystères, de découvertes et de menaces.

Elle devient lřexploratrice de ce monde comme la jeune mariée du conte « Barbe-bleue » ;

elle soupçonne lřexistence de secrets, quřelle doit explorer en lřabsence de son gardien. Sa

curiosité la conduira inexorablement aux cadavres et aux chambres ensanglantées dans ses

grands parcours exploratoires (115-125, 140-143). Laura en ouvrant les portes fermées

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cherche à découvrir la nature de son habitat et nous attendons avec elle de connaître alors

la vraie nature de la maison, et les intentions du narrateur.

Ce nřest en effet quřà la dernière porte, tout en bas, quřelle découvre le corps sans vie de la

jeune métisse avec qui elle avait joué tout lřaprès midi… lřaprès-midi dřhier,

probablement… Elle sřapproche, sans marquer de surprise devant lřattirail des cordes,

poids en fonte et projecteurs, auxquels ses précédentes investigations lřont accoutumée

(200).

c. L’auditrice et la lectrice.

Laura partage intensément une des fonctions du narrateur ; elle est lřauditrice de

plusieurs de ses récits. Elle lui demande parfois de lui raconter sa journée (50) ;

occasionnellement cřest lui qui fait du récit des évènements un moyen pour tranquilliser

« sa prisonnière » en accommodant les choses comme le passage de « lřaffaire des

cigarettes » (76).

Lorsquřelle est introduite comme la lectrice de romans policiers, sa tâche dans la

composition du roman commence. Elle lit et relit, à sa façon, les romans policiers qui se

trouvent dans la maison (84) : tous les livres en même temps, sans ordre, en mélangeant

leurs histoires, en oubliant les chapitres importants. Elle anéantit ainsi toute intrigue et

détruit même physiquement les livres : certains ont perdu des feuilles, dřautres sont

déchirés, deux ou trois cahiers manquent dřun seul coup (cf. 85). Cette activité de Laura est

nourrie par le narrateur qui lui livre la matière de ses digressions : « Il faudrait en tout cas

renouveler sa provision romanesque dřhistoires criminelles » ( 94).

Elle est lřune des causes de la difficulté des lecteurs à accéder au roman ; elle

produit une partie des croisements intertextuels entre le récit du roman et le « livre à la

couverture déchirée » (cf. 90, 113, 115, 121). Il existe un récit spécialement significatif,

celui où elle a trompé le vieux serrurier « voyeur », histoire que nous trouvons plusieurs à

reprises déconstruite tout au long du roman (cf. 86-90,184-187, 191-200). Leitmotiv repris

plusieurs fois sans que le lecteur puisse en démêler les différents niveaux : la réalité

racontée par le roman, le récit contenu dans le « livre à la couverture déchirée » et la

narration faite, par Laura, des deux précédents.

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213

d. Laurab.

Il est impossible dřoublier le double de Laura. Appelé comme elle, Laura, on lui a

adjoint un petit b pour rendre possible une comparaison. La première description que nous

avons dřelle, c'est lorsque JR a la responsabilité de la surveiller comme baby-sitter : « Cřest

une petite-fille dřune douzaine dřannées, ou à peine plus, qui vient lui ouvrir ; elle est seule

dans lřappartement, dit-elle en réponse à une question embarrassée de JR, elle sřappelle

Laura, elle a treize ans et demi » (57, cf. 63, 66, 155). Elle sera lřenfant terrible du cycle de

lřappartement de Park Avenue, qui se construit au cours des séquences 22, 25 et 26.

Puis, Laurab serait le chef des « blousons noirs », une bande dřadolescents

délinquants du métro (106, 107, 108, 109 125-129) : « Ainsi la fillette blonde qui vient

dřêtre exécutée était-elle la nièce et unique héritière dřun puissant personnage déjà

mentionné précédemment : lřhomme qui habite dans Park avenue » (131) Plus exactement

« Laura Goldstücker » (151). Jusquřà ce moment, le lecteur croira à lřexistence dřune

troisième Laura.

Laurab, le chef des « blousons noirs » sera piégée dans une de leurs actions par le

« Vampire du métropolitain » (138-139, 143-144, 144-148) et finira plus tard dans les

mains de lřorganisation, torturée et tuée (148-158). Mais nous ne pourrons pas faire la

différence entre son destin et les événements sacrificiels qui se déroulent autour du « livre

à la couverture déchirée ». Les niveaux de la fiction ne le permettent pas. Le lecteur

continuera à se demander si les deux Lauras (Laura Ŕ la captiveŔ et Laurab) sont la même ;

il pourra croire que le narrateur aura sauvé Laurab de lřorganisation pour la cacher chez lui,

celle-ci devenant ainsi Laura « sa prisonnière ». Son sacrifice sera pourtant hypothétique.

Et plus encore simulé, si Laurab partage à certains moments les supplices avec Sarah

Goldstücker, la métisse du roman à « la couverture déchirée » qui sera sacrifiée (cf. 191).

On pourrait, aussi, faire la liaison entre Laura et Laurab à partir dřune citation : « elle

sřempare de la clef, ouvre la porte de sa prison, en négligeant de la refermer derrière elle,

et marche le long de la rue rectiligne en direction de la station de métro » (206) ; cette

possible fugue de Laura supposée auparavant par le narrateur (167) lřintroduirait dans les

cycles du métro. Il y aurait encore dřautres problèmes, par exemple : comment comprendre

sa liaison avec les trois blousons noirs si elle reste toujours à la maison ? Comment établir

une chronologie cohérente avec les autres événements du métro quand elle semble être

simultanément à la maison ? Est-ce que nous pouvons penser que les deux Laura sont

montrées dans le métro à des moments différents ? Laurab

avec sa petite bande en train

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dřharceler Ben Saïd et Laura, fuyant de la maison, qui est capturée par lřorganisation ?

Comment concilier la présence de Laura déguisée comme Sara chez le Dr Mahler ou

Müller hors de son habitat ordinaire ? (190) Pourquoi le narrateur nous parle-t-il dřune

rencontre entre Sarah Goldstücker et Laura 206 ? Tout est possible et rien n'est certain.

Les morceaux de récit tissés autour des Laura nřappartiennent pas à une seule

figure ; comme nous le verrons avec Ben Saïd, à plusieurs reprises ; on peut établir une

correspondance entre les incidents liés à l'une ou l'autre des Laura. Laura comme prénom

est un point de référence au cours du récit, mais jamais une structure appartenant

exclusivement à l'une des protagonistes. Il sera, comme les masques, un artefact pour jouer

sur la scène mais lřacteur restera toujours anonyme. Lřidentité et la consolidation dřun

sujet ne prennent pas de consistance dans ce roman.

4. Ben Saïd.

Cřest un des personnages doubles du roman, la contrepartie de Laura et le

protagoniste masculin le plus intéressant du récit. Il traverse le roman comme un rêve

dřunité en nous permettant une continuité dans la lecture, même si ce nom est pluriel. Il

existe dès le debut (14), avant même dřêtre présenté, et jusquřà la fin (206). On trouve

« Ben Saïd », 70 fois, trois fois dans l'expression « le vrai Ben Saïd » et à deux reprises « le

faux Ben Saïd ». Ces dénominations confirment la duplicité du personnage. On retrouve le

« faux Ben Saïd » sous d'autres appellations une vingtaine de fois : « l'homme au ciré

noir », « type en noir », « l'homme en noir », « l'homme immobile », ou encore « l'homme

aux gants noirs », (cf. 194, 200, 204). Il est un projet idéologique du narrateur plus que la

présence affective et héroïque dřun personnage, dans les coordonnées de Jouve il est un

personnage « retenu » (voir 1èr partie p. 29 ss.).

a. Le vrai et le faux Ben Saïd.

Lřexistence dřun double Ben Saïd sřinsinue dès le commencement ; « Il était

accompagné de Ben Saïd, je suis prêt à le jurer, bien que ce dernier soit déjà parti depuis au

moins trois quarts dřheure » (51). Nous soupçonnons, dès cet instant, que ce personnage va

nous tromper. Un peu plus loin, une description, faite par le narrateur, nous introduit dans

cette complexité ; Ben Saïd appartient au monde des représentations. Son masque se trouve

dans la boutique de « visages dřemprunt », perruques, mains, etc. : « Et les têtes

décapitées, (…) celle de la barmaid, celle de Ben Saïd… » (55). Le personnage est donc

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une « icône » sociale depuis les premières pages ; il est une représentation qui peut être

identifiée culturellement et socialement. Personnage type, similaire à ceux de la commedia

dellřarte italienne ou ceux du théâtre de marionnettes, toujours les mêmes : Colombine,

Arlequin, Guignol, etc.

Quoi quřil en soit de la véracité ou de la fausseté du personnage, cřest « le faux »

qui vient à nous, dans un premier temps du récit, à travers « lřhomme en noir » ou

«lřhomme au ciré noir » : « Cřest à ce moment que jřaperçois le type en noir Ŕ

imperméable verni à col relevé, mains dans les poches, chapeau de feutre mou rabattu sur

les yeux Ŕ qui attend sur le trottoir dřen face » (14, cf. 17, 19, 20, 21, 25, 36, 43, etc.).

Avant toute différenciation le vrai et le faux sont dans le roman et par un acte de

nomination de Laura (la captive) leur « identité » sera dévoilée : « Elle constate que

lřhomme au ciré noir Ŕ quřelle a baptisé Ben Saïd à cause dřun personnage secondaire du

livre à la couverture déchirée Ŕ est en train maintenant de parler avec deux gendarmes en

uniforme » (121).

À partir de ces pages nous saurons que lřexistence de ce personnage double. Il est

d'abord un personnage secondaire du livre lu par Laura, la fiction de la fiction, une figure

du récit au deuxième niveau. Le faux Ben Saïd est aussi « autre » que lř« homme en noir »

vu et nommé par Laura qui reste en face de sa maison. Les deux, en principe, sont

différents et agissent à différents niveaux de fictions. Par Laura nous connaîtrons aussi

deux caractéristiques qui appartiennent aux deux également : la fonction de sentinelle et sa

silhouette "d'homme en noir" ; autant des traits toujours piégés qui produiront chez le

lecteur de nombreuses confusions.

Le vrai Ben Saïd, celui du « livre à la couverture déchirée », cřest lřhomme des

rapports avec les autres membres de lřOrganisation ; lřhomme social celui du Vieux Joë,

de lřaffaire des cigarettes ou des scènes de torture. Il obéit à Frank, le chef, dans plusieurs

affaires pas claires du tout : « Il sřest assis et il a dit brièvement à Ben Saïd que ça y était,

quřil devait y aller maintenant. Ben Saïd est parti sans rien demander dřautre, en oubliant

même de me saluer » (51, cf. 167).

Deux personnages se tiennent à gauche des marches, sur le trottoir mouillé de pluie ; lřun

est Ben Saïd, lřintermédiaire qui monte la garde sur les ordres de Frank pour surveiller les

éventuelles allées et venues de Laura, bien reconnaissable avec son imperméable verni noir

et son chapeau de feutre rabattu sur les yeux (174).

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Si le vrai personnage se trouve dans le livre que lit Laura, cřest le faux qui

accomplit la tâche de guetteur ; il est toujours en face de la maison du narrateur (cf. 114,

121, 125, 194, 204). Il est également le responsable de la filature, de Laura à la maison.

Il existe en plus des fragments de narration autonomes et fonctionnels qui touchent

le vrai comme le faux car plusieurs événements se déroulent sans distinction claire entre

lřun et lřautre personnage : « Ben Saïd, qui a écouté lui aussi, en silence, les sirènes et la

déflagration finale, est sorti un instant de son mutisme… » (83). Voilà un Ben Saïd simple,

hors contexte qui peut être le « vrai » comme le « faux ». Dans lřexemple précédent on

nřest pas certain de la continuité du récit ; cette citation peut être placée dans le roman en

épigraphe du paragraphe précédent, du paragraphe suivant ou être simplement autonome.

Les jeux du récit autour de ce(ces) personnage(s) vont de travestissement en

travestissement. Dans la première scène du métro nous trouvons cette précision : « (Ben

Saïd a délaissé son ciré, ce jour-là, pour un pardessus en poil de chameau, complété par un

chapeau de feutre à bords rigides) » (108). Une affirmation qui permet établir une liaison

entre « lřhomme en noir », le faux Ben Saïd et celui du pardessus jaune « le vrai » ; mais

cette illusion est démentie après :

Le faux Ben Saïd laisse alors retomber son bras, qui indiquait aux deux personnages en

uniforme la station de métro (aucun des policiers nřa dřailleurs regardé dans cette

direction), tandis que le vrai Ben Saïd roule toujours pendant ce temps, dans son pardessus

jaune en faux poil de chameau, sur une voie express qui traverse Brooklyn » (125).

Quelques pages après dans un des moments du cycle du « Vampire du Métro » on peut

penser au faux Ben Saïd à la place du vrai, ou à une rupture du récit, car cřest le faux qui

sřoccupe toujours dřécrire (cf. 147). Indice dřun autre récit, de moments et actions

différents ou de répétition dans une autre mise en scène ?

On peut tenter un jeu de miroir entre les deux Ben Saïd autour de Laura : elle est la

seule qui permet le croisement de points de vue et de représentations sur ce personnage.

Lorsquřil est situé, indépendamment de Laura, dans le récit, Ben Saïd est un, seul ; cřest

pour elle et par elle que la différence sřétablit. Son profil se construit grâce aux rôles

interprétés par Laura, soit la lectrice, soit la prisonnière. Rôles qui feront de Ben Saïd tant

lřespion du récit que le complice des affaires commandées par Frank. Or Laura a des

« rapports vraisemblables » avec le vrai et le faux Ben Saïd ; un passage nous amène à

penser les deux personnages comme ne faisant quřun, Laura devient le principe dřunité et

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de différenciation de ces hommes : « Laura saisit le livre quřelle avait placé sous son

aisselle, en même temps que les gants noirs de Ben Saïd, et elle le lance à toute volée vers

lřétagère supérieure, dans le coin le plus sombre, car son rôle est à présent terminé » (116).

Ici, nous trouvons le faux Ben Saïd, qui esquive la preuve de lřexistence du vrai, grâce à

ses « gants noirs », alors que Laura tient dans ses mains le livre, source de la fiction. En

même temps nous nous demandons quel rôle est à présent terminé ? Celui du livre, de Ben

Saïd ou la tâche éventuelle de Laura ?

Quant aux rapports entre les deux personnages cřest « lřécrivain » lui-même qui

formule des questions sur une possible alliance entre Ben Saïd et Laura dans lřobjectif

dřépier le narrateur :

Elle est, dans ce travail dřespionnage, en liaison constante avec le faux Ben Saïd, qui

monte la garde sur le trottoir dřen face. Ils se font des signaux par les fenêtres. Et, de

temps à autre, il lui passe un livre codé, par la vitre brisée du cinquième étage, livre dont

les taches, déchirures et pages manquantes représentent les messages les plus importants de leur correspondance (204).

Les soupçons et les suppositions sont alimentés aussi par les actions de Laura :

« Quand Laura referme la porte de la bibliothèque et se retourne vers la grande glace, elle

aperçoit sur le marbre noir de la console la fausse clef oubliée par Ben Saïd. Un sourire

lointain passe comme une ombre sur son visage immobile » (205). Rien n'est vrai ni figé.

Robbe-Grillet nous offre une contradiction récurrente et un divertissement littéraire

multiplié à lřinfini : la multiplication des donnés accroît la confusion. Mouvement qui

empêche le lecteur de fixer une quelconque identité.

Lřécrivain fait la différenciation entre les deux Ben Saïd ; néanmoins, il utilise

indistinctement « Ben Saïd » pour parler de l'un ou de lřautre. On peut dire que quand il se

réfère au nom, cřest surtout le vrai qui vient en scène mais pas toujours. On ne peut avoir

de certitude que lorsquřil décrit le faux ou le vrai en utilisant ces adjectifs (5 fois) mais

dans les autres actions du personnage toute certitude disparaît.

Depuis le commencement nous connaissons un Ben Saïd déguisé : « Ben Saïd

arrive, en costume bien voyant de détective privé, avec un masque plastique mal collé, des

lunettes noires pour cacher les yeux et tout lřattirail classique » (104). Affirmation

renforcée de temps en temps :

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Dans lřeffort quřil fait pour rendre son texte à la fois bref et précis, un tic nerveux du visage

plisse sa joue gauche (…) il tire sur sa peau dans lřespoir de faire cesser cette crispation

involontaire qui lřagace, un peu comme sřil essayait de retendre un masque en matière

plastique mal collé (115).

De son visage nous ne saurons rien, si ce nřest que sa tête. Pour quoi dans la boutique de

masques ? Quels sont ses traits ? Quel est son déguisement ? lřutilise třil depuis quand ?

Dans les dernières pages, nous croyons trouver la réponse quand il viole le cadavre

de la jeune fille à la vue du serrurier:

Il se gratte longuement des deux côtés ; puis, nřy tenant plus, il enlève le masque chauve de

serrurier qui recouvrait sa tête et sa figure, décollant progressivement la couche de matière plastique et laissant, peu à peu, apercevoir à la place les traits du vrai Ben Saïd (198).

Ephémère consolation qui disparaît au souvenir dřun paragraphe précédent qui

parle des même incidents et qui augmente encore, en nous, la confusion :

Jřai déjà raconté comment, ayant enfin réussi à voir avec précision ce qui se passait à

lřintérieur, cet honnête artisan [le serrurier] sřest précipité pour aller chercher du secours.

Parti en courant vers la droite, comme lřa noté Ben Saïd, il ne tarde pas à se cogner contre

un inoffensif promeneur qui nřest autre que N.G, Brown, intermédiaire chargé par Frank

de surveiller lřhomme au ciré noir et au chapeau mou à bord rabattu, qui continue pendant

ce temps à monter la garde sous mes fenêtres (186).

Les trois personnages sont ensemble dans la même scène : les deux Ben Saïd et le

serrurier ; les écarts de temps sont si faibles quřon nřarrive pas à comprendre comment et à

quel moment « le vrai » Ben Saïd, qui peut être nřimporte lequel des deux, prend la place

du serrurier. Dřailleurs le lecteur connaissait déjà le serrurier, présent dès le

commencement du récit et autour de qui se développe tout un cycle : « un petit homme

chauve en costume de travail avec la courroie dřune boite à outils » (11). Est-ce quřil faut

penser à un vrai et à un faux serrurier, comme il y a un vrai et un faux Ben Saïd et les

quatre ensemble ?

Toutes les difficultés et défis antérieurs rendent ce personnage attirant, comme nous

lřavons déjà signalé, il devient avec Laura un des figures du roman. Trois fonctions

importantes sont exercées sous ce même prénom :

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b. Un fonctionnaire.

Plusieurs des caractéristiques déjà mentionnées à son égard dans lřOrganisation » le

montrent semblable à un fonctionnaire dépendant et subordonné. Un agent avec peu de

créativité : « A notre table, il y avait aussi, tout dřabord, lřintermédiaire qui se fait appeler

Ben Saïd, qui se taisait comme dřhabitude en présence de celui que nous considérons tous

plus ou moins comme le chef» (50). Celui qui informe le narrateur des opérations de

vigilance commandées par Frank à son sujet : « Au « Vieux Joë » Ben Saïd mřa dit tout

de suite que jřétais suivi et quřil préférait me prévenir » (50). Il devient dans quelques

tâches précises un fonctionnaire attaché aux codes et règlements : « Sřil ne paie pas sur-le-

champ, cette fois, on exécutera sa jolie putain rousse, Joan Robeson, mais dans des tortures

beaucoup plus compliquées et cruelles dont Ben Saïd, notre greffier, est en train à lřheure

quřil est de rédiger la longue liste » (152). Ce personnage se révèle également important

pour « lřorganisation » dans lřaffaire de Joan Robeson, un des cycles du roman.

Lřappartenance et lřhistoire de Ben Saïd dans « lřOrganisation » sont précisées

pendant lřinterrogatoire de Joan Robeson : « en attendant, racontez-moi qui est Ben Saïd Ŕ

vous le connaissez ? Ŕ cřest un nom qui revient à plusieurs reprises dans le rapport » (103,

cf. 104).

c. Le personnage des scènes du métro.

Dans de nombreux paragraphes qui reviennent sur les récits du métro, Ben Saïd (le

vrai ?) apparaît comme un des personnages principaux, et en rapport a Laurab malgré son

changement de rôle. Il y aura cinq séquences :

105-112 ; 125-129 ; 134-138. Ces trois séries de pages décrivent le harcèlement de

Ben Saïd par deux garçons et une fille : « Le métro. Voilà, cřest ça : le wagon de métro

et la scène avec les trois blousons noirs. Ben Saïd se trouve, en pleine nuit, dans une

voiture vide… » (105). Surtout dans les deux derniers paragraphes Ben Saïd est décrit

pris par les machinations dřun des garçons et Laurab (127). Il est coincé par eux ne

pouvant ni se déplacer ni quitter le train (cf. 135-137).

130-131 ; 144-148. Ces pages sont constituées par le cycle de la capture de Laurab ce

qui fait référence au « Vampire du Métro ». Pages dans lesquelles Ben Saïd semble

agir comme un complice : « En moins de temps quřil ne faut pour lřécrire (pense Ben

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Saïd qui, sans quitter sa place, sřest retourné à moitié pour assister à la scène) la fillette

se voit entraînée jusquřau milieu du wagon » (146). « W dit encore : « On lřa bien eue,

la môme ! Ben Saïd approuve de nouveau par le même grognement et poursuit sa

rédaction » (148).Complicité qui sera confirmée plusieurs pages après « Vous

remarquerez par exemple que je me suis abstenu de raconter en détail le viol collectif

de la petite fille capturée dans le métro express grâce à la complicité de Ben Saïd »

(188).

131-134. Ces pages sont une sorte de transition entre le harcèlement de Ben Saïd et la

capture de Laurab. Nous sommes témoins de ce qui se passe avec Laura

b : « Ŕ Vous

dites que la victime criait. Pourtant ni Ben Saïd ni W nřont entendu le moindre cri ou

bruit de lutte » (132).

148-158. Dans la salle cachée du métro (du terrain vague ?) où est conduite Laurab

pour être « interrogée » nous serons informés de la participation de Ben Saïd dans

lřorganisation : « Elle devra donc, dans le cas envisagé, subir le sort atroce que Ben

Saïd lui prépare » (153).

158-166. Cřest le récit des événements au terminus du métro, dans le cas où Ben Saïd

aurait été pris par les jeunes… « Ŕ pas de digressions personnelles, sřil te plaît.

Continue lřhistoire de ce qui se passe au terminus du métro. Ŕ On descend, comme

dřhabitude, W tenant gentiment la main de Ben Saïd, qui pense être tombé sur une

petite frappe pas dangereuse » (158). Cette histoire finit énigmatiquement par

lřassassinat du fiancé et le rapt de la mariée dřun jeune couple.

Dans cette dernière partie du récit nous ne connaîtrons pas la source de la narration.

Si cřest bien Laurab qui introduit le récit à la page 158, cřest Ben Saïd qui semble le

fermer : « Cřest Ben Saïd lui-même qui nous raconte lřhistoire, au « Vieux Joë » où nous

sommes à table » 166. La confusion se fait plus forte encore car nous ne connaîtrons pas la

fin de lřhistoire et, semble-t-il, Laurab (si elle a été sacrifiée) ne peut avoir été témoin des

derniers événements.

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d. Le greffier et chroniqueur.

Lřespion double du roman devient une sorte de notaire, lřhomme des

renseignements précis, des processus réglés et des actes. Ainsi la scène dans laquelle il est

l'exécuteur des ordres de Frank à Laura (cf. 204). Dans certains « processus », il représente

lřautorité : « Mais je recommence pour la troisième fois la même épreuve, comme il est

prévu dans le texte du jugement remis par Ben Saïd » (181). La trahison soupçonnée du

narrateur principal fait par Laura, selon lui, doit se faire selon les indications de Ben Saïd ;

de même le jugement de Joan Robeson (cf. 152).

Cette première fonction nřen épuise pas une autre aussi importante : celle

dřécrivain. Il est un des bâtisseurs du récit : Il est lřattentif guetteur qui enregistre tous les

incidents en rapport à Laura et qui les consigne dans un « récit succinct» : « Morgan était

donc sûr de trouver Laura seule à la maison (Ben Saïd avait enregistré avec soin le départ

de chez lui du prétendu frère, et ensuite son arrivée au terrain vague) » (191, cf. 114, 186,

193, 194). Il décrit aussi les événements de la prise de Laura dans le train (147), toujours

dans son livre à couverture de molesquine. Cřest lui qui relate avec application ce qui se

passe dans le métro : « Ben Saïd qui est en train de relater la scène avec un soin laborieux

sur le carnet à couverture de molesquine usée » (147).

Les jeux de Robbe-Grillet autour de la figure de Ben Saïd se poursuivent : exerce-t-

il un métier de magistrat ou dřécrivain ? De fiction ou de chroniqueur ? On ne le sait pas.

Mais si sa fonction est de scribe, quelle est la légitimité et la valeur des actes et des

documents normatifs quřil a dû faire avec soin ? Et dřun autre côté, si ses écrits

développent la fiction quand ils sont lus par Laura (cf. 147), dřoù vient la nouveauté, la

partie inconnue par le même Ben Saïd ? Pour quoi a-t-il besoin dřenregistrer ce que lui-

même a commandé ou écrit ?

Dans la géographie de Projet... Ben Saïd est un chemin qui nous mène aux mêmes

carrefours et problématiques que celles du livre dans son entier. C'est bien là aussi une

difficulté, pour nous infranchissable, semblable à celle déjà rencontrée dans le cas de

Laura : Est-ce que le refus de bâtir un récit aboutira à lřincapacité de structurer un corps ?

une identité ?

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5. Joan, le mannequin.

Joan est un personnage paradoxal de Projet... qui supporte le récit dans le rôle du

bouc-émissaire des rituels et de la violence expressément décrite dans le roman. On

apprend dřabord sa disparition dans lřincendie produit par le narrateur : « Une femme âgée,

qui était en larmes et venait Ŕ si jřai bien compris Ŕ dřéchapper aux flammes, a répété pour

la troisième fois quřune « demoiselle », qui habitait au-dessus de son propre logement,

avait disparu » (47).

Elle est un membre de « lřorganisation » et nous connaîtrons son dernier poste,

celui de baby-sitter (57). Ce qui correspondra au cycle de Laurab dans lřappartement de

Park Avenue. Elle est décrite alors comme une « somptueuse fille de race blanche, pourvue

dřune abondante chevelure rousse du plus bel effet dans les scènes intimes » (57). Ses

rapports avec Laurab se tissent, comme le lecteur en sera informé ensuite, grâce à son oncle

Emmanuel Goldstücker que JR force à régler ses comptes avec « lřorganisation » (152).

À la page 72, dans « lřaffaire des cigarettes » nous serons informé de ses différents

noms : « ŔElle sřappelle Ŕou plutôt se fait appelerŔ Joan Robertson, ou quelquefois aussi :

Robertson » ; nous apprendrons à ce moment-là son second travail comme « fausse

infirmière » chez le Dr. Morgan. À la page 100, nous aurons la certitude de son nom, Joan

Robenson, de son surnom JR et de sa formation en science politique et « Esthétique du

crime ». À la suite du même interrogatoire, elle sřauto-présentera comme « une négresse de

Porto-Rico » (103), affirmation niée par le narrateur. Quand il parle de la torture qui lui

sera infligée et la reconnaît comme une Irlandaise (188).

Elle est aussi un des personnages du roman « à la couverture déchirée » et participe

dřune certaine façon à la double nature de Ben Saïd et de Laura, dans laquelle les plans de

la fiction se mêlent. Elle pourrait partager pourtant une situation de synonymie avec un

autre personnage du roman, mais la confusion du lecteur en regardant le corps sacrifié de la

fille et les tourments élaborés dans le rêve du narrateur esquissent une autre possibilité :

Un mannequin déshabillé, fait dřune matière élastique couleur chair, y repose sur le dos, les membres écartelés en croix de saint André, une splendide chevelure rousse répandue en

soleil encadrant son visage de poupée laiteuse aux grands yeux vert étonnés[…]

Jřidentifie sans peine cette belle créature rousse comme étant JR en personne, qui vient

dřêtre condamnée à titre dřultime menace pour vaincre la lenteur fiscale de son vieil amant,

Emmanuel Goldstücker (176).

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Selon le texte, JR est là dans le loft « du terrain vague », mannequin, que nous

avons cru disparu lors de lřincendie, mais sans connaître les détails de son assassinat. Le

supplice aurait été accompli sur le mannequin, sur la poupée, mais pas sur la fille. De Joan

il nřy aura aucune chair sacrifiée. Tout doit être pensé comme un jeu théâtral. Le

mannequin sera brûlé pendant trois répétitions en confirmant lřidentification faite par le

narrateur entre la poupée et Joan (179, 180, 181, 208). Le registre théâtral est nourri de

façon continuelle en nous amenant à conclure par rapport à Joan que les mannequins sont

aussi des personnages.

6. Les lieux.

Nous cherchons dans le cadre de cette troisième partie lřenvironnement de Projet...

qui soutient le corps des protagonistes en tant quřexpression collective. Nous sommes

attentifs aux dynamismes sociaux qui font de la corporalité une de leurs clefs

dřarticulation. Il nous faudra également vérifier si la « topologie » dans ce roman partage

les impasses de la chronologie, lřinstabilité des personnages et lřentrecroisement des plans

de fiction ou si au contraire elle peut nous aider à surmonter les difficultés structurelles de

la narration.

Un double rassemblement des espaces est possible. Les premiers expriment la ville

comme telle ; ils sont classés dans les frontières de ce que nous appelons « lřespace

public ». Le second groupe est constitué par les espaces de la maison, dans les frontières de

ce que nous appelons « lřespace privé ».

a. La ville.

Dès son premier roman publié, Les Gommes, 1953, jusquřau dernier, La Reprise

2002, la ville est au centre des écrits de Robbe-Grillet, elle se révèle comme lřespace

privilégié de ses « héros ». Son premier roman avait exprimé davantage sa préoccupation

dřarpenteur en établissant la géographie des rues, ponts, carrefours et places. Topologie

d’une cité fantôme, 1976, se situera dans lřespace mythologique en suscitant chez le lecteur

un monde de rêves et de villes fantastiques superposées. Projet… 1970 se trouvait à mi-

chemin en faisant de New York, de son nom et de son profil un prétexte. Lřauteur ne

cherche pas par ce roman à représenter avec exactitude un phénomène social ou à inclure

la vraie New York en tant que partie prenante du récit. Il sřagit plutôt dřimmerger le

lecteur dans les multiples signifiés dřune ville moderne et de rappeler les stéréotypes quřil

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veut travailler : lřincommensurabilité de lřespace, le mouvement ininterrompu, les foules

errantes, les quartiers chauds, les migrants, lřobscurité du béton et de lřacier, les éclairages

artificiels, etc.

Il ne sřagit pas de New York, cřest clair, dřautant plus que le narrateur lui-même

exprime son mépris pour une telle vraisemblance : « Ŕ Cette fois-là, je trouve que cřest

vous qui exagérez ! Dřautant plus que personne nřa jamais prétendu que le récit était fait

par un Américain » (189). Dans Projet... cřest le nom mythique de la modernité qui se

reflète en « New York ». Cette modernité stigmatisée par Robbe-Grillet. En effet celle-ci

dans des mécanismes comme la publicité élargit ses tentacules jusquřaux recoins les plus

inattendus et capable de « faire des affaires » avec des situations les plus contradictoires :

On trouve aussi, tout à côté, dřimmenses magasins de souvenirs où sont offertes en

devanture, disposées en files parallèles dřobjets semblables, les reproductions en matière

plastique des haut lieux de lřempires, soit, du haut en bas de lřétalage : la statue de la

Liberté, les abattoirs de Chicago, le bouddha géant de Kamakura […] En fin, il y a les librairies pornographiques, qui ne sont que le prolongement en profondeur de celles de la

quarante-deuxième rue. (33, 52-55, 65, 173).

Je me rappelle que, dans les couloirs de sortie, il y avait la grande affiche pour le nouveau

détersif Johnson.

Ŕ Celle de la fille qui baigne dans son sang, au milieu du tapis dřun salon moderne, toute en

nylon blanc ?

[…]

Ŕ Le texte dit : « Hier, cřétait un drame.. Aujourdřhui, une pincée de lessive diastasique

Johnson et la moquette est comme neuve » (159).

Cette modernité chez Robbe-Grillet est aussi piégée dans ses institutions de

conservation les plus précieuses comme la police qui sera plagiée, mise au même niveau

que « lřorganisation » et jugée inepte (96, 102, 130). Les pompiers seront également

trompés, et ridiculisés (47, 82-83). Le roman met fin aux bonnes intentions de lřéducation

qui ne servent à rien ou qui utilise des enregistrements comme les « crimes individuels

éducatifs » (70-71, 154) ; on est témoin aussi des failles dřune institution de sécurité

sociale particulière car les cabinets des psychothérapeutes masquent dřautres réalités ou

des expériences médicales qui ne recherchent pas la santé (33-36, 72).

Nous avons parcouru cette ville piégée en fonction des objectifs de notre recherche

en prêtant attention à quelques lieux comme les rues, le métro et « le terrain vague » ; lieux

importants comme espaces de socialisation des individus et de déconstruction collective de

leur corporalité.

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1) Le terrain vague.

Situé dans la périphérie ou dans le centre de nřimporte quelle ville, cřest une de ces

zones tolérées ou ingouvernables de toute agglomération ; il nous rappelle ces espaces

toujours inconnus de la grande masse de la population, apprivoisés par les mafias locales

ou petits réseaux. Ce terrain est à la fois un dépôt et un théâtre; comme dépôt il est une

sorte de dépôt dřobjets encombrants et de fournitures théâtrales ; comme théâtre il réveille

des fantaisies interdites ou des actions « périmées ». Tout cela, en refusant de disparaître

prend de temps en temps les apparences de la vie ; là ce qui est réprimé, oublié ou exclu

dans la ville « civilisée » semble trouver sa place et son temps.

Ce terrain vague de Projet... croise dans le récit trois registres différents : celui du

narrateur, de Ben Saïd et des « blousons noirs ». Cřest lřendroit où les garçons commandés

par Laurab ont leur centre dřopérations (158-159), la scène où Ben Saïd est doublement

trompé (162, 166, 174), et lřendroit officiel de « lřOrganisation » pour les tortures, les

exécutions et les rituels où Joan-mannequin sera outragée par le narrateur (178-183). Nous

reviendrons sur cette dernière situation ultérieurement (cf. infra p. 279 ).

Ce terrain est un des rares endroits décrits avec soin par le narrateur et par Laurab et

presque de la même façon :

Cřest une sorte dřesplanade rectangulaire dřenviron trente mètres sur vingt, close par des

palissades très élevées dont la seule raison dřêtre, sans doute, est de pouvoir y placarder des

affiches de grand format, car il nřy a rien de précieux a lřintérieur. Une seule porte y donne

accès, très petite, si basse quřon doit se courber pour la franchir, et très difficile à découvrir

pour celui qui ne la connaît pas dřavance, car elle correspond exactement à la porte en trompe-lřœil figurant sur une affiche… (159).

À lřintérieur, il y a très peu de végétation : le sol est pavé, comme étaient les rues

dřautrefois, paraît-il. On a lřimpression dřêtre dans une cour, ou sur une petite place, dřune

ville ancienne qui se trouvait dans ces parages et qui aurait disparu. Tout le quartier

dřailleurs est en ruines, sur des kilomètres…. (160).

Le narrateur en gardant presque tous ces éléments mentionnés par Laurab décrit le

terrain plutôt comme un grand plateau rempli de fournitures et de machineries

cinématographiques Ŕ il faut se méfier de lui, cřest un de ses rêves (177) Ŕ. Dans les deux

descriptions sont énumérés les différents objets éparpillés dans le roman comme

instruments de la « révolution » (lřincendie, le viol, le crime) ; des objets que nous avons

retrouvés en plusieurs incidents : un lit de cuivre, un mannequin, trois projecteurs de

cinéma, une table à repasser, une voiture, une bicyclette et un escalier métallique (161,

176-177). Les autres objets, mentionnés seulement par le narrateur, ont un rapport étroit

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avec Laura, avec ce qui se passe à la maison ou avec ses activités dans lřaffaire JR : un

bidon dřessence, des marteaux, des clous, une robe de soie verte, des seringues, trois

blouses dřinfirmière « tachées de sang », un carnet recouvert de molesquine noire, une

aiguille à tricoter, etc. (178).

Lors dřun retour du narrateur quřil croit faire chez lui, il arrive en fait au terrain

vague, et se retrouve dans le loft et ses objets (175). À cet endroit il exprimera plusieurs

commentaires dont nous déduisons les dimensions théâtrales du roman (175-178). Quant à

ses observations on peut suggérer plusieurs hypothèses : a) La maison du narrateur pourrait

être une illusion théâtrale et le récit à un premier niveau une des représentations ; b) On a

là confirmation de la différence entre Laura et Laurab, car la première nřest jamais là, dans

« lřarrière scène du terrain vague. c) Il y a dans le terrain des objets qui ont un lien avec

Laura, entre autres : les ciseaux, lřaiguille à tricoter et un carnet recouvert de molesquine

noire.

On peut donc penser que les incidents de la maison et ce qui se passe avec Laura est

une partie de la pièce de théâtre, de la représentation. Laura peut être pensée comme la

grande fiction du roman ; elle nřexiste pas hors de la scène théâtrale. Elle vit seulement

dans la représentation, dans la répétition de cette pièce inconnue dans sa totalité ou peut-

être dans la lecture du livre à la couverture déchirée (le scénario ?).307

Laura dans son

existence empruntée en tant que représentation nous laisse seulement les choses que

lřappât de sa fiction a demandée.

2) Le métro.

Nous le connaissons depuis le début du roman, grâce aux parcours du narrateur qui

nous mène à travers des couloirs et espaces cachés. Le métro comprend principalement des

galeries liées à ce monde souterrain qui ouvrent dans lř« obscurité du sous-sol » à dřautres

dimensions de la ville. Dans ces grands espaces éclairés par « la clarté blafarde des tubes

de néon… » les foules anonymes marchent incessamment. Ces passages offrent aussi des

services souterrains consacrés aux besoins divers de la population : jeux (32), boutiques de

souvenirs (37), tabacs, etc. Le métro est la seule représentation du roman qui suscite une

307 Alors lřaffirmation du narrateur à « Ben Saïd » dans un dialogue aura un sens : « Ŕ Ils pensent que tu ne vis pas seul.

Ŕ Si, dis-je après un instant de réflexion, je vis seul à présent.

Ŕ Cřest possible, mais ils ne veulent pas le croire.

Ŕ Quřils aillent se faire voir », ai-je énoncé avec calme, pour mettre fin à cette conversation. » (51)

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représentation mimétique pour le lecteur, une dimension de la ville encore crédible et

imaginable dans le roman.

Le métro et ses installations sont plus quřun réseau de communication ou de

services publics dans la Ville ; il rassemble des installations assez particulières du

roman dont deux seront dřimportance vitale pour nous : le wagon où Ben Saïd et Laura

seront « attrapés » et la salle clandestine de la station où Laurab sera torturée.

On se souvient des séquences 35, 39, et 42 qui développent le harcèlement de Ben

Saïd par Laurab et ses copains et qui ont pour espace un wagon du métro. Une voiture

presque vide et à la fin de la journée. La même voiture devient, semble-t-il, le soir et dans

les temps creux, le théâtre du « Vampire du Métropolitain » et de la prise en otage de

Laurab (séquences 40, 41, 43, 45). Ce véhicule perd dans les deux cas son caractère public

en devenant par des actes délictuels lřespace privé dřintérêts particuliers. Il faut nonobstant

souligner que malgré le caractère funeste de la voiture, dans les deux attaques personnelles

de Laurab et Ben Saïd, le délit ne sera jamais achevé dans le wagon ; il faudra attendre le

terrain vague ou la salle du terminus du métro.

Le deuxième lieu pour nous significatif est une salle du métro décrite par le

narrateur le soir même où Laurab est prise par le Dr Morgan et le « Vampire » :

A la fin dřun long passage « une salle cubique, pauvrement éclairée par une ampoule nue

qui pend au bout de son fil. Le sol, les quatre murs et le plafond sont revêtus de cette même

céramique autrefois blanche que lřon retrouve partout dans les stations et accès de

correspondance et qui est, ici, dans un état de conservation un peu meilleur. Pour tout

mobilier il y a une table en bois blanc et deux chaises assorties, vieilles et sales, comme on

nřen trouve plus que dans les cuisines minables des Etats du Sud, reconstituées pour la

télévision (148).

D’autres objets et propriétés de la salle sont mentionnés : son accès fermé par une

grille (148), une table, quelques chaises et une cage en fer (149, 206) Dans cet endroit nous

assisterons aux interrogatoires de Laurab (séquences 45, 46). Pour elle le métro est le lieu

de ses actions criminelles et en même temps lřendroit où elle sera prise, interrogée et

tuée.308

308 Comme dans nřimporte quel réseau de métro les mêmes endroits peuvent être abordés par différents

lignes. La salle des exécutions où Laurab est emmenée et la grande salle de théâtre décrite au commencement

par le narrateur pourra être la même ; nous ne le saurons jamais : il nřy a pas assez de données.

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Une autre caractéristique importante en relation avec les personnages est établie

grâce au métro ; en ce qui concerne Laurab nous avons une connaissance certaine des

espaces quřelle utilise et des incidents liés à son histoire : lřappartement de Park Avenue et

le métro. Ces données ainsi que les actions rapportées par les autres protagonistes, nous

fournissent un récit assez complet à son sujet. Pour Ben Saïd ou pour le narrateur il se

passe le contraire, le métro (comme les autres lieux parcourus par eux) représente un

endroit de passage et le plateau de multiples possibilités.

3) Les rues.

Les rues et les passages publics, inclus dans le roman, sont les chemins suggérés ou

les points géographiques théâtralement indiqués en fonction des acteurs. Dans lřabsence

dřune caractérisation particulière ou de données plus élaborées elles partagent

lřénonciation conventionnelle de ce que peut être une rue. « La rue était vide de toute

voiture, et déserte à lřexception de ces quatre personnages… » (21). Quoi quřil en soit

lřeffet recherché par le narrateur cřest le vide qui sřimpose comme la caractéristique

fondamentale de ce qui se passe dans la rue :

Je longe à pied une rue déserte, perdue Ŕ je le sais Ŕ tout au fond dřun lointain faubourg en

ruines, dans la quasi-obscurité bleuâtre de la nuit qui achève de tomber. On ne perçoit

aucun bruit, pas le moindre ronflement de voiture aux environs, et cřest dans un silence

total… (172).

Les rues et les couloirs, chacune à leur façon, représentent lřaxe spatial sur lequel le

narrateur positionne les différents décors dans lesquelles il transite (208).

Les rues sont évoquées aussi par leurs sons : « le timbre avertisseur dřune voiture

de pompiers » (43), ou par les codes qui marquent les habitations ou les endroits fréquentés

par le narrateur « lřappartement de JR est bien celui de la cent vingt-roisième rue ? » (77,

96). Elles sont, peut-on dire, les espaces les moins travaillés par Robbe-Grillet mais nous

permettent une compréhension directe des fonctions ordinaires dans la ville. Nous nřy

soupçonnons pas de métamorphoses ou de sens cachés propres aux autres espaces comme

le métro ou le terrain vague.

b. La maison.

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Déjà envisagée dans les pages précédents elle apparaît parfois comme un lieu

domestique en la présence du narrateur, même si les activités propres dřun foyer telle que

la plus ordinaire préparation dřun repas reste inconnue du lecteur. Laura et le narrateur font

de cette bâtisse, de temps en temps, lřendroit du repos et le terrier du soir. Lorsque des

« jeux érotiques » du narrateur et des paroles échangées surviennent, nous percevons une

ambiance dřhabitation et une vague sensation de protection. Il en va tout autrement quand

nous parcourons la maison dans la solitude de Laura, qui reconnaît la maison comme sa

prison (141) ; le bâtiment devient en conséquence un labyrinthe, une cage, un chemin piégé

et le cadre dřévénements étranges comme le cycle que nous avons appelé Barbe Bleue.

Sans en être certain on peut penser que la description donnée par le narrateur est

bien celle de la maison dans sa totalité :

La maison, comme je lřai dit, comprend quatre étages identiques, en comptant le rez-de-

chaussée. Il y a cinq pièces à chaque étage, dont deux donnent sur la rue et deux, par derrière, sur la cour dřune école municipale de filles ; la dernière pièce, qui sřouvre en face

de lřescalier, nřa pas du tout de fenêtres. Au niveau où nous couchons, cřest-à-dire le

troisième, cette chambre aveugle est une très grande salle de bains. Quelques pièces du rez-

de-chaussée nous servent aussi ; celle, par exemple, que jřai appelée la bibliothèque. Tout le

reste de la maison est inhabité (46).

Dans cette même page et par le narrateur nous serons informés de sa tâche de

gardien dans un projet de démolition et de construction. Pour Laura cette même maison ne

cessera de changer dans ses recherches : elle se trompe en voulant arriver à sa propre

chambre (120), semble ne pas se trouver dans le même endroit et parfois les couloirs

grandissent, le nombre de chambres augmente jusquřà plus de vingt-six (123). Est-ce que

la maison « du côté de Greenwich » surveillé par Ben Saïd (104, 207), celle de vingt

chambres du narrateur ou lřautre de plus de vingt-six de Laura sont la même ? est-il

possible dřimaginer aussi lřassemblage dřune « maquette théâtrale » au terrain vague ?

La maison et les appartements sont toujours arrangés par et pour les femmes, à

Laura la maison « de Greenwich » du narrateur, à Laurab

lřappartement de Park Avenue et

à JR le studio de Harlem détruit par le feu. En parlant de la maison habitée par Laura il y a

deux espaces qui se détachent de manière spéciale :

1) La chambre.

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La chambre est présentée par le narrateur à partir de deux activités autour du lit : le

repos « où nous couchons » (46) et ses rapports sado-érotiques avec Laura (171) ; des

exercices toujours nocturnes (55, 170). Cette pièce au troisième étage devient le lieu

principal du bâtiment pour lui comme pour Laura ; cřest lřendroit assigné pour les

mécanismes de soumission de sa captive ; pour elle, cette clôture ne constitue pas alors le

meilleur lieu de détente ou de confort. De cette pièce nous connaîtrons peu de choses : une

lampe et une table de chevet (168), un épais tapis qui recouvre tout le plancher de la

chambre (17) et une porte dont la serrure est cassée par le même narrateur (46).

Au-delà de la répression et des violences imposées par le narrateur, la chambre

récupère sa dimension protectrice qui rassure et permet à Laura de se trouver pour une part

chez-elle. Dřun côté comme centre du repos elle reproduit plus ou moins ce que nous

avons déjà précisé en parlant de la chambre dans La Jalousie ou dřEl Beso…. Cette

chambre et son lit sont le centre du microcosme et le seul lieu personnel de Laura dans

cette maison. Un espace sûr et inoffensif où elle trouve protection et un certain confort (15,

46, 48).

La chambre est aussi pour Laura le lieu du dépôt de ses trésors cachés dans une

cavité au-dessous du plancher. Cachette qui garde les choses qui racontent sa participation

dans les autres histoires du roman : la boîte dřallumettes, les ciseaux, lřaiguille à tricoter,

les éclats de verre et le roman « à la couverture déchirée » (141). Ces objets nous aident à

faire la liaison entre elle et certains événements du roman mais nourrissent également la

sensation de lřinexistence de Laura ; car si ces objets ont été cachés par elle pourquoi le

narrateur les trouve-t-il dans le terrain vague ? Et si la reconnaissance des objets par le

narrateur se fait avant les événements, comment sont-ils arrivés à la maison ?

2) Le vestibule et la bibliothèque.

Le vestibule est par sa nature la pièce dřaccueil, la place intermédiaire entre le

dehors et le dedans, une zone de transition. Ce passage est un hybride qui ouvert aux

forains ne dévoile pas lřintimité de ses habitants ; il est le théâtre des présentations, des

attentes, des échanges formels ou des refus définitifs.

Le vestibule dans le roman est un endroit en transformation, une place énigmatique

explorée par Laura de lřintérieur, comme par les yeux extérieurs des multiples personnages

(le narrateur compris) soit par un judas vitré (9, 115), soit par un trou de serrure (87, 113).

Un lieu dont nous ne saurons pas exactement la configuration, en identifiant seuls quelques

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objets : une console de marbre et une grande glace (12, 114). Cřest lřendroit le plus

passager de la maison, tant pour le narrateur et Laura, que par les visiteurs occasionnels

que nous y retrouvons. Le vestibule dessert l'entrée principale de la maison, « la

bibliothèque », des couloir(s) et, par un escalier, les étages supérieurs de la maison (55).

Pour le narrateur, être chez-soi cřest revoir le vestibule (cřest-à-dire re-voir une fois

de plus la console et la glace) et utiliser sa clef. Pour lui la transition entre la porte

principale et le salon configurent le vrai seuil de la maison : « Ma main se détache de la

petite clef, que je venais juste de déposer sur le marbre lorsque jřai levé les yeux vers la

glace » (13, cf. 26, 49, 167). Il sera le portail toujours attendu par le narrateur, même dans

son rêve : « De lřautre côté, il nřy a dřailleurs ni console ni bougeoir de cuivre ni grande

glace » (175). Nous pouvons lřaccompagner dans la même fiction, bâtissant à partir de cet

espace sa maison, à chaque fois quřil reproduit le même rituel dans le récit.

Le vestibule est reconnu par Laura seulement une ou deux fois, assez énigmatique

et en fonction de son évasion ou de son caractère dřespion ; présentation que nous

percevons comme une stratégie de Robbe-Grillet pour affirmer lřambiguïté du texte et les

rapports spatiaux des personnages (116, 206). Le rapport de « la captive » au rez-de-

chaussée est indiqué principalement par la bibliothèque.

La bibliothèque est comprise dans la description que fait le narrateur de la maison,

en théorie elle est vide et cette particularité est rappelée à plusieurs reprises par lui-même

et par Laura (84, 141, 116). Espace parfois exploité par la prisonnière : « Elle se tient là,

dans cette posture, depuis au moins une heure, à guetter mon retour » (13, 84) ; mais ce

que le narrateur ignore et que le lecteur découvrira avec certain étonnement, après, presque

à la fin du livre ce sont ses explorations du terrain : « Elle sřapproche, sans marquer de

surprise devant lřattirail des cordes, poids en fonte et projecteurs, auxquels ses précédentes

investigations lřont accoutumée, plus étonnée de voir si peu de sang… » (200).

Du vestibule nous avons un accès direct à la bibliothèque, le centre des

« expérimentations » des premières pages aux dernières, lieu du supplice dřune jeune fille

(8-11, 186, 193-200). Une fonction qui semble être la même dans les cinq séquences 2, 32,

37, 53, 54 que constituent le cycle que nous avons appelé du « serrurier ». Moments de

violence assez difficiles à situer dans la chronologie impossible de Projet.... Cycle en

contradiction donc avec les affirmations de lřabandon de la bibliothèque ; le narrateur

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semble taire quelque chose et Laura nous cache aussi des renseignements. Il est clair au

moins que dans cette salle et pendant lř« expérience médicale à caractère monstrueux »

nous trouverons dans la maison des personnages différents de Laura et du narrateur : le

serrurier et lřhomme à la capuche : N.G. Brown (191), le Dr Morgan et « Sarah

Goldstücker, la véritable fille du banquier »(192). Par sa fonctionnalité « sacrificielle »

cette salle rejoint la salle du métro, ou lřappartement de JR, comme lřultime lieu des

jugements ou des rituels opérés sur les jeunes filles.

Cette « bibliothèque » à rayons vides est montrée dřune façon indirecte la plupart

du temps par le miroir du vestibule (116, 187). Et selon les descriptions du supplice nous

imaginons quelque table et les éléments dont Laura fait lřénumération (200). La

bibliothèque est aussi un lieu de châtiment pour Laura, « la nuit où on lřavait enfermée

sans lumière dans la bibliothèque vide du rez-de-chaussée, la nuit dernière probablement.

Elle avait eu si peur quřelle sřétait réfugiée tout en haut des rayonnages sans livres » (141).

Les détournements spatiaux rendent impossible une continuité du récit et laissent

seulement lřhypothèse du théâtre, comme issue pour situer les choses dans un axe de

coordonnées. La porte de la maison, le supplice de la « métisse » et les objets découverts

dans le « terrain vague » nous permettent une certaine association avec la bibliothèque par

des enchaînements métonymiques (191, 195-199). Lřespace commun permettra le suivi des

événements, même si les personnages et les temps déploient leurs mutations incessantes.

Mouvements ininterrompus qui mènent le lecteur par les parcours labyrinthiques dřun récit

sans issue définitive.

Selon les données de la maison connues, grâce au narrateur et Laura, les deux

locataires autorisés de cette bâtisse, nous pouvons fixer quelques fonctions : au narrateur le

pouvoir légitime sur la porte, à lui dřadmettre ou dřexclure, personnes ou actions de son

périmètre et, de manière spéciale, la destination des étages supérieurs de la maison. À

Laura la possession des secrets de la maison, lřexploration de ce qui reste caché,

mystérieux ou clandestin ; elle connaît en plus des choses imaginées ou perçues par le

lecteur. Elle devient par son rapport à la lecture et à lřécriture et, surtout, par sa présence

continuelle dans la bibliothèque le texte nouveau ; il existera désormais chez Robbe-Grillet

une autre façon dřenregistrer les textes, de faire une bibliothèque : la peur de Laura le soir

où elle a été enfermée dans cette pièce et la protection quřelle a trouvée dans les rayons

vides lřa métamorphosée (141). Elle et le livre « à la couverture déchirée » sont les sources

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du roman : des histoires racontées et inventées, tout au long du roman, pendant les

interrogatoires, comme des secrets cachés et suspectés par le lecteur. Il sřagit de la fonction

de lectrice et auditrice de Laura dont nous avons déjà parlé ; rôle qui ne pourrait déployer

pas dans toutes ses potentialités sans la participation active du lecteur.

Tout le rez-de-chaussée est lřendroit des expérimentations ; il faut voir les

mouvements des personnages : le narrateur, le serrurier, Ben Saïd et le Dr. Morgan, tous

vont et viennent dans la maison ; chaque entrée et chaque sortie apportent des sens

nouveaux au récit. Si nous pouvons croire que le plus important se fait sur le(s) corps de(s)

jeune(s) fille(s) : viols, inséminations artificielles, expérimentations avec des araignées,

etc., nous nous trompons. Les « expérimentations », les vraies, se développent dans le

roman par les changements de temps, de rôle et dřemplacement des différents

personnages ; ce quřils croient voir, ce quřils croient faire, tout cela est mis à lřépreuve par

le vestibule et la bibliothèque. Il y a dans cet espace dřautres coordonnées dřespaces-

fictionnels qui déstabilisent lřagir des personnages quand ils rentrent ou regardent ce lieu.

Après avoir analysé dans ce chapitre « Une géographie impossible : Projet pour

une révolution à New York », les personnages et leurs rapports aux espaces dans le roman

nous pouvons confirmer lřimpossibilité dřétablir par le récit une ville structurée et

fonctionnelle dans ce roman. Nous nřarrivons pas à situer le niveau de lřespace public dans

la ville, de la même façon que la maison nřarrive pas à se montrer comme un lieu

réellement domestique. Les rapports entre le dedans et le dehors, le social et le privé sont

bouleversés par la fiction et les paramètres mouvants chez Robbe-Grillet. Le critique en

face de cette pluralité et de lřimpossibilité de confirmer une seule ligne doit inventer une

structure analytique. Dans le cadre de notre recherche sur le corps féminin et son rapport

au contexte social, il nous a donc fallu faire le découpage du roman afin dřidentifier les

incidents les plus significatifs du récit. Sans oublier que la caractérisation des personnages

a été une des tâches problématiques comme celle de lřidentification des espaces, et son

importance dans le dénouement des actions.

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B. Une libido circonscrite : The Buenos Aires affair, 1974.

Lřhistoire du roman se développe essentiellement autour des deux derniers jours de

Leopoldo Druscovich, lors de la prise en otage de son ancienne amante Gladys. Mise en

scène dřun plan pour libérer sa conscience dřun prétendu crime commis par lui plusieurs

années auparavant. Cette « affair »,309

dont lřappartement de Léo est le lieu privilégié,

dénoue aussi les angoisses de la vie artistique et sexuelle de ces deux personnages

introduits dans le réctit par plusieurs flash-backs.

Buenos Aires... est le premier roman de Manuel Puig situé au centre des villes,

déployant une intrigue préférentiellement urbaine ; cřest la plus cosmopolite de ses œuvres

qui se déroule en Europe, aux Etats-Unis et à Buenos Aires. Puig y réfléchit sur le monde

artistique, bourgeois et politique. Il pénètre aussi, pour la première fois, dans les mondes de

la répression officielle et sociale, dans sa relation avec la violence sexuelle des individus.

1. Le roman comme assemblage.

La composition du roman présente plusieurs stratégies et thèmes vitaux qui sous-

tendent une configuration spécifique de la corporalité. Il nous faut tenter de préciser

quelques axes qui rendent possible cette entreprise tout au long du récit.

Le monde parodique littéraire et culturel, élaboré par Puig dans ses romans, naît de

son attention aux formes culturelles de masse comme le radio-roman, le cinéma de

Hollywood ou de sa prédilection pour les formes mineures de la littérature, feuilleton et

roman policier. Pluralité quřil rassemble en toute liberté, sans prendre parti pour une idée,

une théorie ou une école. Il essaie dřillustrer ses propres inquiétudes et ses motivations

comme il lřa dit lui-même : « yo quisiera eliminar esa distancia impulsado por un intento

de sinceridad. Si gozo con ciertas manifestaciones del llamado mal gusto debo aceptarlo y,

por eso, quiero investigarme, no traicionarme ».310

Lřécriture de Puig est marquée par le

« mauvais goût » et la pluralité culturelle : toute disparité peut être rachetée; il s'efforce de

lutter contre lřexclusivité de la création « cultivée » et la répression écrasante du «bon

goût», en écoutant toute expression condamnée et refusée, quřelle soit thématique ou

309 Nous conservons la graphie anglaise ainsi qu'elle a été fixée par Puig dans le roman même lors dřun

entretien du magazine Harper’s Bazaar, une publication au « langage chic et international » qui garde la

sonorité snob et kitch propre au milieu auquel elle sřadresse cf. Buenos Aires…. p. 120. 310 TORRES FIERRO, Danubio, Conversaciones con Manuel Puig: La Redención de la Cursilería, p. 509.

« Je voudrais éliminer cette distance, poussé par un élan de sincérité. Si je me réjouis de certaines

manifestations de ce quřon appelle le mauvais goût, je dois lřaccepter et, pour cela, je veux mřinterroger, pas

me trahir. ». Traduction personnelle.

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stylistique. La structure narrative retenue par Buenos Aires... révèle cette tentative. A

travers elle et la pluralité qui la sous-tend de façon évidente, on peut identifier plusieurs

positions théoriques de lřauteur explicitées par Ilse Logie :

Puig ha logrado fundar una estética de la contaminación en la que se difuminan

las diferencias entre arte culto y popular. En sus propios textos, Puig incorpora les

recursos más seductores de los subgéneros cuyos códigos pretende subvertir. El autor desautomatiza la paraliteratura sin destruirla; la relación entre sus novelas y

el folletín o la novela negra es simultáneamente conflictiva y dialógica. Pero la

literatura de Puig no es interesante porque apele a lo pintoresco de las subculturas. Lo es porque nos informa de unos principios universales (entre ellos, el

mecanismo mimético) patentes en la subcultura, pero que no por ser menos

visibles son menos activos en el arte culto).311

En même temps il faut ajouter que Buenos Aires..., Pubis angelical et Maldición

Eterna… sont les romans par lesquels Puig déconstruit dřune façon plus élaborée les

stéréotypes de l'élite "cultivée et bourgeoise".312

Ses contradictions, ses fascinations et ses

propres problèmes sřexpriment à travers ses personnages ; le travail de lřécrivain devient

une sorte dřagrégat de données et de matériaux divers, dont le lecteur a pour tâche de

continuer la création sur lequel il doit produire sa propre opinion. Chacun doit achever le

texte. Puig comme Robbe-Grillet ne se montre ni comme le patron ni comme l'autorité du

récit : Ŗ Trato, en lo posible, de dar datos sobre las situaciones y los personajes, y que el

lector saque por sí mismo las conclusiones ».313

Chez Puig, la performance ou lřassemblage devient une des forces de sa création

comme il lřa bien montré dans le personnage féminin de Buenos Aires... « Gladys », la

facture de sa création se projette en elle comme une représentation de lřécrivain lui-même.

La resaca, me atrevía solamente a amar la resaca,

otra cosa era demasiado pretender. Volví a casa y

empecé a hablar Ŕen voz muy baja para no

despertar a mamáŔ con una zapatilla olvidada, con

una hoja rota de diario, y me puse a tocarlas y a

escuchar sus voces. La obra era ésta, reunir objetos

despreciado para compartir con ellos un momento

Le ressac, il nřy avait que le ressac à qui jřosais

donner mon amour, prétendre à autre chose eût été

trop pour moi. Je suis rentrée à la maison et je me

suis mise à parler Ŕ tout bas pour ne pas réveiller

maman Ŕ avec une espadrille oubliée, un bonnet

de bain en lambeaux, une feuille de journal

déchirée, et je me suis mise à les toucher et à

311 LOGIE, Ilse, Encuentro Internacional Manuel Puig, p. 118. ŖPuig a réussi à fonder une esthétique de la

contamination dans laquelle se dissipent les différences entre lřart cultivé et lřart populaire. Dans ses propres

textes, Puig incorpore les ressources plus séductrices des sous-genres qu'il prétend subvertir. Lřautour dés-

automatise la paralittérature sans la détruire ; le rapport entre ses romans et le feuilleton ou le roman noir est

simultanément conflictuel et dialogique. Mais la littérature de Puig n'est pas intéressante parce quřelle fait

appel au pittoresque des sous-cultures. Elle lřest, car elle nous informe des principes universels (parmi

lesquels se trouve le mécanisme mimétique) patents dans la sous-culture, qui, tout en étant moins visibles dans l'art culte, n'en sont pas moins actifs. » Traduction personnelle. 312 Cf. ZAPATA, Monica, L’œuvre romanesque de Manuel Puig. p. 232. 313 TORRES FIERRO, Op. Cit. p. 514 ŖJ'essaie, autant que possible, de fournir des données autour des

situations, des personnages, et le lecteur doit tirer par lui-même les conclusions. » Traduction personnelle.

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de la vida, o la vida misma.

Buenos Aires... p. 123.

écouter leurs voix. Cřétait cela mon œuvre, réunir

des objets dédaignés pour partager avec eux un

moment de vie, ou la vie elle-même

Les Mystères… 118 Ŕ 123.

Ce fragment de roman montre la création à lřœuvre. Si on se laisse porter par elle,

les entretiens, formulaires, morceaux de nouvelles, informations médicales ou épigraphes

cinématographiques apparaissent comme donnant vie à Buenos Aires…. Le roman policier

comme structure a été choisi comme un cadre et une quête ; il ne sřagit pas dřune option de

genre littéraire ou du déploiement dřune vraie intrigue policière.314

Il faut souligner dans ce montage lřépigraphe par laquelle il ouvre chaque chapitre ;

il sřagit dřun fragment de scénario qui reproduit une scène filmique. Cet indice du roman

exprime le narrateur fictif qui énonce les événements en tant que « le réel » mais qui pour

un regard attentif suscite différentes interprétations des pages qui suivent. Le cinéma,

comme élément extérieur, travaille à partir de ses propres coordonnées du dehors, mais est

aussi impliqué dans les cadres imaginaires des protagonistes. Toutes les citations de films,

au commencement des chapitres, nous projettent dans dřautres univers de compréhension,

en élargissant la lecture dans un rapport intertextuel et aussi cinématique.

En brisant lřinstance narrative dans une profusion de voix et documents, Puig se

livre à autant dřexpérimentations que Robbe-Grillet. Cependant, il donne toujours

lřimpression de sa propre absence, hors de la fiction, et de la supposée autonomie du

lecteur. Puig travaille également dans la perspective du roman comme totalité, comme

œuvre fermée et aboutie, expérience contestée chez Robbe-Grillet. Les interventions

directes de lřécrivain que nous avons soulignées chez Robbe-Grillet dans Projet..., sont

maîtrisées ici par lřévidence du montage ; nous sommes conscients des divers matériaux

utilisés et des ruptures dans lřhomogénéité du temps et de lřespace. Cet assemblage

permet, dans le roman, dřéchapper à lřillusion fausse de la réalité mimétique de

lřécriture. Chez Puig, se met en place par cette technique un système de production de

signifiés qui établissent un monde littéraire propre, en explorant dřautres possibilités du

langage.315

314 Cf. KUNZ, Marco, Trópicos y tópicos, la novelística de Manuel Puig, p. 42. 315 Cf. CAMPOS, René, Espejos : La Textura Cinemática en la traición de Rita Hayworth. p. 121.

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2. Les personnages.

Comme pour Projet…, nous commencerons par présenter les personnages afin de

mieux faire percevoir, dans un second temps, leur correspondance avec lřenvironnement

construit par le romancier.

a. Gladys Hebe D’Onofrio.

Cette figure féminine une des plus fortes et les plus combatives chez Puig mais qui

reste conventionnelle, évoluant dans les imaginaires de bonheur et de la réussite. Son

concept de joie vient dřun rôle passif de femme ; soumise, elle rêve son destin dans le

renoncement et le sacrifice, toujours attachée à un mâle, plus fort quřelle. Il y aurait un

«homme beau et bon» qui lui donnerait le bonheur dans la possession. La femme forte,

mariée à un homme moins cultivé quřelle, un héritage reçu de son groupe socioculturel.

Clara Evelia, la mère de Gladys a sacrifié sa vocation «poétique» pour la vie conjugale et

le foyer. (26-29). Les rêves de bonheur de Gladys expriment, à leur manière, cet

imaginaire. Ses fantaisies sexuelles du chapitre IV lřexpriment aussi :

Y a su casa los alumno pelearán por ir porque no

sólo es él una lumbrera sino que su mujer Ŕun poco mayor y aparentemente sencilla, y siempre lista

para cocinar pavos y perdicesŔ resulta la más culta,

más sensible, pintora y escultora, escondida detrás

de la sombra del sabio marido.

Buenos Aires... p. 78.

Et ses élèves se disputeront à qui sera reçu chez

lui car non seulement cřest une lumière mais sa femme ŕun peu plus âgée, dřallure simple, et

toujours prête à cuisiner dindons et perdrixŕ, est

en fait la femme la plus cultivée et la plus sensible

qui soit, peintre et sculpteur, cachée dans lřombre

de son savant mari. »

Les Mystères…p. 76.

Presque toutes les pages de ce chapitre (60-80) maintient la représentation de lřhomme

faite par Gladys à partir de son histoire personnelle : entre désir et angoisse. Au chapitre

VII, lřentretien fictif en revient à lřimage de lřhomme fort :

R : ¿No cree usted que las mujeres somos más

valientes de lo que creemos ? Piense en lo que

significa encerrarse en un cuarto con un ser de

triple fuerza.

G: Fuerza que necesita para proteger a la mujer

amada.ŗ

Buenos Aires... p. 137.

J : Ne croyez-vous pas que les femmes sont plus

courageuses quřelles ne croient ? Songez à ce que

ça représente de sřenfermer dans une chambre

avec un être trois fois plus fort que vous.

G : Cette force, il en a besoin pour protéger la

femme aimée. »

Les Mystères… p. 132.

Image aussi de lřhomme fort qui, conventionnellement, a besoin dřune résistance de la

partie féminine, nécessaire dans ce combat quřest pour elle la sexualité :

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Pero seguí negándomele Ŕ¡ningún hombre puede

respetar a una mujer que se deja tomar por asalto!,

decidí en mi fuero internoŔ y continué

debatiéndome hasta que mis brazos perdieron la

fuerza...

Buenos Aires... p. 135.

Mais jřai continué à me refuser Ŕ aucun homme ne

peut respecter une femme qui se laisse prendre par

la violence, avais-je décrété dans mon for intérieur

Ŕ et à me débattre jusquřà ce que mes bras soient

devenus sans force…

Les Mystères… p. 131

Ainsi Gladys nous interprète un rôle féminin condescendant ; une sorte dřimage

élémentaire, dépendante, fonctionnelle, en même temps naïve et simple, qui va être

déterminante dans une grande partie de ses options et de ses parcours.

Depuis sa naissance elle vit un mouvement d'abaissement et de subordination :

« Gladys es Ŗcursiŗ desde su propia concepciñn, pues en cierto modo resulta el producto de

un Ŗbeso pleno de gracia y exquisitezŗ».316

Sa dépendance sřest accrue par la

consommation dřalcool et de barbituriques et par la détérioration de sa santé. Elle vivra un

seul moment de bonheur, ce jour dřavril 1969, où, dans le même lit avec Léo, elle goûte

lřentretien imaginaire de Harper’s Bazaar. Tout le reste sera désirs réprimés et fuite dans

la peur. Cřest une lutte continuelle contre les pouvoirs oppressifs depuis son enfance : Une

vocation contestée par une mère possessive, des expériences dřinitiation sexuelle

traumatisantes, une vie professionnelle ratée et une santé fragile.

Au chapitre III, la chronique rédigée par Puig, de la conception de Gladys jusqu'à

son retour en Argentine à 33 ans, est profondément marquée par la vie affective de celle-ci.

Dřabord le lecteur connaîtra trois évènements importants dans la sexualité adolescente de

Gladys qui sont révélateurs de ses rapports avec les hommes et de sa propre perception de

la corporalité : le premier est le regard dřun jeune modèle à lřInstitut Léonard de Vinci :

El muchacho era retacón pero atlético, de fuerte

musculatura y un órgano sexual de dimensiones

fuera de lo común [...] Gladys había creído hasta

entonces que todos los hombres tenían el pene pequeño como las estatuas griegas. El terror y la

excitación la sacudieron fuertemente...

Buenos Aires... p. 39.

Le garçon était trapu mais athlétique, avec une

forte musculature et un organe sexuel de

proportions peu communes […] Gladys avait cru

jusque-là que tous les hommes avaient le pénis aussi petit que les statues grecques. Excitation ou

terreur…

Les Mystères…p. 38.

Le deuxième est lié à ses fantasmes autour de la perte de la virginité de Fanny, une des ses

amies :

316 PONCE, Néstor, Compartir la vida misma: Lo policial en The Buenos Aires Affair p. 296. Gladys est

mièvre dès sa propre conception, d'une certaine façon elle est le produit dřun «baiser plein de grâce et

exquis ». Traduction personnelle.

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Gladis imaginó la profunda herida de la carne de

Fanny, lo único visible era la herida blanca y

rosada como el tocino, en ese abismo negro donde

se escuchaba correr un río que no se veía, y que

podía ser rojo sangre.

Buenos Aires... p. 40.

Elle imagina la plaie profonde dans la chair de

Fanny, mais seule était visible la blessure blanche

et rosée comme du lard dans cet abîme noir où

lřon entendait couler une rivière que lřon ne voyait

pas et qui était peut-être rouge sang.

Les Mystères…p. 39.

Le troisième événement se produit lors de son premier rendez-vous avec un

«amoureux» quand en sřapprochant du jeune homme elle « sentit » son membre en

érection (41). Ces différentes situations éveillent des sensations plastiques et un rapport

métonymique aux corps centrés sur les organes génitaux.

Ces altérations ou modifications de la perception de sa propre corporalité ou de

celle des mâles trouvera une qualification assez définitive et douloureuse à New York. Ce

sera lřévènement central du chapitre III et de ses traumatismes psychoaffectifs : à 27 ans,

une tentative de viol qui la laissera borgne :

Gladys tumbada en el pasto prometió callarse. El

estaba embozado, de pie se bajó los pantalones y le

mostró el miembro. Gladys notó que era mucho

más pequeño de lo que había imaginado como

tamaño común a todos los hombres, al descubrirse

el hombre el rostro ella vio que la boca era

desdentada y la mirada perdida y demencial.

Gladys instintivamente gritó, con todas sus fuerzas.

El hombre la golpeó en un ojo con la cachiporra...

Buenos Aires... p. 50.

Écroulée dans lřherbe, Gladys promit de se taire.

Lui était masqué ; debout, il baissa son pantalon et

lui montra son membre. Gladys remarqua quřil

était beaucoup plus petit que la dimension

commune quřelle attribuait en imagination à tous

les hommes, et quand lřagresseur découvrit son

visage, elle vit sa bouche édentée, son regard

démentiel et hagard. Instinctivement elle cria, de

toutes ses forces. Lřhomme la frappa à lřœil avec

sa matraque…

Les Mystères…p. 48.

Il y a dans ce cadre un mouvement du regard de Gladys qui va du pénis au visage de son

agresseur, deux repères assez complémentaires qui ne correspondent pas à son schème rêvé

du corps du mâle. Le premier exprime un jugement de Gladys qui indique la modification

dřun paramètre subjectif sur lřorgane masculin ; le deuxième nous est donné par la bouche

édentée et le regard hagard du bandit comme une confirmation des typologies stéréotypées

des criminels ou des monstres : à une intériorité méchante et une intimité en échec

correspondra un corps difforme et une image corporelle également ratée. Principe qui se

déploiera avec quelques variations pour elle comme pour Léo.

En passant à une autre facette de la vie de Gladys il faut dire que lřhistoire centrale

du roman est construite par Puig en fonction dřelle. Cřest lřune des causes qui nous a

amené à centrer notre recherche de la corporalité dans Buenos Aires... sur le corps féminin.

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Le récit de la vie de Gladys est façonné selon le hardboiled dřAlfred Hitchcock qui

privilégie le contexte de la victime,317

dans notre cas celui de Gladys.

Cette « victime », avant les événements centraux du roman, sera présentée par

lřécrivain par quelques repères biographiques, autres que sa vie psychoaffective : sa vie de

famille, sa première formation aux arts plastique, lřobtention dřune bourse dřétude aux

Etats Unis, ses engagements professionnels dans le même pays, son retour en Argentine

après une forte dépression nerveuse et son séjour à Playa Blanca, un village proche de la

capitale. Village important dans la découverte de son processus créatif et de lřamour de

Leopoldo Druscovich.

Le monde culturel et créatif de Gladys est structuré à la fois par ses forces

libidinales et son expérience culturelle : son premier amour Ŕ platonique Ŕ sera un jeune

garçon qui est en même temps son concurrent dans les cours des beaux-arts (37-38). Elle

est une fille cultivée qui noue des amitiés par la culture, (42, 47) et sa recherche du

bonheur sera elle-même liée au plaisir ressenti lors de sa première reconnaissance comme

artiste. Son inquiétude, liée à sa solitude sera le moteur de son activité de production car

ces indispositions projetées sur les choses seront reconnues ultérieurement comme

artistiques :

Particularmente la afectaba ver por la calle parejas

jóvenes y apuestas en actitud cariñosa cuando

volvía por las tardes a su departamento,

perfectamente caldeado por el servicio central de

calefacción. Lo hallaba limpio, ordenado, ya que

no pudiendo dormir más allá de las cinco de la

mañana se ocupaba en acomodar todo hasta que llegaba la hora de ir a la oficina.

Buenos Aires... 59.

Ce qui lřaffectait tout particulièrement, cřétait de

voir en pleine rue des couples jeunes et bien faits

se tenant amoureusement lorsquřelle rentrait le

soir à son appartement, chauffé à la perfection par

lřinstallation commune. Elle le trouvait propre et

rangé car, incapable de dormir passé 5 heures du

matin, elle sřoccupait à tout mettre en ordre en attendant lřheure dřaller au bureau.

Les Mystères… p. 56.

Son rapport affectif aux objets du monde les intègre comme morceaux de son

histoire et de sa propre personne (123, 164) ; voulant se suicider elle ne pourra donc pas

quitter ses vieilles lunettes noires, lunettes qui ont élargit son corps après lřagression subie

à New York (243). Cřest le même rapport qui permet la création mais également le risque

dřun nivelage par le bas en regardant tout comme des ordures : sa vie et son travail, en

sachant que ses tableaux naissent des différents déchets ramassés et recyclés (123, 166).

317 Cf. PONCE, N., Op. Cit. p. 297.

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b. Leopoldo Druscovich.

Cřest le co-protagoniste du roman. Il arrive dans lřhistoire après Gladys et mourra

avant elle. Il devient la construction masculine secondaire qui ne peut sřaffirmer et trouver

sa différenciation en face du féminin, un individu mâle confronté aux femmes et instable

en sa propre fragilité. Une masculinité stérile et défaite qui sřépuise dans une angoisse

adolescente ; «le plus tragique des héros ŕ ou antihéros ŕ de Puig puisquřil finit par

mettre fin à ses jours dans un accident de voiture».318

En poursuivant le rapport biographique fait par Puig autour de ses personnages et

lřénumération des événements de leurs vies, il y a deux faits importants dans la

configuration psychosexuelle de Léo. Le premier dans son enfance, lřabsence de ses

parents : sa mère morte à sa naissance et son père toujours en voyage ; lřabsence mal gérée

par deux sœurs protectrices et compensé par les jeux érotiques avec Olga la plus jeune

d'entre elles :

… pero después la hormiguita volviñ y vio que no

era un ratoncito, era una campanita, y empezó a

tirar de la campanita, tilìn, tilìn,ŗ y Olga tironeaba

del diminuto miembro viril, haciendo reír

convulsivamente al niño.

Buenos Aires... p. 95.

… mais ensuite la petite bête est revenue et elle a

vu que ce nřétait pas une petite souris, cřétait une

petite cloche, et elle sřest mise à sonner la petite

cloche, ding-dong, ding-dong… » et Olga tirait sur

le petit membre, ce qui faisait rire convulsivement

lřenfant.

Les Mystères… p..93.

Le deuxième fait date de sa jeunesse : le viol et l'assassinat dřun jeune homosexuel

supposés réalisés par lui :

Leo desesperado de dolor por el mordisco que no

cedía vio un ladrillo al alcance de su mano y se lo

aplastó contra la cabeza. El otro aflojó la presión de los dientes y Leo prosiguió el coito. [...] en seguida

le sobrevino el orgasmo, murmurando Ŗdecime que

te gusta, decime que te gustaŗ. No obtuvo

respuesta, el sujeto echaba espuma por la boca. El

placer de Leo, ye en las vetas supremas, se empañó

muy pronto falto de un ulterior rechazo por parte

del otro.

Buenos Aires... p. 104.

Rendu fou de douleur par cette morsure qui ne se

relâchait pas, Léo aperçut une brique à portée de

sa main et lřabattit sur la tête de lřindividu. Les dents lâchèrent prise et Léo poursuivit le coït. […]

lřorgasme survint aussitôt et il murmura : «Dis-

moi que ça te plaît, dis-moi que ça te plaît» Il nřy

eut pas de réponse, lřindividu avait lřécume à la

bouche. Le plaisir de Léo était déjà à son comble,

mais il retomba très vite faute dřun nouveau geste

de refus de la part de lřautre.

Les Mystères… p. 101.

Ces différentes situations signalent au lecteur un profil de Léo assez classique dans

un imaginaire freudien ; sa psyché est marquée par lřagressivité imposée par le milieu et la

fixation maternelle stimulera des tendances homosexuelles refoulées.319

Cet événement est

318 ZAPATA, M. Op. Cit. p. 147. 319 CAMPOS, R., Op. Cit. p. 91.

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toujours récurrent dans son monde affectif, même si dans ses récits sexuels imaginaires le

viol du garçon est travesti ou masqué. La sexualité de Léo dès le début de sa vie a été

accompagnée par la violence et le mépris de la femme, vue comme un être inférieur :

Y para calmarse imaginaba de muchas maneras la

escena la cual terminaba invariablemente en una

sangrienta desfloración.

Buenos Aires... p. 99.

De regret, il se roulait sur son lit et imaginait pour

se calmer toutes sortes de déroulements différents

de la scène, qui se terminait invariablement par

une défloration sanglante.

Les Mystères… p. 96.

Progressivement Puig fait de Léo et de Gladys des partenaires adéquats de par de

leurs histoires et leurs imaginaires respectifs.

Cette sexualité masculine se manifeste à plusieurs reprises par des rapports

narcissiques, violents et presque toujours avec des prostituées (100, 101, 102, 104, 110,

114, 116). Lřimaginaire du roman, lié à ce monde émotionnel est entretenu par cette façon

dřagir. Ce sont des actions coupées dřun monde affectif, à forte coloration sado-masochiste

qui vont faire échouer sa courte vie dřhomme marié :

Leo decidió casarse esperanzado en poner fin a sus

trastornos sexuales. Estos consistían en el

perturbador accidente de siempre: su erección cedía durante el coito y no alcanzaba el orgasmo.

Buenos Aires... p. 115.

il décida de se marier, dans lřespoir de mettre fin

à ses avanies sexuelles. Celles-ci consistaient

toujours dans le même ennuyeux accident : son érection se relâchait pendant le coït et il

nřatteignait pas à lřorgasme

Les Mystères… p. 111.

Pour Mónica Zapata, Léo est un véritable pervers capable d'exécuter des actes

sadiques et criminels. Il a une identité sexuelle équivoque ; il souffre de la honte dřun délit

qu'on ne pourra jamais vérifier, dřun délit qui fait douter de son identité sexuelle plus que

de sa rectitude morale.320

Cette défiguration du mâle qui angoisse Léo exprime un des

tabous fondamentaux de la culture argentine de cette époque ; Vittoria Martinetto le

montre bien dans son analyse de « l'anatomie d'une censure »321

. Dřailleurs le motif de

320 cf. ZAPATA, M. Op. Cit. p. 141. 321 MARTINETTO, Vittoria, The Buenos Aires Affair: anatomía de una censura., pp. 213-221. Nous y

trouvons une très bonne étude de la censure opérée par le gouvernement péroniste sur la 3ème édition du

roman, Éditorial Suramericana en1973. Elle relit les espaces laissés en blanc par les censeurs dans les pages

107, 110, 115 et 118. Dans ces pages la transgression la plus importante a été la dégradation du rôle du mâle

par le rapport sexuel « contre nature ». Les agressions des femmes et toute autre expression de sexualité ou de violence du roman nřa pas inquiété les juges. Gladys n'a pas retenu l'attention des censeurs. Elle est perçue

comme une artiste nymphomane et mythomane ayant des problèmes nerveux, vivant dans un monde de

divertissements sans trop dřincidences sur le monde réel ; elle, en tant que femme-objet, ne dérange pas la

vision phallocentrique et masculine.

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l'angoisse de Léo est un délit sans importance sociale, auquel personne ne sřy intéresse ; un

de ces faits anonymes de la grande ville, gonflé par Léo sous lřinfluence de son trauma ; il

est pour lui-même un assassin et un homosexuel en puissance, dans lřabsence de toute

confirmation. Cet incident de 1949 est plus important, et plus réel encore, qu'un crime

confirmé.

La vie professionnelle de Leopoldo est construite par contre, comme un exercice

réussi dans le domaine de la culture. Après son voyage en Europe comme membre du

corps diplomatique, il sřinstalle à Buenos Aires, au début comme directeur dřune galerie,

puis comme éditeur dřune revue dřart. Parcours qui permet la rencontre avec Gladys et

lřhistoire du roman.

c. Clara Evelia et María Esther.

Ces deux femmes sont les partenaires de nos personnages principaux. Elles ont un

rôle ambigu car elles seront en même temps, complices et antagonistes, de Gladys et de

Léo.

CLARA EVELIA, « la mère » de Gladys est bien connue du lecteur car dès le

début du livre, cřest elle qui nous avertit de la disparition de sa fille. Elle a un rôle

important dans deux étapes de la vie de Gladys ; pendant lřenfance où elle apparaît comme

la femme trahie par son milieu et qui a une grande passion artistique :

Clara Evelia miraba a su bebé y pensaba que eran

ya dos y no una sola las almas sedientas de

consagración y fama.

Buenos Aires... 28.

Clara regardait son bébé en pensant quřil nřy avait

plus maintenant une seule mais deux âmes avides

de consécration et de renommée »

Les Mystères... p. 28.

Mère et fille vivront cette vaticination des chemins semblables dřéchec artistique, le sien

comme poétesse et celui de sa fille comme sculptrice.

Elle sřapproprie un rôle maternel froid et conventionnel marquant une progressive

distance avec sa fille par des rapports dřautorité, en lřabsence de toute tendresse (29-32).

Clara Evelia cherchera, par son comportement arriviste et affecté, à se placer dans des

sphères plus hautes de la société et à façonner sa fille selon ses projets sans succès (36-37).

Ces attitudes font réagir la petite Gladys, à l'encontre de sa mère, en préférant des voisines

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244

et en sřéloignant dřelle. Une soirée ratée entre mère et fille offre une belle image de leurs

rapports :

Mientras la madre decía la réplica siguiente, Gladys

como si alguien la hablar al oído, oyó una pregunta:

¿Ŗpodìa el personaje representado por su madre

bordar bien a pesar de tener las manos oscuras y las

uñas como un ave de rapiña? De repente en la sala

se produjo un silencio inusitado: Gladys había olvidado la letra.

Buenos Aires... p. 31.

Tandis que sa mère disait la réplique suivante,

Gladys entendit une question, comme si quelquřun

la lui dictait à lřoreille : « comment le personnage

représenté par sa mère pouvait-il broder, avec des

mains brunes et des ongles comme des serres

dřoiseau de proie ? » Il se fit soudain dans la salle un silence insolite : Gladys avait oublié le texte.

Les Mystères… p. 31.

Dans cette image, Clara Evelia est un oiseau carnassier, un être de haut vol qui se précipite

sur la terre pour prendre la vie. Dans lřenfance de Gladys sa mère ne constitue pas un bon

souvenir. Elle est la source première de la répression et des conditionnements, contre

lesquels Gladys lutte continuellement.

Le deuxième moment où nous trouvons la mère, cřest à Playa Blanca. Elle devient

une fois de plus lřagent perturbateur du plaisir de Gladys, de sa jouissance dans la

masturbation ou des approches de Léo (65, 75, 79, 130, 201). La mère est un mur de

conventionnalisme qui infantilise Gladys, pourtant déjà adulte et malade. Clara Evelia reste

toujours accrochée à sa fille par sa fonction maternelle dřécran. La mère est aussi un

recours technique, elle vérifie lřabsence dans lřenlèvement, (12-19). Gladys pense à elle,

toujours comme mère, même dans les moments de son projet de suicide. Cřest ainsi quřelle

souhaite parler au téléphone avec sa mère pour lřinformer de ses décisions et la libérer de

sa lourde tâche de mère afin, quřelle puisse retourner librement à ses activités de

déclamatrice (243).

MARIA ESTHER est au chapitre V la voix anonyme qui nous informera des

intentions et du passé « criminel » de Léo, par un échange téléphonique avec la police (82-

85). Au chapitre VIII le lecteur connaît sa participation au concours de la représentation

artistique de lřArgentine ; cřest une donnée mentionnée dans le rapport du rendez-vous de

Léo avec son psychanalyste (139). Le monde malade et angoissé de Léo intègre la figure

de María Esther à la fois comme un élément thérapeutique et punitif. Tout le chapitre IX

déploie des rapports presque maternels entre Leopoldo et Maria Esther : il lui raconte ses

difficultés avec Gladys et les problèmes de son choix comme représentant à Sao Paulo.

Lřimage finale du chapitre est celle dřune confession filiale dans laquelle il va déformer les

aveux de son délit de jeunesse, (154-169).

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LD: Gracias, asì… Déjame apoyarme contra vos,

déjame poner la cabeza sobre tus faldas... Te voy a

contar una cosa, pero prometéme que no le vas a

decir nunca nada a nadie.

Buenos Aires... p. 169.

LD: Merci, oui, comme ça... laisse-moi mřappuyer

contre toi, laisse-moi poser ma tête sur tes

genoux… Je vais te raconter, mai promets-moi

que tu ne le répéteras jamais à personne.

Les Mystères… p. 164.

Au chapitre X, elle dénonce Léo à la police, en croyant vrai le récit quřil lui a

raconté, (171-175). La figure de Maria Esther sera pour Léo, après ses aveux, celle dřun

juge quřil faut rassurer. Léo essaie de se fabriquer un alibi pour le soupçonné crime (196-

197, 199, 200-219). Ce blanchiment de son passé concerne cette femme, la police et son

psychothérapeute comme étant les membres dřun tribunal imaginaire qui est en train de le

pourchasser. Ces trois juges seront la cause obsessionnelle de l'angoisse de Léo, lequel, au

volant de sa voiture, accélérera jusqu'à l'accident qui lui coûtera la vie (227).

Si María Esther est une sorte de mère pour Léo, il faut la voir pour Gladys comme

une rivale sur le plan artistique et affectif ; elle jouera un rôle assez important dans

lřenlèvement de Gladys, moment que nous analyserons ultérieurement « L’affair » (p 299

ss.).

3. Une sexualité problématique.

Il y a d'autres lignes narratives dans le roman. Il est clair que la sexualité et les

corps érotisés des protagonistes ont la charge la plus importante dans le dénouement des

événements. On peut même réduire lřintrigue à la quête tourmentée dřun rapport sexuel

satisfaisant, toujours manqué, par les deux personnages. La corporalité des personnages est

alors profondément marquée par leur performance sexuelle, laquelle est largement

conditionnée par leur environnement.

Les histoires de Leopoldo et Gladys portent dramatiquement dans leur propre chair

et dans leur monde culturel les processus psychosexuels qui marquent leur développement.

Ainsi aux chapitres III et VI du roman lřémancipation du foyer familial de Gladys et Léo

est profondément marqué par les détails de ce développement sexuel. Deux chroniques

sont rédigées par Puig selon des stéréotypes : Léo le sadique et Gladys la masochiste, ils

sont faits lřun pour lřautre.322

Pour les deux personnages la sexualité devient un problème

non résolu et une confrontation qui exprime, de façon individuelle leur quête de réalisation

322 cf. KERR, Lucille, La política de la seducción, El beso de la mujer araña, in El Beso... p. 137.

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personnelle et, dřune façon collective, la lutte des genres. Elle est le dynamisme principal

de leurs actions et mouvements, «lřintrigue» du roman sřarticule en effet autour de

lř« affair» sexuelle entre les deux protagonistes.

En allant un peu plus loin nous retenons les propos de Paez qui concentre sur le

phallus de Léo la tension du roman : ŖEn conjunto la novela es una superficie eréctil, con

la violencia de una carga contenida, donde la ausencia de cuerpos y de órganos, se

yuxtapone al fetiche de toda la novela, el excesivo y desobediente falo de Leo

Druscovichŗ.323

Cette condensation synecdochique est repérée par le lecteur assez vite et

confirmée pendant le rendez-vous avec son psychanalyste : Leopoldo voit sa supériorité

liée à la taille de son pénis, au travail, en face de son chef (140) comme dans la vie

affective. La femme et les rapports amoureux sont réduits au pénis et veulent le dominer,

cřest-à-dire lui enlever jalousement ce qui le rend puissant (147). Malaise perçu aussi chez

Léo comme la dramatique parodie dřun trouble dans la résolution du complexe dřŒdipe.324

Gladys et Léo, dans un modèle actanciel, sont complémentaires et inter-changent

leurs postes comme objet/sujet du désir. Ainsi, pouvons-nous voir par rapport à Léo, au

même niveau, la figure de Gladys et celle du jeune garçon blond ; les deux présentent

d'importants traits de similitude, en commençant par une dépendance sexuelle. Tous les

deux sont dominés par le «sexe fort», tous les deux ont peur et désirent lřacte sexuel qu'ils

vivent comme une déchirure.325

En rapport à lřimaginaire de Gladys, avant même de

connaître Leopoldo, sa sexualité est investie par des images d'animaux et des sanglantes

coupures (40, 72). Déterminations pour nous très importantes quand il sřagit de chercher le

modèle du corps esquissé pour la femme. Un corps, objet dřintrigues et de suspense,

fortement travaillé chez Gladys car le récit commençant au chapitre I par lřabsence de son

corps avec le soupçon dřun crime, se transforme au chapitre XIII en un duel sexuel :

En vez de un asesinato el lector se enfrenta a un moroso ritual sexual donde los

protagonistas creen acceder al desempeño triunfal del acto humano normal que les ha sido

esquivo. Paradójicamente, aquí lo legítimo, manifestado en una sexualidad natural, ocupa el

lugar destinado en la novela policíaca a lo prohibido.326

323 PÁEZ, Roxana, MANUEL PUIG, Del pop a la extrañeza. p. 58 «Dans son ensemble le roman est une

surface érectile, avec la violence dřune charge contenue, où lřabsence de corps et des organes est juxtaposé

au fétiche de tout le roman, lřexcessif et désobéissant phallus de Léo Druscovich » Traduction personnelle. 324 Cf. EPPLE, Juan Armando, The Buenos Aires Affair y la estructure de la novela policíaca. p. 51. 325 Cf. Ponce. Op. Cit. p.299. 326 EPPLE, J., Op. Cit. P. 57. «Au lieu de lřassassinat le lecteur est confronté à un lourd rituel sexuel où les

protagonistes croient parvenir à maîtriser triomphalement lřacte humain normal qui a été pour eux furtif.

Paradoxalement, la manifestation légitime de la sexualité naturelle occupe la place destinée dans le roman

policier à lřinterdit.».Traduction personnelle.

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A ce stade de notre lecture nous découvrons que le tissu du récit se noue

effectivement autour de cet « affair ». Une instance riche et importante sur laquelle nous

reviendrons.

4. La ville.

La ville chez Puig est moins complexe que chez Robbe-Grillet : nous avons la

sensation dřun espace simple, maîtrisé, bien réglé en fonction des habitants avec des

institutions et des organisations définies (la police, les médecins, les concierges, les

voisins, etc. accomplissent leur fonction). La ville imaginée par le lecteur dans Buenos

Aires... nřengendre pas lřangoisse des endroits inconnus labyrinthiques ou mystérieux ; là-

bas il n'y a pas d'associations clandestines dans les quartiers et de réseaux qui trahissent la

vie privée et domestique. Bref, Puig bâtit une ville conventionnelle et mimétique dans son

roman en permettant au lecteur un parcours sans problèmes. Les villes du roman, New

York, Washington, celle « dřun pays scandinave » ou Buenos Aires livrent indistinctement

les mêmes services et conditions que nřimporte quelle ville anonyme. Ce nřest pas excessif

de dire quřil leur manque un profil propre, toutes partagent un visage commun qui les

neutralise ôtant toute particularité de classe, de race ou de culture à leur environnement.

Les événements centraux du roman auraient pu avoir lieu indistinctement dans n'importe

laquelle de ces villes.

Les deux héros du roman sont nés dans des familles de classe moyenne plutôt

élevée, dans un cadre traditionnel et conservateur argentin, qui fournit à Léo autant quřà

Gladys une scolarité, un foyer et un travail. Il y a pourtant quelques particularités ; ainsi

avec Léo nous connaîtrons la Buenos Aires des travailleurs, des étudiants et de la

répression politique (98-112) : la ville où il faut partager les chambres et les toilettes, la

ville en chantier où se croisent différents groupes humains, idéologies et risques (108-109).

Nous avons accès par lui à ce monde populaire, imaginé et glorifié par Gladys, dans sa

méconnaissance des angoisses du peuple et des quartiers de faubourg (67-69). Dans cette

présentation des personnages et de leurs histoires personnelles nous voyons la virtuosité de

Manuel Puig qui condense en quelques pages les neuf ans vécus par Gladys à lřétranger et

les six de Leopoldo hors de son pays.

La Buenos Aires, partagée par Gladys et Léo, constitue un paysage compact avec

son volume régulier de hauts bâtiments, de maisons et d'avenues (16). C'est aussi la ville

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culturelle, cœur de tout un mouvement étrange de petits villages (17, 225, 238). Une ville

contemporaine et agitée qui a besoin de coins de campagne et des beaux espaces de repos

(30, 226). Cette ville, que Gladys nřarrive pas à comprendre (131), sřintègre à la vie de

Leopoldo selon la comparaison quřelle fait de lřintimité de Léo et de San Francisco :

Cuando estuve en San Francisco me costó creer

que esa áurea ciudad moderna estuviera construida

sobre las ruinas y el pánico de un terremoto.

Buenos Aires... p.134.

Lors de mon passage à San Francisco, jřai eu du

mal à croire que cette délicieuse ville moderne ait

été construite sur des ruines et la panique dřun

tremblement de terre.

Les Mystères…p. 130.

Leurs échanges intimes sont menacés et en même temps soutenus par un passé dramatique

et par les dangers encore inconnus de son amoureux. San Francisco est ici un indice des

tensions de Léo liées à Buenos Aires, de sa dépendance à cette ville, au « terrain vague ».

Cet endroit est pour Léo toujours récurrent comme espace mythique indépassable. Le lieu

du viol qui reviendra mille et une fois dans ses angoisses et son obsession meurtrière (106,

144, 175, 197, 227). Ce coin partiel de la ville, après le viol du jeune homosexuel,

constituera une centre de référence; il n'y a plus d'autre lieu dans la ville : tous les terrains

vagues parlent de Léo et Buenos Aires toute entière se comprend par cet endroit :

Bajo la puerta lo esperaba como de costumbre el

diario de la tarde. Una noticia acaparó su atención:

en un terreno baldío de las afueras de Buenos Aires

se había encontrado el cadáver de un hombre...

Buenos Aires... p. 149.

Le journal du soir lřattendait comme dřhabitude

sous sa porte. Une nouvelle monopolisa son

attention ; on avait trouvé le cadavre dřun homme

dans un terrain vague des abords de Buenos

Aires… Les Mystères… p. 146.

Le titre du livre The Buenos Aires affair est tout à fait justifié car la ville est

lřespace exclusif de douze chapitres et une grande partie des deux chapitres III et VI

développent la vie des personnages à lřétranger. Deux autres chapitres se déroulent à Playa

Blanca à plus dřun an de distance le I (mai 21 1969) et le IV (juin 1968).

5. Les logements, le lit.

En fonction de notre problématique nous changeons dřespace et nous retrouvons

lřappartement de Leopoldo à Buenos Aires, dans cinq chapitres et quelques fragments du

chapitre IX, (presque la moitié de ceux qui parlent de Buenos Aires) le lieu privilégié du

récit. Ce studio est le champ dřaction de cet homme qui veut résoudre ses conflits dans son

intimité. Léo sera dans son studio avec Gladys au chapitre II, avec María Esther au

chapitre IX, seul en son délire assassin de Gladys au chapitre XI et avec les deux femmes

au chapitre XIII. Durant les deux derniers chapitres du roman, le XV et le XVI

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lřappartement devient le territoire de Gladys et participe de façon importante au

dénouement final.

Dans Buenos Aires... une attention particulière est incontestablement apportée aux

espaces fermés toujours plus élaborés que les espaces ouverts ; dans les croisements des

villes au-dessus des manifestations publiques, collectives, politiques, policières, etc. Puig

sřintéresse davantage aux situations domestiques. Nous ajoutons à ce qui est dit de

lřappartement de Léo les descriptions détaillées des chambres. Le lecteur parcourt au

chapitre II le studio de Léo et au chapitre IV la chambre de Gladys. Les deux sont occupés

et illuminés par le corps de Gladys au lit ; cřest elle qui remplit et qui rend crédible une

atmosphère libidinale et dřintimité.

Une autre caractéristique importante qui permet la confrontation entre lřintérieur

chaleureux et lřextérieur agressif cřest le cadre des événements traumatiques des

personnages expérimentés toujours en dehors. Chez Léo nous revenons au « terrain

vague » mais aussi au premier regard d'une fille sur son corps nu, incident vécu dans les

douches à la faculté dřarchitecture (98). Gladys, elle, a vécu les traumatismes les plus

violents à l'extérieur : le modèle masculin à lřAcadémie, son amoureux dans son

adolescence, et le viol aux Etats Unis.

Dans la configuration de Léo et Gladys il y a un clivage entre lřintime et le social,

le public et le privé ; parfois il sřagit dřun passage mal élaboré entre les deux qui

conditionne à partir de lřintimité une ré-accommodation des dimensions sociales : des

frontières peu claires et des échanges pas encore réglés. Le lecteur perçoit cette

problématique surtout par des irruptions irresponsables ou violentes : quand Léo sřintroduit

pendant la nuit et clandestinement dans la maison de Playa Blanca à la recherche de

Gladys (201) ; également quand le fils de María Esther et le concierge envahissent

lřappartement de Léo à la recherche de la mère (222).

Dans les deux circonstances, Gladys est au lit sous la coupe de Léo dans ce quřon

peut percevoir comme une avance érotique. Cřest au lit aussi que les deux protagonistes

espèrent trouver une résolution de leurs problèmes. Pour lřensemble du roman également,

cřest le lit qui marque le commencement et la fin du drame. Clara Evelia fait le constat du

lit vide :

Sin titubear Clara abrió la puerta del dormitorio, la Sans hésiter, Clara ouvrit la porte de la chambre,

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cama estaba en desorden y Gladys había

desaparecido.

Buenos Aires... p. 15.

le lit était défait et Gladys avait disparu.

Les Mystères… p. 13.

Lřabsence de sa fille au lit, son enfant disparu rejoint la dernière image du roman où

Gladys est dans un lit :

La visitante no pudo reprimir un amplio bostezo.

La joven insistió en que podía dormir con ella y el

bebé en esa cama, de ancho suficiente. La visitante

respondió que sería demasiada molestia, pero no se

puso de pie, quedó sentada en la cama [...] La joven

propuso colocar la almohada en posición normal, para comodidad de todos. La visitante retomó el

sueño casi inmediatamente.

Buenos Aires... p. 253.

La visiteuse ne peut réprimer un fort bâillement.

La jeune fille insista, elles pouvaient dormir

ensemble dans ce lit avec le bébé, il y avait la

place. La visiteuse répondit quřelle ne voulait pas

gêner, mais elle ne se mit pas debout, elle resta

assise sur le lit […] La jeune fille proposa de remettre lřoreiller dans sa position normale, ce

serait plus commode pour tous. La visiteuse se

rendormit presque aussitôt.

Les Mystères… p. 245.

Cette image de Gladys dormant placidement à côté de la voisine de Léo et de son

enfant est un des moments de profonde réconciliation et dřespoir dans le roman. En même

temps elle exprime les signifiés du lit, comme emplacement du monde domestique pour

lřenfant, le malade ou la femme. Ici Gladys est la femme malade et dépressive qui revient à

la tranquillité du berceau. On trouve des connotations semblables dans les pages précédant

ce chapitre : Gladys, dans la solitude de lřappartement de Léo, réfléchit aux derniers

événements. Dans son angoisse elle est la femme qui imagine la présence de l´homme, par

la masturbation, en se rappelant le peu de moments de joie vécus avec Léo (239) ; elle est

aussi la malade qui cherche par le repos à soigner ses migraines (240) et elle est enfin la

femme qui, par le sommeil, échappe aux charges du travail en se retrouvant comme un

enfant libre de toute responsabilité (241).327

Le lit dans Buenos Aires... ne se réduit pas à un objet neutre de la maison. Il devient

une arène dans les rapports de Gladys et Léo qui actualisent là les conflits de leurs propres

origines (27, 91).

C. Le roman policier, un genre contrefait, une atmosphère réussie : Projet

pour une révolution à New York et The Buenos Aires Affair.

La comparaison faite entre Robbe-Grillet et Manuel Puig par rapport à la ville nous

amène à présenter le roman policier comme une dynamique et un outil de leur création. Le

327 Ce dernier moment, nous le voyons comme une régression par laquelle Gladys veut récupérer le moment

primitif de son existence : « permanecería quieta en su cama ; si se quedaba quieta en su cama, allí moriría

porque nadie le llevaría nada de comer » 241. Une image qui exprime la faiblesse complète du bébé et en

même temps celui des vieillards pour lesquels les tout premiers moments comme les tout derniers sont au lit.

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sous-titre de Buenos Aires... est « roman policier », mais il ne faut pas prendre cette

indication trop au sérieux. Manuel Puig manipule là encore les codes des genres, en

cherchant à déjouer les attentes du lecteur ; exercice déjà utilisé par lui en parodiant le

« feuilleton » dans son deuxième roman « Boquitas Pintadas ». Il cherche à dévoiler des

motivations plus profondes et à la fois plus ordinaires qui dominent le monde du lecteur. Il

ne comble pas la structure logique, diaphane et harmonique du genre, il la pollue avec

lřincohérence, le hasard et lřambiguïté des hommes. De façon semblable, Robbe-Grillet

travaille son premier roman publié, Les Gommes, et le dernier, La Reprise, comme des

affaires policières. Cette ambiance est affinée dans plusieurs romans, Les Souvenirs du

Triangle d’Or, La maison de rendez-vous, Glissements progressifs du plaisir, et Djinn. Ces

données nous permettent de confirmer chez Robbe-Grillet une connivence réelle avec le

monde et les techniques dřune intrigue policière sans toutefois conserver tous les

paramètres du genre.

Ces deux écrivains brisent la structure typique du roman et du roman policier ; ils

ne veulent pas résoudre une énigme, ce sont plutôt des chercheurs qui exposent leurs

matériaux. En conséquence, la structure du récit traditionnel « policier » perd son

autonomie chez Robbe-Grillet et Puig, en exprimant une autre dynamique du monde

littéraire et du métier dřécrivain. Nous ne cherchons donc pas une analyse des romans dans

les règles et les perspectives du policier, malgré le sous-titre du roman donné à Buenos

Aires... et le jugement fait par la critique de Projet…qui le circonscrit dans les voisinages

de ce genre.328

Nous pouvons appliquer aux deux auteurs ce qui a été dit pour Puig : ils

vont au-delà du monde paradigmatique du récit policier, qui ne juge pas les fondements de

la réalité, qui, en «représentant» la légalité du monde, cherche la résolution dřune énigme

comme une connaissance sûre.329

Le roman policier sřenracine et exprime une forme propre du développement urbain

qui nřont que deux siècles d´histoire ; littérature profondément liée à lřorganisation

moderne de la police et des sciences positives comme outils dřinvestigation. Cette forme

de roman centré sur le fait criminel met en scène une énigme à résoudre et la fonction

héroïque du détective ; le récit aboutit à une atmosphère où lřenquête est souvent prétexte à

328 Vareille dans son ouvrage L’homme masqué, le justicier et le détective, inclut Projet… comme un roman fondé sur ce genre pp. 192. 194. 195. Egalement, Lits dans Le roman policier : introduction à la théorie et à

la l’histoire d’un genre littéraire, en étudiant le roman policier et le nouveau-roman mentionne Projet… cf.

pp. 134.136. 329 Cf. EPPLE, Juan Armando, Op. Cit. p. 49.

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une analyse psychologique.330

Il y a deux éléments du roman policier qui, par leur re-

signification chez Robbe-Grillet et Manuel Puig, vont nous aider à mieux observer et à

préciser lřimportance du corps dans leurs romans.

1. Un cadavre.

Tout roman policier tourne autour dřun acte délictueux : assassinat, vol, incendie,

etc., le plus souvent avec un cadavre. Il y a une énigme à résoudre. Cet acte fondateur du

roman policier nřexiste pas dans Projet... ou Buenos Aires.... En son absence on peut

considérer nos romans comme des romans noirs, ce sous-genre où le récit de la recherche

est en même temps celui de lřexécution du crime.331

Le crime est, sans aucun doute, une

possibilité et un fait irréfutable des romans analysés mais burlesquement déconstruit et

ridiculisé par les romanciers.

Chez Robbe-Grillet la série de crimes dont témoigne le narrateur, lus dans les

romans de Laura, insinués dans les expérimentations « scientifiques » ou proposés par

Laura et Joan ne se confirment jamais. Les plans de la fiction et la structure polymorphe du

récit cassent toute expectative du lecteur ; on ne peut pas lier dans la causalité les divers

personnages. Ni assassin, ni victime, ni justicier ne peuvent être identifiés à travers les

différents personnages. Toutes les pistes se mêlent et se contredisent comme nous lřavons

déjà indiqué à plusieurs reprises. Chez Puig, le soupçon dřun meurtre parcourt le roman :

Clara Evelia divague pendant le premier chapitre sur un crime pas encore réalisé ; elle veut

informer la police sur cet événement. María Esther au chapitre dix dénonce à la police un

assassinat jamais réalisé. Léo pendant tout le chapitre onze imagine lřassassinat de Gladys,

puis elle-même programme son suicide au chapitre XV. Ambiance dřattente dépassée par

lřaccident de Léo qui enlève toute culpabilité et transforme lřintrigue du roman en un

accident ridicule de transit.

Chez nos romanciers les corps ne sont pas des données précises et absolues,

immuablement réglées dans la logique du roman policier. Robbe-Grillet et Manuel Puig

effacent le corps comme document ou le ridiculisent par la redondance des données. Les

informations omises dans lřautopsie que décrit Manuel Puig au chapitre XIV en sont un

330 Cf. GARDES-TAMINE, Joêlle et HUBERT, Marie-Claude, Dictionnaire de critique littéraire, Paris :

Masson § Armand Colin Éditeurs, 1996, p 187. 331 Le roman noir désigne « un sous-genre du roman policier, caractérisé par des choix narratifs qui insistent

plus sur le crime que sur lřenquête, sur le criminel plus que sur lřenquêteur, et par des choix thématiques et

esthétiques qui tendent à donner une vision sordide de la société et des hommes » JARRETY, Michel (dir),

Lexique des termes littéraires. Paris : Éditions Gallimard, 2001, p. 381.

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bon exemple. On peut mettre au même niveau la couleur rouge qui colore les agressions

des jeunes filles dans Projet... qui caricature tout versement du sang. Dans ces romans, les

corps des personnages sont jusquřà la dernière page un événement qui dépasse le cadavre

comme lřinertie de la chair vaincue ; ces corps retrouvent d'autres possibilités plastiques

dans la résistance à leur condition de cadavres, même sřils sont morts. Les jeux théâtraux

ou plastiques de Robbe-Grillet et les montages et la performance développée par Puig vont

au-delà du cas policier fermé. Chez nos écrivains il y a un détournement du fait policier,

une multiplication ad infinitum, une pluralité et multiplication sans cohérence. Cet

ensemble de contradictions, gêne sans doute le lecteur ordinaire du roman policier mais

devient un défi pour le critique littéraire.

2. Un ordre refait.

La littérature policière assume le conflit entre le bien et le mal, entre le rationalisme

et lřirrationalisme et un goût pour le mystère et lřépouvantable. Deux pôles incarnés par le

héros : le détective et lřantihéros : le criminel. La résolution au «crime» vient dans cette

confrontation comme la réponse aux énigmes tissées dans le récit. Cřest la modernité qui

permet la naissance de ce genre ; elle change lřépée du chevalier par la raison éclairée ou la

technologie de pointe et lřaventure religieuse ou guerrière devient une entreprise

rationnelle ou psychologique.332

Ce déplacement de coordonnées prend en charge les

modifications de la ville moderne marquée par la vie industrielle, les citoyens anonymes et

une institution de police organisée.333

Dans ce cadre urbain, le roman policier prend sa source à partir dřun ordre

(temporel, local ou/et moral) perturbé quřil faut récupérer, un vide de sens quřil faut

remplir. Il y a dans le roman policier comme dans le nouveau roman en effet, un creux

central autour duquel démarre une enquête ;334

Sřil est vrai que le motif reste le même, le

roman policier accomplit sa tâche tandis que Projet... creuse et approfondit le problème.

Dans le cas de Puig nous pouvons dire que ce « vide » est rempli dřune façon trompeuse ;

justice ne sera jamais rendu aux personnages, la confirmation de bonheur et de lřamour par

le couple de voisins parodie lřintentionnalité de la quête entamée autour de Gladys. La

vérité, le bien et le justicier attendus nřarrivent en aucun des deux romans. Sřil est vrai que

332 Cf. GARCIA R., Juan Manuel, La Narrativa de Manuel Puig, La Laguna: Tenerife, Universidad de la Laguna, Secretariado de Publicaciones, 1993, p. 174. 333 Cf. LITS, Marc, Le roman policier : introduction à la théorie et à la l’histoire d’un genre littéraire. pp.

26. 81. 334 Cf. VAREILLE, J-C. Op. Cit. p. 197.

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Puig reste plus proche dřun schéma policier que Robbe-Grillet, dans ces récits il n'y a ni

méchants, ni châtiés, ni énigmes résolues, ni héros victorieux ou victimes justifiées.

Robbe-Grillet et Manuel Puig utilisent lřintrigue policière dans son contexte social

en sřappuyant sur deux structures qui rendent crédible cette atmosphère. Dřabord chaque

roman policier se caractérise par la naissance du soupçon, par le temps du doute. Cřest la

touche métaphysique propre de ce genre :

Le roman policier porte inscrite sa métaphysique dans sa physique même : la façon dont le

détective regarde le monde qui sřoffre à son investigation témoigne dřune conception du

monde : le soupçon généralisé. […] Et le moins intéressant nřest pas de voir comment les

êtres, les choses même ainsi regardés et mis en cause répondent à cette accusation : car ce

qui égare longtemps les soupçons de lřenquêteur et, bien entendu, du lecteur avant tout,

cřest de voir chacun, même les innocents, se dissimuler, fuir, éviter le regard. Le bon roman

policier nous apprend que tout le monde a quelque chose à cacher, que chacun, même si ce

nřest dřun crime, est coupable.335

Dans cet axe nous avons toujours la sensation que la vie n'appartient pas aux

personnages : il y a quelque chose de plus qui leur échappe, les protagonistes sont menacés

dřune prompte disparition, leur histoire et leur corps sont faibles et mis continuellement en

danger. Nous sommes proches dřune santé fragile ou dřun psychique malade chez les

personnages, dans un milieu qu'ils nřarrivent pas à maîtriser. Joan, Ben Saïd, les Laura, le

narrateur chez Robbe-Grillet comme Gladys et Léo chez Manuel Puig nous sont proches

dans leur fragilité. Le genre policier trafiqué par nos romanciers instaure une totalité qui

nous dépasse, un ordre bouleversé qui ne retrouve pas son équilibre originel et le secours

des personnages. Tout reste dans un certain chaos, qui pousse les personnages hors de leurs

limites subjectives et laisse le lecteur sans repères clairs de son identité car le monde social

et le cadre collectif sont également diffus et énigmatiques.

Le deuxième élément qui dynamise la présence des personnages dans le monde

urbain cřest le combat entre le public et le privé.336

Dans le roman policier il y a une

série de personnages collectifs représentés par quelques-uns des membres ou lřensemble de

lřinstitution et qui se font sentir dans le façonnement des protagonistes ; nous pouvons

mentionner parmi eux la police, les réseaux de transports, les groupes culturels, etc. Ces

acteurs avec leurs fonctions « envahissent » lřespace personnel et les libertés

335 JANVIER, Ludovic, Une parole exigeante p. 136. La même idée est développée de façon semblable par VAREILLE, J-C. Op. Cit. p. 192. 336 « La protection de cette liberté est à lřorigine dřune scène classique du roman noir, celle où le Privé

défend son territoire » LE PELLEC, Yves Private Eye/private I : Le privé, le secret et l’intime dans le

roman noir classique, p 143.

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individuelles ; les enjeux du roman policier cherchent à récupérer les frontières de ces deux

sphères et à dévoiler les mouvements nocifs pour « le bien commun », abrités par le

mystère de lřintimité. Cette individualité en même temps, veut défendre son territoire et

confirmer son autonomie, en cherchant à la fois à privatiser les domaines du « publique ».

Lorsque la confrontation surgit dans les romans nous sommes témoin des fonctions

en conflit grâce aux personnages : dans Projet… Laura, « la captive » est à la fois la

« sœur », lřespionne et une victime du narrateur sans quřon puisse préciser la nature

définitive de leurs rapports. Chez Puig Gladys et Clara Evelia vivent à la maison des

relations conflictuelles de mère à fille et sur le plan scénique des relations de rivales.

Gladys et Léo se confrontent à des niveaux différents : comme amants dans leur vie privée

et comme lřartiste et le critique dans le domaine des beaux-arts ; pourtant ces dimensions

ne sont pas toujours claires et délimitées. La place du corps et les actions exercées sur

celui-ci seront dans les deux romans un des « moyens » pour déterminer ou gommer ces

limites du privé et du public. Les rôles et les niveaux sociaux ne sont pas figés par les

romanciers, ils restent dřune grande mobilité.

Tout stéréotype social est bien utilisé par Robbe-Grillet et Manuel Puig qui

sřamusent à le transgresser. Nous trouvons chez Robbe-Grillet un mouvement incessant

des rôles grâce aux masques, vêtements ou mensonges ; les supplices de Joan et Laurab, en

apparence clandestins, deviennent des affaires « publiques » sans quřon sache sřils ont

vraiment eu lieu. Les dimensions publiques ou privées deviennent chez cet écrivain des

instances phénoménologiques dans la meilleure tradition du roman policier.337

On ne peut

pas fixer lřautonomie des individus comme la stabilité des structures collectives ; mêlées,

superposées, niées ou banalisées elles se confondent. La plupart des personnages de

Projet... ont un profil flottant, d'une page à l'autre il n'est plus le même. Chez Manuel Puig,

le monde public se transforme parfois en projection des mouvements psychiques des

personnages. Lřaction de la police qui conduit à la mort de Léo est une invention de ce

dernier. Le monde de la culture et le romance réussie chez Gladys sont aussi nées de son

invention dans lřentretien fictif du Harper’s Bazaar. Ces thèmes seront élaborés dans les

chapitres suivants.

337 Ce jugement est nourri par les analyses de Vareille « Il nřy a pas chez Fantômas dřêtre dřau-delà de lřapparence, lřapparence est son être. Fantômas nřa quřune essence ; son masque. On peut donc seulement

contempler ses avatars successifs. Le cœur de la réalité, lui, se trouve remplacé par un vide dont on ne saisit,

si lřon peut dire, que les facettes ; Fantômas est lřhéros phénoménologique dřun texte phénoménologique. »

Vareille, J-C., Op. Cit. p. 144.

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II. LE CORPS ANÉANTI… UN ORDRE RÉGLÉ ?

Dans les romans de Robbe-Grillet et de Manuel Puig que nous avons retenus, les

personnages sont marqués par le cadre géographique et les espaces sociaux dans lesquels

ils évoluent. Cet environnement permettra, comme nous le verrons, la fragmentation des

corps s´origine dans lřincapacité de faire un suivi complet des destinées, origines et

actualités des personnages. Tout au long de Projet... les corps agressés des filles, la

confusion de leurs identités et lřindétermination des personnages masculins empêchent de

fixer une image et le rôle conventionnel dřune corporalité. Lřexpérience est semblable dans

Buenos Aires... car sřil est évident que le récit est figuratif et garde la structure dřun roman,

les personnages semblent atteints par une sorte de malédiction. Leur propre histoire est

porteuse dřune incapacité à se réconcilier avec leur corps ou de vivre le bonheur par sa

médiation. Ces corps blessés ou anéantis seront au centre de l'exploration de ce chapitre.

A. Les fragments d’un corps ou les temps sans continuité des corps : Projet

pour une révolution à New York.

Projet... requiert du critique Ŕ comme peu de romans le font Ŕ un effort soutenu

dřinterprétation et largement subjectif. Lřéparpillement des récits, les histoires

fragmentées, les jeux des corps et des identités truquées ne peuvent être en aucune façon le

support d'une quelconque cohésion des personnages. Nous suivons donc une configuration

provisoire et « possible », celle que nous avons aperçue lors de la lecture précédente, plus

analytique, des cycles.

En suivant Allemand et les propres affirmations de Robbe-Grillet, on peut affirmer

que le thème générateur de Projet... est « la couleur rouge, choisie au sein de quelques

objets mythologiques contemporains : le sang répandu, les lueurs de lřincendie, le drapeau

de la révolution… ».338

Ce thème doit être identifié à lřintérieur des cycles les plus

importants du roman qui guideront notre recherche particulière sur les personnages,

laquelle n'est pas exclusive d'autres préoccupations romanesques autour de la configuration

des corporalités. Cette démarche sera structurée selon les éléments critiques retenus dans la

première partie et qui soulignent las dimensions symboliques et plastiques de lřimage.

338 ALLEMAND, R. Op. Cit. p.153.

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1. Quelques dramaxes.

Au cours de lřanalyse du roman nous avons perçu assez vite des éléments simples

et complexes à la fois, des formes robbe-grilletienne récurrentes. Quelques-unes de ces

« entités » de Projet... ont une importance et une force quřil faudra préciser.

Le concept de dramaxes a pour origine les travaux sur la littérature populaire de

Colas Duflo. Selon ce dernier, les dramaxes sont des unités de sens simples qui peuvent

être des axiomes logiques, idéologiques, des clichés ou des personnages types ;339

donc les

personnages pourront être vus dans certains cas comme des dramaxes ou sont construits

sur des dramaxes,340

lesquels existent forcément en concurrence avec d'autres dramaxes.341

Il y a chez Robbe-Grillet une caractéristique propre dans lřutilisation de ces unités : c'est

ainsi qu'il ne sřoccupe pas de la cohérence entre les dramaxes.342

Dans Projet... nous ne

trouvons pas de réelle préoccupation pour des liaisons de reconnaissance ou de

remémoration, et apparemment aucune cohérence fonctionnelle. Les dramaxes robbe-

grilletiens affermissent les thèmes littéraires en transit par le récit ; ils sont des clés qui

ouvrent ou ferment le développement des actions dans le roman et qui donnent aux

personnages un statut particulier.

Trois dřentre eux nous sont apparus significatifs quant à la valorisation de la

corporalité dans les structures sociales. Il s'agit de « lřorganisation », du « livre à la

couverture déchirée » et de « la serrure-la clef ».

a. L’Organisation.

Elle est une entité plusieurs fois nommée et introduite par les paroles de quelques

protagonistes mais jamais configurée ou développée. Le lecteur a toujours envie de saisir

ses implications, visages, limites et responsabilités dans tout ce qui se passe, mais elle

devient un des jokers utilisés par Robbe-Grillet dans plusieurs de ses œuvres et films (entre

339 Cf. DUFLO, Colas, Éléments d’une grammaires des épopées populaires : le récit dramaxical. p. 149. 340 Ibid. p. 152. 341 On pourra même faire une lecture des ouvres de Robbe-Grillet à partir de cette théorie qui en plusieurs cas

coïncident avec la géographie dramaxicale exposée par Duflo : « 1) Si les dramaxes sont bien un ensemble,

ils ne forment jamais un système, un tout ordonné selon des lois indépendantes et préexistantes du récit qui

les emploie, car b) les dramaxes nřexistent pas ailleurs que dans le roman ou dans la série qui les emploie, ou plutôt, qui les exerce, qui fait son mouvement par leurs mouvement, ce sont toujours les dramaxes-de-tel-ou-

tel-roman, et donc, c) chaque réseau dramaxical est unique (et non commun comme le langage qui est

commun à tout interlocuteur). Il nřy a de dramaxes quřen situation. » Ibid. p. 158. 342 Une des principales caractéristiques des dramaxes dans la littérature populaire. Cf. Ibid. p. 156-157.

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autres : Souvenirs…, La belle captive, Djinn, La reprise). Lřorganisation est en effet, un

fantôme nommé, jamais décrit ou fixé ; une évocation des organisations clandestines de

nos civilisations qui fait écho aux puissances cachées, pleines de pouvoirs qui travaillent

dans lřombre avec leurs membres dissimulés partout.

Elle est la source de lřaction de quelques agents et événements du récit.. Dans les

pages de Projet... nous avons la sensation dřêtre pris par cette entité puissante, énigmatique

et inconnue à la fois. Au fur et à mesure quřon avance dans le récit « lřorganisation »

suscite des attentes, des interventions, des révélations, des questions ou promesses qui font

basculer le sens des événements : « Elle a figuré pendant quelques jours au nombre des

esclaves blanches qui sont astreintes à des services de tous ordres - en général humiliants -

auprès des membres de lřorganisation, dans les parties conquises de la ville souterraine »

(207). Dans cette brève allusion aux parties conquises de la ville, que veut dire conquises ?

De quel projet de conquête s'agit-il ? On ne le sait pas. Dřun autre côté, « lřorganisation »

fonctionne comme une entreprise quelconque et peut sřexprimer pour elle-même en

remplissant certains trous laissés par le narrateur. « Cřest en arrivant au bureau que

jřapprends la nouvelle. Jřai déjà raconté comment fonctionne ce bureau. Il sřagit en

principe dřun office de placement qui appartiendrait à lřéglise manichéiste unifiée » (56).

Une entreprise des affaires clandestines très bien gérée et qui ne laisse pas les choses au

hasard : « Ŕ Cřest la tenue quřelle devait porter dans ce genre de circonstance. Tout cela se

trouve inscrit sur son programme perforé, dans le fichier du bureau » (77).

Sa puissance se fait sentir sur presque tous les personnages de Projet... Joan

Robeson, Ben Saïd, Frank, le narrateur, le Dr Morgan, etc. : « même si la jeune femme

rousse est vraiment une putain, amateur ou professionnelle, il reste encore à prouver

quřelle appartient à lřorganisation » (69, cf. 152). Comme pour le cas de Ben Saïd, il faut

connaître son rapport avec elle « Ŕ Que fait-il dans votre organisation ? » (103).

Appartenance qui nřempêche pas les soupçons et la méfiance entre ses membres, chacun

étant surveillé par l'un d'entre eux : « il ne tarde pas à se cogner contre un inoffensif

promeneur qui nřest autre que N.G. Brown, lřintermédiaire chargé par Frank de surveiller

lřhomme au ciré noir et au chapeau mou à bord rabattu » (186), « Car Brown nřest pas

assez naïf pour ignorer quřil reste à la merci dřun contrôle, effectué à son insu par

lřorganisation » (201 cf. 174). Lřorganisation est lřinstitution la plus appropriée pour gérer

la force circulaire de la méfiance et du soupçon de tout le roman.

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Lřorganisation se laisse apercevoir par les références douteuses de quelques-uns de

ses membres et les hiérarchisations pas claires du tout. « Cřest évidemment quřon lui avait

donné une mauvaise heure, et cela peut-être volontairement, si lřon cherche à le prendre en

faute… Ou alors il sřagissait tout à fait dřune autre scène, et les agents dřexécution

appartenaient