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18 | Décembre 2018 | La Revue du Trombinoscope TRIBUNES Neurosciences L es neurosciences sont nées hier, à peine un siècle et ont déjà pris une place prépondérante non seulement dans la psychologie, la psychiatrie, la neurologie, la neuroradiologie, la neurochirurgie mais aussi toutes les activités des sciences sociales telles la pédagogie, l’éducation, l’ergonomie, la navigation, le marketing, l’économie, la finance par des tradings algorithmiques et même le droit. Ce dévelop- pement impose dorénavant à l’esprit l’application de la méthode expérimentale où la chimie, la physiologie et la neuro-imagerie fonctionnelle viennent compléter voire modifier les discours de la psychologie clinique traditionnelle et bousculer en profondeur les conceptions de la psychanalyse notamment dans l’approche neurodéveloppementale des troubles du spectre autistique. On ne compte ainsi pas moins de 100 000 publications par an en psycho- logie témoignant du dynamisme de la recherche en ce domaine. D ’un point de vue historique, les sciences cognitives commencent réellement au XIXième siècle avec les débuts de « la psychologie expérimentale ». Elle-même influencée par la théorie de l’évolution publiée en 1859 par Charles Darwin (1809-1882) dans « L’origine des espèces » qui fait sortir les mémoires psychologiques non plus d’une âme mais d’un système nerveux produit d’une longue adaptation. Dès 1879, Wilhem Wundt (1832-1920) créa à Leipzig le premier laboratoire de psychologie expérimentale et publie son traité de « Psychologie physiologique ». D’autres illustres savants vont suivre cette voie de la recherche tel Théodule Ribot (1832-1916), Alfred Binet (1857-1911), créa- teur d’un test d’intelligence, Pierre Janet (1859-1947), John Watson (1879-1958), fonda- teur du comportementalisme, rejetant toute introspection pour n’étudier que les comportements objectivables et Jean Piaget (1896-1980) pour ses travaux sur l’intelligence et le développement des acquisitions instrumentales des enfants. Si pour cette première série de neuroscientifiques, la philosophie notamment son courant empiriste et structuraliste irrigue encore les concepts théoriques, dans la seconde partie du XXième siècle, ce sera le développement de l’informatique et du traitement de l’information de John McCarthy (1927-2011) et Marvin Lee Minsky (1927-2016) qui initieront le modèle actuel d’analogie cerveau- ordinateur ou mégadonnées-intelligence artificielle. Ce modèle cybernétique s’appuie sur des réseaux de connexions neuronales interactives. Il y a en effet tout au long de sa vie de nouveaux neurones et de nouvelles connexions qui se forment. Cette plas- ticité reste effective jusqu’à la fin de sa vie. Il y a lieu de rappeler que c’est la qualité des liaisons entre les neurones en interactions avec l’environnement qui fait le maintien des capacités cognitives. Bien plus d’ailleurs qu’un profil ou un style dit cognitif mesuré en psychométrie. Les années 1990 voient les premières expériences sur les inter- faces cerveau-machine. C’est aussi en 1990 que Giacomo Rizzolatti a décrit des neurones miroirs qui viennent inscrire dans le vivant un peu de ce désir mimétique si cher à René Girard (1923-2015). Enfin, la psychopharmacologie depuis 1952 et le premier neuro- leptique découvert par Henri Laborit (1914-1995), Pierre Deniker (1917-1918) et Jean Delay (1907-1987) a permis de désinstitutionnaliser des patients en leurs permettant une prise en charge ambulatoire. La recherche en psychiatrie biologique a permis la prescription de principes actifs et de nouvelles formules galéniques au rapport bénéfices/risques plus tolérable. A présent, des programmes structurés de psychoéducation et des stratégies de préventions en santé mentale issues des données immédiates des neurosciences s’organisent dans nos secteurs psychiatriques. Pour terminer ce rapide tour d’horizon historique, la théorie de l’esprit, cette capacité à comprendre les intentions d’autrui, autrement dit l’empathie, doit être signalée comme l’hypothèse la plus prometteuse de la recherche des cognitions humaines de ces 40 dernières années et apportera peut-être un jour ce supplément d’âme qui fera de la learning machine une intelligence non plus artificielle mais une intelligence autonome capable de sensibilité émotionnelle et même d’humour. D ’un point de vue pratique, les nouvelles technologies utilisant l’intelligence artificielle sont déjà présentes dans notre quotidien avec nos smartphones, nos GPS, les capteurs médicaux en cardiologie, dans le diabète, la cancérologie. En gérontologie des robots d’assistances à l’autonomie tel Néo, Paro ou Roméo amélioreront la prise en charge de la dépendance. Quant aux implants neurosensoriels, ils restent encore à améliorer particulièrement pour le système complexe que constitue la vision. Des interfaces cerveau- machine (ICM) commencent grâce à un système de liaison directe de contrôler par la pensée un ordinateur, une prothèse voire tout autre système automatisé sans recours à ses bras, ses jambes ou ses mains. L’homme compensé voire augmenté hier sous forme d’avatar virtuel est devenu réalité potentielle. Le projet BCI de Clinotec vise ainsi à faire marcher des sujets tétraplégiques grâce à une ICM pilotant un exosquelette. Dans l’e-santé mentale, on peut trouver sur smartphone des applications pour évaluer l’état émotionnel, l’humeur, les données de la voix ou pour permettre aux patients de réaliser un programme de psychoéducation sur leur propre trouble. Les montres pourraient aussi se voir solliciter pour le suivi du sommeil. Les phobies peuvent bénéficier d’une aide par lunettes virtuelles. Réalité virtuelle qui pourrait aussi aider à la prise en charge du stress post-trauma- tique, des troubles des conduites alimentaires et des addictions. Brahim HAMMOUCHE f Député Modem de la Moselle f Membre de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale f Président du groupe d’amitié France-Luxembourg de l’Assemblée nationale LES NEUROSCIENCES : UNE APPROCHE HISTORIQUE, PRATIQUE ET ÉTHIQUE « Il devient nécessaire d’envisager un questionnement éthique face au spectre d’une société risquant de devenir « ultra-smartisée »

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18 | Décembre 2018 | La Revue du Trombinoscope

TRIBUNES • Neurosciences

Les neurosciences sont nées hier, à peine un siècle et ont déjà pris une place prépondérante non seulement dans la psychologie, la psychiatrie, la neurologie, la neuroradiologie, la neurochirurgie mais aussi toutes les activités des sciences sociales telles la pédagogie, l’éducation, l’ergonomie, la navigation, le marketing, l’économie, la finance

par des tradings algorithmiques et même le droit. Ce dévelop-pement impose dorénavant à l’esprit l’application de la méthode expérimentale où la chimie, la physiologie et la neuro-imagerie fonctionnelle viennent compléter voire modifier les discours de la psychologie clinique traditionnelle et bousculer en profondeur les conceptions de la psychanalyse notamment dans l’approche neurodéveloppementale des troubles du spectre autistique. On ne compte ainsi pas moins de 100 000 publications par an en psycho-logie témoignant du dynamisme de la recherche en ce domaine.

D’un point de vue historique, les sciences cognitives commencent réellement au XIXième siècle avec les débuts de « la psychologie

expérimentale ». Elle-même influencée par la théorie de l’évolution publiée en 1859 par Charles Darwin (1809-1882) dans « L’origine des espèces » qui fait sortir les mémoires psychologiques non plus d’une âme mais d’un système nerveux produit d’une longue adaptation.

Dès 1879, Wilhem Wundt (1832-1920) créa à Leipzig le premier laboratoire de psychologie expérimentale et publie son traité de « Psychologie physiologique ». D’autres illustres savants vont suivre cette voie de la recherche tel Théodule Ribot (1832-1916), Alfred Binet (1857-1911), créa-teur d’un test d’intelligence, Pierre Janet (1859-1947), John Watson (1879-1958), fonda-teur du comportementalisme, rejetant toute introspection pour n’étudier que les comportements objectivables et Jean Piaget (1896-1980) pour ses travaux sur l’intelligence et le développement des acquisitions instrumentales des enfants.

Si pour cette première série de neuroscientifiques, la philosophie notamment son courant empiriste et structuraliste irrigue encore les concepts théoriques, dans la seconde partie du XXième siècle, ce sera le développement de l’informatique et du traitement de l’information de John McCarthy (1927-2011) et Marvin Lee Minsky (1927-2016) qui initieront le modèle actuel d’analogie cerveau-ordinateur ou mégadonnées-intelligence artificielle. Ce modèle cybernétique s’appuie sur des réseaux de connexions neuronales interactives. Il y a en effet tout au long de sa vie de nouveaux

neurones et de nouvelles connexions qui se forment. Cette plas-ticité reste effective jusqu’à la fin de sa vie. Il y a lieu de rappeler que c’est la qualité des liaisons entre les neurones en interactions avec l’environnement qui fait le maintien des capacités cognitives. Bien plus d’ailleurs qu’un profil ou un style dit cognitif mesuré en psychométrie.

Les années 1990 voient les premières expériences sur les inter-faces cerveau-machine. C’est aussi en 1990 que Giacomo Rizzolatti a décrit des neurones miroirs qui viennent inscrire dans le vivant un peu de ce désir mimétique si cher à René Girard (1923-2015).

Enfin, la psychopharmacologie depuis 1952 et le premier neuro-leptique découvert par Henri Laborit (1914-1995), Pierre Deniker (1917-1918) et Jean Delay (1907-1987) a permis de désinstitutionnaliser des patients en leurs permettant une prise en charge ambulatoire. La recherche en psychiatrie biologique a permis la prescription de principes actifs et de nouvelles formules galéniques au rapport bénéfices/risques plus tolérable.

A présent, des programmes structurés de psychoéducation et des stratégies de préventions en santé mentale issues des données immédiates des neurosciences s’organisent dans nos secteurs psychiatriques.

Pour terminer ce rapide tour d’horizon historique, la théorie de l’esprit, cette capacité à comprendre les intentions d’autrui, autrement dit l’empathie, doit être signalée comme l’hypothèse la plus prometteuse de la recherche des cognitions humaines de ces 40 dernières années et apportera peut-être un jour ce supplément d’âme qui fera de la learning machine une intelligence non plus artificielle mais une intelligence autonome capable de sensibilité émotionnelle et même d’humour.

D’un point de vue pratique, les nouvelles technologies utilisant l’intelligence artificielle sont déjà présentes dans notre quotidien

avec nos smartphones, nos GPS, les capteurs médicaux en cardiologie, dans le diabète, la cancérologie. En gérontologie des robots d’assistances à l’autonomie tel Néo, Paro ou Roméo amélioreront la prise en charge de la dépendance. Quant aux implants neurosensoriels, ils restent encore à améliorer particulièrement pour le système complexe que

constitue la vision.Des interfaces cerveau-

machine (ICM) commencent grâce à un système de liaison directe de contrôler par la pensée un ordinateur, une prothèse voire tout autre

système automatisé sans recours à ses bras, ses jambes ou ses mains. L’homme compensé voire augmenté hier sous forme d’avatar virtuel est devenu réalité potentielle. Le projet BCI de Clinotec vise ainsi à faire marcher des sujets tétraplégiques grâce à une ICM pilotant un exosquelette.

Dans l’e-santé mentale, on peut trouver sur smartphone des applications pour évaluer l’état émotionnel, l’humeur, les données de la voix ou pour permettre aux patients de réaliser un programme de psychoéducation sur leur propre trouble. Les montres pourraient aussi se voir solliciter pour le suivi du sommeil. Les phobies peuvent bénéficier d’une aide par lunettes virtuelles. Réalité virtuelle qui pourrait aussi aider à la prise en charge du stress post-trauma-tique, des troubles des conduites alimentaires et des addictions.

Brahim HAMMOUCHE ffDéputé Modem de la Moselle ffMembre de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationaleffPrésident du groupe d’amitié France-Luxembourg de l’Assemblée nationale

LES NEUROSCIENCES : UNE APPROCHE HISTORIQUE, PRATIQUE ET ÉTHIQUE

« Il devient nécessaire d’envisager un questionnement éthique face au spectre d’une société risquant de devenir « ultra-smartisée »

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La Revue du Trombinoscope | Décembre 2018 | 19

Neurosciences • TRIBUNES

On comptabilise ainsi plus de 1500 applications et seulement 32 publications scientifiques s’y rapportant montrant un impact positif par rapport à ceux qui sont privés d’application mais ne montrant pas de différence entre les groupes avec applications et ceux soumis à placebo.

D’un point de vue éthique, l’exemple récent du robot conversationnel Thy de Microsoft qui a dû être débranché

car il s’était mis à diffuser des messages racistes et misogynes, des accidents provoqués par des voitures autonomes et autres « futures of life » reposent la question de la responsabilité juridique, du cadre législatif et des enjeux éthiques de ces nouvelles technologies de learning machine ?

La Chine va lever un fond de 23,96 milliards de dollars versus 1,5 milliards d’euros pour la France. S’il ne s’agit pas d’étouffer l’innovation et la recherche en ce domaine, il serait une erreur de croire que de Jules Vernes à Isaac Asimov, la science-fiction ne serait que littérature !

Il devient nécessaire d’envisager un questionnement éthique face au spectre d’une société risquant de devenir « ultra-smartisée ». Tout le monde aura-t-il accès à ces nouvelles technologies ? Quelle sera notre place et notre rôle dans la société, particulièrement pour des professions comme celles de chauffeurs-taxis, d’experts juridiques ou de médecins ? Jusqu’où pourrait-être mise en cause notre responsabilité civile et professionnelle ?

Les machines pourraient-elles prendre le pouvoir ? Après les drones de guerre, les futurs robots violeront-il la première loi d’Asimov de ne jamais porter atteinte à un être humain ?

Cette culture digitale restera-t-elle sous contrôle humain ? La loi abusivement dénommée Moore qui fait que la vitesse des microprocesseurs double tous les 18 mois ne nous entraine-t-elle pas vers une perte de contrôle et une dépendance massive ? Nos libertés de choix personnels et de vie ne se verraient-elles pas alors réduites voire niées dans une autre norme, une autre culture ?

Indiscutablement, les outils des nouvelles technologies de l’information et de la communication vont devenir de plus en plus autonomes comme système expert d’abord pour notre confort puis pour nos prises de décisions et enfin dans nos inférences

aux apprentissages pour l’éducation. Il est donc essentiel d’en tirer les bénéfices tout en étant vigilant sur la gestion des risques. Dans une planète mondialisée au niveau financier, des systèmes informatiques ont déjà entrainé des minikrachs boursiers. Qu’en serait-il demain dans le domaine militaire ?

Si la machine est appelée à surpasser l’homme dans ses compé-tences et ses performances, à changer notre regard sur le handicap, la dépendance et donc l’autonomie de la personne, à changer même de paradigme face à la complexité, ne faudra-t-il pas alors lui donner une « identité électronique » dans le prolongement de ce que vient de faire l’UE avec le règlement eIDAS pour établir un service de confiance des systèmes qualifiés d’intelligents dans le domaine des transactions électroniques ? Le développement de l’intelligence artificielle nécessite dès à présent à défaut de tout comprendre de son fonctionnement d’en garantir la transparence des programmes informatiques et autres algorithmes décisionnels qui conduisent notamment à tel ou tel diagnostic ou orientation. Pour cela, un cadre législatif et des recommandations éthiques ne sont pas inutiles, bien au contraire. Le cadre législatif est d’abord celui qui puisse garantir la protection et la gestion des données, leur anonymisation et le consentement éclairé. La loi règlement général des protections des données (RPGD), mise en application depuis le 25/05/2018, doit répondre à cette demande d’« accountability ».

Cette loi RPGD sera -t-elle suffisante pour nous garantir de ne pas nous retrouver un jour pris dans un système où toute forme de liberté individuelle serait niée ? Et, si ce consentement devenait silencieusement moins éclairé ? L’histoire récente s’est souvent retrouvée à accoucher de régimes totalitaires utilisant déjà à leur époque des moyens technologiques dont ils disposaient pour faire de la négation absolue de la liberté la seule règle de vie au profit d’une norme nouvelle, celle d’« un homme nouveau » dévolu au culte de la mort et du sacrifice pour le parti. Resterons-nous dévo-lus au culte de la performance et de la surcompensation au risque de la négation absolue de notre humaine, si humaine fragilité ?

Stéphane Hawking (1942-2018) dans son dernier ouvrage, « Brèves réponses aux grandes questions », écrit : « notre avenir sera une course entre la technologie et la sagesse ». Il nous convient main-tenant de nous assurer que c’est bien la sagesse qui gagnera !