Todorov (1986)_Le Croisement Des Cultures

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Tzvetan Todorov Le croisement des cultures In: Communications, 43, 1986. pp. 5-26. Citer ce document / Cite this document : Todorov Tzvetan. Le croisement des cultures. In: Communications, 43, 1986. pp. 5-26. doi : 10.3406/comm.1986.1637 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1986_num_43_1_1637

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Tzvetan Todorov

Le croisement des culturesIn: Communications, 43, 1986. pp. 5-26.

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Todorov Tzvetan. Le croisement des cultures. In: Communications, 43, 1986. pp. 5-26.

doi : 10.3406/comm.1986.1637

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1986_num_43_1_1637

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Tzvetan Todorov

Le croisement des cultures

Au moment où je m'approche du sujet qu'annonce ce titre, le Croisement des cultures, c'est-à-dire les formes que prennent la rencontre, l'interaction, le mélange de deux sociétés particulières, un doute se saisit de moi : quel sera le statut de mon discours même ? Celui du savant ? Ce serait un choix possible, et sans doute légitime. Sociologue, j'étudierais les effets de la cohabitation de plusieurs groupes culturels sur le même sol ou les formes d'acculturation subies par une population d'émigrés. Littéraire, j'établirais l'influence de Sterne sur Diderot ou l'effet du bilinguisme ambiant sur l'écriture de Kafka. Historien, je constaterais les conséquences de l'invasion turque sur l'Europe du Sud-Est, au XIIIe siècle, ou celles des grandes découvertes géographiques sur l'Europe de l'Ouest, au XVIe. Enfin, épistémologue, je m'interrogerais sur la spécificité de la connaissance ethnologique ou sur la possibilité générale de comprendre un autre que moi.

Cette attitude est bien attestée, donc, et parfaitement défendable. Seulement, on sent aussi que, telle quelle, elle reste incomplète. C'est qu'il n'est pas question de substances physiques ou chimiques dans ces recherches, mais d'êtres humains ; et que racisme, antisémitisme, travailleurs immigrés, seuils de tolérance, fanatisme religieux, guerre et ethnocide sont des notions chargées d'un grand poids affectif, à l'égard desquelles il est vain de feindre l'indifférence. Peut-être des moments de l'histoire ont-ils existé où il a été possible d'en parler avec détachement et impartialité (quoique je n'en connaisse pas) ; toujours est-il que, en France, aujourd'hui, il y aurait quelque chose de dérisoire dans la tentative de garder un ton purement académique alors que de nombreux individus souffrent quotidiennement, corps et âme, pour cause de « croisement ».

Devrais-je donc me faire plutôt homme d'action ? Là encore, il s'agit d'une attitude bien existante et certainement utile. Je sais alors de quel côté de la barricade je me situe ; je participe aux manifestations et je signe des pétitions ; ou, tempérament moins belliqueux, je consacre

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une partie de mon temps libre aux cours d'alphabétisation destinés aux travailleurs étrangers. Mais c'est là, justement, que gît le problème : je ne m'en occupe que pendant mon temps libre, à côté et en dehors de mon activité principale. Comme tout un chacun, je peux prendre part à des actions en faveur de tel ou tel groupe maltraité ; mais ce que je fais le reste du temps n'y est pour rien : ce n'est pas parce que je suis, dans le privé si j'ose dire, historien ou sociologue que mon militantisme est en quoi que ce soit différent de celui des autres.

Deux activités d'une même personne, celle du savant et celle du politique, qui souffrent également à être isolées l'une de l'autre ; mais peut-on les concevoir dans une relation autre que d'alternance (savant de neuf à cinq, militant de cinq à neuf) ? Oui, à condition d'admettre qu'à côté de ces deux fonctions il puisse en exister une troisième, que je désignerai par ce terme ambigu, sinon dévalorisé : l'intellectuelle. Je voudrais qu'on entende cette fois-ci, à travers ce mot, la nécessité qu'il y a pour le spécialiste de l'esprit humain et de ses œuvres de rendre compte des valeurs sous-jacentes à son travail et de leur relation avec les valeurs de sa société. L'intellectuel n'est pas, en tant que tel, homme d'action : même s'il agit par ailleurs, ce n'est pas par son travail au service du gouvernement ou par sa lutte clandestine qu'il est intellectuel. L'homme d'action part de valeurs qu'il sous-entend ; l'intellectuel en fait, au contraire, l'objet même de sa réflexion. Sa fonction est essentiellement critique, mais au sens constructif du mot : il confronte le particulier, que tous nous vivons, à l'universel, et il crée un espace dans lequel nous pouvons débattre de la légitimité de nos valeurs. Il refuse de voir réduire la vérité tant à la pure adéquation aux faits dont se réclame le savant qu'à la vérité de révélation, à la foi du militant ; il aspire plutôt, lui, à une vérité de consensus, vers laquelle on s'avance en acceptant l'examen réflexif et le dialogue.

J'entrevois donc un but commun aux arts et aux sciences humaines (qui par ailleurs manient des formes et des discours si différents) : révéler et, éventuellement, modifier le complexe de valeurs qui servent de principe régulateur à la vie d'un groupe culturel. Les artistes et les « savants-humains » n'ont pas vraiment le choix de se situer ou de ne pas se situer par rapport à ce complexe, dans la mesure où il entre dans leur projet de mettre au jour quelque côté inconnu de l'existence humaine, laquelle à son tour ne peut être pensée hors du rapport aux valeurs ; mais, devenus conscients de cette inévitable relation, ils peuvent l'assumer avec plus de responsabilité que s'ils en ignoraient l'existence. Czeslaw Milosz raconte, dans son livre la Pensée captive, que maint nationaliste polonais d'avant la guerre découvrait avec

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La modficación de lo valores se hace dentro de un marco de valores también... no se puede salir de esta realidad compleja, pero al estar consciente de esta inevitable relación se le puede asumir de manera responsable.
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effroi comment les discours antisémites qu'il avait tenus par bravade se transformaient, pendant l'occupation nazie, en faits matériels, autrement dit en charniers humains. C'est pour éviter cette prise de conscience tardive et l'effroi qui peut l'accompagner que les artistes et les savants ont intérêt à assumer d'emblée leur fonction d'intellectuels, leur rapport aux valeurs ; d'accepter donc leur rôle social.

Mais une difficulté supplémentaire surgit ici, propre au domaine même des relations interculturelles : c'est que tout le monde semble d'ores et déjà d'accord sur leur état idéal. La chose est digne d'éton- nement : alors que les comportements racistes pullulent, personne ne se réclame d'une idéologie raciste. Tous sont pour la paix, la coexistence dans la compréhension mutuelle, les échanges équilibrés et justes, le dialogue efficace ; les conférences internationales le disent, les congrès des spécialistes sont d'accord, les émissions de radio et de télévision le répètent ; et pourtant on continue de vivre dans l'incompréhension et la guerre. Il semblerait que l'accord même sur ce que sont les « bons sentiments » en la matière, la conviction universelle que le bien est préférable au mal privent cet idéal de toute efficacité : la banalité exerce un effet paralysant.

Il faut donc débanaliser notre idéal. Mais comment ? Nous n'allons tout de même pas, pour acquérir les privilèges de l'originalité, embrasser un credo obscurantiste ou raciste ? Je vois, pour ma part, une possibilité d'agir en deux directions. D'une part, l'idéal n'est efficace que s'il reste en rapport avec le réel ; ce qui ne veut pas dire qu'il faille le rabaisser pour le rendre accessible, mais qu'il ne faut pas le séparer du travail de connaissance. Non pas, d'un côté, des savants-techniciens neutres et, de l'autre, des moralistes qui ignorent les réalités humaines ; mais des chercheurs conscients de la dimension éthique de leur recherche et des hommes d'action au fait des résultats de la connaissance. D'autre part, je ne suis pas sûr que l'accord sur les « bons sentiments » soit aussi parfait qu'il paraît à première vue. J'ai l'impression, bien au contraire, qu'on se réfère souvent à des exigences contradictoires, amalgamées dans un même élan de générosité ; qu'on voudrait, comme on dit, garder le beurre et l'argent du beurre. Pour débanaliser, il faut accepter de rester logique avec soi ; si on est conduit par là à l'absurde, il faut reprendre tout à zéro.

Il fallait dire tout cela pour expliquer les particularités du discours qui suit ; je parle évidemment de son orientation, sans présumer du degré de sa réussite. J'aborde mon sujet à la lumière de l'expérience qui m'est propre, celle d'un historien et interprète de la réflexion sur le croisement des cultures, mais aussi celle d'un sujet particulier qui, comme n'importe quel autre, a vécu et vit toujours la pluralité cultu-

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relie dans son existence personnelle. Mon survol de ce vaste domaine s'organisera autour de deux thèmes principaux : jugements sur les autres ; interaction avec les autres.

Jugements sur les autres

J'ai grandi dans un petit pays, situé à Tune des extrémités de l'Europe, la Bulgarie. Les Bulgares ont, à l'égard des étrangers, un complexe d'infériorité : ils pensent que tout ce qui vient de l'étranger est meilleur que ce qu'ils trouvent chez eux. Il est vrai que toutes les parties du monde extérieur ne se valent pas et que le meilleur étranger est incarné par les pays d'Europe occidentale ; à cet étranger-là, les Bulgares donnent un nom paradoxal, mais qu'explique leur situation géographique : il est « européen », tout court. Les tissus, les chaussures, les machines à laver ou à coudre, les meubles et même les sardines en boîte sont meilleurs quand ils sont « européens ». De ce fait, tout représentant des cultures étrangères, personne ou objet, jouit d'un préjugé favorable, où s'estompent les différences d'un pays à l'autre, qui pourtant forment les clichés de l'imaginaire ethnique en Europe occidentale : pour nous, alors, tout Belge, Italien, Allemand, Français apparaissait comme auréolé d'un surcroît d'intelligence, de finesse, de distinction, et nous lui vouions une admiration que seules pouvaient altérer la jalousie et l'envie qui s'emparaient de nous autres garçons lorsqu'un de ces Belges de passage à Sofia faisait tourner la tête à la jeune fille de nos rêves ; même le Belge une fois parti, elle risquait de continuer à nous regarder de haut.

De ce fait, les Bulgares sont assez réceptifs aux cultures étrangères : non seulement ils ne rêvent que d'aller à l'étranger (en « Europe » de préférence, mais les autres continents feraient aussi l'affaire), mais de plus ils apprennent volontiers les langues étrangères, se ruent, l'esprit plein de bienveillance, sur les livres et les films étrangers. Lorsque je suis venu vivre en France, à ce préjugé favorable à l'égard des étrangers s'en est ajouté un autre : obligé de faire la queue pendant des heures à la préfecture de police pour obtenir le renouvellement de ma carte de séjour, je ne pouvais que me sentir solidaire des autres étrangers à côté de moi, Maghrébins, Latino-Américains ou Africains, qui subissaient les mêmes contraintes pénibles ; du reste, les employés des guichets ou, ailleurs, les gardiens, concierges et autres agents de police, pour une fois égalitaristes, ne faisaient pas le détail : tous les étrangers étaient traités de la même façon, dans un premier temps en tous les

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cas. Ici aussi, donc, pour moi l'étranger était bon : non plus comme objet d'envie, mais comme compagnon d'infortune — même si celle-ci était, dans mon cas personnel, toute relative.

Mais lorsque j'en suis venu à réfléchir à ces questions, je me suis rendu compte qu'une telle attitude était bien critiquable : non seulement dans les cas caricaturaux où cela saute aux yeux, mais dans son principe même. C'est que le jugement de valeur que je portais était fondé sur un critère purement relatif : on est étranger seulement aux yeux des autochtones, ce n'est pas là une qualité intrinsèque ; dire de quelqu'un qu'il est étranger, c'est évidemment en dire très peu. Or, je ne cherchais pas à savoir si tel comportement était, en lui-même, juste et digne d'admiration ; il me suffisait de constater qu'il était d'origine étrangère. Il y avait de plus, là, un paralogisme que la xénophilie partage avec la xénophobie, ou avec le racisme (même si elle part d'une intention plus généreuse), et qui consiste à postuler une solidarité entre les différentes propriétés d'une même personne : même si tel individu est à la fois français et intelligent, tel autre à la fois algérien et inculte, cela ne permet pas de déduire les traits moraux des traits physiques, encore moins d'étendre cette déduction à l'ensemble de la population.

La xénophilie connaît deux variantes, selon que l'étranger en question appartient à une culture perçue globalement comme supérieure ou inférieure à la sienne propre. Les Bulgares admirateurs de l'« Europe » illustrent la première, qu'on pourrait appeler le malin- chismo, en reprenant le mot utilisé par les Mexicains pour désigner l'adulation aveugle des valeurs occidentales, naguère espagnoles, aujourd'hui anglo-américaines, mot qui vient du nom de la célèbre Malinche, l'interprète indigène de Cortés. Le cas de la Malinche elle- même est peut-être moins tranché que ne le laisse penser le terme purement péjoratif de malinchismo ; mais le phénomène est bien attesté dans toutes les cultures où un sentiment d'infériorité se maintient par rapport à une autre culture. La seconde variante est familière à la tradition française (et aux autres traditions occidentales) : c'est celle du bon sauvage, c'est-à-dire des cultures étrangères admirées précisément en raison de leur primitivisme, de leur arriération, de leur infériorité technologique. Cette dernière attitude reste vivante de nos jours et on peut l'identifier clairement à travers tel discours écologiste ou tiers-mondiste.

Ce qui rend ces comportements de xénophilie non pas antipathiques, mais peu convaincants, est donc ce qu'ils ont en commun avec la xénophobie : la relativité des valeurs sur lesquelles ils se fondent ; c'est comme si je déclarais la vue de profil intrinsèquement supérieure à la

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vue de face. J'en dirais autant du principe de tolérance, dont nous nous réclamons volontiers aujourd'hui. On aime opposer la tolérance au fanatisme, et la lui juger supérieure ; mais dans ces conditions le jeu est gagné d'avance. La tolérance n'est une qualité que si les objets à l'égard desquels elle s'exerce sont réellement inoffensifs : pourquoi condamner les autres, comme cela s'est pourtant fait d'innombrables fois, s'ils diffèrent de nous dans leurs habitudes alimentaires, vestimentaires, ou hygiéniques ? En revanche, la tolérance est hors de propos si les « objets » en question sont les chambres à gaz, ou, pour prendre un exemple plus éloigné, les sacrifices humains des Aztèques : la seule attitude acceptable à leur égard est la condamnation (même si cette condamnation ne nous apprend pas si on doit intervenir pour faire cesser de tels actes ni comment on doit le faire). Il en va un peu de même enfin de la charité chrétienne ou de la pitié à l'égard des faibles et des vaincus : tout comme il est abusif de déclarer que quelqu'un a raison simplement parce qu'il est le plus fort, il serait injuste de déclarer que les faibles ont toujours raison, à cause de leur faiblesse même ; un état passager, un accident de l'histoire se trouve érigé au rang de trait constitutif.

Je pense pour ma part que la pitié et la charité, la tolérance et la xénophilie ne doivent pas être radicalement écartées, mais que leur place n'est pas dans les principes sur lesquels se fonde le jugement. Si je condamne les chambres à gaz ou les sacrifices humains, ce n'est pas en fonction de tels sentiments, mais au nom de principes absolus qui proclament, par exemple, l'égalité de droit de tous les êtres humains ou le caractère inviolable de leur personne. Or, d'autres cas sont moins évidents : les principes restent abstraits et leur application pose des problèmes ; cela risque de prendre du temps ; en attendant, il est certainement préférable de pratiquer la tolérance plutôt que la justice sommaire. D'autres fois encore, on voit bien de quel côté sont les bonnes raisons ; pourtant la misère, le dénuement, la douleur comptent aussi, et on doit les prendre en considération. Laisser guider le comportement quotidien par les seuls principes abstraits conduit vite aux excès du puritanisme, où l'on chérit les abstractions plutôt que les êtres. La pitié et la tolérance ont donc leur place, mais elle est du côté des interventions pratiques, des réactions immédiates, des gestes concrets, non de celui des principes de justice ou des critères sur lesquels fonder le jugement.

Mais juger des cultures étrangères n'est-il pas, en soi, reprehensible ? Tel semble être, en tous les cas, le consensus de nos contemporains éclairés (quant aux autres, ils évitent de s'exprimer en public). Je lis par exemple dans le Français dans le monde, la revue des profes-

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seurs de français, dans un numéro consacré, en 1983, à notre thème même (et intitulé D'une culture à l'autre), chez un auteur dont les bonnes intentions ne font pas de doute, cette attaque contre la comparaison entre cultures :

La comparaison comme angle d'analyse de cultures comporte un certain nombre de risques et de dangers, notamment de hiérarchisation des cultures. [...] Théoriquement et méthodologiquement la comparaison est dangereuse. En effet, chercher à établir un parallèle, vouloir retrouver dans chaque culture les mêmes éléments mais sous des formes différentes ou des degrés de maturité différents impliquent la croyance en l'existence d'un schéma culturel universel à partir duquel s'ordonneraient toutes les cultures. Or, on le sait, chacun ramène l'universel à lui-même (n° 181, p. 41).

Le rapprochement est dangereux car il conduit au jugement comparatif et à la hiérarchie : ceci vaut mieux que cela ; or, de tels gestes sont forcément égocentriques. Mais c'est voir les êtres humains à l'image des particules physiques ou, dans le meilleur des cas, des rats de laboratoire. Les humains sont, à n'en pas douter, déterminés par leur biographie, par leur condition matérielle, par leur appartenance ethnique ; mais le sont-ils au point de ne pouvoir jamais s'en affranchir ? Qu'a-t-on fait de la conscience et de la liberté humaines ? Et que faire de toutes les aspirations de l'humanité à l'universalité, attestées aussi loin que la mémoire puisse remonter : n'ont-elles été que les manifestations plus ou moins habilement masquées de l'ethnocen- trisme ? Un tel discours hyperdéterministe n'est pas sans conséquences politiques : si on fait croire aux hommes qu'ils sont esclaves, ils finissent par le devenir. Voici comment, derrière l'exigence « théorique et méthodologique », se révèlent des partis pris idéologiques relativis- tes que rien ne justifie — et que bien des faits contredisent.

Je crois que derrière la crainte de hiérarchiser et de juger il y a le spectre du racisme. On se dit que si on condamne le sacrifice humain, on risque d'apparaître comme un champion de la race blanche. Et, certes, Buffon ou Gobineau avaient tort de concevoir les civilisations comme formant une pyramide unique dont le sommet était occupé par les blonds Germains ou par les Français, et la base, ou plutôt le fond, par les Peaux-Rouges et par les Noirs. Mais leur tort n'est pas d'avoir affirmé que les civilisations sont différentes et néanmoins comparables, car on en vient sans cela à nier l'unité du genre humain, ce qui comporte « des risques et des dangers » autrement plus graves ; l'erreur est d'avoir postulé la solidarité du physique et du moral, de la

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couleur de la peau et des formes prises par la vie culturelle ; autrement dit, elle provient d'un certain esprit déterministe qui voit la cohérence partout ; un esprit cultivé par l'attitude scientifique, qui ne veut admettre que deux séries de variables, observables en même temps et aux mêmes lieux, soient sans relation entre elles. Il faudrait dire plus : à supposer même que cette corrélation entre physique et moral soit établie (ce qui n'est pas le cas aujourd'hui) et qu'une hiérarchie soit mise en évidence sur le plan des qualités physiques, il ne s'ensuit pas qu'on doive embrasser les positions racistes. Nous éprouvons une crainte devant l'idée que des inégalités naturelles entre des parties de l'humanité puissent être découvertes (du genre : les femmes sont moins douées pour la saisie globale de l'espace, les hommes ont une moindre maîtrise du langage). Mais il n'y a pas à redouter ce qui reste • une pure question empirique, car, quelle que soit la réponse, elle ne saurait fonder une loi inégalitaire. Le droit ne se fonde pas dans le fait, la science ne peut fabriquer les buts de l'humanité. Le raciste, lui, fonde, sur une supposée inégalité de fait une inégalité de droit ; il y a là une transition qui fait le scandale, alors que l'observation des inégalités n'est en elle-même nullement reprehensible.

Il n'y a aucune raison pour renoncer à l'universalité du genre humain ; je dois pouvoir dire non pas que telle culture prise comme un tout est supérieure ou inférieure à telle autre (ce serait encore voir de la cohérence partout), mais que tel trait d'une culture, qu'elle soit la nôtre ou une autre, tel comportement culturel est condamnable ou louable. A trop tenir compte du contexte — historique, culturel — , on excuse tout ; or la torture, pour prendre un exemple, ou l'excision, pour en prendre un autre, ne sont pas justifiables du fait d'être pratiquées dans le cadre de telle culture particulière.

D'avoir pris conscience de ce droit et de ce devoir ne suffit pas pour résoudre toutes les difficultés du jugement interculturel ; pour en illustrer quelques-unes, je voudrais évoquer les figures de quelques philosophes français du passé, qui se sont penchés sur ces questions.

On pourrait prendre Montaigne comme représentant du principe de tolérance et du relativisme radical. Pour lui, tout est effet de la coutume, or les coutumes ne se fondent qu'en elles-mêmes ; il est impossible de choisir entre deux coutumes, puisqu'il n'existe pas de point de comparaison neutre. Comme l'auteur du Français dans le monde que je citais, Montaigne pense que tout jugement s'enracine dans la culture, et jamais dans la nature : « Nous n'avons d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes » (Essais, I, 31). Toute coutume peut être justifiée : « Chaque usage a sa raison » (III, 9), et les condamnations (ou éloges) que nous

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portons proviennent de l'illusion optique causée par l'ethnocentrisme : « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage » (I, 31).

Mais cette position de tolérance généralisée est intenable, et le texte de Montaigne illustre bien ses pièges. D'abord, c'est une position intérieurement contradictoire, puisqu'elle consiste à déclarer en même temps toutes les attitudes équivalentes, et à en préférer une à toutes les autres : la tolérance elle-même. A peine a-t-il dit que chaque usage a sa raison que Montaigne en condamne un, qui est de s'enfermer entre compatriotes lorsqu'on est à l'étranger, et de dénigrer les autochtones ; mais pour formuler ce reproche Montaigne n'est-il pas obligé de juger les usages à l'aune de quelque chose qui n'en est pas un ? Ensuite, une telle position est incompatible avec ses autres convictions, et notamment avec le mythe du bon sauvage, dont il est un partisan zélé : si le sauvage est bon, non seulement pour lui-même, mais aussi à nos yeux, c'est que la bonté est une qualité transculturelle. La barbarie cesse alors d'être un défaut d'optique : parlant des mêmes « cannibales » qui lui donnaient le prétexte de sa définition relativiste du terme, il déclare maintenant que nous « les surpassons en toute sorte de barbarie » (I, 31) ; mais qui dit « surpasser » compare et juge. Enfin, ces sauvages ne sont « bons » que parce qu'ils incarnent l'idéal de Michel de Montaigne, le monde des valeurs grecques et romaines, tel que l'auteur des Essais le reconstitue et le projette où bon lui semble : courage guerrier, déférence à l'égard des femmes ; leur poésie même n'est louable que pour cette raison : « Non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais elle est tout à fait Anacréontique » (I, 31). Même si l'élan initial de Montaigne est généreux, sa position revient finalement à celle d'un ethnocentrisme inconscient (contre laquelle il croyait nous mettre en garde) : il est bien amené à prononcer des jugements de valeur au nom de critères absolus, mais ces critères ne sont que la projection non critique de ses propres opinions.

On aurait alors intérêt à se tourner vers un auteur qui non seulement est universaliste, mais aussi s'assume comme tel : Condorcet, point d'aboutissement de la tradition encyclopédiste, pourrait nous servir ici d'exemple. Loin de lui toute velléité de cacher ses principes absolus : c'est au nom des Lumières, de la raison universelle, qu'il établit une échelle unique des civilisations, au sommet de laquelle se trouvent « les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis des préjugés, les Français et les Anglo-Américains » (c'est-à-dire ceux qui viennent de réaliser leur Révolution) ; alors qu'une « distance immense » les sépare « de la servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages ».

On peut trouver la base de comparaison un peu étroite ; il n'empê-

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che qu'elle est explicitement posée, et qu'elle permet à Condorcet d'y fonder ses appréciations de telle ou telle civilisation. Mais il ne se contente pas de constater et de juger, car il a aussi un idéal pour la vie sur terre : que tous les hommes deviennent égaux ; il s'adresse ainsi aux Noirs : « La Nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. » A l'encontre des racistes, Condorcet ne pense pas que différences physiques et différences morales soient corrélées ; on peut donc agir sur ces dernières. La voie conduisant à une telle égalisation vers le haut est l'éducation, le « progrès des Lumières » : l'homme individuel est perfectible, il suffit de lui en donner les moyens. En pratique cela veut dire que les peuples éclairés, Français et Anglo-Américains, doivent civiliser le reste du monde, en se servant pour cela de « colonies de citoyens qui répandront, dans l'Afrique et dans l'Asie, les principes et l'exemple de liberté, les lumières et la raison de l'Europe ».

On a reconnu là le projet du colonialisme, tel qu'il sera effectivement réalisé, par ces mêmes nations européennes, au cours du XIXe siècle. Mais il n'était peut-être pas nécessaire de suivre Condorcet aussi loin ; il ne se contente pas d'établir une échelle de valeurs unique, il veut de plus transformer les hommes et les peuples : il veut exporter la révolution, et pour cette raison s'engage dans l'entreprise colonialiste. Montaigne, au contraire, quand il s'en tient à son programme explicite, est à la fois relativiste et conservateur : puisque tous les usages se valent, il est inutile, voire nuisible, de vouloir en changer. Ne pourrait- on pas combiner l'universalisme de Condorcet avec le non-interventionnisme de Montaigne ? C'est Montesquieu qui illustre cette position intermédiaire.

A première vue Montesquieu est un relativiste, dans la lignée de Montaigne, dont il semble réaliser le programme : « Dans tout ceci, écrit-il dans VEsprit des lois, je ne justifie pas les usages mais j'en rends les raisons » (XVI, 4), et il ne se propose pas plus que Montaigne de modifier l'état présent des choses. Mais à côté de ces déclarations, Montesquieu ne perd pas sa foi dans les principes universels de la justice, dans les « rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit » (I, 1). Il mettra en œuvre cette double inspiration dans l'immense construction de VEsprit des lois. D'une part, il est nécessaire de prendre en considération le contexte historique, géographique et culturel, ce que Montesquieu appelle l'« esprit d'une nation » ; et, pour bien des sujets, il faut suspendre son jugement avant d'en savoir plus. Mais, d'autre part, sa typologie des régimes politiques repose sur une distinction de nature absolue, entre États tyranniques et États modérés : on peut choisir entre plusieurs régimes en fonction de leur adap-

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tation au contexte particulier, mais seulement à condition qu'ils satisfassent à l'exigence universelle de modération. « L'inconvénient n'est pas lorsqu'un État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république ; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme » (VIII, 8). La tyrannie est un mal parce qu'elle concentre tous les pouvoirs entre les mêmes mains ; or la nation est un corps hétérogène, et jamais aucun pouvoir unique ne peut lui convenir. La modération est cette prise en considération de l'hétérogénéité de la population et de ses aspirations au niveau de l'organisation de l'État et de la répartition des pouvoirs.

On peut donc à la fois juger les autres cultures et les laisser tranquilles ; ce serait même l'idéal auquel accède une civilisation dans sa maturité. Mais ceux qui ne partagent pas cet idéal ne se trouveront-ils pas avantagés par cette attitude passive ? Celui qui se réclame d'une religion tolérante et ne pratique pas le prosélytisme n'est-il pas en position d'infériorité par rapport au fanatique qui impose partout la conversion ? Les États — que leur évolution démocratique conduit à dénoncer la guerre comme moyen de régler les conflits internationaux et à renoncer à leur armée — ne risquent-ils pas de périr sous les coups de leur voisin armé jusqu'aux dents, et de faire ainsi disparaître cette forme de civilisation supérieure qui les avait conduits au désarmement ? Montesquieu avait du reste évoqué ce paradoxe dans les Lettres persanes, à propos de la tyrannie subie par les femmes : « L'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ; elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et, par conséquent, plus d'humanité et de raison. Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner la supériorité, si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point » (I, 38). Plus nous avons d'humanité et de raison, moins nous voulons tyranniser les autres ; mais plus alors il leur est facile de nous tyranniser, nous. Qu'il s'agisse de l'intolérance religieuse hier, de la condition des femmes aujourd'hui, ou du destin de l'Europe occidentale demain, nous sommes toujours confrontés à la même aporie que Montesquieu nous a léguée sans nous en montrer l'issue : la supériorité devient infériorité, le meilleur conduit au pire, et il ne suffit pas de savoir juger pour avoir la possibilité physique de le faire. J'ai peut-être tort cependant : et si la solution au problème était bien présente chez Montesquieu, mais qu'il ait préféré nous la laisser découvrir nous-mêmes ? N'écrivait-il pas dans ce même Esprit des lois : « II ne s'agit pas de faire lire mais de faire penser » (XI, 20) ?

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Interaction avec les autres

On peut distinguer deux niveaux dans les relations internationales : il y a interaction d'une part entre États, d'autre part entre cultures ; les deux peuvent aussi coexister. Les relations entre États, qui, malgré les efforts déployés par quelques instances transnationales, reposent sur le seul équilibre des forces et des intérêts, ne font pas partie de mon sujet ; ce sont les relations interculturelles dont j'essaierai de décrire certaines formes et certaines visées.

Depuis que les sociétés humaines existent, elles entretiennent des relations mutuelles. Pas plus qu'on ne peut imaginer les hommes vivant d'abord isolément et ensuite seulement formant une société, on ne peut concevoir une culture qui n'aurait aucune relation avec les autres : l'identité naît de la (prise de conscience de la) différence ; de plus, une culture n'évolue que par ses contacts : l'interculturel est constitutif du culturel. Et, tout comme l'individu peut être philanthrope ou misanthrope, les sociétés peuvent valoriser leurs contacts avec les autres ou au contraire leur isolement (mais jamais parvenir à le pratiquer de façon absolue). Nous retrouvons ici les phénomènes de xénophilie et de xénophobie, avec, pour la première, des manifestations comme l'engouement exotique, le désir d'évasion, le cosmopolitisme, et, pour la deuxième, les doctrines de la « pureté du sang », l'éloge de l'enracinement, les cultes patriotiques.

Comment juger les contacts entre cultures (ou leur absence) ? On pourrait dire, dans un premier temps, que les deux sont nécessaires : les habitants d'un pays profitent d'une meilleure connaissance de leur propre passé, de leurs valeurs, de leurs mœurs, aussi bien que de leur ouverture aux autres cultures. Mais cette symétrie est évidemment trompeuse. D'abord, l'image d'unité et d'homogénéité qu'une culture aime à se donner d'elle-même provient d'un penchant de l'esprit, non de l'observation : elle ne peut être qu'une décision a priori. En son intérieur même une culture se constitue par un travail constant de traduction (ou devrait-on dire de « transcodage » ?), d'une part parce que ses membres se répartissent en sous-groupes (d'âge, de sexe, de provenance, d'appartenance socio-professionnelle), d'autre part parce que les voies mêmes par lesquelles ils communiquent ne sont pas isomorphes : l'image n'est pas convertible sans restes en langage, pas plus que l'inverse. Cette « traduction » incessante est en vérité ce qui assure le dynamisme interne d'une société.

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De surcroît, même si l'attirance par l'étranger et son rejet sont tous deux attestés dans les faits, il semble bien que les attitudes de rejet soient beaucoup plus nombreuses. Prolongement social de l'égocen- trisme infantile, atavisme animal, ou dépense psychique moindre, peu importe l'explication qu'on en donnera ; il suffit d'observer le monde autour de soi pour constater que l'enfermement en soi est plus facile que l'ouverture. Même si l'on pense donc que les deux sont nécessaires, seule cette dernière mérite un effort conscient, et implique un devoir- être distinct de l'être. On peut appeler, avec Northrop Frye, transva- luation ce retour vers soi d'un regard informé par le contact avec l'autre, et dire qu'elle est en elle-même une valeur, alors que son contraire ne l'est pas. A l'encontre de la métaphore tendancieuse de l'enracinement et du déracinement, on dira que l'homme n'est pas une plante, et que c'est là son privilège ; et tout comme le progrès de l'individu (de l'enfant) consiste en un passage de l'état où le monde n'existe que dans et pour le sujet à un autre où le sujet existe dans le monde, le progrès « culturel » consiste en une pratique de la transva- luation.

Le contact entre les cultures peut échouer de deux manières différentes : dans le cas d'une ignorance maximale, les deux cultures se maintiennent, mais sans influence réciproque ; dans celui de la destruction totale (la guerre d'extermination), il y a bien du contact, mais qui s'achève par la disparition d'une des deux cultures : c'est le cas des populations indigènes d'Amérique, à quelques exceptions près. Le contact, lui, connaît des variétés innombrables, qu'on pourrait classer de mille manières. Disons d'abord que la réciprocité est ici l'exception plutôt que la règle : ce n'est pas parce que les feuilletons américains de télévision influencent la production française que l'inverse sera, ou devrait être, vrai. L'inégalité est, en l'absence d'une action concertée de l'État, la cause même de l'influence ; elle est liée à son tour à des inégalités économiques, politiques, technologiques. Il ne semble pas qu'on doive s'indigner devant le fait (même si on peut le regretter quelquefois) : il n'y a pas lieu de s'attendre, ici, à un équilibre dans la balance des paiements.

D'un autre point de vue on peut distinguer entre les interactions plus ou moins réussies. Je me souviens du sentiment de frustration qui s'imposait à moi à la fin de conversations animées avec des amis marocains ou tunisiens qui souffraient de l'influence française ; ou avec des collègues mexicains qui se plaignaient de celle de l'Amérique du Nord. Il semblait qu'ils étaient acculés à un choix stérile : ou bien le malinchismo culturel, c'est-à-dire l'adoption aveugle des valeurs, des thèmes et même de la langue de la métropole ; ou bien l'isolation-

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nisme, le refus de l'apport « européen », la valorisation des origines et de la tradition, qui revenaient souvent à un refus du présent et à un rejet, entre autres, de l'idéal démocratique. Chacun des termes de cette alternative me paraissait aussi peu désirable que l'autre ; mais comment pouvait-on éviter le choix ?

J'ai trouvé une réponse à cette question dans un domaine particulier, qui est celui de la littérature, chez l'un des premiers théoriciens de l'interaction culturelle : Goethe, inventeur de l'idée de littérature universelle {Weltliteratur). On pourrait imaginer que la littérature universelle n'est que le plus petit commun dénominateur des littératures du monde. Les nations de l'Europe occidentale, par exemple, ont Uni par reconnaître un fonds culturel commun — les Grecs et les Romains — , et elles ont, chacune, admis à l'intérieur de leur propre tradition quelques œuvres provenant des voisins : un Français n'ignore pas les noms de Dante, Shakespeare et Cervantes. A l'âge des avions supersoniques et des satellites d'information, on peut imaginer que quelques chefs-d'œuvre chinois et japonais, arabes et indiens seront ajoutés à cette courte liste. On procède ici par élimination, en ne préservant que ce qui peut convenir à tous.

Mais ce n'est pas du tout l'idée que se fait Goethe de la littérature universelle. Ce qui l'intéresse, ce sont justement les transformations que subit chaque littérature nationale à l'époque des échanges universels. Et il indique une double voie à suivre. D'une part, il ne faut pas du tout renoncer à sa particularité, bien au contraire : il faut la creuser, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'on y découvre l'universel. « Dans chaque particularité, qu'elle soit historique, mythologique ou provenant d'une fable, qu'elle soit inventée de manière plus ou moins arbitraire, on verra de plus en plus l'universalité luire et transparaître à travers le caractère national et individuel. » D'autre part, face à la culture étrangère, on ne doit pas se soumettre, mais y voir une autre expression de l'universel, et donc chercher à se l'incorporer : « II faut apprendre à connaître les particularités de chaque nation, afin de les lui laisser, ce qui justement permet qu'on entre en échange avec elle : car les particularités d'une nation sont comme sa langue et sa monnaie. » Pour prendre un exemple de notre temps, et non de celui de Goethe, si Cent Ans de solitude appartient à la littérature universelle, c'est précisément parce que ce roman s'enracine si profondément dans la culture du monde caraïbe ; et, réciproquement, s'il parvient à exprimer la spécificité de ce monde, c'est parce qu'il n'hésite pas à rendre siennes les découvertes littéraires de Rabelais ou de Faulkner.

Goethe lui-même, l'auteur le plus influent de la littérature allemande, a été, on le sait, d'une curiosité inlassable à l'égard de toutes les

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autres cultures proches ou lointaines. « Je n'ai, écrit-il dans une lettre, jamais jeté un regard ni fait un pas dans un pays étranger sans l'intention de connaître dans ses formes les plus variées l'universelle- ment humain, ce qui est répandu et réparti sur la terre entière, et ensuite de le retrouver dans ma patrie, de le reconnaître et de le promouvoir. » La connaissance de l'autre sert à l'enrichissement de soi : donner, ici, c'est prendre. On ne trouvera donc chez Goethe aucune trace de purisme, linguistique ou autre : « La puissance d'une langue ne se manifeste pas par le fait qu'elle rejette ce qui lui est étranger, mais qu'elle se l'incorpore » ; aussi pratique-t-il ce qu'il appelle, un peu ironiquement, le « purisme positif », c'est-à-dire l'absorption des termes étrangers qui manqueraient dans la langue d'origine. Plutôt que le plus petit commun dénominateur, ce que Goethe recherche dans sa littérature universelle est le plus grand commun produit.

Pourrait-on concevoir une politique culturelle inspirée des principes de Goethe ? L'État moderne et démocratique, l'État français par exemple, ne manque pas d'engager sa responsabilité et ses fonds dans une politique culturelle internationale. Si les résultats sont souvent décevants, il y a à cela une raison qui dépasse ce domaine particulier : c'est que, comme dirait M. de La Palice, il est toujours plus facile d'organiser ce qui se laisse organiser. Il est plus aisé de faire se rencontrer les ministres de deux pays, ou leurs conseillers, que les créateurs ; et les créateurs, plutôt que les éléments artistiques eux-mêmes, au sein d'une œuvre (c'est pourquoi, aussi, l'organisation de la recherche est en train d'évincer la recherche elle-même). On ne compte pas les colloques, les émissions, les associations qui se proposent d'améliorer l'interaction culturelle ; on ne peut pas dire qu'ils soient nuisibles, mais on peut aussi douter de leur utilité. Vingt rencontres entre les ministres français et grec de la Culture n'égaleront pas l'impact d'un roman traduit de l'une des langues dans l'autre.

Mais, même en laissant de côté cette plaie moderne de la bureaucratie, on peut estimer un type d'intervention plus que d'autres. En s'inspirant des principes de Goethe, on pourrait dire que le but d'une politique interculturelle devrait être plutôt l'importation des autres que l'exportation de soi. Les membres d'une société ne peuvent pratiquer spontanément la transvaluation s'ils ignorent l'existence de valeurs autres que les leurs ; émanation de la société, l'État doit aider à les leur rendre accessibles : le choix n'est possible qu'à partir du moment où on a été informé de son existence. Les bénéfices, pour ces mêmes membres, de la promotion de leurs performances à l'étranger paraissent beaucoup plus insignifiants. Si au XIXe siècle la culture française joue un rôle dominant, ce n'est pas parce qu'on subventionne

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son exportation ; c'est parce qu'elle est une culture vivante, et que, entre autres, elle accueille avidement tout ce qui se fait ailleurs. J'ai été frappé, en arrivant en France en 1963, de mon petit pays touché par la xénophilie, de découvrir que, dans un domaine particulier, celui de la théorie littéraire, on ignorait non seulement ce qui était écrit en bulgare ou en russe, langues exotiques, mais aussi en allemand ou même en anglais ; aussi mon premier travail intellectuel ici fut une traduction du russe en français... Cette absence de curiosité pour les autres est un signe de faiblesse, non de force : on connaît mieux la réflexion française sur la littérature aux États-Unis qu'on ne connaît les critiques nord-américains en France ; pourtant, les Anglo-Américains n'éprouvent apparemment pas le besoin de subventionner l'exportation de leur culture. Il faut aider les traductions en français plutôt que celles du français : la bataille de la francophonie se déroule avant tout en France même.

L'interaction constante des cultures aboutit à la formation de cultures hybrides, métissées, créolisées, et cela à tous les échelons : depuis les écrivains bilingues, en passant par les métropoles cosmopolites, et jusqu'aux États pluri-culturels. Pour ce qui concerne les entités collectives, plusieurs modèles également insatisfaisants viennent facilement à l'esprit. Passons sur l'assimilation pure et simple, qui ne tire aucun profit de la coexistence de deux traditions culturelles. Le ghetto, qui protège et à la limite maintient intacte la culture minoritaire, n'est certainement pas non plus une solution défendable, puisqu'il ne favorise en rien la fécondation mutuelle. Mais le melting-pot poussé à l'extrême, où chacune des cultures d'origine apporte sa propre contribution à un mélange nouveau, n'en est pas une très bonne non plus, tout au moins du point de vue de l'épanouissement des cultures ; c'est un peu la littérature universelle obtenue par soustraction, où chacun ne donne que ce que les autres avaient déjà ; les résultats ici font penser à ces plats au goût indéfini qu'on trouve dans les restaurants italo-cubano-chinois, en Amérique du Nord. L'autre idée de littérature universelle pourrait resservir de modèle ici : il faut qu'il y ait intégration pour qu'on puisse parler d'une culture (complexe), et non de la coexistence de deux traditions autonomes (de ce point de vue, l'émigration est préférable à la migration) ; mais la culture intégrante (et donc dominante) devrait, tout en maintenant son identité, s'enrichir par l'apport de la culture intégrée, et découvrir le foisonnement, à la place des évidences plates. On pense par exemple, même si la chose s'est faite souvent dans le sang, à la manière dont les Arabes ont influencé la culture espagnole et, au-delà, européenne, au Moyen Age et au début de la Renaissance. Les choses semblent bien plus simples

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Me parece que esta visión es demasiado ingenua... olvida todas las cuestiones estructurales de poder tras la expansión cultural...
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dans le cas des individus et, au XXe siècle, l'exil est devenu le point de départ d'expériences artistiques notoires.

La « transvaluation » est, en elle-même, une valeur. Est-ce à dire pour autant que tout contact, toute interaction avec les représentants d'une culture autre sont des faits positifs ? Ce serait là retomber dans les apories de la xénophilie : l'autre n'est pas bon simplement parce qu'il est autre ; certains contacts ont des effets positifs, d'autres non. Le meilleur résultat d'un croisement des cultures est souvent le regard critique qu'on tourne vers soi ; il n'implique nullement la glorification de l'autre.

Une forme d'interaction entre cultures mérite d'être traitée à part, tant est grande sa spécificité : c'est le travail de connaissance. On aime même l'imaginer si pur, si transparent qu'on en oublie qu'il est aussi interaction : la présence de l'ethnologue, ou du sociologue, modifie le comportement des sujets qu'il observe ; en même temps, cette observation même transforme les instruments conceptuels du savant, et donc le savant lui-même. Il m'est arrivé d'aller à l'autre extrême : quand je voyageais en Afrique centrale, je n'avais qu'un regret, celui d'être un pur observateur, au lieu de détenir une technique particulière, agricole ou médicale, qui m'aurait permis d'entrer en interaction, et d'accéder par là à la « vraie » connaissance.

Mais ce travail a aussi ses propres degrés : il est plus ou moins complet, plus ou moins approfondi. Le tourisme moderne de masse nous a tous familiarisé avec dix pays différents, aperçus le temps de nos congés payés. Il serait facile d'ironiser sur le touriste qui, à l'étranger, reste fidèle à ses propres habitudes et se soucie plus des clichés photographiques qu'il va emporter que des personnes qu'il pourrait rencontrer. Ne rions pas de lui : nous sommes tous des touristes français, et le premier contact avec une culture étrangère est forcément superficiel. Avant de connaître un pays, il faut découvrir des raisons pour le faire, il faut commencer par le rencontrer, serait-ce en passant. Souvent, du reste, la curiosité du touriste, sa soif de memorabilia est plus sympathique que le désabusement du coopérant, installé sur place depuis plusieurs années, et qui ne pense plus qu'à ses avantages. A l'autre pôle du continuum se trouve le spécialiste, l'érudit, l'ethnologue, qui consacre toute sa vie et toutes ses forces à l'étude d'une culture étrangère ; qui parle la langue aussi bien, voire mieux que les autochtones, qui connaît leur histoire et sait pratiquer leurs mœurs, qui finit même par leur ressembler physiquement (un ami indianiste, à cent pour cent français, prend chaque jour davantage l'air d'un Bengali).

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Connaît-on jamais les autres ? Montaigne disait : « Je ne dis les autres sinon pour d'autant plus me dire » (I, 26), et beaucoup partagent aujourd'hui son scepticisme. Connaît-on jamais autre chose que soi ? Mais l'extériorité du sujet connaissant n'est pas seulement un désavantage, elle peut être aussi un privilège. Pour rester dans ce même XVIe siècle, on peut préférer, à la lucidité désabusée d'un Montaigne, le projet épistémologique original de Machiavel, qui écrit dans la dédicace du Prince : « De même que les peintres de paysage se placent dans la vallée pour dessiner les montagnes ou les hauteurs, et montent aux sommets pour bien voir les plaines, il est nécessaire d'être prince pour connaître en profondeur le peuple, et faire partie du peuple pour connaître la nature des princes. »

Les ethnologues et les philosophes du XXe siècle ont réactivé ce programme. L'ethnologie n'est pas la sociologie des primitifs, ou la sociologie du quotidien, mais la sociologie faite du dehors : la non-appartenance à une culture me rend plus à même de découvrir ce qui échappe à ses membres, à force de se confondre avec le naturel. Il en va de même pour l'historien, même s'il y pense plus rarement : c'est précisément parce qu'il ne participe pas à certains événements qu'il peut en révéler le sens. Il est indispensable, dans un premier temps, de s'identifier à l'autre pour mieux le comprendre ; mais il ne faut pas en rester là : l'extériorité de l'observateur est à son tour pertinente pour la connaissance. Le sinologue européen qui veut être aussi chinois que les Chinois oublie que son privilège tient à ce qu'il n'en est pas un. La connaissance des autres est un mouvement d'aller et de retour ; celui qui se contente de s'immerger dans une culture étrangère s'arrête à mi-chemin.

Est-ce à dire qu'on doive revenir à ses propres « préjugés » et déclarer la stérilité du cercle herméneutique ? L'image du cercle a peut-être ceci de trompeur qu'elle ne permet pas de concevoir le mouvement orienté vers un horizon, qui serait celui de la vérité et de l'universalité. Après avoir séjourné chez l'« autre », le « spécialiste » ne retourne pas au même point de départ ; il s'efforce de trouver un terrain d'entente commun, de produire un discours qui profite de son extériorité mais qui en même temps parle aux autres et non seulement des autres. Rousseau, qui avait réfléchi à la nature de cette connaissance, l'avait bien vu, même si sa pratique restait en deçà de sa théorie : il faut connaître, disait-il, les différences entre les hommes non pour s'enfermer dans une affirmation de l'incommunicabilité, mais pour acquérir des lumières sur l'homme en général. Plus, même, cette dernière connaissance ne sera atteinte que par ce chemin-là : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier

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PUCHA QUE ES ROMANTICO TODOROV!!! PUCHA QUE ES INGENUO TODOROV!!!
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HE AQUÍ UN DESAFÍO INTERESANTE PARA MI TESIS... Hablar A los otros y no tan solo DE los otros.
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Le croisement des cultures

l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur Vori- gine des langues).

Le présent numéro

Après ce survol rapide, la parole est maintenant aux spécialistes de chaque secteur de notre immense domaine. Encore faut-il rappeler que ces secteurs restent eux-mêmes bien vastes, souvent des dimensions d'une discipline entière ; aussi les textes qui suivent font-ils parfois penser eux-mêmes à un survol.

Je les ai répartis en quatre sections. La première réunit quatre études sur les disciplines mêmes dont le croisement des cultures constitue l'objet (ou l'un des objets) : philosophie politique, avec Luc Ferry et Alain Renaut ; histoire, avec François Hartog ; ethnologie, avec Clifford Geertz ; étude comparée des cultures, avec François Jullien. Il s'agit parfois d'un exemple, d'autres fois d'une vue d'ensemble ou encore d'une réflexion abstraite ; mais tous les textes rappellent les formes existantes du discours sur le croisement et mettent en évidence les problèmes que rencontrent les différents spécialistes.

La deuxième section est plus brève, alors qu'elle pourrait être allongée indéfiniment : on y évoque quelques penseurs du croisement. L'un de ces personnages est ancien (Ibn Arabi, décrit par Abdelwahab Med- deb), l'autre est notre contemporain (V.S. Naipaul, présenté par Pascal Bruckner) ; leur seul trait commun est d'avoir vécu et observé de près les croisements des cultures, et d'avoir essayé de les comprendre.

La troisième section aborde non plus les discours sur les croisements, mais les croisements eux-mêmes. Là encore, on ne trouvera qu'un échantillon des problèmes rencontrés. Louis Dumont analyse l'interaction culturelle à la lumière de l'opposition entre sociétés holis- tes et sociétés individualistes. Dominique Schnapper examine les modalités de l'acculturation chez les travailleurs immigrés. Dean Mac- Cannel montre le rôle que peut jouer le tourisme international dans la construction d'une identité culturelle. Harald Weinrich s'interroge sur l'étrangeté des langues étrangères. Antoine Berman esquisse une histoire des attitudes à l'égard de la traduction, en France.

Enfin la dernière section réunit des textes un peu à part, tant par la forme que dans le fond. Ce sont des interrogations personnelles formulées par des écrivains (Richard Rodriguez, Nancy Huston, Leïla

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Sebbar), qui réfléchissent, chacun à partir de son cas particulier, au bilinguisme et à l'exil.

Pluralité d'approches, donc, et, bien entendu, pluralité des points de vue exprimés — mais qui ne sont sans doute qu'un écho du pluralisme inhérent à cet objet inépuisable que forment les croisements des cultures.

Tzvetan Todorov CNRS, Paris

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Il faut V avouer : la grande maxime au ton si significatif: Connais-toi toi-même, m'a toujours paru suspecte, comme une ruse de prêtres clandestinement alliés qui voudraient égarer l'homme par des exigences inaccessibles et le détourner de l'activité vers le monde extérieur par une fausse pratique de la contemplation. L'homme ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il connaît le monde, qu'il n'appréhende que par l'interférence de deux moments inextricablement conjugués : le monde en lui, lui dans le monde.

Goethe, Die Schriften zur Naturwissenschaft

Tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé.

Charles Baudelaire, Exposition universelle 1855

// existe une idée qui a la vie dure — mais qui est limitée et donc fausse. C'est l'idée selon laquelle, pour mieux comprendre une culture étrangère, il faudrait se transplanter en elle, et, oubliant sa propre culture, voir le monde à travers le regard de cette culture étrangère. C'est là une idée qui, comme je l'ai dit, est limitée. Qu'il faille s'implanter dans une culture étrangère, contempler le monde à travers son regard, soit ! C'est une phase indispensable dans la procédure de compréhension d'une culture. Mais si la compréhension devait se réduire à cette seule phase, elle n'offrirait rien d'autre qu'une duplication de la culture donnée, et elle ne comporterait rien de nouveau ou d'enrichissant. Une compréhension active ne renonce pas à elle-même, à sa propre place dans le temps, à sa propre culture, et elle n'oublie rien. L'important dans l'acte de

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compréhension, c'est, pour le comprenant, sa propre exotopie dans le temps, dans l'espace, dans la culture — par rapport à ce qu'il veut comprendre.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale

L'appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre h parler d'autres langues. Il y a là une seconde voie vers l'universel: non plus l'universel de surplomb d'une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l'acquisition par l'expérience ethnologique, incessante mise à l'épreuve de soi par l'autre et de l'autre par soi. Il s'agit de construire un système de référence général où puissent trouver place le point de vue de l'indigène, le point de vue du civilisé, et les erreurs de l'un sur l'autre, de constituer une expérience élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d'un autre pays et d'un autre temps. L'ethnologie n'est pas une spécialité définie par un objet particulier, les sociétés ((primitives » ; c'est une manière de penser, celle qui s'impose quand l'objet est « autre », et exige que nous nous transformions nous-mêmes. Aussi devenons-nous les ethnologues de notre propre société, si nous prenons distance envers elle. [...] Il n 'est, bien entendu, ni possible ni nécessaire que le même homme connaisse d'expérience toutes les sociétés dont il parle. Il suffit qu'il ait quelquefois et assez longuement appris à se laisser enseigner par une autre culture, car il dispose désormais d'un organe de connaissance nouveau, il a repris possession de la région sauvage de lui-même qui n 'est pas investie dans sa propre culture, et par où il communique avec les autres.

Maurice Merleau-Ponty, Signes