Théories et pratiques de la gamme iranienne

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Théories et pratiques de la gamme iranienne Jean During Revue de musicologie, T. 71e, No. 1er/2e, Échelles Musicales: Modes Et Tempéraments#. (1985), pp. 79-118. Stable URL: http://links.jstor.org/sici?sici=0035-1601%281985%293%3A71%3A1%2F2%3C79%3ATEPDLG%3E2.0.CO%3B2-V Revue de musicologie is currently published by Société Française de Musicologie. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/about/terms.html. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/journals/sfm.html. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. The JSTOR Archive is a trusted digital repository providing for long-term preservation and access to leading academic journals and scholarly literature from around the world. The Archive is supported by libraries, scholarly societies, publishers, and foundations. It is an initiative of JSTOR, a not-for-profit organization with a mission to help the scholarly community take advantage of advances in technology. For more information regarding JSTOR, please contact [email protected]. http://www.jstor.org Sat Aug 4 12:20:13 2007

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Théories et pratiques de la gamme iranienne

Jean During

Revue de musicologie, T. 71e, No. 1er/2e, Échelles Musicales: Modes Et Tempéraments#. (1985),pp. 79-118.

Stable URL:

http://links.jstor.org/sici?sici=0035-1601%281985%293%3A71%3A1%2F2%3C79%3ATEPDLG%3E2.0.CO%3B2-V

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http://www.jstor.orgSat Aug 4 12:20:13 2007

Jean DURING

Théories et pratiques de la gamme iranienne '

Bien que dès l'Antiquité les Iraniens aient pratiqué une musique savante organisée en systèmes modaux définis, il ne reste de nos jours aucun indice permettant de reconstituer ne serait-ce que des fragments de ces systèmes. Avec l'avènement de l'Islam, la musique persane s'est mêlée à des éléments de musique arabe pour produire durant quelques siècles une forme académique « interculturelle » qui prévalait surtout à Baghdâd et dans l'ouest de l'Iran. Ainsi les ouvrages de théorie musicale décrivent une musique commune aux Persans, aux Arabes et aux Turcs, du moins jusque vers le XIV" S., époque à laquelle commencent à se dessiner diverses tendances qui aboutiront quelques siècles plus tard à des traditions bien distinctes. Les principaux traités, écrits pour la plupart en arabe, sont dûs à des auteurs revendiqués par les Iraniens, malgré quelques contestations (tels que Fârâbî, Avicenne, Safluddîn al-Urmâwî, Marâghî ibn Ghaybî, Qutbuddîn Shirâzî, Jâmî, Kaukâbî, Darwîsh 'Alî etc...). Nous examinerons dans ces ouvrages ce qui a trait à la question des intervalles, non pas d'un point de vue purement théorique, mais dans une relation avec la pratique. Pour cette raison, nous ne nous attarderons pas sur les travaux des précurseurs tels que Al-Kindî, Ibn al-Munâiim ou Zalzal. et commencerons avec Fârâbî. surnommé « le second Aristote » en raison de son importance pour la science et la philosophie.

La musicologie orientaliste a coutume de fixer le XIIIe ou parfois le XVIIIe S. comme la date fatidique au-delà de laquelle les théoriciens du monde musulman auraient renoncé à penser scientifiquement la musique *. Ce préjugé est sérieusement remis en cause depuis quelques

1. Cet article constitue une version abrégée d'une étude commanditée par le Centre pour 1'Etude des Civilisations (Markâz-e motaleé-ye farhang) de Téhéran, et réalisée durant l'année 1979-1980. La partie technique (mesure d'intervalles) a été réalisée à l'Institut de Musicologie du Farhangestân-e adab va honar de Téhéran, sous la direction du Dr A. Nâji.

2. Il existe néanmoins de brillantes exceptions comme la théorie des 24 intervalles de Shaykh Al-Attâr (1764-1828), rendue célèbre au XIXe S.

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temps, mais il semble cependant que l'examen des échelles et des intervalles contredise rarement les théories de Safluddîn établies au XIIIe S. Faute de documents, nous sommes contraints de laisser une longue période dans l'ombre avant de découvrir au XXe S. une nouvelle approche des intervalles où se mêlent des éléments de la scolastique médiévale (elle-même héritée des Grecs) et l'empirisme ou le réalisme qui caractérisent la méthode scientifique de l'Occident. La seconde partie de cet article présente comme un éclairage a contre-jour du problème ; nous esquissons un tableau des intervalles empiriques joués dans la tradition iranienne actuelle, livrant des données brutes qui attendent peut-être d'être soumises a une nouvelle ascèse théorique.

1. LES SYSTÈMES

1. Al-Fârâbî ( ; \ " S . )

Dans son grand traité de la musique, Kitâb al musiqi al kabir ', la seconde œuvre théorique après Al-Kindi, Fârâbî (872-950) semble s'inspirer des méthodes des Grecs, mais « ne dispose pas, dit-il, de documentation suffisante ». Après des généralités sur le sens et l'origine de la musique, apparaît le concept de notes naturelles, dont la plus évidente est l'octave d'un son donné. Quant aux autres notes naturelles, il entend ((celles qui servent a la composition des mélodies naturelles », a savoir ((celles qui roulent sur les notes du luth ('226) d'abord, puis du tanbûr de Transoxiane, puis du rabâb » 4 . Puis, d'emblée, il donne les intervalles produits par le 'ûd, sans s'embarrasser de justifications théoriques, ce qui laisse penser qu'il se réfère, dans une certaine mesure, a la pratique. En cela son témoignage est extrêmement précieux, et peut servir de référence à des analyses comparatives actuelles. Il est probable cependant que sa connaissance de la gamme de Pythagore ait, dans une bonne mesure, influencé ses définitions de la tierce majeure et mineure.

D'après la figure reconstituée par d'Erlanger '. la quarte est partagée

par M. Mashaqa. En ce qui concerne le préjugé mentionné, on consultera avec profit l'article de A. Shiloa, « The arabic concept of mode », Journal of the American Musicological Society, XXXIV/I (1981), 19-42, ainsi que The Theory of Music in Arabic Writings (CU. 900 to CU. I900), RISM, B/ IX (München, 1979), du même auteur.

3. Rodolphe d'Erlanger, La Musique arabe, 5 vol. (Paris : P. Geuthner, 1930-1949), t. 1, p. 43.

4. Ibid., p. 43. 5. Ibid., p. 46.

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selon les intervalles suivants (exprimés en savarts et en fraction) ' :

m RE^ REP RE- RE M b Mt+ MIp MI Pli

23s %s 42s 51s 71s 769 89s 102s 125s

Les particularités intéressantes de cette échelle sont la tierce neutre, la tierce mineure appelée médius des Persans, et le ton faible, appelé voisin de l'index. La touche de la tierce neutre est appelée médius de Zalzal (et non Zulzul, comme le transcrivent les arabisants), du nom d'un musicien persan de la cour de Harün al Rashid, qui se rendit célèbre en ajoutant une frette sur son 'Cd, correspondant à un intervalle d'environ trois quarts de ton. Cet intervalle s'obtient en divisant de moitié la distance de la corde qui sépare la seconde (Ré) de la quarte (Fa). Ce procédé tout à fait empirique ne semble pas nécessiter d'autre fondement. La tierce neutre est obtenue naturellement sur le manche de tout instrument à corde, en plaçant le majeur à mi-chemin entre l'index (Ré) et l'annulaire (Fa). Dans les instruments à manche court (rabâb, kamânche), cette position est la plus naturelle, la plus aisée ; on peut donc supposer que l'intervalle existait au moins depuis que de semblables instruments avaient vu le jour en Orient. On sait par exemple que les Grecs ne se conformaient pas toujours aux modèles fournis par les physiciens, et que des intervalles de ce genre, dits irrationnels, étaient fréquemment utilisés par ceux que Platon appelle avec mépris « les tirailleurs de cordes » '. Cependant, si cet intervalle convient réellement à une technique du luth, il dut sans doute apparaître d'abord dans des cultures qui disposaient de tels instruments. Or, les pays du luth au sens le plus large furent d'abord la Mésopotamie et l'Iran. Le luth barbat était d'origine iranienne et fut adopté sous le nom de 'Cd par les Arabes. Selon d'Erlanger l 0 et Wright ", la musique arabe subit en Syrie l'influence des Grecs et utilisa seulement les tons et demi-tons, puis à Baghdâd elle s'ouvrit à l'influence des Perses et des peuples de la Mésopotamie, tout en laissant apparaître des caractères spécifiquement arabes. En conclure que l'intervalle de trois

6. Le savart (abrégé : S.) est le logarithme (multiplié par 1 000) du quotient de deux fréquences ou longueurs de cordes. On transforme le savart en cent en le multipliant par 4.

7. Nous utiliserons les signes iraniens P (koron) et 3 (sori) pour indiquer le « demi-bémol » et le « demi-dièse D.

8. Son vrai nom est Mansûr Ibn Ja'far; il vécut durant la deuxième moitié du VIIIe siècle.

9. Platon, Euures complètes (Paris : Gallimard, 1950), t. 1, République VII, 531 b.

10. Erlanger, op. cit., t. III, p. 592. 11. O. Wright, The Modal System of Arab and Persian Music a. d. 1250-

1300 (Oxford : Oxford University Press, 1978).

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quarts de ton est une invention persane, en arguant que Zalzal était persan, serait manquer d'objectivité, car les Arabes eux-mêmes semblent avoir prctiqué ces intervalles bien avant, comme le montrent de nombreux types de chants purement bédouins ''. Ce qui paraît plus probable, c'est que les Persans, qui possédaient déjà un système musical rigoureux divisé en modes et sous-modes, rendaient justice a cet intervalle, et que les musiciens arabes en firent de même. reléguant au second plan la tierce mineure pythagoricienne, qui convenait surtout à une musique d'influence byzantine.

Si nous insistons sur les origines hypothétiques de cet intervalle, c'est à cause de son importance fondamentale dans l'esthétique et l'éthos de la musique arabo-persane. Sur le plan technique, l'apparition d'un intervalle sumlémentaire. bien distinct du ton et du demi-ton. a permis de faire'é'clater le carcan de la gamme traditionnelle, faute de quoi la musique arabe n'aurait pas dépassé, sur le plan des modes, celle des Grecs ou de l'Occident médiéval. Sur le plan esthétique, les nouvelles colorations introduites dans les gammes par cet intervalle, ont permis de structurer celles-ci de nombreuses manières subtilement variées, donnant des structures modales parfois simples (Râst, Bayâti), parfois compliquées ou étranges (A,i:j Arli, Rakab, Sabâ, Musta'ar). Sur le plan de l'éthos propre à cet intervalle. il y aurait aussi beaucoup de choses a dire. Qu'il suffise de rappeler encore que toute une aire musicale vit des ressources de cet intervalle : on le trouve dans toute l'Afrique du Nord, y compris dans la musique berbère, dans tous les pays arabes, chez les Kurdes et les Turcs, dans tout l'Iran et le Khorâsân. Les seules exceptions sont constituées par les Turkmènes, les Lors et certains groupes de Kurdes qui ont maintenu d'autres traditions dans lesquelles cet intervalle n'apparaît pas.

La gamme de Fârâbî comporte un autre intervalle très intéressant, quoique d'importance bien moindre, et qui, comme son nom l'indique, est d'origine strictement iranienne. 11 s'agit du médius perse, ou vostâ-i Fârs, correspondant à la tierce mineure pythagoricienne. renaussée de moins d'un demi-comma ( 2

\ S.). soit 81/68 (76 ,, , S.). Cet

\

intervalle, du temps de Fârâbî, était considéré comme plus important. et son usage prévalait sur celui de la tierce pythagoricienne, appelée déjà médius ancien (uostâ-i qaciîm), fait qui semble confirmer l'iranisation de la musique arabe après une brève période d'helléni- sation. En effet, les joueurs de 'Cd avaient l'habitude de placer la frette de la tierce soit à l'emplacement correspondant à ce médius perse (Mi5 + 112 c.), soit à celui du médius de Zalzal. Bien entendu, le fait de placer une frette à un endroit précis n'impliquait pas qu'on ne si servît pas d'autres notes que de celles correspondant à la frette, car celle-ci pouvait aisément se déplacer de quelques millimètres afin d'obtenir la hauteur souhaitée. Aussi, l'emplacement

12. Erlanger. op. c i t . . t . V, p. 60-63

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des frettes correspond non pas aux seuls intervalles joués, mais à ceux qui étaient le plus en usage, et dans bien des cas il s'agissait de la série : ton - ton - demi-ton, donnant le tétracorde pythagoricien Do-Ré-Mi-Fa, parfois augmenté de la frette du médius perse. En ce qui concerne ce dernier, Fârâbî ne nous dit pas à quoi il correspondait sur le plan théorique : on ne le déduit ni par addition, ni par soustraction d'autres intervalles, ni par fraction simple. ni par division de la corde (comme le médius de Zalzal) ; on peut dire tout au plus qu'il se rapproche de la tierce mineure tempérée (a 0.6 S. près). Par rapport a la quarte. il est à distance d'un ton diminué de 2 S. (49 S.) ; s'il s'agit d'un compromis entre la tierce naturelle et celle de Pythagore, ce qui semble le plus probable, i l est situé trop près de 0.5 S. de la seconde, Ré.

Beaucoup plus évidente est la place de la deuxième frette, a un limma de la corde à vide, avec laquelle elle forme le rapport classique de 256,'243. soit le demi-ton pythagoricien. Cette touche est appelée voisine de la touche supplémentaire, laquelle donne l'intervalle de trois quarts de ton. La dite touche supplémentaire est en fait double. La première est placée a mi-chemin entre le sillet et la touche du médius de Zalzal (soit Ré moins 1,5 comma) ; la seconde se trouve à mi-chemin entre le sillet et la touche du médius perse (soit Ré moins 2.5 comma). La première correspond au rapport 54/49 et équivaut a un ton faible de 42 S. La seconde se chiffre 162;'149, et se situe a 36 S. de la tonique. Ici encore, aucun de ces deux intervalles ne semble correspondre à une division rationnelle. De plus, si l'on considère les rapports qu'ils entretiennent avec d'autres sons. on constate de curieuses irrégularités. Par exemple. le second, que nous notons RéP: est situé à 36 S. de la tonique, alors que le ~ iP l (médius de Zalzal) était situé à 38s. du Ré. En conséquence, l'intervalle R é P l ~ iPine correspond pas à un ton juste. ni même a un ton mineur ou a un ton fort. mais à un ton augmenté de 2 S. (53 S.). Quant' à la première position, que nous noterons Ré, elle forme avec le Mib des persans un intervalle approximatif de trois quarts de ton, soit 34 S. Selon les gammes utilisées, nous avons donc tour a tour des trois quarts de ton équivalant a 34, 36 ou 38 S., et des tons de 51, 53 et 42 S. Aucun de ces rapports ne s'obtient en divisant le tétracorde d'une manière rationnelle, ni en additionnant des rapports simples, des commas ou des limmas, et c'est sans doute à contre-cœur que Fârâbî se voit contraint de les introduire en les justifiant uniquement par le procédé empirique qui déterminait déjà le médius de Zalzal, en divisant en deux parties égales une section de corde séparant des notes déja définies. La nature même de ce procédé permet de supposer qu'il s'agissait là d'une pratique en usage parmi les Anciens, et qui ne devait rien a la théorie. Dans un autre passage ", il définit de façon empirique

13. Erlanger. op . ci?., t. 1. p. 194.

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la place du médius de Zalzal, fixé à mi-chemin entre le médius perse (Mib) et l'annulaire (Mi'q), alors que Safiuddîn le situera à mi-chemin entre l'index et l'auriculaire (Ré-Fa), tout en donnant le même rapport 27/22 ! Le médius perse est fixé de même à mi-chemin entre l'index et l'annulaire. Il situe la voisine de l'index (54149, 42 S.) à mi-chemin entre le sillet et le médius de Zalzal, et l'intervalle 1621149 à mi-chemin entre le sillet et le médius perse 1 4 . On pourrait objecter qu'en divisant en deux l'intervalle de tierce mineure ou de tierce neutre, les auteurs indiquaient seulement une façon empirique d'approcher certains degrés qu'ils ne pouvaient définir autrement. Ceci vaut surtout pour le ton faible (42 S.), qui pourrait désigner en fait le ton mineur, correspondant à un intervalle de 46 S. Les quatre savarts de différence pourraient s'expliquer par le fait qu'une longueur de corde théorique ne donne pas toujours dans la pratique la note voulue, à cause de la tension supplémentaire causée par la pression des doigts sur la touche. (Ainsi, dans la pratique, un rapport de longueur 11/12 peut donner quelques savarts de plus que le même rapport théorique.) Dans cette hypothèse, le Ré- serait donc simplement un ton mineur . (ton moins 1 comma), qui nécessiterait l'association avec la tierce pythagoricienne, et le RéP serait le correspondant exact du MiP, donc a 38 S. de la note précédente. Do. On pourrait objecter à cette hypothèse que Fârâbî connaissait assez bien la musique et sa pratique pour tenir compte de tout cela et s'appuyer sur la théorie pour restaurer les intervalles dans leur valeur originale. A moins qu'il n'ait voulu, au contraire, montrer l'irrationnalité des quarts de ton et défendre la théorie des Grecs, un peu comme le firent après lui Safiuddîn et ses émules. Toujours est-il que pour lui les touches les plus importantes sont celles qui donnent la gamme de Pythagore : ton-ton-limma (Do-Ré-Mi-Fa) auxquelles, dit-il, certains ajoutent le MiP, le Mib persan ou le Mib pythagoricien. (( Quant aux touches qualifiées de voisines de l'index [Réb, RéP, Ré-], certains musiciens les rejettent et ne se servent d'aucune d'entre elles. D'autres se servent de l'une des touches du médius [MiP ou Mib persan] et emploient avec elles la voisine du médius [qu'ils considèrent bien comme telle et non comme une touche du médius], mais ils n'emploient aucune de celles dites voisines de l'index. D'autres encore se servent à la fois de l'une des deux touches du médius [Mib persan ou MiP], de la voisine du médius [Mib pythagoricien] et de l'une des touches voisines de l'index, à savoir celle qui est séparée par un intervalle d'un limma de la ligature de l'index [soit le demi-ton diatonique Réb, à 28 S.

de la tonique, Do] )) ". Il s'agit d'un nouvel intervalle qui n'était pas mentionné auparavant, correspondant au rapport 16115 bien connu des Grecs et repris plus tard par Avicenne, le demi-ton diatonique. Quelques pages plus loin, il cite encore cet intervalle,

14. Ibid., p. 172. 15. Ibid., p. 179.

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mais plutôt comme une position théorique qui ne semble pas se référer à une pratique courante. S'il a été conduit à le mentionner, c'est pour des raisons tout à fait théoriques, dont il s'explique en détail. En effet, la progression des notes d'une octave à l'autre se fait en passant de la première corde à la seconde, puis à la troisième, en utilisant les mêmes intervalles correspondant à la division de la première corde, mais augmentés d'une quarte (2" corde) puis d'une autre quarte (3'corde). Dans cette perspective, la première frette, qui sonne un limma au-dessus de la corde à vide, donne sur la quatrième corde accordée en Sib, un Si diminué d'un comma par rapport au Si à l'octave inférieure (1" corde de Sol, touche de l'annulaire). Ce genre de problème n'est résolu qu'en déplaçant d'un comma vers le haut la 1" frette (Réb), ce qui donne l'intervalle 16/15 ou 28 s. au lieu de 2501243, ou 23 S. Ainsi, dans toute la partie spéculative et analytique de son ouvrage, cet intervalle prend une importance qu'il n'a, semble-t-il, jamais eu dans la pratiqua. De même, pour des raisons identiques, il est contraint de mentionner un intervalle nouveau qu'il appelle également médius de Zalzal (ce qui ne simplifie pas la lecture), mais qui est situé à un limma (23 S.) au-dessous de la tierce majeure, et à 1 limma + 1 comma (28 S.) de la seconde, situation reproduisant la précédente, un ton plus haut. Ce faisant, il retrouve un autre intervalle très classique, la tierce mineure 615 (79 S.) préconisée par Zarlino qui l'emprunte à Aristoxène.

Avant d'en venir à des considérations très théoriques sur les rapports réciproques des différentes notes engendrées par le 'ûd, il dresse un nouveau tableau, plus complet que le premier, récapitulant les principaux intervalles l 6 :

m REb- REb RED RE- RE MIb b Y I o Ml PA

1 Ï %

e 8

207% 19683 19584 190?2 18816 18432 17496 Il408 16896 1 6 3 3 15552

23s 24.8s 3js 429 51s 14s 16s 89s 102s 125s

corde v o i s i n e de i d . i d . i d . i n d e x v o l s i n e medius medius WU- a u r i -l i b r e l ' i n d e x du medius perse de Zalz. l a i r e c u l a i r e

Il précise que le premier Réb résulte de l'inversion de la gamme diatonique, et le second Réb (18117) de la division par deux de la distance séparant la corde à vide du ton. Le troisième (1621145) se situe à mi-chemin entre le sillet et le médius perse, le quatrième (54/49), à mi-chemin entre le sillet et le médius de Zalzal. Quant à l'intervalle 18/17, son apparition soudaine ne s'explique que par le fait qu'il est le complément, situé un ton au-dessous, du médius perse 81/68. Remarquons que ces deux intervalles (24,8 et 76 S.) sont très proches du demi-ton et de la tierce tempérés de la gamme occidentale (25,l et 75,3 S.). De là à conclure que les Anciens

16. Ibid.,p. 172.

pratiquaient une sorte de tempérament, il y a un pas qu'on se gardera bien de franchir. En effet, il ne s'agit là que d'un intervalle théorique qui, selon Fârâbî, ne trouve guère d'application pratique. Dans sa préface au Livre II, Fârâbî précise qu'après avoir exposé la théorie générale de la musique, il se propose de passer à l'expérimentation au moyen de divers instruments : 'ûd, tunhûr, rahâh, chang (harpe), (( en indiquant les effets que I'on a coutume d'obtenir sur ces instruments et d'autres qu'ils pourraient produire, mais que les musiciens ne leur font pas rendre en pratique >> ". Les longues pages qu'il consacre à ces instruments ont cependant une portée pratique : elles permettent aux musiciens de jouer juste et de s'accorder selon les règles de la science ; de plus, elles nous renseignent sur les pratiques courantes et les structures tonales propres à ces instruments. Cependant, une lecture profitable devra toujours discerner avec soin ce qui appartient au domaine spéculatif de ce qui renvoie à une pratique musicale.

A cet égard, les deux chapitres consacrés au tunhûr de Baghdâd et au tunhûr du Khorâsân sont très instructifs. Le premier nous renseigne sur les intervalles de la musique arabe préislamique, à moins qu'il ne s'agisse plutôt de la musique de la Mésopotamie, région où cet instrument était répandu du temps de l'auteur. Lorsqu'il écrit son traité. les intervalles barbares tendent à d i s~a ra î t r e au profit de ceux produits par le 'ûd, ce qui n'est pas étonnant si I'on considère l'étrangeté de ces intervalles impropres à toute forme de musique ((civilisée » irano-arabe. A titre d'information nous les donnons ici, ne serait-ce que pour montrer que l'élaboration du système irano-arabe ne doit rien à cet instrument. Son manche. plus long que celui du 'Gd. comprend deux cordes accordées en seconde. Il est divisé en cinq frettes équidistantes, groupées dans le haut du manche. dont la plus haute est à 1 8 de longueur de corde sous le sillet. Leurs rapports de longueur sont les suivants : 40 39, 40 38, 40 37, 40:36 (10:9) 40.35. équivalant aux intervalles de 1 1 S.. 22 S..

34 S., 46 s. et 58 s. Une autre disposition (non régulière) de frettes donnait 8 S., 22 S., 31.6 S., 44.5 s. et 58 S., mais Fârâbî explique que pour des raisons acoustiques et techniques, ces deux séries d'intervalles sont a peu près identiques. De toute façon. I'accordage se fait en Do-Réb. Do-RaP, Do-Ré-. ou Do-Ré+ 'f si bien que l'instrument ne dépassait pas I'ambitus d'une quarte. Ce tunhur si rudimentaire ne pouvait servir à l'exécution savante. et sa fonction était sans doute seulement d'accompagner le chant. Aussi Fârâbî proposa-t-il de l'améliorer en lui adjoignant des frettes analogues à celles du 'Cd, ce que les anciens musiciens commençaient déjà à faire. abandonnant les intervalles étranges du temps de la (< barbarie >> pré-islamique (juhîla). Nous retiendrons cependant un seul élément : l'existence bien nette de l'intervalle de trois quarts de ton (40 37.

17. Ibzd., p. 164. 18. Ibid., p. 226.

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correspondant à 34 S.); mais vu notre complète ignorance des mélodies de cette époque, il nous est difficile de savoir si cet intervalle s'intégrait à une suite diatonique ou se fondait dans le chromatisme d'une succession de tons plus serrée.

Pour toutes ces raisons, Fârâbî passe assez vite a l'examen du tunbûr du Khorâsân, beaucoup plus perfectionné, ou en tous cas au service d'une musique bien plus élaborée. La comparaison de ces deux instruments, analogues quant A la forme, mais utilisés de façon très différente, permet de penser que la partie orientale de la Perse pratiquait une musique plus savante que la Mésopotamie. (Mais n'oublions pas que le tanbûr de Baghdâd pouvait n'être qu'un instrument populaire servant à accompagner le chant, et non pas un instrument de musique savante comme le 'ûd.)

Contrairement a son homologue de Baghdâd, le ianhûr du Khorâsân est monté d'un grand nombre de frettes, et ses deux cordes sont accordées en quarte. Les unes, dit Fârâbî, sont fixes et ne varient pas d'un lieu à un autre, ce sont celles qui donnent le ton, la quarte, la quinte, l'octave et la neuvième. (La tessiture de cet instrument est exactement celle des tanhûr kurdes ou turkmènes, actuellement encore largement répandus dans le Khorâsân.) Il ajoute que d'autres frettes sont également assez stables, mais sans préciser lesquelles, et dénombre entre 13 et 20 frettes en plus des cinq frettes de base ; le nombre total des frettes s'élève donc le plus souvent a 18. Avant de poursuivre la lecture de ce chapitre, il faut comprendre que l'auteur se trouve ici sur un terrain très favorable au développement de ses théories, et qu'après avoir présenté très rapidement le tanhûr du Khorâsân, tel qu'il est en lui-même, il va en faire un instrument de mesure précis et maniable (avec son long manche et ses deux seules cordes) pour exposer un système qu'il ne tire vraisemblablement pas de la pratique mais des traités de musique. En cela il cède a la tentation du physicien : après avoir été assez objectif en ce qui concerne le 'Gd et ses intervalles irrationnels, plus encore avec le ianbûr de Baghdâd, il opte délibérément pour un systeme qui, a supposer (dans le meilleur des cas) qu'il soit réellement en usage, n'est de toutes façons qu'un systeme parmi d'autres. Ne dit-il pas, en effet, qu'il y a parfois plus de frettes et qu'a part les cinq frettes de base, elles varient toutes d'une région a l'autre (situation qui est restée inchangée depuis)? Confronté peut-être au désordre et a la disparité des échelles, il se propose tout simplement d'y mettre bon ordre, comme dans le cas du ianbûr de Baghdâd, tout en déplorant que, bien que le nouveau systeme soit parfait, << ... les musiciens l'emploient de diverses façons qui toutes le rendent imparfait ... » 19.

N'oublions pas que le « second Maître )) est aussi un fin musicien, et qu'il poursuit peut-être des buts esthétiques.

Sans donner davantage de justifications, il propose une méthode

8 8 Recue de Musicologie, 71 1-2 (1985)

pour placer les frettes à leur bonne place. Le résultat obtenu ne comporte que trois types d'intervalles conjoints : demi-ton (23 S.), ton (51 S.) et ton faible (46 S.). Ces intervalles, comme on le sait, résultent de la combinaison de deux intervalles fondamentaux : le limma (23 S.) et le comma. En conséquence, l'échelle donnera les tons suivants sur la corde grave (transposée de Sol en Do) :

L L C L L C L L C L L C L L C L L

m R B ~ RE- RE MI^ MI- MI PA SOL^ PM- SOL LA^ SOLSLA SI^ LA* SI m

Fârâbî nous livre donc la première ébauche de la fameuse gamme en 17 intervalles et 18 notes qui, durant des siècles après lui, sera toujours mentionnée dans la musique arabo-persane comme une référence, sans pour autant que l'on se soucie de savoir si ces 17 intervalles sont bien ceux que l'on joue. Ce qui a rendu possible cette confusion, c'est qu'en déplaçant un peu certaines frettes, on obtient une échelle qui ressemble beaucoup à la première, mais qui, au lieu de tons faibles, dont l'emploi est très restreint de nos jours, donne les trois quarts de ton indispensables à l'expression correcte des musiques persane et arabe, soit l'échelle :

Cette échelle n'est autre que celle du setâr, descendant direct du tanbûr du Khorâsân. On s'étonne toutefois de la forme précise et scientifique dans laquelle Safîuddîn l'exprime et l'on peut douter qu'elle corresponde vraiment à un usage courant. Les différents tanbûrs répandus de nos jours dans le Khorâsân ne comportent aucune trace de cette gamme. Ils donnent des échelles comportant des intervalles de trois quarts de ton (à l'Est) et des échelles chromatiques presque tempérées (chez les Kurdes et les Turkmènes) ; mais des recherches plus approfondies pourraient révéler d'autres systèmes.

En comparant cette échelle de Fârâbî à celle qu'il propose pour le 'ûd, nous constatons des différences considérables : le médius de Zalzal, ou trois quarts de ton, a été escamoté et ne réapparaîtra d u s euère dans la suite du traité. comme si l'auteur se débarassait " he cet intrus ou plutôt le remettait à sa place, désignant désormais sous ce nom le Mib naturel (6/5, 79 S.), et non plus le MiP27122, 89 S.). Bien qu'il n'ait pas examiné cette question aussi systémati- quement, d'Erlanger parvient aux mêmes conclusions :

La touche du médius de Zalzal est très importante : elle détermine une tierce neutre, une tierce qui n'est ni majeure, ni mineure, très caractéristique de la musique orientale et de celle des Arabes en

20. Ibid.,p. 248.

89 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

particulier : on peut la considérer comme ayant la valeur d'un ton plus trois quarts. Les théoriciens arabes ne donnent cependant pas à cette touche une place fixe. Quand il s'agit de démonstrations théoriques, ils la placent à un comma de celle de l'annulaire (tierce majeure): mais il semble bien qu'il s'agit alors de faciliter les résolutions de quartes et de quintes descendantes, car dès que ces théoriciens touchent a une question pratique on voit que la touche du médius de Zalzal placée en ce point les gène. Fârâbî fixe deux touches pour ce médius : une a un comma de l'annulaire et l'autre a un quart de ton. Chaque fois qu'il discute une question pratique et qu'il nomme cette touche, il lui donne cette dernière place. Dans ce passage de son Introduction où il expose les données expérimentales de la science musicale, il spécifie que la touche du médius de Zalzal est placée a un quart de ton de celle de l'annulaire ; ceci semble donc prouver que l'autre place assignée à cette touche est purement théorique 2'

et que rien ne la justifie dans la pratique musicale de son temps. 11 en est encore ainsi dans la musique des Arabes de nos jours : dans une gamme d'Ut, par exemple, le iimi )) et le i(si )) sont toujours diminués d'un quart de ton, mais jamais d'un comma mathématiquement exact 22.

Pour tirer de l'œuvre de Fârâbî une conclusion profitable pour la connaissance de l'évolution des intervalles depuis les origines de l'ère islamique, il importe avant tout de distinguer la partie théorique de la partie qui s'appuie sur la pratique. Il est par exemple un chapitre traitant des différentes manières de diviser la quarte, qui n'est rien d'autre qu'une spéculation acoustique reproduisant les travaux des physiciens grecs, tels Archytas, Didyme, Ptolémée, Aristoxène etc. Dans ces divisions, ce n'est que d'une façon presqu'accidentelle que la théorie rejoint la pratique. On serait tenté de ranger le chapitre sur les intervalles du tanbûr du Khorâsân dans la même partie spéculative, mais il s'agit là d'une échelle très musicale, et il n'est pas impossible qu'elle ait eu une existence autre que sur le papier ; d'ailleurs, certaines de ces caractéristiques subsistent encore dans la tradition turco-arabe, notamment le ton faible et la tierce naturelle. Enfin, pour plus de clarté, nous allons examiner un à un les intervalles du 'ûd, avec leurs variantes, afin de bien voir lesquels se dégagent le plus nettement. Ce sont :

1) Le ton majeur pythagoricien (918, 51 S.) et la quarte juste (413, 12,5 S.), intervalles universellement répandus dans la tradition perso- arabe.

2) Pour relier la seconde et la quarte, l'intervalle le plus courant est la tierce neutre (Mi P), appelée médius de Zalzal. Sa détermination empirique le situe entre le Mi pythagoricien (102 S.) et le Mi b des persans (76 S.), soit le rapport 27/22, 89 s. (Ré-MiP = 38 S.). En raison de l'imprécision de cette détermination, dépourvue de base

21. Erlanger, op. cit., t. 1, p. 315. 22. Erlanger, op. cit., t. 1, p. 315.

- -

Revue u'r Musicologie, 71, l -2 11985)

mathématique, on peut considérer que cet intervalle fluctuait déjà dans une marge de 2 S . environ (comme il n'a d'ailleurs jamais cessé de le faire depuis), selon les styles et les interprètes.

3) L'existence de la tierce mineure persane 81\68, 76 s. (Ré-Mi S = 25 s.) repose uniquement sur une pratique réelle, qu'on ne peut justifier par aucun calcul, si ce n'est à la rigueur par la division du ton Ré-Mi en deux parties égales. proches du demi-ton tempéré : division approximative opérée non sur des rapports de fréquences, mais sur des longueurs de cordes, d'ou la différence (74.9 s. au lieu de 25,5 S.). Malgré tout, il y a ici une intention esthétique délibérée, et on ne doit pas considérer cet intervalle comme une approximation du demi-ton pythagoricien (limma, 72,6 S.), ni non plus du demi-ton diatonique 28 S. (tierce 6;'5). Sa raison d'être a cette place ambiguë tient peut-être à des raisons de transposition : on pouvait ainsi prendre le Mi comme tonique, avec, pour sensible, le Mi b persan.

4) Un intervalle complémentaire du précédent est le demi-ton tempéré, Ré b (18i17, 25 S.), situé à un ton majeur dans le grave. Son importance est peut-être plus grande que l'auteur ne le laisse entendre.

5) Le trois quarts de ton, Ré /' (162'149. 36 S . ) ne doit pas. lui non plus, être considéré comnie un intervalle défini de façon précise. (Il se situe à mi-chemin du sillet et du midius perse. lequel est lui aussi défini empiriquement.) T I s'agit là d'un intervalle utilisé dans la pratique et dont la mesure comporte une certaine marge d'erreur.

6) La tierce majeure pythagoricienne (81 64. 102 S.) ne soulève pas de problènie. On s'étonne seulenient de ne pas trouver mention de la tierce naturelle (5,'4, 97 S.). à 28 S. de la quarte. Cet intervalle. assez fréquent dans la musique turco-arabe et indienne. n'existe pas dans la musique persane actuelle savante et populaire. malgré son caractère très consonant.

7) La seconde mineure correspondant à un lininia est bien mentionnée par l'auteur, mais son importance est très secondaire. (On sait que dans la musique iranienne actuelle, les instruments du type luth ne sont pas traditionnellement pourvus de cette frette.) Sa présence ne surprend pas pour des raisons théoriques. mais son absence non plus, pour des raisons pratiques.

8) La seconde mineure, Ré b (16 15, 28 S.) ne se justifie qu'en raison de l'accord du 'ûd. c'est pourquoi elle est fixée. dit assez souvent l'auteur, comme première et seule ligature inférieure à la touche du Ré.

9) Nous pouvons en dire autant de l'intervalle de ton faible (54 49. 42 S.), dont la justification tant théorique qu'esthétique nous échappe quelque peu. Situé entre le ton faible (10;9, 46 S.) et le trois quarts de ton (36 S.), son usage est, semble-t-il. restreint, car i l s'intègre difficilement à l'échelle constituée par les autres intervalles.

10) La tierce mineure pythagoricienne (32;27, 74 S.) fait également partie des intervalles très courants dont l'emploi ne fait aucun problème. On s'étonnera donc qu'il soit. chez la plupart des musiciens.

Jean During : Théories et pratiques de la garnrne iranienne 9 1

délaissé au profit du médius perse (8 1/68, 76 S.), au point qu'on l'appelle médius ancien.

Voici donc les intervalles principaux :

2. Auicenne ( X F s.b

Après Fârâbî, Avicenne est l'auteur le plus important qui ait traité des intervalles musicaux. Son approche est peut-être plus objective car il n'était pas lui-même musicien comme son prédécesseur. Dans son Kitâb al-shifâ (Mathématiques, chap. X I I ) ", il traite d'abord de généralités sur la nature du son, puis des propriétés des fractions et de la division de la quarte, engendrant différentes combinaisons appelées << genres » Gens). Ces combinaisons purement théoriques prolongent les spéculations des Grecs, et n'ont que peu de portée musicale. Après une étude sur le rythme, il aborde les intervalles musicaux par le biais des instruments, auxquels il consacre un chapitre de son bref traité (150 pages environ). Sur la longueur de la corde vibrante du 'ud, nous dit-il, on a d'abord mesuré un quart à partir du sillct, et on a obtenu la quarte juste IJ. En mesurant 119, on a obtenu le ton majeur (918, 51 S.). En reportant ce ton plus haut, on a obtenu la tierce pythagoricienne (81,64, 102 S.). (Ainsi, l'échelle de base est-elle, pour lui aussi, le tétracorde pythagoricien Do-Ré-Mi-Fa.) Puis on divise en huit la longueur qui sépare le chevalet de la touche de l'auriculaire (Fa) et on reporte un de ces huitièmes au grave de la quarte, ce qui donne exactement la tierce mineure pythagoricienne (32127, 74 S.). (Le procédé est inhabituel : il est plus simple d'abaisser la quarte d'un ton.) Il appelle cette touche médius ancien ou médius perse, alors que dans le système de Fârâbî, ces deux touches désignent respectivement une tierce de 74 S. et de 76 S. A cet intervalle correspond celui de la seconde mineure (Ré b, 2561243, 23 S.), obtenue en abaissant d'un ton la tierce mineure. Comme on l'avait vu dans Fârâbî, son rôle consiste essentiellement à donner une octave juste à certains tons situés deux cordes au-dessus (deux quartes + un demi-ton = octave). (( Au-dessus de cette dernière touche, on en a encore fixé une autre, que beaucoup considèrent comme une adjointe du médius ancien ; mais cela est faux, car cette touche est dans le rapport 1 + 117 avec le médius de Zalzal. )) I 5 Ce Ré b (16115, 28 S.) n'est autre que celui déjà cité par Fârâbî.

23. Erlanger, op. cit., t . I I 24. Ibid., p. 234 sqq. 25. Ibid., p. 235.

92 Retlue de Musicologie, 7111 -2 (1985)

Enfin, en ce qui concerne le fameux médius de Zalzal, il est plus explicite que son prédécesseur : << Les Modernes l'ont fixé à mi-chemin environ entre l'index et l'auriculaire [Ré-Fa]. » Selon Fârâbî, il se plaçait à mi-chemin environ entre le Mi b perse et le Mi, mais sans la restriction prudente d'Avicenne (enziiron). En effet, << les uns la placent plus bas, les autres plus haut ... mais de nos jours on ne distingue plus ces différences >> 26. Ce dernier propos est un peu hâtif (du moment qu'on le place différemment, c'est qu'il y a une différence) ; il sert seulement à justifier sa décision personnelle consistant à fixer le médius de Zalzal à 13;'12 (34,7 S.) de l'index, Ré. Étant donné que la mi-distance entre le Ré et le Fa donne un médius de Zalzal à 35,5 S., on peut se demander s'il n'a pas un peu forcé la définition de celui-ci afin d'arriver à ses conclusions. En effet, si la place de ce médius fluctue vraiment vers le haut ou vers le bas, c'est arbitrairement qu'il le définit comme i l le fait. On voit aussi que s'il avait choisi la définition de Safîuddîn (entre le Mi b persan et le Mi), i l n'aurait pas pu, sans forcer, passer du trois quarts de ton approximatif de 38 S. à un autre de 35 S. En bref, le soupçon pèse sur le chiffre avancé par Avicenne, d'autant plus qu'il déclare qu'à cette place le médius de Zalzal N permet la composition de quelques-uns des genres que nous avons cités D, lesquels genres sont essentiellement des genres spéculatifs correspondant plutôt aux traités grecs qu'à la pratique irano-arabe.

Les mêmes raisons qui avaient conduit l'auteur à placer le Ré b (2561243, 23 S.) lui font ajouter une dernière touche correspondant au ton inférieur du médius de Zalzal, R é P (13112, 34,75 S.). Lorsqu'il parle de la façon de fretter le 'ûd, il reprend tous ces intervalles, rappelant la façon de les situer sur le manche, mais cette fois sans mentionner la touche du Ré b (2561243, 23 S.) citée précédemment. Cette touche réapparaîtra plus tard dans son étude des genres. Les intervalles restants sont les suivants :

Avicenne ne se borne pas à mentionner ces intervalles. Lorsqu'il aborde les genres, suites d'intervalles formant des échelles d'une quarte, d'autres intervalles apparaissent mystérieusement, sans qu'il s'en explique. Certains passages l7 sont d'ailleurs tout à fait obscurs et pleins de contradictions que le traducteur n'a pas relevées. Ainsi il est question d'une suite de 1019 (46 S.), 13/12 (35 S.), 22/21 (20 S.), dont le total approche la tierce majeure (102 S.) et non la quarte. De même, la gamme qu'il obtient en combinant deux tétracordes,

26. Ibid., p. 235. 27. Ibid., p. 239 et 240.

93 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

donne 226 S. au lieu des 250 S. attendus. De même (p. 240) les intervalles additionnés ne constituent pas une quinte comme il le prétend, mais une quarte augmentée (152 S.). Il n'est malheureusement pas possible de distinguer les intervalles en usage, bien qu'il dise avoir traité des genres les plus répandus, renvoyant, pour les autres, à un homme de l'art! Dans les quelques exemples cités, on voit apparaître un ton faible de 1019, le seul qui s'intègre à une échelle musicale cohérente. De l'autre (22121) on ne peut rien tirer, faute de lumières suffisantes. En conséquence, nous nous en tiendrons à la série mentionnée dans le chapitre du 'ûd (voir plus haut), sous cette réserve que certaines frettes, notamment les deux premières, pouvaient être déplacées et donner également un ton faible, 1019, et un demi-ton de 23 S. (2561243).

Bien entendu, nous ne prendrons pas en considération tous les intervalles plus petits que le limma ou plus grands que le ton augmenté qu'il obtient en divisant la quarte de toutes les façons possibles, comme le faisaient les Grecs, ce qui, pour le musicien, n'est rien qu'un jeu mathématique, sans aucune portée concrète, sauf par accident. Cette opération ne considère que la suite de fractions : 514 (97 S.), 615 (79 S.), 716 (67 S.), 817 (58 S.), 918 (51 S . ) , 10/9 (46 S.) etc... jusqu'à 49/48 (9 S.), considérée comme la limite du point de vue musical.

3. Safiuddîn (XI IF S.).

Après Avicenne, SaGuddîn, dans son Risâla al-sharafiya 18, reprend le partage de la quarte pour en faire la base de son système des modes. Avant cela il décrit encore une fois les intervalles couramment joués sur le 'ûd. 11 fixe d'abord la suite : ton-ton-limma (Do-Ré-Mi- Fa), puis l'inverse : limma-ton-ton (Do-Ré b-Mi b-Fa), intervalles désormais classiques (chap. IV § 105). Ensuite, par un calcul assez compliqué, il détermine la place du médius de Zalzal. Nous avons déjà vu que Fârâbî avait déterminé deux positions différentes pour cette frette, donnant tantôt un MiP (27122, 89 S.), tantôt un Mi naturel (514, 97 S.), pour abandonner ensuite complètement le premier au profit de l'autre. Safiuddîn, apparemment poussé par les mêmes raisons, assigne définitivement au médius de Zalzal la place de la tierce naturelle 29. A cet intervalle correspond un autre, situé un ton majeur au-dessous, et qui donne le Ré- (1019, 46 S.), mais la touche la plus fréquente reste le RéP, situé à mi-chemin entre Ré b et Ré, ce qui donne : 36,6 S. Enfin, avant de clore le chapitre, il est forcé d'avouer, comme à contrecœur, que la touche du Ré b est rarement employée, ainsi que le médius de Zalzal deuxième forme, soit mi- naturel (514, 97 s.). En revanche, il reconnaît qu'on le remplace plus

28. Erlanger, op. cit., t. III. p. 3-182. 29. Ibid., p. 112.

94 Reuue de Musicologie, 7111-2 (1985)

volontiers par le médius de Zalzal ancien, rebaptisé méd ,s des persans (l'ancien Mi b, 32/27, 73,7 S.). En ne tenant compte que des intervalles usuels correspondant à la pratique, nous avons donc la série suivante :

(L'auteur ne donne pas les rapports en fractions mais en longueur de corde, aussi nous contentons-nous d'exprimer certains intervalles en savarts.) On s'aperçoit immédiatement que, s'il s'est attaché à définir les intervalles classiques (ton, ton faible etc...), il néglige quelque peu les intervalles irrationnels. Le MiP est défini approxi- mativement, comme chez Avicenne, à mi-chemin entre le Ré et le Fa. Mais alors que ce dernier en donnait une expression mathématique qu'il jugeait meilleure (39132, 86s.), et qu'il fixait ensuite le correspondant, RéP à un ton exact dans le grave, Safluddîn se contente d'une seconde approximation. Ainsi, Ré P (36,6 S.) et Mip (86 S.) sont distants de 49,4 S. au lieu de 51,l S. Bien entendu, ces différences sont infimes. mais elles montrent une fois de lus combien les théoriciens étaient marqués par des préjugés qu'ils tenaient des ouvrages grecs. Peu soucieux de tenir compte de la pratique, qui fait très peu usage du ton faible et de la tierce naturelle, mais grand usage en revanche du MiP et du RéP, Saîîuddîil va développer à présent son système des structures modales, bien identifiées et portant des noms classiques, uniquement sur la base des tons, tons faibles, et demi-tons de 23 et 28 S.. soit la série suivante. sur laauelle i l construit les différents mode; :

L L C L L C L L L C L L C L L C L

DO REb RE- RE MIb MI- MI FA S 0 L b SOL- SOL LAb LA- L 4 C I b S I - C I LC

Si l'on compare cette division de l'octave a celle de Fârâbî, on constate que Safluddîn s'est dégagé de la formule scolastique consistant en une série de deux limmas et un comma: L.L.C.. L.L.C. etc. Au milieu de la gamme, il brise la symétrie en ajoutant un limma. Cette simple opération lui a valu de passer à la postérité en tant que fondateur de la fameuse échelle en 17 intervalles et 18 tons. Ce que nous disions a propos de l'échelle de Fârâbî s'applique encore mieux à la sienne, mais malgré son effort de rationalisation combiné à une matière plus réaliste de voir les choses, Safluddîn ne fait encore qu'approcher la réalité sans oser la définir telle qu'elle est. Nous avons vu plus hrut que le ton faible n'existe que rarement dans la pratique, aussi faut-il lire cette gamme avec des tons. des demi-tons et des trois quarts de ton. En procédant ainsi, c'est-à-dire en baissant les tons faibles d'environ 2.5 commas, on obtient exactement l'échelle en usage encore actuellement dans

Jean During: Théories et pratiques de la gamrne iranienne 95

la musique arabe et surtout persane. Il nous faut cependant émettre une réserve : il est fort possible que dans certains cas les tons faibles aient été réellement utilisés, comme on le constate encore de nos jours dans la musique turque.

En conclusion, nous comprenons mal pourquoi on a fait si grand cas de l'œuvre musicologique de Safluddîn, œuvre qui, malgré sa clarté, ne fait qu'embrouiller notre connaissance de la musique persane.ancienne, tout au moins dans le domaine des modes et des intervalles. Après lui, la plupart des auteurs reproduiront simplement son système en compilant les ouvrages anciens. La théorie musicale étant plus ou moins fixée, on préférera désormais parler de la musique sous ses aspects éthique, allégorique et symbolique, aspects qui n'avaient guère été évoqués, semble-t-il avant 'Abdul Qâdir Marâghi ibn Ghaybî (t 1435). Il n'est pas exclu que dans quelque manuscrit safavide ou postérieur, on trouve un jour un exposé plus réaliste de l'échelle iranienne, mais dans ce cas l'auteur aura fait preuve d'une grande originalité. Le souci constant de parler de la musique en termes académiques inspirés de physiciens grecs n'est pas seulement l'expression d'une idéologie scientifique, d'une scolas- tique abstraite. Ce recul, cette distance que l'on perçoit chez les successeurs de Fârâbî par rapport au fait musical, n'est pas qu'un effort d'abstraction, mais aussi la conséquence d'une certaine pudeur, voire d'une suspicion par rapport à la musique en tant qu'art. En tant que science, on pouvait discourir sur la musique, développer des théories gratuites sur le partage de la quarte, les combinaisons de fractions ; on pouvait parler du rythme, qui a son origine, ses lettres de noblesse au sens propre, dans la poésie ; d'autres, comme 'Abdul Faraj Espahânî en ont parlé en historiens ou en chroniqueurs. Mais entre la représentation (scientifique ou anecdotique) du phénomène musical et sa réalité concrète, i l y a un pas qu 'un lettré répugne à franchir. Ainsi, il ne viendrait à l'idée d'aucun d'entre eux de noter une mélodie, bien que, soulignons-le, Safluddîn et d'autres avant lui, comme Al-Kindî, proposent un système de transcription satisfaisant pour conserver fidèlement des mélodies 'O.

Ils ne notent que les paroles des chants. Alors que les Indiens, plus

30. Il importe de préciser à ce sujet qu'en raison des distorsions introduites par les théoriciens dans la détermination des intervalles. certaines notes indiquées dans les partitions n'ont un sens que dans le système théorique de ces auteurs, et ne doivent en aucun cas être considérées comme une transcription de la réalité. Ainsi. les extraits de Safiuddîn donnés par O. Wright, op. rit., doivent-ils ètre lus à travers une grille que. malheureu- sement, nous ne possédons pas encore. Il est curieux que ce dernier n'en ait pas parlé et ne se soit pas interrogé sur ces mélodies bizarres, comprenant pour la plupart des intervalles d'une incongruité flagrante, telles que quintes augmentées d'un quart de ton, chromatisme en quart de ton. etc. (Le même problème se pose souvent en ce qui concerne la transcription des échelles).

96 Reziue de Musicologie, 7111-2 (1985)

réalistes, possédaient des notations dès 1~ VIe s. av. J. C., il faut attendre le XVIIIe s. pour qu'un système J e notation commence à se répandre en Turquie. Lorsque Safiuddîn ou Marâghî nous livrent un trop bref exemple de notation, ce n'est que pour exposer le procédé, et non pour illustrer leurs propos d'un exemple musical. Bien d'autres indices de cette attitude générale pourraient être relevés. L'une des raisons profondes de cette attitude réside peut-être dans le préjugé défavorable d'un certain dogme islamique à l'égard de la musique. Parler de la musique en docteur ou en lettré était acceptable, mais la pratiquer était suspect. La science est placée bien plus haut que l'art, et lorsque ce sont des musiciens qui discourent, ils ne visent pas à enseigner la musique à ceux qui pratiquent, mais à informer les savants de ses fondements rationnels, ce qui, au fond, était aussi une façon de défendre leur art. Lorsque le goût pour les sciences déclinera après le XVIe siècle, on continuera à parler de la musique en termes d'éthique et de correspondances symboliques. et non en termes proprement musicaux. Enfin, lorsqu'un Vazirî, au XXe siècle, écrira la première méthode de tûr, il prétendra faire << œuvre scientifique » en exposant le solfège européen. les intervalles de quarts de ton égaux et les bases de I'harmonie. Pas plus que les savants qui l'ont précédé et dont i l ignore les écrits, i l ne décrit la musique telle qu'elle est.

Ce divorce, parfois radical, entre la théorie et la pratique n'est pas un fait nouveau dans l'art des sons, et il ne semble pas près de disparaître.

Platon, qui suit en cela les vues de Pythagore, vitupère dans La République contre les artistes qui osent se soustraire aux lois de l'harmonie niusicale, reflet de l'harmonie universelle : << Par tous les Dieux ! fit-il, et cela risiblement : donnant des noms distincts à certaines concrétions de sons, tendant l'oreille comme s'ils étaient à l'affût de ce qui se dit chez les voisins (...) - Tu penses, toi, repris- je, à ces excellentes gens qui donnent aux cordes mille tracas, qui les mettent à la torture en les tordant au moyen des clefs ... )) 3 ' . A l'opposé de cette tendance, certains savants plus pragmatiques tentèrent simplement de mesurer les rapports des tons en usage. Pour cela ils utilisèrent, en accord avec les interprètes, une mesure définie comme le plus petit intervalle qu'on peut chanter, le diesis (pseudo-quart de ton) qui valait 128,'125, soit 10,3 S. Malgré cet effort pour approcher la réalité, le diesis ne donne pas des intervalles justes : l'octave, la quinte, la quarte ne se laissent pas réduire en une somme de << quarts de ton ». D'autres physiciens. comme Aristoxène, peu soucieux d'arithmosophie, de relations symboliques entre les nombres, divisèrent alors l'octave en 24 tons véritables appelés diesis enharmoniques. Vingt siècles plus tard, Vazîrî réussira néanmoins à imposer cette division dans la musique iranienne.

3 1. République, VII, 53 1 a-b.

97 Jean During: Théories et pratiques de la gamme iranienne

4. Les systèmes modernes.

On pourrait consacrer un ouvrage entier a tous les essais plus ou moins fructueux de division de l'octave. Si chacun possède ses vertus propres, aucun d'entre eux n'a une portée universelle : la multiplicité des pratiques ne se laisse pas réduire a la simplicité d'une théorie. Entre le musicien qui perçoit les sons en qualité et le physicien qui les perçoit en quantité, il y a un hiatus inévitable. Dans cette quadrature du cercle, on ne peut que se contenter de valeurs approchées, car même si l'entente était possible, la voix humaine ne pourrait se laisser assigner des intervalles rigoureusement fixés, même par l'intermédiaire d'instruments. Dans la musique iranienne, les instruments s'accordent souvent différemment selon les modes, les frettes sont ajustables, on a recours au vibrato, les cordes sont doubles ou quadruples, donc jamais parfaitement accordées : autant de pratiques qui ne se laissent pas circonscrire dans les limites d'intervalles immuables.

On obtient cependant de bonnes approximations sur des instruments précis comme le setâr, le tanbûr turc ou le sitâr indien. Forts de cela, les Arabes tentèrent depuis la fin du siècle dernier, et surtout lors du Congrès du Caire, de fixer sans a priori, par la seule mesure des gammes en usage, les intervalles de leur musique. Plusieurs tableaux d'échelles sont re~roduits dans l'œuvre monumentale de d'Erlanger 32. Nous tenons a les mentionner, car, en dépit de certaines opinions, la musique arabe et la musique persane sont liées depuis des siècles et surtout parce que les échelles appartiennent a une tradition, qui, plus encore que celle d'Iran, s'est nourrie de l'œuvre des grands théoriciens du passé. Les principaux intervalles sont les suivants :

Les différentes lettres correspondent aux systèmes suivants

A) Système de Shaykh 'Alî Darwîsh (Syrie). Ce musicien, disparu il y a une quinzaine d'années, était sans doute le dépositaire le plus éminent de la musique arabe de tradition classique. Chef des musiciens de la confrérie des Mevlevis d'lep, il représente donc également un aspect de l'école turque.

32. Erlanger, op. cit., t . V, p. 34, 40, 42, 47

B) Système du R. P. Colangettes (Syrie). Ce physicien avait établi au début du siècle cette échelle en mesurant sans a priori les intervalles pratiqués par de npmbreux musiciens syriens et libanais.

C) Système d'Amîn Dîk (Egypte). Directeur de l'Institut Royal de musique arabe, il dressa ce tableau des intervalles vers 1932.

D) Système fixé au congrès du Caire en 1932. La méthode de détermination laissait à désirer.

E) Système de Mansûr 'Awad (Égypte). Ce musicien a mesuré sa propre échelle dans les années 20, sans aucun a priori scientifique.

F ) Nous donnons enfin la gamme proposée par Raouf Yekta Bey, musicologue turc, et qui diffère nettement des deux autres.

D'Erlanger accorde la préférence au système syrien (A), se référant peut-être à l'autorité du shajdch dans ce domaine. Cette échelle repose sur une division de l'octave en 53 commas, chaque intervalle étant divisible en un nombre entier de commas. Sur le plan théorique ce systeme est simple et parfaitement cohérent. De plus, sous l'influence probable de la tradition turque, il est le seul à distinguer les tierces naturelles et pythagoriciennes, et les demi-tons chromatiques (23 S.) et diatoniques (28 S.). Cependant sa perfection théorique nous le rend quelque peu suspect : est-ce là réellement le reflet d'une tradition orale peu soucieuse de théorie, ignorant même la notion de comma ? Ce soupçon se justifie lorsqu'on considère l'intervalle le plus discuté, le trois quarts de ton. Dans ce système réductible au comma, le choix est restreint (!3,8 ou 393 S.) et le shajvkh opte pour 40 S. On sait que les Egyptiens ont parfois tendance à rapprocher le trois quarts de ton du demi-ton et l'on peut considérer cette tendance comme une déviation par rapport à la tradition ; de même, l'intervalle de 40 S. proposé ici semble forcé et trop proche du ton faible. En revanche, les autres systèmes définissent cet intervalle de façons assez voisines et en accord avec les mesures des Anciens. Ainsi l'échelle syrienne (B) donne les mêmes mesures que l'échelle égyptienne(C), mesures confirmées par un aréopage de musiciens (D).

En ce qui concerne le ton majeur, les différents systèmes concordent parfaitement. Seuls les musiciens du Caire ont jugé le ton juste un peu haut et ont opté pour le ton tempéré. De même, ils situent la tierce majeure (98 S.) plus bas que la tierce pythagoricienne, tendance qui se retrouve en Iran.

Quoi qu'il en soit, l'enquête n'a pas été menée selon une bonne méthode, et l'on ne doit pas tenir compte des petites divergences, d'autant que pour le reste les données concordent avec la moyenne des trois premiers systèmes. Ainsi, le trois quarts de ton se situe autour de 37 f 0,5 S. (sauf dans le systeme E). En fin de compte, l'estimation donnée par Avicenne pourrait correspondre, huit siècles plus tard, à la pratique musicale. Le milieu entre Ré et Fa où il situe le MiP, donne 37 S., de même le milieu entre Do et ie Mip pythagoricien donne 37 S., ceci à condition d'entendre milieu de hauteurs logarythmiques et non milieu de corde ! Au contraire. le

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milieu de corde donne. comme nous l'avons vu, respectivement 35,5 S. et 86,5 S. Du point de vue théorique et pratique, le trois quarts de ton de 37 S. est le choix le plus évident, pour une raison bien simple : dans la suite de trois tons DO-~dP-Mib, l'intervalle DO-R4Pvaut exactement le suivant ~é/P-Miji (37 S. + 37 S. = 74 S.). De même, dans la suite Do-Ré-M~P-F~, le MIP. placé à 88 S. donne deux intervalles égaux (51 S. + 37 S. + 37 S. = 125 S.). On objectera que dans une phrase mélodique, les intervalles ne paraissent pas égaux à l'oreille. compte tenu de l'attraction mélodique ; c'est bien pour cela en effet qu'une fois encore la théorie et la pratique ne sont pas d'accord.

A propos de ces différentes échelles, une dernière remarque s'impose : l'intervalle prépondérant dans le passé. appelé médius perse (81/68, 76 S.) a définitivement disparu des systèmes actuels; l'unanimité est totale quant à la place de la tierce mineure pythagoricienne.

Nous ne saurions terminer ces quelques rapides comparaisons sans mentionner le système étonnant proposé par Raouf Yekta Bey, porte-parole de la tradition turque ". Ce système, composé de tons entiers (51 S.), de tons faibles (46 S.), de demi-tons pythagoriciens (23 S.) et apotomés (28 S.), n'est autre que celui de Safîuddîn enrichi des tons apotomés. Il tendrait à prouver le bien-fondé de l'échelle de Safîuddîn, s'il ne trahissait encore une fois une vue trop théorique des choses.

En effet, les degrés Mi(-) et Si(-)

« ...q ui déterminent dans leurs tétracordes respectifs des tierces majeures naturelles de 17 commas (514) ne semblent pas satisfaire en pratique l'oreille des artistes turcs. Les violonistes et joueurs de luth que nous avons pu observer ne laissent pas leur doigt reposer franchement aux points que la théorie assigne à ces degrés. Eu usant du "glissando" plus spécialement sur ces notes, ils manifestent une certaine indécision quant à la valeur absolue à leur attribuer. » ''

Trente ans plus tard, Kurt Reinhard déclare de son côté

«Les plus importants théoriciens turcs modernes se réfèrent eux aussi à des systèmes de vingt-quatre intervalles plus ou moins modifiés, tels ceux utilisés par Raouf Yekta, Suphi Ezgi et Salih Murad Uzdilek. Mais cette construction n'est pas encore entièrement satisfaisante ; pour l'auditeur attentif, il lui manque la possibilité de fixer de nombreuses nuances utilisées dans la pratique. C'est pourquoi de nouvelles théories, qui vont au-delà du système de vingt-quatre intervalles, ont été proposées par Gültekin Oransay qui aboutit à un système de 19 intervalles, et par Ekrem Karadeniz qui, lui, va jusqu'à

33. Raouf Yekta Bey, « La musique turque », Enqclopédie de lu musique et Dictionnaire du Con.rercatoire, éd. A. Lavignac et L. de la Laurencie, 115 (Paris : Delagrave, 1922), p. 2845-3064.

34. Erlanger, op. cit., t. V , p. 26.

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41 intervalles. On ne saurait affirmer que ces systèmes incluent toutes les possibilités théoriques des intervalles utilisés dans la musique turque >> ".

S'il est vrai que de nombreux maqâms se jouent sur une gamme composée de plusieurs sortes de tons et demi-tons, il en est d'autres, comme Baj~âtî et ses dérivés, qui liécessitent l'emploi du trois quarts de ton. On serait même enclin à penser que l'utilisation trop rare de cet intervalle est la conséquence d'une déviation par rapport aux systèmes anciens. Ainsi, un mode aussi universel que Segâh (Sikâh), avec sa tierce neutre caractéristique dans les versions persanes, irakiennes et égyptiennes, devient en Turquie et dans le Caucase un tout autre mode basé sur une tierce majeure naturelle. Par contre, dans la musique populaire plus conservatrice, le plus grand emploi est fait du trois quarts de ton, notamment dans des modes voisins du Shûr persan (Husapnq. (Le même processus a fini par modifier les intervalles de la musique du Khorâsân d'Afghanistan, sous l'influence de la musique indienne. Le dotâr est fretté en gamme chromatique et les trois quarts de ton sont devenus plus rares. Au contraire, dans le Khorâsân iranien. la tradition s'est maintenue.)

5. Les recherches sur les intercalles dans l'Iran contemporain.

Nous examinerons à présent les systèmes proposés pour la détermination de la gamme iranienne. L'influence de l'Occident s'étant fait sentir plus tardivement en Iran, fort peu de recherches ont été entreprises sur ce problème durant les cent dernières années.

11 est inutile de s'étendre plus longuement sur le système de Vazîrî, qui est la base du solfège officiel de la musique iranienne. Vazîrî, qui n'était pas à une adaptation près, divisa l'octave en 24 quarts de ton théoriquement égaux, grâce auxquels on peut construire les intervalles conjoints des demi-ton. trois quarts de ton, ton et cinq quarts de ton caractéristiques des échelles du radîf' classique. Si les théoriciens sont en droit de protester contre cet abus, dans la pratique ce système est bien commode pour expliquer, enseigner et transcrire le répertoire. Comme il n'y a jamais eu de standardisation de ces intervalles fictifs, comme on n'a jamais construit d'instruments accordés selon ce système et que chacun, en accordant à l'oreille, retrouve les intervalles traditionnels tout en s'exprimant en terme de quarts de ton, le mal n'est pas bien grand. Il n'y a donc pas lieu de le rejeter, surtout si l'on n'en propose pas de meilleur. Ainsi, M. Barkeshlî le condamne sévèrement, au point de lui préférer le système de douze demi-tons tempérés de la musique occidentale, plus apte. selon lui, à rendre les modes iraniens que celui des quarts de tons tempérés ! Ce genre de positions extrêmes apparaît souvent

35. Kurt Reinhard, Turquie (Paris : Buchet-Chastel, 1969), p. 61

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chez les théoriciens qui rompent les liens avec la pratique. (De même, le musicologue turc Raouf Yekta Bey termine son traité de la gamme traditionnelle, âprement défendue contre les innovateurs, par un projet de nouvelle gamme qui se prête à l'harmonisation ! 36)

C'est toutefois à M. Barkeshlî que revient le mérite d'avoir analysé les premiers intervalles iraniens 37. Cette analyse laisse cependant beaucoup à désirer sur plusieurs points. Tout d'abord, l'auteur ne précise ni les conditions dans lesquelles il a rassemblé les documents analysés, ni leur nature. On sait seulement qu'il s'agit d'exemples chantés, dont seul celui qui détermine le tétracorde majeur (Do-Ré- Mi-Fa) est mentionné. L'auteur ne donne aucun tableau des intervalles analysés un par un à travers la centaine d'exemples, et on ignore selon quels critères il a obtenu les résultats qu'il affiche : en faisant la moyenne du total, en se fondant sur quelques exemples seulement, etc... En ce qui concerne la méthode, il eût été préférable, pour plus de précision, de procéder avec des instrumentistes plutôt qu'avec des chanteurs, surtout amateurs. Ensuite, de procéder systématique- ment par mode et d'analyser les intervalles de chacun d'entre eux, car la plupart des musiciens ajustent les intervalles d'un mode à l'autre. Enfin, plutôt que de mettre à contribution un grand nombre de musiciens de niveaux différents, il eût été préférable d'en choisir un petit nombre parmi ceux qui font autorité, et dont le témoignage est accepté par tous. Le manque de rigueur de l'exposé nous oblige donc à considérer les résultats avec circonspection. A cela s'ajoutent d'autres raisons : l'exposé dans son ensemble donne le sentiment que l'auteur tient à montrer la continuité entre le système ancien représenté par Fârâbî et Avicenne, et la pratique actuelle. N'aurait- il pas opéré une certaine sélection parmi les données afin d'arriver à ce but? Quoi qu'il en soit, on est en droit d'émettre d'autres réserves, surtout lorsqu'on constate que les intervalles obtenus coïncident étrangement avec la division du ton en limma et comma proposée par Safluddîn et avant lui par Fârâbî 38. Cette interprétation forcée a fait école, et sur la foi de cet article, l'idée s'est répandue parmi les musicologues occidentaux que la musique persane (comme la musique turque) reposait de nos jours encore sur le système de Safluddîn, alors qu'il n'en est rien. Fort de cette idée, renforcée par la découverte du tétracorde pythagoricien dans la gamme iranienne (notamment en Mâhur et Râstpanjgâh), l'auteur en vient à défendre le système en 12 demi-tons égaux contre celui en 24 quarts de ton de Vazîrî. Or. il est clair que la présence du tétracorde majeur

36. R. Yekta Bey, op. cit., p. 3064. 37. Mehdi Barkeshli, <( La musique iranienne )), Histoire de la musique,

éd. Roland Manuel (Paris : Gallimard, 1960), t. 1, p. 453-525 ; Id., « Traité de la gamme iranienne », Les systèmes de musique traditionnelle de l'Iran (Téhéran : Ministère des Beaux-Arts, 1963) ; il s'agit d'une réédition de l'article précédent.

38. Id., Traité... », art. cit., p. 17.

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pythagoricien ne signifie pas que toute la musique persane reposait sur une échelle pythagoricienne. Cet article appelle encore bien d'autres critiques et réserves ; le lecteur pourra les faire lui-même. en le confrontant ce qui a été dit plus haut au sujet des anciens théoriciens. Pour notre part, nous nous en tiendrons seulement aux résultats finaux : en ce qui concerne les intervalles de ton (51.54 S.), de demi-ton (22,27 S.), de tierce mineure (73,82 S.), majeure (102,83 S.) et de quarte (124,95 S.) 3', il n'y a rien à objecter. En revanche. la découverte du ton faible (45,23 S.) qui, précise l'auteur, est peu employé, nous laisse perplexe : cet intervalle n'apparaît jamais dans le jeu des instruments accordés avec précision, comme le t i r , le setâr et le santur. On serait tenté d'y voir une faute de la part des chanteurs, une fausse note a rejeter, a moins qu'elle ne serve précisément a illustrer la division comma-limma chère à l'auteur. A 0,03 S. pres (sic), ce ton est en effet l'intervalle 1019 caractéristique du système de Safîuddîn. A ce ton correspond la tierce naturelle, qui elle aussi ne se rencontre dans la musique persane que comme une intonation passagère et accidentelle dans le chant ou les instruments à tons variables (kamânclze, ney).

Mais le résultat le plus surprenant concerne la place du trois quarts de ton. fixée a la suite d'on ne sait quelle manipulation à 29,97 S.

« C'est, dit l'auteur, un intervalle très usité dans la musique orientale [terme bien vague], ce qui peut être considéré comme sa principale caractéristique. 11 représente. à - 1.45 S. pres. le do dièse de Pythagore. ou la zaïd 4 indiquée par L + C [limina + comma] = 28.52 S. (...). Rien ne paraissait plus étrange dans les résultats de nos recherches que l'existence de cet intervalle caractéristique 15:14... qui semblait avoir cessé d'exister depuis Safiy-yod-Din ; les inusicologues n'en parlaient plus )) "".

Par la suite, I'auteur définit l'intervalle de trois quarts de ton comme un demi-ton pythagoricien (limma), augmenté d'un comma. et c'est ainsi qu'il note les modes de la musique iranienne. Ainsi

39. Cette précision extraordinaire ne laisse pas de surprendre. Malheureu- sement, l'auteur ne nous dit pas par quels moyens il a pu arriver à une telle précision dans l'analyse acoustique des intervalles. On comprend bien que les intervalles théoriques (4)3, 3)2) exprimés en fraction puissent étre donnés en savarts avec toute la précision théorique voulue. mais l'on s'étonne que des mesures effectuées avec les moyens rudimentaires de l'époque surpassent largement celles que donnent les appareils les plus avancés, mis actuellement à notre disposition par la technologie informatique. Le meilleur analyseur de fréquence actuel ne dépasse pas une précision de 0.6 savarts. Que penser alors de la différence de 0,03 S. découverte par l'auteur, correspondant à une différence de 0.01 hz. soit une précision plus de 50 fois supérieure à celle des techniques de pointe ? Il y a là un point obscur qui ne manquera pas de frapper les spécialistes.

40. M. Barkeshli, << Traité ... D. art. cit., p. 18. 19.

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pour Shûr, ~ a l Pest donné comme Lab + 1 comma, soit exactement le Sol dièse pythagoricien (28,5 S.). Une fois le LdPréduit à un Sol $, l'auteur est évidemment tenté de plaider en faveur du tempérament en 12 demi-tons égaux. En effet, le ~ a l P obtenu n'est que 3,5 S. plus haut que le demi-ton tempéré. Ainsi, parti d'un résultat expérimental brut de 29,97 S., on arrive insensiblement à 25 S., soit presque un comma de différence ! Pour rendre acce~table ce résultat ex~érimental de 29,97 S., l'auteur procède à une « vérification » en sens inverse. Mettant à contribution le fameux maître A. H. Sabà, il lui fait manipuler deux oscillateurs jusqu'à obtenir l'intervalle qui corres-pondrait pour lui à Sol-LdP. On remarquera tout de suite la bizarrerie du test : les sons émis ne sont pas des sons musicaux, mais des fréquences pures très désagréables à l'oreille ; d'autre part ils sont émis simultanément, limités à deux et isolés de tout contexte musical (or on sait l'importance, soulignée par d'Erlanger. de la mise en condition du musicien. C'est en retrouvant I'éthos du mode que le musicien retrouve les hauteurs exactes). Enfin, compte tenu du phénomène d'attraction de la tonique. la note isolée obtenue à partir de celle-ci sera nécessairement un peu basse. Malgré cela, Sabà produit une sorte de trois quarts de ton de 31 S. ".

En conclusion. il est inutile d'avoir recours à une argumentation théorique pour constater que cet intervalle n'est pas recevable. Aucun musicien traditionnel, pas même ceux influencés par l'occident, ne confondra jamais un Sol $ avec un L~IP ,et l'ultime vérification de l'auteur ne nous convainc nullement : après avoir accordé un instrument selon la gamme qu'il a reconstituée, il fait jouer quelques mélodies de sa composition, non pas devant un public de musiciens, mais ((devant les membres de 1',4ssociation Scientifique à l'amphi-théâtre de la Faculté des Sciences de l'université, sans que personne éprouve le changement de gamme ». Ces derniers mots sont bien l'aveu que la gamme a non pas été mesurée statistiquement, mais modifiée pour s'accorder avec la théorie. En conséquence, nous ne retiendrons pas, jusqu'à preuve du contraire, les données avancées par l'auteur.

La seconde et dernière étude en date a été entreprise par D. Safvat 42, au Laboratoire d'Acoustique Musicale de la Faculté des Sciences de Paris VI, sous la direction de E. Leipp. D. Safvat est un

41. Dans les mesures effectuées par D. Safvat, 31 S. est le trois quarts de ton le plus bas obtenu dans le mode Afshûrî. Or, ce mode gravite autour du Sol, le La P jouant le rôle de note de passage, ce qui confirme le phénomène d'attraction mentionné plus haut.

42. N. Caron et D. Safvate, Iran. Les Truditlons Musicales (Paris : Buchet-Chastel, 1966).

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musicien traditionnel, élève de Sabâ et de Hâjj Aqâ Mohammad, dont l'autorité musicale et musicologique est incontestée. Il s'est servi du setâr pour les analyses, instrument très précis et dont on ajuste les frettes et l'accord de façon différente pour chaque mode. Aussi, au lieu de donner une ou deux échelles types de la musique persane, l'auteur a simplement joué les douze modes (dastgâh), dont on a mesuré les intervalles. Il y aurait ici et la quelques remarques i formuler concernant certains intervalles qui sont déterminés partiellement par les contraintes techniques de l'instrument (la même frette vaut pour deux cordes accordées en quarte, tel mode joué sur un autre accord donnera d'autres intervalles, etc...). Il ne s'agit cependant que de détails secondaires par rapport à cette autre objection que l'on peut formuler : l'on est en présence d'une seule interprétation des intervalles, et l'autorité de l'artiste n'est pas suffisante pour faire force de loi. La seule méthode objective «exige, dit l'auteur, la comparaison entre les enregistrements de plusieurs musiciens authentiques et des références a des enregistrements de maîtres disparus ... Néanmoins le tableau obtenu permet une première appréciation des différences et de la variabilité qui nous préoccupe >> ".

Ce qui frappe tout de suite dans ce tableau, c'est le manque d'unité des intervalles : ainsi, les tons sont de 51, 52, 54, 55 ou 56 S. ; les demi-ton de 18, 19, 22, 23,5, 26, 26,5, 30 S. ; les trois-quarts de ton sont de 3 1, 3 1,5, 32, 33, 34, 35, 35,5, 36.5 s. ; les cinq-quarts de ton de 60, 66, 67, 67,5 S.

Si pour certaines raisons techniques évoquées plus haut on peut parfois réduire à un seul, deux types d'intervalles voisins appartenant au même mode (par exemple 51 et 52 S. dans Mâhûr, 66 et 67,5 dans Chahârgâh), il n'en reste pas moins que la diversité des intervalles utilisés (24 au total) remet en question toute approche rationnelle de la gamme iranienne.

Soulignons enfin que la méthode d'analyse utilisée (sonomètre, monocorde) est très simple et repose essentiellement sur l'oreille ; aussi la précision des intervalles obtenus laisse-t-elle encore à désirer, et l'on peut douter qu'elle soit supérieure a i un Savart, d'autant qu'il s'agit là dii plus petit intervalle que l'oreille humaine la mieux exercée puisse discerner.

Avant de livrer ici les résultats de nos propres recherches, il est nécessaire de justifier notre point de vue et les méthodes utilisées. Certains acousticiens nourrissent encore le rêve de la gamme idéale, formée d'intervalles «justes », « rationnels )), comme on la trouve dans les vieux traités arabo-persans, indiens, chinois, et dans des spéculations plus récentes (Daniélou, Barkeshlî, Yekta Bey, d'Erlanger).

43. Ibid., p. 42.

105 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

D'autres, plus réalistes, constatent que, dans la pratique, une grande marge de fluctuation est tolérée, et qu'il est vain de prétendre a une norme rigoureuse. On pourrait dire au fond qu'il importe plus de signijier l'intervalle Si-Do, par exemple, que de jouer un rapport de 81/64, un peu comme on désigne un même objet sous des noms différents. Dans cette perspective, on s'intéressera davantage aux nuances, aux façons de signifier tel ou tel intervalle suivant le contexte mélodique, l'instrument, l'état de l'interprète, etc... De l'acoustique, on glisse ainsi vers l'esthétique, mais d'une façon tout empirique, qui n'est pas sans soulever des objections. Les partisans de cette tendance ont renoncé depuis longtemps au concept de gamme, et avec cette inclination propre aux physiciens, ne voient plus dans la gamme qu'un agrégat de sons qu'on peut ranger selon leurs affinités. Entre les deux extrêmes, il y a cependant un point de vue qu'on aurait tort de négliger. Il est juste, en effet que sur des instruments a intervalles variables (voix, violon, ney), l'artiste projette son affectivité dans les intervalles, se laisse guider instinc- tivement par le phénomène d'attraction mélodique, ou parfois joue un peu faux, tout cela sans que l'oreille s'en ressente, bien au contraire. Pour beaucoup, jouer << avec expression >) signifie, entre autres, vibrer les sons, c'est-à-dire faire varier la fréquence d'une même note. A l'idée d'une échelle systématique, on oppose parfois la notion d'éthos des modes : l'artiste doit être particulièrement concentré pour retrouver, a travers une atmosphère modale particulière, les intervalles appropriés. C'est donc l'expression, l'émotion, la subjectivité seule qui garantit l'objectivité des intervalles ; le reste serait seulement spéculation et théorie. 11 y a du vrai dans ce point de vue, mais n'oublions pas, tout d'abord, que beaucoup d'instruments comportent des sons fixés d'avance (luths à frettes), ou sur lesquels il est même impossible d'agir (santûr, piano, métallophones...). On dira que les joueurs de setâr modifient les hauteurs par le cihrato ou portamento, mais d'une part les musiciens traditionnels ne le faisaient que très peu et rarement ; d'autre part, on peut ainsi rehausser le son, mais non l'abaisser, ce qui montre bien qu'il s'agit d'un effet esthétique, et non d'un procédé pour ajuster les sons a la hauteur voulue. Enfin, lorsqu'un chanteur est accompagné au t i r , il est bien forcé de se conformer a l'échelle fixe de cet instrument, à moins de chanter faux.

Quant aux arguments en faveur d'une échelle abstraite, isolée du système modal et de sa réalisation concrète, ils ne manquent pas. Tout d'abord, il y a une marge de fluctuation au-delà de laquelle on joue faux : lorsqu'il n'y a pas une constante dans l'exécution d'une même note dans le déroulement de la mélodie (par exemple, Do est une fois plus haut, une fois plus bas), ou lorsque le même intervalle s'éloigne trop de la norme admise par tous. Ce dernier point est variable selon le niveau des musiciens : dans les musiques populaires il est d'importance mineure, alors que dans les musiques savantes il est primordial (par exemple, jouer Tork avec une sensible

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définir un intervalle par la moyenne est tout aussi arbitraire que de s'en tenir à une norme, en général abstraite, fixée par un seul. Découvrir que celui-ci joue tel intervalle et celui-là tel autre ne présente pas plus d'intérêt.

En revanche, lorsqu'un maître est reconnu par tous et fait autorité, on a des raisons d'accorder plus de crédit à son témoignage ; il sert de référence, on le suit. Une étude des intervalles devra porter sur quelques individus hautement qualifiés et reconnus comme tels sans contestation. C'est seulement à cette condition que les résultats obtenus auront une valeur normative ; de sorte qu'on puisse dire que tel intervalle dans tel mode est trop grand par rapport à l'usage classique.

En comparant entre eux les résultats, on verra également jusqu'à quel point ils se recoupent ou divergent, et quelle est la marge entre les deux extrêmes, au-delà de laquelle un intervalle donné est considéré comme faux ou inapproprié.

II. ANALYSE SCIENTIFIQUE DES INTERVALLES DE LA MUSIQUE TRADITIONNELLE IRANIENNE

1. Matériau analysé et nzéthode.

Dans le cas du setâr, nous avons présenté un instrument non réglé au musicien (D. Safvat), en lui demandant de le régler afin d'exécuter, par exemple, le mode de Shûr. Après un accordage minutieux et de nombreuses <( vérifications )) par des motifs appartenant au mode en question, les intervalles essentiels ont été enregistrés un à un. La gamme complète étant presque toujours donnée par le premier tétracorde, il n'était pas nécessaire, selon l'interprète, d'enregistrer plus de quatre ou cinq notes dans la plupart des cas. De même, dans certains dérivés de Shûr (Dashtî, Afshârî ...), seuls deux intervalles présentent, selon Safvat, des variations.

L'enregistrement a ensuite été analysé, note après note, par un sonagraphe qui permet d'isoler graphiquement la portion de son (environ 2,'lO de seconde) la plus favorable à l'analyse, c'est-à-dire dont les harmoniques sont les plus claires. Par la suite, pour simplifier les manipulations, nous avons réussi à nous passer de ce premier déchiffrage, qui est surtout utile pour isoler un fragment très bref dans une mélodie rapide. Le choix de la parcelle de son à analyser se fit donc à l'oreille, après l'attaque de la note pour éviter les sons transitoires, moyennant une manipulation très simple. Les 2/10 de seconde de parcelle de son sont données a un ordinateur qui en multiplie la vitesse (et donc la fréquence) par 25. L'ordinateur le transmet à un analyseur de fréquence graphique et digital ", qui

45. Analyseur Hétérodyne Brüel et Kjaer.

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donne d'abord une analyse graphique de toutes les fréquences composant le son global. L'amplitude des fréquences harmoniques du son fondamental (octaves, quintes) se détache nettement de l'ensemble, et les crêtes formées permettent, dans un deuxième temps, de repérer à l'aide d'un cadran manuel les fréquences de 8 à 10 de ces sons harmoniques, dont l'ensemble donne l'impression auditive d'une fréquence globale. On ne se contente donc pas d'analyser le son fondamental, mais aussi les sons harmoniques qui contribuent pour une grande part à l'effet acoustique. Chaque fréquence harmonique affichée par un fréquencemètre digital est ramenée à son rapport simple avec la fondamentale, puis l'on fait la moyenne de l'ensemble, qui correspond à l'effet physiologique perçu par l'auditeur. La précision des résultats est de l'ordre de * 0,6 S.,

précision qu'aucune autre technique d'analyse de sons complexes n'est capable d'approcher. Le seul inconvénient de ce procédé est la longueur de son application et les calculs fastidieux qu'il nécessite. Son principal avantage, en ce qui nous concerne, est de permettre d'analyser avec beaucoup de finesse des passages très brefs d'un enregistrement, ce que ne permet pas le laborieux et archaïque sonomètre monocorde dont se servait déjà Pythagore.

Une série d'analyses a porté sur le setâr du regretté Hâjjî Aqâ Mohammad Irânî, un des derniers maîtres de l'ancienne génération, décédé il y a quelques années à un âge extrêmement avancé. Joueur de setâr, il avait cette particularité de ne jamais déplacer les frettes de son instrument, qui étaient réglées une fois pour toutes, quel que soit le mode ou l'accord. D. Safvat avait eu l'heureuse idée d'enregistrer les intervalles donnés par les ligatures fixes de son setâr préféré (un magnifique instrument de dimensions assez grandes, donc facile à régler avec précision). Nous avons donc simplement analysé successivement les dix-sept tons de l'octave, telle que la divisait le maître.

Il est inutile de présenter Ahmad 'Ebâdî, dont le public connaît bien la virtuosité au setâr. Il appartient à la plus prestigieuse famille de musiciens iraniens.

A l'instar de Hâjji Aqâ Mohammad, 'Ebâdî place une fois pour toutes les frettes de son instrument et ne les modifie pas selon les modes. Il a suffi d'analyser son échelle de dix-sept tons puis d'en extraire les intervalles correspondant aux différents modes.

Pour plus de précision, nous avons testé deùx de ses instruments, ce qui permet de tracer une moyenne et de voir si les échelles correspondent réellement a une idée précise, ou si les frettes ne sont fixées qu'approximativement.

M. Musavî est le brillant élève du fameux H. Kasâ'i. Il est connu parmi les joueurs de ney (flûte de roseau), pour la justesse et la précision de son oreille. Malgré tout, le ney ne peut prétendre à la

109 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

même précision que le setâr ou le târ, car trop de facteurs interviennent : l'instrument, l'oreille ou l'attention de l'interprète, le style du jeu qui utilise le vibrato et les legatos à l'extrême. Le ney appartient a cette catégorie d'instruments dont les hauteurs sont ajustables au cours de l'exécution. Dans un registre donné, les orifices ne permettent d'obtenir que les sons suivants : Do Ré Mi Fa Fa # Sol LaP. Pour obtenir les Mi 5 , Mi$ Fa R La 5 et Lah, ainsi que toutes les nuances intermédiaires, il faut rectifier les hauteurs par le jeu des lèvres et des doigts. S'il est probable que d'un test à l'autre on découvre des fluctuations assez importantes, dont les joueurs de ney eux-mêmes sont conscients, il y a malgré tout une certaine constante au sein d'un même morceau. Ainsi, le Si de Mâhûr, pris dans deux moments et deux motifs différents, et bien qu'il s'agisse d'une note ajustée par le jeu des lèvres, varie au maximum de 0,3 S. par rapport au Do, soit une fluctuation absolument inaudible.

Les sons analysés sont tirés d'une série de brefs motifs représentatifs du mode analysé, et non d'une exécution complète dans des conditions artistiques optimum. Cependant, le talent et les qualités << profes-sionnelles » de l'interprète auront vraisemblablement compensé le manque de mise en condition.

Il était indispensable de se référer dans cette étude au chant, qui tient une place prépondérante dans la musique persane. Nous avons fait appel aux compétences du regretté Mahmûd Karîmî, bien connu pour son enregistrement du radif traditionnel, qui a été enregistré récemment par le Ministère des Beaux-Arts. Disciple du doyen des musiciens, le Maître Davâmî, il était le plus fin connaisseur du chant classique. Nous lui avons demandé de chanter des petits motifs assez lents, représentatifs de chaque dastgâh. Il n'était pas question de lui demander la gamme d'un mode, mais seulement d'isoler des notes au milieu de fragments mélodiques, afin de ne jamais sortir de l'atmosphère du mode, condition indispensable pour chanter les intervalles caractéristiques de ce mode.

2. Tableaux (voir pages suicantes).

110 Revue dc~IMzlticologzc~,71 1-2 11985)

1 SHUR II APSHARI

2 . S a f v a t (1979) D . S a f v a t (1979)

51,5 35,1 34,7 54,3 f a s o l l a s i do

121,j

175,6

(1966)

51 34 35 56 f a s o l l a s i do

G j j i Aqâ 5 â j j i Aqâ

49,1 39,9 34,6 50,5 49,1 38,7 f a s o l l a s i do f a s o l l a l a

52,3

A . Ebâd i ! n o l j A . F b â d i (nO1)

53,5 35,o 36,8 5 2 , L 35,O f a s o l l a s i do s o l l a l a

54,O 3 6 3 , 3 6 2 53,5 do r é m i f a s o l

in02)

53,9 35,6 36,3 52,O 35,6.--'a s o l l a s i do s o l l a l a

54,3 35,3 ,34,2 53,9 do r é ml f a s o l

M . Musavi Y . Musavi

54,C 37,7 35,9 f a s o l l a

51,4 s i do do

52,4 36,6 r é m i

37,7 49,9 38,2 f a s o l l a

127,6

M. Karimi

73,6

hl. 46

Karimi

56,4 36,9 30,2? fa s o l l a

54,6 s i do

40,5 s o l l a

121,7

46. Résultat difficilement recevable pour Afsliûri. Il faudrait analyser d'autres fragments mélodiques.

III MAHUR IV CHAHARGAH D. Safvat (1979) D. Safvat (1979)

98,5

(ig66) (1966)

51 51 22 33,O 67,5 ,23,5 do ré mi fa sol la si do

~âjji Aqâ Hâj jî Aqâ

53,O 46,2 26,1 do ré mi fa

52,7 43,7 27,7 sol la si do

$8 M. Musavï (setâr) M. Musavi (setâr)

52,9 49,l 24,5 3 67,7 25,5 sol la si do sol la si do

126,6 125,2

102,o 99,6

47. Nous avons procédé à deux mesures du Si. La différence est infime et démontre la stabilité des intervalles du r z q , .

48. Les tons Mi et Si sont toujours un peu bas sur le ney en raison de l'ajustement nécessaire pour obtenir ces tons à partir de positions qui donnent naturellement le M ~ I P et le SiIP. Par contre, au setût-, le même interprète joue une tierce pythagoricienne parfaite, bien que le Do. joué sur la première corde accordée trop haut par rapport à la deuxième, ne forme pas avec le Si un demi-ton pythagoricien exact.

49. Résultat surprenant. Les tons ont été isolés à partir de différents fragments mélodiques et non à partir d'une gamme. Certains résultats peuvent être faussés en outre par la dbfaillance de l'ordinateur dans l'analyse de fréquences fluctuantes ou trop brèves.

112 Recue de Musicologie, 71 1-2 11985)

V SEGAH V I MOKHALEF

5 1 D. s a f v a t ( 1 9 7 9 ) D. Safva t ( 1 9 7 9 ) ( 6 )

5 0 , 5 3 6 , 7 37 ,3 5 1 , 5 37 ,9 5 3 5 , l 52 ,8 39 ,6 dO ré m i f a s o l s i do ré m i f a s o l

5 1 35 34 56 86,4 92 ,6do ré m i f a s o l do m i s o l

35 5 1 38 ré m i f a s o l

Hâj j i Aqâ Hâj j i Aqâ

53,O 35 ,5 3 8 , 8 4 9 , l 38 ,7 34 ,6 50 ,5 39 ,9 4 6 , 7 3 8 , 8 do r é m i f a s o l l a l a s i do ré m i f a

8 6 , 6 88 ,8 4 9 , l 1 8 , 7 1 7 4 , 6 f a s o l l a

A . 'Ebâdi ( n O 1 ) A . 'Ebâdi ( n O 1 )

54,O 3 6 , 5 36 ,2 5 3 , 5 3 5 , l 5 0 , 3 38 ,4 5 1 , 3 3 4 , 2 do ré m i f a s o l l a s i do ré m i f a

5 4 , 3 35 ,5 34 ,2 5 3 , 8 35 ,8 53,O 37 ,7 5 2 , 6 36 ,2 do ré m i f a s o l l a s i do ré m i f a

5 3 , 5 17,O f a s o l l a

- - - - 34 ,7 5 3 , 6 do r i f a s o l

- - ( 8 6 5 ) 88 ,4

50. On serait tenté de ne tenir compte que du premier M ~ Pqui coïncide avec les autres exemples analysés. II est cependant intéressant de constater a quel point les tons varient sans que la musicalité en soit affectée.

51. Le Sol est trop haut de 3 S. ce qui fausse le résultat. De telles fautes peuvent provenir d'une pression trop forte du doigt sur la touche.

113 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

VI1 ESFAHAN

D . Safvat ( 1 9 7 9 )

5 0 , 8 3 3 , 8 6 2 , 1 30 ,9 49 ,6 1 9 , 5 .do r é m i f a s o l l a s i

( 1 9 6 6 )

5 1 32 6 0 3 3 5 1 1 8 do r é m i f a s o l l a s i

Hâjji Aqâ

5390 33 ,5 55 ,8 32 ,2 52 ,3 23 .5 do r é m i f a s o l l a s i

A . ' ~ b â d i( n O 1 )

5 4 , 3 3 5 , 3 5 2 , 6 3 5 , 3 5 3 , 9 17 ,9do r é m i f a s o l l a s i

t n 0 2 )

54,O 36 ,2 54 ,4 3 5 , 3 52 .4 1 9 , 4 do r é m i f a s o l l a s i

52 M . ~ u s a v i

3 3 65.8 27 ,2 46 ,3? r é m i f a s o l l a

126 ,4

53 M . Karîmî

28,O 66 ,4 2 7 , 3 49 ,3 15.0 r é m i f a s o l l a s i

52. Le fait que ce La ait été joué à l'octave supérieure explique sa fausseté, bien que de tels écarts ne choquent pas l'oreille.

53. Surprenant résultat, dû à la fausseté du Ré, trop bas de 3 S. On remarque la tendance caractéristique de ce mode à resserrer le demi-ton La-Si b.

Revue de Musicologie, 71/1-2 11985)

VI11 HOMAYUN

D. safvat ( 1 9 7 9 ) ~ ~

51,O 3 3 , 3 68 ,7 23,O 51,O 18.7 ( 5 4 , 8 ) fa sol la si do ré mi fa

( 1 9 6 6 )

51,o 31,5 67 ,o 2 6 , 5 51,o l g , o fa sol la si do ré mi

Hâjji Aqâ

A.'Ebâdi(nol)

5 3 , 8 38 ,4 6 6 , 9 1 8 , 6 5 4 , 3 19,2 fa sol la si do ré mi

(n02)

53 ,5 37.7 68.0 20.8 4 ,o i g , 5 fa sol la5 A. Musâvî ''

50.2 36.2 59 ,5 26.4 5 8 , 7 ? l n , 7 ? fa sol la si do ré mi

33.8 71 ,4

56M. Karîmî

32,4 70 ,7 sol la si

27 ,9 s i 2 do2

1 0 , 3 1

54. Une gamme quasi parfaite du point de vue théorique. 55. En raison du registre suraigu utilisé ici, la détermination du Ré laisse

à désirer. Abaissé d'un comma, tous les résultats reviennent à leur place : la quinte Sol-Ré (176 S.) et le demi-ton Ré-Mi b (18 S.).

56. Les degrés Si, et Do2 ont été isolés à partir d'autres motifs.

115 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

IX D A S H ' ï l

D. Safvat (1979)

36,5 sol la la

3. Commentaires.

On remarquera tout d'abord que s'il existe une certaine homogénéité entre les résultats obtenus sur le setâr Dar les différents musiciens sollicités, les intervalles du chant, en revanche, se situent tout a fait a part. Il faut rappeler que M. Karîmî a chanté des fragments sans l'aide d'aucun instrument qui aurait pu lui donner au moins la note tonique. Les intervalles dans le chant ne deviennent précis, semble- t-il, que lorsqu'ils sont soutenus par un instrument, et encore avec une certaine marge de flottement. Ceci ne présente guère d'incon- vénient, surtout dans le chant solo, parce que la nature des sons vocaux pauvres en harmoniques, a l'inverse du setâr ou du santûr par exemple, ne fait pas ressortir les petites variations de hauteur. Certains diront que le charme, voire l'esprit même de la musique persane résident dans ces variations, mais c'est une position qu'il ne faut pas pousser trop loin : trop de flou dans la détermination des intervalles équivaut a jouer faux et provoque une impression désagréable."

Ce qui est certain, c'est que, sans repère (bourdon donné par un instrument), le chanteur ne maîtrise pas les intervalles, et que les fluctuations involontaires de un ou deux commas sont fréquentes. Nous ne pourrons donc pratiquement rien tirer des exemples du chant, si ce n'est quelques points caractéristiques comme le trois-quarts de ton, Sol-LaJPou Ré-MdP, placé à 37 S. dans Shûr, aussi bien que dans Chahârgâh, et à 36,5 S. (du Ré théori ue) en Segâh. Nous pouvons accepter des intervalles tels que Sol-L%de Homâyûn (32,4 S.), qui correspondent à un usage courant, mais le Ré-MilPd'Esfahân (28 s.) fait apparaître une gamme étrangère a la musique iranienne : demi-ton, trois quarts de ton, demi-ton. Nous

116 Revue de Musicologie, 71i l -2 11985)

n'avons aucune raison de croire qu'il s'agit d'une altération volontaire ; on en concluera plutôt qu'Esfahân est un de ces modes typiquement << artificiels » qui ne se laisse pas chanter facilement.

On retiendra l'apparition fréquente de demi-tons apotomes de 28 S. (deux dans Esfahân, un dans Homâyûn), ainsi que du ton faible 46 S. (dans Mâhur, Chahârgâh) et du ton fort Shûr, Mâhûr, Segâh.

Les résultats obtenus au ney sont plus fiables, quoique les problèmes posés par la voix se retrouvent quelque peu sur cet instrument aux hauteurs mal définies. Il faudra donc laisser de côté certains résultats gauchis par les contraintes techniques de l'instrument, notamment dans le registre suraigu, ou la précision est difficile a obtenir.

D'autres résultats sont dus à ces problèmes techniques, comme la comparaison entre le Mâhur joué au setâr et joué au ney le montre bien. Il aurait été intéressant de recueillir une version de chaque gamme ajustée au setâr par cet artiste, et de les comparer avec la version au nej-.

De tous les résultats, on retiendra notamment le trois-quarts de ton qui oscille autour de 37 S. dans Shûr, Afshârî, Homâyûn, puis autour de 33 S. dans Esfahân, Chahârgâh et une autre version de Homâj-un.

De la confrontation des deux résultats donnés par D. Safvat à plus de dix ans d'intervalle (1966-1979), apparaissent certaines constantes, notamment dans Segâh, Chahârgâh, Homâyûn et surtout Shûr, Mokhâlef, Esfahân, Dashtî. Etant donné l'imprécision relative de l'oreille, une marge de plus ou moins un Savart est acceptable. Dans les limites de cette marge, on peut dire que l'artiste a une idée très précise de la nature des intervalles, qu'il différencie bien deux sortes de trois quarts de ton, tout comme dans le ney : l'un d'environ 33 S., l'autre d'environ 37 S., ainsi que deux sortes de demi-tons : l'un d'environ 19 S. (Esfahân, Homâyun, Mokhâlej), l'autre d'environ 25 S. (Chahârgâh, Mâhûr, Homâyûn), malgré un certain flottement, dans lequel on distingue des intervalles d'environ 23 S., d'autres d'environ 26 S., ce qui porterait à trois les différentes sortes de demi-tons.

Pour les tons entiers, il y a une nette dominance du ton juste 51 S. qui apparaît avec précision dans Homâyun, Esfahân, Mokhâlef, Segâh, Mâhûr, Shûr, mais qui est moins constant que dans les exemples de 1966, en raison sans doute des conditions d'analyse.

Par contre, l'opposition (en 1966) entre tons faibles et tons forts est moins fréquente et moins accentuée dans les résultats de 1979. Elle n'apparaît en fait que dans Shûr et Esfahân (Sib-Do) et Homâyûn.

Quant aux autres fluctuations de ton, elles ne nous paraissent pas pertinentes et seraient le fait de l'imprécision de l'oreille ou des mauvaises conditions d'expérimentation.

En ce qui concerne l'échelle de Hâjjî Âqâ, de nombreux points

117 Jean During : Théories et pratiques de la gamme iranienne

font difficulté. Le fait que les intervalles soient fixes, quel que soit le mode envisagé (ce qui équivaut à une sorte de moyen terme, de compromis, de tempérament), et surtout le manque d'homogénéité de l'échelle, sont pour le moins curieux. On s'en rendra compte en consultant les tableaux de ces intervalles.

Ainsi les tons Do-Ré = 53 S., Ré-Mi = 46 S. et Fa-Sol = 49 S. Les demi-tons Mi-Fa = 26 S., Si-Do = 21 S., La-Si b = 23,5 S. (en considérant comme normal le Sol-La b à 18,7 S.).

Le trois-quarts de ton est un peu plus régulier avec Do-Ré P= 40 S., Sol-La P = 39 S., La-Si P = 38 S. Mais comment expliquer les 33 S. des intervalles Ré-MiPet Do-RéPsur la deuxième corde? En d'autres termes, le caractère des modes changera si on les joue un ton, une quarte ou une quinte au-dessus (voir les trois possibilités de Mokhâlef), et même d'une octave à l'autre ou d'une corde à l'autre.

En conclusion, il est difficile d'imaginer que l'artiste n'ajustait pas du tout ses frettes. Sans doute était-il un savant du répertoire traditionnel, plutôt qu'un interprète soucieux de raffinement. Au contraire, D. Safvat rappelle qu'il était toujours gêné par l'intervalle Do-Ré P donné par le setâr de son maître. Ce ton neutre trop grand ne doit donc pas être retenu.

La comparaison des deux résultats obtenus avec les instruments de A. 'Ebâdî prouve, s'il était nécessaire, qu'un bon musicien a une idée assez claire et constante de la façon d'ajuster les notes de la gamme iranienne. Ainsi, la majorité des intervalles correspond d'un setâr a l'autre avec une précision de l'ordre d'un demi-savart, différence inaudible (voir tableau ci-contre).

En ce qui concerne la nature de ces intervalles, on retiendra notamment la constance de l'intervalle de trois-quarts de ton, l'existence de tons forts et de demi-tons faibles complémentaires (17 S., 19,5 S., 20,2 S., 20,s S.), tous inférieurs au demi-ton pythagoricien. Tout cela nous éloigne fort des théories classiques de la gamme iranienne.

Il est vraisemblable que l'analyse des intervalles ne donne pas une image fidèle de la gamme idéale que certains musiciens ont bien présente a l'esprit lorsqu'ils s'accordent ou ajustent leurs voix ou leur soiiffle. A ce propos, les précisions apportées par M. Musavî sont intéressantes et méritent d'être mentionnées. Selon lui, le Do de Homâyûn sur MiP(ou le Fa de Homâyûn sur La?) doit être un peut plus haut que le Do de Mâhûr. Dans l'exemple analysé, cela n'apparaît pas. Plus connue est la différence a faire entre le MiPde Homûyûn plus bas que celui de Segûh. De même, dans Dashtî, le Ré doit être légerement baissé ainsi que dans Bayât-e Tork (sur Si b). Par contre, le Ré de Homâyûn (Bîdûd) serait plus haut. Enfin, dans Abû-'Atâ sur le Sol, le Fa est légerement rehaussé. De semblables nuances pourraient être multipliées. Certains musiciens, notamment

118 Revue de Musicologie, 7111-2 (198.5)

violonistes, affirment qu'il existe quatre ou cinq hauteurs différentes pour un même toii à l'intérieur d'une même phrase musicale, et qu'en aucun cas on ne peut définir une échelle théorique, rejetant du même coup tous les instruments a sons fixes, setâr, târ, santûr, incapables de rendre ces nuances, évoquant ainsi ces fameux « tirailleurs de cordes » contre lesquels fulminait Platon. Il nous semble en effet tout aussi arbitraire de limiter l'échelle iranienne à 17 intervalles, comme le faisaient les anciens théoriciens, que de rejeter un minimum de systématisation, sous prétexte que l'essence de la musique iranienne réside justement dans les glissements fugitifs et insaisissables d'une fréquence à l'autre. Si c'était le cas, cela signifierait entre autres l'impossibilité de faire jouer ensemble deux instruments ou d'accompagner le chant sans jouer faux. Pour illustrer ces théories, on exagère les effets de portamento, glissé, vibrato etc..., en affirmant donner par là une dimension quasi mystique à la musique persane, alors qu'aucune musique réellement mystique en Iran n'use de tels procédés. En bref, il ne faut pas confondre jeu expressif avec absence de structure, ni ériger en dogme et en système l'idée que la musique persane est au-dessus de tout dogme et de tout système.

Notre conclusion est qu'il faut, au contraire, élargir le système au maximum, afin de déployer la richesse et le chatoiement de toutes les nuances dont la musique iranienne est capable, grâce à ses intervalles ambigus et subtils. Cependant, ceux-ci le sont assez en eux-mêmes pour qu'il ne soit pas nécessaire de les manipuler d'une façon maniériste au sein d'une même mélodie, au point de trahir complètement ce goût merveilleux qui imprègne toutes les manifes- tations de l'art iranien.

From empiric observations, the great theorists of Irano-Arabian music have elaborated systems of divisions of the octave based upon priviledged intervals, showing a strong theoretical coherence. Examining the different stages of their reasoning, one can find out some slight deviations betwen the empiric data and their theoretical expression, allowing one to question the validity of their systems. The scientific analysis of intervals now used in contemporary Iran leads to regard al1 the attempts made up to now as more or less arbitrary reductions of data resisting any rigorous formulation.