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TEXTES A L'APPUI série sciences cognitives

dirigée par jean-michel besnier

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DANS LA MÊME COLLECTION

William Bechtel et Adele Abrahamsen, Le connexionnisme et l'esprit.

Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives.

Pascal Engel, Introduction à la philosophie de l'esprit.

Pierre Lévy, L'idéographie dynamique.

Georges Vignaux, Les sciences cognitives, une introduction.

John von Neumann, L'ordinateur et le cerveau.

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sous la direction de henri grivois

et jean-pierre dupuy

mécanismes mentaux mécanismes sociaux

de la psychose à la panique

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel Hovelacque

75013 PARIS 1995

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© Éditions La découverte, Paris, 1995. ISBN 2-7071-2414-1

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Introduction

D e la p s y c h o s e à la p a n i q u e

Jean-Pierre Dupuy

Ce livre résulte d'une rencontre. D'un côté, Henri Grivois, auteur d'une théorie de la psychose naissante ; de l'autre, le CREA de l'École polytechnique, c'est-à-dire le centre de recherches philosophiques de cette dernière. Cette rencontre a culminé lors de la sixième journée « Histoire et Psychia- trie» de l'Hôtel-Dieu, organisée le samedi 27 mars 1993 dans les anciens locaux de l'École polytechnique. L'ouvrage que l'on va lire est issu des communications qui furent pré- sentées à cette occasion.

Je ne donnerai ici que quelques indications très générales sur la théorie d'Henri Grivois, puisque lui-même s'en explique longuement dans le premier texte de ce recueil. La diversité des symptômes psychotiques est telle que personne ne croit plus à l'existence de la psychose au singulier. Beau- coup pensent qu'une approche unifiée de la folie est impos- sible. Or Henri Grivois affirme l'unité des psychoses. Toutes auraient en commun un même épisode inaugural qu'il nomme la psychose naissante. Il y aurait une manière et une seule de «naître à la folie », selon le beau titre qu'il a donné à un récent ouvrage 1.

1. Dr Henri GRIVOIS, Naître à la folie, « Les empêcheurs de penser en rond », Delagrange, Paris, 1991.

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A l'origine, comme chez Freud, une «scène primitive ». Le père de la psychanalyse s'intéressait avant tout aux phé- nomènes collectifs. Il avait imaginé, à l'aube de l'humanité, un parricide fondateur. Un père primitif, chef de horde, serait tombé sous les coups de ses fils, unis pour et par ce crime. Les disciples de Freud ne voient dans ce « mythe scienti- fique» qu'un fantasme originaire. De l'origine, on ne saurait produire que des récits ou des interprétations. Or voici qu'Henri Grivois nous raconte une histoire du même genre en nous affirmant sa réalité. Selon lui, le psychotique nais- sant vit effectivement une expérience dans laquelle il se voit au centre du monde. Tous les hommes, présents, absents, vivants ou morts, seraient «concernés» par lui. Tel le héros dostoïevskien, il pourrait s'écrier: «Moi, je suis seul, tandis qu'eux ils sont tous. » Tous unis autour de lui, par lui, pour lui, contre lui. La scène originaire est une relation duelle entre un tout indifférencié auquel il manque un élément, et cet élément singulier: le sujet. Les hommes sont devenus une foule universelle et lui en occupe le centre.

Henri Grivois fonde sa théorie sur vingt-cinq ans de pra- tique psychiatrique d'urgence à l'Hôtel-Dieu. Poste d'obser- vation privilégié, puisque les patients qui y arrivent à la suite de quelque manifestation publique intempestive sont encore très proches de l'épisode originaire qu'ils ont vécu. Il est encore possible de les y ramener. La condition : leur montrer que l'on prend au sérieux l'expérience inouïe qu'ils ont tra- versée et dont ils sont les premiers à croire que personne ne les croira s'ils tentent de l'exprimer. Le sujet naissant à la psychose peut alors y échapper. L'efficacité avérée de la technique devrait convaincre qu'il est nécessaire de prendre l'hypothèse d'Henri Grivois très au sérieux.

Rassemblées, les expériences bouleversantes qu'il rap- porte composent un tableau assez précis de l'épisode pri- mordial ou «central». Pour en saisir la nature, il faut remonter en deçà des interprétations toujours partielles et contradictoires que le sujet forge dans le plus grand désordre pour donner désespérément sens à ce qui se donne comme insensé. La sociologie religieuse d'un Durkheim, comme nous le rappelle ici même Mark Anspach, nous fournit des descriptions saisissantes de la relation duelle entre la foule

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et l'individu qui lui fait face : l'orateur, l'artiste, le célébrant. Il domine la masse puisque celle-ci n'est rassemblée que pour lui. Mais, en même temps, celle-ci le domine puisqu'il ne tire sa puissance que d'elle. C'est cette expérience contra- dictoire que, semble-t-il, l'entrée dans la folie exacerbe au- delà de toute limite, dans un emballement catastrophique. Pris dans cette relation de double avec la foule universelle des hommes, le sujet oscille entre les interprétations les plus opposées : il est Dieu, il est un monstre, il est la foule elle- même. Or, ce n'est que tenues ensemble que ces lectures disent la réalité de l'épisode central. Le délire, c'est seule- ment lorsque l'une d'entre elles élimine les autres. La psy- chose s'installe alors, irréversible.

Si Henri Grivois a raison, ce n'est pas seulement une théo- rie inédite de la folie qui voit ici le jour. Il ouvre une voie passionnante à propos d'une des questions les plus centrales des sciences de l'homme : le passage entre le mental et le social.

Tout connaisseur de l'œuvre anthropologique de René Girard ne peut manquer d'être frappé par les fortes analo- gies que l'on peut repérer entre les mécanismes de l'entrée en psychose que décrit Henri Grivois et les mécanismes de la constitution des cultures humaines que théorise l'auteur de La Violence et le s a c r é . Il semblerait que le psychotique naissant vive dans son esprit le mécanisme victimaire col- lectif que René Girard postule comme origine réelle du reli- gieux et, à partir du religieux, de toutes les institutions sociales. Ce rapprochement est d'autant plus tentant que, dans l'un et l'autre cas, c'est le mimétisme qui est le moteur du mécanisme. Selon Henri Grivois, c'est un dérèglement des facultés mimétiques élémentaires qui est à l'origine de l'épisode de centralité. Cette altération de mécanismes pure- ment automatiques engendre un rapport de dépendance motrice entre le sujet et les autres, dépendance qu'il vit comme un « concernement » des autres à son égard. Le sujet devient la caisse de résonance des moindres stimuli que lui envoient les autres. Le fonctionnement cognitif qui est alors le sien le conduit à en inférer qu'il dispose d'un pouvoir

2. R e n é GIRARD, L a V i o l e n c e e t l e s a c r é , G r a s s e t , P a r i s , 1 9 7 2 .

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inouï sur les autres : ce sont les autres qui, tous, l'imitent, ce n'est pas lui qui imite les autres. Comment d'ailleurs le pourrait-il, puisque aucun modèle ne peut lui être assigné, pour la bonne raison que tout et n'importe quoi a vocation à déclencher le réflexe mimétique ? Le monde autour de lui devient parfaitement indifférencié, puisque tout y renvoie à lui: le sujet en infère qu'il possède une capacité inconce- vable de création de sens, le sens primordial étant la singula- rité qu'il constitue dans la totalité amorphe que devient pour lui l'humanité universelle.

A l'origine de la culture humaine, il y a, selon René Girard, le sacré, lequel résulte lui-même de la donation de sens à un pur mécanisme qui, par lui-même, n'en comporte aucun, puisque, en son point de culmination, il consiste en la convergence mimétique de toutes les haines de la collectivité sur l'un des siens. L'expulsion de cette victime émissaire rétablit la paix et c'est lorsque les membres de la commu- nauté ainsi ressoudée tentent d'interpréter cet événement inouï qu'ils créent le système de croyances et de pratiques (mythes, rituels, interdits et obligations) que nous nommons le religieux. Au cœur de l'anthropologie girardienne, on retrouve donc bien cette faculté morphogénétique et mytho- poiétique de la mimésis, qui a le pouvoir de singulariser un élément dans une totalité qu'elle a au préalable indifféren- ciée. A la victime émissaire girardienne correspondrait ainsi le psychotique naissant d'Henri Grivois.

Dans un premier temps, Henri Grivois a été tenté par une interprétation girardienne de ses observations. Il prend aujourd'hui ses distances de la façon la plus nette, ne crai- gnant pas, même, d'engager la polémique. Si on le com- prend bien, trois traits rendraient le rapprochement indu. Premièrement, chez Girard, la mimésis serait d'abord désir mimétique. C'est le désir mimétique qui explique, selon Girard, la violence, en transformant inévitablement le modèle en obstacle: si je désire l'objet que désire l'autre, parce qu'il est mon médiateur et que je l'admire, j 'en fais ipso facto un rival. Or la mimésis à l'œuvre dans le phéno- mène de concernement et dans la constitution de la centralité serait d 'un niveau beaucoup plus élémentaire, précédant toute relation de désir, tout rapport à un objet, toute repré-

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sentation ou interprétation - un pur mécanisme privé de sens, comme on l 'a déjà dit. Deuxièmement, ce qui, chez le sujet psychotique, fait le plus penser à la théorie girardienne, c'est l'interprétation délirante qu'il donne de ses symptômes. Certains se prennent pour Dieu, d'autres se croient investis par l'humanité universelle d'une mission sacrificielle, etc. Or, selon Henri Grivois, ce ne sont là que rationalisations secondaires qui empruntent leur contenu à la culture ambiante, donc forcément, entre autres, aux grands mythes et aux thèmes religieux. Le mécanisme générateur de la psy- chose naissante se situe bien en amont, indépendamment de toute représentation, a fortiori de ces représentations haute- ment élaborées qui ne surviennent qu'avec le délire. Troisiè- mement, la psychose est fondamentalement asociale, elle est transversale au social, comme en témoigne le fait qu'on ne connaît pas de culture sans psychose. Quant à la foule des hommes que le sujet en épisode central imagine autour de lui, concernée par lui, elle est tout sauf une société, ne serait- ce que du fait de son illimitation et de son absence totale de différenciation. Le religieux girardien, lui, comme le reli- gieux durkheimien, fait corps avec le social, puisque la divi- nité n'est autre que le social réifié, hypostasié.

Il y aurait beaucoup de choses à dire à propos de chacune de ces questions. Contrairement à ce que suggère Henri Gri- vois, on peut arguer que rien dans la théorisation de la psy- chose qu'il nous présente n'est en vérité incompatible avec la théorie girardienne. Chez Girard, l'engendrement mimé- tique de la violence fait intervenir au départ une mimésis purement motrice, presque réflexe, indépendamment de, et antérieurement à toute représentation - donc pas si éloignée de la mimésis que Grivois voit à l'œuvre chez le psychotique naissant. Girard insiste aujourd'hui, sans doute beaucoup plus qu'il pouvait le faire à l'époque de Mensonge roman- tique et vérité romanesque, sur l'enracinement biologique de la mimésis. La « mimésis d'appropriation » est déjà obser- vable chez les primates : c'est le geste du chimpanzé qui tend automatiquement la main vers la banane à laquelle s'inté- resse aussi, comme par hasard, son congénère. Le désir, chez

3. Grasset, Paris, 1961.

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Girard, n'intervient que beaucoup plus tard, lorsque le pres- tige atteint par le modèle-obstacle l'emporte sur toute consi- dération d'objet. Par ailleurs, le religieux, chez Girard, ne surgit qu'au moment de l'interprétation, lorsque les indivi- dus rassemblés dans et par l'expulsion de la victime cher- chent à donner sens à ce qui n'a été qu'un mécanisme qui les a submergés - de la même façon que le psychotique nais- sant, victime lui aussi d'un pur mécanisme, se met à délirer, éventuellement en ayant recours à des thèmes religieux, lors- qu'il tente d'interpréter en termes intentionnels ce qui s'est situé à un niveau antérieur à toute intentionnalité. Enfin, si l'on devait poursuivre le parallèle entre les deux théories, ce qui devrait correspondre à l'épisode central de la psychose naissante n'est pas le social dans sa différenciation et sa hié- rarchisation, mais ce qui, dans la théorie girardienne, en constitue le préalable, à savoir la crise d'indifférenciation de l'ordre culturel au paroxysme de la violence déchaînée.

L'isomorphisme entre les mécanismes mentaux analysés par Grivois et les mécanismes sociaux dégagés par Girard est en vérité remarquable, et il est impossible de le passer par pertes et profits. Il serait sans doute erroné, comme Henri Grivois y insiste, d'en inférer que la genèse de la psychose a quelque chose à voir avec le social, le religieux ou le sym- bolique. Mais la genèse du social et du religieux selon Girard n 'a pas davantage quoi que ce soit à voir avec le social, le religieux ou le symbolique. La force de cette théo- rie, radicalement antistructuraliste en ce sens, est d'être, comme celle de Grivois, morphogénétique, c'est-à-dire qu'elle est capable d'engendrer le social à partir d'autre chose que lui-même, sans faire comme s'il était toujours déjà là. Ce qui produit le religieux et, au-delà, le social selon Girard, c'est, encore une fois, le travail d'interprétation qui suit l'épisode «central », épisode qui n'a rien de social ni de symbolique, puisqu'il correspond à la destruction de tous les symboles et de toutes les différences. Plutôt, d'ailleurs, que de chercher à interpréter la théorie de Grivois à la lumière de celle de Girard, il serait intéressant de relire la théorie girar- dienne à la lumière de celle de Grivois. Si celui-ci a raison, et que la caractéristique de notre espèce est la possibilité toujours présente chez chaque individu, quelle que soit sa culture, d'entrer en épisode central et de «naître à la psy-

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chose », alors l'hypothèse girardienne d'un événement fon- dateur, transversal à toutes les cultures parce que situé à l'origine de chacune d'entre elles, en acquiert une vraisem- blance accrue.

Il y a, au CREA, des chercheurs qui travaillent en philoso- phie sociale, économique et politique, dans la grande tradi- tion française jalonnée par les noms de Fustel de Coulanges, Émile Durkheim, Marcel Mauss et, aujourd'hui, précisé- ment, René Girard ; d'autres se situent dans la mouvance des sciences cognitives, et de leur projet de bâtir une nouvelle science de l'esprit en faisant fond sur les acquis récents des neurosciences, de la linguistique, de la psychologie et de l'intelligence artificielle. C'est dire que la rencontre entre Henri Grivois et le CREA a été aussi l'occasion d'une

confrontation entre deux voies possibles d'approfondisse- ment de sa théorie : l'une qui la tire dans le sens que suggère l'analogie entre les mécanismes mentaux de l'entrée en psy- chose et les mécanismes collectifs de foule et de panique - c'est Mark Anspach, anthropologue, qui tient ici ce rôle; l'autre qui analyse le fonctionnement cognitif hautement spécifique propre à l'entrée en psychose, en recourant à la panoplie des modèles et des concepts que les sciences de la cognition nous ont donnés. Joëlle Proust, en philosophe spé- cialisée dans l'épistémologie de ces sciences, nous propose ici un tableau synthétique des hypothèses que l 'on peut aujourd'hui former à ce sujet. Il est à noter que tant Mark Anspach que Joëlle Proust connaissent la recherche d'Henri Grivois de première main pour avoir été associés à son tra- vail clinique.

On voit donc l'enjeu de ce premier ensemble de textes, et comment, à lui seul, il justifie le titre de l'ouvrage: Méca- nismes mentaux, mécanismes sociaux.

Les textes qui suivent remettent en scène cette confronta- tion d'une approche résolument sociale et d'une approche résolument cognitive des rapports entre mécanismes men- taux et mécanismes sociaux. Le rapprochement de la théorie anthropologique de René Girard et de la théorie cognitive de Daniel Dennett est de ce point de vue saisissant.

L'individualisme méthodologique en sciences sociales a une règle d'or: ne jamais traiter les collectifs comme des

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sujets. Ce serait une faute sur les catégories. Or, cette faute, nous sommes constamment tentés de la commettre. Consi- dérons l'élection ou le vote, qui sont aujourd'hui la procé- dure démocratique par excellence. On peut songer à l'élection d'un président au moyen du suffrage universel, ou bien à un référendum où l'on doit répondre par oui ou par non à une certaine question, etc. Il arrive fréquemment que la répartition des suffrages soit très proche de l'égalité. Le vainqueur l'emporte de très peu. Tant et si bien qu'une dis- tribution des votes massivement en faveur de l'une des options fait inévitablement suspecter que la consultation ne s'est pas faite de manière régulière - de la même façon qu'une série de tirages à pile ou face qui donne à pile sensi- blement plus, ou moins, que la moitié des coups provoque immanquablement le soupçon que la pièce est truquée. Depuis Montesquieu, la théorie de la démocratie a multiplié les explications pour rendre compte de cette observation. Pour un théoricien de l'information, cependant, le résultat du vote est tout simplement celui qui maximise l'entropie, c'est-à-dire le désordre. La procédure est formellement équi- valente à un tirage au sort. Cette interprétation a de quoi cho- quer, mais elle prend encore plus de poids si l'on est sensible à ce que la théorie du choix rationnel nomme le « paradoxe du vote ». Sauf dans le cas extrêmement improbable où les suffrages se répartissent également entre les deux options, il est possible de dire, dans une perspective individualiste et « conséquentialiste », que le bulletin déposé dans l'urne par chacun des électeurs aura eu un effet strictement nul. A la question : « Le résultat final eût-il été changé si j'avais voté autrement que je l'ai fait », chacun doit répondre : « Non ! » Or, qu'observe-t-on ? Le résultat du vote est souvent inter- prété comme la manifestation du choix soigneusement déli- béré d'un sujet collectif: le peuple, l'électorat, etc. La consultation concernant le traité de Maastricht a donné en France l'avantage au « oui », mais d'extrême justesse. On a dit : « Dans sa grande sagesse, le peuple français a dit "oui" à l'Europe, mais il a aussi voulu donner un avertissement à tous ceux qui voulaient précipiter les événements... » Tout se passe donc comme si on faisait du hasard un sujet, et un sujet collectif en situation d'extériorité, puisque, bien entendu, la France, ou le peuple français, est censée transcender chacun

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des citoyens français pris individuellement. Dans la vie des innombrables comités ou commissions auxquels les sociétés modernes confient le soin de l'administration des choses publiques, le recours au vote anonyme n'est bien souvent qu'un moyen déguisé de déléguer au hasard la décision que la discussion à coup d'arguments supposés rationnels s'est montrée incapable d'atteindre. Mais ces formes d'engendre- ment du hasard sont considérées comme légitimes et por- teuses de sens, dans l'exacte mesure où elles sont productrices d'extériorité ou de transcendance, et où elles peuvent être tenues pour les décisions d'un sujet collectif.

Cette attitude interprétative, nous explique Dan Dennett, est en vérité inévitable. Nous attribuons sans cesse à autrui des «états mentaux» (intentions, désirs, croyances, etc.), que cet autrui soit un autre être humain, un animal, une machine... ou un collectif humain. C'est ce que Dennett a p p e l l e l a « p o s t u r e i n t e n t i o n n e l l e » ( i n t e n t i o n a l s t a n c e ) .

Cette posture conduit pratiquement à affaiblir - je préfére- rais dire: complexifier - l'individualisme méthodologique, puisque le sujet individuel n'a plus le monopole de certains attributs de la subjectivité. Il faut admettre que, à côté de ces sujets individuels, il existe des quasi-sujets, qui sont des entités collectives capables d'exhiber certains au moins des attributs que l'on croyait réservés aux «véritables» sujets - les individus - et, en particulier, l'existence d'états mentaux. On n'hésitera ainsi pas à dire d'une organisation, et plus généralement d'une entité collective, qu'elle est capable d'apprendre, mais aussi de savoir, de se souvenir, d'analyser une situation, de faire des expériences, de former des concepts, de prendre des décisions et d'agir.

Or, ce qui me frappe dans les sciences cognitives, de leur ancêtre cybernétique aux développements actuels, c'est qu'elles nous présentent le sujet individuel lui-même comme un quasi-sujet - c'est-à-dire comme un collectif manifestant les propriétés de la subjectivité. Lorsque je pense, je me souviens, je désire, je crois, je décide, etc., ce n'est pas un fantôme dans la machine cérébrale, un homunculus caché, qui est le sujet de ces prédicats, c'est la machine elle-même,

4. Cf. Dan DENNETT, The Intentional Stance, MIT Press, 1987 ; trad. franç. par Pascal Engel, La Stratégie de l'interprète, Gallimard, Paris, 1990.

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sous la forme, par exemple, d'un réseau de neurones. Il n'y a pas de fantôme dans la machine, il n'y a pas de centre de la subjectivité, comme y insiste Dennett. Les attributs de la subjectivité sont des effets émergents produits par le fonc- tionnement spontané, « auto-organisé », d'une organisation complexe en forme de réseau. Les spécialistes des sciences cognitives qui défendent ce genre de thèses utilisent des expressions étranges pour les dire. Ils parlent de processus sans sujet, de kantisme sans sujet transcendantal, voire de selfless selves (des « egos non égoïques », dans la traduction i c i p r o p o s é e p a r P a s c a l E n g e l )

En d'autres termes: l'affaiblissement, voire la «décons- truction » de la conception métaphysique, disons carté- sienne, de la subjectivité, s'opère dans le champ commun aux sciences sociales et aux sciences cognitives à la fois par en haut et par en bas. Par en haut : les attributs de la subjec- tivité ne sont pas le monopole des sujets individuels. Des entités collectives peuvent les manifester aussi bien. Par en bas : les attributs de la subjectivité ne sont pas les attributs d'un sujet, ce sont des effets émergents produits par le fonc- tionnement de processus sans sujet.

Et dans les deux cas, l'outil de cette déconstruction est le même, c'est la compréhension qu'un réseau complexe d'in- teractions entre des entités simples - neurones formels pour le quasi-sujet individuel, individus schématiques pour le quasi-sujet collectif - peut exhiber des propriétés remar- quables et, en particulier, être capable d'avoir des « attitudes propositionnelles ». Pour Dan Dennett, je crois que l'on peut dire qu'il n'est ni plus ni moins fondé d'attribuer un état mental, disons une intention, à un être humain qu'à une collectivité.

Une remarque incidente : la « déconstruction » philoso- phique patentée, heideggérienne ou post-heideggérienne, ne possède aucun monopole sur la déconstruction de la méta- physique de la subjectivité. Le mouvement des sciences, n'en déplaise aux heideggériens, va plus loin dans ce sens qu'ils n'ont jamais osé le rêver.

Jouons à une devinette. Qui a écrit ceci ?

5. Voir aussi Francisco VARELA, E. THOMPSON et E. ROSCH, L'Inscription cor- porelle de l'esprit, Seuil, Paris, 1993.

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« De la même façon que les araignées n'ont pas à penser à la façon dont elles tissent leur toile, de même nous, les êtres humains, n'avons pas à déterminer consciemment et volon- tairement quels récits nous avons à raconter, et comment les raconter, afin de constituer notre moi : nos récits sont certes tissés (ce sont des textures, des textes), mais pour l'essen- tiel, ce n'est pas nous qui les tissons. La conscience humaine, c'est-à-dire le soi en tant qu'il est récit, est le pro- duit de ces textes, elle n'en est pas la source. »

On croirait du Derrida, n'est-ce pas? C'est le texte qui nous fait, ce n'est pas nous qui faisons le texte. Horresco referens : il s'agit d'un passage, librement traduit par moi, du dernier livre de Dan Dennett, consacré à la (déconstruc- t i o n d e l a ) c o n s c i e n c e

Qui lit Dennett sur la conscience et le soi ne peut qu'être frappé par son recours constant à des métaphores sociales et politiques, et même électorales. L'émergence d'un soi à un moment donné, au cours d'un de ces processus qui consti- tuent la vie de l'esprit, c'est comme le passage de l'état de foule - foule d'événements mentaux, de configurations neu- ronales - à celui de communauté politique organisée, se dotant par élection, non d'un centre de contrôle, mais d'un représentant: le Head of Mind joue le même rôle que le Head of State. Dans ce scénario, il y a des crises : plusieurs représentants potentiels sont en rivalité, ils se disputent le pouvoir, etc. Je n'ai pas trouvé, en lisant Dennett, de réfé- rence à ce qui serait, dans l'esprit, l'équivalent de la crise sacrificielle au sens de Girard, mais nous n'en sommes pas loin. Nous sommes ainsi ramenés aux questions que la double interprétation des observations d'Henri Grivois soulève.

L'affiche qui annonçait la rencontre dont ce livre est issu reproduisait la figure traditionnelle du Léviathan de Hobbes : cet être artificiel et souverain qui donne fictivement, mais néanmoins réellement, une volonté au peuple - ce peuple dont Hobbes, avant Rousseau, voit bien qu'il n'est par lui-

6. Dan DENNETT, Consciousness Explained, Little, Brown and Company, 1991 ; trad. franç. par Pascal Engel : La Conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993. Le passage en question se trouve p. 418 de l'édition originale. On trouvera la tra- duction de Pascal Engel dans la contribution de Dan Dennett, ici même.

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chose à rejeter. Il ne peut pas rentrer dans sa nation. Il ne peut y avoir d'explication rationnelle pour cette antipathie profonde que nous ressentons. C'est ce que révèlent les nombreuses expériences que Rozin et Fallon ont réalisées.

En conséquence, les débordements sont soit des moments d'anxiété, soit, comme l'a indiqué Sharpe, quelque chose qu'il faut tout spécialement apprécier. De nombreuses espèces ont développé de remarquables constructions pour étendre leurs frontières territoriales, soit pour rendre les mauvais débordements plus difficiles, soit pour faciliter les bons. Les castors construisent des barrages, et les araignées tissent des toiles, par exemple. Quand l'araignée tisse sa toile, elle n'a pas à comprendre ce qu'elle est en train de faire ; dame nature a simplement doté son minuscule cerveau des routines nécessaires à l'effectuation de cette tâche biolo- giquement essentielle d'ingénieur. Les expériences sur les castors montrent que même leurs pratiques magnifiquement efficaces d'ingénieur sont au moins largement le produit de pulsions et de tendances innées qu'ils n'ont pas besoin de comprendre (les castors apprennent, et peuvent même ensei- gner quelque chose aux autres castors, mais pour l'essentiel, ils sont mus par de puissants mécanismes innés).

Le castor protège sa frontière extérieure avec des brin- dilles et de la boue, et l'une de ses frontières internes avec de la fourrure. L'escargot rassemble du calcium dans sa nourri- ture et s'en sert pour exsuder une coquille dure ; le bernard- l'ermite trouve sa coquille de calcium toute prête, en prenant la coquille abandonnée d'un autre être, évitant élégamment le processus d'ingestion et d'exsudation. La différence n'est pas fondamentale, selon le biologiste Richard Dawkins, qui indique que le résultat, dans chaque cas, qu'il appelle le phé- notype étendu, fait partie de l'équipement biologique fonda- mental des individus qui sont soumis aux forces sélectives qui dirigent l'évolution.

La définition d'un phénotype étendu, au sens de Dawkins, ne s'étend pas seulement au-delà de la frontière « naturelle » des individus pour inclure l'équipement externe tel que les coquilles (et les équipements internes tels que les bactéries résidentes) ; il inclut souvent d'autres individus de la même espèce. Les castors ne peuvent s'en tirer tout seuls ; ils ont

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besoin du travail de l'équipe pour construire le moindre bar- rage. Les termites doivent se grouper par millions pour construire leurs châteaux.

A cet égard, considérons les constructions architecturales époustouflantes de l'oiseau des tonnelles (bower-bird) aus- tralien. Le mâle construit des tonnelles élaborées, des basi- liques (mausolées, tombeaux, châsses) avec une immense nef centrale, richement décorée d'objets brillants et colorés - avec pour couleur prédominante le bleu profond mais aussi des capsules de bouteille, des morceaux de verre de couleur et autres artefacts humains - qui ont été rapportés de fort loin, réunis et soigneusement arrangés dans la tonnelle, pour impressionner la femelle à qui il fait la cour. L'oiseau des tonnelles, comme l'araignée, n 'a pas vraiment besoin de comprendre ce qu'il fait; il se trouve simplement à l'ou- vrage, sans savoir pourquoi, créant un édifice qui est crucial pour son succès en tant qu'oiseau des tonnelles.

Mais les constructions les plus étranges et les plus mer- veilleuses de tout le monde animal sont les constructions extraordinaires et compliquées du primate, de l' Homo sapiens. Tout individu normal de cette espèce construit un moi. De son cerveau, il tisse une toile de mots et de faits, et comme les autres êtres, il n'a pas à savoir ce qu'il fait ; il le fait, tout simplement. Cette toile le protège, tout comme la coquille de l'escargot, elle lui procure des moyens de subsis- tance, tout comme la toile de l'araignée, et elle favorise ses projets sexuels, tout comme la tonnelle de l'oiseau des ton- nelles. A la différence de l'araignée, un individu humain ne se contente pas d'exsuder sa toile ; plutôt semblable au cas- tor, il travaille dur pour réunir les matériaux à partir desquels il construira sa forteresse protectrice. Comme un oiseau des tonnelles, il s'approprie maints objets trouvés qui se trou- vent le ravir - lui ou son compagnon -, y compris maints objets qui ont été conçus par d'autres pour d'autres fins.

Cette « toile de discours » est autant un produit biologique que n'importe laquelle des constructions que l'on peut trou- ver dans le monde animal. Si on le lui enlève, un individu humain est aussi incomplet qu'un oiseau sans ses plumes, qu'une tortue sans sa coquille. (Les vêtements, aussi, font partie du phénotype étendu de l' Homo sapiens dans presque

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toute niche habitée par cette espèce. Une encyclopédie illus- trée de zoologie ne devrait pas plus dépeindre l' Homo sapiens nu qu'elle ne devrait dépeindre l 'Ursus arctus, l'ours brun, en train de porter un habit de clown ou de conduire une bicyclette.)

L'organisation d'un termite est si merveilleuse qu'il a sem- blé à certains observateurs que toute colonie de termites devait avoir une âme (il y a un livre célèbre de Marais, publié en 1937, à ce sujet). Nous comprenons à présent l'or- ganisation de cette colonie comme le résultat d'un million de petits agents semi-indépendants, chacun d'entre eux étant lui-même un automate, accomplissant ce qu'il a à faire. L'or- ganisation d'un moi humain est si merveilleuse qu'il a sem- blé à bien des observateurs que tout être humain a également une âme : un dictateur bienveillant dirigeant tout de son quartier général.

Dans toute ruche d'abeilles ou colonie de termites, il y a, à coup sûr, une reine des abeilles ou une reine des termites, mais ces individus sont plus patients que l'agent et ils res- semblent plus à ces joyaux de la couronne qu'il faut protéger qu'au chef des forces de protection. En fait, leur nom royal est plus adapté aujourd'hui que dans des âges reculés, car ils ressemblent plus à la reine Elisabeth II qu'à la reine Elisa- beth Ire. Il n'y a pas d'abeille-Margaret Thatcher.

Nous avons, en tant qu'êtres humains, un moi biologique, tout comme les homards en ont un. Nous sommes des orga- nismes génétiquement auto-protégés. Mais nous créons aussi un second moi que je vais appeler l '«ego égoïque» (selfy self). Le parallèle est le suivant. Quand les biologistes par- lent du sexe, ils incluent le sexe entre « plantes », « huîtres », « homards »... Et ce n'est pas du sexe très sexy. Le sexe sexy est une construction humaine, une élaboration humaine à partir de ce phénomène biologique. Et tout comme nous avons du sexe sexy, alors que les autres animaux n'en ont pas, nous avons un ego égoïque, qui est quelque chose que n'a aucune autre espèce.

Est-ce que nos moi - nos moi non minimalement égoïques - manifestent la même perméabilité et flexibilité de fron- tières que les moi plus simples d'autres créatures ? Est-ce que nous étendons nos frontières personnelles - les frontières

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de nos moi - de manière à englober tout ce qui peut relever de nos «matériaux», de nos paraphernalia ? En général, peut-être pas, mais il y a certainement des moments où cela paraît vrai, psychologiquement. Par exemple, si certains se contentent de posséder une voiture et de la conduire, d'autres sont des automobilistes ; l'automobiliste invétéré préfère être un agent consommateur d'essence à quatre roues plutôt qu'un agent consommateur de nourriture sur deux jambes, et son usage du pronom personnel ou de l'adjectif possessif à la première personne trahit cette identification : « Je ne fais pas bien mes virages les jours de pluie, parce que mes pneus commencent à être lisses. » Aussi élargissons-nous parfois nos frontières ; à d'autres moments, en réponse à des objec- tions réelles ou imaginaires que nous percevons, nous lais- sons au contraire nos limites se rétrécir: « J e n'ai pas fait cela ! Ce n'était pas vraiment moi qui parlais. Oui, les mots sont sortis de mes lèvres, mais je refuse de les reconnaître comme étant les miens. »

Je vous ai rappelé ces discours familiers pour que vous établissiez des ressemblances entre nos moi et ceux des four- mis et des bernard-l'ermite, mais les discours attirent aussi l'attention sur la différence la plus importante: les fourmis et les bemard-l'ermite ne parlent pas. Le bernard-l'ermite est conçu de telle sorte qu'il veille à se procurer une coquille. Son organisation, pourrions-nous dire, implique une coquille, et à partir de là, en un sens très faible, repré- sente tacitement le bernard-l'ermite comme ayant une coquille; mais le bernard-l'ermite ne se représente pas, en un sens plus fort, comme ayant une coquille. Il ne s'occupe absolument pas de représentation de soi. A qui se représen- terait-il ainsi lui-même et pourquoi ? Il n 'a pas besoin de se souvenir de cet aspect de sa nature, puisque son organisation structurelle originelle prend soin de ce problème, et qu'il n'y a pas d'autres parties intéressées en vue. Quant aux fourmis et aux termites, comme nous l'avons noté, ils accomplissent leurs projets communautaires sans s'appuyer sur le moindre schéma directeur ou sur des instructions qui leur auraient été explicitement communiquées.

Nous, en revanche, sommes constamment en train de nous présenter à autrui, et à nous-même, et donc de nous repré-

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senter - en langage et en geste - sur le mode externe et interne. La différence la plus évidente dans notre environnement qui expliquerait cette différence de notre comportement est le comportement lui-même. Notre envi- ronnement humain ne contient pas seulement de la nourri- ture et un abri, des animaux à combattre ou à fuir, et des congénères avec lesquels nous devons nous unir, mais il contient des mots, des mots, encore des mots. Ces mots sont de puissants éléments de notre environnement que nous incorporons, tout comme l'oiseau des tonnelles, que nous ingérons et évacuons aisément, en les tissant comme des toiles d'araignées en des chaînes autoprotectrices de narrati- vité. En vérité, quand nous introduisons ces mots, ces véhi- cules de « mêmes 3 », ils ont tendance à prendre le dessus, pour nous créer, à partir des matériaux bruts qu'ils trouvent dans notre cerveau.

Notre tactique fondamentale d'autoprotection, d'autocon- trôle et d'autodéfinition n'est pas de tisser des toiles ou de construire des barrages, mais de raconter des histoires, et plus particulièrement, de concocter et de contrôler l'histoire que nous racontons aux autres - et à nous-même - sur ce que nous sommes. Je voudrais citer à présent un passage de mon dernier livre, celui auquel se réfère Jean-Pierre Dupuy dans son introduction. Vous allez voir dans quel contexte il appa- raît, et vous allez pouvoir décider par vous-mêmes jusqu'à quel point il est derridien :

« Tout comme les araignées n'ont pas à penser, consciem- ment et délibérément, à la manière de tisser leur toile, et tout comme les castors, à l'inverse des ingénieurs humains pro- fessionnels, ne tracent pas consciemment et délibérément le plan des structures qu'ils construisent, nous humains (à l'in- verse des raconteurs d'histoire professionnels) n'envisa- geons pas consciemment et délibérément quelles narrations raconter et comment les raconter. Nos récits sont tissés, mais pour la plus grande part, nous ne les tissons pas ; ils nous tis- sent. Notre conscience humaine, et notre ipséité narrative en sont le produit, non la source. »

3. « Même » : terme forgé par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste, A. Colin, Paris, 1991, pour désigner « une unité de transmission culturelle, ou une unité d'imitation».

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Ces chaînes ou fleuves de narrativité jaillissent comme d'une seule et unique source - pas simplement au sens phy- sique évident où ils s'écoulent d'une seule bouche, ou d'un seul crayon ou d'une seule plume, mais en un sens plus sub- til : leur effet sur n'importe quel interlocuteur est de l'encou- rager à poser un agent unifié dont ils sont les mots, qu'ils concernent ; bref, à poser un centre de gravité narrative. Les physiciens apprécient l'énorme simplification à laquelle on parvient quand on pose un centre de gravité pour un objet, un seul et unique point relativement à quoi on peut calculer toutes les forces gravitationnelles. Par exemple, on dit que la Lune et la Terre s'attirent respectivement à partir de leur centre de gravité, et c'est un calcul que le physicien peut faire aisément. La vérité est, bien entendu, que toute parti- cule sur la Terre, ainsi que toute particule sur la Lune, attire toute autre particule. Parler de centre de gravité, c'est parler d'une composition de forces, et ce n'est qu'une abstraction. Je suggère que lorsque nous sommes en train de considérer un être humain dans toute sa complexité, en train de tisser toute cette toile de récits et de gestes, nous nous trouvons face à une complexité ingérable, et ce tant que nous n'avons pas recours au brillant stratagème consistant à poser un centre de gravité narrative comme auteur de tous ces mots, ou du moins de la plupart d'entre eux. Comme le moi biolo- gique, ce moi psychologique ou narratif est une autre abs- traction, et non pas une chose du cerveau ; c'est une propriété de ce que nous pouvons appeler le logiciel du cerveau et qui résulte de l'habitude que nous acquérons à partir de ce que la culture impose à notre cerveau ; c'est un ensemble de structures qui pourrait être ce que les infor- maticiens appellent une «machine virtuelle». On sait que tout traitement de texte «ami de l'utilisateur» présente ce que l'on appelle une «illusion de l'utilisateur », une vision métaphorique très simplifiée, que l'utilisateur a de la machine. Je suggère de même que le centre de gravité narra- tive est un trait de la machine virtuelle : l'illusion de l'utili- sateur que le cerveau a de lui-même. Le cerveau a besoin d'information sur ses propres activités, mais il n'est pas assez malin pour se comprendre lui-même dans toute sa complexité. C'est pourquoi il a construit, par une ingéniosité

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merveilleuse, des séries d'illusions de l'utilisateur pour lui- même. Et c'est ce qu'est la conscience, à mon sens.

Or, le trait résultant de ce logiciel, le moi égoïque, est une abstraction, mais c'est une abstraction remarquablement robuste et visible. Qui possède une voiture ? Vous. Qui pos- sède vos vêtements ? C'est vous. Qui donc possède votre corps? C'est vous! Quand vous dites: «Ceci est mon corps », qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut-il dire : « Il y a ce fantomatique propriétaire, qui possède ce corps » ? Reconnaissons que cela sonne bizarrement. Dans son intro- duction, Jean-Pierre Dupuy nous a dit que le meilleur moyen de rendre compte d'une relation évidente et presque invisible est de voir comment elle se comporte dans un cas patholo- gique. C'est une tactique familière en science : s'adresser à la pathologie, pour exposer le normal.

Si cette phrase : « Ceci est mon corps » veut vraiment dire quelque chose, le meilleur moyen serait peut-être de l'exa- miner dans une situation pathologique. Essayons de voir si nous pourrions imaginer un cas où quelqu'un dirait: «Non, c'est le mien, et je n'aime pas partager. » Si nous pouvions voir quel effet cela ferait à deux moi (ou plus) de se battre pour avoir le contrôle d'un seul et unique corps, nous ver- rions mieux en quoi consiste vraiment un moi unique. En tant que savants du moi, nous aimerions nous livrer à des expériences contrôlées ; nous y ferions varier les conditions initiales, afin de déterminer ce qui doit arriver, dans quel ordre et avec quelles ressources, pour que, finalement, un tel moi parlant puisse émerger. Y a-t-il des conditions dans les- quelles la vie continue et où aucun moi égoïque n'émerge ? Y a-t-il des conditions dans lesquelles plus d'un moi émerge ? Nous ne pouvons nous livrer, pour des raisons éthiques, à ce genre d'expériences, mais, comme l'on faisait si souvent auparavant, nous pouvons nous servir des don- nées obtenues grâce aux terribles expériences auxquelles se livre la nature, en en tirant prudemment des conclusions.

C'est en ce sens qu'il y a quelques années, en 1988, j'ai, avec le psychologue britannique Nicholas Humphrey, étudié un phénomène curieux, le désordre de la personnalité mul- tiple (le DPM, multiple personality disorder), qui concerne non pas seulement un patient, mais aussi son thérapeute et sa

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famille. En 1988, Humphrey et moi avons plongé dans ce monde étrange, relativement peu connu en France. Nous avons publié sur ce thème un article, qui n'est pas très facile à trouver. L'idée fondamentale au sujet des désordres de la personnalité multiple est, j 'en suis sûr, bien connue de tous. Elle a reçu la caution officielle de l'American Psychiatric Association. Dans cette pathologie, un seul corps humain a l 'air d'être partagé en plusieurs moi, dont chacun possède, de façon caractéristique, un nom propre et une autobiogra- phie partielle. L'idée du DPM frappe beaucoup de gens comme étant trop déconcertante et métaphysiquement bizarre pour qu'on puisse y croire - bref, un phénomène paranormal à rejeter en même temps que les ESP, les ren- contres rapprochées du troisième type et autres sorcières chevauchant des balais. Pourtant, je soupçonne que certains ont commis une erreur arithmétique simple: ils n'ont pas remarqué que deux ou trois ou dix-sept moi par corps n'ont rien de plus métaphysiquement extravagant qu'un moi par corps. Il est déjà assez triste d'en avoir un, métaphysique- ment parlant ! Si vous en avez un, vous pouvez en avoir deux ou vingt ! Les sceptiques disent souvent, dans les cercles psychanalytiques et psychiatriques, que le DPM est un désordre purement iatrogénique, un diagnostic bidon. Que c'est le pur produit d'une suggestion dans la rencontre théra- peutique. Mais que pensent-ils que puissent être nos moi uniques, sinon eux aussi des produits d'une suggestion dans un ensemble antérieur de rencontres, les rencontres que nous faisons dans une enfance normale ? L'huître forme une perle à partir d'un grain de sable initial ; de son côté, le DPM est un processus progressif similaire d'accumulation de couches successives de matériaux autoprotecteurs (pas de sécrétions de calcium, bien sûr) conduisant à une fragmentation en deux ou plusieurs moi. Dans un cas survenu en Floride, cela, a conduit à une reductio ad absurdum évidente et hâtive. J'ai interrogé des êtres humains qui prétendent avoir plusieurs milliers de moi, dont chacun possède un nom, bien que je n'aie jamais pu évidemment rester assez longtemps pour entendre la liste entière. Je m'en suis souvenu en découvrant les travaux d'Henri Grivois et de René Girard. Le problème, ici, comme dans la psychose dont parle Henri Grivois, est

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celui de savoir à quoi ressemble le phénomène dans un état relativement pur, avant que les rencontres thérapiques l'aient fait sortir de son instabilité pour lui assurer un équilibre satisfaisant, où des couches de nouveau matériel, ou de nou- velles interprétations illusoires, au sens d'Henri Grivois, lui sont ajoutées ? Humphrey et moi nous engageâmes dans une quête, qui ressemblait un peu à celle du docteur Grivois : essayer de trouver les cas purs, les cas qui n'avaient pas été déjà déformés par des années de rencontres thérapiques. Et nous en sommes arrivés finalement à la conclusion qu'il y avait peu de chances pour que nous puissions jamais les trouver. C'était comme le Graal : nous ne trouverions jamais ces cas. Nous avons pensé en avoir trouvé un en Allemagne, quand nous avons entendu parler d'une jeune femme illet- trée, qui avait été élevée dans un petit village rural et qui sans doute n'avait jamais vu la télévision ni lu les livres qui décrivent les cas de DPM. Mais finalement il s'agissait plu- tôt d'une épileptique du lobe temporal. Il nous fallut conclure que les analyses qu'on lit à ce sujet dans les jour- naux, et dans la littérature clinique, sont presque inévitable- ment des idéalisations, des exagérations, et que le récit a été considérablement dicté et élargi par le thérapeute ou par la patiente elle-même (il s'agit presque toujours de femmes). Et nous découvrîmes progressivement, en particulier à la suite de rencontres avec des malades et leur thérapeute, qu'il est à peu près inutile d'essayer de tracer une frontière entre les cas purs, où il n'y a pas de iatrogenèse, et des cas impurs. L'une des choses que nous avons découvertes avec Hum- phrey - et ceci fait encore écho aux observations d'Henri Grivois - était que, lorsque nous interviewions ces sujets, nous nous trouvions presque incapables de découvrir un ensemble neutre de réactions. Quand l'une de ces per- sonnes nous était présentée - « Voici Rosemarie » - et que nous commencions à parler à Rosemarie, alors, quelques minutes plus tard, en réponse à une épreuve qu'on lui pré- sentait, Rosemarie fronçait les sourcils, et c'était Alfred qui semblait répondre à nos questions. En tant qu'interlocuteur, on rencontre un problème, en partie diplomatique, en partie social et politique - un problème très difficile : y a-t-il une manière de répondre qui ne nous rende pas complice dans

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cette activité de présentation de soi ? Y a-t-il une manière de ne pas devenir complice de cet acte ? Et la réponse est : oui, on peut se mettre en colère et refuser de parler à Albert. Et alors, bien entendu, Albert va disparaître, ou ne sera plus disponible pour une discussion ultérieure. Il y a donc une instabilité délicate chez ces gens. Il faut prendre parti : soit continuer, aussi doucement que possible, avec une réaction complice, soit être socialement agressif, sceptique, mépri- sant, impersonnel. Ce sont les seuls choix possibles ; il n 'y a pas d'autre alternative.

A la fin de notre étude, nous avons acquis la conviction que le phénomène en question est certainement réel, du moins au niveau global. Il y a à présent des milliers, plu- sieurs milliers de cas de DPM aux États-Unis, et on ne sait pas ce que cela veut réellement dire. Mais une rencontre avec seulement l 'un de ces cas est sans conteste une ren-

contre avec un être humain dont l'organisation est radicale- ment différente de l'organisation que nous rencontrons normalement chez nos semblables.

Ce phénomène présente de nombreux traits étranges, aux- quels j 'ai seulement fait allusion. Et je pense que le scepti- cisme, en la matière, est justifié, non pas parce qu'il y a là quelque chose qui défie notre sens de ce qui est métaphysi- quement possible, mais bien parce que cela défie nos pré- suppositions quant à ce qui est humainement possible.

« Je viens de voir passer une voiture dans laquelle il y avait cinq moi !

— Quoi ? » (L'esprit est pris de vertige ! De quel genre d'ab- surdité métaphysique s'agit-il ici ?)

- E h bien, il y avait aussi cinq corps dans la voiture. — Ah, très bien, que ne l'avez-vous dit plus tôt ? Alors tout

va bien.

— Ou peut-être seulement quatre corps, ou trois, mais à coup sûr cinq moi.

— Quoi ??!! » La répartition normale est un moi par corps, mais si un

corps peut en avoir un, pourquoi ne pourrait-il en avoir plus d'un dans des conditions anormales ?

Je ne veux pas suggérer par là qu'il n'y ait rien de cho- quant ou de profondément embarrassant dans le DPM. C'est

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en fait un phénomène d'une étrangeté incomparable, parce qu'il met au défi nos présupposés sur les limites de la cruauté et de la dépravation humaines, d 'un côté, et, de l'autre, sur les limites de la créativité humaine. Car, désor- mais, on a la certitude absolue que ce n'est pas une poignée ou une centaine, mais des milliers de cas de DPM qui sont diagnostiqués chaque jour, des cas presque invariablement dus à des abus précoces sur l'enfant, le plus souvent sexuels, et d'une gravité écœurante. (Dans les recherches que Nicolas Humphrey et moi avons faites sur les DPM, nous avons découvert qu'il s'agit d'un phénomène complexe qui s'étend bien au-delà du cerveau individuel de celui qui en souffre.)

Ces enfants - plus exactement : ces fillettes - sont souvent maintenues dans des situations si extraordinairement terri- fiantes et bouleversantes que je suis plus étonné qu'elles sur- vivent tout simplement psychologiquement que je ne le suis qu'elles réussissent à se préserver en dessinant, en un geste désespéré, un nouveau tracé de leurs frontières. Lorsqu'elles sont confrontées à des souffrances et à des conflits acca- blants, elles « abandonnent». Elles créent une frontière telle que l'horreur ne les touche pas ; ou bien alors telle qu'elle ne touche personne. Il semble y avoir deux variétés d'enfants qui « abandonnent » : certaines fillettes semblent capables de tolérer l'idée qu'il y a une douleur qui n'appartient à per- sonne, et celles-ci ne deviennent pas multiples, tandis que d'autres ne peuvent pas le tolérer, et la douleur devient chez elles celle d'une autre personnalité. Il y a dans un roman de Dickens un personnage, Mrs. Gradright, qui remarque qu'il y a de la douleur dans la pièce, et qui se demande à qui cette douleur appartient. Mrs. Gradright ne serait pas devenue multiple, je suppose. Mais, songeons-y un instant, comment l'enfant terrorisée trouve-t-elle l'ingéniosité, le génie d'in- génieur nécessaire à la restructuration de son cerveau pour créer cette bifurcation des moi ? Veut-elle le faire ? Est-ce un acte délibéré d'auteur ? La réponse est évidemment non. Mais il peut se faire que ce produit ait un auteur différent ; c'est, si l'on veut, le moi biologique qui est l'auteur. Le bébé coucou, quand il sort de l 'œuf - on sait que c'est un parasite puisque la maman coucou pond dans les nids d'une autre espèce - , la première chose qu'il fait après avoir brisé sa

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coquille est de s'efforcer - les films sur ce sujet sont terri- fiants - de pousser les autres œufs hors du nid, et il y réussit d'habitude. Sait-il ce qu'il fait? Comprend-il ce qu'il fait? Il y a évidemment une raison très profonde pour laquelle il doit faire ce qu'il fait, et cela fait partie de son moi biolo- gique. Mais le coucou ne comprend pas ce qu'il fait, il n'a pas besoin de comprendre le projet dans lequel il s'engage. De même, l'enfant n'a pas besoin d'évaluer ce qu'elle fait, comme un auteur le ferait de son œuvre - bien que les auteurs soient en général incapables d'apprécier ce qu'ils sont en train de faire - , quand elle compose ce nouveau moi ; il s'agit dans une large mesure d'un stratagème inconscient de la part des enfants.

La théorie de la conscience que j'ai développée critique la présupposition selon laquelle il ne saurait y avoir de quasi- moi, de quasi-désirs ou de quasi-croyances, sur quoi se bâti- rait quelque chose de plus substantiel. Les intuitions qui nous dictent l'idée que ce serait une contradiction dans les termes doivent être rejetées ; elles sont tout, sauf évidentes. Le phénomène des DPM est en fait prédit par ma théorie de la conscience et du moi, comme possibilité théorique. Mais nous pouvons aussi imaginer une critique qui viendrait de l'autre côté et qui soutiendrait que deux corps ou plus peu- vent partager un seul moi. Ce genre de cas peut parfaitement exister. Je l'appellerai désordre de la personnalité fraction- nelle. Je suis tout à fait sérieux, n'en doutez pas. Il y a une célèbre paire de jumelles monozygotes, en Angleterre, les jumelles Chaplin, prénommées Greta et Freda. Ces deux femmes qui ont aujourd'hui la quarantaine, et vivent ensemble dans une résidence - une institution qui n'est pas tout à fait comme un hospice, d'où elles peuvent sortir pour aller en ville, tout en restant surveillées -, paraissent agir comme un seul et unique individu; elles collaborent en fai- sant, par exemple, des actes de parole uniques, en finissant les phrases l'une de l'autre avec aisance ou en parlant à l'unisson. Pendant des années, elles ont été inséparables, aussi inséparables que peuvent l'être deux jumelles qui ne sont pas des siamoises. Certains de ceux qui ont eu affaire à elles suggèrent que la tactique naturelle et efficace qui s'im- pose est de les considérer davantage comme un elle que

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comme un elles. J'ai récemment eu l'agréable surprise de tomber sur ce qui pourrait bien être un cas de désordre nais- sant de la personnalité fractionnelle. Il y a une paire de frères aux États-Unis qui font des films très intéressants, les frères Cohen. Ils ont réalisé ensemble les films Raising Arizona, Barton Fink et Blood Simple. Dans le Times, au moment de la sortie de Barton Fink, on a demandé à l'un des acteurs quel effet cela lui faisait d'avoir travaillé dans un film qui a deux metteurs en scène. Il a répondu : «Oh ! non ! Il n'y a qu'un seul metteur en scène; il se trouve seulement qu'il a deux corps. » N'est-ce pas la preuve qu'on a raison de vou- loir examiner la possibilité de cette sorte de subjectivité dis- tribuée ? On peut certes se dire que c'est là une reduction ad absurdum. Je ne suis évidemment pas en train de suggérer qu'il y a une sorte de perception extrasensorielle entre les jumelles Chaplin ou entre les frères Cohen. Je suggère seu- lement qu'il y a une quantité de savoir-faire pour communi- quer et se coordonner, des savoir-faire qui sont souvent très développés chez des jumeaux identiques, comme nous le savons. Puisque ces jumeaux ont vu, senti, touché, éprouvé des événements très semblables au cours de toute leur vie, et alors même qu'ils possèdent, au départ, des cerveaux remar- quablement similaires ainsi que des manières de réagir très identiques, pourquoi n'en conclurait-on pas qu'il suffit d'un très petit nombre de canaux de communication pour les maintenir dans une harmonie minimale ? Et, de toute manière, demandons-nous jusqu'à quel point l'individu le plus conscient de soi (self possessed) parmi nous mérite d'être considéré comme unifié. Nous devrions hésiter à pres- crire les limites d'une telle coordination. Mais pourtant, dans le cas des jumelles Chaplin, nous sommes fondés à nous demander s'il ne devrait pas y avoir deux moi distincts, bien clairement définis, un pour chaque jumelle, et responsables du maintien de cette curieuse charade. Et peut-être faudrait- t-il répondre par l'affirmative. Mais pourquoi chacune de ces femmes ne serait-elle pas devenue totalement dépourvue de moi (selfless), comme nous disons, à cause même de son dévouement à la cause commune, lequel lui aurait donc fait perdre son moi propre ? Je pense ici encore aux travaux sur la psychologie des foules. Dans notre cas, nous avons affaire

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à une foule composée de deux personnes. Et j 'aime assez la phrase de Valéry, cette délicieuse parodie de Descartes : « Quelquefois je pense, quelquefois je suis. »

Un moi, selon ma théorie, n'est pas un bon vieux point mathématique, c 'est une abstraction définie par des myriades d'attributions et d'interprétations (y compris les attributions de soi et les interprétations de soi) qui ont com- posé la biographie du corps vivant dont il est le centre de gravité narrative. Comme tel, il joue un rôle singulièrement important dans l'économie cognitive incessante de ce corps vivant, parce que, de toutes les choses qui se trouvent dans l'environnement et dont un corps actif doit faire des modèles mentaux, aucun n'est plus crucial que le modèle que l'agent a de lui-même. (En un sens, cela rejoint certaines des remarques de Charles Larmore.)

Pour commencer, tout agent doit savoir quelle chose il est dans le monde ! Ce qui peut sembler à première vue trivial ou impossible. «Je suis moi ! » n'apporte pas vraiment d'in- formation, et que pourrait-on avoir besoin de savoir d'autre - ou que pourrait-on découvrir si on ne le savait pas déjà ? Pour des organismes plus simples, c'est vrai, il n'y a réelle- ment pas grand-chose en matière de connaissance de soi au- delà de la sagesse biologique rudimentaire et religieusement conservée dans des maximes telles que : quand vous avez faim, ne vous mangez pas vous-même ! Et : quand il y a de la douleur, c'est la vôtre ! Dans tout organisme, y compris les êtres humains, la reconnaissance de ces principes biolo- giques structurels de base est simplement «câblée» - elle fait partie de la structure sous-jacente du système nerveux, comme de cligner de l'œil lorsque quelque chose s'en approche, ou de frissonner lorsqu'il fait froid. Un homard pourrait bien manger les pinces d'un autre homard, mais l'idée qu'il pourrait manger l'une de ses propres pinces lui paraît heureusement impensable. Ses options sont limitées, et quand il « pense à » bouger une pince, son « penseur » est câblé directement et de façon appropriée à la pince même qu'il pense bouger. Avec les êtres humains (et les chimpan- zés et peut-être quelques autres espèces), en revanche, il y a davantage d'options, et donc davantage de sources de confu- sion. Il y a certaines expériences ingénieuses où des gens

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portent des gants, et où l'on voit un tas de mains gantées, le problème étant de savoir laquelle de toutes ces mains est la vôtre. Le stratagème évident est de bouger le doigt, et de voir lequel de ces doigts a bougé. C'est la manière la plus simple de découvrir qui vous êtes.

Le besoin de connaissance de soi s'étend au-delà des pro- blèmes d'identification des signes extérieurs de notre propre mouvement corporel. Nous avons besoin de connaître nos propres états, tendances, dérisions, forces et faiblesses internes, et la méthode de base pour y parvenir est essentiel- lement la même : faire quelque chose et « chercher » à voir ce qui «bouge». Un agent suffisamment développé doit échafauder des pratiques pour prendre note de ce qui peut lui arriver, dans son corps et « mentalement». Chez les êtres humains, comme on l 'a vu, ces pratiques impliquent que l'on ne cesse de raconter et de contrôler des histoires, dont certaines sont factuelles et d'autres fictionnelles. Les enfants

pratiquent cela à haute voix. Songeons à l'enfant, qui se dit qu'il est tel personnage, qu'il fait ceci ou cela: c'est là une pratique universelle. Nous autres adultes le faisons plus élé- gamment : en silence, tacitement, sans le moindre effort, en prenant note des différences entre nos fantaisies, nos recons- titutions et nos réflexions « sérieuses ».

J'ai dit que le moi était un centre de gravité narrative. On pourrait assurément soulever l'objection suivante: le pro- blème, avec les centres de gravité, c'est qu'ils ne sont pas réels. Ce sont des fictions de théoricien.

Mais, en fait, ce n'est pas ce qui fait problème avec les centres de gravité ; c'est ce qui fait au contraire leur gloire. Ce sont des fictions magnifiques, des fictions que quiconque serait fier d'avoir créées. Et les personnages fictionnels de la littérature sont encore plus merveilleux. Pensez à Ishmael, dans Moby Dick. «Appelez-moi Ishmael.» C'est ainsi que s'ouvre le texte, et nous nous exécutons avec obligeance. Nous n'appelons pas le texte «Ishmael», ni Melville «Ish- mael ». Qui et quoi appelons-nous «Ishmael»? Nous appe- lons «Ishmael» Ishmael, le merveilleux personnage qu'on peut trouver dans les pages de Moby Dick. « Appelez-moi Dan », entendez-vous de mes lèvres, et vous vous exécutez avec obligeance, non en appelant mes lèvres «Dan», ou

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mon corps «Dan», mais en m'appelant Dan, la fiction du théoricien créée par..., non par moi, mais par mon cerveau, agissant de concert avec mes parents, mes enfants et mes amis. On pourrait dire encore: «C'est peut-être très bien pour vous, les Américains. Mais moi, je suis parfaitement réel. J'ai peut-être été créé par le processus social auquel vous venez de faire allusion (j'ai dû l'être, si je n'existais pas avant ma naissance), mais ce que le processus a créé est un moi réel, et non pas un simple personnage de fiction ! »

Je crois savoir à quoi tout cela doit conduire. Il y a là une inquiétude légitime. Si un moi n'est pas une chose réelle, qu'advient-il de la responsabilité morale ? L'un des rôles les plus importants du moi dans notre schème conceptuel tradi- tionnel est «l'endroit où se fait la donne» (the buck stops here), comme disait le panneau que Harry Truman avait sur son bureau. Si les moi ne sont pas réels - ne sont pas réelle- ment réels - , est-ce que la donne ne continuera pas à passer de main en main, d'aller et venir, sans jamais s'arrêter ? S'il n'y a pas de «bureau ovale» dans le cerveau, abritant une autorité suprême à laquelle on peut faire appel de toutes les décisions, la menace semble alors peser d'une bureaucratie kafkaïenne d'homoncules, qui répondent toujours, quand on leur propose des arguments : « Ne me blâmez pas. Je ne fais que travailler ici.» La tâche de construction d'un moi qui peut prendre des responsabilités est un projet social et édu- catif majeur, et on a raison de se sentir concerné par les menaces qui pourraient peser sur son intégrité. Mais une perle cérébrale, un « tout-ce qu'on-voudra de réel », un « fan- tôme dans la machine », « intrinsèquement responsable », est une babiole pathétique à brandir comme un gri-gri face à cette menace. Le seul espoir, et qui n'est pas vain, nous impose de comprendre - je le dis avec mon optimisme d'Américain -, de façon naturaliste, la manière dont les cer- veaux font naître des représentations de soi, équipant par là même les corps qu'ils contrôlent en moi responsables, quand tout va bien.