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SYLVIE BAUSSIER PASCALE PERRIER
Illustration de couverture : Shutterstock © Denis Grelkin
Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume PôDirection éditoriale : Sarah MalherbeÉdition : Claire RenaudDirection artistique : Élisabeth HebertFabrication : Thierry Dubus, Audrey BordComposition : Text’oh
© Fleurus, Paris, 2018Site : www.fleuruseditions.comISBN : 9782215135296Code MDS : 652696
Tous droits réservés pour tous pays.« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
Site internet des auteurs : www.sylviebaussier.weebly.comwww.pascaleperrier.jimdo.com
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SYLVIE BAUSSIER ET PASCALE PERRIER
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1Sois jeune et tais-toi !
Dimanche 17 septembre 1967
J'LLTOUFFE
Joël crée des creux dans la feuille de carton léger. Son poinçon
suit le guide métallique piqué dans le cadre, métallique lui
aussi. Le cliquetis est rythmé, comme une musique à une seule
note, ou bien du morse : clic clic clic – clic clic clic.
D’un geste rageur il froisse le carton et l’envoie dans la
poubelle. Le bruit mat du choc contre le plastique semble
indiquer qu’il a réussi son tir.
– Moi aussi je sais viser, il n’y a pas que Patrick ! grogne-t-il.
Le sport, le sport, mon frère n’a que ce mot à la bouche !
En bruit de fond, Joël perçoit distraitement depuis plusieurs
minutes un léger crépitement : chrrr, chrrr, chrrr… Il pourrait
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l’arrêter, mais il n’a pas envie de bouger de son bureau. Et puis
ce chuintement ne le dérange pas tant que ça. C’est juste
l’aiguille du tourne-disque. Elle est allée au bout du 45-tours.
Il faudrait maintenant qu’une main la soulève de la galette
noire et la repose sur son socle.
Elle attendra.
Joël place une nouvelle feuille dans le cadre, pose la règle
métallique qui dessine les rangées de six trous de l’écriture
braille, et poinçonne de nouveau, rageusement :
Il retourne la feuille, et lit le résultat, du bout des doigts. Au
moins il n’y a pas de faute. Pourtant, écrire à l’envers n’a rien
d’évident !
Il pourrait tracer son message en alphabet pour les voyants,
avec un gros feutre… En plaçant son visage tout près de la
page, il distingue les lettres. Mais il ne le fera pas. Ce n’est pas
toujours aux mêmes de faire des efforts ! Les autres n’ont qu’à
apprendre.
Et puis il a eu tant de mal à lui écrire cette courte phrase…
Cet aveu d’impuissance… Comment son jeune frère pren-
dra-t-il ce message, s’il veut se donner la peine de le décrypter ?
Il se moquera, peut-être. Comme il va le faire en rentrant tout
à l’heure. Ils ne parlent jamais de ce qu’ils ressentent. Leurs
joies. Leurs peines. Leurs peurs.
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Les autres n’ont qu’à apprendre… Joël ressent souvent un
brin de rage, parfois même plusieurs, qui forment un bouquet,
un feu d’artifice. Parfois il éclate. Pas question de laisser les
gens s’apitoyer, sur le mode « pauvre Joël ». Il entend souvent
ces deux mots, murmurés quand on imagine qu’il n’écoute
pas. Un jour ils vont voir qu’il n’est pas ce « pauvre Joël ».
« Ils vont voir. » « Voir… » Même dans sa tête ce petit mot à
l’air innocent revient encore et encore. Il est partout… Partout
sauf dans ses yeux.
Avant, lui aussi, il voyait beaucoup, puis un peu, et de moins
en moins. Amblyope. Hop ! Hope. Espoir. Puis désillusion.
Le monde s’est effacé peu à peu. Il est resté de grosses taches
pour les arbres, une aura de lumière pour le soleil, une ombre
chaude pour sa mère, une ombre froide pour son père et son
frère d’un an plus jeune que lui ; et une forme mince et
dansante pour Annie, la cadette de la famille.
Sa vision s’est encore dégradée. Aujourd’hui, il ne reste
presque plus rien. Un soupçon de clairs et d’obscurs, pas plus.
Et les souvenirs de couleurs qui flottent dans son esprit.
Lointains et flous. Quand il était petit, il a su le rouge, le
jaune, le bleu, le noir. Il a su les visages sans avoir besoin de les
toucher. Depuis, il a appris de nouvelles perceptions, à sentir
les choses et les êtres dans leur vie, leur souffle, l’odeur de leurs
émotions, mais tout de même… Pourquoi ? Pourquoi ne
voit-il plus ? Pourquoi lui ?
C’est tellement injuste.
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Parfois Joël entend les gens chuchoter – ils doivent penser
qu’il est sourd en plus d’avoir perdu la vue ! Certains disent :
« Il vaudrait mieux qu’il soit né aveugle, il ne saurait pas ce
qu’il perd, tandis que là… » D’autres assurent : « Au moins il
sait à quoi ressemble le monde… » Et lui ? Il n’en pense rien.
Parce qu’il n’y a rien à en penser. Le noir depuis toujours ou
bien le souvenir des couleurs perdues, qu’est-ce qui est le
mieux ? Et surtout, qu’est-ce qu’il peut y changer ? RIEN.
Il peut juste attendre d’être seul pour pleurer et hurler. Pleurer
sans bruit dans un appartement parisien, c’est possible. Mais
pour hurler, il faudrait l’immensité de la campagne ! Parfois il
crie, la tête dans un coussin. Mais le plus souvent, il se tait et
écrit dans ce braille que personne autour de lui ne maîtrise.
C’est une cachette bien plus sûre qu’un journal intime.
Son poinçon de bois à la pointe de métal, posé sur le bureau,
se tait. Le chrrr, chrrr, chrrr… continue. En tâtonnant, Joël
repose l’aiguille au bord de la galette du tourne-disque. La voix
veloutée de Gérard Philipe emplit la pièce – et son esprit. Elle
raconte l’enfance de Mozart. Ses premiers concerts. Joël connaît
ce texte par cœur, il l’aimait déjà quand il était un gamin comme
les autres, loin des interrogations sur son avenir. Il pourrait le
réciter mot pour mot, ses phrases épousant les intonations du
célèbre acteur. Mais ce ne serait pas la même chose. La voix
l’emporte autant que la mélodie de la Petite musique de nuit qui
entrecoupe le récit : ta tata tatatatatata, ta tata tatatatatata…
Depuis quelque temps, il écoute ces vieux disques en cachette :
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à dix-sept ans, on le traiterait de bébé si on le surprenait ! Surtout
son frère Patrick, qui du haut de ses seize ans se prend pour un
caïd. Les refrains des Beatles ou de Simon et Garfunkel ont
remplacé les vieilles rengaines et les disques rayés, ils sont à la
mode. Mais il ne faut pas trop monter le son, leur père n’ap-
précie pas « cette musique de sauvages ».
Joël s’allonge sur son lit, concentré sur son écoute. Dans le
cocon de sa chambre il se sent protégé. Mais c’est à l’INJA
qu’il vit vraiment. L’Institut national des jeunes aveugles. Son
refuge. Les écoles de son quartier ne veulent pas de lui. Conti-
nuer à aller en classe avec des élèves voyants et son frère, il
aurait adoré ! Pourtant le couperet est tombé : on ne prend pas
les élèves handicapés. Ceux qui sont différents. « Vous
comprenez, les enseignants ne peuvent pas s’occuper d’eux.
Une école spécialisée, c’est la seule possibilité. » C’est ce qu’ils
disent tous.
La clé cliquette dans la serrure. La porte grince, puis claque.
Les voilà. Patrick et leur père, monsieur Caron. Vite, Joël cache
le disque hérité de son enfance dans un recoin de sa chambre,
palpe l’étiquette en braille collée sur une autre pochette, met en
place la nouvelle galette et une chanson s’élève :
Love, love me do
You know, I love you,
I’ll always be true
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– Salut vieux frère ! lance Patrick en claquant la porte de leur
chambre.
Tous les deux se mettent à brailler en même temps :
But pleaaaase
Love me do
Oh oh oh love me do
– Les Beatles, c’est bath, affirme Patrick. Et puis j’aime bien
ta voix. Tu devrais chanter plus souvent.
Pourquoi ce compliment ? C’est tellement rare que ça doit
cacher quelque chose. Joël fronce le nez et change de sujet :
– Va te laver mon vieux. L’odeur de sueur, c’est beaucoup
moins bath.
– Peut-être, mais moi au moins je me suis bougé. Je ne suis
pas resté avachi sur mon lit toute la journée !
Et voilà, la critique juste après le compliment ! Qu’est-ce
qu’il y peut, lui aussi aurait aimé grimper !
Ils se taisent un instant.
Puis Patrick aperçoit la pochette du disque « Mozart expliqué
aux enfants » et pousse un long sifflement.
– Tu écoutes encore ce vieux truc, hein ! Quel bébé !
L’orage éclate dans un ciel serein : Joël frappe du poing sur
la table, incapable de se maîtriser.
– Tu vas la fermer, oui ? rugit-il.
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Sois jeune et tais-toi !
Les « pourquoi » jaillissent de nouveau dans sa tête,
violents. Pourquoi se raccroche-t-il autant à son enfance,
alors que son frère a évolué plus vite que lui ? C’est du moins
son impression… Et pourquoi une telle complicité existe-
t- elle entre son père et Patrick ? Il les imagine dans la Renault
16 presque neuve, riant, décidant de la voie d’escalade qu’ils
vont attaquer. Chaque samedi soir, tous les deux invitent
Joël à l’excursion du lendemain – mais du bout des lèvres,
d’un ton monocorde, sans la moindre chaleur. Sa mère
insiste, sincère, elle :
– Le grand air te ferait du bien !
Mais Joël refuse, forcément : entendre les deux autres
s’amuser pendant que le paysage ne défile pas sous ses yeux,
trébucher sur les cailloux, écouter les exclamations de son père
louant les exploits de Patrick, voilà qui lui fendrait le cœur.
Annie, leur petite sœur, n’aime pas l’escalade. Et puis leur
père a décrété que ce n’était pas un sport pour les filles. Alors
tous les dimanches, les trois bannis restent là : Joël, Annie et
leur mère, Anne-Marie Caron. Parfois une balade dans un
parc parisien leur tient lieu de distraction, parfois ils entament
une partie de rami dont chaque carte comporte en haut à
droite sa traduction en braille. Un repère fabriqué à la maison,
par Annie et Joël.
La colère du garçon retombe vite, et ses épaules se voûtent
– comme si la douleur se terrait au plus profond de lui.
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Un long silence sépare les deux frères, plus fort que la
chanson des Beatles. L’aîné s’enferme dans la musique ; sa voix
s’élève, grave, juste, énergique.
Love, love me do
You know, I love you,
I’ll always be true
La porte de la chambre claque une nouvelle fois, signant le
retour à la solitude. Joël tremble de rage et de pleurs rentrés.
Il se sent si seul dans la prison de ses yeux inutiles, du rejet
silencieux des « autres ». Tant d’autres qui ne veulent rien
imaginer des efforts à déployer simplement pour rester là, au
milieu d’eux. Se déplacer dans l’espace qui, au-delà de ses bras
tendus, lui échappe désormais.
La chanson terminée, il allume la radio. Mais les informa-
tions sont déprimantes, il y a encore eu un bombardement
américain au Vietnam du Nord, près de la frontière chinoise.
Foutu monde.
Ö
À trois kilomètres de là, dans le quartier populaire du Marais,
Madeleine essuie la vaisselle que lave sa mère, et Bruno range
assiettes et verres dans les placards au fur et à mesure que sa
grande sœur les lui tend. Le garçon de treize ans prend les
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objets un par un, en identifie la forme puis avance de trois pas
à droite pour les assiettes, ou de deux à gauche pour les verres.
Chaque fois il vient se replacer à côté de Madeleine, dans
l’attente d’un nouvel ustensile à ranger. Même si Bruno ne
voit pas, ces gestes cent fois répétés ne lui demandent aucune
attention particulière. En réalité, il ne pense qu’à l’événement
à venir, qui fait battre son cœur.
– C’est demain ! Maman, Madeleine, c’est demain !
Sa voix est rocailleuse, en pleine mue. Amusée et attendrie,
madame Delannoy répond :
– Oui Bruno, c’est demain.
Madeleine et sa mère échangent un regard de connivence.
– Je suis tellement content ! Je n’en peux plus, de rester à la
maison sans rien faire ! Sans voir de gens de mon âge. Sans…
Madeleine pose une main légère sur l’épaule de son petit
frère :
– On est avec toi Bruno. Demain matin je commence plus
tard au lycée. Alors je t’accompagnerai, promis.
Leur mère sourit, les mains dans la mousse. Elle a confiance
en sa grande fille de dix-sept ans. Et en son garçon plein de
vie.
Demain est un grand jour. Tout est arrangé, elle a vu plusieurs
fois le directeur, Bruno entre à l’INJA.
Ö
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Le matin fatidique, déjà. Il l’a attendu et maintenant voilà
qu’il le redoute. Bruno a des cernes noirs sous les yeux. Pas
besoin de lui demander s’il a bien dormi ! « Et si je n’avais pas
le niveau ? Et s’ils décidaient de ne pas me garder ? Et si… »
Les « si » dansent dans sa tête, ils l’empêchent de se concen-
trer, ils s’insinuent entre lui et le réel. Si…
Bruno tâtonne du bout des doigts, se repérant machinale-
ment à la table de la salle à manger, aux murs du couloir, à
l’interrupteur de la salle de bains… Il tourne à droite après
trois pas pour se rendre aux toilettes. L’appartement n’est pas
très grand, mais la famille ne peut pas s’offrir mieux pour le
moment avec le salaire de typographe du père, seule rentrée
d’argent pour quatre personnes. Madame Delannoy a dû
cesser de travailler pour s’occuper de Bruno, il y a des années
déjà. Elle a été sa nounou, ses yeux, son professeur de vie, de
français, de maths, s’arrêtant là où elle-même aurait eu besoin
de retourner sur les bancs de l’école.
Revenu dans sa chambre, Bruno se trouve face à un nouveau
problème. Quelles chaussettes enfiler ? Est-ce qu’elles sont
toutes les deux de la même hauteur ? Oui. De la même
couleur ?… S’il pouvait exister un détecteur ! Si ça se trouve,
dans vingt ans, dans trente ans, quelqu’un inventera cet outil
magique… Lui, peut-être ?
Il cherche les marques que sa mère a cousues sur certaines
paires. Un B sur l’une, un B sur l’autre : parfait, la paire est
reconstituée. Pas question de ressembler à un épouvantail !
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De l’autre bout du couloir, on lui rappelle : « C’est l’heure ! »
Bruno le sait : son index a déjà vérifié dix fois la course des
aiguilles de sa montre, après avoir relevé le verre protégeant le
cadran. La rentrée. Pour la première fois depuis des années,
il va passer ses journées loin de la maison. Donc sa mère va
rester seule. Elle n’aura plus besoin de le guider, de lui préparer
à manger, de se demander s’il s’ennuie. Comment va-t-elle
occuper ses heures libres ? Se sentira-t-elle seule ? Et lui, est-ce
qu’il va se débrouiller sans son épaule, ses yeux, son soutien et
son amour ?
Le père est parti au travail de bonne heure. Parfois, il revient
tard car l’imprimerie tourne le soir, et souvent une partie de la
nuit. Mais il aime l’odeur du papier, les copains, les machines
qui font un bruit d’enfer. Une fois il a emmené ses deux
enfants pour leur faire visiter, avec interdiction, bien sûr, de
toucher à quoi que ce soit.
Madeleine tend sa canne à son frère et s’exclame :
– On y va !
Le jeune garçon ne voit pas sa mère s’essuyer les joues, mais
il la connaît assez pour deviner que ses paroles enjouées sont
un rien forcées :
– Bonne journée fiston ! Je viens te chercher à la fin des
cours ! Et bientôt tu feras les trajets seul, tu en es capable, c’est
sûr.
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Sa voix tremble un peu, tandis que mentalement elle revoit
les rues à traverser, les marches du métro, les rames arrivant
trop vite, le chemin à mémoriser, même s’ils l’ont déjà repéré
plusieurs fois, pour rencontrer le directeur.
– Mais maman, j’aurai le droit de rentrer tout seul ? Je
croyais…
– Tu y seras autorisé dès que tu auras passé ton examen de
locomotion à l’INJA. Se déplacer d’un point A à un point B,
tu en as l’habitude, il ne devrait pas y avoir de problème !
Ensuite on donnera notre autorisation et le tour sera joué.
– Bon, on file, les interrompt Madeleine, on va finir par être
en retard.
Tous deux dévalent les vingt-six marches, débouchent dans
le frais matin parisien. Le quartier du Marais grouille de
monde, comme toujours. Du bout de sa canne blanche qu’il
fait habilement osciller, Bruno évite les marchands ambulants,
les passants pressés, les chiens au bout de leur laisse. Sa main
gauche est posée sur l’épaule de Madeleine.
– Le passage clouté est ici, indique-t-elle.
Ils traversent, piétons parmi les piétons.
Descendre la volée de dix-sept marches du métro Saint-Paul,
entendre la rame grincer en freinant dans la station, choisir un
wagon de seconde classe et s’asseoir sur le dur siège de bois
vernis, voilà les gestes que Bruno devra répéter tous les jours.
Il est fier. Il ne veut pas que sa grande sœur s’inquiète pour lui.
Alors il décide :
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Sois jeune et tais-toi !
– Je fais le changement tout seul, tu vas voir, j’y arrive très
bien. L’examen de locomotion, je l’aurai les doigts dans le
nez !
Dans la famille Delannoy, on emploie le verbe « voir » en
riant, on défie le handicap.
Madeleine ne discute pas. À peine pâlit-elle légèrement.
Après tout il faudra bien qu’elle s’y fasse ! Bruno devient grand
et c’est tant mieux.
Il suit les couloirs au plus près des murs, balançant légèrement
le bout de sa canne comme un prolongement de ses sens et un
avertissement aux autres passagers : « Faites attention à moi,
ne me bousculez pas. »
Madeleine le talonne, prête à intervenir si nécessaire. Une
dame s’approche du garçon et lui demande :
– Puis-je vous aider, jeune homme ?
Il répond avec un sourire joyeux, d’une voix un peu forte
également adressée à sa sœur :
– Merci, c’est très gentil, mais je sais me débrouiller seul.
Encore merci !
« Décidément il est grand, se dit Madeleine tandis qu’une
vague de fierté la parcourt. Il a treize ans, et même aveugle il
devient de plus en plus autonome. Et il sait dire non genti-
ment quand on lui propose une aide dont il n’a pas besoin.
Sans se sentir humilié. Pourtant, ce n’est pas évident. Est-ce
que je saurais en faire autant ? »
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2Tout ce qui est discutable
est à discuter !
Mercredi 20 septembre 1967
Les couloirs de l’INJA fourmillent d’élèves en cette fin de
journée. Ils bruissent de bavardages et de rires, de grincements
de parquet répercutés par les hauts plafonds ; des exclamations
et des excuses fusent quand deux aveugles se bousculent ou
que leurs cannes s’entrechoquent. Ce qui est rare, finalement :
chacun a appris à se mouvoir dans ces longs couloirs. Sauf les
nouveaux, bien entendu.
Joël se cogne contre un corps fluet et trébuche. Il se rattrape
in extremis.
– Eh, fais attention ! lance-t-il, comme si c’était la faute de
l’autre.
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Le vieux monde est derrière toi
Il entrevoit les contours d’un garçon plus petit que lui.
– Tu n’as pas de canne ? demande-t-il d’un ton plus abrupt
qu’il ne l’aurait voulu.
Intérieurement il se moque de lui-même : faire la leçon à un
gamin, lui qui refuse trop souvent d’utiliser sa canne blanche
et de montrer son handicap ! « Mon pauvre vieux », se
reproche-t-il avec mépris.
– Si, bien sûr, mais c’est mon premier jour ici, je me suis
perdu ! Je ne trouve pas l’escalier pour descendre au rez-de-
chaussée. Et maintenant, ma canne est tombée par terre.
La voix est celle, parfois grave et parfois aiguë, d’un garçon
qui sort de l’enfance.
– Ton premier jour ? s’étonne Joël. Mais la rentrée, c’était le
18 !
– Un élève ne s’est pas présenté, ma mère vient d’être avertie
qu’une place s’était libérée.
Joël se rappelle son premier jour à l’INJA, il y a plusieurs
années déjà. Il n’en menait pas large !
Ils se baissent tous les deux, et tâtonnent à la recherche de la
canne perdue. Heureusement la plupart des étudiants sont
déjà descendus vers le hall d’accueil, personne ne les heurte.
À quatre pattes dans le couloir, ils doivent prêter à sourire !
– Moi aussi j’avais du mal à me repérer, au début. Même si
j’avais eu droit à la visite guidée, comme toi sans doute ce
matin. Tout mémoriser en une fois, c’est à peu près impossible !
Je m’appelle Joël, et toi ? demande-t-il d’une voix adoucie.
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Tout ce qui est discutable est à discuter !
– Moi c’est Bruno… Ma mère a dit qu’elle serait là à
4 heures. Si je suis en retard, elle va croire que j’ai eu un
problème !
– Alors que tout va très bien, le taquine Joël. Ne t’en fais pas,
je vais t’accompagner vers la sortie. Tiens, j’ai retrouvé ta
canne, regarde !
Bruno ne relève pas l’ironie involontaire de l’expression. Ses
mains cherchent simplement autour de lui et saisissent enfin
l’objet que Joël lui tend.
– Tu es en quelle classe ? demande Joël, qui commence à
« ramer », c’est-à-dire à avancer en tâtant le mur pour se
repérer.
– Je suis en 3e, je dois passer mon certificat d’études à la fin
de l’année. J’espère que je vais y arriver ! Jusqu’à maintenant
c’est maman qui m’a fait la classe à la maison, l’école de notre
quartier n’a pas voulu de moi. Je ne sais pas si j’ai le niveau.
Joël soupire. Quelle vie de chien.
– Moi, si j’avais le niveau, j’aimerais tellement avoir le bac !
Même si j’ai une année de retard.
– Moi c’est le contraire, je rêve de devenir accordeur de
piano, il paraît qu’ici on forme à ce métier…
– ça, tu peux le dire ! Parfois, j’ai même l’impression qu’on
ne forme qu’à ça. Tu vas adorer, c’est certain ! En ce qui me
concerne, je rêve de m’en échapper…
L’un à côté de l’autre, le plus jeune posant une main légère
sur le bras du plus grand, les deux garçons descendent l’escalier.
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Le vieux monde est derrière toi
Bruno remarque de petites boules à intervalles réguliers sur la
rampe.
– C’est quoi ? demande-t-il.
– Oh, c’est pour qu’on ne dévale pas sur les fesses à cent à
l’heure ! rigole Joël.
Ils se dirigent vers le hall, la cour, puis la grille. Un professeur
les hèle.
– Bonne soirée ! Tout se passe bien ?
Bruno sourit et répond fièrement :
– Parfaitement.
Sa main serre un peu plus le bras de son nouvel ami.
Dehors, l’air est froid. Quelqu’un appelle :
– Bruno ! Par ici !
C’est une voix étonnamment chantante. « Pas du tout
comme celle de ma mère, se dit Joël. Il y a beaucoup moins de
fatigue dans les intonations. Bruno a donc une mère très
jeune ? »
– Madeleine ! s’écrie Bruno. Maman avait pourtant dit
qu’elle viendrait ce soir.
– On a interverti. Je l’ai appelée du lycée pour l’avertir que
je passerais te chercher…
Joël écoute, enregistre, saisit qu’il s’agit d’une jeune fille, et
non pas de la mère. Il se demande si elle est agréable à regarder.
Comment savoir ? Elle dégage une énergie incroyable qu’il
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Tout ce qui est discutable est à discuter !
sent déferler vers lui en vagues. La voix de Bruno le sort de ses
pensées :
– Je te présente mon nouvel ami, Joël. Sans lui tu aurais pu
m’attendre encore un moment, ma canne est tombée dans le
couloir et je ne la trouvais plus ! Joël, voici ma sœur, Madeleine.
– Merci à vous, Joël ! dit Madeleine.
– Avec plaisir.
Il n’ose pas ajouter « Madeleine ». Pourtant il aimerait bien
prononcer ce prénom qui sonne bien.
Aux inflexions de cette voix, accompagnées d’un parfum de
vanille, Joël imagine une jeune fille mince aux longs cheveux
bruns. Il croit deviner la tache claire de sa robe. Il avance légè-
rement la main droite, et la recule aussitôt, gêné par ce mouve-
ment spontanément amorcé. Madeleine a perçu son geste et
en est émue : Joël voudrait toucher son visage pour mieux se
le représenter ! Elle a vu Bruno procéder ainsi tellement
souvent… Mais tout de même ! Elle n’a pas envie qu’un
inconnu frôle sa peau. Alors, par plaisanterie ou par dérision,
elle attrape la main qui s’est immobilisée et la guide… vers le
visage de son petit frère, un peu plus bas.
Les doigts experts de Joël tâtent, et rapidement les sourcils
se froncent.
– Qu’est-ce que… murmure-t-il.
– C’est toi, Madeleine ? demande alors Bruno. Je ne
reconnais pas ta main. Qu’est-ce qui se passe ?
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Le vieux monde est derrière toi
Elle éclate de rire, et sa joie cristalline se transmet aux deux
garçons. La jeune fille avait-elle mal interprété son geste ? se
demande Joël, qui ne veut pas trancher.
– Vous allez dans quelle direction, Joël ? demande Madeleine.
– Par là, fait-il en accompagnant sa réponse d’un geste vague.
Je rentre à pied, j’habite près de l’école. Mes parents ont
déménagé exprès, il y a trois ans.
– Nous, nous prenons le métro. Il ne faut pas qu’on traîne,
j’ai mon stage, ce soir.
– Ah bon ? fait-il pour en savoir davantage.
– Oui, je voudrais devenir journaliste.
– Vous en avez de la chance ! J’aimerais tellement apprendre
un métier aussi intéressant ! Moi j’aime la musique, mais je ne
veux pas devenir accordeur de piano et je ne joue pas assez
bien de l’orgue pour devenir organiste… Être standardiste, ça
ne me dit rien non plus… Il faut absolument que j’aie mon
bac ! Même si j’ai déjà du retard, ajoute-t-il, un peu penaud.
– Mais c’est bien, accordeur de piano, proteste Bruno.
Madeleine se remet à rire, avec cette voix joyeuse qui la
caractérise. Alors Joël ajoute amèrement :
– J’ai d’autres rêves, mais je ne sais pas comment aller au
bout…
Il se tait, surpris : jamais il ne s’est autant confié, ni à sa mère
ni à son père, et encore moins à Patrick. Quant à sa petite
sœur chérie, Annie, il la considère comme une enfant.
D’ailleurs elle est encore si jeune ! Elle va à l’école primaire.
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Tout ce qui est discutable est à discuter !
– Et qu’est-ce qui vous en empêche ?
Il se tait, interloqué. Serait-elle stupide, par hasard ? On
veut quelque chose, on claque dans les doigts, et hop, ça arrive,
comme ça ?
Joël soupire.
– Comme si c’était simple ! À l’école, les professeurs nous
expliquent à longueur de journée qu’on a de la chance. On va
avoir un métier, même s’il ne nous plaît pas forcément. On ne
vieillira pas chez papa-maman, ô joie. Dans un sens, ils ont
raison. La plupart des jeunes aveugles ne peuvent pas aller
dans une école spécialisée. Il y a trop peu de places. Nous
devons nous estimer heureux.
– Et toi, Bruno, tu en penses quoi ? demande Madeleine.
– Moi, je suis très content d’aller à l’INJA, approuve son
petit frère. Avant, je restais à la maison toute la journée,
qu’est-ce que je m’ennuyais !… Bon, à demain Joël ! On rentre
à la maison Madeleine ?
Mais la jeune fille n’a finalement pas l’air pressée.
– Une seconde Bruno, je discute… Je ne voulais pas vous
blesser, Joël. Juste vous dire… Si on veut quelque chose très
fort, je crois qu’on peut y arriver. Vous ne pensez pas ?
– Je ne sais pas, peut-être…
Quelle drôle de fille, quelle manière directe de s’exprimer !
Le jeune homme pense au message qu’il a écrit la veille, en
braille, et qu’il a caché dans le tiroir de son bureau. Il soupire et
répète :
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Le vieux monde est derrière toi
– Ce n’est pas si simple.
– Je me doute, mais ça n’enlève pas le droit d’espérer.
Elle sourit en prononçant cette phrase qu’elle a entendu sa
mère répéter tant de fois. Joël sourit à son tour. Cette fille qui
bavarde avec lui, c’est quasiment un miracle. Fait-elle des
efforts uniquement parce qu’il a rendu service à Bruno tout à
l’heure ?
– Merci Madeleine, murmure-t-il.
Il a osé prononcer son prénom ! Et dans sa voix, il y a davan-
tage d’émotion qu’il ne l’aurait pensé. Tandis que le frère et la
sœur s’éloignent, il se surprend à chanter « Love, love me do ».
Demain, il essaiera de croiser Bruno, et il lui demandera de
décrire sa sœur… Mais non, quel idiot, Bruno ne pourra rien
décrire du tout ! Pour l’instant, Joël ne sait même pas quel âge
elle a. Sans doute dix-sept ou dix-huit ans, puisqu’elle
fréquente un lycée.
En rentrant chez lui il essaie d’imaginer la texture de sa peau,
la forme de ses joues, la longueur de ses cils. Son parfum de
vanille l’accompagne.
L’année commence mieux que prévu.
Joël longe le boulevard des Invalides, puis se dirige vers la
rue de Vaugirard. La tête lui tourne un peu. Il heurte de
l’épaule un réverbère, lui dit : « Pardon monsieur », se rend
compte de son erreur et se met à rire tout seul. Les passants se
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Tout ce qui est discutable est à discuter !
retournent sur son passage ; il le devine aux mouvements
discrets qu’il perçoit autour de lui.
Curieusement, l’air lui semble plus léger que d’habitude, un
brin ensoleillé. Il s’arrête, fouille dans son sac, pousse sa
tablette, écarte le poinçon et les feuilles de carton, trouve enfin
sa canne blanche. Généralement, il n’aime pas la déplier, et se
débrouille avec le peu de vue qui lui reste ; mais est-ce si grave
de se montrer tel qu’il est ? Il se surprend à penser : « Je suis
sûr que Madeleine trouverait ça normal. » Madeleine. Il
déguste chaque syllabe de ce prénom, elles rebondissent dans
son esprit, éclairant les recoins sombres de sa mélancolie.
Le voici au pied de son immeuble. Il prend l’ascenseur qui le
mène à l’appartement. Une fois de plus il apprécie ce luxe.
Ne plus compter les marches, ne plus se demander si c’est bien
la dernière et s’il ne va pas se casser la figure, comme ça lui est
arrivé plusieurs fois dans leur ancien logement. Au fil de son
ascension, il entend des pas gravir l’escalier quatre à quatre.
Patrick veut faire la course avec l’ascenseur ! Enfin, la porte
s’ouvre avant que Joël ait eu le temps de la pousser. La poigne
qui en est responsable est vigoureuse.
– Salut frérot, lance Patrick, essayant de cacher qu’il doit
tout de même reprendre son souffle. C’était cool, ta journée ?
Elle est devenue cool à 16 heures. Dans la rencontre à
hauteur de pieds avec un garçon et sa canne, puis dans la voix
d’une jeune fille déterminée. D’ordinaire Joël n’aurait lancé
qu’un vague : « Oui, ça va », d’un ton morne et convenu. Mais
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aujourd’hui quelque chose le déborde, il oublie les chamailleries
et s’exclame :
– Oui ça s’est très bien passé !
Son ton guilleret intrigue Patrick : Joël est rarement aussi
joyeux. D’habitude, il ressemble plutôt à une cocotte-minute
proche de l’explosion, estime son jeune frère, ou à un paillasson
qui en aurait assez d’être piétiné.
Alors pourquoi cet air heureux, soudain ?
– Tu as eu une bonne note ? Ils vont te former pour devenir
footballeur professionnel ?
– Arrête, tu n’es pas drôle.
Ses lèvres brûlent de parler de Madeleine, mais il se retient.
Il sait trop bien que son frère risque de se moquer. Et puis il
ne s’est rien passé ; il a parlé à cette fille dix minutes, guère
plus. Dix précieuses minutes, mais qui ne suffisent pas à créer
un événement. Du moins pas assez pour en parler à Patrick.
Ils sont là, sur le palier du quatrième étage, face à face, silen-
cieux. Patrick s’éloigne un instant et appuie sur la minuterie.
L’air est de nouveau plus clair pour Joël, de cette clarté lunaire
qui permet aux chats de se repérer dans la nuit. C’est tout ce
que peuvent en tirer les yeux du garçon. D’un geste rageur, il
replie sa canne et la glisse dans son sac. Ici au moins, il connaît
l’espace par cœur.
Patrick n’en a pas terminé. Il veut savoir ce qui a donné à
Joël ce sourire lumineux. Soudain, l’évidence lui apparaît :
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– Une fille ! Non, je n’y crois pas ! Tu as rencontré une fille ?
Je croyais que vous étiez dans des espaces séparés, à l’INJA !
– Oui, c’est le cas…
Joël hausse les épaules, sans répondre. Mais son silence suffit.
– Alors tu as fait comment ? Un rendez-vous secret à
l’infirmerie ?
Pas de moquerie dans la voix mais une évidence : pour
Patrick, Joël ne peut avoir rencontré qu’une jeune aveugle.
– Non, elle voit… répond le grand frère.
Tout à coup l’enthousiasme s’est cassé en lui. Qu’allait-il
s’imaginer ? Que cette fille tomberait amoureuse de lui, et…
et quoi ?
Patrick soupire :
– Elle voit ! Mais alors tu…
Il ne termine pas sa phrase, le visage bouleversé de son frère
l’en empêche. De quel droit le juge-t-il ? Alors son ton se fait
complice, car il réalise que Joël n’a encore jamais été amoureux
– du moins à sa connaissance –, et il ajoute :
– Allez mon vieux, elle doit être super cette fille. Tu me la
présenteras ?
– Certainement pas !
Une fois de plus Joël a été débordé par la violence qui
l’habite. La colère, sa vieille amie, a repoussé l’espoir et de
nouveau barbouillé son cœur de noir. Lui présenter Made-
leine ! Ben voyons. Pour que l’athlétique Patrick, le bon élève
bien dans sa peau, aille lui piquer son rêve ?
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– Des filles tu peux en trouver autant que tu en veux, toi,
réplique l’aîné. Pour moi ce n’est pas si facile.
Il a déjà employé cette expression tout à l’heure, avec
Madeleine. Qu’est-ce qu’elle avait répondu, déjà ? Un truc
incroyable. Ah oui, quelque chose du genre : « Je me doute,
mais ça n’enlève pas le droit d’espérer. » Pendant que cette
phrase rebondit dans son cœur, Patrick maugrée :
– Tout est facile pour moi, c’est ça ? Dis-le donc, que tout
est facile pour moi !
Et voilà. La dispute revient. Comme si elle était leur seul
moyen de communication. Mais bon sang, il n’est pas possible
de discuter entre frères sans se manger le nez ?
Toujours sur le palier, tous deux fouillent leurs poches à la
recherche de leurs clés, mais ils sont trop énervés, ils ne les
trouvent pas. Joël écrase le bouton de la sonnette. La porte de
l’appartement laisse passer la voix d’Annie, fraîche, gaie, qui
s’engouffre entre eux comme une consolation :
– Salut ! Vous arrivez en même temps, c’est rare ! Patrick, tu
viens m’aider pour les maths ? Il y a un exercice d’arithmétique
que je n’arrive pas à terminer.
Elle hésite une fraction de seconde puis ajoute :
– Ou toi, Joël ?
Mais il faudrait qu’il mémorise l’énoncé du problème, ce
serait plus long, ils le savent tous les deux, et l’aîné sourit :
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Tout ce qui est discutable est à discuter !
– T’inquiète pas petite sœur, moi je viendrai te voir ce soir
pour ta leçon de chatouilles.
Et il se sent redevenir tranquille, tout à coup, la seule
présence d’Annie l’allège. Tandis qu’ils prennent la direction
de la chambre de la cadette, Joël va dans celle qu’il partage
avec son frère, pose ses affaires, et tâtonne du bout des doigts.
Il trouve le carton léger où il a gravé en braille :
« Pourquoi je suis le seul à être aveugle dans cette famille ? »
Oui, la question demeure. Oui, c’est injuste. Mais ce soir, il
entrevoit une réalité insoupçonnée : il pourrait être heureux.
Peut-être. Alors il déchire le message et l’envoie dans la
poubelle d’un geste sûr.
En même temps, une chanson s’impose dans sa tête, que
Jacques Brel a écrite il y a quelques années. Madeleine c’est mon
Noël, c’est mon Amérique à moi. Même qu’elle est trop bien pour
moi, comme dit son cousin Joël.
Si leurs deux prénoms sont associés dans une chanson,
pourquoi ne le seraient-ils pas dans la réalité ?
Ö
De leur côté, Madeleine et Bruno, à cet instant, émergent à
peine de la bouche de métro. Saint-Paul, c’est tout de même
loin de l’INJA ! La jeune fi lle a écouté son frère durant tout ce
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temps. Il a parlé dans la rue, parlé dans les escaliers qui les
menaient dans les entrailles de Paris, il a continué pendant
que le poinçonneur validait leurs tickets, sur les bancs de la
première rame de métro puis pendant le changement, et
encore après. C’est peu de dire qu’il est intarissable. Les paroles
débordent, il vient de vivre une journée si dense !
– Si tu savais, Madeleine ! L’INJA, c’est immense ! Je me suis
perdu dans les couloirs, j’ai cru que je ne m’en sortirais pas…
Il paraît que nous ne sommes pas si nombreux, peut-être
cent cinquante en tout, mais c’est un vrai dédale !
– Et vous êtes combien par classe ?
– Une dizaine je pense, vu les voix que j’ai entendues. Ce qui
est drôle, c’est que les garçons sont tous du même côté, et les
filles de l’autre. En récréation on n’est pas dans la même cour.
– Vous ne pouvez pas vous parler, alors ? demande Madeleine.
– Oh, il y a des petits malins ! On m’a même fait passer un
mot vers les rangées des filles, parce que ma place était près de
l’allée centrale, en cours de braille. Ah oui, je ne t’ai pas dit : je
vais suivre des cours intensifs de braille pour être au niveau et
prendre des notes comme les autres en français, en maths et
tout !
En une journée, pense Madeleine, la vie de son petit frère a
complètement changé. Elle poursuit, en sœur attentive :
– Tu dis que c’est immense… Personne ne t’a aidé ?
– Si, un professeur m’a fait visiter les lieux en début de
matinée, mais j’avais la tête qui tournait, mon cerveau
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n’enregistrait pas tout. Il m’a aussi parlé de l’étude de l’orgue
dans cette école, sa voix vibrait, tu aurais entendu ça ! Il m’a
demandé si je voulais apprendre la musique, si j’en faisais, je
lui ai dit que oui, un peu, qu’on n’avait pas la place d’avoir un
piano à la maison… Mais que je rêvais d’être accordeur, et il
m’a confirmé que c’était possible !
– Et la cantine ?
– Les garçons de ma classe sont sympas, ils m’ont embarqué
avec eux, ils m’ont guidé… On nous sert à table, c’est pratique,
pas besoin de se lever.
Il se tait soudain, Madeleine sent un malaise et le relance :
– Mais ?
– Certains rigolent bien, mais j’en ai entendu deux…
– Oui ?
– Ils parlaient du « monde des aveugles » et du « monde des
voyants » comme si c’étaient deux univers complètement
séparés, je trouve ça bizarre. Toi et moi, nous vivons dans le
même monde, n’est-ce pas ?
– Oui, évidemment ! s’exclame Madeleine. Que veux-tu, il y
a des aveugles de la vie !
Le frère et la sœur rient, ne voient pas passer le temps. Bruno
ajoute au bout d’un moment :
– Beaucoup d’élèves sont internes à l’INJA, moi je suis bien
content de rentrer à la maison tous les soirs !
Enfin leur quartier les accueille ; comme l’ambiance y est
différente ! Les chaussées sont plus étroites, les vendeurs de
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marrons chauds et les passants qui se saluent mettent du soleil
dans les rues. C’est là que Bruno et Madeleine se sentent bien.
Là est leur univers.
Les escaliers de bois grincent, les murs du petit immeuble
sentent l’humidité même en cette toute fin d’été. Alors que
Madeleine tourne la clé dans la serrure, une autre odeur leur
donne le sourire : la chaleur du four, la vanille, les pommes…
– Maman, tu as préparé ma tarte préférée ! s’exclame Bruno
en s’asseyant à sa place, dans la cuisine.
Clac ! Sur la table en formica, la mère pose deux petites
assiettes Arcopal.
Il réalise combien cette journée l’a affamé. Il tâtonne
quelques secondes pour savoir où se trouve la tarte, et attrape
un morceau à pleines mains.
– Maman, t’es la plus forte ! s’exclame le garçon entre deux
bouchées.
– ça s’est bien passé ? demande la mère.
– Oui, oui, tout va bien, marmonne le garçon.
Lui qui était intarissable tout à l’heure avec sa sœur, emporté
par le mouvement, l’excitation, la proximité, n’aspire désormais
plus qu’au silence. Il se sent injuste avec celle qui a dû l’attendre
toute la journée, mais c’est plus fort que lui, il a envie de garder
tous ces événements pour lui, les grands et les petits. Un peu
pour se faire pardonner, il fait claquer une bise sur la joue de
sa mère avant de longer le couloir et de s’effondrer sur son lit.
L’année commence mieux que prévu.
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Remerciements
Nous remercions chaleureusement madame Zoubeida
Moulfi, documentaliste à l’INJA, pour ses recherches d’ar-
chives et sa précieuse relecture de notre texte. Nous remer-
cions également madame Hoëlle Corvest, ainsi que messieurs
Philippe Bailleul et Fabrice Guého, anciens élèves de l’INJA,
pour les informations qu’ils ont bien voulu nous apporter.
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Quand Joël et Madeleine se rencontrent, les barrières et les étiquettes volent en éclat. Pourtant tout devrait les séparer. Lui est aveugle, un peu écrasé par un frère très sûr de lui. Elle est l’énergie même, rêve d’être journaliste et protège son jeune frère Bruno, aveugle lui aussi. Ils apprennent à s’apprivoiser et à résister aux préjugés, tandis que leurs parents organisent une association pour les aider à mieux vivre au quotidien. Ensemble, ils vont se battre pour exister comme les autres. Dans un Paris métamorphosé par les événements de mai 1968, ces adolescents trouveront-ils la force d’affirmer leurs rêves ?
Tombée dans le handicap quand elle était petite, Sylvie Baussier a écrit sur ce thème plusieurs ouvrages pour la jeunesse. Pascale Perrier est l’auteure de nombreux romans où se conjuguent aventure et thèmes adolescents. Ensemble, Pascale et Sylvie ont écrit plus de dix romans, notamment sur des sujets de société, trouvant un souffle différent dans cette expérience d’écriture singulière.
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