Spinoza l'insoumis

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N°493 Janvier 2010 6¤ DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 57 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € Rentrée littéraire LE CAHIER CRITIQUE DE 28 PAGES James Ellroy, Jean-Jacques Schuhl, Céline Minard, Christian Gailly Jacques Chessex, Patrick Grainville, Javier Marías, Philippe Sollers www.magazine-litteraire.com 3:HIKMKE=^U[UU\:?k@o@j@d@a; T 02049 - 493 - F: 6,00 E Spinoza par Piet Steenbakkers Pierre-François Moreau Filippo Mignini… Dossier Grand entretien André Brink Rencontre Luis Sepúlveda le perdant magnifique Portrait Marguerite Duras par Camille Laurens

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Spinoza cherche à établir un rapport inédit entre l'homme et le texte, inventant pour ce faire un mode d'écriture à mi-chemin entre le karaté et l'ostéopathie.

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Rentrée littéraire LE CAHIER CRITIQUE DE 28 PAGESJames Ellroy, Jean-Jacques Schuhl, Céline Minard, Christian Gailly Jacques Chessex, Patrick Grainville, Javier Marías, Philippe Sollers

www.magazine-litteraire.com

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Spinozapar Piet SteenbakkersPierre-François MoreauFilippo Mignini…

Dossier

Grand entretien André Brink

Rencontre Luis Sepúlveda

le perdant magnifique

Portrait Marguerite Duras

par Camille Laurens

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le Magazine Littér aire janvier 2010 n°4933

L’Éditorial

d’éliminer cette tendance, la plus natu-relle de toutes, par crainte d’abus éven-tuels, c’est, pour reprendre l’expres-sion de Nietzsche, « naître avec des cheveux gris ».

Avez-vous remarqué qu’il existe une sentence de Nietzsche pour

chaque démonstration ? Il ne vous a certainement pas échappé que l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra truffait de ses fulgurances le moindre éditorial (à commencer par celui-ci), voire la

moindre allocution politique. Il y a désormais un Nietzsche pour chaque chose. Et cela, nous le devons malheureuse-ment en grande partie à tous ceux qui, depuis deux ou trois décennies, s’attachent à mettre le marteau de ce penseur à la portée de toutes les mains, plus « humain ».

Voilà qui renvoie encore à cette phrase de Schopenhauer que je rappelais le mois dernier : « Je peux supporter l’idée que bientôt les vers rongeront mon corps, mais je frémis en imaginant ma philosophie rongée par des professeurs de philosophie. » Et pourtant, ce dernier a été préservé de ce danger. Le breuvage était, cette fois, trop amer.

Spinoza court ce risque. Pour le moment, les rongeurs hésitent : va-t-on le présenter comme un « insoumis »,

un « maître de la liberté », un « penseur du bonheur » ou, plus trivialement, s’en servir comme d’un couteau suisse philosophique ? C’est précisément là que doit intervenir l’ac-tion modeste du Magazine Littéraire : rendre un écrivain, un philosophe, accessible sans jamais omettre la complexité de son œuvre. Une œuvre non pas monocolore mais qui doit se déployer, se dérouler, se déplier comme ces soieries indiennes chatoyantes. Il faut se garder de ce que Spinoza appelle la « connaissance par ouï-dire » qui n’est, pour lui, qu’une des approches de la perception la plus incertaine. L�� [email protected]

De l’avenir faisons table rase. Il est cu-rieux de voir combien, désormais, toute idée d’universalisme est refoulée au titre d’un abus de pouvoir. C’est la conviction que notre histoire a épuisé les possibles et que la seule issue consiste à rejouer ce qui a eu lieu, en le

recombinant à l’infini. Cet exténuement généralisé chemine en compagnie de l’idée que les hommes s’exposent au pire danger dès qu’ils souhaitent prendre leur destin en main. Il faudra bien un jour expliquer comment on peut à la fois s’apitoyer sur ces nouvelles géné-rations dépourvues, dit-on, de sujets d’admiration et s’inquiéter de tout idéalisme.

Comme Platon nous l’a ensei-gné d’emblée,� l’utopie est le

feu avec lequel il nous faut jouer, car c’est le seul moyen dont nous disposions pour sortir de ce que nous sommes. Il est indispensa-ble de critiquer les fausses inter-prétations de l’utopie, mais son rejet sans appel finit par débou-cher sur une peur panique de l’avenir. La conscience des pro-fondeurs est une absolue néces-sité, mais celle des sommets ne peut faire défaut sans prendre le risque de nous enlever la gravité.

À force de répéter que l’essentiel est que chacun se sente bien dans sa peau sans devoir supporter des comparaisons désagréables, à force de souligner que notre vieux monde vulgaire ne peut pas répondre à notre exigence de perfec-tion, on finit par oublier que l’homme est un être qui doit fixer son orientation en prenant comme idéal sa propre fin, en visant la perfectibilité de la perfection. Essayer

Par ouï-direPar Joseph Macé-Scaron

Va-t-on présenter Spinoza comme un « insoumis »,

un « maître de la liberté », un « penseur

du bonheur » ou, plus trivialement, s’en servir comme

d’un couteau suisse

philosophique ?

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LeSommaire

le Magazine Littér aire janvier 2010 n°4937

LeJournal de l’actualité 3L’éditorialde Joseph Macé-Scaron 8Rencontre avec Luis Sepúlveda, par François Aubel 12EnquêteLe retour de la métaphysique, par Patrice Bollon 18TendanceUne encyclomanie galopante 19DocumentAlfred Dreyfus de profundis20ÀlapageMaurice Olender, par David Kleczewski 21ExpositionChristian Boltanski, l’inventaire infini22CinémaKeats par Campion, Gainsbourg selon Sfar23IdéesneuvesMike Davis, par Hervé Aubron24Histoiresd’archivesBaudelaire aux enchères

LeCahier critiqueDomaine étranger26JamesEllroy, Underworld USA28JavierMarías, Poison et ombre et adieu29FlanneryO’Connor, Œuvres complètes32B.S.Johnson, Les Malchanceux33LilyTuck, ParaguayDomaine français34ChristianGailly, Lily et Braine35CélineMinard, Olimpia36Jean-JacquesSchuhl, Entrée des fantômes41EmmanuellePagano, L’Absence d’oiseaux d’eau42JacquesChessex, Le Dernier Crâne de M. de SadePoésie 43RobertMarteau, Le Temps ordinairePolar et science-fiction44MonsKallentoft, HiverEssais et documents46SigmundFreud,nouvellestraductions48RolandBarthes, Le Lexique de l’auteur50Slavojzizek, Après la tragédie, la farce !Poches52JackLondon, Les Tortues de Tasmanie

LePortfolio54 Pereira prétend d’Antonio Tabucchi : variations autour

de l’imaginaire d’un livre, par Vincent Huguet

LeDossier60Spinozadossier coordonné par Maxime Rovere62Chronologie65UneÉthiqueetuneesthétique,par Piet Steenbakkers68Lajoie,moded’emploi,par Maxime Rovere70Unephilosophiedel’affirmation,par Toni Negri72CommenttraduireL’Éthique,par Pierre-François Moreau74Jevarie,doncjesuis,par Françoise Barbaras76Dieutout-pensant,par Filippo Mignini78Leibniz,séduitpuiscirconspect,par Mogens Lærke80Jacobi,unapôtreparadoxal,par Ives Radrizzani82Unesociologieenpuissancepar Françoise Barbaras84Gareauxabusdetranquillisants,par Nicolas Israël86«Unesourcederadicalité»,entretien avec Jonathan Israel88Bibliographie

LeMagazine des écrivains90Parcequec’estelle,parcequec’estmoi

Marguerite Duras, par Camille Laurens92ItinéraireNikolaï Gogol, par Pierre Senges94ArchétypeLa marquise qui sort à cinq heures,

par Hédi Kaddour96Grandentretienavec André Brink : « Écrire doit être une

forme d’outrage », propos recueillis par Alexis Liebaert102PasticheÀ la manière de Gertrude Stein, par Anne Serre104Rendez-vous106Lederniermotpar Alain Rey

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur exemplaires kiosque, 1 encart Universalis sur une sélection d’abonnés et 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique.

Prochain numéro en vente dès le 00 mois

Rentrée littéraire LE CAHIER CRITIQUE DE 28 PAGESJames Ellroy, Jean-Jacques Schuhl, Céline Minard, Christian Gailly Jacques Chessex, Patrick Grainville, Javier Marías, Philippe Sollers

3:HIKMKE=^U[UU\:?k@o@j@d@a;

Spinozapar Piet SteenbakkersPierre-François MoreauFilippo Mignini…

Dossier

Grand entretien André Brink

Rencontre Luis Sepúlveda

le perdant magnifique

Portrait Marguerite Duras

par Camille Laurens

Crédits de couverture : The Jewish muséum/Art resource/Scala, Florence, AKG-Images

n° 493 janvier 2010

12 Enquête Le grand retour de la métaphysique

26 Critique Ellroy,

le crime originel

90 Portrait Marguerite Duras, par Camille Laurens

60 Dossier

Spinoza

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Prochain numéro en vente dès le 28janvier

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LeJournal de l’actualité

le Magazine Littér aire janvier 2010 n°4938

E n exergue de L’Ombre de ce que nous avons été, son nou-veau roman qui paraît le 14 janvier, Luis Sepúlveda cite William Goldman, scénariste de Butch Cassidy et

le Kid. Parce qu’il va y avoir du grabuge. Parce que le roman-cier voue une fascination déjà ancienne à ces célèbres ban-dits américains. En compagnie de l’écrivain voyageur Bruce Chatwin, son ami, il projeta même de suivre leurs traces jusqu’au terme de leur cavale, San Vicente, Patagonie. Le voyage n’eut jamais lieu. Chatwin est mort. Sepúlveda a (d)écrit d’autres errances, d’autres fuites. Les siennes, comme dans Le Neveu d’Amérique (éd. Points). Celles de ses camarades, comme dans son nouveau livre – qui a reçu en Espagne le prestigieux prix Pri-mavera –, où il imagine les retrouvailles, à San-tiago, de trois anciens de factions gauchistes. De retour d’exil, ils souhaitent commettre une action révolutionnaire, le braquage d’un bar à hôtesses, Le Joyeux Dragon, où seraient dissi-mulés une grosse poignée de dollars et des secrets compromettants pour le régime de Pinochet. Leur baroud d’honneur.

Butch, le Kid, priez pour ces pieds nickelés désireux de revivre, trente ans après, un peu de ce frisson militant ! La cause de ces anciens membres de la garde rouge semble d’ailleurs désespérée, comme l’indique très vite l’écrivain : « La jeunesse s’était éparpillée en cent lieux différents, partie en lambeaux sous les coups de gégène des interrogatoires, ensevelie dans les fosses secrètes qu’on découvrait peu à peu, partie en années de prison dans des chambres étranges de pays plus étranges encore, en retours homériques vers nulle part » (p. 37). Et puis, le Spécialiste, l’homme qui doit les faire monter sur ce coup, gardien métaphorique de la révolution, ne sera pas au rendez-vous. « Beaucoup de gens de ma génération ont cette nostalgie de l’engagement, à la manière dont certains Fran-çais en nourrissent une envers mai 1968 », confie l’écrivain,

visage fermé, presque totémique. À 60 ans, il a trouvé refuge en Espagne, dans les Asturies, à Gijón exactement, après avoir habité Hambourg et Paris, où nous l’avons rencontré alors qu’il s’apprêtait à célébrer le trentenaire de Métailié, la maison d’édition qui a bâti son succès depuis la publica-tion, en 1992, du Vieux qui lisait des romans d’amour (1,3 million d’exemplaires vendus).

Sur le seuil de son hôtel, à deux pas de l’église Saint- Sulpice, Sepúlveda n’en fait pas mystère : il possède bien de nombreux points communs avec Cacho Salinas, l’un des

trois larrons de cette histoire. Un brin d’em-bonpoint, le poids des années peut-être, une même désillusion, surtout face au « pays gardé de sa mémoire », le Chili du milieu des années 1970 pour lequel il éprouve de fréquentes bouf-fées de nostalgie. Nostalgie d’une époque où Sepúlveda se définissait comme « une sorte de moine rouge, ascétique et ennuyeux » (Le Neveu d’Amérique)�. Un « vrai fléau », lui dira plus tard une jeune femme convoitée.

Quand a-t-il rompu avec cette rigueur dog-matique ? « Au moment où le gouvernement de Salvador Allende a connu ses premières grosses difficultés, il y avait deux façons

contradictoires de régler ça : avec la répression ou en riant de ces difficultés. Et on a préféré en rire. » Un rire qui trouve son prolongement aujourd’hui avec ce livre guidé par une tendre ironie, une autodérision nécessaire, « parce que la seule chose que n’a pas pu détruire la dictature, même trente ans plus tard, c’est l’humour ». Voilà pourquoi L’Ombre de ce que nous avons été s’ouvre sur un épisode tragi-comique. Ledit Spécialiste devient la victime indirecte d’une scène de mé-nage. Divers objets volent par les fenêtres, dont cet an tique tourne-disque de marque Dual, prodige technologique de fabrication allemande avec haut-parleurs intégrés qui frappe l’éternel combattant de la révolution. Il aurait pu en

Rencontre

Luis Sepúlveda, perdant magnifique

L’auteur chilien publie un nouveau roman autour de trois pieds nickelés, anciens opposants à Pinochet, fantômes de son propre engagement de jeunesse.

Par François Aubel (avec Alexis Lacroix)

« En lisant Hemingway, j’ai compris que l’on

peut écrire de bons romans avec

des mots à 100 dollars, mais qu’il vaut mieux en faire de très bons avec des

mots à 20 cents. »

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le Magazine Littér aire janvier 2010 n°4939

Inutile de l’entreprendre plus avant sur Pablo Neruda, qui notait, dans son autobiographie, une phrase faisant pourtant écho à l’œuvre de Sepúlveda : « Je veux vivre dans un pays où il n’y a pas d’excommuniés. » « De Neruda, je ne retiens que l’intensité de son amour pour la vie », confie celui qui écrivit pour la radio avant de passer, comme beaucoup d’écrivains latino-américains, par le théâtre et la poésie. S’il fallait lui trouver à tout prix un père tutélaire, mieux vau-drait le chercher du côté des romantiques allemands ou de Hemingway. « En le lisant, j’ai compris que l’on peut écrire de bons romans avec des mots à 100 dollars, mais qu’il vaut mieux en faire de très bons avec des mots à 20 cents. » Et d’ajouter : « D’autres horizons m’ont été ouverts par Hölder-lin ou Novalis, dont l’audace au moment de raconter et d’écrire m’a toujours ébloui. Son équivalent sur le continent sud-américain est le grand écrivain João Guimarães Rosa. » Dans la première partie du Journal posthume de Manchette, paru il y a bientôt deux ans chez Gallimard, on mesure toute la distance que ce dernier entretenait à l’égard de l’engage-ment. Il pouvait déceler les défauts de la théorie et le

perdre la mémoire, il meurt. Où l’on comprend que chez Sepúlveda l’amnésie est pire que la mort. « Mon roman est construit à partir de nombreuses métaphores. Pour moi, la présence de cet instrument des années 1960 était fondamen-tale. Il n’est pas anodin que, en tombant sur ce personnage, cette machine ait laissé s’échapper une sonorité très particulière. »

Avec cet accident tragi-comique s’ouvrent les premières mesures de la petite musique propre à la fable philoso-phique, un genre qui ne correspond en rien à la tradition de Luis Sepúlveda. « Ma première source d’inspiration, ce sont les vieux chroniqueurs californiens, avance-t-il. Évidem-ment, la lecture de romans noirs est aussi primordiale pour moi. » Et de citer l’auteur qu’il juge inégalable en la matière, Jean-Patrick Manchette. « Il a un pouvoir de synthèse incroyable. Il était capable de raconter énormément de cho-ses avec très peu de mots. Mon autre écrivain modèle est Francisco Coloane ; il m’a donné envie d’écrire, mais je ne me sens pas l’héritier d’une tradition littéraire chilienne. Je la trouve particulièrement ennuyeuse. » lll

Luis Sepúlveda sur le port de Gijón, en Espagne, où il vit depuis 1998.D

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Le Journal de l’actualité

Enquête

L a métaphysique ? Il y a une dizaine d’années encore, la « science des présupposés ultimes » – selon une de ses définitions les plus condensées (cf. encadré) don-

née par l’historien des idées britannique Robin G. Collin-gwood (1889-1943) – semblait une vieille lune, une discipline morte, suite de « sophismes et d’illusions », pour rappeler le jugement sévère du grand empiriste David Hume dans son Enquête sur l’entendement humain de 1748-1758 (1). Elle paraissait

Le grand retour de la m étaphysique

Par Patrice Bollon�, illustrations Marc Guerra

Pourquoi et comment la « science des présupposés ultimes », qu’on disait morte, ressurgit avec une

grande vigueur dans le débat philosophique.

même à ce point dépassée, ringarde, qu’on n’hésitait pas à utiliser le terme de façon décalée, ironique, comme dans le titre du roman d’Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes (2000), où, s’il était bien question de tubes (digestifs), la « philosophie première », ainsi qu’on l’appelle également, était en revanche totalement absente.

Même chose à l’université, où très peu d’étudiants osaient déclarer leur flamme pour cette forme hautement

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et intellectuels américains s’intéressent à lui. Philosophe spécialisé dans les questions de logique et de métaphysique, Frédéric Nef a fait, lui, un « succès » (pour les sciences humaines : 15 000 exemplaires) avec son livre d’initiation polémique, Qu’est-ce que la métaphysique ? paru en 2004 (3). Aux Presses universitaires de France, Patrice Maniglier, Élie During, Quentin Meillassoux et David Rabouin (des nor­maliens âgés entre 36 et 42 ans, qu’on présente parfois comme les « quatre mousquetaires de la rue d’Ulm »), viennent de lancer une collection intitulée « Métaphy­siqueS », avec un s final majuscule, pour indiquer qu’il est

non seulement temps de reprendre la réflexion en ce domaine, mais dans la plus grande ouverture. Autre symptôme : dans leur nouvelle traduction du Monde comme volonté et représentation de Schopen­hauer (4), les jeunes philosophes qui y ont consacré plusieurs années annoncent, dans leur présenta­tion, que l’objectif a été de réhabiliter le côté philo­sophique du livre (présenté jusqu’alors comme l’essai littéraire d’un esthète pessimiste) et sa « métaphysique de la volonté ».

Ce retour en grâce de la métaphysique se per­çoit aussi au niveau des références : outre le regain d’intérêt qui se manifeste autour de Deleuze, déjà cité, c’est aussi le cas du logicien britannique Alfred N. Whitehead (1861-1947). Coauteur avec Bertrand Russell, des Principia mathematica, il fut aussi un métaphysicien, à qui l’on doit un traité de cosmo­logie, Procès et réalité (1929) (5). Longtemps marginale

en France, son œuvre y est de plus en plus étudiée et com­mentée, au point que le sociologue des sciences Bruno Latour peut dire de lui qu’il est « le véritable W » de la phi­losophie du xxe siècle – façon d’écarter Wittgenstein…

Et la vague ne se limite pas à la France. Si, contrairement à ce qui s’est passé chez nous, la métaphysique n’a jamais disparu dans les pays anglo­saxons, là aussi on note une montée d’intérêt – ce dont témoigne le succès d’un ouvrage appartenant à une série grand public, Arguing About Meta-physics (6). Publié en début d’année, le livre, composé d’ex­traits des grandes doctrines contemporaines, a déjà dû être réédité. Un chassé­croisé qui pose d’ailleurs la question de savoir pourquoi la métaphysique avait été oubliée chez nous. De fait, la réponse est simple (voir l’entretien avec Frédé-ric Nef page suivante) : c’est l’influence de Heidegger, après celle de Hegel au début du xxe siècle, qui a rendu chez nous la métaphysique plus ou moins obsolète. Rappelons que Hegel pensait avoir « achevé » (au sens de conclu) la méta­physique occidentale, et qu’Heidegger voyait en elle, car elle traitait de l’« être de l’étant », et non de l’être, un frein à la « vraie » pensée, présentée, après sa conférence sur « Le tournant » en 1962 (7), comme proche de la parole poétique. À quoi il convient d’ajouter les influences de la tradition positiviste issue de Comte (voyant dans la métaphysique un « état » un peu primitif de la pensée, succédant à l’« âge reli­gieux » mais précédant celui de la science positive et du marxisme). La prééminence des sciences humaines (Fou­cault) est enfin loin d’être étrangère à cette désaffection. Des références qui ne laissaient guère de place à la métaphy­sique – quoique, dans la déconstruction derridienne, le sta­tut de celle­ci soit resté ambigu, puisqu’il était posé

Le grand retour de la m étaphysique

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La métaphysique a été délaissée

sous l’influence de plusieurs

écoles de pensée : héritages de Hegel

et de Heidegger, survivance

des traditions positivistes,

prééminence des sciences humaines...

spéculative de la pensée. Certes, la métaphysique y était bien encore enseignée, mais en tant qu’« histoire des doc­trines », soit matière du passé, sans guère d’espoir, un jour, d’être ranimée. Ceux qui, parmi les auteurs, y restaient fidèles le cachaient : mis à part Gilles Deleuze, aucun des grands noms de la French theory ne se référait à elle, sinon pour la flétrir. C’est seulement quelques années avant sa mort que Jean Baudrillard reconnut en privé qu’il avait été au fond toute sa vie, y compris au travers de son intérêt de jeunesse pour la pataphysique de Jarry, « un métaphysicien honteux ».

Quel contraste avec aujourd’hui ! Il serait certes abusif de parler de « nouveau règne de la métaphysique », mais les indices de son retour prolifèrent. L’aura internationale d’Alain Badiou vient de là : même si lui aussi hésite à s’en recommander, c’est bien comme initiateur d’une nouvelle ontologie, fondée sur la mathématique (2), que les philosophes

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le Magazine Littér aire janvier 2010 n°49326

Le Cahier critique

Domaine étranger

Texte avec lettrine (1). Ud min cili uissend rercipse vel ullaoreetuer sed etue tem quam, si duisse-qui blaor iril ipit alit ullam, con volendit lorem ipit, vullupt atummolortin hent lore modolor-tio dunt wiscips umsandipis dolobortis nultip

morene et delessim iniat num utame.Texte courant avec alternance d’�italique� et de romain à

chaque� caractère de fin de style imbriqué. L CLBPar Prénom Nom e�t par Prénom Nom

(1) Note éventuelle.

Titre d’ouverture

Titre, �Auteur, �éditeur

partir du polar pour écrire l’�histoire, James Ellroy part de celle-ci pour écrire un roman policier. Et démontrer que les séismes qui ont agité l’�Amérique du xxe siècle – Vietnam, baie des Cochons – trouvent leur origine dans un milieu souterrain (unde�rworld) et criminel, même si les hommes de loi y abondent. Ame�rican Tabloid et Ame�rican De�ath Trip appuyaient cette thèse en explorant les coulisses de deux assassinats centraux dans la dramaturgie du xxe siècle : celui de John The K – comme ses amis gangsters appelaient Kennedy – et celui de Martin « Lucifer » King – comme le dénommait son ennemi Hoover. Unde�rworld USA, qui couvre le mandat Nixon, soutient la même idée, mais ouvertement : « La véracité pure des textes sacrés et un contenu du niveau des feuilles à scandale », annonce l’�un de ses personnages, fournissant du même coup un bon résumé des aspirations d’�Ellroy. La rédaction d’�un texte qui sanctifierait la vérité, non l’�histoire, et appliquerait à celle-ci le traitement que les revues hollywoodiennes – qui passionnaient jadis le jeune Ellroy – réservent aux starlettes.

Mettre à nu les années 1968-1972. Ellroy sait qu’�un tel pro-jet passe d’�abord par la langue, premier vecteur de l’�esprit d’�une époque. De là les inflexions traînantes que prennent

Comment reconnaît-on un romancier de génie ? À sa capacité à imposer sa vision du monde, même quand celle-ci semble éminemment sub-jective. Ainsi le maître du polar James Ellroy, qui, dans son dernier livre, Unde�rworld USA,

déploie tous ses moyens narratifs et une armée de person-nages pour nous rallier à son joyeux credo : l’�histoire des États-Unis s’�assimile à un vaste roman noir, avec le crime pour moteur principal et la lutte des classes ou des mino rités comme outil de propulsion très auxiliaire. Cette idée para-noïaque affleurait déjà dans nombre de ses douze romans précédents, tels Le� Grand Nulle� Part ou Le� Dahlia noir. L’�auteur s’�y servait de l’�enquête policière non comme d’�un prétexte, comme beaucoup, mais comme d’�un véhicule pour explorer une époque (les années 1950) et des milieux (du crime, du syndicalisme, du cinéma, du PC californien…).

Sa trilogie américaine, dont Unde�rworld USA constitue le troisième volet, procède du mouvement inverse : au lieu de

Ellroy, le crime originelUnderworld �USA, James Ellroy, �traduit �de �l’anglais �(États-Unis) � �par �Jean-Paul �Gratias, �éd. �Rivages, �848 �p., �24,50 �€.

James Ellroy e�n 2006. Underworld USA clôt la trilogie� e�ntamée� ave�c American Tabloid e�t American Death Trip.

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ses Blancs racistes lorsqu’ils singent les Noirs (l’opération anti-Black power du FBI adopte l’intitulé révélateur de « mééé-chant frère »), de là les K qui Kontaminent le récit kand il évoke le Ku Klux Klan… N’en déplaise à ceux qui, déconcer-tés par la sécheresse de son écriture, prennent Ellroy pour un rédacteur de plans détaillés, ce dernier se veut aussi un formaliste. Mais un formaliste de roman noir, dont le style, au lieu de chercher la beauté, vise à restituer l’expression – souvent abjecte et brutale – propre aux milieux occultes. Ce que l’on nous montre s’explique par ce que l’on nous cache, et ce que l’on nous cache ne peut se raconter qu’en prenant les voix de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Ce parti pris trans-forme Underworld USA en vaste polyphonie policière, où inter-viennent quelques chœurs – l’ineffable et authentique troïka mafieuse formée de Santos Trafficante, de Carlos Marcello et de Sam Giancana – et de nombreux solistes : Hoover, patron indéboulonnable du FBI – puisqu’il détient, sous forme de dossiers, toutes les perversions des puissants –, dont le roman retrace la chute dans une sénilité le rendant plus dangereux encore ; le milliardaire Howard Hugues, dit « Dracula » en raison des litres de sang que sa psychose hygiéniste l’oblige à s’injecter ; le magouilleur Richard Nixon, soupçonné de sado-masochisme et allié des mafieux… La plume sarcas-tique d’Ellroy n’a pas besoin de se forcer pour donner à ces figures historiques l’allure de créatures jaillies de l’imagina-tion d’un romancier noir.

Mais, comme toujours chez Ellroy, le beau rôle – la nar-ration – appartient aux subalternes : le génial Crutch (rémi-niscence de la dérive passée de l’auteur), devenu détective privé grâce à une habitude discutable que son créateur par-tageait avec lui (« petit, tu veux faire le voyeur, je vais te payer pour cela ») ; l’agent Dwight Holly, rescapé des tomes précé-dents, « bras armé de la loi » et instrument des crimes de Hoover ; l’ex-policier Wayne Jr, enfant d’un cadre du Ku Klux Klan, parricide récent, que l’on retrouve soignant le cancer de sa complice, maîtresse et ex-belle-mère ; Marsh, flic noir cynique, génie de l’infiltration ; Scotty, flic blanc cynique, qua-torze braqueurs au compteur (« Le hasard a voulu que je me trouve au fond de la boutique, avec un fusil à pompe Reming-ton »)… À l’image des peintres des batailles d’antan, Ellroy s’intéresse au sort de chaque soldat. Et puisque les pantins se ré vèlent aussi marionnettistes, l’ensemble accède à la co-hérence naturellement. Mille faits, cent fils narratifs relient les personnages, qui pourraient fournir la matière d’autant de paraboles policières sur la déchéance, la rédemption… Et d’autant de polars réalistes.

Comment la mafia a fait élire Nixon en sabotant la cam-pagne Humphrey avec l’accord tacite du FBI. Comment le FBI a voulu déconsidérer les mouvements d’émancipation noirs en les impliquant dans le trafic d’héroïne. Comment le trafic d’héroïne a pu financer des attentats d’extrême droite à Cuba. Comment le Cuba de Batista – un paradis pour casi-nos mafieux – a failli ressusciter en République dominicaine… Et, au centre de ce nœud d’intrigues, l’énigme d’un braquage jamais éclaircie et la silhouette d’une charismatique mili-tante, la Déesse rouge. Celle-ci appartient à la part ouverte-ment fictive du récit. Pour le reste, seul un spécialiste de la période pourrait démêler l’avéré du douteux. Le lecteur ordi-naire, lui, se retrouve dans la peau d’un suspect cuisiné par un policier ellroyen. Matraqué de coups de poing, harcelé de fulgurances narquoises, la tête plongée dans un épais bouillon d’infimes secrets et de gros complots, il ne lui reste d’autre choix que de se ranger au credo de l’auteur : oui, c’est bien là, au fond du caniveau, que se joue le destin des États-Unis. L’histoire est un roman noir. Si cela ne grandit pas ses acteurs, le genre en sort anobli. L Alexis Brocas

Après deux polars et l’autobiographique Sang impur qui lui a valu le prix Femina étranger, l’Irlandais Hugo

Hamilton s’empare du thème de l’identité dans ce roman au scénario ingénieux. L’histoire commence à Berlin en 1945, dans le fracas des bombes alliées qui pilonnent la ville. Une femme perd son jeune fils dans l’explosion de sa maison et, terrorisée, fuit la capitale pour le Sud. Là, elle découvre un orphelin du même âge et prend une décision désespérée : l’élever comme si c’était son enfant, sans rien dire à personne. Ainsi la vie du petit Gregor débute-t-elle sous le signe de l’im-posture. À l’adolescence, devinant que ses parents ne sont pas naturels, Gregor s’invente une autre histoire : il se per-suade qu’il est un enfant juif venu de l’Est et explique qu’il ne soit pas circoncis par les circonstances troublées de l’époque. Sortant d’un mensonge, Gregor plonge dans un autre ; mieux, il ment à tous ses proches en affirmant que ses parents adoptifs sont morts, enfouissant ainsi son vrai passé dans le gouffre de sa mémoire. Plus que la méditation sur l’identité, c’est cette exploration psychologique du déni et de la puissance des fables person-nelles qui, dans une perspec-tive proche de celle qu’adopta jadis un Emmanuel Carrère (L’Adversaire), compose la part la plus intéressante de ce roman. L Bernard Quiriny

D ans l’avion qui les a emmenés jusqu’à Hiroshima, les deux personnages du Troisième Acte ont regardé Lost in

Translation – c’est une autre histoire qu’écrit Glenn Patter-son. L’un de ces personnages est dans la branche « embal-lage en PVC plastifié », l’autre dans la branche « écrivain », tous deux viennent de Belfast. Mais Glenn Patterson inverse le point de vue attendu : le narrateur est le spécialiste du film plastique ; il raconte la dernière journée de son séjour, fin de course tragicomique troublée par la rencontre de ce grand écrivain, irascible et mégalomane. L’angoisse consumériste côtoie le tourisme mémoriel, les ellipses de la culpabilité se disent dans des orgies alcoolisées. Un voyage en bus absurde dans la campagne, un aigle qui remonte la rue, une visite saisissante du musée de la bombe atomique, l’intervention de l’écrivain lors de la conférence « Écrire pour sortir du conflit », ces scènes simples et drôles organisent la progres-sion de l’angoisse jusqu’à un tragique « troisième acte ». C’est dans le temps distendu de cette journée que Glenn Patterson trouve l’espace pour multiplier les signes, les observations qui ouvrent le banal vers l’incohérent et le vertige. L

Victor Pouchet

Tréfonds de l’affabulation

Tu n’as rien vu à Hiroshima

Comme personne,� Hugo Hamilton, traduit de l’anglais (Irlande) par Joseph Antoine,� éd. Phébus,� 336 p.,� 22 €.

Le Troisième Acte,� Glenn Patterson, traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Schwaller,� éd. Actes Sud,� 223 p.,� 19 €.

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LeDossier

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Dans Le Jeu des perles de verre (1943), Her-mann Hesse imagine un merveilleux jeu d’abstraction où les notes de la gamme musicale sont associées à sept couleurs, ainsi qu’à sept qualités (amour, joie, humilité, bonté, etc.). Ce « grand jeu d’im-provisation musicale, théâtrale, poétique

et philosophique », que le roman ne décrit jamais, orchestré par un magister ludi, constitue la discipline la plus noble de toutes, mais aussi la plus difficile. Spinoza fait parfois figure de « maître du jeu ». Parce que L’Éthique n’est pas un livre comme les autres, mais un texte moulé dans un creuset mathématique, ou parce que le Traité théologico-politique contient de grands chapitres d’interprétation philologiques, il n’est pas aber-rant d’avoir pour sa pensée l’admiration méfiante qu’on a pour les choses réservées aux initiés. Mais la réalité est bien différente.

Spinoza appartient à un âge où naquirent les Bourses, les banques, les comptoirs coloniaux, et à un pays, la Hollande, qui, au moment d’obtenir son indépendance et de traverser son siècle d’or, ne s’attardait pas sans raison aux considérations abstraites. « La prééminence, au sein de la sapientia, de la phi-losophie pratique sur la philosophie spéculative », soulignée par l’historien Paul Dibon, oriente les efforts de presque tous les penseurs du pays : « Ce qu’ils demandent à la philosophie c’est beaucoup moins la solution salvatrice des énigmes méta-physiques de l’homme et de l’univers qu’une méthode de connaissance et d’action […], c’est-à-dire une logique qui soit un instrument simple et efficace de la pensée et du discours, une physique qui permette de pénétrer les secrets toujours plus nombreux de la nature […], une éthique enfin qui donne les principes nécessaires à la promotion d’un ordre […] dans

la cité (1). » Spinoza a donc travaillé à faire une philosophie pratique, qui donne aux hommes les moyens concrets de déployer leur vie, personnelle et collective, vers un épanouis-sement maximal. Cette ambition imposait de bouleverser les règles de l’écriture et de la lecture. Car, si la philosophie doit produire ces effets, elle ne doit pas hésiter à saisir son lecteur à bras-le-corps et à lui tordre les idées. Ce mode d’écri-ture, à mi-chemin entre le karaté et l’ostéopathie, Spinoza l’invente dans L’Éthique et dans la Correspondance. Ce n’est donc pas un hasard si le Traité théologico-politique définit de nouvelles règles de lecture et s’attache avec une ferveur sin-

gulière à distinguer la philosophie et la religion – pas seulement comme disciplines, mais comme genres littéraires, c’est-à-dire comme manières de penser, de lire et d’écrire.

La révolution introduite par Spinoza peut ainsi être abordée comme une tentative pour éta-blir un rapport inédit entre l’homme et le texte. De là viennent les effets singuliers de ses livres. De Leibniz à Deleuze, Spinoza a électrisé les plus grands penseurs, mais il a surtout fourni, à ses lecteurs les plus modestes, des méthodes pour être plus libres et promouvoir la joie – en eux-mêmes

et autour d’eux. Aujourd’hui, cette pensée se libère progres-sivement de la mythologie qui l’entoure. Éditions, traduc-tions, commentaires : un Spinoza nouveau est en train d’ap-paraître, rendu à la fois à sa rigueur et à sa verve, où l’on découvre comme à neuf le plaisir de lire et de penser. Comme le dit le magister ludi de Hesse : « Si nous pouvions rendre quelqu’un plus heureux et plus serein, nous devrions le faire dans tous les cas. » L M. R.

(1) Paul Dibon, La Philosophie néerlandaise au siècle d’or, tome I, L’Enseignement philosophique dans les universités à l’époque précartésienne (1575-1650), éd. Elsevier Publishing Company, 1954, p. 248.

Spinozal’insoumis

Dossier coordonné par Maxime Rovere

Spinoza cherche à établir un

rapport inédit entre l’homme et

le texte, inventant pour ce faire un mode d’écriture

à mi-chemin entre le karaté et l’ostéopathie.

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il fut longtemps conçu comme une étoile filante, aussi brillante qu’isolée. revenu au centre du jeu intellectuel dans les années 1960, il est aujourd’hui l’objet d’une nouvelle vague d’éditions, d’interprétations et d’usages.