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Sida ~ Rites Hospitalité Aux croisements de la SPIRITUALITÉ et de la SANTÉ Sous la direction de Guy Jobin Avec la collaboration de Johanne Lessard

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Illustration de la couverture Détail de Moscou. La Place Rouge, 1916. Vassili Kandinsky. Galerie Trétiakov, Moscou.

Sciences religieuses

Sida ~ Rites Hospitalité

Aux croisements de la SPIRITUALITÉ et de la SANTÉ

Sous la direction de

Guy JobinAvec la collaboration de

Johanne Lessard

Quels rapports au sens la maladie soulève-t-elle ? Quels liens les personnes touchées par le VIH/sida établissent-elles entre la perception de leur mala-die et leur appartenance religieuse ou leur démarche spirituelle ? Comment des médecins gèrent-ils la présence de manifestations religieuses dans la relation thérapeutique ? En quoi le rite est-il bon pour la santé, bon pour le salut ? Quel lien la spiritualité et le bien-être entretiennent-ils ? Quels enjeux spécifiques rencontre-t-on dans le monde de l’itinérance ou dans celui de la jeunesse, dans la fréquentation des lieux de pèlerinage québécois ou du vodou haïtien ? Accompagner par le toucher ? Accompagner par l’Internet ? Voilà quelques-unes des pistes explorées par des chercheurs et des praticiens d’horizons variés que vous propose ici la Chaire Religion, spiritualité et santé.

On trouvera trois genres de textes : des réflexions théoriques précisant les concepts, des recherches de terrain sur la rencontre des traditions religieuses et spirituelles avec la médecine technoscientifique ou tradition-nelle et, enfin, des comptes-rendus de pratiques de soin innovatrices ou de prises en charge de personnes en situation de vulnérabilité individuelle et sociale.

Divers terrains, divers regards. Dix-huit contributions aux croisements de la spiritualité et la santé.

Sida ~ Rites ~ HospitalitéAux croisements de la SPIRITUALITÉ et de la SANTÉ

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Sous la direction de Guy Jobin

avec la collaboration de Johanne Lessard

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Sida • Rites • Hospitalité

Aux croisements de la spiritualité et de la santé

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Sous la direction de Guy Jobin

avec la collaboration de Johanne Lessard

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Sida • Rites • HospitalitéAux croisements de la spiritualité et de la santé

Sous la direction de Guy Jobin

avec la collaboration de Johanne Lessard

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Mise en page : In Situ inc.Maquette de couverture : Laurie PatryIllustration de la couverture : Vassily Kandinski, Moscou. La Place Rouge, 1916.

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.Dépôt légal 3e trimestre 2011ISBN PUL : 978-2-7637-9227-9PDF : 9782763792286

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Table des matières

Liminaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1Guy Jobin

PreMIère PArTIe SIDA, exCLUSIoN eT SPIrITUALITé . . . . . . . . . . . . . . . 3

Chapitre 1 Le sida, révélateur des impasses sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Raymond Lemieux

Chapitre 2 La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida . . . . . . . . . 33

Anne-Cécile Bégot

Chapitre 3 La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ? Perspective historique et étude de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Anne-Cécile Bégot

Chapitre 4exclusion et ritualité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

Francine Saillant

Chapitre 5 L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux des personnes infectées par le VIH . . . . . . . . . . 89

Isabelle Wallach

Chapitre 6 Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

Joseph J. Lévy et collaborateurs Chapitre 7 Spiritualité, liberté et modernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Denis Jeffrey

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DeUxIèMe PArTIe rITeS eT SANTé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

Chapitre 8entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité, comment et en quoi pouvons-nous dire qu’il y ait rite ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

Luce Des Aulniers Chapitre 9 Les rites comme modèles de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Denis Jeffrey Chapitre 10 La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

Gilbert Guindon Chapitre 11 ritualité et désespérance d’être soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

Michel Simard Chapitre 12 La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires. Pratiques et rhétoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

Sivane Hirsch Chapitre 13 Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’oratoire Saint-Joseph. Un phénomène entre tradition et modernité . . . . . . 229

Suzanne Boutin Chapitre 14 Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien . . . . . . . . . . . . . . . . 241

Nicolas Vonarx

TroISIèMe PArTIe MALADIeS, SoINS eT NoUVeLLeS ForMeS D’HoSPITALITé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

Chapitre 15 Internet comme espace d’hospitalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

Joseph J. Lévy et Christine Thoër

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Chapitre 16 Limites de l’hospitalité. réflexions autour de l’accueil des sans-abri . . . . . . . . . 279

Béatrice Eysermann et Éric Gagnon Chapitre 17 La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne. enjeux et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

Nicolas Moreau et Daniel Moreau Chapitre 18 Accompagner par le toucher en oncologie. Une nouvelle modalité de soin . . . 311

Florence Vinit et Marco Bonanno

Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319

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Liminaire

Guy Jobin

La Chaire Religion, spiritualité et santé est en activité depuis janvier 2002, moment de son inauguration. Au cours de ces années d’exis-tence, le professeur raymond Lemieux1, premier titulaire de la

Chaire, a organisé une série d’activités scientifiques ayant pour objectif de mettre sur pied et de consolider une tradition de recherche jusqu’alors inexis-tante dans le monde francophone. en effet, la Chaire Religion, spiritualité et santé est encore à ce jour, dans le monde universitaire francophone, la seule chaire ayant comme mandat et mission d’étudier l’intégration des traditions spirituelles et religieuses dans le monde du soin.

Pour réaliser cet objectif de consolidation, quoi de mieux que de regrouper des chercheurs québécois et européens francophones intéressés par l’objet de recherche premier de la Chaire ? Ainsi, c’est par le biais de colloques tenus selon un rythme annuel et ayant des thèmes ciblés que cette tradition de recherche fut instaurée. Les programmes des colloques ont été élaborés selon la mission de la Chaire, que l’on vient tout juste d’énoncer, et selon la perspective d’un croisement des regards anthropologiques (qu’il faut entendre ici en un sens large) et théologiques. D’ailleurs, les thèmes des colloques : Sida, exclusion et spiritualité (2005) ; Rites et santé (2006) ; Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité (2007)2 invitaient à ce croisement qui, on le verra au fil de l’ouvrage, est certainement fertile. Les invitations furent donc lancées à des chercheurs de différents horizons disciplinaires, qui répondirent généreusement. Parmi la

1. raymond Lemieux fut titulaire de la Chaire de 2002 à mars 2007. Depuis, c’est le signataire de ce texte qui occupe cette fonction.2. Ces colloques furent respectivement organisés dans le cadre des congrès de l’Association franco-phone pour l’avancement de la science de 2005 (Université du Québec à Chicoutimi), 2006 (Univer-sité McGill, Montréal) et 2007 (Université du Québec à Trois-rivières).

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Sida • RiteS • HoSpitalité

cinquantaine de conférences entendues lors des trois colloques, dix-huit inspi-rèrent les textes proposés dans le présent ouvrage.

on trouvera ici trois genres de textes : des réflexions théoriques cherchant à préciser les concepts, des recherches de terrain sur le croisement des traditions religieuses et spirituelles avec la « médecine »3 dans l’acte et l’offre de soin et, enfin, des comptes-rendus de pratiques de soin innovatrices ou de prises en charge de personnes en situation de vulnérabilité individuelle et sociale. Ces trois types de contribution répondent et correspondent aux principaux objec-tifs de recherche de la Chaire, soit la précision des concepts et l’illustration des pratiques concrètes d’intégration des traditions spirituelles et religieuses dans le soin. Le volume comporte trois parties, chacune correspondant à un des collo-ques. Chaque partie est introduite par l’argumentaire rédigé lors de l’appel à communication pour ledit colloque.

C’est avec gratitude que j’exprime ici me reconnaissance à Madame Johanne Lessard pour son travail de préparation du manuscrit. en plus d’as-surer le contact avec les auteurs, elle a mené à bien l’uniformisation stylistique des textes retenus pour la publication. Sa patience et sa minutie furent exem-plaires pour mener à bien ce projet de publication.

Avec la publication de ces études, c’est une page de la courte histoire de la Chaire qui se tourne. Pour qu’une Chaire ait quelque espoir de durée, le temps de sa mise sur pied et de sa consolidation est crucial4. Pour ce faire, il faut bien sûr des donateurs et une équipe en appui au titulaire5. Mais il faut surtout inscrire les travaux de la Chaire dans un rapport pertinent au monde de la recherche et au monde du soin. C’est ce que raymond Lemieux a réalisé pendant les cinq premières années de vie de la Chaire Religion, spiritualité et santé.

Guy Jobin, Ph.D., D.Th.

Titulaire Chaire religion, spiritualité et santéFaculté de théologie et de sciences religieusesUniversité Laval, Québec.Adresse courriel : [email protected] web de la Chaire Religion, spiritualité et santé : www.crss.ulaval.ca

3. Les lecteurs verront bien au fil de leur exploration des textes que la médecine dont il est ici ques-tion n’est pas seulement la médecine technoscientifique du monde nord-atlantique. Il est aussi ques-tion de médecines traditionnelles dans quelques contributions.4. Soutenues par des dons privés, les activités de la Chaire sont rendues possibles grâce aux nombreux et généreux donateurs, et ce, depuis le début de son existence. 5. Je tiens ici à souligner l’apport de personnes qui furent successivement adjoints de Monsieur Lemieux, jusqu’en 2004 : messieurs Luc Bouchard et Alain ratté.

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Première partie Sida, exclusion et spiritualité

Le caractère pandémique du VIH\sida fait désormais de cette maladie un signifiant privilégié de la mort, comparable à ce qu’a pu repré-senter la peste en d’autres temps. Il provoque à ce titre des transfor-

mations majeures des représentations associées au sens de la vie. À l’instar de toute maladie, le sida représente aussi une coupure incontournable dans le déroulement normal de la vie, son association à des pratiques sexuelles considé-rées comme risquées amplifiant par ailleurs cette coupure pour en faire une véritable exclusion, interdisant d’autant les possibilités de parole et de symboli-sation à son égard. on sait par ailleurs que les discours religieux et (ou) spiri-tuels ont aussi une incidence évaluable sur ces possibilités de symbolisation, tant par les morales qu’ils proposent que par les représentations du sens qu’ils mettent en scène.

Comment la réalité du sida met-elle en cause l’imaginaire collectif et les savoirs concernant les comportements humains ? Quelles reconstructions de l’univers symbolique exige-t-elle ? La contribution des spiritualités et des reli-gions à cette reconstruction est-elle pensable ? Jusqu’à quel point et comment peut-on lui reconnaître un caractère opérationnel, tant dans la prévention et la cure que dans le rétablissement rendu désormais possible par les multithérapies ?

Ce sont les questions auxquelles les textes suivants tentent de répondre.

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CHapitRe 1

Le sida, révélateur des impasses sociales

Raymond lemieux

en réduisant la culture à un ensemble de procédés, [la production] laisse un reste, et qui devient d’autant plus visible : la signification des actions et de leurs visées par les sujets que nous sommes. Production et signification s’opposent radicalement dans la culture contemporaine, et c’est grâce à cette opposition qu’il est loisible d’explorer plus avant la composition de cette culture. Fernand Dumont (1997 : 251)

Plusieurs certitudes de la pensée moderne conventionnelle ont été bouleversées par la pandémie du sida dans le dernier quart du vingtième siècle. La marche de l’humanité vers le bonheur grâce

au progrès indéfini des technosciences, le recul des frontières par la magie des communications, la transparence et l’égalité dans les valeurs démocratiques, la maîtrise de la violence, se sont avérés des idéaux fragiles, sinon utopiques. Le VIH/sida a mis à vif un ensemble d’irritants socioculturels souvent anciens, endigués par les prétentions à la toute-puissance des mythes modernes. Il aura montré notamment que la rationalité dominant la modernité laisse bien des terrains en friche. Loin d’être insignifiantes, ces terres forment alors autant d’espaces pour des questions qui non seulement remettent en cause la gestion de la modernité, mais forcent à se pencher sur la nature même de l’humain.

Nous en évoquerons ici quelques thèmes particulièrement délicats, dans la mesure où, malgré leur importance, ils restent largement inexplorés.

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pRemièRe paRtie : Sida, exCluSion et SpiRitualité

Dans un premier temps, nous considérerons les rapports au sens que soulève la maladie. Les interrogations qu’on y trouve sont largement partagées par l’ensemble du monde de la santé, toutes affections comprises, mais elles se présentent d’une façon particulière dans le traitement du sida. en effet, grâce à des protocoles de soins efficaces –  la trithérapie –, l’infection par le VIH est passée du statut de maladie létale à celui d’une affection chronique. Mais, si les personnes survivantes peuvent jouir d’une espérance de vie du même ordre que les autres, elles restent porteuses du virus et susceptibles de contaminer d’autres personnes. L’organisation de leur survie prend donc ainsi un sens tout particu-lier. elle met en cause, notamment, les dispositifs de solidarité des groupes humains impliqués.

Dans le deuxième temps, nous considérerons quelques fractures sociales révélées par la pandémie, notamment son option préférentielle pour les plus pauvres. Si le succès thérapeutique de la lutte contre le sida est vérifiable dans les classes moyennes occidentales, il n’en va pas de même partout. Plus que toute autre, cette maladie s’avère tributaire de facteurs socioculturels incontourna-bles, à tous niveaux, dans sa prévention, dans la dispensation des soins et dans ses possibilités de rétablissement. elle est symptôme de disparités économiques et sociales que le développement, celui des techniques comme celui de la gouvernance, ne réussit pas à atténuer. Pointe émergée d’un iceberg, elle mani-feste un des aspects du scandale que présente la gestion des richesses dans le monde.

La république mercantile universelle imaginée par Adam Smith au dix-huitième siècle s’avérerait-elle pleine de fissures ? Le village planétaire rêvé par les héritiers de McLuhan1 serait-il trompeur ? et la libération sexuelle supposée acquise par les bourgeoisies émancipées serait-elle chimérique ? Quoi qu’il en soit des réponses données à ces questions, la rationalité y est mise au défi et cela mérite attention. Chacun des espaces qui viennent d’être évoqués, en effet, impose à ses intervenants une pratique des limites qui, fussent-ils spécialistes de la santé, scientifiques ou religieux, les met en posture ambiguë. Celle-ci les force à confronter leurs pratiques et leurs savoirs à des facteurs mal contrôlés. Soignants et malades, législateurs et citoyens, philosophes et charbonniers sont affrontés à l’incertitude, ce qui se traduit encore par des souffrances inusitées chez les uns et chez les autres.

Mais ces espaces limites fournissent aussi des occasions de créativité. Dans les marges des institutions, dans la traversée des savoirs établis, dans le dépasse-

1. L’expression « global village », est de Marshall McLuhan (1967). L’auteur lui-même en a relativisé la portée, cependant, et refusait de l’idéaliser pour y voir tout aussi bien le règne de l’envie et du mépris que celui de la justice et de l’équilibre. Voir G.e. Stearn (1969 : 169).

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CHapitRe 1. le Sida, RévélateuR deS impaSSeS SoCialeS

ment du sens commun et la transgression des protocoles normatifs, s’épanouis-sent parfois des solidarités humaines audacieuses.

La liminalité2 n’a-t-elle pas en effet pour fonction d’ouvrir à l’altérité ? Affronter l’impasse est alors lieu, pour l’humain, de tester l’irréductibilité de son désir, ce désir dont Spinoza disait qu’il est l’« essence de l’être » puisqu’il actualise, précisément, l’« effort pour persévérer dans l’être » (1999 : 217), dans une mobilisation qui va bien plus loin que les objets circonstanciels supposés le satisfaire puisqu’elle représente rien de moins qu’une quête de la béatitude3. Survivre au trauma que peut représenter la maladie, dès lors, consiste non pas à chercher un au-delà de la vie, mais à choisir, ici et maintenant, « la vie la plus intense possible » (Derrida, 2004 : 8). Ayant affronté la mort, marqué par l’ex-périence des limites, le sujet doit en effet quitter les illusions tranquilles et les ronrons du sens commun pour aborder le réel à la fois impitoyable et libérateur.

1 La question du sens dans l’expérience de la maladie

Travaillant le corps et l’esprit contre sa volonté, la maladie assujettit le sujet à une loi qui lui est étrangère. elle brise ses espoirs d’autonomie et met en cause l’intimité de son être. elle s’accompagne, en conséquence, d’une double souf-france, à la fois physique et morale. Si la première est vécue dans le corps et se manifeste par la douleur et les dysfonctionnements organiques, la seconde se vit d’abord dans l’esprit et est cause d’un mal-être qui, même quand il reste diffus et général, n’en est pas moins profond. Provenant d’une rupture entre le réel et les idéaux du moi, elle concerne l’identité du sujet, c’est-à-dire ce en quoi il se construit lui-même comme un être singulier, dans l’articulation de son désir et de son environnement. elle le renvoie tant à la vérité profonde de son être qu’à la culture dont il est dépendant. Bref un Je, actif, s’y confronte à l’instance de l’altérité, l’Autre.

Le premier versant de cette dialectique concerne l’authenticité de l’être, c’est-à-dire, selon les mots de Charles Taylor, le mode selon lequel chacun possède « sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité » (2003 : 80), dans les contraintes de son histoire et de son environnement. Cette authenticité ne consiste pas à afficher une quelconque perfection, puisque « la perfection, c’est

2. Sur ce concept, voir Victor Turner (1969 : 128) : « Communitas breaks in through the interstices of structure, in liminality ; at the edges of structure, in marginality ; and from beneath structure, in inferiority ».3. « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs ». (Spinoza, 1999, V, proposition 42)

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pRemièRe paRtie : Sida, exCluSion et SpiRitualité

l’acceptation et l’adoption de notre faiblesse » (Masson, 1997 : 72). Mais elle suppose de puiser dans son intimité, « ce petit château fort dans l’âme où Dieu lui-même n’a encore jamais pénétré de son regard », disait Maître eckhart (cité par Cugno, 2004 : 627), là où, au-delà des maquillages et des faux-fuyants, des divertissements procurés par le pouvoir, l’argent et le sexe, il est question de dignité et de vérité.

Le second versant concerne la reconnaissance dont chacun a besoin pour vivre parmi les autres. La maladie, parce qu’elle révèle la fragilité foncière de l’être, le rend étranger à lui-même. elle devient ainsi véritablement trauma. Subjectivation de la souffrance, sous l’impulsion de l’angoisse (Kègle et Gagné, 2007 :  25), elle est alors bien plus que physique. Dans ce trauma, étrange devient le monde qui entoure le malade puisque sont altérés, sinon perdus, les repères coutumiers qui pouvaient assurer l’équilibre de sa vie. Même les regards les plus bienveillants, ceux des proches et des soignants par exemple, devien-nent alors pour lui inquiétants. Ils l’aliènent, dans la mesure où ils traduisent des savoirs et des maîtrises qui lui échappent, alors que son sort en dépend. Nonobstant l’amitié et la solidarité dont ils cherchent à témoigner, ils représen-tent autant d’intrusions irritantes.

Dans ce naufrage des repères habituels de l’existence, la maladie met en cause non seulement l’équilibre du corps et de l’esprit, comme nous venons de l’indiquer, mais les rapports de l’un et l’autre avec le temps. en effet, dans l’es-poir d’un secours ou d’une accalmie, elle impose une attente. Lot commun aux malades, aux soignants et aux proches, celle-ci représente, elle aussi, une rupture du cours normal des choses, articulant à nouveaux frais le passé, le présent et le devenir. Les rythmes du corps, les aléas de la nature, le vécu social, les opéra-teurs de la culture, le rêve même (Chesneaux, 1006) y sont remodelés, dans une sorte de reconstruction du monde habitable. C’est là sans doute que la question du sens est le plus radicalement posée, parce qu’assumer un sens, dans la vie humaine, consiste précisément à endosser cette habitation du temps et  à y orienter son regard de façon à prendre un cap pour la poursuite du voyage.

Paradoxalement, si le vécu de la maladie se manifeste par un dépérissement de l’être, il représente aussi un temps fort du désir. Confrontés à la maladie, tous sont interpellés par des questions de sens, dans l’immédiat comme dans le moyen et le long termes. Tous sont appelés à porter leur regard vers l’avenir, à l’imaginer pour qu’il prenne cohérence et puisse être partagé. Pour le malade, l’enjeu de l’attente est de survivre ; pour les soignants, il est de soulager dans l’immédiat et de tout mettre en œuvre en vue de la guérison ; pour tous (patient, soignants et proches…), il s’agit de prendre soin, de soi-même et de l’autre, en accompagnant les efforts de chacun, en partageant le pain, en quelque sorte, de la fragilité et du désir.

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CHapitRe 1. le Sida, RévélateuR deS impaSSeS SoCialeS

Le sens, en effet, naît et se développe dans la restriction de l’univers des possibles, c’est-à-dire la conscience des limites. C’est pourquoi l’art de survivre nécessite de se faire une image du désirable, entendu qu’une image est toujours tributaire d’un cadre, donc d’une limite déterminant ce qu’elle inclut et ce qu’elle exclut. L’appropriation d’un sens suppose un ordre, un nomos, « ornant le chaos des choses d’une représentation désirable et ordonnée [où chacun peut] sentir sa présence significative et sa culture en continuité avec l’univers » (Berger, 1971 : 55).Autrement règne l’anomie.

L’être humain « ne peut pas vivre au milieu des choses sans s’en faire des idées d’après lesquelles il règle sa conduite » (Durkeim, 1963 : 15). Cette capa-cité de faire sens, qui lui est spécifique, l’habilite à aménager le monde selon ses idéaux, c’est-à-dire à créer, par l’inscription dans la culture de valeurs suscepti-bles de présider au tri du désirable et de l’indésirable. Inquiétant défi. et redou-table liberté, parce qu’elle autorise aussi bien l’exploitation du monde que son habitation, la destruction de l’environnement que son embellissement, l’anéan-tissement de la vie que sa mise en culture. Puissance propre à l’humain, elle interpelle constamment sa responsabilité.

Mais cette puissance est aussi symptôme de faiblesse. Le sens auquel l’hu-main a accès – ou qu’il s’autorise à construire – s’appuie essentiellement sur ce qui le met en souffrance, c’est-à-dire en manque4. Un défaut, dans son être, fait en sorte que sa vie n’est pas totalement déterminée, ni par ses gènes, ni par son histoire, ni par ses habitudes culturelles. Il doit constamment affronter l’incer-titude, et en conséquence faire des choix. Ceux-ci définissent alors des espaces de liberté, certes réels, mais toujours relatifs. Ainsi, au niveau le plus élémen-taire de l’expérience du langage, est-ce essentiellement parce qu’il est fragile que l’être humain articule des sons auxquels il attribue un sens. Il se croit alors susceptible d’être entendu par d’autres. Il espère être reconnu dans son désir de convivialité5. Mais si les mots favorisent l’entente entre les humains, ils sont aussi des armes capables de tuer.

C’est pourquoi la mise en acte de la liberté requiert des calculs gérés par la raison. Celle-ci estime et ordonne les stratégies les mieux aptes à satisfaire le désir. elle mesure aussi la distance entre les idéaux qui mobilisent l’action et la réalité. Quels que soient sa grammaire et ses moyens, elle reste donc toujours nécessaire. on ne peut jouir d’un mets ou de la lumière du soleil par la seule opération de la raison, mais elle permet d’éviter de s’empoisonner ou de perdre la vue en s’exposant à trop de lumière. elle n’est jamais suffisante pour vérita-

4. Comme on disait autrefois, au magasin général, que la farine ou le sucre étaient en souffrance quand on en manquait.5. « […] on parle pour être entendu ; [...] nous devons tenir compte du sens dont [les sons] sont chargés, car c’est pour être compris qu’on cherche à être entendu ». (Jakobson, 1976 : 41).

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blement jouir du monde et elle reste inéluctablement faillible6. Mais sa mise en sommeil engendre des monstres.

Ainsi, quelle qu’en soit la figure (autrui, la maladie, la nature, une culture étrangère, etc.), la rencontre de l’altérité est-elle nécessaire à l’identité du sujet. elle lui impose une expérience qui le rend conscient de sa singularité en même temps qu’elle relativise l’image qu’il se fait de lui-même. Ce faisant, elle peut le régénérer tout aussi bien que le déprécier. Mais en tout état de cause, elle le force à revisiter ses idéaux. elle « lui interdit de s’installer chez lui – dans sa demeure ou dans son intériorité – ou de rentrer chez lui en abandonnant le monde à sa détresse » (Chalier, 1993 : 86).

La rencontre du sida amplifie tous ces défis

Tout d’abord, au niveau élémentaire de la médication à laquelle doit s’as-treindre le patient pour survivre, elle exige un niveau d’observance très élevé : « supérieur ou égal à 95 pour cent des prises, soit pour deux prises par jour, moins d’une erreur par semaine », selon Patrick Yeni (2008)7. Cette observance comporte plusieurs déterminants, « mais reste très liée à la biographie et aux conditions de vie du sujet ; elle doit ainsi être considérée comme un phéno-mène dynamique, évoluant avec l’histoire de la personne »8. À elle seule, elle engage donc le sujet dans une nouvelle histoire de vie.

or, une telle histoire n’est pas faite seulement de réalités factuelles et de routines. elle doit se construire, s’inventer9. elle se situe au confluent des repré-sentations du sens qui peuvent mobiliser les efforts du sujet pour survivre et les conditions effectives qui lui sont faites. elle est produite d’une dialectique, à la rencontre de l’idéal nourri au plus profond de l’être et des attentes des autres à son égard10. L’être humain singulier apparaît ainsi comme « le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet » (Gaulejac, 1992). Mais dès lors qu’il prend conscience des ambiguïtés inhérentes à cette situation, s’impose à nouveaux frais la question de l’authenticité de son être. Au creux de son inti-mité comme dans les masques qu’il donne à voir, se joue alors, dans le présent, une dramatique du sens qui est rencontre du singulier et du commun, du réfléchi et du conventionnel, de l’histoire et du devenir.

6. Ce pourquoi la scientificité d’une proposition repose, selon Karl Popper, sur sa falsifiabilité, autre-ment dit la mesure de ses limites (Popper, 1973).7. Selon ce même auteur, le niveau d’observance requis de la plupart des autres maladies chroniques est d’environ 50 %.8. Idem.9. Au premier sens du mot : faire advenir (in venire) à ce qui peut se dire, à la réalité du signifiant.10. on reconnaîtra ici, réduite à sa formulation la plus élémentaire, la distinction freudienne entre le moi idéal (Ich ideal) et l’idéal du moi (Ideal Ich).

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Une telle discipline d’observance médicinale peut transformer radicale-ment une identité. Quelles que soient les stratégies adoptées – cacher son état ou, à l’autre pôle, mettre les autres à son service – elle implique un réaménage-ment de l’économie quotidienne des rapports humains. elle donne au sujet un visage dont l’enjeu, désormais incontournable, est de se faire reconnaître dans la vérité singulière de son histoire. or, le visage ainsi offert aux autres, comme les mots dans la parole, inaugure lui aussi une présence incertaine : il masque, tout en donnant à voir. Il doit être désirable, de façon à ce qu’un terrain de convivialité devienne possible, mais cette séduction peut aussi s’avérer mensonge et entraîner l’autre à sa perte, à la manière dont en use Don Juan. Présenter un visage implique d’emblée une éthique dont l’enjeu, même dans les situations les plus banales, n’est rien de moins que la vie et la mort.

L’exigence d’observance manifeste ainsi le fait que le corps malade n’est pas seulement un corps-objet, mais un corps pris dans une convivialité, c’est-à-dire un sujet dont tous les actes sont signifiants, un sujet qui engage sa responsabilité par le visage qu’il donne à voir. Ses gestes transforment et rappellent sans cesse les exigences du vivre ensemble en humains. Son corps, quelle que soit la disci-pline qu’il accepte ou refuse, est un corps parlant. Dans la mesure même où il se trouve en quête d’authenticité, il doit tenir, selon le mot de Levinas, une parole d’honneur (Levinas, 1996 : 38).

or, cette parole, pour les survivants du VIH/sida, s’avère souvent acculée à une histoire indicible.

Pourquoi indicible ? Le sens commun la renvoie trop facilement à la honte. Spontanément associé aux pratiques sexuelles, le sida en effet est chargé des tabous et refoulements liés à ces pratiques, sans considérer la plupart du temps que celles-ci (et ceux-là) sont aussi des produits socioculturels et qu’à ce titre, ils exigent également d’êtres soumis à la raison critique. en conséquence, l’indi-cible auquel est confrontée la personne malade ne renvoie pas à sa seule respon-sabilité, mais est produit d’une conjoncture beaucoup plus complexe.

Pour qu’une histoire puisse être racontée, en effet, une condition est néces-saire : il faut que quelqu’un puisse l’écouter. Tous les traumatisés – soldats reve-nant d’un théâtre d’opérations, victimes des génocides11, policiers témoins de situations macabres, voire ambulanciers intervenants sur les scènes d’acci-dents  – peuvent témoigner de la difficulté à trouver cette écoute dans leur entourage normal, même quand on célèbre leur bravoure et leur abnégation.

11. Jorge Semprun (1994 : 15 ; 215) prendra ainsi quarante ans avant d’accepter de raconter son expérience de la Shoah. Certes cette histoire, dit-il, « me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie », mais aussi « c’est l’horreur que révèle le regard des autres. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté ».

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Personne n’aime entendre les récits de la souffrance, du manque et du non-sens. Personne n’apprécie que ces réalités deviennent familières, sans écran interposé pour les tenir à distance. Dès lors, une histoire n’a pas besoin d’être honteuse pour ne pas être racontable. Il lui suffit de mettre en scène une fragilité humaine que la vie normale, la culture de sens commun, s’efforce de bétonner pour ne pas devoir l’affronter.

Une écoute attentive et compatissante est la condition sine qua non pour que la vérité du manque puisse commencer à se dire. Cette écoute, écrit Maurice Bellet (1989 : 24-25), consiste à « faire hospitalité à l’autre ». or, qui reçoit un hôte chez lui doit commencer par libérer un espace qui lui fait place. Pour être capable d’entendre l’autre, et par conséquent contribuer à libérer sa parole, il faut donc quitter les savoirs acquis qui réduisent son altérité à du connu. et plus la souffrance du sujet en instance de parole est profonde, plus son écoute requiert d’être inconditionnelle, sans jugement, sans grille d’interprétation, ni morale ni même clinique. Toute grille, en effet, incite à se jouer de ses barreaux et est un obstacle au dire vrai. Pour qu’une parole émerge sans faux-fuyants, sans stratégies de séduction, elle a besoin d’une écoute inconditionnelle.

Ceux qui se donnent mission d’écouter les malades en fin de vie ou la désespérance, les souffrances tous azimuts incrustées dans les villes, connaissent l’ascèse que cela suppose. Il est en effet toujours plus facile d’incarcérer l’autre derrière des interprétations connues, confortant les pseudo-savoirs et leurs certitudes, que de prendre le risque d’un face-à-face avec lui. L’autre altère. on ne peut plus parler de la même façon une fois qu’on l’a rencontré. C’est pour-quoi, bien sûr, on le craint et on le garde à distance.

Les fins de non-recevoir opposées aux récits de souffrance des sidatiques font symptômes de cette peur. Leur dépassement suppose, dès lors, d’accepter le fait que personne n’est jamais seul avec ses propres valeurs. Le sens donné à la vie est le produit d’une rencontre, dans un espace de solidarité où l’autre pèse tout autant que soi-même. or, cela contredit les postulats individualistes d’une société de concurrence et de performance.

Ce rapport au sens est mobilisateur : il donne lieu à la projection d’un idéal personnel, un « moi idéal », qui doit s’articuler – sans s’y confondre – aux idéaux portés par son environnement. Le sens assumé est alors bien davantage de l’ordre de l’invention que de la découverte : il s’agit moins de déterrer ce qui serait enfoui que de faire advenir au langage, c’est-à-dire au partage, ce qui n’existe pas sans partage. en conséquence, raconter l’histoire de sa vie consiste moins à rapporter la réalité factuelle et « objective » d’événements passés, dans une mise à jour de ce qui serait déjà là, qu’à inaugurer et entretenir un rapport original au sens, à travers la représentation qu’on se fait de ces événements.

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L’histoire de vie de chacun, dès lors, se donne comme cette capacité propre à l’humain « par un retour réflexif sur son passé, de se projeter dans l’avenir » (Gallez, 1996 : 23). rétablir une histoire dicible suppose donc une conversion, tant de la part de celui qui la raconte que de ceux qui l’entendent. Cela implique de changer radicalement valeurs et styles de vie pour laisser croître des solida-rités inédites.

Il faut pour cela visiter les cimetières du passé les yeux tournés vers l’avenir (Giard, 1988 : 165). C’est bien là le défi qui habite le malade et ses proches, défi qui est celui-là même de la condition humaine puisqu’il consiste à chercher à devenir sujet, en partageant avec d’autres le pain de sa propre histoire. Face au sida, à ses exigences d’observance et au regard qu’il suscite de la part des autres, ce défi est impossible à évacuer. La blessure pousse à écrire, pour l’avenir, une histoire neuve, dans laquelle le désir est interpellé à frais nouveaux. elle commande ainsi le mouvement par lequel continue de se créer l’espèce humaine.

Il n’existe pas, en effet, de créativité sans histoire. Le sujet n’existe pas ex nihilo, mais à partir d’une histoire déjà là, dans laquelle il inscrit son désir. Aussi, la conscience qu’il construit de lui-même se déduit-elle dans l’après-coup de sa création, quand il en effectue la relecture pour lui attribuer une valeur et, en conséquence, un sens. Déjà, dans la bible, Dieu se fait connaître (et se recon-naît lui-même) à travers son acte créateur : « Au commencement, Il créa les cieux et la terre » (Genèse 1, 1) […] et « Il vit que cela était bon » (Genèse 1, 10 ; 1, 12 ; 1, 17 ; 1, 21 ; 1, 25). Qu’est-ce qui se crée dans une histoire de vie ? Très précisément cet espace de valeurs, toujours en transaction avec les autres, permettant au sujet de prendre place, de s’inventer une identité et d’assumer sa propre capacité de parole, c’est-à-dire sa responsabilité, en discriminant le dési-rable de l’indésirable.

on insiste beaucoup, dans le contexte du rétablissement des personnes atteintes du sida, sur le fait qu’elles restent porteuses du virus et, en consé-quence, toujours susceptibles d’infecter d’autres personnes. elles sont ainsi appelées à une vigilance stricte dans la gestion de leur vie sexuelle, vigilance du même type que celle de l’observance médicale et qui relève d’une visibilité analogue, altérant les rapports aux autres. Mais l’intimité des corps partagée dans les échanges sexuels va bien plus loin que d’autres rapports humains. elle engage une responsabilité immédiate et directe, responsabilité dont l’expression la plus immédiate, ici, consiste à « protéger ses partenaires ».

Dans ce contexte, la question de la vérité du désir devient incontournable. elle engage cette responsabilité dont Levinas fait une exigence de l’humain : « Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque... La réciproque c’est son affaire et non la mienne » (1982 : 105). Le sida engage un rapport à la vie et à la mort plus explicite que la plupart des autres maladies : un rapport qui concerne

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l’intimité de l’être dans ses pratiques de sens, à travers ses relations sociales, et que la poursuite de satisfactions circonstancielles ou de plaisirs immédiats ne peut plus masquer.

L’imaginaire du sens que la maladie fait ainsi ressurgir, chez les patients, chez leurs partenaires sexuels et tous ceux avec lesquels ils entrent en relation –  autrement dit les populations qui se veulent « saines »  – met en cause la construction sociale de la normalité, avec ses valeurs fonctionnelles (gagner sa vie, être reconnu de ses pairs, réussir) et son cortège de jugements intempestifs, de tabous et de préjugés. elle concerne la normalité du sens, c’est-à-dire ce qui constitue le cœur de l’entente entre les humains qui prétendent vivre ensemble. Soumis à des observances visibles et hors du commun, éthiques autant que thérapeutiques, le porteur du VIH rappelle à tous non seulement qu’il reste potentiellement dangereux, mais qu’il est sujet d’une histoire tragique. Si, alors même qu’il entend survivre dans la dignité, son état l’exile de la bonne société, cette relégation n’est-elle pas celle que risque toute pratique de la différence, telle que la connaît l’innombrable cohorte des marginalisés par les sociétés contemporaines : psychiatrisés hantant les rues, « pauvres mal guéris »12, enfants abandonnés, femmes exploitées, vieillards isolés, chômeurs oubliés, itinérants refoulés, sans papiers privés d’identité, etc. ?

Ce que nous apprend l’expérience du sida, à ce propos, est dans un premier temps que l’irrecevabilité d’un dire, dans une histoire personnelle, est une présence envahissante, favorisant la mésestime de soi et coupant les ponts avec les autres. Mais il y a davantage. elle met en cause le sens commun, dans tous ses états. Même s’il est devenu une maladie contrôlée et non létale dans les pays développés, le sida y menace la représentation ordinaire du sens, celle qui fait de sa production une responsabilité individuelle et l’attache, en conséquence, aux mythes libertaires dominant les régulations économiques. Du même coup, il démontre combien sont fragiles les structures de solidarités capables d’ac-cueillir du sens. Dans la mesure où celles-ci reposent sur des affects, comme le mettent en scène les réseaux sociaux sur Internet, « savants mélanges de vie privée et de voyeurisme » (rivière, 2010 : 28), en effet, on ne peut y concevoir de responsabilité que par la manière dont chacun est affecté, personnellement, par des histoires qui lui sont étrangères, mais se mettent, d’emblée, à le concerner. Cliquez : j’aime.

on remarque aujourd’hui que les grandes initiatives religieuses, et avec elles les spiritualités et les quêtes de sens, ont surtout pour fonction de combler les manques vécus par les collectivités et les individus. L’abbé Pierre a donné voix aux sans-abri, mère Teresa aux mourants oubliés, le dalaï-lama rappelle

12. L’expression est de Philippe Néri (1515-1595).

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sans cesse l’importance du pardon... Toutes ces réalisations sont certes admira-bles et témoignent de grands idéaux. Mais elles ont surtout comme fonction de combler les vides laissés par l’incapacité de transmettre les valeurs de solidarités fondamentales aux groupes humains. elles corrigent les aberrations d’une culture commune rendant la vie impossible à beaucoup de citoyens. Certes, elles exercent en cela une fonction critique indispensable. elles ont même voca-tion thaumaturgique, permettant aux laissés pour compte de s’inscrire dans une véritable histoire de salut, ici et maintenant, et de corriger une histoire qui les avait rendus malades à force de les oublier. Mais l’importance de cette fonction, malgré son indéniable caractère humanisant, laisse en plan beaucoup de questions.

Les sociétés contemporaines sont-elles aptes à prendre en charge leurs propres impasses ? Une société de l’attention aux autres – c’est-à-dire éthique – est-elle possible ? Peut-on, par exemple, associer le care13, c’est-à-dire la compas-sion, aux procédures de cure, hautement techniques et rationnelles, qui sont de mises dans les institutions de santé ? Peut-on faire entendre la fragilité humaine malgré la forclusion dont elle est l’objet quand la loi est celle de la performance et de la réalisation de soi ? Peut-on passer de la dépendance à l’interdépen-dance ? Peut-on gommer les inégalités ? est-il possible de proposer des idéaux communs – ce qui est la fonction du politique – qui dépassent les enjeux de pouvoir et de domination des humains sur d’autres humains ? Bref, l’éthique peut-elle être prise au sérieux par le politique, par le technique et par l’adminis-tratif, tous ces lieux de contrôle des activités humaines qui se targuent de ratio-nalité et se nourrissent de « données probantes » ?

Le sida porte, à ce propos, une charge affective plus lourde que la plupart des maladies chroniques parce qu’il est la plupart du temps associé, dans les communautés humaines conventionnelles, à des pratiques taboues. Il fait ainsi éclater les frontières entre la vie privée et la vie publique. Il fait éclater les clivages moraux et représentationnels qui fondent la subjectivité moderne dans le refoulement, la réduisant à une intimité barrée de la place publique, c’est-à-dire ob-scène. Il fait de l’expérience de la maladie une question éminemment sociale, non pas parce que son traitement relève des fonds publics – ce qui est à la limite un épiphénomène –, mais parce qu’elle met en cause les articulations fondamentales de la convivialité et les modes communs de l’organisation sociale, en effaçant, notamment, l’opposition entre la production et la significa-tion qui caractérise les sociétés contemporaines. Cette expérience rend dès lors caduque la réduction du sens à une affaire relevant du seul libre arbitre individuel.

13. Cette notion a été d’abord développée par Carol Gilligan ([1982] 2008). Voir aussi Tronto ([1993] 2009).

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2 Le sida et les fractures sociales contemporaines

Cette perturbation foncière des rapports sociaux, que nous avons consi-dérée jusqu’ici d’un point de vue microsocial (à partir de ceux qui sont person-nellement touchés), s’articule à l’ensemble des structures sociétales. C’est à ce niveau plus général, d’ailleurs, que l’acronyme MTS trouve toute sa portée : maladie non seulement à transmission sexuelle – ce à quoi on la réduit généra-lement –, mais véritablement sociale (Lebouché, 2010). À ce niveau, la réduc-tion du « S » à « sexuel » est tout à fait insuffisante. elle risque de faire oublier que la vie sexuelle est elle aussi une dimension de la vie sociale et n’échappe pas à ses pressions. Mais si le « S » de MTS est insuffisant, le « T » l’est également. en effet, le caractère social de la maladie ne se révèle pas seulement dans sa trans-mission, mais il marque tout aussi profondément sa prévention, sa cure et ses processus de rétablissement.

Considérons donc rapidement quelques dimensions de cette composante macrosociale.

2.1 Un problème d’organisation sociale

Comme toutes les pandémies, celle-ci épouse les dynamiques des popula-tions dans lesquelles elle sévit, notamment leur mobilité, les fractures existantes entre les nantis et les plus pauvres, de même que l’état actuel de leur organisa-tion sociale, c’est-à-dire, en gros, la cohérence, « l’arrangement global » (rocher, 1969 :  144) de tous les éléments influençant l’agir dans un groupe humain, quelle qu’en soit la nature. on est de plus en plus conscient, désormais, que l’incidence de beaucoup de maladies, tel le cancer, est liée aux modes de vie : tabagisme, habitudes alimentaires, inaction corporelle, stress, etc. on sait aussi que la prévention de ces maladies, si elle veut prétendre à un minimum d’effi-cacité, doit interroger ces modes de vie bien avant l’apparition des premiers symptômes qui guident le diagnostic.

Dans cette perspective, il est encore pertinent, d’interroger l’expérience des maladies infectieuses qui ont ravagé le monde dans l’histoire. Les maillages sanitaires qui, petit à petit, ont réussi à les conjurer, sinon à les faire disparaître, ont généralement misé sur variété de facteurs, non seulement bactériologiques (dont la connaissance est tardive), mais hygiéniques au sens large : disposition des déjections animales et humaines, qualité des eaux potables, etc. Le climat, les ressources alimentaires, les guerres, les mouvements de population, la stabi-lité sociopolitique, tout ce qui altère les rapports entre les humains et leur envi-ronnement, deviennent dès lors des facteurs influant sur la santé.

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Les grandes pestes du Moyen Âge furent réputées naître dans les ports et se propager par les routes commerciales. Quoique fondée sur des observations peu contrôlées, une telle présomption permettait d’en circonvenir minimalement la propagation. et, bénéfice collatéral, dans des sociétés où la crainte de l’autre, toujours ennemi potentiel, restait atavique, il permettait aussi d’en imputer la responsabilité à l’étranger, le marin en goguette ou quelque sombre inconnu. La réception contemporaine des pandémies n’est pas substantiellement diffé-rente, même si les observations d’aujourd’hui sont plus précises. on a pu noter, ainsi, comment la propagation du sida au vingtième siècle, notamment en Afrique, suit encore les mouvements de population liés aux guerres et aux aléas économiques.

L’Afrique subsaharienne comptait 22 millions de séropositifs en 2007, soit 67 % du total mondial. Y sont apparues 1,9 million de nouvelles contamina-tions et on y a déploré 1,5 million de décès14. Face à de telles informations, il est logique de conclure que l’état général de cohésion des cultures est en cause. Quoique cette fonction discriminante de la maladie soit moins visible en Amérique et en europe, cela ne signifie pas qu’elle y soit moins fondamentale. Les segments de population marginalisés ou appauvris, tels les Afro-Américains et les personnes âgées (Lebouché, 2010), y présentent toujours une vulnérabi-lité particulière. et ici encore, le VIH/sida s’inscrit dans une logique qui dépasse la singularité de ses caractéristiques biomédicales et en rattache l’épidémiologie à un ensemble de considérations sociales et culturelles. La pandémie présente un choix préférentiel pour les plus pauvres, non seulement en termes de biens matériels, mais en termes d’appropriation de leur culture.

L’épidémiologiste richard Wilkinson note ainsi qu’aux états-Unis, les femmes blanches des quartiers les plus riches ont une espérance de vie de 86 ans, contre 70 ans pour les femmes noires des quartiers les plus pauvres (Wilk-inson, 2010). À Glasgow, l’espérance de vie à la naissance pour les hommes est de 54 ans dans le quartier de Calton (proche banlieue) et de 82 ans dans celui de Lenzie, distant de quelques kilomètres à peine (oMS, 2008). Pourquoi les pauvres vivent-ils moins vieux que les riches ? Pour Wilkinson, la cause réside essentiellement dans les inégalités sociales. Les maladies naissent de l’interac-tion entre les humains et leur environnement. L’organisation sociale détermine le vécu sanitaire de la même manière qu’elle influence le vécu moral, religieux et légal.

La morphologie sociale des groupes humains devient, ainsi, une dimension importante de la compréhension de la maladie. elle pousse à considérer non seulement leurs caractéristiques matérielles (nombre d’individus, structures

14. Source : rapport oMS/oNUSIDA, août 2008.

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d’âge, accès aux biens, etc.), mais les qualités relationnelles qu’ils entretiennent et les valeurs qui mobilisent leurs membres. Pour Maurice Halbwachs, un groupe est d’autant mieux positionné dans la société globale que ses membres « participent davantage à la vie collective, telle qu’elle est organisée dans leur société » (Halbwachs, 1913 :  9). La notion d’« organisation sociale », ainsi amenée à contribution, s’accorde à l’idée générale selon laquelle les sociétés fonctionnent à la manière de corps organisés, avec leurs organes et leurs fonc-tions différenciés et articulés les uns aux autres. La cohérence de l’organisation sociale, sa capacité à soutenir un « bien vivre », peut être saisie au plan local (par exemple : un village, un clan, une lignée familiale) comme à divers niveaux de globalisation  (un pays, une région, un continent, voire l’organisation sociale planétaire). Physique ou mentale, la santé ne peut être dissociée de son état actuel. C’est pourquoi son « institution » comprend bien plus que les pratiques reconnues dans des organismes officiels, publics ou privés. elle implique, en fait, tout ce qui lie les êtres humains, dans un milieu donné15. elle incorpore les systèmes de représentation et de valeurs sur lesquels ils s’entendent et qui repré-sentent, pour eux, un réservoir de sens commun. Sans même avoir besoin d’être explicité, celui-ci dès lors « transcende les consciences individuelles et sert de point de repère pour [les] jugements objectifs et normatifs » (Pharo, 1997 : 48). Il intègre ainsi, à sa place relative, toute idée et tout idéal, quelle que soit l’auto-rité dont il relève, quelle que soit la virulence des débats qu’il peut susciter. Il va sans dire que si l’organisation sociale concerne la qualité de la vie dans toutes ses dimensions, elle exerce aussi le contrôle assurant la régulation, plus ou moins rigoureuse et efficace, des comportements.

Un des grands leurres idéologiques du monde contemporain, de ce point de vue, est sans doute de poser que les sociétés modernes exercent moins de contrôle que les traditionnelles, sous prétexte qu’elles présentent des figures d’autorité plus floues et ne sanctionnent que faiblement les déviances par rapport aux traditions. Certes les normes disciplinaires des églises et de la famille, autrefois en corrélation intime, sont en perte d’efficacité. Mais ne sont-elles pas remplacées par d’autres institutions, plus diffuses et plus subtiles certes, dont les régulations, essentiellement techniques et marchandes, c’est-à-dire « rationnelles », ne sont pas moins contraignantes ?

2.2 Société de contrôle

rationnelle et technique, la régulation des sociétés contemporaines se mesure par sa capacité de viser l’efficacité optimale des actes posés dans un certain cadre opérationnel – par exemple, un poste de travail sur une chaîne de

15. Sur ce concept d’institution, voir Malinowski (1968 : 38).

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montage, ou une unité de soins dans un hôpital. Marchande, cette régulation vise à procurer un maximum de satisfaction aux contractants d’un échange, en optimalisant le rendement des ressources (temps, argent, stratégies de vente et d’achat, etc.) qu’ils y investissent.

Dès lors, plusieurs caractéristiques de ce que Gilles Deleuze (1990) a appelé les nouvelles « sociétés de contrôle » méritent l’attention. Tout d’abord, elles fonctionnent moins par des interdits que par des impératifs de performance. elles peuvent sembler beaucoup plus permissives que les institutions ances-trales, mais n’éliminent pas moins, sans état d’âme, ceux qui ne rencontrent pas leurs standards. ensuite, même quand elles favorisent des mécanismes techni-ques flexibles et d’apparence aléatoire, elles ont tendance à les étendre de façon illimitée, jusqu’à « occuper » la totalité de la vie du travailleur, le poussant « à confondre son existence avec sa fonction, à prendre sa fonction pour son exis-tence » (Bataille, 2004 : 35). S’absorbant dans une telle hypertrophie fonction-nelle, le sujet ne peut alors qu’entrer « dans le royaume de la servitude », comme le diagnostique Georges Bataille.

De plus, comme si cela n’était pas suffisant, leurs mécanismes de contrôle échappent le plus souvent aux acteurs « de terrain », puisqu’ils relèvent de conseils d’administration anonymes, avant tout au service de la santé financière de leurs investisseurs. Ainsi a-t-on pu voir, en ce qui concerne le VIH/sida, la production industrielle des formules pédiatriques de trithérapie être à peu près abandonnée, sous prétexte que le nombre de cas en Amérique du Nord et en europe n’en justifiait pas les coûts, alors que des dizaines de milliers d’enfants continuent d’être infectés en Afrique et en Amérique du Sud. Plus largement, le directeur de l’Institut de recherche pharmacologique Mario-Negri de Milan déplorait, en 1997, que « notre société ait presque entièrement délégué le déve-loppement des médicaments à l’industrie pharmaceutique, ce qui fait que des millions de personnes souffrant de maladies tropicales ne disposeront pas de traitements efficaces tant que leurs gouvernements n’auront pas accumulé suffi-samment de ressources pour garantir un marché de taille suffisante aux firmes du secteur et pour rentabiliser leurs investissements dans la recherche » (Garat-tini, 1997 :  47). Quand certains pays prennent le risque de transgresser les conventions internationales sur les brevets pour produire des médications géné-riques et améliorer leur efficacité préventive et curative, ils se rendent vulnéra-bles à des sanctions économiques menaçant les autres secteurs de leur vie industrielle.

Une implacable logique préside ainsi à la marche des sociétés contempo-raines. Fernand Braudel (1967)16 a commencé à la démonter, voici un demi-

16. Voir surtout le volume 2, Les jeux de l’échange, 855 p.

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siècle, en distinguant la réalité du marché et celle du capitalisme. Le marché, avance-t-il en substance, fonctionne « sous le signe de l’échange naturel et sans surprise », dans la concurrence. Le capitalisme – comme les crises de sa compo-sante financière l’illustrent abondamment aujourd’hui – est animé par la spécu-lation et la capacité de calcul dont dispose un petit groupe d’initiés. Parce qu’il se fonde sur la puissance financière, avance Braudel, le capitalisme a toujours pu se réserver les secteurs privilégiés de l’accumulation, secteurs changeants au fil du temps : d’abord l’industrie, puis la banque et le négoce international (idem). Cette logique est aujourd’hui associée à la mondialisation, dont elle est sans doute autant la cause que l’effet, quoique celle-ci en décuple les forces. elle canalise les politiques internes et possède les moyens, il va sans dire, d’infléchir celles des organisations internationales. « La globalisation est finalement le produit des décisions prises par les firmes » avoue ainsi un rapport de la Confé-rence des Nations Unies sur le commerce et le développement, en 1994. « Cependant, les gains potentiels procurés par une intégration accrue dépen-dent aussi de la coopération entre nations, dans le but d’abaisser les barrières et d’organiser une gestion en douceur du processus d’intégration » (CNUCeD, 1994 :  384). De cette manière, dans un langage feutré, s’expose sans honte, comme un fait de nature, la dépendance des politiques internationales à l’égard de puissances qui leur échappent. Quiconque tenterait de penser autrement se trouve d’emblée disqualifié.

Aussi quoique les fractures sociales soient évidentes, elles ont toujours tendance à être oubliées. elles traversent pourtant autant les pays dits déve-loppés eux-mêmes, comme nous l’avons vu dans les exemples évoqués plus haut. Chez les autres : « Un tiers de la population de 104 pays en développe-ment, soit 1,75 milliard de personnes, souffre de pauvreté multidimension-nelle. Plus de la moitié d’entre elles vivent en Asie du Sud. Les taux sont cependant plus élevés en Afrique subsaharienne, avec des variations impor-tantes entre régions, groupes et populations indigènes » (PNUD, 2010 : 102). or, tous ces résidus de l’abondance sont les terrains privilégiés de propagation des pandémies.

Le VIH/sida emprunte ainsi les traits d’une morphologie sociale mondia-lisée. Quand hommes, femmes et enfants sont poussés sur les routes ou entassés dans des camps, promiscuité et fragilité générale des conditions de vie font que les modes traditionnels de régulation de leurs pratiques, sanitaires tant que sexuelles, perdent leur acuité, sinon leur pertinence. Dans les camps de réfugiés, dans les ports où débordent les marins, dans les mégapoles où survivent des populations de toutes provenances, dans le voyage même, chacun se trouve « libéré » des contraintes de son milieu d’origine. Les règles coutumières de la vie sociale n’ont plus vraiment cours. Celles qui les remplacent ne visent plus la

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cohérence des communautés, mais l’efficacité opérationnelle (la « réussite ») et la « satisfaction » des individus.

2.3 Dérégulation et gestion du sens

Seuls les individus, en effet, peuvent prétendre  à quelque valeur sur le marché. Ils se trouvent ainsi en situation de dérégulation, pour ne pas dire d’anomie, par rapport à ce qui pouvait faire sens dans leur communauté d’ori-gine. Affranchis d’attaches communautaires, déliés de leur histoire et souvent incertains de leur avenir, ils restent certes en quête de valeurs. Mais celles qu’ils trouvent dans l’immédiat, celles que suggère le sens commun, se présentent le plus souvent sous forme d’opérations de survie à court terme, jugées à l’aune de leur rapport coût/bénéfices et des satisfactions relatives qu’elles peuvent procurer.

L’organisation sociale, en effet, qu’elle soit communautaire ou marchande, n’est pas faite seulement de dispositions matérielles et de règles formelles. elle repose avant tout sur des systèmes de représentations articulés les uns aux autres. Maurice Halbwachs, cité plus haut, en développe d’ailleurs trois niveaux de repérage structurel : le religieux, l’économique et le politique (Halbwachs, [1938] 1990). Chacun représente une « forme majeure d’activité humaine » (Sue, 1994 : 29). La première, la forme religieuse, renvoie à un ordre supérieur, au-delà de la réalité que les sens appréhendent et dont la raison évalue les « valeurs ». Cet absent (Certeau, 1973), puissance dans laquelle s’atteste la société selon Durkheim ([1925] 1960 : 322)17 et dont les sociologues recon-naissent généralement la nécessité, se reconnaît dans l’articulation du langage [et de l’expérience humaine] à un impossible à dire. Impossible et nécessaire se trouvent ainsi en tandem. « Ce dont on ne peut parler » devient précisément « ce dont on ne peut pas ne pas parler » (Certeau, 1973 : 153).

Nous appelons pour notre part instance de l’Autre, cette dimension de la culture qui ne cesse de s’imposer aux humains, alors même que la raison leur dit l’insuffisance de ses formes actuelles et qu’ils s’évertuent à la déconstruire pour sans relâche la reconstituer. L’anomie causée par l’effritement des traditions dans les espaces pluralistes, où s’impose la concurrence dans « l’ordonnance-ment institutionnel des significations globales concernant la vie quotidienne » (Berger et Luckman, 1967 :  117), renvoie foncièrement à la fragilité de ces dispositifs représentationnels. Il n’est pas surprenant dès lors que l’effritement des rapports traditionnels à la religion soit parmi les tout premiers symptômes trahissant un processus de dérégulation sociale. Le même jeune marin qui va à la messe quand il séjourne dans son village, oublie complètement cette préoc-

17. Voir aussi le texte fort d’Henri Desroche (1968 : 56-74), particulièrement le chapitre trois.

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cupation quand il se trouve dans un port étranger. et bientôt, quand il entre-tiendra possiblement des femmes dans chaque port, il n’en continuera pas moins à cultiver, intimement, le rêve impossible de celle qu’il mariera dans son village et avec laquelle il fondera « sa » famille…

réglée communautairement ou dérégulée, l’organisation sociale se struc-ture ainsi dans les regards que les humains portent les uns sur les autres. L’indi-vidu, écrivait déjà Georges Herbert Mead ([1934]  1963 :  118), « s’éprouve comme tel, non pas directement, mais seulement indirectement en se plaçant aux divers points de vue des autres membres du même groupe social, ou au point de vue généralisé de tout groupe social auquel il appartient. Il entre dans sa propre expérience […] seulement dans la mesure où il devient d’abord un objet pour lui, de la même manière que les autres individus sont des objets pour lui ». Chacun s’approprie sa propre vie, à travers les déterminations que lui impose son histoire, les contraintes de son corps et les pressions de son environnement.

on peut appeler conformisme cette aptitude quand elle devient une habi-tude non réfléchie et pousse à adopter sans critique les idées et les pratiques dominantes d’un milieu donné. Mais attention ! Le conformisme le plus banal peut aussi recéler une subtile et insistante quête de sens. La consommation elle-même, qui peut être jugée comme le symptôme d’un manque de vie spirituelle, est toujours en même temps « une production de valeur/signe » (Baudrillard, 1972 : 128). Là même où elle semble complètement aliénée, elle peut recéler un mouvement vital par lequel, comme l’écrit joliment Patrick Chamoiseau (1992 : 95) à propos des rescapés de l’éruption du Mont Pelée, en 1902, « de colliers en bijoux, de rubans en chapeaux, ils élevaient dans leur âme de ces petites chapelles qui, le moment venu, exaltaient les ferveurs de leurs révoltes d’un jour ».

S’il est vrai que la soumission des peuples à la logique du profit provoque de terribles ravages en termes d’inégalités sociales (tout comme l’a régulière-ment fait leur soumission à des princes despotiques), ses effets les plus profonds se trouvent sans doute au niveau de l’éclatement des systèmes de représentation structurant l’organisation des groupes humains et leurs idéaux mobilisateurs. elle en provoque la déstructuration, poussant les individus à s’accomplir (s’éclater, dit un certain vocabulaire à la mode) dans des performances soi-disant libérées, données à voir pour s’assurer d’une valeur dans le regard des autres et sans cesse à reprendre puisque le dynamisme marchand qui les soutient suppose logiquement leur péremption, de façon à devoir les renouveler.

Dans la formidable propension fabulatrice (Huston, 2008) qui le pousse alors à imaginer sans cesse de nouveaux idéaux, de nouveaux moyens de trans-

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cender ses limites, l’être humain appelle volontiers progrès (Lemieux, 2010) une résilience dont il est difficile de saisir jusqu’à quel point elle est porteuse de dépassement ou banale adaptation à un monde imposé (Manciaux, 2001). en incitant chacun à polir sa représentation personnelle dans le miroir des sembla-bles, par exemple, les réseaux sociaux sur Internet aménagent des espaces complexes de pratiques identitaires, les uns et les autres étant appelés à se recon-naître dans leur commune humanité en s’offrant mutuellement des traits singu-liers. on y « vit » des relations à la fois « ouvertes » et « protégées » : ouvertes à tous par l’affichage en façade, sur un « mur », protégées par des codes d’accès prophylactiques séparant les « amis » des possibles prédateurs. S’y poursuit alors un jeu à la fois symbiotique et différentiel requérant un subtil mélange de conformisme et de transgression contrôlée. Chacun peut y référer à du sens « commun », puisque partagé, tout en maintenant le polissage de sa singularité. Chacun peut s’afficher tout en se sentant protégé contre la violence du monde.

La logique dite « sectaire » n’opère pas très différemment. Dans le miroir des « croyants » présumés semblables, chacun est appelé à y approfondir une expérience pourtant singulière dans la mesure où elle concerne « son » salut, « son » rapport au sens, « son » manque, « sa » satisfaction. Le sens « commun », encore là, est protégé par des codes d’autant plus jalousement gardés qu’il pour-rait autrement paraître ésotérique et fragile. Il va sans dire que de telles struc-tures sociétales, même ludiques, sont des terrains privilégiés pour la perversion, soit celle des jeux de pouvoirs sectaires transformant les croyants en galériens, ou celle des jeux de séduction exploitant la naïveté des « amis ». Le « sens commun » exerce toujours ainsi une double fonction : il permet au sujet d’affi-cher des traits de sa singularité et offre une protection contre la violence du monde. Tout le problème vient, bien sûr, du caractère totalitaire que peut en venir à prendre cette double fonction dans une société foncièrement égotiste puisque c’est toujours l’individu, en réalité, qui y cherche reconnaissance et salut.

Quoique porteurs de quêtes eux aussi, l’errance urbaine et le piétinement socio-économique semblent à l’opposé de ces modes de socialité : mettant en scène la castration du désir, ils représentent des espaces de souffrance que chacun tente d’éviter par les moyens à sa portée, y compris ceux de recomposi-tions communautaires virtuelles ou ghettoïsées. Les communautés solidaires, par contre, avec leurs contrôles sociaux traditionnels, s’en trouvent réduites au statut de groupes attardés dans un tiers-monde anachronique, vestige du passé incapable de retenir ses éléments les plus dynamiques. La tentation du ghetto finit par s’y manifester ouvertement. on les voit alors soutenir des traditions d’autant plus intransigeantes que leurs assises deviennent fragiles et désarticu-lées de l’environnement capable d’en soutenir le sens.

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Le retour à la barbarie et aux conflits ethniques, la multiplication des crises entraînant de brutales régressions sociales, la prolifération des malversations et de la corruption dans les grandes entreprises, les passages à l’acte pulsionnels de citoyens par ailleurs au-dessus de tout soupçon, sont eux aussi autant de symp-tômes d’une régulation sociale fragilisée, tendue entre des conformismes immo-tivés, aux fondements aléatoires sinon invisibles, et l’affirmation péremptoire de l’identité. Assujetti au fantasme de la réussite économique, aussi bien qu’à celui de la satisfaction sexuelle, le sujet est ainsi amené à oublier, sans même sans rendre compte, principes de précaution et considérations éthiques. Il consacre alors toute son énergie à la réalisation de son fantasme. La pulsion submerge sa volonté et sa rationalité. Certes, pourra-t-il prétendre y trouver des satisfactions à court terme, mais n’est-il pas du même coup plongé dans une anomie telle qu’il risque d’y laisser la vie ?

Le fait qu’une pandémie à transmission sociale, tel le VIH/sida, suive les routes commerciales et militaires, s’inscrivant en creux des brassages de popula-tion et dans le fossé des fractures sociales, nous met ainsi en présence d’un trait aporétique de la mondialisation culturelle. Le moins qu’on puisse en dire est que celle-ci contrôle mal ses fabulations. Délesté des contrôles que lui impo-saient les règles communautaires, l’imaginaire en est désormais soumis à des régulations mécaniques plutôt que rationnelles et peut alors devenir paradoxa-lement totalitaire. S’il arrive à la pensée de chercher à les critiquer, elle est qualifiée d’archaïque et non pertinente. Quand elle s’enferme dans leur logique, elle se voit par ailleurs refuser le loisir d’imaginer tout autre mode de rapports sociaux, l’ordre des choses ne pouvant que s’avérer inéluctable.

Beaucoup de questions restent en suspens à ce terme du présent parcours. Parmi elles, l’analyse des répercussions que la logique systémique en place peut induire sur les pratiques de soins elles-mêmes. Nous les avons rapidement évoquées en première partie. resterait à explorer systématiquement la triple dimension dynamique de tout rapport à la santé : prévention, soin, rétablissement.

Question sociale par excellence, la prévention de la maladie, telle que l’ex-plorent déjà plusieurs initiatives en santé publique, est profondément marquée par les éclatements culturels exilant les pratiques traditionnelles et communau-taires à la marge de la médecine officielle alors même qu’elles conservent souvent leur statut de premier recours pour les individus. Par ailleurs, devant la complexité de son environnement, l’expertise « n’est plus seulement fondée sur la validité de la connaissance et la caution scientifique qu’elle confère à la déci-sion, mais sur la capacité à intégrer les incertitudes et à scénariser un avenir incertain » (Kalaora, 1999 : 4). en prévention, il n’existe qu’une certitude : l’ab-sence de précaution ne peut que laisser advenir le pire (Godard, 1997).

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Les pratiques de soins elles-mêmes, aujourd’hui, sont de plus en plus souvent victimes d’une rupture entre la cure, espace privilégié des technos-ciences, et le care, espace de responsabilité intersubjectif où l’identité de chacun, soignant et soigné, « s’élabore dans le cadre de relations interpersonnelles » (Tronto, 2009). Dans les institutions de santé, sont concomitants la marginali-sation du prendre soin et le développement exponentiel de la demande, alors que l’on mise avant tout sur la performance technique et gestionnaire. on peut penser que c’est là une des causes principales de la souffrance des soignants. Ils sont amenés à vivre cette impasse comme un déficit du sens de leur pratique et une déshumanisation qui se manifeste par des taux alarmants de détresse émotionnelle et d’épuisement professionnel.

Le prendre soin ne serait-il pas encore, plus que jamais, la clé d’une vie saine ? Il concerne en tout autant l’âme que le corps, l’esprit que la matière, comme Platon, déjà, l’avait pressenti, jusqu’à en faire l’élément central de l’édu-cation politique d’Alcibiade (Platon, 2008 ; Foucauld, 2001). Héritiers des Grecs, les premiers chrétiens ont aussi fait du dire vrai (la parrhêsia, ou franchise du discours) une condition d’authenticité des actions humaines. Ce « soin de l’âme », ou « souci de soi » (Foucauld, 2001) indépendamment de toute visée religieuse, est inhérent à la médecine. Il inaugure une quête de salut, non pas dans l’au-delà, mais dans la prise de distance par rapport aux déterminations fonctionnelles qui aliènent le bonheur dans la performance et la consomma-tion. Questionnant les frontières (passages) entre morale et chose publique, raison et sentiment, institution et subjectivité, le care peut ainsi devenir un concept politique remarquablement fécond, poussant à repenser la démocratie elle-même puisque, à moins de se satisfaire de l’exclusion et de l’injustice, celle-ci n’est vraiment possible que dans l’authenticité du rapport à la vulnérabilité de chacun de ses sujets.

enfin, troisième temps dans la dynamique de santé, celui du rétablissement qui, supposant une réinsertion sociale, appelle à la recomposition du rapport au sens dont les données acquises ont été perturbées par la maladie. Quand il se rétablit d’une maladie, le sujet est appelé à redéfinir les paramètres qui avaient auparavant délimité sa vie et ont été perturbés. « L’expérience du rétablissement consiste en la transcendance des symptômes, écrit ainsi Hélène Provencher. […] Par l’activation de processus personnels, interpersonnels et sociopolitiques, la transcendance conduit à des changements dans divers domaines, tels que le renouvellement d’un sens à l’existence, la performance de rôles sociaux signifi-catifs, la promotion du bien-être, l’amélioration de la qualité de vie » (Proven-cher, 2002 : 37). Se dessine alors un véritable espace de survie, c’est-à-dire d’un vivre capable d’assumer, dans l’authenticité, l’expérience des limites à laquelle le sujet a été confronté.