Romantisme,Armand Colin

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IL NOUS FAUT DIRE LA FIN, ET PARLER D'ÂGE ROMANTIQUE Jean-Claude Polet Armand Colin | Romantisme 2006/2 - n° 132 pages 97 à 110 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200921514 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2006-2-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Polet Jean-Claude , « Il nous faut dire la fin, et parler d'Âge romantique » , Romantisme, 2006/2 n° 132, p. 97-110. DOI : 10.3917/rom.132.0097 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.113.7.55 - 28/01/2011 10h56. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.113.7.55 - 28/01/2011 10h56. © Armand Colin

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IL NOUS FAUT DIRE LA FIN, ET PARLER D'ÂGE ROMANTIQUE Jean-Claude Polet Armand Colin | Romantisme 2006/2 - n° 132pages 97 à 110

ISSN 0048-8593ISBN 9782200921514

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2006-2-page-97.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Polet Jean-Claude , « Il nous faut dire la fin, et parler d'Âge romantique » ,

Romantisme, 2006/2 n° 132, p. 97-110. DOI : 10.3917/rom.132.0097

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Il nous faut dire la fin,et parler d’Âge romantique

D’abord, une mise au point générale: cet article entend stimuler laréflexion en proposant des positions qui ne sont, pour beaucoup, quedes défis adressés à l’esprit de synthèse. On ne trouvera donc pas icid’analyses approfondies ni de démonstrations patientes et érudites. Il yfaudrait plus qu’un livre: il y faudra surtout l’assentiment et la conver-gence d’un grand nombre d’historiens de la culture. C’est donc un articleconsciemment risqué, qui répond à une invitation, et qui se fonde surune expérience et un point de vue personnels.

Ensuite, une mise au point particulière, qui explique la présenteréflexion dans ce recueil d’articles: il ne paraît plus guère acceptableaujourd’hui de faire l’histoire de la littérature en suivant, le nez dansl’aujourd’hui d’hier, les événements et les séquences de la vie littéraire etd’en rendre compte en y distinguant, avec la susceptibilité de leursacteurs et de leurs tenants, les différentes écoles, mouvements et courantsqui s’y sont succédé ou combattus: romantisme, réalisme, naturalisme,symbolisme, modernisme, futurisme, unanimisme, surréalisme, existen-tialisme, post-modernisme et tous les

-ismes

intermédiaires, parasitairesou surnuméraires. Nous avons pris suffisamment de recul pour que lemoment de la synthèse et de l’enseigne soit venu; et une rupture histo-rique majeure s’est récemment produite qui autorise à déterminer uneséquence d’époque ad quem, et de proposer une dénomination qui couvrela période esthétique – intellectuelle et artistique – ainsi déterminée.

C’est dans ce cadre que je propose, pour l’histoire de la culture, dontla littérature a encore été – peut-être pour une dernière fois à ce degré –

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la récapitulation la plus explicite, de parler non plus d’époque ou depériode

contemporaine

(comme on le fait encore en Histoire générale)mais d’Âge romantique. Il semble en effet qu’une cohérence périodiquese propose aujourd’hui à l’évidence, qui commence, si l’on veut des repèresd’Histoire générale, en 1789

1

pour s’achever en 1989

2

, deux siècles plustard (à tout le moins, cette précaire exactitude est, providentiellement,mnémotechnique). Et si l’on veut des repères d’histoire intellectuelle etartistique, elle commencerait en 1778 (mort de Voltaire et de Rousseau

3

)pour s’achever en 1989 (mort de Beckett).

Certes, le continuum historique étant sans défaut, on sait que lesdates sont des mesures arbitraires, mais on ne peut s’en passer pour penserl’histoire et le rythme de ses mutations. Il paraîtra inutile de justifier les1778 et 1789, déjà passés dans les manuels et qui structurent valablementles mémoires; il paraîtra – on peut l’espérer – assez évident à nos contem-porains que la chute du Mur de Berlin et l’abolition conséquente desderniers empires ayant survécu à 1789 ou nés de la Révolution sont endroit d’apparaître comme des événements décisifs de rupture historique,de même que, dans l’ordre culturel, la mort de Beckett qui, en conduisantle langage et ses hachures à l’extrême de l’ironie significative – ironie etesthétique du fragment sont des traits primordiaux du Romantismenaissant

4

–, a réduit les formes et leurs mesures de formalisation ausilence, à l’absence.

1. On a beaucoup analysé et raffiné là-dessus, et très utilement, en analysant le conceptmême d’époque et de cohérence des ensembles géographiques, historiques, culturels, etc., endiversifiant les domaines de référence et les ressorts épistémologiques de la périodisation, enassignant des ressorts anthropologiques et herméneutiques, méthodologiques et idéologiquesaux divers domaines de la vie sociale, politique et économique des états et des nations, desrégions et des traditions historiques. Il reste que 1789 est la plaque tournante.

2. La chute du Mur de Berlin, qui signe la fin des répliques du séisme de 1789, marque lafin de la période qui a épuisé le dynamisme de la Révolution française, un épuisement qui, auseuil du troisième millénaire de l’ère chrétienne, au moment où l’Histoire générale engage sonpropos et sa pertinence sur le terrain de la mondialisation et – donc – de la relativisation desdiscours dominants jusqu’ici établis, n’a d’autre fécondité herméneutique que de signifier l’ins-tabilité – et les alarmes – de la civilisation occidentale, une civilisation qui avait été jusque-làle modèle et le moteur de l’Histoire.

3. On sait que c’est lui qui fut l’un des tout premiers à utiliser l’adjectif «romantique»,dans la «Cinquième Promenade» des Rêveries du promeneur solitaire (O.C. I, P., Gallimard,1961. – [P. 1040]; Bibliothèque de la Pléiade; 11) et que ce sont ses œuvres d’à partir de 1760– La Nouvelle Héloïse, Émile, Du contrat social, les Confessions – qui donnèrent son premierbranle au romantisme (sinon innommé, du moins non consacré). On ne saurait assez soulignerque cet adjectif introduit et qualifie l’univers de la nouvelle «situation» que décrit cette«Cinquième Promenade», où, dans un «instant» d’éternité, se révèle un nouvel état de la cons-cience, qui deviendra une des nouvelles évidences de l’absolu: «De quoi jouit-on dans unepareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence,tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu.» (p. 1047)

4. Marc Fumaroli voit «le romantisme comme rhétorique de l’ironie et du sublime» (His-toire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), PUF, 1999, p. 1292).

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Â

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Parce que les savantes querelles terminologiques, souvent synony-miques, n’ont généralement pas de postérité dans la langue, donc dansla possibilité de conditionner durablement l’historiographie, et ne reflètentle plus souvent que des querelles d’école, des contraintes de régime oudes rapports de pouvoir; mais, parce qu’il faut bien choisir, si nousparlons d’Âge plutôt que de période ou d’époque, c’est par analogie avecle Moyen Âge, car il nous semble urgent de remplacer les lapalissadesexpectatives d’Époque ou Période contemporaine et qu’il nous faut surtouttenir compte du fait que le monde qui est advenu par la Révolution fran-çaise dans la postérité de Voltaire et de Rousseau, et qui a fait époque

5

,pourrait bien marquer, en 1989, le temps d’arrêt de cet

Âge

.Pour l’immédiat des sensibilités terminologiques, cependant, dans la

dénomination d’Âge romantique, c’est l’adjectif qui compte le plus.Quid, à ce propos?

Première constatation: l’adjectif vient, cette fois, directement, du mondeintellectuel et artistique et implique la rupture – système métrique révo-lutionnaire ayant obligé – avec l’arithmétique distinction par siècle

6

. Cetadjectif, issu des hauteurs intuitives du génie intellectuel d’époque, estpassé, depuis deux siècles, au firmament des évidences esthétiques. Ilindique, aussi bien dans la conscience érudite que dans la consciencemoyenne, et jusqu’à la banalisation, la constellation polaire de la cons-cience perceptive contemporaine (il n’y a presque plus, dans la récentegénération, et malgré qu’on en ait, de conscience classique

7

).Référence de ressort principalement esthétique et d’ancrage histo-

rien

8

, l’adjectif

romantique

, associé à toute la période qui nous sépare dela Révolution française peut cependant choquer les cadres d’Histoiregénérale qui nous ont habitués, dès l’enfance, 1° à rythmer le longterme selon les relativités chronologiques les plus élémentaires (Antiquité

5. Rappelons que le sens premier du mot «époque» indique une rupture pour un commen-cement et que, finitude oblige, il a désigné aussitôt, implicitement, la fin qui correspond à cedébut.

6. Résistance typique de l’esprit classique aux tendances de la conscience romantique,attitude encore souveraine dans l’Université et donc dans les classes, les manuels et les truis-mes historiographiques; résistance puissamment soutenue par la didactique, au nom des conve-nances et des congruences psycho-pédagogiques des taxinomies ordinales (il faut toujours etencore permettre de compter sur les doigts). Mais que signifierait le cent quarante-huitièmesiècle?

7. L’abandon du socle gréco-latin dans l’enseignement secondaire en est un indice très net.L’abandon, dans l’enseignement primaire et secondaire, des références littéraires françaisesantérieures au

XIX

e

, voire au

XX

e

siècle en est le signe le plus universel.

8. Historien, c’est-à-dire tout à la fois historique (daté et faisant date) et historiographique(d’extension durable dans la conscience historique des générations qui se sont succédé depuisl’émergence de son sens – et, à ce titre, reconnu, repris, établi dans les références, notammentsavantes, de la mémoire commune).

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Rejet et renaissance du romantisme à la fin du

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siècle, 2006-2

Vieux

–, Moyen Âge –

Entre vieux et maintenant

(pour

aujourd’hui

, cequi complique les choses, c’est un

maintenant d’alors

) –, Temps Modernes– Maintenant (pour aujourd’hui, c’est un maintenant passé) –, et Époquecontemporaine – Pas le Maintenant d’hier, mais celui d’aujourd’hui), 2° àcompter le temps historique comme on compte le temps calendaire etles anniversaires, par an, mois et jours, 3° à penser l’Histoire selon laconscience vive, une conscience qui se donne elle-même comme principed’évidence suffisante et qui, assise sur son train, mesure les différencesirréductibles, les spécificités anecdotiques, l’universalité potentielle et lapertinence actuelle des réalités du passé. Seul ce dernier cadre (la cons-cience vive) de l’Histoire générale est problématique, proprement hermé-neutique, qui regarde, puis fait voir, par et dans la perception réactived’aujourd’hui, la réalité d’hier telle qu’elle fut pour elle-même et tellequ’elle reste dès lors, pour la conscience actuelle, une énigme à décou-vrir, une altérité définitivement étrangère, autant qu’une charge à assu-mer, une obligation d’agir en responsabilité et en connaissance de cause,pour la rupture ou la continuité.

Pour accepter cette innovation (parler d’Âge romantique) que nousproposons, il s’agit d’accepter que l’histoire de la culture

9

est, de tous lesregistres de l’Histoire, celui qui en configure le plus explicitement et leplus durablement le sens, la culture se déroulant dans un cadre 1° oùs’élabore la libre correspondance (impliquée par la gratuité et l’idéalitédes idées et des arts) entre le mouvement des subjectivités exprimées etle style des formes produites, et 2° où les transformations qui sont opé-rées et signifiées se font, non dans la violence physique, mais, par leslabeurs et les dialogues des langages, en défiance et au défi des souverai-netés de la puissance, à l’appel, entendu et respecté, du libre génie créa-teur. Romantique, cette conception?

10

peut-être, mais cela mêmeindiquerait que le firmament du concevable est, aujourd’hui encore,sous le régime des évidences instauré au début de la période qui porte

ce

qualificatif.Ainsi, choisir le qualificatif qui, le premier, a entendu signifier la

mutation esthétique de l’époque qui commençait, dont on savait qu’ellecommençait, et dont on entendait qu’elle commence, pour qualifierl’ensemble de l’Âge inauguré et, en attendant qu’il donne les signes deson achèvement, pour désigner la cohérence périodique qu’il sembleavoir accomplie, paraîtra à nos yeux légitime, dès lors qu’on met ainsiles choses au point.

9. Nous sommes ici dans une logique qui, toute romantique, appartenait déjà à G. Vico(1668-1744) qui, bien qu’isolé et ignoré en son temps, fut une des lumières qui, rétrospective-ment, nous paraissent avoir signifié l’aube herméneutique de l’

Âge romantique

.

10. La célébration du «génie» atteint son sommet en Europe dès 1750-1770. Voir PeterFrance, «Lumières, politesse et énergie (1750-1776)», dans Marc Fumaroli,

Histoire de la rhé-torique dans l’Europe moderne (1450-1950)

, PUF, 1999, p. 981.

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Cela dit, il ne s’agit nullement de qualifier globalement la période1789-1989 de

Romantisme

et de nier que le

Romantisme

proprement etstrictement dit soit une période, de une, deux ou trois générations(d’ailleurs en décalage de pays en pays), que c’est un mouvement, uncourant, une école, une esthétique, une poétique, une idéologie, etc.

11

,qui a connu un programme, une structure, un consensus de définition

tunc

, dans la conscience de son temps, aussi bien que

nunc

, dans laconscience historiographique. Quant à savoir si le

Romantisme

a une fin,il nous semble qu’il faut répondre par l’affirmative, même si on le divise,comme le fit naguère Claude Pichois pour le

Romantisme

français (

Litté-rature française

, Paris, Arthaud, 16 volumes), en trois phases et si on lefait aller, à bon droit, jusqu’en 1896. Mais ce serait sans doute heurterla réalité de la vie intellectuelle, artistique et littéraire, l’histoire littéraire,de l’art et des idées, et l’histoire générale de la culture que de vouloirpousser un -isme jusqu’à la désignation d’une période historique delongue durée, a fortiori un Âge. Lorsque le spécialiste de Baudelaire, deNerval, de Colette, de Philarète Chasles, et le comparatiste averti quel’on sait (songeons seulement à son étude sur Jean-Paul en France),lorsque le regretté Claude Pichois décida de diviser le

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siècle françaisen

Romantisme

I (1820-1843), II (1843-1869) et III (1869-1896) – cedernier volume paru en 1968 ! –

12

, il mena aussi loin que possible uneintuition, dont nous avons largement bénéficié, mais dont il nous semblequ’il faut disjoindre la double inspiration. Deux idées, en effet, onthabité cette intuition: la première, c’est que le

Romantisme

recèle l’ins-piration décisive, voire définitive de l’esthétique du

XIX

e

siècle; la seconde,c’est que l’eau même et le flux de la source

romantique

traversent lesphases proprement dites du

Romantisme

et se prolongent ou se diffusentau-delà, à travers les appellations nouvelles que les consciences esthétiquessuccessives ont choisies pour marquer leur

originalité

13

. Une fois aperçueet acceptée, cette disjonction permet de satisfaire aux nécessités analytiquesde l’histoire intellectuelle, littéraire et artistique, soucieuse de décrire lemouvant en insistant sur la

différence

, et de situer ces

différences

dans la

11. Ce qui est vrai des qualifications et des déterminations d’une époque ou d’une périodeen général l’est aussi en particulier pour chaque mouvement cohérent et constitué qui lacompose: c’est ainsi que son unité est confortée aussi bien que qualifiée par les divers aspectsqu’on y découvre et les divers points de vue sous lesquels on peut les aborder: géographiques,historiques, culturels, etc. C’est par le filtre de ces divers aspects que Claude Pichois, parexemple, a donné à voir l’Histoire de la littérature française.

12. Pour l’édition de poche Arthaud (1985), puis Garnier-Flammarion, il s’associera avecMax Milner. Les deux auteurs, dans leur Introduction (Arthaud, t. 7, p. 7-17), concluent eneffet: «Ce livre veut montrer que le romantisme n’est pas avant tout un “mouvement littéraire”,qu’il est d’abord une conception du monde et de l’existence, d’un monde que structure l’analogie,d’une existence par laquelle l’homme est restauré dans sa dignité de reflet de Dieu ou de l’âmedu monde.» (p. 16)

13. Max Milner et Claude Pichois achèvent leur Introduction par cette phrase: «L’èreromantique est-elle close? On en peut douter.» (p. 17)

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Rejet et renaissance du romantisme à la fin du

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mouvance même des rythmes où, se produisant, elles attestent la cohé-rence unifiante de leur commun ressort et de leurs références générales.Cette disjonction conserve ainsi toute sa pertinence à l’acception res-treinte du Romantisme et, ouvrant à la consistance d’un Âge homogènel’acception large du qualificatif romantique, permet à ce même qualificatifde nommer la totalité de cet Âge.

Comme l’histoire intellectuelle et artistique est, pour son rapport ausens, tributaire et actrice de l’histoire de l’instrumentation des langagesqui en médiatise la signification; comme, de tous les langages, c’est lelangage verbal, ses langues et ses littératures, qui en est l’expression laplus explicite; comme la rhétorique et la poétique sont les modes deréférence les plus fondamentaux de l’expression verbale

14

, nous allons àprésent, brièvement, en indiquant seulement certains traits des attenteset des requêtes de l’esprit d’époque à l’égard des modalités d’expressiondu sens par le langage verbal, tenter de montrer combien, au cours decet

Âge

, s’impose, par étapes mais continûment, un nouveau ciel d’évi-dences, de références, de cohérences et de connivences – une nouvelleesthétique, témoin d’une nouvelle

conscience vive

d’époque, dont lamotilité

15

s’est accomplie dans la déconstruction progressive et conqué-rante des cadres établis par la tradition classique, à savoir la décons-truction de la réflexion à partir de (et l’abolition d’un commentairedéductif sur –) la réfraction et la réflection, de l’une à l’autre, de lalangue et de la pensée (le «signifiant» et le «signifié» du logos).

14. Nous renvoyons ici principalement à l’

Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne(1450-1950)

publiée sous la direction de Marc Fumaroli (PUF, 1999). D’autres études confortent,nous semble-t-il, le cadre de la présente réflexion, comme

Le Discours littéraire. Paratopie etscène d’énonciation

(Armand Colin, 2004), un livre de Dominique Maingueneau qui prendappui sur la mutation d’époque en cours depuis 1989 et entend élaborer un nouvel outillage«pour aborder d’autres régimes de la littérature que celui qui prévaut depuis deux siècles, etdont la pérennité n’est d’ailleurs pas assurée» (p. 6).

15. Cette motilité est sensiblement active dans le mouvement où s’opère la rupture, l’auto-nomisation, puis la progressive indépendance de l’esprit scientifique (l’analytique, finalementmathématique, contre la rhétorique, la dialectique et même la logique, finalement condamnéesà se diviser contre elles-mêmes en réductions analytiques quasi-scientifiques et productionscensément référentielles mais aléatoirement langagières). Ce mouvement, latent dès l’origine,s’est manifesté dans divers moments de crises tout au long de l’histoire européenne, rythmantou accentuant ce qu’il est convenu, dans les conceptions politiquement dominantes de l’histoire,de considérerer comme autant d’étapes du «progrès de la Raison». Ainsi, au seuil de l’Âgeromantique, appuyé sur Galilée, Bacon, Descartes, D’Alembert ou Condorcet, on en est venu àassimiler la dialectique à la rhétorique, disqualifiant l’une et l’autre face au raisonnement pro-prement scientifique. La dialectique et la rhétorique «servent à expliquer à autrui les chosesqu’on sait» (Descartes, Discours de la méthode, AT VI, 17, cité par Fernand Hallyn,«Dialectique et rhétorique devant la “nouvelle science” du

XVII

e

siècle», dans Fumaroli,

op.cit

., p. 614). On ruine ainsi l’une et l’autre en les assimilant toutes deux à un art de parler etnon de penser. «La révolution scientifique […] voudra diminuer le prestige de la logique etfaire passer la dialectique, en tant que science formelle du raisonnement, pour une partie de larhétorique, un art de parler et non de penser.» (

idem

,

ibid.

, p. 603) Seule l’analytique aristotéli-cienne est préservée, mais seulement dès lors qu’elle se règle sur les mathématiques. C’est ceque montrent, tout au long des cinq derniers siècles, d’autres chapitres de l’

Histoire de larhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950)

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Il nous faut dire la fin, et parler d’Âge romantique 103

Romantisme no 132

Une des caractéristiques de la rhétorique et de la poétique duRomantisme déjà et, de plus en plus, de l’esthétique de l’Âge romantique,c’est d’avoir conduit à sa limite, d’étape en étape et dans la logiqueabyssale de son aporie constitutionnelle, le paradoxe qui conjoint l’irré-ductible spécificité existentielle et esthétique (d’expression autant que deperception) du langage «littéraire» pour tous, tel qu’il fut établi par latradition classique 16 (dont l’armature est anthropologique, rhétorique etpoétique), et l’universalité potentielle du langage verbal pour chacun 17

(dont l’armature est à la mesure, inscrutable, indécidable, de l’intelligi-bilité de l’être). C’est ce qu’ont fait, plus ou moins consciemment,depuis le Sturm und Drang jusqu’au post-modernisme, chacune à safaçon, – d’originalité en originalité 18, de manifeste en manifeste, de «scan-dale» en «scandale», d’avant-garde en avant-garde –, les générations suc-cessives de l’Âge, afin de faire face (sans espérer, ni vouloir, leur fairepièce), aux immenses progrès des sciences et à leurs extensions technolo-giques et industrielles triomphantes, universellement pertinentes pourtous et pour chacun 19. Car ces extensions ont réduit comme peau dechagrin les spécificités et l’éminence du langage «littéraire» 20, au profit

16. C’est-à-dire la belle façon de savoir bien dire le vrai tel qu’on le pense exactementdans l’assentiment de la conscience commune.

17. Ce qui habite ma conscience n’a de consistance et de pertinence que dans l’expressionspécifique qu’elle se donne pour se dire à tous, à charge pour chacun d’opérer la reprise quiconduit à adhérer à cette expression et fait ainsi émerger en tous le lieu d’un sujet créateurparticipable.

18. Non pas pour exprimer l’exprimable à nouveaux frais, mais pour «inexprimerl’exprimable» (Roland Barthes) par une infinie variation exploratoire, et finalement différante(Derrida), inéluctablement intertextuelle, du dispositif langagier établi dans la ou les langues deréférence. En effet, l’esthétique de l’Âge romantique «exige une inspiration toujours originale,dont le comble se touve atteint dans l’écriture automatique des surréalistes» ou qui consiste à«prendre le contre-pied des œuvres défuntes» (Jean Paulhan, cité par Antoine Compagnon,«La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle», dans Fumaroli, op. cit., p. 1266). Cette origi-nalité n’étant que l’équation mobile et proprement variationniste d’une écriture-lecture/production-réception, il s’ensuit naturellement ceci, seule manière de «sauver» le Sujet,comme par compensation: «tout ce que la rhétorique expressionniste du XXe siècle prétend,c’est que nous sommes tous des génies. […] D’autres sources se sont mêlées pour donnerl’expressionnisme du XXe siècle, comme les idées postfreudiennes sur l’éducation, assurant quechaque individu a des possibilités uniques de création, et que l’école doit encourager le déve-loppement libre de ces possibilités. La synthèse du romantisme patricien, de l’expressionnismeesthétique et du freudisme banalisé a abouti aux cours de creative writing dans de nombreusesécoles, permettant la libre créativité dans le cadre du cours de composition» (Antoine Compa-gnon, «Déclin et renouveau de la rhétorique américaine», dans Fumaroli, op. cit., p. 1257). Onpourrait y ajouter la multiplication actuelle des «Ateliers d’écriture», l’appel à l’universellerécolte des journaux intimes, l’exhibitionnisme des intimités médiatisées et toutes les attentionsà l’«écriture de soi». Ce que vise toute rhétorique, et ce que visait absolument la rhétoriqueclassique, à savoir l’assentiment de tous à une formulation communément idéale, de tensionmonologique, se transforme ici en une dissémination individualiste où, à l’inverse de la sphèred’Alain de Lille et de Pascal, c’est le centre qui est nulle part et la circonférence partout.

19. Dire exactement, pour tout un chacun, le savoir vrai de l’être, transformer ainsi laconscience à la mesure des vérités de l’être, travailler la conscience et l’être au profit de tous etde chacun, sans préjuger de rien, en défiance du savoir dire établi.

20. «L’idée même qu’il existerait une aire spécifique et bien délimitée de la productionverbale qui s’appellerait “littérature” est caractéristique de la conjoncture qui a émergé au début

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des langages qui font avancer l’humanité, le langage technoscientifique 21

et le langage de la communication. Ce dernier, surtout depuis l’«inventiondes sciences humaines» (dont la «rhétorique» est censément scientifiqueen raison de son «univocité conceptuelle», d’une épistémologie fondéesur la spécialité de ses objets et de ses méthodes, et en raison de sa«technicité» lexicale – son jargon), tend à occuper, comme médiumdesdites sciences humaines et de tout ce qui en relève, la totalité duterritoire de la parole, réduisant la rhétorique et la poétique «littéraires»au rang d’«exceptions culturelles», coincées entre la gratuité virtuose dupur ornatus 22 et celle du pur loisir de fiction 23.

Il a fallu à chacune de ces générations imposer, sur le mode d’uneinnovation de plus en plus radicale – entropie ayant obligé –, l’origina-lité de leur esthétique du dire par soi et pour le Soi de tous l’en soi dumonde, et cela, pour et contre le dire tout simplement et tout exactementvrai de tout par l’abstraction et les techniques, qui est le dire de la science.Il leur a fallu, en effet, démontrer que la «littérature» couvrait encore,comme par le passé et pour toujours, le bien savoir dire le vrai autantque le beau savoir dire vrai y compris par le faux et au-delà de ses appa-rences. Claire et distincte aussi bien que biaisée par les ressources aporis-tiques de son optique, la réalité, symbolique et conventionnelle, dulangage verbal, soulignée dans son porte-à-faux par les détours de larhétorique et de la poétique «littéraire», était impérieusement condam-née à réaffirmer, de moment en moment, qu’elle touchait, comme ellel’avait toujours touchée et continuerait à le faire, l’intégralité del’humainement expérimentable et à affronter ainsi «victorieusement»l’évidence nouvelle que le siècle des philosophes, déjà, avait attestée, àsavoir que tout l’essentiel de la vérité à connaître et à dire serait désor-

21. Si «La nature parle le langage des mathématiques» (Galilée) est devenu l’enseigne dessavoirs scientifiques, c’est l’assurance du progrès matériel que les technologies puis les tech-nosciences ont promis ou promettent qui a fait d’elles le lieu de l’évidence et de l’adhésion desesprits au cours de l’Âge romantique. Or les technologies et les technosciences (sciences sansconscience) se situent au-delà, ou en-deçà, et du langage de raison proprement scientifique etd’un langage verbal fondé sur la congruence de l’expérience existentielle du sens et des struc-tures de l’esprit.

22. Cet ornatus demeure tributaire de sa «réception». Ce n’est en effet plus désormais lecréateur qui est individu d’élite exprimant le sens, mais le lecteur, qui coopère avec lui et qui,dans la même solitude respective, devient co-auteur. Rien, cependant, ne vient corriger l’indivi-dualité du sujet, rien ne vient lui conférer ou lui donner des dimensions d’universalité partagée,«objective», c’est-à-dire fondée sur le vraisemblable et la convergence des opinions obtenuespar voie d’assentiment au vraisemblable réfléchi (ce que font dialectique et rhétorique).

23. «Le littéraire, jadis ouvert au théâtre du monde et désormais captif de la boucle criti-que, ne peut plus parler que de l’art de parler, ne peut plus écrire que sur l’art d’écrire.»(Françoise Douay-Soublin, «La rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques etses institutions: restauration, renaissance, remise en cause», dans Fumaroli, op. cit., p. 1199)

du XIXe siècle et dans laquelle nous sommes encore largement pris aujourd’hui.» (DominiqueMaingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin, 2004,p. 192)

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mais du ressort de la rationalité et des langages d’abstraction qui lamanifestent dans sa pure nudité. L’urgence et la fébrilité des tenants del’esthétique «littéraire» fut d’en revenir – c’est le tremplin de toutes lesbattues initiales du Romantisme – à une métaphysique de l’imaginationcréatrice et d’y situer tout à la fois, paradoxalement, follement même, etl’origine de la rationalité, et le lieu spécifique de tout principe esthé-tique autant que de la subjectivité authentique 24. Les chefs-d’œuvreannoncés, célébrés, consacrés, des «grands créateurs» – hypostasiationsde l’individu absolu et souverain –, par leur irrésistible efficacité à cons-tituer, au-delà de leur univers autarcique et par lui, la conscience collec-tive, singulièrement la nationale, et par leur non moindre capacité àsusciter – idéal du beau savoir dire obligeant – l’évidence d’une cons-cience universelle, furent ainsi conviés par les plus hautes autorités del’institution politique et littéraire à figurer de leur vivant dans lesmanuels d’histoire littéraire et nationale, et à montrer la continuitétranscendentale de l’imagination, de la rationalité et de la subjectivité,continuité existentiellement nécessaire au maintien de l’identité, du senset des valeurs de chacun, de chaque nation et de l’humanité tout entière.Face à la science, la littérature se sauvait ainsi, et l’humanisme avec elle,par le sacré 25.

Ce sacré-là (se-acer : «un acre en dehors») n’allait pas longtemps faireillusion. Sous couvert de séparer l’«art littéraire» pour le situer, auterme d’une procession ascendante, au même amble que les vieux âneschargés de reliques, dans un fanum solennel, on le fit aspirer au temple

24. «C’est surtout à partir du XIXe siècle que l’écrivain les [les rites génétiques] a donnésen spectacle ou que la société s’est prise à rêver sur eux […]. Cette exhibition comme cettecuriosité sont précisément liées à une esthétique romantique qui a valorisé la genèse et vouluretrouver l’“energeia” de la production dans le produit achevé. Cela va de la publication des“brouillons” par l’auteur lui-même (voir La Fabrique du pré de F. Ponge) jusqu’à la confusionentre l’œuvre et l’histoire des conditions de sa propre genèse (À la recherche du temps perdu).Avant le XIXe siècle, les œuvres évoquaient peu les rites génétiques qui les avaient renduespossibles; ce faisant, les auteurs présupposaient une définition de la littérature fort différente decelle qui a prévalu ensuite.» (D. Maingueneau, op. cit., p. 123)

25. Petit côté de la lorgnette: la littérature, à l’Âge romantique, a créé nombre de cénacles,de chapelles, d’apôtres, de disciples, de fidèles, de dévots, de congrégations, de temples et dechaires «littéraires»… Plus sérieusement, il faut voir combien «les structures anthropologiquesde l’imaginaire» (c’est le titre de l’ouvrage-phare de Gilbert Durand) firent leur jonction avecles études d’histoire des religions. Car c’est de l’«imaginaire» que relèveraient bientôt tous lesarts (formes, contenus, herméneutiques), aussi bien que le «sentiment religieux», aux yeux deceux qui, au nom du mystère, du mythe, du symbole, du génie et de l’intériorité subjective,entendraient s’opposer aux prétentions explicatives des systèmes rationalistes du formalisme etdu structuralisme (bien plus encore qu’aux programmes de pensée et de vie déduits de l’univer-salité objective des révélations dogmatiques). C’est cependant – centrisme idéologique et her-méneutique – à une version moins religieuse de cet imaginaire sacré qu’aboutit, au mitan del’Âge romantique, «la découverte progressive des secrets structurés de l’inconscient humain»et la correspondante «accession aux couches les plus profondes d’un langage apte à remettreperpétuellement en question “le lieu et la formule” qu’il appréhende» (Michel Décaudin etDaniel Leuwers, De Zola à Apollinaire [1869-1920], nouvelle édition révisée, 1996, P., GFFlammarion, p. 8).

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désaffecté du Panthéon et, sur la longue voie sacrée qui y conduit, onlui ménagea des reposoirs dans les petites maisons de la fiction 26. De1869 à 1920, «de l’impressionnisme naissant au cubisme triomphant»,on assista à «une profonde mutation, politique, économique, sociale,littéraire, artistique, dans un monde lui-même en mouvement» 27. Puisle surréalisme, «le mouvement le plus dynamique du siècle» 28 entendit,en écho aux sciences et aux techniques, «changer la vie, transformer lemonde» 29. De 1936 à 1952, c’est alors le constat de «l’effondrement dela civilisation occidentale» 30, du moins de ses cadres dominants et cen-sément établis. La tension, foncièrement suicidaire, de l’existentialismesartrien, dont tous les lendemains déchanteront, tenta d’expliquer lescauses de cet effondrement en en précipitant les conséquences. De 1952à 1968, l’invasion technologique déstabilise la culture tout entière et,peu à peu, désarticule et dissémine les cohérences de la durée vécue: lesarts et la littérature, mais surtout l’autorité et la critique éclatent. Cen’est pas qu’il n’y ait quelques relances de la roulette, comme ce fut lecas avec Tel quel qui, selon Germaine Brée, «comme le surréalisme […]se propose aussi de transformer la relation de l’homme avec sa conditionhumaine en transformant son langage» (Littérature française, Le XXe siècleII, 1920-1970, P. Arthaud, 1978, p. 205). Avec et après 1968, esthé-tique, poétique, rhétorique veulent en revenir au fait et aux affaires.Mais les impassibles croupiers qui dirigent désormais la roue du tempset la consommation des siècles veillent. Le sens par le langage verbalartistement exercé sera reconduit, débraillé et roué de coups, sur la voiede ses originelles légitimités romantiques, dans la fidélité au culte solip-siste d’une ipséité de participation seulement ironique, ou parodique. Laliberté, cependant, cherchera à s’en sortir. Résignée au rire jaune dufragment, condamnée aux pirouettes dignement exécutées, prostituéedans l’indiscrète logorrhée ou cherchant une nouvelle imago mundi, quiréfléchisse la conscience contemporaine dans la sagesse, la littérature,entrée désormais dans l’économie des médias, navigue entre le Charybdedu «vécu» des psychologues, des politologues et des sociologues, et leScylla de l’imaginaire «infini» de la référence, mise en abyme et au défid’elle-même, confinant au Possible autant qu’au Vide.

26. «C’est donc moins la montée de l’histoire que le repli de la Littérature sur la fiction,qui rend l’histoire littéraire des années 1890 si peu compatible avec la pensée rhétorique.»(Françoise Douay-Soublin, dans Fumaroli, op. cit., p. 1160).

27. Michel Décaudin et Daniel Leuwers, De Zola à Apollinaire (1869-1920), nouvelleédition révisée, 1996, P., GF Flammarion, p. 7.

28. Germaine Brée et Édouard Morot-Sir, Littérature française 9. Du surréalisme àl’empire de la critique, P., Arthaud, 1984, p. 7.

29. Idem, ibid., p. 8.

30. Ibid.

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L’AVENIR DE LA LITTÉRATURE?

La question se pose, qui fait époque, car c’est la fin de l’Âge roman-tique, où l’«autotélisme» 31 de l’œuvre, de régressions à l’origine enretraitements des données, en est arrivé à l’épuisement. Ont en effet,bien au-delà du soupçon, été remis en cause, derniers bastions de la cita-delle romantique, le caractère référentiel et même métonymique dunom de l’auteur à l’égard de l’œuvre, et la fonction censément spécifi-que, voire absolue, du langage «littéraire» – de la rhétorique subjective– pour dire adéquatement l’essence d’un sens qui échapperait à la ratio-nalité formulaire. Et ce n’est pas la critique littéraire, épuisée elle aussi 32,qui a éveillé l’évidence de cet épuisement, mais bien, en creux, l’ingé-rence et l’indécence nouvelles des médias dans l’institution littéraire 33 et,en plein, certaines recherches en pragmatique et les nouvelles évidencessous-jacentes à l’analyse des discours 34. À la fin de l’Âge romantique,donc, il reste à repartir, à nouveaux frais, de l’énonciation première,c’est-à-dire de l’usage immédiatement efficace d’une parole qui se saittout à la fois indéfiniment diversifiée dans ses discours et une dans sonmode de référence au langage, au-delà certes, mais non indépendammentde la diversité des langues. L’exercice du langage verbal se doit désor-mais d’être patiemment examiné, réévalué et défini dans la diversité deses modes par ceux qui analysent les discours afin que soit situé aussiexactement que possible, dans la diversité du concert des dires, en rai-son notamment de l’extrême developpement des langages scientifiqueset d’abstraction, le champ 35 de pertinence de la rhétorique et, par consé-quent, de la littérature, à laquelle appartient non seulement l’univers dela fiction, mais tout l’univers du bien savoir dire le vrai dans la mesuredes certitudes acquises, de forme comme de contenu. Rhétorique et lit-térature touchent ainsi tout domaine où le dire a lieu ou s’impose, ycompris celui de l’enseignement des sciences et des régimes de l’abstrac-

31. Où l’œuvre désigne soit l’intentio auctoris, soit ses conditionnements originels commeréférence herméneutique de son sens, à moins qu’elle n’atteste la clôture de l’œuvre sur soipar, voire pour la mise en scène de son appareil, comme, dans ce dernier cas Paludes (1895),au milieu de la marée de l’Âge romantique, et Trois jours chez ma mère (2005) de FrançoisWeyergans, au moment où la vague romantique achève sa rétraction.

32. Surtout depuis qu’elle prit le train des Lettres pour le doubler.

33. Qui tend à réduire la critique aux logiques du marketing.

34. C’est ce qu’évoque Dominique Maingueneau lorsqu’il écrit: «Ce type de réflexion surles relations entre constituances littéraire et philosophique devrait être étendu à d’autres dis-cours constituants: religieux et scientifique en particulier, dont les lignes de partage apparais-sent d’une extrême complexité mais gagnent à être traitées dans le cadre d’une réflexion sur lesrégimes de constituance qui fasse la part des zones de recouvrement et d’irréductibilité.» (op.cit., p. 52)

35. Il ne s’agit plus de considérer, sociologiquement, le champ de la pratique littérairecomme une zone ou une modalité du champ des pratiques sociales. Il s’agit de repenser laplace du langage verbal dans la pratique du sens, du savoir et du dire et, proprement, derefonder la rhétorique.

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tion 36. Le nouvel âge de l’esthétique, de la poétique, de la rhétoriquedoit repartir d’un usage modeste du langage, où chacun puisse retrouver,raisonnablement, l’expérience de soi et de tous. Dans ce cadre, il resteratoujours une place spéciale à la fiction, en tant qu’elle reflète l’expres-sion communément partageable d’une expérience existentielle représentéepar des moyens communément partagés, dans l’assentiment des évidences,des références, des cohérences et des connivences, au titre des nécessitésde la conscience commune, individuellement pertinente, collectivementexaltante, universellement idéale. Il n’y a en effet de littérature possibleà refonder qu’à partir d’une restauration des conditions premières de laparole, par une restauration de la convivialité des langages au sein deslangues naturelles et par une restauration de la rhétorique comme lieucommun de cet exercice 37.

À l’heure de la mondialisation et de la babélisation, en ce moment oùla confusion et la décomposition ont pénétré les langues et ont conduitle dire «littéraire» dans une impasse tragique, alors que l’on assiste à«une reconfiguration générale du savoir, pas seulement une rectificationlocale de frontières au sein des facultés de lettres» 38, il faut se rendre àl’évidence que la transition, après l’Âge romantique, est de la mêmenature que celle qu’a connue la fin du Moyen Âge.

La situation d’après 1989 appelle, comme ce fut le cas au XVe siècle,une remise en forme et une réévaluation de la fonction et de la placedans l’éducation et la société des langues naturelles, de leur mesured’intelligence pratique et de leur intelligibilité théorique, dont la rhéto-rique (ou l’«analyse des discours» 39) est la clé. La mutation d’époque,vécue après 1989 et autour de cette date, ressemble en effet à ce quis’est produit au XVe siècle: «Au cours des polémiques du XVe siècles’affirme de plus en plus clairement la finalité de l’appel humaniste àl’éloquence et à la rhétorique. Cet appel implique déjà la recherche d’un“système” des arts et de son rapport avec un modèle linguistique quisoit le plus proche possible de l’“usage” et dépourvu de formalismesexcessifs.» 40 En fait, ce qui est recherché aujourd’hui, c’est ce langage-là,

36. C’est pourquoi, envers et contre tout, le Patrimoine littéraire européen a recueilli dansson anthologie des textes de toutes les «disciplines» du savoir et de l’expérience, depuis laphilosophie, le droit et la médecine, jusqu’à la chimie, la physique et les mathématiques.

37. Chaignet et Deltour (voir Antoine Compagnon, dans Fumaroli, op. cit., p. 1229) quiparaissaient les lanternes rouges de la tradition rhétorique «classique» pourraient bien être lestémoins, et les annonciateurs d’un retour du langage vers sa nature première, qui est de partagerla condition humaine de la parole.

38. D. Maingueneau, op. cit., p. 248.

39. Si tant est qu’elle ne se veuille pas nouvelle manière de sémiotique, dans la mesure oùcelle-ci se révéla strictement dépendante, dans ses fondements autant que dans ses références utli-mes, de l’abstraction de logique formelle et, ainsi, en revint à la mathématisation du savoir du sens.

40. Cesare Vasoli, «L’humanisme rhétorique en Italie au XVe siècle», dans Fumaroli, op.cit., p. 57.

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mais avec des mots qui renvoient, à chaque fois qu’ils touchent desdéveloppements spécialisés et de ressort scientifique, à des mots-clésouvrant et appelant des articles d’encyclopédie établis dans l’équilibred’une sémantique exacte et d’une communicabilité judicieuse. Ce quiest ainsi recherché aujourd’hui, ce sont des mots dont la sémantique etles usages doivent être forgés 41 à nouveau à partir de tout ce que lessciences et les techniques et tout ce que le savoir encyclopédique quileur est sous-jacent a révolutionné dans la connaissance et la consciencedu réel 42. Exactement comme l’ont fait les premiers humanistes 43, puisles dictionnaires du XVIe siècle, établissant les nomenclatures et les usa-ges lexicaux des nouveaux mots des langues modernes, cherchant àmaîtriser l’univers des références d’un univers ayant subi une mutationd’époque. La volonté de créer l’harmonie, l’homologie entre l’ordodocendi et l’ordo dicendi fut évidemment fondamentale en ce tempscomme elle l’est au nôtre, mais au nôtre il faut aussi une correspon-dance exacte avec l’ordo sciendi, dès lors que, par les technologies, cetordre touche directement et doit toucher infailliblement les realia.Lorenzo Valla, plus que tout autre, eut cette ambition et devrait êtrerevisité plus que jamais aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si la récenteémergence de l’«analyse des discours» et la refondation des théories del’énonciation refont et refondent ce que fit Valla, qui parvint «à définirl’enunciatio comme la structure élémentaire du discours et à éclairer safonction dans une perspective à la fois grammaticale et rhétorique»(C. Vasoli, op. cit., p. 70). La question de l’heure est de savoir si leslangues naturelles sont capables de dire tout cela, alors que les langagesde spécialité en viennent à concerner la vie même des hommes, dansleur totalité parfois, et qu’il y a donc risque de distorsions entrel’«usage» des réalités et l’«usage» de la langue, distorsions qui se tra-duisent souvent par l’abandon de la langue ordinaire, inadéquate àl’expérience du réel, et par un décollement analogue de la langue«littéraire» dès lors que la rhétorique établie ne répond plus aux attentesdes lettrés.

Appel est donc fait à une pratique de la langue, propédeutique à unelangue commune reprenant l’expérience du tout expérimentable et

41. En assimilant, puis en filtrant, comme l’a fait la langue de la Renaissance, tout ce qu’ilfaut des jargons spécialisés et des nécessaires néologismes.

42. «L’examen des programmes et des curricula des écoles humanistes montre que […]même quand il s’est agi de former des savants, ces derniers devront s’exprimer dans un langagepur et choisi, en un équilibre parfait entre la doctrine et la forme du discours.» (C. Vasoli, op.cit., p. 58)

43. «Les maîtres humanistes associèrent leur intérêt pour la rhétorique classique à l’idéed’une réforme générale de l’enseignement et à la recherche d’une via docendi, qui soit capablenon seulement de renouveler le langage, mais aussi d’opérer une mutation profonde dansl’ordre du savoir.» (C. Vasoli, ibid., p. 59-60)

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110 Jean-Claude Polet

Rejet et renaissance du romantisme à la fin du XIXe siècle, 2006-2

exprimable de l’homme tel que la connaissance et la conscience du XXIe

siècle l’auront reformée.On recherche des savants et des artistes du verbe conscients de ces

enjeux.

(Université catholique de Louvain-la-Neuve)

09-Rom 132-Polet Page 110 Vendredi, 18. août 2006 9:17 09

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