Reproduction Du Capital_Nagels

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CENTRE D'HISTOIRE ECONOMIQUE ET SOCIALE Jacques NAGELS Aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique Genèse, contenu et prolongements de la notion de REPRODUCTION DU CAPITAL selon KARL MARX Boisguillebert, Quesnay, Leontiev UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES INSTITUT DE SOCIOLOGIE (Fondé par Ernest Solvay)

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CENTRE D'HISTOIRE ECONOMIQUE ET SOCIALE

Jacques NAGELSAspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique

Genèse, contenu et prolongements de la notion de

REPRODUCTION DU CAPITAL

selon

KARL MARX

Boisguillebert, Quesnay, Leontiev

UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLESINSTITUT DE SOCIOLOGIE(Fondé par Ernest Solvay)

INTRODUCTION

1.1. Perspective d'ensemble

Nous tentons dans cet ouvrage de dégager une filiation dans la penséeéconomique à partir de l'oeuvre de Boisguillebert jusqu'aux balances intersec-torielles soviétiques en passant par F. Quesnay et K. Marx. Cette filiation con-cerne un seul thème : la reproduction du capital. Pour aborder ce thème, uncertain nombre de conditions préalables doivent étre réunies, à savoir :

— une approche macro-économique ;— une perception des relations intersectorielles ;— une compréhension de la cohérence du corps économique ;— une vue générale du circuit économique.L'essentiel de ce travail est formé par l'étude des schémas de la reproduc-

tion élargie de K. Marx. Nous analysons dans les écrits de Boisguillebert etde Quesnay ce qui annonce ces schémas et nous étudions dans les balancesintersectorielles ce qui en est déduit. Ces schémas constituent donc bien l'axecentral autour duquel les autres chapitres s'articulent.

Nous n'analysons en fait que quelques moments de l'évolution du systèmede concepts dont est composée la reproduction du capital. Même s'il existeassurément d'autres économistes prémarxistes qui traitent de la reproductiondu capital, même si certains concepts utilisés par Marx dans ses schémas sontissus d'une réflexion sur la pensée de A. Smith, de Ricardo etc., il ne noussemble pas qu'il y ait des chaînons intermédiaires entre Boisguillebert etQuesnay et entre Quesnay et Marx. A l'inverse, entre Marx et les balances inter-sectorielles soviétiques de 1959 on peut vraisemblablement intercaler, outreLeontiev 2 et la balance nationale 1923-1924 dont nous parlons abondamment,les travaux de V.K. Dmitriev, économiste mathématicien russe du début dusiècle. D'autre part, à côté de la lignée Marx-balances intersectorielles, on peutsans doute découvrir d'autres origines aux tableaux Input-Output : dans les

1 Cette introduction est courte parce qu'il nous a semblé inutile de répéter ici cequi figure dans les introductions partielles de chaque chapitre.

2 Quelques années après avoir rédigé un important article sur la balance de l'éco-nomie nationale soviétique de 1923-1924, V. Leontiev a quitté l'U.R.S.S. pour lesEtats-Unis, Depuis lors il orthographie son nom : W. Leo'ntieff. Nous utiliserons indif-féremment ces deux orthographes.

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ouvrages académiques d'histoire de la pensée économique publiés en Europeoccidentale, on considère habituellement Walras comme le père destableaux I-O. Nous estimons pour notre part que, même s'il y a filiation entreWalras et Leontiev, elle se situe parallèlement à celle que nous exposons. Eneffet, il n'y a pas de chaînon manquant dans l'évolution de la reproduction ducapital que nous esquissons : elle constitue, bien au contraire, un ensemblecohérent. Cette cohérence interne nous permet de considérer que toute autrefiliation possible n'interfère pas sur celle que nous étudions.

La filiation que nous tentons d'établir n'est évidente qu'en ce qui concernele Tableau Economique et les schémas de reproduction de Marx. Il nous sembleutile de la rappeler, car même si Quesnay est revenu à l'honneur au cours deces dernières années et même si certains, tels que Bénard, Kubota, Meek, Sakata,Tsuru, Woog, ont déjà insisté sur les Connexions entre Quesnay et Marx, ildemeure vrai que, globalement parlant, on néglige encore beaucoup trop cettesource de la pensée marxiste alors que d'innombrables publications sont consa-crées aux relations entre Smith et Ricardo d'une part, et Marx d'autre part.Pour ceux qui, loin de négliger l'importance du concept pris isolément, s'atta-chent néanmoins plus particulièrement à l'évolution de la structure des concepts,il n'est pas possible de passer cette filiation sous silence, ni même de la relé-guer au second plan.

Si la relation Quesnay-Marx est patente, la filiation Boisguillebert-Quesnay-Marx l'est moins. Quesnay s'est-il inspiré de la notion de « circuit économique »mise en lumière par Boisguillebert? A-t-il repris des fragments d'analyse misà jour par notre lieutenant général ? Sans doute que oui, mais ce n'est pas sûr.Ce qui, en revanche, est certain c'est qu'il y a chez Boisguillebert un embryonde vision cohérente de la vie économique dans son ensemble, du circuit écono-mique et des interdépendances économiques.

Boisguillebert est-il le seul ancêtre ? Non. A ses côtés, il faudrait rangerW. Petty, G. King, Cantillon et bien d'autres. Nous avons concentré toute notreattention sur Boisguillebert, notamment parce que c'est un de ces économistespur sang des plus méconnus. Certes, l'LN.E.D, vient de lui consacrer récemmentdeux volumes. Il n'empêche que, dans le milieu universitaire, on ne lui accordegénéralement pas la place qui lui revient. Nous tenterons de lui rendre ce quilui est dû et de démontrer qu'il est également un lointain précurseur de lapensée macro-économique marxiste. Qui plaide, force le ton. Peut-être celaincitera-t-il d'autres à étudier son oeuvre et à l'apprécier à sa juste valeur.

Lors de l'analyse des schémas de reproduction (simple et élargie), telsqu'ils figurent dans Le Capital, nous mettons l'accent sur les deux représenta-tions que Marx nous fournit, à savoir la représentation cyclique et la représen-tation sectorielle. La première, souvent négligée par les économistes marxistes

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contemporains, a retenu toute notre attention parce qu'elle permet notammentde dégager l'incidence de l'évolution du capitalisme sur les différentes sphèresdu capital : la sphère du capital commercial, le circuit de la production, le cycledu capital monétaire. A travers cette représentation on peut aisément déter-miner quelles sont les modifications qu'entraînent le passage du capitalismeconcurrentiel au capitalisme monopoliste, puis le passage de ce dernier aucapitalisme monopoliste d'Etat sur chacun des trois cycles.

Après l'exposé de ces deux représentations et de leur utilisation en his-toire économique nous étudions, dans la troisième partie du troisième chapitre,ce qu'il est advenu de ces schémas dans la pensée économique marxiste contem-poraine. En fait, nous ne retenons que quelques approfondissements, que quel-ques transformations des schémas classiques sans véritablement retracer leurhistoire. Si nous n'évitons sans doute pas un certain éclectisme, il faut en cher-cher la cause uniquement dans l'abondance de la matière, Si éclectisme il y a,nous avons en tous les cas défini clairement quels critères président au choixque nous effectuons.

Le dernier chapitre est consacré aux balances intersectorielles soviétiquesde 1959. On parle beaucoup, ces derniers temps, des réformes économiques enU.R.S.S. Tous les regards sont braqués sur les travaux de Nemchinov,Kantarovic, Lieberman; très peu se tournent vers ceux de Eidelman, Efimov,Berri, etc. Pourtant ce sont ces recherches qui veulent établir une planificationintersectorielle aussi rationnelle que possible à l'aide des techniques statistiquesles plus récentes et en utilisant les ordinateurs, qui ont retenu toute notre atten-tion. D'abord parce qu'il nous semble qu'elles se situent tout naturellementdans le prolongement de la voie tracée par Marx, ensuite parce qu'elles pour-raient bien préfigurer l'avenir de la planification socialiste et scientifique.

1.2. La place de la pensée marxiste japonaise

Dans le chapitre sur F. Quesnay et dans la partie intitulée : Recherchesthéoriques ultérieures sur les schémas de reproduction, nous avons accordé unetrès grande importance aux marxistes japonais parce que les apports de cesauteurs nous semblent enrichissants et parce que nous espérons qu'en présen-tant certaines conclusions de ces économistes à un public d'expression française,nous susciterons à leur égard un intérêt amplement mérité.

Ignorant le japonais, nous n'avons pu prendre connaissance de leurs écritsqu'au hasard des traductions françaises, allemandes ou anglaises. Nous n'avonspas, dès lors, la possibilité de nous faire une vue globale des écoles marxistesjaponaises, ne sachant pas ce que représentent les textes non traduits. A partirdes articles que nous avons étudiés, nous pouvons mettre en lumière quelquescaractéristiques de la pensée marxiste au Japon en matière économique.

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Cette pensée a pris naissance très tôt — beaucoup plus tôt qu'en France,qu'en Angleterre et qu'en Italie, par exemple — puisque dès après la premièreguerre mondiale, en 1922 exactement, paraissait un ouvrage fort important deH. Kawakami, intitulé : Criticism of the Theory of Capital Accumulation ofDr. Fukuda.

Entre les deux guerres, une série d'articles concernant la reproduction ducapital, le rôle de la production d'armements, la loi de la baisse tendancielledu taux de profit (notamment les deux articles du professeur Shibata, publiésdans la Kyoto University Economic Review en 1934 et 1939), montrent quecette pensée se développe jusqu'au moment où, vers 1937, le gouvernement,pour des raisons de politique internationale entre autres, y met un terme. Ilfaudra attendre les années 50 pour voir renaître cette pensée avec une vitalitéinégalée. Articles, études critiques, polémiques virulentes, colloques scientifi-ques, symposiums internationaux en témoignent. Ainsi, ce qui caractérise enpremier lieu l'école théorique marxiste au Japon, c'est une véritable traditionqui date de la première guerre mondiale et qui n'a été interrompue que parl'Axe Tokyo-Berlin.

Une deuxième caractéristique réside dans l'utilisation abondante des ma-thématiques en économie politique marxiste : Shibata, Tsuru, déjà avant ladeuxième guerre mondiale ; Kosai, Kawakami, Nonomura, après la guerre seservent de l'algèbre et de la géométrie analytique. Ceci semble lié au fait qu'ona, dès le départ, insisté sur le développement de la théorie économique au Japon,alors que dans beaucoup d'autres pays, en France principalement, on se limitaitä l'économie marxiste appliquée.

Troisième caractéristique : au Japon ce sont des économistes, c'est-à-diredes chercheurs à formation économique universitaire, qui font de l'économiepolitique marxiste. En outre, les revues universitaires les plus réputées, tellesque The Annals of the Hitotsubashi Academy, les cahiers du Science Councilof Japan, la Kyoto University Economic Review, les Waseda Economic Papers,etc., publient des articles de marxistes. On peut affirmer que la pensée écono-mique marxiste est implantée dans l'université et que les universités japonaises,ou du moins certaines d'entre elles, respectent un pluralisme entre analysemarxiste et non marxiste qui ressort d'une ouverture d'esprit tout à fait con-forme au libre examen des connaissances.

Quatrième caractéristique : les économistes marxistes japonais ont uneconnaissance approfondie des travaux effectués dans les pays d'Europe occi-dentale, des Etats socialistes, des Etats-Unis. Shibata cite Bortkiewics, Tougan-Baranowsky, Moszkowska; Tsuru cite Dobb, Joan Robinson, Léon Sartre...Nous sommes en présence d'une étude de toutes les cultures marxistes des

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autres pays qui contraste avec notre étrange cloisonnement : les économistesmarxistes japonais connaissent beaucoup mieux les travaux en langue allemandeou anglaise que les économistes d'expression française.

En dernier lieu : Keynes, Samuelson, Duesenberry, Kaldor, Harrod, Domar,autant de keynésiens et de post-keynésiens que la pensée marxiste a « inté-grés ». C'est dire qu'elle ne les a pas seulement critiqués au nom des grandsprincipes, mais qu'elle a encore réussi à utiliser les résultats de leurs analysespour approfondir le marxisme.

Toutes ces caractéristiques sont liées entre elles : la tradition théoriquea stimulé la recherche qui a elle-même favorisé une ouverture d'esprit, tantvers les autres cultures marxistes que vers l'hémisphère de la pensée nonmarxiste. Il en résulte une analyse qui échappe au dogmatisme étriqué que nousne connaissons que trop bien.

1.3. Questions de méthode

Considérant que l'évolution de la pensée, et particulièrement de la penséeéconomique, est entièrement liée à l'histoire des faits socio-économiques, nousavons tenté de dégager à chaque étape étudiée les interrelations entre la con-ception que se fait l'économiste de la reproduction du capital et la situationéconomique et sociale de l'époque. Interrelations, disons-nous, et non refletparce qu'il serait faux de croire qu'on puisse faire abstraction de la fersonnalité propre de chaque auteur. L'équation personnelle joue pour Boisguillebert,pour Quesnay comme pour Marx.

La partie proprement historique de chaque chapitre est forcément géné-rale. Nous ne sommes pas remonté aux sources : nous nous sommes chaque foiscontenté des synthèses élaborées par l'historien. Ainsi, on s'efforcera de montrercomment la science économique en marche s'insère dans la marche de l'his-toire. Telle est la première démarche méthodologique : elle établit, à chaquemoment historique, fonction entre je.réel_et ,. la pensée.

Une deuxième démarche est constituée par l'étude de l'incidence de lapensée pré-marxiste sur Marx. Tout économiste — et Marx ne fait pas excep-tion à cette règle — est d'une certaine manière le produit des théories écono-miques antérieures. Cette démarche est privilégiée dans notre travail: elles'effectue dans les trois premiers chapitres où nous tentons de montrer com-ment Marx a « travaillé » sur , les abstractions de Boisguillebert et de Quesnaypour construire son propre système.

Une troisième démarche, similaire à la précédente dans la mesure où elleconstitue également un pont entre des éléments de la pensée non marxiste etla théorie marxiste, s'efforce d'intégrer au marxisme des résultats obtenus parla pensée non marxiste. La troisième partie du chapitre III intitulée : Recher-

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ches théoriques ultérieures sur les schémas de reproduction, ainsi que l'inté-gralité du chapitre IV, illustrent cette démarche.

Une quatrième démarche de pensée, qui se déroule d'ailleurs conjointe-ment à la précédente, est formée par la transformation des concepts de Marxen abstractions plus affinées et donc plus opérationnelles. Cette démarche aété amorcée par Marx en ce sens qu'il est passé lui-même, dans Le Capital, d'unjeu de concepts dont le niveau d'abstraction est fort élevé à un autre jeu deconcepts - souvent dénommés catégories__ concrètes — dont le niveau d'ab-straction est moins élevé. A partir de ces dernières catégories, les économistesmarxistes contemporains peuvent, grâce à une confrontation quotidienne avecles faits économiques et grâce à l'incorporation d'éléments extérieurs aumarxisme, enrichir et approfondir la pensée économique marxiste.

Il est bien entendu que toutes ces démarches sont utilisées conjointementet qu'elles s'imbriquent les unes aux autres pour former une analyse globale,dynamique et historique. Historique est à comprendre de deux façons : d'abordsous l'angle de l'histoire des faits, ensuite sous l'aspect de l'histoire des idées.

Une cinquième démarche fait défaut dans notre travail. Il s'agit de celle quivérifie la concordance entre la théorie et les faits. Cette vérification statistiqueest inhérente à toute pensée scientifique, elle constitue, comme le dit Marx dansla Sainte Famille, le noyau que le matérialisme retire de l'empirisme. Si cettevérification empirique est absente de nos recherches actuelles, elle est néan-moins sous-jacente à l'ensemble de nos travaux. Nous pensons qu'avant de truf-fer les analyses théoriques de tableaux statistiques il est indispensable de définiravec rigueur ce qu'il faut quantifier. Pour cela il est nécessaire de disposer d'unjeu de catégories (ou d'agrégats) quantifiables. Ayant formulé ces catégoriesdans les deux derniers chapitres, nous avons quasiment atteint le seuil où lavérification scientifique peut être opérée. Nous disons « quasiment » pour lasimple raison que toute vérification d'agrégats non marxistes postule la défini-tion,

fini-tion, d'ailleurs relativement aisée, d'équations-relais entre les agrégats marxis-tes et les agrégats non marxistes.

Une dernière remarque méthodologique : de plus en plus l'économie poli-tique, marxiste ou non, l'histoire des doctrines économiques et même l'histoireéconomique utilisent des statistiques et des mathématiques. Les philosophes,les historiens, les philologues présentent encore souvent des symptômes d'aller-gie à tout ce qui touche aux mathématiques. Nous pensons que l'on ne peutplus faire progresser la science économique sans utiliser, à côté d'autres métho-des, des éléments d'algèbre, de géométrie, etc. Nous avons cru que la vaccina-tion constitue sans doute la meilleure thérapeutique contre l'allergie, voilàpourquoi nous injectons dans chaque chapitre des petites doses de mathéma-tiques.

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Les spécialistes de l'économie mathématique resteront, eux, sur leur faimen constatant que l'auteur a exclu de ses démonstrations toute dérivée, touteintégrale, toute matrice. Nous avons opté pour cette solution dans l'uniquedessein de demeurer compréhensible à la plus grande partie du public auquels'adresse une collection d'histoire économique et sociale.

L'économiste moderne se targue de considérer comme baliverne touteexplication économique qui a recours à l'histoire et à la philosophie. Nouspensons, au contraire, que l'analyse économique se fonde sur une conceptionphilosophique et s'insère dans un cadre historique précis. La conscience desfondements philosophiques et la perception de la dimension historique permet-tent à l'analyse économique de mieux cerner la réalité et contribuent à mieuxdiscerner ses rapports incessants avec les autres branches des sciences humaines.

Nous risquons donc de traumatiser beaucoup de spécialistes. Nous croyonsque c'est là le sort de toute étude interdisciplinaire.

CHAPITRE PREMIER

BOISGUILLEBERT

INTRODUCTION

TENTATIVE D'EXPLICATION SOCIO-ECONOMIQUE DESTHEMES ESSENTIELS DE SON ŒUVRE

2. L'homme, son temps, son oeuvre.

Il ne suffit pas d'affirmer avec Roberts « the time produces theman = », en laissant sous-entendre que la crise générale de la fin du xviiesiècle, la misère du peuple, ont « sécrété » les cinq cents pages de Bois-guillebert. Boisguillebert a écrit ce qu'il a écrit parce que, lieutenant géné-ral de police, il était aussi porteur de l'idéologie d'une classe sociale mon-tante freinée dans son ascension ; parce que sa volonté de comprendre sonépoque n'avait d'égale que sa perspicacité en matière économique et salucidité en matière sociale. Cet homme, fils déshérité d'un père anobli defraîche date, révolté par la pauvreté du menu peuple et scandalisé par leluxe décadent du beau monde, porte-parole audacieux des roturiers, com-merçants et fermiers, auteur d'une nouvelle politique économique progres-siste et équitable, ce Normand obstiné et de caractère « extravagant etincompatible », confronté avec son temps, c'est-à-dire avec les guerresmeurtrières et désolantes de Louis XIV, l'agonie lancinante du mondeféodal, l'écart croissant entre les rapports de production moyenâgeux etles forces productives mûres pour le capitalisme, une crise économique,

1 L'oeuvre économique de BOISGUILLEBERT comprend essentiellement quatre trai-tés : Le Détail de la France sous le règne présent, qui parut en 1695 ; le Factum de laFrance, le Traité de la nature, culture, commerce et intérêts des grains et la Dissertationsur la Nature des richesses, de l'argent et des tributs. Les oeuvres complètes parurent pourla première fois en 1707. Eugène Daire a republié ces oeuvres complètes dans sa Collec-tion des Principaux Economistes, notamment dans le volume consacré aux EconomistesFinanciers du XVIII' siècle. Nous nous référons toujours au texte de Daire, publié àParis en 1851. Nous avons pris connaissance des deux volumes publiés par l'I.N.E.D.après la rédaction de ce chapitre. On trouvera en annexe une mise au point à ce sujet.

2 ROBERTS, H., Boisguilbert, Economist of the Reign of Louis XIV, New York,1935, p. 378.

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commerciale et financière, qui fait dire à Fénelon que « la France entièren'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provision a », un appareild'Etat sclérosé et inefficace, cet homme-là, confronté avec son temps, pro-duit cette oeuvre-ci.

3. D'abord l'homme.Pierre le Pesant de Boisguillebert 't , fils d'une honorable famille deNormandie, anoblie en 1622, cousin germain du grand Corneille t', naquità Rouen le 17 février 1646. Il poursuit ses études de droit sous la direc-tion des hôtes illustres de Port-Royal et publie, en 1675, quelques traduc-tions d'oeuvres littéraires grecques et latines. Vers 1676 il commence às'intéresser activement à l'agriculture et au commerce. En 1678, il prêteserment au Parlement de Rouen comme vicomte de Montvilliers U. En1690, il achète la charge de lieutenant général civil au bailliage, ville,faubourg et vicomté de Rouen. D'après Cadet, ce titre correspond à peuprès à celui de président du tribunal civil de première instance. En 1699,il devient lieutenant général de police de Rouen. L'exercice de la censuresur tout écrit vendu ou imprimé à Rouen tombe dans ses attributions.Mais c'est un censeur trop libéral qui laisse circuler des tas d'écrits « sub-versifs » — à commencer par les siens — ce qui lui procure pas mald'ennuis avec le chancelier de Pontchartrain.

Ce self-made-man — son père l'avait déshérité — a réussi à se consti-tuer une petite fortune après « quinze années de forte application au com-merce et au labourage' ».

Il appartient, par ses fonctions sociales, à la noblesse de robe. En mêmetemps il possède quelques fonds et il est en relation d'affaires avec desbanquiers de la ville.

4. Comment se présente, à la fin du xvii" siècle, la situation des classessociales en France ? Nous nous inspirons de l'analyse qu'en fait Mandrou

R FENELON, Lettre au Roi, Paris, 1693.

4 Certains écrivent Boisguilbert. Lui-même signait sa correspondance Boisguille-bert. Voilà pourquoi nous optons pour cette dernière orthographe.

5 Contrairement à une légende tenace et trop répandue, Boisguillebert n'était nul-lement le cousin de Vauban. Cf r J. HECHT, « La vie de Pierre le Pesant, seigneur deBoisguilbert «, dans Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l'Economie politique,I.N.E.D., Paris, 1966, p. 1564 et p. 232, et infra, « Annexe sur Boisguillebert n,pp. 52-57.

6 Le vicomté était « une espèce de tribunal de première instance connaissant lescauses civiles entre roturiers >, cf r CADET, F., P. de Boisguilbert, précurseur des Econo-mistes, Paris, 1870, p. 12.

7 Lettre de Boisguillebert de 1691. Citée par CADET, F., op. cit., p. 1.

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dans La France aux XVIIe et XV1IIe siècles 8 pour en esquisser les grandstraits.

4.1. La vieille noblesse d'épée a été dépouillée de ses prérogatives politi-ques, administratives et judiciaires par le renforcement de la monar-chie. Elle mène une lutte d'arrière-garde contre les bourgeois quis'infiltrent de plus en plus dans la noblesse et qui détiennent unpouvoir économique important. Elle s'insurge contre la noblesse derobe qui, sans assise économique réelle, a néanmoins conquis, dansl'imposant appareil d'Etat mis en place par la monarchie absolue, desleviers de commande importants. C'est une classe sociale — il fautd'ailleurs y joindre le haut clergé — historiquement dépassée et queLouis XIV a domestiquée en l'installant à Versailles : la noblessed'épée s'est transformée en noblesse de cour.

4.2. La noblesse de robe fournit les apparatchi du régime. C'est une classesociale hybride qui détient certes des parcelles de pouvoir, mais dontl'existence est précaire : sans pouvoir économique réel elle est tou-jours à la merci d'une mise à pied décrétée par le pouvoir central.L'offre royale des offices étant limitée et le prix de ces offices sanscesse croissant, l'ascension de cette classe est freinée par les structuresétatiques et judiciaires établies et contrôlées par la monarchie. Ces« métis sociaux », comme les appelle L. Febvre, sont méprisés par lanoblesse traditionnelle et enviés par les roturiers. Dans une thèsecélèbre sur la vision tragique de Pascal et de Racine, Lucien Goldmanntente de démontrer que la situation paradoxale dans laquelle se trouvela noblesse de robe constitue le fondement de la conception du mondetragique de la pensée janséniste. « Situation paradoxale, dit-il, quis'est encore renforcée par une mesure géniale de Henri IV, lapaulette, qui, d'une part renforçait la situation sociale et économiquedes officiers en augmentant considérablement la valeur de leurs offi-ces, qu'elle transformait en biens patrimoniaux, et d'autre part ren-dait les officiers bien plus dépendants d'une monarchie qui agitaiten permanence le spectre du refus de renouveler le droit de l'an-nuel •'. » De Henri IV à Louis XIV la situation de la noblesse derobe ne fait que s'aggraver. Ainsi la « situation paradoxale » décritepar Goldmann s'applique à merveille à Boisguillebert. Cadet related'ailleurs que dans sa correspondance il se plaint amèrement desaugmentations successives du prix des offices.

8 MANDROU, R., La France aux XVII' et XVIII' siècles, Paris, 1967.9 GOLDMANN, L., Le Dieu caché, Paris, 1955, p. 133.

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4.3. Quant à la bourgeoisie, elle semble piétiner. Mandrou nous dit queson horizon « est barré à la fois par la monarchie et par les privilègestrès vivants de tout ce qui est le lot de la noblesse traditionnelle : gen-re de vie, privilèges fiscaux, préséances notamment 10 ». L'obstacleà la montée de la bourgeoisie est constitué par l'ensemble des rapportsde production existants. Le rapport seigneurial à la campagne — etn'oublions pas « qu'aux environs de 1700, la population des agglomé-rations de plus de 2.000 habitants ne représentait certainement pasle sixième de la population totale 11 » — freine la mobilité de lamain-d'oeuvre et empêche le retour d'importantes fractions de la rentefoncière dans des investissements agricoles. Les corporations formentdes carcans rigides qui entravent le développement du commerce etde la petite industrie. En dernier lieu, la politique fiscale casse lesreins à la bourgeoisie mercantile. Horn, qui a fait une étude appro-fondie des réformes fiscales préconisées par Boisguillebert, évoquela situation fiscale de la Normandie, contrée natale de l'auteur. Ilconstate que les augmentations des droits de douane, tant extérieursqu'intérieurs, à la fin du xvil e siècle et qui touchent les blés, lescrus (« on a porté l'impôt de sortie sur les moindres crus à 25 livrespar muid 12 »), la confection des chapeaux fins, etc. ont ruiné lesindustries locales, fait régresser la production agricole, freiné le com-merce intérieur et fait détourner le commerce extérieur vers Dantzig,Hambourg et d'autres pays libéraux.

4.4. Le menu peuple que Boisguillebert dépeint avec tant de pitié estprincipalement constitué par « la classe agricole qui englobe l'im-mense majorité des travailleurs, (et qui) est dans son ensemble unesimple classe d'exécution au niveau extrêmement bas 13 », Ces hom-mes sont exploités et misérables, ils ne disposent d'aucun pouvoir etd'aucun espoir parce que les cadres de la société féodale barrent laroute à toute possibilité d'émancipation et d'ascension sociale. Desdisettes, fort nombreuses à l'époque, des famines, la peste ou toutsimplement le froid ou l'augmentation du prix du blé font des rava-ges parmi ces couches sociales déshéritées.

4.5. Le roi, ou plutôt la monarchie absolue, maintient son pouvoir grâce,bien sûr, à une assise économique solide et à une force d'inertie très

10 MANDROU, R., op. cit., p. 94.11 MOLINIER. J., Les métamorphoses d'une théorie économique, Paris, 1958, p. 9.12 HORN. J.E., L'économie politique avant les Physiocrates, Paris, 1867, p. 249.13 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 17.

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grande, mais également grâce à un subtil jeu politique, qui utiliseles contradictions entre ces classes sociales.

Telle est, tracée au fusain, la situation des classes sociales à la findu xvlle siècle.

5. Comment notre lieutenant général de Rouen réagit-il face à cette situa-tion ? Pour comprendre ses réactions il faut également avoir à l'esprit lasituation particulièrement pénible de l'économie française à la fin duxvIIe siècle. Nous reprenons pour ce faire quelques points essentiels del'excellent résumé que nous en donne Molinier dans un chapitre introduc-tif à l'étude de Boisguillebert.« — C'est une économie à structure nettement agricole : la production

agricole qui occupe la presque totalité de la population, représentel'essentiel de la production nationale et conditionne toutes lesactivités.

» — Les grands propriétaires nobles, ecclésiastiques et bourgeois, quitirent de la classe agricole le gros de leurs revenus, jouent un rôleéconomique et politique absolument prépondérant.

» — Enfin, une grave crise économique et financière, entretenue par undésastreux système d'administration, paraît marquer l'échec de lapolitique de Colbert. Les défauts du régime fiscal, une tyranniqueréglementation des échanges, l'inorganisation du crédit et l'insuf-fisance des moyens de payement, sont les principales entraves audéveloppement de l'économie 14 . »

5.1. Robin, Boisguillebert s'en prend avec acharnement à la gestion del'Etat, à l'administration. C'est la critique de l'appareil par un hommed'appareil qui en connaît mieux que quiconque les insuffisances, soncaractère irrationnel, sa lourdeur, sa corruption aussi, qui est sourced'innombrables abus et injustices. La finalité de cet appareil n'estpas mise en question : le « grand Roy », le « bon Roy » est l'objetde bien des flatteries. Boisguillebert est un homme « qui veut réfor-mer l'Etat par l'intérieur 15 », dit très justement Skarzynski. Il estd'ailleurs bien trop conscient de sa dépendance matérielle à l'égardde la monarchie que pour en faire une critique fondamentale. Ainsi,quand son deuxième livre, Le Factum de la France, est frappé parl'arrêt suivant : « Le Roy ordonne qu'il sera fait recherche dudit

14 MOLINIER, J., ibid., p. 17.lo SKARZYNSKI, W. VON, Pierre de Boisguillebert und seine Beziehungen zur neue-

ren Volkswirtschaftslehre, Berlin, 1873, p. 5.

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livre, que tous les exemplaires qui s'en trouveront seront saisis, con-fisqués et mis au pilon 16 » , Boisguillebert se tient tranquille, prometde brûler tous ses livres et fait amende honorable.

5.2. Pourtant il devait tenir à ses ouvrages comme à la prunelle de sesyeux. Car, pour lui, écrire c'est faire appel au public. Publier, c'estla dernière arme qu'il utilise pour faire passer ses réformes. Aupa-ravant il avait tout essayé. Et ce n'est qu'après dix ans de requêtesauprès des ministres, de sollicitations, de présentations de mémoiresconcernant la fiscalité, de lettres aux chanceliers, d'entrevues hou-leuses avec les grands commis du régime, qu'il s'est décidé à écrire.S'il est si fort attaché au message qu'il adresse au monde c'est, biensûr, parce qu'il est convaincu qu'il a raison contre tous, mais égale-ment parce qu'il est conscient de parler au nom d'une cause qui ledépasse : « f...) on n'a été, dit-il, que l'organe ou l'orateur des labou-reurs et habitants des champs, ou plutôt de toute la terre 17 ».

Dans le premier chapitre du Factum de la France, il dira « qu'iln'est que l'avocat de tout ce qu'il y a de laboureurs et de commerçantsdans le royaume 18 ». Marx est donc bien en droit de souligner dansles vingt pages qu'il consacre à Boisguillebert, que celui-ci « parletoujours au nom de la grande partie pauvre de la population 18 ».

Né à Rouen, vivant et travaillant à Rouen, marié et mort à Rouen,Boisguillebert confondait sa cause avec celle des armateurs et desmarchands du commerce international et intérieur, qui ont fait lagloire et l'opulence de sa ville. A la fin du XVIIe siècle, 1.200 bâti-ments de haute mer en provenance du Portugal, de l'Angleterre,des ports allemands, de la Hollande, de l'Espagne et d'outre-mer,appareillaient annuellement à Rouen. Sa position géographique étaitenviable : d'un côté, la mer ; de l'autre, un terroir fécond et Paris,premier marché de consommation de France. Or la politique fiscaletouche en premier lieu la bourgeoisie mercantile et industrielle.

Rouen pourvoyait l'Europe entière et même le nouveau monde decartes à jouer et de " baleines à accommoder les habillements "; sespapiers et ses pipes à tabac avaient également de larges débouchésau-dehors ; les exagérations des droits ont ruiné toutes ces indus-tries 20 . » Quand on sait en outre qu'il y avait « vingt-six droits ou

16 Cité par CADET, op. cit., p. 88.17 BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, p. 364.18 BOISGUILLEBERT, P., Factum de la France, p. 249.19 MARX, K. et ENGELS, F., Gesamtausgabe, Erste Abteilung, Band 3, Berlin, 1932,

p. 568.20 HORN, J.E., L'économie politique..., op. cit.. p. 250.

BOISGUILLEBERT 21

déclarations à passer à diverses personnes, en différents bureaux,avant qu'un seul vaisseau puisse décharger ou mettre à la voile, em-barquer ou débarquer les marchandises chargées 21 », on ne s'étonnerapas des dommages causés par la lourdeur de l'appareil fiscal. Si ony ajoute que depuis Colbert « toute la vie quotidienne du grand com-merce transocéanique est contrôlée et dirigée par la monarchie 22 »,on comprendra que cette bourgeoisie est particulièrement brimée.D'autant plus brimée qu'elle a une vocation universelle. Universelleparce qu'elle confond ses intérêts de classe avec ceux de la sociétéentière et parce qu'elle veut modeler la société à son image. Bois-guillebert fut, sur le plan économique, un des premiers défenseursconscients de cette bourgeoisie : de là sa confiance dans l'ordre natu-rel. Or l'ordre naturel qu'il préconise, c'est l'ordre bourgeois. Encritiquant le Détail de la France, Marx l'a souligné à juste titre :« le cours naturel des choses, i-e : permettre à la société bourgeoisede mettre les choses en ordre 23 ». Laisser faire, c'est laisser faire labourgeoisie ; laisser passer, c'est laisser circuler ses marchandises.

5.3. L'idée d'« harmonie » que Boisguillebert met constamment à l'avant-plan est liée au principe libéral « laissez faire, laissez passer ». Eneffet, quand on laissera faire la nature — c'est-à-dire quand l'ordrebourgeois régnera — tout le monde vivra harmonieusement. Avan-cer sur le plan économique la notion d'harmonie reflète la volontéd'universalité de la bourgeoisie ascendante. Donc cette harmonieest potentielle : c'est ce que Skarzynski a exprimé en disant quepour Boisguillebert « il existait la possibilité de rendre la société" harmonieuse " tant sur le plan social qu'économique 24 ».

Le fondement économique de cette harmonie est constitué parl'interdépendance des branches économiques, par la nécessaire cohé-rence du corps économique. Aucun auteur avant Boisguillebert n'avaitune telle conscience du caractère systématique de l'appareil écono-mique 25. Ainsi cette vision de la société où toutes les classes socia-les, où toutes les branches économiques, où tous les hommes viventen harmonie, découle économiquement de la notion de cohérence et

21 HORN, J.E., ibid., p. 255.22 MANDROU, R., op. cit., p. 80.23 MARX, K. et ENGELS, F., op. cit., p. 575.24 SKARzYNSKI, W., Pierre de Boisguillebert..., op. cit., p. 66.25 Nous n'insistons pas sur ce point ici puisque nous y consacrons différentes sec-

tions.

22 REPRODUCTION DU CAPITAL

elle est idéologiquement issue de la volonté d'universalité de labourgeoisie.

5.4. Quand Boisguillebert parle d'harmonie, ce cousin germain de Cor-neille dépeint le monde comme il devrait être. Au rebours, quandil se penche sur le monde tel qu'il est, tout est contradiction, lutte etviolence. « Mais c'est assez parler de richesses, il faut venir présen-tement à la misère, quoique l'explication de l'une fasse le portraitde l'autre 2 ''. » Quelques pages plus loin, nous trouvons une phrasequi pourrait bien être reprise par l'auteur du Capital : « Si quelquesparticuliers ne sont pas si magnifiques, tout le reste ne sera pas simisérable 27 ». Non seulement il a perçu l'existence des deux pôlesopposés, « richesse » et « misère », mais il a encore compris que cesdeux pôles sont indissociables. La condition de la richesse est fourniepar l'existence de la pauvreté. Réciproquement : la richesse des unsentraîne la pauvreté des autres. C'est dire qu'il perçoit l'unité descontraires. Il l'exprime par cette proposition admirable et para-doxale : « Les grains en France ont deux intérêts et deux faces 28 , »

Cet aspect de ces analyses permet à Horn de le ranger dans « laphalange peu nombreuse mais vaillante des écrivains qui, dès ledébut du XVIII' siècle, aident à préparer 1789, par leur énergiqueréaction contre les iniquités du jour, et par les efforts hardis qu'ilstentent pour propager les idées de justice et de liberté 29 . » Maisc'est à Roberts que revient incontestablement le mérite d'avoir con-sacré Boisguillebert comme un précurseur des socialistes, en étudiantles thèmes plus spécifiquement sociaux de son oeuvre dans un impor-tant chapitre de son travail sur Boisguillebert, chapitre intitulé :« Philosophie sociale : un précurseur des socialistes 30 ».

5.5. Il n'est nullement étonnant de trouver dans l'oeuvre de Boisguillebertcette juxtaposition entre l'exigence idéaliste de l'harmonie socialeet économique et la conscience aiguë des antagonistes sociaux. C'estlà l'expression logique de la situation objective des classes socialesfreinées dans leur ascension par les rapports de production existants.D'ailleurs, « laissez faire, laissez passer » et l'harmonie économico-

26 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 388.27 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 400.28 BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, op. cit., p. 343. Cf r notre article inti-

tulé : • Eléments de dialectique dans la pensée de Pierre Le Pesant de Boisguillebert .,dans Contributions à l'Histoire économique et sociale, t. V, 1968-1969, Bruxelles,1970, pp. 165-211.

29 HORN, J.E., L'économie politique..., op. cit., pp. 4, 5.39 ROBERTS, H., Boisguilbert..., op. cit., chap. IX, pp. 165-189.

BOISGUILLEBERT 23

sociale qui devait en résulter constituaient les chevaux de batailledu tiers état sur le plan économique, au même titre que « Liberté,Egalité, Fraternité » sur le plan politique.

6. Comme on l'aura remarqué au passage, certains thèmes traités par Bois-guillebert permettent de le considérer comme un précurseur de nom-breuses écoles. Mais gardons-nous d'extrapolations hâtives et d'affinitéspeut-être plus imaginaires que réelles.

Différents commentateurs de Boisguillebert ont mis en lumière cer-taines similitudes et certaines oppositions entre son oeuvre et d'autresdoctrines économiques.

Pour terminer cette introduction déjà fort longue, nous passons rapi-dement en revue ce qui le distingue et ce qui le rapproche de la physio-cratie, des mercantilistes et de l'école libérale anglaise.

6.1. Boisguillebert et la physiocratie.

Dans les Théories de Boisguillebert 31 , Talbot consacre tout un cha-pitre (une vingtaine de pages) à cette question. Nous reprenonsci-après l'essentiel de son analyse.6.1.1. Similitudes.

1° Les deux défendent la liberté des échanges ;2" tous deux considèrent l'agriculture comme dominante :3" ils sont antimonétaristes ;4° ils sont en faveur d'impôts directs proportionnels et ilss'élèvent contre les impôts indirects.Nous pourrions y ajouter :5° Ils ont une conception macro-économique de la vie éco-nomique ;6" ils attachent une grande importance aux relations inter-sectorielles ;7" ils ont une vision assez voisine des classes sociales. (Nousen reparlerons)

6.1.2. Divergences.

1" Selon Talbot, Boisguillebert ne s'insurgerait pas contreune certaine immixtion de l'Etat dans les affaires économi-ques, tandis que Quesnay bannirait tout protectionnisme. Celanous semble fondé uniquement en ce qui concerne le com-merce extérieur où Boisguillebert, en effet, n'est pas hostile

31- A., Les Théories de Boisguillebert, Paris, 1903, p. 149.

24 REPRODUCTION DU CAPITAL

à l'érection de certaines barrières douanières pour protégerl'économie nationale.2" Si Boisguillebert et les économistes sont antimonétaristes,Boisguillebert ne verrait dans l'argent qu'un signe, tandis queQuesnay admet que les métaux ont une valeur intrinsèque.3" Les deux sont des partisans convaincus de l'agrarisme.Mais alors que Quesnay considère que seule l'agriculture estproductive, Boisguillebert défend une conception beaucoupplus extensive de la productivité.4° Il s'ensuit que Quesnay juge que seuls les revenus agricolessont imposables, tandis que Boisguillebert estime que toutesles activités économiques doivent contribuer au financementdes dépenses publiques.

Nous voudrions ajouter que, s'il y a des affinités certainesentre Boisguillebert et l'école physiocratique, il serait erroné,comme l'écrit si justement J.A. Schumpeter, « de pousser cessimilitudes trop loin 32 D. En outre, il faut bien voir, et c'estessentiel, que Quesnay travaille avec un jeu de concepts beau-coup plus rigoureux et qu'il a une vision bien plus élaboréede la réalité économique.

6.2. Boisguillebert et le mercantilisme.

Dans une thèse de doctorat consacrée aux théories monétaires deBoisguillebert, Durand a été amené à le comparer aux mercantilistes.On peut dire globalement que tout ce qui rapproche Boisguillebertdes physiocrates, l'éloigne des mercantilistes. Sa conception modernede l'échange où les deux parties y trouvent leur intérêt, sa visionantimétalliste et son libéralisme l'opposent au mercantilisme et, toutspécialement, au colbertisme. Mais Durand a certainement raison denuancer ces oppositions en disant : « Boisguillebert n'est pas en toutpoint l'adversaire des mercantilistes. Il se montre novateur en parti-culier, et en cela il précède les économistes modernes, quand il indi-que que le commerce extérieur n'est pas la seule source d'enrichisse-ment national et que le commerce intérieur contribue pour unebonne part à l'accroissement de la fortune publique 33 . »

6.3. Boisguillebert et l'école libérale anglaise.

Défenseur du libéralisme économique, il annonce l'école de Man-

32 SCHUMPETER, J.A., History of Economic Analysis, New York, 1954, p. 216.33 DURAND, R., Essai sur les théories monétaires de Pierre de Boisguillebert, Poi-

tiers, 1922, p. 62.

BOISGUILLEBF.RT 25

chester. Néanmoins il nous semble que Skarzynski a raison de criti-quer Horn, Cadet, Daire, qui surestiment les concordances entre lesdeux. Il insiste tout particulièrement sur trois grandes divergences :1. Smith privilégie l'industrie, tandis que Boisguillebert accorde

plus d'importance à l'agriculture.2. L'école classique pense que tout peut être fait sans l'Etat, tandis

que Boisguillebert estime certes qu'il faut réformer l'Etat, maisnon abolir toute intervention étatique.

3. Smith conduit son analyse à partir de la production, Boisguillebertà partir de la consommation.

6.4. Nous concluons cette introduction par l'appréciation générale queporte Skarzynski sur Boisguillebert : « La triade que l'on trouvegénéralement dans les manuels, à savoir : le mercantilisme, la phy-siocratie et l'école d'A. Smith, ne forme pas un tout organique. Ilsemble alors que l'histoire fait des sauts, que son tissu a des maillestrop larges. La distance entre le colbertisme et la physiocratie appa-raît comme infranch issable et il semble manquer un chaînon entreSmith et les physiocrates. La question se résout si l'on introduit desrelais dans la triade, des relais qui historiquement s'y trouvent 74.

7. Dans ce chapitre consacré à Boisguillebert nous analyserons successive-ment deux « leitmotive » de son oeuvre, qui annoncent incontestablementle Tableau Economique :

I. L'interdépendance économique.II. Le revenu national et le circuit économique.

34 SKAR2YNSKI, W., Pierre de Boisguillebert..., op. cit., p. 3.

26 REPRODUCTION DU CAPITAL

I. LA NOTION « D'INTERDEPENDANCE ECONOMIQUE »CHEZ BOISGUILLEBERT

Cette notion est relativement élaborée chez Boisguillebert. Il conçoitl'interdépendance économique à différents niveaux : entre professions, entrerégions, entre classes sociales, entre les intérêts individuels et l'intérêt général,entre différentes périodes économiques.

Mais d'où cette interdépendance est-elle issue ? Comment en voit-il lagenèse ? Il serait sans doute exagéré de prétendre qu'il a une nette visionhistorique de l'évolution de la société primitive à la structure complexe del'économie sous Louis XIV. Néanmoins, l'examen de son allégorie concernantle développement de la société à partir du stade « deux métiers » jusqu'austade « deux cents métiers » permet de mettre quelques-unes de ses idées clefsen lumière et de dégager l'origine historique de l'interdépendance économique.

8. La genèse de l'interdépendance économique.

8.1. Le stade primitif.

« La richesse, au commencement du monde, et par la destination dela nature et l'ordre du Créateur, n'était autre chose qu'une amplejouissance des besoins de la vie : comme ils se réduisaient unique-ment à la simple nourriture et au vêtement nécessaire pour se garantirdes rigueurs du temps, le tout se terminait presque en deux seulsgenres de métiers, savoir le laboureur et le pasteur, les troupeaux,avant le déluge, n'ayant point d'autre usage que d'habiller les hom-mes de leur dépouille ; et ce furent là les deux professions que separtagèrent les deux enfants d'Adam, après la création de l'univers.A leur exemple, ceux qui les suivirent furent longtemps maîtres etvalets {...1 ; la vente n'était qu'un troc [...J qui se faisait [ ... sansnul ministère d'argent 35. »

Il reprend cette description quelques années plus tard dans laDissertation sur la nature des Richesses, sans rien y ajouter, si cen'est cette précision : chaque sujet était son valet et son maître signi-fie qu'il n'y avait « aucune différence de conditions et d'états 36 ».

8.2. Le stade final.

Dans le Factum, le stade final est décrit comme suit : « Mais, depuis,la corruption, la violence et la volupté s'étant mises de la partie, aprèsles besoins on voulut le délicieux et le superflu ; ce qui ayant mul-

35 BOISGUILLEBERT, P., Factum de la France. op. cit., p. 256-7.3 '' BOISGUILLEBERT. P., Dissertation..., op. cit., p. 377.

BOISGUILLEBERT 27

tiplié les métiers, de deux qu'ils étaient d'abord, degré par degré,en plus de deux cents qu'ils sont aujourd'hui en France, cet échangeimmédiat ne put plus subsister {... ). C'est par là que le ministèrede l'argent est devenu nécessaire 31 . » Dans la Dissertation sur lanature des Richesses, une idée nouvelle vient s'y ajouter : « {...} etcette corruption est venue à un si grand excès, qu'aujourd'hui leshommes sont entièrement partagés en deux classes, savoir l'une quine fait rien et jouit de tous les plaisirs, et l'autre qui, travaillantdepuis le matin jusqu'au soir, se trouve à peine en possession dunécessaire, et en est même souvent privée entièrement 38 ».

8.3. Tableau comparatif des deux stades.

Elémentsde comparaison Stade primitif Stade final

Division du travailModalité des échangesNature des besoins sa-

tisfaitsRapports sociauxClasses sociales

2 professionstroc

élémentaires

égalité0

200 professionséchanges monétaires

élémentaires etsuperflus

domination2

Modalité de passage d'un stade à l'autre : crime et violence

8.4. Quelques considérations.

8.4.1. La description des deux stades est évidemment sommaire etl'idée selon laquelle les deux premiers hommes vivaient dansune parfaite félicité, si elle a le mérite d'annoncer J.-J. Rous-seau n'en demeure pas moins idyllique.

En revanche, ce que Boisguillebert a très justement observé,c'est que la division du travail a transformé la nature deséchanges : l'argent en devient un outil indispensable. Il estla conséquence historique de la division du travail. Bast, quiconsacre un chapitre entier à ces questions, note « qu'à partird'une conception juste de la division du travail, Boisguillebertarrive à dégager progressivement une notion de l'échange quinous étonne par sa clarté 39 »

37 BOISGUILLEBERT, P., Factum..., op. cit., p. 257.38 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 378.39 BAST, J.H., Vauban en Boisguillebert, Hun beteckenis voor de economie in

verleden en heden, Groningue, 1935, p. 97.

28 REPRODUCTION DU CAPITAL

La division du travail explique le passage de deux à deuxcents professions. Les échanges entre ces deux cents profes-sions fondent leur interdépendance. La continuité de ceséchanges est exigée pour assurer la cohérence de l'ensembledu corps économique. Il s'ensuit également que toute inter-ruption dans les échanges ébranle la cohésion interne de cesdeux cents professions.

Retenons, pour notre part, que Boisguillebert a nettementperçu les liens entre les notions, « division du travail »,

échange » et « cohésion du corps économique ».

8.4.2. Une deuxième idée fondamentale qui se dégage de ces textesa trait à 1a conception sociale de Boisguillebert. Il faut insis-ter sur sa conception dichotomique des classes sociales dansle « stade final » :

— une classe ne fait rien et jouit de tous les plaisirs ;-- une autre travaille du matin au soir pour disposer tout

au plus du nécessaire.Que la première classe est celle des propriétaires et la secon-

de celle des travailleurs, du « menu peuple » est démontré parune série de textes. Pour rouies sortes de raisons, que nousexpliquerons plus loin, il nous faut faire ici une réserve depoids : cette vision de la division en deux classes n'est aufonds d'application que dans l'agriculture.

8.4.3. On aura remarqué que pour Boisguillebert le passage del'égalité à l'inégalité se fait dans la violence. J.A. Schumpeter,qui se faisait d'abord de Boisguillebert une opinion assezmédiocre et qui a changé d'attitude à son égard à la suitenotamment des sévères critiques que Roberts lui avait adres-sées en 1935, souligne, dans son History of economic Analysis,

l'importance de la notion de violence chez Boisguillebert :« Après Boisguillebert, tous les économistes français ont expli-plé la propriété de la terre par la violence 40 . » Cette violenceexplique non seulement le passage de l'égalité à l'inégalité etla transformation d'une société sans classe en une sociétédivisée en classes, mais elle joue également un autre rôle,économiquement primordial : elle permet à une classe socialede jouir seule du « superflu ». La classe sociale oisive dis-pose non seulement des terres, mais elle s'approprie égalementcc que Marx appellera le :urproduit social ».

40 SCHUMPETER, J.A., History of economic Analysis, op. cit., p. 389.

BOISGUILLEBERT 29

9. Les différents niveaux de l'interdépendance économique.

9.1. Interdépendance entre professions.

Il est certain que l'interdépendance économique trouve chez Bois-guillebert son expression la plus élevée dans l'analyse des relationsinterprofessionnelles. Dans tous ses écrits il expose l'enchaînementdes deux cents professions. Ainsi dit-il, dans la Dissertation sur la

nature des Richesses: « Les deux cents professions qui entrentaujourd'hui dans la composition d'un Etat poli et opulent [...], nesont, pour la plupart, d'abord appelées les unes après les autres quepar la volupté ; mais elles ne sont pas sitôt introduites, ou n'ont paspris racine en quelque sorte, que faisant après cela partie de la sub-stance d'un Etat, elles n'en peuvent plus être disjointes ou séparées,sans altérer aussitôt tout le corps 41..

Soulignons que pour Boisguillebert l'ensemble de la vie économi-que constitue un corps. Plus loin il la comparera à une horloge :

[...] l'opulence consistant dans le maintien de toutes les professionsd'un royaume poli et magnifique, qui se soutiennent réciproquementcomme les pièces d'une horloge 42 » .

Il faut respecter deux conditions pour assurer le fonctionnementde cette horloge. La première concerne la nature des marchandiseséchangées. Boisguillebert se place ici sur le plan de la valeur d'usage :il s'agit bel et bien pour chaque profession de disposer de la quan-tité d'inputs matériels suffisants. Une belle allégorie nous l'explique :si quelque prince, abusant de son autorité, voulait faire périr sessujets d'une façon grotesque, il lui suffirait de les enchaîner à centpas les uns des autres. Le premier « étant nu, quoiqu'il fît grand froid,eût une quantité effroyable de viande et de pain auprès de lui 43 »Un autre « aurait une vingtaine d'habits autour de lui, et plus troisfois qu'il n'en pourrait user en plusieurs années. » Enfin, un troisième« se trouverait environné de plusieurs muids de liqueurs, mais sansnuls habits ni aliments ». Leur dépérissement serait immanquablebien que « tout pris en général, non seulement ils ne manquaientni d'aliments ni d'habits, mais que même ils pouvaient, sans la forcemajeure, être bien habillés et faire bonne chère 44 ». La seconde con-dition concerne les prix des marchandsies échangées. On sait que

41 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 383.42 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 393.43 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 405.44 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 406.

30 REPRODUCTION DU CAPITAL

Boisguillebert n'a pas élaboré une théorie systématique de la valeuret des prix. Du moins avait-il compris l'indispensable nécessité durespect de certains prix pour maintenir la cohérence économique.Parlant de chacune des deux cents professions, il écrit : « Aucunen'achète la denrée de son voisin ni le fruit de son travail qu'à unecondition de rigueur, quoique tacite et non exprimée, savoir quele vendeur en fera autant de celle de l'acheteur [...7 ; sans quoi, ilse détruit la terre sous les pieds, puisque non seulement il le ferapérir par cette cessation, mais même il causera sa perte person-nelle 45 »

Nous n'insistons pas dans le cadre de ce chapitre sur la notion deprix équitable chez Boisguillebert. Ce qui importe est de constaterque même s'il n'a pas formulé une théorie plausible et systématiquedes prix, il avait compris, peut-être mieux que beaucoup de ses suc-cesseurs, qui se sont laissés obnubiler par la formulation de tellesthéories en soi, qu'un des rôles fondamentaux du mécanisme des prixest d'assurer la cohérence de l'économie dans son ensemble.

Si l'on respecte les quantités des biens et services spécifiquesnécessaires à chaque branche économique ainsi que les justes prix— ou les prix fixés par la nature — on atteindra un stade d'harmo-nie économique. Nous ne revenons pas sur la portée idéologique etpolitique de ce concept, mais nous voulons insister sur le fait quecette harmonie n'est que potentielle justement parce que les deuxconditions formulées plus haut ne sont pas respectées.

Ces relations interprofessionnelles ne mettent pas pour autanttoutes les professions sur un même pied. Nous l'avons vu, Boisguille-bert attribue à l'agriculture un rôle prépondérant. Il y a à cela demultiples raisons : l'importance de la population active occupée dansl'agriculture, l'importance socio-politico-économique des propriétairesfonciers, l'importance vitale de l'agriculture dans la satisfaction desbesoins élémentaires de l'homme, etc. Mais il est une autre raison,plus technique disons, qui est liée à la cohérence économique : ils'agit du faisceau des relations intersectorielles, extrêmement impor-tant à l'époque, qui relie l'agriculture aux autres professions. Ainsidit-il, dans le Détail de la France notamment, qu'il n'y a aucune pro-fession dans la république « qui n'attende son maintien et sa sub-sistance des fruits de la terre 4f; D. Dès lors il est logique de trouver

45 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 384.40 BOISGUILLEBERT, P., Le Détail de la France..., op. cit., p. 218.

BOISGUILLEBERT 31

dans le classement de Boisguillebert le comédien en dernière position,puisque l'on pourrait classer les professions en fonction de l'impor-tance de la partie de leurs outputs qui est utilisée comme inputs dansles autres branches économiques.

9.2. Interdépendance territoriale.

L'interdépendance entre régions est basée sur la division du travailà l'intérieur d'une même nation. C'est ce que nous montre Boisguille-bert en parlant de la Provence, qui « a des denrées que l'on ne prendpas presque la peine de ramasser de terre sur le lieu 41 » et de laNormandie, qui « a semblablement des denrées, comme des toiles,très rares et très chères en Provence 48 ».

L'interdépendance entre différents pays est basée sur la divisioninternationale du travail qui fonde, bien sûr, et Boisguillebert l'adéfendu avec force, le commerce international.

9.3. Interdépendance dans le temps.

Après avoir décrit la solidarité entre les deux cents professions, entreles différentes régions, entre les différents pays, Boisguillebert enarrive à envisager la solidarité dans le temps, entre différentes pério-des, qu'il évoque en ces termes : « et même [il s'agit de l'interdé-pendance] d'année en année, en s'aidant et se fournissant récipro-quement de ce qu'elles ont de trop, et recevant en contre-échangeles choses dont elles sont en disette 44 ».

9.4. Interdépendance entre intérêt individuel et intérêt général.

« Il est arrivé de voir, dit Boisguillebert dans le Traité des Grains,que pendant que chaque homme privé travaille à son utilité particu-lière, il ne doit pas perdre l'attention de l'équité et du bien général,puisque c'est de cela qu'il doit avoir sa subsistance 60 . »

Ainsi, il en est de l'intérêt de chacun de sauvegarder l'intérêt géné-ral. Même plus : le commerçant qui n'agit pas en fonction de l'intérêtgénéral, adopte une attitude autodestructive. Si l'harmonie écono-mique est potentielle, la conformité entre l'intérêt privé et l'intérêtgénéral l'est également. Aussi, à peine Boisguillebert a-t-il mis enavant cette identité, qu'il proclame : « Cependant, tout le travail des

47 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 218.48 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 219.49 BOISGUILLEBERT, P., Factum..., op. cit., p. 259.50 BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, op. cit., p. 327.

32 REPRODUCTION DU CAPITAL

hommes, depuis le matin jusqu'au soir, est de pratiquer justementle contraire 51 . »

9.5. Interdépendance entre classes sociales.

En démontrant dans le Traité des Grains que non seulement toutesles professions, mais également toutes les couches sociales, aussi bienles propriétaires fonciers que les travailleurs agricoles, aussi bien lesboulangers que les comédiens, ont intérêt à maintenir le blé à unprix « juste », Boisguillebert part de l'hypothèse de la solidaritééconomique entre les différentes couches de la société. Cette solida-rité économique fonde l'harmonie sociale que la bourgeoisie mon-tante entend instaurer.

9.6. Telle est la conception de Boisguillebert sur l'interdépendance éco-nomique. Nous voyons que c'est une conception déjà fort élaborée.Elle contient en germe l'explication des crises économiques par larupture de l'unité du corps économique. Cette rupture peut être duesoit au non-respect de certaines proportions (aspect qualitatif lié àla valeur d'usage des marchandises), soit au non-respect des « justes »prix.

Dans les deux cas les échanges sont interrompus, une partie ducorps économique décline entraînant la crise du corps tout entier.

51 B0ISGUILLEBERT, P., ibid., p. 327.

BOISGUILLEBERT 33

II. REVENU NATIONAL ET CIRCUIT ECONOMIQUECHEZ BOISGUILLEBERT

Boisguillebert se faisait du revenu de la France une idée relativementclaire. En tout cas il avait perçu que l'on pouvait saisir ce concept à partir detrois optiques différentes : celle de la production, celle du revenu et celle desdépenses. De plus, il avait une intuition exacte de l'égalité fondamentale :O = Y = D où 0 symbolise l'offre globale, où Y symbolise le revenu nationalet où D représente la demande globale. Nous disons une « intuition exacte »,parce qu'il n'a évidemment pas systématiquement décrit ces trois optiquesd'approche du revenu national ni, a fortiori, établi cette identité.

Nous ne croyons pas forcer la note outre mesure en avançant qu'il avaitégalement une intuition exacte du concept « circuit économique », et donc decertaines relations macro-économiques indispensables à la reproduction.

Nous pensons néanmoins que c'est quelque peu outrepasser sa pensée,tout au moins ses écrits, que de représenter son « circuit économique » parun schéma de relations interclasses comme le suggère Molinier. Voilà pourquoinous ne nous sommes pas cru autorisé à faire, comme nous le ferons d'ailleurspour Quesnay et Marx, une représentation graphique de son circuit économique.

10. Optique de la production (0).

10.1. Activités productives et non productives.

La distinction entre activités productives et non productives régitla définition du produit national, c'est donc sur elle qu'il faut sepencher en premier lieu pour se faire une idée correcte de l'évalua-tion du produit national chez un auteur.

La « querelle du productif » tourne, chez la plupart des écono-mistes, autour des trois questions suivantes :— tous les secteurs économiques sont-ils productifs ? (ou bien :

l'agriculture est-elle seule productive ? ou bien : les secteursprimaire et secondaire sont-ils seuls productifs ?)

— la production des biens immatériels est-elle productive ? (ouencore : les « services » sont-ils productifs ?)

— les activités des intermédiaires commerciaux et financiers sont-

elles productives ?Boisguillebert donne à ces trois questions une réponse positive.

Ainsi, à l'aube de l'économie politique et à une époque où la« querelle du productif » n'avait pas encore pris l'ampleur qu'elleconnut du temps des physiocrates, une conception large et exten-

34 REPRODUCTION DU CAPITAL

sive du produit national prévalait. En considérant comme productifstant les services que les activités du primaire, du secondaire et dutertiaire, tant les soins du médecin que les opérations de banque,Boisguillebert se faisait du produit national une idée qui le rappro-che étonnamment des conceptions en vigueur aujourd'hui pourl'établissement des comptes nationaux dans les pays occidentaux.

Ses commentateurs du xixe siècle mettent en général sur lecompte de l'incompréhension ce qui n'était qu'une façon de com-prendre. Daire dit, par exemple, dans un commentaire du chapi-tre V du Détail: « On voit, par le passage ci-dessus, qu'il [Bois-guillebert] comprend le produit des charges ou offices, des greffes,des péages et des moulins, parmi les éléments du revenu national.Il y a, selon nous, quant aux trois premiers points, une lourdeerreur. Nous n'avons jamais pu concevoir ce qu'étaient des produitsimmatériels [...]. Il nous semble que, si toute matière n'est pasnécessairement richesse, toute richesse est nécessairement matière.De là vient cette distinction, juste et fameuse, de Smith, entre letravail productif et le travail non productif »

A l'inverse, ses critiques du xxe siècle découvrent en lui un pré-curseur de la conception moderne du travail productif. Ainsi, Bast,dans sa thèse de doctorat de 1935 consacrée à Vauban et à Bois-guillebert, remarque à juste titre : « Non seulement l'agriculture,mais également l'industrie et le travail des professions libéralessont productifs. On doit admettre que Boisguillebert ne se limitepas à la production matérielle, pas plus qu'il ne se limitait à larichesse matérielle 63. »

Comme on peut le constater, louanges et reproches adressés àBoisguillebert ne peuvent être séparés des conceptions personnellesde ses commentateurs.

10.2. Classification des Biens et Services.

On peut trouver chez Boisguillebert différentes classifications quimalheureusement ne se recouvrent pas entièrement.

10.2.1. La première classification, de loin la plus importante, estune classification sectorielle de la même nature, au fond,que celle de C. Clark. Elle est sommairement décrite dansGrains de la façon suivante : « Tous les biens de la France,

52 DAIRE, E., Economistes financiers du XVIII' siècle, op. cit., p. 167.K3 BAST, J.H., Vauban en Boisguillebert..., op. cit., p. 129.

BOISGUILLEBERT 35

ainsi que de tous les autres pays [...), consistent généra-lement parlant, en deux genres, savoir : les fruits de laterre [nous soulignons), qui étaient les seuls dans la nais-sance, ou plutôt l'innocence du monde, et les biens d'indus-trie... [nous soulignons) 54. »

Par « fruits de la terre », il faut entendre la productionagricole ; par « biens d'industrie » — le terme « industrie »désignait à l'époque « travail » au sens le plus large 55 —

les produits manufacturés et les services.Quand Boisguillebert ne tient compte que de deux caté-

gories de biens, il respecte cette classification de base danstous ses écrits. Toutefois, quand il opère des sous-classifica-tions, une certaine disparité naît entre la classification duDétail et celle des Grains. Ainsi, dans Grains, il établit lasous-classification suivante : « [...) ce qui se réduit encoreaux quatre sortes d'espèces suivantes (il s'agit, bien sûr, desfruits de la terre et des biens d'industrie) : ces mannes dela terre, et la propriété des fonds qui les font naître, et quien partage le profit entre le maître et les fermiers, quiest la seconde espèce ; la troisième est formée par le louagedes maisons de ville, les rentes hypothéquées, les chargesde robe, d'épée et de finance, l'argent et les billets dechange ; et la quatrième enfin consiste dans le travail ma-nuel, et le commerce tant en gros qu'en détail 5U D.

Si dans ce texte-ci il est clair qu'il s'agit uniquement deflux de biens et services produits en un an, il règne pour-tant une certaine confusion entre l'optique de la productionet l'optique du revenu. Dès lors, nous aurions tout aussibien pu discuter cette classification dans la section consa-crée à l'optique du revenu. Pour faciliter l'interprétation

54 BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, op. cit., p. 325.55 MoLIrsIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 23. — Dans une note en bas de

page, l'auteur cite un passage des Mémoires concernant les Impositions de Moreau deBeaumont où celui-ci donne la définition suivante du terme industrie : < L'industrie quicomprend le commerce et le travail quelconque soit de corps, soit d'esprit, donne lieuà la taille personnelle, dans la personne de tout négociant, commerçant, marchand, danscelle de notaire, de procureur, comme dans celle de l'artisan, du journalier, du labou-reur .» (Paris, 1789, t. V, p. 73.) C'est dans cette acception-ci que Boisguillebert utiliseles termes < biens d'industrie », à l'exception toutefois des produits issus du travail dulaboureur qui font partie des « fruits de la terre ».

5s BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, op. cit., p. 325.

36 REPRODUCTION DU CAPITAL

du texte de Boisguillebert, nous proposons de représentersa classification par le schéma suivant :

(1) Part échéant aux pro-priétaires fonciers.

*. Produit agricole

).- (2) Part échéant aux fer-

miers.

Produit national

(3) Louage des maisons,rentes hypothéquées,

} etc.

Produit non agricole

(4) Part échéant aux tra-vailleurs manuels etaux commerçants.

Notons tout de suite que Boisguillebert ne considéraitpas du tout « l'argent et les billets de change » comme desrichesses. Il savait pertinemment bien, comme le note Daire,que « la monnaie (à part sa valeur intrinsèque commeproduit quand elle est d'or ou d'argent) et les signes repré-sentatifs de la monnaie ne sont pas biens ou richesses pareux-mêmes 57 ». Il s'ensuit qu'il faut entendre par « l'argentet les billets de change » les revenus procurés par lesopérations de banque et de crédit 58.

Cette sous-classification en quatre sortes de biens s'insèredans la classification générale de base, qui divise l'ensem-ble des richesses en « fruits de la terre » et « biens d'indus-trie D.

57 DAIRE, E., Economistes financiers..., op. cit., p. 326.58 Nous nous rendons bien compte que cette interprétation va à l'encontre du sens

littéral. Dans l'édition de 1707 que nous avons pu consulter à la bibliothèque de laLondon School of Economics >, nous avons pu constater que le texte repris par Daire

est conforme à celui de 1707. Il s'agit donc soit d'une formulation hâtive et incorrecte— ce qui ne doit nullement nous étonner de la part de Boisguillebert — soit d'uneerreur d'impression dans les éditions originales. Attendu que toute l'ceuvre de Boisguil-lebert est là pour nous démontrer que la monnaie n'a pas de valeur intrinsèque, qu'ellen'est donc pas une . richesse >, il nous semble logique de conclure à une interprétationqui ne suit pas le texte à la lettre.

BOISGUILLEBERT 37

Pour notre part, nous ne retiendrons que la classificationde base en deux sortes de biens. La sous-classification nousparaît peu rationnelle : les rubriques (3) et (4) comportent,à notre avis, des postes fort hétérogènes.

En outre, Boisguillebert, dans tous ses écrits où il seconforme à sa classification en deux secteurs, ne se réfèreguère à sa sous-classification en quatre sortes.

10.2.2. Nous trouvons, un peu par hasard, dans le Détail unedeuxième classification des biens et services. Boisguilleberttente de démontrer dans le chapitre V du Détail que le roia tout intérêt à augmenter le revenu national pour accroî-tre ses propres revenus. En passant, il fait une estimationde trois sortes de biens ou de revenus 59 : K On maintientdonc que la diminution est de 500 millions par an, parcequ'elle est de la moitié des biens du royaume, et que cesmêmes biens seulement en fonds, tant réels, comme lesterres, que par accident, comme les charges, les greffes, lespéages, et les moulins, allaient autrefois à 700 millions paran : ainsi ces mêmes biens, quand ils ne seraient que dou-blés par les biens d'industrie, feraient plus de 1.400 mil-lions par an 60 . »

Le schéma suivant représente cette deuxième classifi-cation :

(1) Fonds réels (comme les terres)chargesch

(2) Fonds par accident, comme : greffespéages

k moulins(3) Biens d'industrie.

Cette deuxième classification, à laquelle Boisguillebertne se réfère d'ailleurs plus dans ses écrits ultérieurs, a lemérite de faire intervenir la notion de capital, même si cen'est pas avec la clarté souhaitée ; même si, apparemment,le secteur des biens d'industrie ne semble pas nécessiter desinvestissements en capital fixe. En tout état de cause, Bois-guillebert ne pensait pas qu'en termes de flux, il entre-voyait également l'existence d'au moins deux sortes de

59 Il y a de nouveau confusion entre l'optique « revenu D et l'optique « production D.

69 BOISGUILLEBERT, P., Le Détail..., op. cit., p. 167.

38 REPRODUCTION DU CAPITAL

stocks : les fonds réels et les fonds par accident. Si on com-pare cette classification-ci avec la classification des Grains,

on constate que les revenus des « fonds par accident » sontassimilés dans Grains à des revenus d'industrie.

Ayant constaté cette « anomalie », Molinier en fait lecommentaire suivant : « Il semble bien, dit-il, que Boisguil-lebert ait été fortement gêné pour classer les revenus deces " fonds par accident ", c'est-à-dire les revenus des capi-taux autres que les terres (et, nous l'ajoutons, autres quedes manufactures). Le fait que ce soient les mêmes indivi-dus qui perçoivent généralement ces revenus et les revenusdes terres, le poussait à assimiler les loyers, intérêts, etc.,aux revenus des terres. » Les charges, les greffes et lespéages étaient-ils uniquement perçus par les propriétairesfonciers ? D'autre part, Boisguillebert assimile-t-il dans leDétail les revenus des fonds réels et les revenus des fondspar accident ? Il nous paraît plutôt qu'il les place les unsà côté des autres. Ces remarques subsidiaires n'ôtent rienà la validité des conclusions de Molinier, qui continue ences termes : « Mais il n'y avait alors plus correspondanceentre classification des produits et classification des reve-nus. Boisguillebert a-t-il pris conscience de cette anomalie ?C'est bien ce que laisse supposer sa classification donnéeau chapitre Ier du Traité des Grains qui laisse apparaîtreque les revenus des fonds par accident sont des revenusd'industrie 61. »

Nous avons vu que Boisguillebert avait discerné les fluxdes stocks et les biens de capital fixe des autres biens etservices. A-t-il également perçu la distinction entre produitfinal et bien intermédiaire ? La réponse à cette questionn'est pas simple. Il est certain qu'ayant une vue fort exactedes relations intersectorielles, il devait évidemment êtreconscient que les entreprises s'achetaient et se vendaientdes produits intermédiaires. En outre, en ce qui concernel'agriculture, il en parle à plusieurs reprises explicitement.Dans le Détail il dit notamment : « [...] parce que n'ayantaucuns fruits de la terre qui ne demandent de la dépense

61 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 25.

BOISGUILLEBERT 39

pour la culture, qui produit plus ou moins que l'on faitdes avances pour mettre les choses dans leur perfec-tion [...j 62 ». Dans la Dissertation sur la nature des

Richesses, il reprend et approfondit cette idée : « Or, leurproduction (il s'agit des blés) n'est ni l'effet du hasard, niun présent gratuit de la nature ; c'est une suite d'un travailcontinuel, et de frais achetés à prix d'argent, cette manneprimitive et nécessaire n'étant abondante qu'à proportionqu'on est libéral pour n'y rien épargner, refusant entière-ment tout à qui ne lui veut rien donner 63..

Commentant une critique de Boisguillebert, le professeurBordewijk qui, dans son Theoretisch-historische Inleidingtot de Economie, a rendu, un des premiers, un hommagevibrant aux qualités d'économiste de Boisguillebert, nousdit que longtemps avant les physiocrates « Boisguillebertavait déjà insisté sur la nécessité du " capital " comme fac-teur de production 64 ». Et Bast, disciple de Bordewijk,ajoutera que Boisguillebert avait une « conception modernedes facteurs de production 65 ».

Donc, pour ce qui a trait à l'agriculture, Boisguillebertprenait en considération les catégories de biens suivants :

— les « fonds réels » ou le capital-terre ;— les « avances », qui comprennent sans doute l'ensem-

ble des produits intermédiaires et des moyens de tra-vail nécessaires à l'exploitation agricole ;

— les « fruits de la terre » ou l'ensemble des produitsagricoles.

Boisguillebert s'était incontestablement aperçu que, dansle procès de la production agricole, certains biens remplis-saient une fonction bien spécifique. Mais faute de n'avoirpas distingué la différence entre le traitement des produitsfinals (le pain, par exemple) et celui des produits inter-médiaires (comme les engrais) lors de l'élaboration de saconception du produit national, il se fait de cette notion

62 BOISGUILLEBERT, P., Le Détail..., op. cit., p. 166.63 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 386.64 BORDEWIJK, H.K.C., Theoretisch-Historische Inleiding tot de Economie, Gro-

ningue-La Haye-Batavia, 1931, p. 251.65 BAST, J.H., Vauban en Boisguillebert, op. cit., p. 130.

40 REPRODUCTION DU CAPITAL

une idée encore fort primitive. En effet, pour Boisguillebertle produit national n'est rien d'autre que la somme de tousles biens et services produits en un an. Cette conceptiondu produit national peut se défendre, à condition que l'onpuisse également disposer de données susceptibles de cal-culer la valeur ajoutée, faute de quoi on ignore tout desdoubles emplois qu'on effectue inévitablement 66.

10.2.3. Nous citerons encore pour mémoire une troisième classi-fication fondée sur la valeur d'usage des biens et services.Cette dernière classification, que nous avons déjà rencon-trée lors de l'analyse des deux cents professions, reposesur la distinction entre « biens nécessaires » et « bienssuperflus ».

10.2.4. Notons, en dernier lieu, que tant poussé par des raisons depolitique économique (anticolbertisme militant), que mûpar des sentiments humanitaires (soulager la misère despauvres en développant la production des « biens néces-saires »), Boisguillebert privilégie l'agriculture. En outre,l'importance objective de l'agriculture dans la société pré-industrielle de la fin du xvii e siècle, ne peut que renforcersa position. Boisguillebert l'exprime de façon percutanteen affirmant : « n'y ayant aucune profession dans la répu-blique qui n'attende son maintien et sa subsistance desfruits de la terre 67 ».

10.3. Insuffisances et mérites de son analyse.

10.3.1. Boisguillebert n'est pas homme à s'attacher particulière-ment à l'optique de la production. Au contraire, et c'estune de ses principales originalités, il considère plutôt l'ac-tivité économique à partir de l'autre bout, celui des dé-penses. Ceci explique peut-être que, même s'il a perçu, dumoins en ce qui concerne l'agriculture, grâce à sa perspi-

cs Un exemple permet d'illustrer ces doubles emplois. Considérons la productiondu « pain » :

1. Conception de Boisguillebert de la part de la production du « pain » dans leproduit national : valeur des semences + valeur du blé + valeur de la farine+ valeur du pain.

2. Valeur ajoutée du secteur « production de pain » = Valeur du bien final «pain ».Dans la conception de Boisguillebert on compte quatre fois la valeur des semences,

trois fois la valeur du blé, etc.67 BOISGUILLEBERT, P., Le Détail..., op. cit., p. 218.

BOISGUILLEBERT 41

cacité d'analyste et grâce à sa qualité d'entrepreneur agri-cole, une série de notions fondamentales de la comptabiliténationale, on ne peut pas dire qu'il en ait systématique-ment tenu compte.

S'il a discerné, comme nous avons tenté de le démontrer,les différences entre les deux pôles des trop fameux dou-blets, tels que « flux-stocks », « bien final-bien intermé-diaire », « valeur ajoutée-production totale », « capital fixe-capital circulant », on ne peut pas affirmer que la con-science « diffuse » des différentes fonctions de chacune deces catégories de biens l'ait conduit à l'établissement rigou-reux de classifications fonctionnelles des biens et services.

10.3.2. L'immense mérite de Boisguillebert — et bien qu'il soitpeut-être exagéré de ne l'accorder qu'à lui seul en cedébut du xvni e siècle — est d'avoir pu distinguer, sansaucune ambiguïté, la différence entre flux réels et fluxmonétaires. Il a établi, à une époque où le mercantilismefaisait figure de doctrine officielle et où le colbertismedictait encore faits et gestes des gouvernants, que la richessed'une nation se mesure à sa capacité de production et deconsommation. Il a soutenu la thèse que les richesses d'unEtat se calculent par rapport à l'ensemble des produits dontil dispose. Il a ramené le rôle de la monnaie à de plus justesproportions : « l'argent n'est que le moyen et l'achemine-ment 68 ». A une époque où l'on regardait « l'or et l'argentcomme le principe unique de la richesse, et de la félicitéde la vie 69 », il affirmait que la monnaie n'avait d'utilitéque « comme garant tout au plus des échanges et de la tra-dition réciproque 70 », et il posait que l'argent « n'est quele très humble valet du commerce 11 ».

A la fin du siècle de Louis XIV, il fallait quelque har-diesse pour oser écrire à contre-courant et beaucoup d'intel-ligence des réalités économiques pour découvrir les phé-nomènes économiques réels derrière le masque desphénomènes monétaires.

68 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 198.69 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., Op. cit., p. 376.70 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 375.71 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 384.

42 REPRODUCTION DU CAPITAL

11. Optique du revenu chez Boisguillebert (Y).

11.1. La notion du revenu.

Jean Molinier circonscrit admirablement la notion de revenu chezBoisguillebert quand il dit qu'il adopte « une définition strictementmonétaire du revenu : le revenu c'est un flux de monnaie 72 ».

Molinier ajoute « qu'étant donné la parfaite correspondance fluxde monnaie-flux de richesse, le revenu ne peut naître que de lavente d'une richesse (produit) ». Il étaye cette proposition par unecitation extraite des Mémoires de Boisguillebert sur les Aides : « Onne connaît point d'autre revenu, ni pour les princes, ni pour lespeuples que la vente de denrées (fruits de la terre) et fruits (biensd'industrie) qui y excroissent par un travail continuel des habi-tants 73 . X.

De cette parfaite correspondance entre flux de revenus et ventesde biens et services, il s'ensuit que la classification des revenus cor-respond à la classification des biens et services.

Mais du fait que les revenus issus de la vente des produits sontdistribués à ceux qui sont propriétaires des moyens de productionutilisés pour produire les biens et services vendus, ainsi qu'à ceuxqui ont utilisé effectivement ces moyens de production, il fautclairement distinguer les travailleurs des propriétaires pour se faireune vue exacte de la distribution des revenus. Nous verrons quecela fait problème chez Boisguillebert. Problème auquel il donneune réponse relativement satisfaisante quand il s'agit de l'agricultureet qui ne brille pas par sa clarté quand il s'agit des autres secteurséconomiques.

11.2. La classification des revenus.

11.2.1. Les revenus des fonds.

Comme l'indique la classification de Grains que nousavons retenue, les revenus des fonds sont les revenus issusde la vente de produits agricoles. L'ensemble de la produc-tion agricole appartient aux propriétaires fonciers qui sont

72 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 24.73 Nous n'avons pas pu consulter ces Mémoires et nous n'avons donc pas pu véri-

fier si la citation est exacte et si, dans ce texte-ci, Boisguillebert entend par = denréesles fruits de la terre et par a fruits = les biens d'industrie. La référence donnée parMolinier dans la note 4 en bas de la p. 23 est la suivante : Mémoires de Boisguillebertsur les Aides, Correspondance des contrôleurs généraux avec les Intendants, t. II, p. 554.

BOISGUILLEBERT 43

« les maîtres absolus de tous les moyens de subsistance 74 ».

Il s'ensuit que la valeur monétaire de la récolte négociable« passe entièrement aux mains des propriétaires fon-ciers 76 D. Comme nous l'avons vu, cette valeur de la récoltese scinde ensuite en deux parties : « le profit du maître »et le « profit du fermier 7 " ». En dernier lieu, la productiondes blés n'étant « ni l'effet du hasard, ni un présent gratuitde la nature 7 ' » , les maîtres déboursent un certain nombrede frais pour cultiver les fonds.

On peut constater que, quelle que soit l'imprécision dela terminologie utilisée, la répartition des revenus estfonction de la propriété du sol. En outre, dans l'agriculture,le concept « profit du fermier » est fort proche de lanotion marxiste du salaire.

La conception marxiste du « salaire » peut être sommai-rement décrite par les six propositions suivantes :

— le travailleur est propriétaire d'une seule marchan-dise : sa force de travail ;il vend, sur le marché du travail, cette marchandiseà son prix ;

— le prix de cette marchandise « force de travail »oscille autour de sa valeur ;

— la valeur de la marchandise « force de travail » estégale à ce qui est nécessaire à sa production et à sareproduction ;

— ce qui est nécessaire à la production et à la reproduc-tion de la force de travail est constitué par l'ensembledes moyens de subsistance qui servent à l'entretiendu travail ;

— l'achat de ces moyens de subsistance se fait à l'aidedu salaire, prix de la « force du travail ».

Boisguillebert avait déjà entrevu deux idées clefs de ceraisonnement :

— les « ouvriers, qui n'ont d'autre revenu que leursbras 78»;

74 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 386.75 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 25.76 BOISGUILLEBERT, P., Traité des Grains, op. cit., p. 325.77 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 386.78 BOISGUILLEBERT, P., Factum..., op. cit., p. 264.

44 REPRODUCTION DU CAPITAL

— l'ouvrier qui, « travaillant depuis le matin jusqu'ausoir, se trouve à peine en possession du nécessaire eten est même souvent privé entièrement 79 ».

Si Boisguillebert avait, au fond, fait sienne la premièreet la dernière de ces six propositions, il n'avait pas établipour autant que la force de travail est une marchandiseque l'on vend à son prix comme toute autre marchandise.Qui dit marchandise dit marché, en l'occurrence, marchédu travail. Or ce marché implique la liberté pour l'ache-teur d'acheter ou de ne pas acheter et la liberté, toutethéorique d'ailleurs, pour le vendeur, de vendre ou de nepas vendre sa force de travail. Ces deux libertés supposentla rupture totale du lien féodal entre le seigneur et le tra-vailleur ; elles supposent, en outre, la séparation complètedes travailleurs et des moyens de production.

Ces conditions ne furent réunies qu'après la révolutionindustrielle. Ainsi donc, les « défauts » de l'explication deBoisguillebert s'expliquent par la situation historique deson époque.

Concevoir la force de travail comme une marchandisepermet de distinguer une disparité entre sa valeur d'usageet sa valeur d'échange. Tel est le fondement de la plus-value chez Marx. Telle est en même temps la raison pourlaquelle Boisguillebert n'a pas réussi à expliquer l'existenced'un « surplus économique ». Mais il était au seuil de cetteperception : quand on a établi que les ouvriers ont toutjuste de quoi subsister et qu'ils ne disposent que de leurcapacité de travailler pour se nourrir ; à l'opposé, quandon a établi que les propriétaires fonciers ne font rien etvivent dans le luxe ; et quand on est d'avis en dernier lieu,que toutes les richesses sont issues du travail des hommes,on est bien près de la notion marxiste de « salariat », eton est sur le point de découvrir le mystère de la plus-value.

11.2.2. Les revenus non agricoles.

Si dans l'agriculture nous trouvons en germe une théoriede la valeur, il faut bien constater que dans les autres sec-

79 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 378.

BOISGUILLEBERT 45

teurs économiques Boisguillebert ne fait aucune distinctionentre les revenus du capital et les revenus du travail.

Ce n'est pas un hasard si l'auteur n'a distingué ces deuxcatégories de revenus que dans l'agriculture : dans les autressecteurs il néglige l'existence du capital fixe et, par consé-quent, l'existence des propriétaires du capital fixe. Ils'ensuit tout logiquement qu'il ne nous parle pas des reve-nus du capital fixe dans les secteurs non agricoles.

Peut-être peut-on avancer — mais nous ne formulonscette hypothèse que très timidement — que compte tenudu fait que le propriétaire foncier était économiquementinactif et que, à l'inverse, les marchands étaient personnel-lement actifs dans le circuit de circulation, il était plusfacile de discerner dans l'agriculture la différence entrepropriétaires et travailleurs.

12. Optique des dépenses (C).

12.1. La notion de consommation.

Chez Boisguillebert la notion de consommation est équivalente àcelle de dépense, et ce que nous appellerions aujourd'hui demandeglobale recouvre sa notion de consommation globale.

Cette conception moderne de la consommation a donné pas malde fil à retordre à ses critiques du XIXe siècle. Daire, par exemple,estime qu'il faut ajouter « au mot consommation l'épithète pro-ductive 8° » pour trouver les conceptions de Boisguillebert irrépro-chables. Sur ce point précis Cadet emboîte le pas à Daire. Bast futun des premiers à mettre en évidence que pour Boisguillebert con-sommation signifie pouvoir d'achat. Ainsi, dit-il, « [...I consomma-tion ne peut signifier rien d'autre que pouvoir d'achat, que demandesolvable 81 ». Dès lors, l'expression si souvent usitée par Boisguille-bert « défaut de consommation » signifie : diminution du pouvoird'achat. Et c'est là une conception moderne, capitaliste de la con-sommation : l'accent est mis sur la valeur d'échange de la marchan-dise et non pas sur sa valeur d'usage. Pour Boisguillebert, consommerun litre de lait ce n'est pas le boire, c'est l'acheter.

80 DAIRE, E., Economistes financiers..., op. cit., p. 183.S1 BAST, J.H., Vauban en Boisguillebert..., op. cit., p. 116.

46 REPRODUCTION DU CAPITAL

12.2. Consommation privée, consommation publique.

C'est par le biais d'une diatribe féroce contre le rôle idolâtriqueattribué à l'argent, que Boisguillebert nous fournit une analyseexacte de la nature des dépenses publiques. Il établit avec force quece n'est pas avec de l'argent que le prince entretient des armées,mais bien avec des produits. « S'ils (les sujets du prince) ont beau-coup de blés par la culture de quantités de terre f...), le princeassurément aura de quoi donner du pain à quantité de troupes. Demême du vin, des habits, de la viande, des chevaux, des cordages,des bois de charpente, des métaux dont on construit toutes sortesd'armes, et enfin toutes les espèces dont on lève et entretient toutesles armées de terre et de mer f...} 82. »

Il n'échappait pas à Boisguillebert qu'une quantité de biens deconsommation était fournie aux troupes par l'intermédiaire de lasolde, mais la solde fait fonction de relais et, « sans les incommoditésdu transport 83 D, ces biens auraient pu être fournis directement.

Il s'ensuit que Boisguillebert a parfaitement compris que lesdépenses publiques sont essentiellement des dépenses de consom-mation, et dans son esprit consommation englobe les dépenses publi-ques.

12.3. Consommation productive et consommation improductive.

Lors de l'étude de l'optique de la production, nous avons vu queBoisguillebert ne fait pas de distinction entre activités productiveset non productives. De ce fait, il considère indifféremment toutesles dépenses de consommation. L'épithète « productif » ajouté parDaire en lieu et place de « solvable » prête donc à confusion.

Si nous revenons sur ce point, c'est pour la raison suivante : lestermes « consommation productive » et « consommation improduc-tive » revêtent, dans les schémas de reproduction de Marx, une signi-fication bien précise. Pour Marx, la consommation productive estcelle des moyens de production — aussi bien les matières premièresque les biens de capital fixe — par les entreprises ; la consommationimproductive est, en gros, celle des ménages.

Vu que Boisguillebert omet de distinguer les biens intermédiairesdes biens finals, il ne distingue pas non plus la consommation pro-

82 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 398.83 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 397,

BOISGUILLEBERT 47

ductive de la consommation improductive. On constate que « l'omis-sion » qui apparaît lors de l'optique de la production se répercutepar des « omissions » en chaîne dans les deux autres optiques.

12.4. Importance de l'optique des dépenses.

En parlant de la notion de consommation chez Boisguillebert, onne peut se borner à expliquer comment notre auteur définissait laconsommation sans ajouter qu'il conduit la plupart de ses analysesdu point de vue de la dépense. Il raisonnait « économiquement »à partir de l'optique de la demande, et non pas de la demande indi-viduelle d'un consommateur isolé, mais bien du point de vue de lademande globale. Skarzynski a sans doute été le premier à soulignercet aspect de la pensée de Boisguillebert. « Pour Boisguillebert laconsommation est l'axe autour duquel gravitent ses pensées ; elleconstitue pour lui le critère auquel il faut se référer pour juger duniveau économique d'un pays 84. »

On n'insistera jamais assez sur le fait que Boisguillebert a vécudans une période de profonde crise économique, née d'une stagna-tion séculaire. La conscience de la profondeur de cette crise et deses répercussions sociales catastrophiques l'a incité à l'analyser. Etil a vu juste : il s'agit d'une crise de sous-consommation. Il a pro-posé des remèdes justes : relancer la consommation en diminuanttoutes sortes d'impôts, qui entravent la circulation des marchandiseset freinent la production. Même plus : il se propose de relancer laconsommation en injectant du pouvoir d'achat par une diminutiondes impôts qui grèvent les revenus modestes. Ces mesures fiscalesfondées sur l'idée « qu'un écu chez un pauvre ou un très menu com-merçant fait cent fois plus d'effet, ou plutôt de revenu que chez unriche 85 », c'est-à-dire sur la compréhension, quand même génialepour son époque, que la propension à consommer est d'autant plusélevée que les revenus sont plus bas, est digne d'un keynésien pro-gressiste. Un tel diagnostic, une telle analyse, une telle « fiscalpolicy » proposés au siècle de Louis XIV méritent d'être qualifiésde révolutionnaires.

II a fallu attendre que les grands vents de l'école keynésiennebalayent pas mal d'idées préconçues et la projection de ces idéespréconçues chez les auteurs pré-classiques, pour s'apercevoir avec

84 SKARZYNSKI, W., Pierre de Boisguillebert..., op. cit., p. 50..85 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 401.

48 REPRODUCTION DU CAPITAL

McDonald « qu'en tout état de cause, les successeurs de Boisguille-bert ont complètement perdu de vue la signification primordialequ'il accordait au pouvoir d'achat des masses. Nous avons tenté demontré que la clef des travaux de Boisguillebert est constituée parl'intérêt qu'il porte à la demande globale et qu'il mérite d'êtrereconnu comme un précurseur des économistes modernes, qui met-tent ce facteur à l'avant-plan 86 D.

13.O=Y=C s7

13 .1. 0 = Y.

Quand on considère, comme Boisguillebert, que les flux de revenusne sont que des flux de monnaie qui trouvent leur unique originedans la vente des biens et services, on pose en même temps l'équi-valence entre l'optique de la production et l'optique des revenus.

Le revenu est la forme monétaire des marchandises, ou, si l'onpréfère, l'équivalent en argent des quantités de marchandises

vendues.

13 .2. Y = C.

Habitué depuis Keynes à parler d'économie en termes de dépensesglobales, de revenu et de production nationale, on saisit tout desuite ce que Boisguillebert entend par « on établit pour principe,que consommation et revenu sont une seule et même chose 88 ».

Faut-il ajouter que ses commentateurs du XIXe siècle n'y voyaientque du feu ?

13.3. 0 = C.

Cette dernière égalité découle immédiatement de la définition desrichesses. Du moment que l'on considère que les richesses ne sontque l'ensemble des biens et services produits et que toutes ces riches-

86 MCDONALD, S.L., « Boisguillebert, a neglected precursor of aggregate demandtheorists «, dans The Quarterly Journal of Economics, Vol. LXVIII, n" 3, Cambridge(U.S.A.), août 1954, p. 143.

87 Nous rappelons que nous utilisons les symboles suivants :O : production globaleY : revenu nationalC : consommation globale.On peut remplacer C par D, où D symbolise la demande globale, puisque chez

Boisguillebert les deux expressions sont synonymes.88 BoISGUILLEBERT, P., Le Détail..., op. cit., p. 183.

BOISGUILLEBERT 49

ses ne servent qu'à être consommées, il s'ensuit, évidemment, queO — C.

13.4. 0= Y= C.

La connaissance de ces trois égalités est le résultat d'une réflexionpoussée sur les réalités économiques de son temps. Elles n'apparais-sent pas explicitement dans son oeuvre, mais elles sont présentes enfiligrane dans tous ses écrits. Elles permettent de fonder, commenous le verrons tout de suite, la notion de « circuit économique ».Elles servent également à esquisser une théorie du démarrage éco-nomique, dont le mécanisme se ramène à trois propositions :

1° Pour augmenter le bien-être (C), il faut accroître la pro-duction (0)

Point de départ : O = C2" Pour accroître O, il faut injecter du pouvoir d'achat (Y)

Point de départ : O = YPour augmenter Y, il faut :— diminuer les impôts indirects ;— diminuer les impôts directs sur les revenus modestes.

Comme on peut le constater ce raisonnement, qui constitue incon-testablement un des points les plus forts et les plus originaux dela pensée de Boisguillebert, découle quasi entièrement des égali-tés O = Y = C.

14. La notion de circuit économique.

14.1. Boisguillebert avait une idée claire de la notion de « circuit écono-mique ». D'après Molinier il aurait même inventé le terme. Com-ment s'en étonner puisqu'il avait une vue tellement pertinente desinterrelations économiques et en même temps une conceptionmacro-économique de l'égalité O = Y = C.

Dans le chapitre III du Détail, Boiguillebert examine les consé-quences d'une diminution des revenus de fonds pour l'ensemble dela société. En analysant ces conséquences, il tombe forcément surla notion de « circuit », comme l'indique le passage suivant : « Ainsiceux qui avaient 1.000 livres de rentes en fonds, n'en ayant plusque 500, n'emploient plus des ouvriers que pour la moitié de cequ'ils faisaient autrefois, lesquels en usent de même à leur tourà l'égard de ceux desquels ils se procuraient leurs besoins, par unecirculation naturelle qui fait que les fonds commençant le mouve-

50 REPRODUCTION DU CAPITAL

ment, il faut que l'argent qu'ils forment pour faire sortir les den-rées qu'ils produisent, passe par une infinité de mains avant que,son circuit achevé, il revienne à eux 89. »

Ce circuit économique a un point de départ qui est égalementle point d'aboutissement : les revenus des fonds. A partir de cettesource originelle, les revenus inondent le reste de la société par lecanal des deux cents métiers.

14.2. Mais peut-on déduire de tout cela, comme le suggère le schéma ducircuit monétaire présenté par Molinier °°, que la circulation desflux monétaires est conçue, chez Boisguillebert, comme une circu-lation interclasse ?

Certes, la perception de « classes sociales » est incontestablementprésente chez Boisguillebert. L'introduct on au Factum de la France

en fait foi. Il y parle notamment de « tout ce qui n'est pas labou-reur ou marchand, c'est-à-dire le beau monde 91 ». Ce beau mondeest composé du prince, des propriétaire et des « décimateurs »comme l'indique cet autre passage : « le procès va rouler entre leslaboureurs et marchands, de qui seuls partent toutes sortes de paye-ments, tant envers le prince que les propriétaires, et ceux qui n'ontd'autre fonction que de recevoir 92 ». Nous avons cru également,en commentant la notion de salaire dans l'optique des revenus, quel'auteur distingue, du moins dans l'agriculture, les propriétaires destravailleurs.

Sommes-nous pour autant autorisés à croire que Boisguillebertconsidérait le circuit économique comme un ensemble de fluxmonétaires et réels, qui relient les classes sociales les unes auxautres ? Nous ne le pouvons pas, excepté peut-être pour un segmentdu circuit, notamment celui des flux de revenus entre propriétairesfonciers et laboureurs. Pour le reste, nous sommes plutôt d'avis qu'ily a chez Boisguillebert une opposition nette entre le sociologue etl'économiste. Quand Boisguillebert se penche sur les réalités socia-les de son époque (misère, richesse, etc.), il dépeint le beau mondecomme une classe sociale antagoniste des laboureurs et des mar-chands. Mais lorsqu'il analyse les relations économiques, il lesdécrit comme complémentaires : les intérêts de ces classes sont

S9 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 165.90 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 31.91 BOISGUILLEBERT, P., Factum..., op. cit., p. 250.92 BOISGUILLEBERT, P., ibid., p. 249.

BOISGUILLEBERT 51

considérés fondamentalement comme identiques. Ainsi les proprié-taires des fonds, « quoique paraissant les mieux partagés de lafortune [...], ne sont au contraire que les commissionnaires et lesfacteurs de toutes les autres professions, jusqu'aux comédiens, etcomptent avec elles tous les jours de clerc à maître'; D.

15. Conclusions : interdépendance, circuit et reproduction.

Les notions d'interdépendance sectorielle et de circuit économique sontindispensables à la compréhension du mécanisme de la reproduction. C'estun des plus grands mérites de Boisguillebert d'avoir dégagé dans cedomaine les deux premières notions. La compréhension de la reproductionimplique, en outre, l'introduction du facteur temps, qui seul permet depasser d'une conception statique à une conception dynamique de la vieéconomique.

En deuxième lieu, il est nécessaire de faire la distinction entre les biensde capital fixe er les autres biens économiques, vu que ces deux catégoriesde marchandises jouent un rôle entièrement différent dans le processusde reproduction.

En dernier lieu, il faut faire coïncider les catégories sociales avec lescatégories économiques, si l'on veut rendre compte d'une façon cohérentede l'ensemble des réalités socio-économiques.

François Quesnay forme un prochain jalon de la pensée économique àla recherche d'une compréhension plus complète et plus affinée des méca-nismes de reproduction. Mais nous verrons que chez lui aussi ces troisproblèmes constituent autant de pierres d'achoppement.

94 BOISGUILLEBERT, P., Dissertation..., op. cit., p. 386.

ANNEXE SUR BOISGUILLEBERT

L'LN.E.D. (Institut National d'Etudes Démographiques) a publié, en1966, un ouvrage en deux tomes sur Boisguillebert.

Le premier tome, préfacé par A, Sauvy, comprend deux parties :— la première comporte une série de sept études critiques sur la pensée

économique de Boisguillebert ;— la seconde comporte une biographie de 120 pages environ, un recueil

de lettres de Boisguillebert et une bib'iographie commentée de ses princi-paux ouvrages et articles.

Dans le second tome, on trouve une réédition complète — en fait, lapremière édition scientifique — de ses oeuvres.

Nous avons pris connaissance de ces deux volumes après la rédactionde notre chapitre sur Boisguillebert. L'objet de cette annexe est de confronterles résultats de nos recherches avec cette nouvelle publication.

1. Jacqueline Hecht, qui a rédigé la partie biographique et bibliogra-phique, a opté pour l'orthographe « Boisguilbert ». Elle s'en explique en cestermes : « Seul de sa famille, par goût de l'archaïsme, souci d'originalité, oupeut-être pour se distinguer de son frère cadet, notre économiste signera seslettres aux contrôleurs généraux « Boisguillebert ». Mais dans ses actes privés,il signera « Boisguilbert », à l'instar de ses parents, et ses descendants ferontde même. C'est également cette forme qu'adopteront Saint-Simon, Cadet,Boislisle et autres spécialistes de Boisguilbert, et c'est elle que nous sui-vrons 1 . »

Si nous n'avions pas peur d'apparaître comme un faiseur de comptesd'épicier, nous dirions que sur les 86 lettres publiées dans le tome I etsignées par lui, une seule, la première, datée du 26 avril 1691, estsignée Boisguilbert ; — et c'est justement celle-ci que l'I.N.E.D. reproduiten fac-similé dans le tome II —; les 85 autres sont signées Boisguillebert.Voilà sans doute pourquoi des spécialistes de Boisguillebert aussi éminentsque Bast, Daire, Durand, Skarzynski, Talbot, etc. ont cru bon de choisirl'orthographe Boisguillebert. Nous nous étions laissé convaincre par cetargument fort simple : si notre lieutenant général estime devoir orthographierson nom Boisguillebert — quels que soient ses motifs — pourquoi ne pasdemeurer fidèle à cette forme, qui nous semble tout aussi simple et tout aussi« française » que l'autre.

S'il devait s'avérer que le point de vue de J. Hecht l'emporte — si,par exemple, les auteurs de prochains ouvrages importants sur Boisguillebert

t HEcH'r, J., a La Vie de Pierre le Pesant, seigneur de Boisguilbert dans Pierrede Boisguilbert ou la naissance de l'Economie politique, t. I, Paris, 1966, p. 127.

ANNEXE SUR BOISGUILLEBERT 53

devaient tous opter pour Boisguilbert 2 nous nous rangerions volontiersà leur avis. Mais aussi longtemps que la question demeurera en suspens,nous tenons à renforcer le camp des « Boisguillebertistes ».

2. La vie de Boisguillebert retracée par Jacqueline Hecht, qu'AlfredSauvy salue dans sa préface comme « l'un des premiers spécialistes mondiauxen matière de doctrines économiques et de doctrines de population », aconfirmé notre appréciation générale sur les implications probables de sonmilieu social, de sa personnalité propre et de son temps sur son oeuvre. Notonsque cette appréciation générale demeure pour nous une hypothèse de travailqui n'a pas été infirmée pour l'ouvrage de l'I.N.E.D. L'étude détaillée, scienti-fique de l'ensemble des implications, citées ci-devant, reste à faire.

3. Les textes de Boisguillebert que nous avions utilisés, à savoir leséditions de Daire de 1843 et de 1851, ainsi que la première édition de ses« oeuvres complètes » de 1707 comme témoin chaque fois que le Daire pou-vait sembler confus, présentent une vue d'ensemble de la thématique écono-mique de Boisguillebert, qui n'est pas altérée — du moins au niveau de géné-ralité auquel nous nous plaçons — par la connaissance de sa correspondanceet d'autres écrits mineurs que publie l'I.N.E.D.

4. Grâce à la bibliographie commentée par J. Hecht, nous avons décou-vert deux articles récents sur la pensée économique de Boisguillebert, quiavaient échappé à nos recherches.

Le premier est de la plume de notre compatriote Jean Féry. Il a paruen 1957 dans la revue La Vie économique et sociale 3 . Convié à participer àla rédaction d'une étude critique 4 sur Boisguillebert dans l'ouvrage collectifde l'I.N.E.D., Jean Féry y aborde un aspect particulier de l'oeuvre de Boisguille-bert : sa critique du système fiscal en vigueur sous Louis XIV, ses propositionsde réforme et ses conceptions en matière monétaire. C'est également cetteproblématique qui fait tout l'intérêt de son article de 1957 dans La Vieéconomique et sociale, car pour l'étude des autres thèmes économiques, JeanFéry nous dit s'être fort inspiré de l'article de McDonald, que nous avonségalement étudié d'une façon approfondie — avant de rédiger le chapitre surle lieutenant général.

2 Rien n'est d'ailleurs moins certain. Ainsi, une thèse de doctorat présentée parG. Coulombeau à la Faculté de Droit de l'Université de Poitiers s'intitule : « PierreLe Pesant de Boisguillebert... 0. Il serait intéressant de connaître le choix d'André Dubuc,le grand spécialiste rouennais de Boisguillebert.

3 FERY, J., « Boisguilbert, économiste méconnu «, dans La Vie économique etsociale, 280 année, n°' 1-2, Bruxelles, 1957.

4 FERY, J., « Le système fiscal et monétaire de Boisguilbert o, dans P. de Bois-guilbert..., op. cit., pp. 53-70.

54 REPRODUCTION DU CAPITAL

Bien que la question fiscale tombe en dehors du cadre de notre étude,remarquons tout de même que Jean Féry a le grand mérite de mettre enévidence, avec beaucoup plus de clarté que les autres spécialistes qui avaientétudié avant lui le Boisguillebert fiscaliste (tels que Horn et Bast), le faitque le magistrat de Rouen avait défini à l'aube du xvllle siècle les principesclassiques de l'imposition. Jean Féry écrit très justement qu'en « parcourantles mémoires du magistrat rouennais, on se rend compte que les règles del'égalité, de la certitude, de la commodité et de l'économie, connues commeles quatre fameuses règles d'Adam Smith, sont présentes partout chez Bois-guilbert et qu'elles ne manquent que du talent d'exposition et de synthèsede l'auteur de la Richesse des Nations 5 ». En affirmant, en outre, que « sesidées en matière fiscale et monétaire sont subordonnées à un principe général,qui peut se résumer en une phrase : la protection du pouvoir d'achat desmasses est la condition de la prospérité économique 6 », Jean Féry nous laissepressentir le rôle que peut jouer le « multiplicateur de revenu » dans une telleconception.

Ce rôle a été mis en avant dans le second article que nous avons décou-vert grâce à la bibliographie de J. Hecht. Il s'agit de l'article intitulé : Lemécanisme du multiplicateur chez les néo-mercantilistes de langue françaiseau 'cyme siècle, par M. Leduc 7.

Le rôle de multiplicateur 8 chez Boisguillebert avait été perçu parMcDonald et par Molinier, tandis que Bordewijk, Bast et Roberts avaientdéjà, avant guerre, insisté sur la liaison entre la propension à consommer etle niveau des revenus que notre économiste rouennais avait mise en évidence.En analysant de plus près le mécanisme du multiplicateur chez Boisguillebert,Leduc met très opportunément l'accent sur quelques points importants.

Il constate d'abord que « l'idée d'une multiplication de revenu par laconsommation se trouve nettement exprimée pour la première fois (dans

r, FERY, J., ibid., p. 69.ß FERY, J., ibid., p. 65.7 LEDUC, M., « Le mécanisme du multiplicateur chez les néo-mercantilistes de

langue française au xviti" siècle », dans Revue d'Economie politique, 70' année, n° 2,Paris, mars-avril 1960.

a Leduc nous donne du multiplicateur la définition suivante : « L'essentiel dumultiplicateur " de revenu " est qu'une distribution initiale de revenus supplémen-taires, quelle qu'en soit la cause, provoque des vagues successives de revenus induits,chaque vague étant renouvelée par la consommation même des revenus de la vagueprécédente, Les vagues de revenus qui se renouvellent perdent donc à chaque renouvel-lement une partie de leur volume. _ (Article cité, p. 231.) Afin que le mécanismedu multiplicateur sorte des effets positifs, c'est-à-dire : afin qu'il contribue à relancerl'économie, il est indispensable que « l'accroissement de la demande [...] s'accompagned'un accroissement parallèle de l'offre. Cela suppose au départ un sous-emploi desfacteurs de production et l'inexistence de goulots d'étranglement quelconques, detelle sorte qu'il n'y ait aucune hausse de prix u. (Article cité, p. 232.)

ANNEXE SUR BOISGUILLEBERT 55

l'histoire de la pensée économique) — à notre connaissance — par Boisguil-bert dans Le Détail de la France paru en 1697 9 ».

Il observe, en deuxième lieu, que la condition de l'élasticité de la pro-duction — communément assimilée à la condition de sous-emploi — esttoujours présente chez Boisguillebert. Elle ne l'est sans doute pas pour desmotifs théoriques; mais elle est de fait présente parce que pour Boisguillebertc'est, en effet, « une fiscalité maladroite qui, en haussant le prix des denrées,réduit la consommation, rend l'exploitation des terres non rentable et met auchômage de nombreux travailleurs 1° ».

En troisième lieu, nous dit Leduc, si Boisguillebert a pu discernerplus aisément le mécanisme du multiplicateur, c'est parce qu'il traite deflux réels en termes monétaires sans jamais confondre — comme nous l'avonsmontré à différentes reprises — flux monétaires et flux réels.

5. Il nous faut encore examiner si les autres études critiques publiéespar l'I.N.E.D. confirment ou non les thèses que nous avions avancées surBoisguillebert.

Dans une première étude, Spengler 11 compare l'oeuvre de Boisguillebertà celle des réformateurs suivants : le maréchal de Vauban (1633-1707),F. de la Mothe-Fénelon, archevêque de Cambrai (1651-1715), le comte Henride Boulainvilliers (1658-1722) et l'abbé de Saint-Pierre (1658-1743).

Jusqu'ici on avait surtout comparé Boisguillebert à Vauban, on avaitanalysé à de multiples reprises son opposition au mercantilisme, on l'avaitconsidéré comme précurseur des physiocrates, voire d'Adam Smith et, plusrécemment, on avait découvert en lui un penseur dont certaines idées étaientfort proches de Keynes et de la pensée moderne. Toutefois, on avait négligéde comparer d'une façon systématique ses vues avec celles de ses contem-porains immédiats. Spengler comble cette lacune. Il a également le grandmérite de situer Boisguillebert dans l'évolution générale de la pensée philo-sophique. Ecoutons-le : « La Renaissance a remis en valeur la conceptionstoïcienne d'un ordre universel. Mais si l'on néglige son influence, on peutdire que les auteurs du xviir' siècle ont traduit en concepts l'univers éco-nomique (ou social). Ils ont fait apparaître les processus cachés de l'ordresocial comme le xvli" siècle l'avait fait pour l'ordre physique. Au domainede l'homme s'applique aussi cette notion de « structure » qui se cache der-rière les « phénomènes les plus communs 12 ». Et Spengler conclut sa contri-bution en disant que « Boisguilbert appartient donc à ce petit groupe de

9 FERY, J., a Le système fiscal... ,, dans P. de Boisguilbert..., op. cit., p. 233.10 FERY, J.,, ibid., p. 235.11 SPENGLER, J.J., G Les théories économiques de Boisguilbert comparées à celles

des réformateurs de son temps dans P. de Boisguilbert..., op. cit., pp. 1-26.12 SPENGLER, J.J., ibid., p. 6.

56 REPRODUCTION DU CAPITAL

pionniers de l'économie moderne (tels Cantillon, Hume, Quesnay, Smith etd'autres), qui ont découvert l'existence d'un ordre systématique au-delà duchaos apparent des phénomènes économiques [... ] 13 ».

Là où la plupart de ces réformateurs contemporains n'avaient aperçuqu'une multitude de phénomènes isolés et erratiques, Boisguillebert avaitsaisi un système d'interrelations économiques. Voilà pourquoi il dépasse decent coudées, dans quasiment tous les domaines, les réformateurs de sontemps.

6. Dans sa contribution, Bast étudie les rapports entre Boisguillebertet le mercantilisme 14, tandis que Louis Salleron le compare aux physio-crates 15 . Ce sont là des domaines bien explorés depuis Daire (1843); jusqu'àaujourd'hui presque tous les spécialistes de Boisguillebert se sont penchés surcette question. Dans notre introduction (section 6) nous donnons un très brefaperçu des différences et similitudes entre Boisguillebert d'une part, et lesmercantilistes et physiocrates d'autre part.

La lecture de ces deux études confirme ce que nous avions avancé encette matière, bien que nous soyons loin de partager la condamnation outran-cière que formule Bast à l'encontre de la politique colbertiste, et le prétendu

anti-mercantilisme fondamental 16 » de Boisguillebert, ni la trop grandeinsistance que met, à notre avis, Louis Salleron sur les similitudes entre notreéconomiste et les Economistes. (Cfr sections 6.1 et 6.2.)

Sans doute Leduc a tort d'en faire un néo-mercantiliste 17, mais de là àl'ériger en apôtre de l'anti-mercantilisme ou en quasi-physiocrate il y a unemarge, qui, si on la franchit, ôte toute spécificité à l'oeuvre, pourtant fortoriginale, de Boisguillebert.

7. L'étude de Kubota, l'un des plus éminents spécialistes japonais de laphysiocratie, porte sur deux sujets : la théorie des prix proportionnels et lathéorie de l'équilibre ts. Nous ne nous sommes pas appesanti sur la théoriede la valeur et de la formation des prix chez Boisguillebert parce que nousnous étions surtout occupé des notions de structure économique et des rela-tions macro-économiques. En revanche, la liaison qu'établit Kubota entre lathéorie des prix proportionnels et de l'équilibre général nous intéresse direc-tement.

13 SPENGLER, J.J., ibid., p. 26.14 BAST, J.H., a Boisguilbert et le mercantilisme dans ibid., pp. 27-40.15 SALLERON, L., n Boisguilbert, précurseur des physiocrates =, dans ibid.,

pp. 41-52.16 BAST, J.H., art. cit., p. 37.17 LEDUC, M., « Le mécanisme du multiplicateur chez les néo-mercantilistes...

art. cit.18 KUBOTA, A., n La théorie des prix proportionnels et de l'équilibre chez

Boisguilbert a, dans Pierre de Boisguilbert..., op. cit., pp. 71-85.

ANNEXE SUR BOISGUILLEBERT 57

Pour maintenir l'opulence publique, nous dit Kubota, Boisguillebertestime que chaque bien économique doit être vendu de telle sorte que « leprix de vente compense le prix de revient » et que « la production etl'échange 13 » ne soient pas entravés. Dès lors, toujours d'après Kubota, —mais nous nous demandons si Boisguillebert avait perçu cela aussi clairement— « ces prix comprennent tout d'abord les frais d'entretien des divers capi-taux, les salaires, la rente, et également le profit 2° ».

Quoi qu'il en soit, la stabilité économique est assurée — ou favoriséepar trois facteurs stabilisateurs:

1. L'équilibre entre la production et la consommation.2. La concurrence parfaite, et Kubota ajoute ici une idée qui nous semble

fort perspicace : « Sa philosophie de la solidarité sociale, sous-jacente danstoutes ses études, lui interdit de voir dans cet état de concurrence unesimple compétition 21 . »

3. Une capacité d'ajustement rapide des prix lors d'une variation du prixd'une seule catégorie de biens. Kubota en conclut : « Sa théorie du sys-tème des prix équilibrés, qui dérive de celle de ses prix proportionnels,diffère naturellement de la théorie de l'équilibre de Cournot et Wal-ras [ ... ), mais il faut apprécier son grand mérite : celui d'avoir découvert,cinquante ans avant Quesnay, la notion d'un équilibre général des phéno-mènes économiques. Il ne s'agit naturellement, comme pour Quesnay, qued'une vision idéale 22. »

Il est clair que si nous avions eu connaissance de cette étude à temps,nous en aurions intégré les résultats dans la section 9 notamment.

8. Les deux derniers articles ont été fournis par Jean Molinier 23 etpar Stephen McDonald 24 . Ces deux contributions reprennent et approfon-dissent les thèses que chacun de ces deux auteurs avait défendues dans desouvrages antérieurs. Signalons, entre autres, les passages fort importants del'étude de McDonald où ce dernier explique la conception des fluctuationséconomiques de Boisguillebert.

19 KUBOTA, A., ibid., p. 78.20 KUBOTA, A., ibid., p. 80.21 KUBOTA, A., ibid., p. 81.22 KUBOTA, A., ibid., p. 82.23 MOLINIER, J., L'analyse globale de Boisguilbert ou l'ébauche du Tableau

Economique =, dans P. de Boisguilbert..., op. cit., pp. 85-99.24 MCDONALD, S.L., = Aspects modernes des théories économiques de Boisguil-

bert, b, dans P. de Boisguilbert..., op. cit., pp. 100119.

CHAPITRE II

LE « TABLEAU ECONOMIQUE » DE F. QUESNAY

INTRODUCTION

L'introduction du Tableau peut être beaucoup plus brève que celle consa-crée à Boisguillebert. D'abord parce que la situation économique de la France,telle qu'elle a été exposée dans le chapitre précédent, ne s'est pas fondamen-talement modifiée. Ensuite parce que le sujet qui nous préoccupe — c'est-à-direla reproduction du capital social — a été cernée par Quesnay dans son TableauEcononzique. Ceci nous dispense d'analyser son oeuvre en détail, comme ce futle cas lors de l'étude du même thème chez Boisguillebert, où il fallait en recher-cher le fil conducteur à travers tous ses écrits. En dernier lieu, du fait queQuesnay est beaucoup plus connu que Boisguillebert et qu'une série impres-sionnante d'articles et de travaux plus approfondis lui ont été consacrés, on peutse borner à décrire fort succinctement sa situation sociale et le cheminement desa vie de chirurgien à celle de fondateur de l'école physiocratique 1.

Cette introduction comportera deux section fort courtes :— la section 16 traitera de l'évolution de l'économie française depuis

l'époque de Boisguillebert jusqu'à celle de Quesnay, soit approximati-vement de 1700 à 1750-60 ;

— la section 17 tentera de situer la place sociale de Quesnay dans lasociété française en même temps qu'elle s'efforcera de dégager lesimplications de cette situation sociale sur l'oeuvre de Quesnay.

16. Evolution économique de Boisguillebert à Quesnay.

Les grands traits qui caractérisent l'économie française à la fin du règnede Louis XIV demeurent inchangés jusqu'au milieu du xvili 0 siècle. L'agri-culture reste le secteur économique dominant. Toutefois sa stagnation

1 Pour connaître plus en détail la vie de Quesnay on consultera avec profit laremarquable étude de J. HECxT sur « La Vie de F. Quesnay n, dans F. Quesnay et laPhysiocratie, I.N.E.D., Paris, 1958, pp. 211-294.

60 REPRODUCTION DU CAPITAL

perdure, aussi bien à cause du peu de soin qu'apportent les propriétairesfonciers à l'exploitation de leurs terres qu'à cause d'une politique écono-mique encore toujours inspirée par les grandes thèses colbertistes. Si laproduction manufacturière s'accroît — développement de l'industrie dela laine, de la soie — la forme artisanale demeure prépondérante. Quantau commerce international, il connaît un développement fort rapide : de1716 à 1750, le volume des importations et des exportations triple. Si lecommerce intérieur s'accroît également à cause de la croissance des villeset d'un certain développement des échanges, il garde néanmoins les mêmesformes que jadis et il reste, en gros, retardataire. Le nombre des ban-ques augmente sans cesse et le crédit devient plus abondant. La Boursede Paris est fondée en 1726. Autant de signes d'un certain, mais très lent,développement des activités économiques.

Sur le plan de l'administration et des finances publiques, les problèmessoulevés avec pertinence par Boisguillebert restent entiers : alourdisse-ment continu des impôts, injustices monstrueuses du système fiscal, entra-ves perpétuelles à la libre circulation des marchandises. Les guerres de lamoitié du xvllle siècle produisent un effet désastreux sur les financespubliques, le commerce international — toujours particulièrement touchépar les guerres sur mer —, l'industrie locale et l'agriculture.

Dès lors la situation économique des années 1750-60 — le Tableau

Economique date de 1758 — est fort similaire à celle que connut Bois-guillebert. Cette similitude ne doit pas nous faire perdre de vue que lacrise que traverse la France au milieu du xvlll e siècle est autrement pro-fonde que celle de la fin du règne de Louis XIV, du fait que la crise éco-nomique et financière se double d'une grave crise politique et sociale.

Jean Molinier, dans un travail que nous avons à maintes reprises cité,nous donne de la crise politique l'explication suivante : « Le bourgeois,qui depuis le XVIe siècle n'a cessé de progresser sur le plan économique,occupe dans la société politique du XVIII Q siècle un rang moins assuré etmoins haut que celui qu'il occupait au xvIe siècle et le contraste est frap-pant entre l'ascension économique et intellectuelle de la bourgeoisie et sarégression sociale 2 . » H La haute administration, la haute magistrature, leshauts grades militaires lui sont fermés ; aussi le bourgeois du xvllle sièclen'est-il plus un " bourgeois gentilhomme " ; bien souvent propriétairefoncier, il est maintenant, avant tout, un "capitaliste mobilier " qui sait

2 LABROUSSE, C.E., Origines et aspects économiques et sociaux de la Révolutionfrançaise, Cours de Sorbonne, fasc. 1, p. 20 (cité par MOLINIER, J., Métamorphoses...,op. cit., p. 43).

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 61

que ses intérêts sont opposés à ceux des propriétaires fonciers " parexcellence " que sont les membres de la vieille aristocratie dirigeante 9 . »

On assiste donc à une situation de plus en plus critique parce qu'uneclasse sociale, dont le pouvoir économique va grandissant, voit soninfluence politique et son prestige social diminuer.

D'autre part, la classe des propriétaires terriens se scinde. « Il n'y a plusdésormais une seule classe, mais deux classes propriétaires : l'une, la classeprivilégiée, dont la richesse déclinante est principalement foncière ; l'autre,la classe bourgeoise, dont la richesse croissante est d'origine mobilière.Entre ces deux classes, un conflit est ouvert, dont l'issue est déjà cer-taine 4 . » Cette scission n'est pas nouvelle non plus, mais son ampleur luidonne une signification politique toute nouvelle : de plus en plus lanoblesse apparaît comme un « colosse aux pieds d'argile ».

17. Implications idéologiques de la position sociale de Quesnay.

F. Quesnay naquit le 4 juin 1694 dans une ferme à Méré en Seine-et-Oise.Il est le fils d'un petit laboureur, marchand et, pendant quelques années,receveur à l'abbaye de Saint-Magloire. Après une éducation difficile, ilfait des études de chirurgie à Paris et s'installe ensuite comme chirurgienà Mantes. En 1730, il publie une étude sur les saignées qui connaît ungrand retentissement. Quelques années après, il quitte Mantes pour Parisoù il entre au service du duc de Villeroy. Après avoir rédigé plusieursouvrages de médecine, il fait son entrée à la Cour, d'abord comme médecinattitré de la marquise de Pompadour, ensuite comme médecin du Roi.A ce titre, il occupe un petit appartement à Versailles situé en face desappartements royaux. En 1752, le Roi accorde à Quesnay et à sa descen-dance la qualité d'écuyer.

Dès son installation chez madame de Pompadour, Quesnay s'intéresseà l'économie politique. Il étudie tout spécialement Vauban, Boisguillebertet Cantillon. On peut distinguer différentes causes à ce passage de lamédecine à l'économie politique. D'abord, comme le signale J. Sutter dansun article consacré à Quesnay médecin, il ne s'occupait pas seulement dela médecine comme scientifique, mais il a exposé également « le rôle duservice sanitaire dans une société bien ordonnée ». Dès lors on peut direqu'« il n'y a pas d'hiatus dans l'oeuvre de Quesnay, son système économi-que a pris naissance, quand il a examiné de très haut ce que signifiait

3 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 43.4 MOLINIER, J., ibid., p. 43.

62 REPRODUCTION DU CAPITAL

socialement la médecine t' ». Ensuite, l'agriculture était à la mode vers lamoitié du xvm e siècle. Comme le note Voltaire, à partir de 1750, la capri-cieuse nation française, rassasiée d'opéras, de comédies et de romans, semit à raisonner sur les blés. En troisième lieu, ayant passé toute sonenfance à la campagne il était sans doute fort attiré par « le parti de lacharrue », d'autant plus peut-être vers les années 50, car il venait d'ache-ter pour un de ses enfants le domaine de Beauvoir dans le Nivernais. Endernier lieu, cet esprit géométrique, d'une logique toute cartésienne, devaitsans doute trouver dans l'économie politique un champ de pensée pluspropice à l'élaboration d'un système articulé d'abstractions que la méde-cine.

En 1758, le Tableau est terminé. Quesnay a défini la portée socio-politique de ses principes d'économie politique en ces termes : « Si jeleur parle morale (en faisant allusion aux grands de ce monde), ils nem'écouteront que comme un rêveur de philosophie, ou ils croiront queje veux les régenter et me renverront à la manne et à la rhubarbe. Si, aucontraire, je me borne à leur dire : Voilà votre intérêt, l'intérêt de votrepuissance, de vos jouissances et de vos richesses, ils y feront attentioncomme au discours d'un ami 6 . »

Sur avis médical, c'est-à-dire sur avis de Quesnay, le Roi devait s'astrein-dre à faire quelques travaux manuels pour sauvegarder son équilibre men-tal. Et c'est ainsi que ce fut Louis XV en personne qui imprima, à sesheures de loisirs, sur une petite imprimerie de luxe amenée tout spéciale-ment au château de Versailles, le premier exemplaire du Tableau.

L'école physiocratique se développe. La « Secte des économistes »acquiert fort vite de l'importance, même de l'importance politique quidéborde des frontières de la France. D'innombrables articles et pamphletsinondent le marché. Le rayonnement d'un salon organisé par Mirabeau,où « assistaient des aristocrates comme le maréchal de Broglie, le duc dela Rochefoucauld, le duc de Nivernais, le maréchal de Belle-Isle, desétrangers comme le prince de Weimar, l'évêque Massalski, etc. 7 », vagrandissant.

Fréquentant la Cour, ami intime du marquis de Mirabeau, écuyer,médecin de madame de Pompadour et du Roi, logé à Versailles, entouréet écouté par la noblesse, Quesnay est le type même de l'économiste qui

5 SUTTER, J., = Quesnay et la médecine ,,, dans F. Quesnay et la Physiocratie, op.cit., p. 210.

6 HECHT, J., e La Vie de F. Quesnay », dans ibid., p. 260. (J. Hecht ne fournitpas de référence aux écrits de Quesnay.)

7 HECHT, J., ibid., p. 269.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 63

met ses connaissances au service de la classe dominante. Ce conseillerscientifique de la noblesse en épouse, non pas les vues, mais les intérêts.C'est-à-dire — et c'est là la façon dont Quesnay assumait son rôle —qu'il s'efforce de tracer dans ses oeuvres une ligne de conduite destinéeà consolider le pouvoir de la classe des propriétaires.

En quoi consiste cette stratégie politico-économique définie par Quesnayà l'adresse de la noblesse ? 8 Elle a pour point de départ une vue réalisteet dynamique des choses:

— le mode de production capitaliste, en se développant, va s'étendreà toute la production sociale et donc également à l'agriculture. Caracté-ristique à cet égard est que Quesnay suppose dans son Tableau quetoute l'agriculture obéit à des normes capitalistes ;

— la noblesse, le clergé et le Roi disposent encore du pouvoir politiqueet administratif. Ils contrôlent l'appareil d'Etat. Pour Quesnay, l'assise dece pouvoir serait renforcée si sa base économique était consolidée ;

— il faut donc que la noblesse, du moins si elle veut conserver sonpouvoir déjà chancelant, se préoccupe de ses terres et les gère au lieu devivre en ville en se désintéressant superbement de ses propres intérêts.Elle doit « s'embourgeoiser », se « capitaliser », afin de sauvegarder sonpouvoir économique dans les conditions nouvelles issues du développe-ment des forces productives.

On peut dire avec Molinier que « Quesnay apparaît donc à la foiscomme un conservateur et comme un novateur : conservateur parce qu'ilveut restaurer un ordre social en voie de disparition ; novateur parce qu'ilpropose l'abandon des méthodes de production féodale au profit d'unnouveau mode de production s ». Cette contradiction fondamentale —conservateur-novateur — a chez Quesnay un fondement, qu'à notre avisMolinier ne met pas en lumière. Il faut bien voir que subjectivement, àcause de sa position sociale, il veut sauver la noblesse. D'autre part, sesanalyses d'homme de science lui font découvrir une société dont l'évolu-tion va ruiner les rapports de production féodaux et condamner la noblessecomme classe dominante. C'est-à-dire que la science entre en contradictionavec les intérêts de la classe dominante : ainsi, le penseur scientifiquerejoint objectivement les rangs de la classe ascendante, la bourgeoisie,

8 On lira avec intérêt les quelques pages que Jean MOUNIER consacre à ceproblème dans Les Métamorphoses... (pp. 46, 47). Notons toutefois que c'est à Marxque revient le mérite d'avoir souligné le premier les principales caractéristiques de cettestratégie.

9 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 47.

64 REPRODUCTION DU CAPITAL

même s'il proclame vouloir défendre l'aristocratie. Quesnay est un desplus beaux exemples de cette contradiction où la signification véritablede l'oeuvre est opposée à la finalité consciente que l'auteur poursuivait.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 65

I. ANALYSE DU « TABLEAU ECONOMIQUE » 10

18. Le rôle économique des classes en présence.

Marx a été le premier à observer que Quesnay considère dans son Tableau

que le système de fermage, tel qu'il était pratiqué en Normandie, en Picar-die, dans l'Ile-de-France et dans quelques autres provinces françaises, estuniversellement introduit 11 . La division en classes sociales du Tableau

est à l'image de celle que l'on trouve dans ces provinces. Le Tableau estdivisé en trois colonnes. Chacune représente une classe sociale. Tous leséchanges ont lieu entre ces trois classes en présence.

Avant d'examiner successivement quelle place occupe chacune de cestrois classes dans la production et la répartition des « richesses annuellesde la nation », nous allons tenter de cerner le concept « classe sociale »de plus près.

19. Le concept « classe sociale ».

Dans un excellent article consacré à cette question, un des spécialistesjaponais de la physiocratie, le professeur A. Kubota, affirme à très justetitre que « les classes sociales dans le Tableau Economique de Quesnayn'ont aucune signification sociale [...}, la classification des classes socialesest faite uniquement en fonction de critères économiques afin de rendrecompte du procès de reproduction et de circulation des richesses 12 ». Ils'ensuit que les ouvriers agricoles et les ouvriers du secteur textile, parexemple, appartiennent à deux classes sociales différentes, à savoir : laclasse productive et la classe stérile. Le concept « classe ouvrière » utilisépar Marx, ou même, le concept « menu peuple » employé par Boisguille-

bert, ne figurent donc pas dans le Tableau contrairement à ce qu'affirmentde nombreux commentateurs de Quesnay, tels que Oncken, L.H. Haney,Yamagushi, P. Ljashchenko, qui tentent tous d'introduire une quatrièmeclasse dans le Tableau. Cette tentative est, d'après Kubota, vouée à l'échec

10 Nous nous référons constamment à la présentation de la formule arithmétiquedu Tableau faite par Quesnay en juin 1766 et dont l'I.N.E.D. republie le texte intégralpp. 793-812.

11 MARX, K., Randnoten zu Dührings Kritische Geschichte der Natiotal-ökonomie,OEuvres de Karl Marx, Traduction des manuscrits de Marx par M. Rubel, Paris, 1965,p. 1513 à p. 1525. (Ce texte a été repris dans le chapitre X de la deuxième partie del'Anti-Dühring de F. Engels.)

12 KUBoTA, E., = Concept of Class in Quesnay's Tableau Economique dansWaseda Economic Papers, No 9, Tokyo, 1964, p. 1.

1

66 REPRODUCTION DU CAPITAL

« parce qu'aucune importance n'est accordée aux relations sociales, enl'occurrence, aux relations entre employeurs et employés 13 ».

20. La classe productive.

20.1. Définition.

« La classe productive, dit Quesnay, est celle qui fait renaître par laculture du territoire les richesses annuelles de la nation, qui faitles avances des dépenses des travaux de l'agriculture et qui payeannuellement les revenus des propriétaires des terres. On renfermedans la dépendance de cette classe tous les travaux et toutes lesdépenses qui s'y font jusqu'à la vente des productions à la pre-mière main ; c'est par cette vente qu'on connaît la valeur de lareproduction annuelle des richesses de la nation 14 . » Dans leTableau, la récolte totale — nous dirions : le produit agricole brut— s'élève à cinq milliards (5 M.M.) de livres tournois 15 . Au départ,la totalité de cette production agricole se trouve entre les mainsde la classe productive.

20.2. Procès * de production

Deux agrégats entrent en jeu pour expliquer le procès de produc-tion dans l'agriculture : les avances et le produit net. Quesnaydistingue deux sortes d'avances 16 dans le Tableau.1° Les avances primitives. Il s'agit des dépenses d'investissement

faites à la charge des exploitants, tels les achats d'instrumentsd'exploitation, d'animaux de labour, etc. Ces avances primitivesconstituent un stock de capital fixe. Quesnay considère que ladépréciation annuelle de ce capital s'élève à 10 % de sa valeurinitiale. Il part d'une valeur initiale de 10 M.M. Dès lors l'amor-

13 KUBOTA, E., ibid., p. 7.14 QUESNAY, F., Tableau..., op. cit., pp.. 793, 794.15 Selon Marx cela correspond approximativement, d'après les estimations statisti-

ques de l'époque, à la valeur en monnaie de la production agricole en France vers lemilieu du xvnle siècle (Randnoten..., op. cit., p. 1519).

* Nous empruntons le terme p procès > à la littérature marxiste qui l'utilise com-munément dans son ancienne acception où il signifie : déroulement, marche, proces-sus, etc. — Sur le rabat de la p. 3 de la couverture on trouvera la liste des principauxsymboles utilisés.

16 Quesnay distingue une troisième catégorie d'avances : les avances foncières. Ils'agit des premières dépenses d'investissement (défrichement, nivellement, constructiondes bâtiments d'exploitation...) qui ont été faites à la charge des propriétaires fonciers.Ces avances foncières ne figurent pas dans le Tableau.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 67

tissement annuel s'élève à 1 M.M. : c'est ce que les physiocratesappellent les intérêts des avances primitives. Nous utiliseronsles symboles suivants :

Stock des avances primitives : A

Amortissement des avances primitives : A*

2° Les avances annuelles. Il s'agit des dépenses courantes à la chargede la classe productive : les achats d'instruments d'exploitation,d'animaux de labour, etc. Quesnay estime la valeur des avancesannuelles à 1/5 des avances primitives : elles s'élèveront doncà 2 M.M.

A a symbolisera les avances annuelles.

Boisguillebert avait déjà observé que la culture de la terre néces-site « des dépenses préliminaires qu'il nommait les avances 17 ».Quesnay ne fait que préciser cette notion : dès que la classe produc-tive dispose de deux M.M. d'avances annuelles et d'un M.M. d'inté-rêts des avances primitives, le procès de production peut se dérouler.Le résultat de ce procès est constitué par une production agricoled'une valeur de 5 M.M.La formule générale de la production est donc :

Oa = A* + A a + P.N.

Les symboles utilisés sont :O : production agricole (output)a

A* : amortissement des avances primitives

A: avances annuellesa

P.N.: produit netChez Marx cette équation de définition se transforme en :

O = Cf -}- C + V -}- Sa

Les symboles utilisés sont :

Cf • capital fixe déprécié

C : capital circulant

V : capital variableS : plus-value

17 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op .cit., p .62.

68 REPRODUCTION DU CAPITAL

Quantitativement les analogies suivantes apparaissent :C* = A*

f p

C ± V = A a

S = P.N.

On remarquera immédiatement que le poste V (capital variable oula masse des salaires versés aux ouvriers productifs) est incorporéchez Quesnay dans les avances annuelles. Quesnay a différentes rai-sons pour ne pas isoler le capital variable. Etant donné, en premierlieu, que les salariés ne constituent pas une classe indépendantedans le Tableau, il était impossible de présenter leurs revenus commeun poste à part. Ensuite, le capital variable a en commun avec lecapital circulant (matières premières, par exemple) la caractéristi-que que, lors du procès de production, sa valeur est transmiseentièrement et en une fois au produit fabriqué. Marx le note sansambiguïté : « La fraction de valeur du capital productif qui estavancée pour la force de travail passe donc totalement dans le pro-duit [...). Quelle que soit donc la différence, au point de vue dela création de la valeur, entre la force de travail et les éléments ducapital constant qui ne sont pas capital fixe (c'est-à-dire : le capitalcirculant), ce mode de rotation de leur valeur leur est commun paropposition au capital fixe 18. »

En dernier lieu, le produit net est, chez Quesnay, un don gratuit dela nature, tandis que chez Marx la plus-value est issue directementdu travail humain : il s'ensuit que le premier n'est pas obligé defaire ressortir le travail comme entité autonome, alors que le secondy est forcé.

Quesnay, comme Marx, parle d'un rendement de la production dusurproduit. Chez Quesnay ce rendement s'exprime par le rapportentre les avances courantes et le produit net :

P .N.p.n. = A

a

Chez Marx cette formule se transforme en :S

s = —V

18 MARX, K., Le Capital, t. 4, p. 152.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 69

Les deux auteurs partent de l'hypothèse que ce rapport est égal àl'unité.Après avoir examiné la production agricole, voyons sa compositionet sa destination.

20.3. Composition de la production agricole :

O = 5 M.M. = 3 M.M. prod. agric. + 2 M.M. matières premièresa

20.4. Destination de la production agricole.

Vente aux autres classes : . . . 3 M.M.dont : 1 M.M. de prod. agric. aux propriétaires

1 M.M. de prod. agric. à classe stérile1 M.M. de mat. prem. à classe stérile

Autoconsommation de la classe productive : . . 2 M.M.dont : 1 M.M. de productions agricoles

1 M.M. de matières premières.Examinons maintenant plus en détail le concept physiocratique parexcellence du produit net.

20.5. Le produit net.

La classe productive est responsable de la création du produit net.Comment Quesnay et ses disciples définissent-ils ce concept straté-gique de la physiocratie ? Quel lien y a-t-il entre le produit net etla plus-value ? Comment cette conception du produit net se ratta-che-t-elle à Boisguillebert ? Comment s'effectue le procès de pro-duction de ces 5 M.M. ? Quelle est la composition de cette produc-tion ? Quelle est la destination de cette production ? Voyons celade plus près.

Les fermiers-entrepreneurs 19 de la classe productive produisentannuellement une valeur de 5 M.M. et ils consomment pour leurpropre compte durant cette même année 2 M.M. L'excédent de3 M.M. (soit 5 M.M. -- 2 M.M.) ne constitue pas le produit net car1/3 de l'excédent, soit 1 M.M. est utilisé pour remplacer le capitaldéprécié. Par produit net, Quesnay entend le montant de la diffé-rence entre l'excédent de 3 M.M. et le capital déprécié annuelle-ment (1 M.M.), soit 2 M.M. Ces deux milliards du produit netconstituent le revenu de la classe des propriétaires. Ainsi le Tableau

19 L'expression est de M. Dowidar.

70 REPRODUCTION DU CAPITAL

fait apparaître clairement un « surproduit non compensé, c'est-à-direapproprié par une classe sociale qui ne fournit rien en échange 2° ».Puisque seule l'agriculture est productive, le surproduit agricoleest égal au surproduit national. Cette conception macro-économiquedu surproduit approprié par une classe sociale ne pouvait queséduire Marx.

Troisième caractéristique du produit net voisine de la conceptionmarxiste de la plus-value : le produit net, comme la plus-value, estcréé dans la sphère de la production et non pas dans la sphère decirculation. S'il est des similitudes entre le produit net et la plus-value, il faut bien voir que sur un point crucial les deux conceptionsdivergent fondamentalement. C'est ce que souligne notammentJean Bénard quand il dit que, contrairement au produit net, la plus-value ne « reposait plus sur les prétendus caractères particuliersd'un type de production : l'agriculture. Le " don gratuit " n'étaitplus consenti par la nature, mais par une classe sociale obligée dele faire par l'organisation même de la production 21 ».

Louis Salleron, dans une étude consacrée au produit net physio-cratique, analyse plus particulièrement l'oeuvre de Turgot, qui a,du produit net, une conception « tout à fait orthodoxe », bien qu'ilne soit pas un physiocrate « de stricte obédience 22 », et dont lemérite est de nous avoir fourni une description exhaustive de laconception physiocratique du produit net. Quesnay, comme on lesait, n'en a jamais fait un exposé complet et détaillé. Voyons com-ment Turgot voit le produit net : « Dès que le travail du laboureurproduit au-delà de ses besoins, il peut, avec ce superflu que lanature lui accorde en pur don, au-delà du salaire de ses peines,acheter le travail des autres membres de la société 23 ». Voici esquis-sée une théorie du salaire que l'on trouvait déjà en germe chezBoisguillebert et que Marx développera ultérieurement. Le fonde-ment de cette théorie se résume à deux propositions :

1° le salaire est le prix du travail ;

20 BENARD, J., = Marx et Quesnay v, dans F. Quesnay et la Physiocratie, op. cit.,p. 112.

21 BENARD, J., ibid., p. 128.22 SALLERON, L., • Le produit net des Physiocrates =, dans F. Quesnay et la Phy-

siocratie, op. cit., p. 133.23 TURGOT, • Réflexions sur la formation et la distribution des Richesses dans

Ephémérides du Citoyen, Paris 1769, paragraphe VII, cité par Louis Salleron, op. cit.,p. 134.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 71

2 0 ce prix est égal au minimum vital ou « le salaire de

l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui

procurer sa subsistance 24 ».

Outre ce salaire, le laboureur reçoit un surplus, qui est « pur

don » de la nature. Ainsi, d'après Turgot, ce produit net est appro-

prié par le cultivateur au temps où tout cultivateur était propriétaire.

« Mais, à la fin, toute terre trouva son maître, et ceux qui ne purent

avoir les propriétés n'eurent d'abord d'autre ressource que celle

d'échanger le travail de leurs bras dans les emplois de la classe sti-

pendiée contre le superflu des denrées du propriétaire ou cultiva-

teur 25 ». Ce texte, dont le ton même suggère Marx, nous donne

une quatrième caractéristique commune entre produit net et plus-

value : l'accaparement de la plus-value par une classe sociale est le

résultat d'un processus historique. Chez Marx, comme chez les

physiocrates, ce « résultat », cet accaparement est le fait de la

propriété privée des moyens de production, en l'occurrence, quand il

s'agit de l'agriculture, des terres.

21. La classe des propriétaires fonciers.

21.1. Définition.

« La classe des propriétaires comprend le souverain, les possesseurs

des terres et les décimateurs 26 . Cette classe subsiste par le revenu

ou produit net de la culture, qui lui est payé annuellement par la

classe productive, après que celle-ci a prélevé, sur la reproduction

qu'elle fait renaître annuellement, les richesses nécessaires pour

se rembourser de ses avances annuelles et pour entretenir ses riches-

ses d'exploitation 27 . »

D'après Quesnay les propriétaires fonciers proprement dits neperçoivent que 4/7 du produit net, 2/7 vont au Roi et 1/7 aux« décimateurs ». Marx remarque ironiquement que « du temps deQuesnay, l'Eglise était le plus grand propriétaire foncier de Franceet elle touchait en outre la dîme de toutes les autres terres. Maiscomme cet état de choses ne correspond guère à " l'ordre naturel ",l'Eglise ne figure au Tableau qu'en tant que décimateur 28 ».

24 TURGOT, ibid., p. 134.25 TURGOT, ibid„ paragraphe X, p. 134.26 Les décimateurs sont ceux qui bénéficient de la dîme (une partie du clergé).27 QUESNAY, F., Tableau..., op. cit., p. 794.28 MARX, K., Randnoten..., op. cit., p. 1521.

72 REPRODUCTION DU CAPITAL

Le revenu des propriétaires (2 M.M.) est dépensé en :achat de 1 M.M. en produits agricoles ;achat de 1 M.M. en produits manufacturés 29.

21.2. Rôle économique de la classe des propriétaires.

21.2.1. A première vue, le Beau Monde de Quesnay semble endehors de toute activité économique. Il sert tout justed'intermédiaire entre la classe productive et la classe sté-rile. Ne serait-il pas surprenant de constater que politique-ment et idéologiquement on attribue aux propriétaires lerôle de direction de la société et qu'économiquement onles relègue au rôle d'intermédiaire ? Regardons-y mieux.

Jean Molinier a déjà indiqué à juste titre que « laclasse des propriétaires détient donc seule les clés de l'évo-lution économique, Ies autres classes de la société n'étantque l'instrument (classe agricole) ou l'auxiliaire (classestérile) de la production des richesses 30 ». Sans démontrercette thèse de façon approfondie, il base son assertion surdeux éléments :

— ils détiennent le monopole du revenu ;— ils décident seuls de l'affectation de ce revenu.D'autres auteurs ont récemment développé cette thèse :

il s'agit de Woog, Meek, Kubota, Hishiyama. Ces deuxderniers commentateurs de Quesnay ont particulièrementretenu notre attention. Voyons comment ils expliquentl'importance économique des propriétaires et comment ilsfont de l'affectation du produit net une variable stratégi-que, exactement comme Marx fera de la ventilation de laplus-value un des moteurs les plus importants de l'économie.

Dans le Tableau en situation d'équilibre, la classe despropriétaires destine la moitié de son revenu à l'achat deproduits manufacturés et l'autre moitié à l'achat de pro-duits agricoles. Dans l'Ami des Hommes, Mirabeau etQuesnay analysent certaines perturbations de cet équilibre,

29 Pour permettre de comprendre la suite de l'exposé il nous faut savoir que la• troisième classe «, la classe stérile, produit pour 2 M.M. de produits manufacturés.Elle en vend pour 1 M.M. aux propriétaires, ce qui lui permet d'acheter pour 1 M.M.de matières premières à la classe productive. Elle troque l'autre M.M. contre des pro-duits agricoles.

39 MOLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 84.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 73

qui ont comme point de départ une affectation différentedu revenu des propriétaires. Dans un article remarquable 31

consacré plus particulièrement à deux de ces perturbations,à savoir le luxe de décoration 32 et le faste de subsis-tance 33 , Kubota montre l'impact de la répartition du revenudes propriétaires sur l'évolution économique de la société.

21.2.2. Le « Tableau » en déséquilibre.

Nous ne reprendrons ici que le cas du luxe de décorationexpliqué par Kubota.Supposons que la situation initiale se présente comme suit :— avances annuelles de la classe productive : 1050 £— taux de rendement de la production du P.N.: 100 %D'où : — produit net : 1050 £Supposons en outre que les propriétaires affectent 7/12de leurs revenus à l'achat de produits manufacturés et 5/12à l'achat de produits agricoles. Dès lors ils achètent dansun premier stade pour :

612 £.10 s. de produits manufacturés437 £.10 s. de produits agricoles.

Supposons en dernier lieu que par une sorte « d'effet dede démonstration », cette habitude de consommation de laclasse des propriétaires se propage dans les autres classes.La classe productive achètera alors, à l'aide de ses 437 £.10 s., qu'elle vient d'encaisser après avoir vendu ses pro-duits aux propriétaires, pour 255 £. 4 s. 2 d. de produitsmanufacturés (437 £. 10 s. X 7/12) et la classe stérileachètera à l'aide de ses 612 £. 10 s. pour 255 £. 4 s. 2 d.de produits agricoles (612 £. 10 s. X 5/12). Etant donnéque le rendement de la production du produit net est de100 % et que les avances annuelles successives de la classeproductive s'élève à : 437 £. 10 s., 255 £. 4 s. 2 d., lesrevenus annuels correspondants des propriétaires s'élèverontà : 437 £. 10 s., 255 £. 4 s. 2 d.

31 KUBOTA, A., r Essai sur les perturbations du système d'équilibre dans le TableauEconomique de F. Quesnay », dans The Science Council of Japan, Economic Series,n° 24, Tokyo, mars 1960, p. 25.

32 Il y a luxe de décoration pour Quesnay quand la propension à consommer desproduits manufacturés est plus grande que la propension à consommer des produitsagricoles.

33 II y a faste de subsistance dans le cas inverse.

74 REPRODUCTION DU CAPITAL

Quand on compare le Tableau en état d'équilibre auTableau relatif au luxe de décoration, on trouve le résultatsuivant:

Revenu annuel des propriétaires

Tableau en équilibreLuxe de décoration

525437

£.£. 10 s.

262255

£.£.

10 s. ...4 s. 2 d. ...

Tant que le luxe de décoration continue, la reproductiondes produits nets se fait sur une base rétrécie, comme con-séquence à la diminution périodique des avances annuellesde la classe productive. Dès lors, si l'on additionne l'ensem-ble de ces produits nets partiels, on obtient 915 £. 5d. aulieu de 1.050 £.

A l'inverse, dans le cas du faste de subsistance, la repro-duction se fait sur une base élargie, avec, il est vrai, un cer-tain décalage en ce qui concerne la classe stérile, puisqu'ilfaut attendre la 4e période pour que cette dernière voit saproduction augmenter.

« Ainsi, conclut Kubota, tant que les Physiocrates ontl'intention de maximiser le taux de la croissance du revenunational, la disparition de l'égalité entre dépenses produc-tives et dépenses stériles (il s'agit bien sûr d'une diminutiondes dépenses productives) est toujours considérée commela première cause de la diminution du revenu national 34 »

En analysant le même phénomène, H. Woog résume bril-lamment la pensée de Quesnay en disant que « les décisionsqui règlent l'affectation qualitative du revenu influencentdirectement le montant quantitatif du revenu national 35 s.

21.2.3. A I. Hishiyama 36 revient sans doute le mérite d'avoir tra-duit pour la première fois le Tableau en langage mathé-matique et d'avoir construit une « formule » générale duTableau, qui permet de dégager l'importance décisive deschoix économiques de la classe des propriétaires fonciers.

34 KUBOTA, A., art. cit., p. 12.35 Woos, H., The Tableau Economique of F. Quesnay, Berne, 1950, p. 85.36 HISHIYAMA, I., = The Tableau Economique of F. Quesnay. Its Analysis, Recon-

struction and Application ., dans Kyoto University Economic Review, avril 1960,pp. 1-46.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 75

La transcription en termes mathématiques est fort aisée.Il suffit de poser :Revenus des propriétaires ou produit net en début de

période : aDépenses en produits agricoles d'un secteur = Dépen-

ses disponibles du même secteur . r

Produit netp.n. _ = 1

Avances annuelles de la classe productiver, qui représente la propension de la société à consommerdes produits agricoles, est soumis à la contrainte suivante :0 < r < 1. Le Tableau est en équilibre pour r = 1/2 ;il y a luxe de décoration si r < 1/2 ; il y a faste de sub-sistance si r > 1/2. Vu que p.n. = 1, les avances annuellesde la classe productive s'élèvent à : a.

Si nous généralisons le raisonnement Mirabeau-Quesnayde l'Ami des Hommes et repris par Kubota, nous obtenons :

a se décompose en deux parts :a (1—r) : achats des produits manufacturés,a r : achats des produits agricoles.

Avec a r de revenus la classe productive achète pour a r(1—r) de produits manufacturés ; avec a (1—r) de revenusla classe stérile achète pour a (1—r) r de produits agricoles.En sommant :

— toutes les ventes de la classe productive aux pro-priétaires et à la classe stérile ;toutes les ventes de la classe stérile aux propriétaireset à la classe productive, nous obtenons le tableausuivant 37 :

: Ventes Classe productive Classe stérile Propriétaires

Classe (1—r2) . rproductive

— a. ra.(--1—r . 1r)

Classestérile

(2r—r2) . (1—r) — a. (1--r)1—r . (1—r)

37 HISHIYAMA, I., art. cit., pp. 4, 5.

76 REPRODUCTION DU CAPITAL

Représentons l'ensemble des ventes de la classe productive

aux autres classes par x et l'ensemble des ventes de la

classe stérile aux autres classes par y.Le tableau ci-dessus montre que :

_ a . (1—r2) . r.

. (2r—r2)x

1--r . (1—r) + a. r.

=1—r . (1—r)

_ a . (2r—r) . (1—r) a (1—r2)y 1—r . (1- r) +

a. (1—r) = 1—r . (1—)

En introduisant x et y dans le tableau nous obtenons :

Ventes : —>- Classe productive Classe stérile Propriétaires

Classe

productive— y. r. a. r.

Classe

stérile x • ( 1-r) - a. (1—r)

L'équation fondamentale du Tableau est présentée par

Hishiyama de la façon suivante :

x—y.r-}- a. r.avec: ^ r ^ 0

y = x. (1—r) -{- a. (1-^-)

Après avoir établi la formule mathématique fondamentale

du Tableau, Hishiyama décrit une méthode graphique

pour résoudre ces équations 38 . Cette solution, qui a le

mérite de montrer de façon fort suggestive comment évo-

lue la reproduction en fonction des valeurs qu'on attribue

à r, est à rapprocher de la solution graphique que donne

Tsuru aux équations déduites des schémas de reproduction

de Marx. Nous étudierons la représentation graphique de

Tsuru dans le prochain chapitre. Voyons pour l'instant les

rôles respectifs de a et de r.

38 Notons que cette méthode éclaire peut-être d'un jour nouveau les travaux degéométrie auxquels s'adonnait Quesnay à la fin de sa vie. Il ne s'agissait peut-être pastant des r récréations d'un vieillard =, comme disait Dupont de Nemours, mais biend'une tentative de présenter et de résoudre la problématique du Tableau d'une façonplus générale et plus rigoureuse. N'est-il pas significatif que Quesnay aussi bien queMarx aient ressenti, au crépuscule de leur vie, le besoin d'étudier les mathématiques ?

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 77

a est donné par les conditions historiques passées par ledegré de fertilité du sol, par le niveau de développementdes forces productives, etc. En début de période a est doncune donnée extérieure sur laquelle l'homme n'a aucuneprise.r, au contraire, sera essentiellement fonction de la volontédes « policymakers », c'est-à-dire des propriétaires fonciers.Bien entendu le degré de variations de la propension àconsommer n'est pas tellement élastique : des habitudes deconsommation, héritées du passé, pèsent sur la prise dedécision. Néanmoins r demeure, comme le dit Hishiyama,le « véritable paramètre stratégique » du système.Or, puisque tous les agrégats du Tableau (les ventes et lesachats de chaque classe, la production totale, les montantssuccessifs du produit net) sont fonction de a et de r, oncomprend aisément que l'importance que Hishiyamaaccorde à r n'est nullement exagérée. Il l'exprime très clai-rement en affirmant que « le coefficient de dépense r estle facteur décisif qui permet de rendre le Tableau dyna-mique. En effet, le système peut se reproduire sur unebase élargie, rétrécie ou égale en fonction de la valeurque prend r. Le volume de agi, ne fait que déterminer l'échel-le sur base de laquelle la valeur sera produite en pé-riode i spécifique, mais a; n'a rien à voir avec la détermi-nation du procès dynamique du système à travers lesdifférentes périodes 39 D.

Par ces quelques indications complémentaires, nousavons tenté de démontrer le fondement du rôle économiquedes propriétaires fonciers. Nous croyons être autorisé à af-firmer que l'importance politique, éthique, idéologique queQuesnay attribue à la classe dominante se fonde économi-quement sur le rôle que joue cette classe dans le procès dereproduction.

22. La classe stérile.

22.1. Définition.

« La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d'autresservices et à d'autres travaux que ceux de l'agriculture et dont les

39 HISHIYAMA, I., art. cit., pp. 22, 23.

78 REPRODUCTION DU CAPITAL

dépenses sont payées par la classe productive et par la classe despropriétaires, qui eux-mêmes tirent leurs revenus de la classe pro-ductive 40 . »

En début de période la classe stérile achète pour 1 M.M. de ma-tières premières à la classe productive. Elle transforme ces matièrespremières en produits manufacturés. Pour ce faire, les travailleursde la classe stérile doivent subsister. A cette fin, ils ont besoin d'unM.M. de produits agricoles en provenance de la classe productive.La valeur de ces moyens de subsistance est transférée par leur tra-vail aux produits manufacturés. Dès lors la classe stérile produitdes produits manufacturés pour une valeur de 2 M.M.

22.2. Il faut bien voir que la classe stérile « industrieuse A , comme ditsouvent Quesnay, ajoute de la valeur aux matières premières qu'elletransforme : « Je ne veux pas nier, dit Quesnay, qu'il n'y ait addi-tion de richesses à la matière première des ouvrages formés parles artisans, puisque leur travail augmente en effet la valeur de lamatière première de leurs ouvrages 41 . » La différence essentielleentre le travail du cultivateur et le travail de l'artisan est magistra-lement exposée par Quesnay dans quelques passages de Sur lestravaux des artisans où il dit notamment que : « Le produit dutravail de l'artisan ne vaut que la dépense [...]. Le produit dutravail du cultivateur surpasse la dépense 42. » La classe stérile neproduit donc pas un atome de produit net.

La formule de la production des produits manufacturés se pré-sente sous la forme suivante :

_ A +^IIm a T Oa,np

0 : production manufacturièrem

A : avances annuellessa

0* : produits agricoles consommésa,np

Vu que la classe stérile ne produit pas de produit net, le travailde l'artisan est, au sens physiocratique, improductif. Ce sens physio-cratique est aussi capitaliste : un travail qui ne produit pas deplus-value n'est pas productif.

40 QUESNAY, F., Tableau..., op. cit., p. 794.41 QUESNAY, F., = Sur les travaux des artisans A, dans F. Quesnay et la Physio-

cratie, op. cit., p. 888.42 QUESNAY, F., ibid., p. 911.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 79

22.3. On constate immédiatement une des grandes lacunes du Tableau :l'autoconsommation de la classe stérile étant nulle, il faut supposerque la transformation des matières premières en produits manu-facturés s'opère sans capital fixe. Alors que Quesnay avait tellementinsisté sur l'importance du capital fixe dans l'agriculture et surson indispensable reconstitution à l'aide des intérêts des avancesprimitives, il n'y prête guère attention lors de sa description desactivités économiques de la classe stérile. C'est sans doute parcequ'il considère que la classe stérile se compose principalement d'arti-sans qui travaillent avec un capital fixe insignifiant. Quoi qu'ilen soit, il s'agit d'une faiblesse incontestable du Tableau.

23. Les échanges interclasses du « Tableau ».

Après avoir examiné la fonction économique de chacune des classes socia-les qui figurent dans le Tableau, nous allons tenter d'expliquer dans cettesection, aussi clairement que possible, le mécanisme des échanges dansle Tableau. Nous nous sommes inspiré de la représentation graphiqueproposée par S. Tsuru dans une analyse des schémas de reproduction deQuesnay et de Marx 43

En représentant chacune des opérations d'échange par un seul dessin,nous avons quelque peu modifié la représentation de Tsuru. Tsuru tra-vaille avec une masse monétaire de 2 M.M. Signalons que le volume dustock monétaire utilisé dans le Tableau est controversé : Oncken, Marx,pour ne citer que les plus importants, utilisent 2 M.M. ; Bilimovic, Wooget d'autres, travaillent, eux, avec 3 M.M. Si le montant de cette massemonétaire en circulation fait problème, c'est sans doute parce que Quesnayne précise pas ce montant. Il dit notamment : « Cette somme d'argentpeut être supposée plus ou moins grande dans sa totalité, et la circulationplus ou moins rapide ; car la rapidité de la circulation de l'argent peutsuppléer en grande partie à la quantité de la masse d'argent 44 »

Dans une deuxième section, nous présentons une comparaison entre lesagrégats économiques de Quesnay, qui figurent au Tableau, et les agrégatsactuels calculés à partir des données du Tableau.

Dans une troisième section enfin, nous étudierons brièvement la repré-sentation graphique de Quesnay.

43 TSURU, S., On reproduction schemes, publié en appendice de The Theory ofcapitalist Development, de P.M. SWEEZY, Londres, 1949.

44 QUESNAY, F., Tableau..., op. cit., p. 800.

I ^

80 REPRODUCTION DU CAPITAL

24. Représentation graphique des échanges dans le « Tableau ».

24.1. Symboles et abréviations.

flux matériel de 1 M.M.

--- flux monétaire de 1 M.M.

produits agricoles d'une valeur de 1 M.M.

produits manufacturés d'une valeur de 1 M.M.

matières premières d'une valeur de 1 M.M.

créance d'une valeur de 1 M.M.

capital monétaire d'une valeur de 1 M.M.

Cl. Propr. : Classe des propriétairesCl. Prod. : Classe productiveCl. Stér. : Classe stérile

Les rectangles entourés d'un cadre noir n'entrent pas dans lacirculation interclasse.

Remarque : Le stade initial est représenté par un graphique.Les stades intermédiaires et le stade final sont représentés par deuxgraphiques : le premier illustre les flux des échanges, le secondle résultat de ces échanges.

81u TABLEAU ECONOMIQUE A DE QUESNAY

24.2. Stade initial.

"11111111111111111 11111111111111 I

111111111 11 1

CL. PROD.

GRAPHIQUE 1.

Commentaires :

1. Les propriétaires ont une créance de 2 M.M. sur la classeproductive.

2. La classe stérile a produit pour 2 M.M. de produits manu-facturés.

3. La classe productive dispose de 3 M.M. en produits agri-coles, de 2 M.M. en matières premières, et d'un capitalmonétaire de 2 M.M.

82 REPRODUCTION DU CAPITAL

24.3. Premier Flux d'EGhanges.

a) Echanges b) Stade final

PO

IIIIIIIIIIIIIII II 1 1111 IIII; °°:

nom IIIIIIIIIIIIIIIIIIIII Ilil IN' f:`:"':

CL. PROD. CL. PROD.

GRAPHIQUE 2.

Commentaires :

1. La classe productive s'acquitte de sa dette de 2 M.M. enversla classe des propriétaires.

2. Lors du stade final, les propriétaires ont 2 M.M. en capitalmonétaire.

IIIIII IIIIIIII=

IIIIIIIIIIIII

1IIIIIII III II IIIII I I 11111111

II II 11111111

R TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 83

24.4. Deuxième Flux d'Echanges

a) Echanges b) Stade final

CL. PROD. CL PROD

GRAPHIQUE 3.

Commentaires :

1. La classe des propriétaires achète pour 1 M.M. de produitsmanufacturés et pour 1 M.M. de produits agricoles.

2. Lors du stade final, la classe des propriétaires possède pour2 M.M. de marchandises qu'elle consomme, la classe stérilepossède 1 M.M. de capital monétaire et 1 M.M. de produitsmanufacturés ; la classe productive possède 1 M.M. encapital, 2 M.M. en produits agricoles et 2 M.M. en matièrespremières.

84 REPRODUCTION DU CAPITAL

24.5. Troisième Flux d'Echanges.

a) Echanges b) Stade final

CL. PROD. CL PROD.

GRAPHIQUE 4

Colnmentaires :

1. La classe stérile achètepour 1 M.M. de produitsagricoles.

2. La classe productiveachète pour 1 M.M. deproduits manufacturés.

Commentaires :

1. La classe stérile possède1 M.M. de produits agri-coles et 1 M.M. de capi-tal monétaire.

2. La classe productive pos-sède 1 M.M. de produitsagricoles, 1 M.M. de ca-pital monétaire, 1 M.M.de produits manufacturéset 2 M.M. de matièrespremières.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 85

24.6. Stade final.

a) Echanges b) Stade final

'(IIIIIIIIIIIII CL. PROD.

GRAPHIQUE 5.

Commentaires :

La classe stérile achète pour1 M.M. de matières premiè-res.

Commentaires :

1. La classe des propriétai-res possède : 1 M.M. deproduits agricoles et 1M.M. de produits manu-facturés.

2. La classe stérile possède1 M.M. de produits agri-coles et 1 M.M. de ma-tières premières.

3. La classe productive pos-sède 2 M.M. de capitalmonétaire (comme austade initial), 1 M.M.de produits agricoles, 1M.M. de produits ma-nufacturés et 1 M.M. dematières premières.

Consommation finaleProduit net

Classe stérile :

Production totaleConsommation intermédiaireConsommation finaleProduit net

86 REPRODUCTION DU CAPITAL

25. Comparaison entre les agrégats de Quesnay et les agrégats actuels.

Classeproductive

Classestérile propriétaires Total

(1) (2) (1) (2) (1) (2) (1) (2)

Productiontotale (1) 5 5 2 2 0 0 7 7

Consommationintermédiaire (2) 3 2 2 1 0 0 5 3

Consommationfinale (3) 0 1 0 1 2 2 2 4

Produit net ou re-venu national (4) 2 3 0 1 0 0 2 4

Les chiffres de chaque colonne (1) représentent les agrégats de QuesnayIls ont été définis dans les sections 20, 21 et 22. Rappelons que ce quenous nommons consommation intermédiaire Quesnay le désignait sousle terme de reprises. Ces reprises étaient constituées par la somme desavances annuelles et des intérêts des avances primitives. Comme on levoit, l'improductivité de la classe stérile est illustrée par le fait que sonoutput est égal à son input matériel.Les chiffres de chaque colonne (2) représentent les agrégats actuels, cal-culés sur base des données du Tableau. Ces chiffres ont été obtenus de lafaçon suivante:

Classe productive :

Production totaleConsommation intermédiaire

5 M.M. (inchangé)Amortissement du capital fixe (1 M.M.de produits manufacturés) + 1 M.M. dematières premières (-1)1 M.M. de produits agricoles (+1)Production totale — Consommation in-termédiaire = 3 M.M. (+ 1)

2 M.M. (inchangé)1 M.M. de matières premières (-1)1 M.M. de productions agricoles (+1)Production totale — Consommation in-termédiaire = 1 M.M. (+1)

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 87

Les montants des agrégats actuels que nous présentons diffèrent de ceuxqu'expose Molinier dans Le système de comptabilité nationale de F.Quesnay 45. En effet, Molinier fixe le montant de la consommation inter-médiaire de la classe productive à 1,5 M.M., alors que nous pensons qu'ils'élève à 2 M.M. Pourquoi cette différence ? Molinier part de l'hypothèseque l'« autofourniture de la classe productive était de 0,5 M.M. » 46.

L'autofourniture de la classe productive qui figure dans la consommationintermédiaire ne peut provenir que des matières premières produites parla classe productive. Or celle-ci produit 2 M.M. de matières premières,dont 1 M.M. est vendu à la classe stérile. Faut-il dès lors supposer que0,5 M.M. de matières premières passent dans la consommation finale dela classe productive ? Cela nous semble fort peu plausible, d'autant moinsd'ailleurs que le milliard de matières premières acheté par la classe stérilefait intégralement partie de la consommation intermédiaire de la classestérile. Molinier arrive au montant de 1,5 M.M. en additionnant au mil-liard d'amortissement du capital fixe le demi-milliard d'autofourniture.Peut-être décompose-t-il le milliard nécessaire au remplacement du capitalfixe déprécié en : 1/2 M.M. de production manufacturée ± 1/2 M.M.de matières premières. Le fait de faire passer 1/2 M.M. de productionmanufacturée dans la consommation finale ne soulève pas d'objection,puisque la classe des propriétaires utilise tous ses produits manufacturéscomme biens finals. Au contraire, admettre qu'on puisse remplacer ducapital fixe usé par des matières premières semble peu convaincant.

En effectuant cette comparaison entre les agrégats de Quesnay et lesagrégats modernes, deux observations s'imposent :

— la notion actuelle de consommation intermédiaire est plus restrictiveque celle de Quesnay ;

— la notion actuelle du travail productif est plus large que celle deQuesnay, le travail de la classe stérile étant évidemment considérécomme productif.

26. Représentation graphique de F. Quesnay.

Après avoir analysé le rôle de chaque classe, le mécanisme des échangeset les agrégats économiques en jeu, nous allons tenter d'expliquer lestrop fameux zigzags du Tableau. Nous partirons de ce qu'on est convenu

45 MOLINIER, J. . Le système de comptabilité nationale de François Quesnaydans F. Quesnay et la Physiocratie, op. cit., pp. 75-104.

46 MOU NIER, J., ibid., p. 99.

88 REPRODUCTION DU CAPITAL

d'appeler la Formule du Tableau Economique qui a été ajoutée à l'éditionprimitive de 1766 47. On se souviendra que la toute première édition duTableau date de 1758.

26.1. Formule du Tableau Economique.

Reproduction totale : 5 Milliards

Avances annuel- Revenu pour les Avances deles de la classe propriétaires des la classeproductive. terres, le souve- stérile.

rain et les déci-mateurs.

2 M.M. 2 M.M. _ 1 M.M.

V(1) <.(2)Sommes qui 1 M.M. —> .. ---....,.1 M.M.servent à payer ^`)^^le revenu et (3.2...---'"les intérêts 1 M.M.

_^x

des avances (4),..- ,...(5)primitives 1 M.M...-' `•^, 1 M.M.

Total 2 M.M.Dépenses desavances annuel- dont la moitiéles 2 M.M. est retenue par

cette classepour les avancesde l'année sui-

Total 5 M.M. vante.

26.2. Explication du « Tableau » :

En tête du Tableau nous trouvons, à gauche et à droite, les sommesdes avances qui ont été dépensées pendant la période précédente etqui ont fait naître les productions de l'année considérée.« Au milieu, en tête, est la somme du Revenu qui se partage àdroite et à gauche, avec deux classes, où elle est dépensée 48 . »

Les lignes pointillées 49 (1) et (2) représentent les achats des pro-priétaires aux deux autres classes. Ainsi les propriétaires disposent

47 QUESNAY, F., « Analyse de la formule arithmétique du Tableau Economique .,dans Quesnay et la Physiocratie, op. cit., p. 801.

48 QUESNAY, F., = Analyse... «, dans Quesnay et la Physiocratie, op, cit., p. 801.49 Pour rendre l'explication de ces 5 lignes plus aisée, nous les avons numérotées.

C'est l'unique modification que nous apportons au Tableau de 1766.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 89

des biens nécessaires à leur entretien et à leur luxe pendant la

période.

Les lignes (3) et (4) illustrent les achats de la classe stérile à la

classe productive. La ligne (3) aboutit au poste « Avances de la

classe stérile » pour montrer que le milliard de matières premières

sert à reconstituer les avances dépensées lors de la période précé-

dente. Le point d'aboutissement de la ligne (4) représente, à droite

du Tableau, le milliard de produits agricoles destiné à la consom-

mation finale de la classe stérile. Ainsi, la classe stérile a tout ce

dont elle a besoin pour reproduire ces deux milliards de produits

manufacturés.

La ligne (5) retrace les achats de la classe productive à la classe

stérile.En bas du Tableau, au-dessus de la ligne horizontale, nous trouvons

les 2 M.M. d'autoconsommation de la classe productive. Dès lors,

la classe productive dispose des « reprises » nécessaires pour assurer

la reproduction sur la même échelle.

Tout à fait au-dessous du Tableau, nous trouvons les montants des

productions de chaque classe.

90 REPRODUCTION DU CAPITAL

II. LE « TABLEAU » ET MARX

27. Signification du « Tableau » pour la pensée marxiste.Pour comprendre la portée exacte du Tableau, ainsi que sa signification

pour l'évolution de la pensée économique marxiste, pour porter un juge-

ment sur ce qui le rapproche et le sépare de Marx, il nous a semblé com-

mode d'étudier les appréciations et les critiques que Marx a formulées sur

le Tableau. L'auteur du Capital était parfaitement conscient de l'immense

apport de Quesnay à l'économie politique et de sa dette envers le Docteur.

Il a transformé certains concepts physiocratiques en « les dépouillant de

leur gangue agrarienne », comme le dit si joliment J. Bénard dans son

article consacré à Marx et Quesnay °.

Bien sûr, en adaptant des abstractions destinées à rendre compte de la

réalité féodalo-bourgeoise du XVIII' siècle en concepts destinés à saisir

l'essence du capitalisme, Marx a nécessairement doté ses abstractions d'un

contenu différent. Si néanmoins ces concepts supportent un tel malaxage

sans périr, c'est parce que Quesnay analysait déjà dans son Tableau « du »

capitalisme, même si ce n'était que dans un secteur particulier, notam-

ment celui de l'agriculture. Dès lors l'extension des abstractions de Quesnay

peut varier — par exemple : l'extension du « travail productif » —, cer-tains de leurs attributs peuvent être rejetés — par exemple : l'origine du

produit net —, mais le noyau de ces abstractions demeure inchangé —

par exemple : le produit net est un surproduit « gratuit » créé dans le

circuit de la production et entièrement accaparé par une classe autre que

celle qui l'a créé.

Tel est sans doute l'essentiel du travail effectué par Marx sur les abstrac-

tions héritées du passé. Cette démarche permet de conserver, tout en les

dépassant, certaines abstractions opérationnelles utilisées par des économis-

tes d'une époque antérieure.

28. Appréciation générale de Marx sur Quesnay.

Durant toute sa vie Marx a fait une appréciation extrêmement élogieuse

du Tableau Economique de F. Quesnay. Dans Misère de la Philosophie(janvier-février 1847), Marx écrit au sujet de Quesnay : « Le Docteur

Quesnay a fait de l'économie politique une science ; il l'a résumée dans

son fameux Tableau Economique 51 . » Dans ses notes sur Das Tableau

50 BENARD, J., < Marx et Quesnay <, dans Quesnay et la Physiocratie, op. cit.,p. 107.

61 MARX, K., Misère de la Philosophie, Paris, 1947, p. 84.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 91

Economique nach F. Quesnay, rédigées en 1862, il explicite son apprécia-

tion en ces termes : « En effet, la tentative de décrire l'ensemble du

procès de reproduction du Capital ; de considérer la circulation simplement

comme une des formes de la reproduction ; de ne voir dans la circulation

monétaire qu'un moment de la circulation du Capital ; d'incorporer dans

le procès de reproduction l'origine du revenu, l'échange entre capital et

revenu et le rapport entre consommation reproductive et consommation

définitive ; d'inclure dans la circulation du capital la circulation entre

producteurs et consommateurs (en fait entre capital et revenu) ; en der-

nier lieu de représenter comme moments du procès de reproduction la

circulation entre les deux grandes sous-divisions du travail productif —(à savoir) : la production de matières premières et de produits manufac-turés ; et (le fait de synthétiser) tout cela en un seul Tableau, qui en faitne compte que 5 lignes qui relient 6 points de départ et 6 points d'arri-vée — et (faire cela) au deuxième tiers du xviii' siècle, alors que l'éco-

nomie politique en était à ses tout premiers pas, cela constitue une idée

géniale, incontestablement la plus géniale des idées dont l'économie poli-

tique peut jusqu'ici s'enorgueillir 52. »

Dans une lettre à Engels, datée du 6 juillet 1863, il montre comment il

a construit ses propres schémas de reproduction du Capital en partant duTableau 53, et il dit textuellement « qu'il substitue son propre Tableauà celui de Quesnay 54 »,

Enfin, en 1877, dans un passage de l'Anti-Dühring, rédigé par Marx, ilprend violemment position contre « les contorsions et les gesticulations

embarrassées du charlatan (Dühring), qui n'a pas compris le premier motdu Tableau Economique 55 »

29. Appréciations positives de Marx sur le « Tableau ».Il y a dans le Tableau de quoi séduire tout marxiste. Voyons quelques-unsde ces points.

29.1. Marx a certainement été impressionné par le fait que Quesnay

démonte les mécanismes . de la reproduction de l'ensemble du capitalsocial et non pas ceux de capitaux individuels. Il a bien fait ressor-

52 MARX, K., « Das Tableau Economique nach Quesnay n, dans Theorien überden Mehrwert, Teil I, Berlin, 1956, p. 306.

53 Nous examinerons cette filiation plus en détail après avoir étudié les schémasde reproduction de Marx.

54 MARX, K., Briefe über « Das Kapital «, Berlin, 1954, p. 120.55 MARX, K., Randnoten zu Dührings Kritische Geschichte der National-ökonomie,

op. cit., pp. 1517, 1518.

92 REPRODUCTION DU CAPITAL

tir que chez Quesnay « les innombrables actes individuels de la

circulation sont immédiatement considérés en bloc dans leur mou-

vement de masse socialement caractéristique 56 ». Le Tableau em-

brasse toute l'économie : la perspective macro-économique est domi-

nante chez Marx comme chez Quesnay.

29.2. Ce qui a dû impressionner Marx encore davantage est le fait que

Quesnay considère l'ensemble du procès de reproduction du point de

vue du capital-marchandise. «Quesnay, dit Marx, a pris M-M comme

base de son Tableau Economique ; il fait preuve de beaucoup de

discernement en préférant cette figure à ...P... pour l'opposer à

la figure A-A (qui est la seule et unique formule retenue par le

système mercantiliste) 57. »

Qu'entend Marx par là ? Dans le chapitre 3 du Livre II intitulé

Le cycle du capital-marchandise, il s'explique à ce sujet : « Si nous

considérons, par exemple, dit-il, le total du produit-marchandise

annuel (M' ; chez Quesnay : 7 M.M.) et que nous analysions le

mouvement par lequel une partie de ce total remplace le capital

productif dans toutes les affaires individuelles, tandis qu'une autre

partie entre dans la consommation individuelle 58 des différentes

classes, nous voyons que M-M, forme de mouvement du capital

social, est en même temps celle de la plus-value et du surproduit,

engendrés par ce capital 59 . » Un peu plus loin il dira : « A-A'

indique seulement le côté valeur [...} ; M-M', qui dès le terme

initial s'annonce comme aspect de la production marchande capi-

taliste, comprend d'emblée la consommation productive et la con-

sommation individuelle ; la consommation productive avec la mise

en valeur qu'elle implique apparaît donc comme une simple branche

de son mouvement so „

Dans un article consacré aux différentes formes du Tableau,Sakata 61 a insisté sur cette similitude entre Quesnay et Marx ;

Bénard, dans son article sur Marx et Quesnay, n'y accorde, à notre

avis, pas assez d'importance.

56 MARX, K., Le Capital, t. 4, p. 15.57 MARX, K., ibid., p. 92.58 En terminologie moderne : le remplacement du capital productif dans le

Tableau est égal à la consommation intermédiaire et la consommation individuelle estsynonyme de consommation finale.

59 MARX, K., ibid., p. 90.69 MARX, K., ibid., p. 91.61 SAKATA, T., a On various forms of Quesnay's Tableau Economique =, dans

The Annals of the Hitotsubashi Academy, vol. IX, n" 1, Tokyo, octobre 1958, pp. 14-56.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY

93

Sakata, dans l'article cité ci-dessus, montre bien qu'en partant de

la formule M-M', Quesnay peut faire apparaître au moins quatre

phénomènes économiques importants, qui seraient restés cachés s'il

s'était appuyé sur la formule mercantiliste A-A'.

1° « Le procès de production constitue le seul terrain où le capital

peut augmenter de valeur 62 . » Le fait que Quesnay situait l'origine

du produit net dans la sphère de production était considéré par

Marx comme une des contributions les plus importantes que la

physiocratie avait apportées à l'économie politique 63

2° M-M' seul dégage l'importance cruciale de la composition maté-

rielle des marchandises dans le procès de reproduction. Les 7 M.M.

du Tableau ne représentent pas indifféremment 7 M.M. de bananes

ou 7 M.M. de jus de pomme : il s'agit de 3 M.M. de produits agri-

coles, 2 M.M. de matières premières et 2 M.M. de produits manu-

facturés. Et s'il en était autrement la reproduction à la même échelle

serait impossible. « Seule cette représentation du cycle, dit Sakata,

nous montre la part des produits qui remplace le capital productif

et la part qui constitue le produit net e4 . » Plus précisément : ce

n'est que la forme M'-M' qui permet de dégager le rôle crucial des

amortissements du capital fixe et des autres composantes de la

consommation intermédiaire dans le procès de reproduction. En cela

Quesnay est beaucoup plus avancé que Smith : « Smith ne voit pas

— Quesnay, lui, l'avait compris — que la réapparition sous une

forme nouvelle de la valeur du capital constant constitue une étape

importante du procès de reproduction'". » Quand on sait toute

l'importance que Marx accordait à la distinction entre capital fixe

et capital circulant, au rôle du renouvellement du capital constant

déprécié, aux fonctions spécifiques de la consommation productive

et improductive, on comprendra qu'il ne pouvait qu'être séduit par

l'analyse de Quesnay.

3" Bien entendu, la formule M-M' remet la monnaie à sa place.

Ici aussi le caractère antimonétariste de la physiocratie a conquis

Marx. En effet, dans le Tableau, « l'orientation et le montant des

flux monétaires sont déterminés par la circulation des flux réels,

62 SAKATA, T., ibid., p. 51.63 Nous avons développé ce point en discutant la notion de produit net chez

Quesnay.64 SAKATA, T., ibid., p. 51.65 MARX, K., Le Capital, t. 5, p. 17.

94 REPRODUCTION DU CAPITAL

du moins de ceux de ces flux transitant par le marché et donnant

lieu, de ce fait, à échange monétaire ss ».

29.3. Un troisième aspect du Tableau a véritablement enthousiasmé Marx.

Il s'agit de l'objet d'étude du Tableau qui n'est rien d'autre que le

capitalisme dans le secteur agricole. Marx a sans doute été le premier

à dégager avec clarté l'objet du Tableau. En général, parce que

Quesnay lui-même se faisait le défenseur acharné de l'Ancien

Régime, on voyait en lui un théoricien du système féodal. Or, nous

dit Marx, « l'étiquette collée sur un système diffère de celles collées

sur d'autres articles, par ceci notamment qu'elle dupe non seule-

ment l'acheteur, mais souvent le vendeur aussi. Quesnay lui-même

et ses plus proches disciples croyaient à leur panonceau féodal [...).

En réalité cependant, le système des physiocrates est la première

conception systématique de la production capitaliste. Ce sont les

représentants du capital industriel — la classe des fermiers — qui

dirigent tout le mouvement économique. L'agriculture est pratiquée

d'une manière capitaliste, c'est-à-dire en tant qu'entreprise menée

sur une grande échelle par le fermier capitaliste ; celui qui cultive

directement la terre est un travailleur salarié 67 ».

29.4. Il n'y a pas uniquement dans le Tableau des relations d'interdé-

pendance techniques et économiques. Il y a encore une représen-

tation des relations sociales, de ce que Marx a appelé la lutte des

classes. Dès lors, on trouve nécessairement une explication causale

décrivant l'origine du produit net. Cette conception générale est

identique à celle de Marx. J. Bénard a donc parfaitement raison de

souligner que le Tableau et les schémas de reproduction sont tous

deux « génétiques ». C'est-à-dire qu'ils montrent « comment nais-

sent produit social et plus-value, et comment les conditions sociales

de cette création déterminent les formes mêmes de leur circula-

tion ça ». Ce ne sont donc « ni de simples tableaux comptables

assurant la cohérence formelle des flux monétaires », ni de « purs

modèles d'interdépendance générale 69 ».

J. Molinier, pour sa part, en parlant plus précisément du Tableau— mais cela vaut a fortiori pour les schémas de reproduction de

Marx — exprime une idée fort voisine en affirmant que « nos

c;c BENARD, J., « Marx et Quesnay «, dans op. cit., P. 111.67 MARX, K., Le Capital, t. 5, pp. 15, 16.68 BENARD, J., ' Marx et Quesnay «, dans op. cit., p. 110.69 BENARD, J., ibid., p. 125.

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY 95

tableaux économiques actuels (tableau Leontief f, tableau français,etc.) n'analysent en effet que des structures techniques, alors que le

Tableau de Quesnay saisit des rapports entre groupes sociaux 70 ».

29.5. La définition des classes sociales, même si celles-ci ne correspondent

pas à la même division de la société en classes faite par Marx, est« marxiste » en ce sens que Quesnay définit la classe sociale en

fonction de la place qu'elle occupe dans la production. Ce fondement

matérialiste et l'appréciation implicite de la primauté de « l'écono-

mique » ne pouvaient que séduire Marx 77.

29.6. Bien que les deux conceptions philosophiques diffèrent fondamen-

talement, on ne peut tout de même pas nier qu'il y ait une certaine

accointance dans l'approche méthodologique des deux auteurs. Tous

deux se placent à un très haut niveau d'abstraction. Tous deux

étudient au fond une réalité dans « sa moyenne idéale ». Tous deux

travaillent avec des jeux d'hypothèses simplificatrices afin d'éla-

borer une représentation du procès de reproduction. Tous deux

construisent un modèle de l'économie, qui se rapporte plus à l'éco-

nomie telle qu'elle sera plutôt qu'à celle qu'ils ont sous leurs yeux.

Telles sont sans doute les principales appréciations positives que

Marx a portées sur le Tab!'eau. Voyons maintenant les lacunes du

Tableau.

30. Les principales critiques internes du « Tableau » selon Marx i2

30.1. La non-existence du capital fixe dans les manufactures et, corré-

lativement, la non-consommation de produits manufacturés par la

classe stérile constituent une des critiques principales que Marx

adresse au Tableau. Il note à juste titre : « Il ne reste ainsi pas un

centime de produits manufacturés pour leur propre consomma-

tion 73 . »

L'abbé Baudeau, disciple de Quesnay, avait déjà tenté de fournir

une explication de ce point en affirmant que les produits manufac-

70 MoLINIER, J., Métamorphoses..., op. cit., p. 5.71 Nous avons explicité ce point lors de l'analyse du concept • classe sociale

chez Quesnay. (Cfr section 19.)72 Il s'agit des critiques où Marx accepte les hypothèses de base du Tableau.73 MARX, K., ' Ergänzende Bemerkung über das Tableau Economique. Falsche

Voraussetzungen Quesnays n (Remarques complémentaires concernant le Tableau Eco-nomique. Hypothèses erronées de Quesnay), dans Theorien über den Mehrwert, op. cit.,p. 343.

%G REPRODUCTION DU CAPITAL

turés pouvaient être vendus au-dessus de leur valeur 74. Cette diffé-

rence de valeur, ainsi accaparée par la classe stérile, lui permettait

de garder une certaine partie des produits manufacturés. Marx

réfute cette explication en arguant qu'elle est incompatible avec

l'hypothèse de la libre concurrence et avec le point de vue de

Quesnay, selon lequel aucune valeur ne peut être créée lors de la

circulation des marchandises.

Meek nous donne du même point l'explication suivante : la classe

stérile achèterait pour 1 M.M. de produits agricoles, mais elle n'en

consommerait que 500 millions. Elle vendrait les 500 autres mil-

lions à l'étranger et achèterait (à l'étranger) pour 500 millions de

produits manufacturés 71 . Cette explication, pour élégante qu'elle

soit, est en contradiction avec l'hypothèse d'une économie fermée.

D'autre part, si telle fut l'opinion de Quesnay, pourquoi ne l'aurait-il

pas indiquée dans son Tableau ? (Deux lignes supplémentaires

auraient permis de représenter cet échange et par la même occa-

sion d'ouvrir l'économie au « reste du monde » .)

Le plus logique nous semble d'affirmer avec Marx qu'il s'agit

d'une lacune.

30.2. Dans les remarques de Marx en 1862, aussi bien dans Das TableauEconomique nach Quesnay, que dans la Erg inzende Bemerkung...,la consommation de 1/5 de la production agricole en matières pre-

mières pose un problème. « Où sont-elles accumulées ? » se deman-

de Marx. Dans l'Anti-Dühring, Marx semble avoir résolu le problè-

me en écrivant que « la partie la plus importante des besoins des

paysans, autres que les denrées alimentaires (il s'agit donc bien de1 M.M. de matières premières), était satisfaite par l'industrie

domestique, que l'on doit considérer comme le complément naturel

de l'agriculture 76 ». En effet, 1/5 de la production agricole compo-

sée de semences et d'engrais c'est un peu beaucoup, d'où la néces-

sité d'expliquer la consommation de 1 M.M. de matières premières

à l'intérieur de la classe productive par l'existence d'une industrie

« domestique », qui ne produit que pour satisfaire les besoins pro-

pres de la classe des entrepreneurs-agriculteurs. Il reste que si cette

74 BAUDEAU, W., Explication du Tableau Economique à Madame de... par l'auteurdes Ephémérides, publié en 1776 et repris dans Introduction sur la doctrine des Physio-crates, de E. DAIRE, 2' partie, chap. III, Paris, 1846, pp. 852-854.

75 MEEK, R., The economics of Physiocracy, Londres, 1962, pp. 282, 283.713 MARX, K., Randnoten zu Dührings..., op. cit., p. 1519.

97« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY

version de Marx correspond sans doute bien à la réalité des années

1750 ainsi qu'à l'idée que se faisait le docteur Quesnay de la classe

productive, il n'en demeure pas moins vrai que tout ceci ne ressort

pas très nettement à la lecture du Tableau.

30.3. La reproduction ne se fait pas sur une base de 5 M.M., mais bien

sur une base de 7 M.M. : 5 M.M. sont produits par la classe pro-

ductive et 2 M.M. par la classe stérile. Comme l'observe Marx, il

est « également faux, que cette reproduction est égale à 5 M.M. 77 ».

31. Différences fondamentales et points communs entre Marx etQuesnay.

Pour comparer la conception physiocratique et la conception marxiste en

matière économique, il nous a semblé aisé de confronter les deux jeux

d'hypothèses simplificatrices, qui prévalent à l'élaboration du Tableau et

des schémas de reproduction de Marx. Cette comparaison des hypothèses

simplificatrices permet-elle de dégager les points communs et les diffé-

rences essentielles entre la pensée physiocratique et le marxisme ? Oui.

Pour deux raisons :

d'abord parce que le Tableau Economique de Quesnay constitue

un condensé synthétique de la pensée physiocratique au même titre

que les schémas marxistes de la reproduction forment la quin-

tescence de l'économie politique marxiste ;

ensuite, parce que comparer les jeux d'hypothèses simplificatrices

et les résultats auxquels celles-ci aboutissent, c'est comparer chez

K. Marx et F. Quesnay ce qu'ils considèrent tous deux comme

l'essentiel.

Les différences fondamentales que cette comparaison des deux jeux d'hy-

pothèses simplificatrices mettront en lumière, sont en même temps les

critiques externes que Marx nous donne du Tableau.

77 MARX, K., Ergänzende Bemerkung..., op. cit.. p. 343.

98 REPRODUCTION DU CAPITAL

31.1. Les deux jeux d'hypothèses simplificatrices 78.

Hypothèses simplificatricesde F. Quesnay

Hypothèses simplificatricesde K. Marx

1. Trois classes sociales : 1. Deux classes sociales :— la classe productive ---- la classe ouvrière— la classe des propriétaires

fonciers— la bourgeoisie.

— la classe stérile.2. Le produit net est un . don 2. La plus-value est issue du tra-

gratuit . de la nature vail humain.3. Trois catégories de marchan- 3. Quatre catégories de marchan-

dises : dises :— matières premières — moyens de production— produits agricoles — moyens de consommation— produits manufacturés — forces de travail

— (monnaie).4. Echanges interclasses unique- 4. Echanges :

ment — interclasses— intersectoriels— à l'intérieur de la classe

capitaliste— à l'intérieur de chaque sec-

teur.5. Pas de valeur créée lors de la 5. Pas de valeur créée lors de la

circulation du capital. circulation du capital.6. Pas de commerce extérieur. 6. Pas de commerce extérieur.7. Libre concurrence. 7. Libre concurrence.8. Monnaie = faciliter les échan- 8. Monnaie = faciliter les échan-

ges. ges.9. Reproduction simple. 9. Reproduction simple et élargie.

78 Nous ne comparons entre elles que les hypothèses simplificatrices générales. Eneffet, Quesnay utilise encore de nombreuses hypothèses simplificatrices spécifiques, quiont plutôt trait au mécanisme interne du Tableau. Ces principales hypothèses simplifi-catrices spécifiques sont les suivantes :— les avances primitives de la classe productive sont 5 fois plus importantes que les

avances annuelles : A P = 5 A.1

les intérêts des avances primitives s'élèvent à 10 % de ces avances : A* = — A,P 10

le produit net est égal aux avances annuelles de la classe productive : P.N. = A.le revenu des propriétaires est dépensé moitié pour la classe productive et moitiépour la classe stérile : r = 1/2les avances annuelles de la classe stérile sont fixées à la moitié de celles de laclasse productive.Dans le prochain chapitre nous examinerons les hypothèses simplificatrices spécifi-

ques des schémas de reproduction de Marx. (Infra, p. 161)

« TABLEAU ECONOMIQUE » DE QUESNAY

99

31.2. Commentaires.

Les deux premières hypothèses — qui sont les hypothèses les plus

importantes, parce qu'elles reflètent toute la différence entre la con-

ception de Marx et celle de Quesnay et parce qu'elles conditionnent

tout le fonctionnement de la reproduction — sont celles qui dévoi-

lent avec le plus de clarté le monde qui sépare Marx de Quesnay.

La comparaison entre ces deux premières hypothèses permet de

saisir directement quatre critiques « externes », que Marx adresse

à Quesnay :

— l'opposition entre Capital et Travail n'apparaît pas comme

opposition fondamentale dans le Tableau. C'est toute la ques-tion de d'absence de la « 4e classe » dans le Tableau (cfrsection 19) ;

— l'ancienne conception physiocratique suivant laquelle seule

l'agriculture est productive est bien entendu à l'antipode de

la conception du travail productif défendue par Marx ;— si, pour les deux auteurs, le surproduit est formé dans le cir-

cuit de la production, l'origine de ce surproduit diffère. Dès

lors, la physiocratie et le marxisme sont partisans, comme

nous l'avons déjà vu lors de l'analyse de la classe productive

de Quesnay (cfr 20.2 et 20.5), de conceptions différentes de

la valeur.

Pour Quesnay : O a = Cf + CcS

Pour Marx 79 : O = Cf + C + V -{- Sa

si le Tableau de Quesnay était relativement opérationnel pour

rendre compte d'une économie agricole, il faut l'adapter et le

transformer de telle sorte qu'il devienne opérationnel dans

le cadre d'une société industrielle.

Les hypothèses 3 et 4 sont déduites des précédentes. Elles concer-

nent plus directement les mécanismes propres du Tableau et desschémas de reproduction. Nous en reparlerons dans le prochain cha-

pitre.

79 Pour faciliter la comparaison nous avons utilisé des symboles marxistes dansles deux cas. Rappelons la signification de ces symboles :Oa : Valeur du produit agricole (5 M.M.).Cf : Amortissement du capital fixe (1 M.M.).

C : Capital circulant ou avances annuelles (2 M.M.).V : Capital variable ou salaires.S : Plus-value (2 M.M.).

100 REPRODUCTION DU CAPITAL

Les hypothèses 5 et 8 dégagent une large identité de vues entre

la physiocratie et le marxisme : les deux écoles sont antimercantilis-

tes et antimonétaristes.L'hypothèse 6 est une hypothèse simplificatrice « pure », qui peut

être aisément levée chez les deux auteurs.

L'hypothèse 7, apparemment identique chez les deux, ne doit pas

nous induire en erreur. Bénard nous fournit une excellente analyse

comparative entre la théorie de la valeur, et donc le rôle de la libre-

concurrence, chez Marx et Quesnay. Pour Marx les prix gravitent

autour de la valeur ; la concurrence joue un rôle secondaire dans la

formation des prix. Quesnay, nous dit Bénard, « ne se demande pas

ce qui, en dehors des fluctuations de l'offre et de la demande, déter-

mine le niveau des prix d'équilibre, des bons prix 80 ».L'hypothèse 9 exige d'être commentée. La reproduction simple con-

stitue la règle chez Quesnay. Rien d'étonnant d'ailleurs, puisque les

physiocrates vivaient à une période ou l'économie était soit station-

naire, soit à croissance lente. Marx, au contraire, considérait que

l'accumulation du capital et donc la croissance économique consti-

tuaient la règle de la reproduction capitaliste. Dès lors ses schémas

de reproduction permettent la représentation de la reproduction sur

une échelle élargie. Notons que si Quesnay n'a pas représenté la

croissance économique dans son Tableau, il est parfaitement possi-

ble, sans apporter de modifications substantielles aux mécanismes

internes du Tableau, d'y introduire cet élément. Il suffit de modifier

les dépenses de la classe des propriétaires fonciers, comme nous

l'avons fait remarquer dans les sous-sections 21.2.2 et 21.2.3.

Tels sont les points communs et les différences fondamentales

entre Marx et Quesnay.

32. Conclusions.Nous avons déjà vu à maintes reprises qu'il existe entre Boisguillebert et

Quesnay un tissu fort serré de filiations : même agrarisme, même fonction

accordée à la monnaie, même lutte contre le mercantilisme, même dénon-

ciation des abus bureaucratiques du régime, même défense acharnée de

la libre concurrence. D'autre part, un certain nombre d'analogies appa-

raissent du simple fait que les deux auteurs s'efforcent d'expliquer la

reproduction de l'ensemble du produit social. Ils partent tous deux d'une

S0 BENARD, J., Marx et Quesnay ', dans op. cit., p. 126.

« TABLEAU ECONDMIQUE » DE QUESNAY 101

approche macro-économique, ils ont une perception aiguë des relations

intersectorielles, une compréhension profonde de la cohérence du corps

économique et une vue globale du circuit économique.

Ces similitudes ne doivent pas nous obnubiler. Il est bien certain que le

Tableau constitue, sur le plan scientifique, un sérieux pas en avant par

rapport à l'ouvre de Boisguillebert. Quesnay a théorisé et sys tématisé ce

qui n'était chez notre lieutenant général que balbutiements. Les écrits de

Quesnay se situent incontestablement à un niveau hautement supérieur.

Cette évolution nous montre la science économique en marche, se déve-

loppant continuellement — même si c'est par bonds — et s'intégrant à

chaque étape les acquisitions de l'étape précédente.

II y avait naturellement chez Boisguillebert le côté sympathique d'un

contestataire fougueux, qu'on est loin de retrouver chez le docteur du Roi.

L'ouvre de Boisguillebert est empreinte d'une portée sociale extrêmement

progressiste pour l'époque. Il est rare de voir transparaître à la lecture de

Quesnay autre chose qu'un auteur, fût-il génial, alors qu'à chaque page

de Boisguillebert on est face à l'homme.

Certaines pierres d'achoppement auxquelles s'était heurté Boisguillebert,

à savoir notamment : l'absence du facteur temps, la non-distinction rigou-

reuse entre capital fixe et autres biens économiques, la contradiction entre

catégories sociales et catégories économiques, etc., ont été partiellement

évitées par Quesnay.

Bien que le Tableau soit encore essentiellement une « analyse statique

totale » , comme le dit Kubota, l'évolution des agrégats économiques dans

le temps y est néanmoins parfaitement perçue. Nous n'en voulons pour

preuve que la reconstitution d'une période à l'autre des avances annuelles

de la classe productive et qui sont représentées en haut et en bas du

Tableau.

Si Quesnay fait sans ambages la distinction entre capital fixe et capital

circulant dans le secteur agricole, il confond les deux dans le secteur

industriel. Seul Marx, extrêmement alerté par ces insuffisances du Tableau,y donnera une réponse satisfaisante dans ses schémas de reproduction.

Quant à la coïncidence entre catégories sociales et économiques, on n'est

pas beaucoup plus avancé chez Quesnay. Il faudra séparer le Travail d'avec

le Capital pour y voir plus clair. A défaut de cela l'hétérogénéité, tant de

la classe productive que de la classe stérile, subsistera.

CHAPITRE III

LES SCHEMAS DE REPRODUCTION DE KARL MARX

INTRODUCTION

33. Plus d'un siècle sépare le Tableau Economique de F. Quesnay des schémasde reproduction de Marx. Ce fut un siècle de bouleversements socio-poli-tiques en Europe : 1789, 1815, 1830, 1848... Un siècle qui connut Kantet Hegel en Allemagne, l'apogée de l'école classique en Angleterre, lespremiers penseurs socialistes en France. Pour les Etats les plus puissantsdu monde ce fut le siècle du démarrage économique : 1782-1802 pour laGrande-Bretagne, 1830-60 pour la France, 1843-60 pour les Etats-Unis,1850-73 pour l'Allemagne 1.

Dans cette brève introduction historique (section 33), nous examineronscomment Marx et Engels voyaient ce siècle. La sous-section 33.1 analyseles principales caractéristiques de la révolution technologique, que Engelsd'abord et Marx ensuite ont décrites. La deuxième sous-section 33.2 dé-peint les conséquences socio-économiques de l'essor des forces productivesau xixe siècle. La troisième et dernière sous-section 33.3 nous montre,à l'aide des deux précédentes, que les hypothèses simplificatrices desschémas de reproduction sont relatives.

Dans une deuxième section introductive 34 nous tenterons de dégagerl'importance de la reproduction pour la pensée économique.

Dans la section 35 nous situerons la place de l'analyse de la reproduc-tion dans Le Capital.

33.1. La révolution technologique.

33.1.1. On sait quelle place Marx et Engels accordent à l'évolutiondes forces productives et en particulier à celle des moyensde travail. On n'en voudra pour preuve que cette note en

1 ROSTOw, W.W., Les étapes de la croissance économique, traduction française deM.-J. Du ROURET, Paris, 1960, p. 55.

104 REPRODUCTION DU CAPITAL

bas de page du Capital, où Marx déplore l'inexistenced'une véritable histoire de la technologie : « Darwin aattiré l'attention sur l'histoire de la technologie naturelle,c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes etdes animaux, considérés comme moyens de productionpour leur vie. L'histoire des organes productifs de l'hom-me social, base matérielle de toute organisation sociale, neserait-elle pas digne de semblables recherches ? 2 »

L'importance du facteur technique avait été soulignéepar Engels dans Die Lage der arbeitenden Klasse in Eng-land, paru en 1845, oeuvre de jeunesse de Engels qui avaitalors vingt-quatre ans. Ce travail, qui a eu une importancecruciale sur l'évolution de la pensée de Marx, a lancé leconcept « révolution industrielle » et a montré le rôle desinventions techniques sur le développement des forces pro-ductives et sur le bouleversement des rapports de produc-tion que ce développement implique. Dans le chapitre XVdu Capital, intitulé « Le machinisme et la grande indus-trie », Marx reprend et retravaille l'essentiel de cette ana-lyse. Il nous fournit ainsi une ébauche des organes pro-ductifs de l'homme social au xvül" et au xix' siècle.

33.1.2. « Tout mécanisme développé se compose de trois partiesessentiellement différentes : moteur, transmission et ma-chine d'opération 3 . » Marx définit d'abord chacune de cestrois composantes pour décrire ensuite leur évolution. « Lemoteur, dit-il, donne l'impulsion à tout le mécanisme 4 . »

Il peut être de nature fort différente : force musculaire del'homme, de l'animal, impulsion de la machine à vapeur...La transmission de cette impulsion initiale se fait à l'aide

de balanciers, de roues circulaires, de roues d'engrenage,de volants, d'arbres moteurs, d'une variété infinie de cor-des, de courroies, de poulies, de leviers, de plans inclinés,de vis, etc. e ». Cet ensemble de rouages transmet l'impul-sion du moteur à la machine-outil proprement dite. Danscette dernière nous retrouvons sous des formes modifiées

MARX, K., Le Capital, t. II, p. 59.MARX, K., ibid.

4 MARX, K., ibid.MARX, K., ibid., p. 60.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 105

« les appareils et les instruments qu'emploie l'artisan oul'ouvrier manufacturier ; mais d'instruments manuels del'homme ils sont devenus instruments mécaniques d'unemachine e ». Telle est la description de la machine. Voyonsl'évolution de chaque composante.

Une première révolution technologique s'est opérée auXvill e siècle, quand l'instrument, l'outil « sorti des mainsde l'homme, est manié par un mécanisme 7 0. Cette pre-mière révolution concerne uniquement la troisième com-posante. La force motrice peut être d'abord l'ouvrier lui-même, ensuite les animaux, le vent, l'eau. « Dans ces diffé-rents cas, remarque E. Mossé, en commentant ce chapitredu Capital, un inconvénient majeur subsiste : le volume del'impulsion est difficilement adaptable, son extensibilitéconnaissant des limites physiologiques pour l'énergie hu-maine et animale et étant mal contrôlable pour l'énergienaturelle s . » Il faut donc trouver une force motrice nou-velle qui supprime cet inconvénient. Ce sera la machine àvapeur de Watt, « ce premier moteur capable d'enfanterlui-même sa propre force motrice en consommant de l'eauet du charbon et dont le degré de puissance est entièrementréglé par l'homme s ». Dès que cette étape est franchie,un seul moteur « peut désormais mettre en mouvementplusieurs machines-outils. Avec le nombre croissant demachines-outils auxquelles il doit simultanément donner lapropulsion, le moteur grandit, tandis que la transmissionse métamorphose en un corps aussi vaste que compli-qué 10 ». A la fin de ce processus, on trouve « le systèmedes machines-outils automatiques recevant leur mouvementpar transmission d'un automate central {...1. La machineisolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, desa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers ;sa force démoniaque, dissimulée d'abord par le mouvementcadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate

6 MARX, K., ibid.7 MARX, K., ibid.8 MOSSE, E., Marx et le problème de la croissance dans une économie capita-

liste, Paris, 1956, p. 28.9 MARX, K., Le Capital, t. II, p. 63.

19 MARX, K., ibid., p. 64.

106 REPRODUCTION DU CAPITAL

dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrablesorganes d'opération 11 . » Si donc la révolution industrielle,c'est-à-dire « l'utilisation systématique des machines dansla production, tient à l'apparition des moteurs mécaniques »,il faut souligner que l'utilisation — et non l'invention —de ce moteur ne pouvait se situer qu'au moment où lesanciens outils frustes destinés à une série d'opérationss'étaient radicalement transformés. Il fallait que la condi-tion matérielle de l'utilisation des moteurs soit réunie,c'est-à-dire, comme l'indique E. Mossé, que leur « simplifi-cation, leur perfectionnement, leur multiplication 12 » aientatteint un stade suffisamment développé.

33.1.3. Cette évolution des organes techniques est fort voisine decelle des organes des plantes et des animaux. On retrouvela même unité organique dans la fabrique que dans laplante : le fonctionnement de chaque organe dépend dufonctionnement des autres organes, l'évolution d'un organeest fonction de l'évolution des autres organes, etc. On re-trouve également la même tendance à la spécialisation dechaque organe.

Si Marx a eu incontestablement le mérite de mettre cetteanalogie en évidence, il ne faudrait pas en déduire pourautant un déterminisme axé sur l'évolution du facteur tech-nique. Le monisme est étranger à la pensée marxiste. Eneffet, si d'une part l'évolution technologique a fait éclaterles rapports de production précapitalistes, elle n'a néan-moins pu s'effectuer que dans des conditions historiques,politiques, sociales, économiques bien précises. Or ces con-ditions historiques sont loin d'être le résultat unique del'évolution de la technique : elles sont le résultat de l'acti-vité concrète des hommes, de leur lutte des classes, durôle plus ou moins important de facteurs géographiques,institutionnels, etc. D'autre part, l'évolution technologiquea certainement bouleversé toutes les sociétés de fond encomble, mais elle les a bouleversées différemment d'unpays à l'autre pour la simple raison qu'elle s'est insérée dans

11 MARX, K., ibid., p. 67.12 MOSSE E., op. cit., p. 28.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 107

des réalités socio-politiques différentes. Le déterminismeconnaît donc des limites.

Quels sont les principaux bouleversements sociaux, idéo-logiques, etc. que cette révolution technologique a en-gendrés ?

33.2. Conséquences profondes de la révolution industrielle.

33.2.1. Une des premières conséquences du machinisme est lacentralisation et la concentration du capital. Seuls desindustriels ayant à leur disposition une quantité suffisantede capitaux peuvent acheter des machines modernes. Cesmachines permettant de produire à moindres coûts, cassentles reins aux petits industriels de jadis, aux artisans... Ouplutôt, certains petits industriels deviennent des capitainesd'industrie, tandis que d'autres se prolétarisent. En 1845,Engels avait déjà esquissé les grands traits de ce processus :

La petite industrie a donné naissance à la classe moyenne,la grande industrie à la classe ouvrière. Elle a placé quelquesélus de la classe moyenne sur le trône pour pouvoir d'au-tant plus sûrement éliminer les autres quand leur heureaura sonné [...1. La plus grande partie de la " petite classemoyenne " du bon vieux temps a été ruinée par l'industrie.Elle s'est dissoute en deux fractions : certains sont devenusde riches capitalistes, d'autres de pauvres ouvriers 13

La production sur une plus grande échelle et l'extensiondes marchés qui en résulte ont rendu nécessaire le déve-loppement impétueux des moyens de communication. Marxa fort bien souligné la liaison entre les besoins de l'industrieet la transformation des moyens de communication. Voicice qu'il écrit à ce propos : « Les moyens de communicationet de transport d'une société qui avait pour pivot, suivantl'expression de Fourier, la petite agriculture, et commecorollaire, l'économie domestique et les métiers des villes,étaient complètement insuffisants pour subvenir aux besoinsde la production manufacturière, avec sa division élargiedu travail social, sa concentration d'ouvriers et de moyensde travail, ses marchés coloniaux, si bien qu'il a fallu les

13 ENGELS, F., . Die Lage der arbeitenden Klasse in England ., dans K. Marx undF. Engels, Werke, Band 2, Berlin, 1959, p. 254.

108 REPRODUCTION DU CAPITAL

transformer. De même, les moyens de communication etde transport légués par la période manufacturière devinrentbientôt des obstacles insurmontables pour la grande indus-trie avec la vitesse fiévreuse de sa production centuplée,son lancement continuel de capitaux et de travailleurs d'unesphère de production dans une autre et les conditions nou-velles du marché universel. A part les changements radicauxintroduits dans la construction de navires à voiles, le ser-vice de communication et de transport fut peu à peu appro-prié aux exigences de la grande industrie au moyen d'unsystème de bateaux à vapeur, de chemins de fer et de télé-graphes 14 . »

Alors même que ces moyens de communication et detransport modernes permettaient une extension géogra-phique des marchés sans précédent, ils constituaient enmême temps un nouveau débouché colossal pour la sidé-rurgie, les fabrications métalliques, l'industrie minière, etc.Dobb met en lumière une autre fonction économique deces moyens de transport et des chemins de fer en particu-lier : « Bien que nous désignions les décennies du milieudu xixe siècle par " l'âge du chemin de fer ", nous n'appré-cions néanmoins pas toujours à sa juste valeur l'importancestratégique unique de la construction des chemins de ferdans le développement économique de cette période. Leschemins de fer ont un inestimable avantage pour le capi-talisme d'être d'énormes mangeurs de capital lt'.

Le corollaire de la centralisation du capital et de la mo-dernisation des moyens de communication et de transportréside dans le développement extrêmement rapide des vil-les. En parlant des caractéristiques de la machine à vapeurWatt, Marx démontre que son utilisation n'est plus liéeà la campagne comme l'étaient encore, par exemple, lesmoulins à eau dont le fonctionnement dépendait de l'exis-tence d'un ruisseau possédant une chute suffisante. Lemoteur Watt étant mobile, « citadin et non campagnard

14 MARX, K., Le Capital, t. II, p. 69.15 Dons, M., Studies in the development of capitalism, Londres, 1959, p. 296.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 109

comme la roue hydraulique, il permet de concentrer la pro-duction dans les villes au lieu de la disséminer dans lescampagnes 16 D. C'est néanmoins à Engels que revient lemérite, dans un chapitre d'une cinquantaine de pages deDie Lage..., consacré entièrement aux grandes villes, denous fournir une des premières analyses sociologiques dela naissance et du développement des grandes villes indu-strielles. La genèse de ces villes est expliquée sommaire-ment par Engels de la façon suivante : « Le grand établisse-ment industriel réunit beaucoup de travailleurs qui travail-lent ensemble dans un même bâtiment : ils doivent logerensemble et ils construisent près de leur fabrique un vil-lage l '. » Ces travailleurs ont certains besoins dont lasatisfaction nécessite la présence d'autres personnes : desartisans, des tailleurs, des boulangers, des cordonniers. Lajeune génération du village, poursuit Engels, s'accoutumeau travail en usine. Dans la mesure où la fabrique existantene satisfait pas la demande de travail les salaires baissent.Cette baisse des salaires attire d'autres fabricants : « Levillage devient une petite ville, la petite ville devientgrande. Au plus grande est la ville, au plus grand estl'avantage de s'y établir 18. » En effet, on dispose de che-mins de fer, de canaux, de routes. On a un marché, uneBourse. « On est en rapport direct avec les autres marchésqui livrent des matières premières et achètent les produitsfinis 19. » Ainsi la ville constitue un pôle d'attraction pourles autres industriels, pour les travailleurs de la campagneoù l'introduction de nouvelles méthodes de culture libèrede la main-d'oeuvre. La ville industrielle est, au xixe siècle,un pôle de croissance par excellence.

33.2.2. La séparation du travailleur d'avec son outil a donné nais-sance à une classe ouvrière « pure », c'est-à-dire composéede prolétaires ne disposant plus que de leur seule force detravail, et d'une bourgeoisie ayant le monopole de la pro-

16 MARX, K., Le Capital, t. II, p. 63.17 ENGELS, F., Die Lage..., p. 254.11 ENGELS, F., ibid., p. 254.19 ENGELS, F., ibid., p. 255.

110 REPRODUCTION DU CAPITAL

priété des moyens de production. En même temps la révo-lution industrielle « fait passer la qualification techniquedu travailleur à la machine 2° » et prive le travailleur detoute qualification.

Dans les pages émouvantes, d'une grande lucidité, etdont l'actualité saute aux yeux, Marx dépeint les nouvellesformes d'aliénation qu'entraîne l'utilisation des machines :« Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de sonoutil ; dans la fabrique il sert la machine. Là, le mouvementde l'instrument de travail part de lui ; ici, il ne fait que lesuivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autantde membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique, ilssont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépen-damment d'eux 21. » Cette première forme d'aliénation estliée à la machine, au rythme de travail qu'elle impose àl'homme. La machine disqualifie l'individu. L'artiste devientrobot. L'homme en sort diminué. Une deuxième formed'aliénation est liée à l'insécurité d'existence que le machi-nisme entraîne. En effet, l'ouvrier extrêmement qualifiéde jadis jouissait d'une assez grande stabilité d'existencepour la simple raison qu'il était difficilement remplaçable.En disqualifiant son travail le machinisme crée des tra-vailleurs interchangeables, dont la mise à pied ne perturbepas la production. En même temps, des « armées deréserve » de travailleurs se constituent et font pression surles salaires. Une troisième forme d'aliénation est liée à« la discipline de caserne, parfaitement élaborée dans lerégime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillanceet la division des ouvriers en simples soldats et sous-offi-ciers industriels sont poussés à leur dernier degré de déve-loppement 22 ».

33.2.3. Du côté de la bourgeoisie, d'importants bouleversementss'opèrent. En France, au lendemain de 1789, deux bour-geoisies s'affrontent : « L'une, c'était la bourgeoisie despropriétaires ruraux, bourgeoisie foncière qui ne voyait

20 MOSSE, E., Marx et le problème de la croissance..., op. cit., p. 29.21 MARX, K., Le Capital, t. II, p. 104.22 MARX, K., ibid., pp. 105-106.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 111

dans la révolution qu'un moyen d'établir son empire sur lesol ; l'autre, c'était la bourgeoisie mobilière, celle des manu-facturiers, commerçants, financiers, etc., auxquels se joi-gnaient des intellectuels : avocats, écrivains, etc., bourgeoisiedynamique dont les progrès étaient à l'origine de l'éclate-ment des anciennes structures 23. » Ce sera, bien sûr, labourgeoisie mobilière qui l'emportera. Elle formera ce queRostow appelle la nouvelle élite, qui doit « se substituer,dans l'ordre social et politique, à l'ancienne élite qui tenaitson pouvoir de la propriété foncière et qui doit perdre sonancien privilège de disposer de revenus supérieurs au niveauminimum de consommation lorsqu'elle se révèle incapa-ble d'investir ses revenus dans le secteur moderne 24 ».

A la suite de la rapidité du progrès technique et de lacadence accélérée des mutations économiques notamment,la conception du monde de la classe dominante se trans-forme radicalement. « Les idées des hommes sur la sociétépassent d'une conception du monde plus ou moins statique,où de génération en génération les hommes étaient destinésà vivre dans des conditions identiques et où s'écarter de latradition était considéré comme contraire à la nature, à uneconception du monde où le progrès est conçu comme laloi de la vie et où les améliorations continues constituentla situation normale d'une société saine 25 . »

Dans la Théorie de l'évolution économique d'abord, dansCapitalisme, socialisme et démocratie ensuite, J.A. Schum-peter a fait un vibrant éloge de ces capitaines d'industriedont le rôle consiste à « réformer ou à révolutionner la rou-tine de production en exploitant une invention, ou, plusgénéralement, une possibilité technique inédite 26 ». PourSchumpeter, l'entrepreneur-conquistador est le moteur duprocessus de destruction créatrice par lequel la « mutationindustrielle révolutionne incessamment de l'intérieur lastructure économique, en détruisant continuellement seséléments vieillis et en créant continuellement des éléments

23 MOLINIER, J., Métamorphoses.... op. cit., p. 93.24 RosTOw, W.W., Les étapes..., op. cit., p. 41.25 DOSA, M., Studies..., op. cit., p. 256.26 SCHUMPETER, J.A., Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. par G. FAIN,

Paris, 1954, p. 228.

112 REPRODUCTION DU CAPITAL

neufs 27 D. S'il est incontestable que cette fonction-entrepre-neur a été indispensable à l'épanouissement « sans lisières »du capitalisme, s'il est même probable que cette fonctionétait, au xlxe siècle, rivée à l'individu-entrepreneur, il esttoutefois téméraire d'affirmer, comme Schumpeter, quecette fonction doit nécessairement être remplie par cet indi-vidu sacralisé et même déifié qu'est devenu à ses yeux lechef d'entreprise capitaliste. L'histoire économique nousmontre que des substituts fonctionnels efficaces ont puremplacer l'individu-entrepreneur.

On a pu dire que dans Le Manifeste, Marx et Engels fai-saient l'éloge de la bourgeoisie. En effet, ils affirment que

la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner con-stamment l'ensemble des rapports sociaux 28 ». II s'agit,faut-il le rappeler, de l'éloge de la bourgeoisie conquérantedes xville et xIxe siècles.

33.3. Les deux sous-sections précédentes nous installent au coeur du capi-talisme industriel. Deux classes sociales sont en présence : les capita-listes, seuls propriétaires des moyens de production, et les ouvriers,dépossédés de leurs outils. Les moyens de production ont atteint unniveau de développement suffisamment élevé pour que leur propreproduction puisse être considérée comme un secteur industriel àpart. Le capitalisme doit croître pour survivre. C'est dire que lareproduction élargie du capital est sa loi.

Telles sont les caractéristiques essentielles du capitalisme ; tellessont en même temps les principales hypothèses simplificatrices desschémas de reproduction.

34. Importance de l'analyse de la reproduction pour la pensée éco-nomique.

L'importance des schémas de reproduction pour la pensée économiquemarxiste se mesure le mieux en comparant ces schémas à l'école économi-que prémarxiste, à l'oeuvre économique antérieure de Marx et à la placequ'occupe la reproduction du capital dans la pensée économique contem-poraine.

27 SCHUMPETER, J.A., op. cit., p. 164.28 ENGELS, F. et MARX. K., Manifest der Kommunistischen Partei, Berlin, 1968,

p. 18.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 113

34.1. Nous disions déjà dans la section 32.3 que « les schémas de la repro-duction du capital constituent un apport tout à fait nouveau de lapensée de Marx par rapport à l'économie classique anglaise ». Onne peut, en effet, que constater la carence de l'école de Manchesterà élaborer une sorte de tableau économique adapté aux conditionsdu capitalisme industriel. Marx a été le premier à esquisser lesgrands traits d'un modèle de croissance économique du mode deproduction capitaliste.

34.2. Nous n'hésitons pas à dire que les schémas de reproduction consti-tuent un des sommets de la pensée économique marxiste. Disposanten 1863 — date du premier tableau économique marxiste — del'arsenal de concepts auxquels Marx avait réfléchi depuis plus devingt ans, il pouvait les agencer et les présenter d'une façon com-plète et cohérente en un système unifié.

34.3. Nous montrerons dans le chapitre consacré aux Balances Intersec-torielles le rôle que jouent ces schémas dans l'application pratiquede la théorie économique marxiste dans les pays socialistes. M. Dobb,incontestablement un des économistes marxistes les plus compétentsà l'heure actuelle, note à très juste titre, que les schémas « constituentl'embryon d'une matrice moderne d'input-output à deux bran-ches 29

».

D'autre part, en matière de comptabilité nationale, tous les payssocialistes s'inspirent largement de ces schémas.

34.4. En dernier lieu, il faut bien voir que la pensée économique contem-poraine non marxiste a une lourde dette à payer envers la penséeéconomique marxiste et envers ce premier modèle de croissance enparticulier. On peut dire, toujours avec M. Dobb, que « la plupartdes écrits contemporains concernant la dynamique en économie re-présentent non seulement un retour en arrière vers la façon dontétaient envisagés les problèmes économiques par les économistesclassiques et par Marx, mais ils sont également inspirés directementou indirectement par la méthode marxiste et tout spécialement parson analyse structurelle de la reproduction 30 >>.

29 Dom, M., « Marx's " Capital " and its place in economic thought «, dansScience and Society, vol. XXXI, n" 4, New York, automne 1967, p. 537.

39 Doss, M., ibid., p. 537.

114 REPRODUCTION DU CAPITAL

35. Place de l'analyse de la reproduction dans « Le Capital ».

35.1. Après avoir étudié dans le livre I le procès de production immédiatdu capital, c'est-à-dire « son procès de travail et de mise en valeur,qui a pour résultat la marchandise et pour motif déterminant laproduction de la plus-value 31 », et après avoir examiné dans lesdeux premières sections du livre II les différentes phases du procèsde circulation du capital, Marx analyse dans la troisième section dulivre II : « La reproduction et la circulation de l'ensemble du capitalsocial » (titre de la troisième section du livre II) 32.

35.2. Alors que dans les deux premières sections du livre II Marx situeson analyse sur le plan du capital individuel, considéré comme« mouvement d'une fraction du capital social promue à l'autono-mie 33 », il se place d'emblée, dans la section 3, sur le plan de lareproduction du capital social. Certains auteurs qui se sont préoccu-pés particulièrement de la méthodologie marxiste en économie poli-tique ont cru pouvoir en déduire que Marx passait ici du stademicro-économique au stade macro-économique. Tel est notammentle cas de M. Godelier, qui n'hésite pas à écrire dans un ouvrage ré-cent que « pour rejoindre la réalité concrète, il (Marx) effectue lepassage de la micro-économie à la macro-économie [...]. C'est lemouvement des livres II et III du Capital 34

Comme le remarque très justement le professeur Heretik, « l'ex-plication de l'essence de la marchandise, de la valeur, de la monnaie(qui font l'objet du premier livre) [...] n'est pas micro-économi-que 3s »

En règle générale, dans le livre I aussi bien que dans les deux pre-mières sections du livre II, Marx parle du capital face au travailet non du capitaliste individuel dans ses rapports avec des travail-leurs individuels. Ainsi c'est le « capital [...) qui se rend maître dutravail 36 », c'est « le capital qui s'offre en outre comme rapportcoercitif obligeant la classe ouvrière 37 ». Qui met l'accent sur des

31 MARX, K., Le Capital, t. V, p. 7.32 MARX, K., ibid., p. 7.33 MARX, K., ibid., p. 9.34 GODELIERJ M., Rationalité et irrationalité en économie, Paris, 1966, p. 139.35 HERETix, S., « Lettre du professeur Heretik à M. Godelier a, citée dans Ratio-

nalité..., o cst., p. 193.36 MARX, K., Le Capital, t. I, p. 303.37 MARX, K., ibid., p. 303.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 115

rapports de production interclasses ne peut se placer sur un planmicro-économique. D'ailleurs, longtemps avant de rédiger Le Capital,Marx avait déjà une vision macro-économique de l'évolution de lasociété. Ainsi, mettre l'accent sur l'aspect micro-économique dulivre I et des deux premières sections du livre II en l'opposant àla vision macro-économique du livre III, nous semble erroné. Pourdécrire la création de la plus-value dans le livre I, Marx peut seplacer au niveau du producteur individuel, alors que ce niveau-làest incompatible avec l'étude de la reproduction. Ceci ne signifienullement que Marx se meuve de la micro-économie à la macro-économie : de la première à la dernière lettre de ses écrits écono-miques, Marx est par excellence un macro-économiste.

35.3. Nous pouvons néanmoins admettre qu'il y a une différence deperspective entre, d'une part le livre I et les deux premières sectionsdu livre II et, d'autre part, la troisième section du livre II. S'il esten effet parfaitement possible d'analyser le cycle du capital produc-tif, en faisant totalement abstraction de tout le déroulement descycles de circulation du capital, il est impossible d'analyser la repro-duction du capital sans partir de l'ensemble des cycles de productionet de circulation. En effet, la reproduction ne peut avoir lieu quesi une certaine cohérence interne du mode de production est assu-rée. Or cette cohérence interne ne peut être saisie que si l'on se placesur le plan de l'ensemble de la production sociale. L'étude de la pro-duction de la plus-value (livre I) n'implique pas une telle optique,mais ceci ne signifie pas pour autant que celui qui analyse la créa-tion de la plus-value fasse nécessairement de la micro-économie.

116 REPRODUCTION DU CAPITAL

I. LA REPRODUCTION SIMPLE DU CAPITAL SOCIAL 38

A. LA FORME CYCLIQUE DE LA REPRODUCTION SIMPLEDU CAPITAL SOCIAL

Dans le procès de reproduction du capital social, Marx englobe « aussi bienle procès de production immédiat que les deux phases du procès de circulationproprement dit, c'est-à-dire, le cycle complet qui, en tant que procès pério-dique, se répétant sans cesse à intervalles déterminés constitue la rotation ducapital 39 » . La reproduction du capital social est donc constituée par la repro-duction des trois phases du procès cyclique du capital. Quelles sont ces troisphases ?

36.1. Première phase : A—M (phase de circulation du capital) 40.

Dans cette première phase, le capitaliste apparaît sur le marché desmarchandises (machines, instruments de travail, matières premières,matières auxiliaires) et sur le marché du travail comme acheteur. Ilconvertit une certaine somme de monnaie (A) en marchandises (M).Marx représente symboliquement cet achat par : A—M. Les mar-chandises achetées sont de deux sortes différentes : des forces de tra-vail (T) et des moyens de production (Mr). Ainsi le capital moné-taire (A) que le capitaliste possédait au départ se scinde en deuxparties qualitativement différentes : M„ et T. La valeur de M„ estreprésentée par C (capital constant) et la valeur de T est représentéepar V (capital variable). A se scinde donc également en deux partiesquantitativement différentes : C et V.

L'emploi des deux symboles (par exemple, M„ et C) se justifie parle fait qu'il s'agit tantôt de la valeur d'usage (M„) des moyens deproduction et tantôt de leur valeur d'échange (C).

38 Nous étudierons successivement les schémas de la reproduction simple (I) etceux de la reproduction élargie (II).

39 MARX, K., Le Capital, t. V, p. 7.49 L'analyse des trois phases du capital est faite par Marx dans la première section

du livre II : Les métamorphoses du capital et leur cycle (Le Capital, t.. IV, pp. 27-140.)L'analyse du temps de rotation du capital et des caractéristiques du capital fixe et ducapital circulant est faite dans la 2° section du même livre II (Le Capital, t. IV,pp. 140-324).

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 117

A—M se scinde en A—T et en A—M5

Tou plus brièvement : A—M

Mp

La division de la somme globale d'argent (A) ne s'effectue pas dans

C—n'importe quelle proportion. Celle-ci, V

que Marx intitule la com-

position organique du capital, est fonction du secteur industriel, dustade de développement des forces productives et, dans une certainemesure, de la volonté du capitaliste et de l'état du marché.

La périodicité des actes d'échange A—T et A—M„ est bien en-tendu différente :

A—T : constitue le paiement de l'ouvrier et doit donc « serépéter constamment à intervalles assez faibles pourqu'il (l'ouvrier) puisse répéter les acquisitions néces-saires à la conservation personnelle 41 ». Après avoirtouché son salaire, l'ouvrier achète des moyens de sub-sistance. Marx représente ces deux actes d'échange parT—A—M 42.

A—M5, : se scinde en une multitude d'achats (matières premiè-res, machines-outils, immeubles productifs), dont lapériodicité est forcément différente également. Marxdistingue dans cette « multitude d'achats » deux grandescatégories : le capital fixe et le capital circulant 43.

D'où : C = CfC,Les symboles signifient : C : Capital constant

Cr : Capital fixeCc, : Capital circulant

41 MARX, K., Le Capital, t. IV, pp. 36, 37.42 T—A—M : T --A : l'ouvrier perçoit son salaire ;

A —M : l'ouvrier achète l'ensemble des moyens de subsistance avecson salaire.

43 Le capital fixe est la valeur des moyens de travail (machines, bâtiments, etc.).Le capital circulant est la valeur des objets de travail (matières premières). Par « fixitédu capital fixe, il faut entendre le fait qu'une partie de la valeur des moyens de travailreste fixée dans le procès de production pendant de nombreux cycles de production. Ilne faut pas confondre ' fixité > et = immobilité D. Des locomotives, des bateaux, descamions, font partie du capital fixe d'une nation au même titre que les bâtiments indus-triels. Pour certains produits (matières auxiliaires, engrais), le caractère « fixe = ou = cir-culant D n'est pas toujours aisé à définir. Marx consacre plus de vingt pages à cettequestion (Le Capital, t. IV, pp. 145-168).

118 REPRODUCTION DU CAPITAL

Le capital fixe est cette fraction du capital constant qui ne cèdequ'une partie de sa valeur dans le procès de travail, tandis que lecapital circulant est l'autre fraction du capital constant dont toutela valeur est transférée en une fois dans les marchandises produiteslors du procès de travail. La durée nécessaire à la rotation du capitalfixe est un multiple de la durée de rotation du capital circulant.Les durées de rotation (ou la périodicité) des échanges A—T, A—Ciet A—Ce bien que différentes peuvent être réduites par un simplecalcul de moyenne pondérée à une seule période de rotation.

Une dernière remarque concernant cette première phase de lacirculation du capital : afin de rendre les échanges possibles, unesérie d'actes de crédit, octroyés entre autres par les intermédiairesfinanciers aux entreprises industrielles, s'insèrent dans ce processus.Marx suppose que dans le cadre de la reproduction du capital socialces actes de crédit n'altèrent pas la nature de A—M.

36.2. Deuxième phase : ...P... (phase de production du capital).

Une fois que le capital monétaire (A) a été converti en capital pro-ductif, c'est-à-dire en forces de travail et en moyens de production,l'appareil de production peut commencer à fonctionner. La phasede production du capital est analysée par Marx dans le premierlivre du Capital. Nous n'en retiendrons que ceci : c'est dans cettephase-ci, et uniquement dans celle-ci, qu'une plus-value est créée.A l'aide des moyens de travail, les forces de travail transforment lesobjets de travail en marchandises produites, qualitativement diffé-rentes des objets de travail.

Si : S = plus-value (Surplus-value)

M' = valeur des marchandises produites

Cf = valeur du capital fixe consommé dans le procès de pro-

duction (= dépréciation du capital fixe)

C , = valeur du capital circulant utilisé

V = capital variable (Valeur des forces de travail utilisées= somme totale des salaires versés aux travailleurs pro-ductifs).

Il s'ensuit, par définition, que :S = M' — (Cf C + V)

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 119

Puisque : M = C7 + Cc + V

S = M'—MOn pose souvent 44 : C = Cf +CD'où: S=M'—(C V)Ou encore 45: M'=C+V+S

36.3. Troisième phase : M' — A' (phase de circulation du capital).

M' représente la valeur totale des marchandises. Aussi longtempsque ces marchandises ne sont pas vendues, le capital figure sous laforme de capital-marchandise. Pour pouvoir être réintroduit dansle circuit du capital productif, ce capital-marchandise doit préala-blement être converti en capital-argent.

Cette conversion du capital-marchandise en capital-argent faitl'objet de la 2e phase de circulation du capital. Une série d'inter-médiaires commerciaux viennent s'intercaler dans cette phase pourfaciliter l'écoulement des marchandises produites. Comme lors dela première phase de circulation du capital, Marx suppose ici éga-lement que ces intermédiaires commerciaux n'altèrent pas M'—A'

37. Unité des trois phases du procès cyclique du capital.

L'ensemble du procès cyclique du capital social peut être représenté de lafaçon suivante :

TA—M

I M^,

44 Le capital constant (C) a été défini comme la valeur des moyens de productionexistant à un certain moment donné. Il s'agissait d'un stock. Dans cette formule-ci, aucontraire, il s'agit du flux de capital constant, soit autant de capital circulant (C 0) etautant de capital fixe (C*), utilisés pendant un an.

45 Le raisonnement et les formules qui précèdent résument le livre I du Capital,qui comprend ± 700 pages. En si peu de place, nous n'avons pu présenter que le strictminimum de concepts dont la connaissance est indispensable pour la compréhensiondes chapitres ultérieurs. Le lecteur peu initié à l'oeuvre économique de Marx trouveradans l'ouvrage désormais classique de P.M. SWEEZY, The Theory of capitalist Develop-ment, Londres, 1949, un des meilleurs exposés synthétiques de la pensée économique deMarx.

120 REPRODUCTION DU CAPITAL

Le cycle complet du capital ne s'opère normalement que pour autant queses différentes phases passent sans arrêt de l'une à l'autre. Si un arrêt vientperturber la première phase A — M, une partie du capital monétaire serathésaurisée ; si cet arrêt bloque la sphère de la production, des moyens deproduction resteront inemployés et des forces de travail seront inoccupées,d'où : capacité de production excédentaire et chômage; si, en dernier lieu,un arrêt vient bloquer les échanges M'—A', des marchandises seront amon-celées : les stocks gonfleront démesurément. Lors de la reproduction del'ensemble de ces trois phases, on suppose que ces trois phases se déroulentd'une façon continue.

Dans le paragraphe précédent, nous avons mis l'accent sur la successioncontinue de ces phases dans le temps. Mais il ne suffit pas de constater lasuccession de ces phases dans le temps, il faut encore observer que, « con-sidéré comme un tout, le capital occupe donc ses phases différentes simul-tanément, par juxtaposition dans l'espace 4 " ». Cette juxtaposition se pré-sente sous deux formes différentes : au niveau du capitaliste individuel etau niveau du capital total. Au niveau du capitaliste individuel, l'industriel,par exemple, a besoin de liquidités pour payer ses ouvriers (A—T) aumême moment qu'il produit des marchandises (...P...). En outre, il ne vapas attendre de vendre ses produits finis pour acheter des matières premiè-res. Donc : à un même moment, le capital prend, simultanément, les troisformes du procès cyclique. Au niveau de l'ensemble du mode de produc-tion, le capital social prend à tout moment, simultanément, ses trois for-mes. Pendant que les uns produisent, les autres vendent. D'autre part,tout achat étant une vente, ce qui constitue pour les uns la phase A—M,constitue pour d'autres la phase M—A. Le capital occupe « ses phases dif-férentes simultanément par juxtaposition dans l'espace », tandis que « cha-que fraction passe successivement d'une phase, d'une forme fonctionnelleà l'autre ». Comme le dit Marx, « les formes sont donc des formes fluideset leur simultanéité est l'oeuvre de leur succession 47 ».

Quand on parle de la reproduction du capital, il s'agit de la reproductiondu capital total, c'est-à-dire la reproduction des trois phases. La reproduc-tion implique la continuité du processus et le procès du capital total « com-porte toujours l'unité des trois cycles 48 ». Il apparaît clairement de cequi précède, qu'on ne peut comprendre le procès cyclique du capital que

46 MARX, K., Le Capital, t. IV, p. 97.47 MARX, K., ibid.48 MARX, K., ibid.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 12 1

comme mouvement, et non comme une chose au repos 49 ». Il faut envi-sager le cycle du capital comme du capital en marche, qui traverse unesuccession de métamorphoses et dont chaque forme dépend de l'existencedes deux autres formes.

Lors du procès de production, de la nouvelle valeur est créée. Cette créa-tion de plus-value, qui, pour Marx, n'a lieu que dans le procès de pro-duction (...P...), se réalise pendant que la valeur introduite dans le procèsde production (M = C V) est conservée.

Compte tenu de la continuité du procès et de l'unité des trois phases,le capital en mouvement est de « la valeur qui se met en valeur 50 ».

Les traits fondamentaux qui caractérisent le procès cyclique du capitaltotal sont donc :

-- l'unité et la continuité du procès total ;— le dynamisme du « capital en marche » ;— l'interdépendance des trois phases ;— la simultanéité des trois phases ;-- la succession des trois phases pour chaque fraction du capital ;— le capital considéré comme « valeur qui se met en valeur ».

38. La représentation cyclique de la reproduction simple du capital.

38.1. Bien que le terme « représentation cyclique » ne soit pas couram-ment utilisé dans les textes d'économie politique marxiste, il nousa paru utile de l'employer pour bien mettre l'accent sur les carac-tères du procès cyclique lors de la reproduction du capital social.

La reproduction est dite « simple » quand le procès cyclique re-commence sur la même base que le procès cyclique antérieur, ou, cequi revient au même, quand la totalité de la plus-value créée dans laphase de production du procès cyclique est entièrement dépensée

improductivement par la classe capitaliste, qui se l'est appropriée.On dit, par définition, que la plus-value est dépensée improductive-ment quand elle n'est pas échangée soit contre des moyens de pro-duction, soit contre les forces de travail. Cela signifie que pasune parcelle de plus-value n'est réinvestie, par quelque biais que cesoit, dans le circuit de production. Cela signifie, et ce ne sont làque tautologies, que l'économie ne croît pas, qu'elle reste station-naire, que son taux d'expansion est nul.

49 MARX, K., ibid.5a MARX, K., ibid.

-- Co Co

Vto : Ao — M .Po... M'oVo S So

C,

t, : A,m'— M,

V, S,

ÇAO=AiA'

i So

At=A2=...=A,

— A21

S,

t, . A,— M,

122 REPRODUCTION DU CAPITAL

38.2. Supposons que de to à t„ l'économie ne croît pas. Supposons en ou-tre que la base de la reproduction simple est donnée par :

C

A — M

P...

V

Alors la représentation cyclique de la reproduction simple du capitalsocial sera :

V, — A',)

—S, 1 Si

--Cu Ç An- Vn — A'„

sn ^ ^

Sn

t„ : A„ ̂ — M„

Vn

= An

W

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 123

38.3. La représentation cyclique appelle trois observations.

1. Il est nécessaire et suffisant que A=A0=A,=...A;=...A„et que, bien entendu, toute marchandise soit vendue à sa valeur,c'est-à-dire que M = M„ = M, _ ...M; = ...M„ pour quela reproduction se fasse à la même échelle.

2. D'après nos hypothèses-V peut varier 51.

Mais il faut qu'à chaque stade :Co+Vo=...=C;+ =...=C+V=M

Il est dès lors pratiquement peu probable que ` varie forte-

ment alors que C -{- V restent constants. Mais dans le cadrede nos hypothèses et en ce qui concerne la forme cyclique dela reproduction simple, cette éventualité n'est pas exclue.

3. Le grand avantage de cette représentation cyclique consiste àmontrer que par reproduction du capital social on entend lareproduction des trois phases du procès cyclique du capital.

B. LA REPRESENTATION SECTORIELLE

DE LA REPRODUCTION SIMPLE DU CAPITAL SOCIAL 52

Comme nous l'avons vu, la reproduction du capital est dite simple — paropposition à la reproduction rétrécie ou élargie — quand l'intégralité de laplus-value produite à l'intérieur d'un cycle du capital productif n'est pasréintroduite dans le prochain cycle du capital industriel.

Dans l'exposé qui suit, il est implicite que par reproduction du capital, nousentendons la répétition de l'ensemble du capital social à travers ses troisphases successives. Nous nous situons au niveau de toute la société, c'est-à-direque nous considérons la reproduction du capital social.

Bien que la reproduction simple constitue l'exception de la reproduction capi-taliste, les lois auxquelles elle se conforme permettent néanmoins de dégagerdans toute leur pureté les rouages de la vie économique.

C51 Par définition — représente la composition organique du capital.

V52 La reproduction simple est analysée sous cette forme par Marx dans le chapi-

tre XX de la 3 e section du livre II du Capital. Nous avons introduit le terme = sectorielpour ne pas confondre cette représentation-ci de la reproduction avec celle — la formecyclique — que nous avons étudiée dans les pages précédentes. Pour décrire les échangesqui s'opèrent lors de la reproduction simple, nous avons utilisé les graphiques de Tsuru.

I24 REPRODUCTION DU CAPITAL

39. Division matérielle de la production.

L'ensemble de la production des biens matériels ' 3 se divise en deuxgrands secteurs, que nous symboliserons dorénavant par les chiffres Iet II.

Secteur I : Les moyens de production 5'1

— ils ne peuvent être achetés que par la bourgeoisie ;— leur consommation est dite productive, parce qu'ils servent dans

un cycle de production ultérieur.

Secteur II : Les moyens de consommation.

— l'ensemble des marchandises produites qui, par leur valeur d'usage,entrent dans la consommation individuelle de la bourgeoisie et dela classe ouvrière ;

— certains moyens de consommation ne sont achetés que par la bour-geoisie (articles de luxe, par exemple), d'autres ne sont achetés quepar les travailleurs. Mais cette distinction apparaît comme tout àfait secondaire par rapport à celle qui différencie les marchandisesdu secteur I et du secteur II ;

— leur consommation est considérée comme improductive parce qu'ilsne sont pas utilisés dans un prochain cycle industriel.

Quand nous divisons l'ensemble de la production en moyens de produc-tion et en moyens de consommation, nous utilisons comme critère la valeurd'usage des marchandises, leur qualité, leur emploi. Dans la reproductiondu capital social, les deux secteurs jouent un rôle totalement différent.Alors que les moyens de production servent dans un procès de productionultérieur, les moyens de consommation servant à la satisfaction desbesoins physiologiques et psychologiques de l'homme sont anéantis parleur consommation.

53 Nous laissons délibérément de côté les problèmes délicats que posent la déter-mination des biens matériels, le statut à octroyer aux services, ainsi que la définition dessecteurs productifs et improductifs, dans une société capitaliste hautement développée.La solution de ces problèmes n'est pas susceptible d'altérer les lois qui se dégagent del'étude de la reproduction du capital social. Voilà pourquoi il semble que l'on peut sedispenser d'aborder ces problèmes connexes dans ce travail.

54 Rappelons que par moyens de production, Marx entend : les moyens de travail(machines, bâtiments industriels...) + les objets de travail (matières premières) -- lesmatières auxiliaires (éclairage, huile de graissage, etc.).

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 125

40. Division de chacun des secteurs selon la valeur.

Nous avons vu précédemment que la valeur de toute marchandise peutse décomposer en C V ± S. Ceci vaut aussi bien pour les marchan-dises moyens de production, que pour les marchandises moyens deconsommation.La division de chacun des secteurs selon sa valeur nous donnera:I: C1 + V1 + S 1 = M1

avec : M = M1 II : C2 + V2 + S2 = M2

Symboles utilisés :

C1 : capital constant dans le secteur I.

C2 : capital constant dans le secteur II.V1 : capital variable dans le secteur I.V2 : capital variable dans le secteur II.Si : plus-value dans le secteur I.S2 : plus-value dans le secteur II.MI : valeur totale des moyens de production.M2 : valeur totale des moyens de consommation.

41. Loi générale de la reproduction simple.

41.1. Supposons que lors d'un premier cycle industriel, l'appareil deproduction ait fourni une masse de marchandises M qui se décom-posent en M1 et M2.

A la fin du premier cycle nous avons :I:C1 +Vi + S1=M1

: M = M1 -{- M2II : C2 + V2 + S2 = M2Afin qu'un deuxième cycle de production puisse commencer surla même base que le cycle précédent ou, ce qui revient au même,afin que la reproduction simple puisse avoir lieu, il est nécessaireque la somme des moyens de production utilisés dans les deuxsecteurs soit égale à la quantité de moyens de production produitslors du cycle précédent.Il faut donc que : Cl -}- C2 = M1 = Cl + V1 + Si

ou encore : C2 = Vi + S1 (1)

Compte tenu du fait que la totalité de la plus-value produite est

126 REPRODUCTION DU CAPITAL

consommée improductivement, c'est-à-dire transformée en moyensde consommation, il faut nécessairement que la somme globalede la plus-value produite dans les deux secteurs (S 1 -}- S2), addi-tionnée à la somme des salaires versés dans les deux secteurs(V1 + V2), soit égale à la somme des moyens de consommationproduits (M2).

Il faut donc que :S1 S2 -I- Vl -{- V2 = M2 = C2 + V2 -i- S2

ou encore : vi d-- S 1 = Cz (2)

Les deux équations (1) et (2) sont identiques.

Cette équation exprime le rapport nécessaire qu'il doit y avoirentre certains éléments de I et certains éléments de II pour quela reproduction simple puisse avoir lieu. D'habitude, on nommecette équation la loi générale de la reproduction simple.

41.2. Exemple chiffré.

C'est uniquement à titre indicatif, pour faciliter la suite de sonexposé, que Marx utilise l'exemple chiffré suivant 55

I : 4 000 C 1 + 1 000 V1 + 1 000 S i = 6 000 M,II : 2 000 C2 + 500 V2 + 500 S2 = 3 000 M2La reproduction simple est possible puisque :

C2 V1+ S1ou : 2 000 = 1 000 + 1 000.On constate en outre que dans les deux secteurs la composition

organique du capital est la même (V = 4) et que le taux de la

plus-value est également le même (V = 1).

41.3. E. Mandel a représenté cet exemple chiffré sous forme de tableauxd'offre et de demande globales 56 . Les offreurs de toutes lesmarchandises produites sont des capitalistes. Les demandeurs demoyens de production sont également des capitalistes. En ce quiconcerne les moyens de consommation, nous trouvons deux grandescatégories d'acheteurs :

55 MARX, K., Le Capital, t. V, pp. 50 et ss.5° MANDEL, E., Traité d'économie marxiste, t. I, Paris, 1962, p. 399.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 127

1° la classe ouvrière, dont le pouvoir d'achat est équivalent à lasomme des salaires versés dans les deux secteurs ;

2" la bourgeoisie, dont les dépenses s'élèvent à la masse de plus-value formée dans les secteurs I et II.

Moyens de production

Offre

Capitalistes I 6 000

Demande

Capitalistes I

Capitalistes II

4 000

2 000

Offre globale en Mp . . 6 000 Demande globale en M„ . 6 000

Moyens de consommation

Offre

Capitalistes II . . . . 3 000

Demande

Capitalistes I (Si ) . . .

Capitalistes II (S2) . . .

Classe ouvrière I (V1) . .

Classe ouvrière II (V2) . .

1 000

500

1 000

500

Offre globale en M, . . 3 000 Demande globale en M e . 3 000

42. Les échanges lors de la reproduction simple 11

42.1. Symboles utilisés.

I Chaque rectangle fournit quatre indications :

57 Nous avons adopté le principe de la représentation graphique de S. TSURU(On reproduction schemes, op. cit., pp. 367-371). Notons toutefois que S. Tsuru ne repré-sente que deux schémas et qu'ils se rapportent à la reproduction élargie et non à lareproduction simple. Les modification apportées aux schémas de Tsuru sont les sui-vantes : 1° nous avons transformé la représentation élargie en reproduction simple ;2° nous avons scindé les opérations d'échange ; 3 0 nous avons introduit une répartitionde la plus-value. De ce fait, il nous faut 500 capital-argent supplémentaires. L'analysede ces échanges est faite par Marx dans le livre II du Capital, section 3, chap. XX(t. V, pp. 52-135).

128 REPRODUCTION DU CAPITAL

1. la valeur représentée ;2. la nature de la marchandise représentée ;3. le secteur auquel cette marchandise appartient ;4. le fait d'être ou de ne pas être l'objet de transactions inter-

sectorielles (un rectangle entouré de noir ne fait pas l'objetde transactions intersectorielles).

s Capital monétaire : même valeur que le grand rectangleen regard duquel il est placé.

} Flux matériel.

Flux monétaire.I. 4 000 Ci + 1 000 V + 1 000 S = 6 000 M 2 exemple illustré

II. 2 000 C2 + 500 V2 + 500 S2 = 3 000 M c I par le graphiqueTous les autres symboles ont déjà été utilisés précédemment.

42.2. Stade initial.

4.000 C1

1.000 V1 1. 000 S,

11■1111111111•1•111111111111■

ô

500 V., 500 S. 2.000 C0

GRAPHIQUE 6

Commentaires.

1. Le capital-argent ne sert qu'à faciliter les échanges. Au stade final, ilse trouvera dans les mêmes mains qu'au stade initial.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 129

500 V2

I

2.000 C_

1

2. Tsuru a introduit T dans la représentation : cela lui permet de montrerque le marché du travail constitue une seule entité par rapport auxdeux secteurs.

3. Si nous avons introduit les 1 500 unités de créances, c'est pour montrerque le flux de plus-value s'effectue sans contrepartie matérielle. Celapermet également de voir comment se répartit la plus-value; voilàpourquoi nous avons divisé chacun des rectangles « créances » en quatre :profit industriel, profit commercial, profit financier et profit foncier 58.

La lettre P qu'on trouvera le long des lignes qui relient chaque secteuraux rectangles « créances » signifie que la plus-value est préalablementtransformée en profit.

4. Les T sont aux mains des travailleurs; les créances sont aux mains de labourgeoisie. Ainsi, les deux classes apparaissent dans cette représentation.42.3. Echanges à l'intérieur de chaque sectewr.

109

f--i

1.000 v, I

1.000 S1

GRAPHIQUE 758 Dans la lettre de juillet 1863 à Engels, Marx scinde la plus-value en 3.

500 S2

imomTsims

8 p ^--►I_--^\

\\ `—r►

\ _^

w

cc-o -

-U -Z o¢ ô-w r

130 REPRODUCTION DU CAPITAL

Commentaires.

1 et 2 : Le paiement des salaires aux ouvriers est représenté par 1. Les forcesde travail sont achetées par les capitalistes des deux secteurs. Après 2,le capital-argent se trouve aux mains des travailleurs.

3 et 4: Les achats de biens de consommation par les ouvriers du secteur IIau moyen de leurs salaires sont représentés par 3. Après 3, le capital-argent est de nouveau à la disposition des capitalistes du secteur II.Les biens de consommation achetés par les ouvriers sont des moyensde consommation nécessaires; comme le dit Marx, « il est absolumentindifférent que tel produit, par exemple le tabac, soit ou ne soit pas unmoyen de consommation indispensable du point de vue physiologique,il nous suffit que l'habitude l'ait rendu indispensable 59 ». En outre,Marx estime qu'en période de prospérité, la classe ouvrière peut égale-ment prendre part momentanément « à la consommation d'articles deluxe qui, d'ordinaire, lui sont inaccessibles 60 ».

Remarquons que les ouvriers du secteur I devront également acheter desbiens de consommation du secteur II. Mais puisqu'il s'agit d'une trans-action intersectorielle, nous ne l'avons pas représentée ici.

5, 6 et 7 : La classe capitaliste du secteur II consomme toute la plus-valuecréée dans le secteur II improductivement. Il s'ensuit que ses 500 S2 sontéchangés contre des moyens de consommation. Une partie de S2 estéchangée contre des moyens de consommation nécessaires, même si ceux-ci« diffèrent souvent en qualité et en valeur de celles [les subsistances]des ouvriers 61 », une autre partie de S2 est échangée contre des moyensde consommation de luxe.

Nous supposons que cette plus-value créée en II se divise en 4 partiesqui sont appropriées par quatre différentes sortes de capitalistes : lesfinanciers (y inclus les banquiers), les commerçants, les propriétairesfonciers et les industriels. Ceci soulève un problème épineux : supposonsque les commerçants perçoivent 100 en profit. Avec les 100, les com-merçants doivent payer des salaires, entretenir leur capital fixe, d'où :ces 100 ne sont pas uniquement transformés en moyens de consommation.La seule solution possible est la suivante : le profit commercial « pur »est de 100; mais les commerçants perçoivent beaucoup plus des capi-talistes industriels.

Le reste est transformé en V et en C et fait donc partie des transactionsqui portent sur V2 et C2. Marx aborde cette question quand il analysedans la circulation du capital les « frais de circulation 62 ». Mais l'on

69 MARX, K., Le Capital, t. y , p. 56.80 MARX, K., ibid., p. 63.61 MARX, K., ibid., p. 56.62 MARX, K., ibid., t. Iv, pp. 119-140.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 131

peut se demander — à notre avis, avec raison — si cette conception étri-quée du travail productif, où toute activité économique qui se situe dansune des deux phases de la circulation du capital est considérée comme nonproductive, peut encore être défendue aujourd'hui, compte tenu del'énorme développement du secteur « tertiaire ».

8: Montre la transformation de S, en profit et la répartition du profitentre les quatre sous-groupes de la bourgeoisie. Sur le schéma, nousavons pu dessiner 4 flèches différentes; ceci n'était pas possible pourles S.., compte tenu des 2 autres flèches qui aboutissent en «créances 500 ».

9 et 10 : La production de moyens de production est de 6 000. De ces6 000 M„, 4 000 sont indispensables au secteur I pour assurer la repro-duction du capital social. Ainsi, ces 4 000 M„ sont échangés entre lescapitalistes du secteur I. Il y a une multitude d'échanges entre lesdifférentes industries du secteur II : l'industrie textile achète desmachines aux fabrications métalliques, ces dernières passent des com-mandes à la sidérurgie, etc., tous ces échanges prennent la forme géné-rale : M—A—M.

On peut diviser les moyens de production en deux catégories : capitalfixe et capital circulant. Tous les industriels achèteront pendant le cycleindustriel considéré le capital circulant dont ils ont besoin. Une partieseulement des capitalistes achètera des moyens de travail : la partiedont les biens de capital fixe sont devenus inutilisables pendant cettepériode. Ils achèteront ce capital fixe avec du capital-argent thésaurisé aucours des périodes précédentes. Par période, l'amortissement doit être égalà la dépréciation du capital fixe, c'est-à-dire à la valeur du capital fixe,qui a été, pendant cette période, transmise aux produits fabriqués.Dès lors, quand le capital fixe est complètement usé, le montant totaldes amortissements doit permettre son renouvellement puisque la totalitéde sa valeur aura été transmise aux marchandises qu'il a contribué àfabriquer. Il suffira de transformer ce montant incorporé comme capital-marchandise dans les produits fabriqués en capital-argent pour obtenirla somme nécessaire de monnaie à l'achat des moyens de production deremplacement.

REPRODUCTION DU CAPITAL

42.4. Les échanges intersectoriels 63.

132

I

1.000V1 1.000 S1

GRAPHIQUE 8Commentaires.

1 et 2 : Les ouvriers du secteur I achètent des moyens de consommation néces-saires au secteur II. A la fin de 2, les capitalistes du secteur II disposentde 1 000 en capital monétaire, tandis que les ouvriers de I ont acquisles moyens de consommation nécessaires à leur subsistance.

3 et 4: Nous avons supposé qu'au départ les capitalistes de I disposaientd'un capital monétaire de 2 000 unités. La moitié est dans les mainsdes travailleurs, l'autre moitié sert à acheter des moyens de consommationdes deux catégories (nécessaires et de luxe).

Après 4, un capital monétaire de 1 000 va rejoindre 1 000 autres unitésdu capital monétaire en II, alors que les ouvriers et les capitalistes de Idisposent des moyens des consommation pour satisfaire leurs besoins.63 Pour ne pas multiplier les graphiques, nous avons considéré que le stade final

du précédent graphique constitue le stade initial avant les échanges intersectoriels.

3

5 r-2

2.000 I

GRAPHIQUE 9.

500 500I I

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 133

5 et 6: A l'aide du capital monétaire dont dispose II, les capitalistes de IIvont acheter à I les moyens de production nécessaires à la reproductiondu même nombre de marchandises (3 000) que celles produites lors ducycle industriel précédent.

Les remarques concernant les achats de biens de capital fixe et decapital circulant demeurent exactes en ce qui concerne les achats inter-sectoriels des moyens de production.

Après 2, le capital monétaire retrouve sa place initiale : il est denouveau à la disposition des capitalistes du secteur I.

42.5. Stade final.

4.000 I

1.000 11 1.000 11

111=1:1■01•111®

Note : Les moyens de consommation se trouvent représentés deux fois.Ils ne sont pas dédoublés pour autant, mais le graphique ne permet pasde les représenter autrement. Il suffit d'avoir à l'esprit que les moyensde consommation achetés par la classe ouvrière et par la bourgeoisie dechaque secteur, font partie intégrante de ce secteur. Pour échapper àcette ambiguïté, on pouvait supprimer du graphique les rectangles ver-ticaux qui représentent la bourgeoisie et la classe ouvrière. Mais cecinuisait à l'unité de la série de graphiques.

Commentaires.1. Le capital monétaire est à la même place que lors du stade initial.2. Dans les deux secteurs, la reproduction peut commencer sur la même

base que précédemment.

134 REPRODUCTION DU CAPITAL

43. Le rôle du capital-argent lors de la reproduction simple.

43.1. En examinant les échanges à l'aide de la représentation de Tsuru,nous avons principalement mis l'accent sur les flux matériels.A chaque stade le capital-argent joue un rôle et nous aurions pufaire ressortir ce rôle lors de chaque série de commentaires. Maispuisque ce rôle est fort semblable dans chaque opération d'échange,il nous a paru plus simple d'en parler séparément après l'étudedes flux matériels.

43.2. Marx estime que dans le cadre de la société capitaliste, la monnaieconstitue un élément indispensable à la réalisation de toutetransaction commerciale : « Pour la circulation des marchandises,deux choses sont toujours indispensables : des marchandises etde l'argent, mis tous deux en circulation''} ». Nonobstant le faitque la monnaie est indispensable, elle joue néanmoins un rôleplutôt passif; elle rend les échanges possibles sans pour autantles altérer. Dans le même ordre d'idées, il faut mentionner queMarx n'a jamais pensé que la circulation monétaire pouvait êtreà l'origine du cycle économique.

43.3. Quelle quantité de monnaie faut-il ? Marx estime que cettequantité de monnaie est fonction de deux éléments :1" la valeur globale des échanges;2° le temps de rotation.

Cette affirmation se retrouve à de multiples endroits dans LeCapital, et notamment lors de l'analyse de la réalisation des échangespar la circulation monétaire : « Si l'on supposait, écrit Marx, destemps de rotation plus brefs — ou, du point de vue de la circulationsimple des marchandises, une circulation plus rapide de l'argent,— il suffirait de moins d'argent encore pour faire circuler lesvaleurs-marchandises échangées; le total est toujours déterminé —le nombre des échanges successifs étant donné — par le total duprix ou de la valeur des marchandises en circulation 65 . »

Cette théorie est donc fort proche formellement de la formulequantitativiste :

m.v = p.tp.t

64 MARX, K., Le Capital, t. y , p. 65.65 MARX, K., ibid., p. 70.

ou : m =v

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 135

6c

GR

65

avec : m : masse monétairep : prixt : transactionsv : vitesse de circulation de la monnaie.

Mais la conception marxiste étant par excellence antimonétariste,le rôle moteur incombe toujours à p.t : « Ce qui apparaît commeune crise sur le marché monétaire, n'est en réalité que l'expressiondes conditions anormales du procès de production ou de repro-duction 66.

43.4. Si le capital monétaire joue fondamentalement le même rôle danstous les échanges qui s'opèrent lors de la reproduction simple, il fautnéanmoins être attentif au fait que lors des échanges T—A, lecapital-argent est nécessairement avancé par les capitalistes de Iou de II. Il est toutefois indifférent que ce capital-argent soitavancé par les capitalistes de I ou par les capitalistes de II lorsdes échanges intersectoriels. En fait, d'ailleurs, il sera avancé aussibien par certains industriels de I que par certains industriels de II.Seule l'agrégation des multiples opérations M—A—M entre Iet II masque ce phénomène.

43.5. Deux autres faits obscurcissent encore le déroulement réel desopérations d'échange :1° « L'apparition, dans le procès de la circulation du capital indus-

triel, du capital commercial [...] et du capital financier 67 »

2° « La division de la plus-value — qui, en premier lieu, doitnécessairement se trouver toujours dans les mains du capitalisteindustriel — en diverses catégories, dont les représentants appa-raissent aux côtés du capitaliste industriel : le propriétairefoncier (pour la rente du sol), l'usurier (pour l'intérêt) et legouvernement et ses fonctionnaires, les rentiers [...] 68 . Cesgaillards apparaissent vis-à-vis du capitaliste industriel commeacheteurs, et en cela ils semblent monnayer ses marchandises :pour leur part, ils mettent eux aussi de l'argent en circulationet le capitaliste industriel le reçoit d'eux. Mais on oublie toujoursd'où ils l'ont tiré primitivement et d'où ils continuent toujoursà le tirer de nouveau 69 »

MARX, K., ibid., t. iv, p. 296.MARX, K., ibid., t. y , p. 73.On peut y ajouter : les commerçants, les professions libérales, etc.MARX, K., Le Capital, t. y , p. 73.

- CO

AO —Mo

V^

Ç

A0 = A1 — M,

So

136 REPRODUCTION DU CAPITAL

C. AVANTAGES ET DESAVANTAGESDES DEUX FORMES DE REPRESENTATION

44. Après avoir analysé successivement les deux formes de représentationde la reproduction simple, il nous a paru utile de dresser un brefaperçu des particularités de chaque mode de représentation, et d'établirde la sorte un bilan des avantages et désavantages de la forme cycliqueet de la forme sectorielle de la reproduction simple.

44.1. La forme cyclique :

En représentant la reproduction simple sous sa forme cyclique,on fait ressortir toutes les caractéristiques du procès cyclique ducapital :— les métamorphoses du capital industriel en capital-argent,

capital-marchandise et capital productif ;— l'unité des trois stades ;— etc.

Cependant, cette représentation ne permet pas de découvrir laloi générale de la reproduction simple, pour la bonne raison quecette loi présuppose la division matérielle en deux secteurs. Orla forme cyclique, telle que nous l'avons considérée, ne tient pascompte de cette division.

44.2. La forme sectorielle :

I. C1+V1+S1II. C2+V2+S2avec : C2 = V 1 + S1

Cette seconde forme met l'accent sur la division matérielle desbiens en moyens de production et moyens de consommation.Elle a, en outre, l'avantage d'être beaucoup plus succincte que laforme cyclique. Malheureusement, elle ne permet pas de montrerque la reproduction simple consiste dans la reproduction del'ensemble des trois stades du procès cyclique du capital. Lesdeux phases de circulation du capital — et donc également les

- M1- M2

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 137

intermédiaires financiers et commerciaux — n'apparaissent pasdans ce schéma.

44.3. Il est donc utile d'employer conjointement les deux représen-tations pour se faire une image correcte du processus réel de lareproduction du capital. Chacune des deux formes met en lumièrecertains aspects de la reproduction. Seules les deux formes ensemblerendent compte de la totalité du processus de reproduction.

D. CONCLUSIONS

Nous abordons deux questions distinctes dans ces conclusions. Lapremière (section 45) concerne une confrontation plus poussée entrele Tableau Economique de F. Quesnay et les schémas de reproductionmarxistes. La seconde concerne l'apport des analyses de la reproductionsimple par rapport aux analyses précédentes du Capital (section 46).

45. Encore une fois au sujet de Marx et Quesnay.

45.1. Après l'analyse des schémas de reproduction du Capital, nousdisposons de tous les éléments pour confronter, comme nous l'avonsannoncé précédemment, la formule arithmétique du Tableau Eco-

fornique de Quesnay avec la première représentation graphiquede la reproduction simple imaginée par Marx dans une lettredu 6 juillet 1863 à F. Engels. Cette confrontation nous permettrade mettre le doigt, non seulement sur une parenté abstraite entreles conceptions fort voisines de Marx et Quesnay sur la fonctiondes classes sociales, sur l'appropriation macro-économique de laplus-value, sur le rôle de la monnaie, etc., mais elle permettraégalement de dégager une filiation historique directe entre leTableau Economique et les schémas de reproduction de Marx.

On ne sait pas très bien ce que Quesnay doit à Boisguillebert,on doit donc se résoudre à mettre en lumière des similitudesd'optique et de résultats de pensée. Marx, en revanche, dit explicite-ment dans sa lettre à Engels « qu'il substitue son propre Tableauà celui de Quesnay 70 », et il présente dans la même lettre deuxgraphiques l'un au-dessous de l'autre : celui du Tableau de

Quesnay et le sien.Dans cette section, nous nous efforcerons de dégager cette

filiation d'une façon plus technique.

70 MARX, K., = Lettre du 6 juillet 1863 de Marx à Engels >', dans Briefe über• Das Kapital ', Berlin, 1954, p. 120.

II MOYENS DECONSOMMATION

II MOYENS DEPRODUCTION

I III PRODUITTOTAL

138 REPRODUCTION DU CAPITAL

45.2. La représentation graphique de Marx du 6 juillet 1863 71

GRAPHIQUE 10

71 Nous avons apporté des modifications mineures au graphique de Marx. Lessymboles nouveaux utilisés représentent : W : salaires (Wages) ; P : profits ;P2,1 et P1,1 : profits industriels ; P2 ,2 et P1 ,2 : profits financiers ; P2 ,3 et P ,3 : profitsfonciers.

139SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

45.3. Commentaires.

45.3.1. La représentation ci-contre est sectorielle. La formule debase chiffrée est la suivante :I : 533 1/3 C1 ± 133 1/3 V1 + 266 2/3 S 1 = 933 1/3 M1II : 400 C2 + 100 V2 ± 200 S2 = 700 M2

Avec dans les deux secteurs : Ç = 4V

= 200 %V

45.3.2. Les zigzags que Marx substitue à ceux de Quesnay ontla signification suivante :j : Les moyens de consommation sont entièrement achetés

à l'aide de (V1 -{- V2) et (S1 + S2).k, 1 : Les moyens de production produits servent à

remplacer les moyens de production utilisés dansles deux secteurs (C 1 -{- C2).

Ces trois flèches représentent graphiquement la loi géné-rale de la reproduction simple :

Mp=C1+ C2M V1 -i-- V2 -}- S1 ± S2

45.3.3. Les autres flèches représentent les transformations et leséchanges suivants :a, a' : le capital variable est transformé en salaires;b, b' : la plus-value produite est transformée en profit;c, d, e, c', d', e' : la masse des profits est scindée en profits

industriels, rentes foncières, intérêts;f, g, h, f', g', h' : une fois répartis, ces profits servent

intégralement à l'achat de moyens de consommation;: avec leurs salaires, les ouvriers achètent les moyens

de consommation.

45.4. Avantages sur la représentation sectorielle du u Capital..

45.4.1. La transformation du capital variable en salaires estvisible. Cet avantage n'est pas à dédaigner : il nous montrele travail comme appartenant au capital et comme pôleopposé.

140 REPRODUCTION DU CAPITAL

45.4.2. La transformation de la plus-value en profit.

45.4.3. La distribution de la masse du profit entre trois sortesde capitalistes.

45.5. Confrontation Entre le «Tableau Economique » et ce sch éma.

On peut dire que cette représentation graphique de Marx a étéentièrement construite « à partir de » et « à l'encontre » duTableau Economique. La conception marxiste de la reproductionse définit positivement et négativement par rapport au Tableau.Positivement, parce que Marx, comme Quesnay, part d'une con-ception cohérente du corps économique, d'une division de lasociété en classes, d'une définition de la sphère productive excluantla sphère de circulation du capital, etc. Négativement, parce queMarx tient compte des critiques internes et externes qu'il adresseà Quesnay pour construire son propre Tableau, où il fait apparaîtrele capital fixe autant dans la production des moyens de consom-mation, que dans celle des moyens de production, où il élargit laproductivité au secteur « secondaire », où il montre l'oppositiondu capital au travail dans les deux secteurs I et II, etc.

Pour toutes ces raisons, d'ailleurs, les schémas de Marx sontplus opérationnels que ceux de Quesnay. Il n'en demeure pasmoins vrai que tant par les éloges que Marx a prodigués à l'endroitde Quesnay, que par les lignes en zigzag qu'il lui a empruntéeset que par cette phrase dépourvue de toute ambiguïté où il écrità Engels qu'il substitue son propre Tableau à celui du Docteur,on peut affirmer que la filiation entre le Tableau et les schémasest patente. Certes, un monde et un siècle les séparent, mais cequi les unit, c'est une même vision macro-économique, une mêmecompréhension des rapports sociaux en tant que rapports quis'établissent entre les classes sociales qui se situent l'une par rap-port à l'autre en fonction de leur place dans la production, c'estune même volonté de saisir l'essentiel en faisant abstraction ducontingent.

On considère souvent la pensée marxiste comme la résultantede la philosophie allemande, des penseurs socialistes français etde l'école économique classique anglaise. Il faudrait, noussemble-t-il, ne pas hésiter à joindre Quesnay à ces trois sources,car il est peu probable que sans la « révélation » du Tableau

Economique, le livre II du Capital — et en lieu principal sa troi-

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 141

sième section — ait jamais été rédigé tel que nous le connaissonsaujourd'hui. Et on ne répétera jamais suffisamment à quel pointcette section est cruciale pour toute l'évolution de la pensée écono-mique marxiste.

46. L'apport de l'analyse de la reproduction simple.

L'analyse de la reproduction simple permet de dévoiler des caractéris-tiques du mode de production capitaliste, qui demeureraient cachées lorsde l'étude du processus de production. Bien que la reproduction simplene soit rien d'autre et rien de plus pour le processus de productionque le fait de se répéter, cette répétition lui imprime des qualités nou-velles ou plus exactement « (elle) fait disparaître les caractères apparentsqu'il (le procès de production) présentait sous son aspect d'acte isolé 72 ».

46.1. L'apparence de la séparation des trois stades du processus cycliquedu capital se dissipe. Lors de la reproduction, il n'est plus possiblede considérer chaque stade séparément. Leur unité constitue unecondition sine qua non de leur reproduction 73.

46.2. Quand on se situe uniquement sur le plan de la production, onest en face d'un capitaliste qui ne calcule qu'en termes de valeuret de plus-value. Peu lui importe que la plus-value soit issue dela fabrication de vêtements, de tissus ou de machines-outils.Néanmoins, la classe capitaliste dans son ensemble doit égalementse placer sur le plan de la division matérielle des produits. Quandon se place dans l'optique de la production uniquement, on neconsidère les marchandises que comme valeurs d'échange, alors quela reproduction nous force de les considérer également commevaleurs d'usage.

46.3. L'apparence la plus flagrante qui se dissipe est celle qui concerneles rapports de production. Jusqu'ici nous n'avons envisagé, danstout le chapitre consacré à la reproduction simple, que la repro-duction sous son aspect matériel. Or la reproduction matérielleva de pair avec une reproduction des rapports de production. A demultiples reprises, Marx met l'accent sur cet aspect de la repro-duction : « le mode de production, s'il suppose l'existence préa-

72 MARX, K., Le Capital, t. III, p. 120.73 Le fait que nous ayons déjà développé ce point lors de l'analyse de la forme

cyclique de la reproduction, nous dispense d'y revenir plus longuement.

142 REPRODUCTION DU CAPITAL

lable de cette structure sociale définie des conditions de produc-tion, la reproduit sans cesse. Il ne produit pas seulement lesproduits matériels, mais reproduit constamment les rapports deproduction dans lesquels celle-ci s'opère 74 D. Ceci permet àR. Luxembourg d'affirmer que K la notion de reproduction contientun élément historico-culturel 75 ». L'ensemble des rapports deproduction est reproduit, et, en particulier :— les rapports de concurrence entre les capitalistes d'un même

secteur de production ou entre ceux de la même sphèrede circulation ;

— les rapports de production qui se nouent entre les capitalistesfinanciers, fonciers, commerciaux, etc., et les capitalistes indus-triels. Ce sont des rapports d'interdépendance où les partiesen présence défendent des intérêts opposés ;

— les rapports de production qui se forment entre la bourgeoisieet les responsables de l'appareil d'Etat ;

— les rapports de production entre la sphère productive et lasphère improductive du mode de production capitaliste ;

— les rapports de production entre capitalistes et travailleurssalariés.

L'insistance que met Marx à nous révéler ce dernier aspect dela reproduction — K Le procès de production capitaliste considérédans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc passeulement marchandise, ni seulement plus-value; il produit etéternise le rapport social entre capitaliste et salarié 7(i » - et ensuiteà en étudier les modalités, nécessite quelques explications

Classe ouvrière et bourgeoisie sont considérées par Marx commedes pôles opposés, dont les intérêts sont nécessairement antago-nistes. Tel est d'ailleurs le fondement de la lutte des classes.D'autre part, bien que pôle opposé de la bourgeoisie, la classeouvrière appartient au capital. C'est là une condition nécessaireà la reproduction. Cette double qualification constitue la base dela nature des rapports de production entre bourgeoisie et prolé-tariat. On ne peut en discerner les deux aspects (pôle opposé

74 MARX, K., Le Capital, t. viii, pp. 253, 254.75 LUXEMBOURG, R., L'Accumulation du Capital, trad. d'Irène PETIT, Paris,

1967, p. 25.76 MARX, K., Le Capital, t. III, p. 20.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 143

T

1C

et appartenance) qu'en analysant la reproduction de l'ensembledu capital social.

En effet, la sphère de circulation où s'effectue l'échange forcéde travail-capital monétaire (T—A) oppose l'acheteur au vendeuret ne montre que l'aspect contradictoire de leur relation. A l'inverse,la sphère de production proprement dite, c'est-à-dire le stade ducapital productif, suppose que le capitaliste a déjà acheté la force detravail. Celle-ci ne fonctionne dans la sphère de capital productifque comme une des modalités particulières du capital, à savoir :le capital variable. Ici, seul le deuxième aspect (appartenance à)est mis en lumière. En outre, la reproduction nous dévoile que lessalaires doivent être transformés en moyens de consommation et ce,non seulement pour que la survie de l'ouvrier soit assurée et qu'ilpuisse être réintroduit dans le processus de production, mais encoreparce que c'est là une condition nécessaire à la reproduction. Endernier lieu, quand l'ouvrier a consommé les objets de consomma-tion achetés, il doit, s'il veut survivre, revendre sa force de travailsur le marché, puisque c'est l'unique marchandise qu'il peut encoremonnayer.

Symboliquement, on peut représenter ce double aspect des rap-ports de production entre prolétariat et bourgeoisie de la manièresuivante :a) Les ouvriers vendent leurs forces de travail.

A : capital-argentT : forces de travail

Bg : bourgeoisie: flux réels

(2) i A ---t► : flux monétaires

L— -----i

I Bg

Les travailleurs vendent leurs forces de travail. Cette vente estreprésentée par un flux réel (1) et par un flux monétaire (2).Après cet échange, la situation se présente comme suit :

a. 2.

V : capital variableC : capital constant

" P A • capital-argent• . -P••-: cycle productif

a. 1.

T

A

V

Mc

A ^ (2)

Mc : moyens deconsommation

b. 1.T

(1)

144 REPRODUCTION DU CAPITAL

Comme on le voit, dès que la bourgeoisie a acheté les forces detravail, elle les utilise comme capital, comme capital variable. Ellepeut dès lors, à condition de disposer du capital constant suffisant,commencer le procès de production : ...P...

b) Lcs ouvriers achètent des moyens de consommation.

Les ouvriers achètent des moyens de consommation au secteur II.Cette vente est représentée par un flux réel (1) et par un fluxmonétaire (2).

I I

b. 2.

Mc

L'achat des moyens de consommation permet à la classe ouvrièrede subsister et de reproduire les forces de travail destinées au futurcycle de production.

c) Les ouvriers ont consommé les moyens de consommation et sereprésentent sur le marché comme vendeurs de leurs forces detravail.

T Bg

On constate que ce stade-ci, stade final de la phase b, est iden-tique au stade initial de la phase a. Le processus de reproductionpeut donc recommencer sur la même échelle que précédemment.

Marx commente ces différentes phases en ces termes : « Aupoint de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autreinstrument de travail, une appartenance du capital, dont le procèsde reproduction implique dans certaines limites, même la consom-mation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 145

travail son produit et en le portant au pôle opposé, le capital,ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. Laconsommation individuelle, qui les soutient et les reproduit, détruiten même temps leur subsistance et les force ainsi à reparaîtreconstamment sur le marché. Une chaîne retenait l'esclave romain;ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire.Seulement, ce propriétaire ce n'est pas le capitaliste individuel,mais la classe capitaliste 77. »

Nous avons montré ici ce que la reproduction d'un seul type derapports de production, à savoir ceux qui s'installent entre le capitalet le travail, permet de dévoiler. Des raisonnements analoguespourraient être appliqués à l'éternisation des autres rapports deproduction.

46.4. Considéré sous cet angle, on peut dire, avec E. Balibar, quela reproduction simple est « cette révélation dê I éssenc-e parla levée des illusions, cette vertu de la répétition, qui éclairerétrospectivement la nature du " premier " procès de pro-duction 78 ».

17 MARX, K., ibid., t. III, p. 16.78 BALIBAR, E., r Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique A,

dans Lire le Capital, t. u, Paris, 1965, p. 264.

146 REPRODUCTION DU CAPITAL

II. LA REPRODUCTION ELARGIE

INTRODUCTION

47. De la reproduction simple à la reproduction élargie.

Marx considère la reproduction simple, non seulement comme une« hypothèse étrange » en régime capitaliste — « en système capitalistel'absence d'accumulation ou de reproduction à un échelle élargie estune hypothèse étrange 70 » -, mais il estime même qu'elle est incompa-tible avec le capitalisme : « l'hypothèse de la reproduction simple estincompatible avec la production capitaliste 80 ».

Nonobstant cela, Marx juge que « du moment qu'il y a accu-mulation, la reproduction simple en forme toujours une partie; elle peutdonc être étudiée en elle-même et constitue un facteur réel de l'accu-mulation 81 D . Mais si la reproduction simple constitue toujours unepartie de l'accmulation, qu'est-ce qui l'en différencie ? Marx répondque ce ne sont que des aspects « qui n'intéressent que le côté quantitatifdes différents éléments de la reproduction et non pas la fonction qu'ilsjouent comme capital qui se reproduit ou comme revenu qui se repro-duit dans le procès global (Gesamtprozess) 82 ».

Nous allons d'abord dégager ce que la reproduction simple et la repro-duction élargie ont en commun — nous verrons que c'est l'essentiel —et nous examinerons plus tard ce qui les différencie.

47.1. Similitudes entre la reproduction simple et la reproductionélargie :

47.1.1. L'analyse de la forme cyclique de la reproduction sociale— c'est-à-dire les caractéristiques « unité », « interdé-pendance », etc. des trois phases du procès cyclique —reste valable, excepté sur un point : une fraction de laplus-value est transformée en moyens de production eten capital variable.

47.1.2. Le flux des échanges, que nous avons étudié lors del'analyse de la forme sectorielle, reste grosso modo le

79 MARX, K., Le Capital, t. v, p. 48.8° MARX, K., ibid., p. 165.81 MARX, K., ibid., p. 48.82 MARX, K., Das Kapital, livre u, Berlin, 1957, p. 398.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 147

même. Le flux des échanges intersectoriels, qui consti-tuait le fondement du mécanisme de la reproductionsimple, reste qualitativement inchangé, bien qu'il semodifie quantitativement.

47.1.3. La répartition de la plus-value entre les différentescouches de capitalistes demeure inchangée, même si lamasse de plus-value à répartir se modifie.

47.1.4. La reproduction élargie, de même que la reproductionsimple, reproduit également l'ensemble des rapports deproduction.

47.1.5. La condition nécessaire à la reproduction simple avaitété définie comme : C2 = Vi + S1 . Qui peut, dans unesociété où les décisions de produire des moyens de con-sommation et des moyens de production ne sont pascoordonnées, garantir la réalisation de cette équation ?Poser cette question c'est y répondre. Ainsi la conditionnécessaire à la reproduction simple exprime en mêmetemps l'anarchie de la production capitaliste et un desfondements de l'explication marxiste des cycles économi-ques.

Il n'y a pas, dans le Capital, une théorie systématiquedes crises cycliques, mais le livre II fourmille d'indicationsconcernant les cycles. De ces indications l'on peut en toutcas conclure que Marx ne liait pas les crises aux conditionsspécifiques de l'accumulation. Elles étaient déjà présentesen potentialité lors de la reproduction simple : « Undes arguments favoris des économistes pour expliquerles crises est le déséquilibre dans la production du capitalfixe et du capital circulant. Ils ne comprennent pasqu'un tel déséquilibre peut et doit se produire par lesimple maintien (souligné par Marx) du capital fixe;qu'il peut et doit se produire dans l'hypothèse d'uneproduction normale idéale, lorsqu'il y a reproductionsimple du capital social déjà en fonction H3 » (soulignépar nous).

83 MARX, K., Le Capital, t. y, p. 117.

148 REPRODUCTION DU CAPITAL

47.2. Les éléments qui se transforment lors du passage de la repro-duction simple à la reproduction élargie seront examinés aprèsl'étude des schémas de l'accumulation du capital.

47.3. Du fait que la reproduction simple dégage l'essentiel du processusde production et du fait que cet « essentiel » demeure constantà travers l'accumulation du capital, nous pourrons étudier beau-coup plus rapidement les formes « cyclique » et « sectorielle »

de la reproduction élargie.

A. LA FORME CYCLIQUE DE LA REPRODUCTION ELARGIE

48. De la forme cyclique de la reproduction simple à la forme cycliquede la reproduction élargie.48.1. La forme cyclique (abrégée) de la reproduction simple :

C,

o Mu Ao = A, — M1Vi

C

Ao—Mo ...P0...M'o A'1

Vo —So So

avec :Ao=A l =... = = =M i =... =M„

Po=P1 =... =P; = =P„M'o—Mo=M'1 —Ml — ... =So=S, = =S, S.

On suppose donc que la totalité de la plus-value créée dans lecycle productif du capital est dépensée improductivement par labourgeoisie.

48.2. La forme cyclique (abrégée) de la reproduction élargie.La seule différence entre la reproduction simple et la reproductionélargie réside dans le fait qu'une fraction de la plus-value crééelors d'un cycle productif « i », au lieu d'être dépensée improduc-tivement, est transformée en moyens de production et en capitalvariable lors du prochain cycle productif « i 1 ».

Ainsi, la masse globale de la plus-value créée se scinde en troispartiesSk : plus-value destinée à l'achat de moyens de consommation

(Me);S„ : plus-value destinée à l'achat des moyens de production (Mr);

S,. : plus-value destinée à l'achat de forces de travail (T).

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 149

La forme cyclique de l'accumulation 84 peut être représentéecomme suit :

Co Mo Ao^ I Se,o

Ao — Mo ...P0. A'o S,,o - —

1 — Vo So - Sk.o

avec : M1 — Mo = Se ,o -{- Sv,o

d'où : Pl > Po

48.3. Remarques concernant S„ S,, et Sk.

48.3.1. Se (Plus-value destinée à l'achat de moyens de production)

Dans la pratique, on voit difficilement comment il pour-rait y avoir accumulation quand S e = O. Car, commeon l'a déjà vu à maintes reprises, le capital constantse divise en capital fixe et en capital circulant. Or, sil'on peut supposer un progrès technique desembodied"et donc une croissance de la production (M' 1 > M'o)sans augmentation du capital fixe — par exemple, par uneamélioration de l'organisation et de la coordination dansl'industrie —, il semble que l'accumulation soit impossiblesans augmentation du capital circulant. Donc, que leprogrès technique soit embodied ou desembodied, s'il y aaccumulation, il y aura une plus-value investie en moyensde production et Se sera positif : Se > O.

48.3.2. Sy (Plus-value destinée à l'achat de forces de travail)

Il n'en est pas de même pour S,..

S'il y a progrès technique embodied, il peut y avoiraccumulation avec Sv = O.

84 Les notions « reproduction élargie « et « accumulation « se recouvrent entiè-rement. Nous les utiliserons comme synonymes.

85 Le progrès technique est dit embodied quand il est incorporé dans du nouveaucapital fixe; s'il ne nécessite pas de transformation du capital fixe, il est considérécomme desembodied.

Cl

M1

I

V1

150 REPRODUCTION DU CAPITAL

Notons toutefois que V représente le capital variableet non pas le nombre des forces de travail utilisées. Sidonc le travail devient plus intensif ou si la qualificationdu travail augmente, la valeur de la force de travailaugmentera et V croîtra. On peut donc, au cas où leprogrès technique est embodied, se trouver en face d'uneaugmentation de la valeur de la force de travail, quicompense la diminution en quantité de travail utilisée.Dès lors S. sera positif : S. > 0.

A l'inverse, si cette augmentation en valeur ne com-pense pas la diminution en quantité, S, sera négatif ounul (S„ G 0). En règle générale, l'accumulation entraîneune augmentation du capital variable et S. sera positif.En effet, même si la diminution du nombre des heuresde travail est compensée par une augmentation de lapopulation active, la qualification du travail croît. Ils'ensuit que généralement S„ sera positif 86.

48.3.3. Sk (Plus-value destinée à l'achat de moyens de consom-mation.)

Sk est dépensé improductivement. Cette fraction dela plus-value est destinée à l'achat par la bourgeoisiedes moyens de consommation nécessaires et de luxe.Sk est donc nécessairement positif : Sk > 0.

48.3.4. Se, St, et Sk.

Si nous nous plaçons sur le plan macro-économique.la règle générale sera :

Sk : positifS,.: positifS : positif.La grande distinction qui s'établit lors de la scission

de la plus-value se résume à :Sk : consommation improductive;Se + S,, : consommation productive.

48.3.5. On remarquera que l'on peut considérer la reproductionsimple comme un cas particulier de la reproduction

86 La quantité du travail est fonction du nombre d'heures de travail à accomplirpar chaque travailleur en un an, de la population active nationale, de l'immi-gration, etc. La qualité du travail est fonction de la qualification du travail, dudegré de dextérité des travailleurs, etc.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 151

élargie où S, et S, seraient égaux à zéro (S 0 — S, = 0).Dans ce cas, toute la plus-value produite sera dépenséeimproductivement.

49. Incidence de l'accumulation sur le cycle productif (... P ...) .Nous avons vu qu'en règle générale l'accumulation du capital trouvait

son origine tant dans une augmentation du capital constant — à cemoment-là S e est positif — que dans une augmentation du capitalvariable — à ce moment-là S,, est également positif.

Cette augmentation purement quantitative en apparence entraîneune différenciation de la structure du capital productif. Cette modi-fication qualitative au sein du cycle productif se manifeste par deuxgrandes tendances. Une première s'exprime par une élévation de la

composition organique du capital, c'est-à-dire que le ratio * V croît.

Une seconde s'exprime par la croissance d'un autre ratio quiconcerne le rapport entre le capital fixe et le capital circulant utilisés

dans le cycle productif, c'est-à-dire que le ratio Cf croît 8i.Cc

La plus-value qui sera réinvestie dans le cycle productif peut soitservir à créer de nouvelles entreprises — et ce sera, d'après Marx,un premier moment de la croissance économique —, soit être réintro-duite dans les entreprises existantes — et ce sera, toujours selon Marx,le deuxième moment de la croissance : la concentration et la centra-lisation du capital.

Ces deux moments sont sommairement décrits dans le paragraphesuivant du premier livre du Capital : « A un certain point du progrèséconomique, ce morcellement du capital social en une multitude decapitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses partiesintégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leurattraction mutuelle. Ce n'est plus la concentration qui se confondavec l'accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c'estl'attraction qui réunit différents foyers d'accumulation et de concen-

Nous empruntons les termes e ratio gap e et trend à la littératureéconomique anglo-saxonne.

87 L'évolution de ces deux ratios sera longuement discutée dans des sectionsultérieures. Pour l'instant, et ceci afin d'alléger l'exposé, il faut accepter ces deuxhypothèses de travail.

152 REPRODUCTION DU CAPITAL

tration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d'un nombresupérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centra-lisation proprement dite 88 . » L'évolution du progrès technique etl'exacerbation de la concurrence obligent la bourgeoisie à révolutionnercontinuellement son appareil de production et à le remplacer parun capital fixe de plus en plus cher. De là la nécessité impérieusedes fusions avec tous les autres aspects de la concentration qui endécoulent 89 . Les incidences de ces transformations sur les cycles decirculation du capital sont immédiates.

C50. Incidence de l'accumulation sur A — M

V(Première phase de la circulation du capital)

50.1. Les transformations à l'intérieur du premier cycle de circulationdu capital sont consécutives aux modifications de structure àl'intérieur de ...P..., et principalement aux trois changementsstructurels importants, à savoir :

1. (C + V) : croît (1)

2. V: croît (2)

: croît (3).C

De (1) il résulte immédiatement que la masse de capital-argentqui doit être avancée lors de chaque cycle industriel croît.De (2) il s'ensuit que la masse de capital monétaire qui doitêtre transformée en moyens de production croît relativement plusvite que la masse totale du capital monétaire avancé. De (3) ildécoule que la masse de capital-argent destinée à l'achat debiens de capital fixe croît relativement plus vite que la massede capital monétaire transformée en moyens de production.

Or:1° la période de rotation du capital fixe est plus longue

que la période de rotation du capital variable (4);2° la période de rotation du capital fixe est plus longue

que celle du capital circulant (5).

88 MARX, K., Le Capital, t. III, p. 67.S9 Dans certains pays, l'étatisation de certains secteurs est importante. Dans

d'autres, elle est moindre, bien que la concentration y soit aussi poussée. Ce n'estdonc pas une conséquence nécessaire.

3. —eC

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 153

Les conséquences de ces 5 points sur le premier cycle de circu-lation du capital sont extrêmement importantes. Nous les classonsen trois grandes catégories.

50.2. Du fait que le volume du crédit octroyé au cycle productifcroît fortement, le cycle A — M doit pouvoir faire face à desdemandes de liquidités de plus en plus importantes. Maiscomment ?

D'abord par un processus de concentration et de centralisationà l'intérieur même du cycle A — M. La concentration bancaire dansl'ensemble des pays capitalistes arrivés au stade du capitalismemonopoliste d'Etat illustre ce processus. Mais ce n'est là qu'unepremière conséquence. Une deuxième conséquence réside dansle fait que toute plus-value potentiellement productive doit, dumoment qu'elle a été réalisée sous forme de capital-argent etqu'elle a été répartie entre les différentes couches de la bour-geoisie, être aussi vite que possible drainée et concentrée endes pools susceptibles d'octroyer des avances au capital productif.Le drainage et la canalisation de cette infinité de parcellesde plus-values potentiellement productives sont assurés par lesintermédiaires financiers, dont la fonction principale est de col-lecter R l'épargne ». Le cheminement ultérieur de ces masses deplus-values vers le cycle productif est assuré par les intermédiairesfinanciers dont la fonction principale est d'octroyer du crédit.Ces dernières institutions devront pouvoir financer des opérationsdont le terme s'allonge [conséquence de (3) et de (4)].

Il tombe hors du cadre de notre propos d'analyser plus endétail les modifications à l'intérieur de A — M. Nous voulionsuniquement mettre l'accent sur le fait que ces modifications, quiont abouti à l'extrême complexité des intermédiaires financiersque nous connaissons actuellement, sont principalement à envi-sager comme des adaptations des structures de A — M aux modi-fications de structure de ...P... qui, elles-mêmes, découlent del'accumulation du capital "0.

9° II y a bien entendu une série d'interdépendances réciproques entre toutes cesmodifications structurelles. Mais ces interdépendances ne doivent pas nous empêcherde distinguer les « causes principales des « effets «. Seule la détermination des« causes principales « et des « effets • qui en découlent font l'objet de cettesection.

154 REPRODUCTION DU CAPITAL

50.3. La fonction bancaire proprement dite diminue en importance.Par fonction bancaire « pure », on entend généralement la collectede fonds liquides ou quasi liquides et l'octroi de crédits à courtterme généralement supportés par une opération sur marchandises.De (4) et (5) il découle immédiatement que, relativement biensûr, l'ensemble des opérations de crédit à court terme augmentemoins vite que les opérations de crédit à moyen et long terme.De (5) plus particulièrement, il s'ensuit que les opérations servantà financer le capital circulant, c'est-à-dire justement les créditssupportés par des opérations sur marchandises, diminuent rela-tivement en importance. C'est là incontestablement un élémentqui permet d'expliquer que le volume des crédits d'escompte —dans l'acception orthodoxe du terme — diminue relativement.

Le fait que la fonction bancaire diminue relativement en impor-tance ne signifie nullement que les banques diminuent en impor-tance : les banques peuvent parfaitement pallier cet inconvénienten différenciant les fonctions qu'elles remplissent.

50.4. De la nécessité d'octroyer au cycle productif des crédits dontle montant est de plus en plus important et dont le terme estde plus en plus long, il découle, dans la plupart des pays capita-listes arrivés au stade C.M.E., une intervention directe ou indi-recte de l'Etat dans le cycle A — M. Il serait très facile de quantifiercette intervention de l'Etat : dans son ouvrage sur la concen-tration capitaliste en France, H. Claude y consacre toute unesection intitulée : « Les crédits d'Etat ou l'accumulation externeétatique 91 D . En ce qui concerne la Belgique, il suffit de penser auxactivités de la S.N.C.I., de la S.N.I. 92 , ainsi qu'aux bonificationsd'intérêt, l'octroi de la garantie de l'Etat, etc., accordés par lespouvoirs publics, en vertu des lois de juillet 1959 notamment.

51. Incidence de l'accumulation sur M — A.

(Deuxième phase de la circulation du capital)

Compte tenu des 5 points mis en avant dans la sous-section 50.1 etcompte tenu également du fait que les producteurs produisent des quanti-

91 CLAUDE, H., La concentration capitaliste (pouvoir économique et pouvoirgaulliste), Paris, 1965, pp. 87-99.

92 S.N.C.I. : Société Nationale de Crédit à l'Industrie.S.N.I. : Société Nationale d'Investissements.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 155

tés de marchandises de plus en plus importantes, les problèmes de l'écou-lement de ces marchandises produites ou encore de la transformation ducapital-marchandises en capital-argent se posent avec de plus en plusd'acuité. Pour que la plus-value puisse être drainée vers des poolsdistributeurs de crédit, il faut, bien sûr, que cette plus-value soitréalisée, soit transformée en capital monétaire. D'où la nécessité pourle cycle productif de disposer d'un appareil d'intermédiaires commerciauxsusceptible d'acheter au plus vite des volumes considérables de marchan-dises produites. Le même résultat peut être atteint par la création degrands magasins, qui court-circuitent à ce moment-là les intermédiairescommerciaux devenus inutiles. 11 nous semble que l'on peut considérerà juste titre que les grands magasins constituent la forme typique

du cycle M — A du C.M.E.

52. Incidence de l'accumulation sur les relations entre les trois cycles

du capital industriel.

Le propre du capitalisme, par rapport aux modes de productionpré-capitalistes, consiste dans la séparation des trois phases du cycledu capital industriel. Le capitalisme monopoliste d'Etat a une actiondouble et contradictoire sur les relaxions entre les trois cycles.

D'abord la séparation est poussée à son paroxysme du fait que deplus en plus d'opérations, qui s'effectuaient à l'intérieur du cycleproductif, en sont extraites pour mener une vie autonome à l'extérieurde ce cycle. Une des dernières manifestations de cette évolutionréside dans l'introduction du factoring dans les pays capitalistes d'Europeoccidentale.

Ensuite, une interpénétration des capitaux de plus en plus grandeentre les trois cycles se fait jour. Cette interpénétration n'empêche nulle-ment la séparation des organes de chacun des cycles.

52.1. Evolution des relations entre A — M, ...P... et l'Etat.L'interdépendance accrue entre la première sphère de la circu-

lation du capital, c'est-à-dire le monde des intermédiaires finan-ciers, et la sphère de production constitue l'élément essentiel quicaractérise le passage du capitalisme concurrentiel au capitalismemonopoliste. Hilferding a été un des premiers à mettre l'accentsur ce phénomène : H Une part toujours croissante du capitalindustriel n'appartient pas aux industriels qui l'utilisent. Cesderniers n'en obtiennent la disposition que par le canal de la

156 REPRODUCTION DU CAPITAL

banque 93, qui est pour eux le représentant des propriétaires dece capital. D'autre part, force est à la banque d'investir une partde plus en plus grande de ses capitaux dans l'industrie. Elledevient ainsi, de plus en plus, un capitaliste industriel. Ce capitalbancaire, ce capital-argent qui se transforme ainsi en capitalindustriel, je l'appelle capital financier. Le capital financier estdonc un capital dont disposent les banques et qu'utilisent lesindustriels at . » Cette fonction de capital financier, jadis assuréepar les banques, a été reprise principalement par les holdingset par d'autres intermédiaires financiers non bancaires depuisla scission des banques.

Si l'interdépendance entre A—M et ...P... constitue la carac-téristique typique du capitalisme monopoliste, l'interdépendanceentre A — M, ...P... et l'Etat constitue la caractéristique essentielledu capitalisme monopoliste d'Etat. A côté de la guerre 14-18,dont Lénine disait déjà en septembre 1917 qu'elle avait « extra-ordinairement accéléré la transformation du capitalisme mono-poliste en capitalisme monopoliste d'Etat °' », la crise de1929-1933-34 et la deuxième guerre mondiale ont parachevé cettetransformation à des stades différents, compte tenu des particu-larités nationales de chaque pays capitaliste. Les principalesmesures de politique économique, qu'elles soient conjoncturellesou structurelles, constituent une immixtion de l'Etat dans A — Met...P...

Nous laissons délibérément de côté toutes les implications desinterrelations entre ces trois sphères sur les rapports de production.Il nous suffit de constater la nouvelle nature de ces relations etde montrer que cette modification est indissolublement liée auprocès d'accumulation du capital.

52.2. Evolution des relations entre la sphère A—M et l'Etat.

Les relations entre les intermédiaires financiers bancaires etnon bancaires, collecteurs d'épargne et distributeurs de crédit,

93 Notons que Hilferding aussi bien que Lénine se sont surtout fondés surl'exemple allemand. Les banques allemandes étaient des banques mixtes. C'est decelles-ci qu'il est question dans cette citation.

94 HILFERDING, R., Das Finanzkapital. Vienne, 1927, p. 283.LENINE, V. I., ' La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer dans

(Euvres Complètes, t. 25, Moscou, 1957, p. 390.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

157

d'une part, et l'Etat, d'autre part, prennent des proportions dephis en plus considérables. Loin d'être à sens unique, ces relationsse font toujours dans les deux sens: de A — M vers l'Etat et del'Etat vers A — M.

De A — M vers l'Etat : il s'agit principalement de l'énorme dettepublique logée en banque, dans les actifs des compagnies d'assu-rances et immobilières, dans les caisses d'épargne, etc.

De l'Etat vers A — M : il s'agit de toutes les participations del'Etat dans le domaine (A — M) : participations totales si l'Etatnationalise des banques, des caisses d'épargne; participations par-tielles dont l'exemple le plus frappant est sans doute formépar ces vastes holdings publics que constituent l'I.R.I. et l'E.N.I.en Italie 96.

Ce deuxième réseau d'interconnexions est également caracté-ristique du passage du capitalisme monopoliste au capitalismemonopoliste d'Etat.

52.3. Evolution des relations entre A — M et M— A.

Les entreprises du secteur M — A, c'est-à-dire les intermédiairescommerciaux, se concentrent. Quelle que soit la forme de cesentreprises — grossiste, firme d'import-export, grand magasin —du fait même de leur importance, elles utilisent de plus enplus de capital constant et de capital variable. Elles doivent doncnécessairement travailler avec les intermédiaires financiers, et cesur une échelle bien plus grande que lors du stade concurrentieldu capitalisme.

52.4. Evolution des relations entre le secteur ...P... et la sphère M— A.

Si dans certains secteurs les entreprises commerciales deviennentorganiquement indépendantes de la sphère de production, c'estl'exception. En règle générale, une concentration plus grande dansla sphère des intermédiaires commerciaux accentue la séparationentre le cycle productif et le cycle M — A. Il est clair, par exemple,que le rapport des forces qui s'établit entre un puissant industrielet un grossiste de taille moyenne diffère totalement de celui qui

96 T.R.I. : Istituto per la Ricostruzione Industriale.E.N.I. : Ente Nazionale Idrocarburi.

158 REPRODUCTION DU CAPITAL

naît des relations entre le même fabricant et un grand magasin.Bien sûr, d'autres phénomènes entrent en ligne de compte.

Ainsi, par exemple, l'emploi systématique de la publicité trans-forme de plus en plus le consommateur en un être dépendant dela production. Dans un des chapitres clefs de L'ère de l'opulence,J.K. Galbraith, en analysant « l'effet de dépendance », indique que

les besoins sont en réalité le fruit de la production 97 D.

Ainsi, la pression de la demande, catalysée par les inter-médiaires commerciaux, pouvait être utilisée par ceux-ci commeune arme efficace dans leurs rapports avec les producteurs.Si la demande devient de plus en plus tributrice de la production,la vigueur de cette arme s'estompe. Donc deux aspects contra-dictoires jouent 98

— la concentration dans le secteur commercial renforce sa posi-tion et son indépendance par rapport à ...P... ;

— « l'effet de dépendance » affaiblit le secteur commercial.Ces deux phénomènes ont pour conséquence une transformation

interne de M — A où les « petits et moyens » commerçants subis-sent de plus en plus la loi de ...P..., tandis que les formes ducycle M — A adaptées au C.M.E. renforcent cette tendance et s'affir-ment en même temps des puissances face au secteur ... P...Le dernier aspect est, selon nous, l'aspect dominant.

52.5. Conclusions.

Nous avons principalement mis l'accent sur les nouveauxréseaux d'interdépendance qui surgissent lors du passage du capi-talisme concurrentiel au capitalisme monopoliste, puis au capita-lisme monopoliste d'Etat. Il faudrait également faire ressortirque chaque lien de dépendance implique un lien en senscontraire : un lien contradictoire. En effet, chaque sphère tented'accaparer une fraction toujours plus importante de plus-value.

97 GALBRAITH, J.K., L'ère de l'opulence, trad. française de R. PICARD, Paris,1961, p. 148.

98 La pratique des = prix imposés = (par les producteurs aux distributeurs)illustre ces deux aspects contradictoires. Les grands magasins se moquent des priximposés. Ils les bradent. Si un producteur menace de leur couper les vivres, cela neles touche que très peu puisqu'ils ont assez de surface pour s'adresser à d'autresproducteurs, même s'ils doivent pour cela envoyer des équipes d'acheteurs sillonnerles marchés étrangers. Le petit commerçant, lui, peut être coulé par un producteurimportant qui lui coupe les vivres.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 159

Chaque renforcement dans une sphère modifie le rapport deforces entre cette sphère et les autres. Ainsi, à la suite del'accumulation du capital, on a assisté à de fortes concentrations,d'abord en ...P..., puis en A — M et ensuite en M — A. Du fait deces fortes concentrations en ... P... et en M — A, le rapport deforces A — M et ...P... et entre ...P... et M — A s'est modifié enfaveur de A — M et de M — A. Il s'ensuit que A — M et M — As'emparent, lors de chaque cycle industriel, d'une part du profit deplus en plus importante. Par conséquent, la part du profit qui re-vient au cycle productif devient relativement plus petite. N'est-cepas là un phénomène qui permet de fournir des éléments d'explica-tion au frein relatif du procès d'accumulation dans les pays où lecapitalisme monopoliste d'Etat a atteint sa plus grande maturité,notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ?

B. LA FORME SECTORIELLE DE LA REPRODUCTION ELARGIE 99

53. Division matérielle de l'ensemble de la production.

La production est divisée en deux grands secteurs :I. Moyens de production.

II. Moyens de consommation.(Cfr section 39.)

54. Division en valeur de la production.

Chaque secteur est divisé en :I. C1 + V1 -{- S1 = M1

II. C2+V2+S2=M2

Somme: C + V + S = M(Cfr section 40).

55. Loi générale de la reproduction élargie.

55.1. Il y a reproduction élargie quand une part de la plus-value crééedans le cycle productif (t;) est transformée en capital constant(et/ou) variable lors du prochain cycle productif (t i+ 1 ). On accu-

mule donc en capitalisant la plus-value.

99 Dans les sections suivantes, de 53 à 57, nous suivrons exactement la mêmesubdivision que lors de l'analyse de la reproduction simple.

160 REPRODUCTION DU CAPITAL

Reprenons le schéma de la reproduction simple :

I: 4.000 C 1 + 1.000 V1 + 1.000 S1 = 6.000II : 2.000 C2 + 500 V2 + 500 S2 = 3.000

9.000avec C1+Vl+S1=Cl+ C2

Considérons un même produit social total (9.000) mais répartiautrement :

I: 4.000 Cl + 1.000 V 1 + 1.000 S 1 = 6.000II: 1.500 02 + 750 V2 + 750 S2 = 3.000

5.500 C + 1.750 V + 1.750 S = 9.000

Nous constatons immédiatement que :

1° (C1 + V1 + S1) = 6.000et C1 + C2 = 5.500soit un excès de 500 en moyens de production.

2° (C2 + V2 + 52) = 3.000et (V1 + S1) + (V2 + 52) = 3.500soit un défaut de 500 en moyens de consommation.

Or : V1 + V2 = 1.750. On admet que la somme globale dessalaires est convertie en moyens de consommation.

D'où : le montant de la plus-value consommée improductivementest de 3.000 — 1.750 = 1.250.

Or : le montant de la plus-value créée est de S 1 -}- S2 = 1.750.

Donc : 500 S (1.750 — 1.250) ne sont pas convertis en moyensde consommation.

D'où : la reproduction élargie s'avère possible puisque, d'unepart, une partie de :la plus-value produite n'est pas suscep-tible d'être convertie dans le secteur II et, d'autre part,des moyens de production ont été produits en excès.

Ainsi la condition générale de la reproduction élargie est :

C1 + V1 + S1>C1+C2et C2 + V2 + 52 < (V1 + S1) + (V2 + 82)ou encore : V 1 + Si > C2

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 161

56. Les échanges lors de la reproduction élargie.

56.1. Reprenons le schéma initial:

I : 4.000 C L + 1.000 V1 + 1.000 S1 = 6.000 M1II: 1.500 C2 + 750 V2 + 750 S2 = 3.000 M2

: 5.500 C -{- 1.750 V + 1.750 S = 9.000

Les deux conditions de la reproduction élargie sont remplies :

1" M, > C1 + C22° M2 < (V 1 + V2) + ( S 1 + S2)

56.2. Hypothèses simplificatrices supplémentaires.

1° r = V demeure constant lors du passage du premier cycleau deuxième cycle;

2 0 s = reste constant;V

3° 21

est consommé productivement,

Sk,1 = 500: consommation improductive,

Sc, + v), i = 500: consommation productive.

56.3. Déroulement de l'accumulation dans les deux secteurs.

Secteur I: 500 S sont réinvestis. Ce capital-argent se scinde endeux parties afin d'acheter des forces de travail et des moyensde production. Le rapport existant entre ces deux parties nousest fourni par la composition organique du capital dans le sec-teur I (r = 4). D'où :

400 S0,1 (Plus-value transformée en MO

500 S(c+v)100 S0,1 (Plus-value destinée à l'achat de T).

Donc : dans le secteur I, la reproduction élargie débutera avec uncapital constant de 4.400 C 1 (4.000 C 1 + 400 Se,1) et un capitalvariable de 1.100 VI (1.000 V1 + 100 S0,1)

D'où : I' : 4.400 Ci + 1.100 V1(I' : prochain cycle du capital industriel).

162 REPRODUCTION DU CAPITAL

Secteur II : Nous savons qu'il y a un excès de moyens de produc-tion. Cet excès s'élève à 500. En effet :

(C 1 + V1 + S1 ) — (C1 + C2) = 6.000 — (4.000 + 1.500) = 500De ces 500 C, 100 sont utilisés dans I' (S e,1 = 400).

Il reste 100 C en trop. Or, dans le secteur I on a converti unepartie de la plus-value en 100 V. Ces 100 V seront échangéscontre des moyens de subsistance. D'où : II vend à I 100 moyensde consommation en plus. En vertu de cet échange, II entre enpossession d'un capital-argent de 100 unités. Avec ce capital-argent supplémentaire, II pourra acheter 100 moyens de pro-duction produits en trop par I. Pour que le secteur II puissereproduire sur une base élargie en ayant augmenté son capitalconstant de 100 unités, le capital variable va s'accroître de 500 V.

Ces augmentations en capital ne peuvent provenir que d'uneplus-value capitalisée.

D'où : 100 Se,2 I150 Sc + v

50 Sv,2 _De ceci résulte qu'en II, 150 S ont été accumulés.

En II' la reproduction élargie débutera comme suit :II' : 1.500 C2 + 100 Se ,2 + 750 V2 ± 50 S .,2ou encore :II' : 1.600 C2 + 800 V2.

Nous voyons que S se scinde dans chaque secteur en troisparties : Se Sv SkGlobalement nous avons :

I: 4.000 CI ± 400 Se,1 + 1.000 V1 + 100 Sv,1 + 500 Sk = 6.000II: 1.500 C2 + 100 Se,2 + 750 V2 + 50 Sv,2 + 600 Sk = 3.000

Et lors du prochain cycle industriel nous aurons :

I' : 4.400 C1 -f- 1.100 Vl + 1.100 Si = 6.600 M1II' : 1.600 C2 + 800 V2 + 800 S2 = 3.200 M2

6.000 C -F- 1.900 V + 1.900 S = 9.800 M

I' et II' autorisent une reproduction élargie, puisque les deux condi-tions fondamentales sont remplies. Notons que les 1.100 S 1 de I' etles 800 S2 de II' ont été trouvés à partir de s = 100 % dans lesdeux secteurs.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

56.4. Les échanges lors de la reproduction élargie 100

Stade initial

GRAPHIQUE 11.

100 Cfr Section 42 : nous reproduisons les croquis de Tsuru sans rien y changer.Compte tenu de la similitude avec les échanges lors de la reproduction simple, il nousa semblé inutile de scinder les opérations en différents stades d'échanges.

163

164

REPRODUCTION DU CAPITAL

Commentaires.

1° Echanges à l'intérieur de chacun des secteurs.

1, 2, 5, 6: Chaque secteur achète les forces de travaildont il a besoin en payant les salaires auxouvriers.

7, 8 : Les ouvriers du secteur II achètent des M.au moyen de leurs salaires.

Dans le secteur I, Ci + Se,1 est converti enMp ; dans le secteur II, outre V2 et Sv , 2 laplus-value improductive Sk ,2 est encore con-vertie en Me.

2° Echanges intersectoriels.

3, 4, 9, 10 : Les ouvriers de I achètent des M„ avec lessalaires perçus (3, 4).Les capitalistes de I achètent des M,. avecune fraction de la plus-value consomméeimproductivement Sk , i (9, 10).

3° Le capital-argent.

Il joue le même rôle que lors de la repro-duction simple; après les échanges il retrouvesa place initiale.

11, 12, 13,14, 15, 16 :

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 165

Stade final

T MOYENS DE PRODUCT.

MOY. DE CONS.

CAPITALISTES DE II

GRAPHIQUE 12.

166 REPRODUCTION DU CAPITAL

57. Remarques finales.

57.1. On risque de se fourvoyer si l'on n'a pas constamment à l'espritla liaison de causalité entre les hypothèses formulées au départet le déroulement du procès d'accumulation, tel qu'il apparaîtà travers les schémas.

Une des hypothèses de base était que la moitié de la plus-valuecréée en I était accumulée. Il est bien entendu que tous lesschémas suivants sont construits et fonction de cette hypothèse.Les accroissements différents dans les deux secteurs, la répartitionentre plus-value accumulée et plus-value consommée improducti-vement en II, etc., dépendent du fait que dans I la moitié de laplus-value est convertie en capital productif. Cette hypothèse peutsusciter l'illusion que le développement de la reproduction élargiedépend uniquement du secteur I. Il faut souligner que si dansnos schémas l'accumulation apparaît en effet comme dépendantdu secteur I, c'est uniquement à cause du choix de l'hypothèsede départ. Si nous avions choisi comme hypothèse de départ :la moitié de la plus-value en II est accumulée, nous obtiendrions,toutes choses égales d'ailleurs, des schémas successifs qui donnentl'impression que c'est le secteur II qui forme l'élément moteur.

Nous obtiendrions en effet :

I: 4.000 Cl + 1.000 Vl + 1.000 S 1 = 6.000 M,II : 1.500 C2 + 750 V2 + 750 S2 = 3.000 M2

250 Se,2

Par hypothèse : 375 S (c+0>, 2

—125 Sß,2

D'où : II' 1.750 C2 + 875 V2 + 875 S2 = 3.500Avec : II' C2 = I (Vi + Ss-,1 + Sk,i)

D'où : S,-,i + Sk,i = 750 et puisque : St = 1.000

il s'ensuit que : S, ,i = 250

4 D'où :Sr,t =50

_. 62,5

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 167

I' : 4.250 C11.062,5 V1 + 1.062,5 S 1 = 6.375II' : 1.750 C2 + 875 V2 + 875 S2 = 3.500

6.000 C -f- 1.937,5 V -{- 1.937,5 S = 9.875

avec : I' (C 1 + C2 ) = I (Mi) = 6.000

La construction de ce dernier schéma donne l'impression quec'est le secteur II qui joue l'élément moteur. Il faut donc biense garder de déduire des schémas ce qui, en fait, ne sont que desimplications immédiates de certaines hypothèses simplificatrices.

57.2. Rosa Luxembourg, dans un livre qui a fait couler beaucoup d'encre,L'accumulation du Capital, n'évite pas cet écueil. Dans le chapi-tre 7, consacré à l'analyse du schéma de reproduction élargie deMarx, où elle suit pas à pas les échanges intersectoriels tels queMarx les a décrits dans ses exemples numériques, elle aboutità la conclusion que « l'accumulation part ici de la section I, lasection II ne fait que suivre le mouvement 101 ». Plus loin elles'exprimera encore plus catégoriquement : « Il est visible quetout le mouvement de l'accumulation est mené activement etdirigé par la section I et accepté passivement par la section II 102.

Bien entendu, il y a dépendance entre I et II, mais cette dépen-dance est réciproque. Il n'y a pas de rapport de causalité simpleentre I et II; il y a un rapport d'interdépendance réciproque.

Lénine, dans un texte de 1893, mais qui a paru pour la pre-mière fois en 1937 et qui fut donc ignoré de R. Luxembourg,remarque déjà : « Le schéma de Marx reproduit plus haut nepermet nullement de conclure à la prédominance de la section Isur la section II : toutes deux s'y développent parallèlement 103 . »

101 LUXEMBOURG, R., L'accumulation du Capital, Paris, 1967, p. 109.102 LUXEMBOURG, R., ibid., p. 115.103 LENINE, V. I., a A propos de la question dite des marchés r, dans Œuvres

complètes, t. 1, Moscou, 1958, p. 97.

168 REPRODUCTION DU CAPITAL

III. RECHERCHES THEORIQUES ULTERIEURES

SUR LES SCHEMAS DE REPRODUCTION

INTRODUCTION

58. On pourrait articuler une histoire de la pensée économique marxisteautour des critiques et des recherches sur les schémas de reproduction.En effet, tout économiste marxiste, digne de ce nom, s'est penché unjour ou l'autre sur ces schémas et a tenté de les perfectionner.

58.1 Cette histoire pourrait être entamée avec la grande querelle quiopposa, durant les deux dernières décennies du xix" siècle,les populistes russes, tels que Vorontsov, Nicolaï-on, etc., à unepremière génération de marxistes russes, tels que Peter von Sruve,Boulgakov, Tougan-Baranowsky et, bien sûr, Vladimir IlitchOulianov (Lénine). Cette querelle se greffe sur un problème éco-nomique fort réel : le capitalisme allait-il se développer en Russiecomme il s'était développé en Angleterre, en France, en Allemagne,aux Etats-Unis, ou bien les structures précapitalistes et les caracté-ristiques « slaves » de la Russie tsariste allaient-elles freiner, voirearrêter, son essor ? Les thèses populistes, souvent entachées deslavophilie, concluaient à l'impossibilité du développement ducapitalisme en Russie. Elles fondaient cette impossibilité sur lerétrécissement du marché intérieur dû à la paupérisation qui ré-sultait de l'introduction massive du capital dans une sociétéprécapitaliste. Comme on le sait, la reproduction élargie n'estpossible que si la plus-value peut être réalisée productivement,or, pour les populistes, cette réalisation serait entravée par lerétrécissement du marché.

La position des populistes a été qualifiée de sceptique ou depessimiste, parce qu'elle niait au capitalisme la possibilité del'emporter sur le mode de production existant. Les réponsesmarxistes ont été qualifiées d'optimistes — ce qui est pour lemoins étrange quand il s'agit des perspectives du capitalisme —parce qu'elles postulaient que le capital allait, en Russie commeailleurs, abattre toutes les entraves à son développement.

Engels a été l'un des premiers à réfuter les thèses populistes.Dans une lettre du 22 septembre 1892, adressée à Nicolaï-on,il dit notamment : « Je soutiens donc maintenant, que la pro-

169SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

duction industrielle signifie aujourd'hui absolument la grandeindustrie, et implique l'emploi de machines à vapeur, d'électricité,de métiers à filer et à tisser mécaniques, et enfin la fabricationmécanique des machines elles-mêmes. A partir du moment oùla Russie a introduit les chemins de fer, l'introduction de tousces moyens modernes de production est devenue pour elle inévi-table. Vous devez être en mesure de réparer vos propres locomo-tives, wagons, chemins de fer, etc., mais pour pouvoir le faireà bon marché, vous devez être en état de construire chez voustous les outils qui servent à ces réparations. A partir du momentoù la technique de la guerre est devenue l'une des branches dede la grande industrie (cuirassés, artillerie moderne, fusils àtir rapide et à répétition, balles à enveloppe d'acier, poudre sansfumée), la grande industrie, sans laquelle toutes ces choses nepeuvent être fabriquées, est devenue pour vous également unenécessité politique. Toutes ces choses ne peuvent être fabriquéessans une industrie métallurgique très développée, mais celle-cià son tour ne peut se développer sans un développement corres-pondant de toutes les autres branches de l'industrie, en particulierde l'industrie textile 104 . »

Les marxistes « légaux » réfutaient ces thèses populistes dedifférentes façons. Ou ils reprenaient à leur compte les schémasde la reproduction élargie : ils y voyaient la démonstration quel'accumulation peut parfaitement s'accommoder d'une économie fer-mée (sans marchés extérieurs) dans laquelle seules deux classes sub-sistent. C'est notamment le cas de Boulgakov. Ou ils faisaient appelà des « tierces personnes » non capitalistes (les professions libé-rales, les agents de l'Etat, les artisans) qui constituaient le supportde la réalisation de la plus-value. C'est notamment le cas deStruve. Quant à Tougan, il s'est surtout employé à démonter lemécanisme des crises cycliques : son explication des crises duesà la « disproportionnalité » a fait grand bruit à l'époque. Il necroyait pas à la fin du capitalisme par un breakdown apocalypti-que. Mais son optimisme concernant la survie du capitalismel'amena à fonder l'impossibilité du socialisme.

104 ENGELS, F., r Lettre à Nicolaï-on du 22 septembre 1892 >, dans Briefe liber• Das Kapital », Berlin, 1954, p. 352.

170 REPRODUCTION DU CAPITAL

C'est incontestablement à Lénine que revient le mérite d'avoirréfuté sans appel les thèses populistes. Dans son opuscule intitulé :A propos de la question dite des marchés (écrit en 1893, parupour la première fois en 1937), il oppose aux arguments popu-listes une série d'arguments dont voici les deux principaux.En premier lieu : « Le volume du marché est indissolublementlié au degré de spécialisation du travail social 105 . » Or, « de parsa nature, cette spécialisation est infinie, tout comme le progrèstechnique 106 ». Il s'ensuit que « le marché peut par conséquents'accroître à l'infini, tout comme la division du travail 107 ». Endeuxième lieu : « L'appauvrissement de la masse du peuple(élément constant de toutes les dissertations populistes sur lemarché), loin d'entraver le développement du capitalisme, est aucontraire l'expression de ce développement et la condition mêmedu capitalisme, qu'il renforce. Il faut au capitalisme des " ou-vriers libres " ; or, l'appauvrissement de la masse va de pairavec l'enrichissement d'un petit nombre d'exploiteurs; [...] cesdeux processus contribuent à étendre le marché : le paysan" appauvri ", qui tirait auparavant de son exploitation agricoleses moyens d'existence, vit maintenant de son salaire, c'est-à-direde la vente de sa force de travail; il doit s'acheter maintenantles objets de consommation nécessaires [...]; d'autre part, lesmoyens de production dont ce paysan est dépossédé se concen-trent entre les mains d'une minorité, se transforment en capital;et le produit est porté désormais sur le marché 108 . »

Dans un autre ouvrage : Pour caractériser le romantisme éco-nomique (Sismondi et nos sismondistes nationaux), V. I. Lénines'en prend une nouvelle fois à l'argumentation des populistes,selon laquelle le marché extérieur résoud la difficulté de réaliserla plus-value. Tout d'abord Lénine observe que distinguer laréalisation de la plus-value de celle du produit en général estabsurde. Ensuite, il constate que « la question du marché extérieurn'a absolument rien à voir avec celle de la réalisation 101 ». Pour

105 LENINE, V.I., A propos de la question..., loc. cit., dans Œuvres complètes, t. I,Moscou, 1958, p. 112.

106 LENINE, V.I., ibid., p. 113.107 LENINE, V.I.,. ibid., p. 115.108 LENINE, V.I., ibid., pp. 115, 116.109 LENINE, V.I., Pour caractériser le romantisme économique (Sismondi et nos

sismondistes nationaux), dans ibid., t. II. Moscou, 1958, p. 160.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 171

le capitalisme dans son ensemble, l'exportation est une ventesur un marché spécifique, le marché extérieur. Cette vente supposedes achats, des importations. Il ne s'agit donc pas du tout d'unesorte de vente nette. L'illusion monétaire a obscurci la penséepopuliste et l'a, en définitive, fait dévier sur des voies sans issue :« Mêler le commerce extérieur au problème de la réalisation, c'estéluder la question en la reportant sur un terrain plus vaste, maissans l'élucider en aucune façon

58.2. Une quinzaine d'années après, le centre de gravité des contro-verses idéologiques se déplace vers l'Allemagne. L'accumulationdu Capital, de R. Luxembourg, fait rebondir à l'infini les discus-sions sur les schémas de reproduction. Beaucoup de ces diatribessont, hélas ! peu fructueuses parce qu'elles trouvent leur originedans une interprétation fausse des schémas. En outre, bien desréfutations de Lénine aux populistes auraient pu être adresséesà Rosa Luxembourg. Malheureusement elle ignorait ces textes.

58.3. Une série d'autres polémiques ont vu le jour avant la guerre14-18, mais elles concernaient plutôt le problème de la valeur,la conception marxiste des prix de production, la baisse tendan-cielle du taux de profit, que la production proprement dite.Il nous faut citer ici la fameuse controverse entre Bortkiewicset Böhm-Bawerk. Comme on le voit, le dialogue était loind'être rompu entre marginalisme et marxisme. Il est vrai quele séminaire de Böhm-Bawerk était suivi par des économistesmarxistes tels Boukharine, O. Bauer et Hilferding et queSchumpeter, ami de Menger et de von Wieser, faisait partie,en 1919, de la Sozialisierungs Kommission, présidée par Kautskysous le gouvernement d'obédience socialiste en Allemagne. Ily avait donc une certaine osmose entre la pensée bourgeoiseet la pensée marxiste.

58.4. Ces polémiques incessantes, ces confrontations d'idées, ces dialo-gues lucides sont vivifiants pour la pensée marxiste.

Après la guerre civile en U.R.S.S., l'énoncé pur et simple dede ses propres convictions se substitue peu à peu à la lutteidéologique créatrice. Notons que Marx et Lénine ont toujours

110 LENINE, V.I., ibid,, p. 160.

110 H

172 REPRODUCTION DU CAPITAL

mené la lutte idéologique sans merci, avec rigueur, parfois mêmeavec brutalité. Mais la lutte idéologique est compatible avecl'enrichissement à condition que l'on ose se battre également surle terrain de l'adversaire, à condition que l'on ne se borne pas àdéclamer ses propres principes, à condition que l'on ne dénoncepas comme traître toute personne qui ne partage pas en touspoints ses propres thèses, à condition que l'on considère les faitset non ses principes comme seule cour d'appel, à condition dene pas tomber dans les travers d'un raisonnement outrancièrementschématique.

Mais il est trop facile d'affirmer que la fin du dialogueaprès 1920-1925 est uniquement imputable aux erreurs dogma-tiques et sectaires des marxistes. Si l'on y regarde d'un peu plusprès on trouve aisément une série d'autres raisons. En premierlieu, dans les universités bourgeoises les critiques de l'économiepolitique marxiste prennent nécessairement une autre tournure.Avant, on pouvait s'adonner à des Spielereien théoriques entremarxistes et non-marxistes. Cela restait au niveau du tournoid'écoles. Après 1917, on avait la preuve concrète que le marxismen'était pas seulement une autre conception du monde, mais qu'ilvoulait encore transformer le monde, et qu'il était en mesure dele faire. Sur le plan idéologique la critique devint dénonciation

ou négation, à quelques exceptions près dont Schumpeter estle plus illustre exemple. En deuxième lieu, une série de penseurs,

tels que Bernstein, Kautsky, O. Bauer, avec qui des polémiquesfructueuses avaient eu lieu à l'intérieur du camp « socialiste »,

passent dans l'autre camp. En devenant réformistes ils deviennentdes ennemis acharnés du marxisme orthodoxe. Les discussions

entre économistes du même bord font place à des duels sanspitié où la passion l'emporte souvent sur la raison. En troisième

lieu — mais c'est un argument secondaire — la pensée bourgeoisebaigne en plein marginalisme dont les thèses rendent le dialogue

avec la pensée marxiste fort difficile. En effet, aucune théorieéconomique bourgeoise ne fut plus opposée au marxisme que le

marginalisme. Boukharine a fait, dès 1914, le procès du margina-lisme en termes non équivoques dans son ouvrage : L'économie

politique du rentier, Il constate d'abord que l'école de Vienne,et Böhm-Bawerk en particulier, « fait de la conscience indivi-

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 173

duelle du sujet économique le point de départ de son analyse u1 »et que les lois sociales sont expliquées par les mobiles qui guidentles actes des individus. L'individu, dont parlent Menger, Böhm-Bawerk, Jevons, n'est pas « tel membre particulier d'une sociétédonnée, dans ses rapports sociaux avec ses semblables, mais" l'atome " isolé, le Robinson économique 112 ». Boukharine pour-suit sa critique du marginalisme en observant qu'il fait abstractionde l'élément historique et que son analyse statique rend impossibletoute explication de l'évolution du capitalisme. II souligne ensuitel'opposition fondamentale entre le point de vue marxiste de laproduction et l'optique marginaliste de la consommation : « Tan-dis que Marx considère la société avant tout comme un " organismede production ", et l'économie comme " processus de production ",la production se trouve reléguée, chez Böhm-Bawerk, tout à faità l'arrière-plan; l'analyse de la consommation, des besoins et desdésirs du sujet économique occupe la première place 113 »

Le subjectivisme, la conception micro-économique, la méthodeatomistique, la négation du rôle explicatif de l'histoire, la prédo-minance absolue de la consommation, autant de caractéristiquesqui font du marginalisme l'antipode du marxisme. Néanmoins,ces divergences théoriques fondamentales nous semblent secon-daires quand il s'agit d'expliquer l'absence de confrontation d'idéesentre marxistes et non-marxistes. D'abord parce que Böhm-Bawerk, par exemple, a vaillamment discuté avec les marxistesavant la guerre 14-18, ensuite, ces tout derniers temps, un nou-veau dialogue marginalisme-marxisme a pris forme.

En quatrième lieu, les économistes soviétiques, qui pendantl'ère stalinienne sont assez rapidement tombés dans des erreursdogmatiques et mesquines, avaient néanmoins d'autres chats àfouetter que de s'occuper de polémique avec les économistes bour-geois. Il leur fallait jeter les fondements de l'économie socialiste.Il leur fallait contribuer à mettre en place un appareil statistiqueélémentaire. Il leur fallait proposer aux policy-makers des pro-

grammes pour faire sortir le pays de la famine, de la misère noire

111 BOUKHARINE, N., L'économie politique du rentier (Critique de l'économiemarginaliste). Paris, 1967, p. 45.

I1 2 BOUKHARINE, N., ibid., p. 49.II 'S BOUKHARINE, N., ibid., p. 66.

174 REPRODUCTION DU CAPITAL

et du sous-développement. Il leur fallait déblayer le terrainpour rendre une planification socialiste possible. Dès lors, lesthéoriciens marxistes les plus en vue — et cela était inconstesta-blement fondé — consacrent tous leurs efforts à faire de l'éco-nomie marxiste appliquée. Il en est résulté une sorte de divisiondu travail entre économistes marxistes des pays socialistes, qu'onpeut caractériser comme suit : les meilleurs cerveaux, commeKantarovic, Nenchinov, se consacrent aux problèmes de l'économiesocialiste, de la planification, etc.; et à certains professeurs, coupésdes recherches nouvelles qui se font dans leur propre pays, afortiori coupés de la réalité économique des pays capitalistes,échoit la tâche de rédiger des manuels d'économie politiquemarxiste et de guerroyer avec les idéologues bourgeois. Dans lespays capitalistes ce n'est qu'en très petit nombre que des intellec-tuels ont rejoint le camp marxiste entre les deux guerres mon-diales. Et à ceux qui l'ont rejoint il incombait, du fait de ladensité des événements politiques, d'exécuter des tâches immé-diates d'éducation politique et idéologique généralement peu pro-pices à la recherche.

Après l'essor de la pensée de Keynes pour certains, après leXXe congrès du P.C.U.S. pour d'autres, le dialogue avait de forteschances de se renouer. Plusieurs conditions historiques, politiqueset théoriques y ont contribué. Le fait que l'U.R.S.S. ressemblaitmoins à un bastion assiégé qu'il fallait défendre à tout prix, arendu la confrontation d'idées plus facile et a permis à différentspenseurs marxistes de sortir de la longue nuit dogmatique. D'autrepart, à cause de son contenu même, l'école keynésienne se prêtaitplus aisément à la confrontation d'idées avec le marxisme quele marginalisme. En effet, le marxisme, tout comme l'école keyné-sienne, adopte un point de vue macro-économique. Les deuxsystèmes travaillent ainsi avec des agrégats économiques que l'onpeut comparer. Parce que Keynes considère le travail comme« le seul facteur de production qui opère dans des conditionstechniques données, des ressources naturelles, un équipementcapitalistique et une demande effective 114 » et qu'il a l'habitude« d'exprimer ses quantités économiques en termes d'unités de

114 KEYNES, J.M., Théorie générale de l'Emploi, de l'Intérêt et de la Monnaie,trad. par J. DE LARGENTAYE, Paris, 1959, p. 229.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 175

travail 115 », le rend fort proche de la théorie marxiste de lavaleur. Dans un remarquable article consacré à une comparaisonentre Keynes et Marx, Tsuru ajoute encore que le rejet par lesdeux écoles de la loi de Say, la critique du rôle stratégique du tauxd'intérêt dans la décision d'investissement, etc., permettent decomparer plus aisément les deux théories. Mettre l'accent surcertaines similitudes ne peut naturellement pas masquer des dif-férences essentielles, cela permet tout au plus d'affirmer quedes apports réciproques entre Keynes et Marx sont plus facilementdécelables qu'entre le marginalisme et le marxisme.

58.5. Le but de ces prochaines sections consiste à épingler quelquesapports aux schémas et à rendre compte d'une des explicationsmarxistes des crises cycliques, à savoir celle qui est liée auxschémas de reproduction du capital. Nous disons épingler, parce

que nous n'avons retenu qu'ici et là quelques approfondisse-ments des schémas sans suivre d'ordre chronologique, sans mêmeétablir de liaison entre ces différents apports. Nous n'avons retenude toutes ces passes d'armes entre marxistes et non-marxistesque quelques approfondissements de la pensée marxiste sanschercher à savoir en quoi ils n'étaient, en règle générale, qu'uneréplique positive à des critiques dirigées contre le marxisme.De ce fait, nous sommes bien conscient d'avoir détaché cesapports de leur contexte historique.

Ainsi, ces sections sont encore bien incomplètes, les compléterexigerait tout un volume qui retracerait l'histoire de la penséeéconomique marxiste depuis la mort de Marx jusqu'à nos jours.

Quels critères avons-nous utilisés implicitement pour retenirtel apport et non tel autre-? Nous avons d'abord voulu montrerque la pensée marxiste pouvait parfaitement s'accommoder del'usage des mathématiques. Dès lors nous avons choisi quelquesauteurs qui ont enrichi nos schémas à l'aide de formules mathé-matiques, d'ailleurs fort simples 116. Deuxième critère : nous avons

115 TSURU, S., a Keynes versus Marx. The Methodology of Aggregates a, dansEssays on Marxien economics, The Science Council of Japan. Economic Series, n° 8,Tokyo, février 1956, p. 53.

116 Par la force des choses la compréhension de certaines sections nécessite uneconnaissance élémentaire des mathématiques. Cependant, jamais le niveau de l'ensei-gnement moyen n'est dépassé.

176 REPRODUCTION DU CAPITAL

retenu — cela concerne surtout les études de Tsuru, Kosai etBronfenbrenner — les recherches qui débouchent sur les catégo-ries concrètes quantifiables. Seule une gamme importante d'agré-gats marxistes permettra de vérifier statistiquement certaines loistendancielles de l'économie politique marxiste.

58.6. Nous traiterons dans les prochaines sections trois grands groupesde questions :

— la transformation de l'inégalité fondamentale telle qu'elle aété définie par Marx en une équation ;

— l'introduction d'autres secteurs que ceux des moyens de pro-duction et de consommation dans les schémas de reproduction ;

— l'explication des crises cycliques à partir des schémas de re-production.

A. TRANSFORMATION DE L'INEGALITE FONDAMENTALE

EN EQUATION.

59. Transformation classique.

Le but de la transformation consiste à remplacer l'inégalité mise enavant par Marx :

Vi+S1>C2

Pour effectuer cette opération on part des schémas de reproduc-tion :

I: C1+V1+Si =M1

II: C2 + V2 + S2 = M2

On scinde ensuite dans les deux secteurs la plus-value en ses troisparties fonctionnelles :

I: C1 + Vl + Se , 1 -}- S t ,1 — I— Sk,1 = M1II : C2 + V2 + Se , 2 + S1-,2 + Sk,2 = M2

Lors de la reproduction élargie, S e est destinée à l'achat de moyensde production.

D'où : M 1 = C1 + C2 + Se,1 + Se.2En remplaçant M 1 par sa valeur on obtient :

Ci+ Vl+ Se,1+ ,1+S1;,1 = Ci+ C2+ 5 .1+ 5 , .2

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 177

En simplifiant nous obtenons l'équation fondamentale :

V1 ±5.,1+ SI; .1 —C2 +Se.2

Cette transformation est désormais classique. La plupart des marxistescontemporains l'adoptent.

60. Equation de S. Tsuru.

Dans un article 117 paru pour la première fois dans l'Indian EconomicReview, en février 1953, mais dont les grandes lignes étaient déjàrédigées avant la guerre, Tsuru élabore une première équation fonda-mentale « moderne » à partir de l'équation précédente.

Si l'équation V1 -{- Sß. , 1 -}- 5;,1 = C2 + S e,2 présente déjà unavantage certain sur l'inégalité formulée par Marx, elle ne se prêtepas facilement à l'analyse économique, du fait même qu'elle ne parlequ'en termes de grandeurs absolues de C, de V, de S. Tsuru va remédierà cette situation en introduisant une série de ratios dont on peut plusaisément étudier l'évolution.

Nous étudierons dans une première sous-section (60.1) les ratiosque Tsuru introduit ; dans une deuxième sous-section nous établironscomment il transforme l'équation classique (60.2) ; dans une troi-sième sous-section nous commenterons l'équation de Tsuru (60.3).

60.1. Les ratios.s représente le taux de plus-valueou le taux d'exploitation de la forcede travail. Tsuru suppose que cetaux est identique dans les deux sec-teurs. Si nous représentons par sile taux d'exploitation dans le secteurI et par s 2 le taux d'exploitation dansle secteur II, nous obtenons :s i = S2 = s

r représente la composition organi-que du capital. Il est logique desupposer que la composition orga-nique est différente dans les deuxsecteurs. En effet, en règle générale,

Ss = —

V

Cr=—;r1;r.,

V

117 TSURU, S., R Marx's Tableau Economique and .' Underconsumption ' Theory e,dans Essays on Marxian economics, op. cit., Tokyo, 1956, pp. 37-51.

178 REPRODUCTION DU CAPITAL

a =

le capital fixe utilisé dans les en-treprises qui produisent des moyensde production sera plus élevé quedans celles qui produisent des moyensde consommation.

q exprime la part de la plus-valuetotale investie productivement. Nousl'appellerons taux d'investissement.Remarquons qu'il ne s'agit pas uni-quement d'un investissement en ca-pital fixe, mais également d'unachat de nouvelles forces de travail.

a exprime la part de la demande enbiens de capital fixe par rapportà la plus-value dépensée productive-ment. Ce taux est uniquement fonc-tion de r puisque 118 :

Sc

1 r

Sc +Sv Se Sv 1 ^ r1 ^ r

Sc Se

h exprime le rapport du capital va-riable de II au capital variable deI. Si le niveau général des salairesest le même dans les deux secteursh exprime la répartition du nombrede travailleurs entre les deux sec-teurs.

Se + Sv

q = ; ql; q2S

Sca = ; a1 ; a2

S, + Sv

V2h =

V1

60.2. L'équation proprement dite 119

Tsuru prend comme point de départ l'équation classique :

V1 + Sk,i + Sv,1 = C2 + Sc,2

C Sc118 A condition que — = — ... ce qui n'est qu'approximativement juste.

V S,.116 Le lecteur peu désireux de suivre la transformation de l'équation classique en

équation de Tsuru, peut parfaitement sauter cette sous-section et accepter la forme défi-nitive de l'équation de Tsuru, à savoir l'équation [12].

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 179

Considérons d'abord le premier membre de l'équation :V1 + Sk,1+Sv,1 c, d- [1]Nous allons tenter successivement d'exprimer S1 , 1 et S, ,1 en

fonction de V1 pour ne garder dans ce premier membre quedes ratios et des termes en Vi.

Introduisons d'abord s 1 :

Sv,1 + Se,1 S1 =

VI[2]

ou : s7. V1 = Sk.1 + Sv,1. + S0,2ou encore: S,{, 1 -}- S,. ,1 = s l . \7 1 —

Se,1

Remplaçons (S,;,1 + S0,1 ) par (s i . Vi — Se,l)Vi + S1 • V1 — Se,1 = C2 + S0.2

[3]

dans l'équation [1] :[4]

al

Tentons d'introduire maintenant d'autres ratios afin d'exprimerSe,l en fonction de V 1 . Introduisons d'abord qi :

Se,1 + 5^,1

Sk,1 + S,1 + Seo.ou : qi • (S1 , 2 + S0,1) + qi • Se,1

Introduisons al :Se.l

Se, 1 + S17,1

S0,1al

Des équations [3], [5] et [6], il résulte que :

Se,1= q i• (s1•V1 — Se,1) + q1• Seo.

ou encore : Se,t = at.qi.si.Vi [7]

Remplaçons S (, ,1 par sa valeur dans le premier membre del'équation [4] :

V1 + s1.V1 — a 1 .g 1 .s 1 .V 1 = V1 + SI•V1•( 1 — ai.qi) [8]

En remplaçant le premier membre de l'équation [1] par sa valeurdéfinie par l'équation [8] nous obtenons :

Vi + s1.V1(1 — ai.g1) = C2 + Se,2

Des opérations similaires à celles qui ont abouti à l'équation [7]nous permettent de trouver que :

S, , 2 = a2.g2.s2.V2

ql =

OU : S0.2 + Sv,1 =

al =

= Se,1 + 5,^,1 [5]

[6]

180 REPRODUCTION DU CAPITAL

Ceci nous donne :

Visi.V, (1 — a1.g1) = C2 -i- a2.q2.s2.V2 [9]

Pour éliminer V I nous allons multiplier les deux membres de

1l'équation [9] par .

V1

C2 V21 + si — sl.ai•gi = 1

+ a2.q2.s2. V,

[101V

V2Rappelons-nous que -

= h.vi

C2Tentons d'exprimer par nos ratios

V1

C2V1

— C2

V2 = r2.hV2 V 1

Remplaçons V

et - par leur valeur dans l'équation [10] :V1V1

1 -} s1 — s1.a1•g1 = r 2 .h -}- a2.q2.s2.h

ou encore : 1 -[ s 1 — s1 .a 1 .g l — r2 .h — a2 .g2 s2 .h = 0

Nous savons que : s = s i = s2

Dès lors : s.a1 .g i -{- s.h.a 2 .q2 . — (1 + s — r2.h) = 0 [11]

Posons a l .g t = xi et a242 = x2 et nous obtenons finalement :

s.x1 -{- s.h.x2 — (1 -}- s — r2 .h) = 0

60.3. Analyse de l'équation fondamentale de Tsuru.

60.3.1. L'équation [12], que nous nommerons désormais l'équation

de Tsuru, représente exactement, comme l'équation [1],la condition nécessaire ou la loi générale de l'accumulationdu capital. L'équation de Tsuru présente un avantagecertain sur l'équation classique : elle permet, comme nousallons le voir, de faire dépendre deux variables de troisparamètres.

[12]

Ss =

V

= C2

r2V2

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 181

h =

60.3.2. Discussion des cinq facteurs de l'équation de Tsuru.

D'après Tsuru, s est indépendant de la volontéde la bourgeoisie ; s est déterminé par « lecomportement du système global et seule-ment indirectement par les décisions des capi-talistes dans les périodes précédentes 120 0.

De ce fait, s peut être considéré comme unparamètre.

Selon Tsuru, « r2 est plus déterminé par lesdécisions des capitalistes que s, mais danschaque période considérée, r2 leur est imposécomme une condition donnée 121 ». On peutdonc considérer r2 comme un paramètre.

h représente le rapport entre les forces deV2 travail employées dans II et celles employées

en I à condition que le niveau général dessalaires soit le même dans les deux secteurs.h résultera de ce fait de « l'ensemble dusystème et h sera analogue à S 122 D. Donch est également un paramètre.

x 1 et x2 représentent pendant chaque périodeles rapports entre les parts de la plus-valuede chaque secteur destinées à l'achat de nou-veaux moyens de production et la masse deplus-value créée dans le même secteur. D'aprèsTsuru, « x1 et x2 peuvent être considéréescomme des variables qui sont fonction desdécisions autonomes des capitalistes 123 »

En définitive, nous sommes en présence de deux varia-bles (xi et x2) et de trois paramètres.

Ces trois paramètres (s, h et r 2) sont déterminés par les« activités économiques des périodes précédentes et leurvaleur n'est probablement jamais connue par les capi-talistes quand ils prennent des décisions d'investisse-ment 124 »

120 TSURU, S., . Marx's Tableau Economique... _, op. cit., p. 41.121 TsuRU, S., ibid.122 TSURU, S., ibid.123 TSURU, S., ibid., p. 40.124 TSURU, S., ibid., p. 41.

V1

Se,1X1 = ai .q i =

Si

Se,2X2 = a2.q2 =

S2

182 REPRODUCTION DU CAPITAL

Les deux variables x 1 et x2, que Tsuru définit dans unautre article comme « la propension à investir 125 », sontcertes, à chaque période considérée, des décisions auto-nomes et conscientes des investisseurs; elles auront pour-tant tendance à croître. En effet :

SeSc+Svx = a. q. =

Or, vu que croît, a croîtra également.V

que S

Vu

aura tendance à décroître, compte tenu d'une

Secertaine saturation,

Scroîtra vraisemblablement.

Il s'ensuit, bien entendu, que x 1 et x2 auront tendanceà croître quelles que soient d'ailleurs les valeurs destrois autres paramètres r2 , s et h.

60.3.3. Si les capitalistes connaissaient r2 , s et h et si, en outre,ils pouvaient adapter librement leurs décisions d'investiraux valeurs de ces trois paramètres — ce qui n'est quepartiellement le cas puisque x 1 et x2 suivent un trendascendant — on pourrait en conclure que l'équation deTsuru est satisfaite. Mais du fait que ces deux conditionsne sont remplies que par accident, « le caractère anarchi-que de la reproduction capitaliste trouve son expressiondans cette équation-ci 126 ». Nous verrons dans la partieC, consacrée aux crises cycliques, comment on peut repré-senter graphiquement ce caractère anarchique ou, ce quirevient au même, comment on peut graphiquement dé-montrer que les crises sont inévitables.

61. Equation de Bronfenbrenner et Kosai ou l'équation simplifiéede Tsuru 127

61.1. Sans avoir eu apparemment connaissance des articles de S. Tsuru,publiés en 1953-1954, (mais rédigés avant guerre), M. Bronfen-

125 TSURU, S., Keynes versus Marx..., op.cit., p. 61126 TSURU, S., < Marx's Tableau Economique... _, op. cit., p. 40.127 BRONFENBRENNER, M. et KosAl, Y., . On the Marxian Capital-Consumption

Ratio >, dans Science and Society, Vol. XXXI, n" 4, New York, automne 1967,pp. 467-473.

Se ± S, ' S

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 183

brenner et Y. Kosai ont élaboré une équation fort similaire à cellede Tsuru, que nous dénommerons l'équation simplifiée de Tsuru.Si Bronfenbrenner et Kosai trouvent une équation plus simpleque celle de Tsuru, c'est parce qu'ils partent d'une compositionorganique du capital et d'une propension à investir identique dansles deux secteurs.

Les ratios utilisés sont les suivants :

_ S1 _ S22S =

V Vi V2

r =C C _ C2

V V1 V2

S _ S^,1 _ S^,2 X =

S Si S2

h' =Mp

= C.C.R. (Capital-Consumption Ratio)Me

Le C.C.R. tel qu'il est défini ci-dessus est égal à

En effet :MpC1 -{- V1 + S1

Me C2+V2+S2

V1

V2

Or : C1 = Vis et Si = V1.sC2 = V2.r et S 2 = V2.s

Dès lors :M, V1+ Vis +V1 .s V1.(1+r-}-s) V1

Me V2 + V2.r + V2 .s V2.(1 + r + s) V2

61.2. Pour trouver leur équation, Bronfenbrenner et Kosai partent d'uneéquation classique légèrement transformée :

C1 + V1 + Si = C1 + C2 + x.(Si -{- S2)

En simplifiant nous obtenons :C2 + x.S2 = Vl + ( 1 — X).S1

En introduisant les ratios s et r nous obtenons :

ler membre : V2 .(C2 + x.S2) = V2.(r -i- x.․)

2e membre : Vl

[V1 + (1 — x).Sj] = V1.[ 1 + (1 — x) s]V1

D'où : V1 .{1 + (1 — x).s] = V2 (r -{- x. ․ )

184 REPRODUCTION DU CAPITAL

V2 1 -}- (1 — x).s 1Ou encore : _ =

V1r -j- xs h'

Rappelons-nous l'équation de Tsuru :

s.x l ± s.h.x2 — (1 + s — r2.h) = 0

Isolons h : h1 + (1 — xi) .s=

r2 -}- s.x

Puisque pour Bronfenbrenner et Kosai : x = x 1 = x2et r = r1 = r2

leur équation est, en effet, une équation Tsuru simplifée où1

h = h'

61.3.

r x.sh' _

1 (1 — x).s

représente, exactement comme chez Tsuru, la condition de l'accu-mulation du capital.

Comme Tsuru, Bronfenbrenner et Kosai considèrent que h'« n'est pas uniquement déterminée par l'état de la technologie [...]puisqu'un élément issu de la décision volontaire des capitalistesy est introduit ; notamment, le rapport entre la plus-value investieet la plus-value consommée, rapport symbolisé par le coefficientde croissance x 128

Bien entendu, s et r sont déterminés par le niveau de dévelop-pement des forces productives. Pour les mêmes raisons que cellesdéveloppées dans la sous-section 60.3.3, l'équation de l'anarchiene sera qu'accidentellement satisfaite.

Dans la partie C, consacrée aux crises cycliques, nous exami-nerons ce qu'il advient de la reproduction quand h s'écarte de la

valeur de h en équilibre (h).

128 BRONFENBRENNER, M. et KOSAI, Y., art. cité, p. 471.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 185

B. INTRODUCTION D'AUTRES SECTEURS DANS LES SCHEMAS.

Un grand nombre d'économistes marxistes, plus orthodoxes qu'il ne siedquand on veut faire oeuvre scientifique, ont fait preuve de beaucoup deréticence à étendre les schémas à d'autres secteurs. Dans un article 129

consacré à un aperçu des différentes thèses en présence concernant l'intro-duction ou non d'un troisième secteur pour la production d'armements,l'économiste japonais Nonomura passe en revue les arguments de ceux quis'obstinent à ne pas vouloir modifier d'un iota les schémas bisectorielsprésentés par Marx.

Outre les arguments formels fondés sur une conception religieuse dumarxisme, on retrouve deux arguments de fond qui se résument à :

pour dégager l'équation fondamentale de la reproduction simple, à

savoir : C2 = V 1 + S1 , il faut maintenir la division de l'économieen deux départements ;

— seule la division de la production en deux secteurs permet de mesurerle degré de développement de la capacité de production de l'économie.

On peut y ajouter un argument plus technique : au plus on ajoute desecteurs, au plus on complique les équations fondamentales qui résultent dusystème.

Le premier argument a un certain bien-fondé. On peut néanmoins observerqu'après l'introduction d'autres secteurs, on peut établir un autre jeud'équations, également susceptible de rendre compte des conditions de lareproduction. Le deuxième argument peut être aisément réfuté. En effet,

le ratio V (composition organique du capital) permet de mesurer le

degré de développement de la capacité de reproduction.

Les farouches défenseurs des schémas bisectoriels ont bien entendutout tenté pour justifier l'intégration de toutes les activités économiques dansl'un des deux départements existants. Cette méthode nous semble parfoisartificielle. En effet, comment intégrer les services, considérés comme activitésimproductives, dans l'une ou l'autre section ? Comment passer des schémasbisec oriels d'une économie fermée à des schémas rendant compte d'uneéconomie ouverte ? Où situer la production des moyens de paiement ? Oùclasser les armements ?

NONoMUTA, K., n "Clic Dev< ' lopnx,m of wartime reproduction theories inJapan =, dans The Annals of the Hitotsebashi Acal ;uy, vol. III, n" 2, Tokyo, avril 1953.

186 REPRODUCTION DU CAPITAL

Nous étudierons dans les prochaines sections trois problèmes :

— les exportations et les importations (section 62) ;-- la production d'armements (section 63) ;— la production des services (section 64).

La littérature marxiste offre une série d'autres exemples. Marx lui-mêmea scindé le département I en biens de capital fixe et en biens de capitalcirculant et le département II en biens de consommation nécessaires et enobjets de luxe. On pourrait, à partir de là, diviser I et II en 10, 20, 30...branches industrielles. De tels schémas offriraient un grand intérêt, maisdans les trois prochaines sections nous discuterons le cas d'activités écono-miques qu'il est difficile d'inclure dans un des deux départements et nonpas la subdivision des secteurs I et II en sous-secteurs.

Rosa Luxembourg, ainsi qu'une série d'autres économistes, dont Bortkiewicz,a suggéré de faire de la production de l'or un troisième secteur. Pour deuxraisons nous sommes d'avis que cette proposition ne mérite pas d'êtreretenue. D'abord, comme le dit S. de Brunhoff dans un livre entièrementconsacré à la conception marxiste de la monnaie, parce que « l'institutiond'une troisième section, consacrée à la production des moyens de circulation,donne au contraire à la monnaie le caractère d'une troisième sorte de mar-chandise, donc d'une marchandise sur le même plan que les autres ; isolerla production de l'or pour respecter le caractère spécifique de la monnaie,c'est au contraire abolir cette spécificité, qui oppose la monnaie à toutesles marchandises 13 () ». Ensuite, parce que le problème ne se pose en fait quepour certains pays et qu'il n'a pas grande importance pour le mode deproduction capitaliste dans son ensemble.

L'importance croissante des « services », l'impact de la production d'arme-ments sur l'économie, surtout en certaines périodes critiques, la nécessitéde dépasser le stade de l'économie fermée pour rendre les schémas plusopérationnels, voilà trois problèmes d'envergure théorique, qu'une visionréaliste des choses nous oblige d'aborder.

62. Exportations et importations.

62.1. Le Capital dans sa totalité et les schémas de reproduction enparticulier ont été conçus pour une économie capitaliste à l'échellemondiale ou pour une économie fermée, ce qui revient au même :

^` 0 BRUNHOEo (DE), S., La monnaie cher Marx, Paris, 1967, p. 89.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 187

les deux hypothèses excluent le commerce extérieur. Il est fortfacile d'ouvrir l'économie fermée des schémas de reproductionen y introduisant les exportations et les importations.

Pour simplifier les écritures, nous ne considérons que le casde la reproduction simple.

Les moyens de production et les moyens de consommationexportés sont décomposés suivant leur valeur d'échange dans lesdeux grands secteurs de la production nationale.

Les schémas de la reproduction simple en économie ouvertedeviennent dès lors :

C 1 B -f V1 , B -j- S I .B = MP1.B

I. Cl X + V1.X + S1,X = MPt,x

Importations de M, = M,,, .N,

C2,8 + V2 ,B + S . = M, 2,B

II.Importations de M. = M^;,M

Abréviations utilisées :

Les indices B (Belgique) indiquent que les marchandises pro-.duites en Belgique sont également écoulées sur le marché inté-rieur. Les indices X et M symbolisent les exportations et lesimportations du pays considéré, en l'occurrence, la Belgique.

62.2. Etablissement de l'équation fondamentale en économie ouverte.

La valeur du capital constant belge à renouveler est égale à :

C1,B + C1,x + C2,8 + C2,X

Le renouvellement de ce capital constant sera fait à l'aide de :

MP1,B + MP1,M

Dès lors l'équation fondamentale s'établit comme suit :

CI,B + C1,x + C2.B + C2.x = C1.B - I - V1.B + S1,B + MP1,Mou encore : C1.x + C2,6 + C2 .x = V1,8 + S1.B + MP1.M

62.3. Remarques.

62.3.1. On obtient exactement la même équation en partant dela somme des moyens de consommation achetés à l'aidedes salaires versés et de la plus-value produite.

C2,x -}- V2,J + S., ,x = ,,.2,x

188 REPRODUCTION DU CAPITAL

62.3.2. Pour passer de la reproduction simple à la reproductionélargie, il suffit de scinder la plus-value produite dansles deux secteurs en ses trois composantes fonctionnelles.Nous obtenons ainsi l'équation fondamentale suivante :

Ci.x + 5e, ,x + C2 13 + S , .g + C:s.x + S ,z.x = Vl.a -i- 5,.1.e + Si:,t,e + Mp1,M

62.3.3. A partir de l'équation fondamentale, on peut déterminerles quantités de moyens de production et de moyens deconsommation qu'un pays doit importer afin que leprocès de reproduction puisse se dérouler :

MpI.M = (C1,x + C:,x -4- C2.ß) — [VI .e + Si.e]

Cette dernière équation — et on peut en trouver unesemblable pour les moyens de consommation — ne man-que pas d'intérêt. En effet, à force de considérer l'équilibrepurement monétaire de la balance commerciale, on finitpar croire qu'il suffit que les exportations couvrent plusou moins le montant des importations pour que l'écono-mie puisse se développer normalement. Notre dernièreéquation fait au contraire ressortir que la compositionmatérielle des importations et des exportations est fon-damentale pour l'économie nationale.

63. Armements.

63.1. Du point de vue de leur valeur d'usage, les armements font partiedu secteur II des biens de consommation. Deux caractéristiquesles en différencient :— ils ne servent ni à entretenir des forces de travail ni comme

moyens de luxe à la grande bourgeoisie. Ils ont d'ailleurs cettecaractéristique en commun avec toutes les marchandises quiservent à satisfaire des besoins collectifs;

— ils jouent un rôle particulier et dans la réalisation de la valeuret dans le procès de reproduction comme le montreront lesschémas suivants.

Nous exposerons dans les sous-sections 63.2 et 63.3 les thèsessoutenues par Misaburo Kawasaki en 1940, reproduites et défen-dues par Kazuo Nonomura dans son article de 1953 consacré à

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 189

la reproduction en temps de guerre 131. Ces auteurs considèrentque la production d'armements est achetée par l'Etat à l'aided'impôts prélevés uniquement sur la plus-value. Ils distinguent,en outre, pour la facilité de l'exposé, le cas de la reproductionsimple de celui de la reproduction élargie.

63.2. Reproduction simple.

I. C1 + V1 + Si, 1 ± St,1 = MnII. C2 + V2 + S3,2 -{- S,,

III. C3 + V3 -[- S 1; ,3 -T S t, 3 Armements

S t (t : taxes) représente la partie de la plus-value versée par

les capitalistes à l'Etat pour acheter les armes produites.

Les conditions de la reproduction simple se présentent sous

la forme des trois équations suivantes :

C 1 + V1 + Sk,1 + St,t = C1 + C2 + C3 [1]C2+V2+Sk,2+ S t,2 = Vl + Sk,l+ V2+Sh,2+ V3+ SI, 3 [2]

C3 + V3 + Sk,3 + S t,3 = St,1 + S t,2 + S t,3 [3]

En simplifiant chacune de ces trois équations nous obtenons :Vl + Sk,1 + St,1 = C2 + Ça [1]C2 + St,2 = V1 + Sk,1 + Va + Sk.3 [2]C3 + V3 + Sk,3 = St ,1 + S t,2 [3]

On peut démontrer aisément que l'équation [2] découle direc-tement des équations [1] et [3]. Dès lors, les conditions de lareproduction simple sont pleinement remplies par les équations[1] et [3].

En tenant compte que pour chacun des secteursS = Sk + St

on peut écrire les équations [1] et [3] sous la forme suivante :

(V1 + Si) — C2 = C3 [1]

C3 + V3 + S3 = (S1 + S2 + S3) — (S1,1 + 51,2 + S1 ,11) [3]Nonomura commente ces deux équations en ces termes :L'équation [3] signifie que les limites de l'extension de la

production des armements sont fixées par la masse de la plus-value totale produite dans les trois secteurs dont il faut déduirela partie de la plus-value destinée à la consommation personnelledes capitalistes 132

131 NONOMURA, K., g The Development of wartime... _, art. cit.132 NONOMURA, K., ibid., p. 187.

19O REPRODUCTION DU CAPITAL

« L'équation [1] signifie que — dans les limites fixées parl'équation [3] — la grandeur de la production des armements estinversement proportionnelle à celle du secteur des moyens deconsommation. En effet, la grandeur du capital constant de labranche " Armement " est limitée par la différence existant entred'une part, la somme du capital variable et de la plus-value dusecteur des moyens de production et d'autre part, le capital cons-tant du département produis..nt des biens de consommation 133 »

63.3. Reproduction élargie,

I. C1 + V1 + Sk,1 + S t,1 + Se,1 + Sv,1 = Mn [1]II. C2 + V2 + Sk,a + St,2 + Se,2 + Sv,2 = Mo [2]

III. C3 + V3 + Sk,3 + St,3 + Se , 3 —^— S, , 3 = Armements [3]

Par le même procédé que lors de la reproduction simple, onobtient trois équations qui formulent les conditions de la repro-duction élargie. En simplifiant ces équations et en éliminantl'équation [2] qui découle des deux autres, on trouve finalement :

( V 1 —}— S1 — S(,1) — (C2 H- Se,2) = C3 + Se,3

3 3 3C3 + V3 + S3 = E S =(E S^ -[- E S,.) 13]

1 1 1Comme on peut le constater, les équations ci-dessus sont fort

similaires à celles obtenues lors de la reproduction simple.

Kawasaki a suivi l'évolution des schémas en attribuant desséries de valeurs à C, V et M. Nonomura ne reproduit pas cesdiagrammes, il se limite aux commentaires des conclusions.

Examinons deux de ces conclusions :

1. « Dans une certaine limite, nous dit Nonomura, il est pos-sible d'étendre la production des armements en réduisant laproduction, tout en développant le procès de reproductionde façon continue et lente 134 »

L'équation [3] confirme cette thèse : en effet, l'expansion dusecteur III se faisant au détriment de la consommation individuelledes capitalistes, il en résulte nécessairement un rétrécissement dusecteur II.

2. Comment définir la limite dont il est question ci-dessus ?Cette limite est définie par l'équation [3]. Dès lors qu'elle

133 NONOMURA, K., ibid., pp. 187, 188.134 NONOMURA, K., ibid., p. 189.

[1]

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 191

est franchie, c'est-à-dire quand la production des armementsexcède la différence entre S — (S k + Se), qu'advient-il ?g La nation doit alors extraire la valeur nécessaire à l'achatd'armements aux composantes C et V des autres secteurs.Il est clair qu'en effectuant une ponction sur la valeur deC on reproduit nécessairement sur une base rétrécie. (Puis-qu'une partie de C ne sera pas renouvelée par des moyensde production). En diminuant V on rend impossible la re-production des forces de travail 136 »

63.4. Les solutions proposées par M. Kawasaki, Y. Yosida, K. Nono-mura, postulent que l'achat des moyens de destruction par l'Etatse fait à l'aide d'impôts prélevés uniquement sur les revenus descapitalistes.

Rosa Luxembourg, dans L'accumulation du Capital, consacretout un chapitre à l'étude économique du militarisme 136 . Dansses schémas trisectoriels, où elle introduit également la productiond'armements comme un secteur indépendant, elle part de l'hypo-thèse que c'est la classe ouvrière qui pourvoit au financementde l'industrie de guerre par l'intermédiaire des impôts indirects.« A la suite des impôts indirects [...] le salaire réel, c'est-à-direla consommation de la classe ouvrière, sera réduit de 100 [...].La somme de 100 [...] passe à l'Etat sous forme d'impôts [...].Cette demande d'armements pour une valeur de 100 nécessite lacréation d'une branche de production correspondante 137 . » Oncomprend aisément le souci politique qui anime l'auteur. Elle nes'en cache d'ailleurs pas : g Par le système des impôts indirectset des tarifs protectionnistes, les frais du militarisme sont prin-cipalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie 138 . »

Cette thèse ne nous semble plausible que pour autant que l'onconsidère que les armements sont destinés à satisfaire les besoinscollectifs de la classe ouvrière. Remarquons que cette assertionest contraire à la conception marxiste — âprement défendue parRosa Luxembourg — des guerres capitalistes. Dès lors que les

136 NONOMURA, K., ibid.1343 LUXEMBOURG, R., L'accumulation du Capital, op. cit., chap. 32 : Le milita-

risme, champ d'action du capital, pp. 123-125.137 LUXEMBOURG, R., ibid., p. 127.138 LUXEMBOURG, R., ibid., p. 125.

192 REPRODUCTION DU CAPITAL

impôts — qu'ils soient directs ou indirects — ne servent pasà procurer aux travailleurs des biens matériels ou des servicesde consommation, ils sont à considérer comme des portions deplus-value que la classe capitaliste transfère à l'Etat. Nous parta-geons donc entièrement le point de vue des économistes japonaiscités antérieurement.

64. Les services.

64.1. Dans une remarquable étude consacrée à la structure de la repro-duction du capital au Japon après la deuxième guerre mon-diale, M. Kawakami introduit le secteur des services dans les sché-mas marxistes 130 . Kawakami adopte la conception marxiste clas-sique du travail productif, pour laquelle le revenu national estconsidéré comme « la valeur des marchandises incorporées dansles produits matériels nouvellement créés à l'aide du travail pro-ductif pendant une période donnée 140 ». II s'ensuit qu' « à lalumière de la loi générale du travail productif, le travail quiproduit des marchandises immatérielles comme les services n'esten dernière instance pas matérialisé [...1. Voilà pourquoi il estnon productif dans le sens où il ne crée pas de la valeur 141 „

Dès lors, le secteur de la production des services est entièrementfinancé par la plus-value créée dans les deux autres secteurs ditsproductifs.

A partir d'une telle conception du secteur « services », il est bienentendu indispensable de le considérer comme une section à part.En effet, l'incorporer soit dans le département I, soit dans ledépartement II, revient à en faire un secteur productif.

Kawakami distingue en outre deux sortes de services, qui jouentun rôle différent dans le processus de reproduction : les services-coûts (cost services) et les services-finals (services for consumption

goods). Les services-coûts sont utilisés comme des biens inter-médiaires, comme des matières premières dans les deux grandessphères de la production, ainsi que dans la production des services

139 KAWAKAMI, M., g Relations between expanded reproduction schema and natio-nal income and inter-industrial relations table =, dans The Science Council of Japan,Economic Series, n° 36, Tokyo, février 1965.

140 KAWAKAMI, M. ibid., p. 6.141 KAWAKAMI, M. ibid., pp. 7, 8.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 193

eux-mêmes. On peut y discerner trois catégories :— les services rendus par la sphère de la circulation du capital

A—M. Il s'agit des services fournis par les intermédiaires finan-ciers bancaires et non bancaires ;

— les services rendus par la sphère de la circulation du capitalM--A. Il s'agit de tous les services fournis par ce qu'on nommela chaîne de distribution des marchandises : les entreprisesimport-export, les grossistes, les détaillants, les grands maga-sins, etc.;

— les activités non productives des départements I et II. Le tra-vail du comptable, les dépenses de publicité, ce que Marxappelle les faux frais de la production, tombent dans cettecatégorie.

Remarquons que ces catégories se transforment en fonction del'évolution des forces productives. Ainsi, par exemple, le factoringpasse petit à petit de la troisième catégorie à la première.

La deuxième sorte de services comprend des biens finals direc-tement utilisés par les travaileurs et les capitalistes en tant queconsommateurs. Ces services finals s'apparentent aux biens deconsommation. Il s'agit, par exemple, des services fournis par lescoiffeurs, les domestiques, ainsi qu'une grande partie des activitésnon productives exercées par l'Etat pour satisfaire les « besoinscollectifs ».

64.2. Les schémas trisectoriels de la reproduction élargie présentés parKawakami ont la forme suivante 141' :

— S s , :

— SS„ :5010

I. 4.000 C + 1.000 V -}- 1.000 S.— - Sk : 500 = 6.000 Mp

— Se : 352— S,. : 88

— Sq ,

— S9 „

:

:

20

501I. 1.5000+ 750V-ß 750 S._ — Sk : 548 = 3.000 Me

— Se : 88

— S,, . 44

142 Pour faciliter l'exposé nous avons utilisé nos propres symboles et quelque peumodifié les schémas de Kawakami.

194 REPRODUCTION DU CAPITAL

- S s ,—S B„

::

1010

III. 50C+ 50V+ 50S-- Sk : 10 = 150 services— Se : 10— Sv : 10

Avec comme symboles nouveaux :

S . : plus-value destinée à l'achat de services-coûts;S s ..: plus-value destinée à l'achat de services-finals.

Les trois équations fondamentales se présentent sous la formesuivante :

M5 = EC+ES,M0 = EV+EST+E Sk

Services = E S s . + E Se"

64.3. Pour mettre en évidence le caractère non productif du secteur desservices, Kawakami calcule les trois optiques du revenu nationalà partir des données des schémas trisectoriels. Il résume ces calculsdans le tableau suivant.

Optiquede la production

Optiquedes revenus

Optiquedes dépenses

M0 : 2.000 1 V : 1.750 4 Consommation personnelle : ... 2.878 6Mc : 1.500 2 S : 1.750 5 dont :III : 0 3 Travailleurs : 1.800 7

Capitalistes : 1.078 8

Investissements ... 572 9Achats de Mp par III 50 10

Totaux 3.500 3.500 3.500

Notes du tableau.

1 La valeur ajoutée du secteur I : V + S = 2.000.2 La valeur ajoutée du secteur II : V2 + S2 = 1.500.3 Aucune valeur n'est créée dans le secteur III.4 V constitue la somme des salaires versés aux travailleurs productifs. Les 50 V du

secteur III n'entrent donc pas en ligne de compte.5 S constitue la masse de la plus-value créée pendant la période donnée.6 La consommation privée est égale aux achats en biens de consommation des tra-

vailleurs et des capitalistes. D'où : (6) = (7) + (8).

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 195

64.4. Remarques finales.

64.4.1. Le dernier tableau présente incontestablement certaines

faiblesses et certaines insuffisances. En effet, les dépenses

en s' et s" des trois secteurs n'y apparaissent pas. Ces in-

suffisances sont palliées par l'établissement de tableaux in-

tersectoriels où les transactions entre branches productives

et non productives figurent en bonne place.

64.4.2. Si l'on devait partir d'autres prémisses et considérer, par

exemple, que certains services sont productifs, il faudrait

classer les services-coûts dans le secteur I, et les services-

finals dans le secteur II.

64.4.3. S'il est indubitable que l'intégralité des services-coûts doit

être financée par de la plus-value créée dans les deux pre-

miers secteurs, on peut se demander pourquoi une partie

des services-finals n'est pas achetée à l'aide des salaires

distribués aux travailleurs. En effet, certains services-finals

peuvent être considérés comme des moyens de consomma-

tion nécessaires à l'entretien des forces de travail.

64.4.4 Dans le même ordre d'idées, on ne voit pas bien pourquoi

la satisfaction de certains besoins collectifs assurée par

l'Etat devrait être entièrement financée à l'aide de la plus-

value et non pas partiellement à l'aide de salaires. Suppo-

(Suite).L'ensemble de tous les salaires versés tant aux ouvriers productifs qu'aux travailleursimproductifs est transformé en moyens de consommation : V + V2 + Vß = 1.800.

8 La consommation des capitalistes se compose de deux parties :Sk + Ski + Ski = 1.058 ;Sc ,a + Sv a = 20.Pourquoi inclure (Sc,. + S,.3) dans la consommation personnelle des capitalisteset pourquoi ne pas la comptabiliser dans le poste « investissements » ? Pour conser-ver aux investissements leur signification de moteur de la croissance économique,étant entendu que celle-ci ne peut porter que sur les activités économiques quiproduisent de la valeur.

9 On obtient dès lors les investissements en sommant les S. et les S, des deux secteursproductifs : 572 = S productive de I et II.

10 C'est ce que Kawakami nomme : ordinary purchase of producers' goods by serviceindustry ". Il s'agit des 50 C du secteur III.* Kawakami, M., « Relations between... •, op. cit., p. 14.

196 REPRODUCTION DU CAPITAL

sons que l'on verse aux travailleurs, dont la valeur de l'en-semble des forces de travail est égale à 100, une massesalariale de 90 unités, on peut, à l'aide des 10 unités de« salaires différés » restants, dispenser certains soins, payercertaines pensions, etc. Le même problème a été effleurélors de l'étude du secteur « armements ».

64.4.5. Qu'adviendrait-il si s' s" > S1+2 ?

C'est-à-dire : qu'adviendrait-il si la plus-value requise pourfinancer la production des services était plus importanteque celle créée dans les deux premiers secteurs productifs ?On peut éluder ce problème par un simple jeu d'écritures :il suffit d'ajouter à la plus-value créée en I et en II la« valeur » des services produits. Ainsi, bien entendu, lasomme S 1+2 renfermera toujours la masse de la plus-

value redistribuée dans le secteur des services. Mais c'estlà une pirouette qui ne résout pas le problème de fondet qui créerait, en outre, des distorsions importantes lors

du calcul de nos ratios- V '• C V

Il ne faut pas se cacher que ceci constitue un problèmefort important et d'ailleurs intimement lié à la définitiondu travail productif.

C. REPRODUCTION ET CRISES CYCLIQUES

65. Introduction.

65.1. Le marxisme n'offre ni une explication unique et cohérente del'ensemble des phénomènes cycliques, c'est-à-dire des différentesphases que traverse le cycle économique, caractérisées communé-ment pas essor, boom, crise, dépression, reprise 143, ni une expli-cation complète permettant de définir la périodicité des cycles.Marx ne nous a pas laissé de chapitres entiers où il ne traite que descrises : si les Grundrisse, Le Capital et les Theorien über denMehrwert non seulement fourmillent d'indications, mais présentent

143 Le cycle idéal peut être représenté par une courbe qu'on nomme p sinusoïde y.La terminologie = essor, boom, crise • n'est ni uniformément admise ni rigoureuse.Nous pouvons illustrer approximativement les différentes phases du cycle de la façonsuivante :

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 197

de larges pans destinés à bâtir une théorie générale des cycles,l'auteur n'a jamais fait cette synthèse lui-même. Et à partir desfondations que l'on trouve dans son oeuvre, les économistesmarxistes ont érigé des édifices fort dissemblables.

Dans cette introduction nous allons passer succinctement en re-vue les éléments d'explication autres que ceux directement liés auxschémas de reproduction qui constituent l'objet spécifique de cettepartie C. Notre religion n'étant pas faite sur la théorie marxistedes crises, nous nous armerons de prudence, c'est-à-dire que nouslaisserons différentes hypothèses ouvertes pour nous permettre dechoisir ultérieurement celle qui dégagera de l'ensemble des élé-ments l'essentiel du secondaire.

65.2. Crises liées à la suraccumulation et à la baisse tendancielle dutaux de profit.

P. Boccara distingue deux sortes de suraccumulation : il y asuraccumulation absolue quand « à une quantité additionnelle decapital ne peut correspondre aucun profit additionnel », et il y asuraccumulation relative quand « à un capital additionnel ne cor-respond pas une masse de profit additionnel telle qu'elle puissedonner le taux de profit minimal nécessaire 144

Marx étudie les relations réciproques entre taux de profit et sur-accumulation dans le fameux chapitre 15 du livre III du Capi-

143 (Suite).

AB : EssorBC : BoomCD : CriseDE : DépressionEA' : Reprise

E

On appelle AA' la période du cycle tandis que MN représente son amplitude. Unesérie de variables économiques sont sujettes à des variations cycliques : le revenu natio-nal, le chômage, les investissements, les stocks, le volume du crédit, les prix, les tauxd'intérêt, la valeur boursière des actions, etc.

144 BOCCARA, P., « Capitalisme monopoliste d'Etat, accumulation du capital etfinancement public de la production », dans Economie et politique, n° » 143-144, Paris,juin-juillet 1966, p. 24.

198 REPRODUCTION DU CAPITAL

tal 145. Il distingue deux familles de relations entre ces deux

phénomènes. Le premier faisceau de relations entre l'accumulation

et la loi peut s'exprimer ainsi : les principales implications de

l'accumulation du capital, à savoir, la concentration et la centrali-

sation du capital, les fusions, le développement des trusts et du

capital financier, etc., tendent à faire augmenter la compositionorganique du capital et donc à faire baisser le taux de profit 146

Le deuxième faisceau de relations est la conséquence du fait que

« la baisse du taux de profit accélère à son tour la concentration

du capital et sa centralisation par la dépossession des capitalistes

de moindre importance, l'expropriation du dernier carré des pro-

ducteurs directs, chez qui il restait encore quelque chose à expro-

prier 147 »

Comment expliquer les crises conjoncturelles à partir des effetscumulatifs de la suraccumulation et de la baisse du taux de profit ?

Supposons que par suite de l'accumulation du capital on atteigne

un taux de profit critique « p », de telle sorte qu'un abaissement

ultérieur de « p » ne soit pas accepté par la classe capitaliste, par

exemple parce qu'il entraîne des pertes dans des secteurs importants

de l'économie. Supposons qu'à ce moment critique il y ait sur-

accumulation, c'est-à-dire investissement supplémentaire en capital

constant et en capital variable. Cette suraccumulation va nécessaire-

ment faire tomber le taux de profit au-dessous de son niveau cri-

tique : « Comment ce conflit se résoudrait-il alors (c'est-à-dire

quand le point critique est atteint) et comment seraient rétablies

les conditions correspondant au mouvement "sain" de la production

capitaliste ? 148 » La réponse à cette question, qui nous fournitune des explications fondamentales des crises cycliques en économie

politique marxiste, est la suivante : « La solution implique une

mise en sommeil et même une destruction partielle de capital d'unmontant de valeur équivalant à tout le capital additionnel ou aumoins à une fraction de ce dernier lys »

141 MARX, K., Le Capital, Livre III, chap. 15 : Le développement des contradictionsinternes de la loi, t. VI, pp. 254-278.

C S1 I En effet, si — croît, -- décroît.

V147 MARX, K., Le Capital, t. VI, p. 254.148 MARX, K., ibid., p. 266.149 MARX, K., ibid.

199SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

La mise en sommeil ou la destruction partielle du capital fixe etdu capital circulant ne signifient pas nécessairement destructionphysique. Il suffit, en général, que la fonction de moyen de pro-duction soit abolie, c'est-à-dire que les machines ne tournent plus,par exemple. En outre, cette mise en sommeil porte sur un montantéquivalent du capital additionnel qui a déclenché le processus, ellepeut donc parfaitement toucher d'autres branches économiques.

Ainsi donc, la suraccumulation a pour conséquence la créationd'une capacité de production excédentaire inutilisée. Cette des-truction de capital constant rehausse le taux de profit au-dessus desa cote d'alarme. En même temps une partie des travailleurs ontété mis à pied et les tensions sur le marché du travail disparaissent :cela a causé une diminution du niveau général des salaires etdonc une augmentation du taux de plus-value. Cette augmentationconjoncturelle du taux de plus-value engendre une pression à lahausse sur le taux de profit. Voilà comment seront rétablies « lesconditions correspondant au mouvement sain de la productioncapitaliste 150 b

Nous sommes assez d'accord avec les remarques que formuleSherman au sujet de cette explication « Si on lit attentivementle chapitre 15 du livre III, nous dit Sherman, on sera surpris deconstater qu'il est autant ou plus question de baisse du taux deprofit à court terme qu'à long terme 151.. Dès lors, un taux deprofit moyen restant plus ou moins constant en longue période oumême à trend croissant peut être compatible avec des chutes encourte période, qui provoqueraient une décélération économique,la crise, la dépression, puis, du fait d'une nouvelle hausse du tauxde profit, la reprise économique. On comprend aisément qu'unebaisse tendancielle du taux de profit aggrave ce processus cycli-que 152

150 MARX, K., ibid.151 SHERMAN, H.J., « Marx and the business Cycle =, dans Science and Society,

vol. XXXI, n° 4, New York, automne 1967, p. 493.152 Peut-être se trouve-t-on ici en présence d'un des facteurs susceptibles d'expli-

quer la diminution d'amplitude des fluctuations conjoncturelles. Supposons que le capi-talisme monopoliste ait réussi à renverser le trend du taux de profit : de décroissant auxix° siècle il serait devenu ascendant, disons, par exemple, après la grande crise 1929-34.Ce renversement du trend diminuerait indubitablement l'amplitude des cycles.

200 REPRODUCTION DU CAPITAL

65.3. Crises et circulation du capital.

La circulation du capital se scinde en deux phases : M—A et A—M.La première constitue le cycle du capital commercial, la secondele cycle du capital monétaire. Des perturbations dans chacune deces phases peuvent favoriser ou aggraver les cycles conjoncturels.

65.3.1. M—A.

Dans le livre I du Capital, Marx mentionne le circuit com-mercial : « Les vicissitudes commerciales arrivent ainsi àse combiner avec les mouvements alternatifs du capitalsocial qui, dans le cours de son accumulation, tantôt subitdes révolutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur labase technique une fois acquise. Toutes ces influencesconcourent à provoquer des expansions et des contractionsde l'échelle de production 153.

65.3.2. A--M.

De nouveau dans le livre III, Marx écrit que les perturba-tions, les blocages cycliques « sont encore aggravés parl'effondrement correspondant du système du crédit 154 ».Il s'ensuit, a contrario, comme le note Sherman, que

des facilités de crédit et des taux d'intérêt plus baspeuvent atténuer la gravité des crises financières, maisces mesures ne sauraient éliminer les causes fondamentalesde la crise 155 »

65.4. Cycles et phase de production du capital (...P...).

Au moins deux aspects particuliers de la phase de production ducapital ont une incidence sur le déroulement du cycle : le tempsde rotation du capital fixe et la gestion des stocks.

65.4.1. Période de rotation du capital fixe.

Déjà dans les Grundrisse, Marx avait entrevu une liaisonentre la durée de rotation du capital fixe et la période descycles conjoncturels. Après avoir estimé à 10 ans le tempsde rotation du capital fixe en Angleterre, il écrit : « Il n'ya aucun doute que le cycle de ± 10 ans que traverse

153 MARX, K., Le Capital, t. III. pp. 76, 77.134 MARX, K., il id.. t. VI, p. 267.151 SIHERMAN, H,J., art. cit., p. 500.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 201

la production industrielle depuis le développement ducapital fixe sur une grande échelle correspond à la duréede la reproduction de l'ensemble du capital 156 » Cettedernière période est égale à celle du temps de rotationdu capital fixe, soit 10 ans.

On peut se demander pourquoi ces deux périodes sontliées : en effet, si les investissements se répartissaient har-monieusement d'année en année, il n'y aurait, à premièrevue, aucune raison de supposer que le temps de rotationdu capital fixe influe sur la période des cycles. Marxfournit des éléments de réponse à cette objection dans leCapital : « Sans doute les périodes d'investissement ducapital sont fort différentes et sans concordance ; maisla crise sert toujours de point de départ à un puissantinvestissement ; elle fournit donc plus ou moins — aupoint de vue de la société prise dans son ensemble —une nouvelle base matérielle pour le prochain cycle derotation 157 . »

65.4.2. Les stocks.

On sait l'importance qu'on accorde actuellement à l'étudedes cycles particuliers et notamment au cycle des stocks.(Metzler, Bassy, etc.). Dans un chapitre 158 du livre II duCapital où Marx traite des « provisions de marchandises »et où il distingue le stockage volontaire du stockage invo-lontaire, il pose également certains jalons qui permettentd'entrevoir l'incidence des variations des stocks sur lecycle économique.

Il avait en tout état de cause établi différents élémentsqui sont à la base des théories contemporaines sur le cycledes stocks, notamment :

1. Le volume des stocks désirés est fonction du volumedes ventes probables.

2. La production nourrit et les ventes et le renouvelle-ment des stocks.

155 MARX, K., Grundrisse der Kritik des politischen Oekonomie, Berlin, 1953,p. 608.

157 MARX, K., Le Capital, t. IV, p. 171.158 MARX, K., ibid., chap. VI, pp. 132-137.

202 REPRODUCTION DU CAPITAL

3. Le cycle des stocks est déphasé par rapport au cycleéconomique.

4. L'amplitude des variations cycliques des stocks estplus grande que celle du cycle économique général.

65.5. Nous avons, dans cette introduction, passé très sommairement enrevue les explications marxistes du cycle qui n'ont pas recours auxschémas de reproduction du capital. Dans les sections suivantesnous allons étudier les explications du cycle fondées sur ces sché-mas. La section 66 étudiera l'explication du cycle à l'aide de l'équa-tion de Tsuru. La section 67 étudiera l'explication du cycle àl'aide de l'équation de Bronfenbrenner-Kosai. La section 68 étudierales relations entre les théories de la sous-consommation, de l'anar-chie et de la disproportionnalité.

66. Explication graphique de Tsuru.

66.1. Dans la section 60 nous avons analysé l'équation de Tsuru. Nousallons montrer comment on peut, à l'aide de cette équation, fournirune explication graphique du cycle. En même temps nous auronsprouvé, s'il en était encore besoin, que la transformation de l'inéga-lité fondamentale de Marx en une première équation dite classique,puis la transformation de cette dernière en l'équation de Tsuru,répondent à une nécessité pour ceux qui veulent comprendre l'évo-lution de l'économie à l'aide des schémas. Ces transformations nesont donc pas des divertissements pour économistes aimant joueravec des formules mathématiques. Au contraire, l'équation deTsuru est un outil d'analyse extrêmement précieux.

Rappelons-nous la signification des principaux symboles :

: taux de la plus-value (paramètre)S

sV

r2 =C2 : composition organique du capital dans le secteur IIV2 (paramètre)

V2 rapport entre le capital variable de II et le capitalV1variable de I (paramètre)

h —

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 203

Se,1 : propension à investir de chaque secteur.x1 = (variables ; notons qu'au maximum x 1 et x2 prennentS,

la valeur de l'unité ; ils sont toujours positifs ; ils nex 2 S` 2 = sont pas ensemble nuls sinon la reproduction ne se

S2 ferait pas sur une base élargie)

L'équation de Tsuru : sx 1shx2 — (1 s — r2h) = 0

66.2. L'équation de Tsuru peut être représentée graphiquement par unedroite 159. Cette droite ne passe pas par l'origine puisque x 1 et x2ne peuvent pas être en même temps nuls. Le segment de cettedroite qui nous intéresse appartient au premier quadrant puisqueles valeurs « économiques » de x 1 et x2 doivent être positives.

Cette droite coupe les axes Ox1 et Ox2 respectivement en A eten B. Les coordonnées de ces deux points sont :

1 x1 = 0x1 = —(1—hr_)+1

A:

B:

X2 = 0

Le coefficient angulaire (—

1 r- 1 1

x2 —I _ (1—hr2)+1h s j

) de cette droite : 1u

v h

Dès lors cette droite peut être représentée ainsi :

GRAPHIQUE 13.

tg a h

xi

204 REPRODUCTION DU CAPITAL

66.3.1. En se développant, l'économie agit sur les trois paramè-tres s, r2 et k. Ceux-ci évoluent. Tsuru suppose — ce sontlà des hypothèses de travail que seule une étude statistiquepourrait vérifier — que ces trois paramètres évoluent dela façon suivante :

s reste constantr2 croîth décroît.

Sur le plan théorique rien ne suggère pourquoi le tauxd'exploitation reste constant. C'était l'hypothèse de Marx.De récents travaux effectués par J. Gillman aux Etats-Unis sur une période de 70 ans (1880-1950) confirmentcette hypothèse.

Que r2 croisse semble logique : le développement desforces productives tend à faire augmenter la part ducapital fixe par rapport au capital variable. C'était égale-ment l'hypothèse de Marx. Si l'on fait abstraction du sec-teur des services, elle s'avère sans doute exacte également.

La diminution de h est liée à la croissance de la com-position organique du capital.

66.3.2. Comment va se déplacer cette droite dans le plan x10x2à la suite de l'évolution indiquée de ces trois paramètres ?Tsuru suppose — nous n'entrerons pas dans le détail deson analyse — que l'effet combiné des changements simul-tanés des trois paramètres s, r 2 et h fera se mouvoir ladroite de la façon dessinée dans le graphique 14 : OA serétrécit et la pente de la droite s'accentue.

La droite évolue dans le sens indiqué par les flèches.

Dès lors, il faudrait — ici nous retombons dans le do-maine économique — que « les capitalistes ajustent lesvaleurs de x aux changements de s, r 2 et h pour réaliserune reproduction sans crises 160 », Mais, non seulementles variations des paramètres demeurent inconnues de la

159 L'équation générale de la droite est : ux + vy + w = 0. On voit d'embléeque l'équation de Tsuru est tout à fait similaire à cette équation-ci.

1" TSURU, S., • Marx's Tableau Economique... _, op. cit., p. 46.

X^A'

O C

X2 /SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX

classe capitaliste, mais encore x i et x2, comme nousl'avons déjà vu, loin de s'adapter passivement, obéissentà d'autres facteurs.

GRAPHIQUE 14.

205

( 2 ) (1)

66.4.1. A la fin de la sous-section 60.3.2 nous avons montré que« x 1 et x2 auront tendance à croître quelles que soientd'ailleurs les valeurs des trois autres paramètres r 2 , s et h ».

66.4.2. Une contrainte économique supplémentaire pèse sur xi etx2 : ils restent toujours inférieurs à l'unité vu que S 0 estnécessairement plus petit que S.

66.4.3. Représentons cette évolution de x i et de x2

•----- ^ -

sur graphique.

G KD

GRAPHIQUE 15.

O

x2

206 REPRODUCTION DU CAPITAL

Soit OCED un carré imaginaire dont le côté est égal àl'unité : OC = CE = DE = OD = 1.

Dans la situation initiale nous nous plaçons en unpoint Xe.

Si nous ne considérons que l'évolution probable de x 1 etx2 telle que nous l'avons décrite en 66.4.1 et 66.4.2 cepoint X0 se déplacera vers X1, vers X . ... sans jamaisatteindre E.

Pour rendre ceci graphiquement plus parlant on peutdire qu'au fur et à mesure que l'économie évolue, elleordonne à X de prendre des valeurs qui se situent d'abordà l'intérieur du rectangle XoFEG, puis X, JEK, etc.

66.5.1. Reprenons maintenant l'évolution probable de x 1 , x2 etconfrontons cette évolution avec celle qu'imposent lesvaleurs successives prises par les paramètres à x 1 et à x2.L'évolution des paramètres fait vaciller notre droite ini-tiale AB vers la gauche; inversement, l'évolution des élé-ments qui agissent sur x 1 et x2 rétrécissent leur champde possibilités : de XoFEG à X1JEK, etc. et les force àprendre des valeurs qui sont situées plus à droite.

66.5.2. Voyons ceci graphiquement.

Avec :

G K OCED:1XO ■N : triangle anti-cyclique

GRAPHIQUE 16.

A C A x(2) (1)

x.,

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 207

AB oscille comme l'indiquent les flèches pointillées.X0 se meut comme le montre la flèche.A un certain moment X prendra des valeurs qui ne peu-

vent se situer qu'à l'intérieur du rectangle X1JEK.

Au même moment la droite AB ayant oscillé se trou-vera, par exemple, en dehors de X1JEK.

Dès lors les valeurs de X, imposées par l'économie dansson ensemble sont incompatibles avec les contraintes im-posées par r2 et h. A ce moment précis il n'y a plus dereproduction sans crises possible : sur le graphique le

triangle MX0N disparaît.

66.6. Comme le dit Tsuru, « une fois que le triangle a disparu la criseest inévitable 101 ». On peut donc dire que le triangle constituel'ensemble des possibilités de croissance continue. L'ensemble dugraphique fonde le caractère inévitable des crises cycliques.

Comme on peut le constater, l'équation de Tsuru, ainsi que sareprésentation graphique, forment des outils d'analyse fort utiles :ils permettent d'expliquer le fondement des crises à partir desschémas de reproduction élargie dont ils sont dérivés.

66.7. Nous terminerons cette étude sur Tsuru par quelques remarquesqui ne limitent en rien la portée très grande de son apport àl'économie politique marxiste, mais qui tentent, au contraire, dedégager l'essentiel de son analyse.

66.7.1. Il ne faut pas se cacher que le raisonnement de Tsuru,pour attirant qu'il soit, repose sur une série assez impor-tante d'hypothèses de travail concernant l'évolution des5 éléments de son équation. Tsuru, qui n'est pas seule-ment un théoricien mais qui a également, si l'on nouspasse l'expression, pris l'économie à bras-le-corps, — il futministre des Finances après la deuxième guerre mon-diale — possède, à n'en pas douter, un certain flair pournous prédire l'évolution probable des variables et des para-mètres. Il n'empêche que seule une étude statistiquepermettrait de vérifier, pour le passé il s'entend, l'exac-titude de ses prévisions.

181 TSURU, S., op. cit., p. 48.

208 REPRODUCTION DU CAPITAL

66.7.2. N'attendons pas monts et merveilles de cette vérificationstatistique; en effet, elle sera en définitive fonction de ladéfinition des concepts puis de celle des agrégats écono-miques. La quantification de ces agrégats dépendra endernière instance de la définition du travail productif,définition contestée s'il en est. Sans même parler desdifficultés que représente le passage à chaque période desagrégats non marxistes aux agrégats marxistes, sans mêmeévoquer les problèmes que posera la vérification statisti-que proprement dite, on peut dire que, à la limite, lavérification statistique ne persuadera que les convaincus !

66.7.3. Si l'on réfléchit un instant aux moteurs essentiels qui ren-dent les crises inévitables, on retombe chaque fois sur lacomposition organique du capital. Le premier moteur con-cerne l'action sur l'évolution indépendante de x 1 et x2.

Si x 1 et x2 croissent, c'est parce qu'on pense que la partde la plus-value investie en capital fixe augmente plusrapidement que la macro-plus-value produite. On ne sup-pose cela que parce qu'on estime qu'au fut et à mesure quel'économie se développe, le capital fixe prendra un poidsde plus en plus considérable. Le second moteur est celuiqui fait osciller la droite AB, c'est-à-dire l'évolution com-binée des deux paramètres r 2 et h, s restant constant. Iciencore l'évolution de ces deux paramètres se fonde sur lacroissance de la composition organique du capital.

Dès lors, on constate — et nous savons que nous avonssimplifié le raisonnement de Tsuru, mais nous ne croyonspas l'avoir dénaturé — que l'économie politique marxistefonde, au moins partiellement, quatre explications des crisesconjoncturelles sur la croissance de la composition orga-nique du capital:

— l'explication fondée sur la baisse tendancielle dutaux de profit;

— l'explication découlant de la suraccumulation du ca-pital;

— l'explication liée aux schémas;

— l'explication dite de la sous-consommation.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 209

Or si, en définitive, Tsuru intitule son article Marx's

Tableau Economique and Underconsumption theory, c'estparce qu'il est convaincu que la croissance de r expliquenon seulement la disparition du fameux triangle anti-

cyclique, mais également la croissance du ratio Mp

ou, ce qui revient au même, la tendance innée du capi-talisme à aggraver la sous-consommation relative des mas-ses. Nous reprendrons ce dernier point dans la prochainesection.

67. Explication des crises à l'aide de l'équation Bronfenbrenner-Kosai.

67.1 L'équation simplifiée de Tsuru (Bronfenbrenner-Kosai) était pré-sentée sous la forme suivante (cfr 61.2).

h' 1 .- ( x.s.x) s _ [Equation 1].

La signification des symboles :

h' = Mp = Capital-Consumption Ratio (C.C.R.).Me

r 1 = r2 = r : composition organique du capital.x, = x2 = x : propension à investir.s1 = sz = s : taux d'exploitation.

Supposons qu'à un moment quelconque, par exemple to del'évolution économique, r, x et s prennent des valeurs précises,par exemple ro, xo, so. A ce moment-là il existe une seule etunique valeur de h' qui soit compatible avec ro, xo, et so. Cette

valeur de h', que Bronfenbrenner et Kosai nomment h', nous estfournie par l'équation 1 où l'on aurait remplacé x, r, s par leur

valeur. h' est encore dit la valeur d'équilibre.

Supposons qu'en to, h' prenne une valeur qui n'est pas égale

à h'. Supposons, par exemple, que h' > h'. Cela signifie écono-miquement qu'il y a excès de moyens de production et défaut demoyens de consommation, c'est-à-dire que l'offre des moyens deproduction excède la demande des moyens de production et quela demande des moyens de consommation en excède l'offre.

210 REPRODUCTION DU CAPITAL

Bronfenbrenner et Kosai résument cette inégalité dans le ta-bleau suivant 162

Dé-parte-ments

Offre Demande Résultats

I C, + V, + S, > C, + C2 + x.(S, + S2) V, + (1 — x).0 > C2 + x.S^

II C2 + V2 + S2 < V, + V2 + (1— x).(S, + S2) C2 + x.Sz < V, + (1 — x).S,

Toute disproportion débouche sur un déséquilibre économique.La question que se posent nos deux auteurs est de savoir si noussommes en période de boom ou en dépression. Voyons commentl'économie réagit à ce déséquilibre.

67.2. Si h' > h', il y a deux possibilités de revenir à une situation d'équi-libre : soit qu'on diminue l'offre des moyens de production, soitqu'on augmente l'offre des moyens de consommation.

Quelle réponse nous donne le système capitaliste à un tel déséqui-libre ? R Chaque écart, disent Bronfenbrenner et Kosai, du Capital-Consumption Ratio par rapport à sa valeur d'équilibre sera, enrégime capitaliste, corrigé plus rapidement en contractant le sec-teur en situation de surproduction plutôt qu'en développant lesecteur en situation de sous-production. [... ] La restauration del'équilibre se fera donc à un niveau de production (Mj, + Me ) plusbas, à un niveau de l'emploi (V1 + V2) moins élevé que le niveauinitial. Dans une société socialiste, au contraire, le plan pourraitrééquilibrer le système à un niveau supérieur 163 »

Ainsi, d'après Bronfenbrenner-Kosai, la réponse capitaliste estune réponse dépressive.

67.3. Supposons un autre cas où h' G h', c'est-à-dire que l'offre demoyens de production n'arrive pas à satisfaire la demande et quel'offre des moyens de consommation, au contraire, excède la de-mande solvable. Nous nous trouvons à ce moment-là dans la situa-tion classique d'une économie en plein démarrage industriel oubien d'une économie en période de reconstruction d'après guerre.

162 BRONFENBRENNER, M. et KosAI, Y., = On the Marxian Capital-ConsumptionRatio >, art. cit., p. 472.

163 BRONFENBRENNER, M. et KOSAI, Y., ibid., pp. 472, 473.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 211

Tant le capital fixe disponible (ne fût-ce qu'à cause des destruc-tions de guerre) que le pouvoir d'achat des masses sont insuffi-sants. Cette situation était grosso modo celle de l'U.R.S.S. depuisla révolution jusqu'en 1950-60.

Comment, dans ces conditions, rétablir l'équilibre ? Il n'y aqu'une solution : augmenter h', c'est-à-dire octroyer la prioritéau développement du secteur I. Comme le font justement remar-quer Bronfenbrenner et Kosai : « Staline avait raison d'insister surla croissance de h' dans les conditions particulières de l'économiesoviétique 104. »

67.4. Quelques remarques terminales.

67.4.1. Comparativement à la contribution de Tsuru, l'analyse deBronfenbrenner-Kosai présente trois avantages :

— elle est beaucoup plus simple;— elle est plus proche de la réalité économique;— elle fait ressortir que la réponse « technique » de

l'économie est liée au mode de production.Elle présente néanmoins un sérieux inconvénient : elle

ne parvient à la simplicité qu'au prix de deux simplifica-tions relativement téméraires, à savoir : x i = x2 = x etsurtout : r 1 = r2 = r. D'autre part, elle ne rend pascompte du caractère inévitable des crises d'une façon aussicontraignante que Tsuru. La disparition du triangle anti-cyclique a un pouvoir évocateur que la démonstration deBronfenbrenner-Kosai ne possède pas.

67.4.2. Bronfenbrenner-Kosai nous font toucher du doigt un desgrands mérites de la planification par rapport à l'éco-nomie du marché. Le planificateur peut décider : nous vou-lons un tel h' dans cinq ans. Bien sûr, il doit tenir compted'une série de contraintes — l'économie socialiste a seslois de développement exactement comme l'économie ca-pitaliste — mais il peut beaucoup plus aisément ajusterles valeurs des paramètres pour tendre vers le h' désiré.Il peut, pour reprendre la terminologie de Tsuru, s'arran-ger de telle sorte que les x 1 et les x2 se trouvent toujoursà l'intérieur du triangle anticyclique.

164 BRONFENBRENNER, M. et KOSAI, Y., ibid., p. 473.

212 REPRODUCTION DU CAPITAL

67.4.3. La littérature des pays socialistes et de l'U.R.S.S. en parti-culier est extrêmement abondante sur une question con-nexe à celle que nous venons d'étudier, à savoir : quel h'faut-il promouvoir pour que le développement économi-que soit optimal ? Nous n'abordons pas ce problème ici.Signalons tout de même que Bronfenbrenner et Kosainous indiquent, à fort juste titre, que la réponse à cettequestion est nécessairement historique, c'est-à-dire liée àl'état général de la machine économique.

68. Sous-consommation, disproportionnalité ou anarchie ?

Les analyses de Tsuru et de Bronfenbrenner-Kosai ne tranchent pascette question explicitement, même si elles aboutissent à considérer ladisproportion entre I et II comme une crise de sous-consommation. Cesanalyses fondent le caractère inévitable des crises cycliques : h' ne sera

qu'exceptionnellement égal à h'; rien n'indique que h' doive être plus

grand que h'. Tsuru démontre que x t et x2 doivent être expulsés dutriangle anticyclique : il n'exige pas que cette expulsion se fasse par lasous-consommation.

L'explication des crises par la sous-consommation des masses est fortancienne : Boisguillebert fut sans doute le premier « sous-consommation-niste » conséquent qui proposa en même temps des mesures de politiqueéconomique adéquate pour relancer l'économie. La grande querelle entremarxistes sur la sous-consommation plonge ses racines dans le xIx e siècle.Tougan-Baranovsky s'est érigé en champion de la disproportionnalité,Rosa Luxembourg en prêtresse de la sous-consommation.

Dans son ouvrage classique : The Theory of Capitalist Development,P.M. Sweezy fait le point de la question. Nous rappellerons ses conclu-sions dans une première sous-section.

Dans une deuxième sous-section nous étudierons l'attitude de NathalieMoszkowska, économiste marxiste méconnue et qui pourtant est une despremières à avoir utilisé avec beaucoup de talent la mathématique enéconomie politique marxiste et cela au début des années 30.

Dans une troisième et dernière sous-section, nous conclurons en citantla position fort nuancée d'Evenitsky.

68.1.1. Sweezy commence par faire une distinction fort opportuneentre deux notions voisines que Tougan a toujours con-

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 213

fondues : disproportionnalité et anarchie. « La dispropor-tionnalité n'est pas en l'occurrence ce qu'envisage Tougan,nous dit Sweezy. Elle ne provient pas du caractère noncoordonné et non planifié du capitalisme, mais de lanature même du capitalisme 165 . »

Si l'explication de Tougan-Baranovsky a connu un telsuccès chez les réformistes et a suscité une telle levée deboucliers chez les marxistes, c'est justement à cause decette « confusion » : en fondant tous les malheurs ducapitalisme sur l'anarchie, on peut être tenté de croirequ'en supprimant l'anarchie on supprimera en même tempsles malheurs. Or une certaine planification, parfaitementcompatible avec le développement du capitalisme, dimi-nuera le caractère anarchique de la production. Dès lors,le salut de la classe ouvrière résiderait dans la réforme ducapitalisme.

68.1.2. Sweezy résume l'essentiel de la théorie de la sous-consom-mation en ces termes : « Alors que les capitalistes, quicontrôlent l'affectation des ressources et des fonds, agissentde telle sorte que le ratio

taux de croissance de la consommation

taux de croissance des moyens de production

diminue, et alors que la nature du procès de productionaboutit à une stabilité approximative du ratio

taux de croissance de l'output des moyens de consommation

taux de croissance des moyens de production

il s'ensuit qu'on est en présence d'une tendance inhérentequi fait que la croissance de la consommation se situe endeçà de la croissance de l'output des moyens de consom-mation 166 »

Dans notre terminologie le premier ratio devient :

V + Sk I Sv

Se

Ce ratio a tendance à décroître. Ceci est conforme auxhypothèses de Tsuru.

165 SWEEZY, P.M., The Theory of Capitalist Development, Londres, 1949, p. 184.166 SWEEZY, P.M., ibid., p. 183.

214 REPRODUCTION DU CAPITAL

Le second ratio n'est rien d'autre que :

OMS,

Me

AM, une constante

OM

Mp

On peut aisément démontrer '67 que dans la mesure oùl'économie croît nous aboutissons nécessairement à unecontradiction.

68.2. L'argumentation de Nathalie Moszkowska peut être décomposéeen trois grandes parties :

— l'élément causal des crises est permanent (68.2.1);— deux phénomènes caractérisent l'essence des crises (68.2.2);— le fondement des crises en régime capitaliste (68.2.3).

68.2.1. Il est erroné de prétendre, nous dit Nathalie Moszkowska,que d'une force agissant d'une façon permanente ne peutpas résulter un mouvement pendulaire ou cyclique. « Lapermanence de la cause peut entraîner, comme le montrentles sciences naturelles, la permanence d'une périodi-cité 103. » Après avoir souligné que le cycle est permanentet les phases cycliques périodiques, elle remarque avecbeaucoup de pertinence que « la permanence de l'élémentperturbateur ne provoque pas la permanence de la crise(c'est-à-dire de la phase dépressive), mais bien la perma-nence de tout le cycle conjoncturel 169 ».

De l'ensemble de ces précisions l'auteur tire une con-clusion qui ne nous semble que partiellement fondée. Elleécrit : « La permanence de l'élément perturbateur distin-gue la théorie de la sous-consommation de toutes lesautres théories sur les cycles. Elle démontre sa supério-rité 170 . » Il est indubitable — et il suffit de se référer àl'analyse de Sweezy pour s'en convaincre — que la théoriede la sous-consommation renferme un élément « cyclo-gène » permanent et que de ce fait elle se classe en bonordre pour expliquer valablement les variations conjonc-

167 SWEEZY le fait dans un appendice mathématique (op. cit., pp. 186-189).168 MOSZKOWSKA, N., Zur Kritik moderner Krisentheorien, Prague, 1935, p. 92.169 MOSZKOWSKA, N., ibid.179 MOSZKOWSKA, N., ibid.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 215

turelles. Néanmoins, la baisse tendancielle du taux de profit

ou la tendance continuelle à la suraccumulation constituent

également des facteurs cyclogènes permanents.

68.2.2. N. Moszkowska nous fournit une très belle analyse de la

crise cyclique dans le passage suivant : « Le progrès tech-

nique engendre une croissance de la productivité du travail

et une augmentation de la quantité de marchandises pro-

duites par les travailleurs. Pour éviter la surproduction, il

faut soit rehausser les salaires proportionnellement à la

hausse de la productivité et donc augmenter le niveau de

vie des masses, soit mettre en sommeil une partie des

forces productives et ainsi se refuser d'accéder au niveau

de production des valeurs techniquement réalisable. L'éco-

nomie capitaliste est une économie antagoniste : elle n'a

pas pour but la satisfaction des besoins des hommes, mais

bien la réalisation du profit. Voilà pourquoi c'est la

seconde solution qui est réalisée et non pas la première :

au lieu que les salaires soient augmentés, c'est la produc-

tion qui est réduite 171 »

On comprend aisément qu'une telle analyse lui permet

de conclure que « la cause des crises est la sous-consom-

mation (Verelendung : textuellement « paupérisation »),

c'est-à-dire la surproduction (Ueberakkumulation : textuel-lement « suraccumulation ») 172 » Il est fort intéressant

de noter qu'elle définit la paupérisation en ces termes : « Le

capitalisme arrivé à maturité (Hochkapitalismus) se carac-

térise par une paupérisation relative et non pas absolue.

Par paupérisation relative on entend ceci : le salaire réel

augmente quand la productivité croît, mais il n'augmente

pas dans la même mesure que la productivité du tra-

vail 173 . » Si nous préférons le terme « sous-consomma-

tion » au terme « paupérisation », c'est parce que « con-

sommation » incorpore l'achat des moyens de consomma-

tion par la classe capitaliste, c'est-à-dire qu'elle inclut S,;

tandis que, par convention, la paupérisation n'affecte que

171 MOSZKOWSKA, N., ibid., p. 41.172 MOSZKOWSKA, N., ibid., p. 104.173 MOSZOKWSKA, N., ibid., p. 105.

216 REPRODUCTION DU CAPITAL

les travailleurs, donc V. Or on considère généralement

que S

suit également un trend décroissant.

68.2.3. Quel est, en définitive, le fondement des crises cycliques ?Quel élément entretient une sous-consommation ou unepaupérisation relative ? La réponse est cinglante : « Cene sont ni des facteurs techniques, ni les facteurs orga-nisationnels, mais bien la nature sociale du capitalis-me''} ». De quelle nature sociale s'agit-il ? « La fausserépartition des forces productives entre les sphères deproduction est causée par la fausse répartition du pouvoird'achat entre les classes sociales. Elle trouve sa source nonpas dans un faux principe d'organisation mais bien dansun faux principe social 175 . »

Notons que c'est là également l'opinion de Lénine, pourqui « la contradiction fondamentale du système écono-mique actuel, qui oppose le caractère social de la produc-tion au caractère privé de l'appropriation 171 » expliqueet fonde les mouvements conjoncturels.

Mais Lénine a néanmoins violemment attaqué les sis-mondistes attachés à la théorie de la sous-consommation.Voyons ce qu'il en est. « La première théorie (populiste),dit Lénine, fait découler les crises de la contradiction entrela production et la consommation de la classe ouvrière; la

seconde (marxiste) en fait une conséquence entre le carac-tère social de la production et le caractère privé de l'appro-priation 177. »

Quelle est la différence entre ces deux optiques ? « Lapremière (populiste), poursuit Lénine, voit l'origine de cephénomène en dehors de la production [...]; la secondela voit dans les conditions mêmes de la production 178 . »

Ces deux théories sont- elles incompatibles ? Lénine répond

174 MOSZKOWSKA, N., ibid., p. 104.175 MoszoKwsKA, N., ibid., p. 69.176 LENINE, V.I., Pour caractériser le romantisme économique..., loc. cit., dans

Œuvres complètes, t. 2, Moscou, 1958, p. 166.177 LENINE, V. I., ibid., p. 165.178 LENINE, V.I., ibid.

SCHEMAS DE REPRODUCTION DE MARX 217

à cette question : « La seconde théorie nie-t-elle l'exis-tence d'une contradiction entre la production et la con-sommation ? Non, assurément. Elle la situe seulement àsa place en la considérant comme un fait d'importancesecondaire 179 . »

68.3. Nous avons dit dans l'introduction générale à cette partie C quenotre religion n'était pas faite en ce qui concerne l'explicationmarxiste des crises. Nous allons préciser cette assertion en exami-nant, in fine, deux questions :

— les relations entre les schémas et les crises ;— les relations entre la contradiction fondamentale et les con-

tradictions secondaires.

68.3.1. Dans un article Is0 relativement récent dont nous ne par-tageons certainement pas toutes les vues, A. Evenitskyfait une synthèse des implications des schémas sur lescrises. Les schémas marxistes de la reproduction élargiesuggèrent trois séries de raisons qui font comprendrepourquoi la condition d'équilibre ne peut pas être rem-plie :

1. Le caractère anarchique de l'économie capitalisteproduit une disproportionnalité entre les départe-ments I et II et dans les différentes branches del'économie.

» 2. Les salaires réels augmentent moins vite que laproductivité, tandis que l'excès en plus-value estinvesti. Par conséquent, le stock des moyens deproduction croît plus vite que la demande desbiens de consommation.

» 3. Le progrès technique prend plutôt le caractèred'une épargne de capital 181 »

On retrouve dans ces trois caractéristiques les différentséléments d'explication des crises : le caractère anarchiquede la production, la disproportionnalité, la sous-consom-

179 LENINE, V.I., ibid., pp. 165, 166.189 EVENITSKY, A., • Marx's Model of expanded reproduction », dans Science

and Society, vol. XXVII, n° 2, New York, printemps 1963.181 EVENITSKY, A., ibid., p. 166.

218 REPRODUCTION DU CAPITAL

mation et la surproduction, la croissance de la composi-tion organique du travail.

68.3.2. Lénine a le mérite d'avoir établi un ordre d'importanceentre certains de ces éléments. Un argument crucial plaideen faveur de son explication : les mouvements cycliquessont typiques du mode de production capitaliste. Ni lessociétés pré-capitalistes ni la société socialiste n'en souf-frent. Or, ce qui caractérise la société capitaliste par rap-port aux autres modes de production, c'est le caractèresocial de la production et le caractère privé de l'appro-priation.

La société que nous dépeint Boisguillebert baigne dansla sous-consommation, cela n'a pas engendré pour autantdes mouvements cycliques. Le capitalisme peut s'accom-moder d'une certaine planification, cela ne bannit pas lescrises. Le taux de profit suit vraisemblablement un trendascendant aux Etats-Unis depuis 1929-34, les mouvementsconjoncturels perdurent, etc.

Dès lors, la démonstration de Lénine semble convain-cante : bien sûr, on n'a pas tout dit quand on décèle l'ori-gine des crises périodiques dans la contradiction fonda-mentale de la société capitaliste. Il faut, au contraire,pousser l'analyse plus loin à partir de la reconnaissancedu rôle de cette contradiction principale comme élémentcausal premier. Il faut donc nécessairement situer lesautres explications marxistes dans ce cadre-là ; il fautanalyser les contradictions secondaires à partir de cetteoptique.

EN GUISE DE CONCLUSION 1

Conclure n'a de sens que si cela ouvre des perspectives.

76.1. Une première perspective, immédiate et contraignante, est bienentendu fournie par la nécessité d'effectuer la vérification empi-rique et la quantification des catégories que nous avons élaborées.

76.2. Nous disposons pour ce faire de l'arsenal souhaité d'agrégats mar-xistes quantifiables à l'exception d'un seul : le « travail productif »

et la détermination subconséquente des activités économiques pro-ductives et improductives. Dès que ce dernier agrégat sera défini,le passage des catégories non marxistes aux agrégats marxistes —étape indispensable pour pouvoir utiliser les données statistiquesfournies par la comptabilité nationale des pays capitalistes — serafacile. A ce moment-là — et à ce moment-là seulement — onpourra entamer la vérification statistique des ratios et autresagrégats marxistes.

Cet axe de recherches permettra de trancher une question quenous avons laissée ouverte : l'analyse des causes et de l'évolutiondes crises cycliques. Cette étude des crises exige préalablementl'analyse d'une de ses causes — que nous avons citée sans nous yattarder — à savoir, la baisse tendancielle du taux de profit. Notonsque nous disposons des ratios suffisants pour vérifier le trenddu taux de profit. En effet :

S

S V s

P C + V C V r+1

V +V

Connaissant r et s nous pouvons calculer p.

I Nous pouvons conclure très brièvement puisque chaque chapitre se termine parun jeu de conclusions qu'il nous semble superflu de répéter.

262 REPRODUCTION DU CAPITAL

76.3. Une troisième hypothèse de travail, que nous avançons fortprudemment, est fondée sur la réflexion suivante : si, entre Bois-guillebert, Quesnay et Marx, on trouve une certaine filiation ence qui concerne la reproduction du capital, il ne serait pas étonnantde découvrir d'autres zones théoriques communes. Nous pensons,par exemple, à l'explication des crises par la sous-consommationque nous fournit Boisguillebert et à un embryon d'explicationdes crises par la disproportionnalité — inégalité entre le luxede décoration et le faste de subsistance — que présente Quesnay.

Il y a ici, comme dans tous les autres domaines du savoir, beau-coup de terres en friche que les économistes marxistes se doi-vent de cultiver.

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LISTE DES GRAPHIQUES

Les échanges dans le Tableau Economique de Quesnay.

1. Stade initial . 812. Premier flux d'échanges . 823. Deuxième flux d'échanges . 834. Troisième flux d'échanges . 84

5. Stade final . 85

Les échanges lors de la Reproduction Simple chez Marx.

6. Stade initial . 1287. Les échanges à l'intérieur de chaque secteur . 1298. Les échanges intersectoriels . . 1329. Stade final . . . 133

10. La représentation de la reproduction d'après la lettre du 6 juillet 1863de Marx à Engels . 138

Les échanges lors de la Reproduction élargie.

11. Stade initial 16312. Stade final 165

L'équation de Tsuru.

13. Représentation graphique de l'équation de Tsuru . . . . 20314. Incidence de l'évolution des paramètres sur la pente de la droite . 20515. Evolution autonome de xi et de x_ . 20516. Apparition du triangle anticyclique . 206

TABLE DES MATIERES

1. INTRODUCTION 7

CHAPITRE I, Boisguillebert.

INTRODUCTION, Tentative d'explication socio-économique des thèmesessentiels de son oeuvre.

2. L'homme, son temps, son oeuvre . 153. D'abord l'homme . .164. Les classes sociales à la fin du xvll e siècle . 165. L'homme face à son époque . . . . 196. Boisguillebert et la physiocratie ; Boisguillebert et le mercantilisme ;

Boisguillebert et l'école libérale anglaise 237. Structure des deux parties suivantes . 25

I. La notion d'interdépendance économique chez Boisguillebert.8. La genèse de l'interdépendance économique . . . 269. Les différents niveaux de l'interdépendance économique . . 29

II. Revenu national et circuit économique chez Boisguillebert.10. Optique de la production (0) . . . 3311. Optique du revenu chez Boisguillebert (Y) 4212. Optique des dépenses (C) . . 4513. O = Y — C . . . 4814. La notion du circuit économique . 4915. Conclusions : interdépendance, circuit et reproduction . 51

ANNEXE SUR BOISGUILLEBERT 52

CHAPITRE II, Le Tableau Economique de F. Quesnay.

INTRODUCTION.

16. L'évolution économique de la France de Boisguillebert à Quesnay . 5917. Implications idéologiques de la position sociale de Quesnay . 61

I. Analyse du • Tableau Economique ..

18. Le rôle économique des classes en présence dans le Tableau . 6519. Le concept • classe sociale chez Quesnay . 6520. La classe productive . 6621. La classe des propriétaires fonciers . 7122. La classe stérile . 77

272 REPRODUCTION DU CAPITAL

23. Les échanges interclasses du Tableau . . 7924. Représentation graphique des échanges dans le Tableau . 8025. Comparaison entre les agrégats de Quesnay et les agrégats actuels . 8626. La représentation graphique de F. Quesnay . 87

II. Le • Tableau • et Marx.

27. Signification du Tableau pour la pensée marxiste 9028. Appréciation générale de Marx sur Quesnay . 9029. Appréciations positives de Marx sur le Tableau . 9130. Les principales critiques internes du Tableau selon Marx . . 9531. Différences fondamentales et points communs entre Marx et Quesnay . 9732. Conclusions . 100

CHAPITRE III, Les schémas de reproduction de Karl Marx.

INTRODUCTION.

33. La révolution technologique . . . . 10334. Importance de l'analyse de la reproduction pour la pensée économique . 11235. Place de l'analyse de la reproduction dans Le Capital . . 114

I. La reproduction simple du capital social.

A. La forme cyclique de la reproduction simple du capital social.

36. Les trois phases du procès cyclique . . . . 11637. Unité des trois phases du procès cyclique du capital . . 11938. La représentation cyclique de la reproduction simple du capital . 121

B. La représentation sectorielle de la reproduction simple du capitalsocial.

39. La division matérielle de la production . 12440. Division de chacun des secteurs selon la valeur . 12541. Loi générale de la reproduction simple . . 12542. Les échanges lors de la reproduction simple . . 12743. Le rôle du capital-argent lors de la reproduction simple . 134

C. Avantages et désavantages des deux formes de représentation.44. Les deux représentations . 136

D. Conclusions.

45. Encore une fois au sujet de Marx et Quesnay . 13746. L'apport de l'analyse de la reproduction simple . 141

II. La reproduction élargie.

47. De la reproduction simple à la reproduction élargie 146

TABLE DES MATIERES 273

A. La forme cyclique de la reproduction élargie.

43. De la forme cyclique de la reproduction simple à la forme cyclique dela reproduction élargie . . . . . . . . 148

49. Incidence de l'accumulation sur le cycle productif (...P...) . 151F C50. Incidence de l'accumulation sur A — M 152

V51. Incidence de l'accumulation sur M-A . . . . .15452. Incidence de l'accumulation sur les relations entre les trois cycles du

capital industriel . 155

B. La forme sectorielle de la reproduction élargie.

53. Division matérielle de l'ensemble de la production 15954. Division en valeur de la production . . 15955. Loi générale de la reproduction élargie . 15956. Les échanges lors de la reproduction élargie . 16157. Remarques finales . 166

III. Recherches théoriques ultérieures sur les schémas de reproduction.

58. Introduction : les grandes controverses autour des schémas de la repro-duction élargie . 168

A. Transformation de l'inégalité fondamentale en équation.

59. Transformation classique . . 17660. Equation de S. Tsuru . . 17761. Equation de Bronfenbrenner et Kosai ou l'équation simplifiée de

Tsuru . 182

B. Introduction d'autres secteurs dans les schémas.62. Exportations et importations . 18663. Armements 18864. Services . 192

C. Reproduction et crises cycliques.

65. Introduction : explications des crises cycliques non liées aux schémas dereproduction . . . 196

66. Explication graphique de Tsuru . . . . . 20267. Explication des crises à l'aide de l'équation Bronfenbrenner-Kosai . 20968. Sous-consommation, disproportionnalité ou anarchie ? . . 212

CHAPITRE IV, Les balances intersectorielles soviétiques.

INTRODUCTION.

69. Description du Tableau Input-Output . 219

274 REPRODUCTION DU CAPITAL

I. Tableaux Input-Output et schémas de reproduction.

70. Des équations linéaires I-O à l'équation fondamentale de la reproduction . 22471. Comment retrouver les schémas à partir d'une Balance Intersectorielle ? 229

II. Les tableaux Input-Output en U.R.S.S.

72. La balance de l'économie nationale de 1923-24 . 23573. La balance intersectorielle ex post de 1959 . . 243

Conclusions.

74. Place des tableaux Input-Output dans la pensée économique . 25275. Avenir de l'analyse Input-Output . . 256

EN GUISE DE CONCLUSION . 261

BIBLIOGRAPHIE . 263

LISTE DES GRAPHIQUES 270