René DAUMAL, « Les dernières paroles du poète » (œuvre...

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Séquence 1 : La mission du poète 1 ère S2 René DAUMAL, « Les dernières paroles du poète » (œuvre intégrale)

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Séquence1:Lamissiondupoète 1èreS2

RenéDAUMAL,«Lesdernièresparolesdupoète»(œuvreintégrale)

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Séquence 2, voyage en Rimbaldie

Lecture analytique n° 1

Ma bohème(Fantaisie)

Arthur Rimbaud

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;Mon paletot aussi devenait idéal ;J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma courseDes rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttesDe rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,Comme des lyres, je tirais les élastiquesDe mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

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Séquence 2, voyage en Rimbaldie

Lecture analytique n° 2

Le malArthur Rimbaud

Tandis que les crachats rouges de la mitrailleSifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broieEt fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damasséesDes autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramasséesDans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

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Séquence 2, voyage en Rimbaldie

Lecture analytique n° 3

Le bateau ivreArthur Rimbaud

Comme je descendais des Fleuves impassibles,Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,Je courus ! Et les Péninsules démarréesN'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flotsQu'on appelle rouleurs éternels de victimes,Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,L'eau verte pénétra ma coque de sapinEt des taches de vins bleus et des vomissuresMe lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le PoèmeDe la Mer, infusé d'astres, et lactescent,Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blêmeEt ravie, un noyé pensif parfois descend.

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AC

TE I

SCÈN

E PREM

IÈRE.

Philinte, Alceste.

PHILIN

TE.Q

u'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?

ALC

ESTE.Laissez-m

oi, je vous prie.

PHILIN

TE.M

ais encor dites-moi quelle bizarrerie...

ALC

ESTE.Laissez-m

oi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILIN

TE.M

ais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALC

ESTE.5

Moi, je veux m

e fâcher, et ne veux point entendre.

PHILIN

TE.D

ans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,

Et quoique amis enfin, je suis tout des prem

iers...

ALC

ESTE.M

oi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.

J'ai fait jusques ici profession de l'être ;10

Mais après ce qu'en vous je viens de voir paraître,

Je vous déclare net que je ne le suis plus,Et ne veux nulle place en des coeurs corrom

pus.

PHILIN

TE.Je suis donc bien coupable, A

lceste, à votre compte ?

ALC

ESTE.A

llez, vous devriez mourir de pure honte ;

15U

ne telle action ne saurait s'excuser,

- 9 -

Et tout homm

e d'honneur s'en doit scandaliser.Je vous vois accabler un hom

me de caresses,

Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;

De protestations, d'offres et de serm

ents,20

Vous chargez la fureur de vos em

brassements ;

Et quand je vous demande après quel est cet hom

me,

À peine pouvez-vous dire com

me il se nom

me ;

Votre chaleur pour lui tom

be en vous séparant,Et vous m

e le traitez, à moi, d'indifférent.

Morbleu : Sorte de jurem

ent en usagem

ême parm

i les gens de bon ton. [L]25

Morbleu ! C'est une chose indigne, lâche, infâm

e,D

e s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme ;

Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,

Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILIN

TE.Je ne vois pas, pour m

oi, que le cas soit pendable,30

Et je vous supplierai d'avoir pour agréableQ

ue je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,

Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

ALC

ESTE.Q

ue la plaisanterie est de mauvaise grâce !

PHILIN

TE.M

ais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?

ALC

ESTE.35

Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homm

e d'honneur,O

n ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.

PHILIN

TE.Lorsqu'un hom

me vous vient em

brasser avec joie,Il faut bien le payer de la m

ême m

onnaie,Répondre, com

me on peut, à ses em

pressements,

40Et rendre offre pour offre, et serm

ents pour serments.

ALC

ESTE.N

on, je ne puis souffrir cette lâche méthode

Qu'affectent la plupart de vos gens à la m

ode ;Et je ne hais rien tant que les contorsionsD

e tous ces grands faiseurs de protestations,45

Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,

Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,Q

ui de civilités avec tous font combat,

Et traitent du mêm

e air l'honnête homm

e et le fat.Q

uel avantage a-t-on qu'un homm

e vous caresse,50

Vous jure am

itié, foi, zèle, estime, tendresse,

Et vous fasse de vous un éloge éclatant,Lorsque au prem

ier faquin il court en faire autant ?N

on, non, il n'est point d'âme un peu bien située

Qui veuille d'une estim

e ainsi prostituée ;55

Et la plus glorieuse a des régals peu chers,D

ès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :

Sur quelque préférence une estime se fonde,

Et c'est n'estimer rien qu'estim

er tout le monde.

- 10 -

Séquence 3, lire et voir Le M

isanthrope - Texte 1

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Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,

60M

orbleu ! Vous n'êtes pas pour être de m

es gens ;Je refuse d'un coeur la vaste com

plaisanceQ

ui ne fait de mérite aucune différence ;

Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,

L'ami du genre hum

ain n'est point du tout mon fait.

PHILIN

TE.65

Mais, quand on est du m

onde, il faut bien que l'on rendeQ

uelques dehors civils que l'usage demande.

ALC

ESTE.N

on, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,Ce com

merce honteux de sem

blants d'amitié.

Je veux que l'on soit homm

e, et qu'en toute rencontre70

Le fond de notre coeur dans nos discours se montre,

Que ce soit lui qui parle, et que nos sentim

entsN

e se masquent jam

ais sous de vains complim

ents.

PHILIN

TE.Il est bien des endroits où la pleine franchiseD

eviendrait ridicule et serait peu permise ;

75Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.Serait-il à propos et de la bienséanceD

e dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?

Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,80

Lui doit-on déclarer la chose comm

e elle est ?

ALC

ESTE.O

ui.

PHILIN

TE.Q

uoi ? Vous iriez dire à la vieille Ém

ilieQ

u'à son âge il sied mal de faire la jolie,

Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun ?

ALC

ESTE.Sans doute.

PHILIN

TE.À

Dorilas, qu'il est trop im

portun,85

Et qu'il n'est, à la Cour, oreille qu'il ne lasseÀ

conter sa bravoure et l'éclat de sa race ?

ALC

ESTE.Fort bien.

PHILIN

TE.V

ous vous moquez.

- 11 -

ALC

ESTE.Je ne me m

oque point,Et je vais n'épargner personne sur ce point.M

es yeux sont trop blessés, et la Cour et la ville90

Ne m

'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile ;

J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,

Quand je vois vivre entre eux les hom

mes com

me ils font ;

Je ne trouve partout que lâche flatterie,Q

u'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;95

Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein

Est de rompre en visière à tout le genre hum

ain.

PHILIN

TE.Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,Je ris des noirs accès où je vous envisage,Et crois voir en nous deux, sous m

êmes soins nourris,

100Ces deux frères que peint l'école des m

aris,D

ont...

ALC

ESTE.M

on Dieu ! Laissons là vos com

paraisons fades.

PHILIN

TE.N

on : tout de bon, quittez toutes ces incartades.Le m

onde par vos soins ne se changera pas ;Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas,

105Je vous dirai tout franc que cette m

aladie,Partout où vous allez, donne la com

édie,Et qu'un si grand courroux contre les m

oeurs du temps

Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

ALC

ESTE.Tant m

ieux, morbleu ! Tant m

ieux, c'est ce que je demande ;

110Ce m

'est un fort bon signe, et ma joie en est grande :

Tous les homm

es me sont à tel point odieux,

Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.

PHILIN

TE.V

ous voulez un grand mal à la nature hum

aine !

ALC

ESTE.O

ui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.

PHILIN

TE.115

Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

Seront enveloppés dans cette aversion ?Encore en est-il bien, dans le siècle où nous som

mes...

ALC

ESTE.N

on : elle est générale, et je hais tous les homm

es :Les uns, parce qu'ils sont m

échants et malfaisants,

- 12 -

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120Et les autres, pour être aux m

échants complaisants,

Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureusesQ

ue doit donner le vice aux âmes vertueuses.

De cette com

plaisance on voit l'injuste excèsPour le franc scélérat avec qui j'ai procès :

125A

u travers de son masque on voit à plein le traître ;

Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ;Et ses roulem

ents d'yeux et son ton radouciN

'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.

On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,

130Par de sales em

plois s'est poussé dans le monde,

Et que par eux son sort de splendeur revêtuFait gronder le m

érite et rougir la vertu.Q

uelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,Son m

isérable honneur ne voit pour lui personne ;135

Nom

mez-le fourbe, infâm

e et scélérat maudit,

Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.

Cependant sa grimace est partout bienvenue :

On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;

Brigue : Désir am

bitieux pour obtenirquelque charge ou dignité, où l'ontâche de parvenir plus par adresse quepar m

érite. Se dit aussi de la cabalequi est intéressée à soutenir plutôt unparti que l'autre dans une élection. [F]

Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,140

Sur le plus honnête homm

e on le voit l'emporter.

Têtebleu ! Ce me sont de m

ortelles blessures,D

e voir qu'avec le vice on garde des mesures ;

Et parfois il me prend des m

ouvements soudains

De fuir dans un désert l'approche des hum

ains.

PHILIN

TE.145

Mon D

ieu, des moeurs du tem

ps mettons-nous m

oins en peine,Et faisons un peu grâce à la nature hum

aine ;N

e l'examinons point dans la grande rigueur,

Et voyons ses défauts avec quelque douceur.Il faut, parm

i le monde, une vertu traitable ;

150À

force de sagesse, on peut être blâmable ;

La parfaite raison fuit toute extrémité,

Et veut que l'on soit sage avec sobriété.Cette grande raideur des vertus des vieux âgesH

eurte trop notre siècle et les comm

uns usages ;155

Elle veut aux mortels trop de perfection :

Il faut fléchir au temps sans obstination ;

Et c'est une folie à nulle autre secondeD

e vouloir se mêler de corriger le m

onde.J'observe, com

me vous, cent choses tous les jours,

160Q

ui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;

Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître,

En courroux, comm

e vous, on ne me voit point être ;

Je prends tout doucement les hom

mes com

me ils sont,

J'accoutume m

on âme à souffrir ce qu'ils font ;

165Et je crois qu'à la Cour, de m

ême qu'à la ville,

Mon flegm

e est philosophe autant que votre bile.

ALC

ESTE.M

ais ce flegme, M

onsieur, qui raisonne si bien,Ce flegm

e pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?Et s'il faut, par hasard, qu'un am

i vous trahisse,170

Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,

Ou qu'on tâche à sem

er de méchants bruits de vous,

Verrez-vous tout cela sans vous m

ettre en courroux ?

- 13 -

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AC

TE II

SCÈN

E PREM

IÈRE.

Alceste, C

élimène.

AL

CE

STE.

Madam

e, voulez-vous que je vous parle net ?D

e vos façons d'agir je suis mal satisfait ;

Contre elles dans mon coeur trop de bile s'assem

ble,450

Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensem

ble.O

ui, je vous tromperais de parler autrem

ent ;Tôt ou tard nous rom

prons indubitablement ;

Et je vous promettrais m

ille fois le contraire,Q

ue je ne serais pas en pouvoir de le faire.

CÉL

IMÈ

NE.

455C'est pour m

e quereller donc, à ce que je vois,Q

ue vous avez voulu me ram

ener chez moi ?

AL

CE

STE.

Je ne querelle point ; mais votre hum

eur, Madam

e,O

uvre au premier venu trop d'accès dans votre âm

e :V

ous avez trop d'amants qu'on voit vous obséder,

460Et m

on coeur de cela ne peut s'accomm

oder.

CÉL

IMÈ

NE.

Des am

ants que je fais me rendez-vous coupable ?

Puis-je empêcher les gens de m

e trouver aimable ?

Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,

Dois-je prendre un bâton pour les m

ettre dehors ?

AL

CE

STE.

465N

on, ce n'est pas, madam

e, un bâton qu'il faut prendre,M

ais un coeur à leurs voeux moins facile et m

oins tendre.Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;M

ais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux ;Et sa douceur offerte à qui vous rend les arm

es470

Achève sur les coeurs l'ouvrage de vos charm

es.Le trop riant espoir que vous leur présentezA

ttache autour de vous leurs assiduités ;Et votre com

plaisance un peu moins étendue

De tant de soupirants chasserait la cohue.

- 26 -

475M

ais au moins dites-m

oi, Madam

e, par quel sortV

otre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort ?Sur quel fonds de m

érite et de vertu sublime

Appuyez-vous en lui l'honneur de votre estim

e ?Est-ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt

480Q

u'il s'est acquis chez vous l'estime où l'on le voit ?

Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau m

onde,A

u mérite éclatant de sa perruque blonde ?

Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?

L'amas de ses rubans a-t-il su vous charm

er ?485

Est-ce par les appas de sa vaste rhingraveQ

u'il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?

Ou sa façon de rire et son ton de fausset

Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?

CÉL

IMÈ

NE.

Qu'injustem

ent de lui vous prenez de l'ombrage !

490N

e savez-vous pas bien pourquoi je le ménage,

Et que dans mon procès, ainsi qu'il m

'a promis,

Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis ?

AL

CE

STE.

Perdez votre procès, madam

e, avec constance,Rival : Term

e relatif, qui se dit dedeux personnes qui ont la m

ême

prétention. Il se dit proprement d'un

concurrent en amour, et figurém

ment

d'un compétiteur, et d'un concurrent

en toutes sortes de poursuites. [F]

Et ne ménagez point un rival qui m

'offense.

CÉL

IMÈ

NE.

495M

ais de tout l'univers vous devenez jaloux.

AL

CE

STE.

C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.

CÉL

IMÈ

NE.

C'est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,

Puisque ma com

plaisance est sur tous épanchée ;Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,

500Si vous m

e la voyiez sur un seul ramasser.

AL

CE

STE.

Mais m

oi, que vous blâmez de trop de jalousie,

Qu'ai-je de plus qu'eux tous, M

adame, je vous prie ?

CÉL

IMÈ

NE.

Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.

AL

CE

STE.

Et quel lieu de le croire à mon coeur enflam

mé ?

CÉL

IMÈ

NE.

505Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire,U

n aveu de la sorte a de quoi vous suffire.

- 27 -

Séquence 3, Lire et voir L

e Misanthrope - Texte 2

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1210Q

u'avec tant de bonté votre âme lui présente :

Heureux si, quand son coeur s'y pourra dérober,

Elle pouvait sur moi, M

adame, retom

ber.

ÉLIAN

TE.V

ous vous divertissez, Philinte.

PHILIN

TE.N

on, madam

e,Et je vous parle ici du m

eilleur de mon âm

e.1215

J'attends l'occasion de m'offrir hautem

ent,Et de tous m

es souhaits j'en presse le mom

ent.

SCÈN

E II.A

lceste, Éliante, Philinte.

ALC

ESTE.A

h ! Faites-moi raison, M

adame, d'une offense

Qui vient de triom

pher de toute ma constance.

ÉLIAN

TE.Q

u'est-ce donc ? Qu'avez-vous qui vous puisse ém

ouvoir ?

ALC

ESTE.1220

J'ai ce que sans mourir je ne puis concevoir ;

Et le déchaînement de toute la nature

Ne m

'accablerait pas comm

e cette aventure.C'en est fait... M

on amour... Je ne saurais parler.

ÉLIAN

TE.Q

ue votre esprit un peu tâche à se rappeler.

ALC

ESTE.1225

Ô juste ciel ! Faut-il qu'on joigne à tant de grâces

Les vices odieux des âmes les plus basses ?

ÉLIAN

TE.M

ais encor qui vous peut... ?

ALC

ESTE.A

h ! Tout est ruiné ;Je suis, je suis trahi, je suis assassiné :Célim

ène... Eût-on pu croire cette nouvelle ?1230

Célimène m

e trompe et n'est qu'une infidèle.

ÉLIAN

TE.A

vez-vous, pour le croire, un juste fondement ?

- 53 -

PHILIN

TE.Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrem

ent,Et votre esprit jaloux prend parfois des chim

ères...

ALC

ESTE.A

h, morbleu ! M

êlez-vous, Monsieur, de vos affaires.

1235C'est de sa trahison n'être que trop certain,Q

ue l'avoir, dans ma poche, écrite de sa m

ain.O

ui, Madam

e, une lettre écrite pour Oronte

A produit à m

es yeux ma disgrâce et sa honte :

Oronte, dont j'ai cru qu'elle fuyait les soins,

1240Et que de m

es rivaux je redoutais le moins.

PHILIN

TE.U

ne lettre peut bien tromper par l'apparence,

Et n'est pas quelquefois si coupable qu'on pense.

ALC

ESTE.M

onsieur, encore un coup, laissez-moi, s'il vous plaît,

Et ne prenez souci que de votre intérêt.

ÉLIAN

TE.1245

Vous devez m

odérer vos transports, et l'outrage...

ALC

ESTE.M

adame, c'est à vous qu'appartient cet ouvrage ;

C'est à vous que mon coeur a recours aujourd'hui

Pour pouvoir s'affranchir de son cuisant ennui.V

engez-moi d'une ingrate et perfide parente,

1250Q

ui trahit lâchement une ardeur si constante ;

Vengez-m

oi de ce trait qui doit vous faire horreur.

ÉLIAN

TE.M

oi, vous venger ! Comm

ent ?

ALC

ESTE.En recevant mon coeur.

Acceptez-le, M

adame, au lieu de l'infidèle :

C'est par là que je puis prendre vengeance d'elle ;1255

Et je la veux punir par les sincères voeux,Par le profond am

our, les soins respectueux,Les devoirs em

pressés et l'assidu serviceD

ont ce coeur va vous faire un ardent sacrifice.

ÉLIAN

TE.Je com

patis, sans doute, à ce que vous souffrez,1260

Et ne méprise point le coeur que vous m

'offrez ;M

ais peut-être le mal n'est pas si grand qu'on pense,

Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.Lorsque l'injure part d'un objet plein d'appas,O

n fait force desseins qu'on n'exécute pas :

- 54 -

Séquence 3, Lire et voir L

e Misanthrope - Texte 3

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1265O

n a beau voir, pour rompre, une raison puissante,

Une coupable aim

ée est bientôt innocente ;Tout le m

al qu'on lui veut se dissipe aisément,

Et l'on sait ce que c'est qu'un courroux d'un amant.

ALC

ESTE.N

on, non, Madam

e, non : l'offense est trop mortelle,

1270Il n'est point de retour, et je rom

ps avec elle ;Rien ne saurait changer le dessein que j'en fais,Et je m

e punirais de l'estimer jam

ais.La voici. M

on courroux redouble à cette approche ;Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,

1275Pleinem

ent la confondre, et vous porter aprèsU

n coeur tout dégagé de ses trompeurs attraits.

SCÈN

E III.C

élimène, A

lceste.

ALC

ESTE.Ô

ciel ! De m

es transports puis-je être ici le maître ?

CÉLIM

ÈNE.

Ouais ! Q

uel est donc le trouble où je vous vois paraître ?Et que m

e veulent dire et ces soupirs poussés,1280

Et ces sombres regards que sur m

oi vous lancez ?

ALC

ESTE.Q

ue toutes les horreurs dont une âme est capable

À vos déloyautés n'ont rien de com

parable ;Q

ue le sort, les démons, et le ciel en courroux

N'ont jam

ais rien produit de si méchant que vous.

CÉLIM

ÈNE.

1285V

oilà certainement des douceurs que j'adm

ire.

ALC

ESTE.A

h ! Ne plaisantez point, il n'est pas tem

ps de rire :Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;Et j'ai de sûrs tém

oins de votre trahison.V

oilà ce que marquaient les troubles de m

on âme :

1290Ce n'était pas en vain que s'alarm

ait ma flam

me ;

Par ces fréquents soupçons, qu'on trouvait odieux,Je cherchais le m

alheur qu'ont rencontré mes yeux ;

Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,

Mon astre m

e disait ce que j'avais à craindre.1295

Mais ne présum

ez pas que, sans être vengé,Je souffre le dépit de m

e voir outragé.Je sais que sur les voeux on n'a point de puissance,Q

ue l'amour veut partout naître sans dépendance,

Que jam

ais par la force on n'entra dans un coeur,1300

Et que toute âme est libre à nom

mer son vainqueur.

Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,

Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;

- 55 -

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Séquence4,Lethéâtrecommeactederésistance

AlbertCamus,Caligula,1944.La scène se passe à Rome au Ier siècle. Devenu empereur en 37, Caligula abuse du pouvoir, tyrannise ses sujets et, peu à peu, condamne à mort tous ceux qui l’entourent ; Caesonia est sa favorite.

ACTE I, SCENE 8

5 10 15 20 25 30

Caligula s'assied près de Caesonia CALIGULA. - Écoute bien. Premier temps : tous les patriciens1, toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune - petite ou grande, c'est exactement la même chose - doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester2 sur l'heure en faveur de l'État. L'INTENDANT. - Mais, César3... CALIGULA. - Je ne t'ai pas encore donné la parole. A raison de nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. A l'occasion, nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons. CAESONIA, se dégageant. - Qu'est-ce qui te prend ? CALIGULA, imperturbable. - L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit4. (Rudement, à l'intendant.) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers. L'INTENDANT. - César, tu ne te rends pas compte... CALIGULA. - Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi. L'INTENDANT. - César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure. CALIGULA. - Ni la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'est que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le Trésor public pour un objet de méditations. En somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte : un...

L'intendant disparaît. 1. patriciens : membres des grandes familles romaines, qui disposent de nombreux privilèges. 2. tester: établir son testament. 3. César: titre qui désigne tous les empereurs Romains. 4. gagne-petit : personne qui exerce un métier rapportant peu d'argent.

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Séquence 5, lecture analytique 1 La question religieuse au 18e siècle – 1 S2

Voltaire, article « Fanatisme » (extrait), Dictionnaire philosophique, 1764

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Lorsqu'unefoislefana4smeagangrenéuncerveau,lamaladieestpresqueincurable.J'aivudes convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris1, s'échauffaient par degrésmalgré eux : leurs yeux s'enflammaient, leursmembres tremblaient, la fureur défigurait leurvisage,etilsauraienttuéquiconqueleseûtcontredits. Iln'yad'autreremèdeàceNemaladieépidémiquequel'espritphilosophique,qui,répandudeprocheenproche,adoucitenfinlesmœursdeshommes,etquiprévientlesaccèsdumal;car,dèsquecemal faitdesprogrès, il faut fuiretaNendreque l'air soitpurifié. Les loiset lareligionnesuffisentpascontrelapestedesâmes;lareligion,loind'êtrepourellesunalimentsalutaire,setourneenpoisondanslescerveauxinfectés.Cesmisérablesontsanscesseprésentàl'espritl'exempled'Aod,quiassassineleroiÉglon2;deJudith,quicoupelatêted'Holopherneencouchantaveclui3;deSamuel,quihacheenmorceauxleroiAgag4.Ilsnevoientpasquecesexemples,quisontrespectablesdans l'an4quité,sontabominablesdans letempsprésent ; ilspuisentleursfureursdanslareligionmêmequilescondamne.Lesloissontencoretrèsimpuissantescontrecesaccèsderage;c'estcommesivouslisiezunarrêtduconseilàunfréné4que.Cesgens-làsontpersuadésquel'espritsaintquilespénètreestau-dessusdeslois,queleurenthousiasmeestlaseuleloiqu'ilsdoivententendre. Querépondreàunhommequivousditqu'ilaimemieuxobéiràDieuqu'auxhommes5,etqui,enconséquence,estsûrdemériterlecielenvouségorgeant?Cesontd'ordinairelesfriponsquiconduisentlesfana4ques,etquimeNentlepoignardentreleursmains ; ils ressemblentàceVieuxde laMontagnequi faisait,dit-on,goûter les joiesduparadis à des imbéciles, et qui leur promeNait une éternité de ces plaisirs dont il leur avaitdonnéunavant-goût,àcondi4onqu'ilsiraientassassinertousceuxqu'illeurnommerait6.Iln'yaeuqu'uneseulereligiondanslemondequin'aitpasétésouilléeparlefana4sme,c'estcelledesleNrésdelaChine.LessectesdesphilosophesétaientnonseulementexemptesdeceNepeste,maisellesenétaientleremède;carl'effetdelaphilosophieestderendrel'âmetranquille,etlefana4sme est incompa4ble avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souventcorrompueparceNefureurinfernale,c'estàlafoliedeshommesqu'ilfauts'enprendre.

Ainsiduplumagequ'ileutIcareperver4tl'usage;Illereçutpoursonsalut,Ils'enservitpoursondommage.(Bertaut,évêquedeSéez7.)

1. La mort du diacre François de Pâris marque le début de l'épisode des convulsionnaires.

2. Juges, 3, 15-31.

3. Judith, 13, 9-10. Judith affirme cependant ne pas avoir couché avec Holopherne, lequel était ivre (13, 20 et 4).

4. I Samuel, 15, 33 (premier livre des Rois).

5. Réponse de Pierre accusé d'avoir bravé la défense expresse de prêcher dans le Temple (Actes des apôtres, 5, 29).

6. Ce chef de secte chiite est notamment évoqué dans l'Histoire de France de l'historiographe jésuite Gabriel Daniel

(1713).

7. Vers tirés de « La défense de l 'amour accusé par M. D. P. », dans les Oeuvres poétiques de Jean Bertaut (1552-1611).

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Séquence 5 La question religieuse au XVIIIe siècle – 1ère S2

« Prière à Dieu » - Traité sur la tolérance (1763)

Par ses prises de position et ses combats publics, Voltaire est l’archétype de l’intellectuel des Lumières. A 69 ans, il se lance dans une nouvelle bataille de réhabilitation de Jean Calas, protestant accusé d’avoir tué son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme et roué vif à Toulouse en 1762. Trois ans plus tard, Voltaire obtiendra gain de cause et Jean Calas sera réhabilité. Le Traité sur la tolérance est une arme dans cette lutte pour la justice. Conçu initialement pour réparer une erreur judiciaire, l’ouvrage acquiert progressivement une portée plus universelle, devenant un plaidoyer en faveur de la tolérance, valeur éminente chez les Lumières.

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Séquence 5 La question religieuse au XVIIIe siècle – 1ère S2

Lettres persanes, Lettre XLVI, 1721 – Montesquieu

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Usbek à Rhédi, à Venise Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il me semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins. Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c'est ce qui me touche : car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion. En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a établi la religion qu'il professe ? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité ; car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux ; que s'il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent. On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie : car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu'avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c'est la matière d'une grande discussion : on peut facilement s'y tromper ; car il faut choisir les cérémonies d'une religion entre celles de deux mille. Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : « Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : l'un dit que je dois vous prier debout ; l'autre veut que je sois assis ; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé ; l'un1, parce que cet animal était immonde ; l'autre2, parce qu'il était étouffé ; l'autre3 enfin, parce qu'il n'était pas poisson4. Un brachmane5 qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : « Ils ont tort : car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. - Si fait, lui dis-je. – Ah ! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère. Que savez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans cette bête6 ? » Toutes ces choses, seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée. » A Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1713.

1 Un Juif (note de Montesquieu). 2 Un Turc (note de Montesquieu). 3 Un Arménien ( note de Montesquieu). 4 Le rite arménien ignore en réalité cette interdiction. 5 Un prêtre hindou. 6 Allusion à la métempsychose.

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1ère ES1 – Séquence I

L’homme face au sentiment de l’absurdité

Lecture analytique n°2

I

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de

l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire.

C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à

deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai

demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse

pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas

répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser.

C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain,

quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après

l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste,

comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une

mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu

que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son

oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela

sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je

me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé

contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir

plus à parler.

L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout

de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai

attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a

reçu dans son bureau. C’est un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux

clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il

a consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul

soutien. » J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a

interrompu : « Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère.

Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout

compte fait elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous

savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont

d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous. »

C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en

silence. Dans les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à cause de

l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retirée de l’asile. Toujours à

cause de l’habitude. C’est un peu pour cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus allé.

Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche – sans compter l’effort pour aller à l’autobus,

prendre des tickets et faire deux heures de route.

Albert Camus, L’Étranger, première partie,

chapitre I (extrait), 1942.

1

Séquence 6

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1ère ES1 – Séquence I

L’homme face au sentiment de l’absurdité

Lecture analytique n°3

Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi,

naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau,

il s'est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin

de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses

paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans

l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi.

C'était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y

avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté

l'ancre dans un océan de métal bouillant. À l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en

ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de

regarder l'Arabe.

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une

plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source.

L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des

ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait

mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le

même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me

faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette

brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais

que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un

pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe

a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et

c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant,

la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a

recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de

larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et,

indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée

brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a

vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait

sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai

crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la

crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé.

J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le

silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre

fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme

quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Albert Camus, L’Étranger, première partie,

chapitre VI (extrait), 1942.

2

Séquence 6

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1ère ES1 – Séquence I

L’homme face au sentiment de l’absurdité

Lecture analytique n°4

L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits éventails

multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne

devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait : « Il est vrai que j'ai

tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me

suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a

ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à

zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle

d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui

aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi

aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère

public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j'étais un honnête

homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l'employait, aimé de tous et compatissant

aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il l'avait

pu. Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes

moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il ajouté, qu'on ait mené si

grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilité et de la grandeur de ces

institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-même qui les subventionne. » Seulement, il n'a pas parlé

de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues

phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme,

j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le vertige.

À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des

prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a résonné

jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les

plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du

soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et

je n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si

j'ai entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur

honnête perdu par une minute d'égarement et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont

je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l'audience et

l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J'ai

entendu : « Magnifique, mon cher. » L'un d'eux m'a même pris à témoin : « Hein ? » m'a-t-il dit. J'ai

acquiescé, mais mon compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.

Albert Camus, L’Étranger, deuxième partie,

chapitre IV (extrait), 1942.

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Séquence 6

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1ère ES1 – Séquence I

L’homme face au sentiment de l’absurdité

Lecture analytique n°5

Lui parti, j’ai retrouvé le calme. J’étais épuisé et je me suis jeté sur ma

couchette. Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles

sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit,

de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été

endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit,

des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui

maintenant m’était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien

longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin

d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-

bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme

une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et

prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi

aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait

purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je

m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si

pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais

encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me

restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et

qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.

Albert Camus, L’Étranger, deuxième partie,

chapitre V (extrait), 1942.

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Séquence 6