Pyramide des âges et gestion des ressources humaines

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HAL Id: hal-00263307 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00263307 Submitted on 22 Apr 2008 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Pyramide des âges et gestion des ressources humaines Eric Godelier To cite this version: Eric Godelier. Pyramide des âges et gestion des ressources humaines. Vingtième siècle, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2007, 3 (95), pp.127-142. hal-00263307

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Submitted on 22 Apr 2008

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Pyramide des âges et gestion des ressources humainesEric Godelier

To cite this version:Eric Godelier. Pyramide des âges et gestion des ressources humaines. Vingtième siècle, FondationNationale des Sciences Politiques, 2007, 3 (95), pp.127-142. �hal-00263307�

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Pyramide des âges et gestion des ressources humaines

par Éric GODELIER

| Presses de Sciences Po | Vingtième siècle2007/3 - N° 95ISSN 0294-1759 | pages 127 à 142

Pour citer cet article : — Godelier n, Pyramide des âges et gestion des ressources humaines, Vingtième siècle 2007/3, N° 95, p. 127-142.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 95, JUILLET-SEPTEMBRE 2007, p. 127-142 127

Pyramide des âges et gestion des ressources humainesÉric Godelier

L’utilisation de la pyramide des âges dansles discours des directeurs de ressourceshumaines s’est développée au cours des an-nées 1980. Elle renvoie au choix d’un critèrede sélection de salariés jugés en sureffectif.Derrière l’âge et ses représentations, c’estbien la question de la capacité des salariés às’adapter au changement de l’entreprise quiest posée. En définitive, il s’agit de savoirs’il existe des conditions démographiques auchangement organisationnel.

Au début des années 1990, les groupes Renaultet PSA ont sollicité les pouvoirs publics afinqu’ils les aident à rééquilibrer leur pyramide desâges. Déjà en 1988, c’est pour les mêmes raisonsqu’Usinor-Sacilor, devenu Arcelor en 2001, met-tait fin à la convention générale de protectionsociale (CGPS) organisant les départs en prére-traite. Cette décision lui permettait de repren-dre une politique d’embauches 1. La pyramidedes âges apparaît régulièrement dans le dis-cours des dirigeants comme un outil central dela stratégie de restructuration des ressourceshumaines que mettent en œuvre de plus en plusd’entreprises. Elle est devenue un des instru-ments de référence dans la construction d’unegestion prévisionnelle des emplois et des com-pétences (GPEC) 2. Pourquoi cet intérêt crois-

sant pour la pyramide des âges dans les entre-prises ? Comment l’âge intervient-il dans lastratégie de gestion des ressources humaines ? Ya-t-il des conditions démographiques au chan-gement organisationnel ? Cet article se proposede faire le point sur cet outil et sur les conditionsde son utilisation.

Il s’agit premièrement d’étudier la façondont les responsables d’entreprises – dirigeants,direction des ressources humaines, collabora-teurs de la fonction personnel ou membres dela ligne hiérarchique de tous niveaux – ontmobilisé l’âge comme élément de constructiond’un processus de décision et de pilotage des res-sources humaines 3. La mobilisation de l’âge parles décideurs cache souvent une interrogationsur les possibilités d’un changement organisa-tionnel. Elle se traduit encore très fréquemmentpar une stratégie d’élimination des salariés lesplus âgés 4. Les dirigeants construisent donc unmodèle des éventuelles sources de blocages oud’inertie, qui pourraient empêcher leur entre-prise de s’adapter aux nouvelles conditions del’environnement. Plus généralement, ces abré-gés de gestion qui définissent ce qui est bon et

(1) Francis Mer, « Il va falloir débaucher pour embaucher »,Liaisons sociales, 42, octobre 1989, p. 34-36. Cf. Éric Godelier,Du capitalisme familial à la stratégie de groupe : le cas de l’usinesidérurgique de Montataire, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990.

(2) Loïc Cadin, Francis Guérin et Frédéric Pigeyre, Gestiondes ressources humaines, pratiques et éléments de théorie, Paris,Dunod, 1999.

(3) Jean Fombonne, Personnel et DRH. L’affirmation de lafonction personnel dans les entreprises (France, 1830-1990), Paris,Vuibert, 2001. Il va sans dire que ce regroupement hétérogèned’acteurs ne vise pas à nos yeux à occulter que chacun d’entreeux est soumis à des contraintes et des enjeux qui lui sont spéci-fiques. En particulier, la contribution à la construction de l’outilet l’utilisation de la pyramide des âges sont bien évidemmentvariables selon leur spécialité et leur position dans la hiérarchiede l’entreprise.

(4) Gilles Guérin, « La gestion du vieillissement : un bilan »,Revue de gestion des ressources humaines, 2, décembre 1991-janvier1992, p. 3-27.

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bien pour conduire l’entreprise 1 sont large-ment influencés par les représentations de l’âgeque notre culture ou notre société construisentet valident 2. Celles-ci sont souvent cristalliséespar et dans la construction d’un outil statistiqueutilisé dans les discours sur l’âge : la pyramide desâges. Or ces représentations, bien qu’approxima-tives, sont rarement critiquées par les dirigeantset continuent de fonder de nombreuses décisionsen matière de gestion des ressources humaines :embauches, promotions, mobilités, départs, etc.Elles reposent pourtant sur des a priori quiamalgament l’âge et la diminution des capaci-tés d’un individu. Faut-il y voir un autre de cesmythes managériaux 3 ? Alors que se développentdepuis deux décennies des stratégies de flexibili-sation organisationnelles et commerciales dansla plupart des grandes entreprises, il s’agit biende comprendre ce qui, éventuellement, entraîneune « rigidification » des salariés à mesure quele temps passe.

Un deuxième aspect de la question renvoie àla façon dont la pyramide des âges, à l’origineinstrument de la démographie, est construitedans certaines entreprises puis transformée enoutil de pilotage de la gestion des ressourceshumaines. Ce transfert entre deux domainesdistincts contribue lui-même à valider certai-nes représentations de l’âge évoquées précé-demment. En particulier, il faut comprendrecomment les décideurs passent, souvent impli-citement, de la constatation d’un simple désé-quilibre statistique entre les tranches d’âges des

salariés, à l’élaboration d’un discours sur le chan-gement et sur la relation entre âge et vieillisse-ment et capacités de travail, alors même que denombreux travaux prouvent que cette dernièreest beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Ceglissement entraîne des erreurs de diagnostic etaboutit parfois à la mise en place de solutionsinadaptées. Dans le même temps, un autre outild’analyse statistique issu de la démographie, lacohorte de population, semble proposer aux ges-tionnaires une approche plus fine des phénomè-nes de vieillissement.

Pourquoi les discours et certaines pratiquesen matière de rééquilibrage des pyramides d’âgessemblent converger, alors même que de nom-breuses études montrent que la gravité des désé-quilibres est extrêmement variable 4 ? Le recoursà la pyramide paraît bien être une métaphorequi masque certains des enjeux profonds liésau changement : modification des fondementsde l’autorité et de la légitimité des différentsniveaux hiérarchiques, éclatement des systèmesde promotion à l’ancienneté, développement dela polyvalence, accroissement de la compétence,réduction des sureffectifs, etc.

Émergence d’un discoursDans quel contexte et de quelle manière laquestion du déséquilibre entre les tranchesd’âge des salariés est-elle progressivement de-venue un point de référence de la gestion desressources humaines ? Le recours à la pyrami-de des âges s’inscrit historiquement dans ledébat sur la détermination de l’âge de la retraite.Il correspond ensuite à une prise de consciencede l’inadéquation de la stratégie de gestion desressources humaines aux transformations del’environnement. Ici, deux thèmes reviennentde façon récurrente : la nécessaire résorption

(1) Claude Riveline, « Un point de vue d’ingénieur sur lagestion des organisations », Annales des Mines. Gérer et Com-prendre, décembre 1991, p. 50-62.

(2) Marie-Annick Déjean de la Batie, « La transmission desconnaissances en formation gérontologique », Gérontologie etSociété, 46, 1988 (l’auteur remercie Mme Catherine Dumoutierde la Fondation nationale de gérontologie pour son aide) ; Syl-vie Le Minez, « Les entreprises et le vieillissement de leurpersonnel : faits et opinions », Travail et Emploi, 63, février 1995,p. 23-40.

(3) James March, « Les mythes du management », Annalesde l’École de Paris, 5, 1998, p. 387-394.

(4) Olivier Galland, Jocelyne Gaudin et Philippe Vrain,« Contrats de solidarité de préretraite et stratégie d’entreprises »,Travail et Emploi, 22, décembre 1984, p. 7-20.

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d’un sureffectif et la mise en place d’un change-ment dans l’organisation du travail 1.

ÉvolutionsL’évolution est d’abord politique et convention-nelle. Les premières interrogations relatives àl’influence de l’âge sur la performance des entre-prises sont apparues durant la décennie 1980.Elles prolongent à l’intérieur de l’entreprisedes débats politiques et sociaux qui, depuis ledébut des années 1970, agitent les partenairessociaux et les pouvoirs publics à propos de l’âgede la retraite et des modes de vie de la vieillesse.L’année 1972, avec la préparation de l’accordinterprofessionnel sur la garantie de ressourcesaux chômeurs âgés 2, marque un tournant danscette évolution 3. Plusieurs problèmes sontdébattus : l’abaissement de l’âge de la retraite,l’amélioration des conditions de travail pouréviter l’usure prématurée des salariés ou l’amé-lioration des conditions de vie des retraités.Cet accord prévoit la possibilité de départsavant l’âge légal de la retraite. En contrepartie,il organise une garantie de ressources aux chô-meurs âgés. Durant la période qui suit, la crise etles restructurations font progressivement émer-ger un accord tacite sur l’idée que les départs enretraite permettent de créer des emplois. Alorsqu’il s’agit de deux phénomènes différents 4, lechômage (c’est-à-dire l’envers du travail) et laretraite (le non-travail) se trouvent rapprochésau sein d’accords paritaires et de politiques de

lutte pour l’emploi. De la fin des années 1960 à1982, se multiplient les accords d’entreprises oude branches qui organisent les possibilités dedéparts en préretraite. De fait, sinon de droit,l’âge devient une variable de sélection des sala-riés, d’abord vers le licenciement puis, après19775, vers la préretraite. Deux concepts se cons-truisent alors l’un l’autre : l’« employabilité » etle « retraitable » 6.

L’évolution est aussi économique. Les an-nées 1970-1980 marquent pour les entreprisesune diminution globale de la demande et latransformation de l’environnement commercialet technique. Les directions générales commen-cent à s’interroger sur les éléments à modifier :quel nouveau modèle pour l’entreprise efficace ?Que faire pour répondre aux nouvelles con-traintes posées par l’environnement : une con-currence par les prix de plus en plus rude et larecherche d’une plus grande flexibilité dansl’organisation et les modes de gestion 7 ? Il leurfaut réaliser des gains de productivité et conce-voir des structures plus souples et plus légères.Dans la décennie 1980, les entreprises généra-listes adoptent des stratégies de recentrage etde réduction des effectifs. Face à un environne-ment changeant, c’est le modèle de l’entreprisespécialisée qui paraît l’avoir emporté. Égalementmis en cause sont les éventuels facteurs d’inertiestructurelle qui freinent le changement 8. Laquestion se pose alors de savoir si une entreprisepeut être efficace avec des salariés âgés ou sielle sera éliminée du marché, ce qui revient à sedemander s’il y a des conditions démographi-

(1) Parmi les thèmes les plus souvent évoqués, on retrouvele changement de technologie, le passage à une politique dequalité totale, la mise en place d’une organisation du travailplus qualifiante ou l’abandon d’une gestion taylorienne du per-sonnel reposant sur des postes prescrits.

(2) Accord du 27 mars confirmé par la loi du 5 juillet 1972.(3) Anne-Marie Guillemard, « La dynamique sociale des

cessations anticipées d’activité », Travail et Emploi, 15, janvier-mars 1983, p. 15-31.

(4) Même si, comme le montre Jacques Freyssinet, les fron-tières entre l’un et l’autre tendent à devenir poreuses. (JacquesFreyssinet, Le Chômage, Paris, La Découverte, « Repères »,1987, p. 19)

(5) Accord du 13 juin donnant une garantie de ressourcesaux démissionnaires âgés.

(6) Xavier Gaullier et Maryvonne Gognalons-Nicolet,« Crise économique et mutations sociales. Les cessations anti-cipées d’activité (50-65 ans) », Travail et Emploi, 15, janvier-mars 1983, p. 33-45.

(7) Robert Boyer, La Flexibilité du travail en Europe, Paris, LaDécouverte, 1987.

(8) Michael Hannan et John Freeman, « Structural Inertiaand Organizational Change », American Sociological Review, 49,avril 1984, p. 149-164.

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ques au changement et à l’efficacité organisa-tionnelle. Dans un tel contexte, les entreprisesdoivent définir des critères pour sélectionnerles personnes en sureffectif.

Définir un critère de triLe choix d’un critère de tri se cristallise sur la va-riable « âge ». Résorber le sureffectif suppose dedéfinir quantitativement et qualitativement lescatégories de salariés qu’on juge inutiles ou ina-daptées aux nouvelles conditions de production.Celles qui sont jugées trop « vieilles » paraissent« logiquement » devoir faire partie de ce grou-pe. La question de l’équilibre de la pyramide desâges contribue alors implicitement à construirela notion de sureffectif 1. Le diagnostic se diffusepar mimétisme assez rapidement entre entrepri-ses d’un même secteur ou d’une même région,sans d’ailleurs que la réduction d’effectifs soittoujours justifiée du point de vue économique 2.

L’approche est d’abord quantitative. Com-ment réduire la masse salariale en supprimantun certain nombre d’unités au sein de l’effectifsalarié ? Du point de vue strictement statisti-que, chaque salarié est supposé interchangea-ble. Un tel raisonnement montre ses limites carles salariés sont aussi porteurs de compétences etd’expérience. Il apparaît contradictoire avec lesdiscours qui valorisent l’importance des hom-mes dans l’entreprise. Rapidement, la sélectiond’une population nécessite d’introduire d’autreséléments plus qualitatifs, c’est-à-dire de mieuxprendre en compte la question du contenu etdes nouvelles conditions de la productivité dansl’entreprise. Ce sont les besoins futurs en ter-mes de compétences qu’il faut au préalable éva-luer pour pouvoir définir ensuite le sureffectif.Le critère de sélection est alors celui des com-pétences jugées irrémédiablement inutiles pour

l’avenir de l’entreprise. Ce faisant, les notionsde déséquilibre de la pyramide des âges et desureffectif deviennent plus difficiles à manier,car la question de l’âge s’efface derrière le pro-blème de la gestion des compétences. Or, ce nesont pas forcément les plus âgés qui sont lesmoins compétents ! Dans ces conditions, il n’ya donc plus de déterminisme entre déséquilibredes tranches d’âges, déséquilibre dans la répar-tition des compétences et inertie structurelle.Néanmoins, le raisonnement fondant la déter-mination du sureffectif sur l’âge suppose impli-citement que les salariés les plus âgés ne peu-vent s’adapter individuellement aux nouvellesconditions de la production, ce qui empêche-rait la modernisation de l’entreprise. D’où pro-vient un tel amalgame ? Un rapide détour pourpréciser la problématique du changement dansl’entreprise est ici nécessaire.

Le plus souvent, c’est au moment où les di-rigeants développent une nouvelle approche dela productivité de l’entreprise que le retour àl’équilibre de la pyramide des âges est sollicitépour légitimer l’éventuel départ des salariésâgés. En simplifiant, il s’agit de passer d’une lo-gique reposant sur une maximisation locale del’efficacité, qu’on pourrait qualifier de taylorien-ne, à une logique globale, flexible, où la produc-tivité est obtenue globalement à l’échelle orga-nisationnelle à l’aide d’une gestion plus étroiteet plus flexible des flux de produits. Dans laforme « taylorienne », le contenu technique etle rythme de production sont donnés parl’outil. Le poste de travail – en particulier pourles opérationnels – impose des contraintes phy-siques, psychologiques et intellectuelles strictesà son titulaire. Historiquement, cela a permisl’embauche de personnel rapidement opéra-tionnel dont la formation initiale était faible 3.Au contraire, la nouvelle logique organisation-

(1) Louis Mallet, « Les sureffectifs dans l’entreprise : ana-lyse et enjeux », Problèmes économiques, 2152, 1989, p. 15-27.

(2) Rachel Beaujolin, Les Vertiges de l’emploi. L’entreprise faceaux réductions d’effectifs, Paris, Grasset, 1999.

(3) Bernard Lutz, Le Mirage de la croissance marchande, Paris,Éd. de la MSH, 1990.

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nelle valorise beaucoup plus le concept de pro-ductivité « collective », c’est-à-dire les rela-tions entre des postes de travail au contenuenrichi et élargi. On comprend dès lors pour-quoi, de proche en proche, tous les salariés âgésde l’entreprise sont concernés par le change-ment. Cette analyse s’appuie sur l’hypothèse debesoins de changement identiques dans l’ensem-ble des services de l’entreprise. Or, dans de nom-breux cas, rien ne permet a priori de l’affirmer 1.Au contraire, le vieillissement des effectifs resteextrêmement variable selon les entreprises et lescatégories de salariés. Si l’âge moyen augmenteen France entre 1979 et 1990 pour les ouvrierset les employés techniciens et agents de maîtri-se (ETAM), il ne varie pas chez les ingénieurset cadres. En outre, il diminue dans certainssecteurs comme le commerce alimentaire oude détail. Enfin, ce sont les entreprises de troiscents à cinq cents salariés qui sont les plus tou-chées.

Il y a parfois un trompe-l’œil statistique, carce vieillissement provient surtout d’un ralentis-sement de l’embauche des jeunes dû à la crise 2.La pyramide des âges semble donc ne pas cons-tituer le meilleur outil de diagnostic pour le ges-tionnaire enclin à se pencher sur les questionsde vieillissement de son personnel. Pourtant,son usage se diffuse dans l’entreprise. Pour saisirce phénomène, il faut s’interroger sur la relationque cherchent à construire certains dirigeantsou directeurs des ressources humaines entreâge, vieillissement et diminution des capacitésde travail et d’adaptation : « À quel âge est-ontrop vieux 3 ? »

Définir le salarié « âgé »Le discours et les pratiques en matière de ges-tion des salariés âgés reposent sur des repré-sentations du vieillissement où les capacités dechacun diminuent de façon homogène et irré-versible dans le temps. Comment l’entrepriseet la gestion se sont-elles approprié ces repré-sentations ? Qu’entendent-elles par « salariéâgé » ? Deux types d’argumentations sont uti-lisées plus ou moins explicitement dans la ges-tion du personnel : l’âge représente et résume levieillissement ; le vieillissement se traduit par unediminution continue des capacités individuelles.

Concernant le premier point, Xavier Gaul-lier montre clairement que la notion de « salariéâgé » varie historiquement selon les besoins desélection des entreprises et l’état du marché dutravail : « En période de croissance, de plein-emploi et de pénurie de main-d’œuvre, le sala-rié âgé est un producteur efficace qu’on chercheà retenir ; avec les crises économiques, le chô-mage et les sureffectifs, le salarié âgé devient unincapable dont il faut se séparer par tous lesmoyens. » Il ajoute : « L’âge apparaît divers etchangeant selon les opinions et les intérêts. Ilest ainsi un concept-écran qui masque d’autresréalités : la génération, le sexe, la situation his-torique. [...] Le “salarié-âgé” est bien une pro-duction sociale et cela est lourd de conséquen-ces [...]. Dès lors l’âge devient directement ouindirectement un critère de gestion et de sélec-tion dans l’entreprise. [...] Il amène les individusà intérioriser leur propre dévalorisation 4. »

Une telle variété dans la signification prêtéeà l’âge selon les conjonctures amène à douter ducontenu d’un concept aussi peu stabilisé. Ellesouligne le risque attaché à la mobilisation del’âge comme variable objective de pilotage de lagestion des ressources humaines. Cette démar-che minimise d’autres éléments de l’histoire

(1) Géraldine Schmidt, « Les logiques d’action des entre-prises à l’égard de l’âge. Analyse monographique de sixétablissements », Travail et Emploi, 63 (2), février 1995, p. 41-57.

(2) José Allouche, « L’âge et l’ancienneté des salariés de 255bilans sociaux d’entreprise (1979-1990) », Revue de gestion desressources humaines, 7, mai 1993, p. 37-48.

(3) Catherine Teiger et Robert Villatte, « Conditions de tra-vail et vieillissement différentiel », Travail et Emploi, 16, avril-juin1983, p. 27-36.

(4) Xavier Gaullier, « Qu’est-ce qu’un salarié âgé ? »,Gérontologie et Société, 45, 1988, p. 115-127.

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et de l’évolution des salariés : l’accumulationde compétences, des savoir-faire et de l’expé-rience, l’influence des règles conventionnellesdans la construction des carrières individuelles,le rôle de la technologie ou des mécanismes derégulation concurrentielles dans la constitu-tion d’une compétence globale de l’organisa-tion. En réduisant l’évolution professionnelle àl’âge, l’entreprise détache les critères de sélec-tion et d’évaluation des compétences individuel-les mises en œuvre dans le travail pour les fairepeser sur la personne du salarié, non seulementrésumée par son seul âge, mais aussi parfois pardes événements qui lui sont associés (possibilitéde naissance des enfants, situation matrimo-niale ou patrimoniale, etc.). L’âge devient, pourcertains responsables de ressources humaines,un critère, conscient ou non, d’intégration oud’exclusion dans les processus de gestion : lerecrutement dépend de l’âge d’une éventuellefuture « mère » ; l’envoi en formation se fait deplus en plus rare pour les salariés âgés ; desretards ou des blocages apparaissent dans la pro-motion, ou encore des affectations à des postesdéclassés 1. En réponse, certains salariés – enparticulier les moins qualifiés – développent desstratégies de repli sur eux-mêmes qui antici-pent leur exclusion à terme de l’entreprise. Illeur semble impossible de lutter contre l’avan-cée inexorable de l’âge, ce qui les amène às’autostigmatiser 2. Ils refusent ce que peut leurproposer l’entreprise en matière de formationou de promotion et accélèrent un peu plus leurdévalorisation individuelle et collective 3. Chezd’autres, on voit apparaître une stratégie de dis-

simulation de certaines difficultés physiques oumentales qui les amène à « tenir coûte quecoûte » pour satisfaire aux contraintes impo-sées par le poste, et accélère encore la diminu-tion de leurs capacités 4.

Le terme de « salarié âgé » dans l’entreprisene paraît pas nécessairement le meilleur pourtraiter du problème de gestion des sureffectifset du changement. En évoquant le problèmedu déséquilibre de la pyramide des âges, certai-nes entreprises ne seraient-elles pas plutôt à larecherche d’un nouveau type de salarié, plus àmême de s’adapter à de nouvelles conditions detravail ? Si les représentations des relations entrel’âge, le vieillissement et les capacités sont pourle moins extrapolées, comment expliquer les re-lations que tissent depuis les années 1980 les di-rigeants de certaines entreprises entre l’âge, levieillissement et les possibilités de changementsindividuels ou organisationnels ? Autrement dit,comment expliquer que les salariés âgés devien-nent « vieux » ?

La relation entre l’âge, le travail et le vieillis-sement ne peut être appréhendée sans l’intro-duction de l’organisation du travail et de sonrôle de médiateur entre l’âge du salarié et la miseen œuvre de ses capacités. De ce point de vue,c’est bien l’entreprise qui dispose des moyenspour organiser le milieu et le contenu du tra-vail. Elle contribue donc plus ou moins directe-ment à définir les conditions du vieillissementdes salariés. À l’inverse, elle peut soulager lescontraintes qui pèsent sur lui. Il convient alorsde préciser dans cette nouvelle approche ce àquoi correspond exactement un salarié âgé.

Le vieillissement est « l’évolution défavora-ble à l’organisme qui altère les équilibres bio-logiques, psychologiques et sociaux et quiapparaît constante et irréversible 5 ». Ainsi un

(1) Dominique Dessors, Jean Schram et Serge Volkoff,« Du “handicap de situation” à la sélection-exclusion », Travailet Emploi, 48, février 1991, p. 31-47.

(2) Erwing Goffman, Stigmate, les usages sociaux des handi-caps, Paris, Éd. de Minuit, 1989.

(3) Éric Godelier, Usinor-Arcelor : du local au global, Paris, Her-mes, 2006 ; Gwénaèlle Poilpot-Rocaboy, « Performance de lagestion des emplois : éviction ou rétention des salariés vieillis-sants ? », in Actes du 7e Congrès annuel de l’AGRH, Paris, Asso-ciation de gestion des ressources humaines, 1996, p. 423-436.

(4) Dominique Dessors, Jean Chram et Serge Volkoff, op. cit.(5) Henri Péquinot, Vieillir et être vieux, préf. de Georges

Canguilhem, Paris, Vrin, 1981.

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« vieux » – terme souvent péjoratif – ou unsalarié âgé serait un individu qui ne pourrait oune voudrait plus s’adapter aux conditions de vieque lui impose son environnement, à savoir icil’organisation du travail conçue et mise en œuvrepar l’entreprise. Dans ce cadre, il y a deux typesd’approches des relations entre l’âge et le vieillis-sement des salariés 1. La première est l’usure parle travail. Comme toute activité, le travail fatigue,entame les capacités, amoindrit la résistance 2.C’est sur ce point que se cristallisent les détermi-nismes évoqués plus haut entre âge et diminutiondes capacités. Dans ce cas, en particulier pour lestâches pénibles, c’est la longueur d’exposition, etnon l’âge, qui accélère ou au contraire ralentitle vieillissement.

La seconde est le vieillissement par rapportau travail, c’est-à-dire l’adaptation du salariédans sa relation au travail. Ici, l’évolution de sescapacités individuelles dépend non seulementde l’effet normal du temps, mais aussi des con-traintes posées par l’organisation du travail(postures physiques, attention mentale, caden-ces de production, rythmes et durée de pré-sence). Dans la première approche, c’est le salariéqui est seul « responsable » de son inadaptation àun travail, l’organisation étant neutre ; dans laseconde, l’inadaptation a des raisons physiolo-giques et organisationnelles. Plus que l’âge,c’est ici l’organisation qui fait donc vieillir lessalariés !

Jusqu’au début des années 1990, l’essentieldes entreprises ont utilisé des principes taylo-riens d’organisation du travail reposant surune parcellisation et spécialisation étroite destâches ; de nombreux postes où le travail sedéroule suivant des procédures strictes ou sous

contrainte de temps ; un recrutement de per-sonnel à faible qualification pour les tâchesd’exécution ; une politique de formation essen-tiellement destinée aux salariés les plus quali-fiés ; une politique de promotion reposant engénéral sur l’ancienneté 3. En les cantonnantdans des situations de travail répétitives, par-cellisées et très rigides, ce type d’organisation abloqué les possibilités d’apprentissage en rédui-sant la variété et la complexité des situationsrencontrées. Or c’est précisément la variété etle renouvellement des situations lors de la vieprofessionnelle qui préparent l’individu à sonadaptation ultérieure. En outre, le peu de mar-ges laissé aux salariés s’est révélé handicapantlorsque ceux-ci ont été confrontés aux problè-mes « normaux » de l’âge 4. Il en a découlé un« vieillissement » pour de nombreuses catégo-ries de salariés : ouvriers, employés administra-tifs, techniciens et agents de maîtrise. De cepoint de vue, l’organisation taylorienne a elle-même créé les conditions de son inadaptationfuture, en rigidifiant les méthodes de produc-tion et les salariés qui y étaient exposés, c’est-à-dire pour l’essentiel les opérationnels lesmoins qualifiés. Progressivement adaptés àl’organisation taylorienne, ils paraissent peuflexibles pour les nouvelles règles de l’organisa-tion, en particulier dans leurs capacités d’adap-tation à de nouveaux emplois et à de nouvellescompétences.

Ainsi, si Usinor n’a pas mis en place une or-ganisation aussi taylorisée que celle de l’indus-trie automobile par exemple, la logique d’opti-misation économique locale, centrée selon lescas sur chaque poste de travail ou sur une unité(service de production, usine), a fortement mar-qué le modèle économique jusqu’aux années

(1) Serge Volkoff, Antoine Laville et Marie-ChristineMaillard, « Âges et travail : contraintes, sélection et difficultéschez les 40-50 ans », Travail et Emploi, 54, avril 1992, p. 21-33.

(2) Maurice de Montmorillon, L’Ergonomie, Paris, LaDécouverte, « Repères », 1986.

(3) Armelle Gorgeu et René Mathieu, « Nouvelles usines :nouvelle gestion des emplois ? », La Lettre du Centre d’études del’emploi, 36, février 1995, p. 1-10.

(4) Dominique Dessors, Jean Schram et Serge Volkoff, op. cit.

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1980 1. Longtemps, la progression des salariés aété organisée non seulement en les fixant dansune seule usine, mais aussi à l’intérieur d’unmême atelier. Après la crise de 1974, les res-tructurations et la quasi-nationalisation de 1978aboutissent à un éclatement de ces ancienneslogiques. L’effondrement des prix et de la de-mande conduit rapidement l’entreprise aubord de la faillite. À partir de cette période, denombreuses installations sont fermées : Valen-ciennes, Thionville et bientôt Denain. Ces me-sures entraînent de très fortes réactions socia-les et politiques dans les régions du Nord et del’Est de la France. Dès 1977, un plan de prére-traite, la convention générale de protection so-ciale (CGPS) 2, organise les départs des salariésdans les sites ou les ateliers les plus touchés.Ceux qui sont trop jeunes pour bénéficier decette disposition se voient proposer une muta-tion vers d’autres usines maintenues en activité.Ils remplacent les plus âgés qui ont bénéficié dela CGPS. L’État prend l’essentiel des coûts fi-nanciers de l’opération à sa charge. En contre-partie, il impose un blocage des embauches quiperdure jusqu’en 19913. En près de quatorzeans, ce sont quatre-vingt-dix-huit mille person-nes qui quittent Usinor-Sacilor grâce à ce plande préretraite. Ce dispositif entraîne un vieillis-sement progressif du personnel.

Mais le processus est remis en cause parl’État et la commission de Bruxelles à partir de1988, car l’entreprise redevient bénéficiaire.

L’arrêt de la CGPS entraîne des conséquencesparadoxales pour l’entreprise. D’un côté, ilpermet de lever les contraintes qui pesaient surl’embauche et de la relancer. De l’autre, il faitsurgir des problèmes de gestion du personneljusque-là résolus par la convention. Le départdes salariés les plus âgés, souvent situés en hautde la hiérarchie, autorisait une progression decarrière rapide et régulière ainsi qu’une aug-mentation des revenus. La motivation était aussiobtenue par la perspective d’un départ rapide 4.Or désormais, il faut trouver de nouvelles pers-pectives de carrières aux salariés de 45 ans qui,du jour au lendemain, voient l’échéance de leurdépart passer de cinq à quinze ans 5. L’innova-tion technologique amène naturellement la di-rection générale à s’interroger sur les besoins deformation et le rythme des investissements.Une nouvelle stratégie est donc à mettre enplace. L’hypothèse initiale est que la sidérurgiereste encore en sureffectif à la fin des années1980. En 1989, le président-directeur généralFrancis Mer suscita de vives réaction dans l’en-treprise, en déclarant dans un entretien quepour rééquilibrer la pyramide des âges, « il vafalloir débaucher pour embaucher ». Sa consta-tation est qu’à l’échéance de l’an 2000, si aucunemesure n’est prise, 50 % de l’effectif auront plusde 50 ans. Il faut donc définir un critère de sé-lection des salariés en sureffectif. L’effort estdemandé aux salariés de la tranche 30-40 ans,ceux qui avaient déjà été confrontés à la crise età qui promesse avait été faite d’un maintien du-rable dans l’emploi en contrepartie d’efforts deformation, de mobilité et de mutation. La cris-pation sociale se réinstalle dans l’entreprise.

(1) De façon rapide, il est possible ici de définir le taylo-risme autour de deux axes : une logique d’organisation axée surla productivité du couple salarié-poste de travail et une spécia-lisation poussée des tâches et des employés.

(2) Une autre convention, la Convention de protectionsociale de la sidérurgie (CPS) est réservée aux ingénieurs etcadres. Dans sa première version les salariés touchaient envi-ron 98 % de leur dernier salaire. On estime que les entreprisessidérurgiques n’ont effectivement supporté que 10 % du coûtd’un préretraité, soit 120 000 F (environ 18 400 €).

(3) En fait, seules sont autorisées des embauches dites« techniques ». Il s’agit de 500 personnes essentiellement desjeunes diplômés (grandes écoles, BTS/DUT).

(4) 60 ans pour les ouvriers, employés et agents de maîtrise,puis 55 et 50 ans dans la dernière version de la convention.

(5) De nombreux salariés de cet âge avaient tendance àadopter des stratégies d’activité ralentie, parfois combinées àdes mises à l’écart organisées de façon plus ou moins cons-ciente par l’entreprise (retrait des propositions de formation,plan de mobilité, etc.)

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Rapidement pourtant, la direction du groupeprend conscience de l’impact négatif de ces dé-clarations et des limites d’un diagnostic fondéde façon exclusive sur les catégories et représen-tations trop approximatives issues des critèresdémographiques. Le constat théorique précé-dent et l’exemple d’Usinor doivent-ils amener àremiser définitivement l’outil d’analyse et degestion du personnel que constitue la pyramidedes âges ?

Usages de la pyramide des âgesComment l’entreprise utilise-t-elle un outildémographique pour en déduire des prévisionsde nature économique ou organisationnelle ?Ce débat sur l’importation de la démographiedans un autre contexte n’est pas nouveau et sou-lève de nombreuses difficultés 1. Deux pointsméritent ici une attention particulière. D’unepart, il convient d’examiner la façon dont s’ef-fectue le transfert d’une constatation de naturedémographique à un raisonnement de naturegestionnaire. D’autre part, en tant que construc-tion statistique, la pyramide des âges présentedes limites dont l’analyse doit tenir compte, carelles peuvent fausser les conclusions et donc lesdécisions qui en découlent. En particulier, levieillissement de l’âge moyen constaté par lapyramide peut avoir plusieurs origines : l’arrêt

du rajeunissement du personnel ou son vieillis-sement réel. Selon le cas, les conséquences sonttrès différentes pour la gestion de l’entreprise.Sans conscience des difficultés de passage, les so-lutions élaborées peuvent se révéler coûteuses àlong terme, car elles minimisent le rôle d’autresvariables du changement comme l’évolution dela technologie ou la formation des différentes ca-tégories de salariés. Une grande part de ces dif-ficultés tient aussi au fait que, dans certaines en-treprises, la pyramide des âges fait office d’outild’analyse du vieillissement et de prospective surles capacités de changement du personnel : ona évoqué la complexité et les limites de cette rela-tion. D’autres outils semblent se mettre en placecomme la cohorte, qui semblent pouvoir palliercertaines insuffisances d’un usage trop approxi-matif de la démographie.

De la démographie à la gestionDeux types d’usages peuvent être faits de la py-ramide des âges par les gestionnaires de la direc-tion générale ou des ressources humaines. D’uncôté, elle constitue un outil de prévision des dé-parts à la retraite, mais aussi d’anticipation desévolutions en termes d’emplois et de compéten-ces, s’inscrivant ainsi dans la réflexion stratégi-que des dirigeants de l’entreprise. De l’autre, elleest un outil de politique des rémunérations.

(1) Patrice Bourdelais, « Vieillissement de la population ouartefact statistique ? », Gérontologie et Société, 49, juillet 1989,p. 23-32.

1. Types de pyramides des âges schématisées.

« Champignon » « Toupie » « Cylindre » « Poire écrasée » « Pelote de laine »

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Selon la situation démographique de l’entre-prise, les possibilités ou les risques stratégiquessont différentes. Dans la pyramide de type« champignon », l’entreprise peut proposer auxsalariés des perspectives d’évolution rapide dansdes cas de restructurations ou de changementstechnologiques importants. Elle aura plus dedifficultés à motiver les salariés les plus jeunesou situés en bas de la hiérarchie si l’évolution dela population se fait de façon régulière 1.

Dans le second cas, « toupie », l’entreprise ade toute évidence massivement embauché pourdes raisons conjoncturelles (croissance du mar-ché, développement rapide d’une activité oud’une technologie, effets d’aubaine de mesuresfiscales des pouvoirs publics sur certaines popu-lations). Si l’effectif visé doit rester constant, lasituation des catégories de salariés des tranchesd’âges les plus nombreuses peut se révéler déli-cate. Celle des plus jeunes peut aussi poser pro-blème à court terme, surtout si l’entreprise sou-haite maintenir un effectif constant. À plus longterme, le départ très rapide des tranches les plusnombreuses ouvre des possibilités d’embauchesde jeunes salariés, mais peut aussi entraîner uneperte massive de savoir-faire et de compétences.Cette forme permet toutefois de disposer desalariés en surnombre, pour pouvoir construireune politique de carrière.

La forme en « poire écrasée » correspondclassiquement à une entreprise ayant cessé derecruter – volontairement ou non – durant delongues années. Le risque de pertes de savoirset d’expériences est très important. Dans des

industries de main-d’œuvre ou de hautes tech-nologies, peuvent en résulter des difficultés deproduction ou de renouvellement des connais-sances en matière technologique.

La forme en « pelote de laine » correspond àune des évolutions possibles du type précédent.Elle traduit une stratégie de lutte contre le dé-séquilibre démographique à l’aide d’embauchesmassives. Si elle ouvre effectivement des pers-pectives de promotion rapide pour les nouveauxarrivants, l’entreprise risque néanmoins d’êtreconfrontée à des pénuries dans l’encadrementintermédiaire ou aux premiers échelons des ca-tégories « ingénieurs et cadres ». Cette situa-tion n’est pas automatiquement préjudiciable sielle touche des secteurs où la main-d’œuvre estautonome ou très qualifiée (luxe, ingénierie, ar-tisanat).

Reste la forme en « cylindre », qui marque laplupart du temps une stratégie d’embaucherégulière et permet de définir une progressiondans la carrière de chacun. Dans tous les cas, cetoutil de management stratégique doit évidem-ment s’accompagner d’une étude de la pyra-mide des anciennetés du personnel ou desdirigeants. Outre les perspectives en termes dedéparts à la retraite, d’emplois ou de compéten-ces, les questions démographiques résuméesdans la pyramide des âges ont clairement desimpacts financiers, notamment dans la politi-que de gestion des rémunérations.

Il y a d’abord des évolutions automatiquesde la masse salariale de l’entreprise, indépen-dantes de toute décision. Certaines conven-tions collectives prévoient que le vieillissementdu personnel s’accompagne d’une augmenta-tion des niveaux de rémunérations ou de promo-tions hiérarchiques, elles-mêmes accompagnéesde hausses de salaires. Par ailleurs, le départ enretraite constitue un mouvement naturel quimodifie la répartition du personnel par catégo-rie et l’équilibre des rémunérations. Il va de soique d’autres évolutions, volontaires celles-là et

(1) Ce raisonnement repose sur l’hypothèse que les salariésentrent dans l’entreprise en bas de la hiérarchie. D’autres poli-tiques de gestion des ressources humaines avec la constitutionde marchés internes séparés et cloisonnés supposeraient deconstruire une pyramide des âges par marché interne ou parcatégories de salariés (jeunes, femmes, cadres, ingénieurs…).Voir, par exemple, Bernard Gazier, Les Stratégies de ressourceshumaines, Paris, La Découverte, « Repères », 1993 ; Domini-que Gambier et Michel Vernières, Le Marché du travail, Paris,Economica, 1991.

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moins directement liées à l’âge, viennent aussimodifier la masse salariale : mouvements d’en-trée et de sortie du personnel, changements desformes d’emploi (contrat à durée déterminée,contrat à durée indéterminée, intérim, tempspartiel). Tous ces éléments se combinent pourmodeler la structure et la dynamique de la massesalariale. Un des résultats immédiats d’une poli-tique de départ des salariés les plus âgés est la ré-duction de la masse salariale du fait d’un effet denoria positif. Dans ce cas, leur remplacementpar un employé plus jeune entraîne immédiate-ment une baisse de la masse salariale ou de la ré-munération moyenne d’une catégorie démo-graphique. L’incidence est encore plus forte encas d’absence de remplacement ; qu’elle touchel’ensemble du personnel ou certaines catégoriesseulement, les industries où la main-d’œuvreconstitue une part importante des coûts fixes (net-toyage, conseil, services, automobile) peuvent yvoir un levier d’amélioration rapide de la rentabi-lité et de la performance financière. Si la logiquefinancière est ici évidente, l’effet de noria est aussiporteur de risques pour l’entreprise car, de façongénérale, les salariés les plus âgés sont situés enhaut de la pyramide hiérarchique ou très expéri-mentés. Il est vrai que, de ce point de vue, l’éva-luation des retombées négatives sur la perfor-mance de l’entreprise est beaucoup plus délicate.La relation entre âge, ancienneté, vieillissementet productivité est, encore une fois, d’une gran-de complexité.

Elle suppose une évolution du paradigmegestionnaire qui domine de nombreuses politi-ques de gestion des ressources humaines 1 : lessalariés y sont pensés comme des éléments pas-sifs, le bon fonctionnement de l’entreprise estsupposé passer par un contrôle extérieur, le

rôle de l’encadrement étant de contrôler ce quefont les salariés. Une approche modernisée sug-gère au contraire que les salariés conçoivent etfont progresser les processus, et que le rôle del’encadrement est d’obtenir leur implication.C’est cette mutation « culturelle » qui a été en-clenchée chez Usinor dans les années 1980,puis relayée chez Arcelor. Un tel virage suppo-se une remise en cause des relations détermi-nistes établies par de nombreux gestionnairesentre âge, vieillissement et performances desentreprises, relations susceptibles de produiredes solutions contre-productives.

Ambiguïtés dans l’usage gestionnaireLa pyramide des âges fournit au décideur unephotographie d’un « stock » de population àune date donnée répartie selon une variable,l’âge. Cette représentation fournit-elle pourautant une description pertinente du problème ?La première réaction des dirigeants d’Usinorconstitue un exemple du biais que peut engen-drer cet outil démographique. En les agglomé-rant au sein d’une représentation statistique, ilcompare de façon brute des salariés relevant dedifférentes générations. Mais qu’y a t-il de com-mun entre des individus nés dans les années1950, qui auraient débuté leur carrière en usinedurant la croissance économique et sur des outilsdatant parfois des années 1930 ou 1940, et ceuxnés en 1970, embauchés après les grandes res-tructurations sur des installations souvent mo-dernisées 2 ?

En fait, le vieillissement d’un groupe démo-graphique résulte de la combinaison de l’aug-mentation des catégories les plus âgées d’unepopulation et de la diminution du poids descatégories les plus jeunes. Une populationvieillit plus vite lorsqu’il y a de moins en moinsde jeunes par le simple effet mécanique du

(1) Daniel Atlan, « 1968-2003 : les mutations dans lasidérurgie », in Frank Bournois et Pierre Leclair (dir.), Gestiondes ressources humaines. Regards croisés en l’honneur de BernardGalambaud, Paris, Economica, 2004. (2) Évelyne Sullerot, L’Âge de travailler, Paris, Fayard, 1986.

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temps qui passe. Dans la plupart des entrepri-ses, c’est donc bien un blocage des embauchesde jeunes qui a entraîné l’augmentation pro-gressive de l’âge moyen du personnel. Pourautant, il est impossible de rétablir rapidementla situation par une simple embauche de jeunes :il faut tenir compte des effectifs respectifs dechaque tranche d’âge. Ceci relativise par consé-quent les retombées, en matière d’âge, des poli-tiques d’embauches massives.

La prise de conscience du déséquilibre de lapyramide des âges de l’entreprise repose aussisur une autre forme de raisonnement : la com-paraison entre les pyramides des âges de plu-sieurs entreprises, situées ou non dans la mêmebranche. De la représentation statique qu’est lapyramide des âges, est extrapolée une approchedynamique des évolutions démographiques 1.Or, par définition, la pyramide des âges est unereprésentation statique qui évolue, certes, selonune logique quantitative mais aussi qualitative.Peut-on comparer sans précautions les condi-tions de vieillissement – autrement dit les con-ditions de travail – des salariés d’une entreprisede haute technologie et celles d’une entreprisedu textile ? Peut-on comparer sans difficultéles conditions du vieillissement d’un opérateurde ligne dans l’automobile des années 1960 etcelle d’un de ses collègues des années 1990 ?Peut-on enfin comparer sans précautions levieillissement d’une population de cadres admi-nistratifs avec celui d’opérateurs de production ?Posée de cette façon, la réponse paraît évidem-ment négative. La démarche est néanmoinsfréquente dans la pratique du benchmarking,qui consiste à étalonner l’entreprise vis-à-vis

d’autres sociétés jugées plus performantes dansle même secteur ou dans une économie. Cecilui permet ensuite de reconstruire ses outils,ses méthodes et ses modèles d’organisation oude stratégie 2. Quels sont les risques d’une telleapproche ?

En comparant à différentes époques les py-ramides d’une même entreprise ou celles deplusieurs entreprises, l’observateur fige l’imagedes différentes catégories d’âge qui la compo-sent. Du coup, ce sont les conditions économi-ques, techniques et sociales du vieillissementqui sont homogénéisées de façon artificielle.Une utilisation systématique de ce type de rap-prochements aboutit à noyer l’évolution de cha-que individu au sein d’une représentation tropglobale. En osant un parallèle, comparer les py-ramides des âges de différents lieux et de diffé-rentes époques revient à aligner un ensemble dephotographies instantanées d’une course à pied.On peut à la limite retracer l’histoire de lacourse mais pas celle de chaque participant. Ceglissement du qualitatif au quantitatif procèded’un oubli. Si la pyramide des âges restitue bienla vision synchronique – c’est-à-dire une repré-sentation des âges et des générations à une datedonnée –, il faut souligner que le vieillissementest aussi un phénomène diachronique, qui tra-duit l’évolution d’un individu ou d’un groupedans le temps. Par conséquent, deux pyramidescalculées à deux dates différentes sur une mêmepopulation ne sont pas indépendantes mais in-terdépendantes, ce qui oblige le décideur à pren-dre en compte la durée. L’outil peut ainsi don-ner une représentation fausse de la nature desproblèmes de l’entreprise. Est-il par ailleursadapté à une analyse des sources de blocage duchangement ou d’inertie de la structure organi-sationnelle ?

(1) Hervé Le Bras, Marianne et les lapins. L’obsession démogra-phique, Paris, Hachette littératures, « Pluriel », 1993. On ren-contre souvent ce type de raisonnement en histoire économiqueou en politique des retraites. L’observateur déduit alors de lacomparaison entre plusieurs pyramides des âges d’un pays desconclusions sur son vieillissement ou sa dénatalité puis les appli-que à la dynamique économique. Une démarche de même typeest menée dans l’entreprise mais à une échelle plus réduite.

(2) Michael Hammer et James Champy, Le Réengenering,Paris, Dunod, 2003.

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Représentations sur l’âge et le vieillissement

Comment les représentations les plus fré-quentes sur l’âge sont-elles influencées par lerecours à la pyramide des âges ? Commentdégager, à partir d’un raisonnement de naturedémographique, des conclusions relevant d’unautre champ, pour l’essentiel ici le change-ment technique ou organisationnel ? Si l’on nepeut nier qu’il existe des relations entre cesdomaines, encore convient-il de les préciser.Quelles contraintes pèsent par exemple sur uneentreprise confrontée au changement techno-logique ? Elle doit s’assurer que son savoir-faire et l’expérience accumulés se transmet-tent des salariés les plus anciens aux salariés lesplus jeunes. Par ailleurs, elle doit veiller à ceque ses salariés disposent des compétencesnécessaires à la mise en œuvre des nouvellestechnologies.

Dans la majorité des cas, les diagnostics et lesdécisions de gestion sont construits à partir dereprésentations sociales sur l’âge et le vieillisse-ment largement invalidées par les recherchesles plus récentes en sociologie, ergonomie ougérontologie. Ces travaux prouvent qu’au seind’un groupe d’individus, le vieillissement est unphénomène de plus en plus hétérogène avecl’avancée de l’âge. Pour de nombreux prati-ciens d’entreprise, le diagnostic de leur per-sonnel repose sur une représentation très ré-pandue du vieillissement conçu comme undéclin permanent. Peut-on néanmoins réelle-ment établir une relation étroite entre l’âge etles capacités professionnelles d’un salarié ?Sans prétendre résumer ici de très nombreuxtravaux, deux aspects méritent d’être distingués :les capacités physiques ou physiologiques, et lescapacités cognitives ou intellectuelles.

La réduction des capacités physiques avecl’âge apparaît souvent comme la plus évidenteaux yeux du grand public. De nombreux ergo-nomes ont montré les limites de cette repré-

sentation 1. Il n’est pas possible de savoir si desmodifications cellulaires et tissulaires ont desconséquences fonctionnelles chez un individu.Il n’y a pas non plus de modèle général d’évo-lution-détérioration pour l’une ou l’autre descatégories de fonctions (physique, sensorielles,psychomotrice ou mentales) ; au cours dutemps, la forme de l’évolution des capacitésfonctionnelles varie, ainsi que l’âge auquel seproduit un éventuel déclin pour chaque indi-vidu. De surcroît, même lorsque apparaissentdes détériorations, les capacités fonctionnellesse transforment et, avec elles, les stratégiesd’utilisation des capacités changent. Face à destâches complexes, les individus les plus âgésutilisent leur expérience pour anticiper les opé-rations et les changements futurs ce qui, danscertains cas, leur permet de compenser d’éven-tuelles lenteurs et d’obtenir en définitive desperformances proches de celles des plusjeunes 2. Il est enfin très difficile d’établir unerelation linéaire entre l’âge et le vieillissement,parce que les transformations avec l’âge sontdifférentes d’une personne à l’autre, variantsensiblement selon l’environnement du travail,le milieu social et la formation initiale. Ces élé-ments permettent de conclure que les salariésn’ont pas l’âge de leurs artères, car les situa-tions individuelles sont de plus en plus diversi-fiées avec l’avancée de l’âge.

Qu’en est-il des capacités cognitives et intel-lectuelles ? On utilise souvent l’image d’une tra-jectoire d’apprentissage passant d’abord par laconstitution d’un stock de connaissances durantla formation scolaire initiale, qui s’éroderait aucours de la vie professionnelle. Cette vision,largement répandue parmi les dirigeants d’en-treprise, est pourtant démentie par les études

(1) François Desriaux et Catherine Teiger, « L’âge, facteurde sélection au poste de travail », Gérontologie et Société, 45,juillet 1988, p. 33-45.

(2) Jean Poitrenaud, « Structure des aptitudes cognitives etvieillissement », Gérontologie et Société, 2, février 1972, p. 3-85.

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déjà anciennes de Jean Piaget. Ses conclusionssoulignent que chaque apprentissage corres-pond à une restructuration de l’ensemble desconnaissances et non à une simple accumula-tion par strates successives et indépendantes 1.Les ergonomes ont par la suite affiné ces ob-servations, en démontrant que si les capacitésd’apprentissage peuvent s’amoindrir dans letemps (en particulier la mémorisation), les in-dividus les plus âgés réutilisent une intelligence« cristallisée », d’autant plus importante queles connaissances accumulées sont nombreuseset variées. Ils disposent ainsi d’un stock de situa-tions de référence, au sein desquelles ils puisentpour interpréter et réagir à la nouvelle situation.Les récentes recherches sur la construction descompétences professionnelles aboutissent à desconclusions identiques 2.

Comme ces travaux restent encore peu diffu-sés dans le monde du management, deux ques-tions sont généralement mises en exergue dansle diagnostic : une population âgée peut-elles’adapter aux nouvelles technologies ? Com-ment peut-elle transmettre son savoir-faire auxplus jeunes ? Dans certaines entreprises, la ré-ponse se résume au recrutement d’individusjeunes et qualifiés. De fait, il s’agit de réincar-ner le savoir-faire technologique dans de nou-veaux individus. Une telle approche évacue laquestion fondamentale de la transmission entreles catégories d’âges et plus généralement entreles individus. Gabriel Fragnière précise à pro-pos des modalités de transfert des connaissan-ces entre les générations :

« Il est important de ne pas confondre le pro-blème de l’accumulation des connaissances dansl’histoire qui peut procéder par stockage, oublis,retrouvailles, avec celui du transfert des techni-ques, qui ne peut procéder que par transmission

directe, sinon c’est le déclin et l’oubli définitif[...]. Cela veut dire que le savoir-faire condi-tionne l’utilisation des techniques acquises et quele développement de technologies nouvelles dis-paraît s’il n’est pas “incarné” dans un individu“sachant-faire”. Au centre même de la possibilitépour une société 3 de survivre avec la technologiequi est la sienne, et surtout de la possibilité de sedévelopper, il y a ce que nous appelons aujourd’huila “formation professionnelle” qui n’est pas autrechose que le processus de réincarnation dessavoir-faire dans la génération suivante [...]. Nousdirons qu’une société décline si le système detransmission de ses technologies n’a plus la capa-cité de les maintenir et de les développer. C’estalors que les outils vieillissent [...]. Avec le déve-loppement extrêmement rapide de la technologie,nos systèmes de formation ne sont plus à la pageet de ce fait, le transfert de savoir-faire n’est pasencore totalement assuré par les systèmes mis enplace pour la société globale 4. »

La relation entre équilibre des âges et vieillisse-ment s’est ici enrichie de trois éléments : la for-mation, qui permet la constitution des savoir-fai-re, le système de transmission entre générationset la rapidité de l’évolution technologique. Lastructure démographique de la population estloin de constituer la seule explication au blocagedes possibilités de changement technologique.Elle pourrait l’être, à la condition que le systè-me de formation de l’entreprise n’assure pas latransmission des compétences entre des salariésâgés marqués par une organisation du travailparcellisée, et des jeunes salariés souvent mieuxformés théoriquement mais dépourvus d’expé-rience de la vie en entreprise.

Une conclusion émerge ici : plus que l’outil« pyramide des âges » lui-même, c’est son usagequi ne permet pas de donner une vision précisedes possibilités d’évolution des salariés âgés.

(1) Jean Piaget, Le Structuralisme, Paris, PUF, « Que sais-je », 1968.

(2) Erwan Oiry, De la qualification à la compétence, Paris,L’Harmattan, 2004.

(3) Au sens macrosocial et non de structure juridique d’uneentreprise.

(4) Gabriel Fragnière, « Le processus de vieillissement dessociétés », in Évelyne Sullerot (dir.), op. cit.

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Tout au plus peut-elle fournir une image de larépartition des catégories d’âges. Le raisonne-ment gestionnaire doit donc trouver un outil dedescription qui autorise une analyse plus perti-nente des conditions passées et futures rencon-trées par chaque salarié, et qui fournisse des in-dications sur leurs possibilités d’évolution. Acontrario, le concept de cohorte développé parles démographes se révèle ici intéressant pourles praticiens, mais aussi – voire surtout – pourles historiens et les sociologues qui se penchentsur ces questions dans l’entreprise.

Utiliser le concept de cohorteLa pyramide des âges sous-estime le fait que lesdifférences entre les individus et les générationsne s’expliquent pas seulement par l’âge, maisaussi par l’évolution des niveaux et des structu-res de formation, des conditions et de l’organi-sation du travail, de la complexité du systèmetechnique de production. La cohorte, en tantque génération « sociologique », semble doncmieux adaptée que la pyramide des âges à l’ana-lyse du changement. Elle permet de souligner lerôle de la durée d’exposition du salarié à certai-nes conditions de travail et rejoint le conceptd’ancienneté. Toutefois, si certaines informa-tions peuvent être fournies par la pyramide desanciennetés, celle-ci s’intéresse plutôt à la duréetotale de présence dans l’entreprise, alors que lacohorte permet de se concentrer sur l’ancienne-té dans le poste, qui semble beaucoup plus con-ditionner les possibilités de changement futur.

Dans l’entreprise, la cohorte peut être cons-truite à partir d’un événement fondateur ou ex-plicatif de la vie du salarié : la date d’entréedans l’entreprise 1, le lancement d’une nouvelle

installation ou d’un atelier, ou la mise en œuvrede certaines technologies ou méthodes d’organi-sation (informatique, automatismes, démarchesde flexibilité ou de qualité, etc.). On pourrait ob-jecter que la cohorte est un outil difficile à cons-truire dans une entreprise, pourtant certainesd’entres elles l’utilisent déjà 2. Les responsablesdu personnel peuvent trouver les informationsstatistiques nécessaires à sa conception au seindes dossiers individuels de leurs salariés.

La cohorte, parce qu’elle autorise une analy-se plus précise de l’évolution d’une générationde salariés, permet de comprendre comment lepersonnel a été modelé par les conditions tech-niques et sociales du travail, et par là même debâtir une stratégie de changement en matièrede ressources humaines. En distinguant, à l’in-térieur des effectifs, des sous-groupes plus ho-mogènes que s’ils étaient classés selon la seulevariable de l’âge, on peut circonscrire de façonplus précise les éventuelles sources de blocagesdu changement. Celles-ci sont déterminéesconjointement par l’évolution de l’organisationdu travail, qui définit les contraintes, et la tra-jectoire des salariés, porteurs d’une expérienceet d’un ensemble de compétences.

Malgré une évolution progressive, de nom-breuses entreprises ne voient pas encore lesconséquences du vieillissement sur la gestiondu personnel. Lorsqu’il survient, la prise deconscience est souvent brutale chez les respon-sables sur le terrain et engendre des interroga-tions chez les dirigeants. Ils cherchent parfois ày remédier de façon rapide, mais les solutionsproposées, si elles améliorent la situation finan-cière à court terme de l’entreprise, sont porteu-ses de difficultés potentielles par la perte decompétences et de motivation. Par ailleurs, ellesn’ont qu’un effet limité sur l’âge moyen du per-sonnel.(1) Ceci rappelle la pyramide des anciennetés qui fournit

une vision plus précise que la pyramide des âges car elle donneune première idée des durées et des trajectoires des salariés.Elle présente néanmoins le risque de voir rejeter les plusanciens en s’appuyant sur l’argument souvent avancé quel’expérience serait un facteur de blocage à la formation et auchangement. Ceci reste à démontrer.

(2) Jean-Jacques Sylvestre, « Système hiérarchique et ana-lyse sociale », Revue française de gestion, 98, janvier-février 1990,p. 10-17.

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ÉRIC GODELIER

À la question de savoir jusqu’à quel point lesconditions démographiques pèsent sur le chan-gement organisationnel, cet article a répondupar la plus grande prudence. Dans beaucoupd’entreprises, l’exclusion liée à l’âge s’intensifie :on devient donc vieux de plus en plus jeune !Pourtant, l’âge n’est pas la variable la plus per-tinente pour éclairer les décideurs chargés demettre en œuvre un changement organisation-nel et de gérer des sureffectifs. Ses conséquen-ces sont très variables selon les individus. Loinde se réduire à la marque biologique du temps,elles sont largement conditionnées par l’organi-sation du travail dans l’entreprise. L’idée d’unediminution irrémédiable des capacités d’adap-tation due à l’âge est remise en cause, car les in-dividus développent des pratiques de compen-sation qui en limitent les conséquences les plusnéfastes. Les effets dévastateurs de l’âge peu-vent être combattus et anticipés par des mesu-res préventives : à maints égards, l’entreprise ales vieux qu’elle mérite. En n’adaptant pas sesméthodes de gestion des ressources humaineset son organisation du travail, elle risque d’en-traîner un « vieillissement » – ou plus exacte-ment une « rigidification » – prématuré de sessalariés, problème qu’il faudra ensuite résoudredans des conditions souvent plus difficiles so-cialement et somme toute plus coûteuses.

Un tel constat amène à relativiser l’aide quela pyramide des âges peut apporter à la prise dedécision en matière d’analyse et de gestion duchangement dans l’entreprise. L’analyse deséventuels facteurs de blocage suppose de re-mettre dans leur contexte historique et socialles conditions de travail rencontrées par les sa-lariés au cours de leur carrière. La prise encompte de la durée milite pour l’utilisation dela pyramide des anciennetés ou, mieux encore,de la cohorte. De plus, la grande variété desmodes de vieillissement et de bilan démogra-phique d’une entreprise à l’autre doit inciter àréclamer plus d’autonomie et de patience dans

les solutions adoptées. Cela suppose aussi deremettre en cause l’éventuelle existence d’unepyramide des âges idéale : l’équilibre entre lestranches d’âges ne peut être qu’un objectif at-teignable dans une perspective dynamique.

En définitive, deux stratégies opposées sem-blent possibles : un scénario marqué par l’ob-solescence accélérée, la concentration de l’acti-vité économique sur les âges les plus jeunes etles plus rentables, une rotation de plus en pluscourte du cycle de rentabilisation ; un scénarioconstruit autour d’un recyclage permanent, lapossibilité d’exercer plusieurs métiers à la sui-te, de se reconvertir à tout âge, d’avoir un tra-vail adapté à chaque étape de sa vie même si unpetit nombre paraît de fait difficilement récu-pérable. Dans ce cadre, la gestion prévisionnel-le des emplois et des compétences joue un rôlecrucial dans la mise en place d’une organisationqui doit permettre une évolution cohérente desqualifications des salariés et de leurs besoins.Les obstacles que rencontrent les jeunes pouraccéder à l’emploi semblent prouver que la réa-lité se situe entre ces deux branches de l’alter-native. Le débat se résume bien à une opposi-tion entre deux conceptions du vieillissement :un déclin inexorable ou un processus suscepti-ble de manipulations considérables étalées dansla durée.

Docteur en histoire de l’EHESS et professeur agrégé ensciences de gestion, Éric Godelier est président du départe-ment Humanités et Sciences sociales de l’École polytech-nique. Il enseigne la stratégie, la sociologie et la théoriedes organisations, ainsi que l’histoire des entreprises, etanime une équipe sur l’épistémologie et les méthodologiesau sein du Centre de recherche en gestion. Ses travauxportent sur la conception et la diffusion des outils et desmodèles de gestion dans une perspective historique etanthropologique. Il a récemment publié, avec Gilles Garel,Enseigner le management : méthodes, institutions, mondiali-sation (Hermes, 2004), ainsi que Usinor-Arcelor : du local auglobal (Eyrolles, 2006) et La Culture d’entreprise (La Décou-verte, 2006). ([email protected])

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