Per Kirkeby | guide de visiteurs

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Per KirKeby

and the ‘Forbidden Paintings’ of Kurt Schwitters

09.02 > 20.05.2012

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Cossus ligniperda, 1989

ARoS Aarhus Museum, Danemark

© Galerie Michael Werner, Märkisch Wilmersdorf, Cologne, New York

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HORTAHALHALL HORTA

INTRO

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FILM

Au cours de ces quarante dernières années, l’artiste danois Per Kirkeby (°1938) a suivi une voie unique en son genre. Bien que l’artiste se définit lui-même avant tout comme un peintre, il est aussi sculpteur, architecte, écrivain et même cinéaste. Il est en réalité impossible de l’assimiler à un style donné, à une discipline artistique ou à une région définies. Cependant, une cohérence et une logique propre soutiennent l’ensemble de son œuvre.

L’ «âge d’or» danois autour de 1800, Edvard Munch, Asger Jorn, et les philosophes Søren Kierkegaard et Ludwig Wittgenstein figurent parmi les références de Per Kirkeby. Mais l’artiste s’inspire aussi des maîtres français et allemands du XIXe siècle. Notons également ses liens étroits avec la génération des « néo-expressionnistes » allemands des années 1980, tandis que ses premières œuvres apparaissent comme une puissante synthèse d’idées cubistes, de Cobra, du pop art, de l’art informel et du minimalisme. Le Nord et le Sud, les mondes germanique et latin, divers courants et époques convergent ainsi dans son œuvre.

L’art de Per Kirkeby, influencé par ses études de géologie, s’est développé autour de certains thèmes de prédilection  : paysages, sédimentations et stratifications. L’éternel dialogue entre la nature et l’abstraction, entre les paysages et l’architecture et enfin entre l’homme et la nature, traverse son œuvre de part en part.

L’artiste explore les limites entre l’art figuratif et abstrait, tout en expérimentant divers supports et techniques : peinture à l’huile et techniques mixtes sur panneaux de Masonite et sur toile, collages, aquarelles, dessins, «  surpeints  », sculptures en bronze et en briques…

Salle 1

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Per Kirkeby a en outre illustré et écrit de nombreux livres  : recueils de poèmes, livres d’artistes et essais de réflexion sur (l’histoire de) l’art ou sur de nombreux artistes tels qu’Eugène Delacroix, Gustave Moreau, Paul Gauguin, Kurt Schwitters, …

Dans son livre consacré à l’artiste allemand Kurt Schwitters, Kirkeby s’intéresse non pas à l’artiste avant-gardiste connu pour ses collages «  Merz  », mais bien aux paysages réalistes, tout-à-fait méconnus, peints par Schwitters en Norvège dans les années 1930. Kirkeby est fasciné par la liberté que prend Schwitters en peignant ces tableaux considérés comme «  interdits  » car «  démodés et dénués de style  » si l’on tient compte du mainstream moderniste. L’artiste danois y reconnaît là une posture vis-à-vis de l’art et de la scène artistique qui est proche de la sienne.

Cette rétrospective offre un riche aperçu de l’œuvre abondant et varié de Per Kirkeby, de ses débuts à aujourd’hui, tout en accordant une attention particulière à ses peintures. Une enclave dans l’exposition permet par ailleurs de découvrir une facette tout aussi étonnante qu’inattendue et rarement montrée de Kurt Schwitters

SALLE 1 Œuvres de jeunesse (1964 – 1973)

Dans ses premières œuvres indépendantes créées vers 1964/65, Per Kirkeby réagit à de nombreux courants contemporains. Mais la synthèse qu’il en tire est très personnelle. Les motifs issus de la presse y jouent un rôle comme dans le pop  art américain de l’époque, et des stars du cinéma y font leur apparition. Par ailleurs, Kirkeby emmagasine certaines expériences qu’il avait faites comme géologue lors de ses expéditions dans le Grand Nord avant de devenir artiste. La manière dont le géologue analyse les structures exige une observation très précise. Cet ensemble de sources constitue un fonds de motifs dans lequel l’artiste puisera encore régulièrement dans son œuvre ultérieur. À l’époque, Kirkeby s’intéresse aussi à la culture populaire des bandes dessinées comme Tintin, culture dont le style, qui n’avait souvent rien de moderne, s’inscrivait plutôt dans la tradition des illustrateurs de romans célèbres du XIXe siècle tel Ivanhoé de Walter Scott. De tout autres impressions assaillent encore le jeune Kirkeby : elles proviennent de l’art minimal, du mouvement Fluxus et de l’Experimental Art School (EX-School) de Copenhague, où Kirkeby avait étudié auprès de différents artistes. C’est dans ce contexte que son œuvre développe une diversité qui a produit des films, des livres de photographies, des actions et des installations.

La peinture n’en reste pas moins son vrai métier, et c’est en premier lieu vers elle que tendent les aspirations du jeune artiste. Mais la peinture venait d’être déclarée morte. Kirkeby trouve donc une issue à ce dilemme en ne peignant non pas sur toile ou sur un autre support artistique, mais sur des panneaux

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de Masonite – c’est-à-dire des panneaux de fibres de bois durs utilisés principalement dans la construction –, dont les dimensions prédéfinies sont de 122 x 122 cm.

Ses créations des années 1964-1973 peuvent être assimilées à des collages. En l’occurrence, ces collages ne résultent pas de la juxtaposition d’éléments collés, comme dans le cubisme, mais sont des collages peints. Les motifs proviennent de toutes sortes de sources  : «  Mata Hari  », une danseuse hollandaise qui travailla comme agent double, y apparaît aussi bien que Brigitte Bardot ou Jeanne Moreau. Les titres contiennent souvent des allusions à l’histoire de l’art, sans que celles-ci soient directement reconnaissables dans les œuvres, comme en témoigne notamment Constantinople, Delacroix et l’Entrée des croisés (III) … qui se réfère à une peinture monumentale d’Eugène Delacroix peinte en 1840. Kirkeby montre ainsi sa prédilection pour le colorisme développé par les maîtres français du XIXe siècle, parmi lesquels on peut également citer Gustave Moreau. En 1971, une expédition conduit Kirkeby en Amérique centrale, où il étudie l’architecture maya. Les impressions qu’il en retire entreront ensuite dans la création de nombreux panneaux de Masonite et continuent de produire leur effet jusqu’à ce jour.

SALLE 2 Clôtures

Les clôtures sont un élément très présent dans le quotidien danois. Contrairement au mur, la clôture se présente comme une délimitation à claire-voie dont l’effet est donc moins démarcatif que celui produit par un mur. Elles sont constituées d’une série d’éléments de forme identique qui répondent à un schéma simple et « minimaliste ». Il s’agit là d’un des aspects qui a motivé leur utilisation. D’autre part, ce schéma a aussi permis d’étendre les séries de manière à produire des installations composées uniquement de peintures. Cela dit, les intervalles entre les lattes ne présentent pas une surface neutre, mais entre les éléments de clôture on entrevoit le foisonnement d’une végétation qui apparaît comme réprimée. La nature doit être exclue de l’espace conceptuel sans être pour autant entièrement oubliée.

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SALLE 3  Passage à la peinture sur toile (1976-1983) 

Une évolution dans le style des panneaux de Masonite se dessine dès 1976, comme le montre Les chaînes de montagnes maya 1. La structure de collages cède la place à une facture picturale spontanée. Le motif de cette montagne revient encore régulièrement dans l’œuvre de Kirkeby et tout récemment encore dans un grand tableau de 2010. Plus généralement, les motifs paysagers prennent une importance croissante après 1976, et c’est aussi vers cette époque que Kirkeby franchit un pas décisif en peignant désormais sur toile, ce qui lui permet notamment de choisir de tout nouveaux formats de tableaux.

À partir de cette époque, une autre grande source d’inspiration vient s’ajouter à la perception du paysage vu au fil des heures du jour et des saisons : la nature morte. Si la peinture paysagère de Kirkeby s’inscrit résolument dans le sillage de la tradition danoise, pour la nature morte, l’artiste fait souvent appel aux motifs et aux structures de la peinture des Pays-Bas du XVIIe siècle. Mais il n’est pas rare de le voir combiner les deux genres. Par ailleurs, ses paysages n’excluent nullement la présence de figures, que l’on ne reconnaît que rarement au premier coup d’œil, dans la mesure où ses tableaux semblent de prime abord abstraits. La citation du cheval emprunté à Hans Baldung Grien constitue une exception. L’animal blanc étrangement rigide est tiré d’une célèbre gravure sur bois exécutée en 1534 par le maître de la Renaissance allemande, et qui montre une horde de chevaux sauvages. En 2010, ce motif revient dans une grande peinture sous la forme d’un cheval vert – il s’agit donc d’une autocitation. Kirkeby a régulièrement pu

observer des chevaux dans une pâture de l’île de Laesø, où il passe l’été.

Souvent, plusieurs couches s’interpénètrent dans un même tableau, comme des formations géologiques. À la fin des années 1970 et jusqu’au début des années 1980, Kirkeby explore souvent des thèmes simples dans un style vibrant qui privilégie le blanc. Ces thèmes deviennent des compositions à niveaux multiples par leur association avec des citations et des souvenirs, ce qui vaut aussi bien pour les motifs que pour les couches de peinture.

Des surfaces picturales intenses et presque tactiles jusqu’à la sculpture en bronze, il n’y avait plus qu’un pas. Kirkeby se servira de ce médium pour aborder de façon détaillée la figure humaine – têtes, bras, torses etc. Cette nouvelle partie de son œuvre débute vers 1981. Dès ses premières sculptures, on voit que Kirkeby développe des idées qui se réfèrent aux conceptions sculpturales telles qu’on les retrouve dans l’œuvre d’Auguste Rodin, à savoir la proportion entre volume, surface et lumière. Dans les œuvres en bronze apparaît aussi une nouvelle expressivité qui ne pouvait se manifester autrement qu’en utilisant comme moyen le corps humain.

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SALLE 4 Œuvres sur papier, surpeints et écrits

À côté du dessin, de l’aquarelle et de la gouache, la technique du collage permet à Kirkeby d’accompagner et d’élargir la méthode de composition des œuvres de jeunesse sur Masonite. La redécouverte du collage après 1960 a eu lieu simultanément en Europe et en Amérique. Kirkeby ne suit pas ses prédécesseurs cubistes ou dadaïstes, mais livre une interprétation inédite du médium. Les œuvres de Picasso et de Braque étaient pour lui moins la synthèse d’une réalité éclatée, faite de fragments de journaux déchirés, de réclames et de mots peints au pochoir, qu’une structure ménageant des béances énigmatiques, voire dangereuses. À partir des années 1960, il se sert de citations relevant d’une vision optimiste du monde – avec ses beautés féminines, ses aventuriers, ses héros etc. –, mais à y regarder de plus près, on constate que ce monde séduisant n’est pas sans danger.

Parallèlement à ses collages, Kirkeby réalise des aquarelles, des gouaches et des dessins qui font plus librement appel, et de façon plus arbitraire, au matériau visuel des images publiques, et dans lesquels il fait preuve d’un talent de dessinateur hors pair. Si l’on y ressent la légèreté des années 1960, ces œuvres procèdent cependant d’une recherche existentielle totalement étrangère au pop art.

C’est dans le contexte de ces années qu’il convient aussi de situer la stratégie des «  overpaintings  » (littéralement  : surpeints). D’abord acte d’agression et attitude de mépris à l’égard de l’art traditionnel et kitsch, cette stratégie a exercé une forte fascination sur des artistes comme Asger Jorn, Arnulf

Rainer, Willem de Kooning et d’autres. Pour sa part, Kirkeby approuve en même temps qu’il dénigre – il y a chez lui une part de destruction, mais il en ressort une nouvelle réponse créative. Le surpeint apparaît comme un processus ambivalent qui recèle naturellement un fort potentiel d’énergie ludique. Alors que la démarche d’Asger Jorn est dominée par une réinterprétation agressive des peintures utilisées, Kirkeby réagit avec humour et lucidité.

Livres et littératureKirkeby a écrit des livres tout au long de sa carrière, et il en a même édité lui-même à ses débuts. Il s’agit de recueils de poèmes, de livres de photographies, d’essais, de démonstrations théoriques (Billedforklaringer – Explications de tableaux) ou de monographies sur des artistes qui l’ont fasciné et interpellé, tels que Gauguin, Picasso, Turner, Giacometti, Delacroix, Bellini, Manet, … . Il a par ailleurs réalisé une série de livres constitués de séries de dessins qui analysent certains éléments de ses peintures et de ses sculptures.

Notons aussi que Kirkeby est membre de l’Académie danoise de littérature.

Au fil des années ont vu le jour un grand nombre de couvertures de livres réalisées pour les œuvres d’autres auteurs – notamment une série d’écrivains français. Quant aux illustrations que Kirkeby a créées pour accompagner des textes, elles ne s’entendent pas comme des illustrations au sens classique, telles qu’on les connaît de la littérature du XIXe  siècle, mais comme des commentaires plastiques sur l’œuvre d’un écrivain ou de philosophes tel Ludwig Wittgenstein. L’artiste Kirkeby ne sert pas le texte, mais y apparaît en égal et pair à côté de l’écriture.

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SALLE 5 Tableaux noirs

Les panneaux de Masonite sont des panneaux de fibres durs. Kirkeby en préparait le fond avec une sous-couche noire avant de passer au dessin réalisé avec des craies de couleurs. Ainsi ces panneaux ressemblent aux tableaux de classe, même si ceux-ci sont souvent verts. L’artiste qui a introduit ce type de support pictural est Joseph Beuys, qui s’en servait souvent pour réaliser des dessins et des inscriptions pendant ses actions et conférences. Beuys s’était inspiré de l’anthroposophe Rudolf Steiner, qui avait fondé un centre à Dornach, en Suisse, pour propager ses idées d’une formation globale de l’homme. Kirkeby n’entretient pour sa part aucun lien avec ce contexte idéologique, parfois ésotérique, mais se contente d’en utiliser les moyens formels.

L’importance des «Blackboards» ou tableaux noirs pour cette exposition est liée au fait qu’ils rendent très clairement les motifs que l’on a souvent du mal à discerner dans les peintures. Ils fonctionnent comme un répertoire auquel Kirkeby fait régulièrement appel. L’on y reconnaît aisément des animaux, des architectures, des détails de la nature et des structures. En quelque sorte, ces panneaux recensent une iconographie propre à Kirkeby.

SALLE 6 Couleur et le motif de l’arbre (1985-1994)

Pendant les années 1980, Kirkeby commence à explorer les possibilités coloristes de la peinture sur toile. Il privilégie alors des thèmes qui constituent des motifs paysagers. Ses tableaux prennent des dimensions monumentales, telles qu’elles étaient courantes au XIXe  siècle, notamment chez Eugène Delacroix. Contrairement à l’art moderne du début du XXe  siècle, qui privilégie souvent les contrastes de couleurs primaires jaune/rouge/bleu, Kirkeby développe une palette de nombreux demi-tons et nuances que l’on peut rattacher à l’époque de la libération de la couleur, vers 1850. Les subtilités chromatiques dans l’observation des contrastes, des reflets lumineux, et les changements d’atmosphère qui en découlent, offrent alors d’inépuisables possibilités d’orchestration des couleurs. Les tons jaune vif rappellent souvent la splendeur des manuscrits médiévaux. C’est à ce type de sources que renvoie explicitement le titre Beatus-Apokalypse emprunté au plus célèbre manuscrit espagnol du Moyen Âge.

Si les grands formats lui permettent d’élaborer des compositions complexes aux rythmes amples, c’est dans les séries qu’il réalise en parallèle que Kirkeby travaille sur des éléments isolés de la nature, tel le motif de l’arbre. Élément marquant de la peinture paysagère, l’arbre a acquis une valeur particulière depuis le romantisme, vers 1800. Aussi, des parallèles ont-ils régulièrement été établis entre l’arbre et l’homme  : des métaphores comme «  arbre généalogique  » et « arbre de vie » relèvent de ce contexte.

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Dans les années 1980, à l’époque où il atteint un premier sommet dans sa maîtrise coloriste, Kirkeby occupe une position en concurrence avec la nouvelle peinture telle qu’elle se manifeste surtout en Allemagne – à une époque où il enseigne à Karlsruhe et à Francfort. Kirkeby avait mené une réflexion sur le concept pictural de Georg Baselitz, mais n’avait jamais estimée judicieuse pour lui-même l’importance qu’accordaient les peintres allemands à la figure humaine. C’est aussi à cette époque que démarre la carrière internationale de Kirkeby, qui se traduit par sa participation à des expositions comme « New Spirit of Painting » (Londres, 1981) ou à la Documenta de Kassel.

SALLE 7 Les « Forbidden Paintings » de Kurt Schwitters

Kurt Schwitters (1887–1948) fut un représentant majeur de l’avant-garde allemande, surtout connu pour ses œuvres Merz avec lesquels il contribua à enrichir le mouvement dadaïste. Ses techniques privilégiées sont le collage et l’assemblage. Dans un premier temps, il crée des tableaux composés d’éléments collés – coupures de journaux, billets de transports, imprimés publicitaires et autres datant de la Première Guerre mondiale – auxquels viendront bientôt s’ajouter des objets trouvés – morceaux de bois, vis, plantes etc.

Ses œuvres figurant dans les fameuses expositions sur l’ « Art dégénéré » organisées dans les années 30 par les nazis, Kurt Schwitters eut maille à partir avec la Gestapo. En 1937, il est donc contraint de fuir l’Allemagne nazie et s’exile en Norvège, où il avait depuis sept ans l’habitude de passer ses étés en famille. Il y restera jusqu’à ce que les Allemands envahissent le pays en 1940 et partira pour l’Angleterre, où il résidera jusqu’à sa mort.

Avant de devenir un artiste moderne, Schwitters avait suivi une formation académique à l’École des Beaux-arts de Dresde. Une fois en Norvège et en Angleterre, l’artiste met à profit le métier acquis dans ce nouveau contexte. En marge de ses œuvres avant-gardistes, il peint des tableaux réalistes – notamment des portraits pour gagner sa vie. Le genre principal au sein de cette production est le paysage peint sur le motif, tel que le pratiquaient les peintres de plein air du XIXe siècle. Ce versant figuratif de son œuvre a longtemps buté sur l’incompréhension de la critique, dans la mesure où il semblait inconciliable avec

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l’identité de Schwitters en tant qu’artiste moderne. Kirkeby découvre les tableaux réalistes de Schwitters au

milieu des années 1980. Plus tard, il leur consacre un livre dans lequel il écrit  : «  Ce fut le premier exemple que je vis des tableaux norvégiens de Schwitters. Les tableaux interdits, ceux qui ne collaient pas avec ‘l’histoire’, les souvenirs rejetés et honteux de l’adversité du peintre allemand. J’ai trouvé cela d’emblée une image stupéfiante. Elle correspond à mon propre état d’âme forcené. » (Per Kirkeby, Schwitters, Edition Bløndal, 1995, p. 11)

Per Kirkeby qualifie ces paysages d’«  interdits » (dans le sens de « décalés », et d’une certaine façon « proscrits ») car ils ne cadrent pas avec le style dominant des années 30 et 40. Le fait qu’un artiste d’avant-garde tel que Kurt Schwitters ait osé un changement de style aussi radical, le fascine. Il y reconnaît sa propre conception de l’art et sa liberté dans sa démarche artistique, loin de la mode et du mainstream. À l’instar de Kurt Schwitters, Per Kirkeby est difficilement classable et son art dépasse le courant culturel dominant. L’on comprend que Kirkeby ait aussi trouvé en cette attitude la confirmation qu’il ne devait pas refouler ses impressions de la nature glanées lors de ses expéditions au Groenland et au Mexique, mais au contraire, qu’il pouvait les exploiter de façon productive dans son travail. Cela dit, Mondrian a peint de nombreuses aquarelles florales pendant sa période abstraite, et la peinture abstraite d’Ellsworth Kelly s’est accompagnée d’une constante pratique du dessin d’après des plantes. Enfin, au fil de sa carrière, un contemporain de Schwitters, Lyonel Feininger, a réalisé des milliers d’«  esquisses d’après nature  ». Schwitters n’a donc pas été un cas isolé, même si le rattachement délibéré de sa peinture figurative à la tradition picturale reste un cas singulier.

SALLE 8 Les sculptures architecturales en briques

Au Danemark d’avant l’ère architecturale du béton et du verre, le matériau de construction prépondérant était la brique. Kirkeby l’a utilisée dès 1965 dans une installation. À partir de 1973, il s’en est aussi servi pour des sculptures dans l’espace public – la première fois à Ikast. Depuis, une centaine de sculptures en briques ont été créées ; elles sont disséminées dans toute l’Europe, et quelques-unes ont aussi été réalisées aux États-Unis. En 1993, la Ville d’Anvers lui commande une sculpture en brique monumentale pour le Middelheim, musée en plein air.

Bien qu’elles ressemblent à des architectures, ces sculptures sont dépourvues de toute fonction utilitaire : elles affirment une existence autonome tout en se référant toujours au site dans lequel elles sont installées. Un des aspects caractéristiques des sculptures en briques est le rapport dialectique entre intérieur et extérieur, entre matière et vide. Leurs formes sont souvent inspirées de l’architecture historique. Ceci vaut particulièrement pour les formes d’arcs, les ornements, la forme générale qui évoque des tours ou des maisons. Les œuvres en briques oscillent entre architecture, monument, sculpture, et pur signe. Elles constituent des points de repère marquants, mais contiennent aussi une part de négation de par le vide qu’elles enveloppent. Monuments certes, mais aussi conjurations de l’angoisse du néant et de la mort.

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SALLE 9 Grands formats (1995-2000)

À partir des années 1990 principalement, les grands formats ne présentent pas seulement une palette de couleurs somptueuse, mais également des structures qui rappellent aussi bien les strates géologiques que les rochers des peintures de la pré-Renaissance italienne. Chez Giotto, ces formations rocheuses permettent encore de reconnaître leur origine dans la peinture byzantine. Kirkeby s’est servi de ce type d’éléments iconographiques pour renvoyer à la tradition religieuse de la peinture italienne. Avec la présence de ces structures – par exemple dans Vermisst die Welt (En Absence du monde) – le rythme de la composition est déterminé par une facture graphique. Contrairement aux œuvres des années 1980, dans lesquelles les couleurs et les formes semblent fluides et mélodieuses, le mouvement qui a pris de l’importance dans toutes les œuvres récentes de Kirkeby s’est rythmé. Tout se passe comme si la pulsation éternelle des saisons, la rencontre de la mer, de l’air et de la terre étaient venues se cristalliser dans ses grands formats. Loin du potentiel nostalgique de la peinture romantique, loin de tout pathos et de tout motif porteur d’une signification sous-jacente, le rythme de la nature s’est mué en une forme picturale indépendante. Tout dans les œuvres est cependant filtré par la perception de l’artiste, c’est-à-dire par un individu dont la sensibilité a déterminé les choix esthétiques et picturaux.

La sculpture de KirkebyAprès avoir réalisé dès les années 1960 des sculptures en briques, Kirkeby commence en 1981 à créer des sculptures en bronze. Les motifs en étaient encore inhabituels dans son œuvre – il s’agissait en effet de parties du corps humain : têtes, bras, torses. De fait, dans sa peinture, les figures restaient plutôt cachées. Alors que sa peinture d’après 1980 prend un nouveau tournant avec des motifs paysagers et figuratifs évoqués sans être développés de manière réaliste, dans les sculptures qu’il réalise à la même époque, Kirkeby se tourne vers l’exploration des surfaces des structures, mais en s’appuyant ici sur les motifs expressifs du corps humain. Le figuratif vient alors occuper le centre de son œuvre sculpté comme un antipode des strates compactes de ses tableaux qui reflètent ses recherches coloristes à la même époque. Les effets picturaux des sculptures sautent aux yeux et font songer à Auguste Rodin, auquel Kirkeby a consacré un texte (1985) dans lequel il aborde la célèbre Porte de l’enfer du sculpteur français. Caractéristiques pour le traitement de la masse plastique chez Kirkeby, sont l’élaboration de profils et une facture travaillant en « mottes de terre », ainsi que les découpes de volumes. La surface et la lumière aussi bien que la masse sculpturale et les ouvertures béantes y entrent dans un dialogue vibratoire. La manière dont Kirkeby traite le matériau reste perceptible à un degré auquel l’artiste n’a jamais consenti dans son œuvre peint. Un grand cycle de 2002 intitulé Inventory résume ses conquêtes plastiques. Quelques-unes des sculptures en bronze se dressent dans des lieux publics sans pouvoir être qualifiées de monuments au sens strict. Elles constituent des interventions plastiques, des points d’ancrage, des perturbations discrètes de la perception quotidienne.

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SALLE 10 Les natures mortes des années 2000

Depuis le milieu des années 1990, Kirkeby a fait entrer dans ses œuvres, en particulier dans ses natures mortes, des réminiscences de ses propres œuvres comme Fram (cf. salle 3), ou encore de la nature morte hollandaise du XVIIe  siècle. Dans ce contexte, Kirkeby a surtout été fasciné par les «  vanités  », ces natures mortes dans lesquelles un élément rappelle la fugacité et la mort au beau milieu de la débordante profusion de la vie. Dans ses tableaux, on reconnaît des coupes de verre, des bords de tables et des nappes. Souvent apparaît le motif du bateau d’expédition Fram (littéralement «  En avant  », mais aussi nom du navire sur lequel Fritjof Nansen entreprit ses voyages pour l’Arctique (1893-1896)), et l’on y trouve aussi des références à la Mer de glace de Caspar David Friedrich, qui montre le navire avarié baptisé L’Espoir. Dans ce système de références complexe, la perception de l’artiste, autour de laquelle tout s’organise, reste centrale.

Film: Per Kirkeby Vinterbillede (Per Kirkeby Winter’s Tale)Jesper Jargil, Danemark, 1996. 48’ - DVD, sous-titres en anglais

Dans ce documentaire exclusif consacré au travail de Kirkeby, le cinéaste a suivi la genèse d’une peinture à l’huile de grand format (présente dans l’exposition, cf. salle 9), étape par étape, du premier coup de pinceau sur la toile vierge à son accrochage dans un musée. La caméra, placée frontalement, enregistre intégralement les modifications que l’artiste apporte à son œuvre : un moment privilégié et unique qui dévoile le processus et les conditions de création d’une œuvre majeure de Per Kirkeby.

SALLE 11 Les œuvres récentes

Au cours des dernières années, Kirkeby a fait évoluer sa palette, qui est devenue plus claire et plus bariolée. Nombre de tableaux sont littéralement lumineux. Puisées dans le vaste fonds de motifs accumulé au cours de sa vie de peintre, de nouvelles citations entrent régulièrement dans les compositions récentes – tel le serpent, réminiscence mexicaine apparue dès 1977 dans un de ses tableaux. Des souches d’arbres, des cabanes, le cheval – déjà présent dans une œuvre de 1981 – sont intégrés dans de nouveaux contextes et témoigent d’une nouvelle réflexion.

Kirkeby est toujours revenu à la fonction historique de la peinture. Sa référence n’est plus aujourd’hui la peinture française du XIXe  siècle comme c’était le cas dans les années 1980, mais la pré-Renaissance italienne, époque où, à l’issue du Moyen Âge, la peinture européenne prit un nouvel essor. Les œuvres qui ont inspiré Kirkeby se situent à la frontière du religieux et du profane.

À 73 ans, l’artiste fait aujourd’hui preuve d’une productivité soutenue, ajoutant ces dernières années à son œuvre une phase nouvelle et surprenante qui élargit son cosmos pictural loin des modes et des courants. Dans l’exposition sont présentées des œuvres provenant directement de l’atelier de l’artiste, et qui n’ont encore jamais été montrées au public.

Contrairement à ceux des phases précédentes, les tableaux récents donnent l’impression de s’avancer vers le spectateur, comme si leur impact chromatique pouvait repousser la frontière du tableau, et que les surfaces, devenues sources de lumière harmonieuses, venaient se coller au regard du spectateur.

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Biographie

Per Kirkeby (°1938) obtient son Master en Géologie arctique à l’Université de Copenhague en 1964. Il rejoint ensuite l’école radicale de Copenhague, l’Experimental Art School, et le mouvement international Fluxus. Au cours de ses études universitaires, il entreprend de nombreuses expéditions au pôle Nord et au Groenland. Il s’inspire de son travail de terrain pour ses œuvres artistiques et fait de sa vision du paysage, de la sédimentation et de la stratification des éléments clés de son travail. A côté de sa pratique de plasticien, Per Kirkeby a également réalisé quelques films et a collaboré avec Lars von Trier à l’identité visuelle de Breaking the Waves, Dancer in the Dark et Antichrist.

Per Kirkeby n’en est pas à sa première visite au Palais des Beaux-Arts. En effet, en 1981, il faisait partie des artistes sélectionnés pour l’exposition de groupe Malerei in Deutschland et, en 1988, il a présenté une exposition en solo avec des œuvres récentes. Sa participation à Malerei in Deutschland semble à première vue surprenante, mais l’artiste entretient en fait des liens étroits avec l’Allemagne. De 1978 à 1988, il a donné cours à l’académie des beaux-arts de Carlsruhe et dès 1989 il enseigne à la Frankfurter Städelschule (jusqu’en 2000). Il avait des affinités et entretenait des contacts avec des artistes tels que Georg Baselitz, Markus Lüpertz, A.R. Penck, Jörg Immendorff et Anselm Kiefer, figures de proue de ce que l’on qualifiera de « néo-expressionnisme allemand ». Per Kirkeby fait partie, tout comme eux, de la célèbre Galerie Michael Werner à Cologne. A Copenhague, il est représenté par la Galerie Bo Bjerggaard.

Photo Helene Sandberg, 2008

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Ses œuvres sont exposées dans le monde entier et sont présentes dans de nombreuses collections publiques, notamment à la Tate Gallery, à Londres, au Metropolitan Museum of Art, à New York, au Museum of Modern Art, à New York, à la Phillips Collection, à Washington et au Centre Pompidou, à Paris. En 1976, il représente le Danemark à la Biennale de Venise et participe à la Documenta VII et à la Documenta IX.

Citons quelques-unes de ses grandes expositions monographiques en Europe et aux États-Unis  : Kunsthalle Bern (1979), Whitechapel Art Gallery, Londres (1985), Museum Ludwig, Cologne (1987), Castello di Rivoli, Turin, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (1998), the Arts Club of Chicago (2007), Louisiana Museum of Modern Art, Humlebaek (2008), Tate Modern, Londres et Museum Kunst Palast, Düsseldorf (2009).

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Crédits et remerciements

EXPOSITIONCette exposition est une production de BOZAR EXPO et est organisée à l’occasion de la Présidence danoise du Conseil de l’Union européenne dans le cadre du focus danois ‘Let’s Dansk!’CommissaireSiegfried GohrBOZAR EXPOCEO – Artistic Director : Paul DujardinDeputy Artistic Director : Adinda Van GeystelenDeputy Exhibitions Director : Sophie LauwersExhibition Coordination : Maïté SmeyersAssistant Deputy Exhibitions Director: Axelle AncionPublication Coordination : Vera KotajiBOZAR TECHNICSDirector Technics : Stéphane VanreppelenTechnical Coordination : Isabelle Speybroeck, David RoelsBOZAR COMMAudience developer : Eva VereeckenPress officer: Leen DaemsBOZAR STUDIOSCoordinator : Tine Van GoethemCollaborators: Laurence Bragard, Sophie Caironi, Sarah De Loenen, Laurence Ejzyn, Lieve RaymaekersCONSTRUCTIONCMVD - Christophe Van DammeART HANDLING & INSTALLATIONAortaTRANSPORTSBrandl Transport GmbH

GUIDE DU VISITEUR Rédaction: Siegfried GohrÉdition finale: Helena Bussers, Maïté SmeyersTraductions: Wolf FruhtrunkMise en page: Olivier Rouxhet

PARTENAIRES ET SOUTIEN

En collaboration avec la Galerie Michael Werner, Märkisch Wilmersdorf, Köln & New York

Avec le soutien du Ministère des affaires étrangères et du Ministère de la culture du Danemark, de la Danish Agency for Culture, de l’Ambassade du Danemark à Bruxelles, de l’Institut Culturel Danois / Benelux, de la Galerie Bo Bjerggaard, Copenhagen

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JCCO

REMERCIEMENTS

Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles tient à remercier spécialement

Per Kirkeby, Mari Anne Duus, Siegfried Gohr, Galerie Michael Werner, Galleri Bo Bjerggaard, Klaus Bondam, Lina Sloth Christensen, Helena Bussers

Les prêteursARoS Aarhus Kunstmuseum, AarhusCastello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli/TorinoEsbjerg Art Museum, EsbjergEssl Museum, Klosterneuburg/WienGalerie Michael Werner, Trebbin, Köln & New YorkGalerie Fred Jahn, MünchenGalleri Bo Bjerggaard, CopenhagenPer KirkebyLouisiana Museum of Modern Art, HumlebækMusée d’Art Moderne et Contemporain de StrasbourgMuseum Folfwang, EssenMuseum Jorn, SilkeborgNational Gallery of Denmark, CopenhagenRanders Kunstmuseum, RandersVan Abbemuseum, EindhovenKurt und Ernst Schwitters Stiftung, Hannover

Et les collectionneurs privés désirant garder l’anonymat

SPONSORS 

EWEA - European Wind Energy Association asblDanish Agricultural Council, Brussels Confederation of Danish Industries Confederation of Danish EmployersVELUXBrandl Transport GmbHNy CarlsbergfondetAugustinus Fonden

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DANISH EXPO - MUSIC - ARCHITECTURE CINEMA - LITERATURE - WORKSHOPS

10.02 > 30.06.2012

bOZAr

PALeiS VOOr SCHONe KUNSTeN, brUSSeLPALAiS DeS beAUX-ArTS, brUXeLLeSCeNTre FOr FiNe ArTS, brUSSeLSWWW.bOZAr.be | + 32 (0)2 507 82 00

INFO & TICKETS

ENTRÉE23 rue Ravenstein, 1000 Bruxelles Mar > Dim 10:00 > 18:00Jeu 10:00 > 21:00€ 10,00 - 8,00 - 5,00 - 3,50

COMBI: Per Kirkeby + Cy Twombly: € 16,00+32 (0)2 507 82 00 – www.bozar.be – www.fnac.be

VISITES GUIDÉESGroupes sur demande: +32 (0)70 344 577 - [email protected]

CATALOGUE200 pag., 29 x 22,5 cm, hardcover3 éditions : FR/NL/ENGL€ 35,00BOZAR BOOKS & BAI PublishersEn vente au BOZARSHOP

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Wittgenstein & Kirkeby

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Ludwig Wittgenstein

Remarques sur les couleurs

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Selon Lichtenberg, rares sont les hommes qui auraient vu du blanc pur. Est-ce à dire que la plupart utilisent le terme à tort  ? Et comment a-t-il, lui, appris l’usage correct ? – Il a construit, sur la base de l’usage habituel, un usage idéal. Ce qui ne veut pas dire un usage meilleur, mais seulement un usage plus affiné dans une certaine direction, où quelque chose a été poussé à l’extrême.1

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Est-ce qu’un verre transparent vert peut avoir la même couleur qu’un papier non-transparent, ou non ? Si un tel verre était représenté dans un tableau, alors les couleurs sur la palette ne seraient pas transparentes. Voulût-on dire que la couleur du verre serait transparente même dans le tableau, alors il faudrait que l’on appelât couleur du verre le complexe de taches de couleur qui nous le font voir dans le tableau.

Imagine que quelqu’un indique un certain endroit de l’iris dans un œil à la Rembrandt, et qu’il dise : « Je veux que les murs de ma chambre soient peints de cette couleur ».

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Imaginons une peinture que l’on aurait déchirée en petits morceaux à peu près monochromatiques, et imaginons qu’ensuite on s’en serve comme des pièces d’un puzzle. Une telle pièce, même lorsqu’elle n’est pas monochromatique, ne doit signifier aucune forme spatiale, mais apparaître simplement en tant que tache de couleur plane. C’est seulement dans l’assemblage avec d’autres pièces qu’elle deviendra un morceau de ciel bleu, une ombre, une lumière éclatante, qu’elle apparaîtra comme transparente ou non-transparente, etc. Est-ce que les pièces isolées nous montrent les couleurs véritables des parties de l’image ?

Le fait d’ajouter du blanc à une couleur lui enlève de sa coloration. Ce n’est pas le cas si c’est du jaune que l’on ajoute. – Est-ce là-dessus que se fonde la proposition selon laquelle il ne peut y avoir de blanc transparent clair ?

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De même qu’il existe une oreille absolue, et des gens qui ne la possèdent pas, de même on pourrait s’imaginer qu’il y aurait toute une série de dispositions différentes en ce qui concerne la vision des couleurs. Compare par exemple le concept de ‘couleur saturée’ avec celui de ‘couleur chaude’. Tout le monde doit-il connaître [la différence entre] couleurs ‘chaudes’ et couleurs ‘froides’  ? A moins d’avoir tout simplement appris à donner de tels noms à une différence déter-minée entre les couleurs.Ne se pourrait-il, par exemple, qu’un peintre ne pos-sède nullement le concept de ‘quatre couleurs pures’, et même qu’il trouve franchement ridicule de s’expri-mer ainsi ?

Pourquoi le vert se noie-t-il dans le noir, et le blanc non ?

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Nos concepts de couleur se rapportent parfois à des substances (la neige est blanche), parfois à des surfaces (cette table est brune), parfois à des éclairages (dans le rougeoiment du crépuscule), parfois à des corps transparents. Et n’existe-t-il pas aussi un emploi qui concernerait un endroit dans le champ visuel et qui serait logiquement indépendant du contexte spacial ?Ne puis je dire : « Je vois là du blanc » (et, par exemple, le peindre) même si je ne puis nullement interpréter l’image visuelle spatialement ? Taches de couleur). (Je pense à une manière pointilliste de peindre).

1. Ludwig Wittgenstein fait référence à l’auteur allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). Ce dernier est surtout connu pour ses aphorismes, mais il a également entretenu une correspondance passionnante avec un autre écrivain, Johann Wolfgang von Goethe. Wittgenstein fait allusion à l’une de ces lettres, dans laquelle Lichtenberg se penche sur la théorie des couleurs.

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Wittgenstein & Kirkeby: une filiation posthume2

Le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951) nous a légué un recueil de remarques sur les couleurs. Bemerkungen über Farben n’est pas seulement un classique de la philosophie, il est aussi considéré comme un ouvrage culte dans le monde de la peinture. Ce « petit livre rouge » de nombreux peintres était le livre de chevet de l’artiste anglo-américain R.B. Kitaj. Quant à Per Kirkeby, il entretient lui aussi depuis toujours un rapport particulier avec cet ouvrage. BOZAR LITERATURE a demandé à Siegfried Gohr, commissaire de la rétrospective de Per Kirkeby, de sélectionner3 quelques-unes des remarques de Ludwig Wittgenstein sur les couleurs, dans le cadre de l’exposition du Palais des Beaux-Arts.

Si l’on en croit Per Kirkeby, sa connaissance de la philosophie est très limitée. Son œuvre est pourtant émaillée de références philosophiques. Son célèbre compatriote Søren Kierkegaard l’a naturellement beaucoup influencé. Mais Ludwig Wittgenstein aussi a joué un rôle considérable dans son développement intellectuel. Il y a plus de dix ans, le peintre danois a réalisé une série d’estampes pour une édition rare de Bemerkungen über Farben 4. L’admiration de Per Kirkeby pour Ludwig Wittgenstein remonte aux premières années de son travail d’artiste. Ainsi, le titre de son roman 2,15 (1967) fait référence à un paragraphe du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, l’un des «  livres sacrés  » du peintre. Dans le texte qu’il a rédigé spécialement pour le catalogue du Palais des Beaux-Arts, Per Kirkeby parle de son admiration pour les deux philosophes. Lors

de cet exercice de modestie, il met entre parenthèse ses propres réflexions : (Ce que je cherche à exprimer ici confusément, maladroitement, en guise d’introduction, est un peu ce que Kierkegaard a appelé «rationalisme existentiel ». Le fait que le monde doit être compris de l’intérieur. Jaspers l’a développé dans sa distinction entre le monde objectif que l’on comprend de l’extérieur, comme le fait par exemple la science, et à l’opposé, « une modalité supérieure de l’être » qui doit être comprise de l’intérieur. Peut-être est-ce là le vieux problème du rapport entre le corps et l’âme. Mais mes connaissances en philosophie ne sont pas si développées que cela. Je suis seulement à la recherche de métaphores qui recouvrent ce que j’essaie d’exprimer. Il se peut aussi que je mentionne Kierkegaard parce qu’il est danois. Je pourrais aussi – pour les mêmes raisons d’ordre « biographique », m’avancer à tâtons jusqu’à Wittgenstein, qui a été très important pour moi dans les premières années de mon itinéraire d’artiste. Et peut-être mes tentatives primitives de m’expliquer ne sont-elles en fait qu’un jeu de mots – au sens « wittgensteinien ».)5

Par «mes tentatives primitives de m’expliquer», Per Kirkeby fait notamment allusion à la «  retraite  » que le jeune Ludwig Wittgenstein a effectuée en Norvège. Pendant quelques années, il a habité dans une hutte, sur un fjord, et a travaillé comme instituteur dans un village reculé, loin du monde moderne. Il y a écrit les bases de ce qui allait devenir Tractatus. Cet exil volontaire a fait forte impression sur le jeune peintre et ses amis

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à Copenhague. Il rappelle aussi les années que Kurt Schwitters a passées en Norvège, un beau parallèle que Per Kirkeby a exploité dans ses textes.Les «  peintures interdites  » ou paysages de Norvège de Kurt Schwitters évoquent aussi certaines idées de Luwig Wittgenstein et de Per Kirkeby. De ce dernier, Siegfried Gohr rapporte la citation suivante: «  À mon sens, toutes les grandes œuvres d’art recèlent une bonne dose de kitsch. C’est absolument nécessaire… Par kitsch, j’entends des éléments qui suscitent des émotions, comme un coucher de soleil, et qui sont justement utilisés dans les tableaux kitsch. Un coucher de soleil, une belle forêt, des gitanes avec de gros seins… Tout cela est kitsch mais n’en est pas moins vrai. Cela fait partie de notre vie, mais parallèlement à ce qui se passe dans un esprit méthodique.  »6 Et l’on retrouve une réflexion similaire chez Ludwig Wittgenstein  : « Dans toutes les grandes œuvres d’art, l’animal sauvage est dompté – … Toutes les grandes œuvres d’art sont imprégnées des instincts primitifs de l’homme. Sans être eux-mêmes la mélodie, ils lui confèrent leur force et leur puissance. »

Ludwig Wittgenstein revient également dans les dernières œuvres de l’artiste. Ainsi, dans les années 1980, le peintre utilise moins les couleurs primaires et expérimente à partir de mélanges et de teintes intermédiaires. Ici aussi, un lien apparaît : dans ses Remarques, Ludwig Wittgenstein tente de nommer les couleurs aussi précisément que possible, de « vert rougeâtre » à « bleu jaunâtre ».Per Kirkeby apprécie particulièrement le fait que Ludwig Wittgenstein essaie de comprendre le monde de l’intérieur.

L’artiste danois appelle cela la « vérité de la peinture ». D’après lui, la peinture est un phénomène qui obéit à ses propres lois. Une idée qu’il partage avec le philosophe autrichien. Pour Per Kirkeby, le Tractatus est davantage une théorie esthétique qu’un traité de logique. Le style est en effet ce que la vérité fait apparaître en premier, avant les mots et les images, de sorte que l’indicible et l’invisible sont révélés l’espace d’un instant. Pour reprendre les termes de l’artiste  : «  Je suis un peintre, quelqu’un qui voit une peinture comme un peintre voit une peinture. Cela signifie que, parfois, pendant un instant, je vois réellement à quoi ressemble une peinture. Je suis convaincu que ce que j’y vois existe vraiment. Il ne faut pas se leurrer : c’est vraiment là. Le moment semble venu de citer le célèbre premier aphorisme du Tractatus de Wittgenstein, qui est devenu si important dans les années 60  : « Le monde est tout ce qui est le cas. » Mais au fil du texte, Wittgenstein devient terriblement complexe : qu’est-ce qui est le cas ? Néanmoins, j’ai souvent eu l’impression qu’à certains moments, à l’aide de mes peintures, j’arrivais à percevoir la réalité du monde. »7

Tom Van de Voorde

2. Quelques idées de ce texte proviennent de l’ essai de Siegfried Gohr ‘Remarks on Colors – Kirkeby and Wittgenstein’, paru dans Bo Bjerggaard (ed.) On Kirkeby. Texts by Siegfried Gohr, Ostfildern, Hantje Cantz, 2008.3. Les extraits de Ludwig Wittgenstein ont été traduits par Gérard Granel et publiés dans Remarques sur les couleurs (Les Éditions Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1983).4. Kirkeby / Wittgenstein, Münster, Kleinheinrich, 1998. 5. Per Kirkeby and the ‘Forbidden paintings’ of Kurt Schwitters, Bruxelles, BOZAR BOOKS/BAI Publishers, 2012, p. 14. 6. Per Kirkeby im Gespräch mit Siegfried Gohr (Kunst Heute, 13, Keulen, 1994, p. 47. 7. Per Kirkeby im Gespräch mit Siegfried Gohr.

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BOZARLITERATURE

ColophonWittgenstein & Kirkeby est un projet de BOZAR LITERATURE et a été publié en février 2012 comme intervention littéraire dans l’exposition Per Kirkeby and the «Forbidden Paintings» of Kurt Schwitters.Concept, editing et postface: Tom Van de VoordeSélection des extraits de Wittgenstein: Siegfired GohrProduction et coordination: Frederik VandewieleMise-en-page: Olivier RouxhetGrâce à Laura Bacquelaine, Niels Cornelissen, Daniel Cunin, Mari Anne Duus, Siegfried Gohr, Mélissa Henry, Per Kirkeby, Maité Smeyers et Gerd Van Looy.

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