Peinture Et Souvenir d'Un Air

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Delacroix: peinture et souvenir d'un air Author(s): Brigitte Méra Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 104e Année, No. 3, L'Époque de Berlioz: Écrivains et Artistes (Jul. - Sep., 2004), pp. 575-583 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40535191 . Accessed: 27/02/2014 04:39 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France. http://www.jstor.org This content downloaded from 193.227.169.41 on Thu, 27 Feb 2014 04:39:44 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Delacroix: peinture et souvenir d'un airAuthor(s): Brigitte MéraSource: Revue d'Histoire littéraire de la France, 104e Année, No. 3, L'Époque de Berlioz:Écrivains et Artistes (Jul. - Sep., 2004), pp. 575-583Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40535191 .

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DELACROIX : PEINTURE ET SOUVENIR D'UN AIR

Brigitte Mèra*

« Ma grande affaire pendant huit jours, c'est le souvenir d'un air ou d'un tableau », écrit Eugène Delacroix dans son Journal1 le 30 novembre 1853. De nombreux critiques, Charles Baudelaire le tout premier, ont sou- ligné depuis fort longtemps la correspondance qui pouvait s'établir entre sa peinture, la littérature et la musique.

Sans autres moyens que le contour et la couleur » il a traduit « l'invisible, l'impalpable, le rêve [...] les nerfs, [...] l'âme [...] avec la perfection d'un peintre consommé, avec la rigueur d'un littérateur subtil, avec l'éloquence d'un musicien passionné2.

écrit par exemple celui-ci dans « L'Opinion nationale » le 2 septem- bre 1863.

La Mort de Sardanapale, La Liberté guidant le peuple ont été compa- rés à des opéras miniatures, tandis que d'autres tableaux comme Les Femmes d'Alger ou Le Turc au harnais, ont été décrits comme de véri- tables symphonies en rouge et jaune. Maurice Sérullaz dans son Delacroix' a également souligné le caractère vibratoire de la peinture de Delacroix : ses jeux de reflets sur les couleurs, le « vague » qu'il introduit lui-même dans les contours créent une ambiance poétique et quasi musicale.

Par ailleurs, il est clair que la musique, « cette volupté de l'imagina- tion »4 est une source d'inspiration constante pour lui : il avoue, par

* Université de Paris-Sorbonne. 1. Delacroix, Journal, 1822-1863, coll. Les Mémorables, Pion, Paris, 1981, p. 387. 2. Baudelaire, Œuvres complètes, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1993, t. II, p. 744. 3. Maurice Sérullaz, Delacroix, Fayard, Pans, 1989. 4. Journal, p. 54.

RHLF, 2004, n° 3, p. 575-583

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exemple, le 1er mars 1862 dans une longue lettre5 au critique Philippe Burty que c'est surtout la représentation de Faust, drame opéra qu'il vit alors à Londres en 1825 qui l'incita à faire quelque chose là dessus6. De fait, ce peintre mélomane fréquente les salons littéraires et musicaux comme celui du Baron Gérard qui recevait tous les mercredis à l'ita- lienne, c'est-à-dire tard dans la soirée, après les dîners ou après l'Opéra. Il retrouve souvent Stendhal, et Mérimée chez Cuvier au Jardin des Plantes ; il rencontre le chanteur Belgiojoso chez Caroline Jaubert7 ; il se lie d'une réelle amitié avec Mme Pasta, célèbre cantatrice italienne, le violoncelliste hollandais Batta et Frédéric Chopin ; tout en répétant cependant qu'il n'aime, nous schématisons à dessein, que Mozart et Cimarosa. Car ce « passionné amoureux de la passion »8, comme dit Baudelaire, est fort injuste, il faut en convenir, à l'égard de ses contempo- rains et n'a pas une passion, précisément, pour Hector Berlioz qualifié de « rossignol colossal » par Henri Heine9 qui l'admire, lui, mais dont le

peintre écrit en revanche « qu'il plaque des accords et remplit comme il

peut les intervalles »10. Si Delacroix est également très doué pour l'art musical, puisqu'il

hésite jusqu'à l'âge de 17 ans entre peinture et musique, il est cependant moins évident d'établir le lien qui réunit dans cette « grande affaire » comme il l'écrit, le souvenir d'un air, l'écriture vigoureuse d'un journal et sa peinture. C'est pourquoi il est souhaitable de se pencher davantage sur les motivations qui conduisent le peintre à tenir une sorte d'agenda alors

qu'il se livre dans le même temps à son art. Il s'agira de s'interroger ici sur la manière dont la mémoire semble agir comme une racine nourricière et au travers d'un Journal et d'une Correspondance, dans le procès de création picturale, tout en les corrélant à la musique qu'il prise tant.

5. Delacroix, Correspondance générale publiée par André Joubin, Pion, Paris, 5 vol., 1936- 1938, IV, p. 303, 304 (édition ci-dessous abrégée en Corn).

6. Cf. Méphistophélès apparaissant à Faust, les lithographies du taust de uoetne, uiane ae Selliers éditeur, Paris, 1997.

7. Souvenirs de Madame C. Jaubert, Fans, 18 /o. Charles Leoouc organisai! cnez rieyei ut* soirées de musique classique et historique dont la Première, le 15 janvier 1856, eut beaucoup de succès. Delacroix demande des billets pour celle du 29 où Pauline Viardot chantera des fragments de Iphigénie en Aulide, de Gluck, La Sicilienne de Pergolese et les mazurkas de Chopin (cf. Revue et Gazette musicale de Paris, 20 janvier et 3 février 1856).

8. Baudelaire, op. cit., p. 746. 9. Berlioz, Mémoires, Flammarion, Mille & une pages, Pans, 2001, p. M>1 : « je veux parier

de ces compositions énormes désignées par certains critiques sous le nom de musique architec-

turale, ou monumentale, et qui a fait le poète allemand Henri Heine m' appeler un rossignol colossal ».

10. Journal, 11 avril 1849, p. 190. Ce qu'il critique chez le musicien comme cnez ueorge Sand d'ailleurs, c'est la fougue qu'il s'attache, lui, à maîtriser. Comme le fait remarquer René

Jullian dans la Gazette des Beaux-Arts de 1974, c'est probablement son propre démon que Delacroix tente d'exorciser ainsi.

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DELACROIX I SOUVENIR D'UN AIR 577

LE SOUVENIR D'UN AIR

En premier lieu, de quelle sorte de souvenir parle-t-il ? Constatons d'emblée que Delacroix décide de consigner ses souvenirs et ses réflexions dans un Journal pour d'autres motivations que Berlioz. Comme le souligne Pierre Citron dans son Introduction aux Mémoires du musi- cien, pour lui « ceux-ci sont une manière de se défendre devant la posté- rité, de s'expliquer, de se montrer tel qu'il a été »n. Il en va tout autrement pour Delacroix : il met en effet à exécution ce « projet formé tant de fois d'écrire un journal » pour lui seul, écrit-il le 3 septembre 1822, alors qu'il séjourne chez son frère12. S'il convient bien évidemment de demeurer cir- conspect devant pareille déclaration pour tout Journal intime quel qu'il soit, il semble cependant que la motivation de Delacroix, en l'occurrence, obéisse à une autre nécessité. D'abord, cette occupation journalière ordonne son existence et lui permet de « vivre double », en conservant l'histoire de ce qu'il éprouve, c'est à dire le passé ainsi qu'il l'écrit le 10 avril 182413. Mais elle obéit également à une autre nécessité. Nécessité qu'il souligne constamment dans sa Correspondance, et qui relève, dit-il, d'un défaut de mémoire. Ainsi, dans une lettre à Achille Piron du 15 novembre 1815, alors qu'il hésite encore à se consacrer à la peinture, 11 écrit ceci :

J'ai des projets ; je voudrais faire quelque chose et... rien ne se présente encore avec assez de clarté. C'est un chaos, un capharnaüm, un tas de fumier qui poussera quelques perles14.

Tandis qu'il souligne dans son Journal de jeunesse :

Ma mémoire s'enfuit tellement de jour en jour que je ne suis plus le maître de rien, ni du passé que j'oublie, ni à peine du présent, où je suis presque toujours tel- lement occupé d'une chose, que je perds de vue ou crains de perdre ce que je devrais faire, ni même de l'avenir... Un homme sans mémoire ne sait sur quoi compter ; tout le trahit15.

Le nombre d'occurrences des mots « mémoire » et « souvenir » est à ce titre significatif : 1 1 pour le premier dans le Journal de Jeunesse et 6 pour le second. Aussi, et comme le remarque Hubert Hamish dans sa Préface à l'édition Pion de 1981, le Journal lui servira par conséquent avant tout d'aide-mémoire.

1 1 . Berlioz, Mémoires, Introduction, p. 9. 12. Journal, p. 19. 13. Ibid., p. 62. 14. Correspondances, Ajouts, Lettres intimes, Préface et Notes d'A. Dupont. L'Imaginaire,

Paris 1983. 15. Journal, p. 48.

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Pour autant, à quelle sorte de mémoire avons nous affaire ici ? S'agira- t-il de sa face cognitive16, ce que les Grecs appelaient la mnèmè et qui désigne le souvenir apparaissant passivement, ou bien plutôt de sa face pragmatique, Y anamnesis, l'anamnèse se révélant alors comme le moyen de faire revivre des impressions ressenties jadis, à la manière de la made- leine de Proust, avant la lettre ? Les deux faces du souvenir coexistent bien entendu, dans cette sorte de pense-bête génial. Mais au terme d'un examen approfondi, il s'avère que la face pragmatique l'emporte aisément sur l'autre dans le projet parallèle d'écriture et de peinture, et que l'encre de la plume alimente précisément le pinceau17. En effet, c'est elle que Eugène Delacroix convoque sans cesse au moment du souvenir.

LA MÉMOIRE PRAGMATIQUE ET L'ART MNÉMONIQUE

Pour le montrer, analysons les effets que produit la musique sur son esprit. Celle-ci, écrit-il le 12 octobre 1822, et alors qu'il vient d'enten- dre Les Noces de Figaro lui inspire souvent de grandes pensées. « Je sens un grand désir de faire, quand je l'entends ». Ce qui ne se démentira pas18 : « Je me rappelle mon enthousiasme lorsque je peignais à Saint Denis du Saint Sacrement et que j'entendais la musique des offices : le dimanche était doublement jour de fête ; je faisais toujours ce jour-là une bonne séance »19 écrivit-il plus tard dans son Journal20, le 24 décem- bre 1853.

Alors que dans sa correspondance croisée avec son cousin Berryer, qu'Ariette Sérullaz va prochainement publier, il affirme : « Je travaillais le double les jours de messe chantée »21. Enfin, à la fin de sa vie, lorsqu'il décore la chapelle des Saints Anges à St Sulpice, il parle d' « ardeur »22

produite par la musique des offices. Il aurait même voulu pouvoir tra- vailler le dimanche et il eut, à ce propos, de longues discussions avec le curé, allant jusqu'à faire intervenir l'Empereur, l'Impératrice et

l'Archevêque mais le curé se fit longtemps tirer l'oreille. Enthousiasme, exaltation, ravissement, cogito sensitif porté par « les

ailes de la musique »23, le souvenir semble donc avoir partie liée avec

l'impression produite, de même que la qualité d'une bonne peinture se

16. Voir Paul Ricœur, La Mémoire, V Histoire, l'oubli, Seuil, Paris, 2000, p. 4. 17. Cf. Hamlet parlant du « manteau d'encre » du comédien à Gertrude : Acte I, scène II. 18. Journal, p. 29. 19. Journal 24 décembre 1853, p. 394. Il s'agit de La Pietà peinte en 184.3. 20. Ibid. 21. Corn, 2 novembre 1858, IV, p. yz. 22. Cf. Lettre à Berryer, du 14 octobre 1860. 23. Journal, p. 394.

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mesure à l'impression qu'elle donne, dit-il au spectateur. Au reste, même s'il n'apprécie guère Berlioz, ce sont pourtant les réminiscences qu'il sou- ligne chez lui. Voici ce qu'il écrit en date du 8 février 1852 dans son Journal à propos de sa musique :

Une verve quelque fois déréglée, soutenue de réminiscences habilement pla- quées et d'un certain brio dans les instruments peut faire l'illusion d'un génie fou- gueux emporté par ses idées et capable de plus encore24.

Si Chronos, le dieu ailé, a bien à voir dans cette « importante affaire », il semble qu'il faille, de fait, le chercher du côté de la mémoire impression- nelle tout comme chez Balzac, et Berlioz d'ailleurs. Ainsi, dans Louis Lambert, par exemple, le narrateur Balzac déclare en fait qu'il « a mieux aimé rendre compte de ses impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique »25. Tandis que Berlioz córrele ainsi sa Première commu- nion à sa première impression musicale, dans ses Mémoires :

Alors, au moment où je recevais l'hostie consacrée, un chœur de voix virgi- nales, entourant un hymne à l'Eucharistie me remplit d'un trouble à la fois mys- tique et passionné... Ce fut ma première impression musicale26.

Tout comme Ballanche qui déclare dans la Palingénésie sociale que son véritable livre qui ne sera point écrit, « résultera de l'impression générale qui doit rester à chaque lecteur »27. Il est clair que ces artistes tombent d'accord avec Hume et son Traité de la nature humaine ; cité deux fois dans La Comédie humaine, sur le pouvoir de frayage propre aux impres- sions (ces « brimborions écrits à la volée » dit Delacroix), c'est à dire sur l'effet de contrainte ressenti en même temps que leur antériorité par rap- port à l'idée. Pour des artistes comme eux, la vivacité doit s'éprouver. C'est pourquoi ils privilégient l'énergie de l'émotion contagieuse, d'au- tant plus forte lorsqu'il s'agit de musique qu'elle met en état d'ivresse, disent-ils, d'autant plus pregnante pour le peintre que la chose la plus importante à traduire dans la nature est l'impression transmise par l'ar- tiste. Aussi est-il nécessaire que celui-ci soit armé à l'avance de tous les moyens de traduction les plus rapides, écrit Delacroix dans son Journal à la date du 10 avril 1824.

C'est pourquoi l'écriture est d'abord pour lui une mnémotechnie ser- vant en quelque sorte de relais pour la transcription sur la toile d'un art mnémonique, comme dit Baudelaire à propos de C. Guys, le peintre de la vie moderne : « Ainsi, dans l'exécution de M. G. se montrent deux

24. Journal, p. 290. 25. Balzac, Louis Lambert, PI. XI, p. 692. 26. Berlioz, Mémoires, Edition présentée et annotée par Pierre Citron, Flammarion, Pans,

1991, p. 40. 27. Ballanche, Œuvres complètes, Slatkine reprints, 1967, p. 307.

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choses ! L'une, une contention de mémoire résurrectioniste, évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : « Lazare, lève toi »28.

LES SOURCES DE L'ART

S'agit-il pour autant de tout ressusciter pour Delacroix ? Pour répondre à cette question, il convient d'aborder ensuite la période qui couvre le voyage au Maroc du 11 janvier au 25 juin 1832 et les carnets- albums29 qui l'accompagnent. Maurice Sérullaz souligne à plusieurs reprises que ce voyage constitue un véritable tournant dans l'œuvre. A l'issue de cette véritable quête, romantisme et classicisme paraissent en effet dépassés, et deviennent les éléments complémentaires de son art élargi à toute l'âme de l'Europe. Et de fait, après ce prodigieux retour aux sources, rien ne sera plus comme avant pour le peintre. Pour le com- prendre, il convient de mesurer le choc brutal que constitua la Terreur pour bon nombre de contemporains et d'artistes. Chateaubriand et bien d'autres sont hantés par le sentiment de la perte d'un monde ancien, d'une

coupure irrémédiable avec le passé. Ne serait-ce point ce sentiment qui anime également notre peintre ? Et ne s'agirait-il pas, comme il le dit lui même, de combler constamment un vide, un « désir infini » d'identifier son âme à un autre30, autre façon d'exprimer une nostalgie des origines ?

Nostalgie qu'il ressent confusément alors qu'il copie inlassablement les anciens chez son maître Guérin et au Louvre. Il est d'ailleurs à noter, chose inhabituelle chez un peintre arrivé en quelque sorte, qu'il conti- nuera sans cesse à retourner au Louvre pour copier les anciens maîtres tels

que Rubens ou Poussin qu'il admire fort. Pour Delacroix en effet le voyage en Orient comme pour bon nombre

d'artistes constitue, certes, un voyage dans l'espace mais surtout un

voyage dans le temps. Car, comme un archéologue, dirait Balzac, comme installé sur un tapis magique, il remontera les siècles jusqu'à l'Antiquité au cours de ce séjour littéralement enchanté . Dès l'escale à Algésiras, il

comprend qu'il est en train de se promener dans un musée naturel, qu'il retrouve la civilisation comme elle était il y a 300 ans, ce qu'il écrit un

peu plus tard dans une lettre à Pierret le 5 juin 183231. Lui qui s'acharnait à copier Goya au Louvre, pendant des heures, saisit tout à coup en arrivant

28. Baudelaire, op. cit., p. 699. Cf. également p. 745 : « L'œuvre de Delacroix m'apparaît quelquefois comme une espèce de mnémotechnie de la grandeur et de la passion native de

l'homme universel ». 29. Il s'agit là d'un voyage dessiné plutôt qu écrit, et les notes qui accompagnent le aessin,

servent à le localiser dans l'espace et le temps, remarque Joubin. Journal, p. 91. 30. Journal, p. 71.

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en Espagne que tout Goya palpite autour de lui, comme il dit le 24 janvier 1832, toujours à Pierret32. Mais ce voyage à rebours ne s'arrête pas là. Au cours d'un véritable regressus ad originem in ilio tempore dirait Mircea Eliade, en arrivant au Maroc, il retrouve une antiquité vivante. La lettre à Pierret du 29 février est à ce titre, éloquente :

Le sublime vivant... court ici dans les rues et... vous assassine de sa réalité. Imagine, mon ami, ce que c'est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus auxquels il ne manque même pas Fair dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde... Ils marchent, dorment... et ils ont l'air aussi satisfaits que Cicerón33.

Non seulement Delacroix rétablit de ce fait le lien avec les maîtres dont il croyait avoir perdu l'héritage, mais il ressent profondément lors de cette fraternité saisissante et à rebours les émotions qui les animaient lorsqu'ils peignaient autrefois. Dans ce lieu où l'antique n'a rien de plus beau, où le beau court les rues, lieu tout pour les peintres, le primitif, les Romains et les Grecs sont là à sa portée, écrit-il plus tard au critique Jal, rédacteur au Miroir34. L'anamnèse se fait alors véritable initiation au cours du voyage : il y en a maints exemples, citons seulement la Noce juive à laquelle il assiste et qu'il restitue entre autres, 15 ans plus tard, dans une toile de 1847 et qui est au Louvre, Musiciens juifs de Mogador. Théophile Gautier, dans son article du 1er avril 1847, paru dans La Presse, insiste d'ailleurs sur le caractère profondément ethnique du tableau et ajoute qu'il lui semble y être et entendre le son perçant de la flûte, le chevrote- ment du rebeb et le rythme obstiné de la tabourka. Toujours hanté par la perte du souvenir vivace, Delacroix dessine et décrit tout ce qu'il voit au cours du voyage mais qui ne donnera pas « la meilleure partie de l'im- pression que tout ceci procure » écrit-il à Villot le 29 février de Tanger35, du moins le croit-il. Car ayant engrangé tant d'émotions alliées à tant de beauté, il va sans cesse puiser dans ce réservoir universel, nourri à la fois des maîtres du passé et de sa propre expérience de 1' « antique ». Cela explique probablement, non seulement, comme le soulignent Maurice et Ariette Sérullaz, qu'à son retour, il se lance dans un style de synthèse et d'équilibre et qu'il combine harmonieusement classicisme et modernité, mais surtout qu'il abandonne son Journal. Il n'en a plus besoin.

Tel un Orphée triomphant de la mort et du temps, il peut désormais faire acte civilisateur, à la manière de celui de Ballanche, c'est à dire

31. Corr.,', p. 331,332. 32. Ibid., p. 305. 33. Ibid., p. 318. 34. Ibid., p. 330. 35. Ibid., Ip. 317.

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transmettre l'héritage qu'il croyait à jamais perdu. Devenu un véritable passeur, « Verbindung », dirait Schelling, c'est à dire lien entre ce qui est séparé, vie et mort, nature et art, entre l'homme et l'homme, il est, à par- tir de cet instant, en son pouvoir non seulement de restaurer l'éternité de l'art mais de s'inscrire dans sa continuité. Toutes choses qu'il rêvait de faire dès le 15 mai 1824, lorsqu'il écrivait dans son Journal :

Ce qui fait les hommes de génie ou plutôt ce qu'ils font, ce ne sont point les idées neuves, c'est cette idée qui les possède que ce qui a été dit ne Ta pas encore été assez36.

Toutes choses qu'il persiste à penser puisqu'il y revient le 8 juin 1850 en écrivant que « le nouveau est très ancien, on peut même dire que c'est tou- jours ce qu'il y a de plus ancien »37. Magnifique formule !

Cependant, si notre hypothèse est juste quant à l'abandon du dit Journal pendant 15 ans, pourquoi y revient-il le 19 janvier 1847 ? Peut- être parce qu'avec le temps, les impressions ressenties jadis se sont émoussées. Il se pourrait aussi, la maturité aidant, et comme le remarque H. Hamish, qu'il prenne conscience que ce Journal constitue un support inégalé à son art, et qu'il est un moyen de retrouver le désir de produire que l'impression a fait naître38. Delacroix en effet n'est pas de ces « amphibies » dont il se moquait dans sa jeunesse : de ces peintres qui se veulent poètes, logiciens, orateurs. Non, s'il y revient précisément ce jour là c'est parce qu'il est euphorique. Qu'a-t-il donc fait le 19 janvier ? Il a visité le Jardin des Plantes. Et cette visite l'a rendu manifestement heu- reux (il le dit) bien qu'il ait vu des animaux » à la bouche stupidement ouverte, recousus, rapiécés par des gens qui n'avaient pourtant pas l'allure de l'animal pendant sa vie »39. Aussi s'interroge-t-il sur le mouvement de félicité que la vue de tout cela a produit en lui. C'est que, sans doute en voyant ces animaux exotiques empaillés et que lui avait vus en pleine nature, il revit les émotions qu'il eut jadis. Mais c'est surtout qu'il mesure

que c'est un devoir pour lui de les restituer pleinement, lui qui a eu cette chance. Aussi, dit-il, cela lui redonne en quelque sorte le désir « de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création ». Par conséquent, c'est un jour heureux, n'en doutons pas, qui l'amène à « racheter un agenda » et à conclure : « Puissé-je continuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions ! J'y verrai souvent ce qu'on gagne à noter ses impres- sions et à les creuser, en se les rappelant »40.

36. Corn, I, p. 101. 37. Journal, p. 241. 38. Préface, p. xxi. 59. Journal, p. 117. 40. Ibid., p. 118.

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Mesurant enfin ce qu'il sentait jusqu'alors confusément, il se rend compte que l'écriture est un formidable instrument de réflexion, qu'elle lui sert, de fait, à fixer ses idées, de manière à mieux les transcrire ensuite sur la toile.

CONCLUSION

Pense-bête génial, aide-mémoire, journal contre l'oubli non pas tant de soi-même mais d'un héritage à transmettre, Journal « extime », dirait Michel Tournier41 qui vient de publier le sien, le Journal de Delacroix est incomparable pour mieux comprendre son génie et la nature de sa pein- ture fondée sur l'impression qu'elle doit produire et qu'il qualifie lui- même de « musique du tableau » (cf. son étude Réalisme et idéalisme, in Œuvres littéraires, t. I, p. 63-64). Mais par surcroît, l'écriture de Dela- croix, que ce soit dans celui-ci ou dans sa Correspondance, est, mirabile dictu, d'une grande beauté. Aussi, le mieux est-il encore, pour finir, de parcourir une sorte de brouillon de lettre testamentaire qu'il écrivit un an avant sa mort, peut-être en 1862, et probablement à son ami Soulier :

Nous sommes si rapides, nous sommes si volages, l'existence nous fuit si vite, que nous nous repaissons avec délice de ces moments où le torrent a coulé dans une plaine charmante, et où il n'a réfléchi qu'un ciel pur. Il me semble pour suivre mon idée que notre triste vie, comme une source tantôt bourbeuse, tantôt claire, arrache de petites paillettes d'or dans les situations heureuses où elle se trouve. Elle les roule au milieu de sa fange : souvenir et consolation au milieu des soucis et des regrets. Quand nous reposerons-nous, délivrés de soucis et de travaux pour ne jouir que de nous-mêmes ? [...] Le souvenir de nos douces affections, s'il parvient quel- quefois à briser toute cette glace, et à montrer sa tête au dessus de marais, n'excite que notre bile amère. Adieu les plaisirs simples, les épanchements qui rafraîchis- sent le sang42.

41. Michel Tournier, Journal extime, La Musardine, Paris, 2003. 42. Corn Ajouts, Lettres intimes, L'Imaginaire, Préface et notes d'A. Dupont, 1963, p. 85.

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