Omar Calabrese l'Art de l'Autoportrait - 4

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161 verre, lui, fut inventé en Allemagne autour du XIII' siècle, mais ce n'est encore qu'un miroir sphérique, obtenu par la découpe d'une boule de verre: il est concave si la sur- face réfléchissante est la surface plane, convexe dans le cas contraire. Ce sont les Flandres qui, au xv' siècle, produisent le plus grand nombre de miroirs sphériques. Plusieurs œuvres d'art flamandes portent la trace de cette industrie: le Saint Éloi orfévre de Petrus Christus, le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, mais aussi et surtout - nous avons eu l'occasion de le mentionner -le Portrait des époux Amolfini de Jan Van Eyck, dans lequel Ill. 38. 46 le miroir est utilisé comme source de l'autoportrait caché. On notera enfin que la véritable diffusion du miroir en verre plan de Murano, connu depuis quelques siècles déjà, correspond précisément à la naissance de la pers- pective" mais aussi à celle de l'autoportrait, ce qui L'AUTOPORTRAIT ET LE5 CONTRADICTION5 DU MIROIR LE MIROIR CHA IRE" 5 la critique, en général, s'accorde à admettre qu'il existe un fondement technique et matériel à la naissance de l'autoportrait. Il s'agit de la diffusion du miroir en verre qui connaît un développement sans précédent à partir du XV' siècle et devient au XVI' siècle, à Venise, une industrie florissante, capable de fournir toute l'Europe. Le miroir, dont la fonction première est de servir à la toilette personnelle, est connu depuis l'Antiquité. Inventé, semble-t-il, par les Égyptiens vers 2500 avantJ.-c., il était constitué d'une surface réfléchissante plane en métal (or, argent ou bronze). Il fut très prisé des Grecs, ce qui ne surprend guère quand on sait l'intérét qu'ils portaient à la beauté physique. Il s'est ensuite transmis aux cultures étrusque et romaine. Le miroir de [artiste et son double <Ill 151 Johannes Gump Autoportrait, 1646 Huile sur toile, 88,5 x 39 cm Florence, galerie des Offices

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O capítulo da obra de Calabrese é «L'artiste et son double»

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    verre, lui, fut invent en Allemagne autour du XIII' sicle,mais ce n'est encore qu'un miroir sphrique, obtenu parla dcoupe d'une boule de verre: il est concave si la sur-face rflchissante est la surface plane, convexe dans lecas contraire. Ce sont les Flandres qui, au xv' sicle,produisent le plus grand nombre de miroirs sphriques.Plusieurs uvres d'art flamandes portent la trace decette industrie: le Saint loi orfvre de Petrus Christus,le Prteur et sa femme de Quentin Metsys, mais aussi etsurtout - nous avons eu l'occasion de le mentionner -lePortrait des poux Amolfini de Jan Van Eyck, dans lequel Ill. 38. 46le miroir est utilis comme source de l'autoportrait cach.On notera enfin que la vritable diffusion du miroir enverre plan de Murano, connu depuis quelques siclesdj, correspond prcisment la naissance de la pers-pective" mais aussi celle de l'autoportrait, ce qui

    L'AUTOPORTRAIT ET LE5 CONTRADICTION5 DU MIROIR

    LE MIROIR

    CHA IRE" 5

    la critique, en gnral, s'accorde admettre qu'il existeun fondement technique et matriel la naissance del'autoportrait. Il s'agit de la diffusion du miroir en verrequi connat un dveloppement sans prcdent partirdu XV' sicle et devient au XVI' sicle, Venise, uneindustrie florissante, capable de fournir toute l'Europe.Le miroir, dont la fonction premire est de servir latoilette personnelle, est connu depuis l'Antiquit.Invent, semble-t-il, par les gyptiens vers 2500avantJ.-c., il tait constitu d'une surface rflchissanteplane en mtal (or, argent ou bronze). Il fut trs pris desGrecs, ce qui ne surprend gure quand on sait l'intrtqu'ils portaient la beaut physique. Il s'est ensuitetransmis aux cultures trusque et romaine. Le miroir de

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    semble suggrer, entre autres, une possible connexionentre cette technique artistique et ce genre pictural.

    Examinons plus avant cette possible connexion,en nous rappelant, pour commencer, qu'il existe unfondement thorique la base de l'autoportrait, quiremonte la thorie de la perspective: l'artiste, ds lorsqu'il doit, comme disait Alberti, reproduire la ralitprojete sur une surface rflchissante, n'a pas d'autrepossibilit de se reprsenter qu'en regardant dans unmiroir. En d'autres ter.mes: qu'en se regardant. Nouspounions dire, en recourant au vocabulaire du cinma,que l'autoportrait est thoriquement caractris par laprsence d'un {{ regard--la-camra , d'un regard quicoincide exactement avec le point de vue du tableau'"Mais comme le point de vue est suppos coincider sontour avec le regard du spectateur (qui coincide de sonct avec le regard de l'auteur), il en rsulte que le por-traitur regarde celui qui le regarde en train de le regar-der. Au fond, chaque regard--Ia-camra dit: je teregarde me regarder." Dans le cas de l'autoportrait,nous avons donc une coincidence entre un {{ je teregarde en train de me regarder et un je me regardeen train de me regarder. Il s'agit, on le voit, d'uneambiguit schizophrnique qui engendre une perver-sion de l'change communicatif'8.

    Il nous faut revenir, si l'on veut mieux clairer leconcept, sur la faon dont la Renaissance comprend lasurface d'un tableau. l'poque, la toile, le panneau debois ou le mur de la fresque sont considrs comme unmiroir sur lequel est rflchie l'image de la ralit. Et lepeintre ne fait que ({ mimer cette surface rflchis-sante. L'image de l'autoportrait n'est pas une simplerflexion du rel, mais bien la rflexion d'une imagerflchie"'. Si nous appelons R le rel, M le miroir et Tle tableau, il s'ensuit que le parcours qui conduit l'image peinte devrait tre: R - M - T. Le peintre, s'ilveut tre fidle la rgle gnrale de la production, doitdonc se reprsenter de faon ce que: (a) il puisse seregarder dans un miroir M en prenant la pose R; (b) lemiroir M, qui le reflte, soit plaC dans une positiontelle que T puisse son tour le rflchir et pour cela, ilfaut que M ne soit pas parallle T mais qu'il occupe unangle au moins lgrement diffrent; (c) le tableau Ts'affir.me comme un miroir qui rflchit un miroir maiss'en dfend la fois, sinon le second miroir devrait pr-senter deux reflets superposs, celui du miroir M et

    celui du peintre qui non seulement est en train de seregarder dans M, mais est en train de travailler sur T.

    ce stade, deux observations s'imposent. La pre-mire: s'il veut rendre compte de la double spcularitselon les lois de la gomtrie, le peintre en train de sedpeindre doit ncessairement adresser un regard lacamra - le seul regard qui exprime un se regarderregarder - et oprer une torsion de son cou par rap-port son buste. La seconde: il ressort du paradoxevoqu au point (c) que le peintre ne saurait se repr-senter autrement que comme un artiste en train d'ex-cuter son uvre, puisque l'affir.mation et la ngation dela rflexivit du tableau l'obligent affir.mer et nier la fois sa propre prsence dans l'acte de production. Lacontradiction est intressante: tous les autoportraits quine montrent pas le peintre en train de se peindre appa-raissent automatiquement comme des autoportraits excuts par quelqu'un d'autre, et donc comme des por-traits qui documentent la volont d'un autre peintre derendre hommage l'artiste.

    videmment, l'hypothse que nous venonsd'avancer peut tre aisment dmentie par l'exprience(les scientifiques appellent cette procdure falsifica-tion ). D'abord, il existe de nombreux autoportraits quine regardent pas le spectateur. Ensuite, il en existebeaucoup qui le regardent sans tourner la tte. Il enexiste de nombreux autres qui se prsentent avec la tor-sion du cou, mais sans l'inversion de la droite et de lagauche. Et de nombreux, encore, dans lesquels l'artisten'est pas du tout en train de travailler son propre auto-portrait. Enfin, on trouve des portraits qui conjuguentles trois ingrdients (regard la camra, torsion du cou,inversion de la droite et de la gauche) mais ne sont paspour autant des autoportraits. Cela pos, notre hypo-thse conserve une certaine cohrence: elle est mme,logiquement, la seule manire possible d'apprhender lerapport entre l'auteur et son uvre. Et les cas que nousvenons de citer ne sont rien d'autre, au fond, que desfaons de jouer sur ce rapport.

    Examinons le premier cas, celui de l'autoportraitqui ne regarde pas la camra (ou le spectateur).C'est comme si, dans le discours, le sujet qui parle n'uti-lisait pas la premire personne (

  • citerons qu'un seul, divertissant au demeurant: celuiconu par le smiologue Roland Barthes en 1975. Dans{{ Roland Barthes par Roland Barthes ", une recensionqu'il a livre La Quinzaine, l'auteur se traite commeune tierce personne et joue, tout au long de l'article, surle rapport je/il60. Nous sommes en face du cas le plusvident de transfonnation du discours direct en dis-cours historique (o la troisime personne n'est plusquelqu'un qui parle). En peinture, le mcanisme consiste transformer l'autoportrait en portrait et celui-ci enbiographie. Nous avons dj voqu cette catgorie aucours du chapitre prcdent, et nous y reviendronsbientt pour tudier plus avant les intentions auto-biographiques des artistes qui se reprsentent.

    Deuxime cas, celui de l'autoportrait qui regardele spectateur sans tourner la tte. !ci, la transfonnationest simple: l'autoportrait est seulement un portrait etles (quelques) traces de son laboration sont effaces.Ce modle peut tre appliqu et compliqu l'envi,puisque l'autoportrait devenu portrait peut galementse transfonner en porrrait {{ sous les traits de ". C'est lecas de plusieurs autoportraits dlgus, fort clbres,que nous avons dj mentionns. On se remmorera

    Ill. 84 l'exemple de l'autoportrait de Drer en Christ, datsymboliquement 1500" mais excut en 1505. Cetableau comporte une complication supplmentaire: lesyeux y sont traits comme des yeux rflchissants. Dece fait, ils introduisent une ambigut dans l'image:comme le protagoniste se mire dans un miroir, ondevrait retrouver le miroir dans ses pupilles. Au lieu decela, on y voit la pice qui le contient. Si l'image doittre comprise comme un portrait (le tableau seraitdonc son miroir), alors les yeux rvlent l'invisible, cequ'il y a derrire le tableau. Si l'image, au contraire,est comprise comme un autoportrait (le tableau seraitdonc le miroir d'un miroir), alors les yeux rvlent surle tableau ce que le tableau nie, c'est--dire ce qu'il y adevant le tableau. Et ainsi de suite, au d'une combi-natoire absolument vertigineuse.

    Troisime cas, celui o l'inversion de la droite etde la gauche est marque. !ci, la double spcularit estnie et ce que l'on voit dans le miroir, c'est un refletdirect. Mais comme il existe des indicateurs de larflexion, on en dduit que la stratgie consiste signi-fier l'instantanit du portrait par rapport sa productionen tant qu'image, et la dure du temps de la peinture.

    11 Ya donc, en substance, deux temps qui se super-posent: le temps de l'image et le temps de l'art. Cetteide est confinne par l'existence de nombreux portraitsde peintres occups excuter leur autoportrait. Le plusancien tmoignage de ce genre est une miniature fran-aise du XY' sicle reprsentant une artiste, Marcia laRomaine, en train de peindre son propre autoportrait,o le jeu de l'ambigut est parfatement montr. Lafemme se regarde dans un miroir et peint sur un pan-neau l'image qu'elle voit. l.:image n'est pas inverse: lepanneau n'est donc pas un miroir qui reflterat unmiroir. Mais elle n'est pas complte: elle montre lacoexistence des deux temps, la ponctualit du reflet etla durativit de la peinture. Toutefois, le panneau surlequel peint Marcia pourrait aussi bien tre un miroir:la faon dont il est dispos, inclin sur le meuble, rap-.pelle une glace de table de toilette. La nature de l'objetest donc peu dfinie et c'est prcisment cette incerti-tude qui est ici montre'.

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    Marcia la Romaine.1438Enluminure. dans Boccace.Les Femmes nobleset renommes(De mulieribus claris)Paris. Bibliothque nationalede France, Ms. Fr. 598fol. 100v

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    Jan Van EyckL'Homme au turban,vers 1433Huile sur bois, 33,1 x 25,9 cmLondres, National Gallery

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    Quatrime cas: le portrait qui regarde le specta-teur, tourne la tte, inverse la droite et la gauche, maisqui n'est pas un autoportrait. L, les choses sont pluscompliques. On peut expliquer de diverses manires ledtournement de l'change communicatif. Par exemple,on peut faire appel aux catgories du je narrant etdu je narr , telles qu'elles ont t dveloppes parGrard Genette" (le ({ je narrant, dans un rcit, esttout simplement l'auteur qui parle; le je narr est unpersonnnage invent, qui raconte l'histoire la pre-mire personne). On peut galement sugrer l'ide quele genre-portrait est toujours un texte qui raconte expli-citement une histoire, mais qui, au mme temps, parleaussi d'un autre texte, c'est--dire renvoie quelquethorie plus abstraite. En ce qui concerne notre portraiten fonne d'autoportrait, c'est la nature de la pose de lapersonne reprsente qui peut nous permettre de ledfinir ainsi. Elle est, en effet, une simulation de la posepropre l'autoportrait.

    Mais s'agit-il vraiment d'une simulation? Lapose ne serait-elle pas elle-mme interprtable commeun texte qui cite la structure de l'autoportrait (dureste, le personnage reprsent est thoriquementpost devant un miroir). Il y a l quelqu'un qui assumel'activit communicative (il regarde le spectateur: etdonc c'est comme s'il disait ({ je ) ; il Ya l aussi desindicateurs qui renvoient la situation et aux circons-tances relatives la production du texte (

  • Un franais peint par lui -mme.

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    Honor DaumierSCnes d'ateliers: Un Frana;speint par lui-mme, 1848lithographie. 23,5 x 19,7 cmsan Francisco, Fine ArtsMuseums, Bruno andsadie Adriani Collection

    et restitue, dans le mme temps, son image sur untableau. Les deux faces - celle du miroir et celle dutableau - sont lgrement et subtilement diffrentes: lapremire a le regard dirig vers la droite et la seconde leregard, oblique, tourn vers le spectateur. La contradic-tion est rsolue ds lors que l'on pense au point de vuede ce dernier: si la scne tait relle, le spectateur ver-rait le protagoniste dans la perspective que renvoie lemiroir. Sur le tableau, au contraire, c'est la perspectivedu peintre qui est reproduite, par le biais d'une savanteprojection. Le jeu, cependant, ne s'arrte pas l.

    Revenons la question du miroir qui constitue, pour lesartistes, un vritable dfi thorique la reprsentation,en raison, justement, des contradictions qu'il induit.Penchons-nous tout d'abord sur la faon dont l'artistedevrait, dans J'absolu, faire son propre portrait. JohannesGump, un peintre autrichien dont on ne connat peu

    ILL 151 prs rien en dehors, prcisment, de son effigie (1646),nous en offre une superbe illustration. I:artiste apparatde dos au moment mme o il s'observe dans le miroir

    PORTRAITS DE MIROIRS

    CbuMul M.dd.Beunc

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    Norman RockvvellTriple Autoportrait, 1960Huile sur toile,114,2 x 88.8 cmStockbridge, Massachusetts,Norman Rockwell Museum

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    Ill. 155

    Le regard du personnage dans le miroir a pourpoint de mire le tableau, et celui du personnage peint apour point de mire le peintre que nous voyons de dos.La subtilit est admirable: un premier faisceau deregards part de l'artiste qui se regarde dans le miroir etse reproduit ensuite sur la toUe. Le miroir, de son ct,jauge la toile, et la toile jauge l'artiste. Nous sommes enprsence de deux interrogations symtriques, celles-lmme que le sens commun formule propos de n'im-porte quel portrait: le portrait ressemble-t-il au portrai-tur? Le portraitur ressemble-t-il au portrait? D'autrespetits dtails viennent complter le jeu conceptuel deGump. L'image rflchie, par exemple, apparat tout fait termine: elle reproduit, entre autres traits, la vesteet le col blanc de l'homme de dos. Le portrait, lui, n'estpas achev: ces deux dtails, en effet, sont peine bau-chs. Par ailleurs, la contradiction temporelle est vi-dente: ni la toUe ni le miroir ne restituent le pinceau etla palette, ce qu'ils devraient faire s'il y avait simultanitentre la rflexion et la reproduction. Dans le miroir, ontrouve donc l'artiste en train de poser avant l'excutionde son uvre; dans la toile, la reproduction mnmo-nique de cette figure, et dans le tableau complet, le cyclede production de l'autoportrait.

    Ce tableau, plus que son auteur, est rest clbredans les annales de la critique d'art, d'autant plus qu'iltait expos aux Offices, l'intrieur de l'illustre galeriedes autoportraits du Corridoio Vasariano. C'est pour-quoi nous le retrouvons implicitement cit dans deuxautres uvres au moins. La premire, signe HonorDaumier, n'est pas un autoportrait de l'artiste mais unecaricature qui fait partie d'une srie de gravures de 1848,intitule Scnes d'ateliers: la scne nO 2 - Un Franaispeint par lui-mme - nous montre un peintre aux prisesavec son reflet dans le miroir, mais il n'y a pas une.exacte correspondance entre les deux images (celle dumiroir, celle de la toile) et la figure qui nous tourne ledos. La seconde uvre est plus rcente: il s'agit d'untableau que l'artiste amricain Norman Rockwell a ex-cut en 1960. Les similitudes avec Gump sont trsnombreuses: l'artiste, de dos, regarde dans le miroirtout en peignant. Mais l'image rflchie - alors qu'ellecorrespond bien la figure reprsente de dos, tant parla pose que par les traits distinctifs (elle porte deslunettes) - n'est pas exactement l'image peinte: celle-lne porte pas de lunettes. Le portrait semble plutt

    driver de l'tude prparatoire place sur le rebordgauche de la toile. Tout porte croire que l'artiste est entrain d'observer attentivement un dtail de son imagedans le miroir, seule fin de l'ajouter ou de le corrigersur la version qu'il a dj ralise. Il semble aussi quel'autoportrait soit le fruit d'une longue recherche: entmoigne la prsence de quelques autoportraits depeintres clbres, sur le pan droit de la toile (Drer,Rembrandt, Picasso, Van Gogh), et de l'album illustrpos devant le miroir, album dans lequel on ne dis-tingue rien de prcis mais dont on peut penser qu'ils'agit d'un livre d'art. On aura not que la figure peinten'est pas acheve (comme chez Gump) et qu'elle recle-dj certaines incohrences: on pense la position de lapipe, entre les lvres de l'auteur, mais aussi au fait quela chemise et la palette ne sont pas du tout reprsentes.

    Autre modle possible: celui qui consiste confondre l'image reprsente et le miroir, comme sil'uvre tait le portrait d'un miroir rflchissant et nonla copie de celui-ci. Deux trs beaux exemples duXVIll' sicle peuvent illustrer ce schma. Le premier estun autoportrait de Jean-Baptiste Simon Chardin, pro-bablement excut peu avant sa mort, qui fait srie avecdeux autoportraits raliss quelques annes plus ttselon la mme technique et dont il existe - cela vautaussi pour les autres autoportraits - deux autres ver-sions. Partout, l'artiste est en tenue de travail et portedes bsicles. Dans la premire version, il se prsente detrois quarts, le regard tourn vers le spectateur, et rienne nous dit qu'il est en train d'observer un miroir. Dansla deuxime version, il est coiff d'un abat-jour - une visire - et regarde droit devant lui mais rienn'indique, l non plus, qu'il porte son attention vers unesurface rflchissante. Troisime version: le peintre, quia introduit un chevalet, tient dans la main, la verticale,un pastel rouge comme s'il tait en train de prendre lesmesures de quelque chose pour en reporter les propor-tions sur sa toile. C'est l que l'ide du miroir apparatle plus clairement. Trente ans plus tt,Joshua Reynoldsavait peint un autoportrait (vers 1747-1749) qui sedistinguait par la pose, inhabituelle et ingnieuse, del'artiste: la palette en main, celui-ci regarde en effetdans la direction du spectateur et met sa main envisire pour abriter ses yeux de la lumire. On pourraitlgitimement penser qu'il est en train de composer unpaysage en plein air et que la lumire est celle du

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    Jean-BaptisteSimon ChardinAutoportrait, 1779 (7)Pastel sur papier,40,7 x 32,5 cmParis, muse du Louvre.cabinet des Dessins

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    Joshua ReynoldsAutoportrait, vers 17471749Huile sur toile, 63,S x 74,3 cmLondres,National Portrait Gallery

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  • soleil... Si ce n'est que le regard, ici, n'est pas perdudans le lointain mais rapproch et que la lumire, quivient d'une fentre, est en fait concentre et rflchiepar un miroir. Ce type d'autoportrait connut un grandsuccs auprs des artistes: nous le retrouverons parexemple en 1889, prcisment cit dans un autoportraitde Thrse Schwartze.

    Il existe une autre faon de faire allusion unmiroir. Trs en vogue dans l'art baroque, cette solutionsuggre l'ide que l'autoportrait serait en vrit le por-trait d'un reflet. Trois exemples du XVIII' sicle peuventillustrer ce nouveau schma. Le premier est de la main

    Ill. 158 de Rembrandt. Il s'agit d'un autoportrait ovale de 1633,insr dans un cadre dor. Mme si ce dernier n'estpeut-tre pas original, il contribue souligner l'effet demimtisme: le cadre ressemble celui d'un miroir. Dupoint de vue matriel, le phnomne s'expliqueraitassez bien: c'est justement au XVII' sicle que l'on voits'accrotre la production de miroirs et que l'on inventela grande glace, qui est habituellement ovale et enca-dre. Curieuse concidence: les nouveaux miroirs fontpenser des tableaux, mais ce portrait-ci fait penser un miroir. Le cas de Charles Le Brun et de son Portrait

    Ill.159 prsum de l'artiste prsentant celui d'un militaire, excutau milieu du sicle, est encore plus vident: l aussi, laforme du cadre vient accentuer la ressemblance avec lemiroir, d'autant qu'il est doubl par la prsence d'unsecond cadre, octogonal. Le Brun regarde dans la direc-tion du spectateur et lui montre son uvre, mais legeste est ambigu, parce qu'il est aussi en train de seregarder lui-mme, les mains occupes tenir letableau. La figure est donc le portrait d'une image sp-culaire. La solution imagine par ]usepe de Ribera dansson Philosophe au miroir (1635) ne manque pas nonplus d'ingniosit. J.:artiste en philosophe se prsente detrois quarts, de dos, mais son visage est reconnaissable:il apparat dans l'image spculaire, le fameux speculumqui est, entre autres, la mtaphore de la sagesse.

    Dans l'art moderne et contemporain, le thme dureflet et de sa reprsentation a intress - plus quel'image de soi - de nombreux artistes. Toulouse-Lautrec,par exemple, l'a trait d'une belle manire dans Henri de

    Ill. 160 Toulouse-Lautrec par lui-mme (1880). On y voit, aupremier plan, une console avec divers objets et l'arrire,de trois quarts, tournant les yeux vers le spectateur,l'artiste. De prime abord, on ne pense pas un reflet.

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    Henride Toulouse-LautrecHenri de Toulouse-Lautrec

    1880Huile sur carton, 40,3 x 32,4 cmAlbi, muse ToulouseLautrec

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    Pierre BonnardAutoportrait dans la glacedu cabinet de toilette. 1935Huile sur toile. 73 x 51 cmParis, Muse national d'artmoderne. Centre Pompidou

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  • Et pourtant, il s'agit bien d'un miroir. On n'en prendconscience qu'au moment o l'on note que le cand-labre, sur la droite, est rflchi et que l'objet sur lagauche montre non pas son endroit mais son revers

    Ill. 161 dans le reflet. Le mme jeu sous-tend l'Autoportrait dansla glace du cabinet de toilette de Pierre Bonnard, acheven 1935, mais prpar quelques annes plus tt par unAutoportrait au miroir, dans lequel la surface rflchis-sante, appose sur un mur en brique, rvle l'intrieurde l'atelier. De tous les artistes contemporains, celui qui

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    s'est le plus aventur dans l'analyse du reflet est sansdoute Lucian Freud. partir des annes 1960, il aentrepris une srie d'autoreprsentations qui portenttoutes le titre de Refleetion (self portrait) et dont la pre-mire, peut-tre, date de 1963. La dnomination estsignificative: elle atteste bien l'intention de l'artiste dereprsenter un reflet avant de se reprsenter lui-mme.La technique obit au mme principe: partant duconstat que les figures sont toujours lgrement dfor-mes dans un miroir, l'auteur cherche reproduire cette

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    Francesco Mazzola,dit le ParmesanAutoportrait, vers 1523Huile sur bois.diamtre: 24,4 cmVienne,Kunsthistorisches Museum

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    avait un aspect si gracieux qu'il ressemblait plus unange qu' un homme. Son portrait sur cette demi-sphreavait une allure divine; ce fut une russite si heureuseque la peinture galait la ralit. Tout y tait: le brillantdu verre, chaque reflet, les ombres et les lumires, d'unevrit telle qu'on ne pouvait esprer mieux d'un talenthumain. 6> Les amateurs d'art se sont disput l'oeuvretout au long du XVI' sicle: aprs avoir t la propritde l'Artin, d'un graveur sur cristal, d'un sculpteur et dequelques aristocrates, elle finit par entrer dans les col-lections de l'empereur Rodolphe de Habsbourg. C'estprobablement pour cette raison, aussi, que l'Autoportraitdu Parmesan est universellement considr comme unheureux reprsentant des tendances maniristes euro-pennes. Il est vrai que son fondement thorique consti-tue, dj, une parfaite illustration du nouveau got:l'oeuvre explore et repousse les limites techniques etthoriques de la perspective (fonde, la Renaissance,sur le concept de la rflexion). Elle se prsente donc nonseulement comme une expression virtuose mais aussicomme un exercice aux frontires du jeu perspectif.

    Quatre sicles plus tard, un artiste nerlandais,Maurits Cornelis Escher, graveur de profession maispassionn de gomtrie et de topologie, se lance sontour dans la qute des limites de la perspective et desparadoxes de l'optique. On lui doit trois autoportraitscachs l'intrieur de sphres rflchissantes, et deuxautres autoportraits qui analysent le rapport entre l'oeilqui regarde dans un miroir et l'oeil qui reflte la ralit.La lithographie la plus ancienne (1934) est une naturemorte compose de cahiers, d'un oiseau et d'une sphreen verre qui reflte Escher en train de travailler dansson atelier. L'lment le plus intressant est la perspec-tive symtrique, entre les cahiers sur lesquels reposentla sphre et l'intrieur de la sphre elle-mme. En 1935,il ralise une lithographie qui s'inspire rsolument duParmesan: ici, une main porte une sphre en verrerflchissant, l'intrieur de laquelle on reconnat l'ate-lier de l'artiste et l'artiste lui-mme, qui tend le bras versla sphre au point de la toucher. Nous sommes ldevant un morceau d'une extraordinaire virtuosit, unjeu perspectif que nous pouvons qualifier bon droit de nomaniriste . L'exercice a t rpt par la suite, en1948, avec les Trois Sphres: l'une d'elles est opaque,l'autre reflte l'atelier sans l'artiste, la troisime, aucentre, nous le montre en plein travail.

    VIRTUOSITS ET JEUX DE MIROIR

    Il existe galement des autoportraits dans lesquels cequi importe avant tout, aux yeux de l'artiste, c'est le jeu,virtuose, de la reprsentation picturale du miroir lui-mme. Il ne faut pas oublier qu'il est trs difficile de res-tituer l'image d'une surface rflchissante. Cette surfaceen effet n'a pas d'image propre: sa nature mme est deporter les images extrieures et de capturer la lumirecomme si celle-ci tait interne, alors que la source en esttout fait extrieure. Le miroir sphrique, lui, reprsenteun dfi supplmentaire, parce que sa forme dformel'image selon un systme projectif assez complexe.Nous avons vu que la peinture flamande du xv' sicleconstitue un vritable vivier d'images spculairesconcaves et convexes. Cependant, l'artiste qui en offrela meilleure interprtation est un Italien du XVI' sicle:il s'agit de Francesco Mazzola, dit le Parmesan. Dans

    Illl64 son Autoportrait de 1523, il fait preuve d'une extraordi-naire virtuosit technique en simulant l'huile, sur lasurface d'un petit panneau circulaire, la courbure d'unmiroir convexe, obtenant ainsi un autoportrait en formede trompe-l'oeil. L'oeuvre, que l'artiste conut commeun chantillon de son art pour le pape Clment VII, luivalut d'tre introduit la cour pontificale et fit aussittl'admiration de ses contemporains. Giorgio Vasari l'adcrite avec enthousiasme: Pour enquter sur les sub-tilits de la peinture, il commena son autoportrait l'aide d'un miroir convexe de barbier [... ). Il fit faire autour une boule en bois qu'il divisa pour obtenir unedemi-sphre de la mme taille que le miroir, surlaquelle, avec un grand talent, il se reprsenta avec toutce qu'il voyait dans le miroir, d'une manire si naturellequ'on a peine le croire [... ). Il fit au premier plan samain, un peu agrandie comme la montrait le miroir, sibelle qu'elle semble vraie. Francesco tait trs beau et

    III 163 ide-l. Le spectaculaire Rejlet avec deux enfants de 1965va dans le mme sens. L, l'image est celle qui rsultede la surface d'une pice d'eau vue d'en hau!. La distor-sion est plus prononce et Lucian Freud russit la tra-duire avec beaucoup de justesse. On notera que lethme du personnage se mirant dans une flaque d'eau estle mme que le fameux mythe de Narcisse, qui est tenu,depuis Pline, pour le mythe d'origine de la peinture.

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  • Revenons au manirisme italien pour voquer lecas d'un autre peintre, Giovan Girolamo Savoldo. Cetartiste, qui est natif de Brescia mais doit beaucoup auxcoles de Rome et de Vntie, s'est lanc dans uneexploration assez comparable celle du Parmesan avec,

    III 166 cette fois, des miroirs plans. Son Autoportrait, dont ladatation est incertaine, passait autrefois pour un portraitdu chevalier Gaston de Foix. Savoldo a admirablementmis en scne, l'intrieur du tableau, un jeu autour dedeux miroirs. L'artiste nous regarde tout en nous indi-

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    Maurits CornelisEscherNature mortedans une sphre, 1935lithographie, 28,6 x 32,6 cmBaam, Escher Museum

    Giovan GirolamoSavoldoAutoportrait dit autrefoisPortrait de Gaston de Foix,sans dateHuile sur toile, 91 x 123 cmParis, muse du Louvre

    quant l'un de ces deux miroirs, ce qui engendre uneseconde figure, savante, symtrique au personnage,une figure difficile restituer en raison de l'extensiondu bras gauche vers la surface rflchissante mais aussivers son reflet. Au dos de la figure, un autre miroirvient complter notre vision circulaire du protagoniste.Au fond du premier miroir, on distingue un cartoucheavec une inscription lisible. Ce qui n'est pas logique:on ne devrait pouvoir la dchiffrer qU' l'envers. Saufsi l'on garde prsent l'esprit que le tableau est la

  • reprsentation d'une image spculaire, comme ledisait Vasari au sujet du Parmesan. Un troisime miroirdevrait donc se trouver devant Savoldo. Mais sa pr-sence augmenterait encore la contradiction: en ce cas,en effet, le miroir du fond devrait reflter celui qui luifait face, etc. On le constate volontiers en tout cas: lesartistes sont parfaitement capables de jouer avec lesillusions de la reprsentation.

    Le cas d'Escher, certainement influenc par leParmesan, nous a dmontr que l'art contemporain n'est

    pas du tout indiffrent aux questions thoriques quesoulve la relation ambigu et contradictoire entre l'auto-portrait et le miroir. Ce qui, au fond, n'a rien de surpre-nant: il est dans les habitudes des artistes du xx' siclede revenir sur les points critiques des langages prc-dents, en particulier SUT ceux qui ont trait au concept dereprsentationM Le phnomne s'est mme accentulorsque la photographie a fait son entre dans les uvresd'art. On retiendra que, d'un point de vue thorique,l'appareil photo rsout une contradiction. Comme

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    Salvador DaliDali de dos peignant Gala dedos, ternise par six cornesvirtuelles provisoirementrflchies par six vrais miroirs,1973Huile sur toile. 60,5 x 60,5 cmFigueras. FundaciGala e Salvador Dalf

    Henride Toulouse-LautrecHenri de Toulouse-Lautrecpar lui-mme, vers 1890PhotomontageParis. Bibliothque nationalede France

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    lui-mme comme un double. Man Ray, lui aussi, s'estmesur au jeu des contradictions: il a pris une photod'une de ses photos en y insrant sa propre main avecson index point (le bon vieil admoniteur ou com-mentateur d'Alberti, voqu au cours du chapitre 11).C'est une vertigineuse mise en abme que se livre Sal-vador Dali dans Dali de dos peignant Gala de dos ternise III 168par six cornes virtuelles provisoirement rflchies par sixvrais miroirs (1973) : l'artiste a transpos sur toile unmontage photo qui runit la fois sa femme devant lemiroir et lui-mme peignant son image rflchie. Ds lesdbuts de la photographie, les artistes ont invent de rrsbeaux jeux sur la spcularit comme Clementina H.awar-den la fin du X1X' sicle. En somme, le jeu sur le tempsde l'autoportrait finit par tre un moyen de produire desimages qui parlent du langage mme de l'autoportrait.

    l'autoporrrait au miroir impose une succession de deuxphases distinctes (l'acte de se reflter et de se regarder,puis l'acte de reproduire l'image), il existe toujours,entre ces deux moments, un petit cart temporel; orl'appareil, lui, peut supprimer ce dcalage grce aumcanisme du dclencheur automatique: il est possibleen effet de le prparer de manire fixer la pose avecquelques secondes de retardement. Une fois qu'il a tu-di le cadrage, la lumire et l'exposition, comme s'il taitin situ, le sujet n'a plus qU' courir de l'aurre ct pour seplacer rellement dans le dcor. Bien sr, ce processuspeut rre mis en crise par l'artiste, qui a tout loisir d'ensouligner l'artifice ou d'introduire de nouvelles contra-dictions. Ce qu'a fait Toulouse-Lautrec, en ce sens, estremarquable: en associant deux poses dans le mme

    ILL. 167 photomontage, il se montre en train de se reprsenter

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