Oblomov

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François de Labriolle L'échec dans l'oeuvre de I. A. Gončarov In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 16 N°2. pp. 181-197. Abstract François de Labriolle, The failure in the works of I. A Gončarov. Like many other impotents, Gončarov pictured love as an absolute, appearing as the real target of his heroes. All of them want to love, dream of love and suffer because of love. Love and passion are ever present in this work which appears so cold and so controlled. Ivan Aleksandrovič idealizes love to make more certain of his heroes' failure. They love a woman as an incarnation of womanhood because they can love only the abstract. Creations born in a diseased spirit must share in the same misfortunes as their creator: they cannot know the joys of a real reciprocated love. When the ideal seems to become accessible, the heroes find themselves stricken with an ailment similar to that of Gončarov, but in their case purely psychological (otherwise what a confession!), they give up, they flee. Résumé François de Labriolle, L'échec dans l'œuvre de I. A, Gončarov. Comme beaucoup d'impuissants Gončarov a fait de l'amour un absolu qui apparaît comme le but réel de ses héros. Tous veulent aimer, rêvent d'aimer ou souffrent d'aimer. L'amour, la passion sont omniprésents dans cette œuvre d'apparence si froide, si contenue. Ivan Aleksandrovič idéalise l'amour pour conduire plus sûrement ses héros à l'échec. Ils aiment la femme en soi car ils ne peuvent aimer que dans l'abstrait. Les créatures issues d'un esprit malade doivent subir les mêmes épreuves que leur créateur : elles ne peuvent connaître les joies de l'amour vrai et partagé. Quand l'idéal paraît devenir accessible, les héros sont frappés d'un mal analogue à celui de Gončarov, mais purement psychologique chez eux (sinon quel aveu !), ils renoncent ou s'enfuient. Citer ce document / Cite this document : Labriolle François de. L'échec dans l'oeuvre de I. A. Gončarov. In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 16 N°2. pp. 181- 197. doi : 10.3406/cmr.1975.1236 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1975_num_16_2_1236

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  • Franois de Labriolle

    L'chec dans l'oeuvre de I. A. GonarovIn: Cahiers du monde russe et sovitique. Vol. 16 N2. pp. 181-197.

    AbstractFranois de Labriolle, The failure in the works of I. A Gonarov.Like many other impotents, Gonarov pictured love as an absolute, appearing as the real target of his heroes. All of them want tolove, dream of love and suffer because of love. Love and passion are ever present in this work which appears so cold and socontrolled. Ivan Aleksandrovi idealizes love to make more certain of his heroes' failure. They love a woman as an incarnation ofwomanhood because they can love only the abstract. Creations born in a diseased spirit must share in the same misfortunes astheir creator: they cannot know the joys of a real reciprocated love. When the ideal seems to become accessible, the heroes findthemselves stricken with an ailment similar to that of Gonarov, but in their case purely psychological (otherwise what aconfession!), they give up, they flee.

    RsumFranois de Labriolle, L'chec dans l'uvre de I. A, Gonarov.Comme beaucoup d'impuissants Gonarov a fait de l'amour un absolu qui apparat comme le but rel de ses hros. Tous veulentaimer, rvent d'aimer ou souffrent d'aimer. L'amour, la passion sont omniprsents dans cette uvre d'apparence si froide, sicontenue. Ivan Aleksandrovi idalise l'amour pour conduire plus srement ses hros l'chec. Ils aiment la femme en soi car ilsne peuvent aimer que dans l'abstrait. Les cratures issues d'un esprit malade doivent subir les mmes preuves que leurcrateur : elles ne peuvent connatre les joies de l'amour vrai et partag. Quand l'idal parat devenir accessible, les hros sontfrapps d'un mal analogue celui de Gonarov, mais purement psychologique chez eux (sinon quel aveu !), ils renoncent ous'enfuient.

    Citer ce document / Cite this document :

    Labriolle Franois de. L'chec dans l'oeuvre de I. A. Gonarov. In: Cahiers du monde russe et sovitique. Vol. 16 N2. pp. 181-197.

    doi : 10.3406/cmr.1975.1236

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1975_num_16_2_1236

  • FRANOIS DE LABRIOLLE

    L'CHEC DANS L'UVRE DE I. A. GONAROV

    Curieux destin que celui de Gonarov. Ds la publication de son premier roman, Une histoire ordinaire (Obyknovennaja istorija), la critique baptis crivain objectif , sans trop prciser ce qu'elle entendait par ce mot. Belinskij donnait le ton : Gonarov est pote et artiste, et rien de plus. x Dobroljubov enchanait propos 'Oblomov : ... c'est une uvre paisible, sense, impartiale. 2 M. A. Protopopov renchrissait : Ds que vous essayez d'approcher le talent de Gonarov, ce qui saute aux yeux avant tout, c'est son calme, son quilibre, son objectivit 3, et Pisarev confirmait : Lisez Gonarov d'un bout l'autre ; selon toute vraisemblance, vous ne serez passionn par rien, vous ne rverez sur rien, vous n'aurez avec l'auteur aucune discussion srieuse, il ne vous paratra ni obscurantiste ni progressiste et, en tournant la dernire page, vous vous direz calmement que Gonarov est un monsieur trs intelligent et fondamentalement raisonnable. 4 Jusqu' la fin du xixe sicle, ce sentiment a prvalu, bien que, ds 1869, elgunov ait not avec raison : II n'est pas vrai que Gonarov n'prouve pas de sympathie envers ses hros, qu'il reste objectif, c'est psychologiquement impossible. 5 Dans son tude bien connue Sur les causes de la dcadence et les nouveaux courants de la littrature russe contemporaine* publie en 1893, D. S. Merekovskij estime encore que l'uvre de Gonarov est caractrise par le bon sens, la sant, la simplicit, ainsi que par l'absence de pessimisme, et, l'opposant Dostoevskij, il ajoute, dans une formule sur laquelle nous reviendrons : II n'y a pas chez lui de coins sombres.

    Mais au dbut de ce sicle, avec les intressants travaux de Ljackij, de Mazon, de Ajhenval'd, un renversement complet s'est produit dans la critique. Aids, il est vrai, par la publication de nombreux documents et lettres, ces commentateurs ont mis l'accent sur la forte subjectivit de l'uvre. Ajhenval'd, notamment, estime que Gonarov s'est tout entier exprim dans son uvre et qu'il n'y a pas trace chez lui de la svre objectivit qui touffe chez l'crivain sympathie ou inimiti 7.

    On objectera bien sr que la distinction est purement thorique, que chaque uvre littraire est indissolublement lie la personnalit de son auteur, que celui-ci ne saurait en aucun cas rester passif ou n'tre qu'un simple agent... On nous pardonnera de ne pas nous tendre sur ce qui est maintenant considr comme une vidence mais il faut bien constater que les premires critiques, mme errones ou approximatives, psent d'un poids trs lourd sur l'opinion que le public se fait d'un auteur.

    Cahiers du Monde russe et sovitique, XVI (2), avril-juin 1975, pp. 181-197.

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    Or, dans le cas qui nous intresse, nous apprenons, de la bouche mme de Gonarov, qu'il n'a jamais rien crit qu'il n'ait d'abord ressenti. Le texte est connu : Tout ce qui n'a pas grandi et mri en moi, ce que je n'ai pas vu, ce que je n'ai pas observ, ce que je n'ai pas vcu, cela n'est pas accessible ma plume. J'ai mon champ, mon terrain, comme j'ai ma patrie, mon air natal, mes amis et mes ennemis, mon monde d'observations, d'impressions et de souvenirs. Je n'ai rien crit que je n'aie ressenti, que je n'aie pens, aim, vu et connu de prs. 8 Que faut-il de plus ? L'auteur nous indique lui-mme dans quel sens il faut tudier son uvre : tout ce qu'il a crit est pass travers son prisme personnel, et les dformations elles-mmes ont une signification qu'il n'est pas inutile de rechercher. C'est pourquoi, sans revenir sur ce qui a dj t crit, nous voudrions essayer d'aller un peu plus loin, en ne perdant pas de vue le passage suivant, du mme texte : J'attendais en vain que quelqu'un, en plus de moi, lise entre les lignes, et, ayant aim les images, les lie entre elles en un tout, et dcouvre prcisment ce que dit ce tout, mais cela n'a pas t. Le but de cette courte tude est prcisment d'essayer de lire entre les lignes.

    Mais il faut d'abord lire le texte lui-mme. Nous ne relverons certes pas tous les lments autobiographiques que l'on y rencontre, il y en a trop et le travail a dj t fait par N. Spasskaja ds 19129. Nous rappellerons seulement les points essentiels qui pourront tayer notre tude, en gardant prsent l'esprit ce fait, primordial nos yeux, que Gonarov a eu, ds sa plus tendre enfance, le got d'crire : crire est une vocation qui peut se transformer en passion. J'ai eu cette passion presque depuis mon enfance, depuis l'cole et aussi Je n'ai jamais aim que la plume (Une histoire peu ordinaire jNeobyknovennaja istorija). Comment un crivain habit par cette passion ne se mettrait-il pas tout entier dans ses uvres ? N'avons-nous donc pas le droit de chercher dans celles-ci l'expression plus ou moins consciente de sa personnalit, et quand toute la production d'un auteur est marque du sceau de l'chec, ne sommes-nous pas en droit de nous demander si ce caractre trange, presque morbide, n'est pas d une faille dans l'esprit ou le cur de l'auteur, faille qui pourrait s'expliquer par un traumatisme subi dans l'enfance ? Il faut certes avancer avec prudence dans cette sorte de dcryptage de l'uvre, aller sans cesse du connu vers le nouveau, se garder de prendre l'hypothtique pour le vrai et de considrer le propos comme acquis, mais il ne faut pas craindre de chercher l'auteur derrire chacun de ses personnages, puisque lui-mme nous y convie.

    On a souvent not en effet que tous les romans de Gonarov se terminent par des checs. L'impuissance d'Aleksandr Aduev vivre son idal de jeunesse le conduit logiquement adopter vers la trentaine un systme de vie qu'il critiquait avec violence quelques annes auparavant. Le mariage d'Oblomov avec Agaf'ja Matveevna l'cart dfinitivement du milieu social dans lequel il tait n et o il se plaisait : cette union correspond un renoncement au monde, un refus du rel,

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    un retour l'enfance. Le dpart de Rajskij pour l'Italie, sa fuite dans l'art consacrent l'chec du jeune homme dans sa tentative de gagner l'amour de Vera. Or ces checs, ces renoncements sont tous la consquence de ratages sentimentaux.

    Aussi le lecteur de Gonarov peut-il se poser deux questions essentielles. Pourquoi la relation sentimentale homme-femme est-elle presque toujours (avec des exceptions qui confirment la rgle) conue en termes d'chec et pourquoi les hros de Gonarov sont-ils tous des rats, leur ratage tant avant tout d'ordre affectif ? Il faut en effet noter que cet crivain, si longtemps qualifi d' objectif , ne s'est vraiment intress qu'aux sentiments de ses hros. Nous ne trouvons chez lui presque aucune allusion aux difficults que la Russie a connues de son temps, et qui ont si fort retenu l'attention de ses contemporains. Ni l'volution des ides devant le problme du servage, ni la question sociale, ni le retard de la Russie dans l'organisation de son conomie n'ont vraiment attir son attention. Il ne s'est intress qu'aux problmes psychologiques et affectifs.

    On reconnatra au demeurant avec Dobroljubov que si les problmes sont poss ainsi dans son uvre, c'est que ses hros vivent dans un rgime de servage qui leur permet de ne rien faire s'ils le souhaitent, de ne se proccuper que de leurs tats d'me. Tous sont des barin et entendent jouir de leur situation privilgie.

    Aleksandr Aduev a apport Saint-Ptersbourg son me nave de jeune homme bien dou, lev dans du coton, qui n'a du monde qu'une connaissance thorique puise dans l'enseignement de son matre d'loquence. Il rve d'amour pur, total, il a plac une fois pour toutes la femme sur un pidestal et souhaite passer sa vie chanter la beaut, les yeux fixs dans ceux de la bien-aime qui l'couterait avec ravissement : Je voulais rgner sur son cur de faon exclusive. La femme amoureuse ne doit pas regarder autour d'elle, ni remarquer d'autres hommes que celui qu'elle aime... (Une histoire ordinaire). Le rveil est rude ! Le jeune romantique se heurte non seulement la ralit qui le blesse durement, mais son oncle et sa conception de la vie fonde sur le travail, le rendement, l'intrt. Aprs s'tre violemment opposs l'un l'autre, les deux hommes finissent par se rejoindre, du moins en apparence, mais ce rapprochement consacre un double chec affectif. Petr Aduev a t autrefois aussi sentimental que son neveu, avant de venir vivre en ville, et l'histoire des fleurs jaunes revient dans le rcit comme un rappel ironique de ses erreurs de jeunesse, mais peu peu, il s'est forg une conception utilitariste de la femme qu'il voit comme l'ornement de son salon ou la gardienne de son foyer. Il ne croit plus aux sentiments. Aprs s'tre panoui longtemps dans un cynisme satisfait, il s'aperoit qu'il est lui-mme victime de ce cynisme et que, contrairement ses thories, sa femme n'est pas heureuse avec lui.

    Dans Une histoire ordinaire l'chec est l, double et vident. Que l'on place la femme trop haut ou trop bas, le rsultat est le mme. Dans l'un et l'autre cas, la relation naturelle et souhaitable entre les deux sexes ne peut pas s'tablir.

    Quoique situ dans un autre contexte psychologique, le cas d'Oblomov est comparable. Il'ja Ilic a longtemps vcu la campagne dans une famille

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    semblable celle d'Aleksandr et, pas plus que lui, il ne russit s'adapter la vie en ville. Son inaptitude foncire agir ne lui permet pas de rpondre, malgr son dsir, l'amour d'Olga. La jeune Me aime Il'ja pour sa bont, sa douceur, sa puret mme, a-t-on dit ; elle a trouv en lui un cur d'enfant, diffrent des autres, qui pourrait clairer sa vie et lui permettre de connatre le bonheur. Mais, si elle veut bien tendre Il'ja une main compatissante, si elle est prte lutter et souffrir pour qu'il dcouvre sa voie et trouve la force de la suivre ( Pour moi, dit-elle, cet amour est comme la vie, et la vie c'est le devoir, les obligations, l'amour est donc aussi un devoir, c'est Dieu qui me l'a envoy ), elle ne peut faire tout le chemin. Elle pressent bien le problme psychologique qui se pose Il'ja ( Si un jour, votre robe de chambre, je ne dis pas une autre femme, mais votre robe de chambre vous devenait plus chre que moi... ), mais elle ne lui trouve aucune solution. Elle sait que dans un couple le rapport des forces doit tre peu prs gal ; or Il'ja n'ose pas envisager de l'pouser, il la devine exigeante, difficile, alors que lui-mme rve d'une existence paisible, douce, sans problmes, o tout lui serait donn comme par enchantement, comme dans les rcits de sa njanja. Au dbut de leur amour, Il'ja avait dit pourtant un jour Olga : Avec vous, je n'ai plus peur. Avec vous, le destin n'a plus rien de terrible [...] Oui, avait-elle rpondu, j'ai dj lu cela quelque part. Seulement, c'tait la femme qui le disait l'homme... La suite a confirm l'inversion des rapports normaux. Pour avoir voulu inciter Il'ja se dpasser lui-mme, raliser ses ambitions de jeunesse, Olga acclre sa chute vers une mdiocrit satisfaite.

    Le couple Olga-Stolz pourrait apparatre dans l'uvre de Gonarov comme une exception. Ne s'agit-il pas l d'une russite affective ? Certes, ils connaissent un certain bonheur ( le rve d'Oblomov s'accomplissait pour eux ), mais on a l'impression qu'il s'agit l du couple Petr Aduev et Elizaveta Petro vna qui vivrait consciemment son dsenchantement. Stolz ragit la langueur de sa femme comme le faisait Petr, il parle de docteurs, de voyages, alors qu'il sait bien que le mal est psychologique. Olga est possde par une soif d'absolu, de puret, quoi rvait l'me enfantine d'Il'ja, et qu'elle ne trouve pas dans ses rapports avec Stolz. A un moindre degr certes que pour Elizaveta Petrovna, la richesse, l'aisance et mme l'activit intellectuelle que lui offre Stolz sont pour elle une prison dore.

    Est-il besoin de souligner les checs de Rajskij, de ce personnage si proche de l'auteur lui-mme ? Qu'il s'agisse de la froide et trs artificielle Sof'ja Belovodova, de la ptulante Marfinka ou de l'nigmatique Vera, aucune de ces femmes ne se sent attire par le dilettante de trente-cinq ans, malgr ses incontestables qualits physiques et intellectuelles. Sans doute les checs ne sont-ils pas tous de mme nature. Sof'ja est un personnage si faux (Gonarov l'avouera dans Plutt en retard que jamais /Lue pozdno, em nikogda : Je ne connaissais pas du tout alors et je connais mal encore le milieu o elle vivait ) que le pauvre Boris est bien excusable de ne pas russir l'mouvoir. Dplaisante, malgr la raction finalement honnte du jeune homme, est la tentative de troubler Marfinka, mais on ne peut gure parler ici d'chec, car aucun moment les deux personnages ne sont placs sur un plan de rapports

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    librement choisis. Avec Vera, au contraire, la tentative de sduction, le dsir de plaire sont explicites. Le dilettante, l'artiste, l'homme qui a lu, voudrait impressionner cette jeune fille de province, et voudrait s'en faire aimer presque de force. Il ne comprend pas qu'elle possde un cur et un esprit plus riches que les siens ; peut-tre a-t-elle moins vu, mais elle a mieux compris, peut-tre a-t-elle moins lu, mais elle a mieux mis profit. Rajskij se complat trop dans son rle d'esthte, il se dit volontiers ami du progrs, condition que celui-ci ne soit pas brutal, il se dclare partisan d'une nouvelle vrit , pourvu qu'elle ne change rien ses habitudes. Sa sensibilit de peintre lui permet d'noncer des formules qu'il croit hardies, sans se proccuper de leur valeur pratique. L'enthousiasme, la recherche sincre de la beaut se combinent trangement en lui avec un gosme forcen : ses affirmations librales s'accordent mal avec la jalousie instinctive, maladive, qui lui fait surveiller Vera comme un amant. Il croit l'impressionner par des formules creuses, Donne-moi une passion ou Je serai ton esclave , alors qu'elle cherche quelque chose de solide, de vrai, de sincre. Ne doit-elle pas rappeler Rajskij que le temps des Werthers et des Charlottes est pass ! Comment s'tonner que Vera carte fermement ce romantique attard et mme se joue de lui ? Le lecteur dcouvre vite son exigence de vie personnelle, de vie selon la raison, qui l'isole de ses compagnons quotidiens. Elle souhaite de toute son me transformer le vieux monde ; il lui serait plus facile de le faire avec Rajskij qu'avec Mark Volohov, mais elle a vite senti que le peintre n'tait qu'un rat de talent , vou dans la vie comme dans sa carrire d'artiste l'chec. Elle ne peut aimer un homme qu'elle n'estimerait pas. Elle n'estime pas Rajskij.

    Toutes les amours chez Gonarov, et spcialement dans Le ravin (Obryv), se terminent par la solitude, la souffrance, l'chec, la fuite. Pas un seul amour heureux, si l'on donne ce mot un sens plus riche que celui d'union amicale ou d'affection sens unique , comme celle d'Olga et de Stolz, de Vera et de Tuin, d'Il'ja Ili et d'Agaf'ja Matveevna. Et pourtant, tous ses hros rvent de bonheur, Aduev, Rajskij, Il'ja, qui pleure de plaisir, quand, dans ses songes, il imagine sa vie avec une pouse douce et aimante . Dans Une histoire ordinaire, Gonarov crit : Avec quelle puissance tout disposait l'esprit aux rves, et le cur ces rares sensations qui, dans la vie de chaque jour, rgulire et svre, semblent des digressions inutiles, dplaces et ridicules [...] ! Inutiles, et cependant, ces minutes, l'me connat la possibilit du bonheur que l'on cherche avec tant de zle d'autres moments, et que l'on ne trouve pas. Tous voudraient se raliser dans l'amour et par l'amour, c'est une exigence qui leur est commune, et aucun ne russit.

    Cette inaptitude au bonheur ne doit-elle pas alors tre recherche chez l'auteur lui-mme ? Il faut bien, un moment quelconque, remonter de l'uvre cre au crateur, et s'interroger sur celui-ci. Non pas pour se demander, comme le fait S. A. Vengerov10, si Ivan Aleksandrovi ressemble plus celui-ci ou celui-l. Nous l'avons dit : Gonarov est dans tous ses personnages. Il est Aduev le jeune avec ses illusions

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    romantiques, il est Petr Aduev avec son bon sens rassis, il est, bien sr, Oblomov, il est aussi Rajskij toujours amoureux et incapable d'aimer : chacun il a donn une part de lui-mme. Mais il y a plus, nous le verrons ; tous les personnages, hommes et femmes, sont lis d'une manire ou d'une autre, la vie de l'crivain ; c'est le moment de se rappeler le mot dj cit : Je n'ai rien crit que je n'aie ressenti, [...] aim, vu et connu de prs.

    Gonarov a gard toute sa longue vie l'impression d'avoir eu une enfance heureuse. Nous utilisons dessein une formule prudente, parce que, malgr les lettres et les textes qui nous sont parvenus, il est difficile de discerner si cette enfance fut rellement heureuse, ou si elle fut plus tard idalise par raction contre une existence psychologiquement difficile, dcoulant justement de cette enfance. Tous le monde sait la place qu'occupent les souvenirs d'enfance dans Oblomov et Le ravin. Nous avons montr ailleurs l'importance de ces souvenirs dans la vie d'Il'ja Ili11 ; elle n'est pas moindre dans Obryv o Gonarov dcrit avec complaisance non seulement sa ville natale, mais aussi tous ses proches, d'une faon peut-tre involontairement indiscrte. Il suffit de comparer la description de la ville et de Malinovka dans Le ravin avec le tableau de Simbirsk et de ses habitants dans Au pays natal (Na rodin) pour sentir combien le roman est autobiographique (on trouve galement l'vocation attendrie de la maison familiale dans Oblomov et dans les premires pages ' Une histoire ordinaire) : Notre maison tait ce que l'on appelle une coupe pleine , tout comme la demeure de Tat'jana Marko vna, elle tait un den o la vie s'organisait paisible et rgulire sous la direction de la mre de l'crivain, comme elle s'organisait Malinovka sous la frule de la grand-tante . Notons tout de suite que l'image de la mre est omniprsente dans l'uvre (la mre d'Aleksandr Aduev, celle d'Il'ja Ili, Mme Stolz, l'image plus floue de la mre de Rajskij, et, bien sr, Tat'jana Marko vna), elle apparat toujours comme la mre nourricire, l'me du foyer, l'conome vigilante, celle qui prend sur elle tous les soucis, toutes les charges, afin de soulager les autres et de leur permettre de vivre leur gr.

    Cette enfance fut marque aussi par la prsence du parrain de Gonarov, de celui qui l'a lev ainsi que son frre. En crant dans Le ravin le personnage de Tit Nikoni, l'crivain s'est directement inspir de Nikolaj Nikolaevi Tregubov (il l'appelle Jakubov dans Au pays natal) qui a jou dans sa vie un rle sans doute essentiel sur lequel nous allons revenir. Il est curieux de comparer l'inspirateur et le personnage cr. Jakubov tait d'une nature honnte et noble, il avait un vif sens de l'honneur, l'me droite et le cur bon [...] Accueillant pour tous, il tait avec les dames d'une politesse presque guinde. C'tait un ancien marin venu habiter Simbirsk dans la maison des Gonarov dont il occupait une aile ; il tait devenu comme un membre de la famille et les enfants l'aimaient beaucoup. C'tait un homme cultiv qui, pour l'poque, avait beaucoup lu et qui ne regardait pas la dpense quand il s'agissait de s'abonner des revues, des livres ou des brochures. II avait men d'abord une vie mondaine, tait tomb amoureux d'une jeune comtesse [notons ce mot. F. l.], mais s'tait dcouvert un rival et avait cd la place. Jakubov parlait toujours de cette comtesse avec une tendre vnration, il tait l'ami de son mari et de toute la famille. Voil com-

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    ment Gonarov parle de son parrain dans Au pays natal. Pour l'instant, retenons les dtails concrets, nous reviendrons plus tard sur les sentiments, et comparons avec le portrait de Tit Nikoni. L'analogie est vidente, non seulement sur le plan du caractre, mais aussi sur celui du comportement : Tit Nikoni tait un gentleman [...] il possdait dans le gouvernement deux cent cinquante ou trois cents mes, il ne savait pas exactement, car il ne s'occupait jamais de sa proprit [comme Jakubov. F. l.] ; aprs avoir servi dans l'arme, il avait pris sa retraite, il tait venu s'tablir en ville, y avait achet une petite maison avec trois fentres sur rue et y avait construit son nid pour toujours. Lui aussi avait eu une aventure amoureuse : Le bruit avait couru que Tit Nikoni tait dans sa jeunesse tomb amoureux de Tat'jana Markovna et qu'elle aussi l'avait aim. Mais les parents n'avaient pas consenti au mariage et lui avaient choisi un autre fianc. A son tour, elle avait refus, et tait reste fille. Tit Nikoni avait toute sa vie conserv Tat'jana Markovna une tendre amiti, il lui rendait visite tous les jours, lui apportait de petits cadeaux et s'entretenait avec elle de mille riens, comme peuvent le faire de vieux poux. Il tait pour les deux orphelines Marfinka et Vera le meilleur des oncles et le plus attentif des amis. Douterait-on de la parent Tit Nikoni - Tregubov que l'on s'tonnerait un peu de dcouvrir chez le premier, ancien officier de l'arme de terre, un amour de la mer qui, de toute vidence, appartient au second. Il y a l un glissement curieux et sans doute inconscient. Gonarov, lev par Tregubov, raconte qu'il a trouv dans la bibliothque de son parrain de nombreux rcits de voyages, ceux de Cook notamment, et Rajskij [lev par Tit. f. l.] partait souvent avec Cook vers des pays merveilleux et son imagination l'entranait plus loin encore que le Tasse ou Ossian .

    On pourrait trouver mille liens intimes entre les personnages et l'auteur, non seulement dans Le ravin o les gots littraires de Kozlov sont ceux de l'crivain, mme si le portrait de ce professeur un peu ridicule est inspir sans doute par le frre de Gonarov, mais aussi dans Oblomov, o l'exprience d'il' j a Ili dans les ministres rappelle celle d'Ivan Aleksandrovi Simbirsk, lorsqu'il servait chez le gouverneur, etc. Des dtails supplmentaires n'ajouteraient pas grand-chose notre dmonstration. L'uvre de Gonarov est troitement subjective, elle est lie intimement la vie personnelle, familiale et psychologique de l'auteur. Tous les personnages de cette uvre sont, un titre quelconque, marqus par un aspect de la personnalit de l'crivain, ou refltent des tres qui ont fortement marqu cette personnalit, surtout pendant son enfance.

    Or, nous l'avons vu, l'uvre de Gonarov porte la marque de l'chec, chec sentimental surtout qui dbouche sur un chec devant la vie, et en face d'preuves qui n'ont pourtant rien d'insurmontable. Il faut donc bien supposer que la raison ou les raisons de ces checs sont en Gonarov, et qu'elles sont lies aux conditions dans lesquelles il a grandi, alors que se formaient son intelligence et sa sensibilit, car on peut lui appliquer ce qu'il a dit d'Il'ja Ili : L'enfant regarde et observe de son regard aigu qui sait retenir ce que font les adultes, et comment ils le font. Pas un dtail, pas un trait n'chappe l'attention curieuse de l'en-

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    fant ; le tableau de la vie familiale s'inscrit d'une faon ineffaable dans son me : son esprit encore mou se nourrit d'exemples vivants et inconsciemment il trace son programme pour la vie. [C'est nous qui soulignons. F. L.j

    II est toujours difficile de parler de l'enfance d'un crivain, lorsque n'existent pas sur elle des documents prcis. L'imagination, l'inconscient, la pudeur, le travail artistique remodlent les souvenirs, les inflchissent ou les travestissent.

    A plus forte raison, la tche est-elle ardue lorsque n'existent pas sur cette enfance de documents prcis. En l'occurrence nos seules sources sont quelques lettres crites dans l'ge mr, le texte Au pays natal, dont Gonarov dit dans une lettre sa sur Anna qu'il ne faut pas y chercher une absolue vrit, et, bien sr, l'uvre, avec sa part de cration, de fantaisie, de fiction.

    Essayons tout de mme et comparons. D'une part, le pre d'Ivan Aleksandrovi a pous cinquante ans,

    en secondes noces, une jeune fille de dix-neuf ans, Avdot'ja Matveevna ahtorina. Il avait donc trente et un ans de plus qu'elle. Quand Ivan est n en 1812, il avait cinquante-neuf ans ; sa mort en 1819, il en avait soixante-cinq. Tous les psychologues savent que le fait pour un enfant de sept ans de perdre son pre peut marquer sa personnalit d'un sceau ineffaable, souvent d'une faon purement inconsciente. Or il semble que la disparition de cet homme g n'ait laiss que peu de traces dans l'esprit d'Ivan, si ce n'est cependant cette consquence la fois logique et un peu inattendue : il n'y a pas de pre dans l'uvre de Gonarov ! Prcisons : il n'y a pas de pres russes, il y a seulement un pre allemand, celui de Stolz, combien prsent et conscient de ses droits, donn comme un exemple, veillant peut-tre un regret ? Certes, Gonarov mentionne le pre d'il' j a Ili, mais celui-ci joue dans Le songe le rle que le pre de l'crivain a d jouer rellement dans la vie de son fils, c'est--dire un rle peu prs nul ; ses rapports avec l'enfant sont inexistants. La mort du pre n'a donc laiss en apparence aucune trace, suscit aucun trouble, car ce parent g, absent, effac est remplac aussitt par un autre pre , le parrain, jeune, du mme ge que la mre, bien de sa personne, affectueux, gai et tendre ; mais ce nouveau pre ne vit pas avec la mre, il habite part, dans une autre partie de la maison qui lui a t affecte. Auprs de la mre, pas avec la mre.

    D'autre part, Tat'jana Markovna dirige la proprit de Boris Rajskij avec l'aide et les conseils de son ami, Tit Nikoni. Nous savons qu'ils se sont aims et n'ont pu s'pouser en raison de l'opposition des parents de Tat'jana. C'est du moins ce que l'on a racont en ville. Or Gonarov a crit de cette histoire une premire version qu'il n'a pas retenue sans que nous sachions pourquoi, premire version beaucoup plus explicite (trop explicite ?) de cette autobiographie romance qu'est Le ravin. Tat'jana Markovna et Tit Nikoni se sont aims ; mais un riche comte (cf. plus haut) faisait la cour la jeune fille qui ne voulait pas de lui. Contraints de se sparer, car ils avaient veill les soupons et la colre des parents, les deux amoureux se sont donns l'un l'autre dans une

  • L'CHEC DANS L'UVRE DE I. A. GONAROV 189

    orangerie qui voque la tonnelle du Ravin. Mais le comte, jaloux, qui les surveillait, les surprend et gifle Tit. Celui-ci veut le tuer, Tat'jana se jette entre eux. Le comte accepte de garder le silence, condition que les amants ne se marient pas. Ils doivent jurer et tiennent parole. Ce rcit est plac par Gonarov dans la bouche de Tat'jana Markovna lorsqu'elle s'accuse d'tre responsable de la faute de Vera12.

    Transposons. Tregubov, le bel officier, a aim une jeune comtesse , qui pourrait tre Agaf'ja Matveevna, la mre de Gonarov, dont un portrait nous rvle le fin visage srieux aux grands yeux tristes. Cette comtesse (dans l'histoire raconte aux enfants) tait marie, mais elle a rpondu aux sentiments de l'officier. Ont-ils t amants ? Oui, sans doute, mais peu importe. Le mari a devin le secret. Conscient de son ge ou peu soucieux d'attirer la rumeur publique sur sa maison, il a pardonn, condition qu'ils jurent de ne jamais s'unir, mme aprs sa mort. Les amants (ou les amoureux) ont d jurer. Ils ont tenu leur parole. Mme aprs la mort du pre, ils ont vcu sparment, tout en menant bien l'ducation des enfants.

    Si bien que le jeune Ivan parat avoir connu une enfance normale , entre une mre active et aimante et un parrain-gteau . Notre mre nous aimait d'un amour non pas sentimental ou instinctif, qui s'panche en de chaudes caresses avec une indulgence coupable pour les caprices d'enfants [...] non, elle nous aimait avec intelligence, suivant inlassablement chacun de nos pas et partageant avec une svre justice son amour entre nous quatre [...] elle tait svre et ne laissait passer aucune sottise, surtout si elle y discernait l'annonce d'un vice. Elle tait inflexible (Au pays natal). A cette vocation la fois attendrie et mesure, nous n'ajouterons que deux remarques. L'une essentielle : dans les uvres de Gonarov le fils est toujours unique, ce qui prouve qu'il existait dans l'esprit d'Ivan Aleksandrovi une relation privilgie entre sa mre et lui. Moins juste que sa mre, il oublie son frre et ses surs. Ensuite l'loge post mortem de la mre peut tre d au dsir d'excuser ses propres yeux une relative indiffrence de son vivant. Rappelons que Gonarov est rest quatorze ans loin de Simbirsk et qu'Aleksandr Aduev qui prtend adorer sa mre, ne lui crit presque jamais.

    A ct de la mre, le parrain, trs proche des enfants et s'efforant d'adoucir les svrits et les punitions (cf. Au pays natal). La prsence d'un homme au foyer aurait pu rassurer l'enfant et contribuer son quilibre, mais celui-ci tait observateur, nous le savons ; il n'a pas pu ne pas sentir que les rapports entre la mre et le parrain n'taient pas normaux, comme ceux qui existent entre des poux. Au reste, dans les lettres de Gonarov apparat en filigrane, derrire les souvenirs lumineux de l'enfance, une certaine mlancolie diffuse, lie la mre, prsente comme une femme qui souffre, mais qui porte avec fiert et pudeur sa souffrance ; cette souffrance mme que nous devinons cache au fond du cur de Tat'jana Markovna. Souffrance d'une femme qui se sent, malgr qu'elle en ait, tenue par une morale stricte qui a contraint ses sentiments et meurtri sa jeunesse.

    Alors que la crainte de Dieu est constamment voque dans les mises en garde contre les fautes et les pchs (la mre d'Aleksandr dans Une histoire ordinaire et Tat'jana Markovna dans Le ravin ont sans

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    cesse la bouche la volont divine), crainte que le pre, vieux-croyant, a donne sa femme et ses enfants, on peut penser que dans le subconscient d'Ivan s'est dveloppe peu peu la conviction que ces deux personnes si proches et si chres vivaient ainsi parce que Dieu le voulait. Ces parents qui donnaient en tout l'exemple, devaient vivre selon la volont de Dieu. C'est pourquoi Jean Blot a pu crire : Gontcharov a trouv une solution originale au problme dipien. Au moment de la crise la plus grave, alors que le pre vient de mourir, Trigoubov propose la psych de l'enfant une issue laquelle l'homme restera fidle. De faon trs schmatique, elle peut se formuler ainsi : si tu n'pouses pas la femme ni, partant, la ralit tes pchs te seront remis. 13 Remarque trs juste, mais qui nous parat cependant insuffisante. Il faut tenir compte de la forte personnalit de la mre, dont la vive sensibilit se retrouve dans l'enfant, et du caractre privilgi de leurs rapports, symbolis par la disparition du frre et des surs dans l'uvre.

    Autre question, plus dlicate encore, qu'il faut bien aborder. Quelle a t la place de la femme dans la vie de Gonarov ? Trois points peuvent tre considrs comme tablis.

    Sans accorder une valeur spciale aux souvenirs de son neveu Aleksandr Nikolaevi Gonarov, il faut bien reconnatre que ce qu'il dit du caractre anormal de l'crivain, de sa dfiance envers tout et tous, de son extrme susceptibilit est confirm, non seulement par tous ceux qui connaissaient bien l'homme, chacun apportant sa nuance personnelle dans une critique assez gnrale, mais aussi par la lecture de la correspondance de Gonarov : N'oubliez pas, crit-il M. M. Stasju- levi le 24 juin 1868 , que je suis un baromtre, que dans ma nature physique et morale, existent des particularits tranges, invraisemblables et inexplicables, des contradictions extrmes, des lans soudains... et il insiste le lendemain : Je suis un malade que l'on poursuit et que l'on perscute, nul ne peut me comprendre. 14 On connat ses dmls avec Turgenev, il ne semble pas que Gonarov ait eu le beau rle dans cette affaire assez mesquine. On connat aussi le texte Violation de la volont (Naruenie voli) dans lequel il demande tous ceux qui ont reu de lui des lettres ou qui possdent des documents indits, de les dtruire aprs sa mort. On sait qu'il s'est senti toute sa vie pi, surveill par on ne sait quels rivaux : Quelqu'un a contrl mes intentions d'crivain et en a dispos. Une meute de limiers s'est forme pour couter mes penses, saisir mes paroles (lettre Valuev du 27 dcembre 1877).

    Mais c'est l'gard des femmes qu'il manifeste le plus de dfiance, de crainte, d'amertume. Le 19 juin 1869 il crit M. M. Stasjulevi : [Les femmes] ne m'ont pas compris, elles m'ont port des coups impitoyables, sans souponner que cela revenait frapper un aveugle ou un enfant. Ces coups et leur rire mchant et grossier laissent en moi des traces ineffaables. Dans une lettre Pisemskij (18 avril 1872) il se plaint que dans sa pice Baal (Vaal) une hrone cite son nom lui Gonarov, et il a ce commentaire tonnant : Une de vos hrones mentionne mon nom dans la premire scne. Je sais depuis longtemps

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    que les femmes se moquent de moi, j'en ai pris l'habitude et je leur pardonne ; comme des enfants, elles ne savent pas ce qu'elles font : elles regardent dans le jouet pour voir ce qu'il y a dedans et comment il marche, aprs elles s'tonnent qu'il ne joue plus ! Mais vous, pourquoi tes- vous entr dans le complot ? Et c'est le post-scriptum extraordinaire de la lettre M. M. Stasjulevi crit dans un moment de folie lucide du 19 juin 1868, o dans une sorte de dfi drisoire ( qui ?) il feint de se prendre pour un Don Juan blas : Avec les femmes, je fais un malheur ! Les attirer, c'est mon affaire, et l'homme est un peu l ! Quelle que soit celle que j'attire, je la compromets (il est agrable de se vanter...) ; bien sr pas moi, je n'ai pas le temps, j'ai beaucoup faire dj sans cela ; il y a pour cela des experts. Je fais mine seulement et je me dcharge sur d'autres ! Ajoutons enfin un tmoignage de son neveu : Un jour, nous nous promenions sur l'avenue de la Neva et nous regardions une vitrine. Soudain, mon oncle me siffle l'oreille : ' Vite, allons-nous-en vite ! ' et il m'explique que des gamins se tenaient tout prs de nous, peut-tre avaient-ils t envoys exprs pour entrer en conversation avec nous et dire ensuite que nous les avions attirs et sduits. Tout le chemin il ne parla que de cela, disant qu' Ptersbourg c'tait un vice trs rpandu, on avait rcemment arrt un fonctionnaire. Et le neveu de conclure gentiment : Cette pense ne pouvait venir qu' l'esprit d'un anormal, proche du gtisme. 15

    Sans doute est-ce un peu excessif, mais notons que les mots caractre anormal , mfiance maladive , irritabilit pathologique reviennent souvent sous la plume de ceux qui voquent soit le pre de l'crivain, soit son frre, soit Ivan Aleksandrovi lui-mme. Et Gonarov crivait S. A. Nikitenko, le 16 juin 1869 : Je suis mfiant par nature, c'est dans la famille, ma mre aussi l'tait.

    Gonarov a eu toute sa vie peur du mariage, il prouvait mme pour cette institution une vritable aversion. Dans une nouvelle de jeunesse, Ivan Savvi Podabrin , il raconte comment le jeune hros que son concierge flicite parce qu'il va, dit-on dans la maison, pouser la jeune fille qu'il frquente, est surpris, effray, irrit par ces flicitations ; il nie que ce projet existe et finalement s'enfuit de la maison. Dans l'ge mr, au moment mme o il se disait malade Elizaveta Vasil'evna Tolstaja, il tablit un tableau comparatif des avantages et des inconvnients du mariage, intitul Pour et contre , et n'en tire aucune conclusion, ni thorique ni pratique. A V. Spasskaja qui lui demandait un jour, vers 1870 : tes-vous mari ? il rpondit en levant les bras vers le ciel, le visage effray, comme s'il voulait se dbarrasser de quelque fantme effrayant : ' Non, non jamais, jamais ! ' 16 Lors mme que l'on faisait valoir devant lui les avantages purement matriels que l'on peut trouver dans la vie conjugale, il montrait peu d'enthousiasme. Lui-mme raconte : Un jour, j'ai t cambriol, et je considrais avec dsespoir le dsordre de l'appartement. ' Voil, vous ne vous tes pas mari, vous tes puni ! voil le charme de la vie de clibataire. Libert et indpendance ! ' me dit ensuite une amie, Anna Petrovna, qui adorait arranger des mariages. ' S'il y avait eu une femme dans l'appartement, ces loups ne seraient pas venus. Si je m'tais mari, rpondis-je mlancoliquement, d'autres loups seraient peut-tre bien entrs, pires

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    que ceux-l. ' L'allusion n'est pas claire, mais le ton manque de chaleur.

    Enfin, si Gonarov a t l'ami de plusieurs femmes, on peut raisonnablement penser qu'il n'a t l'amant d'aucune. Dans ce domaine plus qu'en tout autre, il convient d'tre prudent, car il est des victoires que l'on ne clame pas en tous lieux, mais ct de vagues affirmations peu explicites comme celle de son neveu : II semble que les femmes aient orn sa vie , on ne trouve gure que des bruits. Superanskij suppose qu'il a eu une liaison avec une jeune fille de Smolensk, qui travaillait comme gouvernante chez sa sur17. En fait, nous savons par S. ipcer18 qu'il ne fut que son ami. Il l'aurait demande en mariage, elle aurait refus en expliquant qu'elle prouvait beaucoup d'estime pour lui, mais qu'il ne pouvait exister entre eux que de l'amiti, et quelque temps aprs, elle pousait un officier. Celui-ci devait mourir bientt, lui laissant un enfant ; Gonarov aurait continu frquenter la maison de cette Varvara Luk'janova en ami d'abord, puis nouveau en soupirant. Var- vara l'aurait cart une seconde fois avant d'pouser un fonctionnaire insignifiant . Mme aprs ce second refus et ce second mariage, Gonarov devait rester l'ami du mnage et nous possdons une lettre du 18 novembre 1850 o il exprime sur un ton fervent l'admiration que lui inspirent les qualits morales de la jeune femme.

    Quelques annes plus tard, au retour de son voyage autour du monde, il rencontre chez les Majkov Elizaveta Vasil'evna Tolstaja et voil que dans ce cur pour lequel le ct torturant de la passion semblait depuis longtemps teint et oubli (lettre E. V. Tolstaja du 19 septembre 1855), quelque chose s'veille qui ressemble l'amour. Nostalgie, rves, larmes, tous les symptmes d'une maladie connue , crit Ivan Aleksandrovi, commentant le journal d'Elizaveta Vasil'evna : il a donc souffert de cette maladie. Mais, en mme temps, sa nature inquite, dfiante, souponneuse, ne lui laisse aucun repos et, parlant de son hros Oblomov qui en cela lui ressemble comme un frre, il crit son amie le 25 octobre 1855 : II n'y a pas grand-chose de bon en lui, il est dj tomb amoureux sans rime ni raison... ! C'est cette poque galement qu'il crit dans Pour et contre : Diogne cherchait un homme une lanterne la main en plein jour ; moi je cherche une femme... Le nouveau Diogne n'est pas prs d'teindre sa lanterne. Il est trop exigeant envers la femme, trop empoisonn par ses doutes pour que son nouvel amour puisse tre sans nuages et ais. Il ne sera pas facile non plus une femme de vivre avec lui, mme si elle prouve un vif sentiment envers lui. Et il envoie ce texte sa correspondante ! A cette jeune femme de trente ans qui, sre de sa beaut et de son pouvoir sur les hommes, et soucieuse aussi de s'tablir dans la socit, ne craignait pas de provoquer l'crivain en l'accusant de nourrir son endroit des intentions lgres, Gonarov rpondait assez pitoyablement (il avait alors quarante-trois ans) : II n'y a en moi aucune intention, aucun dessein, je ne lance aucun filet, je ne prpare aucune chasse, je ne comprends pas vos allusions. J'prouve seulement le dsir insurmontable de mriter votre estime et de ne jamais la perdre. Ce n'tait pas l ce que souhaitait Elizaveta Vasil'evna, et elle constatait que mme si pour Gonarov les mots amiti et estime taient proches du mot amour, il ne faisait vraiment pas grand

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    effort pour s'imposer parmi les autres soupirants. Il crivait de belles lettres pour lui dire combien elle lui tait chre, il tait aux petits soins pour elle, mais finalement ne se prononait pas et lui laissait le soin de prendre la dcision. Elizaveta Vasil'evna n'prouvait que de la sympathie pour Gonarov et apprciait sa serviabilit, mais, le 28 dcembre 1855, elle lui dit non ! ... Gonarov parut accabl ; pourtant quand Elizaveta Vasil'evna se fiana l'anne suivante avec son cousin, et quand la mre de la jeune fille lui demanda d'intervenir auprs du Synode pour obtenir une dispense, il accepta en demandant seulement au mari la permission de garder un portrait de celle qu'il appelait ma chre, bonne, intelligente, dlicieuse Liza . Elizaveta Vasil'evna, notons-le, a trs fortement inspir le personnage d'Olga dans Oblomov, puisque l'on retrouve dans le roman des phrases tires des lettres de Gonarov.

    Ainsi donc, chaque fois qu'une vrification est possible, nous dcouvrons qu'Ivan Aleksandrovi a t vinc ou a renonc ou n'a pas voulu se dcider. Cette dfiance vis--vis de soi-mme et des femmes est confirme par le tmoignage de V. M. Cegodaeva19 : II avait gnralement du succs auprs des femmes, mais je ne sais pas trop comment l'expliquer. Il savait sans doute se montrer empress, intressant, il savait plaire par la conversation et son art de la lecture ; mais, habituellement, il ne menait pas sa cour jusqu'au bout : une prudence, une dfiance de soi-mme et des autres le retenait de se lier avec une femme ou d'pouser une jeune fille , et elle ajoute cette remarque curieuse sur laquelle nous reviendrons : Mais si l'objet de sa flamme se mariait, Ivan Aleksandrovi s'enflammait d'une jalousie sans fondement envers son rival. N'est-ce pas ce qui se passe dans Le ravin o Rajskij ne russit mouvoir Vera qu'au profit d'un autre ? Ljackij crit trs justement : On peut penser qu'il y avait en lui une attirance pour l'ternel fminin qui lui a valu dans la vie d'amres dsillusions, mais qu'il a par dans son uvre des rayons d'une beaut et d'un charme divin. 20

    Quelles conclusions peut-on tirer de tous ces lments ? D'abord tout ce que nous savons de l'crivain, tous les tmoignages qui nous sont parvenus le confirment, Gonarov s'est pos un grave problme psychologique, li ses relations avec les femmes. Ce problme a, selon toute vraisemblance, une origine nvropathique due une situation enfantine anormale. Le jeune Ivan a t marqu pour la vie par l'ambigut des rapports d'abord entre ses parents de chair (pre g tt disparu, mre beaucoup plus jeune), ensuite entre ses parents de cur (mre autoritaire forte personnalit, parrain discret et trs bon). La situation habituelle a t bouleverse, le triangle dipien, pour employer l'expression courante, s'est trouv distordu. Le pre trop tt effac n'est pas senti comme un rival et le parrain ne constitue pas un obstacle, puisqu'il ne vit pas avec la mre ; il n'est donc pas un adversaire contre lequel se dresser et se former, et Ivan est livr sans dfense l'amour et l'autorit de sa mre. Parce qu'elle tait une femme nergique, la matresse de maison, celle qui nourrit et celle qui punit, la mre l'a marqu d'une empreinte ineffaable en prenant sur lui un ascendant trs vif. Cette influence a dvelopp en lui une certaine fminisation de caractre, ainsi qu'une nette rpugnance pour les manires viriles (tant

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    de tmoins soulignent l'aspect et l'allure fminine de Gonarov), laquelle s'ajoute la peur de la femme. Cette fminisation est due une fixation sur la mre, avec renoncement inconscient son sexe pour souligner cette identification. En 1868 il avait cinquante-six ans dans la lettre du 19 juillet Stasjulevi dont nous avons parl, il se qualifie lui-mme enfant-femme . La tendance incestueuse s'est traduite par le culte de la fminit pure {l'ternel fminin dont parlait Ljackij) et l'a sans doute rendu impuissant. Partiellement au moins, parce que l'histoire de Nataa et de Rajskij, celle de Rajskij et d'Ulinka Kozlova, l'vocation rapide d'un amour de jeunesse d'Il'ja Ili pourraient nous permettre de penser que Gonarov ne ressentait pas son infirmit avec des femmes de condition mdiocre ou avec des prostitues. Mais, avec les femmes de sa condition , avec celles qui d'une manire ou d'une autre pouvaient voquer la figure toute-puissante de la mre, il ne pouvait connatre que des amours platoniques. Le phnomne est trop connu pour qu'il soit ncessaire d'insister. Passionnment attir par les femmes, il ne peut se passer d'elles, il les frquente, les tudie, cre des figures fminines admirables, mais il n'en peut possder aucune. Aussi a-t-il recr dans sa vie personnelle la situation qu'il avait connue dans son enfance. Dans la maison des Majkov, dans le mnage de Varvara Luki- nina, il vit en familier, mais l'cart, auprs, non avec. Cette situation ambigu prsentant l'avantage considrable de le prserver contre sa propre infirmit : il ne saurait toucher une femme qui appartient un autre, il n'a donc pas faire ses preuves. Ainsi s'explique notre avis le fait qu'il ait, dans son intrigue avec Elizaveta Vasil'evna, cherch l'chec, en lui envoyant Pour et contre . Ainsi s'explique galement la remarque cite plus haut de egodaeva : n'ayant plus faire ses preuves puisque la femme est devenue l'pouse d'un autre, il peut se montrer normal dans et par sa jalousie.

    Comme beaucoup d'impuissants, Gonarov a fait de l'amour un absolu qui apparat comme le but rel de ses hros. Tous veulent aimer, rvent d'aimer ou souffrent d'aimer ; l'amour, la passion, sont omniprsents dans cette uvre d'apparence si froide, si contenue. Ivan Aleksandrovi idalise l'amour pour conduire plus srement ses hros l'chec. Ils aiment la Femme en soi Olga ou Vera reprsente chacune un idal pour Oblomov ou pour Rajskij mais ils ne peuvent les aimer que dans l'abstrait. Les cratures issues d'un esprit malade doivent subir les mmes preuves que leur crateur : elles ne peuvent connatre les joies de l'amour vrai et partag. Quand l'idal parat devenir accessible, les hros sont frapps d'un mal analogue celui de Gonarov, mais purement psychologique chez eux (sinon, quel aveu !), ils renoncent ou s'enfuient.

    Cette fuite nous parat lie en outre l'espce d'interdit religieux auquel fait allusion Jean Blot : Ne touche pas la femme [ajoutons aime . F. l.] et tes pchs te seront pardonnes. II n'est pas douteux que l'on discerne chez Gonarov, mesure qu'il avanait en ge, mesure aussi que les checs s'accumulaient, non pas le dveloppement progressif d'un sentiment religieux vrai, mais des rfrences de plus en plus nombreuses la loi divine conue comme reprsentant le destin. Cette apparition d'une rfrence morale serait une preuve supplmentaire de l'influence

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    de la mre, qui selon le neveu de l'crivain, lui donna une foi toute formelle. Gonarov a par des prestiges de la loi morale son inaptitude au bonheur et, consciemment ou non, il a soumis ses personnages cette loi. Il les conduit l'chec pour leur bien. Ne s'agirait-il pas l de la transposition inconsciente sur le plan mtaphysique, l'intrieur de l'uvre, d'un sentiment d'injustice et de l'espoir pour soi d'une rcompense dans l'autre monde ? Qui peut le dire ?

    Deux faits en tout cas nous paraissent confirmer cette explication. L'amour que Gonarov a cherch toute sa vie et dont il a t priv est un amour plein et quilibr, n de la passion, mais qui transcende la passion et qui lui survit, c'est l'amour d'Oblomov pour la femme vue en songe, mais c'est aussi et surtout un amour partag. Seule, cette forme d'amour entre partenaires qui s'estiment, connat l'chec et parat donc interdite par l'auteur (comme l'auteur). Les autres formes, comme l'amour maternel (celui d'Agaf'ja Matveevna pour Oblomov), l'amour-jeu (Marfinka et Vikent'ev), l'amour ingal (Nataa pour Rajskij), l'amour- adoration (Tuin pour Vera), l'amour-amiti (Olga pour Stolz), l'amour sensuel (Rajskij et Ulinka) sont autorises, tolres et ne tombent pas sous le coup de l'interdit.

    D'autre part, sans rfrence une loi morale, Le ravin devient en partie incomprhensible. Comment expliquer le sentiment de responsabilit qui torture Tat'jana Markovna aprs la faute de Vera : Dieu m'a chtie en elle , et elle supplie la jeune fille de lui pardonner. Cette demande n'a de sens que si l'on admet un interdit divin. Par consquent Vera doit son tour jouer le mme rle que sa grand-tante, donner sa vie aux autres et, par le respect du devoir, par des sacrifices sans fin et par le travail, commencer une nouvelle vie, diffrente de celle qui l'avait entrane dans le ravin... aimer les hommes, la vrit, le bien (Le ravin). N'a-t-on pas l'impression qu'elle va entrer au couvent pour se racheter ?

    Il y a galement rfrence une loi morale conue d'une faon purement formelle dans le geste de Tat'jana Markovna renvoyant Tit Nikoni aprs tant d'annes d'amiti : Pendant deux heures elle parla avec lui, puis elle rentra la tte baisse. Lui, sans repasser par la maison, comme assomm, rentra chez lui, commanda son domestique de faire les bagages, envoya chercher les chevaux de poste et s'en alla dans sa campagne o il n'avait pas mis les pieds depuis des annes. Cette sparation brutale implique-t-elle que Tat'jana Markovna a estim que la vie mene jusque-l Malinovka avait pu irriter le ciel ? S'agit-il du fait d'avoir vcu en bonne amiti avec Tit aprs avoir jur de vivre sparment ? Cette infraction au serment aurait attir sur la maison la colre de Dieu ? Cette explication donnerait raison au neveu de Gonarov qui disait que l'crivain avait reu de sa mre une ducation religieuse byzantine . En tout cas, cette fin rpond aux intentions de l'auteur, qui crivait M. M. Stasjulevi le 18 juin 1868 : Les rves, les aspirations, les prires de Rajskij s'achvent dans mon roman... par l'apothose de la femme, puis de la patrie, enfin de Dieu et de l'amour !

    Mais ne peut-on nouveau transposer ? En rejetant sur Tat'jana Markovna et sur Tit Nikoni la responsabilit de la faute de Vera, Ivan Aleksandrovi montre, notre avis, qu'il savait que sa mre et

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    Tregubov avaient t amants, et il attribue une punition divine pour cette faute son incapacit connatre un amour semblable. Et pourtant il ne leur en veut pas. Nous avons dit que l'crivain tait dans tous les personnages : il est Rajskij, mais il est aussi Vera, et c'est lui qui murmure, en rponse la prire de Tajana Marko vna : Pardonne- moi ! Est-il possible de pardonner sa mre ! Tu es une sainte, il n'y en a pas deux comme toi (Le ravin).

    Nous avons bien conscience que cette tude repose pour une bonne part sur des hypothses et que nos conclusions ne sont en rien des certitudes ; tout au plus sont-elles vraisemblables pour tout lecteur attentif de Gonarov. Nous avons essay de rpondre au vu de l'crivain, nous avons lu entre les lignes. Exercice dangereux, nous en avons conscience, mais pour avoir beaucoup aim les images de l'crivain, nous avons cherch entre elles un lien. Ce n'est pas nous de dire si nous avons trouv le bon, mme s'il nous parat solide. Du moins pensons-nous avoir montr combien l'expression de Merekovskij tait malheureuse : II n'y a pas en Gonarov de coins sombres . Toute uvre, mme la plus objective recle mille coins d'autant plus sombres et plus difficiles fouiller du regard qu' premire lecture elle parat plus simple et plus accessible.

    Paris, 1975.

    1. V. G. Belinskij, Vzgljad na russkuju literaturu 1847 goda (Regards sur la littrature russe en 1847), Sovremennik, 3, 1848, pp. 326-344.

    2. N. A. Dobroljubov, to takoe oblomovina ? (Qu'est-ce que l'oblomov- ina ?), Sovremennik, 5, 1859, sect. Ill, pp. 59-98.

    3. M. A. Protopopov, Gonarov , Russkaja mysl' [Moscou], 11, 1891, sect. II, pp. 107-131.

    4. D. I. Pisarev, Pisemskij, Turgenev i Gonarov , Russkoe slovo, 11, 1861, sect. II, pp. 1-48.

    5. N. V. elgunov, Talantlivaja bestalannos (Une talentueuse absence de talent), Dlo, 8, 1869, pp. 1-42.

    6. D. S. Merekovskij, O priinah upadka i o novyh teenijah sovremennoj russkoj literatury, Spb, 1893, pp. 133-160.

    7. Ju. I. Ajhenval'd, Gonarov , in Siluety russkih pisatelej (Silhouettes d'crivains russes), Moscou, Naunoe slovo, 1906, pp. 136-151.

    8. I. A. Gonarov, Lue pozdno, em nikogda (Plutt en retard que jamais), Russkaja re', 6, 1879, pp. 285-332.

    9. N. S. Spasskaja, Biografieskij element v proizvedenijah I. A. Gonarova (L'lment biographique dans les uvres de I. A. Gonarov), Kazan', 1912, 46 p.

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    InformationsAutres contributions de Franois de LabriolleCet article cite :Franois de Labriolle. Oblomov n'est-il qu'un paresseux?, Cahiers du monde russe et sovitique, 1969, vol. 10, n 1, pp. 38-51.

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