Numéro spécial. Actes préliminaires du Colloque de Saint-Germain-en-Laye (septembre 1970) /...

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Čajkovskij, Musicien Type du XIXe siècle? Author(s): Vladimir Fédorov Source: Acta Musicologica, Vol. 42, Fasc. 1/2, Numéro spécial. Actes préliminaires du Colloque de Saint-Germain-en-Laye (septembre 1970) / Special Issue. Preliminary Papers of the Colloque at Saint-Germain-en-Laye (September 1970) / Sonderheft. Vorberichte zum Kolloquium von Saint-Germain-en-Laye (September 1970) (Jan. - Jun., 1970), pp. 59-70 Published by: International Musicological Society Stable URL: http://www.jstor.org/stable/932269 . Accessed: 13/06/2014 14:50 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . International Musicological Society is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Acta Musicologica. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.96.55 on Fri, 13 Jun 2014 14:50:45 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Čajkovskij, Musicien Type du XIXe siècle?Author(s): Vladimir FédorovSource: Acta Musicologica, Vol. 42, Fasc. 1/2, Numéro spécial. Actes préliminaires du Colloquede Saint-Germain-en-Laye (septembre 1970) / Special Issue. Preliminary Papers of the Colloqueat Saint-Germain-en-Laye (September 1970) / Sonderheft. Vorberichte zum Kolloquium vonSaint-Germain-en-Laye (September 1970) (Jan. - Jun., 1970), pp. 59-70Published by: International Musicological SocietyStable URL: http://www.jstor.org/stable/932269 .

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Cajkovskij, Musicien Type du XIXe sickle? VLADIMIR FtDOROV (PARIS)

<< Chaque oeuvre d'art porte inmanquablement la griffe de son temps. Un artiste createur a beau faire preuve d'une profondeur et d'une vigueur de talent exception- nelles, il n'arrive pas a se debarrasser entierement des particularites, purement ext&- rieures, d'un style. Ensuite, entre les mains abusives des compositeurs de deuxieme ordre, ces particularitis deviennent de la routine et finalement de l'archeologie > (C., Le Don Juan de Mozart au Theatre italien, in: Sovremennaja letopis', 15. XII. 1871, n0 47).

v Dans mes 6crits je suis tel que m'ont fait I'6ducation, les circonstances, les par- ticularites du sicle dans lequel je vis et travaille >> (C. a Taneev, 14/26. I. 1891).

<< En aucun moment, en aucune chose, je n'ai cherch a empecher I'esprit de mon temps de m'influencer >> (ibid.).

Mon titre seul en dit long. Je vais essayer de m'expliquer. Et tout d'abord le XIXe siecle lui-meme. 11 y a vingt ans de cela, dans son Histoire

de la musique (Musica aeterna I), Jacques Handschin se posait encore la question: pouvons-nous avoir une attitude vraiment historique, c'est-ga-dire objective, vis-a-vis du XIXe siecle? Pour les uns, disait-il, << la musique du XIXe siecle reste toujours la musique meme; pour dcautres, c'est comme une chute dans le peche dont il faut sortir coute que couite >. Les deux attitudes prouvent, pensait-il, que nous y sommes encore

trop fatalement, trop indissolublement attaches, enracines en lui. Est-ce reellement notre cas? surtout aujourd'hui: apres Boris, Pellias, Skrjabin,

Schoenberg, Webern, Stravinskij, Varese, Stockhausen, Xenakis. Je ne le crois pas. Il y a une ligne de demarcation, quelque part aux environs des annees 90, qui nous

permet daffirmer, avec un maximum de certitude: cela acheve, couronne ou desagrege la musique du XIXe siecle; ceci annonce ,x les temps nouveaux >.

Ce premier cap franchi - non sans quelque desinvolture, et j'attends votre verdict-- il nous reste, decides que nous sommes a regarder de plus pres, en historiens, ce XIXe sidcle musical (qui, depuis quelques annees, semble venir A l'ordre du jour, et n'est-ce pas la justement une excellente preuve de son << historicite >>?), a trouver un << musicien

type ?> qui le caracterise le mieux. Alors, pourquoi Cajkovskij? pourquoi pas Beethoven, Berlioz, Liszt, Brahms, Verdi,

Wagner? Beethoven et Berlioz fetent ces temps-ci leurs centenaires; ils ont eu ou auront leurs congres, leurs colloques, leurs expositions, leurs etudes. Chopin a ete, il y a quelques annees, magnifiquement cl~kbre par les Polonais (quoique l'absence manifeste de la France a ces travaux nous euit quelque peu surpris). Verdi fait l'objet d'incessantes reunions. 11 peuvent donc tous rester hors de notre propos.

Fortement tributaire du XVIII siecle et de Vienne, Schubert demeure dans le sillage de Beethoven. Certes, il y a ses Lieder. Mais la musique du XIXe si-cle peut- elle se borner A des Lieder seuls, aussi gkniaux soient-ils?

1 Il est d'usage, encore aujourd'hui, de se servir dans la redaction d'articles, d'6tudes, de rapports, etc. de la premiere personne du pluriel. Comme la prtsente introduction est destin6e a un Colloque, donc aprement discut6e, je ne voudrais, pour 6viter tout 6quivoque, y engager que mes opinions personnelles.

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60 V. FRdorov: Cajkovskij, Musicien Type du XIXe sihcle?

Schumann n'est qu'une phase de notre siecle, sa phase romantique intime, et plus limitativement encore (comme d'ailleurs Weber dans un autre domaine) son sillage est strictement allemand.

Brahms, emule de Schumann et type lui aussi du genie germanique, rebute ses contemporains, et non les moindres (notamment les Frangais, les Italiens et les Russes) par son serieux immuable, sa pedanterie instinctive, la pesanteur de sa pensee. C'est un retardS.

Franz Liszt aura - du moins je l'espere - la part du lion dans la partie du present Colloque consacree aux compositeurs-virtuoses.

Restent, quant moi, Verdi (que je viens d'evoquer) et Wagner; peut-etre quelques Frangais. Mais le premier ne represente - magistralement, il est vrai - qu'un genre; le second - genialement - qu'une pense: << C'est un monolithe qui ecrase ceux qui le suivent et repousse ceux qui ne se retrouvent pas en lui > (Cajkovskij). Son nom sera d'ailleurs, je suis sfir, maintes fois prononce ici, ne fMt-ce qu'a cause de son orchestre.

Bizet, lui, est l'homme d'une seule ceuvre, d'un seul exotisme; Gounod, Massenet, Saint-Saens - ceux d'un seul style. Enfin, peut-on parler de << typologie > universelle (pour le XIXe siecle s'entend) d'un Rossini, brillant representant d'un art deja decadent, d'un Smetana, Mac Dowell, Lalo, Rimskij? Comme c'est justement 1k mon propos, j'abandonne donc definitivement, et quelquefois sans regrets, Bellini A ses douceurs ineffables mais primitives, Donizetti A ses vocalises, Puccini A ses cris de

theatre, Meyerbeer a son Scribe, son cosmopolitisme et ses << ficelles ?, Bruckner A son oeuvre monumentale d'isold, Reger a son orgue et surtout A sa carcasse trop rigide, Chabrier A ses truculences, Franck a ses beatitudes (son mysticisme l'dloigne du XIXe siecle musical).

Mais je n'ai pas la charge de vous faire un cours, l6gerement fantaisiste et passable- ment cavalier, de l'histoire de la musique du XIXe siecle et j'en arrive ' Cajkovskij.

Encore une fois, pourquoi lui plut6t qu'un autre, avec tous ses defauts que je ne chercherai pas A minimiser? Eh bien, c'est precisement a cause de tous ses defauts, comme aussi evidemment cause de toutes ses qualites, que je pense qu'il arrive A representer, sous des formes souvents frappantes, d'autres fois subtiles, les qualites et les defauts, donc l'image meme de la musique de son siecle. Sa musique en est impregnee. Elle les resume en quelque sorte. Aussi ne depasse-t-elle pas son temps, n'appelle-t-elle rien de veritablement nouveau. C'est a la fois une synthese, un point final et une manifestation strictement limitee. A d'autres de chercher d'autres voies.

Ne au beau milieu du XIXe siecle, maladivement sensible A la musique des sa plus tendre enfance, appelt drfinitivement % elle par Mozart et Glinka, et, comme tout Russe, par la chanson populaire, Cajkovskij puisera, tour B tour et sans vergogne, dans toutes les musiques, toutes les &coles, tous les styles, tous les genres, toutes les formes que le XIXe si~cle lui offre si g~ndreusement. Les circonstances s'y pritent d'ailleurs admirablement.

Qu'est-ce en effet que la vie musicale russe au milieu de ce sidcle? Dans les grands centres, pour le moment et principalement Saint-P~tersbourg et Moscou, le thebtre

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V. Fidorov: Cajkovskij, Musicien Type du XIXe siecle? 61

lyrique: l'opera italien presque "

demeure; quelques troupes etrangeres de passage; deux scenes imperiales. Pour les uns comme pour les autres, qu'il soit chante en italien, en allemand, en frangais ou en russe, un repertoire unique: a c6th du Don Juan, de la Flhte, de Fidelio et du Freischiatz, ce ne sont que Rossini, Donizetti, Bellini, Mercadante, Verdi, Spontini, Meyerbeer, Herold, Halevy, Auber, Gounod, Flotow. On attend des annees pour que I'un des deux theatres imperiaux se decide, avec quelle r'ticence et quelle parcimonie, a monter une oeuvre - combien << europeenne >>, elle aussi! - d'un auteur autochtone: Verstovskij, Glinka, Dargomyiskij, Serov2.

Peu de concerts avant les annees 60: deux concerts annuels de la Societe philhar- monique; de rares seances publiques de la Chapelle imperiale; pendant le careme, ofi les theatres font relache, quelques auditions donnees par les orchestres de ces derniers; enfin, une phalange d'amateurs, celle des 6tudiants de 1'Universit&. La encore, un peu de <<classiques>> (Haendel, Gluck, Mozart, Haydn), beaucoup de Beethoven, de Mendelssohn, de Schubert, de Weber, de Cherubini, peu de contemporains, point de Russes. Avec l'entr~e en lice de la Societe imperiale russe de musique (1859) et de

I'tcole gratuite de musique (1862), ce sont Schumann, Berlioz, Liszt, Wagner, des contemporains moins illustres: Litolff, Gade, Spohr, Lortzing, Romberg, Moscheles, etc. qui s'y ajoutent et qui finissent par occuper le devant de la scene. De temps en temps, des virtuoses en tournee: Clara Schumann, Field, Steibelt, Henselt, Liszt, Billow, Vieuxtemps, Viardot, qui repartent aussit6t ou s' tablissent definitivement en Russie, surtout pour enseigner.

Et qu'entend-on en province ou chez les particuliers? Les orchestres prives, les ensembles d'amateurs, les instrumentistes ou les chanteurs d'occasion - il n'y a pas encore, presque pas encore, de musiciens russes professionnels - se contentent de romances a la mode (Varlamov, Aljab'ev), de chansons populaires arrangees, de musique de chambre, d'ouvertures ou de symphonies faciles, bonnes ou mediocres, que seule la musique etrangere contemporaine (Mozart et Haydn etant des excep- tions) peut leur fournir.

Enfin, qui dirige, joue, chante, professe? des Allemands, des Tcheques, des Autri- chiens, tous immanquablement eleves des conservatoires de Leipzig, de Berlin, de Munich, de Vienne ou de Prague, disciples de Dehn, Marx, Kullak, Liszt. De rares Franqais; quelques Italiens. Parlant peu, comprenant mal le russe. Et ce tableau ne change evidemment point, ne peut point changer, lorsque sont fondees les deux

premieres &coles (plus tard conservatoires) de musique russes a Saint-Petersbourg (1861) et ' Moscou (1866). Les professeurs de ces &coles s'appellent Zaremba, Laub, Luft, Krankenhagen, Kossmann, Metzdorf, Zabel, Spiel, Gherke, Albrecht, Hubert, Langer, Klindworth, Ciardi, Piccioli, Galleri, Catalani, Ferrero. Les directeurs, Anton et Nikolaj Rubinstein, ont 6te formes a Berlin, Vienne et Paris.

Voild la toile de fond sur laquelle nous voyons se profiler, de ses premiers balbutie- ments A sa maitrise, le musicien Cajkovskij. Voil l'ambiance musicale oii est nd, s'est

2 Cui, en 1870: , Pktersbourg est une ville de th atres principalement trangers. Ils sont cinq: un

allemand, un italien, trois frangais; les theatres russes n'en sont qu'a la moiti >w.

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62 V. Fidorov: Cajkovskij, Musicien Type du XIXe siecle?

forme, a evolub son g6nie. C'est d'autant plus important qu'il n'est pas comme les autres. Physiquement et psychiquement, il a une sensibilite musicale presque morbide. La pressentant, la voyant telle, ses parents, ses maitres, cherchent "

l'touffer, a la

temperer, et n'arrivent evidemment qu'a I'exacerber. Cajkovskij aura une faim et une soif de la musique inextinguible durant toute sa vie. Cette musique traduira les inquietudes de l'enfant; elle sera un derivatif aux nevroses de l'adulte.

Alors il se jette sur toutes les musiques comme sur une proie et cherche a les

engloutir; sans discernement aucun d'abord; avec des pr6ferences tres marquees ensuite.

Comme c'est souvent le cas, nous n'avons que des renseignements pars sur son enfance et sa jeunesse. Le fonds autochtone mis apart (chants de paysans et d'ouvriers; musique de foires ou de << semaines grasses >>), et que personne ne conteste, on nous

parle d'un rouleau mecanique achete par son pere et qui debite des fragments du Don Juan, du Donizetti, du Bellini, du Rossini. On se souvient d'un ensemble d'ama- teurs que son pere reunit et qui se produit dans des arrangements faciles de musique de chambre et symphonique a la mode (europeenne evidemment), d'un militaire polonais voisin jouant du Chopin et incitant Cajkovskij l'imiter. Viennent ensuite les premiers operas (le m&me Don Juan, le Freischitz, la Vie pour le tsar) et ballets (Auber, Pugni), qu'il entend lors des voyages ' Moscou et

' Sairnt-P'tersbourg. Le

voil" installe dans cette derni re ville. Son premier professeur de piano est I'Allemand

Kiindinger qui I'emmene au concert. Bient6t il ne jure que par le theatre (auquel il reservera une place speciale - nous le verrons - dans son oeuvre), en tout premier lieu par I'op'ra italien (Rossini est, d'apres Laroche, son grand preffre du moment; il aime beaucoup Bellini et se mefie de Verdi) et le ballet. La musique l'envahit defini- tivement, et a son premier voyage a I'tranger il ne peut plus se passer de piano: il conserve dans sa memoire tout ce qu'il vient d'entendre, improvise et continue, en dilettante3, a s'essayer a la composition.

De retour ' Saint-P'tersbourg, sa decision est prise. Il1 s'inscrit aux classes musicales preparatoires (1861), puis regulieres (1862) nouvellement fondees par A. Rubinstein, demissionne bient6t du

Ministtre de la justice (1 863), finit par abandonner toutes ses

relations mondaines et, vivotant tant bien que mal de legons et d'accompagnement, travaille d'arrache-pied: harmonie, contrepoint, composition libre, fluite, chant, orgue, instrumentation, direction d'orchestre.

Qui lui offre-t-on pour module? que dichiffre-t-il au piano, de qui discute-t-il avec ses camarades? quelles partitions lit-il la Bibliotheque du Conservatoire 4? qu'entend- il au concert et au theatre? Essentiellement - et je suis oblige de me rip~ter, mais il

s'agit cette fois de Cajkovskij lui-meme - Beethoven, Schubert, Weber, Mendelssohn,

3 Encore en 1863, aprbs presque deux ans d'etudes, son condisciple Laroche s' tonne de la quantit~ de choses musicales que Cajkovskij a pu << emmagasiner >> et du peu de discernement qu'il y a mis (G. A. LAROCHE, Muzykal'no-kritiheskie stat'i, II,1: Vospominanija o Cajkovskom, Moscou 1955). L'influence du cosmopolite Laroche est, a cette epoque, sur lui indeniable.

4 Comme Berlioz, avec cette difference que la Bibliotheque du Conservatoire de Paris est deji, du temps de Berlioz, la plus grande bibliothdque musicale de France, tandis que celle de Saint-Pitersbourg entasse ses partitions dans . . . une cuisine.

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V. Fidorov: Cajkovskii, Musicien Type du XIXe siecle? 63

Schumann, Spohr, Litolff (ses deux ouvertures a programme sont ses preferbes), Bruch, Berlioz, Liszt, Meyerbeer, Rossini, Verdi, Wagner; 4pisodiquement quelques Francais contemporains, Brahms, Haydn, Mozart. Cajkovskij affirme avoir adore ce dernier toute sa vie, mais, le Don Juan exceptS, il ne le connait alors que superficiellement. La

musique ancienne, tous ces Bach, Haendel, Lully (< le veritable ennui classique >>),

<, des musiciens dans le genre de Gabrielli, Lasso et autres que Dieu et son prophete Laroche sont seuls " avoir frequentes >> (a Balakirev, 2/14. X. 1869) , le laissent totalement indifferent; c'est tout au plus une matiere scolaire. Mais il traduit le Traiti

g~i~ral d'instrumentation de Gevaert (1865), comme il traduira bient6t les Musikali- sche Haus- und Lebensregeln de Schumann (1869) ou le Katechismus der Musik de J. Ch. Lobe (1870), et compose sa cantate de fin d'etudes sur le texte de 1' << Ode a la

joie >> de Schiller. Si son apprentissage musical dure encore quelques annbes - il est, entre temps,

professeur au Conservatoire de Moscou (1866-1877), compositeur de plus en plus joue et de plus en plus en vue, critique musical << d'occasion >> (1868-1875) - voire meme jusqu'a sa grande maitrise (1-er Concerto, Francesca, la 4e Symphonie, Eugene On~iguine; 1875-1878), si son horizon s'dlargit enormement, Cajkovskij ne quitte pas les rives de l'Europe et reste strictement limite a la musique de son siecle. 11 suffit pour cela de relire ses articles 6, de parcourir sa correspondance deji considerable, de voir avec qui il se lie, ce qu'il lit, ce qui I'interesse, comment il enseigne, de voyager avec lui A travers l'Allemagne, l'Autriche, 1'Italie, la Suisse et la France.

Cette interminable digression, que vous me pardonnerez, devait situer I'apprenti dans son milieu et dans son temps. Mais le voila compositeur deja, avec l'Orage (Ostrovskij), la 1-re Symphonie, Rometo le 1-er Quatuor, la Tempr te (Shakespeare). Alors, qui est-il?

D'abord il vient tard au metier de musicien, comme beaucoup de ses contemporains non issus de familles musicales: Berlioz, Schumann. Mais une fois installS, c'est un

professionnel veritable, encore une fois comme la plupart d'entre eux. Ce qui le

distingue des autres et ce qui lui confure, A mon avis, le caractere d'un musicien type de son siecle, c'est I'iventail exceptionnellement large aussi bien de son oeuvre elle-

mnme, que de son activite de musicien. Tout I'interesse dans la vie de son temps: la

musique, la litterature (sa bibliotheque personnelle est pleine d'oeuvres contem- poraines, dedicacees, annotees, commentees), les arts, les hommes, la pensee. Sans

5 < Pour ecrire comme Palestrinao, dira-t-il plus tard a Taneev (1881), <il faut etre un homme de son si'cle, oublier le poison qui rend la musique de notre temps malade. Et vous savez vous-meme combien je cede a ce poison!* 6 Pour plus d'evidence, enumerons brievement, dans l'ordre chronologique, leurs principaux sujets: Wagner, Liszt, Raff, Beethoven, Rossini, Meyerbeer, Schumann, Chopin, Bellini, Verdi, Schubert, Mendelssohn, Brahms, Svendsen, Donizetti, Litolff, Weber, Gounod, Thomas, Haydn, Berlioz, Bruch, Goldmarck, Hummel, Halkvy, Zellner, Volkman, Field, Ernst, Gade, Saint-Sains. Toute la musique europ6enne du XIXe siecle, avec ses tres grands, comme aussi avec ses trbs petits (J. Zellner?), y passe. D'autres: Bizet, Massenet, Delibes, Grieg (avec lequel il sympathise tout particulierement: I'innocence de sa musique le siduit), etc. viendront s'y ajouter. Les Russes: Glinka, Servo, Dragomyvskij, Balaki- rev, Korsakov, Musorgskij, feront toujours figure d'exception.

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64 V. Fedorov: Caikovskij, Musicien Type du XIXe siecle?

hesiter il repond donc a toutes les sollicitations de son genie ou de sa nature: il sera a la fois compositeur, chef d'orchestre, enseignant, critique, epistolier, poete, librettiste.

Compositeur qui non seulement ne cesse d'&crire (il compose regulierement de telle heure a telle heute; il compose lors de ses conversations, dans le train, au cours de ses longues promenades quotidiennes solitaires a la Beethoven ou a la Brahms), mais qui ne sait plus comment vivre, ni comment resister a la melancolie et au vide

qui l'envahissent, lorsqu'il ne compose point7. Enseignant qui non seulement s'int&resse rbellement, au debut, a son metier (son

Traite d'harmonie, ses Regles gn&erales d'enseignement), mais qui, jusqu'au bout, gardera l'esprit didactique (voyez sa correspondance avec Taneev, Kotek, Glazunov, Rahmaninov, Conus, etc.).

Critique musical qui non seulement exerce cette fonction et I'exerce avec un certain enthousiasme (dont il se defend d'ailleurs), mais qui ne manquera pas une seule occasion, tout au long de sa vie (ses lettres, son Journal), de parler musique, de reagir a la musique (la sienne, celle de ces contemporains), d'etablir des normes, de reviser constamment son jugement, d'&crire l'histoire v&cue de la musique de son temps.

Il sera aussi son propre librettiste (faire soi-meme, refaire - cette attitude serait-elle

chore aux musiciens du XIXe si&cle?), le manager attentif et prudent de son oeuvre, qu'il ne cessera de defendre, par persuasion, sollicitations, propagande, menaces, diplo- matie, feintes. Il deviendra, sur le tard, a l'improviste, chef d'orchestre et le sera avec frindsie, pour rattraper le temps perdu.

Certes, dans tout cela, il n'est pas le seul de son espece. 11 suffit, pour s'en con- vaincre, de citer - toujours les memes - Berlioz, Schumann, Liszt, Saint-Sains, et combien d'autres. Mais pour chacun de ceux-ci il y a, sans aucun douite, chaque fois, une restriction. Tandis que Cajkovskij r6alise, me semble-t-il, bien ou mal, mais de toute facon en plenitude, toutes les aspirations d'un musicien de son temps.

Il le fait plus compl&tement encore, si cela est possible, par son oeuvre elle-m&me. Quels genres et quels styles de la musique de XIXe siecle n'a-t-il pas essay6 d'aborder?

Op&ras, ballets, musique de scene, cantates, ouvertures, poemes symphoniques, suites, concerti, ceuvres pour instruments solistes avec orchestre, musique de chambre (quatuors, trio, sextuor, instruments solistes avec piano), pieces pour piano, airs, melodies, musique religieuse, transcriptions de chansons folkloriques.

Et - soyons francs, car nous ne sommes pas r6unis ici pour discuter des goits et des couleurs - dans chacun, ou presque chacun, de ces domaines il laisse une ceuvre sinon toujours considerable, du moins marquante.

Ce qui m'importe peut-$tre davantage encore, c'est qu'elle n'est pas seulement marquante en elle-eme: elle est aussi, nettement et definitivement, marquke au coin de son sidcle.

Son langage: harmonie, polyphonie, formes, instrumentation, est, pour le moment, un langage simplement post-beethov~nien. Post-beethovknienne aussi est I'idke que

7 Ainsi lui reprochera-t-on toujours d'6crire trop, de produire trop souvent, de le faire sans le veri- table discernement de celui qui, en dernier ressort, arrive a se juger objectivement.

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V. FMdorov: Cajkovskii, Musicien Type du XIXe si~cle? 65

Cajkovskij se fait de la musique. En aucune fagon elle n'est pour lui une musique pure qui joue avec les sons, les themes, les structures.

Elle sert avant tout a traduire, et le traduire aussi directement et aussi clairement que possible, son 6tat d'ame, ses emotions, sa psychologie, sa pensee, sa philosophie. L'homme - Cajkovskij lui-meme ou n'importe lequel de ses semblables - est au centre de ses preoccupations musicales. Cet homme lutte perpetuellement contre un << fatum > implacable qui l'empeche de se r6aliser pleinement, d'&tre heureux, d'aimer librement, de sympathiser avec son prochain, de jouir de la nature des choses, de s'extasier, detendu, devant la beaute de ce monde.

Je n'ai pas besoin, devant vous, de tracer des paralleles, de voir qui il imite ainsi ou a quil il s'apparente. Ii suffira que je remarque que toutes ses symphonies ont un sujet, et ceci des la premiere: Raves d'hiver (Friihlingssimphonie, la 1-re de Schumann), que ses ouvertures et ses poemes symphoniques illustrent des 6pisodes tires de Shakespeare, Dante, Byron, Goethe (6videmment un Faust inacheve!), que son fameux Trio et son 3e Quatuor sont dedies - et non seulement nominalement - << a la memoire d'un artiste >, que son Sextuor 6voque des souvenirs de Florence, que ses Suites - la Mozartiana exceptee - sont de la musique pittoresque, que ses melodies depassent la plus souvent le cadre d'un simple Lied pour devenir un drame ou un poeme sympho- nique intimes en miniature. *

J'en viens enfin a une brave analyse de cette ceuvre. Parti de Meyerbeer et de son opera historique a grands effets, grand spectacle, tout

exterieur - et sans jamais I'abandonner entierement - Cajkovskij tentera de de- peindre davantage un drame, des conflits plus intimes, plus interieurs (Eugene One- guine, la Dame de pique, Yolande), de mieux integrer les recitatifs et les effets de masse a la trame du sujet. Il se laissera aussi passagbrement seduire par Rossini, par Wagner, par Bizet ou par Verdi (la Charmeuse).

Seduit egalement par ce que le style d'un Auber, d'un Gounod, d'un Massenet a de typiquement frangais et de typiquement dix-neuvieme, il songera aux comedies de Musset comme livret possible pour un 6ventuel opera-comique, pataugera dans Bar- bier, Mermet, Michelet [et Schiller] pour batir sa Jeanne d'Arc.

Le gouit du ballet lui viendra de son aversion pour les musiques chor6graphiques d'occasion (Pugni surtout, qui encombre les deux scenes imperiales, et qu'il aimait tant 6tant enfant) ou de pur divertissement, de son intr&et pour les oeuvres d'Adam et de Delibes, de son d6sir enfin de s'attaquer au fantastique, A la 16gende, au conte, genres qu'il n'a su que partiellement aborder dans ses autres compositions (Ondine, la Fille des neiges, Tempete, les Souliers de la reine) et que son siecle, peut- tre malgre lui, lui impose.

Sa musique symphonique est avant tout biographique, psychologique, A programme, que ce programme s'inspire comme sujet, comme style, comme forme de Beethoven, Schumann, Berlioz ou Liszt, pour ne relever que les analogies les plus &videntes, quoiqu'encore passablement disparates.

Le programme de sa premiere oeuvre non scolaire - elle date pourtant de I'6poque de ses etudes au Conservatoire et fut sugg~rbe par A. Rubinstein, mais condamnbe

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66 V. FMdorov: Calkovskij, Musicien Type du XIXe siclte?

par lui sans appel-l'ouverture l'Orage, d'apres Ostrovskij, est a citer: < Introduction: adagio (l'enfance de Catherine et sa vie avant le mariage), allegro (premiers signes de Forage), d6sir d'un amour et d'un bonheur veritables (allegro appassionato), luttes interieures. On se retrouve subitement le soir, sur la Volga; nouvelles luttes, cette fois dans une atmosphere de bonheur fi6vreux; approche de F'orage (r6petition du the- me qui suit I'adagio initial; son developpement), Forage; paroxysme d'une lutte

desespiree, la mort >>. Vous connaissez les themes de la premiere Symphonie explicites par ses sous-titres,

le sujet de la quatrieme confi6 dans une tres longue lettre a Madame von Meck, les sous-entendus annoncant la sixieme. Vous savez qui l'a fait ecrire - et comment - son Romeo, sa Francesca, sa Tempete, son Manfred8.

A l'Orage, a son programme infantile et a sa forme encore gauche, viennent se substituer peu A peu des oeuvres musicales organiskes dont le sujet, les episodes, les etats d'ame (aussi bruts, directs et meme ind&cents dans leur exhibitionnisme qu'ils puissent &tre

chez Cajkovskij) ne sont, comme c'est le cas pour la plupart de ses con- temporains, chez lui aussi que des pretextes. Ce qui prime en fin de compte, et malgre les apparences particulierement trompeuses chez Cajkovskij, c'est la recherche de formes nouvelles, plus libres, plus immediates1. C'est la qu&te d'harmonies plus souples, plus parlantes. C'est le besoin imperieux d'une orchestration adequate, plus color&e et plus subtile a la fois quant aux jeux de timbres.

Un musicien qui a l'habitude d'&couter et qui, rkellement, entend, Cajkovskij s'accuse souvent et g6nereusement de ne pas savoir manier la forme lorsqu'il est en face d'une oeuvre de longue haleine. Mais n'aurait-il pas ete parfaitement ridicule d'essayer de dire ce qu'il pensait devoir dire avec I' quilibre et la sobriet~ de la forme classique? Ii est certes, et certes comme les autres, distingue a ses heures, bourgeois dans l'me, plebeien de nature, mais constamment preoccup6 de briser toutes ces entraves (aristocratiques, bourgeoises, plebeiennes) de se reveler jusqu'au bout, d'inonder le monde entier de ses miseres et de ses joies, d'arriver au paroxysme.

La forme traditionnelle, forme beethovenienne surtout - et la il depasse la forme incertaine de Schumann, litteraire de Berlioz, improvis&e de Liszt - n'est jamais pour lui une entrave. C'est un point de depart. Il s'en sert librement: d'abord pour expliciter musicalement un programme (ses premieres oeuvres), ensuite pour traduire sa vision du monde et de l'homme, enfin pour s'en &chapper definitivement et bitir sa propre musique.

Il s'en rend d'ailleurs parfaitement compte. S'il s'acharne continuellement sur une oeuvre, ce n'est pas pour faire m i e ux ; c'est pour mieux dire ce qui lui incombe. La premiere impulsion, le coeur ont presque toujours le pas sur la raison. << Je n'ai jamais pu &tre objectif vis-a-vis de mes propres enfants; j'6cris comme je sais; ... refaire, recomposer, ambliorer me cofite knormtment> (A Balakirev, 28.X./10. XI. 1869). (Les esquisses dont il remplit ses carnets, loin d'&tre des embryons comme

8 * De la mauvaise peinture naturaliste *, le joug de la contemporaneit• *, dira son ami Laroche. 9 w Quelle que soit la forme que je choisisse, aucune ne parle a mon coeur. Ce ne sont que remplissage d'usage, procedes de routine, depuis longtemps perimes. Que tout cela est conventionnel et faux

, (a Taneev, 1881).

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elles le sont chez Beethoven, prennent chez lui le plus souvent, tout de suite, I'aspect definitif.) Ailleurs, dans une autre lettre au m&me (12./24. XI. 1882), cette longue analyseO10: << Vous avez bien voulu parler d' a po g e e en evoquant ma (Tem- pete> et ma (Francesca> (je suis loin d'ailleurs de partager cette opinion). Alors je me suis imagine que votre programme allait immediatement m'enflammer et m'inciter A le mettre en musique. Grande fut ma dkception en le lisant. Votre programme peut en effet servir de fil conducteur a un symphoniste dispose A imiter Berlioz; je vois tres bien une symphonie ' effets, dans le style de ce dernier, que l'on pourrait batir en prenant votre programme comme point de depart. Quant a moi, il me laisse, pour le moment completement indifferent, et je ne crois pas que cela vaille la peine de se mettre a la composition si l'imagination et le coeur ne sont pas richauffes. Pour vous faire plaisir, j'aurais 6videmment pu faire un effort et extirper de moi-meme une serie d'episodes plus ou moins valables: une musique traditionnellement lugubre pour traduire la mdlancolie desesper'e de Manfred; une serie de trouvailles instru- mentales pour le scherzo de la Fee des Alpes; un lever de soleil dans les registres aigus des violons; la mort de Manfred aux trombones, pianissimo. J'aurais pu farcir ces 6pisodes d'harmonies curieuses et 6picees; j'aurais pu faire publier le tout sous le titre ronflant de <Manfred, symphonie d'apres>, etc. Mais tout cela ne m'attire guere... Je suis oblige de convenir que malgr6 mon age respectable et une inde- niable maitrise d'6criture, je continue a e r r e r dans la vaste plaine de la compo- sition, cherchant vainement A tomber enfin sur mon sentier veritable ... De temps en temps, il m'est arrive de frbler de pres ce sentier; sortaient alors des ceuvres dont je n'aurai pas honte jusqu'a la fin de mes jours, oeuvres qui me rejouissent et m'incitent au travail. Mais ces oeuvres furent rares, et de toute fagon je ne compte parmi elles, ni <Francesca>, ni la <Tempete>. Ces deux oeuvres abondent en effets ex- terieurs, - mais sont, en realit6, extremement froides, fausses et faibles. La raison en est simple: la liaison entre leur musique et leur sujet n'est pas intime: elle est acci- dentelle, exterieure. La stupide agitation de l'orchestre dans la premiere partie de

<Francesca> ne correspond nullement A la grandiose peinture de l'ouragan infernal, et les 6coeurantes finesses harmoniques de sa partie mediane n'ont rien de commun avec la geniale simplicite du texte de Dante. Encore moins satisfaisant, moins digne du sujet, est le pot-pourri bigarre qui a pour titre la <Tempete>. Sans parler de l'ouverture pour <Romeo > que, Dieu sait pourquoi, on a port6e aux nues au detriment de certaines de mes autres oeuvres. Je sentais pourtant toute la difference qu'il y a entre la passion juvenile de l'Italien Romeo peinte par Shakespeare et mes lamentations aigres-douces. Loin de moi l'idee d'affirmer que la musique a programme 1 a B e r -

Slioz est un genre hybride; je veux simplement dire que rien de remarquable n'a 6t6 fait par moi dans ce domaine.

I1 se peut que la froideur disespirie avec laquelle j'accueille votre programme soit due a Schumann. J'aime son < Manfred> A l'excks et ai pris l'habitude de lier indis-

1o 11 s'agit, dans cette lettre, d'un programme pour sa future symphonie-poeme Manfred que Balakirev voulait vainement lui imposer. En fin de compte, Cajkovskij arrive a le dig'rer, et Manfred devient en fait une de ses meilleures, une de ses plus sinceres (< confessions *.

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solublement dans mon imagination le <Manfred) de Byron et le Manfred) de Schumann; alors je ne sais plus par quel bout prendre ce sujet pour en sortir une autre musique que celle dont I'avait habill Schumann >.

Je me suis longuement attard6 a l'oeuvre symphonique de Cajkovskij, << la plus lyrique de toutes les formes musicales > (> Taneev, 1878), car c'est un lyrique avant tout. (Qui des musiciens du XIXe siecle ne l'est pas, A son heure, A sa faqon: Liszt,

Wagner, Verdi, Brahms, Massenet?) II l'est incontestablement. II l'est dans ce que son

oeuvre symphonique a de plus personnel et donc de plus significatif pour la musique de son temps. I1 l'est jusque dans le debordement de la joie et de la verve populaires des Finales de ses symphonies o0i il semble chercher refuge et reconfort pour son

lyrisme intime de desespere et de melancolique. I I'est dans ses rares 6pisodes grotes- ques. I1 1'est dans ses operas qui personnifient pour lui non seulement le drame et I'amour (encore une fois surtout intimes), mais 6galement une forme d'art ofi tous les aspects de sa lyrique prennent corps et entrainent A leur suite non pas un ou des individus, mais un auditoire A mille coeurs. Il l'est dans ses ballets dorenavant sympho- niques et lyriques, avec un sujet evident, un developpement, des caracteres. II l'est bien sGr dans toutes ses melodies; quelquefois meme dans ses pi&ces de piano les mieux venues, c'est-a-dire les moins << occasionnelles >.

Cet •klment lyrique dominera egalement, et cela malgre les besoins de la cause et la forme habituelle, dans ses Concerti: le premier pour le piano, celui pour le violon. La virtuosite elle-meme se mettra ici au service d'un lyrisme continuellement d6bor- dant, d'une improvisation spontanee, pour ne rien dire des moments d'abandon sans lesquels une musique de Cajkovskij n'est guere pensable.

Satur6 de la musique de chambre v classique >> que les necessit6s scolaires l'ob- ligeaient a etudier, transcrire, reduire A longueur de journee, Cajkovskij semble s'en mefier au debut. II y revient pourtant et, en 1879 (lettre

' Modest), parle de (( delices >>

et d' v effet de purification >> que lui procure l'tude attentive des quatuors de Mozart et de Beethoven. I1 ecrira donc des quatuors, un trio, diverses pi&ces pour solistes. Leur style restera pour la plupart: symphonique, a programme, lyrique.

Lyrique aussi, malgre quelques tentatives d'archaisme (les Vepres), sa musique religieuse.

Restent, en marge, ses suites, Capriccio, la Serjnade, etc.; quelques pastiches. Caj- kovskij donne ici l'impression de se souvenir tout-a-coup qu'il y a d'autres musiques que la sienne et, dans certains cas, d'autres musiques que celles de son siecle.

Beaucoup l'avaient accus6 et I'accusent encore d'&tre cosmopolite A l'excts, de n'Ctre que cela. A cause de son 6ducation musicale. A cause des influences auxquelles il fut particuli~rement permeable et qui, par suite des circonstances, furent beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus massives que chez la plupart de ses contemporains. A cause aussi de son dtsir evident de ne rompre aucun lien: techniques, styles, formes, inspirations, ambiances du sidcle qui l'a vu naitre. Ces liens, il les maintiendra vivaces

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V. FMdorov: Caikovskii, Musicien Type du XIXe sijcle? 69

jusqu'au bout. Par des contacts de toutes sortes, des voyages incessants, un int'rAt soutenu: pour la musique, la litterature, les idkes maitresses de son temps.

Alors, un simple epigone? quelqu'un qui resume et en reste la: - &criture alle- mande; spontaneite, violence des 6motions, lyrisme, simplicit' des Italiens; charme,

e1lgance, urbanisme, grace des FranCais; un vague relent de chanson populaire russe ou ukrainienne?

Que non, certes. Et en tout premier lieu a cause de son langage. A l'origine de ce langage, et quelle que puisse etre l'6criture du musicien: la chanson

populaire. Non pas ascetique, archaisante, pure, intouchable de Rimskij, mais vivante, osons dire le mot: democratique. Telle que le paysan, I'ouvrier, le citadin, le fau- bourien la pratiquaient encore de son temps; A Votkinsk, Alapaevsk, Kamenka, Moscou.

S'y ajoutent toutes les formes utilisees par les autres milieux oh Cajkovskij evoluait: ceux de la bourgeoisie, ceux des classes moyennes. C'est A dire la romance, la danse, la chanson tzigane. Cajkovskij en fait un amalgame nouveau. Cet amalgame peut choquer un musicien averti, I'ennuyer, lui paraitre facile et vulgaire, mais c'est s o n

langage et il a ses moments de grandeur, de charme, de finesse, de musicalite vraie. Et, finalement, il prend. Et c'est bien cela que Cajkovskij cherchait avant tout.

Malgr6 des &checs cuisants et repetes, il s'acharnait A composer des operas. Il con- siderait ce genre comme le seul veritablement parlant, capable d'6mouvoir un tres

large auditoire: - par ses grandes scenes A effet (il les manquait invariablement), par ses conflits violents (le drame lyrique du XIXe siecle par excellence), par ses recitatifs toujours dramatiques, par ses ariosos intimes et ses epanchements lyriques oh il excel- lait, par ses sc nes de masse populaires oh il cherchait - nous l'avons dit - cette joie de vivre qui lui 6tait naturelle, mais dont il avait peu A peu oublib le gott (ne le designe- t-on pas comme le compositeur le plus pleurnichard de son siecle?).

C'est dans le meme esprit d'efficacite et de large accessibilite qu'il se servait, tout en restant traditionnel quant au fond, de son sens inne de l'harmonie (modulations, modes, dissonances) et des couleurs orchestrales (timbres individuels, combinaisons et oppositions de timbres, imitation d'instruments populaires, etc.).

De m&me pour la forme. Si le tripartisme lIgue par Beethoven demeurait son fil conducteur, Cajkovskij savait, pour les besoins de ses multiples causes, varier cette forme, la multiplier, I'amplifier, faire un large usage de la variation, donner A une ceuvre un caractere cyclique. Tout cela avec une aisance que les historiens russes ont peut- tre 6te les seuls A mettre en evidence 11

Rare et curieux melange. Qui voudra suivre ou prolonger cette musique, A la fois si personnelle et si << faite par et pour tout le monde >. Les bl~ves les plus proches; ou bien alors une 6cole, notre contemporaine certes, mais qui s'obstine A ne voir en Caj- kovskij que le < classicisme ? d'un grand maitre.

Ce qui par contre est flagrant, c'est le succks qu'avait obtenu de son temps et qu'obtient encore cette musique aupris d'un trts vaste public qui ne demande qu'a se

1 Voyez les analyses detaillees d'un Asaf'ev, d'une Tumanina, d'un Alvang, d'un Kremlev, etc.

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70 V. FRdorov: Cakovskij, Musicien Type du XIXe sitcle?

laisser < prendre >> par ce grand lyrique du XIXe siecle. Ce siecle, Cajkovskij l'acheve. I1 en fixe I'image; tres ressemblante, mais a sa manidre. A d'autres - je le repete - de prefigurer les temps nouveaux.

On est prie d'envoyer toutes suggestions, additions et commentaires concernant ce texte A: Please send all suggestions. additions and comments concerning this text to: Bitte alle Hinweise, Zusitze und Anmerkungen beziiglich des Textes senden an:

Prof. Dr. Georg Knepler, Strafle 901, Nr. 8, DDR 118 Berlin-Grzinau

Ces contributions seront de preference redigees dans l'une des trois langues: anglais, frangais ou allemand. Contributions should be submitted preferably in one of these three languages: English, French or German. Bitte diese Beitrige m6glichst in einer der folgenden Sprachen abfassen: englisch, fran- z6sisch oder deutsch.

A propos du developpement de i'instrumentation au debut du dix-neuvieme sidcle

RAYMOND MEYLAN (ZURICH)

Cet article a pour but d'ouvrir la discussion sur un aspect de la creation musicale romantique: I'instrumentation. Ii ne s'agit pas d'une premiere communication de con- naissances nouvelles mais d'un plan eventuel d'etudes a mener, de vues d'ensemble a exposer. Parmi les questions que le sujet nous propose, il faudra en choisir quelques- unes dans differentes directions de recherche et les poser d'une maniere assez precise pour qu'on puisse atteindre quelques resultats.

L'instrumentation peut etre definie comme I'art d'&crire pour un ensemble d'instru- ments, des que I'individualite de chacun est precisee. C'est une certaine dimension de la musique comme la forme, le rythme, la m0lodie ou l'harmonie. Elle entre en jeu tres differemment dans la conception d'une oeuvre, soit qu'on en decide a priori (une symphonie pour cordes, deux hautbois et deux cors), soit qu'on y pense apres coup (orchestration a partir d'une esquisse sur deux portees), soit qu'elle apparaisse com- me l'objet meme de I'inspiration. En considerant son developpement, on doit donc chercher a reconnaitre les moments ofi elle est primordiale, pour le compositeur et pour I'histoire. Cela pourrait conduire a definir la periode que nous voulons envisager par la suite de ses oeuvres marquantes. Mais c'est la une abstraction comme le serait, dans une vue toute opposee, la statistique de la production. Quand on pense au deve- loppement d'un art, on imagine une evolution, un courant d'idees, un progres general passant d'une conception a I'autre, a tel point qu'on parle d'une 6poque de transition,

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