Mots et concepts clef de l’interview d’a
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REVUE SOCIOLOGIE INTERVIEW D’ALFREDO GUEVARA Interview produite par Mason et Dixon, Clément Zablocki en a assuré la réalisation, preneur de son : Sergio Muñoz Torres Menée par Ariel Wood et Xavier d’Arthuys Alfredo Guevara, parlez-‐ nous de vous, enfant : Je ne sais pas très bien. De toutes façons, je veux qu’une chose soit bien claire. Je ne veux pas de biographie. Cela ne m’intéresse pas. Enfant, je n’ai jamais été très heureux parce que ma santé était fragile. Je me souviens seulement d’impressions très fortes: nous habitions en famille au bord du Malecón* à la fin de la dictature de Gerardo Machado (1925-‐1933), j’ai vu le corps d’un tortionnaire, un monstre, traîné derrière une voiture. Ma mère m’a caché les yeux et je l’ai entendue me dire : «c’est un requin, c’est un requin !». J’ai compris beaucoup de choses avec mes yeux… mais sur mon enfance je confonds entre ce que j’ai vu et ce qu’on m’a raconté… En tous cas, ce qui est sûr, c’est qu’on m’a formé à être rebelle. Mon père était franc-‐maçon. Cette génération cubaine était avant tout franc-‐maçonne. Je saurai bien après que ce réseau m’a sauvé la vie quand j’ai été au bord de la mort. Une partie de ma famille a lutté dans les Guerres d’Indépendance et les héros de notre Patrie étaient maçons... Mais ce sont surtout les républicains espagnols réfugiés à Cuba qui m’ont formé. Ils ont d’ailleurs formé toute ma génération. Et puis, des gens comme Juan Ramon Jiménez, et en particulier María Zambrano… Ma mère n’était pas spécialement catholique. Elle l’était comme tous les cubains, pratiquante, sans plus. Pouvez-‐vous nous parler de vos Maîtres ? Non car je n’ai pas eu vraiment de maîtres… si, un : José Martí*. Mais en fait, ce n’est pas d’abord une personne, c’est plutôt quelque chose : c’est la lecture de José Martí. Ses œuvres nous ont amené à la conclusion qu’il fallait faire quelque chose… Jouer un rôle, transformer le pays. En cela, je peux dire que j’ai toujours voulu être protagoniste. Cette génération s’est formée autour de Martí (autour de 1953, centenaire de sa naissance), et est ainsi passée de la conscience à quelque chose de plus.…
A l’âge de dix neuf ans, je rentre à l’Université de La Havane à la Faculté de Lettres et Philosophie et en même temps j’étudie l’Histoire de l’Art avec de merveilleux professeurs cubains et aussi des architectes qui avaient l’obsession de la nouvelle architecture. Et tous ensemble, nous avons «pris» l’Université pour la réformer… En face de la Fac, il y avait le siège de la Fédération des Etudiants Universitaires (F.E.U.). A cette époque, j’avais déjà alors des plans politiques très précis. Cette Université, c’est mon royaume, ma source, d’ailleurs je veux que mes cendres soient dispersées dans le Grand Escalier de l’Université que j’ai monté et descendu tant de fois et qui m’a inspiré. Et c’est là, dans cette Faculté, que vous commencez à vous organiser et à militer. Les premières bagarres que nous avons livrées à l’Université furent celles contre les gangsters qui étaient introduits à la Fac et payés. Nous avons formé le Comité du 30 septembre, anniversaire de la mort de Trejo*. Nous étions en train de fonder un parti politique étudiant. Nous avions conscience qu’il fallait faire une Révolution. Mais nous n’avions pas de leader. Nous sommes dans les années 1945-‐46 : c’est la fin de la Guerre Mondiale. Ma génération avait une immense inquiétude politique. La Guerre d’Espagne, le fascisme, Roosevelt, Churchill, l’U.R.S.S… Alors naît une période d’illusions. Est ce qu’il y avait des dissidences dans les rangs des étudiants ? Non. Il y avait d’un côté les gens de gauche et de l’autre les phalangistes catholiques. Il ne faut pas oublier qu’à Cuba, chaque famille avait «quelque chose» d’espagnol… Cuba est la dernière province d’Amérique à se séparer de l’Espagne. Et puis il y avait le milieu anarchiste. Les anarchistes, les dockers… moi je fréquentais ces milieux. Il y avait aussi des curés canadiens. Mais il n’y avait pas de crispation, sauf contre les gangsters. Notre action et nos sentiments allaient vers la fraternité universelle. Nous voulons vous poser une question très personnelle, presque familiale. Vous avez été torturé… Oui et c’est la souffrance qui m’a transformé. D’abord il faut que vous sachiez que ce n’est pas la première fois que je suis arrêté par les sbires de Batista. Quelques fois même j’ai profité de la prison pour alphabétiser… Quand je suis arrêté, Fidel est dans la Sierra. J’ai alors un rôle de passerelle entre le P.S.P. Partido Socialista Popular (communiste) et le Mouvement du 26 juillet* La situation est très conflictuelle, un incident toutes les trois minutes dans la rue. Les plus visés étaient les leaders étudiants. Je suis avec Echeverría*, leader étudiant de l’Université de La Havane, dit «Manzanita», «Petite Pomme» et il rentre là où j’étais, dans un appartement où on faisait des montages de films pour les détourner contre la dictature
de Batista. Je sors et je suis en bas de l’Avenue Presidentes.* Une voiture passe à toute vitesse. Je me souviens du visage d’une femme à l’allure épouvantable à la fenêtre du véhicule. Je cherche à me cacher (toute la bourgeoisie havanaise alors n’était pas partisane de Batista, on pouvait être caché par des gens des beaux quartiers). La voiture fait marche arrière et freine bruyamment. J’ai encore aujourd’hui peur des coups de freins… Et je suis à nouveau entre les mains des sbires de Batista. On me conduit au commissariat de la rue Zapata. Au sous-‐sol, ils avaient installé une salle de torture. J’en ai encore les séquelles. Et je n’en dirai pas davantage. Mais un jour, un policier s’est approché et m’a dit : «tu sais qu’ils vont te tuer… Donne-‐moi un numéro de téléphone». Celui qui m’est venu à l’esprit était celui d’une cousine germaine, consul à Buenos Aires. Elle était à La Havane. Alors, les femmes liées à la pensée de José Martí se sont mobilisées (elles appartenaient à la grande bourgeoisie) et mon père a mobilisé la franc-‐maçonnerie. Je suis sorti. «Si tu retombes dans nos mains…!» m’ont-‐ils dit en me relâchant… Alors Fizin*, chirurgien esthéticien, m’a transformé physiquement mais aussi psychologiquement. On peut aussi tromper l’ennemi par un changement de comportement. Par la suite, pendant toute la lutte clandestine, ils ont continué à intriguer ma famille. Je suis alors rentré dans la clandestinité profonde. Et je suis parti à Mexico. Quelle relation entretenez-‐vous avec la violence et les armes ? Aucune, mais elles exercent sur moi une vraie fascination… Je n’ai jamais eu peur, sauf au moment de la souffrance. A côté de moi, j’ai toujours senti une force…je ne suis pas religieux, les miracles n’existent pas mais ils surviennent, ils se donnent… on m’a dit que j’étais protégé par les dieux -‐ auxquels je ne crois pas -‐ mais s’ils existaient à côté de moi, je préférerai que ce soient les dieux de l’Olympe car ils m’enchantent. Mais la vraie question à l’époque de la préparation de la Révolution était comment on pouvait la faire avec un mauser, une carabine, un pistolet 45 et un je ne sais quoi encore !! Comment à cette époque, votre génération voyait le monde ? Pensez vous qu’il y avait une différence entre la perception de l’Europe et celle de l’Amérique ? L’illusion et l’horreur se mélangeaient. Nous savions les camps et Hiroshima. J’aimais énormément Israël (de jeunes juifs ont lutté avec nous). Bien sûr nous savions que les camps de concentration avaient existé, que des homos, des handicapés, des gitans avaient été gazés et j’ai su bien plus tard, grâce à Semprun, que des républicains espagnols aussi. Alfredo Guevara, aujourd’hui comment vous définiriez vous ? Anarcho-‐libertaire. Cette affirmation vient de ma longue réflexion et expérience de ce que c’est, de ce que doit être le socialisme. Je crois que le socialisme libertaire est
possible. Et si je réfléchis à ma personnalité aujourd’hui, à la fin de ma vie, je crois que par chance, ceci fait partie de ma personne. Je me déclare donc socialiste libertaire. C’est à dire le socialiste qui place la liberté comme principe pour parvenir à l’autonomie de la pensée. Figurez vous que mon premier ami, compagnon de lutte et de réflexion, Jimmy, était un docker noir américain. Il m’a avoué un jour qu’il était communiste… Le premier communiste que j’ai connu et écouté était américain…(rires) Aujourd’hui encore je veux que l’éventail de mes préoccupations soit le plus ouvert possible. Il ne faut pas se laisser enfermer dans une seule pensée, un seul vecteur. Je crois que dans la société cubaine est arrivé le moment où nous devons davantage penser à la science et à la technologie. Je me définirai aussi comme une voix. Je ne cesse aujourd’hui de me poser des questions qui n’ont pas de réponses apparentes. Ce sont en fait les questions latentes de la société qui me dépassent. Je vis dans un système et j’ai participé depuis le début à sa création avec une vision spirituelle et intellectuelle qui doit se convertir en quelque chose de tangible et viable pour qu’il y ait plus de justice, de justice sociale, davantage d’égalité des chances pour donner les moyens aux nouvelles générations de croître. Je suis un témoin. Et, comme quelques personnes m’écoutent, je ne cesse de dire qu’il ne faut pas nous tromper une nouvelle fois. Je pense en disant cela à l’enseignement. Je suis assez optimiste. Il faut laisser tomber ces textes absurdes qui forgent des contresens dans la philosophie et conduisent à la négation de la philosophie. Alfredo, on vous connaît comme un homme moitié artistique, moitié politique. Vous avez toujours défendu les deux, comment croyez vous aujourd’hui qu’on puisse préserver l’équilibre entre la liberté artistique et la liberté politique ? Je ne me sens pas moitié artistique et moitié politique : la politique est culture… Je crois, absolument… le mot « absolument » est horrible mais là, je crois qu’il faut l’employer. Je crois en termes absolus que la politique sans culture n’est pas une politique. Je veux dire le politique et la pratique de la politique qui ne partent pas d’une grande formation intellectuelle conduisent tout simplement à l’invasion de l’ignorant ou de l’ignorance qui conduisent à des terrains vagues. Ceci a eu lieu plusieurs fois dans l’Histoire et même très récemment. Je crois que le champ de la philosophie, est aussi le champ de la politique, ou pour le moins devrait l’être, et ici je me réfère à la culture occidentale, la nôtre ou la plus proche, depuis les grecs (mais laissons les grecs pour l’instant) et prenons ce qui est encore actuel. Les pré-‐hégéliens et jusqu’à Kant, ont essayé de donner des réponses à de nombreuses questions sur la Raison. Hegel a favorisé un petit saut et alors, lorsqu’apparaissent les neo-‐hégéliens et parmi eux principalement Karl Marx, d’aucuns, interprètes de la politique, arrivent à la conclusion de la fin de l’Histoire. Ce n’est pas vrai. La recherche philosophique va continuer à être éternelle et chez Marx même existe cette idée de l’infini de la recherche. Et je crois que tous les points de vue qu’on a donné et qu’a donné notre système, surtout les premières années, dans l’étude de la philosophie politique à partir de Marx, furent des erreurs. Je me réjouis de voir que
nous avons entamé une rectification profonde. Il est tellement absurde de prétendre enseigner les valeurs pour comprendre la société, les structures économiques etc… à partir d’un marxisme sclérosé qui ne peut provoquer qu’un bâillement. Il faut tendre vers le contraire de «j’ai tout trouvé» et aller vers : «je suis arrivé jusqu’ici, continuons à chercher parce que la réalité est infinie.» Ma passion, c’est la philosophie. Je veux dire aussi que j’entretiens une relation très étroite avec le hasard. Surtout quand je regarde ce qui m’est arrivé lors de la Révolution de 1930, le Bogotazo, le Coup d’Etat de 52 , l’attaque du Moncada, 1959, Mai 68…Les choses les plus folles du monde me sont arrivées, je suis toujours là où il se passe quelque chose. Quelle relation entretenez vous avec la religion et comment souhaitez-‐vous parler de votre spiritualité ? Parlons d’abord de la religion : Pourquoi faut-‐il toujours représenter le Christ mourant la tête en bas ? Non. Par exemple, j’ai pris une représentation du Christ pour la dernière affiche du Festival de Cinéma mais c’est un Christ qui a la tête haute. La spiritualité ? Je vous ai déjà parlé de ma formation à la lecture de Saint Augustin, j’y ai trouvé beaucoup de choses, la lecture de ses œuvres a été déterminante mais en réalité ma passion fut d’abord la philosophie grecque et Platon. Et lentement je suis arrivé à Plotin et aux neo-‐platoniciens. C’est Alejo Carpentier* qui m’a initié et conduit à eux. A Paris, il m’a amené dans les grandes librairies, surtout à la Librairie des Belles Lettres à deux pas de la Sorbonne. Et à partir de là, je suis allé vers la culture classique, antique, je la nomme «antique» parce que pour moi c’est hier et elle s’est christianisée, pas elle mais l’Eglise en l’absorbant et l’enrichissant. J’ai fréquenté les théologiens, je ne parle pas du catéchisme. Ce qui me plaît le plus, c’est la charge poétique qui montre comment l’être humain essaye de s’expliquer le monde, et cela sans contradiction avec le matérialisme historique, sans le «chi chi chi cha cha cha». Tout cela peut vivre ensemble de façon harmonieuse. Et ces lectures, ces rencontres, cet esprit dirions nous, vous conduisent vers le socialisme et à la Révolution ? D’abord, je vous le disais en commençant ces entretiens, nous étions baignés dans le rêve et l’utopie à partir des notions et des projets de liberté et d’égalité. Il y avait comme une obligation, je parlerai d’une prédestination. Je tiens beaucoup à cette notion, qui est pour moi une définition de ce que nous avons voulu faire : c’est à dire un socialisme de la liberté. Il n’y a pas de socialisme sans liberté. Je parle de socialisme libertaire à partir de «la» personne avec une autonomie de la pensée. Ce socialisme doit être construit par l’être cultivé qui se doit à l’obligation du savoir, obligation merveilleuse. Les gens ont le droit d’être ignorants mais quand les ignorants ont le Pouvoir, ils deviennent des monstres ! Je le répète, la politique sans culture n’est rien. Combien de fois avez vous rencontré Karl Marx ?
De très nombreuses fois (rires !) Le marxisme est une vraie pensée qu’on a voulu scléroser. Marx est un des premiers penseurs de la science. Et la philosophie, c’est aussi la science : Descartes, Pascal, Leibnitz… Fidel a écrit qu’il me reprochait de ne pas lui avoir mis Marx entre les mains dès le début, mais au début, je ne connaissais pas Marx, pas plus que lui. Après, oui, quand l’inquiétude philosophique s’est convertie en préoccupation politique, J’ai avalé Le Capital. Littéralement « avalé », c’est pas facile ! Et je l’ai « repris » récemment pour des raisons idéologiques car je ne pouvais pas laisser dire certaines choses sur la justification du stalinisme. Je suis toujours prêt pour la polémique … nous sommes encerclés de chiens. Entre parenthèses, la réflexion de Marx sur Bonaparte est extraordinaire. Parlons maintenant de Fidel Castro et d’abord racontez-‐nous votre première rencontre Ce fut à la Fac, face à la F.E.U. (Fédération des Etudiants Universitaires). Il faut d’abord que je vous parle d’un émissaire, l’archange par qui le mystère s’est accompli, j’avais dix-‐neuf ans et un jeune homme vient me voir «Alfredo, tu ne me connais pas mais moi je te connais. Fidel veut te rencontrer». Fidel était rentré à la Fac de Droit et venait souvent dans notre Fac car il y était amoureux d’une fille qui était dans notre classe. J’ai décidé d’aller à la Fac de Droit et d’aller voir ÇA. Et « çà, », c’était Fidel. Je suis sorti de cette toute première rencontre en me disant : «Il sera le prochain José Martí ou le pire des gangsters…» C’était un grand agitateur, un bagarreur. Et nous avons commencé à le «capter» avec la question : «qui va capter qui ?» Il s’est imposé. Nous l’avons accepté, nous l’avons suivi. Nous allions dans des maisons d’hôtes, des lieux de rencontres. « La Bombonera » par exemple. Nous nous rencontrions tous les soirs calle (rue) Infanta. Fidel arrivait et embarquait l’un de nous pour la «conspiradera» (la « conspiration). Il était toujours en train de préparer un coup. Nous nous réunissions aussi dans «una casa de comida» (un bistrot), celui de «las Gallegas» («des Galiciennes»). C’est ainsi que surgit un leader… Ce n’est pas satisfaisant ( ?) mais… La meilleure définition est peut être celle de l’homme lucide. Une lucidité permanente. Après et toujours s’est établie une proximité amicale entre nous deux. Le mot qui me vient à l’esprit est celui de complicité. Je peux vous raconter l’anecdote du premier voyage de Fidel à Moscou. Je le vois tout à coup apparaître dans ma chambre d’hôtel. Vous pouvez imaginer la perplexité des services de Sécurité. «J’en peux plus…», s’exclame-‐t-‐il… il s’allonge sur le lit et fait une sieste. (rires). Il est resté quatre heures avec moi ce qui a fait qu’on a mis à mes côtés un général soviétique parce qu’on s’est dit là bas que j’étais quelqu’un de très important.
Mais peut être faut il revenir en arrière et revenir à ce qui a été votre première action et en tout cas «coup d’éclat» avec Fidel, à Bogota, en 1948, lors de ce qu’on nomme le «Bogotazo» ? Encore le hasard. Un sénateur du Pérou est venu pour que nous participions à un mouvement contre la présence anglaise en Argentine. Cette conférence était organisée par les péronistes. Et en plus, c’était important de sortir Fidel de Cuba pour des raisons de sécurité. Cette conférence se faisait en marge de la réunion de l’Organisation des Etats américains (O.E.A.) Et tous ces étudiants commencent à manifester dans les rues de manière très intempestive. C’est à cet instant que Gaitán, le leader du Parti libéral colombien, candidat à la Présidence de la République est assassiné. En 45 minutes, la folie, le chaos s’emparent de la ville. L’insurrection explose en moins de 24 heures. La panique s’installe. Et soudain, nous perdons Fidel. La foule scandait : «Gaitán, Gaitán … !» Fidel passe devant un commissariat et prend une arme et disparaît…Quand je le retrouve, je lui prends son arme et la jette dans un égout…Il ne veut pas la lâcher… Je sais qu’il a raconté les choses différemment mais moi je vous dis que çà s’est passé comme çà. Nous fuyons dans un avion improbable. Avec une troupe de théâtre, nous faisant passer pour deux acteurs. Selon vous, comment Fidel Castro s’est-‐il converti au communisme ? Et pourquoi ne pas employer le mot «socialisme» ? Au départ et jusqu’au Bogotazo, Fidel était un justicier. C’est pourquoi il séduisait. Il avait des idées libertaires. Ma pensée sur la société était plus structurée que la sienne. Chez lui, on assiste à un long processus. Dans l’avion qui nous ramène de Bogota, (cette histoire que je ne voulais pas vous raconter avant hier, aujourd’hui pour la première fois je vais la raconter). Fidel me dit qu’il veut aller lire à Birán* et lire le marxisme. Cela ne veut pas dire que je lui ai donné des livres… Moi même, je vous l’ai dit, je n’avais pas beaucoup lu ces livres là… Je ne peux pas dire si c’est ce moment celui de sa conversion mais le Bogotazo, c’est un peu comme le voyage du Che à moto… Et c’est surtout à Bogota que nous prenons conscience de l’état pratiquement colonial des pays d’Amérique latine. Fidel prend alors conscience que le triomphe est possible. Toute cette histoire est le développement de notre conscience. Le long chemin de la déroute* à la victoire de 1959.
A la suite de cela et accompagné de livres, Castro vit et travaille avec un groupe très restreint de personnes. Arrive Ernesto Guevara qui va bientôt être appelé El Che, à Mexico, donc pendant l’exil de Fidel et après la prison. Je n’étais pas là. Alors là oui, on peut dire que Fidel est devenu marxiste. Martí écrit : «… pour pouvoir les réaliser, certaines choses se doivent d’être occultes et si on les proclamait pour ce qu’elles sont, elles soulèveraient de très rudes difficultés… » En effet, Martí a tu certains éléments essentiels de sa stratégie, unissant les différents secteurs de la Guerre d’Indépendance pour nourrir le nouveau soulèvement et c’est seulement tout à la fin qu’il dit : (c’est pratiquement son testament politique), « je ferai tout pour empêcher à temps, par l’Indépendance de Cuba, que les Etats Unis ne s’étendent dans les Antilles et ne retombent, avec cette force de plus, sur nos terres d’Amérique.» Il faut comprendre que tous les proches de Martí étaient prêts à penser en termes socialistes. Non pas parce que Martí fut socialiste ou eut des tendances socialistes. Même les chrétiens étaient prêts, les vrais. Et je crois que dans l’Evangile, il y a déjà tout çà. Beaucoup plus tard, Chavez s’en servira. Fidel moins mais n’oublions pas qu’il a été éduqué par les jésuites…qui sont des guerriers… Cuba est une petite île forte de son identité. A Mexico, avec l’équipe du Granma* Fidel avait alors avancé et il était socialiste. Avec toute la complexité du socialisme. Et pas un pouce de stalinisme. Considérez-‐vous que vos deux chemins fûrent parallèles ? Nos caractères, non, les « idées », oui. Je préfère employer ce mot, plutôt que «idéologie», et les idées se sont converties en solution. Nous avons été unis par les idées. Il fallait suivre Fidel. C’est le moment où Fidel se transforme en leader. On commence à attaquer le gouvernement corrompu. L’Université était une force incontournable et le gouvernement en avait peur. Nous devions chasser les gangsters avec des armes, vraies ou fausses… C’est alors que Fidel a eu l’idée des cloches de La Demajagua.*Je peux raconter aujourd’hui pour la première fois que ce jour là, il pensait au soulèvement…en disant cela, je dis des choses que je n’ai jamais dites… Mon travail était à ce moment là de trouver des armes. C’était une folie mais on y croyait… Et votre relation avec Raúl ? C’est un homme très discret qui laisse connaître peu de choses de lui…c’est peut être une clé pour le comprendre. Dès qu’il est arrivé à La Havane, Fidel me dit : «il faut que nous nous occupions de lui» Raúl était très sympathique, blagueur, drôle, plein d’humour. Et une fois Président, il est resté votre ami ? Vous êtes un de ses conseillers ? Il vous convoque ?
Il ne m’a jamais convoqué. Il s’assoit là, où vous êtes, chez moi et nous parlons. Nous pensons de la même façon. Bien sûr je m’exprime mais il n’y a pas de contradictions. C’est une amitié qui se poursuit. Raul et Vilma, sa femme, menaient une vie très familiale et discrète. Je suis tombé amoureux de la vie familiale de Raúl avec ses enfants, ses petits enfants, ses arrières… Pour mon anniversaire de 70 ou 75 ans je ne sais plus, Raul m’a offert une maquette, réplique du Granma et puis pour mes 85, une autre, celle que vous voyez ici (il rit). Ce jour là, j’ai dit à Raúl : «Avec toutes ces inepties, tout va partir à la dérive…». Il me répond : «tu te rends compte qu’en disant cela, tu m’insultes ! Comment tu peux penser que je puisse être d’accord avec toutes ces inepties ?» Mais chaque pas doit être très prudent. Il ne faut pas se précipiter. Peut-‐on comparer les deux frères ? Non, je refuse la comparaison et d’entrer dans ce débat. Ce sont deux personnes distinctes et complices dans l’Histoire. La meilleure preuve : Raul est resté avec son étiquette de pro-‐soviétique mais au moment de la crise des missiles (1962) le Parti cubain a rompu avec le P.C.de l’U.R.S.S. Et c’est Raúl qui l’a proposé. Et cela a été accepté. Raúl a joué le rôle qu’il devait jouer. Et le Che ? Pour moi, c’est une rencontre merveilleuse. Dès le début de notre travail collectif ce fut comme si nous nous étions connus depuis toujours… Comment expliquer que les quatre : Fidel, Raul, le Che et vous… ont pu si bien s’entendre ? Je ne comprends pas non plus. Le Che a su comprendre très vite. Il faut dire que Fidel est un grand pédagogue. Sept, huit heures de discours, çà forme ! Il faut bien comprendre qu’au début de la Révolution, il s’adressait à un peuple analphabète et il le fascinait. Avec son aura de légendes… Mais vous savez, dans les Révolutions, çà s’est toujours passé comme çà entre ce genre d’hommes et de caractères. C’est peut être un miracle. (il rit) Le Che ne nous a jamais trompé. On a toujours su dès le début qu’il voulait aller partout dans le monde. N’oubliez pas que Masetti, le fondateur de Prensa Latina, argentin comme lui, était déjà rentré en Argentine et que la Bolivie n’était pas loin … Nous avons découvert ensemble le rôle décisif de la Raison pour interpréter l’Histoire et que pour faire un pas, il faut la liberté. La liberté pour vivre, faire et transformer… Et le Che est arrivé bien préparé après son voyage à moto et sa prise de conscience au Guatemala lors du Coup d’Etat contre le Président Arbenz. Nous nous sommes entendus sur la lutte des classes et quelque fois même sur les petites luttes internes.
Raul et lui étaient aussi très amis. On se voyait tous les jours. Vous avez donné comme titre à un de vos livres, «La Révolution, c’est la lucidité». Mais à vingt deux ans, comment vous sentiez-‐vous ? On avait l’impression d’être des dieux. Nous avions le Pouvoir. … Et nous avons appris avec Fidel que c’est seulement en prenant le Pouvoir qu’on peut faire la Révolution. Il fallait détruire d’abord tous les instruments de l’ancien Pouvoir. Fidel décida de tout détruire, tout de l’Etat bourgeois en commençant par l’Armée qui était aux bottes des USA. Mais attention, ces changements profonds ne représentent pas le socialisme. C’est tout simplement le programme du Moncada*. Fidel était socialiste. Il n’appartenait pas au Parti communiste. Oui, nous sentions un pouvoir absolu et en même temps une grande fragilité. Au lendemain du « Triunfo* », Fidel est encore à Matanzas après avoir emprunté en jeep la longue route depuis Santiago à l’extrême Est de Cuba. Avant même d’arriver à La Havane, de Matanzas, il me fait appeler. Bientôt, nous commençons à nous réunir, un tout petit groupe, dans la maison du Che à Tarará au bord de la mer à côté de La Havane. Nous n’avions pas idée à quel point cela allait être dur ! Et en particulier le travail sur la Réforme Agraire. Fidel savait qu’elle allait déterminer ses relations avec les U.S.A. C’est le Che qui a compris plus tard, comme Ministre de l’Industrie, qu’il fallait former les gens, les dirigeants, avec des méthodes. On improvisait : mon frère Juan était doyen de la Faculté de psychologie. Je lui ai demandé de jeunes techniciens pour l’I.C.A.I.C. (L’Institut de cinéma) pour former des ingénieurs du son. Fidel me les a piqués… pour les usines sucrières ! Dans la foulée, on s’est attaqué à la loi de la marine marchande. Comme si j’y connaissais quelque chose… (il rit) On s’est aperçu qu’on ne savait rien mais il fallait s’y coller. Notamment dans le monde agraire : c’était quoi une coopérative ? Nous avons découvert que nous ne savions ni que faire ni comment le faire. Par exemple avec les grandes centrales sucrières. Nous étions face à une classe d’ouvriers paysans…Et nous avions 30 ans. Il faut bien avoir conscience qu’il y avait trois organisations : 26 de Julio – El Directorio – el Partido Socialista Popular.* Le P.S.P., lui, était sous l’influence de l’U.R.S.S. mais l’U.R.S.S, nom d’une pipe, c’était pas non plus n’importe quoi ! Surtout au lendemain de la Guerre. On ne peut pas le nier malgré les monstruosités. C’est une pierre énorme dans la roue du capitalisme. « El Imperio *» était capable de tout… J’avoue qu’à ce moment là et vis à vis de l’U.R.S.S, je n’avais pas conscience du « mal ». De ce qui allait arriver. N’oublions pas que la dérive de l’U.R.S.S., n’arrive qu’après 1923.
C’est à Paris dans les années 80 que je découvre tout ce que Staline avait interdit. Je ne voulais pas qu’il arrive la même chose à Cuba. Y a t’il eu des dissensions à l’intérieur du régime sur la soviétisation du régime cubain ? Ne me parlez plus de soviétisation. C’est une expression facile qu’emploie les pre-‐post révolutionnaires ou les contre révolutionnaires. Je la nie. Cuba ne fut jamais un bloc monolithe. L’Ile a toujours été multi-‐couleurs (je parle des tendances politiques). Je ne veux plus entendre le mot « soviétisation »… Baladez vous dans Cuba… Où sont les traces des soviétiques ? L’Ambassade ? Quelle horreur ! Aucune trace…Il y a des traces de l’Espagne, de la France, même de la Chine mais de la Russie… Rien ! J’ai eu une forte Polémique avec Blas Roca*. Une terrible polémique. Les vieux cadres ont cru que le modèle soviétique devait être suivi. Je m’y suis opposé. Le «je», moi même qui, je le reconnais, était privilégié, s’est affronté à la Commission Idéologique du Parti. Et c’est là où j’ai perdu une petite bataille mais je l’ai gagnée après. De cette commission, il ne reste personne. Quelques uns vivent encore plantant des tournesols dans leur jardin. On a évité que nous soit imposé le réalisme socialiste. Et sachez que j’ai une immense admiration pour Julio Antonio Mella, Fondateur du Parti communiste de Cuba. J’étais encore bébé quand arrive l’ordre à Cuba de créer des soviets. Quelle connerie pas croyable, idée folle ! Ils pensaient quoi, qu’ici c’est une province de l’Union Soviétique ? Que nous vivions dans les faubourgs de Sébastopol ? Avant 59, Le Parti Socialiste Populaire recevait ses ordres de l’Internationale. Il ont pris l’usine sucrière Mabay à Cuba et ont hissé le drapeau rouge et ont créé un Soviet. Ça a duré un quart d’heure. En ce temps-‐là, Rubén Martínez Villena était mourant, c’était lui le véritable Secrétaire Général du Parti Communiste et il condamne ce n’importe quoi. Cà, c’est pas dans l’Histoire, mon Dieu, çà n’y est pas ! Et Rubén Villena condamne cette ineptie. Mella connaît peu d’années de lutte, quatre cinq ou six et il arrive vite à Mexico. Mexico est alors le centre de l’Internationale et Mella commence à écrire dans la revue Machete. Je vais dire quelque chose de politiquement incorrect, sur l’éviction de Mella du Parti : C’est un camarade cubain d’origine juive polonaise qui m’a dit «ah Alfredo, le monde est complexe… Mella, il était si beau et intelligent, si audacieux que tous ces vieux ne pouvaient pas le supporter…» Et pourquoi Mella a eu cette indépendance ? Parce qu’il a découvert Martí. Le socialisme à Cuba ne peut exister sans Martí. Un jour on pourra vraiment lire l’Histoire. Pour comprendre cette bataille, il faut accéder aux papiers de l’Internationale. Quand sortiront les docs de l’Internationale, on comprendra beaucoup de choses. Le problème est que le Parti Communiste s’est conçu comme un Parti lié à l’Internationale.
Et Mella est assassiné quand il s’apprête à mener l’expédition (à la fin des années 20) contre le dictateur Machado à Cuba. Il faut savoir qu’à cette époque le Mexique est l’épicentre de l’Internationale. Un jour j’ai pris conscience qu’une stratégie militaire est semblable à une production cinématographique. Si tu as besoin de deux acteurs chers, quelles sont les scènes qu’il faut filmer ensemble pour économiser ? Où sont les chevaux ? Et les cavaliers ? Et comment on les nourrit et comment nourrir les cavaliers ? Et la météo… Vous semblez dire que la Révolution cubaine a eu un bon scénario avec de bons acteurs… » Oui et nous avons perdu les meilleurs acteurs. C’est vrai que vous êtes allé à Moscou négocier avec Nikita Khrouhtchev. au moment de la crise des missiles en 1962 ? (silence troublé) Oui, c’est Raul qui me l’a proposé. Nous étions en pleine Guerre Froide. Je peux dire que dans les réunions à haut niveau certains s’y sont même opposés, ils avaient la trouille. Je suis parti de Cuba avec un message de Fidel appris par cœur. Je l’ai fait de nombreuses fois. Je connaissais le message mot à mot. Un long voyage clandestin : La Havane Caracas, Pointe à Pitre, Paris, Moscou…La rencontre avec Nikita fut très rapide car tout était déjà su et organisé. Parlons de la répression à Cuba, notamment au moment de la mise en place des U.M.A.P (Unité Militaires d’Appui à la Production) qui dans les années 62 ont envoyé les intellectuels, homosexuels, religieux et autres «déviants» aux champs ? C’est complexe. Il faut d’abord rappeler que ce genre d’organisations naît dans les pays qui veulent construire le socialisme. C’est au départ une imitation de l’Armée. C’est du «n’importe quoi». Ca existe partout. En fait les U.M.A.P, ce sont les petits commandants et caporals qui haïssaient les petits pédés…C’est çà l’explication. C’est pareil dans tous les pays non ? Dans un premier temps, Fidel a envoyé des gens pour enquêter. Je ne vais pas dire les noms des crétins, de ceux qui se sont très mal comportés… en fait ce n’étaient pas des crétins, c’était des gens qui se sont très mal comportés. Nous avons été plusieurs à nous opposer aux U.M.A.P. et à accueillir les victimes. Et enfin, Fidel a commandé une enquête sérieuse qu’il a confiée à quelqu’un aujourd’hui oublié : Quintin Pino. On s’est quelquefois frotté tous les deux mais il faut reconnaître que c’est lui qui a rapporté la vérité, et dès que Fidel a eu sous les yeux la même vision que celle que nous avions, il a dissout les U.M.A.P. Les U.M.A.P. ont été dissoutes mais pas la souffrance.
Des victimes comme le Cardinal Ortega qui a été envoyé dans les camps ont la hauteur et l’intelligence d’oublier, en tous cas de tourner la page. Et puis il y a eu le film Fraise et Chocolat. : j ai dit à Fidel « ce film nous permettra de tourner la page ». On m’a invité à présenter le film au Comité Central. Et un type m’a fait le cadeau du siècle : «ce film m’a transpercé le cœur, j’ai été un persécuteur et j’ai honte…» Comment le public a t’il reçu le film ? Avec applaudissements et émotion. Sans préjugé. Comme un air frais qui nettoyait et libérait mais les virus existent toujours… D’autres films cubains ont eu cet impact ? » Oui mais pas aussi fort. Now de Santiago Alvarez. Et puis un documentaire sur l’alphabétisation qui a joué sur l’âme cubaine un rôle majeur. Aucun pays au monde n’a un million d’universitaires sur une population de douze millions. La campagne d’alphabétisation fut notre seconde épopée. Et votre relation à la littérature ? Et en particulier aux personnages de fiction. Je les fréquente mais à condition qu’ils me disent quelque chose : le Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier par exemple. Chez moi ici, j’ai onze mille livres. Dans ma chambre je suis entouré de livres. Je garde précieusement à côté de moi une correspondance nourrie. Il y a quelques livres que je ne sortirai pas de ma chambre, ni de sous mon oreiller mais je ne dirai pas lesquels. Alfredo Guevara, en 1959, dès le «Triomphe de la Révolution», juste après le travail sur la Réforme agraire, vous créez l’I.C.A.I.C. (Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographique.) Votre première préoccupation a été d’aider des créateurs ou de donner des possibilités de faire du cinéma et de le divulguer ? Mais de quels créateurs parlons nous ? Il n’y avait pas de créateurs ici… Ce qui était clair dans notre esprit était que ce n’est pas l’Etat qui peut créer un mouvement artistique. Une fois de plus je fais référence au hasard, la chance a joué un grand rôle. Nous avons ratissé large : le ciné club «Visor», celui de «Nuestro Tiempo» et le ciné club catholique. Le cinéma est un art. Je n’ai pas peur du commerce mais premièrement, il fallait faire du cinéma et former. L’Etat ne pouvait pas être «artistique». Avec l’Etat, on peut seulement s’occuper de méthode. J’étais déjà lié au cinéma mais c’est le Mexique qui m’a vraiment lancé. N’oublions pas que le cinéma mexicain était très proche de notre Révolution. On ne peut pas créer un Art. On peut juste organiser les conditions. En 1959, le peuple avait besoin de cinéma ?
Je vous l’ai déjà dit, ce n’était pas la priorité des priorités mais Fidel… et moi, avions une idée claire : l’alphabétisation était le début du chemin vers la culture : D’abord la connaissance puis le savoir et après l’information. Tout était déjà pensé pour le cinéma avant 59. Titón (Gutiérrez Alea), García Espinosa et moi, avions tout dessiné. Nous parlions de la nécessaire élévation des nouvelles générations. Et il fallait avoir un moyen d’information entre nos mains. Le Noticiero* est alors né : le plus original du siècle dernier. Certains spectateurs rentraient dans la salle, regardaient le Noticiero, applaudissaient et sortaient sans attendre le film. Cette complémentarité entre le cinéma et le Noticiero c’est que vous appelez en français, le «savoir faire.» Le cinéma enchante Fidel. Il a été toujours passionné par les moyens de communication. Il n’intervenait jamais mais venait souvent sur les tournages. Un jour, je m’ennuyais ferme au Conseil des Ministres. On tournait «Notre Agent à La Havane» et j’avais envie d’aller voir. Je me lève, Fidel me lance : «irresponsable»… Et vingt minutes après : «c’est vrai qu’on s’ennuie terriblement… » Et on y est allé. Fidel s’est fait installer une salle de projection à l’I.C.A.I.C. et y passait des heures. La question de la diffusion ? Elle se voit dans la loi. Il ne s’agissait pas seulement d’avoir du cinéma mais aussi un public. Nous avons créé cent vingt et une salles de cinéma. N’oublions pas que nous sommes dans les années de la campagne d’alphabétisation. Et le «ciné mobil»* va dans les coins les plus reculés du pays en avion, barque, camion, à dos de mule… «Por primera vez»* est un film d’Octavio Cortázar (c’est lui qui anime l’Encyclopédie populaire.) Et il nous emmène dans les montagnes de Baracoa à l’extrême Est de l’Ile. Nous y avons projeté et filmé. Mais je ne vous cache pas qu’il y avait une lutte interne sur cette question de prise de pouvoir des moyens d’information. Parlez nous davantage du Noticiero. C’est l’histoire de trois fous…Gutiérrez Alea (dit Titón), Julio García Espinosa et moi. Il fallait créer un mouvement cinématographique parallèle à l’Etat. Et cette idée précède la Révolution. C’est tout d’abord des gens comme Zavattini et Buñuel qui nous persuadent. «Ne perdez pas l’image de cette page de l’Histoire». Et puis il y a eu Santiago Alvarez et Saul Yelín. Santiago Alvarez était un type sans aucun préjugé et complètement fou. C’est un type qui voulait faire. L’idée de cette mémoire de tout s’est matérialisée en un instant. Et puis nous avons invité les cinéastes du monde entier mais il n’était pas question qu’on nous impose quoique ce soit. Je me souviens de Gérard Philipe qui a adhéré très tôt à la Révolution. Il a servi de contact. Raul et lui avaient une très étroite relation. Un jour on a même dit que Gérard pourrait faire le rôle de Raúl… (Raúl avec sa queue de cheval, Vilma, très maigre.) Je les
ai emmené voir le Che et chez Saul Yelín, voyant Fidel faire un discours fleuve, Anne Philippe dit «quel dramaturge» (en français), et Gérard : «quel acteur» (en français). Et puis Jori Ivens et Gatti, et Varda et Marker… Et puis il y a eu la visite de Sartre et de Simone de Beauvoir. Et Godard: l’obsédé des nouvelles technologies. Les brouillons, les essais…Varan, le Super 8 et l’influence de Jacques Demy (qui n’est pas venu)… Le photographe de Soy Cuba qui a conforté notre conscience de la plastique. Et puis au Chili, le Festival de cinéma de Viña del Mar en 1967. Tous les cinéastes arrivant en stop, à moto : là nous avons découvert que nous étions en train d’accompagner l’émergence d’une identité. A Viña del Mar, nous savions qu’il se passait quelque chose autour du Che. Nous l’avons nommé Président d’honneur du Festival. Ce ne sont pas les cubains qui l’ont décidé. Les latinos ont compris que nous devions avoir un Festival. Au départ, l’idée était qu’il soit itinérant. Et puis les dictatures ont menacé le cinéma et toute la création. Beaucoup de cinéastes venaient se réfugier à Cuba pour terminer leurs films : Glauber Rocha, Solanas… De là, nous avons inventé «l’Encyclopédie populaire». Nous allions filmer tout Cuba. Objectif : offrir. Assimiler, accumuler pour les cinéastes qui venaient, les images de Cuba. Dès notre première rencontre après la victoire, Fidel me dit : «tu ne peux pas seulement penser au cinéma. Il y d’autres priorités.» Mais un jour, je visitais des «bases navales» avec Raúl, Fidel a appelé : «laissez-‐moi Alfredo au premier port, j’ai besoin de lui…» Et toujours cette idée fixe : «quelle image voulions nous donner de la Révolution. ?» Nous ne la construisions pas, nous voulions d’abord la conserver. Je ne veux pas être paternaliste. Nous voulions tout garder. Que ne se perde pas l’image de la Révolution car cela va aider à construire l’identité de l’Amérique latine. J’aime bien les anthropologues mais on veut montrer les cultures vivantes après le processus de destruction. Non. Nous, nous nous sommes construits à partir de l’Europe et nous sommes d’ici. Ceci s’est aussi manifesté dans la littérature, le théâtre, les arts plastiques. Et c’est vrai, notamment avec Gabo (García Marquez) nous avons aidé des groupes de cinéastes militants dans leurs luttes clandestines. Et avec Cortázar, qui avait une vraie conscience politique. On tourne alors à Cuba la grande production soviétique «Soy Cuba.» Le film et en premier lieu le tournage, sont au début très mal perçus. Il y a deux co-‐scénaristes : Pineda Barnet et Stuchenkov. Dans une lettre, j’ai posé mes conditions : tout le matériel de tournage devait rester à Cuba.
En plus Stuchenkov était comme le poète maudit : je lui ai montré une bibliothèque où il y avait tous les livres interdits en U.R.S.S. Il en est devenu fou. Car il faut dire que c’est seulement jusqu’à Lénine que la Russie a été un foyer extraordinaire d’Art. Comment vous êtes-‐vous organisé pour et à votre retour de Paris à La Havane en 1992 ? Raúl était malade. Vilma m’a emmené le voir. Il m’a dit que je devais faire attention à mes bonnes relations avec le Parti. Et Fidel est arrivé. Le lendemain je suis arrivé à L’I.C.A.I.C. Je me suis assis avec les cinéastes. Les plus virulents. Le lendemain je suis rentré dans le bureau du Président. «Retirez-‐vous, maintenant c’est moi le Président». Le soir, j’ai revu Fidel et Raul qui étaient morts de rire. Je leur disais qu’il ferait mieux de me nommer officiellement. Aldana* faisait alors le guignol rigolo au Comité Central faisant semblant d’avoir Fidel au bout du fil : «si Comandante, no Fidel…» Finalement j’ai eu un titre : «mission spéciale du Comandante» Et ils ont signé pour dix ans violant les lois et chaque fois que je le leur racontais, Fidel et Raul étaient morts de rire. Ce que je voulais était redonner à l’I.C.A.I.C. sa splendeur perdue. C’était très complexe, le contexte était difficile. La polémique autour du film Alice au Pays des merveilles de Daniel Diaz Torres a été montée par Aldana. Si aujourd’hui, vous aviez la possibilité de refaire l’ICAIC, avec les nouvelles technologies, internet, les productions indépendantes, plus simples, peut être un cinéma plus pauvre… J’ai dessiné l’I.C.A.I.C. et aujourd’hui cela ne sert plus à rien. C’est obsolète. Il faut quelque chose d’utile à l’heure de la Révolution technologique. Mais rien du tout de «pauvre». Ne me parlez pas de pauvreté ! Il ne faut rien faire de pauvre, tout ce qui milite en faveur de la pauvreté et de la misère ne sert à rien… il ne faut pas créer des prétextes pour justifier la mauvaise qualité du cinéma. Nous devons tendre vers le haut, avec ce qu’il y a de mieux. Le point de départ doit être le meilleur. Aucun haillon… Revenons à votre départ à Paris en 1981. Votre relation avec Paris est d’ordre amoureux : Ah Paris, Paris vaut bien une deux, trois, infinies messes... Je n’irai pas jusqu’à ma conversion mais je la simulerai. C’est ma ville préférée avec La Havane. Mais je dois avouer que je ne suis pas parti de Cuba très heureux. J’avais perdu une bataille. Au départ, çà a été très dur et puis merveilleux.
Je peux dire qu’il s’agissait d’un châtiment heureux. J’arrive au moment de l’élection de François Mitterrand. Et puis Danielle Mitterrand me fait connaître le milieu de l’art plastique et des galeries parisiennes. Et des rencontres extraordinaires, des gens comme Ugné Karvelis, Julio Cortázar, Payita, camarade de Salvador Allende, Jacques d’Arthuys, le peintre Mata et Julio Le Parc et bien d’autres. Je me sentais très bien à Paris. Ah, Paris ! Saul Yelín, Michèle et Costa Gavras. Et le Cabaret «Le requin chagrin. Ce sont pour moi dix ans de recyclage intellectuel. Et puis Marker et Jacques Vergés… Ce que je suis doit beaucoup à Paris et à la France. Et avec les cubains de Paris ? Très peu de rencontres avec les latinos… Non, j’avais décidé de vivre avec les français. Certes ma porte était ouverte. Severo Sarduy ? Oui, aujourd’hui, en le relisant, je découvre des choses. Certes j’ai eu beaucoup de mal à me séparer de l’I.C.A.I.C. J’avais perdu une bataille mais je ne sortais pas le mouchoir. J’ai toujours été courageux. Une étape se fermait et une autre s’ouvrait. Et puis Paris, c’est Paris… A quelques jours de mon départ, Fidel me dit : «Partir à Paris ce n’est pas comme partir à Cayenne». Mais j’étais persuadé que je ne retournerai jamais au monde du cinéma. Je voulais être professeur. Mais un jour, à Paris j’ai reçu un appel de Fidel : «tu dois revenir à la Havane et à l’I.C.A.I.C.» Pourquoi ? Demandez-‐le lui ! Je peux me battre avec quiconque mais pas avec… (rires) Avant mon retour, Fidel s’est réuni avec 40 intellectuels. Fidel leur a dit : «je l’avais prêté aux services extérieurs mais je dois le récupérer»… Aujourd’hui les réformes et l’évolution du régime, c’est pour vous une « réalité tangible » pour reprendre vos souhaits de socialiste ? Bien sûr et çà va se faire. En commençant par la nouvelle réforme agraire. Je ne sais pas bien où nous allons aller mais les changements seront radicaux, même vers un ajustement de la Constitution. Comment Alfredo Guevara voudrait il que ses petits enfants se souviennent de lui ? Je ne sais pas. Ce sont tous les jeunes cubains qui sont mes petits enfants. Je veux écouter les jeunes. C’est une obsession. Dans mon âme, c’est une préoccupation majeure. L’avant
garde. Et surtout je refuse de porter un jugement, ni sur leur comportement ni sur ce qu’ils pensent. Aujourd’hui, vous vous sentez absolument libre ? Absolument et toujours. Surtout dans les moments les plus difficiles. Surtout et toujours. Je ne suis pas religieux mais je connais bien le catholicisme. Un jour, si la Résurrection des morts survenait, je voudrais avoir entre vingt cinq et trente cinq ans mais pour vivre autre chose. Je ne veux pas revenir en arrière. Redites-‐nous, à la fin de ces journées d’entretiens le sens qu’a pour vous « la Révolution, c’est la lucidité ? » La Révolution n’a rien d’abstrait. Et en plus c’est une commotion éblouissante, un choc… Fidel l’a dit et Raul le dit : il faut prendre conscience la réalité édulcorée n’est pas la réalité. Nous les marxistes, nous voulons transformer et pour cela il faut connaître cette réalité. Tout ce qui est sclérosé doit disparaître. Vous croyez à l’âme ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je ne suis pas croyant. Je ne sais pas, l’âme, je ne la connais pas. Je sais pourtant qu’au fil de ma vie je me suis construit une âme mais ce qui va advenir de cette âme, çà, je ne le sais pas. Nous sommes prisonniers de mystères. Pourquoi existons-‐ nous ? Pourquoi faisons-‐nous tout ce que nous faisons ? C’est un mystère. C’est un mystère qui a surgi dans la nature. Un être qui se pense et se vit et un jour, il disparaît. Peut être oui, peut être non ! En ce moment je lis Nabokov. Il a une réflexion extraordinaire. Il emploie une métaphore, la mort est une fenêtre et nous voyons à travers elle ce qu’il nous est donné de voir. C’est comme traverser un mur. Et rentrer dans un autre plan, une autre dimension. Je ne sais pas si derrière le mur il existe quelque chose. Nous verrons bien. Le jour de ma mort je ne me poserai aucune question. Je pense que l’Art est ainsi, la vraie œuvre artistique et en particulier la musique, ce sont des fenêtres qui cassent les murs, et je ne sais, je ne sais pas si derrière ce mur il existe quelque chose, nous le verrons bien. C’est pour çà que je me suis souvent dit que le jour où je viendrai à mourir, à disparaître, je me poserai aucune question. Je réserve la réponse. Sartre dit qu’il n’y a rien après la mort, mais comment concevoir le rien ? Et je crois en la Beauté. La Beauté, c’est Dieu, c’est la perfection et quand on s’en approche, on se brûle. Dieu pour moi, c’est tout. Si ce «tout» renforce tous les possibles, alors la mort n’existe pas. Elle existe mais elle n’existe pas. Les êtres vous intéressent t’ils plus que les fantômes. ? Evidemment. Y a-‐t-‐il des fantômes ? Je ne sais pas. Ils ne m’ont jamais touché.
(Trois semaines plus tard, Alfredo Guevara mourrait à La Havane à l’âge de 87 ans) *1 : promenade du front de mer à La Havane *2 : José Martí : José Julián Martí y Pérez (1853-‐1895) homme politique, philosophe, penseur, journaliste et poète cubain. Il est le Fondateur du Parti Révolutionnaire cubain. *3 : leader étudiant, assassiné par la police de Gerardo Machado. *4 : Mouvement du 26 juillet : créé et dirigé par Fidel après l’attaque de la caserne du Moncada à Santiago de Cuba le 26 juillet 1953. *5 : Echeverría : leader étudiant de l’Université de La Havane et Président du Directorio revolucionario. *6 : une des grandes avenues Nord Sud de La Havane. *7 : le même qui a transformé le Che des années plus tard. *8 : écrivain cubain, auteur du Siècle des Lumières. Longtemps Conseiller culturel à l’Ambassade de Cuba en France. *9 : le lieu de naissance et d’adolescence de Fidel Castro dans les montagnes de la pré-‐sierra à l’Est de Cuba *10 : signifie l’échec de l’attaque de la caserne du Moncada à Santiago de Cuba en 1953. *11 le bateau qui emmène Fidel et ses compagnons du Mexique au Sud de Cuba pour commencer la guérilla. *12 : propriété de Carlos Manuel de Céspedes à l’Est de Cuba grand propriétaire terrien, franc-‐maçon, qui décide de libérer ses esclaves le 10 octobre1868 et s’oppose par là-‐même au pouvoir espagnol. Fidel Castro ira chercher les cloches de la propriété de La Demajagua, celles qui avaient sonner l’appel à l’Indépendance, pour les amener à l’Université de La Havane. *13 : dans sa plaidoirie lors de son procès à la suite de l’échec de l’attaque de la caserne du Moncada en 1953, l’Histoire m’acquittera, Fidel Castro dénonce la situation à laquelle la Révolution s’attaquera et énonce six points qui seront les fondements de la Révolution et qui deviendront par la suite le «programme du Moncada» *14. : el «Triunfo» : littéralement « le Triomphe » : désigne pour les cubains l’avènement de la Révolution de 1959. *15 : Le Parti communiste de Cuba a adopté à certaines périodes le nom du Partido Socialista Popular. *16 : l’Empire américain au sens critique du terme. «Force maléfique» qui a toujours milité pour la destruction de la Révolution cubaine. * 17 : Blas Roca : homme politique (1909 -‐1987) : Secrétaire Général du P.C. de Cuba (1934-‐1939) et du P.S.P. (1942-‐1960). * 18 : Noticiero : crée par Alfredo Guevara et animé par Santiago Alvarez, le Noticiero désigne les 1490 «actualités politiques filmées» à Cuba et dans le monde entier. Aujourd’hui en voie de restauration et de numérisation par l’Institut National de l’Audiovisuel français. *19 : le «ciné mobil» désigne les équipes et le matériel de projection qui présentaient des films de tous les pays et genres dans l’ensemble du territoire de l’Ile. Ces équipes circulaient en avion, par route, en barque et à dos de mule. *20 : Ce film montre la population d’un village de la Sierra qui regarde pour la première fois du cinéma. *21 : Directeur du Département idéologique du Parti.
ALFREDO GUEVARA : UN REVOLUTIONNAIRE HERETIQUE A Ariel, Gretchen et Jean-‐Marc. «Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante» Nietzsche «Je ne sais pas qui je suis, si on me le demande, je tremble». Alfredo Guevara Dans la semaine du 11 mars 2013, pendant quatre jours et pour aboutir à neuf heures d’entretiens, nous avons partagé temps, idées et mémoire avec un homme pressé. Un homme seul aussi face aux silences de l’Histoire, à une famille désormais absente, partie vers d’autres horizons, un homme face à ses doutes, contradictions et arrogantes certitudes, avec ses rires et ses peines et en tête à tête avec ce qu’il reste, vivant et éternel, de l’Utopie. Alfredo Guevara se savait mourant. Il voulait dire et encore dire, avancer, raconter et surtout essayer de ne rien oublier. Lui qui refusait d’écrire mémoires et biographie, avait accepté très volontiers ce long entretien, «le premier et le dernier» nous a t’il dit «il est grand temps, avant de mourir que je dise des choses que je n’ai jamais dites et surtout que je pense essentielles afin que je sois en paix avec ma conscience dans cette réflexion que j’ai toujours voulu mener sur le pourquoi et le comment de la Révolution cubaine et en fait de toute Révolution». Alfredo Guevara est né un 31 décembre 1926. Sous la Dictature de Gerardo Machado* qui livre à nouveau Cuba aux américains du Nord. Ce 31 décembre, ce dernier jour de l’année est aussi, en 1959, la veille de ce que les cubains appellent encore aujourd’hui le Triomphe de la Révolution.* Je souhaitais le revoir une dernière fois pour préciser quelques idées et termes de cet entretien. Le lendemain de mon arrivée à La Havane, Alfredo Guevara mourrait. Ses cendres ont été réparties autour de l’Alma Mater en haut de l’escalier de l’Université de La Havane qu’il a monté et descendu tant de fois. L’Escalinata* était son chemin, celui de Damas mais aussi celui des luttes, des mensonges et de la solitude, celui de la recherche du savoir, de la sagesse et de la prise du Pouvoir. Celui de l’inquiétude et de la quête. Celui de la transmission. Dés son plus jeune âge, en contact avec les républicains espagnols réfugiés à Cuba et les francs maçons, Alfredo Guevara est rebelle. Il le restera toute sa vie, tant dans ses appréciations que dans ses prises de position, ses humeurs, ses engagements, ses violences et ses «têtes». Il devient artisan d’une utopie. Deux mots qui peuvent paraître antinomiques. Façonner quelque chose qui n’existera sans doute pas mais en tous cas le faire. Avec «savoir faire» expression qu’il disait toujours en français, dans ce français si
rare et si élégant qu’il parlait avec parcimonie, comme langue des bons moments de grâce, de séduction et de charme. Alfredo Guevara nous est apparu pendant une longue semaine, comme l’acteur de l’urgence historique. En écrivant «acteur», j’ai un doute. Alfredo Guevara se disait d’abord «témoin.» Nous sommes peut être là en face de la pure définition du cinéma qui le fascinait et du cinéaste qu’il a toujours souhaité être. Acteur et témoin, arroseur arrosé, personnage et démiurge, vu et caché… «Il y a deux façons d’être libre» s’amusait il à dire : «être millionnaire ou être révolutionnaire.» Alfredo Guevara se définit comme anarcho et socialiste libertaire, c’est à dire homme libre «absolument» libre. Il est passeur, et il est une «voix». C’était un homme secret. Elégant et discret, raffiné, gourmet, gourmand, charmeur. Dandy ? Je ne crois pas. Car le dandy est impuissant. On le disait florentin, on le disait afrancesado, celui qui veut imiter les bonnes manières de la France…Tout ça lui était bien égal. Son séjour à Paris de douze ans (1981-‐1992) en qualité d’Ambassadeur de Cuba auprès de l’Unesco, fut selon lui «un délicieux exil». Mais toujours en alerte, prêt à se bagarrer comme lors de son retour de Paris à l’appel de Fidel quand il se heurte violemment à la Direction d’Orientation révolutionnaire du Parti Communiste pour défendre un film que le régime voulait censurer : Alice au Pays des Merveilles. En fait, sa polémique avec le Parti a commencé le jour où il décide en 1963 de mettre en salle Accatone de Pasolini et la Dolce Vita de Fellini. Mais Narcisse ne peut pas toujours avoir un beau reflet. Alfredo Guevara a été accusé de censeur. Et il le fut, objectivement, quand il participa à l’interdiction du film P.M.*, montrant les frasques des cubains dans des bars de mala muerte* aux lendemains de la Révolution, si propre et si intègre ! Et l’interdiction de P.M. entraîne celle du Journal Lunes de Revolución, un des organes de presse les plus libres et les plus remarquables à Cuba à cette époque de joie et de promesses. Il se défendra et se défendra bien en détractant ceux qui osèrent mettre en doute le bien fondé de la fameuse formule de Fidel Castro lors de «l’adresse aux intellectuels»* en juin 1961 à laquelle il participe, à la table d’honneur : «quels sont le droits des écrivains et des artistes révolutionnaires ou non révolutionnaires ? A l’intérieur de la Révolution, tout, contre la Révolution, aucun droit.» La justification, car dans cette Révolution tout se justifie, est habile : dans le cas de P.M., la Patrie était en danger car assiégée. L’invasion de la Baie des Cochons mettait tout l’édifice en danger et on savait que le pire était à venir. En effet, un an après, le monde était au bord de la déflagration nucléaire à cause des missiles soviétiques installés sur l’Ile. La Patrie, sainte, et la Révolution intouchable justifient les moyens. «Nous ne vivons pas dans les limbes», aimait à répéter ce patriote à l’angélisme guerrier. Il fallait éviter tout débordement et tout ce qui aurait pu faire croire à l’ennemi qu’un quelconque ver se pouvait installer dans le fruit. Alfredo Guevara reconnaît alors que l’affaire lui a échappé pour tomber entre les mains des pires suppôts du stalinisme, la Commission Culturelle du P.S.P.* ( PC). P.M. a quand
même, grâce à lui, été présenté dans le monde, à Paris Beaubourg en particulier. Il argumente encore qu’il ne se doutait pas que cette affaire allait prendre cette dimension, sinon, foi de révolutionnaire, socialiste libertaire, il se serait opposé à la censure. «A l’intérieur, ce fût une publicité calculée» a t’il déclaré un jour. Alfredo Guevara, le combattant de la première heure a dit un jour : «je ne crois pas être courageux. Je crois en l’utilité et le risque du Pouvoir». Ce Pouvoir, il l’a toujours reconnu jonché « d’accidents ». Fin de partie, fermez le ban. Tout commence à l’université : Etudiant de la Faculté de Philosophie et de Lettres, il prend le poste de Secrétaire Général de la F.E.U (Fédération des Etudiants Universitaires) et c’est là qu’il rencontre Fidel Castro. C’est le coup de foudre. Ensemble, ils construisent une folie. Il a vingt deux ans quand il adhère à la Révolution. Il fallait faire quelque chose et prendre le Pouvoir. Il rentre dans la clandestinité, est arrêté alors qu’il truquait des films de l’époque pour en faire des pamphlets contre Batista, il est sauvagement torturé, rentre dans la clandestinité, d’abord au Mexique pour faire passer des armes à la Sierra, puis à La Havane. Les barbudos* incarnent le Pouvoir, Guevara reste dans l’ombre (il a toujours détesté le soleil). Il intègre le premier petit groupe de penseurs et rédacteurs des première Lois de la Révolution aux côtés du Che, de Antonio Nuñez Jiménez, et de Vilma Espín (épouse de Raul) et bien sûr sous l’incontestable autorité de celui qui est devenu el Comandante. Avec Fidel Castro, Alfredo Guevara a toujours entretenu une relation d’une extrême fidélité et d’une extrême ambiguïté. Une relation de type amoureux. Fasciné, conscient que personne d’autre à Cuba ne pouvait se servir du Pouvoir comme le fît cet homme, conscient donc qu’il fallait savoir obéir jusqu’à l’aveuglement, conscient aussi que l’homme libre qu’il était ne pouvait pas ne pas, au péril de sa liberté propre, s’affronter sinon à lui du moins à ses lieutenants et surtout aux tenants d’une idéologie qu’il savait dépassée. En 1960 il crée l’Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographique (l’I.C.A.I.C.), puis le Noticiero, actualités politisées filmées, la Cinémathèque et le Festival du Nouveau Cinéma Latino Américain devenu le lieu de rencontre des cinéastes d’Amérique latine et du monde pour forger non seulement la valeur de l’image mais aussi l’identité du sous continent. Il reste très proche du Pouvoir, du Leader Máximo et de son frère, très proche du Parti sans y adhérer mais avec cette distance propre aux Chevaliers. C’est lui qui en 1962 va négocier avec Khrouchtchev les conditions du retrait des missiles. En cela, il s’impose comme un des théoriciens de la Révolution cubaine. La pensée qui l’inspire avant tout est celle de José Martí. Elle est l’Alpha et l’Omega de la Révolution, le départ, l’arrivée et la référence ou le référent. José Marti, L’Apôtre, comme l’appellent les cubains, Fondateur du Parti révolutionnaire cubain en 1892, auteur de Nuestra América échappe à toute idéologie. Poète, théoricien, militant, homme enfin… «celui qui ne se sent pas offensé par l’offense faite à d’autres hommes, celui qui ne ressent pas sur sa joue la brûlure du soufflet appliqué sur une autre joue, quelle qu’en soit la couleur, n’est pas digne du nom d’homme».
Pour Alfredo Guevara tout cela vient de loin car la culture cubaine et celle de la Révolution sont d’abord européennes et antiques. Il s’oppose en cela à tous ceux qui ont essayé et essayent encore de les folkloriser. Lui qui aimait faire savoir qu’il avait des livres intimes sous son oreiller, y avait sans doute plutôt le Prince que Le Capital. Ses Pères ne sont pas ceux qu’on pourrait croire : il y a d’abord Saint Augustin, chercheur de Dieu : «tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi».Il aimait cette incessante dialectique et cette quête obsessionnelle. Il avait soif, (car la quête ne peut se concevoir sans soif) de volonté et de liberté. Foi, raison, amour, désir, non assouvis à la Faculté, assouvis dans le Pouvoir. Il aimait la nouvelle traduction des Confessions auxquelles Frédéric Boyer donne le titre d’Aveux. Il appréciait chez Parménide le refus d’un système philosophique comme d’ailleurs le refus de tout système et avait adopté depuis toujours ses thèmes majeurs : Etre et Participation. Il détestait la sclérose. Attiré à la fin de sa vie par le mysticisme, il pensait le monde intelligible et formé de trois substances : l’Un, (Dieu) l’intelligence (le mouvement rationnel et organisateur) et l’âme (l’Esprit et l’Etre). Il relisait Maritain. Il savourait la charge poétique de l’être humain qui cherche à s’expliquer le monde. «La Révolution cubaine pour nous n’est pas un simple décor. C’est la restauration de la substance même de notre vie.» A la toute fin de sa vie, il lisait Mauriac. Il ne renoncera jamais au marxisme, cette pensée d’abord scientifique disait il, toujours en recherche. Alfredo Guevara croyait au Destin : non pas celui des dieux mais celui de la Détermination et de l’Obligation à faire quelque chose de soi et du monde. Il croyait aussi au hasard et rien ne le fascinait plus que les rencontres, l’écoute et le dialogue, l’identité de l’Amérique latine et la modernité. Tout cela avec et grâce au Pouvoir. Tout cela pour lui devait participer du développement de la conscience. Mais à Cuba, pendant ces longues années d’une Révolution sans révolutions, qui était chargé de « guider » cette conscience ? Quelques uns qui étaient la conscience. Travaillant au décryptage de cette interview, Clément Zablocki, producteur de cet travail, m’a fait écouté et apprécié la conversation radiophonique entre Jean Baudrillard et Peter Sloterdijk sur «le dernier homme.» C’est la prophétie de Nietzsche. Nous devenons le dernier Homme, celui qui a perdu le temps. Bientôt il n’y aura plus « ni berger, ni troupeau ». Celui qui n’a plus de destin n’a plus d’ailleurs. Alfredo Guevara avait la hantise de l’accélération dans le vide. Il savait que le bavardage idéologique tue les anges tutélaires, ceux qui accompagnent. Il était un résistant. Il ne se laissait pas tuer car d’aucuns et nombreux ont voulu le tuer. Sujet ébranlé, il luttait contre l’Ego stérile. Il confessait avec rhétorique sa Part Maudite et poétique. Et gare à ceux qui auraient osé relever les contradictions cachées sous le petit tas de secrets. Il fallait tout faire et plus encore jusqu’à la simulation pour ne pas remplacer, comme le dit si clairement Sloterdijk, le salut par l’allégement.
Exercice difficile, «Exercice» salutaire car ce mot sonne juste et correspond bien à la pensée de celui qui au quotidien faisait de l’exercice spirituel un entrainement à l’exercice du Pouvoir. Sa vie sera ponctuée par une Méditation sur l’image et le langage. Le langage peut être bavardage. Il faut devenir un fou noble qui apprend et enseigne. Il faut savoir raréfier le langage. Avoir un arsenal de séduction. Retrouver l’élément qui rend la parole nécessaire. A côté et non pas en marge de l’I.C.A.I.C., qu’il dirige de 1959 à 1981 puis à partir de 1991 jusqu’en… il crée : le Noticiero (les actualités filmées -‐1490 films) qui sont en train d’être restaurées et numérisées par l’I.N.A. (Institut National de l’Audiovisuel français). Il en fait la caverne de l’image : «tout prendre, tout capter, pour essayer de comprendre et d’apprendre». Il expliquait voici quelques mois à la Direction de l’I.N.A. qu’il fallait se préoccuper et aimer les plus petits bouts de pellicules accrochés sur un fil et retenues par des pinces à linge. Comme ces petits trésors quelque fois trop seuls et perdus dans des vitrines mal éclairées. Proche de ces nouvelles générations qu’il adorait, Alfredo Guevara s’intéressait en permanence à l’avant garde, aux nouvelles technologies, aux outils simples et souples pour que l’image circule davantage. Il refusait la trop belle histoire de la nécessaire pauvreté dans la création. Au contraire il voulait hisser les choses et les hommes vers le haut. Le Noticiero a inspiré le Newsreel, les écoles de la caméra à l’épaule, Fernando Solanas, Chris Marker, Jean Rouch, Slon, Godard qui a dédié à Santiago Alvarez le chapitre 2 b d’Histoires du cinéma en 1997 : «seul le cinéma» Le Noticiero était dirigé par Santiago Alvarez, fils d’anarchiste espagnol qui n’avait aucune formation au cinéma. «Un fou sans préjugé» comme le définissait Alfredo Guevara. Après Viña del Mar, (1967), Fête-‐Festival du cinéma, où tous ceux qui croyaient à l’image venaient accompagner les Révolutions et construire l’utopie alors que le Che était entré dans la souricière de Bolivie, il créé à La Havane en 1978 le Festival du Nouveau cinéma latino américain. Un rendez vous identitaire. Alfredo Guevara, restera un des théoriciens de l’exercice politique de la culture, avec comme terrain d’application, la Révolution cubaine mais qui a valeur de message et de sens pour l’ensemble d’une réflexion sur un mouvement révolutionnaire et sur l’éducation de masses. Pour lui, une politique sans culture n’est rien. Il a toujours voulu poser un autre regard sur le monde et l’Histoire, conscient en plus que ce mouvement servirait à l’identité de l’Amérique latine. Il était obsédé par le comment réconcilier le rôle politique pragmatique des forces culturelles et la création-‐diffusion qui invite à voir. Cette mission de et dans l’Histoire, était urgente, inspirée et commandée.
Il est rare dans l’Histoire que les auteurs des chansons de geste soient aussi les guerriers. Peut être Alfredo Guevara est t’il parvenu à relever ce défi. Alfredo Guevara croyait en la Beauté. «Le socialisme sans la beauté, n’est rien», aimait-‐il répéter. Il disait interroger la beauté immortelle de l’Apollon du Belvédère. Quelques jours après sa mort, son dernier livre a été présenté. Il a pour titre « Dialogar, dialogar… » Il adorait dialoguer surtout avec la jeunesse. Jusqu’à la fin de mes jours, moi qui ne suis plus jeune, j’entretiendrai toujours un dialogue avec de Grand Absent. Xavier d’Arthuys *1 : Gerardo Machado : dictateur de 1925 à 1933. *2 : littéralement « le Triomphe », désigne pour les cubains l’avènement de la Révolution de 1959. *3 : le Grand Escalier de l’Université. *4 : P.M. (« Post Meridien ») : film court métrage de 12 minutes d’Orlando Jiménez et Saba Cabrera Infante. *5 : Bars misérables. *6 : «adresse aux intellectuels» : désigne un événement (juin 1961) qui a fait couler beaucoup d’encre. Fidel Castro réunit à la Bibliothèque Nationale de La Havane les intellectuels, leur adresse un discours fleuve sur la culture et la Révolution et prononce la fameuse phrase qui a été interprétée de mille façons et souvent tronquée : « Cuales son los derechos de los escritores e artistas revolucionarios o no revolucionarios ? Dentro de la revolucion todo, contra la Revolucion, ninguno ». *7: le Parti Communiste de Cuba a adopté à certaines périodes le nom de Partido Socialista Popular. *8 : expression inventée plutôt par la presse internationale pour désigner ces «hirsutes barbus» descendus de la Sierra @ Xavier d’Arthuys mai 2013