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MICHEL BAROIN

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JEAN-MICHEL BLANQUER

MICHEL BAROIN Les secrets d'une influence

P l o n 12, avenue d'Italie

Paris

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© Librairie Plon, 1992 ISBN: 2-259-02493-9

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A mes parents, à Anne et à Sophie.

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AVANT-PROPOS

Dans la nuit du 4 au 5 février 1987, le petit avion qui transportait Michel Baroin et huit compagnons de voyage s'écrasait sur un village camerounais.

Le lendemain, l'attention portée par la presse et l'importance accordée par les hommes politiques à cet événement révélaient aux Français l'influence et la puis- sance de l'homme qui venait de disparaître. La mort de Michel Baroin levait un voile sur sa vie.

Ancien commissaire de police, qui plus est des services de renseignements, ancien sous-préfet, ancien collabora- teur d'Achille Peretti et d'Edgar Faure, ancien Grand Maître du Grand Orient de France, président de la Garan- tie Mutuelle des Fonctionnaires devenue sous sa férule un groupe de plusieurs dizaines de sociétés dont la Fnac, maire et conseiller général de Nogent-sur-Seine, pré- sident de la mission de commémoration du Bicente- naire... Tous ces titres et bien d'autres conféraient à Michel Baroin un statut et un pouvoir considérables dans la France des années soixante-dix et quatre-vingt. Sa tra- jectoire, si rien ne l'avait entravée, devait le mener très loin.

Pourtant, Baroin est resté un personnage méconnu donc mystérieux. Forgeant lui-même sa légende, il tirait en grande partie sa force de l'originalité de son parcours, de ses positions multiples dans les réseaux les plus variés et de l'insigne privilège que tout cela lui conférait : être le seul gardien de sa propre cohérence.

Si sa disparition suscita une certaine curiosité, ce ne fut que bruit puis silence, l'un et l'autre également nuisibles à tout éclaircissement.

Quelques années après, j'ai décidé de raconter cette

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vie. Je voulais raconter l'histoire d'une ascension sociale, celle d'un enfant de la Troisième République; je voulais trouver la part de l'ambition et la part de l'idéal, leurs jeux entremêlés dans l'esprit d'un même homme ; je vou- lais décrire les milieux les plus divers qu'il a traversés, décrire aussi une forme d'exercice du pouvoir dans la France contemporaine; je voulais enfin approfondir la pensée de Michel Baroin, la réalité derrière le discours, la réflexion derrière la phrase, la référence derrière la citation, le cheminement philosophique et métaphysique d'un homme d'action.

J'ai suivi toutes ces routes et j'ai rencontré chaque fois Michel Baroin. Il change de costume, il change aussi d'humeur. Il change de travail et il change de mission.

Mais qui peut prétendre saisir un homme dans toute son intégrité ? Pour l'avoir connu et approché pendant les dernières étapes de sa vie, j'ai cru pouvoir comprendre certains mécanismes psychologiques essentiels de cette personnalité exceptionnelle, certaines brèches aussi où le goût du pouvoir s'était insinué comme une nécessité vitale d'être utile, d'être aimé.

Pourtant, beaucoup reste à interpréter et chacun trou- vera à son gré pourquoi Baroin suscitait tant d'attache- ment d'un côté, tant d'agacement de l'autre. Alors? Ni ange, ni bête, sans doute, mais un homme tout simple- ment, ce qui n'est peut-être pas si commun dans ce monde.

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Le Morvandiau de Paris

« Métaphysique des lieux, c'est vous qui bercez les enfants, c'est vous qui peuplez leurs rêves. »

Aragon, le Paysan de Paris.

« D u M o r v a n n e v i e n t n i b o n s v e n t s n i b o n n e s g e n s » d i t -on à Véze lay . L ' h i s t o i r e d e s h o m m e s , si c e n ' e s t c e l l e d e s v e n t s , s ' e s t q u e l q u e p e u i n g é n i é e à c o n t r e d i r e c e t a d a g e f o r g é p a r d e s v o i s i n s j a l o u x . C e t t e r é g i o n c e n t r a l e d u p a y s f r a n ç a i s , a u c l i m a t r u d e e t a u so l ava re , s e m b l e d e s t i n é e à g é n é r e r u n t y p e d ' h o m m e s p r o c h e s d e l a n a t u r e , r e n d u s d u r s p a r s e s v é r i t é s m a i s a u s s i ga i s p a r ses p la i s i r s .

Le p a y s a n m o r v a n d i a u a p p r e n d d è s s a p r i m e e n f a n c e q u e s o n t r a v a i l lu i a p p o r t e m o i n s p r o s p é r i t é q u e s u b s i s t a n c e .

Si le m o n d e m o d e r n e a p u a t t é n u e r c e s s é v è r e s r éa l i t é s , e l l e s é t a i e n t e n c o r e b i e n v i v a n t e s a u d é b u t d u s i è c l e

l o r s q u e n a i s s a i t d a n s u n e f e r m e p r è s d ' O u r o u x B a r t h é - l é m y B a r o i n . S o n p è r e e x p l o i t a i t le p e t i t t e r r a i n q u ' i l pos- s é d a i t et , p o u r c o m p l é t e r s o n r e v e n u , e x e r ç a i t la f o n c t i o n d e f a c t e u r a u x i l i a i r e d a n s s a c o m m u n e . La f r ag i l e c o n s t i - t u t i o n d e B a r t h é l e m y n e le d e s t i n a i t g u è r e a u t r a v a i l d e l a t e r r e . Il n ' a v a i t q u ' u n f r è r e ma i s , d e u x e n f a n t s , c ' e s t d é j à t r o p p o u r se p a r t a g e r v i n g t - c i n q h e c t a r e s et, à l ' â g e a d u l t e , c o m m e t a n t d ' a u t r e s , il g a g n a Pa r i s , l a c a p i t a l e d e t o u t e s les p r o m e s s e s .

B a r t h é l e m y e n t r e d a n s l a p o l i c e c o m m e s i m p l e a g e n t . Lo r s d e v a c a n c e s à O u r o u x , il r e n c o n t r e u n e j e u n e f e m m e d u b o u t d u m o n d e c ' e s t - à -d i r e d e s c o n f i n s d u

N i v e r n a i s , A n n e - M a r i e C o u t u r i e r , q u i t r a v a i l l e à l a p o s t e d u vi l lage. I l s n e t a r d e n t p a s à se m a r i e r . Ces d e u x fonc - t i o n n a i r e s a u x r a c i n e s p a y s a n n e s s ' i n s t a l l e n t à P i e r r e f i t t e pu i s , p l u s t a r d , d a n s le q u a r t i e r d e P i c p u s s u r c e s g r a n d s

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boulevards qui entourent Paris et lui rappellent sa voca- tion populaire. Anne-Marie attend bientôt un enfant et, le 29 novembre 1930, Barthélemy peut se rendre fièrement à la mairie pour déclarer qu'un fils lui est né. Il s'appelle Michel.

Ses premières années, le petit garçon les passera entre Paris et le Morvan, souvent confié à son oncle d'Ouroux, plus disponible pour s'en occuper que ses citadins de parents. C'est donc en grande partie dans la campagne morvandelle que le tout jeune Michel s'ouvrira au monde. Et c'est pendant ces années-là qu'il acquiert l'ins- tinct et les réflexes sûrs d'un petit paysan. Ces jeunes années sont marquées en particulier par la personnalité de son arrière-grand-mère, presque centenaire, qui repré- sente pour lui un modèle de courage et de joie de vivre. Il aime à la visiter quand ce n'est pas elle qui parcourt les kilomètres qui la séparent de la ferme. Cette aïeule de légende lui raconte des fables et des histoires de famille, des histoires de laboureurs.

Le nom de Baroin signifie en patois homme libre (« bar ») et ami (« win »). Déjà, le fils de Barthélemy ne veut pas faire mentir l'étymologie et, dans les forêts et les prés environnants, il marche, il court librement, seul ou avec ses copains du village.

Pendant cette prime enfance, son éducation est confiée aux Quoy et à M. Poitreaux, les instituteurs d'Ouroux. Ce sont des personnalités de premier plan dans un village où l'horizon des plus grandes ambitions est le certificat d'études. De fait, les Quoy sont tout de dévouement pour les enfants d'Ouroux auxquels ils dispensent, en plus des leçons, des conseils et des cours particuliers. Socialistes, ils sont en guerre avec le curé mais, pour rien au monde, ils n'auraient accepté qu'un des élèves rate la messe dominicale. Il semble d'ailleurs qu'à cette époque le petit Baroin s'y rendait chaque dimanche.

En 1935, on décide que Michel passera toute l'année scolaire avec ses parents. C'est tout naturellement à

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l'école communale de la rue Picpus qu'il est inscrit. Son intelligence précoce va trouver immédiatement à s'expri- mer et les prix de lecture, de calcul vont rapidement lui échoir, premiers lauriers d'une longue série.

A chaque période de vacances, l'enfant est envoyé dans le Morvan. L'été 1936 ne fait pas exception. L'ambiance était à la réjouissance en ce temps de Front populaire dans une famille qui ne cachait pas un traditionnel atta- chement à la gauche (Barthélemy était un membre actif de la SFIO). L'enfant est encore petit, mais il goûte déjà les plaisirs des solidarités de village et des soirées fami- liales où l'oncle joue de l'accordéon. Le petit Michel danse et chante au milieu des rires dans la salle princi- pale de la ferme.

A l'occasion des vacances de Noël qui suivent, il se trouve à Ouroux au cours de l'un de ces hivers froids et neigeux devenus aujourd'hui plus rares en raison du développement des lacs artificiels. Avec ses amis, Michel patine sur l'étang gelé. Les enfants sont souvent mis à contribution pour ramener, à travers les prés blanchis, les quelques bûches qui permettront d'alimenter le foyer. De la forêt, on ramène aussi le traditionnel sapin qui égaiera la nuit de Noël.

Mais, cette année-là, ses deux grands-parents trouvent simultanément la mort. Il dira plus tard : « J'ai vu deux cercueils à la maison. » Qui saura dire l'influence exacte qu'exerce sur un garçon de six ans une telle image funèbre, quelles marques elles laissent pour toujours dans son esprit? La vie se charge en tout cas d'apprendre au petit Morvandiau que joies et douleurs peuvent se suc- céder comme les saisons.

Avec l'année 1937, la famille change d'adresse à Paris et s'installe au 6, rue de Tahiti. Michel a sa propre chambre et, fils unique, développe un certain goût de la solitude tout en liant une première et durable amitié avec le fils des voisins de palier, le petit Jeffray. Pour rejoindre ce frère d'élection et partager ses jeux, il a ôté la grille de son balcon.

Deux traits de caractère campent alors sa jeune person-

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nali té : la curiosi té et le goût du rire. La curiosité, il la manifeste c o m m e il se doit p r inc ipa lement à l 'école. Mais c 'est une curiosité universelle qui ne s 'émousse pas sitôt le p r éau franchi. Au mil ieu d 'un j eu ou d 'une conversa- t ion anodine, ses camarades on t parfois la surprise de le voir s ' in te r rompre p o u r poser une quest ion d 'une gravité déroutante . On laisse alors pa r le r cet o ra teur p récoce avec u n mélange d 'admira t ion et d ' incréduli té, de l'aga- c e m e n t m ê m e quand son ton se fait péremptoire . Mais ce que le peti t Baroin a ime par-dessus tout, c 'est rire. Il ne r enonce à aucune plaisanterie surgissant à son esprit de potache. De ce côté-là, il ne m û r i r a jamais, bien au contraire , laissant en lui-même une par t de l 'enfant c o m m e p o u r exorciser les outrages du temps.

A l 'école, il passe de plus en plus p o u r u n fort en thème. Cela ne l ' empêche pas de chahu te r avec u n entra in qui rappel le le Zéro de conduite tourné p a r Jean Vigo quelques années auparavant. Il reprodui t le modèle classique d u peti t malin, a m a t e u r de farces et qui sait déployer des t résors de ruse p o u r ne pas être découvert . On le voit p a r exemple, ent re mille faits d 'arme, s ' i l lustrer au t i r à la sa rbacane sur inst i tuteur sans p o u r au tant encou r i r la puni t ion qui ne m a n q u e pas de s 'abattre sur les autres. L'enfant sait faire et faire faire.

Le jeudi, il s ' adonne c o m m e de nombreux gamins du quar t ie r aux patins à roulet tes su r le boulevard Picpus. Il j oue dans les terra ins vagues des a lentours avec Roland Jeffray. Un jour, des voyous u n p e u plus âgés qu 'eux les en tou ren t et les conduisent jusqu 'à une sorte de puits désaffecté. Ils les font descendre au fond et, là, l eu r je t tent des pierres. Les deux compères , laissés à leur triste sort, grelot tent de p e u r et de froid pendan t de longues heures et a t t endent la t ombée de la nui t p o u r échapper à la compagnie des rats.

Pendan t cette fin des années trente, les journées s ' écoulent ent re le travail et le divertissement. Le matin, c h a c u n par t à son travail. La mère de Michel s'y r end dès 5 heures. Le soir, on écoute la TSF a t tent ivement en famille. Tout s implement . Michel consacre une grande

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partie de son temps libre à la lecture. Il passe des heures entières à dévorer ce qui se présente, de la littérature classique essentiellement. Les soirées se prolongent ainsi fort tard car six heures de sommeil par nuit lui suffisent.

Mais le temps privilégié, les heures qui laisseront le plus de souvenirs dans sa mémoire, c'est dans le Morvan qu'il les vit. En cette époque où les vacances commencent le 14 juillet pour ne finir que le premier octobre, l'enfant a le temps de se composer une seconde vie. Premier acte : échanger les souliers contre les sabots. Symbole du passage d'une condition à une autre, d'une civilisation de l'utile à une civilisation du solide, le sabot gardera ensuite pendant toute sa vie une valeur de réfé- rence. Quand on porte des sabots, on ne peut pas courir, on doit « aller en marchant », comme dit le paysan mor- vandiau, et poser chaque fois son pied devant pour véri- fier que le sol est pratiquable. De ce comportement, il va faire une attitude et, plus tard, une philosophie.

Quand il arrive à Ouroux, un peu avant le 14 juillet, il est quand même aux yeux des autres, le « petit Parigot ». Rien de trop péjoratif à cela. Il leur parle de la ville et eux de la campagne. En quelques jours, la fusion se fait. Et puis, il n'est pas le seul à descendre de la capitale. Il y en a deux autres, Rateau et Joly, deux autres Tom Pouce pareillement déracinés et pareillement ravis de retrouver pour trois mois leur campagne natale. A eux trois, ils for- ment un groupe inséparable et s'intègrent sans difficultés à la bande des garçons du village. Leurs activités sont alors celles classiques et joyeuses des enfants livrés à eux- mêmes dans la nature. En face de la ferme de l'oncle Georges, l'étang constitue comme il se doit le pôle essen- tiel des réjouissances de tous ordres.

Le petit Michel y nourrira sa passion naissante pour la pêche. Le plus souvent, il s'agit de ramener du petit gar- don lors de véritables concours où il n'est pas rare d'atteindre la cinquantaine d'unités. D'autres fois, les enfants viennent rivaliser avec M. Bourillot, un vieux de la vieille de l'étang, qui sentit passer le vent de la relève le jour où, bredouille, il vit les enfants sortir carpe sur carpe

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de l'eau miraculeuse. Plus rare et plus aléatoire, la pêche au brochet nécessite quant à elle un équipement ultra- moderne : on attache du fil à linge à du bois de noisetier avec, en sautoir, une bobine de fil de la tante Valentine.

Enfin, dans la petite rivière qui part de l'étang, se pra- tique une pêche un peu particulière où pêcheur et appât ne font qu'un. Dans un coin que les enfants connaissent bien, l'un d'entre eux plonge son pied nu. Le résultat ne se fait pas attendre : une écrevisse se pend à ce morceau inattendu de viande fraîche. Il ne reste plus alors au compère qu'à faire fi de sa douleur et à lever délicate- ment le pied pendant qu'un autre avance une épuisette aussi efficace que salvatrice. Et l'on rentre ainsi le soir avec une fierté de chasseur, le seau rempli de ses exploits, en attendant que la nuit passe pour recommencer le len- demain.

Quand ils ne pêchent pas et qu'il faut bien s'occuper, les garçons n'hésitent pas à trouver des victimes à leurs farces. Ainsi du père Jouhindeau, un vieil agriculteur soli- taire. Alors qu'il s'adonne à une activité exigeant plus que jamais la solitude, les enfants tirent la chasse d'eau au moyen d'une longue corde qu'ils y avaient attachée. Ce n'est qu'un épisode parmi tant d'autres de l'activité de ces bandits des petits chemins mais il restera à la postérité grâce au récit qu'en fit le président Michel Baroin, quel- ques dizaines d'années plus tard, devant une assemblée de préfets au lac des Settons...

Certains jours, il faut aider les parents, la famille et abandonner les divertissements. Les enfants ne sont pas trop rebutés par ces devoirs de vacances. Cependant, il y a des tâches plus redoutées que d'autres. Ainsi, le ramas- sage des pommes de terre, les « treuffes », représente la corvée par excellence. Il faut se tenir courbé et, alors que l'on tire un à un les fruits de la terre, la poussière pénètre la peau, supprimant le sens du toucher.

Retourner le foin n'est pas moins rude, mais c'est une cérémonie plus gaie. Ce sont des journées entières qui se passent en groupe dans les champs où l'on franchit les étapes successives qui permettront de mettre en bottes. Parfois, quand la paille est sèche et que l'on soulève les javelles pour les nouer ensemble, une vipère apparaît.

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Lorsque tous les champs du village ont été moissonnés, la cérémonie du foin culmine avec le rite de « la bat- teuse ». Tout le village se partage alors une batteuse que l'on transporte derrière une machine à vapeur et qui, dans un nuage de poussière, fait l'admiration et le bon- heur de tous. Chacun l'utilise donc à son tour avec l'aide des autres et de ce travail en commun naît un sentiment d'entraide mutuelle, de solidarité. Le petit Baroin ne connaît peut-être pas encore ces mots mais leur sens a déjà pénétré son cœur et, plus tard, il évoquera souvent ces souvenirs pour expliquer ses engagements.

Après ces labeurs partagés, tout le monde se retrouve pour des dîners bien arrosés où les vieux racontent des histoires et où les enfants traînent à la cuisine pour glâner de la saucisse ou de la tarte aux quetsches.

L'été 1940 va rompre quelque peu cet ordre des choses trop bien réglé. Le village assiste tout d'abord au triste spectacle de l'armée en déroute. Puis, avec les derniers rayons de juin, la menace allemande se précise, concréti- sée par la maîtrise du ciel que s'était alors assurée la Luft- waffe. Quelques soldats repliés à Ouroux réussissent à abattre un avion et capturent le pilote. C'est l'effusion dans le hameau où la haine de l'ennemi trouve de la sorte un exutoire facile. Le malheureux aviateur connaîtra un sort peu digne de la convention de Genève.

L'arrivée en masse de l'armée allemande peu de temps après n'en fut que plus redoutée car on craignait les représailles. Michel, comme tous les enfants, fut frappé pour toujours par l'allure et l'apparat des hommes de la Waffen SS qui précédaient la Wehrmacht. Tout habillés de noir avec une tête de mort sur leur casquette, ils avaient de quoi marquer de jeunes esprits. Ce jour-là, dans sa terrible réalité, le petit garçon comprit que c'était la guerre et ce qu'était la guerre. Il fallut bientôt rentrer à Paris.

L'occupant n'était pas moins présent dans les rues du 12 arrondissement que dans les collines du Morvan et Michel en eut le premier signe avec la réquisition de son

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école par les Allemands. Désormais, il ira à l'école ave- nue Michel Bizot, près de la place Daumesnil. Il entre alors en classe de huitième.

Les événements sont encore bien obscurs pour un gar- çon de cet âge mais il va grandir, devenir un adolescent pendant cette guerre. Cette période difficile mettra en valeur des évidences; de ces évidences naîtront des convictions. Son père, soutenu par sa mère, est un des tous premiers policiers à entrer dans la Résistance. Viscé- ralement opposé à tout ce qui peut représenter un abus de pouvoir, il enseigne à son fils les valeurs d'indépen- dance de l'esprit et de résistance à la contrainte. Ces prin- cipes développent chez Michel un penchant libertaire.

C'est aussi à cette époque qu'il dit à ses amis : « Je veux être ambassadeur pour éviter les guerres. »

En attendant, le jeune garçon passe les classes succes- sives. A l'issue de ses études primaires à l'école commu- nale, il est admis en sixième au lycée Voltaire. Ce fait révèle que Barthélemy Baroin avait une certaine ambi- tion pour son fils car la norme était alors plutôt de pour- suivre sa formation au cours complémentaire que d'aller au lycée. Pendant l'été 42, il lui fait d'ailleurs donner des cours particuliers par M.Poitreaux pour le préparer au mieux à cette nouvelle étape. L'enfant, ses maîtres suc- cessifs le disent et le répètent, est doué. Aux examens, il est toujours dans les premiers et il faut encourager de telles aptitudes. Il obtient donc sans grande difficulté une bourse. Dans sa classe, ils ne sont que trois dans ce cas : son copain Guérémy, avec qui il fera un bout de chemin, et Raimond, le frère du futur ministre des Affaires étran- gères. L'histoire d'une ascension sociale, comme la Troi- sième République savait si bien les engager, a commencé.

La guerre, pour un enfant de Paris, se manifeste par quelques restrictions et par des incidents. Dans l'univers de la débrouille qui s'impose alors, les Baroin disposent de deux petits atouts. Tout d'abord, comme de nombreux Parisiens de fraîche date, ils ont les cousins de la cam- pagne qui assurent de temps en temps un ravitaillement

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de nature à améliorer un ordinaire bien morne. Parfois, l'oncle Georges lui-même, la valise chargée des produits de la ferme, monte à Paris avec la carte de prisonnier d'un ami. Ensuite, le père de Michel travaille au commis- sariat du 7e arrondissement, rue de Grenelle, où il peut obtenir quelques menus avantages comme des bons d'ali- mentation.

Un jour, alors que Michel est en cinquième, son profes- seur d'allemand arrive en classe et raconte aux élèves qu'il gèle dans son appartement et que ses enfants attrapent des engelures. Sitôt rentré chez lui, Michel raconte l'histoire à son père et lui demande ce qu'il peut faire. Celui-ci réussira à débloquer quelques bons de charbon pour l'infortuné professeur qui manifestera sa reconnaissance par des cours particuliers. Troc de guerre. Prémices du caractère d'un homme qui aime et trouve plaisir à rendre service.

De son côté, le professeur de français-latin pratique la subversion scolaire et fait apprendre par cœur à ses élèves la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en appuyant la leçon de force commentaires.

Dans cette ambiance où les besoins de sécurité et de liberté s'expriment par les moyens qui se présentent, la vie suit son cours. Michel est toujours dans les premiers. Il est très bien vu. Il reste cependant quelque peu dissipé. Dans le métro qu'il prend tous les jours pour aller au lycée, son grand jeu est, muni d'une clef carrée, de blo- quer discrètement trois portes sur quatre du wagon où il se trouve. Il sort au dernier moment et contemple en riant aux éclats la mine désemparée des voyageurs en train de rater leur station. Il développe alors un profil de chef de bande faisant jouer son charme et son allant avec ses copains comme avec les adultes.

La guerre aime à se rappeler quand l'insouciance lui fait trop ombrage. En 1944, Barthélemy Baroin, soup- çonné par les Allemands, est arrêté puis consigné pen- dant plusieurs semaines. Pendant de très longues jour- nées, sa femme et son fils vivent des heures d'angoisse.

Au bout de quinze jours, il est finalement relâché. La

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joie succède à la p e u r mais une épée de Damoclès pèse ma in tenan t sur la famille. Une cer taine p rudence s ' impose.

Heureusement , l 'Allemagne recule et le rappor t de forces semble enfin c la i rement s ' inverser au profit des Alliés en ce début d ' année 1944. La sécuri té quot idienne n ' en est que plus compromise . Aux exactions per- manen tes de l 'occupant v iennent bientôt s 'ajouter les raids amér ica ins sur la ville.

Effrayés, Bar thélémy et Anne-Marie Baroin descendent à la cave pendan t les alertes. Plus inconscient , Michel préfère res ter à l ' appar tement avec son copain Jeffray. La sirène assourdissante, p lacée sur le toit de la station Pic- pus, re tent i t juste devant la fenêtre de sa chambre , souvent en pleine nuit. Une fois, u n obus de DCA re tombe à quelques mètres de l ' immeuble dans la rue.

La guerre a p o u r les enfants une dimension parti- cul ière ; elle est l 'espace d 'un jeu et, parce qu'elle désor- ganise le m o n d e des adultes, elle ouvre leurs jeunes yeux aux réalités extrêmes de la vie.

Michel en fait par t icu l iè rement l 'expérience lorsque, p e u après le débarquement , il rejoint son cher Morvan p o u r l'été. Quand il arrive, son oncle et sa tante l 'accuei l lent avec une phrase at tendue, la m ê m e depuis quat re ans : « On va te remplumer . » C'est qu 'on ne mange pas toujours à sa faim à Paris.

Dans le village, la terr ible comédie de la guerre a t rouvé u n théâtre de choix où acteurs tou r à tou r

comiques et héro ïques se disputent le devant de la scène. Dans le bois de Ceauzon, u n maquis s 'est consti tué

depuis quelque temps. Il va se t rouver sér ieusement ren- forcé p a r l 'appoint de deux mille parachutistes canadiens, véritable a rmée indélogeable qui s 'est installée au tou r de l 'étang de la Passe. Pour les enfants, c 'est u n jeu t répidant que d 'a l ler visiter les maquisards et de leur rendre quel- ques services. Plus tard, on pou r r a dire : « J 'ai ravitaillé la résistance. » En passant p a r la forêt, les enfants en pro- fitent p o u r fumer quelques cigarettes à l 'eucalyptus cédées p a r le pharmacien . On tousse et on s 'écœure, mais

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c'est toujours meilleur que l'armoise ou le genêt. Les jeux interdits consistent surtout alors à démonter des gre- nades quadrillées pour faire un tas de poudre auquel on mettra le feu ensuite.

En cet été de toutes les aventures, un résistant, faisant sans doute un usage extensif du droit de réquisition, sub- tilise la fortune de Michel, sa fierté : le vélo que son père lui avait offert et avec lequel il conduit les vaches. Que faire? L'enfant n'est pas décidé à se laisser voler. Il est trop jeune pour s'embarrasser en ce cas de considéra- tions politiques. Il rentre dans une de ces colères noires qui plus tard deviendront légendaires et son oncle met alors tout en œuvre pour récupérer l'engin.

Finalement, un gendarme du village assure la média- tion et Michel retrouve son vélo. Il fêtera l'événement en visitant avec ses copains les neuf bistrots du village où on leur sert des limonades douteuses qui sont autant de délices au palais de ces enfants de la guerre.

Il flotte sur Ouroux une gentille odeur de France pro- fonde qui semble pouvoir atténuer les drames qui accablent le reste du monde. Mais les fureurs de l'été 44 n'épargnent personne, pas même les Ourouxois.

Par un dimanche ensoleillé, le village voit descendre sur la route principale un groupe de soldats allemands. Deux hommes qui avaient tout à craindre de cette irrup- tion s'enfuient alors du bistrot où ils étaient attablés. Les Allemands réagissent en lançant une grenade. Un père et un fils qui commirent pour tout crime de passer la tête à ce moment-là y trouvèrent la mort.

Un autre homme, réfractaire du STO 1 pris de panique, s'échappe alors d'un autre bar. Il est poursuivi par les sol- dats qui l'abattent de deux balles dans la tête. A cet événe- ment atroce ont assisté quelques témoins. Parmi eux, il y a notre jeune garçon de treize ans en sabots qui ramenait quelques vaches. Le lendemain, il passera dans le village voisin de Montsauche que les Allemands viennent de détruire. Il n'oubliera rien de tout cela. Il ne pourra plus jamais évoquer ce moment sans frisson, sans insister sur la valeur inestimable de chaque être humain.

1. Service du travail obligatoire.

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Cette saison-là, la liberté et la mort auront mêlé leurs symphonies contradictoires aux oreilles des Français. La libération de Paris, Michel en vivra les évolutions et les joies en écoutant la radio. A la fin du mois de septembre, c'est donc une capitale aux allures nouvelles qu'il retrou- ve pour l'année scolaire.

Michel a vu et compris des choses qui sont ordinaire- ment épargnées à un enfant ; il va bientôt avoir quatorze ans; s'ouvre la période de l'adolescence.

Déjà féru de littérature, il commence à manifester un très grand intérêt pour le cinéma. Tous les quinze jours, c'est un rite, il va au Reuilly-Palace avec Jeffray. On y passe quelques bons films d'avant-guerre et puis aussi, bien sûr, la production américaine qui déferle sur l'Europe.

C'est également l'époque où les filles, les « nanas » comme il dit, deviennent intéressantes. Son aspect phy- sique est alors celui, plaisant, d'un jeune homme aux che- veux noirs très aplatis peignés en arrière, avec un visage fin et des yeux malicieux qui brillent quand il rit. Il montre déjà un certain côté paillard ; pourtant, il a quel- que chose du gentleman et une distinction qui lui est toute particulière.

Comme tous les garçons, c'est en vacances qu'il essaiera surtout ses charmes. En 1945, celles-ci commencent plus tôt que prévu car Michel a une crise de rhumatismes articulaires. De ce fait, il part dès le prin- temps à Ouroux.

Il se remettra assez rapidement de cette pénible crise. Les filles d'Ouroux et de Jallois sont là pour lui faire oublier ses souffrances. Elles sont ces « femmes du temps jadis qu'on peut », chantées par Brassens : des Evelyne, des Gisèle, des Vénus de barrière auxquelles on laisse des billets doux dans le tronc prédestiné d'un vieux charme creux.

Puisqu'elles font partie du nouveau monde de Michel, elles doivent aussi passer sous les fourches caudines de son humour. Alors qu'il passe un jour avec son copain Ducroq sous les fenêtres ouvertes de l'une d'entre elles,

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ils attrapent un loir et le lancent sur le lit de la mal- heureuse. Ils n'en entendent plus parler pendant quelque temps puis, dénoncés par une vieille du village qui les a vus, ils devront renoncer à exercer désormais toute forme de séduction sur leur victime.

1945 est l'année des bals. Le 14 juillet, il est à Paris où la fête respire la liberté retrouvée. Michel se rend avec son ami Jeffray au bal improvisé de la place Picpus. Les deux adolescents se « partagent » des jumelles, Madeleine et Odette, deux muses graciles du voisinage.

A Ouroux, le temps fort de la réjouissance et de la baga- telle, c'est la fête de Saint-Germain qui a lieu chaque année le premier dimanche du mois d'août. Il y a bien sûr un bal que les Morvandiaux appellent « le parquet » en raison du plancher que l'on installe alors sur la place du village sous un grand chapiteau de toile. Sous une cha- leur torride, tout le monde danse au son d'un accordéon, d'un saxo et d'une grosse caisse. On ne se sépare qu'à l'aube, avec des histoires à raconter jusqu'à l'année pro- chaine.

Qu'il fasse la fête, se promène dans le village ou tra- vaille aux champs, le jeune Baroin sait prendre les aspects et les accents d'un vrai Morvandiau. Il s'est fait une joie d'assimiler le patois local avec en particulier une méthode inédite : répéter tous les jurons entendus dans la bouche des paysans. Quand il se ballade avec son cousin Pierrot qui, lui, ne quitte jamais le pays, c'est Michel qui semble être le gars du coin tandis que Pierrot a des allures de Gavroche.

A Paris, la vie est moins peuplée des enchantements de toutes sortes que Michel connaît à Ouroux. Il reste avant tout un bon élève, avec toujours cette surprenante faculté de mordre considérablement sur son temps de sommeil pour s'adonner à la lecture.

En 1947, un événement surprenant va rompre la mono- tonie des jours. Jusqu'à présent, Michel s'était habitué à l'existence de fils unique. Il aurait aimé avoir une famille plus nombreuse mais, c'était ainsi ; il avait dix-sept ans et en avait pris son parti. Pourtant, l'inattendu se produisit

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et la surprise de Michel ne fut pas mince quand ses parents lui apprirent qu'il allait bientôt avoir un petit frère ou une petite sœur. Dans un bref premier temps, il eut du mal à le comprendre et, comme pour marquer son état de choc, il alla dormir chez son voisin quelques nuits. Et puis, l'idée faisant son chemin, la surprise laissa place à la joie. Sa mère lui donna un petit frère, Alain. Michel se trouvait soudain autant dans la situation d'un jeune père que dans celle d'un grand frère. On le vit bientôt prome- nant fièrement un landau dans le bois de Vincennes avec l'air satisfait et important d'un homme ayant de grandes responsabilités.

Les cris de l'enfant, s'ils le gênent dans son travail, ne l'empêchent pas, en 1948, de décrocher le premier bac avec la mention assez bien. Après les vacances habituelles dans le Morvan, Michel entre en terminale.

L'objectif principal est bien sûr de passer le second bac avec succès. Evidemment, il ne manque pas de porter un intérêt tout particulier au cours de philosophie. Le pro- fesseur, très vivant, a ses marottes : à la logique, il préfère la psychologie. Il appartient à la génération influencée par Bergson. A son tour, il fait partager à ses élèves les lumières du maître antipositiviste.

Avec son ami François Durand qui est dans la même classe, Michel a décidé de commencer à apprendre le russe parallèlement à l'allemand qui reste sa première langue. A cette époque, il est encore d'une santé fragile et l'on relève un certain absentéisme de l'élève Baroin.

Mais, quand il est présent aux cours, il intervient souvent, avec pertinence ou impertinence. Il renonce moins que jamais aux plaisanteries de son cru. Mais Baroin a de bonnes notes, on lui pardonne plus facile- ment ses écarts de conduite. Un jour, moins vif que d'habitude, il s'endort pendant le cours d'éducation civique. Au professeur qui lui somme de s'expliquer, il répond que son petit frère a pleuré pendant toute la nuit précédente. Rires. C'est pourtant la vérité.

Sa cinéphilie se confirme. Avec ses amis, il va au ciné- club qui se trouve derrière la place de la République. Leurs auteurs de prédilection : Renoir, Buñuel et quel-

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ques autres. Inspirés par de si grands modèles, la tenta- tion est grande pour eux de manier à leur tour la caméra. Ils créent à sept ou huit un club de cinéma pour tourner des courts métrages. Pendant la semaine, ils écrivent des scénarios dont ils discutent fébrilement au café, à la sor- tie des cours. Le week-end, on tourne. Il s'agit surtout de petits gags. Les réalisateurs en herbe s'essayèrent même un dimanche à une préfiguration de « la caméra invi- sible » en tournant dans la rue une scène de ménage que les passants prirent au sérieux. D'après ses amis, Michel manifesterait des dons certains pour la comédie. Lui- même n'en doute d'ailleurs pas et aimerait monter une pièce de théâtre. On pense à La guerre de Troie n'aura pas lieu et puis, finalement, on renonce devant les nécessités impérieuses de la préparation du bac.

Au fur et à mesure, les surprises-parties où l'on côtoie avec bonheur les filles du lycée Hélène-Boucher laissent place à des week-ends studieux. Durand, Vajou, Guérémy, Baroin et les autres ont le nez dans leurs livres. Le résul- tat vient récompenser leur attente. Les « voltairiens » décrochent leur deuxième bac. Le Morvandiau de Paris va devoir traîner ses sabots dans de nouvelles sphères.

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2

Sciences po + modèle paternel = Police

« Chacun se voit et se veut jardinier du Paradis, égaré dans le monde du travail, de la guerre et de l'injustice. »

Pierre Manent.

En cours d 'année , c o m m e tout élève de terminale , Michel et ses amis s 'é taient interrogés sur la voie qu'ils suivraient après le bac. Issus d 'un mil ieu modeste , ils ne connaissaient pas très c la i rement toutes les filières pos- sibles et devaient p rendre en compte de sérieuses consi- dérat ions matériel les p o u r leur choix. C'est Michel qui par la le p r e m i e r de Sciences po. Son père , p r o m u au rang de secrétaire-chef depuis la Libération, travaillait tou- jours au commissar ia t du 7 ar rondissement . De ce fait, il était souvent en contac t avec professeurs et administra- teurs de l'institut, en des t e rmes d 'au tant plus cha leureux que leurs procès-verbaux passaient souvent ent re ses mains...

Il encouragea vivement son fils à y entrer . L'école, qui avait changé de statut en 1945, jouissait d 'un prestige cer- tain et elle dispensait u n ense ignement suff isamment général p o u r d o n n e r au j eune h o m m e le t emps de réflé- chi r et d 'op te r ensuite p o u r une des carr ières de la fonc- t ion publique.

A cette époque, la men t ion « assez b ien » aux deux bac- calauréats dispensait de l ' examen d ' en t rée à Sciences po. C'était le cas de Michel, mais aussi de ses amis Guérémy et Durand. C'est ainsi que, à la rent rée 1949, ils se retrou- vèrent tous les trois dans la vénérable insti tution de la rue Saint-Guillaume tout en s ' inscrivant paral lè lement , c o m m e c 'étai t l 'usage, à la faculté de droit. Guérémy et

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Baroin obtinrent une demi-bourse, « de quoi payer les livres ».

Michel ne fut pas immédiatement à l'aise dans ce milieu totalement nouveau pour lui. Certes, personne ne lui fit sentir directement qu'il n'était pas fils d'archevêque mais tout, dans les habitudes, les loisirs, les conversations des autres, lui indiquait qu'il avait changé de monde. Il dut impérativement s'adapter.

Resté très enfant, il lui fallut surtout acquérir les méthodes et l'esprit de la maison. Cela ne se fit pas en un jour. Certaines appréciations de ses professeurs l'attestent : « Encore trop scolaire » estime l'un d'entre eux, « jeune d'esprit mais travailleur » note un autre. En effet, pour compenser une immaturité certaine, pour se hisser au niveau exigé, Michel s'est totalement consacré à son travail.

L'Institut d'études politiques est devenu son seul uni- vers, un univers de labeur et de formation, même s'il l'aménage quelque peu à son goût « en regardant les filles à la bibliothèque, derrière les livres ».

Il faut préciser que l'environnement était stimulant. A la conférence de « culture générale », leur maître n'est autre que Bernard Chenot, futur garde des Sceaux du général de Gaulle. En droit, il a le professeur Escande qui notera à son sujet : « Sans doute l'élève le plus travailleur de la conférence. A fait un gros effort pour s'adapter aux méthodes nouvelles pour lui de l'institut; n'a pas toujours malheureusement pleinement réussi; mérite totalement d'être encouragé. »

On est à l'opposé de l'image d'élève brillant, avec de grandes facilités, qu'il présentait encore l'année pré- cédente. Mais Michel n'a pas honte d'avouer ses fai- blesses et de montrer qu'il s'acharne. Sa ténacité et sa spontanéité forment un cocktail charmant qui ne laisse pas indifférent le corps éducatif et administratif de l'école. Il est en particulier pris en affection par les secré- taires de la direction qui lui accordent de cette attention si nécessaire à Sciences po où l'anonymat est le plus sûr ennemi de l'étudiant.

De même, en vertu de la pratique de « l'assistance » qui

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consiste à confier à un excellent étudiant de deuxième année un groupe d'« A.P. » 1 Michel est aidé par Gilbert Guillaume, futur major de l'Ena, futur juge à La Haye, qui lui prodigue conseils et soutiens avec la bienveillance d'un grand frère.

Progressivement, le jeune Baroin se forge une méthode et fortifie ses connaissances. On ne lui connaît à cette époque que peu de distractions. Il n'en devient pas aus- tère pour autant et ne renonce pas à ses farces, à son rire sonore et aux quelques fêtes qui se présentent comme le bal de Sciences po à la cité universitaire.

Lorsque juin survient, son retard ne semble pas encore véritablement comblé et les examens de fin d'année viennent le confirmer. Avec 8 aux écrits d'histoire et d'économie, il n'obtient pas la moyenne générale et doit se représenter en octobre. Catastrophe? Dur avertisse- ment en tout cas et Michel doit sacrifier ses sacro-saintes vacances pour se consacrer à la préparation de sa seconde et ultime chance. Octobre arrive. En histoire, il doit traiter de « l'Angleterre dans la deuxième moitié du XVIII siècle » et en économie des « Caractères originaux de l'économie agricole dans l'Europe industrielle du Nord-Ouest ».

Sa prose ne se hisse pas jusqu'à des cimes inaccessibles mais il obtient le strict nécessaire pour passer en deuxième année. Il choisit alors la section « Economie et finances », preuve qu'il n'a pas encore bien défini l'orien- tation de sa future carrière.

Cette nouvelle année d'étude s'avérera moins péril- leuse que la précédente. Les efforts de Michel commencent à porter leurs fruits et sa personnalité extra- vertie trouve l'occasion de s'épanouir dans un environne- ment où il se sent plus à l'aise. Il est encore un « élève très jeune d'âge et d'esprit » (appréciation de son maître de conférence en « Problèmes sociaux »), mais ses quali- tés intellectuelles ne sont plus méconnues.

Outre les matières obligatoires, il choisit des cours qui traduisent son éclectisme naissant. On retrouve des

1. Année préparatoire, c'est-à-dire la première année.

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grands n o m s : Siegfried p o u r le cours sur les Etats-Unis, Vedel p o u r « Les démocra t ies marxistes », Delouvrier p o u r « La poli t ique économique de la France », Renouvin p o u r « L'histoire des relat ions internat ionales ».

Les grands noms ne sont pas que du côté du pupitre. Il y en a aussi su r les bancs, mais pe r sonne ne les distingue encore. Un cer ta in Michel Rocard se prépare à la haute fonct ion publ ique et manifeste déjà u n goût avéré p o u r la politique. Un autre é tudiant studieux s 'appelle Jacques Calvet. Jacques Chirac ne va pas t a rde r à les rejoindre. Aucun d 'eux n 'es t alors u n ami p roche de Michel Baroin mais ils se côtoient et, semble-t-il, s 'apprécient .

Est-ce au contac t de ces bri l lants congénères qui misent tout l eu r avenir sur la fonct ion publ ique? Est-ce p a r atavisme ? Michel p r e n d en tout cas consc ience pen- dant cette deuxième année qu'il est plus attiré p a r le ser- vice publ ic que p a r l ' économie et les finances. Après avoir réussi sans grandes difficultés les examens de juin, il écr i t au directeur , Jacques Chapsal, p o u r lui d e m a n d e r la permiss ion de rejoindre la section « Service public », celle qui p répare à l 'Ena. Accordé.

Les vacances qui suivent consacren t une cer taine rup- ture avec le Morvan. Non pas qu'il ait pe rdu le goût et l ' amour de sa région natale, mais ses obligations estu- diantines,et b ientô t professionnelles, ont mis u n t e rme à sa disponibilité d 'antan.

Quand il le peut, il fait quelques incursions à Ouroux. Les t emps ont changé et la moto a succédé au train p o u r venir de Paris et visiter sa famille.

L'été 1951 p r o m e t des réjouissances plus exotiques que d 'ordinaire . Michel a décidé en effet de joindre l 'utile à l 'agréable. Il a proposé à l 'un de ses professeurs, spécia- liste du Maghreb, Charles-André Julien, de rédiger sous sa direct ion u n mémoi r e su r « Le nat ionalisme maroca in ». Deux cousines qui habi tent le pro tec tora t français sont prêtes à le recevoir et le j eune Baroin affirme qu'il pou r r a recuei l l i r sur place des renseignements de p remière main. Le projet est accepté et voilà notre Morvandiau qui t raverse p o u r la p remiè re fois la Méditerranée.

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Le coup de foudre pour la terre et les hommes d'Afrique du Nord fut instantané. Il apprécia tout de suite ce pays écrasé sous le soleil où les habitants ont gardé les manières et les allures de leurs origines paysannes. De ses premières impressions, il tire une certitude immédiate : le Maroc, c'est déjà l'Orient. Pour s'en convaincre, « il n'est que d'entendre dans le calme du jour qui point (...) résonner la complainte monotone du Muezzin appelant les fidèles à la prière » 2

En vertu d'une hospitalité que, dans ces régions, les Européens ont su apprendre des Arabes, il est accueilli comme un prince par ses cousines. Elles lui font décou- vrir un Maroc méconnu où les paysages déserts suc- cèdent aux foules grouillantes des villes.

Rapidement, Michel commence à recueillir des don- nées pour son travail. La situation politique, il la connaît quelque peu pour l'avoir étudiée avant son voyage. Sur place, ses observations viennent confirmer l'opinion qu'il s'était formé : la France est en train de perdre le Maroc parce que aucune politique moderne n'est véritablement entreprise pour partager les pouvoirs et donner à chacun un rôle et une dignité.

Comme un membre de sa famille travaille dans la police, il le suit au cours de ses enquêtes. Il va dans le Tadla, au pied des monts du Moyen-Atlas où les premiers attentats sont commis. Il est reçu par le contrôleur civil de Kasba-Tadla. Il découvre des villages, comprend les intrigues qui se fomentent et les mouvements qui se déve- loppent; surtout, il discute beaucoup avec des inter- locuteurs de rencontre, caïds, responsables nationalistes ou simples citoyens.

En participant à une enquête sur l'assassinat de deux instituteurs, il se rend compte, en parlant avec les Maro- cains, de l'importance de l'infiltration du parti démocrate de l'indépendance, du parti communiste et, surtout, de l'Istiqlal. Ce mouvement s'appuyait en grande partie sur les zaouias, sortes de confréries religieuses qui l'intéres- sèrent beaucoup. N'avaient-elles pas en particulier pour

2. Extrait du mémoire de Michel Baroin.

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principes « la discrétion absolue » et « la solidarité avec les frères » ?

Mais les partis et les clans importaient peu. Au-delà de tout ceci, l'évolution profonde du pays, la dissolution de ses liens avec la métropole, ne pouvaient lui échapper. Il en comprit la nature lorsqu'un Marocain lui déclara un jour : « Je ne suis pas particulièrement attaché à l'Istiqlal ou au PDI3, mais je suis un bon musulman. »

La population du Maroc a déjà tiré un trait sur la France et Baroin s'en désole. D'abord parce qu'il aime cette terre et qu'il voudrait qu'elle garde des liens avec son pays. Ensuite, par patriotisme car c'est un peu de l'Empire français qui va encore s'évanouir; par huma- nisme aussi car il pense que le Maroc n'est pas mûr pour l'indépendance et que, faute de cadres, il va passer d'une dépendance plutôt bienveillante à la dépendance plus dure d'une autre puissance. Enfin, justement, par souci stratégique, car il pense que les intérêts américains, espa- gnols et surtout soviétiques s'apprêtent à fondre sur cette proie sitôt qu'elle sera laissée à son sort.

Il repart donc en métropole le cœur mêlé de sensations chaudes et de froide amertume d'avoir vu de ses yeux tant de beautés et tant de gâchis.

Dès la rentrée, il s'attelle à la rédaction de son mémoire et y ordonne ses observations et impressions. Il rédige là en réalité un document étonnant qui, quarante ans plus tard, n'est pas dépourvu de saveur. Le récit s'éloigne quelque peu de la neutralité, du recul et du bon ton qui prévalent ordinairement rue Saint-Guillaume. La passion est à fleur de mot, avec une rage à peine conte- nue devant les occasions manquées et les incompréhen- sions mutuelles. Pour lui, l'indépendance est plus que probable mais, à trop court terme, elle est regrettable. C'est une position courageuse puisqu'il sait que son cor- recteur, ancien membre du cabinet de Léon Blum, est un partisan affirmé de l'indépendance immédiate.

Peut-être est-ce pour compenser les éventuelles consé- quences de son opinion dissidente qu'il n'hésite pas au

3. Parti démocrate de l'indépendance.

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début du mémoire à sacrifier à la loi du genre en écrivant à propos d'émeutes survenus en 1937: «M. Charles- André Julien relate cet événement dans son remarquable ouvrage l'Afrique du Nord en marche. » Deux ans de Sciences po lui ont donc tout de même appris ce qu'étaient déférence et diplomatie.

Quoi qu'il en soit, la spécificité de ce travail est qu'il s'apparente davantage à un rapport rendu à un supérieur pour lui indiquer des voies d'action qu'à un mémoire d'étudiant. On retrouve là un caractère très pragmatique, sans cesse préoccupé par les conséquences pratiques de ses vues théoriques.

Il y a aussi quelque chose d'un peu policier au long des quelque quatre-vingts pages du texte. Les acteurs en pré- sence sont décrits avec force détails. Ainsi, les respon- sables de chaque parti sont examinés tant du point de vue de leur biographie que de leur caractère dans un style qui rappelle davantage une fiche de renseignements géné- raux qu'un devoir d'étudiant.

De plus, des vues stratégiques de bonne tenue sont exprimées avec le réalisme et la froideur d'un analyste des services de renseignements.

Finalement, la passion pour le sujet reprend ses droits et il conclut sur un vibrant plaidoyer en faveur d'une poli- tique plus généreuse et plus ambitieuse car, ajoute-t-il, « ce n'est qu'ainsi par l'entente, l'amitié, en partant comme le faisait Pavie " à la conquête des coeurs " que l'on peut bâtir quelque chose de solide ».

Les deux traits majeurs de sa personnalité sont ici révé- lés, comme deux sabots qu'il utiliserait successivement pour mieux avancer. D'un côté, l'élan du cœur qu'aucune fausse pudeur ne vient voiler; de l'autre, un hyper- réalisme écartant toute rêverie et toute illusion.

Ce long travail enfin accompli, il a maintenant tout son temps pour se consacrer à son nouveau programme. Chaque année de Sciences po aura nécessité de sa part une grande puissance d'adaptation : la première année, il a dû se familiariser avec l'institut lui-même ; la deuxième, il a dû s'accoutumer aux matières économiques et finan- cières; en cette année scolaire 1951-1952, il doit rattraper

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d a n s l ' a f fa i re t c h a d i e n n e , p o u r r e n c o n t r e r u n m i n i s t r e et , semble- t - i l , r é a l i s e r u n « c o u p » d o n t le r e t e n t i s s e m e n t à l ' é p o q u e a u r a i t é t é c o n s i d é r a b l e : r a m e n e r d a n s s o n a v i o n G o u k o u n i O u e d d e i , c e q u i a u r a i t m o n t r é q u e m ê m e l e s o p p o s a n t s à H i s s è n e H a b r é c h o i s i s s a i e n t P a r i s p l u t ô t q u e Tr ipo l i .

L ' e n s e m b l e d e c e s p l a n s c o n t r a r i a i t d e t o u t e é v i d e n c e le c o l o n e l K a d h a f i d o n t o n a v u p a r l a s u i t e q u e les ser - v i c e s s a v a i e n t m a n i p u l e r d e s a g e n t s c o n g o l a i s p o u r f a i r e s a u t e r u n a v i o n f r a n ç a i s 9 . Le m o b i l e ici s e r a i t c l a i r : l iqui - d e r u n a d v e r s a i r e e f f i cace a v a n t q u ' i l n e n u i s e , i n t i m i d e r t o u t « a m i » t e n t é p a r u n e m é s a l l i a n c e .

L a t e c h n i q u e u t i l i s ée a u r a i t é t é c e l l e d e l a « b o m b e à v ide », u n e n g i n q u i t u e p a r r a r é f a c t i o n d e l ' o x y g è n e , o u d u « foo la s » q u i p r o v o q u e l ' i n c e n d i e à l ' i n t é r i e u r d e l ' a p p a r e i l m a i s p a s l ' e x p l o s i o n . C h a c u n d e s d e u x p r o c é - d é s p e u t e x p l i q u e r q u e l ' a v i o n n e se s o i t p a s é p a r p i l l é e n l ' a i r m a i s q u ' i l s e so i t p l u t ô t é c r a s é d ' u n e s e u l e p i è c e a u sol.

A p r è s a v o i r su iv i a u s s i l o i n q u e p o s s i b l e c h a c u n e d e s p i s tes , l a p i s t e i n t e r n a t i o n a l e e s t s a n s a u c u n d o u t e , d a n s l a m e s u r e o ù j ' a i p u m e f o r g e r u n e « i n t i m e c o n v i c t i o n », l a p l u s c o n v a i n c a n t e . E l l e e x p l i q u e les fai ts e t g e s t e s d e B a r o i n ( l ' e s c a l e a l g é r i e n n e e s t u n e c h o s e c e r t a i n e d e m ê m e q u e s e s e n t r e v u e s a v e c S a s s o u N ' G u e s s o q u i n e p e u v e n t ê t r e j u s t i f i é e s p a r le s i m p l e a c h a t d ' u n e f o r ê t n i m ê m e p a r l a p r é p a r a t i o n d u B i c e n t e n a i r e ) , e l le e s t c o h é - r e n t e a v e c l ' e n v i r o n n e m e n t p o l i t i q u e ( S a s s o u N ' G u e s s o é t a i t e f f e c t i v e m e n t e n F r a n c e u n e s e m a i n e p l u s t a r d , r e n - c o n t r a i t F r a n ç o i s M i t t e r r a n d e t J a c q u e s C h i r a c e t a d o p - ta i t u n e p o s i t i o n p l u s c o n c i l i a n t e ) . E l l e n ' e x c l u t p a s d e s c o m p l i c i t é s d a n s l ' h e x a g o n e ( p e u d e g e n s é t a i e n t a u c o u - r a n t d u v o y a g e d e B a r o i n e t d e s o n b u t ) m a i s e l l e r e p o s e e s s e n t i e l l e m e n t s u r l ' a c c u s a t i o n d ' u n E t a t d o n t o n s a i t

q u e le t e r r o r i s m e e s t u n e m é t h o d e . Si c e t t e h y p o t h è s e e s t

9. Sans même se référer à l'attentat contre le DC 10 d'UTA en 1989, on peut se rappeler qu'un autre DC 10 d'UTA, peu avant les faits, avait, sur le même parcours, subi une explosion (heureusement au sol et à vide) sur l'aéroport de N'Djamena. La culpabilité de la Libye n'a fait aucun doute.

Page 35: Michel Baroin : les secrets d'une influenceexcerpts.numilog.com/books/9782259024938.pdf · de ses positions multiples dans les réseaux les plus variés et de l'insigne privilège

vraie, quelles sombres raisons empêchent ceux qui savent, en France, de dénoncer les auteurs du crime?

Encore une fois, il vaut mieux le répéter, Michel Baroin et ses compagnons sont peut-être morts d'un simple accident. C'est même une hypothèse qui reste très pro- bable mais nous en aurions été davantage persuadés si nous avions rencontré plus de volonté de savoir chez ceux qui en avaient le pouvoir. Aujourd'hui des éléments nouveaux justifient des explications plus complètes. Faut-il que reste mystérieuse la circonstance qui vit mou- rir ces hommes et peut-être impunie la main qui précipita leur destin?