Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

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  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

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    Andrea Del Lungo

    Maurice Blanchot : la folie du commencementIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1998, N50. pp. 343-375.

    Citer ce document / Cite this document :

    Del Lungo Andrea. Maurice Blanchot : la folie du commencement. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes

    francaises, 1998, N50. pp. 343-375.

    doi : 10.3406/caief.1998.1329

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_622http://dx.doi.org/10.3406/caief.1998.1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329http://dx.doi.org/10.3406/caief.1998.1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_622
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    Nous

    publions ci-dessous

    le

    texte

    de

    l article

    qui a

    mrit le

    Prix

    annuel

    de

    l Association, rserv un jeune

    chercheur.

    Le

    laurat,

    Andrea Del

    Lungo, est italien.

    Son

    article, dont nous

    publions

    la version franaise

    avec

    l aimable autorisation des

    di

    teurs

    a paru pour

    la

    premire

    fois sous

    le titre Maurice

    Blan-

    chot

    :

    la

    follia dell'inizio

    , dans

    les

    Studi di letteratura

    francese (XXII, 1997,

    pp.

    215-237)

    (N.D.L.R.).

    MAURICE BLANCHOT

    :

    LA FOLIE

    DU

    COMMENCEMENT

    Les Sirnes : il semble bien qu elles chantaient, mais d une

    manire qui

    ne satisfaisait

    pas,

    qui

    laissait seulement

    entendre dans quelle direction s ouvraient les vraies sources

    et

    le

    vrai

    bonheur

    du chant.

    Toutefois, par leurs

    chants

    imparfaits

    qui n taient qu un

    chant

    encore

    venir, elles

    conduisaient

    le

    navigateur vers

    cet

    espace o

    chanter com

    mencerait vraiment (1).

    nigmatique

    et inhumain,

    sduisant

    et fatal, le chant

    des Sirnes ne peut que reprsenter le symbole d'un

    pige

    effrayant, celui de

    la parole

    romanesque,

    maintes

    fois

    vo

    qu par

    Maurice Blanchot dans

    ses premires rflexions

    thoriques

    (2) : en ouverture du Livre

    venir,

    ce chant

    constitue

    la

    rencontre de l'imaginaire ,

    mtaphore

    se

    rfrant

    moins

    l'ide

    d'une

    parole

    errante

    et

    infinie

    qu'au rcit

    mme,

    dans

    sa

    tension

    vers

    l'absence,

    vers le

    (1) Maurice

    Blanchot,

    Le

    Livre

    venir, Paris, Gallimard, 1959 (coll. Folio

    Essais

    , 1986, pour l indication

    des pages), p.

    9.

    (2) On peut voir,

    par

    exemple, Le roman, uvre de mauvaise foi , Les

    Temps modernes, 19,

    1947, pp.

    1304-1317

    ;

    et Le

    langage de

    la fiction , dans

    La Part

    du

    feu, Paris,

    Gallimard, 1949,

    pp. 79-89.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

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    344 ANDREA

    DEL

    LUNGO

    lieu de disparition de la parole,

    vers le

    vrai commence

    ment'une insaisissable uvre venir. D'ailleurs,

    l'idal

    fantasmatique

    du

    Livre

    absolu

    et,

    de

    toute

    vidence,

    impossible,

    ne peut

    qu'assigner au dbut un

    caractre de

    pure

    abstraction, tel un

    point d attrait

    d'une parole qui, se

    situant dans

    un avant

    indfini, efface l origine et

    la

    re

    sponsabilit

    de

    tout

    acte inaugural.

    Et pourtant, si l'on

    revient la

    parabole

    du

    chant des

    Sirnes,

    il

    faudrait

    rflchir aussi sur la ruse

    formidable

    et

    symbolique

    d'Ulysse,

    navigateur astucieux qui chappe la sduction

    par une

    double

    feinte minemment fictionnelle : la

    sur

    dit

    tonnante

    de

    celui qui

    est

    sourd

    parce

    qu'il

    entend

    (3). Tout en croyant donc son

    mensonge, ou

    mieux en

    faisant

    semblant

    d'y

    croire,

    Ulysse impose le

    silence aux

    Sirnes et nous

    conduit

    dans

    la

    navigation

    du

    rcit, jouant ainsi le

    rle

    mme de

    l crivain dont il est

    l'emblme

    :

    Quand Ulysse

    devient Homre...

    par

    la

    dtermination de l origine d'une

    parole

    qui

    affirme son

    propre

    commencement.

    C'est

    justement

    sur

    la

    base de cette contradiction

    inso

    luble entre

    l'apparence

    et

    la ralit de la prise de parole

    que

    la

    question du dbut

    se

    pose

    d'une

    faon centrale

    dans l'uvre

    narrative

    de Blanchot : une uvre qui,

    m al

    gr

    sa spcificit, ne peut

    chapper la

    ncessit

    de la

    dlimitation, ni

    la contrainte

    du

    dbut,

    en

    tant que

    cat

    gorie

    logique

    essentielle

    du discours, lieu canonique de

    construction de

    la

    forme et

    du

    sens

    du

    texte dans

    un

    rap

    port

    communicatif

    avec

    le lecteur (4).

    Cet essai

    propose

    donc

    d'analyser

    les

    stratgies

    d'ouverture

    des uvres

    narratives de

    Blanchot tout

    en

    essayant

    d viter, d'abord,

    les tentations

    dangereuses

    qui

    traversent

    plusieurs

    lec

    tures critiques de l'uvre mme : spculation philoso

    phique, glorification de

    l'hermtisme ou, surtout,

    (3) Maurice Blanchot, Le Livre venir, p.

    11.

    (4)

    Pour

    une analyse

    de

    l'uvre

    narrative

    de

    Blanchot, dans sa

    spcificit

    mais aussi dans sa

    conformit

    aux rgles du genre romanesque, on peut voir

    l'article

    de

    Christophe Bident, Le

    secret

    Blanchot , Potique, 99, 1994, pp.

    301-320.

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    BLANCHOT ET LE

    COMMENCEMENT

    345

    recherche

    de

    conformit entre l'uvre

    narrative et

    la

    rflexion critique de l'auteur

    qui est,

    en

    grande partie,

    postrieure.

    On

    pourrait

    au

    contraire

    affirmer

    que

    l 'exp

    rience d criture narrative - termine en 1962 par L Attent

    oubli,

    vritable

    roman sur

    le vide

    -

    conduit

    Blanchot

    renverser son point de

    vue sur

    certaines questions, jus

    qu' l branlement, voire

    l effondrement de l'idal mme

    du Livre. Le

    parcours que je voudrais

    donc

    suivre

    se

    foca

    lised'abord sur ces questions,

    aussi

    essentielles qu'ind

    termines

    dans leur contradiction l criture, le

    neutre,

    le

    fragmentaire,

    le

    commencement

    pour

    ensuite

    analy

    ser

    es

    incipit

    de

    certaines

    uvres

    narratives

    de

    Blanchot,

    qui tmoignent d'un

    trac

    chronologique vident

    vers

    la

    thmatisation de l impossibilit

    du rcit ;

    et cette

    insistan

    ceuspecte pourrait

    finalement

    cacher le

    leurre

    ultime

    d'une parole

    narrative

    qui, par le creusement absolu du

    langage, se

    situe sous l attrait

    de l'absence

    pure

    ;

    d'une

    parole, donc,

    qui

    impose d'abord le

    silence

    pour

    indiquer

    et

    commenter

    ensuite

    le vide,

    se

    dissimulant

    jusqu'

    la

    disparition,

    et

    interdisant

    tout

    rle

    de

    rception

    au

    lecteur.

    Par

    le

    renversement

    d'une

    opinion

    largement

    partage

    par

    la

    critique, qui ne cesse de souligner le caractre frag

    mentaire et prcaire de

    la voix

    narrative des

    uvres

    de

    Blanchot,

    la

    thse que je voudrais

    ici

    soutenir est que cette

    parole,

    notamment lors

    de son

    acte

    inaugural,

    relve en

    ralit

    du mode

    autoritaire, par

    la force et la

    tension conti

    nue

    ui

    sont propres son entreprise d effacement

    :

    tout

    en

    exposant

    ses piges,

    elle

    entrane le lecteur dans

    un

    espace

    vide,

    dans

    ce

    point d'absence de la

    littrature

    o le

    silence

    nous

    conduit

    finalement

    une mort

    symbolique.

    Ce jeu insens d crire

    L uvre

    de Maurice Blanchot, interrogation infinie sur

    les

    questions du

    langage

    et de

    l criture,

    se

    situe entir

    ement ans la

    trace

    de cette phrase de Mallarm, mise en

    exergue

    L Entretien

    infini comme figure emblmatique

    d'une criture, typiquement moderne,

    qui

    rflchit

    sur

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    346 ANDREA

    DEL

    LUNGO

    elle-mme,

    sur ses possibilits,

    voire

    sur

    son sens. La

    rflexion

    de Mallarm rfrence incontournable de ce

    livre,

    depuis

    la note introductive

    qui

    dfinit,

    avec

    une

    clart tonnante,

    les

    motivations et les

    enjeux

    de l criture

    prend

    chez Blanchot un intrt d'ordre

    aussi bien

    esthtique

    qu'historique

    :

    d'un ct, elle

    affirme la

    ncess

    it

    'un

    travail littraire

    qui,

    tout

    en dpassant les dis

    tinctions et

    les

    conventions

    gnriques,

    ne peut que poser

    la

    question du

    langage,

    puis, par

    la

    question

    du

    langage,

    celle qui

    peut-tre

    la

    renverse et

    se rassemble

    dans le mot

    [...] : crire (5)

    ;

    de

    l autre,

    en

    perspective

    historique,

    cette

    vision

    renverse

    la fonction mme

    de

    l criture

    qui,

    une fois

    affranchie

    de

    la servitude

    de

    la

    pense

    dite

    idaliste

    , peut dgager son pouvoir de

    subversion :

    une

    criture

    par laquelle

    tout

    est mis

    en cause,

    et d abord l ide

    de

    Dieu,

    du Moi, du Sujet,

    puis de

    la

    Vrit

    et

    de

    l Un, puis

    l ide du

    Livre

    et de

    l uvre, en sorte

    que

    cette

    criture [...],

    loin

    d avoir

    pour

    but

    le

    Livre,

    en marquerait

    plutt la fin

    :

    critu

    reu on pourrait

    dire

    hors discours, hors langage (6).

    Et

    voil

    que,

    de

    faon surprenante,

    l'idal

    de

    l uvre

    venir

    ainsi

    que la tension vers le

    Livre

    absolu

    s'croule

    par l'vocation d'une

    criture

    qui marque just

    ement

    la

    fin de tout idal

    : non

    par

    hasard,

    dans

    la

    note

    d ouverture

    de L Entretien infini le dernier enjeu de l'cri

    ture

    oncerne le sens, conu moins comme

    signification

    car

    le propre de l entreprise de

    Blanchot

    est justement de

    dpasser les

    principes fondant

    notre culture

    que

    comme direction, attrait irrsistible de l criture vers cet

    espace hors-langage qui est

    celui

    de l'absence et, finale

    ment,

    du

    neutre, terme

    qui

    revient

    incessamment

    dans

    la

    rflexion de

    l auteur, sans pourtant

    trouver une

    vritable

    dfinition conceptuelle (7).

    (5) Maurice Blanchot,

    L'Entretien infini

    Paris,

    Gallimard,

    1969, p.

    VII.

    (6) Ibidem.

    (7) Mme Blanchot avoue

    l'impossibilit

    conceptuelle du neutre, dans les

    notes

    finales

    de

    L'Entretien

    infini (cf. p. 629).

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    BLANCHOT ET LE

    COMMENCEMENT

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    Le jeu insens

    trouve ainsi

    sa direction, par

    une

    cri

    ture

    dont le

    rle est

    la

    fois

    destructif,

    l'gard

    du

    savoir

    qui

    en est le prsuppos, et proprement transgressif

    :

    Invisiblement, l criture est appele

    dfaire

    le discours

    dans

    lequel,

    si

    malheureux

    que nous croyons tre, nous res

    tons nous qui en

    disposons,

    confortablement installs. cri

    re, ous

    ce

    point de vue, est

    la

    violence

    la

    plus

    grande,

    car

    elle

    transgresse la Loi, toute

    loi

    et

    sa

    propre

    loi

    (8).

    La

    rflexion initiale de

    L Entretien

    infini semble donc

    indiquer

    le point

    de

    dpart

    d'un

    parcours

    possible

    vers

    l criture du

    neutre, par un

    trajet qui sera

    pourtant de

    plus

    en plus

    incertain au

    fil des pages,

    jusqu' se

    perdre

    dans une sorte de vide conceptuel. Sans

    vouloir proposer

    une analyse systmatique

    sur

    la

    question du

    neutre,

    qui a

    dj fait l objet de

    nombreux commentaires (9), il est tou

    tefois

    ncessaire

    de souligner son

    indtermination

    dlib

    reans la

    rflexion

    critique

    de

    Blanchot : en

    effet,

    le

    neutre

    est gnralement

    dfini

    l envers ( l'inconnu est

    un

    neutre

    (10)) ou

    par un principe

    d'exclusion, comme

    c est le cas dans les

    notes

    finales

    sur

    Ren

    Char o,

    par

    rapport un paradigme

    d'oppositions binaires (transpa

    rence/opacit

    affirmation/ngation,

    diffrence /indiff

    rence,

    ctivit /passivit), le neutre

    se

    drobe

    l infini tout

    en

    constituant le point

    de

    fuite et de dpassement du

    paradigme mme

    (11).

    Insaisissable

    et

    proprement uto-

    pique

    -

    puisque

    priv

    de toute localisation

    - le neutre

    se

    caractrise

    ainsi

    par

    la

    tension du langage vers

    un espace

    (8) Ibidem, p. VIII.

    (9) On peut

    voir

    ce propos, comme rfrences critiques principales :

    Daniel Wilhem, Maurice

    Blanchot

    :

    la voix narrative,

    Paris,

    U.G.E.,

    coll.

    10/18 , 1974

    (en

    particulier

    pp. 231-243)

    ; la contribution italienne de

    Gio-

    vanna

    Bruno,

    L assenza

    di libro :

    il linguaggio e

    il neutro in

    Blanchot

    ,

    Lectures, 17, 1985,

    pp.

    127-138 ;

    et le livre

    rcent de Anne-Lise

    Schulte

    Nord-

    holt, Maurice Blanchot.

    L'criture

    comme

    exprience du dehors, Genve, Droz,

    1995.

    (10)

    Maurice

    Blanchot,

    L'Entretien

    infini

    p.

    442.

    (11)

    Ibidem, pp.

    447-450.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

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    348

    ANDREA

    DEL LUNGO

    inconnu ou, plus prcisment, vers l'absence

    ;

    et, de

    ce

    point

    de

    vue, on

    peut

    lire

    l'une des

    dernires

    uvres

    cr

    itiques de

    Blanchot,

    entirement consacre

    la

    question de

    l criture (L criture

    du

    dsastre,

    1980),

    comme un parcours

    hyperbolique

    vers

    le neutre : de

    la

    passivit l oubli, du

    silence l'absence.

    Ainsi, force est

    de

    constater que ces

    deux

    dernires

    ides

    n'indiquent

    pas du

    tout

    un manque

    de

    parole

    le silence tant au contraire considr comme

    la condition

    ncessaire

    pour

    l entente

    d'une parole inte

    rminable

    (12)

    mais qu'elles

    sont

    plutt,

    la

    fois, le

    signe

    et

    l effet

    d'un

    creusement essentiel du langage

    mme,

    d'un

    effacement

    du

    sens.

    On

    sait

    d'ailleurs

    que

    selon Blanchot

    le

    neutre

    ne pourrait tre que

    port

    par

    la

    voix narrative, sur

    la

    base

    d'une dpersonnalisation

    prioritaire

    de l criture (13), par une

    voix qui vise donc

    suspendre

    la

    structure attributive du

    langage,

    tout en

    affranchissant

    la

    parole de son

    origine,

    ou

    bien,

    encore

    une

    fois,

    s absenter

    en

    celui qui la

    porte et

    aussi

    l e

    ffacer lui-mme comme centre

    (14).

    Or,

    c est

    justement

    cette

    ide

    d'absence

    qui contribue diffrencier

    la

    rflexion

    de

    Blanchot

    sur

    le

    neutre

    par

    rapport

    la vision

    plus

    articule et dfinie

    de Barthes,

    selon

    laquelle l hor

    i zon

    u neutre

    est essentiellement

    hors-sens,

    avec toutes

    les

    implications idologiques que cela comporte (15)

    ;

    chez

    Blanchot le neutre semble relever d'un

    creusement

    interne

    de la signification,

    plutt que

    d'une fuite du

    sens,

    tra

    vers

    une tension

    de la parole

    vers

    l'absence qui ne

    peut

    (12) Cf.

    Maurice

    Blanchot, Le Livre venir, pp. 285 et 290.

    (13)

    Que

    l'on pense

    au passage

    dterminant

    de

    je

    il

    voqu

    dans

    L'Espace littraire, Paris,

    Gallimard,

    1955

    (coll.

    Folio

    essais

    , 1988,

    pour

    l'indication des

    pages),

    pp. 20-23.

    (14)

    Maurice Blanchot,

    L'Entretien infini

    p.

    566.

    (15)

    On peut voir, ce propos, l excellente tude gnrale de

    Bernard

    Comment,

    Roland

    Barthes, vers

    le

    neutre,

    Paris,

    Christian Bourgois,

    1991,

    et

    notamment

    le chapitre

    Esthtiques

    : les critures du neutre

    (pp.

    133-218),

    o l'auteur

    dfinit

    efficacement la

    rponse barthsienne

    au

    silence

    de

    Blanchot :

    l'exploration esthtique

    mene

    par

    Barthes cherchera donc des

    techniques

    et des tactiques

    dans

    le

    langage

    vers ou

    pour

    la neutralisation

    de

    sa valeur assertive et

    terroriste

    (p. 138).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    8/34

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    9/34

    350

    ANDREA

    DEL LUNGO

    creusement du langage

    vers

    le

    neutre

    :

    la

    preuve en

    est

    que

    l criture du neutre ne

    procde

    pas de la fragmentat

    ionu

    texte

    si

    bien qu'aucune des

    uvres

    narratives

    de Blanchot,

    sauf L Attente

    l'oubli, ne

    peut se

    dfinir

    comme formellement fragmentaire mais du dcoll

    ement

    bsolu

    entre

    le signe linguistique

    et le

    rfrent, par

    l'autonomie

    d'un

    langage

    qui tend vers son effacement

    (20).

    La rflexion mme de l'auteur pourrait finalement

    nous

    amener

    une hypothse interprtative extrme

    :

    chez Blanchot, tout

    porte

    croire que

    la

    fragmentation

    et

    la

    discontinuit

    propres

    la pense

    ne peuvent que s e

    xprimer

    par une parole

    absolument

    continue

    dans sa

    ten

    sion,

    toujours affirme,

    vers

    l'absence ;

    et

    en cela, la vision

    du fragment de Blanchot, bien

    que

    parfois

    indfinie,

    semble tre vraiment

    unique

    dans le panorama

    contemp

    orain,

    se

    dtachant par exemple de

    la

    conception barth-

    sienne selon laquelle l criture du

    fragment

    se

    caractrise

    par

    un

    re-commencement

    infini,

    par une

    sorte

    d itration

    ponctuelle

    qui vise

    justement

    djouer

    la

    linarit invi

    table

    du discours (21). Au contraire, l'opration de Blan

    chot

    au

    niveau

    thorique

    aussi

    bien

    que

    pratique

    ne

    veut

    pas

    mettre

    en cause la

    linarit,

    s effectuant

    plutt

    par

    un

    principe

    de creusement paradoxal dont les enjeux

    esthtiques

    sont

    dcisifs

    ;

    en effet, comme

    on

    le verra

    propos de L Attente

    l oubli, une fois

    l'espace du

    fragment

    vid, il suffit de

    combler les

    interstices

    pour dpasser

    toute forme unitaire, pour

    affranchir

    le discours de ses

    limites, pour effacer enfin le langage mme. Voil com

    ment cet

    infini

    fragmentaire peut

    participer l criture du

    (20)

    On peut voir ce propos les

    pages

    consacres au langage essentiel

    de

    Mallarm,

    dans

    La

    Part du

    feu

    ( Le mythe de Mallarm ,

    pp. 35-48).

    (21) Voir

    notamment

    Roland Barthes par Roland Barthes, Paris,

    Seuil,

    1975.

    L'criture du fragment se liant au plaisir

    du

    dbut, Barthes affirme, propos

    de soi-mme : aimant

    trouver,

    crire

    des

    dbuts, il

    tend multiplier ce

    plaisir :

    voil pourquoi il

    crit des fragments : autant

    de

    fragments, autant

    de

    dbuts, autant

    de

    plaisirs (p. 98). Sur cette question on peut

    voir aussi

    le

    commentaire

    de Bernard

    Comment, dans

    Roland Barthes,

    vers

    le neutre

    (op.

    cit.,

    pp. 163-184).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    10/34

    BLANCHOT ET LE

    COMMENCEMENT 351

    neutre. Et

    pourtant,

    un point de crise

    rsiste

    la

    cohren

    ce

    t

    la

    linarit

    de

    cette

    opration,

    l

    o

    le

    discours

    doit

    se

    confronter une des catgories

    logiques

    parmi

    les plus

    exorcises par

    la

    rflexion

    critique

    de Blanchot : le com

    mencement

    La question du commencement

    II

    faudrait, a priori, carter toute

    implication philoso

    phique du

    problme,

    puisque dans la rflexion mme de

    Blanchot

    le dbut est gnralement

    considr

    sous

    un

    point

    de

    vue

    littraire,

    en

    tant

    que

    catgorie

    logique

    du

    discours narratif. La question est en effet d'une

    importanc

    ritique

    au

    moment

    o

    le

    dbut

    lieu institutionnel et

    canonique du

    discours, garantissant l origine et

    la

    vrit

    de la parole doit se

    confronter

    aux deux

    tentatives fon

    damentales de l criture de

    Blanchot

    : le

    dpassement

    de

    l unit et l'approche

    au neutre.

    Le

    dpassement de l unit implique de toute vidence

    une mise

    en question

    globale

    des limites du discours

    et

    de

    l uvre, s effectuant moins par l effacement des frontires

    que

    par

    leur franchissement

    ; et

    la

    stratgie

    de

    Blanchot,

    dans sa rflexion critique, est

    justement

    celle d'un

    dplace

    ment

    ontinuel

    du

    dbut, afin

    que

    celui-ci

    ne puisse jamais

    concider avec la

    prise

    de parole. La

    clbre

    image de la

    parole

    errante vritable pige de

    l auteur,

    puisqu'il est

    clair qu'un tel bruissement infini

    et

    impersonnel ne peut

    que

    se

    situer

    dans l'espace utopique du neutre

    soutient

    la

    logique

    du

    dplacement,

    tout

    en contribuant

    vider

    de

    sens le

    dbut

    mme

    (22).

    Or,

    c est justement

    sur

    la

    base de

    (22) L'ide

    d une

    parole interminable et sans

    origine est

    par

    exemple

    affi

    rme

    propos

    des romans

    de

    Beckett, dont le

    sujet

    parlant, selon Blanchot,

    semble

    tre entr

    dans un cercle

    o il tourne

    obscurment, entran par

    la

    parole errante, non

    pas

    priv

    de sens, mais

    priv

    de centre, qui

    ne

    commenc

    as,

    ne

    finit pas, pourtant

    avide, exigeante, qui

    ne

    s'arrtera jamais,

    dont

    on ne pourrait souffrir

    qu elle s'arrte, car

    c'est alors

    qu il faudrait faire la

    dcouverte terrible

    que,

    quand elle

    ne

    parle pas, elle parle encore, quand

    elle cesse, elle persvre,

    non

    pas

    silencieuse,

    car

    en

    elle le silence

    ternell

    emente parle

    {Le

    Livre venir, p. 286).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    11/34

    352

    ANDREA

    DEL LUNGO

    cette image trompeuse que

    la

    critique a parfois

    considr

    le

    dbut

    en

    tant

    qu'interruption

    formelle,

    comme

    si

    la

    prise

    de parole

    n tait que

    le prolongement d'un bruiss

    ementxtrieur, d'un discours ternellement en

    dehors de

    l uvre, comme s il s'agissait donc

    d'un dbut

    apparent,

    ne

    pouvant

    que prparer le vrai dbut

    de

    l'ineffable

    uvre venir, par un dplacement infini

    vers

    l'idal

    que

    Blanchot voque d'ailleurs

    propos

    de

    la solitude

    de

    l uvre,

    isolement prophtique qui, en de du temps,

    annonce

    toujours le commencement (23). Toutefois, au

    moment

    o la rflexion

    sur

    les

    caractres

    de l uvre

    d art

    amne

    la

    constatation de

    la

    ncessit inluctable du

    dbut

    contrainte

    essentielle de la

    parole narrative

    Blanchot propose

    alors un double dplacement :

    L uvre dit ce mot, commencement,

    et

    ce

    qu elle prtend

    donner l histoire, c est l initiative,

    la

    possibilit

    d un

    point

    de

    dpart.

    Mais

    elle-mme ne commence

    pas.

    Elle est tou

    jours

    antrieure

    tout

    commencement, elle est toujours dj

    finie

    (24).

    L'vacuation du sens des catgories logiques s effectue

    donc

    comme

    c est

    souvent le

    cas

    chez Blanchot par

    une affirmation contradictoire insoluble,

    se

    rfrant ici

    l'vocation d'une

    uvre

    antrieure et postrieure

    la fois,

    qui

    implique

    un

    vritable

    dpaysement ainsi

    qu'une perte

    de l'origine de

    la

    parole. Mais c'est justement

    dans

    sa

    barre

    paradigmatique

    que

    la

    contradiction explose : les

    dbuts

    des

    uvres

    narratives de Blanchot semblent en

    effet

    rpondre

    une

    exigence d affirmation,

    par l indiscu-

    (23)

    Maurice

    Blanchot, L'Espace littraire, p. 333. Sur la question

    du

    dbut

    chez Blanchot, on peut

    voir l tude de Georges

    Prli, La Force

    du

    dehors.

    Extr

    iorit limites

    et non-pouvoir

    partir

    de Maurice Blanchot, Fontenay-sous-Bois,

    Recherches, 1977

    ;

    et notamment le

    chapitre

    L'incessant et le

    commence

    ment(pp.

    63-70),

    dans lequel l'auteur, tout

    en soulignant le

    caractre

    d'in-

    luctabilit du

    dbut, en arrive

    considrer la

    prise

    de

    parole en tant

    qu'in

    terruption

    de la

    parole interminable

    ,

    plutt que

    comme

    un

    vritable

    acte

    inaugural.

    (24)

    Maurice

    Blanchot,

    L'Espace littraire,

    p. 304.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    12/34

    BLANCHOT ET LE

    COMMENCEMENT

    353

    table

    autorit d'une voix qui, bien

    loin

    de suivre une parol

    e

    rrante,

    impose

    au

    contraire

    le

    silence

    autour de

    son

    acte

    inaugural

    ;

    une voix, d'ailleurs, rsolument subjective

    et

    personnelle,

    qui fige

    son point

    de

    vue

    absolu, en expo

    sant

    u

    niveau thmatique une prcarit

    du

    discours dont

    elle

    est tout

    fait

    exempte.

    On verra par la

    suite que le

    dbut

    constitue toujours une vritable prise de

    parole,

    de

    plus en plus autoritaire face l'exigence d'imposer une

    direction au

    discours,

    dans la

    tension vers l effacement

    de

    la parole

    mme,

    vers le silence.

    Donc, pour revenir

    la

    question

    de

    l 'approche au

    neutre,

    le

    commencement

    reprsente

    une

    ncessit

    fonda

    mentale afin d'entrer dans

    un

    discours que

    la

    parole

    mme

    est

    appele

    dfaire,

    ncessit

    encore plus inluc

    table uisque

    tout

    dbut

    prsuppose

    une

    stratgie rel

    evant non seulement de la dfinition d'un

    projet,

    mais

    aussi et surtout de

    la sduction

    du

    lecteur.

    Il est hors

    de

    doute que le pouvoir

    de sduction des

    rcits

    de

    Blan-

    chot

    se

    fonde sur

    un effet

    de dpaysement initial

    du

    lec

    teur face l indtermination

    ou

    au brouillage volontaire

    du

    contrat

    de

    lecture

    dans

    ses

    lieux

    canoniques

    (titre,

    pi

    graphe indication gnrique, incipit, discours mtanarra-

    tif), et

    face

    au

    caractre

    nigmatique et suspect des signes

    d'une criture provocatrice et rsolument

    transgressive

    (25).

    son

    acte de prise de

    parole, la voix

    narrative

    semble donc vouloir

    enfreindre

    toute

    loi afin d'imposer

    la

    sienne, celle du

    creusement

    du sens dans

    la

    tension vers

    le

    neutre ; et

    le

    lecteur ne

    peut que suivre,

    au

    dbut, cette

    parole

    d autorit,

    pour tre

    ensuite exclu,

    dfinitivement,

    de

    toute possibilit communicative. Les pages

    qui

    suivent

    veulent justement

    montrer

    comment

    s effectue,

    dans

    les

    incipit de certains

    rcits de Blanchot,

    cette

    entreprise

    d'vacuation du

    sens, et

    aussi

    comment elle

    se

    transforme

    (25)

    ce propos, l essai de Christophe

    Bident

    cit plus

    haut

    ( Le secret

    Blanchot , pp. 307-314) dfinit

    efficacement

    les pratiques

    de

    l insignifian

    ce

    de

    l'criture narrative

    de

    Blanchot :

    effondrement de

    la rfrence, neut

    ralisation

    de

    la signification,

    opposition de

    la narration

    l'laboration du

    sens.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    13/34

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    14/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT 355

    ment

    les mcanismes de

    projection

    et

    d identification

    du

    lecteur

    avec

    un

    personnage

    entour,

    ds

    le

    titre, d'une

    obscurit

    nigmatique.

    Mais

    l impression

    plus forte d ex

    clusion

    du lecteur est

    rendue par l'autorit d'une

    voix

    narrative

    qui s'impose comme

    le seul point de vue pos

    sible et

    qui n hsite

    pas

    montrer

    son savoir (28), pour le

    cacher aussitt, s'en tenant

    la simple

    relation des vne

    ments.

    De

    cette

    faon, l intrt narratif

    faiblit,

    alors que

    les l

    ments thmatiques du rcit gagnent en

    ampleur

    et en

    importance.

    Les deux

    premiers chapitres

    se

    focalisent sur

    le

    rapport

    du

    sujet

    au

    monde,

    qui

    est reprsent

    par

    deux

    de ses

    lments

    constitutifs : l'eau

    (le

    bain dans

    la

    mer, au

    cours

    du

    premier

    chapitre)

    et

    la

    terre (l'entre

    dans la

    caverne,

    au

    cours

    du

    deuxime

    chapitre)

    ;

    et dans les

    deux

    cas, le

    personnage,

    travers

    une

    exprience d tranget

    et

    de

    sortie

    de

    soi-mme,

    atteint

    un

    tat

    apparent

    de neutral

    it

    conue en tant

    que

    fusion et

    transparence

    qui

    le

    contraint une relation d'opacit, voire d incommunicabi

    litvec les autres.

    Voyons comment

    cette

    exprience s articule

    au

    cours

    du

    premier chapitre. Au dbut,

    un

    obstacle visuel (

    la

    brume

    ) s interpose

    entre

    Thomas

    et les

    autres nageurs,

    perturbant

    le contact que le personnage semble dsirer

    par

    la

    fixit de son regard.

    Ensuite,

    atteint par

    une vague,

    Thomas

    se laisse glisser dans l'eau jusqu' l garement

    et

    la

    perte de toute capacit de perception :

    II

    avait choisi

    un

    itinraire

    nouveau et,

    loin

    de

    distinguer

    les

    points

    de

    repre qui lui auraient

    montr

    la bonne

    route,

    il

    avait

    peine

    reconnatre

    l'eau dans laquelle

    il glissait

    (p.

    7).

    Ce

    premier contact

    a

    pour

    effet

    d'isoler

    le

    personnage,

    lui

    interdisant toute possibilit de

    communication

    : Thomas

    (28) Un

    exemple

    en

    est l'omniscience

    du

    narrateur

    quant

    aux

    habitudes du

    personnage :

    La

    mer tait

    tranquille et

    Thomas avait l'habitude de nager

    longtemps sans fatigue. Il n'avait donc pas s'inquiter

    de

    l'effort qu il lui

    fallait

    soutenir,

    quoique le but qu il s'tait fix lui part

    soudain

    trs loign

    et qu il prouvt une

    sorte de

    gne aller vers une rgion dont les abords

    lui taient inconnus (p.

    7).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    15/34

    356

    ANDREA

    DEL

    LUNGO

    aperoit

    un

    nageur et

    cherche

    en vain l'appeler, mais

    l indiffrence

    incomprhensible

    de

    l'autre

    lui

    fait

    croire

    qu'il a t ray de

    la

    ralit (29), comme si

    son

    corps

    se

    trouvait dj, en transparence, dans le vide caus par

    l i

    ndtermination des

    lments

    (

    un

    nuage tait descendu

    sur

    la

    mer et

    la

    surface de l'eau

    se

    perdait dans une lueur

    blafarde qui semblait

    la

    seule chose

    vraiment

    relle , p.

    8) ;

    et

    dans

    cet

    espace

    indiffrenci

    le personnage s'gare

    compltement

    (

    ses

    regards ne

    pouvaient s accrocher

    rien

    et il lui semblait qu'il contemplait le vide dans l i

    nt ent i on absurde d'y trouver quelque secours , p.

    8), jus

    qu' une

    illusoire

    fusion avec l lment liquide :

    Puis

    il

    s aperut

    que

    ses membres, soit

    cause

    de

    la

    fatigue,

    soit pour

    une raison inconnue, lui

    donnaient

    la mme sensa

    tion tranget que

    l eau

    dans laquelle

    ils

    roulaient.

    [...]

    il

    laissa

    son

    bras flotter doucement

    la

    surface, comme

    s il

    avait nag

    avec un corps fluide,

    identique

    l eau o il pnt

    rait.

    La sensation

    fut d abord

    agrable. Tout

    ce qu il pouvait

    se reprsenter, c est qu il poursuivait, en

    nageant, une

    sorte

    de rverie dans laquelle il

    se

    confondait avec la

    mer ; l ivres

    se

    e

    sortir

    de

    lui-mme, de

    glisser

    dans

    le

    vide, de

    se

    dis

    perser dans la pense de l eau, lui faisait oublier l impres

    sion

    nible

    contre laquelle

    il

    luttait et

    qui

    avait pris

    possession de

    lui

    comme une

    nause

    (pp. 9-10).

    Enfin, Thomas

    se

    confond

    compltement

    dans

    l'eau

    -

    si

    bien qu'il lutte pour ne

    pas

    tre emport

    par

    la

    vague

    qui tait son bras

    (p.

    10) avant de rentrer lentement

    en soi, dans

    l'espace

    creus,

    presque en transparence, des

    frontires

    de

    son

    corps

    :

    c tait

    comme

    un

    creux

    imagi

    naire o

    il

    s enfonait

    parce

    que, avant qu'il y ft, son

    empreinte relle

    y

    tait dj marque

    (p.

    11).

    (29)

    Cet pisode, comme celui qui suit de l'apparition d un

    bateau, a t

    ensuite retranch

    dans l dition de 1950 :

    signe peut-tre d une

    volont

    encore

    plus explicite de ngation de la

    dimension

    romanesque

    ou,

    dans ce

    cas,

    de

    la

    tension

    motive d un

    contact

    possible du personnage avec les

    autres.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    16/34

    BLANCHOT ET LE

    COMMENCEMENT

    357

    On peut donc

    aisment

    remarquer

    que la

    fusion

    exprience

    de

    neutralit

    par excellence,

    fuite

    du

    symbol

    ique ar

    un

    contact direct

    au

    rel est

    ici

    prsente en

    tant

    que creusement

    du

    sujet et des

    lments

    du

    monde,

    plutt

    que comme transformation

    fluide

    ou symbiose

    de deux entits.

    Or, ce creusement est parallle

    celui

    du

    langage, par l'isolement

    communicatif

    du sujet

    ;

    et

    d ailleurs,

    le contact

    avec les

    autres n est

    nouveau

    pos

    sible

    qu'au moment

    du

    retour

    en soi

    du

    personnage, mais

    il s agit d'un contact distance,

    encore

    perturb par des

    obstacles visuels,

    avec

    un homme

    qui

    semble,

    lui

    aussi, se

    fondre

    avec

    l'eau et partager

    la

    mme

    exprience

    que

    Thomas

    :

    II avait

    alors

    un

    vritable

    brouillard devant les

    yeux

    et

    il

    tait tout

    prt

    distinguer n importe

    quoi dans ce vide

    trouble

    que

    ses regards cherchaient fivreusement percer.

    force d pier,

    il

    dcouvrit un

    homme

    qui

    nageait

    trs loin,

    demi perdu sous l horizon

    et

    dont l loignement ne per

    mettait pas d observer les

    mouvements.

    une pareille d is

    tance

    il

    y avait

    peu de

    moyens

    de

    faire

    des

    constatations

    srieuses,

    et

    le nageur

    ne

    cessait d chapper

    la vue, ne

    redevenant

    visible qu au moment o

    son

    existence pouvait

    tre mise dfinitivement

    en

    doute.

    Thomas

    se maintint son

    poste avec obstination. Comme si ses yeux fatigus avaient

    t

    plus perants que

    des

    yeux en

    bon

    tat, il continua de

    suivre toutes

    les volutions de celui qu on

    pouvait vraiment

    croire disparu

    et

    qui, mme s il

    avait t

    l, n aurait pu pas

    serque

    pour

    une

    pave

    sans intrt. Cette absence,

    loin

    de

    le

    gner,

    aviva encore

    sa curiosit. Non

    seulement

    il

    avait l im

    pression

    de

    le

    percevoir toujours

    trs

    bien,

    mais

    il

    se

    sentait

    rapproch de

    lui d une manire

    tout fait intime

    et

    comme

    il

    n aurait pu

    l tre davantage

    par aucun autre contact. Il

    resta

    plusieurs instants

    regarder et

    attendre. Il

    y

    avait

    dans cette

    contemplation

    quelque chose de douloureux,

    quelque chose

    de

    difficilement

    supportable

    qui

    tait comme

    le sentiment

    d une

    libert

    trop grande, d une

    libert obtenue

    par

    la

    rupture de tous les liens.

    Son

    visage se troubla

    et prit

    une expression inusite

    (pp.

    11-12).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    17/34

    358

    ANDREA

    DEL LUNGO

    Ainsi

    se

    termine, par l'vocation de cette redoutable

    et

    douloureuse

    libert,

    le

    premier

    chapitre

    de

    Thomas

    l'obs

    cur, dont

    la

    narration essentielle

    expose

    plusieurs

    thmes

    dcisifs dans l'uvre

    narrative

    de

    Blanchot,

    tout en

    indi

    quant

    une premire issue pour sortir du

    langage

    mme :

    l'opposition transparence

    /opacit

    transparence

    du

    sujet

    dans le monde, opacit dans ses

    rapports

    communi-

    catifs aux autres est en

    effet

    dpasse et

    supprime

    travers

    le

    creusement

    du rfrent, de

    l univers narratif et,

    enfin,

    de

    la parole romanesque

    qui nous raconte just

    ement cette exprience

    du vide :

    premire

    mtaphore de

    l criture,

    et

    premire

    apparition

    d'une

    voix

    narrative

    autoritaire

    qui

    ne peut

    qu'emprisonner

    le lecteur

    dans

    son

    espace

    creus.

    Un

    mourir infini (L Arrt de

    mort, 1948)

    Ces

    vnements

    me sont

    arrivs en 1938.

    J prouve

    en

    par

    ler a plus grande gne. Plusieurs fois dj,

    j ai

    tent de leur

    donner

    une forme crite. Si

    j ai

    crit des livres, c est

    que j ai

    espr par des livres mettre fin tout cela. Si

    j ai crit

    des

    romans, les

    romans

    sont ns

    au

    moment

    o

    les mots

    ont

    commenc

    de

    reculer devant

    la

    vrit. Je n ai pas

    peur

    de

    la

    vrit. Je ne

    crains

    pas

    de

    livrer un secret.

    Mais

    les mots,

    jus

    qu' maintenant, ont t plus faibles

    et

    plus russ que je

    n aurais voulu. Cette ruse, je le sais, est un avertissement. Il

    serait plus noble de laisser

    la

    vrit en paix. Il

    serait

    extrme

    menttile

    la

    vrit

    de ne pas se dcouvrir. Mais,

    prsent,

    j espre en

    finir

    bientt.

    En finir, cela aussi est

    noble et

    important (30).

    Le

    troisime

    rcit

    de

    Blanchot

    s'ouvre

    par un

    incipit

    en

    ngatif ,

    qui expose paradoxalement la

    difficult

    de la

    narration,

    la

    prcarit

    de la

    parole

    ainsi

    que

    la

    fracture

    essentielle

    entre

    le langage

    et

    la

    vrit inexprimable

    ; un

    langage, d'ailleurs, presque personnifi ( les mots faibles

    et

    russ ), contre lequel

    le

    sujet

    doit lutter pour

    affirmer

    (30)

    Maurice Blanchot, L'Arrt de mort Paris,

    Gallimard,

    1948, p. 7.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    18/34

    BLANCHOT ET LE COMMENCEMENT 359

    son identit, pour donner forme enfin

    un

    rcit

    qui

    est

    dj, ds le

    dbut,

    sous le sceau de l'impossibilit

    et

    de

    l'aporie.

    Voil la position

    vertigineuse

    et

    intenable

    de

    cet

    nigmatique narrateur, victime de la schizophrnie

    propre

    la

    premire

    personne romanesque,

    protagoniste

    de deux

    actions spares,

    vivre et

    crire

    :

    ambigut

    qui

    voque qui

    constitue, selon

    Barthes,

    la

    mauvaise

    foi de

    toute

    narration personnelle

    (31),

    par

    un

    dcollement

    angoissant

    que, dans ce cas, seule

    l criture

    semble pou

    voir rsoudre

    par l espoir de

    mettre

    fin

    tout cela

    . Et

    la

    question

    se

    complique,

    dans L Arrt de mort, cause du

    renvoi

    d autres

    tentatives

    prcdentes

    d criture

    :

    fra

    gmentat ion ultrieure

    du

    sujet, multiplication

    exponentiell

    'une nigme de plus en plus brouille par l'aveu sui

    vant

    du

    narrateur

    :

    Cependant je dois le rappeler, une

    fois

    je russis

    donner

    une forme ces vnements.

    C tait

    en 1940,

    pendant

    les

    dernires semaines de juillet ou les premires d aot. Dans

    le

    dsuvrement que m imposait la

    stupeur,

    j crivis

    cette

    histoire. Mais, quand elle

    ft

    crite, je

    la

    relus. Aussitt, je

    dtruisis

    le

    manuscrit.

    Il

    ne

    m est

    mme

    plus possible,

    aujourd hui,

    de

    m en rappeler l tendue (pp. 7-8).

    Le parcours de cette histoire de l criture

    est clair

    : l ob

    session

    initiale

    de la

    forme

    d'une

    forme

    qui puisse faire

    coller le langage

    la

    vrit, tout

    en

    exorcisant

    la

    mmoire

    des

    vnements

    et

    le

    retour

    du pass ne peut que

    conduire une criture de mystification, celle du

    roman,

    que

    Blanchot

    dfinit,

    dans l'exacte priode de rdaction

    du

    livre,

    uvre

    de mauvaise

    foi

    (32)

    ;

    et

    donc,

    une

    fois

    (31) Cf. Roland Barthes, Drame, pome,

    roman

    , dans Sellers

    crivain,

    Paris,

    Seuil,

    1979,

    pp.

    19-23.

    (32) Cf. Maurice Blanchot,

    Le

    roman,

    uvre

    de

    mauvaise foi ,

    dj

    cit.

    Remarquable,

    et en quelque sorte

    prmonitoire,

    est l'affirmation selon

    laquelle

    le roman

    serait

    le

    rsultat de la mauvaise foi du langage,

    qui russ

    it constituer un

    monde de

    mensonge

    ce

    point

    digne de foi

    que son

    auteur

    mme se voit rduit

    rien

    force d y croire

    (p. 1317).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    19/34

    360

    ANDREA

    DEL LUNGO

    l histoire

    crite,

    le

    narrateur

    ne peut que

    la

    dtruire, sans

    donner

    aucune explication

    de son

    acte

    cause d'un

    mca

    nisme

    vident

    de

    refoulement

    qui

    efface tout

    souvenir

    du

    manuscrit. Pourtant, le parcours

    s'achve

    par

    une pro

    messe de rcit,

    travers

    laquelle la

    parole

    semble retrou

    verautorit

    qui lui

    est propre

    :

    J'crirai librement, sr

    que ce rcit ne

    concerne

    que

    moi.

    la

    vrit,

    il pourrait tenir

    en dix

    mots.

    C est ce

    qui

    le rend

    si

    effrayant.

    Il y a dix mots

    que

    je puis dire. ces mots

    j ai

    tenu

    tte

    pendant neuf annes. Mais,

    ce matin qui

    est le 8

    octobre

    [...], je suis presque sr que les paroles,

    qui

    ne devraient pas

    tre

    crites,

    seront

    crites.

    Depuis

    plusieurs

    mois,

    il

    me

    semble

    que

    j y

    suis rsolu

    (p. 8).

    Cette

    rassurante promesse

    proclame toutefois

    l intimit

    du

    rcit

    mme, en

    dplaant

    ainsi

    l'nigme du

    niveau

    mtanarratif au niveau narratif, soit

    la

    rvlation de ces

    quelques

    paroles

    qui ne devraient pas tre

    crites .

    Mais ce que le rcit

    expose

    ensuite n est qu'un renvoi

    per

    ptuel travers le

    labyrinthe

    de la mmoire fallacieuse

    d'un

    narrateur

    qui

    la

    vrit

    promise

    chappe

    chaque

    instant.

    Non pas

    par hasard,

    la

    question de

    la

    possibilit

    mme de

    dire

    la vrit se

    pose

    tous les

    points strat

    giques

    du texte,

    c est--dire

    au dbut

    et

    la

    fin des deux

    parties qui composent la structure symtrique d'une

    ngation spculaire. La fin de la

    premire partie

    semble

    en

    effet

    tmoigner

    de l effondrement absolu de la

    parole

    :

    II faut que

    ceci

    soit

    entendu :

    je n'ai rien racont

    d'extra

    ordinaire

    ni

    mme

    de surprenant. L extraordinaire

    com

    mence au moment

    o

    je m arrte. Mais je ne suis

    plus

    matre d'en

    parler

    (p.

    53)

    ;

    alors

    que le

    dbut

    de

    la

    secon

    deartie efface le rcit antrieur, en essayant encore

    d exorciser l invitable mensonge

    li

    l acte

    mme

    de

    la

    narration

    : Je continuerai cette histoire,

    mais,

    mainte

    nant,e prendrai

    quelques

    prcautions. Ces prcautions

    ne

    sont

    pas faites pour

    jeter

    un

    voile sur

    la

    vrit.

    La vri

    t

    era

    dite, tout ce

    qui

    s'est pass d important

    sera

    dit.

    Mais

    tout

    ne s est pas

    encore

    pass (p. 54).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    20/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT

    361

    Naturellement, cette vrit

    toujours

    promise

    est

    diffre

    sans

    cesse

    au

    cours

    du

    rcit, jusqu'au

    moment

    o

    le narra

    teur

    voile

    sa tromperie

    par la

    neutralisation

    de l'nigme

    et

    par l affirmation que

    la

    vrit n est

    pas

    dans ces faits

    (p.

    126). Il est donc vident que le rcit constitue

    un vri

    table

    pige

    pour le

    lecteur,

    dont l'espoir de

    pouvoir

    pnt

    rer

    ans le

    discours

    narratif est

    d'abord

    motiv

    par la fa

    iblesse de

    la parole

    ainsi que par

    la dstabilisation du

    sujet

    parlant, victime de sa

    mmoire

    dfaillante et contradictoir

    mais

    cet

    espoir

    est finalement

    frustr par la

    clture

    autorfrentielle du rcit, qui vide la parole

    narrative en

    la

    privant

    de

    son

    centre

    l nigme

    jamais indique

    et

    qui

    interdit

    toute

    participation

    du

    lecteur.

    Or, cette derni

    rexclusion ne

    peut

    qu amener,

    encore

    une fois, la mort,

    puisque

    l'nigme

    est

    reprsente

    par le rcit mme,

    se

    focalisant sur

    un acte

    de

    mort

    ternellement suspendu,

    sur un

    mourir infini

    que Blanchot

    voque, dans

    une

    rflexion ultrieure, en tant

    qu'exprience de

    fuite du

    temps et de l'espace, approche vers

    la

    neutralit

    du

    l anga

    ge

    Mais

    peut-tre mourir n a-t-il

    nul

    rapport dtermin

    avec

    vivre,

    la

    ralit,

    la

    prsence

    de la

    vie . [...] Ainsi crire

    peut-tre : une criture

    qui

    ne serait pas une

    possibilit

    de la

    parole (pas plus

    que

    mourir n est une possibilit

    de

    la

    vie)

    un murmure

    cependant,

    une folie cependant

    qui

    se jouerait

    la surface

    silencieuse du

    langage

    (33).

    Le

    rcit se

    transforme donc en mtaphore de

    l criture,

    par l'absolu

    creusement

    rfrentiel d'une

    parole

    suspen

    due

    ans son

    mourir,

    ne

    concdant

    ainsi

    aucun

    appui

    la

    lecture

    ;

    et

    la

    structure de

    la

    narration

    spculairement

    ngative, dans

    la

    seconde

    partie,

    par son

    effort

    mainte-

    (33)

    Maurice

    Blanchot, Le Pas

    au-del, Paris,

    Gallimard,

    1973,

    pp. 131-132.

    Pour

    l'analyse

    de

    cet aspect

    du rcit

    on

    peut voir les lectures de

    Jacques Der-

    rida

    (Parages,

    Paris,

    Galile,

    1986) et

    de

    Stefano

    Agosti (

    Enunciazione e

    strutture

    del rinvio nell' Arrt

    de

    mort , dans Semini Pasquali ai analisi

    testuale, 6,

    Pisa, ETS, 1991).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    21/34

    362

    ANDREA

    DEL LUNGO

    nir

    en vie

    la

    mort

    ne peut que conduire une

    aporie

    conceptuelle,

    un

    vritable vide smantique

    ; si

    bien que,

    de

    ce

    point

    de

    vue,

    le

    titre mme

    reprsente

    un

    pige

    cause de la duplicit de

    cet

    indfinissable arrt

    pouvant

    indiquer aussi

    bien une suspension qu'une sentence. Or, il

    est important de

    souligner que, au niveau

    de

    la

    lecture,

    cette duplicit

    smantique

    correspond

    effectivement au

    pige de

    la parole

    narrative : une

    parole

    qui est,

    la fois,

    suspension de

    la

    mort,

    du

    sens,

    du

    langage et arrt

    de

    mort pour

    le

    lecteur,

    puisque dans

    son acte ultime,

    la

    fin

    du

    mourir,

    elle

    nous condamne inexorablement une

    lecture

    post

    mortem.

    L autorit du pige

    (Le Trs-Haut, 1948)

    Je suis un

    pige

    pour

    vous. J aurai

    beau tout

    vous

    dire ;

    plus je serai

    loyal,

    plus je

    vous

    tromperai : c est

    ma

    franchise

    qui vous attrapera.

    Je vous supplie de le comprendre, tout ce

    qui

    vous vient

    de

    moi n est

    pour

    vous que

    mensonge, parce

    que

    je suis

    la vri

    t (34).

    La

    perverse captatio benevolentiae de

    l'pigraphe anony

    me

    u

    roman

    qu'on

    pourrait peut-tre rapprocher de

    Yincipit fulgurant des

    Chants

    de Maldoror

    de

    Lautramont

    (35) expose de faon

    paradoxale

    le pige de

    la

    parole,

    constituant

    ainsi

    une

    sorte

    d'emblme de

    l uvre narrati

    vee

    Blanchot

    dans

    son

    ensemble.

    Le

    paradoxe,

    comme

    d'habitude, est

    le fruit d'un

    renversement

    : la parole

    est

    un

    pige en

    vertu de

    sa loyaut mme, puisqu'elle captur

    e

    elui

    qui l'coute dans

    le

    mensonge

    d'une

    vrit

    hypo

    thtique ou

    prsume. Toutefois, l avertissement est sus-

    (34) Maurice Blanchot, Le

    Trs-Haut,

    Paris,

    Gallimard,

    1948, p. 7.

    (35) Toutefois, l'

    avertissement

    de Lautramont

    insiste

    davantage

    sur

    le

    caractre dangereux

    de

    la

    parole, par

    une stratgie d'interdiction

    de

    la

    lectu

    re

    ui

    ne

    peut

    que

    susciter l'attraction

    propre

    la censure ou, comme le sou

    tient

    Michel Charles,

    le got du risque

    (voir Michel Charles,

    Rhtorique de

    la

    lecture, Paris,

    Seuil,

    1977,

    pp.

    13-31).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    22/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT 363

    pect

    cause

    justement

    de l indication claire du

    pige,

    qui

    semble dissimuler

    un renversement

    ultrieur,

    tant

    donn

    que la franchise de

    la parole

    pourrait ne

    pas

    correspondre

    l affirmation de

    la

    vrit. Ce doute est d'ailleurs renforc

    par l'nigmatique verbe tre de

    la

    dernire

    phrase,

    je

    suis la

    vrit ,

    renvoyant de toute vidence l'image

    divine

    voque

    par le

    titre

    (36)

    ;

    par ce recours l autorit

    suprme,

    le

    sujet

    se

    fait incarnation d'une vrit inexpri

    mable

    puisque

    situe en

    dehors du

    langage

    alors

    que la

    parole

    ne peut chapper

    son caractre invitable

    de

    mensonge,

    de pige

    ultime

    et

    absolu.

    Pourtant,

    la

    question de l origine de cette voix autoritai

    re

    este ouverte,

    l'pigraphe tant anonyme

    et mise entre

    guillemets,

    suivant les

    normes d'un lieu

    paratextuel

    de

    citation du discours d autrui, au caractre souvent suspect

    (37). Or, l'aspect le plus paradoxal de cette pigraphe

    est

    qu'il

    s agit en ralit

    d'une citation

    interne ou,

    plus prci

    sment,

    d'une double citation

    rapportant le discours

    du

    narrateur

    homodigtique

    de l histoire :

    la

    premire phra

    se

    st tire

    d'un dialogue

    entre le narrateur

    et

    son

    interlo

    cuteur

    principal,

    Bouxx,

    et

    la

    seconde

    d'une lettre

    adres

    se ce dernier

    (38). La

    voix autoritaire et divine est donc

    celle d'un

    narrateur qui, par

    la

    transgression des rgles de

    dlimitation de

    l'espace

    fictionnel, indique

    avant mme le

    dbut l'imposture

    propre la parole romanesque : ses

    phrases

    dcontextualises ne peuvent en

    effet que

    prendre une fonction d avertissement, en vertu

    du

    para

    doxe sur

    la

    vrit qui

    sera

    d'ailleurs

    confirm

    par le creu

    sement

    du

    discours

    du

    narrateur pendant le rcit, jus-

    (36) La duplicit smantique

    de la phrase est

    vidente,

    tant donn

    que

    je

    suis est

    une forme

    du prsent du verbe tre aussi

    bien que

    du verbe

    suivre

    ;

    dans ce

    dernier cas,

    la parole serait caractrise par sa

    tension

    vers la

    vrit, ce qui

    est d'ailleurs

    une hypothse

    ne

    pas

    carter

    dans la

    vision de

    Blanchot.

    (37) Que l on pense, par

    exemple,

    aux

    citations parfois

    inventes ou

    fau

    ssement

    attribues que

    Stendhal

    met en

    exergue plusieurs chapitres du

    Rouge et

    le

    Noir.

    (38)

    Voir Maurice Blanchot, Le Trs-Haut,

    pp.

    84

    et

    171.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    23/34

    364

    ANDREA

    DEL LUNGO

    qu'au moment de

    concidence entre

    le sujet

    narrant et

    le

    sujet

    de l'pigraphe

    (39).

    Il s'agit

    donc d'un

    avertissement

    aux

    piges

    multiples,

    surtout si

    on

    le

    met

    en relation avec l ouverture du rcit

    ;

    le

    premier

    pige est

    reprsent pas

    le

    passage qui s opre,

    au

    seuil

    du texte,

    de l'image de

    Dieu

    la parole d'un

    nar

    rateur

    qui n'a

    vraiment

    rien de divin, ds sa premire

    phrase

    : Je

    n'tais

    pas seul, j'tais un homme

    quel

    conque. Cette

    formule,

    comment l'oublier

    ? (p. 9). La

    voix

    autoritaire de l'pigraphe

    devient alors

    une parole

    fragile,

    dont

    la

    faiblesse

    extrme ne peut que multiplier

    chaque

    instant

    les nigmes (40), dfaisant

    peu

    peu

    l identit

    mme

    d'un sujet aux perceptions confuses,

    qui

    raconte sa maladie interminable ainsi que son

    impossible

    communication avec ses interlocuteurs. L attraction du

    vide pourrait tre encore une fois fatale

    dans

    cet

    croul

    ement

    ertigineux

    de

    la parole,

    qui ne fait pourtant que

    cacher

    un

    pige ultrieur

    la dissimulation de

    l identit

    que

    le narrateur semble

    avouer

    la

    fin de sa lettre

    adresse

    Bouxx, lorsqu'il suggre, tout en parlant de son

    rle

    d'employ,

    une

    nouvelle

    mtaphore

    de

    l inexpr

    imablerit :

    Rflchissez ceci

    qui

    est

    terrible.

    C est

    que moi-mme,

    par

    bien de

    cts,

    je

    ne

    suis qu une

    figure. Une figure

    ?

    Pouvez-

    vous pntrer

    quelle

    manire

    de vivre,

    dangereuse, perfide,

    sans espoir, un tel mot

    suppose

    ?

    Je suis

    un masque. C est

    d un

    masque que

    je tiens lieu et,

    ce titre,

    je

    joue

    un rle

    de

    mensonge dans cette

    affabulation universelle

    qui,

    sur l hu-

    (39) Sur ce point, je ne

    peux pas

    suivre la lecture

    de

    Christophe

    Bident, qui

    semble nier

    la

    fonction

    d'avertissement :

    Acte de repli

    du texte

    sur

    lui-

    mme, l'pigraphe

    du

    Trs-Haut signifie encore l vacuation

    du

    genre (sacr,

    romanesque, qu'importe) comme

    lieu d'entente. Il

    n'y aura de contrat deecture

    que

    celui

    que

    le

    texte

    rendra possible ( Le secret Blanchot , art.

    cit., pp.

    304-305).

    (40) Mme

    l nigmatique

    formule , voque dans Vincipit, revient au

    cours du rcit,

    sous

    la

    forme

    d'injonction

    de

    la part

    de

    l'autorit au narra

    teur,

    humble

    fonctionnaire qui

    est,

    la fin presque

    dpourvu

    de toute capac

    it

    e

    parole (voir p. 122).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    24/34

    BLANCHOT

    ET LE COMMENCEMENT 365

    manit trop

    complte de

    la loi,

    tale

    ainsi

    qu un lger ver

    nis,

    pour

    en

    adoucir

    l clat

    une

    humanit

    plus

    grossire,

    plus nave, rappel des tapes antrieures

    dans

    une volution

    qui, arrive son terme, tente

    en

    vain

    de

    revenir

    en

    arrire

    (p. 174).

    Ce masque, on le sait, tombe la fin du rcit :

    malgr

    la

    dissimulation ritre du narrateur

    qui

    ne cesse de

    rpter sa

    phrase

    d ouverture,

    je suis

    un homme

    quel

    conque

    c est

    justement

    dans

    son corps

    malade

    que

    l infirmire reconnat

    le Trs-Haut

    (41),

    figure d'un

    Dieu

    mpris

    et

    mourant,

    qu'elle

    va

    tuer

    d'un

    coup

    de

    pistolet

    final

    :

    Lentement,

    l arme

    se redressa. Elle me regarda

    et

    sourit.

    Eh bien, dit-elle, adieu. J essayai

    de

    sourire, moi aussi.

    Mais

    brusquement son visage se figea,

    et

    son bras se dtend

    itvec une

    telle

    violence

    que

    je sautai contre la cloison en

    criant :

    - Maintenant, c est maintenant

    que

    je parle (p. 243).

    Pige suprme de

    la

    parole

    :

    au

    moment exact

    de

    la

    mort, la fin d'un

    interminable

    mourir qui a vid toute

    possibilit

    communicative,

    le narrateur

    dvoile

    sa diss

    imulation pour prendre

    la parole quand

    il est dsormais

    trop tard, quand

    sa

    voix

    ne peut que sombrer dans le

    blanc silencieux de la page ; et

    sa

    mort,

    comme toujours,

    est

    simultane

    celle du

    lecteur.

    La

    folie

    du

    dbut (Un rcit

    ?, 1949)

    Je ne suis ni savant ni ignorant. J'ai connu

    des

    joies. C est

    trop

    peu

    dire :

    je vis,

    et

    cette

    vie me fait

    le

    plaisir

    le

    plus

    grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-tre

    tout

    l heure), je connatrai un

    plaisir immense.

    Je

    ne

    parle

    pas

    de

    l avant-got de

    la mort qui est fade et

    souvent

    dsagrable.

    Souffrir est

    abrutissant.

    Mais telle est

    la

    vrit remarquable

    (41)

    Maurice Blanchot, Le

    Trs-Haut, pp. 223-224.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    25/34

    366

    ANDREA

    DEL LUNGO

    dont je

    suis sr :

    j prouve

    vivre un plaisir sans limites

    et

    j aurai

    mourir

    une

    satisfaction

    sans

    limites

    (42).

    Paru pour

    la

    premire fois dans

    la revue

    Empdode, ce

    bref rcit de

    Blanchot

    a ensuite fait l objet d'une rdition

    autonome, identique

    l original,

    sous le titre

    de

    La Folie

    du

    jour ;

    je reviendrai plus loin

    sur

    la

    question

    du

    titre,

    vraiment

    essentielle dans le cadre d'un rcit qui transgress

    e travers

    ses

    paradoxes, toute

    logique de

    dlimitation

    du

    texte.

    Pour s'en

    tenir

    Vincipit, il

    faut

    souligner que

    la

    rflexion liminaire

    du

    narrateur

    prsente

    deux aspects

    dsormais

    habituels

    et

    propres

    la

    prise

    de

    parole

    : d'un

    ct, l indtermination du sujet,

    partir

    de

    la

    dngation

    nigmatique du dbut,

    ouvrant

    un

    rcit

    minimaliste

    et

    autorfrentiel, dpourvu

    de

    tension communicative et

    donc inaccessible au

    lecteur,

    mme dans sa vrit subjecti

    ve

    de l autre, la

    thmatisation

    de l acte du

    mourir, exp

    rience d'un

    plaisir

    illimit

    qui semble ainsi

    tre le but de

    la

    vie, du

    rcit,

    de l criture. Or, la conjugaison

    paradoxale

    de

    la

    vie

    et

    de

    la

    mort

    sous

    la

    forme

    d'actions

    ritres,

    plutt que d'vnements reprsente

    une

    anticipation

    thmatique

    importante,

    puisque

    les rflexions sur l 'exp

    rience de la

    mort

    se

    multiplient

    dans la

    suite

    du texte,

    en

    s'enchanant au

    rcit,

    nigmatique et fragmentaire, de

    cer

    tains moments

    de

    la vie

    du

    narrateur.

    Cependant, le

    vritable

    paradoxe

    est

    dans la

    structure

    mme du

    texte,

    puisque vers

    la

    fin du rcit Yincipit est

    rpt

    identique,

    et

    donc doubl par un

    dispositif de

    mise

    en

    abyme,

    en

    tant

    qu'incipit

    d'un

    rcit

    dans

    le

    rcit.

    Voyons de plus prs ce

    parcours

    compliqu. Dans le rcit

    premier,

    le

    narrateur

    voque

    un

    accident qui

    pouvait

    le

    rendre aveugle

    ( je faillis

    perdre

    la vue, quelqu'un ayant

    cras

    du

    verre sur mes yeux

    , p. 21)

    ;

    or,

    c est

    justement

    (42)

    Maurice

    Blanchot, Un

    rcit ? ,

    Empdode,

    2, 1949.

    L'indication des

    pages renvoie cependant

    la

    rdition

    portant

    le

    titre

    La

    Folie du jour, Montp

    ellier,

    Fata

    Morgana,

    1973

    (p. 9

    pour

    le dbut).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    26/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT

    367

    le rcit de cet

    vnement

    qui lui est demand par

    les

    mdecins, reprsentants de l autorit et de

    la

    loi :

    On m avait demand : Racontez-nous

    comment

    les choses se

    sont

    passes

    au juste .

    Un

    rcit ?

    Je

    commenai :

    Je

    ne

    suis ni

    savant

    ni ignorant. J'ai

    connu des

    joies. C est trop peu

    dire (p.

    36).

    L identit

    des deux incipit conduit

    une confusion

    des

    niveaux

    narratifs, qui

    bouleverse

    toute

    attente

    logique du

    lecteur

    ;

    mais l interprtation de ce paradoxe ultrieur

    n est

    pas

    des

    plus simples.

    Dans

    un

    commentaire import

    ant, acques Derrida parle

    ce

    propos

    d'

    invagination

    incorporant

    l intrieur la

    bordure

    suprieure du texte

    ,

    pour

    affirmer

    ensuite que

    la

    premire ligne

    du rcit

    [...]

    se

    trouve

    n tre

    que le double, ni

    l original

    ni

    la

    citation,

    du mme

    faux incipit qui, l intrieur,

    si on

    pouvait

    dire, du rcit , rpond la requte

    des mdecins

    lgistes

    (43).

    Or, il faut souligner que l hypothse inver

    se

    st

    aussi envisageable : au lieu

    d'imaginer

    un

    repli

    ementde

    la

    bordure suprieure,

    on

    pourrait voir dans cette

    rptition un

    effet

    de d-bordement, puisque la demande

    de rcit, dans le niveau narratif principal,

    semble

    prcder

    chronologiquement le premier incipit, par

    un

    effet d ex

    pansion temporelle qui, partir de

    l intrieur,

    dpasse les

    frontires du texte.

    Pourtant,

    le rcit second, qui

    est

    demand

    et

    amorc,

    n est

    pas

    insr

    dans

    le

    texte, si

    bien qu'aprs

    la rptition

    de Yincipit le discours

    du

    narrateur nous ramne immd

    iatement au rcit premier :

    Je leur

    racontai l histoire

    tout

    entire qu ils

    coutaient, me

    semble-t-il,

    avec intrt, du moins au dbut. Mais la fin

    fut

    pour

    nous

    une commune

    surprise.

    Aprs ce commencem

    ent,isaient-ils,

    vous

    en

    viendrez au

    fait.

    Comment cela Le

    rcit

    tait

    termin (p. 36).

    (43)

    Jacques

    Derrida,

    Titre

    prciser ,

    dans

    Parages,

    p. 242.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    27/34

    368

    ANDREA

    DEL LUNGO

    La

    non

    reconnaissance du

    rcit,

    de

    la

    part de l autorit,

    amne enfin le

    narrateur

    avouer l'chec

    de son entrepri

    se

    Je

    dus

    reconnatre

    que je n'tais

    pas

    capable

    de

    fo

    rmer

    un

    rcit avec ces vnements. J avais

    perdu

    le sens de

    l histoire, cela arrive dans bien des maladies (p. 37). Le

    rcit

    second est donc

    omis,

    mais en

    mme

    temps son pr

    tendu incipit nous

    reconduit

    au point de

    dpart

    du rcit

    premier,

    dessinant ainsi une

    structure circulaire de

    rpti

    tionnfinie

    ;

    mais

    la

    dernire

    phrase du rcit

    nie justement

    cette possibilit :

    Un rcit ?

    Non,

    pas de rcit, plus

    jamais

    (p.

    38). Derrida voit dans cette

    phrase

    le

    signe

    d'une

    nouvelle

    invagination

    de

    la bordure

    infrieur

    e est--dire

    de

    la

    fin

    puisque la

    question pose par

    le

    narrateur (

    un

    rcit

    ?

    )

    semble

    tre

    la

    rptition

    de

    celle

    qui,

    un

    peu plus haut,

    fonctionnait

    comme

    charni

    re

    entre

    le rcit

    premier et

    le rcit

    second.

    L hypothse

    d'un double

    repliement,

    qui

    amnerait

    de toute vidence

    l indtermination

    totale des

    limites

    du

    texte,

    pourrait

    tre fascinante

    (44).

    Il est pourtant clair

    que, d'une

    part,

    la

    question

    finale

    renvoie au

    titre

    original

    du

    rcit, dessinant

    nouveau

    la

    figure

    du

    cercle

    ; et

    que,

    d autre

    part,

    la

    der

    nire phrase

    explicite l impossibilit

    du rcit second, tout

    en bouclant parfaitement le

    rcit

    premier,

    lui

    aussi vou

    l chec ;

    la fin n est donc que

    la

    constatation de l'impossib

    ilite

    poursuivre un rcit qui

    a eu pour objet l'impossib

    ilit'un rcit

    (45).

    (44) La

    dfinition

    qu en

    donne Derrida me semble

    cependant un

    peu

    hasarde : double invagination chiasmatique des

    bords

    (Jacques Derrida,

    La loi du genre , dans Parages, p.

    272).

    (45)

    Le

    mot

    rcit

    est

    d ailleurs

    d une

    ambigut vidente,

    puisque

    dans

    ce

    cas

    il peut dsigner, comme

    le souligne encore Derrida,

    la

    fois le

    thme,

    l'histoire,

    le

    contenu

    et le genre

    du

    texte

    ; mais

    il

    se trouve

    en

    tre aussi

    le

    titre, dans la premire

    version

    parue

    dans Empdocle. Titre doublement pro

    blmatique, tant

    donn

    qu il change a

    l'intrieur de

    la revue :

    sur

    la page

    de

    couverture on lit en effet Un rcit ? mais le point d'interrogation dispar

    at deux

    reprises (dans le rappel

    du

    sommaire

    de

    la page

    de

    couverture,

    et dans le titre

    au-dessus de

    la premire ligne

    du

    texte), pour rapparatre

    dans le rappel

    en

    titre courant,

    en haut

    droite des belles pages du

    texte. Dis

    cordance difficilement fortuite, qui

    comporte

    une

    ambigut

    remarquable

    quant au statut du titre mme : alors

    que

    Un rcit ? est

    un

    titre

    thmatique,

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    28/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT 369

    Voil le paradoxe

    de

    La Folie du jour

    : rcit

    circulaire et

    infini,

    mais en mme temps rcit dclar impossible. Et le

    lecteur,

    dans

    ce cas,

    est

    vraiment

    ananti par une

    parole

    qui

    brouille volontairement les niveaux

    narratifs, interdi

    santinsi l entre dans le discours

    du rcit :

    une parole

    dont l'autorit relve d'une faiblesse dissimule

    par

    laquelle

    elle

    peut tromper

    toute autorit autre (repr

    sente dans le rcit par les personnages qui entourent le

    narrateur), ainsi que transgresser

    toute

    loi de la doxa,

    comme par

    exemple

    celle

    qui

    dclare possible

    un

    rcit

    travers

    un

    acte

    de

    parole

    (46).

    La

    dstabilisation

    totale

    des

    frontires

    du

    texte

    a donc

    pour

    effet de

    miner

    toutes

    les

    catgories logiques du discours

    narratif, ainsi

    que

    de

    dtruire la

    rfrentialit

    d'un rcit vou l chec ds

    son

    commencement. Et le commencement ne pourrait tre

    qu'un acte de folie, la folie trompeuse

    et

    dlibre

    d'une

    parole qui expose des paradoxes

    sans

    solutions et qui, par

    le

    creusement

    et par

    la

    dmolition du

    langage

    auquel

    elle

    appartient,

    ne

    peut que dclarer

    enfin l impossibilit du

    rcit.

    Le vide

    fragmentaire

    (L Attente l oubli, 1962)

    Ici,

    et

    sur

    cette

    phrase

    qui lui tait peut-tre aussi destine, il

    fut contraint

    de

    s'arrter.

    C est

    presque en

    l coutant

    parler

    qui porte

    donc

    sur

    le contenu du texte (la possibilit d un

    rcit),

    la

    variante

    sans

    point

    d'interrogation est

    plutt un

    titre

    Thmatique,

    qui dsigne

    la

    forme et le

    genre du

    texte (je

    fais ici rfrence la

    terminologie propose par

    Grard

    Genette

    dans

    Seuils,

    Paris,

    Seuil,

    1987,

    pp. 73-85).

    Et surtout, la dis

    position

    discordante des lments paratextuels

    semble

    reproduire le par

    cours

    du rcit second :

    le

    rcit est

    d'abord

    demand (Un

    rcit ?), ensuite il

    est

    effectu

    (Un

    rcit),

    mais

    finalement

    il

    n'est

    pas

    reconnu,

    ce

    qui

    amne

    l i

    nterrogation finale sur sa

    possibilit

    mme (Un rcit

    ?).

    Comme

    on

    peut

    le

    remarquer, les relations entre le titre, les dbuts et les niveaux narratifs

    sont

    multiples et complexes,

    ne

    pouvant

    ainsi tre ramenes la

    seule

    hypothse

    du

    repliement.

    (46) Cette

    situation,

    qui

    est

    celle

    du

    narrateur,

    est

    elle

    aussi

    mise en abyme

    l'intrieur

    du

    texte, quand les deux

    mdecins,

    auxquels s ajoute la

    fin

    un

    personnage

    fantomatique

    reprsentant

    l'autorit, rclament un

    rcit de la

    part du narrateur,

    sur

    la base d une

    opinion

    commune :

    un

    crivain,

    un

    homme qui parle

    et

    qui

    raisonne

    avec distinction, est

    toujours

    capable de

    raconter

    des faits dont il se

    souvient

    (p.

    38).

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    29/34

    370

    ANDREA

    DEL LUNGO

    qu il

    avait

    rdig

    ces

    notes.

    Il entendait

    encore sa voix

    en

    crivant. Il les

    lui

    montra. Elle ne voulait pas lire.

    Elle

    ne lut

    que quelques passages

    et

    parce

    qu il

    le

    lui

    demanda

    douce

    ment.

    Qui

    parle ? disait-elle. Qui parle donc ? Elle

    avait le

    sentiment

    d une erreur qu elle ne

    parvenait

    pas

    situer. Effacez ce

    qui

    ne

    vous

    parat pas

    juste

    . Mais elle ne

    pouvait rien effacer

    non

    plus. Elle

    rejeta tous les papiers tri

    stement Elle

    avait

    l impression que, bien

    que lui

    ayant assur

    qu il

    la

    croirait en

    tout, il

    ne

    la

    croyait pas assez, avec

    la

    force

    qui et rendu

    la

    vrit prsente (47).

    Le dbut de la

    dernire uvre narrative

    de

    Blanchot

    expose

    les ruines

    d'un

    rcit,

    l'croulement

    vertigineux

    d'une tentative

    d criture,

    ou

    mieux de transcription,

    cause

    de l'impossibilit

    du

    contact

    entre

    deux person

    nages ompltement dpourvus d'identit, dsigns

    et

    diffrencis

    seulement par

    une notation

    minimale, le pr

    onom personnel ;

    et

    au

    moment

    o la parole

    n'est pas

    reconnue,

    sa

    transcription se

    rduit

    une faible trace,

    mensongre

    et sans origine, impossible

    effacer

    en raison

    justement

    de son

    impersonnalit,

    de

    la

    non

    appartenance

    au

    sujet parlant.

    L acte

    de

    raconter

    se

    transforme

    alors en

    exprience douloureuse,

    se caractrisant

    par une perte

    tragique de

    la

    parole,

    de l identit, de la

    signification

    ;

    le

    triste aveu du

    personnage fminin en est le tmoignage le

    plus

    vident

    :

    Et maintenant

    vous

    m avez arrach quelque chose que

    je

    n ai plus

    et que

    vous

    n avez

    mme pas . N y avait-il pas des

    mots

    qu elle

    acceptait

    plus

    volontiers

    ?

    qui s cartaient

    moins

    de ce

    qu elle

    pensait ? Mais

    tout

    tournait devant ses

    yeux

    :

    elle avait

    perdu

    le

    centre

    d o

    rayonnaient

    les

    vne

    ments et qu elle

    tenait

    si

    fermement

    jusqu ici

    (pp.

    7-8).

    Les

    premires

    pages

    de

    L Attente

    l oubli

    formellement

    autonomes pour leur continuit,

    s'opposant

    la disposi

    tion

    ragmentaire de

    la suite proposent encore une fois

    (47)

    Maurice

    Blanchot, L'Attente l'oubli,

    Paris,

    Gallimard,

    1962, p. 7.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    30/34

    BLANCHOT

    ET

    LE COMMENCEMENT

    371

    une

    mtaphore

    de

    la parole

    narrative, de son creusement,

    de sa

    tension vers le silence,

    suivant un parcours qui, par

    la

    thmatisation

    des deux lments du titre, conduit de

    l attente

    du rcit

    l'oubli

    :

    situation

    neutre

    par

    excellence,

    immobile et

    immuable,

    lieu de perte de l identit, de

    la

    mmoire

    et

    de

    la

    parole, espace de l informe, de

    non

    prsence, non absence ,

    comme

    le

    dirait

    Blanchot

    (48).

    Il

    s agit ici, en ralit,

    d'un

    parcours conduisant d'un

    silence

    qui

    prcde

    un

    silence qui suit

    ;

    le premier est

    celui

    de

    l attente, d'une demande de

    rcit, muette et pressante,

    de

    la

    part

    du personnage masculin :

    II pensa qu il avait,

    un

    certain moment,

    commis

    une

    faute.

    Il

    l avait interroge

    trop brutalement. Il ne se souvenait pas

    de l avoir questionne,

    mais

    cela

    ne

    le justifiait pas,

    il

    l avait

    questionne d une manire plus pressante par son silence,

    son attente, par les signes qu il

    lui

    avait faits.

    Il

    l avait

    am e

    ne

    dire trop ouvertement la vrit, c tait une vrit direct

    e sarme,

    sans

    retour (p. 9).

    Alors

    que le silence

    qui

    suit est au contraire celui de

    l oubli,

    de

    l croulement

    de

    la parole

    sur

    lequel dbouche

    cette tentative obstine de transcription, jusqu'

    la

    dispar

    ition

    de

    la

    voix :

    II reprit les

    feuillets

    et

    crivit :

    C est la voix qui

    t est

    confie,

    et

    non pas ce

    qu elle

    dit.

    Ce

    qu elle

    dit, les secrets

    que

    tu recueilles

    et que

    tu

    transcris

    pour

    les faire valoir,

    tu

    dois les

    ramener

    doucement, malgr

    leur

    tentative

    de

    sduct

    ion,

    ers

    le

    silence que

    tu as

    d abord

    puis

    en

    eux.

    Elle

    lui

    demanda ce qu il venait

    d crire.

    Mais c tait quelque chose

    qu'elle

    ne

    devait

    pas

    entendre,

    qu'ils

    ne

    devaient

    pas

    entendre

    ensemble (pp.

    11-12).

    Ainsi

    se

    termine le premier

    long

    fragment

    du

    rcit

    :

    et

    encore

    une

    fois,

    ce

    qui est dissimul est le centre,

    la

    parole

    entre les

    silences, le rcit.

    Il

    s agit donc d'un ultime

    arrt

    (48)

    L'Entretien

    infini p. 289.

  • 8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement

    31/34

    372

    ANDREA

    DEL LUNGO

    de

    mort

    pour le

    lecteur, puisqu'il est

    en effet

    vident

    que

    le

    dbut

    rflchit,

    par

    une

    spectaculaire mise en

    abyme, le

    parcours mme de l acte de

    lecture,

    se

    fondant sur

    l 'atten

    tet

    tendant la

    sortie

    de la

    ralit, vers l'oubli dans

    la

    parole

    narrative.

    Mais

    ce

    qui

    est

    le plus

    tonnant dans

    L Attente

    l oubli

    dernier pige formi