Martin WARNKE Aby Warburg 1866 1929

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Revue germanique internationale (1994) Histoire et théories de l’art ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Martin Warnke Aby Warburg (1866-1929) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Martin Warnke, « Aby Warburg (1866-1929) », Revue germanique internationale [En ligne], 2 | 1994, mis en ligne le 26 septembre 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/460 ; DOI : 10.4000/rgi.460 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/460 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

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Martin WARNKE Aby Warburg 1866 1929

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Revue germaniqueinternationale2  (1994)Histoire et théories de l’art

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Martin Warnke

Aby Warburg (1866-1929)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueMartin Warnke, « Aby Warburg (1866-1929) », Revue germanique internationale [En ligne], 2 | 1994, mis en ligne le26 septembre 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/460 ; DOI : 10.4000/rgi.460

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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Aby Warburg (1866-1929)

M A R T I N W A R N K E

Aby Warburg compte, avec Wölfflin, au nombre des fondateurs d'une histoire de l'art moderne — nous entendons par là une historiogra­phie de l'art qui, au-delà de sa pertinence pour la discipline scientifique elle-même, a contribué à accroître la compréhension de soi et l'ampleur des connaissances humaines au cours de ce siècle. Mais tandis que l'ana­lyse formelle de Wölfflin était représentative de la première moitié de ce siècle, l'influence de Warburg dans le monde a seulement débuté au cours de la seconde moitié1.

1 / On connaît bien les conditions personnelles et extérieures qui ont permis à Warburg de développer ses principes et de mener son action. Né en 1866 au sein d'une vieille famille de banquiers juifs installée à Ham­bourg depuis le XVIIe siècle, il a utilisé les moyens dont disposait la banque, et qui s'étaient notamment accrus au cours des « Grönder-jahre », pour « montrer, par notre exemple personnel, que le capitalisme peut aussi mener un travail de réflexion sur la base la plus large, qu'il est seul à pouvoir appréhender » 2.

Effectivement, pendant toute sa vie, ce sont d'abord ses parents, puis son frère Max, un personnage important auquel il avait cédé son droit d'aînesse, qui assurèrent financièrement son existence personnelle et scientifique.

Il acheva toutefois rapidement ses études. En 1866, il se rendit à Bonn, où il s'intéressa d'abord à Henry Thode, puis à Carl Justi ; mais deux autres auteurs ne relevant pas de sa discipline eurent sur lui une plus grande influence : le philologue de l'Antiquité et spécialiste des mythes Hermann Usener, et l'historien Karl Lamprecht.

1. Une première version de ce texte est parue dans H. Dilly (éd.), Altmeister moderner Kunstgeschichte, Berlin, Reimer Verlag, 1990, p. 117-130.

2. Lettre de Warburg, le 30 juin 1900, à Max Warburg, citée d'après Ernst H. Gombrich, Aby Warburg, Eine intellektuelle Biographie, éd. allemande, Francfort-sur-le-Main, 1970, p. 167.

Revue germanique internationale, 2/1994, 123 à 135

L'Exposition d'art internationale attire Warburg à Munich en 1888, pour un semestre d'été. Là, il se rattache à un groupe d'étudiants qui part pour Florence, pour un semestre, afin de tenir un séminaire et de soutenir le professeur de Leipzig, August Schmarsow, qui veut y fonder un institut d'histoire de l'art — une entreprise que Warburg soutiendra et encouragera pendant toute sa vie. C'est à cette époque qu'il trouve le sujet de sa thèse. Mais faute d'obtenir l'assentiment de Justi, à Bonn, il se rend en 1889 à Strasbourg, auprès du connaisseur de la Renaissance ita­lienne qu'est Hubert Janitschek. Comme, là encore, il mène des études particulièrement hétéroclites, ne redoutant pas de tenir un exposé sur les présupposés logiques des jeux de hasard dans un séminaire sur le calcul des probabilités, il prend un temps relativement important, pour l'époque, avant d'achever sa thèse — ce qui fut fait en décembre 1891.

Après avoir passé son doctorat, il se rend à Berlin pour suivre des cours à la Faculté de médecine. Il accomplit aussi à l'époque une année de service militaire dans un régiment d'artillerie à cheval.

Ce n'est plus un tout jeune homme quand, à 27 ans, libéré du service, il repart en 1893 pour Florence, où il mène une quête un peu désespérée pour trouver de nouveaux sujets. Les noces de l'un de ses frères sont une occasion bienvenue pour entreprendre un voyage en Amérique, en 18951. Là, il demande aussi l'assistance de la Smithsonian Institution pour effec­tuer un voyage auprès des tribus indiennes au Nouveau Mexique. Dans l'esprit des théories de l'époque, il discerne chez les Indiens l'état de paganisme aveugle dont le rationalisme des Grecs a permis de sortir en Europe. Revenu en Allemagne, il fait un voyage de quatre semaines à Paris en 1897, puis un autre de la même durée en Angleterre. Au mois d'octobre de la même année, il épouse malgré la vive résistance des deux familles une femme peintre issue d'une bonne maison et avec laquelle il entretenait une relation depuis dix ans, Mary Hertz. Il s'installe avec elle à Florence. Entre-temps, il tient des conférences à Hambourg — en 1899, par exemple, sur Léonard de Vinci. A Florence, il ébauche avec le germaniste hollandais André Jolies un roman par échange de let­tres. Il rédige en 1902 deux articles capitaux, celui sur la dernière volonté de Francesco Sassetti et l'article sur le destin connu par le tryptique de Memling à Danzig.

Les plans pour mettre en place sa propre bibliothèque progressent, et il finit par conclure un accord avec sa famille. En 1904, il quitte son foyer à Florence et s'installe avec sa famille à Hambourg. Il tente d'obtenir l'habilitation à Bonn, mais échoue parce que Paul Clemen, successeur de Justi, estime que Warburg a trop peu publié pour un homme de 38 ans. Malgré tout, on propose à Warburg une chaire à Breslau, qu'il refuse, tout comme, en 1912, celle de Halle ; le Sénat de Hambourg lui confère

1, Sur ce voyage, cf. Fritz Saxl, Warburg's Visit to New Mexico, in du même, Lectures, vol. 1, Londres, 1957, p. 325-330.

en revanche le titre de professeur en 1912. Mais si un goût subit pour l'organisation de la recherche peut être le signe précurseur d'une crise dans le travail créatif, alors Warburg a traversé une crise de ce type : loin de se contenter de mettre en place sa bibliothèque, il organise aussi, un congrès à Dresde, en 1906, et un congrès d'ethnologie à Hambourg; il défend le monument à Bismarck de Hugo Lederer, monte des expositions de dessins d'enfants. Enfin, en 1908, il décide de s'installer dans une nou­velle maison, d'y installer ses livres et d'accepter l'existence d'un privatge­lehrter. Il engage des assistants, dont certains deviendront célèbres plus tard : P. Hübner, d'abord, puis, en 1909, Wilhelm Waetzoldt, en 1912 l'orientaliste W. Printz, auquel s'adjoindra Fritz Saxl en 1913. A l'époque, Warburg milite activement en faveur de la création d'une Uni­versité de Hambourg. Il mène aussi une action au niveau international : en tant que trésorier, il joue un rôle essentiel dans l'organisation du Congrès international des historiens de l'art, qui se déroule en 1912 à Rome; il y tient une conférence que l'on considère comme l'heure de baptême de l'iconologie1. L'éclatement de la guerre prive de leur sens les premières réflexions qu'il avait menées dans l'intention de faire de sa bibliothèque un institut public et de faire venir à Hambourg, comme boursiers, de jeunes scientifiques.

La guerre mondiale, qui incitera Wölfflin à écrire les Kunstgeschicht­liche Grundbegriffe, jette pratiquement Warburg hors de la discipline. Il publie alors une revue pour l'amélioration des relations germano-italiennes ; il transforme toute sa bibliothèque et les outils qui s'y trouvent pour archiver et classer sur fiches les épisodes de la guerre3.

A la fin du conflit, en 1918, une maladie psychique qui s'annonçait depuis longtemps prend une forme aiguë. Warburg doit être interné dans une maison de santé, à Kreuzlingen. Il y reste jusqu'en 19233.

En l'absence du chercheur, Saxl a fait de la bibliothèque une institu­tion vivante, qui joue rapidement un rôle dans la culture de la Répu­blique de Weimar. Il organise des conférences interdisciplinaires et publie les Etudes de la Bibliothèque Warburg. On inaugure en 1926 le bâtiment de la bibliothèque de la Heilwigstrasse, qui existe encore aujourd'hui4.

Quand Warburg revient de Kreuzungen, en 1923, Saxl a préparé son retour : il a installé un écran sur lequel il a fixé des photos, portant sur les thèmes principaux auxquels Warburg s'est consacré jusqu'alors. Cette technique de présentation impressionne tellement Warburg qu'il en fait

1. Sur ce sujet, avec des nuances, voir Dieter Wuttke dans la postface à Aby Warburg : Aus­gewählte Schriften und Würdigungen, D . Wuttke (éd.), Baden-Baden, 1979, p . 611 sq.

2. Carl Georg Heise fait à ce propos un récit détaillé, Persönliche Erinnerungen an Aby War­burg, New York, 1947, p . 42 sq.

3. Cf. Michael Diers, Kreuzlinger Passion, in Kritische Berichte, vol. 7, 1979, cahiers 4 / 5 , p . 6-14.

4. Cf. M. Jesinghausen-Lauster, Die Suche nach der symbolischen Form, Baden-Baden, 1985, p . 197 sq.

le principal support de sa réflexion et de son action ultérieures en matière de sciences de l'art. Il l'utilise pour des expositions didactiques — pour le Congrès des Orientalistes en 1926, par exemple, une exposition qu'il remaniera ensuite pour le planétarium de Hambourg (où l'on peut de nouveau la voir aujourd'hui) ; pour le Verein Niederdeutscher Bibliothe-ken, il expose des illustrations d'Ovide et, durant l'été 1927, des timbres-poste qu'il analyse sur les panneaux; en 1928, il présente l'histoire des fêtes à la Chambre de commerce de Hambourg. Tout ces éléments convergent vers une nouvelle forme monumentale, celle de l'« atlas illus­tré ». Avec un domestique et son assistante Gertrud Bing, qui a passé son doctorat auprès d'Ernst Cassirer, il part pour Rome et s'y installe dans une suite. C'est là que sont conçues les planches de l'atlas illustré qu'il présentera aussi à la Hertziana, le 19 janvier 1929. Trois mois après son retour à Hambourg, le 26 octobre 1929, Aby Warburg meurt d'un infarctus du myocarde.

On ne peut réduire à un seul dénominateur le rôle qu'a joué l'œuvre d'Aby Warburg dans l'évolution de l'histoire de l'art en tant que disci­pline. Mais si l'on se réfère aux réactions récentes à son œuvre, il faut retenir le fait que la biographie rédigée par Gombrich a permis de prendre connaissance pour la première fois de journaux et de notes rédi­gés par Warburg, documents qui ont révélé des facettes entièrement nou­velles et jusqu'alors (c'est-à-dire en 1970) inconnues de son personnage : le théoricien, le psychologue, le sociopsychologue, l'homme de système changeant constamment d'approche, et l'homme au psychisme fragile. Ces nouveaux aspects de son existence, que ses contemporains ne connaissaient pas ou, du moins, qu'ils ne jugèrent pas dignes d'être trans­mis, menacent aujourd'hui de dominer sa personnalité, alors qu'ils ne sont guère passés dans ses écrits que sous une forme fragmentaire. Ces données accessoires ont pourtant tissé autour de son œuvre un contexte personnel qui permet de juger sûrement des intentions de l'auteur.

Trois domaines de l'activité de Warburg jouent un rôle dans l'histoire de la discipline : sa bibliothèque, les objectifs de fond qu'il s'était fixés, et l'influence qu'il a exercée.

2 / La Bibliothèque de sciences culturelles de Warburg a sa propre histoire. Elle a largement acquis son autonomie à l'égard de la personna­lité de son fondateur. Elle a longtemps été l'outil flexible et sans cesse remanié d'un savant qui se penchait sur des questions originelles. Il ne semble pas non plus qu'elle ait été conçue pour assurer l'indépendance de son détenteur, car celui-ci avait l'habitude de fréquenter régulièrement la Staatsbibliothek de Hambourg. Des voyages réguliers à Berlin et à Flo­rence, une correspondance abondante dans laquelle il demandait réfé­rences et documents permirent au chercheur qu'était Warburg de rester au courant de l'évolution. Les curiosités saisissantes de Warburg, la grande diversité de ses centres d'intérêts et son pouvoir d'achat ont pro­voqué un autre phénomène : parmi les 20 000 volumes que comptait sa

bibliothèque en 1920 — une quantité qui correspondait à la taille moyenne d'une bibliothèque d'institut, de nos jours —, on trouve de nombreux ouvrages rarissimes ; et leur présence constitue à elle seule une source d'intérêt intarissable1.

On a supposé que Warburg a été stimulé par la situation dans le bâti­ment des séminaires de Strasbourg, où l'histoire de l'art n'était pour ainsi dire qu'une niche parmi d'autres bibliothèques spécialisées en sciences humaines. L'Institut d'Histoire culturelle et universelle, créé par Karl Lamprecht à Leipzig, en 1909, « le premier institut d'enseignement et de recherche en sciences humaines d'Allemagne à être né d'une initiative privée » 2 pourrait lui aussi avoir servi de modèle.

Ce n'était encore que la bibliothèque extrêmement vivante et origi­nale d'un simple privatgelehrter. Mais, en 1926, quand fut achevé le nou­veau bâtiment, Fritz Saxl reclassa les livres avec beaucoup d'intuition et selon un système parfaitement adapté au sujet. La salle de lecture en ellipse, éclairée par le haut et qui était aussi une salle de conférences, « devait être pourvue des manuels et œuvres de référence nécessaires, et de présentoirs pour les revues anciennes et récentes ». Les autres livres « étaient installés sur quatre étages. Au premier, on trouvait les œuvres consacrées aux problèmes généraux dé l'expression, et au système des symboles. Suivaient l'anthropologie et la religion, la philosophie et l'his­toire des sciences naturelles. Le deuxième étage abritait des livres sur les formes d'expression artistique, leur théorie et leur histoire. Le troisième était réservé à la langue et à la littérature, et le quatrième aux formes sociales de la vie humaine — l'histoire, le droit, l'ethnologie, etc. » 3. Fait caractéristique, il semble qu'on n'ait nullement songé à créer une biblio­thèque spécialisée dans l'histoire de l'art, ni même à permettre une « vie posthume de l'Antiquité ». On mentionnait un seul objectif : « Les formes d'expression artistique, leur théorie et leur histoire. » Le système était centré sur une seule question, une seule problématique : les condi­tions et les nécessités sociales de l'expression artistique. Mais ce centre d'intérêt était si largement défini que des livres extrêmement rares y avaient leur place — des livres qui purent ensuite jouer un rôle impor­tant pour les érudits issus de la jeune université : le philosophe Ernst Cas-sirer, l'historien de l'art Erwin Panofsky, le byzantiniste Richard Salo­mon, l'orientaliste Hellmut Ritter.

Pour comprendre toute l'importance de cet institut au cours de la première phase de son existence, il faut tenir compte du fait qu'il n'exis­tait encore à cette époque aucun institut de recherche en histoire de l'art. L'histoire de l'art était encore une sorte de violon d'Ingres, et ceux qui la

1. Cf. Fritz Saxl, Die Geschichte der Bibliothek Warburg, in Gombrich, op. cit., p. 433-449. 2. Cf. B. vom Brocke, in Neue Deutsche Biographie, vol. 13, Berlin, 1982, p. 470. 3. Saxl, Die Geschichte der Bibiiothek Warburg, p. 447-448 ; sur la Bibliotheca Hertziana,

cf. Max-Planck-Gesellschaft. Berichte und Mitteilungen, 5e année, 1983, p. 9 sq.

pratiquaient dans les universités n'étaient pas tous des historiens de l'art diplômés. Justi, par exemple, était à l'origine un philosophe. Wölfflin, lui aussi, avait passé son doctorat en philosophie, tout comme Richard Hamann. Le collègue de Warburg au Kunst- und Gewerbemuseum, Jus-tus Brinckmann, avait été auparavant juriste et journaliste politique. Heinrich Wolfflin, le premier à être entré dans une académie scientifique en tant qu'historien de l'art, commençait seulement à exercer une influence dans toutes les disciplines des sciences humaines. Au moins implicitement, les deux hommes, Warburg et Wolfflin, poursuivaient le même objectif : donner à l'histoire de l'art un rang de membre à part entière dans le cercle des disciplines des sciences humaines. « Elève de Justi, Usener et Janitschek — c'est ce qu'écrit Warburg le 18 mars 1912 —, j 'ai dû observer pendant de longues années comment ma génération sciait les racines d'une érudition consciencieuse, sans que l'on lance un "quos ego" aux esthètes sentimentaux ou aux journalistes "généreux". »1

Ce n'est pas amoindrir les réalisations de Warburg que de faire allu­sion à des initiatives comparables, antérieures ou simultanées à la sienne, pour donner une base scientifique à l'histoire de l'art. C'est une initiative privée d'August Schmarsow qui avait donné le jour à l'Institut d'histoire de l'art à Florence ; sa fondation fut décidée en 1893 lors d'un congrès, et l'Empire allemand lui apporta son soutien à partir de 1903. L'Institut historique prussien à Rome avait un département d'histoire de l'art qui, de 1906 à 1915 environ, encouragea les recherches d'Arthur Haseloff sur l'architecture du style des Staufen en Italie du Sud. Cela n'empêcha pas la Colonaise Henriette Hertz d'installer dans le Palazzo Zuccari, que lui avait offert en 1904 le principal représentant de l'industrie de l'ammo­niaque et de la soude, une bibliothèque d'histoire de l'art qui fut financée par des investissements de la même entreprise et donnée en 1913 à la Société de l'empereur Guillaume. Une année plus tard, Warburg songea pour la première fois à l'institutionnalisation de sa bibliothèque2.

Mais d'autres initiatives privées ont aussi marqué le climat dans lequel l'initiative de Warburg a pu s'épanouir. Il n'était pas rare que leurs instigateurs répondent eux aussi aux caractéristiques du privat-gelehrter. Deux hommes du même âge que Warburg, Ulrich Thieme et Karl G. E. F. Becker, ont créé à Leipzig les conditions techniques et structurelles permettant d'attirer d'innombrables experts, y compris en provenance d'autres pays, afin d'établir une œuvre en 36 volumes, le Dic­tionnaire universel des artistes, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours — la science allemande produisit ainsi une œuvre de référence dont on ne peut tou­jours pas se passer aujourd'hui, où que ce soit dans le monde. Mais les

1. Livre de copie, vol. IV, p. 275, dans la pièce Warburg du Warburg Institute London, m'a été transmis par Michael Diers.

2. Saxl, Die Geschichte der Bibliothek Warburg, p. 439.

campagnes de photographie que Richard Hamann entreprit avec ses propres moyens depuis 1913 à Marburg, et les archives illustrées qu'il en tira et qui lui permirent d'approvisionner en diapositives les séminaires d'histoire de l'art des autres universités, finirent par donner matière à la création d'un institut de recherche. Vers 1927, cet établissement tenta d'obtenir le statut d'un institut du Reich : ce fut donc le précurseur de l'actuel Institut central.

A l'époque, beaucoup de charlatans et de beaux-parleurs tournaient autour de la discipline, déclenchant des querelles et des débats inces­sants ; mais on trouvait tout de même toujours des marginaux ingénieux et des personnalités de caractère, tel Carl Giehlow, un privatgelehrter du Holstein installé à Vienne, de trois ans l'aîné de Warburg, qui aban­donna son poste d'assesseur gouvernemental à Berlin afin de venir à Vienne passer son doctorat sur le Livre d'Heures de Maximilien. Ses études sur la Melencolia I de Dürer (1903), mais surtout « Die Hierogly­phenkunde in der Allegorie der Renaissance (La science des hiéroglyphes dans l'allé­gorie de la Renaissance, 1915) auraient pu en faire un rival de Warburg pour le rang de fondateur de l'iconographie moderne — si celui-ci se lais­sait réduire à cette fonction1. On peut voir à quel point la discipline fai­sait preuve d'ouverture intellectuelle en se penchant sur le cas d'un fonc­tionnaire au Germanisches Nationalmusum de Nuremberg, Thedor Eduard Hampe, qui présenta en 1904, en 3 volumes, l'admirable édition des Nürnberger Ratsverlässe et travailla ensuite pendant de longues années à ses Sieben Bücher vom idealen Egoismus qui lui permirent en 1926 de se pré­senter comme philosophe devant le public2. Discipline et goût du risque, originalité et universalité influaient ainsi de diverses manières sur la disci­pline : les projets de Warburg ne venaient donc pas vraiment de nulle part.

L'entreprise de Warburg peut revendiquer une certaine singularité du fait de sa composante juive. L'intelligentsia juive animait la jeune dis­cipline. Adolph Goldschmidt, qui était lui aussi un fils de banquier ham-bourgeois issu d'une famille juive, était devenu professeur titulaire à Ber­lin ; c'était un exemple du fait que la discipline ne plaçait pratiquement pas d'obstacle sur le chemin d'un homme réellement qualifié. La société de Hambourg, ou du moins la jeune Université de Hambourg, créait un climat d'ouverture par lequel l'Institut de Warburg pouvait certaine­ment se sentir porté. Le fait que son frère, Max Warburg, ait figuré sur de nombreuses affiches antisémites parmi les juifs que l'on diffamait, aura certainement conforté la banque dans sa volonté de soutenir l'activité universelle et productive de la bibliothèque, dont le rayonnement ne ces­sait de croître, et de poursuivre ce travail après la mort d'Aby Warburg 3.

1. Cf. W. Marazek, in Neue Deutsche Biographie, vol. VI, Berlin, 1964, p. 371. 2. Cf. W. Schadendorf, in Neue Deutsche Biographie, vol. VII, Berlin, 1966, p. 599. 3. Sur ce point de vue, cf. Peter Gay, Freud, Jews and other Germans, Oxford, 1978, p. 126 sq.

En 1933, quand la bibliothèque fut transférée à Londres, où elle devint finalement une partie de la London University, elle se vit chargée d'une nouvelle fonction. Erwin Panofsky, premier professeur titulaire d'histoire de l'art à l'Université de Hambourg, était parti pour Prince­ton. Cet enseignant, et la Bibliothèque Warburg à Londres, étaient deux points d'ancrage solides : ils permirent aux méthodes et aux principes fondamentaux de la recherche iconographique de se propager dans le monde entier.

Cela n'alla pas sans certaines limitations et déplacements inévitables dans le programme de Warburg. En revanche, ce processus de concentra­tion valut à l'Institut la réputation d'être un bastion incorruptible de la recherche et de l'érudition au plus haut niveau des sciences humaines. Le poids de l'organisation de cette transformation reposait sur les épaules de Gertrud Bing, Edgar Wind, mais surtout de Fritz Saxl, qui avait sans doute sacrifié pour mener cette tâche à bien la possibilité d'être compté au nombre des historiens de l'art géniaux de ce siècle1.

3 / La transformation de son programme en une iconographie érudite ou en une érudition relevant des sciences humaines, transformation saluée au niveau international, a mené à une simplification des intentions complexes de Warburg. On peut dire que le point de vue initial de War­burg sur son propre travail relève de 1' « histoire de la culture » — mais il ne faut pas nécessairement entendre par là cette histoire de l'art aux soubassements historiques dont les représentants plus ou moins brillants étaient, par exemple, Hermann Grimm, ou encore Thode ou Justi. L'ap­proche de Warburg, pour ce qui concernait l'histoire de la culture, exi­geait plus d'une histoire de l'art : celle-ci devait constituer un champ de problèmes où se préfigureraient ses propres phobies, questions, refoule­ments et angoisses de l'avenir, mais aussi ceux de son époque. Le tableau était le support de l'expression d'une « mémoire sociale », d'une expérience dans et avec la société — expérience qui, lorsqu'elle était authentique, ne pouvait être que passionnée. Dans ses extériorisations viables, l'art avait selon Warburg une action historique « polarisante », celle d'une « énergie de confrontation ». Cette conception de l'œuvre d'art, qui valait diagnostic et excluait une observation esthétique contemplative, était tellement neuve et tellement inhabituelle qu'il ne fallait pas seulement pour la soutenir une bibliothèque dotée d'une nouvelle organisation, mais aussi un fondement théorique qui ne pouvait voir le jour sans l'aide des sciences sociales ou de la psychologie sociale. Nous savons, depuis les informations découvertes par Gombrich dans les textes posthumes de Warburg, à quelles recherches désespérées celui-ci s'est livré pour trouver de l'aide auprès des théoriciens les plus divers : de philosophes comme Friedrich Theodor Vischer, Thomas Carlyle ou

1. Sur Saxl, cf. G. Bing, in D. J. Gordon (éd.), Fritz Saxl 1890-1948. Et E. Garin dans l'in­troduction à F. Saxl, La storia delle immagini, Rome, 1983.

Wilhelm Wundt ; de chercheurs en sciences naturelles, comme Darwin ; de psychologues comme Ewald Hering ou Richard Semon ; d'anthro­pologues comme Gerbert Spencer ou James Frazer; de sociologues comme Durkheim ou Lévy-Bruhl. Les sciences sociales, une discipline moderne, réalisaient surtout une autre chose que l'historicisme, figé dans le positivisme, ne pouvait plus mener à bien : elles jetaient un pont vers le temps présent, tournaient le matériau historique vers l'époque contem­poraine pour établir un diagnostic. On néglige souvent le fait que les Grundbegriffe de Wölfflin (1915) contenaient eux aussi cette perspective actualisante, dès lors qu'il voulait à juste titre que l'on arrache l'art aux intérêts du temps présent. Warburg, lui non plus, ne voulait pas d'un art et d'une histoire de l'art utilisables, mais d'un art et d'une histoire de l'art intéressés, menant une création active. Avec l'aide de l'art et de son his­toire, il avait l'intention d'encourager la connaissance, de la guérir, de l'orienter, bref : son programme compte au nombre des programmes d'éducation universels de ce siècle. Face à cette ambition, ce serait appauvrir ses réalisations que de les réduire à une « méthode » — l'ico­nographie ou l'iconologie, par exemple. Pour lui, la méthode n'était pas un objectif, mais un chemin à suivre. Les problématiques et les thèmes relativement peu nombreux que Warburg a traités au cours de sa vie étaient toujours chargés, entre ses mains, de ce lien au temps présent qui n'établissait ni analogies, ni parallèles, mais éclaircissait, confrontait, incitait.

La Renaissance, pour reprendre une formule de Burckhardt qui vaut cependant encore aujourd'hui, a été l'heure de naissance de l'homme moderne. L'œuvre scientifique de Warburg se meut presque exclusive­ment dans cette époque où il discerne déjà les problèmes de la sienne. Sa thèse sur le Printemps de Botticelli était certes un travail de fin d'appren­tissage dans lequel on précisait les relations avec la Giostra de Politien ; mais ce texte expliquait que le tableau était dû aux fêtes des Médicis et la « fête », selon la citation de Burckhardt reprise par Warburg, était « une véritable transition de la vie à l'art »1. Warburg demande en quoi l'Anti­quité avait bien pu intéresser les Florentins des débuts de la Renaissance et découvre, à l'aide d'Alberti, de Politien et d'autres, des témoignages montrant que c'est l' « accessoire mobile », la « mobilité extérieure de l'accessoire sans volonté » dans les chevelures et les vêtements flottants que l'on donnait aussi à voir dans ces fêtes. A ces accessoires animés, aux motifs du mouvement, Warburg donnera en 1905 le nom de Pathosfor­meln, les formules du pathos. Il ne leur attribue pas toujours une valeur sans équivoque : quand ce sont de simples citations, ou seulement des orne­mentations pétulantes, des mots d'accompagnement décoratifs, ils sont coupés de la vie, ce sont de simples fleurs de rhétorique — semblables à

1. A. Warburg, Sandro Botticellis « Geburt der Venus » und « Frühling », in du même, Gesammelte Schriften, Leipzig/Berlin, 1932, vol. 1, p. 37.

celles du Jugendstil de son époque. Mais ils peuvent aussi être une sorte d ' « explosif » dans la mesure où ils attaquent, où ils « polarisent » ce qui donne la norme, le tranquille, l'existant, le stable1. On trouvera toujours Warburg aux côtés de l'énergie formelle ayant le goût du risque, celle qui dynamise, qui fait avancer : celle-là « l'intéresse » positivement, alors que les formules détachées de tout contexte ou sans énergie ne l'intéressent que négativement.

Dans Bildniskunst und florentinisches Bürgertum (L'art du portrait et la bourgeoisie florentine, 1902), Warburg présente explicitement « comme des "causalités" » des œuvres d'art « les requêtes idéales ou pratiques de la vie réelle », et tente « pratiquement de convaincre le public de sa collaboration en accumulant les indices ». Le fait que toute la famille de Laurent de Médicis défile dans les fresques peintes par Ghirlandaio dans une chapelle religieuse de Santa Trinità, est un signe de la laïcisa­tion de l'espace culturel chrétien dont la teneur est « transformée en une parure de l'aristocratie marchande et possédante de Florence ». Mais cette sécularisation a un côté positif : une classe marchande ayant le goût du risque et dont l'intention est de conquérir le monde cherche tout de même encore à s'assurer de la bénédiction des forces tradition­nelles. Elle étaye psychologiquement son audace de conquérant en s'ap-puyant sur les normes traditionnelles. En cela, Warburg mène certes une réflexion sur les besoins de justification qu'éprouvait une classe de négociants aux visées impérialistes, catégorie sociale qu'il connaissait de très près et qu'il voulait mener sur le bon chemin. Soutenir la tension, la vider en elle-même : dans cet article, cela devient presque un pro­gramme sociopsychologique : « Les oppositions dans la conception de la vie, quand elles s'emparent des divers membres de la société et mènent à des combats à mort, sont la cause de l'irrésistible déchéance sociale et constituent pourtant les forces qui mènent à la plus haute flo­raison de la culture, quand ces mêmes oppositions s'affaiblissent au sein d'un individu, s'équilibrent et, au lieu de s'éliminer les unes les autres, se fécondent réciproquement et apprennent ainsi à donner toute son ampleur à la personnalité. » 2

Cette intention s'exprime de manière plus marquante encore deux années plus tard, dans l'étude sur Francesco Sassettis letztwillige Verfügung (La dernière volonté de Francesco Sassetti). Ce marchand audacieux qui s'était rendu en Inde avait dû tenter de surmonter le destin à la manière antique. Et pourtant, on décelait encore en lui « une attention à l'an­cienne mode », un reste de « culture médiévale de la loyauté ». Ce type humain cherche « à exprimer la position personnelle de l'individu qui se

1. Cf. M. Warnke, in Hofmann/Syamken/Warnke, Dit Menschenrechte des Auges. Ueber Aby Warburg, Francfort-sur-le-Main, 1980, p. 61 sq.

2. A. Warburg, Bildniskunst und florentinisches Bürgertum (1902), in Gesammelte Schriften, vol. 1, p. 100.

bat avec le monde, dans le style héroïque de l'Antiquité païenne » ; mais simultanément, il s'efforce, dans l'esprit d'une « philosophie de l'équi­libre », d'assurer ses positions en faisant appel à l'obéissance chrétienne et la modestie médiévale — « parce qu'il croyait avoir capturé les esprits à la vitalité inquiétante en les incluant dans l'architecture solidement assemblée et médiévale des pensées. Il ne pouvait — avant Savonarole — songer que cette tentative optimiste de subordination constituait en fait une mise à l'épreuve critique » 1. D'autres constellations des débuts de la Renaissance italienne étudiés par Warburg évoluent aussi dans ce champ de tension — par exemple les préférences que l'on avait en Italie pour l'art des Flandres, ce qui permet à Warburg de reprendre, sous une forme entièrement nouvelle, un thème de Burckhardt.

Quant à la célèbre conférence donnée lors du Congrès international des historiens d'art à Rome, en 1912, son but n'était pas non plus de mettre au monde une méthode iconologique : on ne parle d'une telle méthode qu'une seule fois, comme d'une « iconologie critique » 2. War­burg souhaiterait plutôt donner de la haute Renaissance une idée dans laquelle « la tentative de libération du génie artistique à l'égard de la ser­vilité illustratrice du Moyen Age » aboutirait enfin à démasquer un « dangereux ennemi de la création artistique libre », l'astrologie, une force et une forme de pensée fétichistes, qui s'opposaient au progrès de l'esprit et continuaient, disait-il, à le faire «jusqu'à ce jour ». L' « icono­logie critique » consiste à « enlever la coque », à « évacuer en perma­nence » les falsifications de l'astrologie à l'égard des réalisations de l'es­prit rationnel grec.

Il est étonnant que ces falsifications aient pu une fois encore faire leur œuvre sous la Renaissance : « On conçoit qu'une personne de la Renais­sance, à proximité immédiate de laquelle erraient ces démons astrologi­ques — Savonarole, l'ennemi de l'astrologie, était lui aussi né à Fer-rare —, se soient dressées contre de telles idoles barbares du destin. Mais à quel point le monde des dieux antiques devait-il être étroitement imbri­qué avec les conceptions et les pratiques de la fin de l'Antiquité et du Moyen Age à la cour des Este, pour qu'en 1470 encore, on ne trouve que les premiers symptômes d'un retour radical de l'Olympe ! » 3 La confé­rence réclamait certes « que l'on fasse méthodologiquement reculer les frontières » pour ce qui concernait le matériau et l'espace ; mais c'était seulement au nom d' « une psychologie historique de l'expression humaine », dans laquelle on part de l'idée que « le génie est certes une grâce, mais aussi une énergie consciente visant à la confrontation ». Le

1. A. Warburg, Francesco Sassettis letzwillige Verfügung (1907), in Gesammelte Schriften, vol. 1, p . 146, 158.

2. A. Warburg, Italienische Kunst und Internationale Astrologie im Palazzo Schifanoja zu Ferrara (1912), in Gesammelte Schriften, vol. 2, p . 467. Cf. aussi à ce propos le recueil méritoire de D. Wuttke, Machwort zu Aby Warburg : Ausgewählte Schriften, p. 625 sq.

3. A. Warburg, Gesammelte Schriften, vol. 2, p . 474.

génie ne permet pas seulement une jouissance agréable, mais aussi, comme le formule en termes ampoulés la dernière phrase de la confé­rence, une éducation : « Le nouveau grand style (de la haute Renais­sance) dont nous a fait cadeau le génie artistique de l'Italie a pris nais­sance dans la volonté sociale de faire sortir l'humanité grecque de la coque formée par la "pratique" médiévale, orientalo-latine. Avec cette volonté de restituer l'Antiquité, "le bon Européen" commença son com­bat pour l'éducation à cette époque de migrations internationales des tableaux, à laquelle nous donnons — de manière un peu trop mys­tique — le nom d'époque de la Renaissance. »1 Tout comme Nietzsche et Burckhardt avaient chargé de problèmes le tableau de l'Antiquité, War­burg a transformé le tableau de la Renaissance, dans lequel la bourgeoi­sie moderne fêtait son origine avec suffisance, en un psychogramme agité et parcouru de tensions2.

Ce n'était qu'un déplacement de la perspective, fondé sur un prétexte historique : Warburg, pendant et après la première guerre mondiale, a rédigé son étude sur Die Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Reiten (La divinisation païenne antique dans le mot et dans l'image à l'époque de Luther). Les mêmes questions, les mêmes problèmes réapparais­sent, dans des circonstances plus dramatiques et dans un cadre d'une autre nature. Warburg découvre une superstition astrologique païenne chez Luther et Melanchton, à qui il arrive de transformer les dates de naissance pour obtenir une configuration astrologique conforme. Dans ce « besoin primitif et totémique de rattachement », toute raison éclairée, tout « espace intellectuel de la circonspection » paraît atrophié et sacrifié. Mais si cet aveuglement superstitieux a un effet tellement funeste, c'est qu'il est à présent propagé par une « presse illustrée à sensation » et qu'on utilise « l'illustration par la gravure » « comme un moyen d'agita­tion nouveau et puissant pour impressionner les personnes non édu-quées » — un moyen qui avait effectivement trouvé sa forme moderne pendant la première guerre mondiale. On ne pouvait que s'inquiéter, en étudiant l'époque de la Réforme, de constater comment même des esprits éclairés avaient pu être aveuglés, et comment les « campagnes de la presse illustrée » pouvaient aussi faire disparaître toutes les inhibitions dans la masse du peuple. Dans cette étude, la peur profonde que ressent le citoyen face à un soulèvement incontrôlé de la masse reprend un maté­riau ancien de l'histoire de l'art pour lui redonner son actualité.

Au cours des dernières années de sa vie, Warburg a consacré la quasi-totalité de son activité scientifique à son « atlas des tableaux ». Il s'agit de la visualisation des thèmes principaux qu'il avait étudiés dans son existence, à l'aide de photos d'œuvres d'art, mais aussi d'objets et d'illus-

1. A. Warburg, Gesammelte Schriften, vol. 2, p. 479. 2. Cf. P. E. Schramm, Mein Lehrer Aby Warburg, in Mnemosyne. Beiträge zum 50. Todestag

von Aby M. Warburg, S. Fussel (éd.), Göttingen, 1979, p. 37.

trations tirées de la vie quotidienne, tels les timbres-poste ou les journaux. Bien qu'il ait présenté ces planches en de nombreuses occasions et qu'il ait également signé un contrat avec un éditeur, on ne peut guère considé­rer les photos conservées — on en détient quelque soixante planches — comme une œuvre mûrie et achevée de Warburg. Il faut d'autre part songer que ces planches ont eu une influence non négligeable, que beau­coup de jeunes chercheurs comme Wind, Panofsky, Cassirer, G. Bing, P. E. Schramm, à Rome R. Wittkower, E. R. Curtius1 ou K. Clarck, n'ont pu découvrir Warburg qu'à travers de telles planches ornées de ces séries d'images intéressantes. Mais ces séries pourvues d'un titre pour­raient aussi nourrir un malentendu en faisant croire que Warburg, au fond, ne se souciait que de successions iconographiques, de chaînes de motifs qui, à travers toute leur histoire, fixaient des constantes ou des archétypes. Ce matériau hétérogène, présenté sous une forme qui permet­tait de nombreuses mises en relation et auquel Warburg, à la fin de sa vie, donnait des commentaires difficilement compréhensibles, pourrait suggérer, en soi, que l'on avait l'intention de mener une recherche topo­graphique qui traquerait sans cesse dans l'Antiquité l'origine de toute chose, recherche dont l'histoire de l'esprit pourrait justifier le destin qu'elle a connu par la suite.

Il y a donc un clivage entre l'œuvre et l'influence de Warburg. Son œuvre personnelle met en œuvre l'un des questionnements les plus complexes, les plus difficiles, les plus vastes, les plus ambitieux, mais aussi les plus problématiques auxquels les objets de l'histoire de l'art aient jamais été exposés. Son influence, elle, se limite à la réhabilitation (sans doute importante, mais moins ambitieuse) des thèmes et des matériaux dans les œuvres d'art transmises, et donc à la refondation d'une iconographie. Sa volonté éducative n'a pas joué de rôle dans cette influence-là ; c'est pourtant elle qui avait incité Warburg à consi­dérer l'œuvre d'art comme un ferment utile et nécessaire dans les mou­vements et les évolutions historiques.

(Traduit par Olivier Mannoni.)

Kunstgeschichtliches Seminar der Universität Hamburg Moorweidenstr. 18 D-20148 Hamburg

1. Ernst Robert Curtius a dédié son livre Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne, 1948, à la mémoire de Gustav Gräber et Aby Warburg.