Management Interculturel
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MANAGEMENT INTERCULTUREL
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Face à un environnement international de plus en plus ouvert et à
une concurrence élargie, la prise en compte des différences culturelles et
de l’interaction entre les cultures devient un enjeu essentiel, tant pour
satisfaire la diversité de la demande que pour intégrer des équipes de
travail multiculturelles.
Cet ouvrage traite des décisions et actions managériales liées au
développement international des firmes. S’appuyant sur différentes
comparaisons, il détaille les incidences fondamentales de la culture sur la
structure et le fonctionnement des entreprises. Il est le résultat d’un travail
de recherche mené depuis maintenant deux ans auprès de différents
responsables et spécialistes du management interculturel. Il vise, à l’appui
de données issues du terrain, à exposer les problématiques actuelles en
matière de gestion de la diversité, en liant la question du management
interculturel à la stratégie de développement des entreprises
(internationalisation des activités, politiques de rapprochements inter-
entreprises, délocalisation...) et à l’adaptation de leur organisation.
Outre l’analyse dynamique des environnements internationaux et la
compréhension des stratégies d’internationalisation, il aborde les enjeux
et les caractéristiques d’un management interculturel, à travers l’étude des
styles et systèmes de management, des modes d’organisation et des
politiques de développement des entreprises. Sur le plan international, les
managers, à tous les échelons de la hiérarchie, jouent un rôle majeur dans
la gestion et l’animation d’équipes plurielles. L’importance du manager
dans une entreprise est en effet aujourd’hui incontestable, pour assurer
une cohésion et une cohérence au sein des organisations. Cependant la
notion et le champ d’actions du manager ne sont pas toujours clairs et
prêtent parfois à des confusions. Les différences culturelles sont souvent
la cause de ces dysfonctionnements, en particulier lorsqu’il s’agit
d’animer des équipes internationales, de négocier avec des partenaires
étrangers ou de recourir à des alliances stratégiques ou à des rachats de
sociétés étrangères.
Il est de ce fait indispensable d’apprendre à gérer des opérations
internationales et d’intégrer dans la gestion quotidienne des activités la
richesse humaine qui compose aujourd’hui les organisations, en
pratiquant un management interculturel efficace. Tel est l’objet de cet
ouvrage qui apporte des outils d’analyse pour apprendre et maîtriser ces
situations complexes qui demandent un minimum de préparation et de
réflexion.
2
CHAPITRE I
CONCEPTS CLÉS
par Benoît Thery
Avec la mondialisation croissante des activités économiques et
l’instauration du grand marché européen permettant une libre circulation
des biens et services, des salariés et des capitaux, les dirigeants
d’entreprises, qu’elles soient multinationales ou simplement
exportatrices, sont de plus en plus confrontés aux exigences d’une gestion
internationale, qui s’accompagne nécessairement d’un management
interculturel.
Qu’il s’agisse de négocier un contrat en Arabie Saoudite ou au
Japon, de s’implanter aux États-Unis, d’établir une « joint-venture » en
Russie, de lancer un grand chantier en Indonésie ou de diriger une filiale au
Maroc, le manager pourra s’interroger sur les nécessités d’un management
« adaptatif ». Plus prosaïquement, dans une réunion d’état major d’une
multinationale avec des collègues allemands et italiens, le dirigeant
français pourra s’interroger sur le sens d’un management « intégratif ».
Plus fréquemment, on parlera dans les deux cas de « management
interculturel », dont il importe alors de définir les termes.
Définitions
culture : ensemble des valeurs, des savoirs et des modes de pensée,
des techniques et des modes d’action, des modes d’expression et de
communication (en particulier, le langage) qui sont communément
partagés par une collectivité ou une population. Le langage est par
exemple un élément important de la culture d’une communauté, qu’il
s’agisse de la langue d’une nation, du dialecte ou patois d’une région,
du langage professionnel ou jargon d’une profession (informaticiens,
sociologues, médecins...).
La culture se situe au niveau d’une communauté : elle est acquise
par l’éducation, la formation et l’apprentissage social au sein de cette
communauté. Elle ne relève donc ni des caractéristiques personnelles
d’un individu, ni des caractéristiques universelles de la nature
humaine : elle se situe au niveau intermédiaire d’un groupe social qui
peut être une entreprise (« culture d’entreprise »), une profession
(« culture juridique »), une classe sociale (« culture ouvrière »), une
région (« culture corse »), un pays (« culture française »), une religion
(« culture chrétienne »)...
management : ensemble des stratégies, modes d’approche du marché,
modes de gestion et modes de conduite des hommes dans une
organisation professionnelle.
management interculturel : il est généralement entendu au sens du
management indiqué ci-dessus, mais en privilégiant les formes de
management les plus en relation avec les personnes et les groupes
humains, c’est à dire essentiellement le marketing et la vente en relation
avec les consommateurs ou clients, et la gestion des ressources humaines
en relation avec le personnel. En ce qui concerne la dimension culturelle,
il s’agit ici du sens particulier des cultures nationales.
Le management interculturel peut ainsi se définir de façon
simplifiée comme l’ensemble des stratégies ou modes de gestion des
hommes ou des marchés qui prennent en compte les cultures
nationales des interlocuteurs (clients, personnels, partenaires, pouvoirs
publics, opinion publique).
Cette prise en compte est nécessaire dans la mesure où la culture
nationale comporte les valeurs et modes de pensée, d’action et de
communication qui sont communément partagés dans un pays, c’est-à-dire
qui sont des facteurs très sensibles des relations sociales et
professionnelles. En ce sens, le management interculturel n’est pas un luxe,
mais une nécessité pour la gestion d’une entité plurinationale, pour des
missions internationales de courte ou de longue durée, ou pour participer à
un groupe-projet de composition internationale.
Il est donc, dans une première phase, nécessaire de savoir décoder les
différences culturelles : ce qui peut paraître étrange chez l’étranger. La
4
différence s’analyse par la comparaison de deux réalités : la « nôtre » et la
« leur ». Il est donc d’abord utile de se connaître soi-même,
individuellement et collectivement. « Collectivement » signifie connaître
sa propre culture, ce qui est généralement le cas sans savoir que c’est la
nôtre, c’est-à-dire sans reconnaître ce qui en fait la spécificité. Une prise
de recul par rapport à la culture française, par exemple, est donc souvent
un exercice révélateur : il peut être facilité, dans un groupe plurinational,
par l’expression de l’image que les étrangers ont de nous-mêmes.
Cependant – et cela est vrai dans tous les pays – un individu n’est
pas forcément représentatif de sa culture nationale, et par exemple en
France chacun n’est pas forcément représentatif de la culture française. Par
définition même, la culture est un fait social, collectif, communautaire :
elle peut se vérifier statistiquement, mais pas toujours chez un individu
isolé. En effet, chaque individu est aussi porteur de caractéristiques
génétiques ou psychologiques héritées de ses parents, comme de
caractéristiques personnelles acquises par l’expérience unique de sa
propre vie, qui peut l’avoir marqué. Tout individu n’est donc pas
nécessairement à l’image de son groupe.
De plus, chaque individu est porteur simultanément de plusieurs
types de cultures, en fonction de ses différentes appartenances
communautaires : nationale certes, mais aussi régionale, professionnelle,
sociale, religieuse, sans compter son appartenance à une entreprise qui
peut avoir aussi une forte culture. On peut être à la fois français, mais
aussi alsacien, protestant luthérien, issu de la « classe ouvrière »,
informaticien et de plus travailler à IBM : ce cocktail ne sera pas
forcément « typiquement français ».
Pour se connaître soi-même, un « Bilan de management
international » peut d’ailleurs aider chacun à se positionner en identifiant
ses propres modes de fonctionnement et ses propres préférences par
rapport à différentes cultures nationales (et aussi à apprécier sa propre
capacité de management dans les relations interculturelles).
De ces considérations, on peut essentiellement retenir que, chacun
n’étant pas nécessairement représentatif de sa culture nationale, il
5
convient de se méfier des stéréotypes. Ce n’est pas parce que M. SMITH
est britannique qu’il correspondra à toutes les caractéristiques de son
pays, et ce n’est pas parce que M. SMITH est ce qu’il est que tous les
Britanniques lui ressembleront...
Cette précaution essentielle à l’égard des stéréotypes étant
rappelée, il reste néanmoins utile de connaître et de reconnaître – au
double sens d’identifier et d’admettre – les caractéristiques culturelles
d’autres pays, c’est-à-dire l’autre rive constitutive de la différence. En
effet, même si chacun n’est pas forcément conforme à son modèle
national, ce dernier n’en existe pas moins : on peut caractériser
collectivement une culture nationale, et connaître celle de l’autre est une
condition préalable du management interculturel. Il y a pour cela deux
grandes voies : l’approche particulière et l’approche universaliste.
L’approche particulière concerne un seul pays : elle permet d’y
insérer des « does and don’ts »1, des conseils pratiques allant jusqu’au
détail, comme par exemple les rites de politesse et l’usage qu’on en
attend – ou pas – d’un étranger. L’approche universaliste est multi-pays :
elle s’appuie sur des analyses comparatives ou sur des explications
globales, plus fondamentales, pour des groupes de pays.
L’approche particulière est celle qui prévaut quand on veut se
préparer à une mission de longue durée dans un pays donné. Cela consiste
souvent en ce que l’on appelle – un peu improprement – un « séminaire
de management interculturel », qui est le plus souvent en réalité un
séminaire de préparation à l’expatriation. Celui-ci comporte certes des
éléments de management interculturel spécifique au pays, mais aussi bien
d’autres objectifs et contenus : environnement historique, géographique,
économique du pays, modalités de vie pratique en expatriation…
L’approche universaliste est celle qui prévaut quand on veut se
sensibiliser aux problèmes et aux méthodes du management interculturel
quel que soit le pays de destination. Cette approche est pertinente quand
on commence une carrière internationale ou quand on est amené à faire
des missions de courte durée dans différents pays, ou encore quand on
1. « ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire »
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doit travailler dans des équipes ou des projets plurinationaux.
Avant de présenter des grandes clés de décodage selon les approches
scientifiques du management interculturel, on trouvera comme document
d’illustration ci-après le restitué d’une conférence sur la culture française,
parfois assez critique, donnée dans un séminaire de management
interculturel regroupant des dirigeants de différentes nationalités d’une
même entreprise multinationale. Il est intéressant en effet de mesurer
comment notre propre culture managériale peut être perçue avec du recul.
Fiche annexeQuelques conseils à des managers étrangers d’une
multinationale française ou « comment peut-on être français ? »Les Français ont différentes origines culturelles. Les provinces ont
demandé du temps pour être unies, et différentes langues y étaient parlées, et le sont encore dans certaines régions : l’Alsace, la Bretagne, la Corse, le Pays Basque, la Catalogne française, voire les Flandres françaises et la Provence, c’est-à-dire surtout les régions frontalières.
Deux évolutions historiques peuvent être soulignées à propos de l’unité progressive du pays :
1. Une longue mais forte tendance à la centralisation. L’État français a commencé avec les Francs autour des années 500 en Île-de-France et s’est étendu progressivement. Clovis utilisa pour cela le concours de la religion : en se faisant baptiser, il s’assurait l’appui de l’Église catholique, notamment contre les peuples païens ou hérétiques (comme les Lombards arianistes). Sous l’empire de Charlemagne au IXe
siècle, le pays devint plus étendu qu’il n’est aujourd’hui, mais cela fut de très courte durée. Les influences étrangères furent importantes au Moyen Age, par exemple avec les envahisseurs Vikings qui s’installèrent en Normandie, et la présence anglaise en Aquitaine, qui causa la guerre de cent ans avec l’Angleterre aux XIVe et XVe siècles. Cependant, à la fin de ce XVe siècle, le roi Louis XI imposa son autorité aux seigneurs régionaux et mit en place une politique de forte centralisation.
Celle-ci fut poursuivie par tous ses successeurs, et en particulier par Colbert, le principal ministre de Louis XIV. Sous son règne, les Flandres furent rattachées à la France. Au début du XIXe siècle, l’empereur Napoléon renforça la centralisation avec de nouvelles structures d’État : les Départements remplacèrent les Provinces des grands seigneurs du Royaume, avec un représentant de l’État à leur tête, le Préfet. Plus tard, la Troisième République travailla intensément à l’homogénéité culturelle du pays, en particulier avec l’école laïque, obligatoire et gratuite où le Français
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fut imposé comme langue unique pour tous les enfants, au besoin par la contrainte. A la même période, la Savoie et le comté de Nice furent rattachés à la France, et l’Alsace et la Lorraine devinrent définitivement françaises après la Première Guerre mondiale.
2. Un second fait qui conditionne l’unité progressive du pays est l’importance de l’immigration depuis au moins un siècle, d’abord avec les Italiens et les Polonais, quelques Russes après la révolution de 1917, et après la Seconde Guerre mondiale avec les Espagnols, puis les Portugais et les Nord Africains, et enfin les Africains noirs. En dépit de quelques problèmes dus au chômage (exploités politiquement à certaines périodes), l’immigration n’a pas posé historiquement de problèmes sérieux, en particulier pour les immigrants européens, aujourd’hui bien intégrés. Ainsi on peut dire que globalement, sur le long terme, être d’une origine différente n’est pas un problème en France si l’on accepte la culture française et une certaine intégration.
Quelques caractéristiques managérialesMalgré les principes de la devise républicaine (Liberté, Égalité,
Fraternité), la société française n’est pas une société égalitaire. Selon des sociologues français contemporains comme Philippe d’Iribarne, les trois castes de l’Ancien Régime peuvent toujours se retrouver dans les structures des entreprises d’aujourd’hui. L’aristocratie a été remplacée par la noblesse du diplôme, au lieu de celle de la naissance. Les Grandes Écoles (Polytechnique, l’École Nationale d’Administration, en particulier) sont largement un phénomène français (tout comme le statut de « cadre », quasiment inconnu à l’extérieur du pays). Une grande entreprise peut être dominée par les anciens élèves d’une grande école et les recrutements y seront faits avec de jeunes anciens de la même école. Une autre caste peut être celle du personnel qualifié, dont l’honneur est la maîtrise d’un métier (comme les maîtres artisans ou comme le clergé de l’Ancien Régime, détenteur du savoir). La troisième caste peut être maintenant celle des travailleurs non qualifiés, ouvriers ou même employés, qui sont rassemblés dans une culture ouvrière, et n’ont pas une culture de métier. L’honneur de chacune de ces castes est, selon P. d’Iribarne, d’accomplir ses propres devoirs et de bénéficier des droits qui lui sont inhérents, sans interférence avec une autre caste.
Les secteurs privé et public (malgré la tendance récente à la privatisation) sont en France étroitement liés par leurs dirigeants. De part et d’autre, ce sont, et de plus en plus, des anciens élèves des Grandes Écoles. Celles-ci – et surtout les plus célèbres – sont le plus souvent gérées par l’État, théoriquement pour préparer à des responsabilités de la fonction publique, mais aussi en fait du secteur privé. De plus, il est possible et fréquent pour un haut fonctionnaire d’être nommé à la tête d’une entreprise publique. Il peut aussi se faire mettre en disponibilité
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pour un certain nombre d’années en dehors de la fonction publique pour travailler parmi les dirigeants d’une entreprise privée. De la même manière, l’État avait traditionnellement l’habitude – et l’a encore largement – d’intervenir dans la vie des entreprises, pour la politique de l’emploi (avec un droit du travail très pesant et dissuasif pour les investisseurs étrangers), pour soutenir l’exportation ou pour certaines fusions d’entreprises. Les conseils d’administration des entreprises publiques et privées sont parfois liés par les mêmes hommes.
La gestion des carrières dépend largement de la formation initiale. Le niveau de début et même de fin de carrière dépend du niveau de l’école supérieure que l’on a suivie. Les grandes entreprises organisent des filières de carrière diversifiées, mais souvent les ingénieurs sont mieux cotés que d’autres domaines de compétences, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays comme le Royaume-Uni par exemple.
Un fort sentiment d’appartenance est développé dans les grandes entreprises. Le « PDG » a un statut très reconnu et ses marques extérieures de pouvoir sont évidentes. Ce pouvoir n’est pas contesté, même s’il est en réalité tempéré par un cercle étroit de dirigeants proches : le Comité Exécutif permet de prendre quelques décisions collectives.
Ceci s’applique par exemple aux nominations des cadres supérieurs ou dirigeants, qui demandent souvent de longues négociations, quelquefois plus ou moins secrètes. Aussi il est important, pour un manager soucieux de sa carrière, de rester proche des cercles de pouvoir, de faire connaître son propre rôle aux plus hauts dirigeants et de rester en contact avec certains d’entre eux. Ceci est particulièrement vrai pour les cadres expatriés ou pour ceux qui sont loin du siège : ils doivent veiller à rester en relation avec des dirigeants pour ne pas se faire oublier et préparer leur propre développement de carrière. Pour cela, il faut faire partie de réseaux informels qui vous tiennent au courant des nouvelles du siège. C’est l’un des caractères d’une société implicite et de pouvoir, comme l’est la société française.
Dans une société aussi implicite, on ne peut pas s’attendre à avoir une définition de poste précise. Un directeur britannique nommé récemment au siège d’une multinationale française se plaignait : « Cela fait deux mois que je travaille en France et je n’ai pas encore ma définition de fonction ! » En fait, c’est à vous de faire votre définition de fonction en trouvant par vous-même les frontières au-delà desquelles vous ne pouvez pas aller sans entrer dans le territoire d’un autre ou sans heurter son pouvoir. Et même si on vous a donné une définition de fonction, ce n’est probablement qu’un exercice formel qui ne résout pas vraiment le problème du partage du pouvoir... Les stratégies d’alliances et de pouvoir occupent probablement trop de temps des cadres français des
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grandes entreprises.Enfin, la France est une société de culture. Il n’y a probablement
pas plus de gens cultivés en France qu’ailleurs, mais il est toujours préférable de paraître tel...
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CHAPITRE II
CULTURE D’ENTREPRISE
ET CULTURES NATIONALES
par Olivier Meier
Les premières analyses approfondies sur la culture d’entreprise
datent des années 1980. Ce chapitre présente les principaux résultats de
ces recherches et met l’accent sur le rôle de la culture dans l’existence et
le fonctionnement des organisations. La première section présente les
différentes dimensions d’une culture d’entreprise, son rôle dans les
organisations et sa traduction en différentes couches culturelles plus ou
moins perceptibles par un observateur extérieur. La seconde section
aborde la question des origines et des influences d’une culture
d’entreprise et s’intéresse donc davantage au processus de construction de
la culture au sein des organisations.
Section 1. : LA NOTION DE CULTURE APPLIQUEE A
L’ENTREPRISE
Cette section aborde dans le détail la notion de culture d’entreprise.
Elle propose une approche permettant d’identifier concrètement une
culture d’entreprise à partir de données objectives. Le rôle spécifique de
la culture dans le fonctionnement des organisations est étudié avec
précision, en soulignant à la fois ses fonctions d’identification, de
transmission et sa capacité à donner du sens à l’action collective. Cette
section met également en lumière les différentes couches culturelles
d’une organisation, de la simple règle administrative aux normes, valeurs
et croyances d’une entreprise. Une attention particulière est accordée à la
face cachée de la culture, à savoir à ses fondamentaux très souvent
enfouis dans la mémoire de l’entreprise. La connaissance des ces
différentes couches se révèle essentielle dans toute politique de gestion du
changement. En effet, elle conditionne fortement les schémas cognitifs
des acteurs et leurs comportements face à des situations imprévues.
1. La culture d’entreprise : définition et caractéristiques
Les années quatre-vingt marquent l’émergence du concept de
culture dans le champ managérial, donnant naissance à ce que l’on a
coutume d’appeler aujourd’hui la culture d’entreprise (Schein, 1985).
1.1 Définition de la culture d’entreprise
On entend par culture d’entreprise, l’ensemble des manières de
penser, de sentir et d’agir qui sont communes aux membres d’une même
organisation.
La culture d’entreprise correspond à un cadre de pensée, à un
système de valeurs et de règles relativement organisé qui sont partagées
par l’ensemble des acteurs de l’entreprise (Boumois, 1996). Elle englobe
les valeurs, les croyances, les postulats, les attitudes et les normes
communes à ceux qui travaillent dans une même organisation.
1.2 Caractéristiques clés
La culture d’entreprise est un phénomène collectif2 qui associe des
individus au sein d’un même groupe social (organisation), en les unissant
autour de valeurs et de normes partagées. La culture d’entreprise est donc un
univers, où les acteurs de l’entreprise peuvent communiquer et repérer ce
qui les unit et percevoir ce qui les distingue des autres groupes d’acteurs.
La culture d’entreprise procède d’une activité symbolique3
omniprésente, qui permet aux individus d’un même groupe d’échanger
des informations au-delà de règles formelles, à travers un ensemble de
représentations plus ou moins compréhensibles par des personnes
2. J. Fleury, La culture, Bréal, 2002.3. La production symbolique réunit un signifié (ce que l’on veut évoquer), un signifiant (c’est-à-dire l’élément qui va remplacer le fait ou l’être traité) et une signification (lien recherché entre le signifiant et le signifié. Ex : l’entreprise comme lieu d’intégration)
12
extérieures à l’organisation. La production de symboles peut par exemple
prendre la forme de noms, d’un logo, d’emblèmes, de couleurs
spécifiques, de localisations qui évoquent par leur forme ou leur nature
une association d’idées spontanées avec des éléments caractéristiques
d’une entreprise (processus d’identification). La production de ces
symboles (ou significations) revêt, dans la formation d’une culture
d’entreprise, un rôle essentiel pour les salariés, en exerçant une influence
sur leur équilibre social et émotionnel (identification sociale, stabilité,
sécurité)4. Ceci explique que la manipulation de certains symboles soit en
général perçue comme des signes avant-coureurs de changements forts en
matière de styles et de systèmes de management. En effet, préserver ou
remettre en cause un symbole est rarement un acte neutre. Il traduit la
plupart du temps une orientation sur le rôle accordé à la culture d’une
entreprise, en venant, en fonction de l’option retenue, confirmer ou
modifier les valeurs et normes culturelles de l’entreprise en question.
Exemple
Le sort réservé aux marques et au nom de l’entité acquise suite à une opération de rachat est significatif de l’état d’esprit de l’acquéreur en ce qui concerne le rôle qu’il entend faire jouer à l’entreprise achetée au sein du nouvel ensemble. Une entreprise qui souhaitera valoriser la culture de son « partenaire » aura tendance à conserver le nom et les marques de l’entreprise acquise, comme ce fut le cas lors du rapprochement entre Peugeot et Citroën : création d’un groupe automobile comptant deux marques phares, avec préservation du nom et de la personnalité de l’entité acquise. Il s’agissait en effet pour le groupe d’élargir sa gamme d’offres, en proposant des produits spécifiques autour de deux marques aux valeurs distinctives : le sérieux et la tradition pour Peugeot, la technologie et l’innovation culturelle (produits d’avant-garde) pour Citroën. À l’inverse, lors de l’acquisition d’UAP, la volonté du Groupe AXA d’imposer sa griffe sur le plan national et européen, a conduit les dirigeants de l’époque à faire disparaître l’ensemble des éléments d’identification de la culture de l’entreprise acquise, et en premier lieu le sigle UAP.
La culture d’entreprise est également associée aux notions
d’apprentissage et de transmission par la répétition et l’interaction. C’est
en effet, à travers la culture que va s’organiser la continuité du groupe qui
4. R. Reitter et al., Cultures d’entreprises, étude sur les conditions de réussite du changement, Vuibert Gestion, 1991.
13
va converger vers les mêmes postulats et transmettre ces suppositions aux
nouveaux membres. La culture d’entreprise a ainsi comme particularité
de ranimer autour de certaines pratiques le passé en commun et de le
transmettre aux nouvelles générations de collaborateurs à travers des
rites, des cérémonies et la valorisation de certains mythes5.
La culture d’entreprise est aussi caractérisée par sa cohérence
interne, en se présentant comme un système de valeurs et de règles
relativement structuré. Mais la culture d’entreprise ne doit pas se voir
comme un système clos et immuable.
Elle est avant tout une construction sociale qui évolue avec le temps
qui résulte d’un processus de décisions et de réactions à des événements et
actions menées par la firme durant son histoire. La culture d’une entreprise va
donc évoluer en fonction des situations rencontrées durant son cycle de
croissance (réussite/échec, adaptation, réorientation/rupture) et les
conséquences qui en ont résulté en termes d’attitudes et de comportements.
Ainsi, les préférences en termes de politique de croissance6 peuvent aussi
porter l’empreinte de situations ou expériences passées qui ont profondément
marqué les esprits et ainsi orienté les décisions ou actions de l’entreprise.
Exemple
La culture actuelle du Groupe PSA passe essentiellement par l’innovation et l’internationalisation de ses activités avec une préférence marquée pour la croissance non capitalistique (développement interne ou alliances ponctuelles). Cette position décalée par rapport aux autres grands du secteur (Daimler-Chrysler, Renault-Nissan...) s’explique en grande partie par le passé de l’entreprise qui l’a conduit en 1978 à acquérir Chrysler Europe.
En 1973, le Groupe PSA est un holding familial qui occupe le deuxième rang des constructeurs français derrière Renault Régie et devant les sociétés Citroën et Simca-Chrysler France. Son rapprochement en 1974
5. Les rites sont des pratiques qui découlent des valeurs partagées. Les séminaires d’intégration, les réunions de travail, les réceptions sont des exemples de ces pratiques. Le séminaire d’intégration peut par exemple apparaître comme un rite d’initiation, de passage. Les mythes sont des légendes, des histoires associées au passé de l’entreprise qui servent à renforcer les valeurs communes. Ils peuvent être liés à des personnalités ou à des situations qui marquent ou qui ont marqué la vie de l’entreprise.6. R. Harrisson (1972) a suggéré l’existence d’un lien entre la politique de croissance et les préférences culturelles. Selon l’auteur, en fonction des valeurs de l’entreprise, les choix en termes de voies et modes de développement peuvent s’avérer différents.
14
avec Citroën est salué comme un exemple de réussite. Le nouveau Groupe devient en termes de production l’égal de la Régie. Cette situation très favorable oriente résolument l’entreprise dans la voie de la croissance externe. En 1978, le groupe PSA rachète Chrysler. Cette opération est réalisée sur fonds propres, témoignage de la santé financière de PSA. Le nouvel ensemble devient le premier constructeur d’automobiles européen. L’expansion internationale du groupe semble être en marche et ne pas devoir s’arrêter. Or, c’est à ce moment que survient que le deuxième choc pétrolier (1979) qui provoque une hausse du dollar, une inflation généralisée et l’envolée des taux d’intérêt. Cette crise sans précédent depuis la seconde guerre mondiale va avoir des effets dévastateurs sur le nouveau Groupe (réorganisation interne, plan de licenciements, cessions d’activités jusqu’au début des années quatre-vingt).
Cette décision malheureuse, car prise à contre cycle fait, depuis, partie de la mémoire de l’entreprise. Elle a notamment fait naître chez PSA le « syndrome de la croissance externe »7 et amené l’entreprise à afficher haut et fort sa préférence pour la croissance interne ou des alliances ponctuelles.
Enfin, la culture d’entreprise constitue un « dedans » par rapport
à un « dehors », en créant un univers qui permet de fédérer des acteurs
autour d’une même structure et de les distinguer des autres salariés.
Naturellement, le rapport dialectique avec l’extérieur n’est pas totalement
figé et les frontières de l’entreprise sont toujours perméables. Il n’en reste
pas moins que la culture d’entreprise crée un processus d’identification et
d’appartenance sociale qui vont conditionner les perceptions et attitudes
des acteurs vis-à-vis de l’extérieur.
1.3 Comment décrypter une culture d’entreprise
Il est présenté, ci-après, une méthode permettant de décrypter une
culture d’entreprise, à partir de critères observables dans les organisations
étudiées. L’approche développée prend appui sur des travaux antérieurs
(Meier, 2001), ayant conduit à l’élaboration de grilles d’analyse
culturelle. La grille d’analyse culturelle est issue de différentes recherches
basées sur des travaux relatifs à la culture d’entreprise, comprenant la
7. Propos tenu, le 29 janvier 1992 par le PDG d’alors, J. Calvet, lors d’une audition auprès de la Commission d’enquête chargée d’étudier la situation et les perspectives de l’industrie française au début des années 90.
15
définition des concepts clés et leur utilisation dans le cas de relations
sociales (Berry, 1983) ou d’entreprise (Harrisson, 1972 ; Schein, 1985),
des travaux sur la culture et les processus de changement organisationnel
(Larçon, Reitter, 1979 ; Reitter, Ramanantsoa, 1985 ; Reitter, 1991 ;
Brown, Starkey, 1994), et des recherches menées dans le domaine
spécifique des fusions-acquisitions, portant sur l’intégration culturelle et
managériale de l’entité acquise (Buono et al. 1985 ; Datta, 1991 ;
Cartwright, Cooper, 1996). La grille proposée ci-après comprend 11
items :
- l’histoire,
- le métier,
- les valeurs dominantes,
- le référentiel en termes de développement,
- le positionnement face à l’environnement,
- les éléments d’identification et d’appartenance,
- le type de structure,
- le processus de décision,
- le style de management et sources de pouvoir,
- la politique des ressources humaines,
- le comportement et les attitudes.
Critère clés Objectif visé Dimensions possiblesHistoire Reconstituer les principales
phases du développement de l’entreprise, à travers l’étude de ses principaux dirigeants, de l’évolution de ses structures juridiques, de ses liens de pouvoir en interne et des relations qu’entretient l’entreprise avec les autres firmes du secteur.
Evénements, dates, phases clés du développement, personnalités marquantes, mythes fondateurs et légendes, politique d’investissement, politiques de désengagement, périodes d’embauche et de licenciement.
Métier Connaître les compétences spécifiques de l’entreprise, en étudiant ses savoir-faire
Appartenance professionnelle, type d’industrie, technologie et savoir-faire, type de clientèle, moyens et
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initiaux et ses métiers d’avenir.
ressources, système de production.
Valeurs dominantes
Rechercher les fondements sur lesquels s’appuie l’entreprise pour légitimer ses actions.
Poids relatifs des grandes directions (technique, commerciale, recherche, ressources humaines...). Credo/philosophie : quantitatif vs. qualitatif, orientation production vs. client, orientation coût vs. qualité, polyvalence vs. spécialisation, efficience vs. efficacité.
Référentiel en termes de développement
Analyser les préférences en matière de stratégie de développement et leurs principales causes (taille de l’entreprise, pouvoir financier, choix des dirigeants...)
Voies de développement : spécialisation, diversification, intégration amont ou aval, innovation. Stratégies concurrentielles : stratégie de domination par les coûts, stratégie de différenciation, stratégie de focalisation.Modes de développement privilégiés (croissance interne, croissance externe, alliances, partenariats).
Positionnement face à l’environ-nement
Analyser la position et l’image de l’entreprise dans son environnement économique et social.
Implantation géographique de l’entreprise et de ses principaux clients, attitude face aux risques ou opportunités externes, relations avec les acteurs de l’environnement, réactivité face à l’imprévu, recours à la sous-traitance et aux partenariats, ouverture sur l’extérieur, sensibilité aux valeurs sociales et sociétales (emploi local, éthique, environnement, humanitaire...)
Eléments d’identification et d’appartenance
Repérer les éléments qui revêtent pour les membres de l’entreprise étudiée, une forme d’identification et d’appartenance à un groupe social.
Symboles, signes, noms, emblèmes, références historiques, légendes, insignes, organisation des bureaux, aménagement interne, localisation des sites...
Type de structure
Identifier la structure de l’entreprise sur le plan de son organisation et de son
Statut juridique de l’entreprise, composition du capital, poids des principaux actionnaires,
17
fonctionnement. organigramme, ligne hiérarchique, degré de formalisation, relations horizontales et relations entité -groupe, degré de spécialisation, niveau de standardisation des procédés de travail, mode de fonctionnement (pyramidal, en réseau, en râteau...), poids de la technostructure, des centres opérationnels et des activités de soutien, mécanismes de contrôle, d’intégration, de régulation et de coordination, degré de différenciation fonctionnelle, champ de la supervision...
Processus de décision
Etudier les mécanismes de prise de décision au sein de l’organisation
Nature des décisions (individuelle/collective) rapidité du processus, fluidité ou rigidité des circuits, niveau de préparation des décisions, choix des critères d’appréciation, niveau de délégation, systèmes de réunion d’information, de concertation et de coordination, règlement des conflits, rôle des experts.
Style de
management et
sources du
pouvoir
Identifier la façon dont la direction de l’entreprise encadre et gère ses employés et collaborateurs.
Style de direction : paternaliste, autocratique, démocratique, bureaucratique, entrepreneurial, mercenaire.Sources du pouvoir : pouvoir de coercition, pouvoir de gratification, pouvoir d’expertise, pouvoir statutaire, pouvoir charismatique…
Politique des
Ressources
Humaines
Examiner la façon dont les dirigeants informent, animent et contrôlent leurs équipes de travail.
Politique de rémunération et de gratification, gestion des carrières, politique de recrutement, politique de formation, profils et compétences recherchés, style d’animation, politique de communication interne ; critères, outils et procédures d’évaluation, importance des statuts, relations avec les instances représentatives
18
du personnel.Comportement et attitudes
Repérer les principaux comportements et attitudes des employés à l’égard de leur organisation.
Attachement du personnel, motivations des employés, engagement personnel et collectif, adhésion, climat social, taux d’absentéisme, taux de rotation, importance des conflits et des grèves, taux de syndicalisation, distance sociale, langage, vocabulaire utilise, tenue vestimentaire, rites, cérémonies, tabous...
Source : d’après O. Meier (2001).
2. Les rôles externes et internes de la culture d’entreprise
Selon E. Schein (1985), la culture d’entreprise se forme en partie
pour répondre à deux séries de problèmes essentiels à résoudre pour
assurer le développement de l’entreprise. Le premier type de problèmes
concerne celui de l’adaptation de l’entreprise à son environnement et pose
donc la question de la survie de l’organisation. Le second problème est
d’ordre interne et porte sur l’instauration et le maintien de relations de
travail efficaces entre les membres de l’entreprise. D’après l’auteur, la
culture d’entreprise, par ses caractéristiques, permet à l’entreprise de faire
face à l’incertitude et à la complexité de l’environnement et de répondre
efficacement à l’intégration des salariés.
2.1 Les rôles externes de la culture d’entreprise
La culture d’entreprise délimite les frontières d’une organisation. Elle
crée la spécificité d’une organisation et permet de lui donner une identité
propre qui la distingue des autres firmes de l’environnement. La culture
d’entreprise se présente par conséquent comme un facteur d’identification
et de différenciation par rapport à l’environnement (Allouche, Schmidt,
1995, p. 45). Elle permet d’établir un certain nombre de principes, de règles
et de références sur lesquels les individus vont s’identifier et se démarquer,
19
en tant que collectivité particulière (Rocher, 1968). Elle est ce qui permet à
l’ensemble des individus d’une organisation d’identifier ce qui les unit et les
distingue des autres acteurs de l’environnement. La culture est aussi un
moyen de faire converger des individus dans la même direction, en leur
permettant de lutter efficacement contre l’incertitude et la complexité de
l’environnement. Elle permet de créer un socle sur lequel les individus
peuvent s’appuyer et se retrouver pour répondre ensemble aux contraintes
de l’environnement. La culture contribue de ce fait à préciser ce qu’est
l’entreprise, son rôle et la place qu’elle doit occuper, pour permettre à un
groupe social donné de vivre et se développer au sein de son environnement.
2.2 Les rôles internes de la culture d’entreprise
La culture d’entreprise permet à des acteurs d’origine, de formation et
d’intérêts personnels différents, de cohabiter et de coopérer au sein d’une
même organisation, en renforçant les points de convergence et en réduisant
les éléments de divergence. La culture d’entreprise doit par conséquent se
voir comme un facteur interne d’intégration qui vise à fédérer et mobiliser
des individus a priori différents autour d’objectifs communs, générateurs de
performance économique ou sociale. Tout groupe social, quelles que soient
ses caractéristiques, a en effet besoin d’un minimum de cohésion et de
cohérence pour fonctionner de façon optimale. La culture d’entreprise
contribue à cette mission, en leur donnant des fondements (système de
pensée, croyances, hypothèses) communs qui vont leur permettre de
travailler ensemble au-delà des différences. La culture d’entreprise est donc
particulièrement utile lors de l’intégration de nouveaux salariés venant
d’horizons différents, qu’il s’agisse de jeunes diplômés ou de collaborateurs
plus qualifiés (expériences antérieures) ou étrangers. Elle permet à ces
nouveaux arrivants d’acquérir rapidement les réflexes et pratiques de
l’entreprise et ainsi de travailler efficacement avec les autres membres de
l’organisation. Elle permet aussi de mettre en place des mécanismes de
contrôle (éléments de régulation) et de coordination (règles, procédures), en
vue de créer les conditions d’une coopération efficace à travers l’élaboration
20
de méthodes communes unanimement acceptées (convergence d’intérêts et
d’objectifs). La culture est ainsi un moyen de fédérer, de manière cohérente
et structurée, les actions de l’entreprise, en impliquant cognitivement et
émotionnellement les acteurs par l’instauration de normes de conduite et des
systèmes d’organisation appropriés.
Une culture d’entreprise forte et bien gérée peut donc améliorer la
qualité du travail des salariés et leur adhésion à l’organisation. Elle
s’avère essentielle dans la gestion d’une entreprise et constitue une
dimension importante qui peut faciliter les choix et la mise en œuvre des
décisions stratégiques. La culture d’entreprise soulève cependant des
difficultés pratiques liées aux phénomènes d’ancrage culturel. Elle peut
en effet constituer un obstacle au changement (préservation de la stabilité
interne) et à la diversité (recherche d’homogénéité), en « rejetant » de son
organisation les personnes qui présentent des opinions ou des positions
différentes de celle de la culture dominante. On entend par culture
dominante, la culture qui prévaut dans l’ensemble de la structure et qui
rallie la majorité des employés.
3 Les différentes couches culturelles d’une organisation
La culture est structurée en différentes couches culturelles8 qui
traduisent le processus de construction et de formation d’une culture, en
distinguant ce qui est aisément identifiable et explicite (les règles et les
procédures), ce qui peut être révélé après discussion avec certains acteurs de
l’organisation (les valeurs et croyances) et ce qui reste particulièrement
délicat à explorer (les postulats implicites) et qui constitue le véritable cœur
d’une culture d’entreprise, à savoir ses fondamentaux.
8. Edward T. Hall (1984), anthropologue américain, distingue trois principaux niveaux de programmes culturels : les règles techniques, formelles et informelles. Ceci rejoint les travaux de F. Trompenaars sur la distinction entre couches superficielle, médiane et supérieure. Il est proposé d’appliquer cette grille d’analyse à la culture d’entreprise, en nous interrogeant sur la manière dont s’articulent ces différentes strates culturelles au sein des organisations.
21
Figure 1.1 - Les différentes couches culturelles d’une organisation
Les règles et les procédures concernent l’aspect visible de la
culture d’entreprise que l’on peut observer dans le management quotidien
des entreprises. Le niveau culturel intermédiaire correspond aux
croyances, valeurs et normes de l’entreprise qui vont guider ses choix et
comportements (propositions, préférences, priorités) et qui sont souvent
mentionnées dans les missions et objectifs de l’organisation. Le dernier
niveau d’une culture d’entreprise recouvre les postulats touchant à son
existence et à sa justification en termes de rôle et de légitimité à
l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation.
3.1 Les règles et procédures
Ce premier niveau culturel désigne l’ensemble des pratiques
(modes d’action) et règles qui organisent les relations professionnelles et
sociales au sein de l’entreprise. Il comprend donc le langage utilisé
(langue parlée, vouvoiement, tutoiement, recours au nom ou au prénom,
codes spécifiques...), les pratiques de gestion et d’organisation (structure,
Règles
procédures
pratiques etcomportement
usuel
Croyances, valeurs et normes
Postulat implicite de l’organisation
22
mode de coordination, système de contrôle…), les comportements usuels
(habitudes de salutations, formalités de présentation, codes
vestimentaires), ainsi que l’ensemble des règles techniques de
l’entreprise. Les règles techniques sont des règles explicites de
fonctionnement. Elles correspondent à des procédures organisationnelles
et administratives, établies à tous les échelons de l’entreprise, allant du
système de gestion au règlement intérieur. Ces modes d’actions ont
essentiellement pour objectif de résoudre les problèmes du management
au quotidien. Il s’agit de règles visibles et faciles à identifier pour une
personne extérieure à l’entreprise. L’étude de ces pratiques permet ainsi
d’avoir des indications sur la nature des liens qu’entretient chaque acteur
de l’entreprise avec son environnement et avec les autres membres de son
organisation.
Exemple
Au-delà des logiques pratiques (optimisation de l’espace/facilité technique/sécurité physique) ou économiques (réduction des coûts), l’architecture et le design sont révélateurs de certaines hypothèses culturelles de l’entreprise, notamment en ce qui concerne l’intégration du personnel dans son environnement professionnel. Ainsi, par exemple, le fait d’isoler ou au contraire de regrouper les employés au sein du même espace témoigne du rôle accordé à la coordination hiérarchique, aux relations aux autres et au formalisme des pratiques de travail. De même, le recours ou non au prénom et au tutoiement dans les discussions modifie profondément la nature des échanges entre les collaborateurs (convivialité, liberté de ton) et l’exercice du pouvoir au sein de l’organisation (atténuation du niveau de distance sociale entre les membres de l’entreprise).
3.2 Les croyances, valeurs et normes
Le niveau culturel intermédiaire correspond aux croyances, normes
et valeurs de l’entreprise. On entend par croyances, des orientations
générales qui traduisent la manière dont les dirigeants perçoivent et se
représentent le monde qui les entoure. Il s’agit par conséquent d’une ligne
directrice qui va conditionner les choix de l’entreprise en termes de vision
et de priorités stratégiques.
23
ExempleLa philosophie du Groupement Leclerc repose sur l’idée que
« l’homme prime sur toute chose » (E. Leclerc). Une telle croyance dans l’individu implique nécessairement un type d’orientation et de comportement : une relation directe avec le consommateur (disparition des intermédiaires), la recherche d’une insertion locale (politique régionale et adaptation locale) et une méfiance à l’égard des systèmes macroéconomiques (structure non capitaliste, système d’adhérents avec une culture de type coopérative).
Les valeurs définissent les préférences collectives de l’entreprise
sur ce que devrait être idéalement l’organisation dans le domaine
économique, social ou sociétal. Elles sous-tendent par conséquent des
choix qui peuvent conduire les membres d’une entreprise à privilégier la
sécurité de l’emploi (stabilité, conditions de travail, climat social, cadre
de vie) par rapport au niveau de rémunération (salaires, primes,
avantages). Les valeurs de l’entreprise jouent donc un rôle central dans la
formation d’une culture. Elles déterminent la ligne de conduite exprimée
par l’entreprise dans les domaines du management, de l’attribution des
rôles et responsabilités, de la communication interne et externe, ainsi que
dans certains choix de développement.
ExempleLes valeurs du groupe PSA sont fortement associées à la stratégie
de développement de l’entreprise et orientées en priorité vers la pérennité et le souci d’indépendance. De telles valeurs ont de ce fait des conséquences importantes sur la géographie du capital de l’entreprise (fermeture du capital/contrôle familial) et sur ses préférences en matière de développement (croissance interne ou alliances sans apport de capital).
Les valeurs véhiculées au sein d’un groupe sont à la fois stables
(éléments de continuité) et évolutives (éléments dynamiques) car elles
sont soumises aux changements structurels de l’environnement et des
sociétés. On peut véritablement parler de valeurs, lorsque celles-ci sont
partagées au sein d’un même ensemble social. Dans le domaine des
entreprises, le PDG est généralement un acteur essentiel, pour développer
et promouvoir les valeurs d’une organisation.
ExempleOn peut ici prendre l’exemple du Groupe Suez qui a fait de la
24
culture partagée un enjeu majeur avec notamment le lancement de quatre chartes remises aux nouveaux arrivants, correspondant aux valeurs du groupe, à son éthique, à sa position sur l’environnement ou à sa responsabilité sociale internationale. Les valeurs du Groupe (professionnalisme, partenariat, esprit d’équipe, création de valeur, respect de l’environnement, éthique) sont en effet au cœur du positionnement de l’entreprise, comme le souligne son PDG, Gerard Mestrallet : « J’ai une conviction forte : il n’y a pas de position durable de leader sans valeurs, sans vision partagée ; pas d’image sans une éthique rigoureuse. C’est grâce à nos valeurs et notre éthique, que nous avons pu nous affirmer comme un acteur véritablement mondial. Une entreprise ne se définit pas uniquement par ses métiers, par ses comptes ou ses implantations géographiques. Suez, ce sont des métiers mondiaux mais aussi et d’abord des équipes, des valeurs, une éthique et une vision » (extrait de la Charte des valeurs du Groupe - Décembre 2001).
A côté des croyances et des valeurs, on peut identifier des normes
qui correspondent à des règles de comportements propres à l’entreprise.
Les normes sont ce qu’un groupe admet généralement comme étant les
règles à suivre dans le cadre du développement et de la gestion des
activités. Elles impliquent par conséquent des logiques d’arbitrage entre
ce qu’il faut faire et ne pas faire. Elles donnent ainsi aux individus une
idée de ce que l’on attend d’eux et des limites à ne pas franchir sous peine
de sanction.
ExempleLe respect des horaires, la demande d’une tenue vestimentaire
stricte (costumes ou tailleurs), le refus de mélanger vie professionnelle et vie privée sont autant de règles de conduite propres à une organisation qui permettent de créer une normalisation des comportements et attitudes au sein de l’entreprise.
3.3 Les postulats implicites
Le dernier niveau d’une culture d’entreprise recouvre les postulats
touchant à l’existence et à la justification de l’entreprise en termes de rôle
et de légitimité à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Ces
fondamentaux sont souvent enfouis dans la mémoire de l’entreprise et se
situent à un niveau inconscient9 jusqu’au moment où un étranger à
9. « La culture cache plus de chose qu’elle n’en révèle », d’après E. T. Hall, Le langage
25
l’organisation les enfreint. Ils peuvent par exemple concerner la recherche
d’indépendance (structure du capital), la défense des intérêts des salaries
(ou des actionnaires), le refus de certaines évolutions économiques,
sociales ou sociétales ou la volonté d’imposer au niveau de son activité de
nouvelles normes de références (par l’innovation ou la remise en cause de
certaines pratiques antérieures).
ExempleEn 1949, Edouard Leclerc ouvre son premier magasin à
Landerneau en Bretagne, fondé sur la vente à prix de gros, jetant ainsi les bases du « discount » qui n’était pas encore pratiqué à cette époque. Avec un pari, celui de faire chuter les prix, en plaçant le consommateur au centre de son combat. Cette vision va le conduire à progressivement créer un groupement de distributeurs indépendants, organisé autour d’une vision commune: défendre le pouvoir d’achat du consommateur, en lui permettant d’accéder à des produits, au meilleur prix, dans tous les secteurs, en maintenant un niveau de qualité. Plus de cinquante ans après le début du groupement, ces postulats demeurent la marque identitaire du groupe qui est resté fidèle à la vision de son fondateur (stratégie de prix bas avec exigence de qualité dans la plupart des secteurs de la grande distribution : alimentaire, non alimentaire, services financiers).
Section 2. : LES ORIGINES ET LES INFLUENCES DE LA CULTURE
D’ENTREPRISE
Toute entreprise, quelle que soit sa taille, forme un sous-groupe social
composé d’individus appartenant à une ou plusieurs cultures : culture
nationale, culture régionale, culture d’appartenance professionnelle (liée au
statut et au vécu de ses membres), culture personnelle. Ces différentes
cultures sont à l’origine de la formation et de l’évolution de la culture d’une
entreprise et vont influencer le comportement des membres de
l’organisation. Chaque culture apporte par conséquent des influences
spécifiques qui peuvent évoluer en fonction du contexte. Il est proposé le
recensement des principales cultures qui interfèrent dans la formation et le
développement d’une culture d’entreprise.
silencieux, Seuil, 1984.
Figure 1.2 – Les influences de la culture d’entreprise
1 La culture nationale
On peut définir un pays comme un territoire composé d’individus qui
représente une communauté politique, établie sur un espace géographique
défini et incarnée par une autorité souveraine10. L’idée de nation suppose
une construction historique et donc un passé. Elle s’exprime également dans
le présent, par la volonté clairement exprimée par les citoyens de poursuivre
leur vie en commun, suivant les règles dictées par la société (langue
commune, droit positif, pratiques religieuses, coutumes du pays…).
« Les cultures nationales... pèsent de tout leur poids, même là où
les grands efforts sont faits pour créer, au-delà des frontières une culture
d’entreprise originale » (D’Iribarne, 1989 : 265).
Il existe d’un pays à l’autre des différences significatives dans la
gestion et l’organisation des entreprises, le comportement au travail, le
10. Définition issue du Dictionnaire Petit Robert, complétée par les écrits de E. Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, INALF, 1961.
Culture nationale Culture régionale
Particularismes individuels des
dirigeants
Culture d’entreprise
Culture professionnelle
respect de l’autorité ou l’acceptation des inégalités. Une culture nationale a
nécessairement une culture propre, qui transcende la somme des cultures
particulières des groupes qui la composent. En effet, une société se construit
et se reconstruit, en inventant et réinventant sans cesse une façon originale
de vivre humainement en interaction avec les cultures régionales, les
cultures ethniques, les cultures catégorielles, mais sans s’identifier à aucune
d’elles. La culture nationale s’inscrit dans une continuité historique qui lui
permet d’accumuler des expériences humaines nouvelles et de les intégrer
collectivement à l’identité nationale, tout en continuant à évoluer. La nation
tend normalement à développer des institutions (économiques, politiques,
éducatives, socioculturelles) qui lui sont propres et qui reflètent sa culture.
Elle tend ainsi à créer un Etat national indépendant, dans lequel vont évoluer
les différents acteurs économiques et sociaux présents sur le territoire. A ce
titre, la culture nationale est un constituant essentiel de la culture
d’entreprise. En effet, l’idée nationale est généralement (et
traditionnellement) commandée par une recherche et une affirmation
d’homogénéité, où il s’agit, au-delà des différences régionales,
professionnelles ou individuelles, de créer une collectivité homogène,
cohérente, intégrée. On comprend dès lors que l’histoire d’une nation et les
différentes forces politiques et économiques d’un pays puissent avoir une
influence sur la conduite des entreprises, en les inscrivant dans un ensemble
des valeurs, de mythes, de rites (cérémonies, fêtes, commémorations) et de
codes sociaux partagés par la grande majorité du corps social (Iribarne,
1989). L’influence de la culture nationale est d’autant plus grande qu’elle
reste profondément ancrée dans le fonctionnement cognitif des individus et
que ses particularismes évoluent à un rythme extrêmement lent, avec des
changements qui peuvent prendre plusieurs générations (Laurent, 1989).
ExempleLa culture d’une entreprise ne peut être appréhendée sans référence à
la culture du ou des pays où elle opère ni à la culture de son pays d’origine. En effet, même si chaque entreprise présente des valeurs culturelles spécifiques, elle reste fortement influencée par l’environnement de son pays d’origine ou d’accueil dont les constantes nationales demeurent valables sur le plan statistique. On peut par exemple prendre le cas du système législatif (droit) qui diffère selon que l’on soit anglais ou français. Alors que le droit
coutumier, tel qu’on le pratique dans le commun law, est fondé sur la tradition orale et la jurisprudence, le droit français est un droit écrit s’appuyant sur un cadre théorique précis. Ces deux conceptions du droit amènent par conséquent à des pratiques et des comportements différents en particulier dans la relation de l’entreprise avec ses parties prenantes. De même, la religion d’un pays revêt une importance dans la manière dont les individus vont analyser et gérer les situations (relation face aux autres, rapport au temps, rapport à l’argent, comportement moral dans les affaires). Ainsi, dans les pays musulmans, les valeurs de fatalisme propres à l’Islam affecteront l’intérêt porté à la planification, comme l’indique un proverbe saoudien selon lequel « celui qui essaie de prévoir l’avenir est fou ou irréligieux ». Ce refus de la planification contraste fortement avec la conception occidentale où pour l’homme avisé, « gérer, c’est prévoir ». Cet exemple reflète par conséquent des représentations différentes du monde (perceptions, présupposes, attitudes) qui peuvent fortement interférer dans un processus de rapprochement d’entreprises et créer des sources potentielles d’incompatibilités entre les entités fusionnées. On peut enfin citer l’importance de l’Etat dans l’économie et l’organisation sociale, selon le pays considéré. Ceci est principalement lié à des facteurs historiques, culturels et géopolitiques propres au pays. Ainsi, si le modèle anglo-saxon se base sur le pouvoir de marché, le modèle japonais est caractérise par le rôle central de l’Etat dans le système économique. Ceci a notamment eu pour conséquence de créer de profondes différences dans le développement des entreprises, avec de réelles distinctions dans les domaines de l’organisation administrative, de l’actionnariat, des relations sociales ou de la gestion clientèle.
2 La culture régionale
Les cultures régionales désignent la diversité des cultures à
l’intérieur d’un même pays et les points de similitudes qui peuvent exister
entre des zones géographiques appartenant juridiquement à plusieurs
pays.
2.1 A l’intérieur du même pays
La culture régionale constitue une sphère d’influence particulière
dont la force des liens qui unit ses membres, peut parfois créer des situations
problématiques à l’intérieur d’un même pays. On peut en effet assister à des
oppositions culturelles entre une culture régionale qui souhaite affirmer sa
spécificité et une culture nationale dont la légitimité réside (en partie) dans
la minimisation des différences. C’est le cas par exemple de la France qui
doit, depuis plusieurs années, faire face à des revendications d’autonomie ou
d’indépendance dans plusieurs régions, comme par exemple en Corse, en
Bretagne et au Pays Basque, où les influences culturelles et historiques sont
particulièrement fortes. De même, la Belgique doit gérer, au sein du même
territoire, deux cultures régionales (entre les Flamands et les Wallons)
situées au Nord et au Sud du pays, dont les références historiques,
linguistiques et géographiques se révèlent relativement différentes et viennent
périodiquement fragiliser l’unité nationale. Les situations de l’Espagne (avec
le Pays Basque) et du Canada (avec le Québec) montrent l’étendue du
problème et l’importance des cultures régionales sur la vie des citoyens. On
peut également citer le cas du Brésil, où un salarié originaire de Sao Paulo
n’aura pas nécessairement la même notion du temps et de l’espace qu’un natif
de Salvador ex-capitale du Brésil (jusqu’en 1763) qui reste fortement
imprégné de ses racines africaines. Les obstacles culturels dans les relations
professionnelles peuvent ainsi surgir au sein même d’équipes multirégionales,
comme le montrent les difficultés rencontrées par les entreprises de São Paulo
avec leurs partenaires du Nordeste (Guitel, 2003).
Cette réalité régionale peut également faire partie intégrante de la
formation d’un pays, à l’instar de l’Allemagne structurée autour des
Länder qui disposent dans certains domaines d’une relative autonomie de
décisions. De son côté, le Royaume Uni a procédé, en 1999, à une
reforme constitutionnelle d’envergure par un transfert de pouvoirs
importants au profit de l’Ecosse, du Pays de Galles et de la Cornouaille.
Les prérogatives, dévolues à chacune des « régions » du royaume ne sont
pas homogènes, mais tiennent compte des aspirations de chacune d’elles.
A titre d’exemple, seul le parlement d’Ecosse est doté de pouvoir en
matière législative. Cette reforme ne semble constituer qu’une première
étape, le gouvernement devant réfléchir à un nouveau mode
d’organisation des territoires. D’autres pays européens, face à ce même
constat, ont engagé des reformes, comme l’Espagne qui de 1977 à 1985 a
créé 19 provinces autonomes dotées de pouvoirs très étendus dans les
domaines du fisc, de l’éducation et même de la police.
L’existence des cultures régionales fortes, fondées sur des facteurs
historiques, géographiques, politiques, économiques ou culturels (langue,
religion, coutumes) n’est pas sans conséquence sur la conduite des
entreprises. L’influence exercée est naturellement variable, selon les régions
et les entreprises. Elle peut néanmoins constituer un facteur explicatif non
négligeable dans la formation et le développement d’une culture
d’entreprise, en créant des différences dans les comportements (nature des
relations interpersonnelles, attitudes, codes vestimentaires) et les modes de
relations avec l’environnement (partenariats). Le Groupe Michelin offre sur
ce point un exemple intéressant de l’influence d’une culture régionale sur la
politique d’une entreprise leader mondial de la fabrication de pneus.
ExempleL’entreprise Michelin n’hésite pas à rappeler ses racines
auvergnates et leurs significations (travail et humilité) dans sa politique de communication et de recrutement. Ainsi, la capitale régionale Clermont-Ferrand regroupe l’ensemble des pôles de responsabilités du Groupe, de la zone Europe et naturellement de la France. A ce titre, l’ensemble des métiers est présent, des fonctions achats-audit aux domaines de la communication, de l’environnement et de la logistique. La zone France regroupe aussi plus de 2500 chercheurs qui sont basés à Ladoux (Clermont-Ferrand) et plus de 1000 personnes dans les activités Marketing and Sales. De plus, le groupe entend fortement miser sur ses origines auvergnates comme le montre la charte Performance et Responsabilités, garante des valeurs du groupe: « C’est parce qu’une petite entreprise d’Auvergne a voulu, il y a bien longtemps, répondre au besoin d’un client... que notre aventure a commencé ». Enfin, le groupe joue la carte régionale, en établissant des partenariats locaux avec des organismes de formation, pour développer le bassin d’emplois et en créant des liens étroits avec les autorités locales.
2.2 Au-delà des frontières nationales
La réalité régionale, en faisant valoir l’importance de la culture
géographique (héritage historique) par rapport au cadre institutionnel et
juridique (héritage administratif), peut favoriser l’émergence de cultures
transfrontalières structurées autour de populations présentant des
caractéristiques communes sur le plan de l’origine géographique,
ethnique, religieuse et linguistique.
ExempleLa présence de populations ayant une histoire et des origines
communes peut conduire au développement de cultures régionales transfrontalières. C’est le cas, par exemple, en Suisse, où les cantons alémaniques ont des coutumes distinctes de leurs voisins romands et communes à la région couvrant Stuttgart et l’Alsace. On peut également citer les liens très particuliers qui existent entre la France et la Belgique, à travers sa région francophone, la Wallonie. De même, les Gallois qui forment une nation à part entière au sein du Royaume-Uni descendent des Bretons et regroupent ceux qui préférèrent rester sur l’île de Bretagne quand les autres migrèrent sur le continent.
Parfois même, sous l’influence de l’histoire, se développent des
zones éloignées géographiquement, mais ayant des liens de proximité
culturelle forts (références communes, langue, liens familiaux), à l’image
des relations entre le Québec et la France.
La construction européenne apparaît également comme un élément
stimulant du réveil des identités régionales. Les institutions de nombreux
pays constituant l’Union européenne fonctionnent sur un mode
relativement décentralisé qui accorde une part d’autonomie non
négligeable à leurs différentes régions. Les tenants de la défense des
particularismes locaux voient dans ces modèles, la légitimation de bon
nombre de leurs revendications. L’accroissement des échanges entre
régions à forte identité génère une dynamique qui tend à développer et à
renforcer les mouvements identitaires. De plus, les instances
communautaires se font parfois le relais de ces aspirations au travers de la
défense des minorités et du patrimoine culturel commun. La création en
1992, de la « charte européenne des langues régionales ou minoritaires »
par le Conseil de l’Europe, en est un des exemples les plus flagrants.
La reconnaissance des cultures régionales dans l’analyse des
cultures d’entreprises n’est pas négligeable (Maillat, 1994). Elle permet
notamment de comprendre le rôle joué par certains marchés dans la
stratégie de croissance des entreprises. Elle permet aussi de comprendre
les raisons de la réussite d’entreprises sur certaines zones géographiques
(Calori, Lawrence, 1991) et les rapprochements qui peuvent exister entre
firmes de nationalités différentes mais appartenant à la même culture
régionale (Schneider, Barsoux, 2003). Des recherches ont d’ailleurs
cherché à établir un lien entre la situation régionale de l’entreprise et sa
culture entrepreneuriale. Elles tendent à montrer que la culture régionale
peut, par ses habitudes locales et ses traditions, influencer fortement la
capacité d’innovation des entreprises, en mettant en évidence des
différences culturelles entre entrepreneurs de régions différentes au sein
du même pays (Berget et al., 1993). De même, en fonction de la culture
régionale et de ses caractéristiques (prise de conscience d’une
communauté locale, établissement d’un leadership régional, existence de
structure d’appui...). P. Prévost cherche par exemple à montrer comment
une communauté locale peut, par ses propres moyens, se transformer en
un milieu incubateur de l’entrepreneurship. En d’autres termes, il s’agit
de voir comment il est possible, dans une microrégion donnée,
d’insuffler, dans une certaine mesure, un esprit d’entreprise qui mettra la
population locale en situation d’innover et de développer ses propres
activités. Ainsi, la réalité régionale ou locale évoque un milieu
d’appartenance qui permet à une population de se reconnaître des traits
caractéristiques, voire des liens de solidarité et qui exercent une certaine
influence sur les changements socio-économiques à la faveur des moyens
d’intervention offerts par les institutions gouvernementales et
associatives. Ce « milieu » correspondant à un environnement doté d’une
connexité spatiale offre, à une grande variété d’acteurs, les conditions
d’information et les facilités de transactions suffisantes pour assurer la
stabilité et les liens entre les différents réseaux (Perrin, 1990) et parvenir
ainsi à créer un développement de leurs activités.
3 La culture professionnelle
Une culture n’est pas uniquement le résultat de caractéristiques
nationales et géographiques ou des histoires des organisations. Elle est
également le reflet d’un passé professionnel en commun qui unit les
individus dans une communauté de métiers basée sur des formations et
expériences équivalentes. La culture professionnelle se présente par
conséquent comme une culture spécifique acquise au travail.
En effet, le rapport au travail comme principe de socialisation et
d’identité est constitutif d’un mode culturel particulier. Les travaux de R.
Sainsaulieu ont montré que l’individu forge une partie de son identité par le
biais de son travail. L’identité professionnelle se définit comme la « façon
dont les différents groupes au travail s’identifient aux pairs, aux chefs, aux
autres groupes » (Sainsaulieu, 1977). La construction d’une identité
professionnelle est basée sur ce que Peter Berger et Thomas Luckmann
(1966) nomment la socialisation secondaire, à savoir l’incorporation de
savoirs spécialisés construits en référence à un champ d’activités donné
(savoirs professionnels), vecteurs d’un langage spécifique (expressions,
formules, propositions, procédures) et d’un univers symbolique (valeurs,
références, modèles) à part. Trois dimensions construisent l’identité au
travail : la situation au travail, les relations de groupe liées aux rapports
hiérarchiques et la perception que les acteurs ont de l’avenir.
L’activité professionnelle peut s’avérer une source d’identité
profonde, en fournissant un statut et une reconnaissance sociale. Elle peut
également être à l’origine de certaines façons de penser et d’agir. La
pratique d’un métier induit une certaine appréhension des choses et de
l’univers technique. La proximité avec un milieu physique et humain
particulier confère donc une sensibilité aux dimensions de ce milieu et la
capacité de discerner des nuances inaccessibles au novice. L’exercice d’une
profession exige aussi des modes d’expression précis, souvent un langage
particulier, rendus nécessaires par les particularités du travail technique,
l’originalité des situations de communications et la spécificité du vécu.
ExempleUne entreprise locale composée principalement de « techniciens
maison », sans formation académique, aura généralement une culture à dominante pratique, à base d’expérimentation et d’intuition, et orientée vers un savoir dilué et diffus (lié à un apprentissage collectif efficace). Dès lors, le rachat d’une telle société par un groupe de financiers préoccupés par des critères de rentabilité et de profitabilité (retour sur
investissement) peut poser de réels problèmes en termes d’évaluation et de valorisation du capital technique et humain. En effet, l’analyse d’un métier traditionnel par une culture essentiellement financière peut engendrer de réelles incompréhensions et aboutir à des erreurs d’analyse et de jugement, notamment en ce qui concerne la valeur réelle des produits proposés et la nature exacte du processus de production (répartition de la valeur ajoutée, qualités et compétences mobilisées, rôle des différents acteurs de l’entreprise dans la chaîne de fabrication).
La culture du métier peut parfois être renforcée par la culture du
secteur, notamment lorsque l’entreprise est spécialisée dans des activités de
pointe à forte exigence technologique (biotechnologies) ou située sur des
marchés publics, parapublics ou d’intérêt national (aéronautique, armement,
secteur énergétique par exemple). Dans le premier cas, l’influence du
secteur est liée aux innovations technologiques qui orientent fortement la
politique de développement de l’entreprise en matière de normes, de brevets
et d’échanges d’informations. Dans le second cas, la réglementation et les
lois sont déterminantes car elles définissent les conditions du marché, telles
que le niveau de la concurrence (monopole, environnement protégé,
libéralisation de l’activité), la politique commerciale de l’entreprise et la
nature du comportement à l’égard du client.
ExempleDans des environnements très protégés, le fait de ne pas avoir à
rivaliser avec une concurrence active et directe conduit l’entreprise à privilégier le règlement des problèmes techniques au détriment d’une politique commerciale agressive. De tels environnements n’incitent donc à adopter une culture axée sur le client (stratégie de différenciation, innovation, avantages comparatifs) et adapter son offre aux évolutions de l’environnement (réactivité faible, risque d’inertie).
4 Les particularismes individuels des dirigeants
La culture d’entreprise peut également être influencée par la
personnalité de ses dirigeants successifs qui peuvent servir de repère, de
référence ou de symbole pour les collaborateurs de l’entreprise. En
particulier, le rôle du fondateur est souvent d’une importance cruciale, en
raison des croyances et des valeurs qu’il véhicule (Schein, 1983). Chaque
entrepreneur a en effet en lui des valeurs spécifiques qu’il entend
défendre dans le cadre de son action professionnelle. L’entreprise peut
dès lors apparaître comme un moyen de réaliser ses aspirations. Les
successeurs peuvent également influencer une culture d’entreprise. Cette
influence peut être liée à une personnalité particulière venant modifier les
habitudes de l’organisation. Elle peut également être associée à des
qualités professionnelles qui correspondent aux besoins de l’entreprise à
un moment donné de son histoire. Très souvent, une entreprise naît d’une
vision ou d’une idée originale inspirée de l’histoire et des qualités
personnelles d’un homme (ou d’une équipe). Le premier défi à relever
consiste donc à transformer l’idée en un projet d’entreprise réaliste d’un
point de vue économique. Mais très vite, la réussite du projet conduit à
des changements importants en termes d’organisation et de gestion des
activités. Les évolutions de l’environnement, l’émergence des nouveaux
concurrents, l’arrivée de nouvelles innovations imposent de revoir le
modèle économique existant, en l’adaptant ou le remodelant aux
nouvelles contraintes du marché. Dans ce type de situation, il arrive
fréquemment que l’entreprise ait besoin pour sa survie de revoir certains
postulats de base de son organisation et de son développement. L’arrivée
d’un nouveau dirigeant ayant d’autres qualités, peut fortement contribuer
à redynamiser l’entreprise en lui insufflant de nouveaux principes.
ExempleC’est l’histoire de Louis V. Gerstner dans son livre
autobiographique Who says Elepants can’t dance ? L’ex-PDG d’IBM, qui à pris sa retraite à soixante ans, en mars 2002, y raconte comment il a ressuscité Big Blue, dont on donnait le démantèlement pour certain en avril 1993, lors de son arrivée à la tête de l’entreprise. À cette époque, le groupe est proche de la faillite et apparaît incapable de rivaliser avec une nouvelle forme de concurrence et de produire des offres en accord avec les besoins du marché. Big Blue a raté le tournant de la micro-informatique et laissé Microsoft et Intel en recueillir tous les bénéfices. La société, minée par les divisions internes, va si mal que l’on parle de la démembrer en petites unités comme cela s’est déjà fait pour d’autres groupes industriels. Le nouveau dirigeant constate qu’une bonne gestion ne suffira pas à redresser le groupe. Il comprend rapidement qu’IBM a besoin d’un électrochoc et n’est plus en mesure de continuer dans cette direction. L. Gerstner décide donc de modifier profondément la culture de l’entreprise en faisant évoluer les priorités. Il s’attaque d’abord à la
« culture maison » en faisant du client la priorité numéro un, alors que les cadres de l’entreprise ont pris l’habitude de leur dicter leur loi. La rupture est si forte entre les anciens et les modernes que la moitié des cadres quitte la société. Désormais, les équipes doivent avant tout se concentrer sur l’exécution des tâches en réapprenant leur métier et s’y tenir. Le redresseur d’IBM commence par changer les habitudes et pratiques de l’organisation. IBM doit désormais apprendre le pragmatisme et éviter de recréer ce qui existe ailleurs. Il convient également d’alléger la structure, en mettant la compétence au centre des priorités. Ce changement culturel en profondeur passe également par le développement des services, avec la création d’IBM Global Services et le rachat de PWC Consulting. IBM vise aussi les logiciels, avec les rachats de Lotus, Tivoli et Rational. Désormais, le groupe ne se contente plus de vendre du matériel : il conseille, implémente, vend ses ordinateurs et ses logiciels dans une même démarche. Ce plan d’action ambitieux est couronné de succès : fin 2002, IBM est sorti de la plus grave crise que l’entreprise ait connue.
L’ESSENTIEL
La culture d’entreprise fait aujourd’hui partie intégrante de la vie
des organisations. Elle correspond à l’ensemble des manières de penser,
de sentir et d’agir qui sont communes aux membres d’un même groupe.
Elle résulte d’un processus d’apprentissage en réaction à des décisions,
événements et actions menées par la firme au cours du temps. Elle
comprend par conséquent des situations vécues (réussite, difficultés,
problèmes) par les membres de l’organisation et les conséquences qui en
résultent en termes d’attitudes et de comportements.
La culture est structurée en différents niveaux. Le premier niveau
concerne l’aspect visible de la culture d’entreprise (règles, pratiques,
comportements, procédures) que l’on peut observer dans le management
quotidien des organisations. Le niveau culturel intermédiaire correspond
aux normes et valeurs de l’entreprise qui vont guider ses choix et
comportements (propositions, préférences, priorités). Le dernier niveau
d’une culture d’entreprise recouvre les postulats touchant à son existence
et à sa justification en termes de rôle et de légitimité au sein de
l’environnement (vision, finalité, utilité).
La culture d’entreprise est également dépendante de nombreux
facteurs internes et externes à l’organisation qui combinés conduisent à
créer une cohérence en termes de politique et d’image. Plusieurs facteurs
viennent donc interférer dans la définition et la dimension d’une culture
d’entreprise, dont l’influence spécifique peut évoluer en fonction du
contexte. Parmi les facteurs d’influence les plus significatifs, on trouve la
position géographique de l’entreprise (cultures nationale et régionale), la
réalité professionnelle des membres de l’organisation (culture
professionnelle), ainsi que les caractéristiques individuelles de ses
dirigeants.
CHAPITRE III
LA DIVERSITE CULTURELLE
DANS LES ENTREPRISES
par Olivier Meier
La mondialisation de l’économie et le développement des
entreprises internationales posent la question de la gestion des différences
culturelles au sein des organisations, qu’il s’agisse de projets internes
(équipes multiculturelles) ou de relations issues de fusions, acquisitions
ou alliances stratégiques (relation intergroupes). Il y a donc la nécessite
d’insérer cette diversité culturelle dans un cadre cohérent et structuré qui
permette une convergence des actions. Le management interculturel se
présente dès lors comme un acte essentiel pour reconnaître et valoriser les
avantages de la diversité. Tel est le défi à relever par les dirigeants et les
entreprises.
Section 1. : LES ORIGINES DE LA DIVERSITE DANS LES
ENTREPRISES
Les entreprises sont conduites à aborder leurs activités sous un
angle essentiellement économique. L’univers des différences culturelles
leur est dans bien des cas déroutant et insaisissable. Mais face à la logique
économique de la globalisation, des différences culturelles se manifestent
de manière plus ou moins larvée, par les problèmes d’adaptation que
rencontrent les cadres expatriés, par la difficulté de contrôler et de gérer
certaines filiales lointaines, par le choc des cultures issu de
rapprochements avec des entreprises d’autres pays. L’impact des
différences culturelles sur la gestion internationale des entreprises est
donc réel. Encore faut-il en prendre conscience et le « vivre ». Il est
proposé de développer certaines situations d’entreprises dans lesquelles
cette réalité interculturelle prend tout son sens et peut parfois devenir un
réel problème pour la direction des entreprises internationales.
1. L’internationalisation des activités
Considéré il y a encore quelques années comme un phénomène
marginal, l’internationalisation des firmes est devenue une condition
presque vitale pour rester compétitif sur certains marchés (Andreff,
2003). En effet, nombre d’entreprises sont obligées de sortir du cadre
national pour assurer le développement de leurs activités. Cette
internationalisation des firmes s’explique par différents facteurs
(Mucchielli, 1998). Elle est, tout d’abord, une réponse au risque de
dépendance vis-à-vis de marchés nationaux devenus exigus et souvent en
voie de saturation (risques de surcapacités). Elle donne par conséquent la
possibilité d’étendre ses activités à d’autres zones géographiques, en
recherchant dans la formation de grands ensembles économiques intégrés
(Union Européenne, ALENA11) ou l’émergence de nouveaux marchés
(PECO, Amérique latine, PVD12), la croissance en volume qui fait défaut
dans les pays d’origine. Elle permet aussi aux entreprises de diversifier
les risques géographiques, en s’attachant à s’implanter sur des marchés
qui ne varient pas à la hausse ou à la baisse (instabilité politique,
récession, crise financière) en même temps et surtout dans les mêmes
proportions.
Face à cette internationalisation (contrainte ou souhaitée), peu
d’entreprises peuvent parvenir à maintenir seules leurs positions. Si les
sociétés peuvent s’agrandir en créant de nouvelles filiales à l’étranger, elles
doivent très souvent s’associer à d’autres firmes ou se regrouper dans le
cadre de fusions-acquisitions. La mondialisation de l’économie et les
évolutions technologiques rendent nécessaire la recherche de regroupements
ou de coopérations fondés sur un partage des ressources et le développement
de compétences et savoir faire différents. Le développement des fusions-
11. L’accord de Libre Echange Nord Américain (ALENA) est entré en vigueur le 1er janvier 1994. Il est inspiré de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les Etats-Unis mais compte désormais un membre de plus, avec l’adhésion du Mexique. Il vise à intensifier le commerce et à multiplier les investissements entre les partenaires. Il renferme un échéancier ambitieux en vue de la suppression de la plupart des tarifs et d’une réduction des barrières non tarifaires, de même que des dispositions globales sur la conduite des affaires dans la zone de libre-échange.12. PECO : Pays d’Europe Centrale et Orientale ; PVD : pays en voie de développement.
40
acquisitions et alliances internationales est une des manifestations de cette
prise de conscience qui conduit les entreprises à rechercher des avantages
concurrentiels globaux, pour conserver une position significative sur les
marchés (OCDE, 2001). L’un des buts recherchés par des regroupements est
de prendre rapidement position sur des marchés nouveaux ou d’étendre les
activités à de nouvelles zones géographiques, en essayant si possible de
devancer la concurrence. La deuxième motivation est généralement
l’exploitation des complémentarités en matière d’implantations
géographiques (couverture globale du marché), de ressources
technologiques (accès à des compétences maîtrisées), de produits et
d’images avec une valorisation des points forts de chaque partenaire. Un
autre motif d’association est la possibilité de réaliser des synergies de coûts
liées aux effets de volume (rendements dimensionnels) ou au partage de
ressources (regroupement des réseaux de distribution, optimisation des sites
de production, meilleure répartition des effectifs…).
ExempleLe nombre de fusions-acquisitions13 purement nationales, où la
cible et l’acquéreur appartiennent au même pays, a fortement diminué au cours de ces dernières années au profit d’opérations transnationales. Le nombre d’opérations transnationales, impliquant une société américaine, représente 23% de l’ensemble des opérations américaines en 1999 contre seulement 6% en 1985. Dans le même temps, le nombre de transactions impliquant au moins une entreprise européenne est passée de 11% du total mondial en 1985 à près de 47% en 1999. De même, l’Asie est passée de 1% de l’activité mondiale en 1985 à près de 6% en 1999.
REPÈRES : Fusions-acquisitions et alliances transnationales dans le secteur de l’automobile14
Le constructeur automobile allemand, Daimler a, en 1997, créé une vague de fusions-acquisitions et alliances au sein du secteur, en se regroupant avec l’américain Chrysler, puis a poursuivi sa politique d’internationalisation, en entrant en 2000 dans le capital du japonais Mitsubishi. Cette stratégie d’internationalisation lui a ainsi permis de devenir le troisième constructeur mondial, après GM et Ford (mais devant
13. Voir B. Black, 2000.14. Adapté de Boyer R., Freyssenet M., « Les uns fusionnent, les autres pas. La variété des stratégies de profit et des modèles productifs à l’ère de la mondialisation ». Lung, Y. (ed.). Actes de la Neuvième rencontre internationale du GERPISA. Les reconfigurations de l’industrie automobile : alliances, cessions, fusions-acquisitions, partenariats, scission, 7-9 juin 2001.
41
Toyota), alors qu’il n’était qu’au quinzième rang, trois ans plus tôt. De même, Renault, en prenant le contrôle du japonais Nissan, puis en rachetant Dacia et Samsung, est passé de la onzième place à la cinquième place mondiale. Quant au japonais Toyota, il a décidé d’intégrer dans son groupe Daihatsu, en augmentant sa participation dans le capital à hauteur de 51% en 1999 et il a renforcé ses liens avec Hini Motors. Concernant General Motors, qui contrôlait Isuzu et s’était emparé de Saab (Suède) au début des années quatre-vingt-dix, il vient de s’allier à Fiat (Italie). Ford a, quant à lui, finalement pris les commandes de Mazda et racheté Volvo Cars et Land Rover. Volkswagen, qui avait absorbé successivement Audi, Seat et Skoda, a également élargi sa politique d’offre aux poids lourds en rachetant un tiers des actions de Scania. Enfin, Hyundaï a repris le troisième constructeur coréen, Kia, qui était en faillite, et recherche lui-même une alliance avec un grand groupe automobile, pour se sortir d’une situation difficile.
Le paysage économique mondial s’est donc profondément
transformé au cours des dix dernières années. Le développement des
investissements étrangers, les progrès réalisés en matière de
communication et d’information, conjugués aux stratégies de croissance
des entreprises opérées à l’échelle mondiale (fusions-acquisitions, prises
de participations, stratégies d’alliances), ont eu pour effet de modifier
durablement l’organisation des firmes et leur identité. Les entreprises sont
progressivement devenues des groupes multiculturels et multilingues, où
s’expriment les caractéristiques sociales et culturelles des diverses
nationalités qui composent l’entreprise. On constate en effet que de plus
en plus de groupes emploient désormais des employés provenant de
nombreux pays et de cultures différentes. L’entreprise doit par
conséquent composer avec des cultures nationales différentes, amenées à
cohabiter (et collaborer) au sein d’un même espace et dans la même
direction. Dans le cadre des principes directeurs de l’entreprise, la
diversité des nationalités devient donc une norme qu’il convient de
prendre en compte et de gérer au niveau de la conduite des activités.15
ExempleUn exemple parmi beaucoup d’autres est celui du Groupe Danone
qui a accéléré depuis 1997 l’internationalisation de ses activités autour de trois Directions générales Métiers (Produits laitiers, Biscuits et Snacks
15. Ibidem.
42
Céréaliers, Boissons) et la valorisation de ses trois marques mondiales leaders (Danone, Evian, LU) dans 120 pays. Pour assurer son développement, le groupe s’appuie sur une géographie équilibrée de ses ventes, avec 31% des ventes réalisées dans les pays émergents. Longtemps considérée comme l’une des entreprises les plus françaises, en raison de son histoire et de sa culture familiale, Danone a ouvert son capital à des investissements étrangers, pour financer sa croissance. Elle emploie aujourd’hui 74% de ses effectifs globaux en dehors de l’Europe Occidentale, dans plusieurs dizaines de pays repartis en Asie du Sud-est, en Europe et sur le continent américain. L’entreprise a également élargi son staff à des responsables de nationalités et de cultures diverses (1/3 de culture française, 40% de nationalités européennes – hors France, 16% d’Américains – Nord et Sud, et 11% d’Asiatiques).
Avec l’internationalisation des firmes et la réduction des distances
physiques (réseaux de communication), l’entreprise doit donc faire face à
l’importance des distances culturelles qui ont pendant longtemps été
ignorées par le management. Jusqu’au début des années quatre-vingt, ces
différences n’ont pas posé de réels problèmes aux entreprises car les acteurs
de l’organisation (pour leur grande majorité) ne les vivaient pas au
quotidien. En effet, l’importance des frontières physiques alliée au coût des
interactions (transport, logistique, communication) a limité fortement les
relations à grande échelle entre les cultures. Avec la mondialisation, le
monde tel qu’il est, devient plus visible, y compris dans ses différences de
valeurs et de représentations. La diversité culturelle devient par conséquent
un axe fondamental de la gestion des entreprises qui renouvelle les logiques
managériales. Du choix de l’organisation aux pratiques managériales, en
passant par la gestion des équipes de travail, ce nouvel enjeu traverse toutes
les problématiques opérationnelles de l’entreprise et pousse à rechercher de
nouvelles façons de travailler.
2. La constitution d’équipes multiculturelles
Avec la création de filiales à l’étranger et le développement des
acquisitions et alliances, les frontières à l’intérieur et à l’extérieur des
entreprises s’estompent, sous la pression de la concurrence et de la
mondialisation des transactions. Cette nouvelle réalité des échanges et de
43
l’organisation du travail crée de nouvelles logiques en matière
d’intégration et de développement. Les progrès rapides en matière
d’information et de communication favorisent la redéfinition du travail au
sein des équipes et viennent élargir le champ des possibilités. Le
développement des nouvelles technologies de l’information permet en
particulier de réunir en temps réel des individus d’origines et de
nationalités différentes autour d’un même projet.
2.1 Nature et composition des équipes de travail
Cette situation a pour conséquence de modifier considérablement la
structure et la composition des équipes de travail au sein des entreprises. On
entend ici par équipes de travail, toute forme de collaboration entre des
acteurs internes ou externes à l’entreprise, en vue de réaliser un objectif
commun. Les équipes de travail peuvent par exemple réunir des
collaborateurs de l’entreprise, occupant des fonctions diverses, dans
différentes unités (R&D, Production, Logistique...) et à des niveaux
différents de l’organisation (siège/filiales). Elles contribuent de ce fait à
favoriser les relations intra-entreprises, en créant des réseaux latéraux qui
permettent d’améliorer les flux des échanges entre les différentes
composantes de l’organisation (filiales ou unités commerciales et
fonctionnelles). Mais les équipes ne se composent pas uniquement des
salariés de l’entreprise. Elles peuvent également intégrer des clients,
fournisseurs et autres partenaires de l’entreprise. Elles peuvent de ce fait
constituer un lien entre l’organisation et l’environnement, en permettant
d’élaborer des stratégies d’actions et d’améliorer le suivi sur le terrain. La
formation de ces équipes peut donc répondre à des objectifs divers (prise de
décision, coordination, contrôle, développement des activités) et avoir un
caractère ponctuel (management d’interface, équipe-projet, groupe de
travail) ou permanent (conseil d’administration, commission, comité de
pilotage...).
Si l’organisation de ces équipes a été depuis plusieurs années
fortement encouragée par les entreprises, le fait le plus marquant en
44
termes de changement concerne le brassage de nationalités différentes
(Earley, Gibson 2001 ; Petit, 1999). En effet, il y a encore quelques
années, on parlait avant tout d’équipes pluridisciplinaires qui
regroupaient des individus généralement de même nationalité mais ayant
par leur fonction (métier) un savoir et un regard différent sur les
problèmes posés. Or il ne s’agit plus ici simplement de regrouper des
acteurs qui se distinguent par leurs compétences professionnelles. Les
équipes multiculturelles demandent une collaboration étroite entre des
individus de croyances, de valeurs et de comportements très différents
(Chevrier, 2000). Ces équipes multiculturelles posent donc d’autres
problèmes aux managers, en plaçant les différences dans un registre plus
subjectif et sujet à des tensions plus graves.
2.2 Pluridisciplinaire vs multiculturel : quelles différences ?
♦ Les équipes pluridisciplinaires
Dans le cas d’équipes pluridisciplinaires, même si des divergences
peuvent exister (cf. relation entre la production et le marketing), les
différences sont étroitement dépendantes des fonctions (métiers) de
l’entreprise et de leur adaptation aux contraintes de l’environnement. La
différenciation, au sein des équipes de travail, est donc de type fonctionnel,
au sens de Lawrence et Lorsch (1967). Elle résulte avant tout d’un
fractionnement du travail en différentes fonctions (ou compétences), en vue
de répondre efficacement à des problèmes complexes et évolutifs. Chaque
membre du groupe entretient donc, par sa fonction ou son métier, des
relations particulières avec un domaine particulier de l’environnement
(spécialisation). L’équipe se voit dès lors confrontée à un processus de
différenciation, à partir duquel chaque individu en tant que représentant d’un
métier ou d’une fonction, apporte son expérience professionnelle, en vue de
répondre efficacement à la complexité de l’environnement. L’équipe
pluridisciplinaire prend ainsi en charge une partie du sujet dans ses aspects
techniques, selon la formation reçue et dans une logique de
complémentarité. Chaque membre de l’équipe conserve donc au sein du
45
collectif sa différence disciplinaire et professionnelle. Différence qui permet
l’existence de référentiels théoriques et pratiques complémentaires, et qui
demande de la part des responsables d’équipe un travail de coordination,
pour gérer les risques de compétition interne et de fractionnement du sujet.
Ce type de différenciation n’est naturellement pas sans poser des
problèmes. Les participants doivent notamment gérer activement les tâches
et les processus, afin de ne pas perdre trop de temps et de ressources, pour se
concentrer sur la recherche de solutions communes. Mais la recherche d’un
objectif commun, la reconnaissance des spécialités de chacun, l’existence de
liens professionnels (complémentarité) concourent à établir des modes
d’interactions et d’échanges entre les membres de l’équipe. Dès lors, si la
différenciation fonctionnelle peut créer des rivalités, elle remet rarement en
question les objectifs et enjeux de la relation. Car la différenciation résulte
d’un processus objectif fondé sur une démarche rationnelle (sélection des
participants) et souhaitée par l’entreprise. La diversité est en effet initiée par
l’organisation qui entend bénéficier de l’analyse et des qualités
professionnelles des différents acteurs du groupe, pour traiter efficacement
les problèmes de l’entreprise.
♦ Les équipes multiculturelles
Dans les équipes multiculturelles, la question de la différenciation
se pose à un autre niveau. Elle vient s’ajouter aux problèmes posés par la
gestion d’équipes pluridisciplinaires. La différenciation est ici abordée au
sens de Tajfel (1981), à savoir comme la rencontre entre des cultures déjà
établies qui vont réagir en fonction de leurs propres systèmes de
références. La dimension culturelle est donc au centre de la relation :
l’intangible, le sensuel, l’affectif y tiennent donc une place essentielle. La
difficulté pour l’équipe s’accroît donc, dans la mesure où les différences
ne relèvent pas simplement d’une dimension technique ou
professionnelle. Elles font appel à d’autres dimensions, comme la
croyance, les valeurs ou les normes des individus. Autant d’éléments qui
viennent accroître les difficultés du travail collectif, avec l’intégration de
membres dont les hypothèses culturelles ne sont pas forcément identiques
46
en matière de conception et d’organisation du travail.
ExemplePar exemple, le sens donné aux mots contrôle, responsabilité ou
performance diffèrent en fonction des cultures. Elles peuvent selon les cas revêtir une connotation positive ou négative et prendre une dimension individuelle ou collective. De même, les problèmes de management et d’autorité (hiérarchie, coordination, formalisation, communication) se posent différemment en fonction des nationalités en présence. Autant dire que la coopération entre nationalités différentes ne se produit pas spontanément.
La richesse de cette diversité peut donc fortement compliquer la
dynamique du groupe car elle peut engendrer des problèmes de relations et
d’incompréhensions de premier ordre entre les partenaires. Une mauvaise
interprétation d’un message ou d’une attitude peut ainsi provoquer des
tensions entre les membres de l’équipe et créer un clivage en fonction des
origines culturelles de chacun. Le départ de certains membres, pour cause de
désaccord ou de démotivation, est d’ailleurs assez fréquent et montre la
fragilité de ces organisations par rapport à des équipes mono-culturelles. La
question multiculturelle au sein des équipes de travail doit par conséquent
être traitée comme une question à part dans le management des entreprises,
car sa nature et ses fondements diffèrent de ceux jusqu’à présent pratiqués
par les entreprises. Naturellement, comme toute gestion de la diversité, de
telles différences peuvent favoriser la créativité et l’innovation. Néanmoins,
ce changement d’une autre ampleur ne peut être résolu par les mêmes
méthodes et comportements.
REPÈRES : Gérer des équipes multiculturelles : le cas d’EurostarEurostar est une entreprise aujourd’hui reconnue, dotée d’une identité
européenne, positionnée devant Air France, British Airways et Easy Jet avec 65% de parts du marché. Elle est devenue un groupe multiculturel puissant qui a réussi à faire de sa diversité une force distinctive sur le marché, en misant sur une véritable complémentarité entre les trois pays fondateurs. En 2004, grâce à la réduction de la durée de voyage, une ponctualité accrue et une modernisation des services, l’entreprise a enregistré de nouveaux records, avec plus de sept millions de passagers transportes (+ 15%) et des ventes qui atteignent 433 millions de livres (+ 15%). Derrière ces résultats, se cache un véritable succès de management fondé sur la construction d’une entreprise
47
interculturelle aux trois cultures, française, belge et britannique fédérées autour d’équipes cosmopolites. En effet, pour répondre à une clientèle internationale, Eurostar a fait appel à un personnel diversifié avec une vingtaine de nationalités, auxquelles un bon niveau d’anglais est exigé. Au centre des valeurs d’Eurostar, la fierté d’appartenance au Groupe, le respect des cultures nationales, la pro-activité du personnel et le travail en équipe.
Eurostar repose ainsi sur un modèle tri-national qui s’articule autour d’un projet fédérateur et égalitaire, où la gestion et la valorisation des trois territoires nationaux à l’origine de l’entreprise ont permis de donner une signification symbolique au projet et une légitimité à chacun des acteurs, autour d’une alchimie particulière. On peut donc parler, de la part du management, d’un souci permanent d’équité présent à tous les niveaux de l’entreprise. Comme le relève N. Kleinschmidt, consultante chez Global Ease, une décision n’est jamais prise à Londres, par exemple, sans que l’on pense aux répercussions sur les autres pays partenaires français et belges. De plus, depuis 2003, le management de l’entreprise a été volontairement simplifié, avec le regroupement de plusieurs départements dans un même pays, afin de renforcer la mixité des équipes et favoriser le partage d’expériences. Par conséquent, chez Eurostar, il n’est pas question d’aborder les différences culturelles comme un handicap (refus de minimiser les spécificités propres à chaque culture) mais au contraire comme la richesse et la légitimité propre de la firme, quitte à accepter, de l’avis même de dirigeants, des modes de travail parfois différents avec par exemple des Français plus analytiques et des Anglais au contraire tournés vers plus de pragmatisme.
Comme le souligne Franck Dubourdieu, directeur marketing et ventes, le succès du groupe réside notamment dans l’application d’un modèle original qui concilie cohérence stratégique (vision fédératrice) et adaptation locale (degré d’autonomie élevé), avec une responsabilisation des équipes, la valorisation des différences et une décentralisation de certaines actions managériales (ce qui peut en particulier expliquer qu’il y ait des actions parfois spécifiques sur certains marchés). Ce n’est donc pas un hasard si l’entreprise Eurostar est considérée par de nombreux spécialistes de l’interculturel comme une référence en matière de management de la diversité.
Source : K. Lentschner, « My Eurostar is cosmopolite », Le Figaro Entreprise.
3. L’accélération de la mobilité géographique des cadres
S’il est important de former des cadres locaux et de leur permettre
d’accéder à des postes de décision, l’expatriation reste une des options
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choisies par l’entreprise pour superviser le transfert de savoir faire vers les
unités locales (Cerdin, 200 I). Le cadre expatrié est généralement une
personne désignée par l’entreprise, pour occuper un poste dans une unité
d’affaires ou une filiale à l’étranger. Traditionnellement, les cadres
internationaux proviennent du même pays que le siège social de l’entreprise.
Néanmoins, il peut arriver qu’ils soient également recrutés dans un pays
tiers, pour occuper un poste dans une des filiales de la maison mère.
REPERES : Expatriation et détachement – quelles différences ?Il existe différentes situations possibles pour un salarié appelé à
travailler à l’étranger. En particulier, deux notions se complètent, celle du salarié détaché et celle du salarié expatrié. Ces deux notions sont souvent confondues dans le langage commun, même si elles ont une signification précise et distinctive, notamment si l’on se réfère au droit de la sécurité sociale et au statut juridique. On entend par détachement, l’envoi d’un salarié d’une entreprise ayant son siège dans son pays, qui se voit affecté à l’étranger pour une durée déterminée (en moyenne trois ans) et qui continue d’être rémunéré par son employeur. En droit social, le salarié détaché reste par conséquent sous contrat avec sa société d’origine et garde avec elle un lien de subordination juridique. Une entreprise de nationalité française doit ainsi verser l’intégralité des cotisations salariales au régime de la sécurité sociale française. Le salarié détaché est de ce fait domicilié en France au même titre que son lieu de travail. A l’inverse, on parle d’expatriation quand un collaborateur est envoyé en poste fixe à l’étranger ou lorsque la durée de la mission excède les limites autorisées dans le cadre des procédures de détachement. En termes de protection sociale, le salarié expatrié relève du régime local et paie ses cotisations dans le pays où il travaille. Il est à noter qu’il existe d’autres formes de mobilité géographique comme le contrat local (embauche sur place par une société étrangère) qui peut parfois s’avérer pour les entreprises plus pratique et moins onéreux.
L’expatriation permet de transférer des compétences vers la filiale, de
garder le contrôle des activités et d’aider à la formation des équipes locales.
Les cadres expatriés, en partageant les valeurs, les connaissances et plus
largement la culture du pays d’origine constituent un relais utile pour la
résolution des problèmes que rencontrera la filiale (Barzantny, 1999).
L’expatriation est également une façon pour l’entreprise d’offrir aux cadres
expérimentés ou talentueux des perspectives de carrières intéressantes, en
49
développant leurs aptitudes à manager des opérations internationales
(ouverture culturelle, adaptation locale, gestion des risques).
La décision d’expatriation demeure une mesure coûteuse pour
l’entreprise qui est amplifiée en cas d’échec du cadre dans son affectation
(Cerdin, Peretti, 2000). Elle est par conséquent réservée à quelques salariés
confirmés ou à haut potentiel, et appliquée dans des circonstances précises
(implantation, internationalisation des équipes, acquisition de nouvelles
sociétés…). Elle repose avant tout sur un contrat moral et psychologique
entre le groupe international et ses managers. D’un côté, l’entreprise
s’engage à accompagner l’expatrié dans sa gestion de carrière internationale
(formation, tutorat, coaching, assistance technique16) en veillant à réduire le
choc culturel et à compenser les risques par divers avantages (rémunération,
logement, gestion professionnelle du conjoint(e), plan de carrière). Le cadre
à l’international accepte, quant à lui, les risques encourus et prend part au
développement de l’entreprise, en faisant valoir sa culture et son savoir
faire.
Notons que dans ce domaine, la France apparaît en retard par
rapport à certains pays – hors Etats-Unis, comme en témoigne le rapport17
du Conseil Economique et Social (CES) établi en 1999.
PaysProportion de ressortissants à l’étranger
(nombre de ressortissants/population totale)France 2,9%Allemagne 5,5%Grande Bretagne 6%Italie 11 %Japon 8%Suisse 12%
Néanmoins, les cadres français sont de plus en plus nombreux à
passer le cap, selon les estimations de la Maison des Français à l’Etranger
16. D’après Brewer (1988) et Nancy et Ghadar (1990), les programmes de « pré-départ » aux futurs expatriés demeurent relativement limités au sein des entreprises américaines. Ils concernent principalement des formations à la culture du pays d’accueil mais ne comprennent pas forcément des cours de langue. Les multinationales européennes proposent, quant à elles, plus de préparation sous la forme de cours traditionnels, de mise en situation ou de visites dans les pays où sont envoyés les expatriés. Il convient cependant de noter que la plupart des firmes modifient le contenu de leurs programmes de préparation à l’expatriation afin de les rendre plus en rapport avec l’environnement et les tâches à réaliser.17. Source : Expatriation : les Français établis hors de France. Rapports du CES, 1999.
50
(MFE) : 300000 chaque année et 15% de plus sur les cinq dernières années
(Pauly-Maillat, 2003). Mais si l’expatriation constitue une pratique dans de
nombreuses entreprises, quelques précautions s’imposent. En effet, si
l’expatriation apparaît comme un moyen d’internationaliser les cadres à haut
potentiel, cette expérience à l’international est un révélateur puissant des
différences culturelles vécues au quotidien. Tout cadre d’entreprise et sa
famille vivant dans un pays étranger n’évite donc pas l’épreuve du choc des
cultures (Solomon, 1994; Briody, Chrisman, 1991).
Section 2. : LES AVANTAGES DE LA DIVERSITÉ POUR LES
ENTREPRISES
Dans ce contexte de mondialisation, la diversité culturelle s’impose
comme un élément central du management. Pour les entreprises, cette réalité
se révèle très difficile à aborder. Il convient donc d’en comprendre les
avantages potentiels et les problèmes qu’elle pose aux entreprises. La
diversité culturelle ne doit pas uniquement se voir comme une contrainte ni
comme une simple conséquence de la nécessaire adaptation aux évolutions
du marché. La diversité des cultures peut constituer, pour les entreprises, un
véritable avantage concurrentiel (Hoecklin, 1994 ; Adler, 1980).
1. S’adapter aux contextes locaux
La diversité culturelle apporte un éclairage nouveau et ciblé sur les
préférences des consommateurs, en fonction du pays et des évolutions de la
société. Elle permet ainsi à une entreprise multiculturelle d’avoir une
meilleure connaissance et compréhension de ses marchés, en ayant une
pratique des habitudes et usages des populations concernées. D’ailleurs, la
composition d’équipes culturelles mixtes ne se limite pas à une ouverture
sur l’autre (sensibilité culturelle), elle permet également à l’entreprise de
présenter un visage local à la clientèle, en se positionnant de manière ciblée
sur ses différents marchés. En effet, il apparaît bien souvent essentiel pour
pénétrer durablement un marché étranger que l’entreprise ait en son sein des
51
équipes parlant la langue du pays et ayant une parfaite maîtrise des traditions
et règles, afin de pouvoir dialoguer efficacement avec les différents
partenaires locaux (clients, fournisseurs, autorités locales, partenaires).
La prise en compte des facteurs culturels d’un pays permet donc
d’avoir une meilleure connaissance du marché visé, de mieux se faire
comprendre mais aussi d’adapter sa politique commerciale (nom de la
marque, produit, communication) en fonction des valeurs et attentes de la
culture du pays. Une telle démarche peut ainsi permettre de se démarquer
de ses concurrents, en créant en amont de la relation un climat de
confiance avec ses futurs clients et partenaires.
2. Innover par la confrontation de points de vue
D’après les travaux de Batlett (1989), l’innovation constitue un des
objectifs prioritaires, dont les entreprises multiculturelles peuvent bénéficier
en raison des avantages liés à l’exploitation des différences. Les différences
entre cultures sont en effet considérées comme un moyen d’élargir la base
de connaissance d’un groupe, en lui permettant d’accéder à d’autres
croyances, valeurs et normes de conduite. Or la création de nouvelles
connaissances constitue aujourd’hui une ressource stratégique sur laquelle
l’entreprise peut bâtir des avantages concurrentiels distinctifs et améliorer sa
compétitivité. En particulier, la confrontation à des environnements
différents, l’échange et le partage d’expériences, la rotation de postes au sein
des filiales et entre le siège et ses unités, contribuent à influencer les modes
de pensées et d’actions des individus (Ingham, 2002). Ils permettent de
mettre à l’épreuve de la réalité les éléments de certitude qui empêchent bien
souvent l’individu de progresser par ignorance ou absence de contradictions.
La réalité interculturelle offre par conséquent l’occasion d’une confrontation
des idées et des analyses, en faisant émerger de nouvelles hypothèses
fondées sur des connaissances spécifiques issues de contextes culturels
différents. Elle permet de réduire les risques d’enfermement lié au faux
sentiment de sécurité que procure un mode de pensée unique. La diversité
culturelle offre aux responsables un ensemble plus large de solutions
52
(alternatives) pour résoudre des problèmes complexes, en explorant des
voies nouvelles. Elle constitue par conséquent une aide précieuse dans la
résolution de situations délicates, en stimulant l’innovation et la créativité
des acteurs (Cox, Blake, 1991).
Il convient néanmoins d’éviter que ces mécanismes d’adaptation et
d’innovation se limitent à certaines composantes de la firme (apprentissage
local) et puissent être diffusés à l’ensemble de l’organisation. Ceci implique
très souvent un engagement fort de la direction de l’entreprise et la mise en
place de programmes d’actions spécifiques en dehors des structures
classiques existantes. Le cas Aventis issu de la fusion entre Hoescht et
Rhône-Poulenc montre l’importance d’une telle démarche pour que puissent
se réaliser de véritables synergies culturelles entre les équipes.
ExempleNé de la fusion en 1999 entre les entreprises française et allemande
Hoescht et Rhône-Poulenc, le Groupe Aventis a engagé une véritable politique d’intégration culturelle post-fusion. Au-delà des motivations stratégiques (effet de taille, pouvoir de marché, synergies), ce type de rapprochement présentait en effet des risques potentiels d’un point de vue culturel. Il mettait en relation deux entreprises leaders dans l’industrie des « sciences de la vie » œuvrant sur les mêmes marchés et de nationalités différentes (France et Allemagne) et ayant valeur d’exemple dans leur pays respectif. De plus, la répartition « quasi-égalitaire » des deux partenaires rendait la redistribution des cartes de pouvoir au sein du nouveau groupe délicat à gérer. Mal gérée, l’annonce d’une telle opération pouvait par conséquent engendrer des conflits internes entre les membres des deux entreprises concernées et le départ des meilleurs potentiels. La direction du nouvel ensemble s’est par conséquent engagée dans un processus destiné à valoriser les différences culturelles dans les domaines de l’innovation et de la performance, en s’attachant à favoriser une meilleure compréhension entre les cultures du groupe. 280 groupes de travail ont ainsi été constitués pour renouveler les pratiques managériales et répondre aux inquiétudes concernant la répartition des postes des entre Français et Allemands. Près de 3400 personnes ont été associées aux réflexions sur l’organisation et les métiers de l’entreprise ainsi que sur les questions de mixité culturelle au sein de la nouvelle organisation. Par ce travail de fond, le groupe a ainsi pu mettre en place des fondements solides pour son organisation (limitant fortement les résistances culturelles et humaines) et créer ainsi une culture commune, source de cohésion, fondée sur les qualités et les spécificités des différents membres de l’entreprise.
53
3. Attirer des cadres à haut potentiel
La diversité culturelle peut servir les intérêts de l’entreprise en
matière de gestion des ressources humaines. Elle peut en particulier
permettre d’attirer les cadres les plus talentueux, en leur offrant des
perspectives intéressantes d’évolution de carrière. Sur de nombreux
marchés, la concurrence à l’embauche de personnel de talent est intense. La
solution qui consiste à proposer des salaires plus élevés n’est donc pas
toujours suffisante car les employés, dont le niveau de salaire est la seule
motivation, n’hésiteront pas à quitter l’entreprise pour un salaire plus élevé.
ExempleLe Groupe Danone a fait de la diversité culturelle un des axes
stratégiques de sa politique de ressources humaines, en mettant l’accent sur l’internationalisation des équipes. La politique du Groupe est en effet orientée sur le développement des managers internationaux à haut potentiel. L’entreprise entend ainsi attirer des cadres à haut potentiel ayant une expérience ou des ambitions à l’international.
Des entreprises multiculturelles peuvent par conséquent constituer un
atout dans le choix final des salariés les plus compétents, en favorisant le
développement et la promotion des plus talentueux, quel que soit leur pays
d’origine. Dans un environnement ou les changements sont rapides et
inévitables, avoir la possibilité de vivre des situations relationnelles
nouvelles et complexes peut en effet devenir un avantage dans la gestion
d’une carrière professionnelle. En s’insérant dans différents univers et en
apprenant à s’adapter rapidement à un environnement nouveau, les
employés apprennent à gérer l’incertitude et la complexité. Cette expérience
peut leur permettre de faire face à des situations inhabituelles présentant des
risques élevés et révéler ainsi leurs qualités personnelles (tolérance,
ouverture, adaptation) et professionnelles (initiative, ténacité, engagement).
De plus, travailler dans un environnement interculturel permet
d’acquérir une culture générale et d’apprendre sur les autres mais aussi
sur soi. En particulier, les relations interculturelles permettent aux
individus d’avoir une vision élargie de leurs métiers et de leur
environnement, en fonction du contexte et des situations. Enfin, travailler
54
dans une entreprise multiculturelle favorise la pratique des langues
étrangères et permet de mieux comprendre les usages et pratiques de ses
différents interlocuteurs lors de relations professionnelles.
4. Répondre à la complexité de l’environnement
De nombreuses entreprises restent encore largement attachées au
modèle hiérarchique pour coordonner et gérer leurs différentes activités : ce
modèle est généralement adapté aux situations stables et prévisibles. Il est
basé sur l’autorité (statut) et non forcement sur la compétence, et s’appuie
sur un système d’information simple (de type descendant) et une structure
lourde avec différents échelons à fonctionnalités compartimentées Il peut
occasionner des goulots d’étranglement au sommet et provoquer des conflits
entre la base et le sommet, lors des ajustements. En termes d’évolution, ce
mode d’organisation peut également constituer un frein aux changements
(innovations) au profit du statut quo, et montrer rapidement ses limites,
lorsqu’il s’agit de répondre à la complexité de l’environnement.
La diversité culturelle peut constituer une réponse à ces insuffisances,
si elle est bien mise en valeur. Le développement d’équipes interculturelles
se présente en effet comme une réponse organisationnelle à un
environnement exigeant (Jackson et al., 1991), en insufflant de la souplesse
dans les entreprises qui pratiquent ce modèle d’organisation. Elle peut en
particulier assouplir certains principes d’organisation, tels que la
coordination hiérarchique ou l’unité de commandement qui constituent (très
souvent) un frein dans le cas de changements fréquents et rapides. La
diversité culturelle permet également d’améliorer la manière de fonctionner
de l’entreprise, en favorisant des systèmes d’apprentissage appropriés. La
complexité des organisations mondiales impose en effet aux responsables de
repenser leur mode de fonctionnement, notamment en matière de
responsabilités et de gestion de projets. Ceci suppose une analyse
renouvelée du fonctionnement des organisations (logique contributive,
approche transversale, gestion de projets) et une politique d’adaptation des
cadres à ce nouveau contexte de travail. La diversité culturelle, en instaurant
55
comme critère d’efficacité, la pluralité et l’hétérogénéité, contribue
fortement à changer les mentalités et à créer des conditions nouvelles dans
la manière de gérer les équipes et d’organiser le travail des salariés.
ExempleConfronté à une modification de son périmètre d’activités, le
Groupe Renault, depuis son rapprochement avec Nissan et l’acquisition de nouvelles marques (RSM et Dacia) avec les difficultés qui en résultent en matière de fabrication et de commercialisation, a dû repenser son mode d’organisation et de fonctionnement. Ceci l’a notamment conduit à revoir son mode d’animation et de formation de ses équipes autour d’une logique de management de projet axée sur la décentralisation des responsabilités et un mode de fonctionnement transversal. L’entreprise a par conséquent tiré partie de ses nouvelles contraintes pour trouver de nouveaux leviers d’actions à son développement, en particulier en matière d’innovation et de flexibilité.
Synthèse
La diversité culturelle peut ainsi constituer, pour les entreprises
internationales, une source d’avantages concurrentiels. Les bénéfices de
la diversité ne se limitent pas à un domaine spécifique. Ils peuvent être
recherchés dans des domaines aussi différents que la politique
commerciale de la firme, le management des ressources humaines ou la
gestion du changement. Le tableau ci-après résume les différents apports
d’une gestion efficace de la diversité.
Domaines concernés Bénéfices attendusMarketing et Commerce
Capacité de répondre rapidement et directement aux attentes et préférences des marchés locaux.
Gestion des Ressources Humaines
Capacité d’enrichir personnellement les salariés de l’entreprise et de développer chez eux de nouvelles aptitudes et sensibilités.Capacité de recruter et fidéliser des personnes de cultures et d’horizons différents.
Gestion et Organisation
Capacité de réduire les coûts et d’augmenter la flexibilité de l’organisation par une meilleure allocation des ressources et une plus grande réactivité face à des besoins variés et aux évolutions de l’environnement.
56
Prise de décisionsCapacité accrue de résoudre des problèmes complexes, grâce à la diversité des compétences au sein des équipes.
Analyse et réflexionsCapacité de minimiser les risques de conformité et d’inertie, grâce à la confrontation des points de vues au sein des équipes.
Source : adaptation de T.H. Cox et S. Blake (1991), Managing cultural diversity for organizational competitiveness, Academy of Management Executive, vol.3, no 5. p, 45-56.
Section 3. : LES RISQUES DE LA DIVERSITÉ POUR LES
ENTREPRISES
Dans la pratique, il est beaucoup plus difficile d’exploiter les
avantages de la diversité, en particulier au sein des grandes entreprises, et
ce pour deux raisons : la première tient au nombre considérable de
domaines dans lesquels les différences se manifestent, et la seconde à la
nécessité de préserver la cohésion de l’entreprise en même temps que sa
diversité. Un certain nombre d’études (Jehn et al., 1999 ; Thomas et Ely,
1996) montrent d’ailleurs que la diversité peut affecter négativement les
processus organisationnels et la performance des entreprises.
1. Susciter des incompréhensions
Lorsque les membres d’un groupe partagent la même culture
nationale, les solutions apportées ont des chances d’être plus rapides et
naturelles et de demander moins d’efforts. A l’inverse, la diversité des
équipes peut ralentir le processus de réalisation, en suscitant des
incompréhensions. Elle peut en effet limiter les flux de communication
(entre les membres), en raison de la difficulté à comprendre une langue
étrangère. Mais les différences culturelles peuvent également concerner le
comportement des acteurs qui peut en fonction de la culture, analyser
différemment une situation et agir ainsi de façon spécifique. Ces écarts
culturels peuvent dès lors rendre inintelligibles certains comportements
(ou actions) et créer des malentendus au sein des équipes de travail.
57
ExempleAux Etats-Unis, il est d’usage pour un employé de présenter
clairement ses ambitions, ses qualités et réalisations, en vue de se positionner rapidement auprès de son environnement professionnel. Ceci s’explique par la réalité économique de ce pays qui tend à développer chez l’individu des logiques de survie face à la concurrence et à l’insécurité de l’emploi. Ceci impose à tout futur salarié de se montrer sous le meilleur du jour, afin de s’imposer auprès des autres membres de l’organisation. Faire état de ses talents, de son expérience passée et de ses réussites sont donc considérés Outre Atlantique comme un acte normal qui révèle un désir d’intégration. Afficher un tel comportement peut en revanche être perçu négativement par des responsables français. En effet, dans une équipe française, il est préférable que les qualités du nouvel arrivé soient connues de façon indirecte, soit par réputation (notoriété professionnelle), soit par l’entremise d’autres acteurs de l’organisation. L’attitude américaine en France sera par conséquent interprétée comme une preuve d’arrogance et de vantardise. À l’inverse, l’américain qui attend de son homologue français une attitude franche et directe, considérera la position française comme un manque d’assurance et une absence de motivation.
2 Accentuer les dysfonctionnements
Des échanges interculturels fréquents peuvent poser de réels
problèmes d’organisation, en raison de la difficulté à comprendre le système
de références de personnes de nationalités différentes. En effet, lorsqu’une
personne coopère avec une autre, elle n’agit pas seulement en tant
qu’individu. Elle va également se comporter et réagir en fonction de son
histoire, de sa culture, c’est-à-dire comme membre d’une communauté
donnée avec ses spécificités linguistiques, juridiques, sociales, ethniques et
religieuses (Amado, Faucheux et Laurent, 1990). Les différences de
nationalités sein d’une entreprise donnée peuvent par conséquent entraîner
des oppositions au niveau du style et du système de management, compte
tenu des valeurs privilégiées par chaque culture (Kluckhohn, Strodtbeck,
1961). Ces choix en fonction du pays peuvent alors conduire à des
différences marquées au niveau des principes d’organisation et des pratiques
managériales (mécanismes de décision, gestion du risque, attitude à l’égard
de la hiérarchie, l’approche du travail en équipe...). Autant d’éléments qui
peuvent freiner la productivité et l’efficacité des entreprises.
58
ExempleLes valeurs fondamentales peuvent varier d’un pays à l’autre, comme
le montre l’exemple de la France, des Etats-Unis et des Pays-Bas, dans le domaine des pratiques de gestion et d’organisation. En France, où il faut avant tout tenir son rang, les attentes des salariés portent principalement sur la logique de l’honneur. Aux Pays-Bas, la position recherchée prioritairement est l’instauration d’un consensus entre les parties. Aux Etats-Unis, la valeur prédominante est l’établissement de relations contractuelles. Une même action engagée sur plusieurs filiales d’une même entreprise peut par conséquent donner lieu à des réactions et des interprétations différentes car l’importance des actions peut varier avec les cultures. Ceci montre que les méthodes de gestion ne sont pas toujours transférables d’une culture à une autre et demandent souvent des adaptations et ajustements.
3 Accélérer le taux de rotation du personnel
La stabilisation du personnel dépend de la capacité de l’entreprise à
créer les conditions de sécurité et de stabilité dans le cadre de son
organisation du travail. Ceci implique notamment la possibilité d’assurer un
cadre d’action précis et clair, et d’inscrire l’action de l’individu dans la
durée. Cela suppose également de créer des relations entre les collaborateurs
de l’entreprise, en favorisant les rencontres, la continuité des contacts et la
mise en place d’équipes de travail soudée et solidaire. C’est en effet de cette
manière que l’entreprise peut progressivement créer une stabilité au sein de
son organisation, en favorisant l’esprit d’équipe et le sentiment d’intérêt
général. Pour ce faire, l’entreprise a besoin de fédérer des acteurs autour de
projets ou d’actions, leur faisant prendre conscience que leurs ressemblances
sont supérieures à leurs différences. Dès lors, l’arrivée de nouveaux
arrivants de cultures très différentes en nombre important (dans le cadre de
recrutement massif ou de politique de fusions-acquisitions) peut venir
rapidement endiguer ce processus de construction collective, en créant des
tensions et des rivalités entre les nouveaux et les anciens salaries.
L’existence d’un vécu particulier, l’adhésion à des valeurs et des normes
distinctives, la mise en avant de compétences spécifiques sont en effet à
même de provoquer une compétition entre les groupes culturels. Une telle
situation a naturellement des conséquences sur la performance des équipes,
59
le climat social et la stratégie personnelle des acteurs (redistribution des
cartes de pouvoirs et de légitimités). Il y a donc un réel risque d’assister au
départ de personnes clés de l’organisation (anciennes ou récemment
recrutés), selon l’évolution des positions de chacun au sein de la structure et
l’intensité des conflits interpersonnels. Une diversité non comprise par les
acteurs et mal gérée peut de ce fait accélérer la rotation du personnel et créer
une instabilité interne. Les effets d’un turnover fréquent sont principalement
un affaiblissement de la culture d’origine, une perte de motivation, l’absence
d’engagement et une dégradation de la performance de l’entreprise.
Naturellement, la question du turnover peut aussi présenter un intérêt pour
l’entreprise, en particulier dans le cadre de politiques de changements ou
d’innovation. Mais ces politiques ne peuvent constituer une démarche
permanente. Il est donc nécessaire de bien veiller à ce que la diversité ne
crée pas les conditions d’un mouvement chaotique continuel, où l’instabilité
et le désordre deviennent les nouvelles règles de l’entreprise.
4 Limiter les gains liés à la standardisation des tâches
Dans un souci d’accroissement de la productivité et d’efficience, la
standardisation des tâches fait figure de politique essentielle pour
améliorer l’efficacité des équipes et accélérer le rythme de travail. De
façon générale, l’organisation du travail fondée sur la standardisation des
tâches repose principalement sur la division du travail, à savoir un
découpage de la production en opérations élémentaires simples et sur une
rationalisation des modes opératoires permettant d’élever la vitesse de
réalisation. Par la standardisation, les collaborateurs de l’entreprise
disposent d’un cadre rationnel et prévisible qui permet de respecter une
cadence de production plus rapide et d’obtenir des performances élevées
par des économies de coûts et une réduction des temps opératoires. Dans
ce type de modèle, il y a une séparation claire entre le travail opérationnel
et le travail fonctionnel qui prépare, coordonne et contrôle. Selon cette
vision, l’organisation est essentiellement composée d’acteurs ayant des
profils, des attitudes et des attentes semblables qui agissent de façon
logique et impersonnelle. Chaque acteur se voit confier une fonction
60
précise, où le rendement est étroitement lié à l’absence d’effort mental, ce
qui permet d’exécuter la tâche rapidement et de réduire ainsi le cycle de
travail. La standardisation des tâches est par conséquent un système qui
trouve son efficacité dans la formation d’équipes homogènes (unité du
personnel, ordre, discipline) et dans la recherche d’une plus grande
harmonisation des pratiques (stabilité, homogénéité, cohérence). Ce mode
d’organisation présente aussi l’avantage de réduire l’importance du
management (supervision, contrôle, coordination) compte tenu de la
simplification du travail et de l’absence d’initiative personnelle. Dans ce
modèle d’organisation, la question des différences ne se pose donc et le
management se limite à des considérations essentiellement techniques.
Dès lors, une entreprise s’appuyant sur un personnel diversifié, ayant un
vécu, des attentes et des revendications spécifiques, risque de mettre à mal une
telle conception de l’organisation du travail. La diversité culturelle peut en effet
limiter les gains liés à la standardisation des tâches (Miliken et Martins, 1996),
en introduisant dans l’organisation des sous-cultures susceptibles de renforcer
les différences au sein des équipes de travail et donc les comparaisons
interculturelles. La diversité est en effet propice au développement d’équipes
hétérogènes et peut faire perdre à l’organisation une partie de sa cohérence et sa
cohésion interne. Elle peut notamment créer des conflits de rationalités au sein
des groupes de travail, à travers le poids accordé à certaines minorités et le
développement de revendications à forte dominante identitaire. Elle peut aussi
perturber le processus d’organisation et de fonctionnement de l’entreprise
(perte de temps) et augmenter les coûts de coordination et de contrôle.
L’existence d’équipes plurielles risque par conséquent de provoquer une
situation d’instabilité et de désordre, en créant de nouvelles logiques
organisationnelles qui peuvent amener à modifier la nature des rapports
interpersonnels et les relations entre les acteurs et l’entreprise.
5 Générer des conflits
La réalité de la diversité peut se révéler particulièrement délicate à
gérer, en raison de facteurs de compétition interne et externe (critères de
61
performance, recherche de solutions ou de gains) et de la dispersion
géographique qui caractérise les équipes ou organisations internationales.
L’exigence de résultats, la pression temporelle, l’absence de liens de
proximité entre les équipes peuvent en effet accentuer les différences
culturelles et créer des conflits destructeurs de valeur pour l’entreprise,
comme le montre le rapprochement entre Daimler Benz et Chrysler.
ExempleLe rapprochement entre Daimler Benz et Chrysler dans le domaine de
l’automobile témoigne du danger de ces différences et leur impact sur la performance. La relation entre les deux constructeurs a en effet rapidement mis en lumière des oppositions fortes en matière d’organisation, de management des hommes (politique de rémunération et relation avec les syndicats) et de gestion commerciale (appréhension différente du marché). Ceci a eu notamment pour conséquence de créer de fortes tensions au sein des équipes interculturelles et de retarder un certain nombre d’actions au niveau commercial. Ainsi, le rapprochement de Daimler et de Chrysler qui était présenté comme une « fusion entre égaux » a très vite évolué vers une domination du constructeur allemand, avec des départs massifs, volontaires ou forcés de hauts responsables de Chrysler. Ne pas prendre en compte l’impact culturel dans le management d’une fusion-acquisition internationale peut dès lors créer d’importantes désillusions.
Synthèse
Il importe que le management puisse être en mesure de gérer la réalité
plurielle des organisations, si l’on veut éviter des problèmes de
susceptibilités et plus généralement des conflits entre cultures. Ainsi, si la
différence entre cultures peut alimenter la créativité et l’innovation au sein
des équipes, elle ne va pas de soi. Les organisations multiculturelles ne se
constituent pas naturellement. Elles demandent de la part des dirigeants de
l’attention et des efforts, afin de créer une véritable dynamique de groupe.
La multiplicité des domaines dans lesquels s’exprime la diversité pose donc
un problème très compliqué aux entreprises. Devant cette complexité, il
n’est guère surprenant que de nombreuses entreprises se déclarent
favorables à la diversité – en termes assez généraux – sans pour autant
prendre de mesures concrètes dans ce sens. Il est présenté ci-après les
principaux risques posés par la diversité culturelle.
62
Domaines concernés Risques potentiels
Marketing et Commerce
Risques de concurrence interneRisques de cannibalisation des offres
Gestion des Ressources Humaines
Relations conflictuellesProblèmes de susceptibilitésLogique de clivage eux-nousDégradation générale du climat social
Gestion et OrganisationConstitution de « baronnies » (logique de clans)Risques de perturbationAbsence de synergie – coopération limitée
Prise de décisionsConflits d’objectifs et d’intérêtsLenteur du processus de décision
L’ESSENTIEL
Le développement international des entreprises vient considérablement
accélérer et modifier l’organisation et la gestion des relations entre firmes. Le
rôle des organisations internationales et des équipes multiculturelles devient
dès lors des enjeux essentiels du management moderne, ouvrant la voie à de
nouvelles contraintes, mais aussi à de nouvelles opportunités de croissance.
Le management de la diversité peut en effet permettre d’avoir un éclairage
nouveau et ciblé sur les préférences culturelles et sociales des marchés, en
fonction du pays et des évolutions sociétales. Il permet aussi d’éviter les
logiques de conformité par rapport à une norme donnée, en introduisant dans
les réflexions des approches différentes. Elle peut également renforcer la
flexibilité et l’efficacité interne des organisations, en l’obligeant à s’adapter et
à innover. Enfin, la diversité culturelle peut servir les intérêts de l’entreprise
en matière de gestion des ressources humaines, en lui permettant d’attirer et
de retenir les cadres les plus talentueux intéressés par des perspectives
d’évolution de carrières.
Mais ce management de la diversité n’est pas sans risque. Il pose
notamment le problème de la gestion des différences au sein des équipes, qu’il
s’agisse de projets internes ou de relations issues de fusions, acquisitions ou
alliances stratégiques. Il y a donc la nécessité d’insérer cette diversité culturelle
dans un cadre cohérent et structure qui permette une convergence des actions.
63
CHAPITRE IV
QUELLES SONT LES STRATEGIES
D’ENTREPRISE DANS LES IMPLANTATIONS A
L’ETRANGER ?
par Benoît Thery
Dans ce chapitre, nous chercherons d’abord à identifier les facteurs
qui poussent les entreprises à investir à l’étranger, puis à distinguer les
différentes stratégies d’implantations internationales et à identifier leurs
effets pour les managers internationaux.
1. Quels facteurs influent sur les investissements directs à
l’étranger ?
Différentes études et enquêtes cherchent périodiquement à
discerner quels sont les facteurs d’investissements internationaux
communément appelés « investissements directs à l’étranger » (IDE)
quand ce sont des engagements significatifs réalisés directement dans le
pays visé, traduisant la stratégie internationale d’une entreprise, et non
pas seulement des prises de participation très minoritaires (moins de
10%) qui ne traduiraient qu’un souci de placement financier.
Selon ces études, on pourrait hiérarchiser dans l’ordre suivant les
facteurs d’investissement, après la rentabilité de 1’investisment qui reste
le premier critère, même si on peut assez souvent – mais non
nécessairement – le considérer comme la résultante et la traduction
économique des autres facteurs :
– les facteurs de marché, souvent en amont du processus de
décision : volonté et possibilité de pénétration, de
développement, d’élargissement, de désenclavement, de
maintien ou de défense, voire de domination, du marché sur
lequel veut opérer 1’entreprise ;
– les facteurs politiques de base dans le pays visé : sécurité,
stabilité, égalité de traitement (entre investissements nationaux
et étrangers), ouverture économique et privatisations, protection
contre l’arbitraire administratif ou judiciaire et contre un degré
élevé de corruption ;
– les facteurs d’environnement des affaires : réglementation,
fiscalité, mesures d’encouragement des investissements,
infrastructures de transport et de communication, environnement
industriel et réseaux de distribution, absence de bureaucratie ;
– les facteurs de ressources et leurs coûts : ressources humaines,
parmi lesquelles le travail qualifié et le coût du travail, ressources
naturelles et matières premières, énergie, ressource financières, ...
Une étude clé
Le rapport « L’Investissement international à l’horizon 2002 » (Délégation aux Investissements internationaux, Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement et Arthur Andersen, 1998), est fondé notamment sur une enquête auprès d’un échantillon représentatif de quelque 300 entreprises internationales. Il analyse les facteurs d’investissements à l’étranger en deux étapes successives du processus de décision : en amont, les motifs de l’internationalisation dans les grands choix stratégiques ; en aval, les critères de localisation dans la sélection effective du site et du projet d’implantation.
a. En ce qui concerne en amont les principaux motifs de l’internationalisation, « ces implantations sont motivées essentiellement par la volonté d’accéder à des marchés de taille plus importante ou en croissance plus rapide que leur marché intérieur, et dans une moindre mesure de dominer une part significative du marché mondial. Viennent ensuite la volonté d’acquérir des actifs stratégiques à l’étranger et de restructurer l’entreprise sur une base internationale. »
b. En ce qui concerne les facteurs de localisation, il a été demandé aux firmes interrogées de hiérarchiser 25 critères de choix d’un pays. Dans les 5 premiers critères, on retrouve en premier le « profit potentiel », les critères de marché en 2e et 3e rangs (la croissance et la taille du marché), puis des critères politiques en 4e et 5e rangs (protection de l’IDE, risque politique et social). D’une manière générale, les critères de ressources arrivent loin derrière les premiers, mais la qualité des ressources constitue un critère plus déterminant que leur coût. « De nombreux dirigeants ont en effet souligné que leur préoccupation essentielle concernait moins la comparaison des coûts stricto sensu que la fiabilité de l’environnement d’affaires au sens large : qualité garantie de
65
l’approvisionnement, implication et qualité de la main d’œuvre, prévisibilité du contexte réglementaire et fiscal ».
En ce qui concerne l’environnement d’affaires, il faut noter aussi l’importance du facteur privatisations (ou de la gestion de services publics déléguée à des opérateurs privés) dans la conjoncture actuelle de beaucoup de pays émergents ou en développement. Il semble que les privatisations ou les opérations de gestion déléguée y fassent largement appel à des investisseurs étrangers dans la mesure où ces pays manquent souvent eux-mêmes de moyens de financement pour développer ou réhabiliter leurs infrastructures ou leurs entreprises nationales.
C’est donc dans ce contexte général (recherche de rentabilité et
développement de nouveaux marchés, s’appuyant sur la fiabilité
politique, la qualité de l’environnement d’affaires et la situation des
ressources du pays visé) que sont prises les décisions d’investissement à
l’étranger des entreprises internationales.
Quels sont alors les stratégies d’implantation de ces entreprises et
les effets de ces décisions sur le choix des managers internationaux ?
2. Quels sont les stratégies d’implantations internationales et leurs
effets sur le choix des managers internationaux ?
Les huit facteurs stratégiques qui influencent la politique des
multinationales pour le management de leurs implantations à 1’étranger
peuvent être : le type d’implantation dont il s’agit, le secteur d’activité
concerné, le type de pays d’implantation, le type de marché visé, le mode de
financement et de gestion financière des implantations, le degré et
l’ancienneté de l’internationalisation de la multinationale, 1’organisation de
ses activités internationales, la culture de management de la multinationale.
Nous allons les présenter sous la forme de tableaux synoptiques.
STRATEGIES D’IMPLANTATION INTERNATIONALE
EFFETS SUR LE CHOIX DES MANAGERS INTERNATIONAUX
1. Type d’implantationL’exploitation, c’est-à-dire l’exercice de l’activité de
Expatriation de managers de la société - mère pour lancer les opérations, mais
66
production de l’entreprise, qu’elle soit agricole, industrielle ou de services ;
rapidement aussi développement des ressources humaines locales et transfert de compétences, puis « autochtonisation » au moins partielle des cadres, notamment pour mieux s’adapter au marché et au personnel du pays, et aussi pour diminuer les coûts de l’encadrement ;
La représentation commerciale, c’est-à-dire l’implantation d’un Bureau ou d’un réseau de représentants pour porter les intérêts commerciaux de l’entreprise, sans que son activité de production soit présente dans le pays visé ;
Expatriation d’un ou de quelques managers de la société - mère en nombre très limité, et mise en place d’un réseau de représentants locaux ; le délégué commercial expatrié sera souvent d’un haut niveau de représentation de l’entreprise et rompu à la négociation et à la communication interculturelles ;
Le grand chantier ou le grand contrat, qui demande une mobilisation temporaire par l’entreprise internationale de moyens importants dans le pays d’accueil, sans pour autant y installer une implantation permanente : il peut y avoir des investissements consentis dans le pays, mais dans ce cas ils sont limités à l’objet et à la durée du contrat.
Expatriation d’un encadrement nombreux et apte à conduire le chantier, avec un moindre transfert de compétences car le temps est limité.
2. Secteur d’activité concernéEntreprises de haute technologie ou industrie de procès (par exemple, entreprises informatiques ou pétrolières)
Les standards internationaux de production et les contraintes de la technologie imposent un mode de production et d’organisation largement uniforme : tendance à faire venir des managers expatriés porteurs de ces standards ;
Entreprises de services ou de biens de grande consommation
Elles demandent d’accorder la priorité au marketing et aux clients : davantage intérêt à privilégier un management national pour mieux s’adapter aux goûts et aux clients du pays.
3. Type de pays d’implantationPays développés Tendance à avoir peu d’expatriés de la
société - mère, le pays d’implantation
67
étant considéré comme comptant suffisamment de managers compétents, mais il pourra y avoir des missions ponctuelles fréquentes de suivi de la nouvelle implantation ;
Pays en développement Davantage d’expatriés et de transfert de compétences, suivis ensuite par des procédures progressives d’« autochtonisation » de l’encadrement.
4. Type de marché viséMarché local (national ou régional) : dans ce cas, la multinationale a fait le choix de se rapprocher de ses marché pour mieux s’y adapter et pour supprimer ou réduire les coûts liés à l’exportation (transports, droits de douane) ;
Tendance à recruter des managers du pays pour des raisons d’adaptation au marché local ;
Marché d’origine de la multinationale ou d’autres marchés dans le monde : dans ce cas, l’entreprise a fait le choix de s’implanter dans le pays visé pour des raisons d’avantage comparatifs forts (disponibilités, de ressources humaines ou naturelles à prix faibles, incitations à investir dans des zones « off shore », ...), puis de réexporter sa production dans d’autres pays.
Ce sont les standards internationaux de qualité qui 1’emportent : dans ce cas, on aura intérêt à avoir au moins quelques cadres expatriés habitués à ces standards ou à ces marchés visés à l’exportation.
Le mode de financement et de gestion financière des implantations
La question qui se pose ici est surtout celle de l’autonomie
financière de 1’implantation ou de la filiale à l’étranger :
- Quelle est la part du capital possédée par la société - mère dans
la nouvelle implantation ? La nouvelle filiale est-elle partagée
en joint-venture avec un partenaire du pays d’implantation ou
même d’un autre pays ?
- Quelle est la volonté de la multinationale d’affectation des
bénéfices de cette filiale : pour réinvestir dans le pays
68
d’implantation ou au contraire pour investir sur d’autres
exploitations dans d’autres pays ?
- Le système de reporting financier au siège de la multinationale
est-il centralisé et élaboré avec de fortes exigences sur les
données communiquées et les échéances de communication (par
exemple, tableaux-types de données détaillées communiqués au
siège le 4 de chaque mois pour le mois précédent) ?
STRATEGIES D’IMPLANTATION INTERNATIONALE
EFFETS SUR LE CHOIX DES MANAGERS INTERNATIONAUX
5. Le mode de financement et de gestion financière des implantationsForte autonomie financière de la filiale étrangère
Plutôt des dirigeants nationaux ; en cas de joint venture avec une société du pays ou d’un autre pays, il y a généralement un partage des responsabilités de direction de la filiale avec des dirigeants nommés par la société partenaire ; quand même, une fonction de contrôle de gestion est souvent assurée par un expatrié représentant les intérêts du siège.
Faible autonomie financière de la filiale
Davantage des dirigeants expatriés (notamment directeur financier) représentant le siège de la multinationale.
6. Degré et ancienneté de l’internationalisationDegré et ancienneté de l’internationalisation importants (par exemple, entreprises pétrolières)
On peut considérer que chaque cadre est susceptible d’être ou de devenir un « manager international ». Il y a alors souvent une forte maîtrise de la gestion internationale des cadres, qui est quasi généralisée et pleinement intégrée dans la multinationale ;
Degré et ancienneté de l’internationalisation faibles
On pourra être tenté par le développement d’un nouveau corps spécialisé de cadres internationaux, géré en « légion étrangère ». Dans ce cas, les inconvénients majeurs en sont le cloisonnement entre
69
cadres sédentaires et managers internationaux, et le risque élevé de ne pas pouvoir réintégrer dans le pays d’origine les cadres expatriés
7. Organisation des activités internationales« Business-units » couvrant plusieurs pays
Culture plus intégrative avec des équipes mixant des managers de ces différents pays ;
« Business-units » organisées par pays
Culture plus adaptative, avec plutôt des managers nationaux dans chaque pays.
La culture de management de la multinationale
Trois types de cultures managériales sont souvent distingués dans
les multinationales :
- Une culture de management dominante qui est le reflet de la
culture du pays d’origine de la multinationale : par exemple, un
management américain diffusé dans le monde par une
multinationale américaine.
- Une culture de management dominante transnationale, qui est le
produit original de l’entreprise-mère, par exemple sous l’effet
du charisme de ses fondateurs qui ont défini des valeurs propres
à l’entreprise, laquelle les diffuse dans les différents pays.
- Une culture de management minimum pour le groupe, avec une
volonté d’adaptation aux cultures nationales dans leur diversité.
Dans tous les cas, l’entreprise multinationale est obligée de composer
entre un pôle intégratif sans lequel elle n’existerait pas comme groupe, et un
pôle adaptatif sans lequel elle ne pourrait pas gérer sans heurt ses clientèles
nationales et ses personnels nationaux. Mais le positionnement des
politiques des différentes multinationales est très variable sur l’axe compris
entre ces deux pôles (centralisation / décentralisation).
Dans les cas de fusions-acquisitions d’entreprises de taille
comparable mais de pays différents, on estime souvent que la culture de
l’une ne peut l’emporter sur celle de 1’autre : c’est à un véritable travail
de refondation d’une nouvelle culture, cohérente avec les deux
précédentes, qu’il faut souvent se livrer.
70
STRATEGIES D’IMPLANTATION INTERNATIONALE
EFFETS SUR LE CHOIX DES MANAGERS INTERNATIONAUX
8. Culture de management de la multinationaleManagement de la multinationale de type intégratif
Tendance à expatrier des managers représentatifs de cette culture centrale dans de nouvelles implantations ;
Management adaptatif Managers nationaux du pays d’implantation.
Fiche annexe
Grille d’analyse du management international d’une grande
entreprise
ENTREPRISE :Activité :Taille (chiffre d’affaires et effectifs consolidés) :Siège :
Pays d’implantations réalisées :
Implantation (s) en cours :Ancienneté de I’internationalisation (année) :
Types d’implantations :représentations commerciales :création de nouvelles exploitations :rachat / reprise d’exploitations existantes :joint-ventures minoritaires :grands chantiers sur contrats :
Politique managériale :Organisation managériale dans l’espace (business units, par exemple) : Pourcentage moyen de participation dans les filiales étrangères :Mode de reporting :Dirigeants à l’étranger (nationaux ou expatriés) :Culture de management (intégrative ou adaptative) :Langue (s) de communication du Groupe :Université ou séminaires de management Groupe :
Autres observations :
71
CHAPITRE V
QUELS PROCESSUS D’IMPLANTATIONS
INTERNATIONALES SE DEVELOPPENT ?
par Benoît Thery
Ce chapitre vise à identifier les processus d’implantation à
l’étranger, qui constituent souvent la période la plus dense et la plus
difficile des opérations internationales. Il permet ainsi d’anticiper et de
déterminer les compétences requises des managers internationaux,
notamment pour ces phases d’implantation, compétences qui seront
développées ensuite dans une autre partie.
Pour réaliser un investissement productif à l’étranger, les dirigeants
d’entreprises internationales ont le choix entre trois principaux modes
d’implantations :
- la création d’une exploitation de toutes pièces,
- l’acquisition d’une entreprise, en totalité ou en « joint venture »,
y compris à l’occasion d’une privatisation,
- la gestion déléguée, c’est-à-dire la conduite d’une exploitation
selon un mode de gestion privé, mais sur la base d’un cahier des
charges public et pour le compte d’une autorité publique.
La gestion déléguée étant, dans le courant général de libéralisation,
une tendance actuelle importante de l’expansion des opérations
internationales, tout en étant relativement mal connue, on la présente ici
de façon plus détaillée en début de chapitre.
1. Qu’est-ce que la gestion déléguée ?
La gestion déléguée consiste pour les pouvoirs publics (Etat ou
Collectivités territoriales) à confier l’exploitation et la gestion d’un
service public qui est ou qui peut être commercialisé, à un opérateur de
droit privé qui s’engage à respecter le cahier des charges public de cette
exploitation. La gestion déléguée s’applique en particulier dans des
secteurs et dans des pays où les pouvoirs publics ont un besoin important
et urgent de financement d’infrastructures.
Ce type de secteurs est généralement désigné par le terme
« utilities » qu’on pourrait traduire dans ce cas par infrastructures
publiques. Très souvent, il s’agit de services de base au grand public qui
se caractérisent, d’une part par l’exploitation de réseaux qui demandent
des investissements très coûteux et des technologies de pointe, d’autre
part par le service et la facturation d’un nombre considérable de clients
pour des sommes unitaires généralement modiques. Ces réseaux sont
notamment ceux de la distribution d’eau potable, d’électricité, de gaz de
ville, de chauffage collectif, et les réseaux d’assainissement, de
télécommunications, de transports publics (chemins de fer et réseaux de
transports urbains), d’autoroutes. La gestion déléguée peut porter aussi
sur les services de propreté urbaine et de traitement des déchets, de
gestion d’aéroports, de parkings publics, etc.
Avec l’explosion démographique de nombreux pays et en
particulier celle de mégalopoles (Mexico : 20 millions d’habitants,
Shanghai : 16 millions d’habitants, Djakarta : 15 millions d’habitants,
etc.), les pouvoirs publics des pays émergents font face à d’énormes
difficulté financières pour réhabiliter ou étendre leurs réseaux de services
publics. Aussi recourent-ils, souvent avec le soutien de la Banque
Mondiale, à des opérateurs privés de très grande taille susceptibles
d’apporter en gestion déléguée des financements d’investissements
considérables, qu’ils pourront amortir et rentabiliser sur une longue
période d’exploitation des réseaux dont ils percevront les recettes.
Parfois, ces exploitations publiques peuvent être aussi purement et
simplement privatisées.
Exemple
La gestion déléguée s’est également répandue dans des pays développés d’Europe avec le mouvement libéral. La Grande-Bretagne en particulier avait montré la voie, notamment avec les chemins de fer, l’Allemagne a suivi, par exemple pour les sociétés d’eau. Les pays d’Europe centrale ont combiné les deux mouvements de recherche de
73
financements pour leurs infrastructures et d’ouverture à l’économie de marché pour s’engager dans la gestion déléguée. Les Etats-Unis sont en train d’emboîter le pas.
De plus, le mouvement s’étend encore, dans différents pays, avec de nouveaux services comme la téléphonie mobile et l’exploitation du câble numérique ; parfois, les gouvernements y trouvent l’occasion lucrative de faire payer des droits d’entrée très élevés aux opérateurs privés.
C’est dire que la gestion déléguée est à l’échelle internationale en pleine expansion : elle représente souvent les plus grands investissements consentis par les multinationales. De très grandes entreprises françaises y sont largement engagées sur les terrains étrangers, tels que les groupes France Telecom, EDF, GDF, Vivendi Environnement, Suez, Bouygues, Vinci, Aéroports de Paris et dans une moindre mesure la SNCF et la RATP.
Les contrats de gestion déléguée à 1’international peuvent revêtir 3
formes principales :
a. la concession ou le BOT (Build, Operate and Transfer),
b. l’affermage ou l’OM (Operate and Maintain),
c. le contrat de management (Management Contract).
1.a. La concession ou le BOT
* Ce type de contrats se caractérise par :
- 1’autorité publique délégante confie l’exploitation (au sens
large) à un opérateur qui en assure la responsabilité industrielle
et commerciale et en perçoit les recettes versées par les clients,
- l’opérateur délégataire (concessionnaire) a la charge des
investissements (en démarrage ou en extension d’opération),
qu’il amortit par les recettes d’exploitation sur la période du
contrat, investissements dont il transfère ensuite la propriété à
1’autorité délégante.
* Les distinctions entre le BOT et la concession sont notamment :
- le BOT suppose la construction d’infrastructures nouvelles et
peut paraître plus risqué qu’une concession qui s’applique à
une exploitation préexistante : le BOT demande un
investissement lourd dès la première période du contrat, qui
sera amorti sur une période d’exploitation nécessairement
74
longue (20 à 30 ans par exemple). Or, comme il s’agit souvent
d’une nouvelle opération, on ne dispose pas d’historique de
l’exploitation et de ses recettes. Il se peut aussi qu’une
nouvelle exploitation excède la demande et ne génère pas de
recettes correspondantes (cas, par exemple, dans les PECO –
Pays d’Europe Centrale et Orientale – ou les infrastructures
publiques peuvent devenir excédentaires par rapport à la
demande quand on pratique des tarifs correspondant à la vérité
des prix). Il est donc nécessaire d’avoir des garanties sur la
durée effective du contrat et sur ses recettes ;
- dans une concession, on dispose d’un historique de l’exploitation
et de ses recettes ; les investissements d’extension ou de
réhabilitation sont plus étalés dans le temps ; on peut jouer
davantage sur la durée des investissements et sur l’ajustement des
recettes d’exploitation pour financer les investissements.
Des variantes du BOT
Il faut noter l’apparition d’un nouveau type de BOT, le BOTT, pratiqué par exemple par l’Afrique du Sud et qui signifie « Build, Operate, Train and Transfer », l’addition du « Train » signifie que l’opérateur privé a l’obligation, après avoir construit l’infrastructure, de former suffisamment le personnel pendant la période d’exploitation avant de la transférer en retour à la puissance publique. Dans la plupart des cas, il paraît être de l’intérêt bien compris de l’exploitant de former son personnel pour améliorer la rentabilité de l’exploitation, mais quelquefois le « Train » du cahier des charges public peut designer aussi le personnel des exploitations publiques installées dans les Collectivités territoriales voisines...
On peut trouver également le BOO, « Build, Operate and Own », sans que le transfert de l’infrastructure à 1’autorite publique soit prévu à l’issue du contrat : le délégataire garde l’infrastructure dans ses actifs. Ceci correspond à une longue durée d’exploitation qui permettra sans doute l’amortissement complet de l’infrastructure, laquelle sera même éventuellement devenue obsolète à l’issue de cette période. Ce type de contrat, utilisé par exemple au Mexique, peut être employé, entre autres, par des sociétés nationales d’énergie électrique qui se font construire par BOO une capacité additionnelle (par exemple, une nouvelle centrale) sans être sûres qu’au bout de 25 ans d’exploitation la technologie utilisée soit toujours considérée comme opportune. Si elle l’est encore, l’autorité
75
délégante pourra soit racheter la centrale à faible coût, soit en renouveler l’exploitation au délégataire, soit encore laisser celui-ci opérer librement sur le marché comme producteur indépendant.
* La concession et le BOT appellent les remarques suivantes :
- il faut relativiser l’importance de l’engagement financier nécessaire pour
1’investissement par le jeu possible d’un double « levier » : dans le
meilleur des cas, un opérateur peut acquérir une position de leadership
grâce à son savoir-faire technique avec seulement 25% du capital de la
nouvelle société concessionnaire (à compléter par différents
actionnaires), et le capital lui-même peut ne constituer que 20% du
financement nécessaire des investissements (à compléter par des
emprunts). Dans ce cas, l’opérateur peut n’apporter finalement que 5%
des besoins de financement tout en obtenant le leadership de
l’exploitation. De plus, le concessionnaire peut encore s’efforcer
d’obtenir des prêts en « financement de projet », c’est-à-dire que
l’emprunt est financé par les seules recettes du projet, si possible sans
prise de garanties bancaires sur la société - mère. Ceci requiert
évidemment un très grand savoir-faire technique, financier et de
négociation de la part de l’entreprise internationale engagée dans ce type
d’opérations.
- le concessionnaire ou titulaire du contrat de BOT a la responsabilité
globale de l’opération au sens large, mais il peut éventuellement sous-
traiter la construction de l’infrastructure, ou sa maintenance, ou même
son exploitation, à une autre société plus spécialisée. Ceci s’applique en
particulier au cas d’un BOT, ou le délégataire peut s’appuyer
successivement par contrats sur une société de construction, puis sur une
société d’exploitation. Eventuellement, ces diverses sociétés seront
membres du consortium qui répond à l’appel d’offres public et/ou de la
nouvelle société délégataire constituée pour réaliser le contrat.
- Enfin, le contrat de gestion déléguée (du type concession, BOT...) peut
éventuellement être complété par un contrat d’assistance technique par
lequel la société - mère apporte son savoir-faire à sa nouvelle filiale
(majoritaire ou minoritaire) qu’est la société délégataire ayant obtenu
76
le contrat.
1.b. L’affermage ou l’OM
* L’affermage ou OM se caractérise par :
- l’autorité publique délégante confie l’exploitation (au sens large) à un
opérateur qui en assure la responsabilité industrielle et commerciale et
en perçoit les recettes versées par les clients,
- l’opérateur délégataire (fermier) n’a pas la charge des investissements
(sauf éventuellement de réhabilitation ou d’entretien lourd), mais il
paie pour l’utilisation des infrastructures une redevance à l’autorité
délégante qui en est propriétaire.
Remarques :
♦ Les contrats d’affermage ou d’OM (Operate and Maintain) sont peu
développés à l’étranger, car la motivation première de 1’autorité
délégante est d’obtenir un financement d’investissements : sans besoin
de financement particulier, 1’autorité responsable du service n’aurait
souvent pas de raison suffisante pour recourir à la gestion déléguée.
♦ Par comparaison avec la concession, l’affermage présente moins de
risques (pas d’investissements), mais aussi moins de marges de gestion
dans la mesure où on ne peut améliorer l’exploitation par
1’investissement, et où 1’exploitation est grevée par la redevance à
payer pour l’utilisation des infrastructures.
1.c. Le contrat de management
* Ce type de contrat se caractérise par :
- 1’autorité publique délégante reste l’exploitant, garde la responsabilité
commerciale et perçoit les recettes versées par les clients,
- elle conclut un contrat de management avec un gestionnaire qui
s’engage sur une mise à disposition de personnel qualifié et sur un
niveau de service et de qualité, et qu’elle rémunère selon un montant
fixe ou un intéressement sur les performances réalisées.
* Remarque
♦ ce type de contrats existe à 1’international quand les pouvoirs publics
veulent améliorer, par un transfert de savoir-faire, la qualité et la
77
rentabilité d’un service public, sans pour autant avoir un besoin de
financement urgent pour leurs infrastructures et tout en gardant leur
pleine souveraineté sur 1’exploitation.
Le tableau suivant récapitule les modes d’intervention possibles
des opérateurs internationaux en gestion déléguée selon les types de
contrats existants, en précisant la prise de risques pour les opérateurs
correspondant aux différents types de contrats :
Modes d’interventions des opérateurs internationaux en gestion déléguée selon les types de contrats
TYPE DE CONTRATS DE
GESTION DÉLÉGUÉE
TYPES DE RISQUESRisque en
capitalRisque de
financement d’investissement
Risque commercial
Risque industriel
CONCESSION OU BOT1. (Prise de participation chez) le concessionnaire exploitant.
2. (Prise de participation chez) l’exploitant sous-traitant du concessionnaire.
Oui
Oui
Oui
Non
Oui
partagé ou non avec le délégataire
Oui (+ risque de construction en BOT)
Oui
AFFERMAGE OU OM (Prise de participation chez) le délégataire (fermier).
Limité(Capitalfaible)
Non Oui Oui
CONTRATDE MANAGEMENTGestionnaire rémunéré (avec ou sans intéressement aux résultats)
Non Non Oui si intéressement
selon le contrat
2. Les quatre étapes des opérations d’implantation à l’étranger
Les opérations d’implantation présentées ici peuvent s’appliquer
assez largement pour différents cas d’investissements à l’étranger : rachat
d’entreprise dans un cadre privé, opérations de privatisation ou de gestion
78
déléguée... On fait ici l’hypothèse, fréquemment rencontrée, que
1’opération s’effectue en partenariat (« joint venture ») avec des acteurs
nationaux du pays visé ou des acteurs qui sont eux-mêmes internationaux.
L’opération est présentée ici en 4 étapes qu’on peut généralement
observer à partir d’une opportunité de rachat d’entreprise ou d’un appel
d’offres public pour une privatisation ou une gestion déléguée :
a. Le montage de projet et de partenariats,
b. L’audit de 1’exploitation préexistante (s’il y a lieu),
c. L’élaboration du plan d’affaire,
d. La préparation et la conduite de la reprise (s’il y a une
exploitation préexistante).
En gestion déléguée, ces étapes s’appliquent surtout aux cas de
participation à une concession ou BOT, ou a un affermage ou OM. La
démarche serait par contre très simplifiée dans le cas d’un contrat de
management.
En considérant une opportunité d’acquisition à l’étranger ou un appel
d’offres international qui définit la privatisation ou le type de contrat de
gestion déléguée proposé, il s’agit ici d’arrêter sa stratégie d’intervention,
souvent en commun avec des partenaires dans un consortium.
À ce stade, il faut prévoir de constituer une équipe - projet à
caractère pluridisciplinaire (spécialistes commerciaux, techniques,
juridiques, financiers...), dont la taille varie en fonction de 1’importance
du projet. Cette équipe est constituée pour la durée du projet, jusqu’à
1’achèvement des négociations et la signature du contrat. Dans la brève
période qui suit la signature du contrat et qui précède la reprise effective,
cette équipe - projet pourra se chevaucher et passer le relais à une équipe
de reprise, appelée à manager la nouvelle exploitation. Les étapes de
« financial closing », de transformation ou de constitution de la nouvelle
société et de préparation immédiate de 1’implantation seront l’occasion
de ce relais de responsabilités entre les deux équipes.
Il faut également prévoir une logistique pour l’équipe - projet, à la
fois au siège de la société - mère et à proximité de l’entreprise visée à
l’étranger. Des bureaux et des moyens de communication efficaces sont
79
alors nécessaires.
2.a. Monter le projet et ses partenariats
Cette étape comprend cinq opérations principales :
1. Analyser les risques
L’analyse des risques est une composante importante de l’étude de
faisabilité du projet. Si cette dernière est confirmée, l’analyse permet de
prévenir les risques pour chaque partie, mais surtout de chercher à les
partager entre ceux qui sont capables de les assumer. On peut distinguer
notamment les risques suivants :
- Le risque d’achèvement dans le cas de nécessité de constructions
(BOT par exemple) : délais de construction dépassés, surcoûts des
travaux, sous-performance technique, voire abandon du projet : les
banques n’aiment pas assumer ce type de risques et demanderont des
garanties aux actionnaires de la nouvelle société ;
- Le risque commercial dépend essentiellement du marché : il s’agit
d’évaluer les revenus commerciaux escomptés et leur stabilité ;
- Le risque politique couvre les cas de guerre, expropriation, non-transfert
des revenus, mais aussi de non-respect des contrats, changement de
législation, force majeure, et surtout le risque de change. Ce dernier est
important dans les pays émergents : l’endettement se fait en devises pour
les équipements et les revenus sont perçus en monnaie du pays (parfois
faible). Ce type de risques appelle des garanties externes, surtout pour les
projets d’intérêt public (auprès du gouvernement. des institutions
financières internationales, des assureurs-crédits ...), et une limitation de
l’endettement en devises. Il existe des organismes spécialisés (comme
Standard and Poors) qui cotent les risques-pays.
Un projet fiable repose sur une utilité industrielle et commerciale
démontrée, une économie stable, des intervenants motivés (partenaires,
pouvoirs publics), la minimisation des conflits d’intérêt (entre partenaires,
fournisseurs, financeurs). On développe ci-après la condition d’un cadre
juridique acceptable.
2. Identifier le cadre juridique
Les principes essentiels du droit des sociétés (du type latin, du type
80
anglo-saxon ou du type germanique) permettent de raisonner par analogie
pour comprendre de nombreux droits nationaux : les différentes formes
de sociétés, les règles de constitution des sociétés, les règles de
fonctionnement et de pouvoirs dans les sociétés : par exemple, les droits
de vote des actionnaires peuvent-ils être différents selon le statut de leurs
actions ?, un partenaire peut-il se retirer en cours d’opération ?
En ce qui concerne les relations avec les partenaires, il s’agit
d’identifier les conditions d’association dans une même société (et
quelquefois les obligations de le faire, quand un investisseur étranger ne
peut posséder à lui seul tout le capital – ni même parfois la majorité du
capital – d’une société du pays). Des pactes d’actionnaires
(« shareholders agreements ») peuvent éventuellement compléter les
statuts de la société (« articles of association ») et organiser les rôles des
futurs partenaires dès avant la constitution de la société.
En cas de gestion déléguée, il convient de s’assurer qu’il existe un
droit de la gestion déléguée dans le pays et d’analyser la législation pour
s’assurer de la clarté d’un certain nombre de principes : les règles de
fixation des tarifs, d’indemnisation en cas de non-respect des clauses
prévues. Dans tous les cas, il faut s’enquérir des conditions d’arbitrage.
Cette analyse doit être menée avec des juristes spécialisés, à qui il faut
donner un cahier des charges clair sur les besoins et les exigences du projet (il
convient de « piloter » les avocats et non de se laisser entraîner par eux).
3. Analyser le type de partenariat possible
Les types de questions suivantes sont à examiner :
- analyse du marché et de la concurrence dans le pays : notamment,
partenaires « obligés », concurrence possible du partenaire et
implications pour le partenariat, alliances avec des sociétés locales aux
activités complémentaires...
- la position des constructeurs et fournisseurs dans un éventuel
partenariat. Ceux-ci n’ont pas forcement les mêmes intérêts que
l’exploitant : par exemple, les constructeurs peuvent avoir une vue
plus intéressée à court terme (phase de construction) et être moins
soucieux de la rentabilité de 1’exploitation à long terme. Les
81
fournisseurs d’équipements peuvent aussi pousser à conclure de façon
imprudente : on peut alors par exemple les associer à long terme sur la
maintenance des équipements.
- types de contrats d’assistance technique ou d’ingénierie entre les
partenaires et la nouvelle société : quel partenaire, en particulier la
société - mère, peut apporter une assistance technique et être rémunéré
par des « technical assistance fees » ? A cet égard, on peut distinguer
1’assistance technique proprement dite (envoi d’experts), le management
(suivi de gestion de la société - mère), le transfert de savoir-faire
(formateurs, documents), le transfert technologique (logiciels, procédés,
brevets) qui peut être rémunéré par des licences d’exploitation.
4. Elaborer une stratégie de partenariat
Le schéma qui suit figure 1’organisation du partenariat au sens le
plus large du terme.
L’organisation du partenariat
Le partenariat devrait :
- réunir les apports de différents intervenants afin de pouvoir assumer
un projet de dimension importante,
- assurer des fonctions complémentaires,
- partager les risques (selon les fonctions des partenaires : construction,
exploitation, financement).
Pour monter le partenariat, il faut :
Nouvelle société
Pouvoirs publicsAutorité de tutelleou délégante
Actionnaires(associés)
fonds fonds
Prêteurs(banques)
Exploitants si sous-traitant
Constructeurs et fournisseurs
contrat contrat
82
- analyser ses objectifs, par exemple : minimiser et rentabiliser
l’investissement, exercer le pouvoir d’exploitation (le savoir-faire
pouvant compenser pour partie le manque de capital), convaincre les
banquiers et/ou 1’autorité publique de la pertinence du partenariat
proposé,
- analyser les opportunités (par exemple, son avance technologique ou
l’expérience acquise des partenaires) et les menaces (par exemple, la
concurrence avec ses partenaires et le risque de diffusion de son
know-how). Il importe ainsi de bien connaître les intentions des
partenaires : par exemple, les constructeurs intéressés à plus court
terme, ou les partenaires désireux d’apprendre le métier pour faire
ensuite concurrence, y compris hors de leur pays,
- analyser les options des prêteurs (qui préfèrent des partenaires
crédibles) et les préférences de 1’autorité de tutelle (pour les
partenaires qu’elle recommande...),
- un équilibre entre logique commerciale et logique d’exploitation (à la
fois un partenariat crédible au stade commercial et fiable au stade
d’exploitation) : le partenariat choisi doit satisfaire les deux logiques,
- la stabilité de l’équilibre des pouvoirs entre les partenaires : éviter les
risques de marginalisation d’un partenaire, mais éviter aussi les
positions trop partagées où il y a risque de conflit de pouvoir (à cet
égard, il vaut mieux avoir plusieurs partenaires plus faibles qu’un seul
partenaire important). Dans le même esprit, il vaut mieux avoir un
partenaire local pour chaque affaire, plutôt qu’un partenaire national
avec un accord global qui ne sera pas forcément adapté pour chaque
affaire. Ceci suppose de connaître le pays au préalable.
5. Mettre en œuvre le montage partenarial
- se faire conseiller par des experts du pays,
- impliquer les partenaires dès 1’amont du projet, répartir leurs
responsabilités dans l’exploitation, l’assistance technique et l’ingénierie ;
répartir les coûts commerciaux entre les partenaires (en cas de réponse à
un appel d’offres) ;
- formaliser ces répartitions de responsabilités et de coûts dans un accord
83
de partenariat (qui peut être le « pacte d’actionnaires »). Parmi les
répartitions de responsabilités, on peut prévoir par exemple un
président national (du pays d’accueil) et un comité de direction
(directeur général, directeur de l’exploitation, directeur financier)
expatrié et/ ou partagé avec un partenaire de poids.
2.b. Conduire l’audit de l’exploitation
S’il y a une exploitation préexistante à reprendre (rachat, privatisation,
gestion déléguée), les principales opérations d’audit peuvent être :
1. Définir le cahier des charges de l’audit
- les objectifs de l’audit sont de pouvoir élaborer, en appréciant les
marges de manœuvre possibles, le plan d’affaire (et l’offre technique
et financière dans le cas d’une privatisation ou d’une gestion
déléguée), et 1’organisation de la future exploitation,
- définir les « outputs » de l’audit : informations essentielles
recherchées et degré de précision voulu (en fonction par exemple de
1’obligation d’investissement ou non).
Les principaux paramètres et types d’informations à obtenir sont
notamment :
- l’état des infrastructures et équipements ; 1’observation peut être
complétée par des statistiques des incidents techniques ; la comparaison
avec d’autres exploitations comparables peut être également éclairante ;
- le niveau de qualité par rapport aux besoins et par rapport aux normes
du pays et éventuellement de normes internationales : les installations
et équipements actuels permettent-ils cette qualité ? respectent-ils les
normes de sécurité reconnues ? L’analyse de l’existant conduira à
1’évaluation des écarts et à celle d’un plan d’investissements
nécessaires (réhabilitation notamment) ;
- les paramètres sociaux : statut actuel du personnel et possibilités de le
modifier, sureffectifs éventuels et possibilité de les réduire,
compétences du personnel et nécessité de les développer ;
- les paramètres financiers : bilan et compte d’exploitation ; endettement
et modes de règlement des dettes prévus par le vendeur ou par le
84
concédant ;
- surtout, l’estimation des ventes : historique de l’exploitation et « trend » des
recettes passées ; prévision des recettes (avec le plus de précision possible
sur les cinq prochaines années) ; estimation de l’élasticité des recettes par
rapport aux prix et par rapport à d’autres paramètres économiques du pays ;
l’estimation des recettes futures est sans doute la partie la plus cruciale de
l’audit, à la fois par son importance et par sa difficulté ;
- estimation des gisements d’amélioration et de productivité : une
exploitation dégradée entraîne des coûts de réhabilitation, mais permet
aussi des gains économiques à moyen terme : amélioration du rendement
technique, du rendement commercial et de la productivité du personnel.
De plus il convient de :
- apprécier la fiabilité des informations qui fonderont les scénarios
techniques et financiers : mesurer les marges d’incertitudes,
- définir la méthodologie d’audit ; repérer les difficultés particulières
d’investigation à l’étranger (méfiance et réticences à l’égard du
repreneur, parfois dissimulation ou déformation de données, autres
modes d’organisation de 1’information, notamment en matière
comptable),
- définir les délais, les moyens humains et matériels, la coordination de
l’audit ; associer des partenaires et experts locaux à l’audit ; ne pas
négliger la logistique nécessaire à l’audit (locaux et moyens de
communication).
2. Conduire l’audit par domaine
Le tableau ci-après présente les principaux domaines de l’audit à
conduire, souvent confiés à différentes équipes de spécialistes :
Domaine à auditer Questions à examiner en particulierfinancier l’équilibre de l’exploitation, les immobilisations, si possible
l’endettementtechnique les infrastructures et l’équipement, leur état, leur maintenance,
le rendement techniquemarketing et commercial
estimation des recettes passées et futures, analyse des évolutions et des risques
service à la clientèle le service commercial, l’encaissement, le rendement commercial
ressources humaines l’organisation du travail, les effectifs et le statut du personnel,
85
les compétences et les moyens de formation, le climat social et les relations sociales, les composantes de la masse salariale et leur importance respective
investissements les travaux en cours et les investissements à prévoir2.c. Elaborer le Plan d’affaire
Ceci comprend les opérations suivantes :
1. Définir les grandes lignes du plan d’affaire
Les objectifs du plan d’affaire sont d’identifier l’organisation
souhaitable et les moyens nécessaires pour la future entreprise, de lever
des fonds entre les partenaires et chez les prêteurs, et en cas de
privatisation ou de gestion déléguée de traduire le plan d’affaire en une
offre technique et financière susceptible de remporter l’appel d’offres.
Il s’agit d’élaborer les plans d’action organisationnels (grandes
fonctions de l’exploitation à privilégier), commercial (réseau de
distribution, gestion de la clientèle, prix), technique (extension,
réhabilitation, développement, modernisation des infrastructures et des
équipements et humain (statut et gestion du personnel) en fonction des
nécessités de rentabilité et compte tenu des résultats de l’audit.
2. Déterminer les besoins de financement
Elaborer le plan de financement à moyen et long termes, compte
tenu de l’intervention des banquiers : définir 1’échelonnement des
investissements, des apports de capitaux (actionnaires, emprunts,
autofinancement par les résultats d’exploitation) et des remboursements
de prêts, compte tenu des recettes d’exploitation attendues.
En ce qui concerne les emprunts bancaires, on pourra chercher
notamment à recourir au financement de projet, dont les principes sont les
suivants :
- les revenus du projet constituent la source unique ou principale du
remboursement des financements,
- les prêts sont consentis à la société « ad hoc » créée pour le
projet,
- en cas de défaillance du projet, les recours éventuels sur les
actionnaires ou les autres intervenants sont limités, voire nuls.
L’intérêt du financement de projet est donc de ne pas engager la
86
société - mère de la nouvelle entreprise au-delà de son apport en capital et
d’éviter si possible qu’elle ait à fournir des garanties au banquier : les
engagements de la filiale ne sont pas consolidés au niveau de la société -
mère. La contrepartie en est une analyse très exigeante du projet par le
banquier et un contrat de financement plus coûteux et qui essaie de
prévoir tous les scénarios possibles.
L’approche de la banque sera donc impliquant. Pour 1’entreprise
qui y a recours, les avantages en sont : une analyse détaillée du projet sur
les plans technique, économique et juridique, avec l’apport d’experts de
ces domaines, une validation des hypothèses de faisabilité du projet, une
meilleure identification et une meilleure répartition des risques.
En revanche, les inconvénients pour l’entreprise en sont une « mise
à nu » de la société - projet, une certaine lenteur des étapes préparatoires,
des coûts d’expertise importants, des taux d’intérêt bancaires plus élevés
(moins de garanties) et des contraintes de suivi par la banque des phases
de construction (s’il y en a) et d’exploitation.
Pour élaborer le plan de financement, il convient de :
- s’associer avec les partenaires et adopter des définitions
financières communes,
- prendre en compte les modes de présentation financière du pays
et ses règles comptables et fiscales,
- examiner différents scénarios et les risques correspondants,
- utiliser des modèles de simulation financière.
Il faut préciser ici ce qu’on entend par simulations financières.
L’étude du financement du projet doit prendre en compte tous les
facteurs, si possible jusqu’à 1’achèvement de l’exploitation projetée, et
tous les financements prévus, sans admettre d’impasse de financement.
Le modèle financier simule donc l’ensemble des éléments de la vie
du projet et leurs interactions, et produit les comptes de résultats, les
bilans et les états de trésorerie correspondants. Un modèle informatisé
(tableur spécifique) est nécessaire car on balaie sans cesse de nouvelles
hypothèses (notamment en cas de négociations avec des partenaires) et
toutes les variables économiques et financières du projet peuvent évoluer
87
par interactions et doivent être immédiatement connues.
Ce travail demande des compétences particulières : le banquier peut y
apporter une assistance, mais il vaut mieux disposer de son propre modèle
pour son secteur d’activité, et de ses propres spécialistes, qui peuvent
travailler en coopération avec le banquier. Il s’agit d’un travail plutôt ingrat
(refaire de nombreuses simulations pour un même projet) pour lequel les
compétences sont rares et le turn-over de spécialistes important. Il convient
donc de pouvoir s’attacher ces spécialistes au sein d’équipes
pluridisciplinaires dès l’amont du projet (avec des avocats, des fiscalistes,
des banquiers) et de les faire participer à la définition du cahier des charges
pour l’audit préalable de l’exploitation visée, de façon à ce que les auditeurs
recherchent toutes les informations nécessaires aux simulations complètes.
Les modèles de simulation financière traitent les types
d’informations suivantes :
- en input : les coûts d’exploitation, les coûts d’investissement, les
recettes, les éléments fiscaux (TVA, retenues à la source, fiscalité des
dividendes) et les règles de transfert, les hypothèses de financement,
- en output : les comptes d’exploitation, les bilans, les tableaux
d’emplois et de ressources de financement, le taux de retour sur le
capital engagé, et le temps de retour sur investissement, les ratios
financiers demandés par le banquier tels que le taux de couverture de
la dette par le cash-flow.
Les ratios examinés par les banquiers sont notamment :
Le ratio annuel de couverture de la dette : où
CFADS = cash flow disponible pour le service de la dette,
DS = service de la dette.
Pour le banquier, ce ratio doit naturellement être supérieur à 1 et si
possible à 1,2 en début d’opération.
Le ratio de couverture de la dette sur la durée du prêt (LLDCR) est
le ratio agrégat du premier : somme de la couverture de la dette par le
cash-flow année après année, compte tenu du poids des intérêts. Le
banquier souhaite que ce ratio soit de 1’ordre de 2.
Par ailleurs, un équilibre doit être ménagé entre le service de la
88
dette pour le banquier et le retour sur le capital engagé pour l’actionnaire
(RDE : return on equity), c’est-à-dire entre la rémunération du prêt et
celle du capital. Ce dernier taux est généralement considéré comme
devant être compris entre 10 et 20%.
Dans une première phase de l’opération, l’accent sera mis
davantage sur le service de la dette et dans une seconde phase, après
remboursement de la majorité ou de la totalité du prêt, l’accent pourra
être mis prioritairement sur la rémunération de l’actionnaire.
3. Accomplir les procédures bancaires
Le processus de financement par la banque passe généralement par
les étapes suivantes :
- la «due diligence » : analyse par la banque du projet apporté par
l’entreprise : analyse du cadre économique et contractuel du projet,
mise en place d’un modèle financier initial, appréciation de la
faisabilité du projet,
- le «term sheet» (projet de contrat de crédit) : précise les
caractéristiques du crédit, les engagements de l’emprunteur et des
partenaires, les sûretés à prendre,
- « l’information mémorandum » : document qui rassemble les
différentes compréhensions du projet et qui est destiné aux différentes
institutions financières pressenties pour le financer,
- le « closing financier » : signature de tous les contrats de financement.
4. Rédiger et négocier l’offre technique et financière dans le cas
d’une privatisation ou d’une gestion déléguée
Un certain nombre de clauses particulières à la gestion déléguée sont à
prévoir dans l’offre et à négocier ensuite pour s’assurer une sécurité
suffisante :
- les révisions de tarifs, souvent prévues en application
d’équations prenant en compte différents paramètres micro
(coûts et qualité de l’exploitation) et macro-économiques
(inflation, coût de l’énergie...). La pratique montre que ces
révisions sont parfois difficiles à faire appliquer par l’autorité
délégante pour des raisons de politique locale,
89
- la notion d’équilibre économique du contrat, garantissant la
possibilité de négociation d’avenants sur la durée du contrat
(parfois très longue : 20 ou 30 ans) afin de prévenir à terme des
déséquilibres structurels imprévisibles au départ. Cette notion
implique le respect réciproque des intérêts économiques des deux
parties, si l’une d’entre elles s’estime lésée par des écarts
importants par rapport aux prévisions : en particulier augmentation
ou diminution des tarifs si la structure des coûts s’est détériorée ou
au contraire s’est améliorée au-delà de ce qui était prévu,
- en BOT, des clauses de facturation minimum peuvent être
prévues si une demande correspondante à 1’augmentation de
l’offre (construction de nouvelles infrastructures) ne paraît pas
assurée (cas possible par exemple en Europe centrale où il est
apparu une certaine baisse de la demande de services publics),
- des indemnisations et garanties doivent être prévues en cas de
rupture anticipée de la délégation de service : par exemple, le
concessionnaire sera remboursé de la valeur nette comptable
des équipements qu’il aura financés (déduction faite de leur
amortissement) et la future société d’exploitation reprendra le
personnel du concessionnaire.
5. Réunir les conditions financières
Pour que le contrat devienne effectif après sa signature (financial
closing), achever le tour de table s’il y a lieu, libérer le capital de la
nouvelle société, obtenir les prêts et les garanties prévus.
2.d. La préparation et la conduite de la reprise
Dans le cas où il y a reprise d’une exploitation préexistante, on
peut distinguer 4 opérations successives :
1. Recueil et analyse d’informations complémentaires
Il s’agit de réactualiser les informations-clés qui ont pu évoluer
depuis la réalisation de l’audit ou d’obtenir celles qui n’ont pu être
réunies lors de l’audit, notamment :
- principaux acteurs de l’entreprise (direction, syndicats) et de
90
l’environnement local et national (pouvoirs publics, sous-traitants,
associations de consommateurs ou d’usagers, presse),
- approfondissement des aspects juridiques et notamment s’il y a lieu
des procédures de contrôle par les autorités de tutelle ou l’autorité
délégante (avec le cas échéant une part de négociations),
- évaluation des responsables de l’entreprise à reprendre,
- comptes de l’entreprise et leur fiabilité (vérification de leur
certification, des créances douteuses) : le compte d’exploitation et le
bilan remis pour la reprise peuvent avoir été artificiellement
« améliorés », ou des dépenses imprévues peuvent avoir été engagées
par l’ancien exploitant juste avant la reprise...
- contrats et travaux en cours.
Les deux derniers items en particulier peuvent avoir fortement
évolué depuis l’audit. En cas de découverte de problèmes graves, il
convient d’arrêter les opérations de rassemblement des fonds, afin que le
contrat signé ne puisse devenir effectif.
2. Organisation immédiate de la reprise
Check-list (les opérations à conduire dans les semaines précédant
la reprise) :
mise au point d’un plan d’action opérationnel traduisant la stratégie
de la nouvelle entreprise (application du « plan d’affaire »),
mise en place institutionnelle : création de la société, avec l’aide
d’avocats-conseils : dépôt des statuts, déclarations légales,
ouverture de comptes bancaires, désignation du Président et du
Directeur Général...
organigramme de la nouvelle structure,
recrutement des expatriés et choix des nouveaux responsables
nationaux,
constitution du fonds de roulement,
définition des règles et délégations de gestion,
adaptation du statut du personnel et organisation de la paie,
préparation d’un règlement intérieur,
repérage d’éventuels points faibles à risques élevés (par exemple,
91
pour l’alimentation en énergie),
négociations avec les fournisseurs,
mise en place d’une « base arrière » au siège de la société - mère,
et organisation des missions d’assistance technique nécessaires.
Cette période intense suppose 1’arrivée sur les lieux de la reprise
de ses principaux responsables, à commencer par le futur Directeur
Général de l’exploitation.
Le choix des dirigeants obéit à différents critères. La société - mère
est légitime à nommer le Directeur Général, tandis que le Président peut
avantageusement être une personnalité reconnue du pays d’implantation.
L’un et l’autre doivent représenter l’ensemble des actionnaires et
apparaître distincts des représentants de la société - mère qui a le
leadership.
Le maintien des dirigeants de l’ancienne exploitation est parfois
difficile, car ils sont en général attachés au statu-quo et peu porteurs des
changements voulus : néanmoins, d’anciens dirigeants prêts à gérer le
changement en suivant le repreneur sont précieux par leur expérience
antérieure.
Une autre solution est le recrutement externe de certains dirigeants
issus du pays d’implantation et qui en apportent la culture et les relations :
ceci suppose si possible d’anticiper le recrutement pour ménager une
période préparatoire de formation aux méthodes et à la politique du
repreneur.
Au delà de ces solutions nationales, des expatriés resteront
nécessaires pour constituer une partie de l’équipe dirigeante, avec un
certain équilibre à respecter entre les principaux actionnaires extérieurs
au pays d’implantation.
3. Conduite de la reprise
les principales opérations des trois premiers mois visent à assurer la
continuité de 1’entreprise, à payer le personnel, accueillir les clients et
encaisser les recettes, isoler la gestion d’avant et d’après la reprise,
engager les travaux urgents, mettre en place les nouveaux services de
l’organigramme...
92
les points-clés : fiabilité technique de 1’exploitation, communication
avec le personnel, les clients, les pouvoirs publics, la presse...
Dans les premiers mois de la reprise, se concentrer sur :
♦ la communication
La communication interne vise à la fois à rassurer le personnel,
annoncer le changement et donner une nouvelle image. Il s’agit de donner
des informations claires et des assurances au personnel sur son sort dans
le cadre de la nouvelle entreprise et des indications sur les orientations de
la nouvelle société, de marquer le changement de façon symbolique, par
exemple par de nouveaux insignes attribués au personnel et une nouvelle
signalétique des locaux. L’effort de communication devrait être
différencié : conférences avec les cadres, brochures et/ou réunions
plénières avec les employés. Cette communication doit intervenir dès
le(s) premier(s) jour(s) pour éviter rumeurs et démobilisation.
La communication externe vise à marquer d’abord le changement
vis-à-vis des clients, et les apparences extérieures (tenues des personnels,
peinture des locaux) y contribuent déjà. Au-delà, il s’agit d’entreprendre des
démarches de relations publiques, vis-à-vis des autorités et personnalités
locales, de la presse, des associations de consommateurs ou d’usagers, et de
distribuer des informations à la clientèle sur la nouvelle entreprise.
la gestion du personnel
Dans certains cas, il peut y avoir une restructuration immédiate du
personnel : il faut alors donner très vite des garanties au personnel
concerné, telles que sa reprise par une autre structure quand cela est
possible ou les avantages accordés pour des départs volontaires.
S’agissant du personnel restant en place, il convient d’obtenir son
adhésion en annonçant des pistes de progrès claires, mais sans vouloir
bouleverser brutalement 1’organisation. Des négociations sociales sont
éventuellement à engager, notamment pour améliorer la productivité,
mais en prévoyant des contreparties possibles (réductions du temps de
travail, aménagement des horaires, primes...). Au besoin, les négociations
sont à mener dès avant la reprise par des responsables de la société - mère
avec les leaders syndicaux concernés, ce qui présente l’avantage de ne
93
pas engager directement le crédit de l’équipe de reprise et de lui ménager
des possibilités de concessions ultérieures.
Les plans de formation sont souvent à mettre en place rapidement,
à la fois pour développer les compétences, honorer les contrats
d’assistance technique et souvent motiver le personnel (des stages dans le
pays de la société - mère seront souvent appréciés).
S’agissant des expatriés, leur statut tend à évoluer vers moins
d’avantages propres à 1’expatriation s’il s’agit de l’Europe (sauf pour les
plus hauts potentiels) et plus de recrutements en contrats locaux.
Néanmoins, une autre politique pour les pays émergents peut consister à
irriguer largement la nouvelle exploitation par des expatriés à différents
niveaux de la hiérarchie, y compris par des agents de maîtrise pendant
une période restreinte (en position d’expertise plutôt que hiérarchique),
pour assurer un large transfert de compétences et conforter le changement
de modes de travail dans une première phase de la nouvelle exploitation.
Dans les pays très différents ou à contraintes administratives et
matérielles fortes, il convient d’accompagner les expatriés par un service
temporaire d’accueil et d’appui au logement, à l’installation des familles,
aux formalités administratives..., afin de préserver le temps d’expatriés
très sollicités par une période de reprise toujours très dense.
le transfert des biens d’exploitation
Il s’agit de cerner exactement le périmètre de l’entreprise et la
valeur des biens transférés par un inventaire « point zéro » des
immobilisations et des stocks transmis par l’entreprise précédente, et par
une estimation de leur valeur comptable. Quelquefois, il peut être laissé le
choix des matériels que l’on veut reprendre.
le transfert des contrats avec les fournisseurs ou les
constructeurs
Il s’agit d’assurer la continuité des approvisionnements et des
travaux en cours. Ceci n’empêche pas des renégociations avec les
fournisseurs, surtout pour les approvisionnements essentiels tels que
l’énergie, les matières premières et équipements (si une marge de
négociation existe), ou encore pour la révision des modalités
94
d’acquisition (leasing, lease back...).
la réorganisation
La réorganisation de la structure ne doit ni empêcher la continuité
de l’entreprise dès la première heure de la reprise, ni bouleverser ou
démobiliser le personnel. Il est plus facile d’introduire d’abord dans
l’organigramme des fonctions d’appui nouvelles (Planning, Etudes,
Contrôle de Gestion...) ou de faire des modifications dans l’état-major,
sans toucher directement l’organisation de terrain.
Les reformes de fond (par exemple, décentralisation en unités
autonomes plus responsabilisées, regroupement de services techniques,
redistribution d’activités ou de secteurs géographiques entre entités
opérationnelles) ne peuvent intervenir que dans un second temps après
une soigneuse préparation (et si nécessaire appel à des consultants,
concertation ou négociation avec le personnel, formation préalable,
organisation d’une mobilité interne du personnel).
l’audit et les mesures techniques
L’audit conduit avant la reprise a souvent été difficile : accès
incomplet aux installations, déformation d’informations... Un audit
technique plus précis est nécessaire à la reprise. Il vise d’une part à
identifier les « points noirs » (risques d’accidents notamment) et à
prendre les mesures d’urgence nécessaires, d’autre part à préciser les
estimations financières des investissements et réhabilitations à prévoir (ce
à quoi concourt également l’inventaire « point zéro »).
l’actualisation des prévisions financières
Pour fournir au conseil d’administration et à la société - mère des
comptes prévisionnels, il importe d’actualiser dès que possible les
budgets au vu de la situation constatée lors de la reprise (budgets de
fonctionnement et d’investissement).
la mise en place de mesures de précaution
Dès la reprise, il convient de vérifier et renforcer éventuellement le
système de permanences et de prévoir une cellule de crise à titre préventif
(avec appui de la société - mère si nécessaire) pour anticiper par exemple
les accidents techniques ou les conflits sociaux.
95
4. Préparation des reformes de fond
Celles-ci ne peuvent s’envisager qu’ultérieurement et nécessitent
une préparation soigneuse :
- réorganisation de la structure de l’entreprise,
- restructuration et formation du personnel, refonte du système de
rémunérations,
- réhabilitation des infrastructures et équipements,
- restructuration de l’approche marketing (qualité, produits et
services, prix),
- lancement des investissements nouveaux.
La description de ces opérations d’implantation à l’étranger montre
bien que des compétences spécifiques seront requises des managers
internationaux, qui sont encore différentes des techniques du commerce
extérieur et de 1’exportation.
96
CHAPITRE VI
QUELS PROFILS DE MANAGERS INTERNATIONAUX
DECOULENT DES STRATEGIES D’IMPLANTATIONS A
L’ETRANGER ET COMMENT CHOISIR LES MANAGERS
INTERNATIONAUX ?
par Benoît Thery
Qui sont les managers internationaux ?
- Sont-ils des « expatriés » (et donc aussi des « impatriés »
pour le pays d’accueil) ? des cadres du pays visé, c’est-à-dire
des « nationaux » ? des « apatrides », c’est-à-dire de nationalité
indifférente pour la mission internationale ?
- Sont-ils d’abord des managers ? ou des experts d’un domaine
précis ? ou encore des négociateurs de projets internationaux ?
Ces questions demandent de distinguer les situations qui nous
permettent maintenant les développements précédents sur les stratégies
d’implantation à l’international et sur les processus d’opérations
internationales. Cela débouche sur la définition de profils de managers
internationaux, à la fois stratégiques et opérationnels.
1. Des profils stratégiques
Les questions stratégiques pourraient à première vue s’exprimer
essentiellement dans les termes suivants : qui est le mieux à même de
porter la mission confiée par l’entreprise internationale, de porter la
vision correspondante ? De qui, de quelle structure, de quels intérêts, de
quelle culture doit-il être le représentant ?
Pour concilier une gestion d’ensemble cohérente dans le groupe
international et en même temps une gestion adaptée aux clients nationaux et
au personnel national des filiales, les cadres dirigeants jouent souvent un rôle
d’interface que les multinationales organisent selon deux voies classiques :
- des expatriés du « centre » (société - mère), capables d’adaptation à
des cultures nationales différentes, sont placés aux postes - clés des
filiales : c’est par exemple une pratique française (ou japonaise),
- des cadres nationaux, formés par le « centre » à sa culture et à ses
méthodes, sont placés aux postes de responsabilité des filiales de leur
propre pays : c’est, semble-t-il, davantage une pratique américaine...
Quels sont les critères de choix entre ces deux types de solutions ?
Ils ont déjà été évoqués pour partie dans le premier chapitre.
L’intensité en capital de l’activité
Si la part du capital possédée par une société - mère dans une filiale
étrangère est importante, et s’il y a une volonté de réaffectation des
bénéfices de la filiale pour le développement d’autres exploitations dans
le monde, on sera plus tenté de nommer dans les filiales nationales des
dirigeants du « centre » ou « apatrides » (par exemple, dans le cas des
sociétés pétrolières). Dans le cas contraire, on sera plus préparé à y
nommer des dirigeants « nationaux » du pays.
Les apports des partenaires
Dans les montages de plus en plus fréquents de « joint-ventures »,
les responsabilités et les dirigeants sont à partager avec le partenaire
étranger, selon une répartition des rôles convenue d’avance. Le partage
du capital et le partage du savoir-faire jouent un rôle essentiel dans cette
répartition : par exemple, le savoir-faire technique d’une entreprise peut
se substituer pour partie à sa contribution au capital et renforcer
sensiblement le pouvoir d’un partenaire financièrement minoritaire. Dans
ce cas, l’apport de savoir-faire se traduit par l’apport des hommes qui le
possèdent. L’origine et/ou la nationalité des dirigeants et cadres
dépendent donc aussi de cet équilibre entre les partenaires.
La culture de la multinationale
Celle-ci est plus ou moins portée vers la décentralisation. On a noté
(bien que cela ne se vérifie pas toujours) que les entreprises de biens de
consommation, de distribution ou de services avaient plus une culture de
décentralisation par souci de la proximité du client, et les entreprises de
haute technologie (informatique, hydrocarbures) plus une culture de
centralisation par souci de maîtrise homogène de processus de production
98
complexes. Mais la politique de centralisation ou de décentralisation d’un
groupe peut dépendre aussi de sa propre culture, de la culture nationale de
son pays d’origine, ou de la vision de ses dirigeants. D’une manière
générale, une culture centralisée pousse davantage à nommer des
expatriés du siège, une culture décentralisée à nommer des dirigeants
nationaux du pays concerné.
L’optimisation financière de la gestion des ressources
humaines
Le coût des expatriés et quelquefois la rareté des managers
expatriables tendent à faire rechercher davantage des dirigeants
nationaux, ou même des « contrats locaux » avec des managers de
différentes nationalités. Les coûts relatifs des marchés du travail
nationaux peuvent aussi entrer en ligne de compte dans le choix des
dirigeants internationaux : par exemple, un cadre français coûte souvent
plus cher qu’un cadre indien...
Quel que soit le cas de figure, se dégagent quelques traits du
manager international :
- le rôle d’interface entre le « centre » et le « local », entre la société -
mère et la filiale, avec la double appartenance et la double
représentation que cela suppose ; savoir si l’on doit représenter l’un ou
l’autre est finalement un faux débat : on représente les deux, ce qui ne
va pas sans contradiction. Assumer cette contradiction et concilier les
intérêts des deux parties est une mission essentielle du manager
international de niveau stratégique.
- la sensibilité nécessaire à l’autre culture : celle du pays d’accueil si l’on
est expatrié, celle du « centre » si l’on est national du pays considéré.
Ces conditions suggèrent que le manager international est à la fois
un stratège expérimenté des relations entre société - mère et filiale et un
manager habitué à travailler dans des cultures nationales différentes et
extrêmement sensibilisé à ces différences.
Si ces deux conditions sont réunies, et elles supposent une
expérience et une formation adéquates, la nationalité du manager n’a
qu’une importance relative : « expatrié », ou « national », ou encore
99
« apatride », c’est-à-dire un manager de nationalité indifférente mais
susceptible d’exercer des responsabilités dans différents pays.
2. Des profils opérationnels
Sur le plan opérationnel, un facteur essentiel du contexte
managérial est le type d’implantation et le stade d’implantation dont il
s’agit à l’étranger. S’agit-il d’une représentation commerciale ?, d’un
chantier temporaire obtenu par un grand contrat ?, d’une exploitation
permanente, industrielle ou commerciale ? Dans ce dernier cas, s’agit-il
d’une création d’activité, ou d’une reprise d’exploitation préexistante ?
Ou encore s’agit-il d’une structure holding coordonnant le développement
et l’exploitation dans un pays ou un groupe de pays ?
Différentes situations impliquent différents profils de managers :
selon la nature de l’implantation, un profil commercial ou exploitant ; selon
la phase d’implantation, un chef de projet ou un directeur d’exploitation.
En considérant à la fois le type d’intervention et la phase
d’implantation, différentes grandes entreprises internationales distinguent
trois grands types de profils opérationnels, qui correspondent en
particulier aux opérations d’implantation à l’étranger présentées dans le
chapitre précédent :
- le Chef de Projet, chargé de la préparation de l’implantation et
des négociations de toute la phase située en amont de
l’exploitation : il a notamment la charge des opérations de
montage des partenariats et des financements et d’élaboration du
plan d’affaire ;
- le Manager opérationnel, chargé de l’exploitation dans son
ensemble ou de l’une de ses grandes fonctions (commerciale,
production, finances...) : il peut en particulier avoir la charge du
démarrage ou de la reprise de l’exploitation ;
- l’Expert intervenant en appui, en amont (phase de projet) et/ou en
aval (phase d’exploitation) de l’implantation : études, audits
préalables, transfert de compétences ou de technologies,
100
assistance technique.
Toutes ces considérations montrent qu’il n’y a pas de profil unique
de manager international. S’il est souhaitable qu’il ait, en fonction de son
niveau de responsabilité, le profil stratégique précédemment défini, il faut
aussi qu’il ait le profil opérationnel correspondant au type de mission à
conduire.
Le manager international dont il est question dans cet ouvrage
peut se définir comme un cadre de niveau stratégique, mobile sur le plan
international, qui intervient en contexte interculturel, en situation
d’interface entre le siège et une (ou des) implantation(s) étrangère(s), et
qui exerce, avec un champ de responsabilités plus ou moins large, l’une
de ces grandes missions de chef de projet (ou de l’un de ses adjoints), de
manager opérationnel (de l’exploitation ou de l’une de ses grandes
fonctions) ou d’expert à différents stades de l’implantation.
Quelles sont alors les compétences et aptitudes spécifiques aux
managers internationaux ? C’est ce à quoi s’attache à répondre, après les
études de cas qui suivent, la seconde partie de cet ouvrage.
3. Comment choisir les managers internationaux
Beaucoup d’entreprises internationales s’interrogent sur le choix des
managers à qui confier des missions en expatriation ou des projets
plurinationaux. Si ce sont, de plus en plus, des passages obligés pour une
carrière de dirigeant, il apparaît souvent que les compétences démontrées en
France ne sont pas nécessairement une garantie suffisante pour la bonne
conduite de ces missions internationales. Des études ont d’ailleurs montré que
le taux d’échec en expatriation passe d’environ 30% à 13% des cas quand
l’entreprise utilise des méthodes spécifiques pour le choix de ses expatriés.
Les critères d’aptitude et de sélection des managers à
l’international peuvent être :
1. l’expérience et la compétence professionnelles ainsi que le niveau de
maîtrise professionnelle : ceci peut être apprécié à l’examen du
curriculum vitae du cadre, ou lors des entretiens d’évaluation,
2. les motivations pour une carrière internationale et la situation familiale
101
(âge et études des enfants, profession du conjoint, motivations de la
famille). Ceci implique que l’entreprise s’intéresse à la question
familiale, bien qu’elle soit souvent considérée comme relevant d’un
domaine privé. Cela peut se faire de plusieurs façons : entretien
approfondi avec le cadre sur cette question, remise de questionnaires à
l’usage personnel du cadre et de son conjoint les amenant à réfléchir et à
prendre position sur toutes les implications, avantages et inconvénients,
d’une expatriation ; certaines entreprises tiennent de plus à rencontrer le
conjoint, voire les grands enfants, pour vérifier leur motivation pour
l’expatriation.
Pour permettre au futur cadre international et à son entreprise de
situer son aptitude pour ce type de missions, d’autres critères de choix
doivent aussi être pris en compte. Au-delà des critères rappelés ci-
dessus, on a déjà identifié, dans le premier chapitre de cette partie,
deux autres types de facteurs favorables à la mobilité internationale :
3. des compétences spécifiques aux managers internationaux
(notamment dans le champ de la communication, y compris
linguistique, et du développement international) : ces capacités
peuvent être développées par des formations correspondantes avant le
départ en mobilité internationale : perfectionnement linguistique,
sensibilisation au management interculturel, formation de formateur
occasionnel pour le transfert de compétences, préparation aux
opérations internationales...
4. des aptitudes comportementales transversales : analyse d’une situation
complexe, disposition à apprendre, décision en contexte incertain,
adaptabilité, diplomatie, négociation, gestion des conflits ; et des attitudes
culturelles pouvant être positionnées par rapport à différentes régions du
monde : en termes de relation hiérarchique, de relation à l’individu et à la
collectivité, de relation dans l’équipe, de gestion du temps, de gestion de
l’information, de gestion d’un statut socioprofessionnel.
Il paraît important que les entreprises puissent disposer d’un
instrument d’évaluation particulier pour ce dernier type d’aptitudes
102
internationales. Une solution peut être fondée sur le principe des
« assessment centres », c’est-à-dire de mises en situations professionnelles
simulées et observées par des spécialistes qui évaluent les réactions et les
solutions mises en œuvre par les managers qui se prêtent à l’exercice.
En effet, la fiabilité des « assesssment centres » a été démontrée
comme supérieure à celle des autres méthodes d’évaluation des
compétences managériales. La probabilité qu’un diagnostic de sélection soit
confirmé par l’expérience ultérieure est de 15 % quand la sélection est faite
à partir d’impressions, de 35% quand elle est le résultat d’une évaluation du
potentiel autre que l’« assessment centre », et de 76% quand elle est le
résultat combiné d’un « assessment centre » et d’une évaluation par la
hiérarchie.
C’est dans cette perspective que certaines entreprises commencent
à utiliser des méthodes telles que le « Bilan Managers Internationaux »,
qui est un « assessment centre » spécifique pour évaluer les aptitudes à
des missions et à une carrière internationales.
Il s’agit d’une action de diagnostic personnel sur ses capacités à
travailler dans un contexte culturel différent du sien, ou un contexte
pluriculturel, dans la perspective de responsabilités internationales. Ce
bilan ne suffit pas en lui-même pour arrêter un choix, car les compétences
professionnelles et linguistiques et les motivations personnelles et
familiales sont des critères aussi importants, mais il donne des indications
complémentaires essentielles.
Du point de vue du cadre concerné, les objectifs sont :
repérer ses atouts et ses difficultés pour des missions internationales,
et les voies et moyens pour s’y préparer, grâce à un diagnostic des
aptitudes précédemment évoquées : la capacité d’analyse des situations
et des enjeux des acteurs, la décision en contexte incertain,
l’adaptabilité, la capacité à apprendre à partir des difficultés
rencontrées, la diplomatie, la capacité de négociation et la maîtrise de
situations conflictuelles
repérer ses propres modes de fonctionnement au regard des
principaux critères de différenciation culturelle scientifiquement établis
103
et déjà présentés : distance hiérarchique ou partenariat, individualisme
ou sens communautaire, affirmation de soi ou recherche de l’harmonie,
gestion du temps séquentielle ou synchronique, information explicite et
formelle ou implicite et informelle, reconnaissance d’un statut mérité
ou octroyé. Ceci permet alors d’identifier en quoi son fonctionnement
personnel est spontanément adapté à la culture de certains pays
d’expatriation possibles, et quels sont les efforts d’adaptation qui
seraient nécessaires dans d’autres pays (si l’on est amené à choisir une
stratégie d’adaptation).
Du point de vue de l’entreprise, les objectifs de ces « bilans » sont :
- en amont, de valider l’entrée de candidats dans un vivier de futurs
managers internationaux et de définir les formations individualisées et
autres actions de progrès nécessaires dans le parcours du vivier
- en aval, de sélectionner un candidat pour une affectation à l’étranger
ou de valider sur le plan comportemental et managérial l’affectation
envisagée d’un cadre pour une mission en expatriation.
Ce type de bilans doit être dispensé par des consultants spécialisés
et dans des conditions de déontologie qui garantissent à l’intéressé et à
son entreprise un réel conseil pour la gestion d’une carrière
internationale, assorti des règles de confidentialité nécessaires. Ces bilans
sont conduits en trois étapes :
1. Les diagnostics sont établis à partir de simulations vécues par les
participants et créées à partir des situations auxquelles ils auront
réellement à faire face dans la vie professionnelle internationale :
négociations avec des partenaires étrangers, montage d’exploitations en
joint-venture, évaluation de collaborateurs étrangers, planning et choix de
priorités dans un autre contexte organisationnel et culturel...
Déroulement possibleCes simulations se déroulent sur une journée dense d’études de cas,
de jeux de rôles de négociation, en face à face ou par équipes, d’entretiens, de réunions de groupe, faisant apparaître des comportements qui correspondent aux critères énoncés ci-dessus et qui sont observés en permanence par les consultants (les critères à retenir peuvent éventuellement être ajustés selon la demande de l’entreprise, et les
104
simulations adaptées en conséquence).Les simulations sont organisées en général sur un mode collectif
(avec une succession d’exercices individuels, en binômes ou en groupe) : pour un groupe de quatre cadres, par exemple, elles seront observées par deux consultants.
2. Un dépouillement détaillé et une analyse approfondie des
comportements observés et recueillis par les consultants pendant la
journée de simulations sont menés ensuite à l’aide de grilles spécifiques.
Les observations et analyses faites sont alors mises en commun,
confrontées et consolidées entre les consultants.
3. La restitution des résultats est toujours effectuée individuellement à
chaque participant par un consultant et dure une demi-journée. Elle
comprend des conseils d’amélioration ou d’adaptation de ses
comportements pour le type de situations internationales visées. Ces
conseils peuvent se traduire par le choix d’actions de formation
correspondantes pour s’y préparer. L’entretien de restitution comporte aussi
des conseils pour l’orientation professionnelle du participant, notamment
pour une carrière internationale, et en particulier pour une expatriation dans
un pays visé.
En fonction des « règles du jeu » clairement définies à l’avance entre
l’entreprise, le cadre participant et le consultant, la synthèse de la restitution
peut être communiquée par le consultant à l’entreprise, sous forme d’un bref
rapport (présenté au préalable au participant dans l’entretien de restitution)
et/ou sous forme d’une réunion avec le gestionnaire de carrières et le
participant. Cette réunion est généralement l’occasion d’établir un plan
d’action pour préparer la carrière internationale du participant ou pour
établir son parcours dans le vivier de managers internationaux.
La synthèse peut également être communiquée à l’entreprise par
l’intermédiaire du cadre concerné lui-même. Ainsi, cette communication
requiert toujours l’accord du participant, mais doit être décidée avant la
réalisation du Bilan Managers Internationaux et ne doit pas être modifiée
ensuite en fonction des résultats du bilan...
En conclusion, la valeur ajoutée d’un tel type de bilan peut être :
105
- un diagnostic spécifique pour l’expatriation, grâce à des critères et à des
mises en situations professionnelles adaptés aux exigences et au contexte
des opérations internationales et du management interculturel ;
- une grande fiabilité du diagnostic, due à la méthode d’« assessment
centre », à ses observations factuelles de réactions qui sont naturelles
(grâce au rythme soutenu des simulations proposées), et à la validation
effectuée par l’entretien de restitution avec le participant ;
- un processus participatif et pédagogique pour le participant :
sensibilisation au management international et interculturel, prise de
conscience de son positionnement culturel, choix d’actions de progrès
pour une carrière internationale ;
- pour l’entreprise, c’est une aide à la gestion de carrières qui peut
permettre une préparation personnalisée de managers internationaux,
et une aide à la décision d’affectation qui peut éviter des échecs très
coûteux dus à des erreurs sur les personnalités expatriées.
106
CHAPITRE VII
QUELLES SONT LES COMPETENCES ET APTITUDES
SPECIFIQUES DES MANAGERS INTERNATIONAUX ET
COMMENT LES FORMER ?
par Benoît Thery
Pour traiter ces question, on indique quatre séries de points de
repère sur :
- les compétences spécifiques aux managers internationaux,
- leurs aptitudes comportementales souhaitables,
- les critères d’adaptation culturelle qui appellent leur vigilance
- la formation des managers aux compétences internationales.
1. Les 7 compétences spécifiques du manager international
Ces 7 compétences18 peuvent s’organiser en deux domaines : la
communication internationale et le développement international.
1.a. La communication internationale
Plurilinguisme, management interculturel, transfert de compétences
et usage des moyens de communication à distance constituent les quatre
éléments nécessaires à la communication internationale.
1. L’aspect linguistique
C’est à la fois une requête banale et une condition vitale. L’Anglais est
presque systématiquement utilisé dans les projets internationaux, et souvent la
gestion des projets n’exige qu’un vocabulaire relativement simple et standard.
De plus, l’Anglais international tend à perdre ses spécificités saxonnes et à se
latiniser, ce qui le rend plus accessible aux Français : si l’Espéranto a échoué,
on semble se diriger vers un « Anglo-latin » plus que vers un « Anglo-
saxon »... Ceci peut s’expliquer par la forte internationalisation de l’Anglais
18. Note bibliographique : pour la définition de la notion de compétences, on se référera utilement à : Guy Le Boterf, 1994, De la Compétence : Essai sur un Attracteur étrange, Éditions d’Organisation.
qui connaît notamment deux aires de diffusion :
- en Europe, la multiplication des échanges au sein de l’Union
Européenne revalorise les racines latines (en particulier françaises) de
l’Anglais et remet à l’honneur des expressions qui étaient devenues
désuètes dans la langue courante britannique (par exemple, quand un
commandant de bord annonce : « we are commencing our descent »
au lieu de : « we are beginning to fly down»).
- en Amérique du Nord, la proportion non négligeable de l’immigration
latine, autrefois française et italienne, mais surtout aujourd’hui
américaine de langue espagnole, revalorise également les racines
latines de l’Anglais.
Néanmoins, les malentendus restent fréquents si la langue est mal
maîtrisée, du fait de formulations maladroites et ambiguës. Surtout, le
niveau général du discours risque de perdre en précision et alors
l’échange perd de son intérêt et le projet de sa qualité, car le langage reste
l’instrument de la pensée. Enfin, l’absence de nuances nuit aux relations
interpersonnelles car les mots utilisés expriment plus ou moins bien la
communication recherchée, que ce soit dans le sens de la critique ou dans
celui de l’adhésion.
D’autre part, la possession de la langue internationale (le plus
souvent l’Anglais, mais qui peut être aussi le Français en Afrique ou
l’Espagnol en Amérique Latine) ne dispense pas d’un effort de
communication dans la langue du pays d’accueil (qu’il s’agisse du
Tchèque ou du Bahasa Indonesia), voire dans une langue véhiculaire
régionale (Arabe ou Russe par exemple). Cet effort favorisera non
seulement la convivialité des relations, mais souvent aussi le caractère
opérationnel du management.
2. Le management interculturel
C’est la capacité à adapter sa communication, sa négociation et son
leadership au contexte culturel différent d’un pays ou d’un groupe de
pays. La méconnaissance de ce domaine peut entraîner des erreurs
lourdes de conséquences.
Pour développer cette capacité, on peut adopter une approche globale,
108
transversale à différents pays, ou une approche par pays. Mais on ne peut se
satisfaire de démarches comme l’approche par « recettes » (on dirait en
Anglais les « does and don’ts »), car trop anecdotique et ne permettant pas
une compréhension réelle des cultures considérées, ou encore l’adhésion à
un « gourou » isolément : il est aisé de démontrer en effet qu’il est plus
riche de prendre en compte les principales approches scientifiques du
management interculturel, aussi différentes soient-elles dans leur démarche
méthodologique, car elles sont largement convergentes et complémentaires.
Il est donc important d’avoir une connaissance, au moins de synthèse,
des résultats des travaux des principaux auteurs en la matière, comme par
exemple ceux des Néerlandais Geert Hofstede et Fons Trompenaars, du
Français Philippe d’Iribarne, des Américains Edward T. et Mildred Reed
Hall et du Britannique Charles Hampden Turner, qui peuvent aboutir à
distinguer six principaux critères de différenciation culturelle.
On peut y ajouter des éléments de sociologie des religions, par
exemple pour l’explication des cultures orientales, dont ces démarches
scientifiques occidentales ne rendent pas toujours suffisamment compte.
Même en Occident, l’approche magistrale de Max Weber dans L’Ethique
protestante et l’Esprit du Capitalisme a démontre l’importance du facteur
religieux pour la vie économique, en prenant le cas du Protestantisme
puritain d’inspiration calviniste et en montrant son influence sur le
développement du capitalisme qui s’applique en particulier en Europe du
Nord et aux Etats-Unis.
De plus, on ne peut se limiter à fournir des clés de décodage des
différences culturelles : il convient d’impliquer les managers par une
prise de conscience de leurs propres préférences culturelles et par la
recherche de modes de travail adaptés avec des représentants d’autres
cultures, si possible en adoptant une démarche d’empathie.
3. Le transfert de compétences
Il répond souvent à une nécessité de développement de
l’implantation à l’étranger et à une exigence des partenaires nationaux.
Ceci fait appel à la fois à la capacité de rassembler et de formaliser ses
109
savoir-faire et à celle de les transmettre. Les voies en sont diverses :
séminaires classiques, ou transfert sur les lieux de travail inspiré de
méthodes du type « Training Within Industry » (compagnonnage
formalisé), ou encore élaboration de didacticiels ou de supports
multimédia. On ne peut demander au manager international toutes les
compétences de l’ingénierie de formation, mais il doit être en mesure de
définir un cahier des charges pour ce transfert de know-how, et
éventuellement d’être un « formateur occasionnel » disposant d’un
minimum de techniques pédagogiques.
4. La capacité à utiliser des outils multimédia
C’est une nécessité spécifique pour gérer la distance, notamment
entre le siège de la multinationale et la filiale considérée. Elle porte sur
l’utilisation de réseaux Intranet pour l’accès à des banques de données de
la multinationale, de l’E-mail pour le reporting et la communication de
données, de la vidéoconférence pour des réunions ou séminaires
intercontinentaux, ou de bases de données portables (sur CD-ROM, par
exemple) pour emporter des manuels techniques ou didactiques sous une
forme légère. Les capacités correspondantes demandent un certain
apprentissage au fur et à mesure des développements techniques rapides,
d’autant plus que les manipulations peuvent être compliquées par des
procédures de confidentialité (cryptage de données par exemple).
1.b. Le développement international
Il peut requérir des compétences techniques et managériales
spécifiques : par exemple, celles du montage d’opérations internationales,
de l’audit, du démarrage ou de la reprise d’entreprises à l’étranger,
décrites dans la première partie.
Discutons ici les principales compétences qu’elles impliquent chez
le manager international.
5. Le montage d’opérations
Il regroupe un ensemble d’activités préalables à une implantation à
l’étranger :
Elles portent d’abord sur le montage de partenariats
110
internationaux, concernant des acteurs de la même profession ou d’une
profession complémentaire, ou des apporteurs de capitaux. Ces partenaires
peuvent être eux-mêmes de dimension internationale ou des acteurs
nationaux du pays visé, dont la collaboration est souvent indispensable du
point de vue économique, culturel, politique ou réglementaire. Le montage
de ces partenariats, sous diverses formes juridiques, requiert à la fois de
solides connaissances de droit international et une perception fine des
enjeux sociopolitiques du pays et de ses acteurs influents.
Le montage des financements internationaux peut dépasser le
cadre des partenariats, notamment par le jeu des crédits internationaux.
Ceci fait souvent appel à la connaissance des procédures de financement
de projet appliquées par les grandes banques commerciales, comme à la
connaissance des programmes et des procédures d’institutions telles que
la Banque Mondiale ou la Société Financière Internationale ou d’autres
banques internationales de développement, régionales ou européennes.
6. L’audit d’entreprises préexistantes
Il fait appel à des capacités d’analyste et d’organisateur compliquées
par le contexte étranger. L’audit technique, commercial, humain et financier
s’exerce sur une entreprise où l’accès n’est pas forcément direct ni étendu,
où les acteurs ne sont pas nécessairement acquis à la perspective de la
reprise, où la rétention d’informations peut être d’autant plus facile que les
règles d’organisation locales ne sont pas toujours connues de l’auditeur, et
où généralement le temps est compté. Il faut à la fois bien connaître le
métier, gagner la confiance des interlocuteurs, savoir poser les bonnes
questions et recouper les informations.
L’élaboration d’offres techniques et financières est souvent aussi
un exercice obligé, les procédures d’appels d’offres étant fréquentes pour
une grosse opération, qu’il s’agisse d’un grand chantier, du rachat d’une
entreprise contrôlée par l’État, ou de la reprise d’une exploitation de
service public en gestion déléguée. Elle demande d’excellentes capacités
de synthèse et de rédaction, mais surtout la connaissance des règles de
présentation de cet exercice spécifique.
7. Le démarrage ou la reprise d’une entreprise à l’étranger
Ils supposent des grandes aptitudes d’organisateur et de stratège, en
111
particulier dans le cas d’une reprise. A partir du jour où l’entreprise est
juridiquement transférée au repreneur, celui-ci a instantanément la
responsabilité d’un personnel dont le statut peut être changé, d’un
équipement qui peut être vieilli et peu fiable, d’une clientèle qui peut être
attachée à des produits ou services de marque nationale ; il est confronté à
une presse et à une opinion qui guettent l’investisseur ou le repreneur
étranger, à un Etat attentif au respect de ses prérogatives et de ses rentrées
fiscales, éventuellement à des créanciers qui jugent le moment venu de se
manifester...
Le manager de la reprise doit donc avoir prévu une organisation
sans faille, servie par un audit préalable fiable ; il doit prendre des
mesures rapides pour faire passer les décisions urgentes dans le contexte
de l’événement ; il doit imprimer sa marque et si nécessaire nommer de
nouveaux responsables. Cette situation requiert autant d’esprit de
décision que de doigté diplomatique.
Elle est complètement nouvelle pour un manager – fût-il de haut
rang – habitué dans son pays d’origine à conduire une organisation bien
huilée, avec l’appui d’un état major connu et compétent, et où beaucoup
de problèmes relèvent de procédures identifiées à l’avance.
En d’autres termes, la réussite du manager dans son propre pays ne
préjuge pas de sa réussite à l’étranger.
Le tableau ci-dessous récapitule les compétences spécifiques du
manager international en les modulant selon son type de profil opérationnel.
Types de capacitésDegré d’exigence selon le profil de manager
Chef de projet Manager opérationnel
Expert
Communication internationale1. Linguistique + + +2. Management interculturel ++ ++ +3. Transfert de compétences ± + ++4. Communication multimédia + + +Développement international5. Montage d’opérations ++ + +6. Audit international + ± ++7. Démarrage d’entreprise + ++ ±
2. Les 7 aptitudes comportementales des managers internationaux
112
On a cherché à identifier jusqu’ici des compétences spécifiques aux
managers internationaux, qui peuvent s’acquérir par l’expérience ou par
la formation. Il faut par ailleurs définir des éléments plus qualitatifs,
relevant davantage du potentiel et de la personnalité, même si ces
aptitudes peuvent aussi être développées par l’entraînement.
Quels profils de personnalités cherche-t-on pour l’international et
comment les détecter ? Quelles aptitudes transversales sont nécessaires
pour les missions internationales ?
L’analyse des opérations internationales conduite dans la première
partie permet de déduire les aptitudes souhaitables suivantes.
1. L’analyse d’une situation complexe, quand les partenaires et les
enjeux sont multiples, les systèmes de références différents, et les
informations présentées sous des formes et avec une fiabilité variables
(par exemple, les documents comptables) : ce type d’aptitudes est
nécessaire, par exemple, pour conduire un audit à l’étranger.
2. La disposition à apprendre, qui se caractérise par une ouverture et
une curiosité intellectuelles, une attitude d’écoute, et l’aptitude à reconnaître
ses erreurs ou ses échecs et à en tirer des leçons, sans dégager sa
responsabilité personnelle, mais en mettant en place de nouvelles solutions.
3. La décision en contexte incertain, quand le manager doit trancher à
partir d’informations partielles et partiellement vérifiées, et assumer les
risques encourus par ses choix, par exemple au moment de la conclusion
d’un accord avec un partenaire étranger, ou de la nomination de nouveaux
responsables dans les premiers jours de la reprise d’une exploitation.
4. L’adaptabilité, c’est-à-dire l’aptitude à faire face à des situations
inhabituelles, avec des partenaires aux valeurs et réactions différentes des
siennes, à maintenir le cap fixé tout en remettant en cause la façon de
l’atteindre, par exemple pour assurer l’interface entre les exigences de la
multinationale et celles de la filiale nationale.
5. La diplomatie : transmettre un message tout en le présentant à
autrui – ou en s’adaptant à sa réaction – de telle façon qu’il le comprenne
et si possible qu’il y adhère.
6. La négociation, en identifiant ses enjeux et ceux de son
113
partenaire, sa marge de manœuvre, en mettant en place une stratégie et en
assumant une situation conflictuelle sans agressivité.
7. La résistance au stress et à l’isolement pour maintenir son
efficacité dans un univers étranger, si nécessaire en décidant seul et en
trouvant par soi-même ses propres critères de réussite et raisons de
satisfaction personnelle.
Types d’aptitudes
Degré d’exigence selon le profil de manager
Chef de projet Manager opérationnel
Expert
1. Analyse d’une situation complexe ++ ++ ++2. Disposition à apprendre + ++ +3. Décision en contexte incertain ++ ++ ±4. Adaptabilité ++ ++ +5. Diplomatie ++ + +6. Négociation ++ ++ ±7. Résistance au stress et à l’isolement + ++ ±
3. Les 6 critères d’adaptation culturelle à observer
Un manager international doit connaître ses propres
comportements spontanés et ses préférences en matière de management
dans les domaines qui sont sensibles aux différences culturelles à travers
le monde. Ceci doit lui permettre de savoir dans quels types de pays son
management fonctionnerait harmonieusement, et à l’inverse dans quels
autres types de cultures nationales il aurait des difficultés s’il n’adaptait
pas son style de management.
De même, il est intéressant pour les gestionnaires de carrières de
déceler quels profils psychosociologiques de managers sont plus
naturellement adaptés à quels types de cultures, ou devront au contraire y
faire le plus d’efforts d’adaptation.
Pour apprécier le positionnement d’un type de management par
rapport à de nombreuses cultures nationales, on peut se référer à six
critères de synthèse des approches scientifiques sur les différences
culturelles dans le management. A l’expérience, ils s’avèrent très
opérationnels et permettent d’interpréter de très nombreuses situations
interculturelles dans un grand nombre de pays, au moins en Europe, dans
le Bassin Méditerranéen et en Amérique.
114
En les connaissant, les managers internationaux peuvent décoder ce
qui leur paraît étrange chez l’étranger et, au lieu de s’étonner ou de
s’irriter de comportements qu’ils ne comprennent pas, ils peuvent alors
les reconnaître comme normaux dans la culture qu’ils rencontrent. De
plus, en s’évaluant eux-mêmes ou en se faisant évaluer par rapport à ces
six critères, les managers peuvent apprécier en quoi leurs attitudes sont
harmonieuses ou au contraire inadaptées, inadéquates, voire en conflit,
avec la culture étrangère à laquelle ils sont confrontés. Ils peuvent alors
décider de la stratégie d’adaptation qu’ils veulent adopter, ou
éventuellement choisir, en connaissance de cause, de ne pas s’adapter si
la stratégie est par exemple d’impulser des changements dans la culture
managériale de la filiale étrangère où ils interviennent.
Le tableau suivant découle des travaux des principaux auteurs du
management interculturel (colonne 3). Une synthèse de ces travaux
permet de sélectionner six critères principaux de différenciation culturelle
(colonne 1). Chacun d’eux comporte deux pôles opposés et
complémentaires (colonne 2), par rapport auxquels on peut positionner
les principaux pays ou régions du monde entre les deux pôles.
Chaque manager a des attitudes personnelles qui le poussent plutôt
vers tel côté de chaque critère : ce qui est important, c’est d’identifier son
positionnement naturel, pour savoir avec quel les cultures on aura plus de
facilité à travailler et avec quelles autres on devra faire plus d’efforts pour
s’adapter et sur quels points.
Critères Pôles Auteurs de référence1. Relation hiérarchique Distance hiérarchique
PartenariatHofstede Hampden-Turner(d’Iribarne)
2. Relation dans l’entreprise IndividualismeSens communautaire
Hofstede Trompenaars
3. Relation dans l’équipe CompétitionConsensus
Hofstede
4. Gestion du temps ProgrammationRéactivité
Hall et HallTrompenaars
5. Gestion de l’information ExpliciteImplicite
Hall et Hall
6. Gestion du statut socio-professionnel
Au mériteAu statut d’origine
Trompenaars(d’ Iribarne)
Chaque manager a des attitudes personnelles qui le poussent plutôt
vers tel côté de chaque critère : ce qui est important, c’est d’identifier son
115
positionnement naturel, pour savoir avec quelles cultures on aura plus de
facilité à travailler et avec quelles autres on devra faire plus d’efforts pour
s’adapter et sur quels points.
Reprenons les 6 critères de synthèse pour les définir au moyen de
leurs deux pôles respectifs.
1. La relation hiérarchique
- distance hiérarchique : relation inégalitaire, avec acceptation ou prise
de décisions non discutées et non partagées, et recherche de signes
extérieurs de pouvoir ou de respect,
- partenariat : relation partenariale avec ses supérieurs ou ses
subordonnés, avec acceptation des remises en cause des décisions
prises, et évitement des marques extérieures du statut hiérarchique.
2. La relation à l’individu et à la collectivité dans l’entreprise
- individualisme : prise d’initiatives et de responsabilités personnelles,
contractualisation individuelle des objectifs, respect de la vie privée
par rapport à la vie professionnelle,
- sens communautaire : identification de chacun comme membre d’un
groupe, en privilégiant les intérêts collectifs, avec un système de
reconnaissance fédératif atténuant les différences individuelles et
mobilisant la collectivité.
3. La relation dans l’équipe
- compétition (« masculinité » selon Geert Hofstede) : favoriser le
challenge et la compétition, valoriser les réussites de façon visible et
l’affirmation de soi ou de l’équipe,
- facilitation ou consensus (« féminité ») : susciter le consensus, rechercher
l’harmonie des positions, instaurer et entretenir des relations conviviales
et non conflictuelles, rechercher des conditions de travail agréables.
4. La gestion du temps
- programmation (ou « monochronisme » selon E.T.Hall et M.R.Hall) :
planification et organisation rigoureuse du temps, ponctualité, en
terminant ce qui est entrepris sans interruption intempestive et dans les
délais, et en protégeant son espace et son temps de travail,
- réactivité ou saisie des opportunités (« synchronisme » ou
116
« polychronisme ») : attention à l’occasion qui passe, considérée
comme une opportunité à saisir, passage d’un dossier à l’autre sans
difficulté, acceptation ou pratique des modifications de programmes,
d’horaires, des délais ou des prévisions.
5. La gestion de l’information
- explicite (ou « faible référence au contexte » selon Hall et Hall : public
supposé non averti) : mode d’expression précise et complète, qui
rappelle le contexte ; mise à disposition de l’information à chaque
destinataire concerné, de préférence par écrit et de façon claire, précise,
complète et exacte,
- implicite (ou « forte référence au contexte » : public supposé initié) :
mode d’expression informelle, qui suppose le contexte connu ; circulation
de l’information qui privilégie la spontanéité plutôt que la précision, le
plus souvent de façon orale, indépendamment des circuits officiels.
6. La gestion du statut socioprofessionnel
- au mérite (reconnaissance de ce que l’on fait : « statut mérité » ou
selon les résultats pour F. Trompenaars) : système de reconnaissance
fondé sur les actions et performances accomplies, sur un mode
contribution-rétribution,
- au statut d’origine (reconnaissance de ce que l’on est : « statut
octroyé ») : système qui valorise et reconnaît l’appartenance à une
catégorie caractérisée par des critères discriminants : âge, sexe,
éducation et diplôme, origine familiale, sociale ou régionale, ethnie,
caste, clan, religion, langue...
4. La formation des managers aux compétences internationales
Les compétences spécifiques des managers internationaux ont trait
notamment à la communication (en particulier dans le domaine
linguistique) et au développement des opérations internationales, comme
elles ont été déjà présentées.
On peut citer l’exemple d’un grand groupe français qui a organisé
un cycle spécifique de formation de ses futurs dirigeants internationaux.
117
Plusieurs séminaires ont ainsi été organisés dans les deux champs cités ci-
dessus :
le management interculturel pour travailler ou négocier avec des
partenaires de différents pays (l’origine pluriculturelle des
participants facilitait les prises de conscience de réactions différentes
et la recherche de modes de travail en commun). Ce type de
séminaire est développé de façon plus détaillée ci-après ;
le marketing international pour adapter l’offre de biens et services au
contexte du pays ;
le montage des partenariats et le financement des projets internationaux ;
la reprise d’exploitations à l’étranger (diagnostic de l’entreprise à
reprendre, plan d’action et conduite de la reprise) : séminaire de trois
jours traité au moyen d’une très importante étude de cas simulant les
différentes phases de l’audit et de la reprise d’une exploitation à
l’étranger.
Par ailleurs, pour faciliter le travail de l’auditeur ou de l’exploitant
à l’étranger, dans le contexte souvent très bousculé de l’audit préalable,
de la reprise ou de la création de l’exploitation, il est souhaitable de lui
fournir un outil méthodologique qui l’aide à faire son plan de travail et à
aller à l’essentiel, au milieu des multiples sollicitations et urgences du
contexte d’intervention.
C’est ainsi que certaines entreprises ont pu capitaliser l’essentiel du
savoir-faire de management de chaque grande fonction de l’entreprise, du
commercial au financier en passant par l’exploitation technique et la gestion
des ressources humaines, pour guider le manager international sur les
points-clés à analyser et/ou à organiser pour chaque fonction d’entreprise
qui l’intéresse. Ce travail de capitalisation des savoir-faire de management
est réalisé par – ou auprès de – spécialistes de chaque fonction, sous forme
de fiches opérationnelles résumées, accompagnées de documents
d’illustration technique, de référence (normes et ratios, par exemple) ou
d’organisation et de gestion (type tableaux de bord, en particulier).
Le savoir-faire ainsi rassemblé est alors diffusé, au besoin en
plusieurs langues, en respectant des procédures de confidentialité (mots
118
de passe, cryptage), sur des supports appropriés (CD-ROM, serveur
Intranet...).
On propose de développer davantage ici ce qui concerne la
formation au management interculturel, qui est une spécificité majeure de
la formation des managers internationaux. A cet égard, il faut distinguer
deux types de formation :
1. si l’on s’adresse à un vivier de futurs managers internationaux,
susceptibles de partir dans différents pays, ou à des cadres amenés
à faire des missions successives à l’étranger dans des régions
différentes du monde, ou encore à des membres d’équipes - projets
de composition internationale, il s’agit alors d’une sensibilisation
transversale au management interculturel visant à proposer des clés
de décodage de différentes cultures et des règles générales de
comportement pour s’y adapter.
2. si l’on s’adresse à un groupe de cadres sur le départ pour une même
mission dans le même pays, par exemple pour la création ou la
reprise d’une exploitation à l’étranger, il s’agit alors en général
d’une formation qui n’est pas spécifiquement centrée sur le
management interculturel, même si on l’appelle souvent ainsi par
abus de langage.
Il s’agit en réalité de préparer les cadres expatriés (et si possible
leur famille en même temps) à l’environnement de ce pays
(géographique, historique, économique, sociologique, politique,
religieux...), à la vie pratique en expatriation (problèmes de logement,
équipement, achats, santé, scolarité, formalités, sécurité, transports,
travail du conjoint, loisirs...) et enfin aux relations professionnelles dans
ce pays (avec les hiérarchiques, les collègues, les collaborateurs, les
syndicats, les actionnaires ou les partenaires, les clients, les fournisseurs,
les pouvoirs publics, les média...), y compris alors des éléments de
management interculturel adaptés au pays.
4.1. La sensibilisation au management interculturel
Ce type de formation s’adresse aux futurs chefs de projet, experts
119
ou managers amenés à travailler à l’international, souvent dans différents
pays. On a pu noter que les acquisitions de ce type de séminaire sont plus
riches si le groupe des participants est lui-même pluriculturel (par
exemple, Français et étrangers).
Trois principaux objectifs de formation sont poursuivis dans les
séminaires réalisés pour différentes grandes entreprises internationales.
1. Prendre conscience des différences culturelles et y repérer ses
propres attitudes
Déroulement possible la définition des notions de culture et de management interculturel,
visant notamment à éviter les risques de stéréotypes, une sensibilisation et l’ouverture du débat, par exemple par la
présentation et la discussion d’un film bref montrant des malentendus importants dans la conduite des affaires entre des managers de cultures nationales différentes,
une étude de cas avec implication personnelle : celle-ci peut par exemple demander aux participants d’apprécier différents profils de cadres, culturellement marqués, et de les rémunérer en conséquence : les choix individuels des participants seront ensuite discutés, leur permettant d’identifier leurs propres préférences culturelles.
Un premier essai d’identification et de classement de différences culturelles dans le management peut alors être mené.
2. Décoder et expliquer les différences culturelles
Déroulement possible une présentation synthétique des principaux résultats des approches
scientifiques du management interculturel, mettant en évidence une demi-douzaine de critères discriminants permettant d’interpréter une très large gamme d’attitudes de management, en particulier dans les pays d’Europe, d’Amérique et du Bassin Méditerranéen ; ces critères peuvent alors être appliqués notamment à la culture française, pour mieux percevoir les spécificités de cette culture sur laquelle les Français ont en général peu de recul d’analyse ;
pour compléter les facteurs explicatifs des différences culturelles, et ceci en particulier pour les civilisations orientales, une approche socioreligieuse peut permettre de comparer des religions ou éthiques comme l’Islam, l’Hindouisme, le Bouddhisme et le Confucianisme
120
avec les éléments mieux connus du Christianisme. On cherche ainsi à mettre en évidence les facteurs éthiques qui, dans ces religions (ou philosophies), entraînent des comportements professionnels ou managériaux différents.
3. Adapter son mode de management à des situations interculturelles
C’est l’objectif essentiel dans la mesure où il donne son caractère
opérationnel au séminaire en traitant la question : « comment travailler
avec des partenaires d’autres cultures nationales ? »
Déroulement possible une présentation rapide des modèles du management interculturel
issus des approches scientifiques précédentes et montrant notamment la relativité culturelle du « management américain » qui reste le plus couramment diffusé dans le monde, mais qui est lui-même culturellement marqué et non pas universel ;
une illustration (par exemple filmée) sur la conduite de projets internationaux ou de réunions internationales, mettant en évidence l’élaboration de procédures permettant la coopération interculturelle ;
une étude de cas, fondée sur des situations professionnelles de l’entreprise à l’étranger, permettant aux participants de choisir les modes de management et de communication les plus adaptés avec des partenaires d’un autre pays.
4.2. La préparation des managers et de leur famille à l’expatriation
Si l’on se place maintenant dans le cas de managers français que
l’on souhaite expatrier, on ne saurait trop insister sur l’importance d’une
préparation à l’expatriation. Celle-ci concerne autant la famille que les
cadres expatriés, au moins pour le domaine de la vie culturelle et pratique
dans le pays visé, car l’adaptation de la famille détermine aussi le succès
de l’expatriation. Or, le conjoint a souvent à supporter le « choc culturel »
de l’environnement quotidien davantage que le cadre expatrié lui-même,
absorbé par sa mission dans un environnement professionnel parfois un
peu « aseptisé » par les procédures multinationales du Groupe.
Les préparations à l’expatriation vers un pays donné peuvent être
organisées en trois modules :
1. Un module culturel ouvert également aux conjoints des cadres
121
expatriés :
contexte géographique, historique, sociologique, politique et
religieux du pays ;
mœurs et coutumes : vie et relations au quotidien.
2. Un module vie pratique également ouvert aux conjoints :
formalités administratives, logement et éventuellement personnel de
maison, achats et équipement, coût de la vie, scolarité, santé, sécurité,
transports et loisirs, possibilités de travail pour le conjoint expatrié.
3. Un module professionnel réservé aux cadres expatriés :
- cadre institutionnel du pays visé : organisation et
fonctionnement des pouvoirs politiques et administratifs ;
- contexte économique et social du pays : activités
économiques, politique économique, conjoncture actuelle,
fonctionnement des entreprises, modes de partenariat et de
joint-ventures, climat social ;
- management interculturel : modes de relations
professionnelles avec des responsables d’entreprises et le
personnel, modes de négociation avec un partenaire du
pays...
Éventuellement, ce module peut être complété par la proposition de
méthodes pédagogiques simples visant le transfert de compétences par les
expatriés, qui est souvent une dimension essentielle de leur travail, en
particulier pour les « experts ».
Dans l’organisation pédagogique de ces séminaires, qui peuvent
durer de 2 à 4 jours, on peut privilégier les principes suivants :
- la participation des conjoints, voire des grands enfants, aux modules
culture et vie pratique, car l’information et la motivation des familles
sont déterminantes dans le projet d’expatriation. Ces modules se
déroulent de préférence selon un mode résidentiel convivial,
éventuellement sur un week-end, permettant ainsi aux familles des
futurs expatriés dans le même pays de faire connaissance,
- des méthodes pédagogiques vivantes sont recherchées : témoignages
concrets de représentants du pays visé ou d’anciens expatriés, supports
122
audio-visuels sur le pays, études de cas pour le management
interculturel...
- les intervenants mobilisés ont des profils spécialisés pour chaque
module : par exemple, banquiers ou hommes d’affaires implantés dans
le pays pour le module professionnel, universitaires pour le module
culturel, expatriés de retour du pays pour le module vie pratique (en
privilégiant le témoignage d’une femme expatriée).
ExempleCycle de formation à des missions de longue durée à l’étranger
Il y a quelques années, un cycle de formation à l’expatriation pour l’encadrement du secteur BTP a été organisé par la branche professionnelle, de telle sorte que son actualité mérite aujourd’hui d’être mise en valeur.
En particulier, on rappelle maintenant les enjeux, notamment sur le plan économique, d’une expatriation réussie. L’ensemble des coûts d’un expatrié français reste souvent nettement plus élevé que l’embauche d’un personnel local, notamment hors d’Europe. Or, un tiers environ des expatriations sont un échec, obligeant à un rapatriement au bout de quelques mois : le coût total de cet échec peut être pour un cadre supérieur de l’ordre de 100000 à 200000 Euros, sans compter l’impact sur le projet international lui-même.
De plus, parmi les échecs de l’expatriation, les difficultés d’adaptation relationnelle, les erreurs dans les négociations ou dans la direction du personnel du pays d’accueil sont fréquentes et interpellent les pratiques appelées aujourd’hui de « management interculturel ».
Le cycle de 7 semaines monté à l’intention de l’encadrement du BTP pour le compte de la branche professionnelle, très active à l’exportation, était une formation interentreprises : elle ne pouvait donc viser une situation d’expatriation précise ou une zone géographique particulière. C’est ce qui faisait à la fois la difficulté et l’intérêt pédagogique de cette formation : il s’agissait, non d’apporter des connaissances factuelles, mais de développer des savoir-faire d’adaptation par des méthodes actives mobilisant l’initiative des stagiaires.
Le cycle de formation comportait une progression de modules successifs, traversée du début à la fin par un perfectionnement en Anglais. Le module linguistique transversal était complètement intégré à la
progression d’ensemble, venant à l’appui de chaque module thématique par des mises en situation correspondantes, simulant un
123
contexte anglophone : par exemple, une négociation sur le partage de responsabilités sur un chantier au Nigeria, entre expatriés et personnel nigérian, venait se placer au service d’un module sur le transfert de technologies et de compétences.
Ce module sur les méthodes de transferts comportait, en Français ou en Anglais, l’analyse des attentes des partenaires ou clients (avec intervention de responsables étrangers dans le déroulement de la formation), et des types de contrats de transferts (clés en mains, produit en mains...), ainsi qu’un entraînement à des techniques de transferts de compétences, y compris des techniques pédagogiques (compagnonnage, méthode du TWI - Training Within Industry...).
Un troisième module permettait aux stagiaires de définir précisément par eux-mêmes les actes administratifs et procédures matérielles, financières, fiscales, sanitaires, scolaires... qu’ils auraient à effectuer – ou à faire effectuer par leur entreprise – pour gérer leur expatriation dans les meilleures conditions. Pour ce faire, les participants se partageaient, en sous-groupes par types de problèmes, la recherche d’informations auprès des organismes spécialisés, par voie d’interviews ou de recueil et d’analyse de documents, tous les contacts extérieurs ayant été organisés au préalable pour les stagiaires.
Chaque sous-groupe avait ensuite la charge de restituer aux autres les informations rassemblées et synthétisées, sous le contrôle d’un spécialiste professionnel de chaque thème qui apportait des compléments d’informations et d’explications. Cette démarche délibérément active et impliquante visait à ce que chaque stagiaire soit ensuite capable de gérer efficacement pour sa propre expatriation la recherche des informations spécifiques et l’accomplissement des formalités qui lui seraient nécessaires, et d’en réduire alors le temps (trop fréquemment estimé à l’équivalent d’un mois de travail lorsque l’entreprise ne dispose pas d’un service particulier).
Un autre module visait à prendre en compte de façon positive un environnement culturel différent, sans se limiter à un repérage mental des difficultés relationnelles prévisibles, mais en en faisant une véritable expérimentation. Pour cela, les participants ont d’abord été placés dans des situations sensibles, telles que des visites dans les quartiers arabe et asiatique de Paris. Il s’agissait ensuite d’analyser leurs réactions spontanées, pour les dépasser en identifiant les référents culturels de ce qu’ils avaient vu, senti ou entendu sur le terrain (par exemple, le contexte et l’origine des traditions vestimentaires, culinaires ou musicales). Cette démarche d’analyse des perceptions permet d’expliquer ce qui nous paraît « étrange », et le cas échéant de rationaliser la peur de la différence.
Pour compléter cette approche, des étrangers résidant en France
124
venaient témoigner dans la formation de ce qui les avait surpris, voire choqués, dans ce qu’ils avaient constaté dans notre pays, démontrant ainsi les différences de référents culturels et les obstacles à la communication. Ceci permet de relativiser notre propre manière de faire, en montrant qu’elle aussi est « étrange pour l’étranger ». Un autre module encore apportait les fondements et techniques de
direction d’une équipe de travail tout en recherchant systématiquement les exigences d’adaptation à une culture différente : les étonnements volontaires d’un animateur britannique favorisaient cette recherche d’adaptation.
Les résultats immédiatement observables chez les participants ont été notamment un accroissement considérable de l’aisance de communication (que ce soit en Français ou en Anglais), traduisant une nouvelle assurance relationnelle. Celle-ci provenait de l’entraînement concret à gérer, au travers de multiples rencontres et jeux de rôles, des situations et des relations nouvelles, « étranges », parfois embarrassantes, voire diplomatiques.
125
CHAPITRE VIII
LES CONFLITS CULTURELS
AU SEIN DES ORGANISATIONS
par Olivier Meier
Au-delà des différences, les relations interculturelles à l’intérieur et
à l’extérieur des entreprises ne sont pas simples à gérer, en raison de
processus cognitifs, affectifs et comportementaux qui sont de nature à
engendrer des tensions entre les groupes. Les perceptions sélectives, la
peur de la différence, les préjugés, la tendance à la schématisation
constituent des filtres et des écrans qui font obstacle à une ouverture sur
l’autre et à la reconnaissance des diversités. La relation entre groupes
culturels distincts présente par conséquent des risques qui peuvent
évoluer vers la domination ou des conflits graves en cas de résistance
active des autres groupes culturels.
Section 1. : LES MECANISMES DES CONFLITS CULTURELS
Cette section étudie la nature des relations entre des groupes
d’individus et le choc culturel qui en résulte. En effet, les situations de
frictions interculturelles ne manquent pas au sein des équipes composées
d’acteurs de nationalités différentes. De même, les relations entre
entreprises de cultures différentes sont propices à des divergences de
valeurs et de comportements qui peuvent nuire au développement de la
firme. La culture devient des lors un outil d’analyse à travers lequel nous
regardons et jugeons l’autre. La tendance naturelle de tout individu
consiste généralement à appréhender l’autre par rapport à sa propre
culture, en instaurant une forme de hiérarchisation entre les cultures.
Cette hiérarchie n’est autre que le fruit d’une comparaison interculturelle
qui tend à renforcer la distance culturelle entre les groupes. Il est
intéressant de noter que cette opposition peut se révéler très souvent
supérieure à la réalité des écarts observés. Le danger réside par
conséquent dans la menace des stéréotypes et autres généralisations
négatives à l’encontre des autres cultures.
1. La catégorisation culturelle
La notion de catégorisation relève du principe d’économie
cognitive. La plupart des recherches en psychologie cognitive s’accordent
sur le fait que face à un nombre élevé d’informations, les individus ont
recours à des catégories, afin de simplifier la réalité. Par conséquent, un
individu ne peut se concentrer sur les caractéristiques individuelles
(attributs) de chaque personne qu’il rencontre. Un tel exercice lui serait
impossible et trop coûteux en termes de temps. Dans sa relation à l’autre,
l’individu va dès lors chercher à le catégoriser, c’est-à-dire le classer dans
différentes classes (groupes), en le jugeant sur un nombre limité de
variables qu’il juge distinctives (Tajfel, 1981). Selon le principe de
catégorisation cognitive, l’information sur le groupe va dès lors primer
sur l’analyse approfondie des spécificités de chaque personne. Cette
logique de catégorisation va ainsi permettre à l’individu de mettre de
l’ordre dans ce qui l’entoure (Biernat, Vescio, 1993), en lui permettant de
s’orienter et d’agir. Il fera ainsi appel à ces connaissances et à ces
préférences concernant ces différents groupes, afin de déterminer avec
quelle personne du groupe il souhaite communiquer et coopérer. La
catégorisation est nécessaire à l’ajustement social d’un individu
(McGarty, Turner, 1992). Elle permet d’aborder l’autre, non pas en tant
que personne prise dans sa spécificité mais comme un membre d’une
catégorie sociale donnée. Les conséquences cognitives de la
catégorisation sociale sont nombreuses. Elles conduisent à percevoir les
différences entre les membres de catégories ou groupes différents comme
étant plus importantes qu’elles ne le sont en réalité. Inversement, elles
tendent à exagérer les similarités entre membres d’un même groupe. La
catégorisation a donc pour principal effet d’accentuer les similarités
intragroupes et les différences intergroupes (Ashforth, Mael, 1989). Ce
mécanisme cognitif conduit par conséquent à aborder les relations
127
humaines, selon une perspective de comparaisons entre groupes. Dans la
relation à l’autre, l’individu va ainsi analyser ce qui l’entoure, en
distinguant le groupe auquel il se rattache (endogroupe) des autres
formations (exogroupes).
2 La comparaison et la hiérarchisation des valeurs
Etablir une comparaison entre groupes a une signification précise
pour l’individu. L’individu va à cette occasion pouvoir exprimer certaines
valeurs, en montrant son adhésion à l’égard du groupe auquel i1 est
rattaché et une distance à l’encontre des autres groupes. Par conséquent,
l’existence d’un groupe extérieur (out-group) contribue à faire prendre
conscience de son appartenance à son groupe culturel d’origine (in-
group), à travers une logique de comparaison19. Cette comparaison
interculturelle va notamment consister à analyser les ressemblances et les
différences entre groupes, en cherchant à mettre en évidence des traits
caractéristiques pour situer l’autre différentiellement (Tajfel et al., 1971).
Elle peut avoir pour effet de créer une forme de discrimination (attitude
négative) à l’égard des membres de l’autre groupe (Dovidio, Gaertner,
1986). Il est en effet parfois plus simple et naturel de se raccrocher même
abusivement aux valeurs culturelles d’un groupe connu que de quitter son
système de référence pour se mettre à la place de l’autre. Par conséquent,
la tentation de dévaloriser les caractéristiques catégorielles de l’autre
groupe, pour mieux faire valoir son propre système de valeurs, constitue
une pratique assez fréquente (Schäferhoff, 1992).
3 L’exagération des distances culturelles
Certaines situations interculturelles peuvent contribuer à accentuer
le processus de discrimination vis-à-vis de groupes exogènes. C’est
notamment le cas, lorsque deux groupes culturels sont en compétition. En
effet, la compétition entre deux groupes peut occasionner des
19. Traduction française : endogroupe et exogroupe.
128
changements d’attitudes et de comportements (Turner, 1991) et modifier
durablement les perceptions. Ceci s’explique par la nature de l’enjeu
(obtention d’un gain) et les risques qui y sont associés (perte de la
légitimité ou de l’identité de son propre groupe). Face à cette menace,
chaque individu va avoir tendance à se recentrer sur ses propres valeurs et
chercher à défendre son groupe culturel d’origine. Le processus de
différenciation devient dès lors un enjeu de pouvoir et de domination. Ce
type de situation peut dès lors se traduire par la volonté de chacun
d’accroître l’autorité de son groupe culturel, en veillant à s’attribuer les
réussites et inversement à reporter sur l’autre groupe les situations
d’échecs, même lorsque les faits donnent raison à l’autre formation. Pour
Sherif (1966), les conséquences pour les deux groupes sont multiples et
incluent notamment :
- l’impression d’une menace continue sur les intérêts de son groupe
d’appartenance (endogroupe) ;
- le développement de sentiments hostiles à l’égard de l’autre
groupe (exogroupe) ;
- le renforcement des liens de solidarité et de loyauté vis-à-vis de
son groupe d’origine ;
- la volonté de consolider les frontières intergroupes dans le but de
protéger ses intérêts ;
- le développement de stéréotypes négatifs envers l’autre groupe
(exogroupe).
Ainsi, la perception de distances culturelles entre groupes (ou sous-
groupes) peut être fortement altérée en fonction du contexte dans lequel
interagissent les acteurs de l’organisation. En particulier, le renforcement
des distances culturelles est d’autant plus fort, lorsque les groupes en
question ressentent un risque de perte de pouvoir ou d’indépendance dans
leur relation à l’autre. De ce fait, l’existence d’une autorité supérieure
ayant valeur d’arbitre, garante des libertés de chacun peut contribuer à
réduire les risques de compétition et donc la création d’un clivage entre
les différentes formations.
Section 2. : LES ERREURS COURANTES À L’ORIGINE DES
129
CONFLITS CULTURELS
De manière générale, l’existence de conflits entre groupes provient
de l’utilisation consciente ou inconsciente d’une simplification de la
réalité, au travers de stéréotypes, de préjuges ou de jugements de valeurs.
La confrontation à un autre groupe engendre, en effet, des idées
préconçues qui permettent à l’individu de réduire la complexité
(simplification cognitive), d’augmenter le sentiment de sécurité (refus de
sortir de son cadre de référence) et de renforcer son estime de soi par une
dévalorisation de l’autre (subjectivité des perceptions).
1. Les stéréotypes
Les stéréotypes se fondent sur le principe d’économie cognitive
(ressources cognitives limitées) qui conduit l’individu à recourir à établir des
catégories. Plus précisément, les stéréotypes sont des croyances instantanées
que les personnes ou les groupes sociaux portent les uns sur les autres et qui
consistent à voir tous les membres sans distinction, à travers des
caractéristiques générales (approche prototypique) ou exemplaires (stockées
dans la mémoire des individus), simplificatrices, répétitives et donc proches
de la caricature (Koomen, Dijker, 1997 ; Bouhris, Leyens, 1994).
Les stéréotypes culturels sont très prégnants notamment dans les
relations entre cultures de pays différents. Plus ou moins fondées, ces
représentations vont généralement servir de points de repères lors de
premiers échanges entre individus de nationalités différentes.
ExempleLes Français sont généralement perçus par les Allemands comme peu
travailleurs, débrouillards, désordonnés, râleurs et chauvins. A l’inverse, ces derniers sont jugés par les Français comme rigides, efficaces, disciplines et stricts. Autre stéréotype culturel fréquent concernant cette fois les Américains qui sont considérés par de nombreux pays comme des gens durs, manquants de subtilité, dominateurs et arrogants.
Le problème principal d’un stéréotype est qu’il donne souvent une
130
image figée et incomplète des individus, fondée sur des généralisations
qui ne tiennent pas compte des caractéristiques de chacun des membres
du groupe étudié. Le stéréotype, en raison de son caractère simpliste et
répétitif, présente donc comme risque majeur d’apparaître comme une
vérité universelle, unanimement admise.
2. Les préjugés
Le mot préjugé signifie « juger avant », c’est-à-dire parvenir à une
conclusion au sujet d’une personne (juger) avant même de la connaître
(pré). Il renvoie donc à une logique de subjectivité, alors même qu’il est
souvent ressenti comme une opinion impersonnelle.
Les préjugés doivent par conséquent se voir comme des jugements
qui s’appuient sur des évaluations généralisantes, forgées a priori
(prématurées), sans fondement empirique (expérience) ou rationnel
(approche analytique), amenant les individus à apprécier une personne en
fonction de son appartenance catégorielle. Il s’agit bien souvent d’un
jugement construit à partir de son environnement personnel (famille,
entourage, relations amicales) ou de ses propres impressions et
difficilement modifiable (Allport, 1954).
Le préjugé se distingue du stéréotype. Alors que le stéréotype est
une croyance qui dispose d’un contenu (affectation de caractéristiques
descriptives), le préjugé est avant tout une évaluation dont la valence est à
dominante négative. Le préjugé et les stéréotypes sont liés au sens où ils
supposent le regroupement d’individus au sein d’une même catégorie,
unis par des rapports de similarités qui transcendent les spécificités
individuelles (Azzi, Klein, 1998).
ExempleAssocier les Allemands à des personnes disciplinées et strictes
relève du stéréotype. En revanche, éprouver un rejet envers les Allemands parce qu’ils sont allemands est de l’ordre du préjugé.
3. Les jugements de valeurs
131
Milton Rokeach (1973) définit la valeur comme « une croyance
durable20 selon laquelle un mode de conduite ou un état final d’existence
est personnellement ou socialement préférable à un mode conduite ou état
d’existence opposé ou contraire ». On considère généralement que les
valeurs sont organisées en systèmes ; elles sont ordonnées, hiérarchisées
par importance relative (échelle de valeurs). Les valeurs ont une charge
affective. L’adhésion n’est pas seulement rationnelle. Elle résulte d’un
mélange de raisonnement et d’intuition dans lequel l’affectivité joue un
rôle important. L’individu utiliserait cette hiérarchie comme critère lors
du jugement et du choix.
On oppose traditionnellement jugements de valeur et jugements de
réalité. Dans un jugement de réalité, on se contente de constater la réalité
d’un objet ou d’un fait. Il s’agit par conséquent d’un énoncé qui décrit ce qui
est. C’est un simple constat qui ne comporte aucune appréciation. Il
correspond à un jugement de fait, c’est-à-dire un énoncé décrivant ce qui est
(était ou sera). Il est susceptible d’observation et de vérification. En
principe, il peut être vrai mais il peut aussi être faux. Un jugement de valeur
se veut plus qu’une simple expression de préférence. Il comporte une
appréciation fondée sur les caractéristiques de l’objet ou sur des critères qui
peuvent être discutables mais qu’on cherche à rendre universels. Un
jugement de valeur est par conséquent un énoncé normatif affirmant ce qui
devrait être et non ce qui est, était ou sera. Il n’est ni vrai ni faux. Il est
toutefois acceptable ou non acceptable sur la base de l’argumentation qui le
justifie. L’acceptabilité d’un jugement de valeur dépend, entre autres choses,
de sa cohérence. Ainsi, dans un jugement de valeur, on précise si l’objet ou
le fait considéré mérite ou non d’être désiré. Un jugement de valeur peut
porter sur la vérité d’une proposition ou sur l’enchaînement des idées
(logique), la moralité d’une action (morale), la beauté d’un objet, d’un être
(esthétique). Il renvoie généralement à des termes relatifs au beau ou au laid,
20. Une valeur peut néanmoins évoluer avec le temps et l’espace et doit être rapportée à une société et à un contexte donnés (époque). Un changement de valeurs est plus souvent une transformation dans la hiérarchie des valeurs qu’une création de nouvelles valeurs. Avec le temps, la hiérarchie des valeurs peut se modifier, certaines valeurs dominantes étant progressivement remplacées par des valeurs variantes.
132
au bien ou au mal, au moral ou à l’immoral.
Stéréotypes, préjugés et subjectivité sont inévitables (Devine,
1989) en tant que réponses à la gestion de la complexité. Mais leur aspect
destructeur ne vient pas de leur nature mais d’une mauvaise utilisation
qui s’avère néanmoins fréquente et dangereuse. Le tableau ci-après
détaille les types de biais constatés lors de relations intergroupes, aux
plans cognitif, affectif et conatif.
Tableau 4.1 - Type de biais dans les relations intergroupes
Niveaux Manifestations
Cognitifs
Centration sur son système de valeurs (logique de conformité)Incompréhension / méconnaissance de l’autreJugement partiel ou tronquéJugements de valeursFocalisation sur les forces du groupe et les faiblesses de l’autreAttribution partiale des apports de chacun, selon que les résultats s’avèrent positifs (attribués à son groupe) ou négatifs (associés à l’autre groupe)
Affectifs
Peur de l’autreMéfiance / réticence / intoléranceRefus de communiquerDéveloppement de stéréotypes
Conatifs
Logiques de rivalité et de concurrenceTentative de dominationAttitude et comportement agressifs à l’égard de l’autreRejet des membres de l’autre cultureDiscrimination
Section 3. : LES CONSÉQUENCES DES CONFLITS CULTURELS
Les relations entre groupes posent le problème des rapports de
forces et des risques de domination culturelle. En effet, lors d’une relation
entre deux groupes culturels, le groupe en situation de force peut être
tenté de montrer la supériorité de ses valeurs et ainsi réduire l’influence
culturelle de l’autre groupe.
Ce processus s’avère fréquent lors de relations interculturelles. Très
souvent, le groupe à statut supérieur (détention d’un pouvoir, prestige,
133
qualités distinctives) tend à marquer une distance hiérarchique à l’égard de
la formation de statut inférieur. La relation conduit dès lors à un processus
de conformisation. On entend ici par conformisation, la modification par un
groupe de son comportement ou de son attitude afin de le mettre en
harmonie avec le comportement ou l’attitude du groupe dominant auquel il
est « censé » rendre des comptes21. Cette tendance à la conformisation
s’explique en raison de la volonté des individus a se comparer aux autres
(théorie de la comparaison sociale, Festinger 1954), ou à éviter les sanctions
du groupe majoritaire (théorie de l’influence normative, Deutsch et Gerard
1955). Dans cette perspective, les normes, attitudes et pratiques en vigueur
dans un groupe sont analysées comme étant le fait d’une majorité initiale.
Les majorités sont en effet supposées disposer de meilleures informations et
plus à même de dispenser des récompenses ou des sanctions. On les
considère par conséquent comme la principale source d’influence.
Mais l’existence entre deux groupes de statuts différents ne conduit
pas nécessairement a une logique de conformité. L’entité dominée peut
aussi réagir de façon consistante face à la tentative de mise sous tutelle
recherchée par le groupe dominant. Dans ce cas, la relation peut déboucher
sur une situation de type conflictuel qui peut venir modifier les règles du jeu
au sein de la relation par un jeu d’influences réciproques. En effet, selon
Moscovici et ses collègues, établir une équivalence entre influence sociale et
conformité relève d’une conception réductrice de l’interaction sociale
(Moscovici et Faucheux 1972 ; Moscovici 1996). Une telle conception
suppose que l’influence sociale est fonction de la dépendance. C’est par
conséquent occulter les cas où une minorité disposerait d’une contre-norme
et chercherait activement à la faire prévaloir au sein du groupe, constituant
par là une source potentielle d’influence. A la vision unilatérale de
l’influence sociale qui prévalait jusqu’ici, Moscovici propose donc de
substituer une vision dynamique et symétrique : tout membre d’un groupe,
quelle que soit sa position, est à la fois source et récepteur potentiel
d’influence sociale, et celle-ci peut conduire à l’innovation et au
changement. Une minorité ou un individu qui s’efforce d’introduire ou de
21. Voir les travaux de Levine et Pavelchak (1984 : 26)
134
créer des modes de pensées ou comportements nouveaux, ou de modifier
des visions préexistantes, peut donc influencer les autres membres, et ainsi
conduire à l’innovation et au changement des pratiques et des normes en
vigueur dans un groupe. La détention d’une contre-réponse par la minorité
fait ainsi d’elle un partenaire actif dans les rapports sociaux (Doms et
Moscovici 1984, p. 57). Elle va permettre de créer un conflit socio-cognitif
entre la majorité et la minorité, en faisant valoir la présence de points de vue
divergents par rapport au même objet social. Ce conflit peut certes conduire
à la rupture, mais, dans la plupart des cas, les individus se sentiront obliges
d’éliminer les divergences et de faire des concessions, donnant à l’influence
sociale les traits majeurs d’une négociation.
Dans cette perspective, chaque type d’influence correspond à une
forme de conflit socio-cognitif et un mode particulier de résolution de
celui-ci, ces mécanismes pouvant engendrer la conformité, mais aussi
d’autres formes de consensus (Doms et Moscovici, 1984 ; Moscovici et
Faucheux, 1972 ; Doise et Moscovici, 1992).
1 La conformité à la culture dominante
La logique de domination constitue une tendance naturelle qui
intervient notamment lorsque deux groupes culturels doivent s’évaluer
réciproquement, au début d’un processus relationnel. La démarche
consiste généralement à se positionner par rapport à l’autre, en cherchant
à délimiter son territoire. Chaque groupe va ainsi chercher à prendre
l’ascendant sur l’autre formation à travers ses qualités culturelles, en
n’hésitant pas si nécessaire à recourir à la force (Clémence et al., 1998).
Dans ce cas, la réduction des différences ne passe donc pas par une
stratégie de concertation. Pour défendre son identité, le groupe dominant22
va plutôt établir un rapport de domination pour réduire les différences et
ainsi conserver son système de valeurs (Deschamp, 1982). On s’inscrit ici
dans une logique de conformité visant à modifier le comportement ou les
22. On entend par groupe dominant le groupe dont les valeurs et les normes prévalant dans l’ensemble de l’organisation et rallie la majorité des individus.
135
attitudes de l’autre groupe, en direction des valeurs et des normes de son
groupe d’appartenance. Ce rapport de domination culturelle qui rend la
rencontre dissymétrique s’explique souvent en raison du contexte
historique (situations initiales et relations entre les deux groupes),
idéologique (système de valeurs) ou politique (enjeu de la relation) dans
lequel elle s’inscrit. Il se produit généralement lorsque l’un des groupes
se trouve en situation d’infériorité et n’a pas les moyens pour faire
prévaloir son point de vue (Moscovici, Faucheux, 1972). Ainsi, il n’est
pas rare d’assister à un abus de domination de la part du groupe
« dominant » désireux d’acter le caractère asymétrique de la relation et
confirmer (par la même) sa supériorité. Cette attitude a généralement
pour effet le développement de réactions de rejet, alors même que
certaines caractéristiques spécifiques du groupe dominé pourraient
s’avérer utiles aux deux groupes (le dominant et le dominé).
ExempleCette position de domination culturelle d’un groupe envers un autre
se rencontre fréquemment lors de politique d’acquisitions à l’international. Dans ce type de situation, l’acte d’achat est souvent considéré par la direction de l’entreprise acheteuse comme une marque de domination économique sur la firme achetée. Cette situation de domination se traduit souvent par un comportement de supériorité, néfaste au bon déroulement de l’opération. En effet, suite à la fusion-acquisition, les dirigeants de l’entreprise initiatrice peuvent être tentés d’imposer leur système de valeurs aux membres de l’entité acquise. Ainsi, il n’est pas rare d’assister dans de nombreuses manœuvres d’acquisitions, à une arrogance managériale de la part de la Direction de l’entreprise acheteuse, désireuse d’acter son contrôle sur l’entité achetée. Cette situation peut être renforcée lors d’acquisitions internationales, en fonction de la culture de l’entreprise acheteuse. Ainsi, les Américains ont tendance dans le cadre de relations d’affaires, à privilégier l’affrontement à la concertation, en n’hésitant pas à recourir à la force. L’acquisition est dès lors ressentie comme la sanction d’une mauvaise gestion et la reconnaissance publique d’erreurs collectives et individuelles des membres de l’entreprise acquise. Cette arrogance se traduit alors par la non prise en compte des qualités de l’entreprise acquise et la négation du rôle et de la contribution de ses salariés dans le fonctionnement et la valorisation du nouvel ensemble. Une telle situation peut dès lors limiter les processus d’apprentissage collectifs entre les deux entités.
136
Ainsi, lorsqu’une minorité n’a pas de contre-norme ou les moyens de
faire prévaloir son point de vue, elle ne dispose pas de modèle stable de
comportement, et apparaîtra donc inconsistante au plan interne. Le conflit
créé par l’opposition de la minorité sera alors résolu en attribuant sa
différence à ses caractéristiques personnelles et les membres de la majorité
n’auront pas de raison de changer d’avis. La minorité sera soit rejetée par le
groupe, soit contrainte de se soumettre au point de vue majoritaire. On verra
alors un phénomène de conformité prendre place : la minorité sera amenée à
modifier son comportement ou attitude afin de le mettre en harmonie avec le
comportement ou l’attitude du groupe majoritaire, quelles que soient leurs
divergences initiales (Moscovici et Faucheux 1972 : 166). Les
représentations et pratiques en vigueur dans le groupe social vont ainsi
perdurer. Néanmoins il peut arriver que la consistance de la majorité se
réduise, par la défection d’un de ses membres en particulier ou un
changement. Un tel changement peut des lors conduire la minorité à se
sentir moins obligée d’accepter les positions du groupe majoritaire. Et il est
possible alors voir se mettre en place d’autres processus d’influence.
ExempleIl a été observé dans certaines fusions-acquisitions qu’une période
de domination culturelle (de l’acquéreur sur l’acquis) ne préfigurait nullement de l’évolution de la relation. En effet, la conformité des membres aux principes et valeurs du groupe dominant n’implique pas nécessairement une obéissance totale et définitive des membres de l’entreprise acquise. Il peut aussi arriver que le nouvel ensemble ait à faire face au réveil des équipes de l’entité acquise qui après une période d’obéissance, contestent le système de pouvoir en place.
2 Le consensus ou la recherche du compromis
Le consensus ou la recherche de compromis renvoie à la notion de
normalisation comme évitement du conflit. La normalisation est
l’interaction entre deux groupes culturels qui aboutit à un compromis et à
un nivellement des positions respectives. Il s’agit d’un processus par
lequel chaque groupe exerce sur l’autre une pression durant les
interactions ayant pour but d’aboutir à un accord acceptable par tous
137
(Moscovici, Faucheux, 1972). Cette situation diffère par conséquent de la
domination et de son corollaire l’obéissance qui font référence à la
pression d’un groupe (dominant) sur un autre groupe (dominé). La
normalisation induit ici une influence réciproque qui s’exerce au cours de
la relation entre les membres de chaque groupe. La normalisation est
susceptible de se produire, lorsque les partenaires sont égaux (pas de
compétences ou de statuts spécifiques) et que donc aucun acteur ne peut
prétendre légitimement imposer ses vues sur les autres membres. Elle se
produit lorsque personne dans un groupe ne dispose d’un point de vue ou
d’une position spécifique à défendre sur le problème posé ou ne se sent
légitimé pour y adhérer de façon rigide. Il n’y a alors ni minorité, ni
majorité, ni déviation réelle ou potentielle. On a affaire à une pluralité de
normes, de jugements et de réponses qui sont toutes considérées comme
équivalentes (Moscovici 1996 : 184). L’absence de moyens particuliers
pour imposer ses vues, la crainte de la confrontation amènent dès lors les
individus à opter pour une stratégie d’évitement du conflit, en éliminant
les sources potentielles de désaccord (Deschamp, 1991).
En effet, la motivation essentielle est d’éviter à tout prix le conflit par
le recours à une négociation tacite entre les parties. De ce fait, les réponses
sont coordonnées et conduisent à des concessions entre les groupes. Cette
orientation fait que les jugements vont tendre peu à peu vers un point
d’équilibre. Elle aboutit ainsi au développement d’une norme commune,
acceptable par les deux groupes en présence. Le consensus final se
cristallise autour du plus petit dénominateur commun qui peut exister entre
les deux groupes en présence (Moscovici, Doise, 1992).
ExempleCette orientation trouve une application directe dans le cas de
négociations internationales, en particulier lorsque les parties en présence privilégient une stratégie intégrative. On entend par stratégie intégrative, la prise en compte, dans le cadre de la relation, des caractéristiques culturelles de l’autre (représentations, valeurs, normes). Cette stratégie se retrouve notamment dans la culture asiatique, ou il s’agit avant tout de rechercher un résultat satisfaisant pour les deux parties. La recherche d’un compromis équitable est d’ailleurs au centre des préoccupations des négociateurs chinois et japonais. Il s’agit en effet d’éviter la confrontation
138
et le risque que le partenaire perde la face, quitte à abandonner un avantage dans un souci de rééquilibrage.
Un tel processus n’est cependant susceptible de se produire (et de
perdurer) qu’à la condition que personne dans l’un des groupes ne soit
conduit à un moment donné à défendre une position spécifique. Si une
telle situation devait apparaître, la relation entre les groupes risque de
suivre une autre orientation, en remettant en question le compromis vers
lequel tendaient les deux formations.
3. L’innovation minoritaire
Lorsque la majorité des membres ne dispose a priori d’aucune
approche ou point de vue sur le problème et qu’une minorité défend une
position spécifique de façon consistante, l’organisation dans son
ensemble innove en adoptant une position initiée par la minorité
(innovation minoritaire). Le groupe majoritaire est dit anomique dans la
mesure où il ne possède pas d’une norme susceptible de répondre au
problème posé. A l’inverse, le groupe minoritaire est considère comme
nomique, en raison de sa capacité à proposer une norme nouvelle (Doms
et Moscovici 1984 : 57) qui répond à la situation. Il peut ainsi arriver
qu’une minorité puisse exercer une influence sur une majorité, à
condition de disposer d’une contre-norme et de s’efforcer activement de
la faire connaître par un comportement consistant dans le cadre de sa
relation à l’autre (Moscovici 1996). Des expériences23 ont en effet montré
que c’est la consistance dont font preuve les parties les unes par rapport
aux autres, et plus largement les formes prises par la négociation pour la
résolution des problèmes, qui est la source déterminante de l’influence
sociale.
Dans le processus de résolution du conflit, il faut ainsi considérer
la consistance dont font preuve les parties en présence relativement les
unes par rapport aux autres. Lorsqu’une majorité anomique fait face à une
23. Voir Moscovici et Faucheux (1972) ; Moscovici. Lage et Naffrechoux (1969) : Moscovici et Lage (1976), dans le champ des stimulus physiques ; Mugny et Papastamou (1979), dans le champ des opinions et attitudes
139
minorité nomique, cette dernière va avoir tendance à bloquer la
convergence des réponses vers une position moyenne (réaction naturelle),
pour proposer une solution en accord avec ses valeurs. Si cette position
est défendue par un comportement consistant, elle peut dès lors espérer
rallier les membres de la majorité qui n’ont aucun point de vue spécifique
à lui opposer (Doms et Moscovici 1984 ; Moscovici 1996).
Ainsi, une minorité nomique et consistante dans un groupe
majoritairement anomique empêche les autres membres de s’accorder sur
une position de compromis, en même temps qu’elle constitue un pôle
d’attraction pour les autres membres du groupe (Moscovici, 1996). Alors
qu’initialement le groupe majoritaire ne possédait pas de normes bien
définies sur le problème à résoudre, la minorité introduit de nouvelles
attitudes et/ou pratiques. Contrairement aux configurations
précédemment évoquées, le groupe dans son ensemble est donc
susceptible d’innover.
Il est à noter que cette situation d’innovation minoritaire ne peut se
réaliser qu’à la condition ou la majorité continue à se trouver dépourvue
d’une norme ou d’une approche spécifique. Dès que la majorité parvient à
produire une réponse à la question qui lui est posée, la présence d’une
minorité proposant une autre réponse est alors susceptible de conduire au
conflit.
4 Le changement dans la polarisation
Lorsque minorité et majorité défendent des positions différentes
sur le problème posé mais qu’elles partagent un certain nombre de
valeurs ou normes communes (valeurs orthodoxes), les acteurs en
présence sont susceptibles d’identifier des dimensions et valeurs
partagées qui, devenues saillantes, serviront de base à l’élaboration d’une
position nouvelle commune (Doise et Moscovici 1992 : 243-248).
Ainsi, si des individus de cultures différentes défendent des
approches et points de vue spécifiques, les discussions sont susceptibles de
donner lieu à « une réponse spécifique, produite en collaboration entre les
140
membres du groupe » à partir d’une radicalisation des positions (adoption de
positions supérieures à la moyenne des réponses individuelles). Dans ce
mode de relation, les membres du groupe parviennent, malgré
l’hétérogénéité des représentations initiales à de nombreux points d’accords
qui émergent durant les échanges. Les points d’accords se cristallisent, en
règle générale, sur une réponse collective fondée sur des croyances
nouvelles et proches des valeurs partagées par l’ensemble des membres. Les
phénomènes de conformité à une majorité ou d’influence minoritaire sont
donc marginaux. Contrairement au compromis, ce phénomène n’a pas pour
fonction le maintien d’un statu quo (permettant aux membres d’un groupe
de gérer leurs affaires sans pour autant rapprocher leurs opinions et
croyances), mais suggère « une méthode pour changer les règles et les
normes de la vie collective » (Doise et Moscovici 1992 : 30). Le groupe
innove donc en modifiant les représentations et pratiques qui prévalaient
initialement dans le groupe. Ce processus aboutit ainsi à un changement
dans la polarisation propice à l’innovation (émergence de nouvelles
représentations et pratiques).
5 La rupture
Les relations interculturelles ne conduisent pas toujours à un conflit
constructif et peuvent parfois entraîner de réels clivages entre les individus.
En effet, si l’émergence d’un conflit entre minorité et majorité est nécessaire
pour fournir l’énergie au changement, les positions défendues par les parties
ne doivent pas reposer sur des valeurs fondamentalement incompatibles.
Tout dépend du caractère orthodoxe ou au contraire hétérodoxe des normes
défendues par la minorité qui doit être pris en compte. Si la minorité défend
une position hétérodoxe – c’est-à-dire qui va à l’encontre des normes
défendues par la majorité du groupe (contrairement a une position orthodoxe
qui renchérit, de façon plus extrême, la norme dominante), alors les
membres du groupe ne parviendront pas à structurer le champ de façon
commune. Une telle situation peut alors engendrer un clivage et conduire à
une bipolarisation au sein des équipes (Paicheler 1978 ; 1979). Les conflits
141
culturels présentent par conséquent des risques pour l’entreprise, lorsque les
différences ne permettent pas de parvenir à un minimum de valeurs
communes ou complémentaires. Il convient par conséquent,
indépendamment des actions entreprises pour favoriser les échanges et la
coopération, à bien identifier les zones de compatibilité et d’incompatibilité
entre les différentes cultures présentes dans l’organisation.
Synthèse générale
En conclusion, lorsqu’on parle de domination culturelle, cela ne
signifie pas nécessairement que le groupe culturel dominant maîtrise les
attitudes et comportements de l’autre entité. De même, le groupe culturel
en situation d’infériorité n’est pas forcément une culture aliénée,
totalement dépendante de l’autre formation. La domination culturelle
n’est donc jamais totalement ni définitivement assurée et acquise. En
effet, l’entité dominée peut aussi réagir, de façon déterminée et
consistante, face aux actions menées par le groupe culturel dominant. De
ce fait, lorsqu’une culture tend à dominer une autre et que cette dernière
entend conserver son système de valeurs, la relation peut (dès lors)
déboucher sur une situation de type conflictuel. Dans ce cas, il est alors
possible d’assister au réveil des membres du groupe en situation
d’infériorité qui peut en fonction du contexte et des opportunités,
chercher à modifier les rapports établis (Moscovici, 1979). Cette situation
conflictuelle peut être un frein au développement de la relation, en
apparaissant comme un facteur de dysfonctionnement. Mais ce rôle clé du
conflit, comme facteur changement, peut également favoriser des
logiques d’innovation, en créant de nouvelles représentations au sein des
organisations (Butera, Mugny, 2001 ; Gray et al., 1985). (Voir tableau
4.2)
L’ESSENTIEL
Au-delà des différences, les relations interculturelles ne sont pas
142
simples à gérer. La confrontation à un autre groupe engendre, en effet, des
idées préconçues qui permettent à l’individu de réduire la complexité
(simplification cognitive), de renforcer son sentiment de sécurité (refus de
sortir de son cadre de référence) et d’augmenter son estime de soi par une
dévalorisation de l’autre (subjectivité des perceptions). Ceci s’explique par
la difficulté inhérente à tout individu (ou groupe d’individus) d’accepter les
différences. Les stéréotypes, les préjugés et jugements de valeurs constituent
ainsi des filtres et des écrans qui font obstacle à une ouverture sur l’autre et à
la reconnaissance des diversités. La relation entre groupes culturels distincte
présente par conséquent des risques qui peuvent évoluer vers la domination,
la normalisation ou vers des conflits graves en cas de résistance active des
autres groupes culturels. Il convient par conséquent d’identifier et d’analyser
attentivement les mécanismes de base d’une relation interculturelle, afin
d’avoir une meilleure maîtrise des risques encourus.
Tableau 4.2 - Positions relatives défendues par les parties, mode de gestion du conflit et résultat sur les normes et pratiques émergents dans un groupe
MAJORITÉNOMIQUE ANOMIQUE
MIN
OR
ITÉ
Anomique Contrôle du conflit→ Conformité à la majorité
Evitement du conflit→ Normalisation et consensus sur une position de compromis
Nomique
Orthodoxe
Hérodoxe
Création d’un conflit
→ Changement dans la polarisation → Ou clivage du groupe
Blocage du compromis
→ Innovation par influence minoritaire
D’après Allard-Poesi et Meier (2000).
143
CHAPITRE IX
LE MODÈLE DU MANAGEMENT INTERCULTUREL
par C.A. Rabassó et Fco J. Rabassó
L’étude des différents modèles de management interculturel nous
permet d’avoir une vision large et ouverte d’un monde globalisé en
évolution permanente. Aux sept grands modèles exposés dans ce chapitre,
nous pourrions ajouter d’autres sous-modèles qui sont également
caractéristiques d’une manière d’être. Les grands groupes en question sont
l’anglo-saxon, le latin, l’asiatique, l’indien, le musulman, l’africain et le
slave et ils représentent actuellement plus de 90% de la population
mondiale. L’interdépendance entre nations et cultures due au
développement des nouvelles technologies, du tourisme, des transports et
des échanges commerciaux permettent une interrelation entre les éléments
exposés. C’est le cas dans le modèle asiatique où nous pourrons constater
des interconnexions et des influences mutuelles. Les aspects culturels sont
liés aux phénomènes politiques et sociaux. Cela nous permet d’adopter une
approche globale pour une meilleure compréhension des comportements et
évolutions des individus par rapport aux contextes où ils évoluent Les
multiples références à des éléments tels que la religion, les croyances, les
structures sociales, la politique et les particularités culturelles permettront de
définir une manière de vivre, de sentir, de négocier et d’échanger entre les
personnes. Le global et le local sont intimement liés et ils évitent le piège
d’un modèle unique qui fausserait la perception de la réalité. À titre
d’exemple, nous pouvons citer les différentes ramifications du modèle
anglo-saxon telles que l’afro-américain, le US latino ou l’asiatico-américain.
Il en est de même pour le modèle latin dont les spécificités varieront en
fonction du contexte qu’il soit européen ou américain.
L’analyse comparative des modèles de management interculturel, fait
partie de ce que nous connaissons comme le « Comparative Management »
ou Management Comparatif, dont l’objectif est d’examiner les différences et
similitudes des différents systèmes et contextes. Ce type d’étude peut être
conduit à partir de différentes perspectives. La plupart des théories sur les
différents comportements organisationnels sont issues du modèle américain
ou anglo-saxon. Dans ce chapitre, notre propos est d’indiquer quelques
caractéristiques d’autres modèles, reflétant la diversité globalisante où il
existe également d’autres voies.
Avant d’aborder l’étude de notre premier modèle de management
interculturel, nous devons expliquer pour quelle raison nous n’avons pas
inclus un chapitre sur le management européen. Bien que l’Europe constitue
un des piliers du monde occidental, la grande diversité des systèmes et les
changements que nous pouvons rencontrer dans chaque contexte, font que
nous ne pouvons pas considérer le modèle européen comme un modèle
unique en tant que tel. Nous avons cependant adopté cette approche pour les
managements africain, indien et slave voire dans le cas du modèle anglo-
saxon qui repose essentiellement sur l’analyse du système en vigueur aux
États-Unis, un pays rassemblant presque autant d’habitants que le continent
européen. Nous aurions pu subdiviser le management européen en 5 grands
groupes : celui de l’Europe du Nord, de l’Europe Centrale, de l’Europe du
Sud, de l’Europe de l’Est et de l’Europe de l’Ouest. Cette classification
simpliste applicable en géographie physique, nous permet d’assimiler les
pays du Sud aux pratiques du management latin et méditerranéen ; l’Europe
du Nord et de l’Ouest à des pratiques de management anglo-saxon ; et
l’Europe de l’Est des anciens pays communistes aux pratiques du
management slave. Toujours est-il qu’il nous reste à définir les pays de
l’Europe Centrale. Nous réservons l’analyse des systèmes français et
allemand à de futures études, sachant que le premier comporte des
caractéristiques latines et anglo-saxonnes tout en ayant une identité propre et
que le deuxième a des influences diverses.
1. Le modèle anglo-saxon
Ce modèle fait l’objet d’un consensus dans le monde des affaires et
du management occidental. Nous allons en exposer les traits caractéristiques
les plus significatifs et généraux afin d’en comprendre l’idéologie et le
« modus operandi ». Nous devons cependant, indiquer qu’il existe plusieurs
145
variantes du modèle anglo-saxon, selon le contexte géographique et les
interactions avec d’autres modèles. Nous partons de l’analyse du modèle
américain où la liberté individuelle évolue dans un système d’économie
libérale. Les pouvoirs politiques n’ont pas pour vocation de satisfaire les
besoins des citoyens. La compétitivité économique crée elle-même une
société de vainqueurs et vaincus, de « winners and losers », où chacun devra
saisir ses opportunités. Les valeurs protestantes conditionnent la morale
d’un système prônant le succès et l’abondance. Ces principes sont le
fondement du capitalisme caractérisé par une interdépendance entre le
religieux et l’économique. L’éthique religieuse établit les bases de la pensée
managériale américaine. Actuellement, les États-Unis constituent le plus
grand marché religieux de la planète. Cette liberté théologique conduit les
fidèles à adopter des comportements de consommateurs de haut niveau. Le
puritanisme de Benjamin Franklin a promu l’idée de profit et de bénéfice
comme attributs de la Terre Promise : « Go West my son to find the
promised land » (Va vers l’Ouest mon fils, pour trouver la Terre Promise). Il
est évident que cette morale a été contestée par les traditionalistes luthériens,
mais cela n’a pas empêché pour autant, l’apparition de la notion de
« prédestination » unie à celle des « élus ». Les valeurs de la nation : liberté,
égalité, opportunité, vont de pair avec cette morale, fer de lance de
l’individualisme et des valeurs patriotiques.
Dans une démocratie communautaire fondée sur la liberté des
chances et une économie de marché caractérisée par la libre concurrence,
ce sont les lois de l’offre et de la demande qui déterminent le niveau de
compétitivité. Les théories d’Adam Smith sont à l’origine de l’idéologie
du modèle anglo-saxon. La philosophie du « self-made man » et la lutte
pour le succès ont fait évoluer un système plus efficace pour la
production de richesses que pour leur distribution. La priorité est donnée
au financier au détriment du social. La société du bien-être résulte de la
rentabilité à court terme des entreprises et la spéculation boursière est un
des piliers. Dans le modèle anglo-saxon, les droits sociaux sont quasi-
inexistants. L’État ne prend pas d’engagements en faveur des retraites, de
l’aide sociale et de l’enseignement pour tous. Les inégalités et les
146
différences sont la conséquence logique d’un management orienté vers
les objectifs pour lequel la fin justifie les moyens.
Pour William Craham Summer, le fondateur de la Sociologie
américaine, les individus « luttaient pour leur survie » en travaillant sur
des terres vierges. L’accumulation de richesse « démontrait » la capacité
d’un individu à survivre et prospérer. La ‘doctrine de la liberté’ était le
thème central de son œuvre24.
Pour réussir, rien ne vaut les théories darwinistes sur l’évolution de
l’espèce. C’est cette « New Thought » développée entre 1890 et 1915 qui a
marqué la déontologie des élus. La réussite est considérée comme
l’aboutissement de qualités mentales, du caractère et du tempérament. La
promotion sociale passe impérativement par l’effort personnel et le travail.
La conséquence immédiate de ces valeurs a été l’industrialisation massive
du pays au début du siècle passé. Mais ces principes se sont consolidés
grâce aux théories du « Scientific Management » de Frederik Winslow
Taylor qui estimait qu’il fallait augmenter la vitesse de production pour
obtenir des bénéfices. Les profits sont proportionnels aux efforts et
l’épargne constitue une valeur cardinale. Seule la communication écrite
compte, car la parole ou l’engagement oral ne sont pas reconnus. La foi et la
procédure sont donc les piliers du système parallèlement aux règles
techniques, économiques et financières. Ce management établit des plans
concrets en définissant des objectifs commerciaux en matière de prix et
produits. Le formalisme et la bureaucratie caractérisent le système de
fonctionnement Les syndicats ont peu de représentativité et en période de
crise, la réduction des coûts cible en premier lieu la masse salariale. Les
techniques du « Scientific Management » apportent de nouvelles idées, de
nouveaux concepts comme le « Fordisme » inspiré par Henry Ford qui
appliqua ses innovations technologiques dans ses usines de Détroit avec la
notion d’optimisation de produits. Selon ce principe, les ouvriers étaient
rémunérés en fonction de ce qu’ils produisaient (le travail à la tâche). Le
temps est l’élément central de la productivité. Pour Ford, la production de
24. Guillén Mauro F., Models of Management – Work, Authority, and Organization in a Comparative Perspective, The University of Chicago Press., Chicago, 1994, p. 33.
147
masse pouvait se résumer « au pouvoir, à la précision, à l’économie, au
système, à la continuité et à la vitesse »25. Durant de nombreuses années, le
« Scientific Management » et le « Fordisme » ont montré comment
améliorer les systèmes de production dans le secteur industriel. La doctrine
protestante, les théories darwinistes, les principes du « New Thought », le
« Scientific Management » de Taylor ainsi que le « Fordisme » sont les
principaux éléments du modèle américain.
Personnellement, je suis venu en Amérique parce que j’avais
entendu dire que les rues étaient pavées d’or. Quand je suis arrivé ici,
j’ai pris conscience de trois choses : premièrement les rues n’étaient pas
pavées d’or, deuxièmement, elles n’étaient pas pavées du tout et
troisième, j’étais censé les paver26. »
Les « think tanks » ont également joué un rôle important : la
« American Management Association » qui a poursuivi les activités de la
« National Association of Corporation Training Schools » est devenue,
après la Seconde Guerre mondiale, un des centres les plus emblématiques
de l’idéologie du « New Management » américain dont la priorité était le
développement de l’être humain au sein des organisations industrielles au
nom des objectifs suivants : socialisation, travail en équipe, esprit de
groupe, reconnaissance, estime de soi, compétitivité, etc.
En résumé, nous pouvons affirmer que le modèle américain est
caractérisé par un système de libre entreprise. Les États-Unis disposent
néanmoins d’un secteur public. L’entreprise publique est plus présente aux
États-Unis qu’en Angleterre, par exemple. On peut donc définir le modèle
américain comme un système d’économie mixte où les marchés parallèles
ou noirs n’existent pas dans la mesure où on peut avoir accès à tout type de
produits. Le système bancaire et les institutions financières soutiennent
l’économie américaine. L’Administration américaine intervient rarement
dans la dynamique du secteur privé en raison d’une législation régulatrice
renforcée par la présence des « Fédéral Commissions ». Leader en matière
25. Ford Henry & Crowther Samuel, My Life and Work, Garden City, Doubleday, New York, 1923, p. 147.26. Old Italien story (Témoignage des immigrants arrivés à New York ente 1882 et 1924), Ellis Island Muséum, New York City.
148
de développement technologique, la super-puissance américaine a tiré profit
de l’explosion d’Internet et de la globalisation.
2. Le modèle latin27
L’identité latine couvre les trois zones géographiques suivantes : le
sud de l’Europe, l’Amérique latine et le sud des États-Unis. La première
regroupe la France méridionale, le Portugal, l’Espagne et l’Italie. Pour sa
part, l’Amérique latine peut être subdivisée en différentes régions qui
vont du Mexique à la Terre de Feu. Aux États-Unis, la latinité correspond
aux états du Sud, c’est-à-dire la Californie, le Texas, le Nouveau
Mexique, l’Arizona et la Floride outre certaines zones de l’État de New
York. Dès ses origines, la culture latine est un « melting-pot »
d’influences méditerranéennes incarnées par les langues espagnole et
portugaise ainsi que la religion catholique, pratique majoritaire d’un
syncrétisme issu de l’Empire romain.
Quelles sont ses caractéristiques ? La civilisation latine émerge
après le déclin de l’Empire romain en intégrant des éléments judéo-
chrétiens et gréco-latins. À partir du XVe siècle, la Renaissance
représente le point de départ d’une seconde étape marquée par le
capitalisme mercantiliste et financier, la Découverte de l’Amérique et
l’instauration d’un système directement rattaché à la Couronne espagnole,
à ses vice-royaumes en Amérique latine et à la création d’entreprises
coloniales. La chute de l’Empire latin commence avec les révolutions
industrielles et la naissance du modèle anglo-saxon.
Peut-on parler du « management latin » comme un des modèles
prépondérants de notre société ? Nous devons remonter au Moyen Âge pour
retrouver les idéaux chevaleresques d’aventure, de conquête et les capacités
d’initiatives individuelles pour la création d’affaires. Le tempérament latin a
toujours donné la priorité aux valeurs esthétiques et artistiques, et c’est
pourquoi le mécénat a toujours promu l’art et la culture. Les pays latins
d’Europe du Sud ont participé à la construction du Nouveau Monde avec un
27. Pour des informations à caractère général sur l’Amérique latine, voir le site Internet : www.ciberamerica.org
149
modèle de capitalisme financier opposé à l’esprit puritain du monde anglo-
saxon. Pour comprendre le modèle latin, il faut évoquer le grand contraste
entre le rôle centralisateur de l’État et le comportement rebelle, contestataire
de ses citoyens et de leur perception du management. L’État a toujours joué
un rôle tutélaire dans l’économie, dans la création des infrastructures pour
les transports, l’énergie et les télécommunications. La France du XVILIe
siècle constitue un exemple du rôle prépondérant des institutions publiques
sur l’économie avec la nationalisation des banques et la direction de grands
groupes industriels, assurée par de hauts fonctionnaires. Il en est de même
dans le domaine de la culture.
Ce n’est qu’à partir du début des années soixante que la culture
émerge comme catégorie d’État. Contrairement à la période précédente,
des institutions gouvernementales sont créées et stabilisées, des positions
politiques et administratives sont établies, une politique étatique de la
culture est légitimée, l’état devient peu à peu un élément déterminant du
fonctionnement du champ culturel et ses agents prennent une part active
– et souvent essentielle – à la problématisation des questions qui s’y
attachent. La genèse de la culture comme catégorie de l’intervention
publique marque ainsi un « grand retournement » : construits contre
l’État, les problèmes culturels sont devenus des problèmes d’État28. »
Les pays latins ont eu pour coutume de donner une orientation
centralisatrice aux questions de politique industrielle et économique.
Comment se forme le tissu entrepreneurial dans ce contexte ? Les
entreprises européennes fonctionnent dans le cadre d’un paradigme de
tutelle publique et de redistribution des richesses. La logique du profit et
du bénéfice à tout prix est soumise à des critères sociaux tout en gardant
un esprit humaniste qui respecte un code et une éthique professionnelle.
De fait, il n’existe pas vraiment de management purement latin. Bien que
les pays européens soient très attachés à leur culture nationale, le
continent est tout de même divisé entre le nord et le sud, le nord étant
dominé par la culture anglo-saxonne, protestante et libérale, et le sud
28. Dubois Vincent, La politique culturelle (Genèse d’une catégorie d’intervention publique), Belin, Paris, 1999, p. 299.
150
étant caractérisé par l’humanisme et le catholicisme. Cette dichotomie
nord-sud apparaît dans une certaine mesure, aux États-Unis.
Dans le monde latin, la notion de succès personnel est liée au
respect des traditions et aux valeurs ancestrales du groupe. Les racines
culturelles sont préservées grâce aux rapports affectifs, émotionnels et de
dépendance : relation paternaliste entre le chef et ses subordonnés, le
gérant et les ouvriers, le dominateur et le dominé. Ce qui entraîne des
rapports ambigus et imprévisibles.
Le seul avenir de l’Europe est l’Europe – celle qui rassemble ce
patchwork de cultures et crée une unité à partir de la diversité. Ce qui
représente un défi considérable en tant que tel.29 »
Compte tenu des éléments du modèle latin exposés ci-dessus, où se
situe l’Amérique latine ? La question est de savoir, comme nous l’avons
indiqué précédemment, si le continent hispano-américain se dirige vers le
modèle latin-européen et sa conception de la distribution des richesses en
favorisant les questions sociales et en octroyant à l’Etat un rôle central,
ou si en revanche, le sous-continent hispanique a le regard tourné vers le
sud des États-Unis où l’esprit latin coexiste avec une vision néolibérale
propre aux économies de marché. Cependant les libertés démocratiques
n’ont pas empêché les crises économiques, la mauvaise répartition des
richesses, l’exode rural, l’explosion démographique, la misère, la
criminalité et le sous-développement. Le monde latin évolue vers un
modèle mixte, une culture d’entreprise dominée par la créativité et
l’équilibre entre le social et l’économique, ce qui constitue une réponse
aux dangereuses dualités épistémologiques, à la division du monde entre
riches et pauvres. Sa future identité managériale pourra affronter une
vision unilatérale du développement. Le rejet des biens matériels de la
doctrine sociale de l’Église chrétienne remet en question les perspectives
d’une globalisation qui préconise une approche matérialiste et utilitariste
de l’existence propre au monde anglo-saxon.
Selon les propos du philosophe espagnol Ortega y Gasset, « les
âmes du continent asiatique, du continent africain et océanique se
29. Hill Richard, We Europeans, Richard Hill, Brussels, 1997, p. 386.
151
différencient des nôtres par leurs contenus vitaux »30. Le management
latin d’origine hispanique se distingue de l’anglo-saxon, des modèles
nord-européens par son attachement à la tradition, à la terre, à son
intelligence émotionnelle, celle de la passion, arbitraire, irrationnelle et
compulsive. Le philosophe espagnol Miguel de Unamuno a souligné cette
réalité dans les termes suivants.
Détrompez-vous – me disait un ami étranger, croyant que même en
étant espagnol, j’étais européen et moderne –, détrompez-vous : les
Espagnols sont en général considérés comme des incapables pour la
civilisation moderne et réfractaires à celle-ci. Je le laissai froid de
stupeur, lorsque je répondis : Est-ce cela un mal ? L’homme me regarda
comme si j’étais fou... Non, ne vous forcez pas à me donner des raisons...
cela n’est pas une question de raisons mais plutôt de sentiments. Non,
cher ami, vous avez la logique, et ce n’est pas la logique mais la passion
qui régit les sentiments.31
Au début du XXIe siècle, le « Cross Cultural Latin Management » est
apparu comme une alternative – dans toutes ses dimensions, qu’elles soient
européenne ou américaine – à une façon de faire et de vivre dans laquelle les
sphères privée et publique, personnelle et professionnelle s’unissent pour
créer une troisième dimension, résultant d’une harmonie parfaite entre les
aspects techniques, cognitifs, pragmatiques et existentiels porteurs
d’émotions, catharsis à la fois ludiques et intuitives qui enrichissent de rites
et théâtralité la mise en scène du monde entrepreneurial.
3. Le modèle asiatique
Les nouveaux modèles asiatiques sont apparus avec la crise
financière asiatique de 1997. Cette crise a conduit certaines entreprises à
suivre le modèle américain. Dès 2003, Sony a annoncé qu’il abandonnait
le management à la japonaise tout comme d’autres entreprises nippones.
En Chine, de nombreux dirigeants et cadres supérieurs d’entreprises ont
30. Ortega y Gasset José, El Espectador, tomos VIL y VILI, editorial Espasa-Calpe, Madrid, 1966, p. 108.31. Unamuno Miguel de, Algunas consideraciones sobre la Literatura Hispanoamericana, editorial Espasa-Calpe, Madrid, 1968, p. 118.
152
été formés dans des écoles de commerce occidentales. Mais, quelles sont
les différentes composantes du système de management asiatique ?
Quelles sont les causes du miracle économique coréen ? Comment peut-
on expliquer le succès des dragons d’Asie du Sud-Est ? Il va de soi que
les cadres asiatiques doivent faire la distinction entre les bonnes et
mauvaises habitudes des modèles occidentaux. À cet égard, le cas
d’Enron aux États-Unis montre clairement le chemin à éviter. Quels sont
les atouts et les faiblesses du modèle asiatique ? Les années cinquante ont
été marquées par le miracle japonais tandis que les années soixante ont vu
émerger les Tigres asiatiques. Dès les années soixante-dix, c’est le
modèle coréen qui fait son apparition. La Chine et le Vietnam ont donné
leurs lettres de noblesse au management asiatique. Les futurs cadres qui
souhaitent faire des affaires dans ces pays doivent appréhender les
caractéristiques historiques et culturelles, les structures
organisationnelles, les processus de management en mutation permanente
et les particularités de leurs stratégies compétitives de chacun d’entre eux.
Le modèle chinois tout comme le japonais, le coréen et le reste des
systèmes de management asiatique ont pour fondement la tradition
confucéenne inspirée de Confucius32. Les principales différences entre les
pays asiatiques résident dans les pratiques stratégiques employées en
matière d’affaires, de négociations interculturelles (« cros-cultural
negotiations ») et dans leurs différents systèmes de distribution.
Les modèles de management asiatique comprennent les économies de
l’Asie orientale, du Sud-Est parmi lesquelles figurent le Japon, la Chine,
Taiwan, la Corée du Sud, Hong Kong et les pays de l’ASEAN (Association
des Nations du Sud-Est asiatique). Nous devons néanmoins mettre en
exergue quatre modèles de management supérieurs qui font autorité dans la
région : le management chinois, le management chinois de la diaspora
(« overseas Chinese »), le japonais et le coréen. Ils ont tous conservé une
tradition unique et établi des dynamiques de groupe dans des systèmes
d’organisation analogues en ce qui concerne la hiérarchie et les normes
32. Père d’une doctrine politique et sociale érigée en « religion d’état » durant la dynastie des Han et officiellement interdite au début du XXe siècle.
153
collectives qui régissent la culture asiatique. Les modèles asiatiques sont
totalement différents des modèles de capitalisme occidentaux. Selon la
tradition asiatique, le monde capitaliste comporte des tendances
collectivistes et individualistes. Au Japon, par exemple, les grands groupes
(« kereitsu ») sont les fidèles représentants du management à la japonaise en
termes de fonctionnement et d’organisation. À l’origine, les « zaibatsu »,
affaires de famille traditionnelles qui sont désormais dominés par les
professionnels, étaient les piliers du système entrepreneurial nippon. Leur
équivalent coréen, les « chaebols », a permis l’essor économique du pays.
Grâce à leurs relations étroites avec le gouvernement coréen d’un point de
vue financier, ils ont contribué au développement du système coréen. Les
entreprises Daewoo et Samsung ont intégré divers éléments du management
occidental dans leur mode d’organisation. Dans la majorité des cas, ces
groupes restent sous le contrôle des membres des familles fondatrices. Pour
ce qui est des CFB (« Chinese Family Business ») installés à l’étranger
(« overseas »), elles ont souvent une structure simple et des capacités
limitées, assumées par un seul propriétaire qui a de l’autorité dans la
« famille d’affaires ». On rencontre ce type d’entreprises à Taiwan, Hong
Kong, Singapour et dans les autres pays membres de l’ASEAN. À l’heure
actuelle, les CFB traditionnels font l’objet de changements mis en œuvre par
les nouvelles générations qui adoptent des stratégies plus flexibles, dans la
mesure où ils ont été formés dans des écoles de commerce occidentales.
Tous ces modèles doivent être intégrés dans la typologie du Management
Confucéen Asiatique (« Confucian Asian Management ») qui peut
permettre de réformer et développer les systèmes de management
occidentaux. Quelles sont les différences culturelles majeures entre la
pensée de l’Est et celle de l’Ouest ? En quoi consiste le management
asiatique ? Quelle est la philosophie stratégique appliquée dans le monde
des affaires ? Comment la doctrine de Sun Zi et L’Art de la Guerre (The Art
of War)33 se reflètent-ils dans les entreprises asiatiques ? Au Japon,
Miyamoto Musashi et son œuvre A Book of Five Rings34, traité de stratégie
33. Sun Tzu, L’art de la guerre, Flammarion, 1972.34. En français : Le livre des cinq anneaux, publié par Amodée Éditions, 1998.
154
inspirent la plupart des entrepreneurs influencés par la philosophie de
Confucius. Quelles sont les valeurs essentielles du « guanxi », un des
éléments clefs de la doctrine confucéenne ? Combien de systèmes de
management confucéen pouvons-nous trouver dans les divers modèles
asiatiques et quels en sont les traits caractéristiques ?
3.1. La Chine
L’expression shang chang ru zhan chang qui signifie « le marché est
un champ de bataille » reflète bien l’opinion des Chinois sur le monde des
affaires. Du point de vue asiatique, le succès et l’échec sont directement liés
au bien-être de la famille et de la nation. Cette expression militaire est
inspirée de l’Art de la Guerre, stratégie militaire chinoise classique qui date
de la période allant de 722 à 221 avant Jésus-Christ. Mencius, Confucius,
Laozi, Zhuangzi et Hanfeizi sont les grandes figures de cette époque. Le
maître Sunzi contemporain du IVe siècle avant Jésus-Christ est l’auteur de
The Sun zi bing fa, l’œuvre de stratégie militaire la plus importante à ce jour.
Il aurait occupé le poste de général aux alentours de l’an 512 avant Jésus-
Christ et se serait consacré à l’art de la guerre, durant la période Printemps-
Automne dans le royaume Wu. L’Art de la Guerre est un traité de pensée
stratégique majeur en Asie orientale. Cette œuvre a également été introduite
au Japon et en Corée et elle est toujours utilisée à l’occasion des séminaires
de stratégies organisés par les entreprises japonaises. Les réflexions de
Sunzi sont très influencées par la pensée taoïste dans laquelle il n’existe pas
de différence entre le bien et le mal, entre la haine et l’amour ou entre la
facilité et l’effort. Tout fait partie du même jeu. Autrement dit, les principes
de ces philosophies s’appuient sur la relativité. Il faut savoir utiliser les
points forts contre les faiblesses des autres. La meilleure stratégie consiste à
conquérir l’ennemi sans l’affronter directement. Les alliances et calculs
stratégiques sont la clef du succès. « Connais ton ennemi, connais-toi toi-
même et de cette façon tu pourras gagner des centaines de batailles sans
crainte du danger ou de la défaite. Si tu ne connais pas ton ennemi ou si tu
ne te connais pas, l’échec est inéluctable car tu ignores tes possibilités... Tu
dois connaître le terrain, le temps et le contexte... et tes possibilités de
155
victoires seront maximisées ». Les conditions climatiques échappent à la
stratégie militaire. Un bon général doit savoir comment utiliser ce facteur
incontrôlable pour en faire un atout. Il doit choisir le moment idéal pour
combattre et trouver dans le mauvais temps un allié. Le général russe
Kuznetzov incarne un bon exemple de cette stratégie qui lui a permis de
vaincre les troupes de Napoléon. L’hiver russe a été la clef du succès. Il faut
établir une corrélation entre ces aspects climatiques et le « climat
économique » ou le « climat favorable aux affaires » qui inclut d’autres
éléments importants comme la situation politique, les conflits ethniques, les
guerres, les récessions, les politiques gouvernementales, les booms
économiques et les blocages, l’état de la technologie, les changements dans
le marché des valeurs, les aspects sociaux et culturels du contexte, les
mutations démographiques, le comportement des consommateurs, etc.
autant d’éléments dont il faut tenir compte pour gagner le combat.
La relation entre le général et les soldats constitue un des principes
fondamentaux de Sunzi. Le général traite ses subordonnés comme ses
propres fils et en contrepartie, ces derniers luttent avec lui jusqu’à la mort. Si
les soldats ne sont pas très intelligents, il sera d’autant plus facile de les
mobiliser. Le fameux général Yue Fei du royaume de Song préparait
personnellement les remèdes pour leurs troupes. Le manager doit agir de
même : des objectifs communs sont partagés par tous les employés qui
considèrent l’entreprise comme leur propre famille. Les sacrifices
personnels sont la conséquence de la survie dans un monde de plus en plus
compétitifs. Seule l’unité permet de parvenir à la victoire. Conformément à
la philosophie de Sunzi, il est également important de connaître les qualités
que le général ou futur général doit avoir dans le monde d’aujourd’hui. Les
qualités principales sont au nombre de cinq : zhi ou savoir (grande capacité
d’observation pour s’adapter au changement des circonstances et agir en
fonction de celles-ci), cheng ou sincérité (capacité à gagner la confiance de
ses subordonnés), ren ou abnégation (amour profond des troupes), yong ou
courage, bravoure (capacité à être décisif sur le champ de bataille, en
prenant les décisions qui lui permettent de saisir les opportunités sans
hésitation ou incertitude) et yan ou fermeté (capacité à imposer la discipline
156
et la rigueur pour faire respecter ses ordres et principes). Tous ces atouts
devront être mis en œuvre pour le groupe et ils permettent de mettre en
valeur les qualités de leadership du futur manager. Un bon PDG doit
impérativement avoir ces cinq qualités. Tout cela implique une préparation
méticuleuse. Ainsi, comme l’affirmait Sunzi : « Il est plus facile d’avoir une
armée avec des milliers de soldats qu’un bon général. »
Après avoir exposé les idées principales de la doctrine de stratégie
militaire de Sunzi, le guanxi ou système de connexion et d’interrelation
entre les personnes est indispensable pour la compréhension de ce modèle.
Pour les Chinois, il est important de développer, maintenir et cultiver cet
élément pour obtenir la confiance de l’interlocuteur. Le renqing ou « rapport
entre les gens » est un autre facteur de la vie quotidienne, point commun à la
Chine, Taiwan, Hong Kong et à l’ensemble de la diaspora chinoise à travers
le monde. Le guanxi et le renqing sont les fondements de la compréhension
humaine et ils sont élémentaires pour saisir le comportement chinois. Le
terme de guangxi reflète le niveau des relations entre deux personnes.
Durant la période de Mao, ce principe a aidé les Chinois à survivre. Le
guanxi facilite l’échange de faveurs, l’amitié et la confiance. Dans de
nombreux cas, il revêt des aspects plus utilitaires et matériels
qu’émotionnels. La personne qui rompt la chaîne et qui n’est pas à la
hauteur des faveurs reçues perd la confiance du groupe. Il existe plusieurs
niveaux de guanxi. Il peut unir les personnes issues de milieux sociaux
différents. En Chine, le guanxi xue reflète le caractère global de ce
phénomène. Son influence est présente dans le monde politique, social,
culturel, économique et des affaires. À l’époque de Deng Xiao Ping, dans le
contexte de réformes économiques, le concept de guanxi hu est apparu pour
mettre en évidence les différents niveaux de connexions individuelles et
sociales du système. Dans les organisations sociales, on fait référence au
danwei ou à la capacité d’atteindre l’unité au travail. Grâce au danwei, les
individus cultivent un certain nombre de guanxi hu ou connexions voire
échanges, dans le but de créer leur guanxi wang ou système de relations
sociales d’amitié ou d’intérêt. Cette question est évoquée dans le système de
Confucius qui a défini une pléthore de relations ayant trait aux cinq relation
157
humaines cardinales : père/fils (soumission du fils et soin du père),
souverain/sujet (obéissance au souverain et grâce au sujet), frère aîné/cadet
(respect du frère cadet et soin de l’aîné), mari/femme (respect du mari et
soin pour la femme), relations entre amis (loyauté envers les amis intimes).
Ces principes doivent régir le fonctionnement du groupe social de base
chinois qui le jia ou la famille. Cette dernière peut devenir une grande
famille ou dajia qui rassemble des membres extérieurs à la famille initiale.
L’État représente un élément de la famille pays ou guojia. Nous sommes
donc en présence d’une infinité de niveaux de guanxi dans un contexte où le
groupe prévaut par rapport à l’individu qui établit des liens familiaux
(« kinship ») en harmonie avec les intérêts collectifs issus du noyau familial.
Outre le modèle chinois péninsulaire, nous devons aborder le
modèle chinois incarné par la diaspora. Le terme d’« overseas Chinese »
est différent de celui des communautés chinoises citoyennes d’autres
pays. En chinois, on utilise le mot huaqiao qui représente les Chinois
résidant à l’étranger mais qui retournent dans leur pays, par opposition à
ceux de huaren ou huazu pour les personnes d’origine chinoise ayant
acquis une autre citoyenneté. De même, il faut faire la différence entre les
termes cités ci-dessus et celui de huayi, qui évoque les personnes de
descendance chinoise. Par ailleurs, les Chinois résidant à Hong Kong sont
les Gangao tongbao et ceux de Taiwan sont les Taiwan tongbao. Environ
85 à 90% des Chinois de la diaspora résident en Asie. Les 15% restant
vivent sur le continent américain. Cet exode doit faire l’objet d’une
attention particulière car la diaspora dispose de systèmes d’organisation
propre (les divers modes varient en fonction du contexte) car les niveaux
d’intégration et d’assimilation diffèrent. Selon Yuan-li Wu et Chun-hsi
Wu, on peut établir deux catégories de Chinois d’outre-mer.
Nous devons souligner l’importance des affaires de famille (CFB –
« Chinese Family Business ») dans le système d’organisation du modèle
chinois mais aussi pour la diaspora. Dans ce cas-là, ce sont de petites
structures rassemblant les membres de la famille, mais elles peuvent adopter
d’autres formes de type « clanique » lorsqu’elles acceptent en leur sein, des
personnes extérieures au noyau familial. Selon les principes éthiques de
158
Confucius, la famille représente l’élément central de toute activité
économique et chacun de ses membres doit contribuer à sa prospérité, à son
évolution et à son développement par le biais de ses revenus et de sa
participation. Il distingue cinq types selon une conception très flexible de la
famille : 1. Le noyau central de la famille traditionnelle. 2. Les parents
proches. 3. Les employés honorifiques de la famille (qui ont de
l’ancienneté). 4. La famille éloignée. 5. Les autres employés sans lien de
parenté. Les postes à haute responsabilité (« top management ») sont
évidemment assumés par le premier groupe. La structure de l’organisation
est simple et informelle avec un mode de prise de décision intuitif,
unilatéral, et autoritaire. Ce système trouve ses origines dans la tradition et
la culture chinoise, fondée sur la loyauté et la fidélité. Les nouvelles
générations de managers chinois adoptent des éléments de nature
occidentale plus flexible. Les grands groupes ont un fonctionnement
différent des CFB traditionnels, mais nous pourrons toujours rencontrer des
éléments liés, propres à l’identité de leurs membres. Les CSE (« Chinese
state enterprises ») sont des entreprises d’État, qui sont essentielles au
développement économique chinois. Les premières ont été créées dans les
années cinquante, à l’époque où la Chine était régie par un modèle
autocratique étranger aux pratiques occidentales. Ce système linéaire
reposait sur des supérieurs et subordonnés, des départements fonctionnels
soumis à un leadership unilatéral dépourvu de synergies participatives et de
nouveaux de spécialisation. En octobre 1984, le Comité Central du Parti
Communiste Chinois a instauré les principes de la Réforme Structurelle de
l’Economie chinoise et les nouveaux modes d’organisation des entreprises
d’État. À l’heure actuelle, ces dernières ont une influence limitée et ne
jouent un rôle important que dans les secteurs stratégiques et d’intérêt
national. L’ouverture de l’économie chinoise laisse entrevoir la disparition
des structures du passé. La réforme des CFB et CSE est inéluctable pour être
compétitif dans un monde de plus en plus globalisé, sans pour autant
renoncer à son identité dans l’affrontement supposé entre tradition et
modernité.
159
3.2. Le Japon
En 1868, durant la Restauration Meiji35, le pays entame un
processus d’industrialisation. À cet effet, le concept japonais fokoku
kyohei à savoir « pays riche, armée puissante », a été mis en œuvre.
L’économie japonaise a alors été soumise à des transformations
majeures : investissement dans le développement des industries
stratégiques, modernisation des infrastructures de communications,
l’industrie textile et l’armement pour l’industrie militaire. Le
gouvernement a été contraint de s’impliquer directement dans le
développement économique et les affaires de la nation. Les zaibatsu,
entreprises industrielles modernes capables de mettre en œuvre les
initiatives gouvernementales, ont largement contribué à cet essor
économique. Mais ce système de domination familiale et de structure
verticale a été démantelé à la fin de la Seconde Guerre mondiale et il a été
remplacé par les keiretsu qui reposent sur un mode d’organisation
horizontale. De nouveaux groupes s’affrontent dans le cadre d’une
compétition, mais constituent en même temps un oligopole. Certains de
ces groupes ont utilisé les anciennes appellations des zaibatsu, à l’instar
de Mitsubishi par exemple. L’objectif était de reconstruire l’appareil
militaire et l’économie du pays et par conséquent, des liens solides étaient
tissés entre le gouvernement et les grandes entreprises. Pour comprendre
le fonctionnement de la société japonaise, il faut étudier de près la
relation triangulaire entre l’appareil bureaucratique, le secteur des affaires
et le LDP (Parti libéral démocrate).
Le MITI (Ministère du Commerce international et de l’Industrie)
administre et gère la politique industrielle du pays. Il faut également tenir
compte du rôle du MOF (Ministère des Finances) dans l’appareil
bureaucratique. Il a pour mission d’assurer le contrôle budgétaire de
l’État japonais. Pour ce qui est du monde des affaires, dénommé zakai, il
est représenté par des différentes Fédérations parmi lesquelles figure la
Fédération des organisations économiques (keidanren). Cette dernière
dispose d’un pouvoir conséquent et elle exerce une grande influence sur
35. Période historique du Japon entre 1868 et 1912.
160
le gouvernement. Elle est composée d’une centaine d’industries et
d’environ un millier de corporations. Elle joue un rôle primordial pour le
développement du LDP. Actuellement les grands groupes industriels
(keiretsu) dominent un tiers de l’économie du pays. Durant les années
quatre-vingt-dix, les entreprises phares étaient les « six grandes » :
Mitsubishi, Mitsui, Sumitomo, Fuji, Dai-Ichi Kangyo et Sanwa. Ces
groupes entretiennent des relations avec le gouvernement et ils dépendent
de la Banque du Japon en matière de politique monétaire, de crédits et
d’intérêts. Le succès du LDP dépend des relations avec les deux entités
précédentes, ce qui garantit un système harmonieux. Cette relation
triangulaire est composée d’élites formées pour la plupart, à l’Université
de Tokyo. Le parti au gouvernement joue le rôle d’arbitre et
d’intermédiaire dans le monde des affaires. Pour appréhender le système
de privilèges, il faut évoquer l’amakudari ou système de nominations
d’anciens bureaucrates au sein du parti au gouvernement, du
gouvernement lui-même, de la Banque du Japon, des entreprises
publiques, des banques commerciales et des associations culturelles les
plus importantes. Ce système d’interdépendance fait l’effet d’un miroir
reflétant le fonctionnement de la société japonaise dans laquelle chacun
accomplit sa mission, respecte l’ordre établi et protège ses privilèges afin
de préserver l’unité et le consensus. Il peut néanmoins générer de la
corruption et des scandales financiers qui affectent tous les éléments
faisant partie du triangle.
Pendant les années quatre-vingt, les ventes des six plus importantes
keiretsu (Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Fuyo, Sanwa et Dai-Ichi
Kangyo) équivalaient à un quart de l’économie japonaise, tandis que le
total de leurs employés ne représentait même pas 5% de la population
active du pays.
Relations triangulaires parmi les principaux participants aux
relations impliquant le gouvernement et le secteur industriel36
36. Boyd Richard, “Government-Industry Relations in Japan: Access, Communication, and
161
En résumé, il existe deux catégories de grandes entreprises
japonaises : les zaibatsu et les kereitsu. Comme nous l’avons indiqué, les
premières existent depuis le XIXe siècle et elles ont été démantelées par
les forces alliées après la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des grands
Compétitive Collaboration », in Wilks Slephen & Wright Maurice (eds), Comparative Government-Industry Relations : Western Europe, the United States and Japan, Oxford University Press, New York, 1987, p. 69.
Interdépendance du LDP et de la Bureaucratie
TRUST – De nombreux ministres sont des fonctionnaires à la retraite
DÉPENDANCE – Dépendance à l’égard de faveurs micro budgétaires. Conseil de
nature technique en raison du poids et de la complexité de la législation. Assistance
lors de la période des gestions. Ministres en poste durant une période courte.
Dépendance constitutionnelle de la Bureaucratie à l’égard de la Diet
Amakudari. Perspective de retraite lorsqu’on occupe un poste politique.
Représentation politique dans les conflits interministériels sur la juridiction, etc.
Interdépendance du LDP et du Zakai
Recrutement à l’Université de Tokyo Recrutement à l’Université de Tokyo
Recrutement à l’Université de Tokyo
LDP Parti Libéral Démocratique
TRUST – Tradition de relation entre le gouvernement et le secteur industriel
Association informelle fermées(Clubs politiques)
DÉPENDANCE – Finance : coûts élevés des élections Générales
Compétition entre factions pour la présidence du LDP
MAIS – Coûts électoraux des conséquences négatives de la croissance
économique. Nécessité d’adapter les critères des USA concernant l’excédent
commercial, etc.
POLITIQUE – Exigence de traitement de faveur pour les grandes entreprises. MAIS – Difficulté pour maintenir une image de « responsabilité sociale » en raison des liens avec les scandales et LPD en proie
aux divisions.
Interdépendance entre la Bureaucratie et le Zakai
BUREAUCRATIE : Conseils consultants,Amakudari, Association du personnel, échange temporaire de responsables (MITI vers keidanren).
ZAKAI : Les associations de grandes entreprises. Keidanren, nikkeiren, keizai-doyokai, Chambre de commerce et d’industrie japonaise.
162
groupes contrôlés par les membres d’une même famille de manière
verticale. Afin de comprendre leur organisation, il convient de définir le
concept de famille à la japonaise. La famille revêt deux acceptions : la
première relève des liens de sang. La seconde fait référence à l’adoption
et ne se fonde pas exclusivement sur les liens de parenté. Le terme ie
connote l’idée de clan. L’objectif principal de ce noyau familial est de
protéger et de développer la richesse familiale, indépendamment des liens
de sang. Dans de nombreux cas, les Japonais font difficilement la
différence entre les deux sens et de fait, il arrive que la succession de
propriété soit fondée sur le concept de ie, autrement dit sur l’adoption.
Les zaibatsu ont été fondamentales pour la modernisation du Japon. Les
quatre groupes les plus importants Mitsui, Mitsubishi (le premier créé en
1893), Sumitono et Yasuda ont représenté jusqu’à 25% des affaires du
pays. Elles ont d’ailleurs bénéficié du soutien inconditionnel de
gouvernement.
Structure pyramidale du ZAIBATSU37 Famille propriétaire
Le
deuxième type de groupe, les kereitsu apparaît à partir de 1950. Il repose
sur des entreprises qui sont liées horizontalement. Au départ, 83 grandes
compagnies furent créées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui a
entraîné la suppression de la catégorie antérieure. Certaines des grandes
37. Hattori Tamio, « Japanese Zaibatsu and Korean Chaebol », in Kae H. Chung and Hak Chong Lee (eds), Korean Managerial Dynamics, Praeger, New York, 1969, p. 85.
Famille propriétaire
Holding
Filiale et entreprise affiliées
163
familles qui contrôlaient les zaibatsu de la période précédant la guerre,
n’ont jamais pu reprendre leur contrôle et pouvoir d’antan. Le système
hiérarchique des kereitsu est différent dans la mesure où un lien direct
existe entre le capital est le personnel de l’entreprise. Ce sont des groupes
dirigés par des managers professionnels formés dans des écoles de
commerce réputées. Chaque kereitsu est protégé par une « general trading
company » ou sogo sosha et un groupe de firmes financières. Son
organisation prétend promouvoir des développements en partenariat avec
d’autres compagnies, dans le but d’établir des stratégies collectives qui
permettent une meilleure communication et une évolution efficace de leur
personnel et de leurs membres.
Structure en étoile du KEREITSU38
Le management japonais est dénommé Nihonteki Keie (le haut
niveau de productivité). La loyauté des employés qui se consacrent corps
et âmes à l’entreprise, constitue une différence majeure par rapport aux
firmes occidentales. En 1986, par exemple, un Japonais travaillait 2192
heures, comparé à 1850 heures pour un Américain et une moyenne de
1691 heures pour un travailleur d’un pays occidental39. Le système
38. Hattori Tamio, op.cit., p. 85.39. Whitehill Arthur M., Japanese Management: Tradition and Transition, Routlege, New York, 1991, p. 188.
Filiale ou entreprise affilié
XXXXXXXX
XXXXXXXX XXXXXXXX
XXXXXXXX XXXXXXXX
Entreprise membre du groupe
Affiliated companies
164
japonais est extrêmement compétitif car ses cadres font preuve de
dévouement envers l’entreprise. La sécurité de l’emploi, comme
contrepartie de la fidélité et de l’identification vis-à-vis de l’entreprise,
constitue une différence majeure par rapport aux pratiques occidentales.
Les projets à long terme des managers et employés favorisent une qualité
de vie professionnelle exceptionnelle. Cela implique néanmoins une
certaine rigidité dans l’organisation qui est extrêmement hiérarchisée. Au
sommet de l’entreprise, se trouvent le directeur général (kaicho) ainsi que
le président (shacho). Chaque département est lié au pouvoir central. Le
département du Manager Général (bucho) dirige au même niveau que le
président d’une petite entreprise. Le mode de prise de décision (ringi) est
également important. Cela s’explique sans doute par la culture du
consensus propre aux mœurs. La croyance japonaise relative à l’harmonie
(wa), principe fondamental, joue un rôle déterminant dans ce chapitre. Le
nemawashi (lié aux racines d’un arbre) représente un autre concept
important, c’est une pratique informelle qui permet de connaître l’opinion
des employés sur un sujet donné. Il s’agit d’une sorte de sondage. Les
employés qui n’ont pas de responsabilité, peuvent faire des propositions
qui seront ensuite transmises au niveau supérieur et ainsi de suite. La
décision finale résulte d’un commun accord entre tous les participants.
3.3 La Corée
La compréhension de la culture coréenne passe par l’étude de son
système de management. La culture chinoise a dominé la société
coréenne à divers égards : politique, économique, éthique, religieux,
légal, littéraire, etc.
Sur le plan religieux, le Bouddhisme, le Confucianisme, le
Chamanisme et le Taoïsme ont joué un rôle majeur. Pour ce qui est de
l’écriture, l’influence chinoise a pris une telle importance que les
caractères chinois ont été utilisés jusqu’au milieu du XVe siècle et même
après l’utilisation de hangul ou alphabet coréen. Près de 20% des Sud-
Coréens sont chrétiens. La présence de l’Église catholique au « Pays du
Matin Calme » date de la fin du XIXe siècle. La plus grande église du
165
monde se trouve à Séoul, elle rassemble plus d’un demi-million de
fidèles. Une majorité d’hommes d’affaires et de personnalités politiques
du pays sont de confession chrétienne. Les Coréens s’adonnent par
ailleurs à des pratiques syncrétiques. Le Bouddhisme et le Confucianisme
font partie de la vie quotidienne des Coréens.
Système de management coréen
Le Bouddhisme est pratiqué comme une religion. Ses valeurs
représentent les vertus des Coréens. Le Confucianisme est enseigné pour
ses aspects moraux et philosophiques. Il incarne les principes stricts de
l’ordre hiérarchique dans la vie d’entreprise dans laquelle les supérieurs
doivent protéger le bien-être de leurs subordonnés au nom du « Principe
de Réciprocité », basé sur la confiance et le respect. Les cinq fondements
essentiels du Confucianisme coréen sont : 1. Une société ordonnée ; 2.
Une société libre où il n’y a pas de caste religieuse ; 3. Une société
fondée sur les valeurs familiales (respect des valeurs hiérarchiques du
noyau familial) ; 4. Une société orientée vers les valeurs du groupe en
Système de management : identité culturelle
Système de management Coréen : Culture coréenne
Culture orientale
Culture chinoise
CoréenneChinoise Japonaise
Taoïsme Bouddhisme Confucianisme Chamanisme Shintoïsme
166
quête du Hwa de leurs membres ; 5. Une société tournée vers l’éducation
et la formation.
Le Chamanisme, qui reconnaît l’existence de plusieurs divinités,
fait partie de la vie des Coréens par le biais de la tradition et des ancêtres
d’une même famille. Les Coréens attachent une grande importance à la
famille. Les valeurs taoïstes sont liées à l’univers et reposent sur !a
recherche de l’harmonie avec la nature. On ne peut comprendre le
système de management coréen sans appréhender le mode de
fonctionnement de la famille. La consanguinité constitue un critère
exclusif qui tend également à exclure. Les Coréens ne pratiquent pas
l’adoption. Chaque homme est censé avoir son propre enfant. Si cela est
impossible, il peut adopter un des enfants de son frère. Une femme
mariée, qui ne peut pas avoir d’enfant, est une femme méprisée et rejetée
par la société. Le monde des entreprises coréen est caractérisé par ce type
de principes. La majorité des firmes coréennes sont dirigées par les
membres fondateurs de la même famille. Ce principe de consanguinité
familiale est totalement étranger au système chinois et japonais.
Les concepts du yin et du yang sont également des éléments clefs
de la culture coréenne. Selon les Coréens, l’univers est soumis à une
dualité de forces cosmiques, positives ou négatives. Ces concepts sont
d’ailleurs illustrés, au centre du drapeau coréen, par un cercle divisé en
deux. La vie coréenne repose sur un système de valeurs binaires : vie -
mort, soleil - lune, jour - nuit, homme - femme, printemps - automne. Le
yin et le yang ont une grande influence sur le management et sur le
comportement des Coréens, qui est perçu comme individualiste par les
Japonais. Autrement dit, ce qui est considéré comme un comportement
normal et collectif dans ce pays, prend des aspects individualistes dans un
autre. À titre d’exemple, les Japonais manifestent leur loyauté à l’égard
du groupe tandis que, pour les Coréens, la loyauté est une affaire
individuelle. Ce type d’individualisme diffère de l’individualisme à
l’américaine. Les Américains ont des attitudes individualistes en dehors
du contexte du groupe, c’est ce que l’on appelle l’« individualisme de
Jefferson ». En Corée, les manifestations individualistes ne peuvent être
167
détachées du groupe. Dans ce cas, nous pouvons appliquer le concept de
« Salad Bowl Group » par opposition au concept de « Melting-pot
Group » en vigueur aux États-Unis. Ces pratiques ont une influence sur
l’amitié. Les Coréens font clairement la différence entre leurs amis et
ceux qui ne le sont pas. La distinction entre le « je » et le « nous » fait que
dans de nombreux cas, ils ont le même sens et se confondent. Les groupes
se créent sur le principe de la confiance et ils peuvent être formels ou
informels. Ces éléments sont caractéristiques du système d’organisation
du chaebol, groupes d’entreprises très répandus dans l’économie du pays.
Dans les années cinquante, l’économie coréenne survivait grâce à
l’aide militaire et financière américaine. Les principes de l’économie de
marché ont été introduits dans le pays par le Président Syngman Rhee,
formé aux États-Unis. Les chaebol tels que Sambo, Samsung, Kaepoong,
Lucky, Taehan, Tongyan, etc. ont connu une forte progression pendant
les années cinquante. En 1974, le « boom » économique contraint le
Président Park d’adopter des mesures pour limiter la croissance excessive
des chaebol qui date des années soixante et soixante-dix. Cependant, au
début des années quatre-vingt, l’expansion a été rapide, la compétitivité
entre les différents groupes s’est accrue avec les investissements massifs
dans les technologies et le management portant sur le « know-how ».
L’implication du gouvernement a été immédiate et elle s’est opérée sous
diverses formes, en tant que compétiteur, client, régulateur et fournisseur
stratégique en vue de la définition des priorités du marché et des
investissements à effectuer. Le gouvernement a exercé un contrôle sur les
banques commerciales, les crédits ainsi que les taux d’intérêts. De plus, il
a imposé un système fiscal rigide et s’est approprié 50% des entreprises
les plus importantes. Le gouvernement est donc devenu le principal
régulateur de l’économie en jouant un rôle dominant dans le monde des
affaires. Il a également contribué au développement des chaebol dont
certains, comme Daewoo, Sunkyong, Lotte, Kolon, Doosan etc., ont
bénéficié d’une croissance rapide. Ces groupes ont le monopole de la
richesse économique. Contrairement au modèle japonais, les Coréens
donnent la priorité au concept du sang. Les membres des familles qui
168
dirigent les principales entreprises ont obligatoirement des liens de sang.
C’est en général le cas de corporations appartenant à des membres
fondateurs d’une même famille.
Le management coréen est incarné par les éléments exposés ci-
dessus et plus précisément par le Confucianisme – la philosophie la plus
importante durant plus de cinq cents ans, depuis le début de la Dynastie
Yi en 1392 –, outre les influences japonaise et américaine. Il ne faut pas
occulter le fait que la Corée a été annexée par le Japon en 1910. Ce
système du management est dénommé « management K-type »,
caractérisé par des décisions prises au plus haut niveau, un leadership
paternaliste, un système de direction d’entreprise « clanique », des
valeurs culturelles orientées vers l’harmonie de l’individu dans le groupe
– concept de inhwa –, la flexibilité dans la vie professionnelle des
employés et une grande mobilité pour les travailleurs qui feront
parallèlement, preuve d’une grande loyauté à l’égard de l’entreprise, ce
qui apportera des compensations, promotions et de la reconnaissance40.
4. Le modèle indien
Pays doté d’une civilisation de plus de cinq mille ans et peuplé de
plus d’un milliard d’habitants, l’Inde pratique une culture de haute
distance du pouvoir dans ses systèmes d’organisation.
Les modes de management clairement hiérarchisés et l’autorité
sont au fondement du système indien. Le manager indien doit avoir une
forte personnalité et doit susciter le respect chez ses collaborateurs qui
doivent se montrer loyaux à l’égard des supérieurs. Ces derniers doivent
pour leur part, assurer la protection des employés. Les travailleurs indiens
peuvent donc interpréter un management démocratique exercé par un
cadre occidental charismatique et à l’écoute de ses collaborateurs, comme
un signe d’incompétence et de faiblesse. Pour appréhender le
management indien, nous suggérons l’étude de la stratification sociale en
Inde. La dichotomie individualisme/collectivisme n’a de sens que si elle
40. Lee Sang M. & Songjin Yoo, « Management Style and Pracfice of Korean Chaebols » California Management Review, 27(4), 1987, p. 75.
169
s’harmonise autour de l’identité de la famille et de la caste à laquelle on
appartient. Pour cela, il faut sacrifier les objectifs individuels au bénéfice
des valeurs du groupe. L’âge et l’expérience sont des critères prioritaires
pour susciter le respect et la considération.
L’Inde s’appuie sur une organisation de castes où il existe une
segmentation sociale profonde. Cela a permis à chaque ethnie ou caste de
conserver sa propre identité, sa culture et ses coutumes. Cependant, lorsque
l’on se penche sur le système religieux, on constate que l’hindouisme est
une religion universelle, résultant de tous les autres courants, capable
d’absorber toutes les autres cultures et croyances. Ces différentes religions
sont composées du : 1. Le Védisme, qui est issu des Aryos et existe
actuellement sous la forme du brahmanisme ; 2. Le Shivaïsme et le Jainisme
des Dravidiens, composé de nombreux éléments et idées du Bouddhisme. Il
en découle un système relevant de plusieurs dérivés, variations illimitées de
modèles culturels qui coexistent et établissent des principes de vie en
communauté. Le Panthéon hindou est donc composé de multiples divinités
et mythes religieux. Il repose également sur un système de croyances dans le
surnaturel, dans les forces extérieures à l’individu, ce qui donne lieu à
d’innombrables principes éthiques :
L’Inde a une culture complexe et variée et il est dangereux de parier
d’une culture indienne. Néanmoins, d’après plusieurs chercheurs et
écrivains, certaines caractéristiques sont partagées par les diverses
populations de l’Inde, comme le mariage arrangé, le fatalisme et
l’expression des émotions. Le collectivisme est la caractéristique la plus
commune au peuple indien, et il est facilement identifié comme un principe
d’organisation du travail, également pratiqué par les Tigres Asiatiques41.
Les peuples et identités composant la société indienne, coexistent au
sein d’un système fragmenté où chacun possède ses propres caractéristiques.
La civilisation indienne est caractérisée par la coexistence de cinq types de
société : 1. L’ancienne civilisation des Hindous composée par des tribus de
chasseurs ; 2. La société dravidienne qui évolue dans des cercles urbains et
41. Tayeb Monit, « India: A Non-Tiger of Asia », in Davis Herbert & Chatterjee Samir & Heuer Mark (eds), Management in India –Trends and Transition –, Response Books, New Delhi, 2006, p. 87.
170
développe des structures d’états centralisés ; 3. Les bergers nomades et
guerriers, comme la société des Aryos qui ont établi les systèmes des castes
lorsqu’ils ont absorbé des cultures de tous les peuples conquis ; 4. Les
Mongols ; 5. Les Musulmans à partir du XIIe siècle. Actuellement, la société
indienne est composée de quatre types de caste ou varnas : 1. Les
Brahmanes, prêtres qui se consacrent à l’étude, à l’enseignement et à la
recherche. Ils contribuent à la préservation des rites religieux ; 2. Les
Khatriyas qui ont une fonction de guerriers et dont l’activité consiste à
protéger le système et assurer la responsabilité politique, parmi lesquelles
figurent les tâches gouvernementales ; 3. Les Vahadillas, commerçants, dont
les activités sont orientées vers les échanges commerciaux et la production ;
4. Les Shudras, agriculteurs et paysans dont la mission est de servir les trois
castes citées précédemment. Il faut noter que durant la colonisation
britannique, l’anglais est devenu la langue d’une autre caste, une nouvelle
élite dénommée « Brown Sahibs ». Cette caste a pris part à la lutte pour
l’indépendance de l’Inde et elle a créé son parti politique qui est représenté
au Parlement. Les tâches les plus désagréables sont confiées à la caste des
« Intouchables ». Les trois premières castes doivent pratiquer des rites et
préserver les traditions. Elles ont le privilège de pouvoir étudier ce qui est
strictement interdit pour les castes des Sûdras et des Intouchables. Chaque
caste est subdivisée en jatis (castes) correspondant à leurs métiers.
Il y a également une séparation religieuse de nature raciale entre les
castes, fondée sur l’opposition entre ce qui est pur (autorisé) et ce qui est
impur (interdit). La pureté est un élément central, un fil conducteur qui
détermine tous les actes humains. Elle résulte de la préservation des rites,
des traditions et des privilèges, fruit de l’étude et de la soumission aux
lois cosmiques universelles. Tout ce processus définît une répartition des
tâches, des échanges sociaux qui tournent autour d’un organe de type
exécutif, législatif et judiciaire dénommé « Panchâyat » qui est chargé de
constituer une Assemblée de Castes pouvant résoudre des conflits.
Chacune de ses composantes a un rôle précis, déterminé par le « Dharma
Sâstra », dont la mission essentielle est d’assumer le maintien de l’ordre
et des lois de même qu’éviter par là même la transformation du système.
171
Tout ce que nous avons exposé précédemment, nous permet de
comprendre l’ordre hiérarchique. Les Indiens préfèrent les relations
hiérarchisées en raison du système de castes. Le monde des affaires est
une prolongation de leurs pratiques personnelles liées à la caste dont
chacun est membre. Les croyances occidentales favorisant l’autonomie et
la responsabilité des travailleurs au sein de l’entreprise, ne sont pas
pertinentes dans le système d’organisation indienne. Le rôle du karta ou
chef de famille, montre que les activités de tous les subordonnés sont
soumises au leader. Le pouvoir est donc très concentré et il établit des
relations de dépendance vis-à-vis du manager.
Quels sont les types d’entreprises qui coexistent en Inde ? Nous
pouvons dresser trois catégories principales : 1. Les entreprises
occidentales, établies dans le pays par des accords de coopérations
commerciales ou de joint-ventures ; 2. Les entreprises hybrides (« hybrid
firms »), qui sont des entreprises de taille moyenne ou grande, dominées
par des familles qui ont signé des accords de coopération ou joint-
ventures avec des firmes occidentales ; 3. Les sociétés nationales
(« firmes indigènes ») qui sont généralement des petites ou moyennes
entreprises exerçant des activités pour le compte de firmes appartenant
aux deux types de groupes cités précédemment. Elles ont des pratiques
très diverses. De plus, le pays compte plus de 15 langues en dehors de
l’anglais. Cela entraîne l’existence de différents niveaux de management
La firme hybride qui domine l’économie indienne à l’heure actuelle,
est une émanation de la compagnie privée qui a généralement appartenu, et
a été dirigé par une famille faisant partie d’une des traditionnelles
communautés d’affaires, notamment les Gujaratis, Parsis, Sindhis et
Marwaris. Cette domination de ces communautés est due au niveau élevé de
confiance interne, de coopération mutuelle et de réseaux étroits pour les
affaires, les emprunts, les informations et autres ressources42.
L’Inde a une économie mixte dans laquelle les entreprises
publiques gérées par l’État coexistent avec les entreprises privées
42. Kakor Sudhir & Kakar Shveta, « Leadership in Indian Organizations from a Comparative Perspective » in Davis, Herbert & Chatterjee Samir & Heuer Mark (eds), Management in India –Trends and Transition –, Response Books, New Delhi, 2006, p. 108.
172
évoquées précédemment. Ces dernières sont en général, des entreprises
de famille. En ce qui concerne le niveau de vie, 90% de la population vit
sous le seuil de pauvreté et 2% dispose d’un pouvoir d’achat similaire à la
norme occidentale. Les 10% de la population ayant un pouvoir d’achat,
représente un marché émergent au potentiel considérable. Les industries
locales ont connu un développement important ces dernières années, en
particulier dans les zones d’Hyderabad et de Bangalore, connues comme
la « Silicon Valley » de l’Inde.
En règle générale, les entreprises qui souhaitent faire des affaires
dans le pays, doivent avoir un partenaire local afin de pouvoir mettre en
place un système de coopération ou de joint-venture.
Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que contrairement aux
autres modèles de management (comme l’anglo-saxon, par exemple), la
société indienne regarde toujours vers le passé et perçoit le temps comme
une entité infinie, circulaire, cyclique, non mesurable de façon
euclidienne mais naturelle. Le temps est intimement lié aux croyances et
aux rites. Cela s’explique par l’influence du Dharma ou loi cosmique qui
détermine le destin. C’est alors qu’apparaît la réincarnation directement
liée aux vies humaines et à ses différents cycles. La réincarnation permet
aux castes inférieures de nourrir leurs espoirs d’accès aux castes
supérieures dans une future vie. Pour y arriver, les lois de chaque caste
doivent être respectées et leurs membres doivent accepter leur sort.
Pendant son existence, l’être humain doit être capable de construire son
propre destin par la purification de son karma. Les actes réalisés durant
l’existence ont une implication directe sur la réincarnation qui offrira de
nouveaux modes de vie, et ainsi de suite. Le comportement positif et
négatif, les bonnes et mauvaises actions, ont une incidence sur l’âme
« réincarnable ». L’individu doit être capable d’établir des cycles de
progrès de sa spiritualité, pour, à l’avenir, établir un équilibre entre son
âme et la loi du Dharma ou loi cosmique. La conséquence ultime est
l’obtention du Nirvana ou de l’état de bonheur spirituel permanent.
L’Hindouisme, est la seule voie qui permette d’intégrer tous les courants,
tous les dieux, toutes les croyances. C’est une vocation universelle
173
permettant d’atteindre l’objectif ultime. La division du travail et le
système de stratification des castes permettent, par l’intermédiaire de la
coopération mutuelle et de la domination de soi-même, d’éviter les
conflits et, idéalement, de faire régner l’ordre social. Par conséquent, en
Inde, la vie tourne toujours autour de ces valeurs éternelles.
5. Le modèle musulman43
Ce modèle est également dénommé « Islamic Management ». Le
monde compte près de 1,2 milliard de Musulmans, dont un cinquième
appartient au monde arabe, une civilisation de plus de 3000 ans. À partir du
VIIe siècle, l’Islam a réuni les différentes cultures des peuples orientaux,
turc, perses, africains, asiatiques et hindous, pour les soumettre à la volonté
divine, en créant une communauté de fidèles relevant de divers courants
parmi lesquels les Sunnites constituent la majorité. Ils représentent en effet,
trois-quarts de la communauté musulmane. Notre analyse se penchera
essentiellement sur le monde arabe dans la mesure où il serait difficile
d’appréhender l’ensemble des pratiques managériales musulmanes. Bien
que les termes arabe et musulman soient souvent utilisés comme des
synonymes, il est important de rappeler que certains Arabes sont de
confession juive ou chrétienne. Les Arabes représentent néanmoins le noyau
central du monde musulman. L’Islam44 a été une puissance mondiale durant
43. Voir le site Internet de l’Institut du Monde Arabe (IMA) : http://www.iniafabe.org. Il s’agit du meilleur site web consacré au monde arabe grâce à la pléthore d’informations fournies.44. Lapidus I.-M., A History of Islamic Societies, Cambridge University Press, New York, 1988.
VALEURES SPIRITUELLES
Valeurs cosmiques Valeurs sociales Valeurs humaines (Personnelles)
Nature humaineLien éthique
Groupe-GroupeCommunauté-CommunautéNation-NationOrganisation-OrganisationLien éthique
InterpersonnellesLien éthique
174
de nombreux siècles, il était alors caractérisé par des principes de tolérance
et de justice sociale ainsi que par son livre sacré, le Coran, écrit en langue
arabe. De même, il ne faut pas oublier que de l’an 711 jusqu’à 1492, date de
l’expulsion du Calife Boabdil de Grenade par les Rois Catholiques, la
civilisation arabe s’est étendue aux terres espagnoles, par l’instauration de
califats45. C’est à cette époque que les Morisques sont devenus les victimes
des critiques xénophobes qui ont conduit à leur expulsion en 1601. À
l’heure actuelle, le monde musulman dépasse largement les frontières des
pays arabes, ce que l’on peut constater parmi les populations de pays
comme la Turquie, le Pakistan, une partie de l’Inde ou encore la Bosnie.
L’Islam est la seconde religion en Europe. Le nombre de Musulmans est
aujourd’hui plus élevé que le nombre de Chrétiens (environ 1150 milliard à
travers le monde). En Europe, le chiffre atteint plus de 10 millions, soit plus
de 4% de la population d’Europe occidentale. En France, la population
musulmane rassemble près de 5 millions de personnes originaires du
Maghreb et d’Afrique noire. En Allemagne, 2 millions de Turcs pratiquent
l’Islam. En Grande-Bretagne, deux millions d’Indo-Pakistanais sont
musulmans. Enfin en Espagne, la communauté marocaine forte de 500000
personnes, incarne la présence de l’Islam.
Quelles sont les caractéristiques de l’Islam ?
L’Islam est apparu en Arabie au début du VIIe siècle. La Sharia ou
loi islamique s’appuie sur le Coran qui relate la parole d’Allah transmise à
Mahomet en langue arabe dans une caverne du Mont Hira près de La
Mecque vers l’an 610. Elle est également fondée sur la sunna, récit de la vie
de Mahomet, un orphelin, d’origine modeste qui faisait partie de la puissante
tribu des Quraysh ou Koreish, commerçants de La Mecque. L’Islam a
profondément influencé le mode d’organisation et d’administration des états
islamiques. À cette époque-là, l’Arabie anti-islamique était une société de
clan en conflit permanent. C’était une société communautaire caractérisée
par un fort sentiment d’appartenance à la famille, à la tribu, à un groupe de
familles ou à un groupe de tribus. Les Arabes étaient alors soumis aux
Perses et aux Byzantins. La structure sociale de l’Arabie était très complexe
45. Lewis B., The Arab in History, Harper, New York, 1960.
175
et il existe une forte rivalité entre les villes, les marchands, les zones du
désert, les riches et les pauvres. Les deux principales tribus, les Khatanes,
descendants de Khatan, chef d’un peuple sémite et les Adnanis, descendants
d’Ismaël, fils d’Abraham, étaient opposées. Les Khatanes étaient originaires
du Yémen et s’étaient déplacés jusqu’en Irak. Ils ont établi le Royaume du
Yémen qui a duré plus de 3000 ans. Les Adnanis se sont installés près de La
Mecque où ils ont construit la Kaâba46. Les Quraysh représentaient la tribu
principale des Adnanis et ils se considéraient comme les plus nobles de la
société arabe. Le chef de leur tribu rivale vivait à Médine et il était khatan.
Les conflits entre les villes et le désert étaient monnaie courante. Dans le
désert, les Bédouins prétendaient incarner l’arabité authentique47. Leurs
valeurs étaient le courage et la générosité et ils attachaient une grande
importance à leur liberté, à leur éloquence dans les discours et la poésie,
mais ils étaient victimes de leurs nombreux conflits. La majorité des Arabes
pensaient que les croyances étaient fondées sur des idoles magiques, des
anges et étoiles, dans la mesure où il existait une multitude de divinités
adorées tant dans les villes que dans les campagnes. Divers centres comme
La Mecque, Yathreb, Aden et Akhaz ont servi pour les cultes sacrés. À La
Mecque, le commerce était contrôlé par les membres de la tribu Quraysh
(marchand en arabe ancien), et en particulier par les Omeyyades. Ces
marchands effectuaient quatre voyages annuels vers le Yémen, la Perse
(Iran), le Sham (Syrie) et l’Ethiopie, en utilisant l’or et l’argent comme
monnaie d’échange. L’apparition de l’Islam dans la ville de La Mecque ne
fut pas un hasard. Elle résultait d’une évolution des religions existantes et
constituait une réponse aux différentes crises politiques, sociales et
économiques de la région. Aujourd’hui, l’Islam tente de répondre aux
injustices sociales et à la fragmentation politique, en réglementant les
comportements individuels et communautaires par rapport à des valeurs
traditionnelles où doivent prévaloir l’honneur, l’honnêteté tout comme le
respect à l’égard de la famille, des aînés, ou encore la loyauté envers le
groupe, l’hospitalité et l’esprit de générosité. Tous ces éléments ont un
46. Izzedin N., The Arab World, Henry Regnery, Chicago, IL, 1953.47. Hourani A., A History of the Arab People, The Belknap Press, Cambridge, MA, 1991.
176
impact direct sur le monde des affaires48, dans les différents systèmes
d’organisation des entreprises et dans le comportement de leurs membres,
guidés par les cinq piliers de l’Islam : l’attestation de foi de la croyance en
Dieu et de la prophétie de Mahomet (Chahada), les cinq prières
quotidiennes (Salat), le jeûne (Saoum), le pèlerinage à La Mecque (Haj) et
l’aumône (Zakat).
La soumission à un Dieu unique, le respect des règles ou
l’application de la Sharia permettent aux tribus de s’intégrer à la Oumma
ou communauté de croyants. L’Islam devient alors une foi et une pratique
fondée sur les cinq piliers cités ci-dessus.
La civilisation arabe et le monde musulman ont connu leur apogée à
partir de l’an 750 et ce jusqu’en 1100 après Jésus-Christ, période où de
nombreux intellectuels, chimistes, mathématiciens (créateurs du système
d’algèbre et d’algorithmes), médecins, astronomes, historiens, botanistes,
philosophes, géographes, écrivains et poètes ont contribué au rayonnement
de la culture arabe. Des personnalités comme Ali Hazen au Xe siècle, Ibn
Sina (ou Avicenne), Ibn Rushd (ou Averroès) incarnent la richesse et
l’érudition de cette culture. L’Islam était alors une religion de nature
universaliste caractérisée par sa tolérance et son ouverture d’esprit. À partir
du XIXe siècle, le courant de la Nahda ou renouvellement souhaite concilier
l’Islam avec le monde contemporain, il s’est étendu de l’Egypte aux pays du
Maghreb en passant par la Turquie, l’Iran et le Moyen-Orient.
Il ne faut pas confondre la pratique de l’Islam avec l’islamisme qui
est une idéologie politico-religieuse dont l’objectif est d’« islamiser » le
monde moderne. L’islamisme radical est une conséquence des problèmes
économiques, de la corruption et des conflits sociaux, culturels et religieux.
Bien que l’Islam donne lieu à de multiples interprétations ayant des finalités
diverses, il faut bien faire la distinction entre les pratiques intégristes
justifiées par des préceptes religieux et les valeurs fondamentales, éthiques
et universelles de l’Islam. Les clans de l’Islam reposent sur un système
mixte de paternalisme autoritaire et de démocratie communautaire. En
principe, leurs membres jouissent de droits égaux et peuvent élire leur chef.
48. Robinson M., Islam and Capitalism, Allen Lane, London, 1974.
177
Les Oulémas sont les personnes habilitées à interpréter les textes par leur
fonction théologique de juriste mais n’ont pas un rôle religieux. Les
mosquées sont le lieu de pratique du culte et d’étude des textes sacrés.
En outre, l’Islam est composé de divers courants religieux : les
sunnites, les orthodoxes, les libéraux majoritaires opposés aux tendances
intégristes minoritaires. Les Chiites préconisent les valeurs occultes du
Coran et s’opposent aux courants mystiques des Soufistes.
Quels sont les différents niveaux de l’existence pour le monde
musulman ? Ils sont au nombre de quatre et sont en mouvement permanent.
Les individus peuvent progresser selon leur niveau de conscience, leurs
degrés de connaissance et les opportunités de progrès. Ces niveaux sont
exposés dans le Coran49, texte qui explique l’évolution et l’existence de
chaque niveau ainsi que les conditions nécessaires au changement.
Le premier niveau ou Sawala reflète les besoins primaires de l’être
humain qui poursuit uniquement des intérêts personnels. Il est à même de
faire la part des choses entre le bien et le mal, mais il est incapable
d’allier ses propres préoccupations à celles de la communauté.
Les obsessions individuelles tendent à empêcher les individus à
adopter des comportements altruistes et désintéressés.
Au deuxième niveau ou Ammara, les personnes sont capables de
s’imposer des règles de conduite face aux tentations et aux mauvais
désirs. Il est même possible de confesser les erreurs lorsque les
circonstances ne favorisent pas les intérêts personnels. Ce niveau est
dépourvu de spiritualité et de croyances, mais les capacités rationnelles
peuvent permettre d’évoluer en tirant les leçons de ses propres erreurs.
Au troisième niveau ou Lawama, l’être humain est pleinement
conscient de l’existence du mal. Il mène une lutte entre le bien et le mal. Le
salut est possible grâce au repentir. La sensibilité éthique est une des
caractéristiques du Lawama, elle permet de reconnaître les faiblesses, de
lutter contre les objectifs purement personnels et de croire dans les
conséquences positives et négatives de la conduite, résultant des actions
individuelles.
49. Al-Jasmani A A, The Psychology of Quran. Arab Scientific Publishers, Beirut, 1996.
178
Le quatrième niveau ou Mutamainne représente le dernier état du
développement humain. L’esprit est en parfaite harmonie avec les désirs et
besoins essentiels. Le degré de conscience facilite les bons comportements
d’un point de vue personnel et communautaire. L’individu peut capter
l’esprit du monde, la beauté des choses et de la nature.
Ces quatre niveaux décrivent la psychologie et les valeurs des
personnes quel que soit le niveau de l’existence. À chaque niveau, les
personnes sont conscientes de leurs actes. L’Islam donne la possibilité
d’opter pour une direction ou l’autre. Cela dépendra des ambitions
personnelles et de ce que l’on souhaite obtenir de la vie terrestre. Dans la
pensée islamique, la présence de Dieu inspire l’être humain à distinguer
le bien du mal. La connaissance permet d’alimenter sa foi et de
rechercher la paix intérieure en harmonie avec le milieu environnant.
Niveau d’existence Besoins essentiels
Sawala Physiologiques et matériels
Ammara Physiologiques, matériels et psychologiques
Lawama Physiologiques, matériels, psychologiques intellectuelles outre ses besoins spirituels
Mutamainne Tous les besoin dont ceux à caractère spirituel
Ces niveaux d’existence ont des conséquences sur le management et
les différents systèmes d’organisation. Cela signifie que les managers
développent des stratégies et établissent de bonnes relations avec les
employés. Ces stratégies affectives peuvent être liées aux différents niveaux
de l’existence. Au premier niveau Sawala, la personne est motivée par la
quête de satisfaction strictement personnelle. Les individus ont une vision
limitée du monde. Ils croient que le plaisir et la jouissance terrestres
permettent d’obtenir la reconnaissance et le statut, car seuls les incentives
physiques et matériels existent. Les managers agissent avec fermeté et les
employés considèrent l’autorité comme un moyen de satisfaire les ambitions
personnelles. Au deuxième niveau ou Ammara, les individus sont motivés à
l’idée de prendre des décisions et engager des actions même si elles sont
contraires à leurs plaisirs personnels. Ils ont conscience de l’existence de
179
l’autre. La priorité est donnée aux aspects psychologiques, physiologiques et
aux besoins matériels. La stratégie managériale a pour but de satisfaire les
besoins personnels et de développer les opportunités de progression et
d’évolution des individus. Au troisième niveau, Lawama, l’individu a
conscience des conséquences de ses actions personnelles mais il n’a pas de
besoins de nature spirituelle. La stratégie managériale cible l’enrichissement
personnel et le management par objectif permet aux employés d’adopter de
comportements vertueux. Les récompenses sont utilisées pour motiver. Le
quatrième niveau ou Mutamainne représente la perfection. Les besoins
spirituels et mentaux fonctionnent de pair afin d’aider la communauté et
l’organisation en général. Les managers motivent leurs employés pour que
ces derniers donnent le meilleur d’eux-mêmes en trouvant un équilibre entre
les droits et les devoirs, entre les objectifs personnels et ceux de la
communauté. Ce niveau attache davantage d’importance au service pouvant
être rendu à la société. La culture organisationnelle va de pair avec les
valeurs et normes sociales.
Par ailleurs, un certain nombre d’écoles de pensée traitent des
questions portant sur la philosophie, la politique, la religion, l’économie,
la psychologie, la littérature et le monde des affaires. Elles sont issues
d’une société diverse, multiculturelle, ouverte, tolérante et dynamique.
Selon Syed Ameer Ali50, il existe six écoles de pensée islamique dont
certaines ont été amenées à exercer une influence sur les structures
politiques et économiques de la religion musulmane et des pays arabes. Il
s’agit de Jabria, Tafwiz, IkhtJar, Mutazilas, Ibn Rushd et Ikhwan-us-Sata.
L’étude de chacune d’entre elles est importante pour la compréhension du
monde des affaires et des transactions personnelles dans le monde arabe.
Le développement de ces écoles de pensée a été stimulé par la diversité
ethnique des peuples musulmans, leurs interactions interculturelles, leur
dynamisme social et l’essor des affaires dont la légitimité dépendait de
l’établissement de normes. La culture, la politique et les affaires sont
également influencées par ces courants de pensée.
Il existe en outre une éthique islamique du travail qui a un impact sur
50. Ali Syed Ameer, The Spirit of Islam, Chatto&Winds, London, 1964.
180
les personnes et les organisations dont les lignes directrices sont inspirées du
Coran. Comme l’indique Nasr51, le travail est à la fois une nécessité et une
vertu, il contribue à l’équilibre entre la vie individuelle et la vie sociale.
Comment ces valeurs sont-elles mises en œuvre dans le monde
des affaires ?
La stratégie appliquée dans le secteur du commerce est fondée sur la
hila qui consiste à désorienter la vision de l’ennemi en adoptant un
comportement incohérent et indéchiffrable. L’Islam a une vision sociale de
l’économie. Les valeurs éthiques doivent être au cœur de toute opération
commerciale. Les biens appartiennent à Dieu et l’homme peut en avoir
l’usufruit. Il peut œuvrer en faveur de la justice sociale et aider la
communauté. Les grandes industries sont nationalisées, les prix sont fixés
par les fonctionnaires qui contrôlent les marchés au nom du bien commun.
La notion d’efficacité ne peut être dissociée des principes religieux au risque
qu’elle conduise à l’usure et à l’ambition. Les multiples normes éthiques
sont à l’origine des règles de conduite dans le cadre du management
islamique. Les concepts de riba, gharar, ghubn, jahalah, najas, ihtikar, sont
associés aux notions d’intérêt et d’efficacité. Les marchés financiers
islamiques sont régis par ces idéaux de justice éthique et morale, ils prônent
la recherche de l’égalité entre le prix et le produit. D’où la pratique répandue
du « marchandage ». Les valeurs doivent être correctes et l’objectif est de
trouver l’équilibre grâce au principe du prix juste. Dans tout type de
négociation, l’application de cette philosophie financière doit être autorisée
sans aucune pression et elle doit rester fidèle à la morale islamique. La
religion et la tradition sont les premiers obstacles à l’initiative privée en
raison du contrôle exercé par l’État. En conséquence, le processus
d’industrialisation est retardé car les entrepreneurs et initiatives privées sont
rares. Cependant, l’Islam considère que le concept de liberté est primordial
pour mettre en place des transactions qu’elles soient commerciales ou
financières. Le Coran explique qu’« Allah a rendu licite le commerce »
(2:275) et qu’il autorise le « négoce (légal), entre vous, par consentement
mutuel » (4:29). Ces normes de base régissent les transactions. La patience
51. Nasr S., « Islamic Work Ethics », Hamdard Islamicus, 7(4), 1984, p. 25-35.
181
est un élément fondamental car la notion de temps est très aléatoire dans les
sociétés islamiques. Le temps n’est pas de l’argent, mais il appartient à
Dieu. Dans le cadre d’une négociation, la discussion n’a pas d’objectif
pratique ou financier, c’est plutôt un instrument permettant d’évaluer les
qualités de l’interlocuteur, l’impatience étant perçue comme un aveu de
faiblesse. Les situations contradictoires et incompréhensibles visent à
désorienter et semer la confusion, afin de préparer la concertation clanique
dont les décisions sont toujours parallèles et extérieures aux négociations.
Autre aspect important édicté par le Coran : les contrats et transactions
établis doivent être exempts de riba. Le terme riba donne lieu à diverses
interprétations. Il implique un obstacle à la bonne conduite des affaires selon
l’esprit sacré du Coran. Ainsi, il faut éviter l’incertitude dans tout type de
contrat ou transaction. Il est donc interdit d’établir un contrat dans lequel
l’incertitude domine car les principes coraniques s’opposent au al-qimar ou
jeu (gambling) dans la morale des affaires. La spéculation et l’escroquerie
sont le propre au jeu et des contrats non fiables qui peuvent générer al-
maysir, des gains excessifs et injustifiés. Le Coran condamne les tentatives
de modifications de prix et des valeurs financières, en créant des bénéfices
artificiels ou ihtikar. L’augmentation injustifiée de prix appelée najas est
prohibée. Les prix doivent être justes et équitables, ils doivent être la
conséquence de la libre action des parties sans intervention externe ou
manipulation. Si dans certains cas, un prix est excessif, la différence entre le
prix final résultant de la transaction et le prix juste, considéré par les experts
et l’éthique du marché, il s’agit d’un ghubn. La présence du ghubn dans les
transactions commerciales ou financières, les rend immorales et leur fait
perdre leur validité : « Dieu a permis le commerce et prohibé l’usure52 ».
Pour l’Islam, le rôle de l’information sur le marché est très
important. Il est interdit d’utiliser des informations inappropriées, ce type
de pratique est dénommé ghish, élément qui viole les normes et l’éthique
islamique, selon les principes du Prophète. Les transactions doivent éviter
l’utilisation indue de fausses informations ou jahalah. Le marché doit être
52. Quran, Arabic Text and English Translation (Sarwari Translation), Islamic Seminary, Elmhursf, New York, 2:275.
182
clair et transparent et s’appuyer sur des informations objectives.
Les termes que nous venons d’exposer sont utilisés lors des
opérations commerciales dans le monde musulman. Riba, al-qimar et al-
maysir, autant de concepts qu’il faut appréhender pour comprendre le
fonctionnement de l’éthique et de la pensée islamiques. Dans les vingt-
deux pays du monde arabe, les préceptes musulmans réglementent en
permanence tous les aspects sociaux, politiques, économiques, culturels
et religieux qui fonctionnent comme un tout, indissociables les uns des
autres et toujours éclairés par la croyance et la foi dans le Coran.
6. Le modèle africain
L’Afrique est sans doute le continent des paradoxes. Comment
adapter les nouvelles techniques de gestion du monde occidental et des
pays développés aux entreprises africaines ? Est-ce un problème
exclusivement organisationnel ? Quels sont les mécanismes d’adaptation
dans les contextes pluriculturels et pluri-identitaires ?
Pour comprendre les caractéristiques des différents systèmes de
management africain, il faut étudier les dynamiques interculturelles et
interethniques propres à chaque pays. Cela s’explique par la nature diverse
des organisations et par les différents besoins et capacités de chaque
structure. Cette complexité nous montre qu’il n’y a pas de modèle unique de
management africain. Diverses formes de sociétés coexistent et leurs modes
de vie dépendent des zones géographiques et géoclimatiques. Lorsque la
question du management africain est évoquée, nombreux sont les clichés :
résistance au changement, fatalisme, autoritarisme, risque élevé, objectifs à
court terme, contexte dépendant de l’extérieur, trafic d’influences, prise de
décisions arbitraires, manque de structures démocratiques, etc. Force est de
constater que certains facteurs communautaires sont des freins à l’évolution
de l’entreprise sur le continent africain. Les obligations mutuelles des
différents groupes (soutien, protection et redistribution de la (des)
richesse(s)) en sont un exemple éloquent. L’esprit communautaire africain
repose sur une volonté solidaire capable de créer une dynamique d’aide
mutuelle dans tout type d’organisation. Cet esprit communautaire est en lien
183
direct avec la nature. C’est à travers les pratiques animistes qu’apparaît la
dualité entre le visible et l’invisible. La nature, les hommes et la société
appartiennent à la notion du visible et aux ancêtres, tandis que les dieux et
les forces occultes relèvent de l’invisible. Les aspects matériels, à savoir, les
champs, les villes, les peuples, les sièges d’entreprises industrielles, les
usines, les machines, les voies de communication et les moyens de transport
font partie du monde visible. Dans le monde de l’invisible, surgissent les
marchés financiers, le produit intérieur brut, les indicateurs économiques, la
productivité, les valeurs du marché, les critères de compétitivité, les réseaux
d’énergie et d’information, les mass média, les satellites, etc. C’est par le
biais de l’information – orale, médiatique, informatique – que l’individu
communique avec les forces de l’invisible et peut atteindre ses objectifs
d’aide mutuelle et d’esprit communautaire. Dans la tradition africaine,
l’énergie vitale qui régit l’univers, fonctionne par l’intermédiaire des cycles
de croissance ou de récession. Quand l’homme respecte les valeurs
naturelles, la tradition de ses ancêtres, la croyance et la vénération de ses
dieux et exerce les rites initiatiques nécessaires, il peut aspirer à
l’épanouissement et à l’énergie positive. La conséquence du non-respect de
l’ordre cosmique est la récession qui a une incidence sur tous les domaines y
compris le milieu de l’entreprise.
En effet, la primauté de la collectivité sur l’individu et sur laquelle
repose l’esprit communautaire a une puissante vertu : elle développe le
sens de la solidarité et crée la cohésion sociale. Une entreprise qui sait
entretenir cette dynamique communautaire peut créer un climat de
confiance et prévenir par la même occasion les conflits sociaux53.
En Afrique, la parole a une valeur sacrée et l’oralité est un des
aspects intracontinental et interethnique. C’est l’instrument par lequel on
peut établir une confiance entre les individus. Le respect de la parole
donnée détermine tout un système de connivence, ce qui parallèlement à
la tradition de l’hospitalité, pratique commune à tout le continent, offre à
l’entreprise des éléments d’intégration et d’adaptabilité.
53. Zadi Kessy M, Culture africaine et gestion de l’entreprise moderne, Abidjan (RCI), Éditions CEDA. 1998, p. 131.
184
Mais la réalité est malheureusement différente au sein des
organisations. Malgré les difficultés, il existe des traits caractéristiques
communs, des normes de conduite et des règles complètement distinctes
des pratiques occidentales. L’importance de la famille, en tant qu’unité de
production avec un système horizontal, octroie un rôle prééminent au
père vis-à-vis de ses enfants et autres générations plus jeunes.
L’individualisme et l’indépendance s’effacent au profit de l’identité
communautaire et de la loyauté vis-à-vis de la collectivité. La principale
préoccupation semble être le maintien d’un équilibre social et d’une justice
distributive plutôt que la considération des réalisations économiques
individuelles. De cette façon, les « bénéfices » obtenus par un membre du
groupe sont redistribués, tandis que les « pertes » occasionnées sont
supportées par tous, il s’agit d’une forme de solidarité qui met en avant la
responsabilité de la communauté à l’égard de chacun de ses membres54.
Dans la société africaine, les lignées sont établies de façons solidaires
et elles coopèrent avec d’autres en vue du partage des ressources. Les castes
sont fondées sur des liens claniques, religieux et économiques, avec une
division des tâches et un monopole des activités. Les droits et devoirs de
chaque caste s’équilibrent de manière neutre, ce qui signifie que les castes
supérieures ont une obligation d’assistance envers les castes inférieures. Sur
le plan économique, la colonisation a pratiquement détruit le modèle
traditionnel d’autosuffisance, en faisant du continent africain la réserve des
matières premières et produits agricoles de faible coût et à grande rentabilité
étant donné que la main-d’œuvre est très bon marché. Les systèmes
occidentaux ont essayé de détruire les mécanismes traditionnels de solidarité
et cet esprit de coopération est propre à chaque peuple.
Les difficultés économiques et sociales que vivent la plupart des
familles africaines, non seulement dans les village,s mais aussi dans les
villes, surtout en ces dernières années de crise, accentuent la pression
communautaire sur les salariés. Pour de nombreux travailleurs issus de
ces milieux économiquement faibles, les dons d’argent aux parents pour
les besoins de subsistance, la prise en charge des soins médicaux des
54. Zadi Kessy M., Ibid., p. 105.
185
membres de la famille restés au village et l’aide apportée pour la
scolarisation des frères et autres cousins sont chose courante55.
Le continent a subi un processus d’urbanisation extrême initié par
une industrialisation rapide et une mauvaise distribution des ressources.
Ce n’est pas un hasard si les colonisateurs ont sciemment accentué les
différences ethniques – appliquant ainsi la maxime « diviser pour
régner » – en créant des frontières nationales qui regroupaient des ethnies
ennemies sur un même territoire.
En Afrique, les échanges sont assujettis au principe de confiance. Le
concept d’Ubuntu a été développé en Afrique du Sud pour démontrer
l’importance de la confiance dans les relations humaines. L’élément
interculturel est primordial peur saisir la complexité des interrelations et les
difficultés rencontrées pour diriger les personnes dans le cadre
d’organisations. À cet égard, une étude culturelle interethnique est nécessaire
pour comprendre les obstacles, les conflits et les dissensions d’ordre
hiérarchique. Dans un premier temps, il faut faire la différence entre les
modes de management de type « occidental » (« management post-
instrumental »), les managements africains de nature traditionnelle
(« management post-colonial ») ainsi que le nouveau modèle de management
africain également connu sous le terme d’« African renaissance ».
Comparaison des différents systèmes de
management organisationnel en Afrique56
Post-colonial Post-instrumental African renaissancePrincipe de base
Occidental/post-indépendanceAfricain instrumental
Occidental/moderne fonctionnaliste
HumanismeUbuntuCollectivisme communautaire
Importance Héritage préservé par les intérêts politiques et économiques
Perçu comme alternativeInfluence des multina-tionales, éducation en management et consultants
Certains éléments peuvent dominer dons les organisations indigènes d’intérêt croissant sur le plan international
Stratégie Travail et processus Orientés vers les Orientation vers les
55. Zadi Kessy M., Ibid., p. 10856. Jackson T., Management and Change in Africa (A cross-cultural perspective), Routledge, London, 2004, p. 20.
186
d’orientationManque de résultats et d’objectifsÉvitement du risque
résultats et le marchéObjectifs clairsPrise de risque calculée
parties impliquées
Structure HiérarchiqueCentralisée
Hiérarchie sans reliefSouvent décentralisée
Hiérarchie sons reliefDécentralisée et plus proche des parties impliquées
Gouvernance et Prise de décision
AutoritaireNon consultative
Souvent consultativeAccent mis sur la prise de « pouvoir »
Participative, recherche du consensus
Contrôle Lié aux règlesManque de flexibilitéInfluence ou contrôle externe (famille, gouver-nement) souvent consi-déré comme négative
Règles d’action clairesFlexiblePerte d’importance de l’influence du gouvernement
Règles d’action bénignesInfluence externe (gouvernement famille) pouvant être perçue comme bénigne
Individu Peut ne pas agir de façon éthique envers les parties intéresséesPas très efficaceStatiqueN’appartient probable-ment pas à des étrangers
Plus responsable éthiquementA le succès comme finalitéLe changement est une caractéristiqueAppartient probable-ment à des étrangers
Les intérêts des parties peuvent être plus importants que l’éthique Le succès est lié à l’épanouissement et au bien-être des personnes Indigènes
Post-colonial Post-instrumental African renaissanceRègles internes
Discriminatoires Les règlements pour employés portent sur les devoirs et non les droits
Non discriminatoiresÉgalité de chance et règlement clair sur les responsabilité et droits des employés
Intérêt des partiesÉgalité des chances
Climat interne Mauvaises conditions de travailFaiblesse des syndicatsConflits interethniquesDissuade la diversité des opinionsPromotion
Motivation des employésFaiblesse des syndicats coopératifsÉvolue vers l’harmonie interethniqueDiversité d’opinion encouragéePromotion fondée sur la réussite
Motivation par la participationProtection des droits par les syndicatsPrise en compte de l’harmonie interethniqueTout le monde doit pouvoir donner son opinionPromotion fondée sur la légitimation du statut
Règle externe Manque de règles appliquées aux clientsManque d’orientation vers les résultats
Règles claires appliquées aux clientsOrientation vers les résultats
Bonne connaissance et définition des intérêts des parties
Expertise en management
Élite formée avec peu d’expertise en
Objectif : expertise en management orientée
Expertise en management orientée
187
management vers les résultats vers les personnesOrientation des personnes
Orientation vers le contrôle
Orientation vers les personnes et les résultats
Orientation vers les personnes et parties impliquées
Ce tableau nous permet de classer les différentes pratiques de
management par catégorie selon le model africain « post-colonial » (avec
diverses influences émanant des pays colonisateurs : le Portugal, la
France, la Belgique ou la Grande-Bretagne), le model africain « post-
instrumental » (marqué par la présence des multinationales occidentales)
et le modèle de l’« African renaissance ». De fait, si l’on recourt à des
clichés et généralité par rapport à une caractéristique ou une autre, il faut
les contextualiser et les situer. Le niveau de risque et d’incertitude, les
degrés de tolérance, d’individualisme faible ou élevé, de faible ou haute
masculinité, de centralisation ou diversité dans la prise de décision, etc.
varient énormément selon la catégorie. Les différentes régions s’adaptent
à un modèle en fonction des critères, tout dépend des influence externes,
de l’héritage colonial, des croyances et pratiques religieuses, de
l’implantation d’entreprises étrangères dans le pays, du niveau
d’indépendance – culturelle, politique, économique – par rapport aux
autres modèles de management et au pouvoir colonial.
Pourquoi les managers nigériens sont-ils considérés plus
collectivistes que ceux du Burkina Faso ? Des facteurs externes,
historiques, politiques, culturels, économiques, etc. justifient sans soute
certains comportements. Il faut tenir compte du niveau des échanges
intracontinentaux, internationaux et interethniques. Rappelons au passage
que la majorité des pays africains sont multiculturel et plurilingues. Les
divisions territoriales ne reflètent aucunement les critères d’identité qui
sont plus sujets à des questions ethniques, étant donné qu’une grande sont
nomades. Le syncrétisme religieux est un facteur fondamental pour
comprendre certaines coutumes qui ont un impact direct sur les systèmes
d’organisation au sein des entreprises.
L’Islam, les pratiques animistes et l’influence du christianisme sont
des éléments à prendre en considération. En Afrique de l’Ouest, on peut
188
rencontrer des éléments syncrétiques similaires à ceux de Cuba où la
religion Yoruba peut être alliée à des éléments du christianisme occidental.
L’animisme est une doctrine qui tolère la coexistence des différentes
cultures ou ethnies, sans que le pouvoir soit centralisé. Sur le plan
économique, les sociétés traditionnelles peuvent œuvrer pour le
développement de leurs modes de vie. En Afrique, l’Islam et le
Christianisme ont contribué à la centralisation du pouvoir. L’animisme
devient donc un instrument de l’économie parallèle qui permet à l’initiative
individuelle de s’affirmer dans un contexte d’économies officielles sans
ressources et en proie à la crise. L’esprit de coopération propre aux
micromarchés et à l’aide mutuelle est facilité par cette pratique religieuse.
Tous ces aspects – valeurs, croyance, attitudes, pratiques, rites – ont un
impact sur l’éducation, sur les niveaux de connaissance interethnique et sur
la dynamique d’interaction de chaque contexte.
Le multiculturel représente-t-il un obstacle ou un atout important
dans les systèmes d’organisation managériale africains ? Cela dépend de
chaque organisation. La pluralité des identités donne lieu à des cultures
hybrides polymorphes et hétérogènes, elle génère différents niveaux
d’interaction dont les conséquences résultent du profil et de la capacité
d’adaptation transculturelle de chaque manager et organisation.
Une nouvelle approche des affaires sur le continent africain doit en
premier lieu, tenir compte de la culture et des traditions propres au
travailleur aborigène, c’est-à-dire, son appartenance à une communauté.
L’un (groupe) et l’autre (individu) établissent une relation interpersonnelle
indissoluble, où les interactions sont permanentes et indissociables, ce qui
s’oppose à l’individualisme des sociétés occidentales et leurs systèmes
d’organisation. Ce concept de « communauté d’affaires » est fondamental
dans le contexte africain.
Le concept communautaire du management exige également que la
sélection de nouveaux membres de l’organisation soit faite avec
précaution. En principe, si nous sélectionnons les membres d’une société,
nous devons être sûrs de la signification du terme de société, nous devons
savoir quelles en sont les valeurs et buts ; à partir de là on peut définir le
189
type de personnes pouvant être considérées comme membres. De même,
la communauté d’une entreprise cherchera des personnes dont les
caractères sont en phase avec ceux de la communauté57.
La magie constitue un autre aspect de l’idiosyncrasie africaine. Le
rôle des sorciers ou « marabouts » dans les différentes situations de la vie
quotidienne, tout comme celui des griots – mémoire du peuple – qui
permet de préserver la mémoire collective par le souvenir permanent,
constitue des instruments essentiels à la résolution des conflits. La magie,
les rites et les croyances font partie d’une autre dimension qui fait
abstraction du temps et de l’espace de tous les êtres, tant vivants que
décédés. Cet univers détermine le destin des personnes. Ces facteurs sont
sans doute très importants pour les entreprises. Le rôle du chef de tribu
qui fait office de médiateur pour la résolution des problèmes, est à mille
lieues des pratiques rationnelles occidentales :
Pour beaucoup d’Africains, la réussite sociale ou la carrière au
sein de l’entreprise dépend de l’action des forces occultes. On pense que
la promotion résulte des pouvoirs du « féticheur » ou du « marabout »
sur le chef hiérarchique. On donne alors libre cours à des pratiques
magiques qui se traduisent par des adorations et des sacrifices. Des
esprits sont constamment invoqués pour obtenir un avantage ou pour
combattre un collègue ou un chef58. »
7. Le modèle slave
À partir de 1989, les systèmes politiques, sociaux et économiques des
pays d’Europe centrale et orientale font l’objet d’une transformation
majeure. Le Parti communiste vacille et provoque la disparition du système
soviétique. La Chute du Mur de Berlin a mis un terme au modèle socialiste
qui avait dominé en Union Soviétique durant 75 ans et pendant 45 ans dans
le reste des pays satellites sous tutelle marxiste-léniniste. Quelles sont les
principales caractéristiques du modèle slave socialiste ? Ses valeurs se
situent entre le collectivisme et la justice sociale préconisée par la doctrine
57. Onyemelukwe C.C., Men and management in contemporary Africa, London, Longman, 1973, p. 127.58. Zadi Kessy M., Ibid., p. 117
190
de l’Église catholique. De plus, le modèle socialiste est soumis à une
bureaucratie constituée par les pouvoirs centraux totalitaires. Les concepts
de justice sociale sont issus de l’idéologie socialiste, ce que l’on peut
constater dans le secteur de l’éducation, de la protection sociale et dans la
culture de masse ouvertes à tous au nom de l’« égalité pour tous ». Les
idéaux de ce modèle reposent sur la suprématie de la classe ouvrière ou
prolétaire. Les autres classes sociales, la bourgeoisie et l’aristocratie sont
censées être éliminées. Le pouvoir bureaucratique, centralisé et totalitaire est
aux mains des élites. Les objectifs sociaux, économiques et politiques sont
liés. Avec l’abolition de la propriété privée, les régimes socialistes instaurent
des processus de nationalisation par le biais d’expropriations. L’économie
est planifiée et s’inscrit en faux par rapport au capitalisme régi par la loi de
l’offre et de la demande. Les entreprises font partie de ce système de
planification d’état. Leurs managers n’ont aucune marge d’action en termes
de prises de décision et d’initiatives, ils sont respectueux de la hiérarchie et
disposés à exécuter, sans rechigner, les ordres donnés par l’appareil
bureaucratique de l’État. Le Parti et les syndicats sont officiels. L’économie
et la politique vont de pair. Le personnel est formé par l’« intelligentsia ». Il
faut d’ailleurs rappeler qu’à l’origine, les peuples slaves avaient une
organisation de travail collective et communautaire, en particulier à la
campagne. Les effets négatifs de ce fonctionnement sont évidents : les
systèmes de production sont marqués par la routine. Le risque est nul et la
compétitivité entre les entreprises inexistante. La qualité des produits est
relative et le pouvoir d’achat des consommateurs est limité puisque la
richesse est une chimère inaccessible, de même que la consommation de
masse est un phénomène propre au capitalisme. La motivation n’est pas
orientée vers l’argent, elle est fondée sur les idéaux de progression
collective. La quantité et les prix des produits sont fixés par l’État. Pour le
système socialiste, le marché au sens large du terme, n’existe pas car ce sont
les monopoles de production qui sont institués. Les entreprises dont le
fonctionnement est autarcique, ne renouvellent ni leurs ressources ni leur
personnel. Les employés n’ayant pas de motivations individuelles, ils se
limitent à l’exercice de leur fonction. Quelles sont les conséquences ?
191
Des systèmes parallèles sont apparus et répondent aux carences du
marché officiel, c’est le cas des marchés noirs qui peuvent satisfaire les
demandes réelles de la population. En Espagne, sous Franco, de 1939 à 1951,
période de l’autarcie économique planifiée, un marché noir s’était mis en
place. À Cuba, dans les années quatre-vingt-dix, la période spéciale a été
marquée par les marchés agroalimentaires et des supermarchés. Le système
cède donc le pas à une double morale entre ce qui se dit et ce qui se fait. Les
managers officiels ont accès à des privilèges qui leur permettent d’avoir un
niveau de vie « confortable », mais portent atteinte au principe répété à l’envi
de l’« égalité pour tous ». Dans l’entreprise, à l’école, au sein de la famille,
dans le quartier... des systèmes de délation sont mis en place pour accuser les
coupables et montrer du doigt celui qui ose rompre l’équilibre établi. Les
diverses démonstrations de loyauté envers les régimes socialistes ont pour but
de montrer l’union de tous contre le capitalisme. Cependant l’absence de
motivation et d’initiatives est à l’ordre du jour dans ces systèmes. Dès 1989,
ces valeurs disparaissent avec le système de protection, et les livrets de
rationnement ne sont plus qu’un vieux souvenir. La concurrence fait donc son
apparition. Néanmoins, les comportements ne changent pas aussi rapidement
que les besoins. Des milliers d’individus résignés face à un monde de
lassitude et de désespoir, qui observent les univers attrayants de la
consommation et des marques, doivent se défaire de leur léthargie et de leur
inertie pour intégrer le monde de la production capitaliste. Ils doivent se
préparer au changement, mais les valeurs nationalistes des systèmes en
vigueur auparavant sont maintenues alors que des réformes libérales sont
instaurées. Cela n’empêche pas pour autant l’apparition de nouveaux produits
et de mafias qui sont la conséquence de malversations de fonds et de la
métamorphose de ceux qui détiennent les privilèges.
La réalité est que le communisme persiste dans la manière dont les
personnes se comportent, dans leurs airs, dans leurs façons de pensée59.
Les élites socialistes de l’appareil bureaucratique se transforment et
deviennent les acteurs clefs de la nouvelle économie. La chute du
59 Drakulic S., How We Survived Communism And Even Laughed, London, Vintage, 1993, p. XXIV.
192
capitalisme entraîne l’émergence d’un capitalisme de mafieux et
d’opportunistes d’État (les « apparatchiks »), spécialistes des économies
parallèles et souterraines, sans capacité décisionnaire et ignorant les lois
éthiques minimales de l’économie de marché. Face à cette situation, la
population, la société civile se trouvent confrontées au dilemme de
l’adaptation à la nouvelle réalité, de la lutte pour les valeurs de liberté et
de démocratie, ou du souvenir des valeurs collectivistes et
communautaires du passé. Sous les régimes socialistes, les besoins
élémentaires étaient garantis : alimentation, assistance sanitaire,
éducation. Seules les élites, fortes de leur niveau de vie confortable,
pouvaient accéder aux modèles occidentaux. Les idéaux individuels
étaient suspectés, il n’y avait de place que pour la communauté. Dans la
sphère privée comme publique, les valeurs du groupe, de la nation et du
travail pouvaient être partagées durant les vacances ou manifestations
culturelles. La solitude était mal perçue, on y voyait un luxe dangereux.
Les « datschas » font leur apparition en Russie, ce sont des résidences
secondaires qui représentent un espace privé durant les périodes de
vacances. Les pratiques douteuses telles que les petits cadeaux donnés sous
la table, permettent d’obtenir des faveurs, jusqu’à l’année providentielle de
1989. Le système socialiste de l’Union soviétique meurt deux ans plus tard.
D’un point de vue économique, les gouvernements ont mis un terme aux
planifications quinquennales. Les nouvelles valeurs du marché connaissent
une impulsion grâce aux économies prospères de la Communauté
européenne où la privatisation est répandue. Un enthousiasme s’empare
alors des pays de l’Est qui rejettent le socialisme et aspirent aux niveaux de
vie occidentaux. Le fonctionnement des entreprises s’en ressent et il finit par
obéir à d’autres critères. Les ordres ne viennent plus de la hiérarchie, mais
reste tout de même le problème d’expérience dans un monde de lucre et de
concurrence. En effet, les cadres moyens et supérieurs ne sont pas formés
aux nouvelles lois du marché. Les ressources intellectuelles des
organisations sont dans l’obligation de se préparer au changement. Les
cadres doivent faire état de nouvelles aptitudes et de comportements
différents. Autrement dit, ils doivent savoir prendre des initiatives et
193
décisions personnelles et accepter les niveaux élevés de risque et
d’incertitude dans le cadre de l’entreprise. La créativité et l’innovation sont
les nouvelles valeurs de l’ère post-communiste.
Il est évident que la retraite de nombreux managers attachés aux
anciennes coutumes du Parti Communiste facilite le renouvellement des
générations. Les plus entreprenants se préparent au changement avec
enthousiasme. La consommation et le bonheur sont à portée de main. Il
faut seulement mettre le pied à l’étrier et travailler avec de nouvelles
structures et défis. La protection de l’État et du livret de rationnement a
été remplacée par le licenciement et le chômage. Le nouveau système
rompt avec le slogan de l’« égalité pour tous ». L’uniformité a cédé la
place à la diversité engendrée par la mondialisation. De nombreux pays
de l’axe soviétique avaient une activité principalement agraire avant la
Seconde Guerre mondiale. L’industrialisation a été une des priorités du
socialisme pour affronter la modernité, sauf en République Tchèque et
Allemagne de l’Est où elle datait du XIXe siècle. Les réformes lancées
par Gorbatchev durant l’ère de la Pérestroïka, ont représenté le point de
départ d’une évolution vers les méthodes occidentales d’un point de vue
social et économique. Mais son successeur, Boris Eltsine, a pris les
mesures nécessaires à l’instauration de la démocratie et d’une économie
de marché. L’absolutisme existait bien avant 1917. Le Tsar, dépositaire
d’un pouvoir autocratique, représentait Dieu et pouvait contrôler l’Église
orthodoxe qui tendait à allier les rites magiques aux croyances
chrétiennes et préconisait l’abandon des biens matériels au bénéfice de la
justice sociale. Cette religion d’état incarnait des éléments polythéistes,
slaves, chrétiens et chamaniques occidentaux. L’évolution vers un
collectivisme populaire et totalitaire était donc logique.
Quelles sont les caractéristiques essentielles de la Russie
d’aujourd’hui ? Les pratiques du management soviétique étaient orientées
vers le Taylorisme qui supposait une répartition des tâches au sein des
organisations industrielles et rigides dont l’objectif était la production de
masse et une certaine automatisation. À partir de 1992, le système a été
transformé : libéralisation des prix – soumis aux lois de l’offre et de la
194
demande –, privatisation des entreprises, recherche de critères de
stabilisation macroéconomiques, ouverture sur les marchés extérieurs et
le commerce international, ainsi qu’une intervention minime du
gouvernement dans les questions économiques. Malgré les bonnes
intentions, le marché n’attire pas les investisseurs étrangers et la
reconstruction économique rencontre des difficultés entre autres, en
raison de la politique fiscale de l’État et du système d’imposition
appliqué aux entreprises.
Quel est l’impact des changements sur le fonctionnement des
entreprises ? La planification, la production et le développement ont été
supplantés par le contrôle de gestion, les finances, la logistique et le
marketing. La structure est beaucoup plus simple, plus transparente et par
conséquent, moins bureaucratique. Le rôle des syndicats, pratiquement
inexistants, et la sécurité de l’emploi ne sont désormais plus à l’ordre du
jour. Une nouvelle élite, les « nouveaux managers » est apparue. À
l’instar de Roman Abramovich, il s’agit de directeurs d’entreprise
ambitieux appartenant à des oligarchies. Les « senior-managers » ont
largement bénéficié de la transformation économique, grâce aux
avantages, au pouvoir au sein des organisations et aux rémunérations
élevées. La corruption et la criminalité sont les conséquences inéluctables
de l’existence de ces nouvelles structures.
Le seul groupe, qui a vraiment intérêt à ce que l’entreprise soit
restructurée, est celui des cadres moyens60 .
Les cadres moyens représentent l’espoir du pays. Leurs valeurs,
leur capacité de travail et leur esprit d’équipe constituent un renouveau et
une bouffée d’air frais face à la délinquance et à la corruption.
Ce sont les personnes qui ont le moins d’influence au sein de
l’entreprise. Elles n’ont pas le pouvoir des travailleurs et des cadres
supérieurs, elles sont les moins organisées61.
60. Polonsky G. and Iviozian Z., « Restructuring of Russian industries – is it Really Possible ? », in Edwards V. (ed.), Proceeding of the Fifth Annual Conférence on The Impact of Transformation on Individuals, Organizations Society, Chalfant St. Giles, CREEB, vol 1, 1999, p 267-77.61. Ibid., p. 275.
195
Leur attitude résulte de l’esprit collectif et solidaire développé par
la société russe. De ce point de vue, nous constatons de nombreux points
communs avec le modèle asiatique. Dans une société où les abus sont et
ont été monnaie courante, il est logique que parmi les intimes, à savoir la
famille, les amis et les contacts personnels, de nouvelles règles de jeu
fondées sur la confiance mutuelle, soient mises en place.
Avant les réformes, nous (entreprises et autorités locales)
coexistions comme dans un mariage sans amour : suspicieux les uns des
autres, contraints de prendre soin des autres dans des relations formelles
établies par les Comités de Parti. À présent, nous sommes libres et les
relations que nous avons, nous sont propres. Nous avons des partenaires
au sein des administrations locales, et nous partageons les mêmes
objectifs : préserver les emplois, rémunérer les employés à leur juste
valeur, et avoir de bonnes conditions de travail car des entreprises en
bonne santé impliquent des finances locales saines62.
Les relations internes à l’entreprise sont d’ordre hiérarchiques,
paternalistes et d’une certaine façon, l’autocratie traditionnelle perdure. Il
y a donc une sorte de pyramide verticale avec une distance importante
entre le sommet et la base, ce qui pose des problèmes de communication
interne.
En conclusion, pouvons-nous nous interroger sur l’avenir du
management slave ? Les pays de l’ex-Union soviétique ont changé de
manière radicale. Les privatisations sont très répandues et de fait, les
relations entre les acteurs du système productif ont changé tout comme
dans les différents échelons des directions. Les managers des nouvelles
entreprises ne peuvent plus s’appuyer sur les décisions d’État, ils doivent
prendre des risques et en assumer la responsabilité. De plus, aujourd’hui,
les échanges commerciaux permettent d’adapter d’autres idées,
d’appliquer des expériences inspirées par les entreprises extérieures ce
qui favorise la notion de qualité dans leur management. Les séminaires,
formations, voyage et missions professionnelles à l’étranger, les
62. Edwards V, Polonsky G. and Polonsky A., The Russian Province after Communism, Entreprise Continuity and Change, Basingstake and London, Macmillan, 2000. p. 148.
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méthodes et enseignements des pratiques occidentales, etc. font partie des
principales préoccupations des entreprises de l’Est, ce qui laisse présager
une évolution vers l’efficacité. Les systèmes de reconnaissance et de
rémunération ont été améliorés, ce qui a une incidence favorable sur les
motivations des travailleurs, cadres moyens et supérieurs. La structure
des organisations s’est démocratisée avec une dynamique occidentale. La
question est de savoir si les anciennes coutumes restent ancrées dans les
comportements des entreprises ou font déjà partie du passé, afin de
gagner la confiance des investisseurs étrangers et pouvoir entrer en
concurrence avec les entreprises internationales de haut rang, grâce à des
méthodes efficaces et professionnelles.
8. Les dimensions du milieu culturel selon Hofstede
RégionCountry
Individualisme/ Collectivisme
Distance du pouvoir
Evitement de l’incertitude
Masculinité/ Féminité
Autres dimensions
AMERIQUE DU NORD
Individualisme Faible Moyen Masculin
JAPON Collectivisme Élevé et faible
Élevé Masculin et féminin
Amae (dépen-dance mutuelle) ; l’autorité est res-pectée mais le su-périeur doit être un leader chaleu-reux
EUROPEAnglo-saxonne
Individualisme Faible/moyen Faible/moyen Masculin
Germanique Individualisme moyen
Faible Moyen/élevé Moyennement/ hautement masculin
Proche Orient Balkans
Collectivisme Elevé Elevé Moyennement masculin
Nordique Moyennement/ hautement individualiste
Faible Faible/moyen Féminin
Europe latine Moyennement/ hautement
Elevé Élevé Moyennement masculin
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individualisteSlave orientale
Collectivisme Faible Moyen Masculin
CHINE Collectivisme Faible Faible Masculin et Féminin
Accent mis sur la tradition, le Mar-xisme, le Léni-nisme, et la pensée de Mao Zedong
AFRIQUE Collectivisme Élevé Élevé Féminin Traditions coloniales ; coutumes tribales
AMERIQUE LATINE
Collectivisme Élevé Élevé Masculin Extroverti : préfère l’application disciplinée des coutumes et procédures
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