Ma grand mère cannibale

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MA GRAND-MÈRE CANNIBALE

description

1846. La famille Graves a construit de ses mains une petite ferme dans l’Illinois sur des terres attribuées à Franklin Graves pour services rendus dans l’armée. Franklin et Elizabeth ont trois garçons et cinq filles, dont Mary Ann, la cadette, se destine à l’enseignement. Ces gens ordinaires vont devenir des héros dont l’histoire est encore enseignée dans les écoles américaines. Car, cette année-là, tout devient extraordinaire. Des milliers de chariots, le plus souvent tirés par des bœufs, se lancent sur une piste à peine balisée par les pionniers. C’est la ruée vers l’Ouest, la terre promise.

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FRANCE BEQUETTE

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Merci àEdwin, Christine, William et Warren ASHWORTH

Michel, Béatrice et Caroline OUELDJOUDI

et aussi àPatricia ALBERS

Jean-Yves DURAND

Jean-Paul GIBIAT †

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Ce récit est avant tout destiné à mes enfants et petits- enfants afi n qu’ils sachent d’où ils viennent. À la rigueur his-torique, à laquelle j’ai décidé de ne pas me soumettre aveuglément, j’ai préféré le récit des aventures de personnes ordinaires conduites à des situations extraordinaires par le démon de l’aventure et une météo capricieuse. Je tiens à pré-ciser également que Mary Ann n’est pas ma grand-mère mais mon arrière-grand-mère. Il s’est agi de simplifi er le titre ! Si vous désirez approfondir le sujet, à condition de maîtriser la langue anglaise, des centaines de livres, des milliers de sites Internet fourniront tout ce qu’il faut savoir sur le « Donner Party » (le convoi de George Donner). Toutefois, quelques sites en français viennent de se créer.

Avertissement de l’auteur

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Gabriel Morón

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Franklin GRAVES (57 ans)

Elizabeth GRAVES (45 ans)

Sarah (21 ans)

Mary Ann (19 ans)

William (17 ans)

Eleanor (14 ans)

Lovina (12 ans)

Nancy (9 ans)

Jonathan (7 ans)

Franklin Jr. (5 ans)

Elizabeth (1 an)

Famille GRAVES

George DONNER (62 ans)

Tamsen DONNER (44 ans)

Elitha (13 ans)

Leanna (11 ans)

Frances (6 ans)

Georgia (4 ans)

Eliza (3 ans)

Famille DONNER George

Jacob DONNER (56 ans)

Elizabeth DONNER (38 ans)

Solomon (14 ans)

William (12 ans)

George (9 ans)

Mary (7 ans)

Samuel (4 ans)

Isaac (5 ans)

Lewis (3 ans)

Famille DONNER Jacob

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Et la belle-mère de James, Sarah KEYES (70 ans)

James REED

(45 ans)

Margaret REED

(32 ans)

Virginia (12 ans)

Martha dite Patty (8 ans)

James Jr. (6 ans)

Thomas (4 ans)

Famille REED

Patrick BREEN (51 ans)

Margaret BREEN (40 ans)

John (14 ans)

Edward (13 ans)

Patrick Jr. (9 ans)

Simon (8 ans)

James (5 ans)

Peter (3 ans)

Margaret-Isabella (1 an)

Famille BREEN

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J’ai hérité d’une petite montre de gousset, de celles qu’on glissait dans la poche ou qu’on portait en sautoir, autour du cou. Elle appartenait à mon arrière-grand-mère, Mary Ann Graves. Le remontoir et le monogramme qui orne le cou-vercle du cadran sont en or. Le boîtier, patiné par l’usure, ne laisse voir aucune trace de choc, ni encoche ni érafl ure, rien qui puisse évoquer les tribulations vécues par mon aïeule, née dans une ferme de l’Illinois en 1827.

Je suis entrée en possession de cette montre à vingt-six ans, lors de mon premier voyage aux États-Unis. La sœur ca-dette de mon père, établie en Californie, m’a alors confi é cette relique ainsi que des documents manuscrits provenant de cette arrière-grand-mère. Je me retrouvais ainsi déposi-taire d’une histoire dont j’ignorais tout avant de rencontrer la branche américaine de ma famille. Une histoire jalonnée de fantômes.

Le fantôme le plus troublant, dans un premier temps, était celui de mon père ; un homme auquel je devais la vie sans qu’il se fût jamais soucié de la mienne. Sa sœur cadette était l’une des rares personnes qui pût m’assurer de son existence. Mon père s’appelait Jim Bequette et il était le petit-fi ls de Mary Ann

Préface

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Graves. Sa famille descendait d’émigrants français qui avaient fait le coup de feu lors de la guerre d’Indépendance.

Ce Jim devait avoir fi ère allure, en uniforme et gants blancs, sur le pont du destroyer américain venu mouiller au large du Croisic, en 1919. Offi cier de marine de l’US Navy, il avait charmé une jeune femme en convalescence sur les côtes bre-tonnes après qu’elle avait manqué succomber à la grippe espa-gnole. La romance eut lieu, mais ma mère dut patienter sept ans avant de rejoindre ce fi ancé d’Amérique, les États-Unis re-fusant d’accorder un visa à une Française qui avait servi dans des hôpitaux de la Croix-Rouge et contracté la tuberculose.

Le mariage fut célébré en 1925 à Philadelphie. Seules la mère et la sœur de la mariée fi rent le déplacement, son père ayant décidé qu’il ne cautionnerait pas cette union avec un « sauvage ». Il avait prévu le pire, et le pire arriva. Jim, victime de crises d’asthme, dut quitter la marine et s’improvisa bro-ker en 1929. Une décision plus que malheureuse à la veille du krach boursier ! Réduit à vivre de l’argent de ses proches, le fringant lieutenant de vaisseau devint rapidement alcooli-que. Comme les innombrables victimes de la prohibition, il but en secret du « gin de baignoire ». Pour tenter de le sous-traire aux relations néfastes qu’il entretenait avec une bande de buveurs impénitents, ma mère décida de rentrer en France, et il accepta de la suivre. Ils louèrent un appartement, mais ses addictions prirent le dessus. Il disparut un jour, et la po-lice le retrouva, fumant de l’opium, sur un bateau chinois au large de Marseille ! Fruit d’un instant d’inattention, je naquis en 1933. Loin de souder le couple, cette naissance donna le signal de la rupture. Mon père déserta le foyer conjugal pour rentrer aux États-Unis. J’allais grandir à Paris chez mes grands-parents, loin de mes racines américaines, devant un fauteuil inoccupé qui aurait dû être celui de Jim et dans un lourd climat de ressentiment.

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Préface

Mon père était donc un fantôme qu’il était interdit d’évo-quer mais qui hantait la famille. J’appris plus tard qu’il écri-vait chaque mois une lettre aussi impersonnelle qu’un bulletin météo à ma mère, celle-ci lui répondant avec la même assi-duité mais sans plus de sentiment… On ne m’a jamais laissé croire à son retour, et d’ailleurs il ne revint pas.

À Paris, toute photo de mon père était bannie. Je n’ai dé-couvert sa silhouette qu’en feuilletant l’album de famille de la tante américaine qui m’avait confi é la montre de Mary Ann. Il paraissait sympathique, corpulent mais sportif. Il était fou de golf, et ce sport lui avait permis de payer ses études. Il se vantait d’être membre du club très fermé du « trou en un ». Il avait en effet expédié sa balle, un jour miraculeux, directe-ment à son but, évitant ainsi les deux ou trois coups intermé-diaires. Dans une revue spécialisée, The American Golfer, sauvée d’une vingtaine de déménagements, j’ai découvert un article signé de lui et daté de 1924, décrivant son tour du monde des terrains les plus insolites : Trinidad, Zanzibar, Le Cap, Gibraltar mais surtout Le Caire. Il avait entendu dire qu’il pourrait jouer au pied des pyramides. À défaut de gazon, il décida que la pyramide de Kheops serait un tee à sa me-sure. Sans aucune permission, mais sous l’œil étonné et bien-veillant des gardiens, il gravit la pyramide, et du sommet il envoya quelques balles jusque dans la cour du palais d’hiver de l’ex-vice-roi d’Égypte. La photo de l’exploit, probablement jamais réitéré, fi t le tour du monde.

Pour l’entourage maternel, ces hauts faits n’amélioraient en rien son image. Il avait tout d’un épouvantail capable de mettre les bourgeois en déroute. Il avait de plus un fl air sans égal pour échouer dans ses entreprises. Non content d’avoir fait faillite dans le krach de 1929, il avait ensuite décliné un poste chari-tablement offert par un ami de la famille, Louis Renault, qui lui proposait de prendre la direction d’un réseau de pompes à

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essence. Puis il refusa d’importer en Europe un produit qu’il jugeait « imbécile », le chewing-gum (dix ans plus tard, à la Libération, les GI s’en chargeraient avec le succès que l’on sait…). Jim Bequette avait fi ni par barouder au Mexique, lo-geant dans une roulotte, et troquant le gibier qu’il chassait dans la sierra contre du sel et de la farine. Bref, un type infré-quentable aux yeux des miens et de sa propre famille.

Il n’empêche, j’avais dû hériter quelques gènes de ce cou-reur des bois. Adolescente, dans le quartier parisien de la plaine Monceau où les jeunes fi lles ressemblaient à des pen-sionnaires de couvent, je portais des blousons glanés dans les surplus des stocks de l’armée américaine. Ce qui faisait glapir ma grand-mère : « Nous ne sommes pas chez les Zoulous ! » À quoi je répliquais invariablement : « Quel dommage ! » Ironie du sort : depuis, je suis allée chez les Zoulous, et je m’y suis sentie chez moi…

Quand la montre de gousset m’échut, le bien le plus pré-cieux qu’avait possédé Mary Ann Graves dans sa jeunesse, j’étais plus intriguée qu’émue. Un silence gêné entourait le souvenir de cette femme. C’était la grand-mère de mon père, et peut-être était-elle responsable de tous nos malheurs.

Or, la chronique de Visalia, en Californie, berceau de ma famille paternelle, a dressé un portrait fl atteur d’une femme courageuse et dévouée. Elle fut la première maîtresse d’école à enseigner à San Jose, capitale du comté de Santa Clara. Un sacerdoce sur un territoire qui venait de se libérer de la tu-telle mexicaine et que la ruée vers l’or allait peupler d’es-crocs, de forbans et de miséreux.

Ses états de service auraient pu suffi re à faire passer Mary Ann Graves à la postérité, mais c’est un lourd secret qui s’en est chargé. Un secret dont l’aveu lui avait coûté bien des larmes et des remords. Un secret de Polichinelle pour les Américains, mais pas pour moi qui en ignorais tout. Aux

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États-Unis, c’était devenu un fait légendaire, un épisode my-thique de la conquête de l’Ouest enseigné dans les écoles, un inépuisable sujet d’études, de romans, de pièces de théâtre, de fi lms et même de livres de cuisine… On érigea, en 1918, un monument à la mémoire de celles et de ceux qui en avaient été les martyrs et les héros. Un jour, je découvris ce secret, et leur histoire.

Durant l’hiver 1846, un convoi de pionniers se retrouva bloqué sur les hauteurs de la sierra Nevada et ils furent déci-més par le froid et la faim. Mon arrière-grand-mère survécut à ce cauchemar qu’on appela le « Donner Party », du nom du chef du convoi élu par les pionniers. L’odyssée du Donner Party, littéralement le « convoi de Donner », est devenue si cé-lèbre que le terme est entré dans le langage commun. Je l’ai constaté un jour en parcourant un journal qui qualifi ait une course cycliste de « Donner Party », soit l’équivalent de notre « Enfer du Nord » : un calvaire, une épopée dantesque, bref, une épreuve inhumaine.

Du jour où j’ai pris connaissance des événements de l’hiver 1846, la montre s’est mise à peser au creux de ma main d’un poids différent. Elle avait acquis une densité particulière, comme lestée par le regard d’une jeune fi lle de dix-neuf ans qui avait dû la consulter cent fois en croyant sa dernière heure venue…

En réalité, il est vraisemblable qu’elle n’a même pas eu la force d’en remonter le mécanisme. Ni la force ni la pensée. À quoi sert de suivre la course des aiguilles quand on marche vers la mort ? Peut-être n’avait-elle fait que serrer la montre entre ses doigts raidis par le froid, la pressant comme s’il s’était agi d’une médaille sainte ou d’un talisman. Du moins, est-ce ainsi que j’ai fi ni par me représenter les choses.

La petite montre s’est fi nalement arrêtée, insensible aux sollicitations des meilleurs horlogers suisses. Le cœur de Mary

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Ann, lui, s’est arrêté de battre un jour de printemps 1891 à Trever, où elle vivait. Elle avait soixante-quatre ans, et le Visalia Times lui rendit cet hommage : « Une femme d’une volonté et d’une énergie indomptables, toujours prête à aider les autres » et qui avait su, malgré les épreuves, « garder son âme d’enfant ».

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PRINTEMPS

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Au début de l’année 1846, l’hiver s’attarde en Illinois. La neige a commencé à fondre sur la prairie, la faisant ressem-bler au pelage d’un dalmatien géant. Des taches blanches sur fond d’herbe noire ou l’inverse ? Quelques crocus pointent leur ogive blanche, compensant leur banalité par leur abon-dance. Des crocus safran, ou même rayés de bleu, ce serait tout de même plus gai. Il suffi rait d’acheter quelques bulbes. Mais quelle futilité quand l’argent manque ! Et la famille Graves, qui habite ici, aurait-elle même plaisir à les voir fl eu-rir alors que leur seul objectif est juste de survivre ? Et qu’il faut nourrir neuf enfants dans cette région qu’ils espéraient hospitalière ?

Qui sont les Graves ? Elizabeth et son mari Franklin, et six fi lles et trois garçons : Sarah, Mary Ann, William, Eleanor, Lovina, Nancy, Jonathan, Franklin junior et la dernière, Elizabeth, qui n’a que quelques mois. Melissa, la première-née, est morte à la naissance. En ce temps-là, les familles nombreuses étaient monnaie courante, mais la monnaie, jus-tement, était ce qui manquait cruellement.

Franklin est né en 1789 dans l’État du Vermont, ses parents ont ensuite déménagé dans l’Indiana, où il fera la connaissance

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d’Elizabeth, qu’il épousera en 1820. Il a ensuite parcouru tout l’Est américain en quête d’un lieu qui lui plaise. Ses demi-frères vivent en Illinois et il décide vers 1831 de les rejoindre, accompagné de sa femme et de leurs trois enfants. Il paraît que dans cette vallée la nature est généreuse.

Pour dédommager les braves qui ont combattu pour la pa-trie, des terrains gagnés par l’armée sont divisés en parcelles et leur sont alloués. Franklin a la chance de se voir attribuer une terre par le gouvernement. C’est qu’il a été vétéran d’une guerre, Franklin ! Il a servi comme volontaire dans un régi-ment d’infanterie en qualité de tambour chef. Alors, on le ré-compense ainsi. Guerre tout à fait inutile, d’ailleurs, que cette guerre du Faucon noir (Black Hawk) qui éclate en 1812. Les Américains tentaient de mettre la main sur les terres in-diennes au profi t de leurs nombreux émigrants. Ce ne fut pas une guerre classique avec ligne de front et tranchées, mais des actions sporadiques qui opposèrent les Américains aux Britanniques alliés au grand chef Black Hawk, de la tribu des Sauks et des Fox. Certains des chefs avaient accepté, en 1804, de céder aux États-Unis vingt-cinq mille hectares de leurs terres, situées à l’est du Mississippi, pour une somme an-nuelle garantie (en principe) de mille dollars, mais Black Hawk et d’autres chefs refusèrent de valider la transaction, persuadés que le délégué américain les avait fait tellement boire qu’ils avaient signé n’importe quoi… Ce qui est exact ! Black Hawk essaya de fédérer les tribus de la région ainsi que les Anglais du Canada pour mieux résister, mais il échoua. La milice levée par les Américains en Illinois repoussa les Indiens à l’ouest du Mississippi, et les pertes furent importantes de part et d’autre. En 1832, les terres indiennes furent saisies et les colons s’y installèrent. Black Hawk fut emprisonné à Saint Louis, au Missouri. Le président Andrew Jackson le fi t venir à Washington l’année suivante. Le chef indien devint célèbre

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et attira les foules séduites par son courage, son intégrité et sa dignité. Mais ce fut une rare exception. Au cours des siècles, les émigrés n’auront de cesse de couper les Indiens de leurs racines, de les déporter et, par tous les moyens, de leur arra-cher leur identité.

Franklin, lui, les a toujours respectés et il est en excellents termes avec les quelques Indiens Potawatamis qui sont instal-lés le long de la rivière Illinois, attirés par la terre fertile et fa-cilement irriguée. Franklin a construit sa ferme dans la vallée, au milieu des arbres, au pied de la falaise, près du fl euve, mais suffi samment en hauteur pour être à l’abri des crues. C’est la première construction en dur de la région. Il achète rapidement deux cent cinquante hectares de terres cultivables et de forêts aux Indiens, qui n’en exigent pas une grosse somme.

Franklin et sa famille passeront quinze ans en Illinois, et leurs autres enfants y naîtront.

La première maison des Graves est construite en bois avec l’aide de quelques hommes de la région. Son unique pièce est vaste et confortable, mais à onze, l’intimité y est une denrée rare. Le fourneau ronronne à l’unisson du chat Icare. Des casseroles de cuivre pendent au mur. La table ovale accueille facilement les nombreux convives. Levée à 5 heures, Elizabeth aime ces heures de l’aube où elle peut, en paix, donner le sein à son bébé et préparer le petit déjeuner avant que sa journée de travail ne commence. Une longue journée, car elle fait tout elle-même : le pain, la traite de la vache pour le lait, le beurre et le fromage, les confi tures, la récolte du miel, le savon, les tisanes d’herbes sauvages lorsqu’il n’y a plus de café et la cueillette des plantes médicinales dont elle connaît les vertus. Et puis aussi les fastidieuses lessives à la rivière quel que soit le temps, sans compter le travail des champs et les soins aux animaux. Bien qu’aidée par ses deux aînées,

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Sarah et Mary Ann, qui ont vingt et un et dix-neuf ans, c’est une vie épuisante. Mais elle ne se plaint jamais. D’ailleurs, les autres familles ne sont pas mieux loties, et ne dit-on pas que la femme est un chameau qui aide l’homme à traverser le dé-sert de la vie… À la voir, impossible de deviner ses dix mater-nités : son corps est élancé, musclé, bien dessiné. Elle porte éternellement une longue robe de coton bleu fané sur un jupon, des bas et des mocassins l’hiver, mais l’été, elle est pieds nus.

Franklin, lui, va pieds nus par tous les temps. C’est un véritable homme des bois d’une imposante stature, il ne porte jamais ni veste ni chapeau, et sa masse de cheveux buisson-nants, qu’il n’est plus question de démêler, le protège du soleil comme des intempéries. Ce défricheur de forêts, comme on nomme alors les pionniers, est plus chasseur que fermier. Il envie la liberté des Indiens, mais il faut bien nourrir la famille. Alors, il cultive des pommes de terre, des haricots, des courges, des choux et du maïs qui subviendront aux besoins pendant les mois d’hiver, sans oublier les céréales pour le pain et les animaux. Chez les Graves – comme plus tard chez les Bequette –, « fatigue » est un mot qu’il est interdit de prononcer. Ils marchent sans cesse. Leur énergie est sans faille. Ils vont en avoir besoin.

Le couple est généreux. Elizabeth visite les voisins, les soigne, partage avec eux ce qu’elle confectionne. On sait, par ici, que les Graves sont toujours prêts à ouvrir leur porte. Un jour, un voyageur surpris par la tempête alors qu’il se prome-nait à cheval a trouvé refuge chez eux. Il décrit dans un cour-rier à un parent la soirée passée chez les Graves : « À un bout de la pièce, on voit une grande cheminée, et le long du mur opposé, deux lits gigognes. Sous la fenêtre qui donne sur la route, un grand coffre où deux adolescentes, pieds nus, sont assises en tailleur et enfi lent sagement des perles. Alors que je

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venais d’ôter mon manteau, Franklin et deux de ses fi ls, chas-sés eux aussi par les bourrasques, ont poussé la porte. Mes hôtes ont alors décidé d’improviser un repas. Le feu a été ra-vivé dans l’âtre et les garçons sont sortis attraper des poulets. Elizabeth, deux ou trois petits accrochés à sa jupe, a mis à lever une boule de pâte, et Franklin a raconté comment il soigne ses pieds malmenés par le froid : “Nous avons un vieux fourneau métallique hollandais. J’y verse de l’eau de source et la mène presque à ébullition. Je m’assois sur une chaise et mets mes pieds dans le four. Quand la chaleur devient insup-portable, je les trempe dans l’eau glacée et je vais au lit. En général, mes pieds sont guéris !” » Guéris ou non, Franklin repart le lendemain matin, toujours pieds nus. Son premier devoir est de relever pièges et collets, car on ne laisse pas toute la journée un lièvre pris par le cou ni un blaireau la patte cassée par un piège à mâchoires. Le piégeage a son éthique. On sait depuis tout petit qu’il faut chasser pour se nourrir, mais aussi qu’un animal a droit au respect. Et puis, une fois clouées sur une planche et saupoudrées de sciure de chêne, car on manque d’alun pour les tanner, les peaux se vendent bien et chaque dollar compte. Pas question de gaspiller.

En un tourbillon de rires et de cris, les premiers levés, Johnny, sept ans, et Frankie, cinq ans, prennent d’assaut le coin cuisine. Les deux inséparables forment un couple infer-nal, oscillant entre pugilats et réconciliations. Écorchés vifs par de multiples chutes, ils ne cessent de grimper aux arbres, dont ils tombent comme des fruits mûrs, de tirer la queue du chat Icare qui hurle sa peine et de faire des farces au chien Alexandre qui, bien qu’imposant, est incapable d’assurer sa propre sécurité. Elizabeth n’a nul besoin d’élever la voix pour calmer les diablotins. Tels le lion et la gazelle au bord du marigot, ils font la trêve dès que le repas est prêt.

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Le clan des fi lles est plus paisible. En plus des deux aînées, Sarah et Mary Ann, Eleanor, quatorze ans, Lovina, douze ans, et Nancy, neuf ans, en composent le peloton de tête. Intercalé dans cette valse de jupons, William, dix-sept ans, est plutôt mal à l’aise. Il se réfugie auprès de son père, dont il a hérité le caractère renfermé. Il l’accompagne à la chasse et participe aux travaux des champs.

Sarah est fi ancée à Jay Fosdick, de deux ans son aîné, em-ployé dans une menuiserie. Elle ne pense qu’à son mariage. Elle voudrait une vraie cérémonie, remplacer les fl eurs in-trouvables en cette saison par des rubans, avoir une belle robe. Elle refuse énergiquement de revêtir la robe de mariée de sa mère, qui l’avait pourtant précieusement conservée : cela ne porte-t-il pas malheur ? Elizabeth cède aux souhaits de sa fi lle : elle se débrouillera avec les tissus du colporteur et sa dextérité à manier l’aiguille pour lui confectionner la robe dont elle rêve.

Ce matin de 1846, Franklin rentre plus tard que d’habi-tude, un panier de bûches à la main, la mine grave. Il convoque tout le monde autour de la table. Nancy est encore devant son bol de lait. Johnny et Frankie, repus, gambillent, assis sur leur chaise, et se tortillent d’impatience. Les grands font cercle. Le père n’est pas un tyran, mais la parole n’est pas son fort. Alors, de peur de s’empêtrer, il prend le temps de ras-sembler ses mots dans un effort qui le fait paraître sévère. Chacun se tait, attend l’oracle paternel. Un regard pour la mère qui ne bronche pas. Et pourtant c’est bien la seule à ne pas être surprise. Son mari l’a avertie en premier mais ne lui a pas demandé son avis. Car il n’est pas concevable de consul-ter sa femme, elle obéit. Il se décide enfi n : « Nous allons par-tir pour la Californie », dit-il. La foudre tombe sur les enfants. Sarah éclate en sanglots : « Et mon mariage ? » Elle se jette, effondrée, dans les bras de sa mère. Les petits poussent des

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cris de surprise et de joie. William se tait, comme d’habitude. Mary Ann est enchantée. Elle en a assez de vivre ici, au mi-lieu de nulle part, et elle s’ennuie. Les jours s’enchaînent au rythme immuable de la traite de la vache deux fois par jour, l’avoine au cheval, le grain aux poulets, la soupe au cochon, les légumes à ramasser et à éplucher, la vaisselle, le ménage… Les jours s’égrènent, ternes et interminables.

Les questions fusent. Pourquoi partir ? Aucune autre fa-mille de la région n’a encore pris une telle décision. Franklin ne va pas avouer qu’il se sent frustré par cette vie sédentaire qui lui pèse. Il pourrait sans doute donner des raisons objec-tives, que ses terres s’épuisent, que le choléra fait des ravages dans tout l’est des États-Unis, mais il n’en fait rien. N’ajoute rien. C’est ainsi, sa décision est prise. Seule, Mary Ann paraît enthousiaste. Elle va partir à la conquête de l’Ouest, son bre-vet d’institutrice en poche et l’imagination en délire. Tout, plutôt que cette vie monotone. Elle va bientôt avoir vingt ans et n’a plus de temps à perdre.

Franklin ajoute : « J’ai bien pesé l’affaire. Au printemps, la ferme sera vendue, les chariots seront attelés et nous parti-rons. De bonnes terres nous attendent. »