Lucier, P. (2001) « Le chant du monde »

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  • 7/29/2019 Lucier, P. (2001) Le chant du monde

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    Chaire Fernand-Dumont sur la culturePierre Lucier 1 de 2 2001

    Lucier, PierreLe chant du monde

    Notes pour l'allocution prononce par Monsieur Pierre Lucier, prsident de l'Universit duQubec, l'occasion de la remise d'un doctorat honorifique Monsieur Joseph Rouleau, sousl'gide de l'Universit du Qubec Rimouski, Matane, le 10 novembre 2001.

    Monsieur le Recteur,Madame la Prsidente du Conseil d'administration,Madame la Dpute,Mesdames et Messieurs de la direction,du corps professoral, et du personnelde l'Universit du Qubec Rimouski,Chers collgues de l'Assemble des gouverneurset de la direction de l'Universit du Qubec,Monsieur Rouleau,Distingus invits,Mesdames et Messieurs,

    Nous sommes runis, ce soir, pour honorer un fils de Matane, qui s'est distingu parmi lesplus belles voix du monde et qui a donn le meilleur de lui-mme une mission d'ducation etde pdagogie au sein mme de l'Universit du Qubec, l'Universit du Qubec Montral,et qui continue de le faire dans plusieurs mouvements, tel celui des Jeunesses musicales duCanada.

    Ce n'est pas la premire fois que l'Universit du Qubec Rimouski clbre cette jonctionparticulire de l'art et de la pdagogie. C'est assurment qu'il y a des affinits et des parentsentre la mission des artistes et celle des ducateurs et des pdagogues. L'ducation est un arttout autant qu'une science, cela, on le sait. Mais c'est, sans doute et surtout, qu'il y a l deuxdmarches analogues, l'une et l'autre au service d'un dpassement de l'exprience immdiate,l'une et l'autre travailles par une recherche d'absolu, travailles, en tout cas, par une mise enroute vers du plus rel que le rel apparent, vers plus grand que nature, pourrait-on dire.

    Dans le monde de la musique, le chant occupe assurment une place part, justement parcequ'il ne s'tablit sur aucun artifice ou instrument autre que la voix humaine. Ce n'est pas pourrien que, dans toutes les cultures, les plus anciennes et mme les plus matriellementdmunies, le chant - avec la danse, bien sr - a accompagn l'histoire de l'humanit, ses gestesquotidiens les plus simples comme ses rites de passage, ses expriences fondamentales - lavie, l'amour, la souffrance, la mort -, ses cris d'esprance et de douleur. Ce n'est ni plagier nitrahir Giono que de dire qu'il y a vraiment telle chose qu'un chant du monde , dont les voixse font cho travers les steppes et les montagnes, le vignoble et la grande ville, sur la place

    du village et autour du bivouac comme dans les temples et sur les grandes scnes d'opra.Avec la voix humaine, on ne peut jamais dire que l'instrument et ses vertus propres masquentou faussent l'motion. La voix humaine, c'est l'motion; c'est le souffle et le corps en direct, si

    je puis dire. Cela n'est pas un simple propos de circonstance, Monsieur Rouleau, car je suismoi-mme, en musique, un inconditionnel de la voix humaine. Je suis d'avis qu'il n'y a rien deplus subtil que la voix humaine matrise. Seules les cordes me semblent s'en rapprocher. Lescordes chantent effectivement en produisant chaque fois leur son comme la voix humaine,mais, mme elles, il manque le souffle de la respiration, qui est celui de la vie et du corps.

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    Je n'oublierai jamais une soire passe l'Opra de Sofia. C'tait au plus sombre du rgime defer sovito-bulgare. Je ne sais pas si j'avais t repr comme ce bizarre de nord-amricainqui, chaque jour, essayait en vain d'entrer dans la salle des trsors d'icnes de la cathdraleAlexandre Nevski et qui mettait dans l'embarras les moines figurants des monastres demontagnes en posant des questions sur la rgle de saint Basile et la liturgie de JeanChrysostome. Toujours est-il que je fus - et fort aimablement - invit l'Opra. Dans une salle

    qui avait sans doute eu ses heures de gloire, mais qui tait devenue trs visiblementpoussireuse et desservie par un nombre fort lev d'ouvreuses aux uniformes dfrachis.L'ouverture de l'opra n'tait pas termine que dj des pans entiers du dcor s'effondraientdans un tourbillon de velours uss et de poussire cre. Le temps de replacer les choses et lepremier acte commena tout de mme. S'amora alors, ds le premier air d'introduction, undes moments de qualit dramatique les plus sublimes que j'aie expriments. Dans ce dcor demisre, dans cet environnement d'oppression, un vritable moment de grce s'instituait avecces voix d'une richesse et d'une densit tout fait exceptionnelles. ce moment prcis, dansce lieu prcis, il n'y avait plus ni apparatchiks sovitiques, ni diplomates asiatiques, niuniversitaires occidentaux, ni dcors croulants, ni ouvreuses sous-rmunres. Il n'y avait,inaccessibles et proches la fois, que ces voix humaines qui s'taient empares de nous touset nous avaient conduits dans un mme espace et un mme temps, sacrs assurment. Peut-

    tre est-ce pour cela que tout ce monde avait ensuite fraternis en silence, changeant desregards mus et des sourires timides.

    Cette anecdote, qui n'en est pas une, dit l'essentiel de ce que je voulais partager avec vous.Voyez-y, docteur Rouleau, ma contribution l'hommage qui vous sera dment rendu tout l'heure et qui vous dira les bonnes raisons qu'a l'Universit du Qubec de vous remettre, sousl'gide de l'Universit du Qubec Rimouski, un doctorat honoris causa. En faisant vibrer lechant du monde, vous nous aidez accder des niveaux d'exprience qui donnent finalementsens ce que nous vivons. Vous contribuez donner sens nos vies.

    Merci, grand merci. Et tous mes voeux pour une suite heureuse.