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L’INTRODUCTION DE FREE SUR LE MARCHE DES MOBILES : ESSAI D’ANALYSE COÛTS-‐BENEFICES1
Pierre Kopp & Rémy Prud’homme2 9 janvier 2013
I – Introduction .................................................................................................. 1
II – Les modifications causées par Free ............................................................. 4
III – L’impact sur le surplus des consommateurs ............................................... 8
IV – L’impact sur le surplus des producteurs ................................................... 10
V – L’impact sur les finances publiques ........................................................... 13
VI – Résultats ................................................................................................... 15
VII -‐ Conclusion ................................................................................................ 23
I – Introduction
Jusqu’en 2011, trois sociétés offraient des services de communications mobiles en France : Orange, Bouygues, et SFR (« les Historiques » plus loin dans le
1 Cette étude n’a fait l’objet d’aucune commande ou contrat, ni bénéficiée d’une subvention. 2 Pierre Kopp est Professeur à l’université Panthéon-‐Sorbonne (Paris I) et travaille au Centre d’Economie de la Sorbonne, UMR-‐8174 CNRS-‐Université Paris 1 (Panthéon-‐Sorbonne), http://www.pierrekopp.com ; Rémy Prud’homme est Professeur émérite à l’université Paris XII, www.rprudhomme.com.
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texte). Le marché était dominé par Orange (environ 46%), suivi de SFR (environ 33%) et de Bouygues (un peu plus de 20%). Elles ont été rejointes en décembre 2009 par un quatrième opérateur : Free Mobile (« Free » plus loin dans le texte), qui a été lancé commercialement en janvier 2012. Free a du payer à l’administration une redevance fixe d’un montant de 240 M€. En outre, Free, qui ne dispose pas, lors de son lancement, des infrastructures nécessaires pour ses opérations, utilise celles d’Orange, moyennant un contrat de location (dit d’itinérance).
Ce changement dans la structure de l’offre a eu d’importantes conséquences : une baisse des prix ; une augmentation de la consommation ; une diminution de l’activité, des bénéfices et de l’emploi chez les trois opérateurs historiques ; une augmentation de l’activité et de l’emploi chez Free ; une variation des recettes de l’Etat ; etc. La question de savoir si ces conséquences sont globalement positives ou au contraire négatives pour la France et les Français se pose tout naturellement. On cherchera ici à y répondre. Elle a bien entendu déjà reçu des réponses ou des débuts de réponse. Bruno Deffains (Les Echos, 11.06.2012) a montré que l’introduction de Free s’accompagnerait de la destruction de 50.000 emplois. Thesmar et Landier (2012) ont répliqué en argumentant que les économies réalisées par les consommateurs dans la téléphone mobile ont donné lieu à une augmentation des dépenses dans les autres secteurs, et que les emplois ainsi créés ont été plus importants que les emplois détruits dans le secteur de la téléphone mobile, et que l’impact net sur l’emploi était positif, à hauteur de 16.000 à 30.000 emplois. L’INSEE dans sa note de conjoncture de novembre 2012 montre que la baisse des prix dans les télécommunications a eu un effet (-‐0,4 points) sur l’indice général des prix. Un Avis parlementaire, signé de Corinne Ethel (2012), affirme que « la crise [du secteur des communications électroniques est] en partie due aux conditions d’entrée d’un 4ème opérateur sur le marché mobile ». La plupart de ces études, cependant, restent partielles, sinon partiales. Elles attribuent à la seule introduction de Free la totalité des changements enregistrés (dans les quantités et les prix) entre 2011 et 2012, alors qu’une partie de ces changements s’explique par d’autres variables. Ces études sont souvent focalisées sur l’emploi, qui n’est évidemment pas la seule considération à prendre en compte. Elles semblent notamment faire l’impasse sur les conséquences en matière de finances publiques, ce qui n’est pas sans danger dans un pays où la moitié du PIB est prélevée et dépensée par les administrations. Il n’est donc pas inutile d’essayer d’apporter une pierre nouvelle et complémentaire à l’analyse de cette importante décision. C’est bien en effet d’une décision qu’il s’agit. L’introduction de Free n’est nullement un phénomène naturel, spontané, comparable à l’apparition d’un nouveau producteur de chaussures sur le marché de la chaussure. Cette introduction résulte au contraire d’une décision publique, politique. Le marché de la téléphonie mobile est en effet – et pour d’excellentes raisons – un marché contrôlé et réglementé, notamment du côté de l’offre. Les intervenants ont besoin d’une autorisation préalable (la licence), délivrée par un régulateur, l’ARCEP, censé agir dans l’intérêt du public au sens large. Le
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régulateur est en principe indépendant, mais on imagine mal qu’une décision aussi importante que porter de trois à quatre le nombre des opérateurs soit prise sans la consultation préalable des ministres concernés. L’analyse des conséquences de l’introduction de Free est donc bien l’analyse d’une décision de politique publique. Le cadre naturel de l’évaluation d’une décision de politique publique est l’analyse coûts-‐bénéfice. C’est celui que nous utiliserons ici. Les fondations de l’analyse coûts-‐bénéfices remontent au milieu du 19ème siècle, avec la notion de surplus due à Jules Dupuis (1843). Mais la technique ne se développe vraiment qu’avec le New Deal, avant la dernière guerre mondiale, et les organisations internationales de financement, après la guerre, qui, comme la Banque mondiale, exigent des analyses coûts-‐bénéfices ex ante pour leurs projets d’investissement. Le champ d’application a ultérieurement été étendu à l’ensemble des décisions de politique économique et sociale, y compris celles qui ne comportent pas d’investissements publics. Parallèlement, universitaires et organisations internationales ont précisé les techniques de mise en œuvre de l’analyse coûts-‐bénéfices, parvenant à un large consensus sur ces techniques (voir par exemple Broadman et al., 2006). En France, l’analyse coûts-‐bénéfices est, dans certaines administrations au moins, formellement prescrite. En matière de transports, par exemple, la LOTI (Loi d’Orientation sur les Transports Intérieurs) rend obligatoire l’analyse coûts-‐bénéfices préalable de tous les grands projets ou décisions3, et prescrit même des analyses ex-‐post ; des Directives précisent en détail la façon (très classique) dont ces analyses doivent être conduites (Ministère de l’Equipement. 2004). Le principe de l’analyse coûts-‐bénéfices est qu’une politique est bonne si elle augmente le bien-‐être de la collectivité. Cette notion de bien-‐être, qui peut apparaître un peu abstraite, est grossièrement égale au PIB débarrassé des externalités. Une mesure doit être mise en œuvre si elle augmente la richesse, telle que la perçoivent les agents économiques. Le cœur de l’analyse ne repose pas sur des considérations techniques ou bureaucratiques mais sur les conséquences de la mesure sur le bien-‐être des individus tels que leur comportement de consommation le révèle et sur les modifications des profits des entreprises.
La variation de bien-‐être est la somme de quatre variations : la variation du
surplus des consommateurs (ΔSC), la variation du surplus des producteurs (∆SP ), la variation des externalités (ΔX ) et l’impact sur le bien-‐être de la variation des finances publiques (∆FP ) :
ΔW = ΔSC +ΔSP+ΔX +ΔFP (1)
∆X indique la variation des externalités engendrées par le projet examiné. Dans le cas la téléphonie mobile nous ne voyons pas quelles sont les externalités qui
3 Il ne s’ensuit pas que tous les projets d’investissements de transport font l‘objet d’une analyse coûts-‐bénéfices, et encore moins d’une bonne analyse coûts-‐bénéfices.
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seraient engendrées par l’introduction d’un quatrième opérateur. Nous négligerons donc ce terme dans ce qui suit.
Quel est le champ des conséquences en chaîne engendrées par l’introduction de Free sur le marché de la téléphonie mobile à prendre en compte dans l’analyse ? Il est, par exemple, possible que l’introduction d’un quatrième opérateur ait des conséquences au Japon, sur la production de téléphones mobiles. Nous n’en tiendrons pas compte. Le champ de l’analyse est fixé par le marché de la téléphonie mobile en France, puisqu’il s’agit d’éclairer la communauté sur les effets d’une décision du régulateur.
Le champs temporel retenu est celui de l’année qui suit l’introduction de Free, c’est-‐à-‐dire 2012. On peut considérer que l’année suivant la décision d’introduction de Free constitue un laps de temps suffisant pour que les acteurs économiques s’ajustent à la décision et délivrent toutes les informations nécessaires à l’étude de leur comportement. Bien entendu, il s’agit là d’une simplification, sur laquelle on reviendra dans la section VI consacrée aux résultats.
La structure du papier est la suivante. Après avoir présenté les modifications de prix et de quantité causées par Free (section II), on examinera successivement, comme nous y invite l’équation (1), l’impact de ces modifications sur le surplus des consommateurs (section III), sur celui des producteurs (section IV), sur les finances publiques (section V), avant de s’interroger assez longuement sur les résultats obtenus (section VI), et de conclure (section VII).
II – Les modifications causées par Free
Il n’est pas inutile, pour la clarté de l’exposé, de commencer par s’interroger sur les modifications causées par l’introduction de Free sur le marché de la téléphonie mobile en matière de qualité, de prix, de quantités, de ventes et d’emploi.
Free en tant qu’offre low cost
L’offre lancée par Free n’est pas seulement bien moins chère que l’offre des historiques, elle est aussi une offre de moins bonne qualité. L’ARCEP (2012) évalue et publie la qualité de l’offre selon une quarantaine de critères (du taux de SMS reçus dans un délai de moins de 30 seconde à la diffusion de vidéo réussies en qualité correcte ; dans les agglomérations de plus de 10.000 habitants et de plus de 400.000 habitants, dans la rue et à l’intérieur des bâtiments). Pour chaque critère, chaque opérateur est noté relativement à la moyenne observée, selon cinq niveaux (++, +, =, -‐, -‐-‐). Le tableau 1 présente les résultats de ces mesures pour Free.
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Tableau 1 – Qualité relative de l’offre de Free, 2012 Niveau Nombre % ++ 0 0% + 0 0% = 6 16% -‐ 11 30% -‐-‐ 19 53% Total 36 100% Source : ARCEP. 2012. La qualité des services de voix et de données des opérateurs mobiles en France métropolitaine. Compte-‐rendu de l’enquête pour l’année 2012. Novembre 2012. 100p. Le tableau se lit ainsi : pour 6 des critères de mesure, la qualité des services de Free est dans la moyenne de la qualité des quatre opérateurs.
Le tableau 1 montre que la qualité des services de Free est généralement
inférieure, et pour la majorité des critères bien inférieure, à la qualité offerte par les autres opérateurs. En outre la couverture du territoire par Free (27%) est bien moindre que celle des autres opérateurs (environ 97%). L’offre de Free a donc les caractéristiques d’une offre de low cost. Il n’y a évidemment rien de péjoratif ou de critique dans cette conséquence. Une telle offre répond à la demande de consommateurs désireux de payer moins cher un moins bon service, demande qui n’était pas satisfaite auparavant.
Impact de Free sur les quantités et les prix
L’introduction de Free sur le marché en janvier 2012 a eu un impact certain sur les quantités (nombre de clients) et sur les prix (facture mensuelle par client). Cet impact est cependant très mal mesuré par les différences de quantités et de prix observées entre 2011 et 2012. Même si Free n’était pas intervenu en janvier 2012, les chiffres de 2012 n’auraient pas été les mêmes qu’en 2011, de la même façon que les chiffres de 2011 étaient différents de ceux de 2010. Il faut donc commencer par estimer ce qu’on appelle le contrefactuel, c’est-‐à-‐dire ce qu’aurait été la situation en 2012 en l’absence de Free. C’est la comparaison entre ce contrefactuel et la réalité observée en 2012 qui donne une mesure de l’impact de Free. On construira ce contrefactuel en prolongeant les tendances observées au cours des années 2008-‐2011, estimées à partir des données de l’ARCEP. Quantités -‐ Les données les plus récentes publiées par l’ARCEP (2012b) sur le nombre de clients des services mobiles se rapportent au 2ème trimestre 2012, c’est-‐à-‐dire à la fin juin 2012. Entre 2011 et 2012, le nombre de clients est passé de 65,9 M à 70,4 M, ce qui représente une augmentation de 6,8%, soit 4,5 M d’usagers supplémentaires. Cette augmentation ne peut pas être intégralement attribuée à l’offre de Free. Dans les quatre années précédentes, sans Free, le nombre des utilisateurs de mobile augmentait en moyenne à un taux de 5,6% par an. On postulera qu’il aurait également, entre 2011 et 2012, augmenté à ce taux4. En l’absence de Free, le nombre de clients en 2012 aurait ainsi été de 69,6 M. : c’est le contrefactuel.
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Le nombre de clients a été en fait de 70,4 M. La nouvelle offre de Free a donc engendré une augmentation du nombre des utilisateurs de 0,8 M d’utilisateurs. L’ARCEP ne donne pas la ventilation des clients par firme. Thesmar et Landier, qui ont travaillé pour Free, et qui sont donc bien informés sur le nombre des clients de cette entreprise, évaluent à 3,6 M le nombre des clients de Free à la mi-‐2012. Acceptons ce chiffre. On en déduit le nombre des clients des Historiques à cette date, qui est de 66,8 M. :
Total clients – Clients Free = Clients des Historiques 70,4 – 3,6 = 66,8
Prix – En ce qui concerne les prix, l’ARCEP (2012a, 2012b) donne les « revenus des services mobiles ». En divisant par le nombre de clients, et par 12, on obtient la facture mensuelle. Elle est de 23,9 €/mois en 2011, et de 21,1 €/mois en 2012. Ces chiffres s’entendent hors-‐taxes. La comparaison de ces deux chiffres n’est pas très intéressante pour évaluer l’impact de Free. Il faut en effet évaluer le contrefactuel du premier (ce qu’aurait été la facture des clients des Historiques en l’absence de Free) d’une part, et décomposer le second en factures effectives en 2012 pour les clients de Free et pour les clients des Historiques.
Pour le contrefactuel, on note que la facture par client (des Historiques) a nettement diminué durant les années 2008-‐2011, avant Free (ARCEP 2012c). La moyenne des taux de variation pour cette période est de -‐4,8% par an. On fait l’hypothèse que cette tendance baissière se serait poursuivie en 2011-‐2012, réduisant la facture mensuelle des Historiques en 2012 à 22,8 €/mois HT en l’absence de Free5.
Pour les factures effectives, on dispose de la facture moyenne des clients de
Free, en 2012 bien entendu : 9,2 €/mois HT. Connaissant le nombre de clients de Free, le nombre de client des Historiques, et les revenus de l’ensemble des opérateurs de mobile, on en déduit facilement la facture des clients des Historiques : 21,8 € HT par mois. C’est la différence entre ce chiffre et le chiffre du contrefactuel -‐ un euro HT par mois et par facture, soit -‐4,4% -‐ qui mesure l’impact de Free sur les prix chez les Historiques.
Le tableau 2 présente d’une façon synthétique les conséquences de
l’introduction de Free sur les quantités, les prix, et par voie de conséquence sur les ventes. Il est présenté hors TVA.
5 Un modèle de projection plus riche prendrait en considération plusieurs autres variables telles que le taux de croissance du PIB ou des revenus disponibles.
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Tableau 2 – Effet-‐Free sur les quantités et les prix, 2012
Sans Free Avec Effet Effet (contrefactuel) (Effectif) (Variation) (en %) Quantités (en M. clients): Historiques 69,6a 66,8 -‐2,8 -‐4,0% Free “ 3,6 +3,6 “ Total 69,6 70,4 +0,8 +1,1% Prix (facture /client/mois, en € HT): Historiques 22,8a 21,8 -‐1,0 -‐4,3% Free “ 9,2 “ “ Ventes (en M €/an, HT): Historiques 19.001 17.475 -‐1.526 -‐8,0% Free “ 397 +397 “ Total 19.001 17.869 -‐1.172 -‐6,2% Sources et notes : aLes contrefactuels sont estimé en prolongeant les chiffres de 2011 aux taux moyen des cinq années précédentes.
Impacts de Free sur l’emploi Les débats se sont focalisés sur l’impact de l’introduction de Free sur l’emploi dans le secteur du téléphone mobile. Il s’agit malheureusement de la dimension pour laquelle on dispose des moins bonnes informations. A priori, on peut postuler que du fait de l’intervention de Free l’emploi a diminué chez les Historiques puisqu’il a réduit le nombre de leurs clients (de 4%), et qu’il a augmenté chez Free, le nouvel intervenant. Mais de combien ? On a, tant bien que mal, des chiffres de licenciements chez les Historiques, et d’embauches chez Free. Mais on ne peut pas postuler que les licenciements chez les Historiques sont la conséquence de l’intervention de Free. Tout d’abord, il s’agit de licenciements dans des entreprises dont l’activité ne se limite pas au téléphone mobile, et les licenciements enregistré reflètent peut-‐être l’évolution dans d’autres compartiments de ces entreprises, comme le téléphone fixe par exemple. On peut dire la même chose des embauches de Free. Les licenciements des Historiques peuvent peut-‐être aussi s’expliquer par des progrès de productivité sans relation avec l’introduction de Free. Comme le montre le tableau 1, l’introduction de Free a eu pour effet d’augmenter le nombre total des clients du secteur des mobiles (de 1,1%) : toutes choses égales par ailleurs, cette évolution devrait plutôt engendrer une augmentation qu’une diminution du nombre total des emplois dans la téléphonie mobile. Pour qu’il en aille autrement, il faut supposer que la productivité (définie comme le nombre de clients par salarié) est nettement plus élevée chez Free que chez les Historiques. Cette hypothèse, cohérente avec la caractéristique low cost de l’offre de Free, n’est pas invraisemblable, mais elle est difficile à vérifier. Quoi qu’il en soit, on s’appuiera sur l’affirmation autorisée du Président de l’ARCEP pour qui l’impact de l’introduction de Free a entrainé dans l’ensemble du
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secteur une perte nette de 5.000 à 10.000 emplois, et on retiendra un impact de -‐7.500 emplois.
III – L’impact sur le surplus des consommateurs
Quatre catégories de consommateurs Pour estimer la variation de surplus du surplus des consommateurs engendrée par l’offre nouvelle proposée par Free, on distinguera quatre catégories de consommateurs : (1) les fidèles, qui sont restés avec les Historiques ; (2) les nouveaux Historiques, qui n’auraient pas été clients des Historiques sans Free mais qui ont été attirés vers les Historiques par la baisse de leurs prix (elle-‐même due à Free) ; (3) les migrants, qui ont abandonné les Historiques et leur service premium pour Free et son service low cost ; (4) les nouveaux Free, qui n’étaient pas consommateurs de services de téléphone mobile premium, mais qui ont été attirés par l’offre de Free. Comment se répartissent entre ces quatre catégories les 70,4 M de clients actuels ? La figure 1 aide à répondre à cette question. Elle se rapporte à la demande et au prix des services premium offerts par les Historiques.
Figure 1 -‐ Les clients des Historiques Prix (€/mois/client TTC) D D’ J F A 27,2 L 26,1 M K C E B O W Y X Quantités (M clients) 65,3 66,8 69,6
Le point A représente le contrefactuel, ce qu’aurait été la situation des Historiques en 2012 en l’absence de Free. Il est situé sur la courbe D de demande pour un service premium, et correspond à une quantité X (69,6 M) et à un prix L (27,2 € TTC /client/mois). Le prix à considérer ici est le prix TVA incluse, qui est celui qui intéresse les consommateurs (et qui est plus élevé de 19,6% que le prix considéré dans la section précédente). L’offre de service low cost de Free introduit deux changements. Tout d’abord, parce qu’elle est un substitut aux services premium, elle déplace la courbe de demande des services premium de D à D’. Ensuite, elle incite les opérateurs
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historiques à baisser leurs prix de L à M (de 1,1€, c’est à dire de 4,4%). Le point C figure le nouvel équilibre qui décrit la réalité de 2012. Il est situé sur la nouvelle courbe de demande D’, et correspond à une quantité Y (66,8 M), et à un prix M (26,1 € TTC). Les Historiques ont donc perdu XY clients (par rapport au contrefactuel, pas par rapport à 2011, bien sûr). Mais cette perte se décompose en deux mouvements bien différents. Le déplacement de la courbe de demande de D en D’ aurait, à lui seul, fait diminuer le nombre de clients de X à W. Cependant, la baisse de prix de L à M a attiré WY nouveaux clients. On voit que W est le nombre des Fidèles, la catégorie (1), et WY le nombre des Nouveaux Historiques, la catégorie (2). L’estimation de WY, ou si l’on préfère de KC, nécessite une estimation de l’élasticité-‐prix de la courbe de demande D’. La littérature suggère une valeur de cette élasticité proche de -‐0,56. Avec cette élasticité, une diminution des prix de 4,4% engendre une augmentation des quantités de 2,2%, soit de 1,5 M de clients, ce qui mesure WY. On a donc : Catégorie (1), les Fidèles : W = Y–WY = 66,8-‐1,5 = 65,3 M Catégorie (2), les Nouveaux Historiques : WY = 1,5 M Catégorie (1) et (2), utilisateurs des Historiques: 66,8 M On a déjà décomposé les utilisateurs de Free : Catégorie (3), les Migrants : YX = 2,8 M Catégorie (4), les Nouveaux Free = 0,8 M Catégories (3) et (4), les utilisateurs de Free = 3,6
Variations de surplus des quatre catégories
La variation du surplus des Fidèles – La variation du surplus des Fidèles aux Historiques est facile à estimer : sans Free, leur facture mensuelle était de 27,2 €TTC ; avec Free, elle est de 26,1 €TTC. Le gain annuel de chacun est de (27,2-‐26,1€/mois)*12 mois, soit 13,2 €. Le gain de cette catégorie est 13,2 €/client*65,3 M client, soit 893 M €.
La variation du surplus des Nouveaux Historiques – Les nouveaux Historiques, attirés par la baisse du prix, n’avaient aucun surplus avant Free. La variation de leur surplus est égale à leur surplus. Il est figuré sur la figure 1 par le triangle JCK. Il varie selon les individus : presque nul pour certains (ceux qui sont en C) ; presque égal à la baisse de prix pour d’autres (ceux qui sont en J) ; en moyenne égal à la moitié de cette baisse, c’est à dire à la moitié de 1,1 € mois et par client, soit à 6,7 € par an. Pour l’ensemble des 1,5 M de Nouveaux Historiques, le surplus est égal à 6,7€ par client*1,5 M de clients, soit 10 M€.
6 Nous n’avons trouvé aucune étude française sur ce thème. Dewenter et Haucap (2007), dans une étude sur l’Autriche, passent en revues les études antérieures qui font apparaître des élasticités allant de -‐0.36 à -‐0,6 ; leur propre analyse produit des élasticités de -‐0,4 à -‐0,7 pour le court terme, et de -‐0,61 à -‐1,05 pour le long terme. Nous retiendrons une élasticité de -‐0,5.
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Le surplus des Migrants -‐ 2,8 M de consommateurs ont abandonné les Historiques pour Free. Ils payent nettement moins cher (11,0 €/mois au lieu de 26,1 €/mois) un service de moindre qualité. Leur surplus, qui est difficile à estimer, est certainement positif : sinon, ils n’auraient pas effectué le changement. Ce surplus est variable selon les individus. Pour certains d’entre eux, à un extrême, ce surplus est nul, la différence de qualité compensant exactement la différence de prix. Pour d’autres, à un autre extrême, qui n’attachent aucune perte de satisfaction à la diminution de la qualité, ce surplus est égal à la différence de prix (à 15,1 €/mois). On fera l’hypothèse que ces 2,8 M de clients se répartissent également en fonction du gain. Le gain moyen est égal à la moitié de cette différence de prix, soit 7,5 €/mois ou 90,0 € /an/client, soit pour l’ensemble des Migrants un surplus de 90€*2,8M = 252 M€.
Le surplus des Nouveaux Free – Reste à évaluer le surplus de la catégorie (4), celle qui regroupe les consommateurs qui n’utilisaient pas les services de téléphonie mobile avant Free, mais qui ont été attirés vers l’offre low cost de Free au prix de celle-‐ci (11,0 € TTC/mois/client). Ils payent 11,0 € TTC/mois/client, mais certains sont prêts à payer davantage et bénéficient ainsi d’un surplus. Pour certains, à un extrême, le surplus est nul. Pour d’autres, à un autre extrême, le surplus est égal à la différence entre le prix des Historiques (26,1 €) et le prix de Free (11,0 €). Avec une hypothèse de linéarité, on a un surplus moyen de 7,55 €/mois Le surplus moyen par client et par an est de 72,6€/2, et le surplus de l’ensemble des 0,8 M de Nouveaux Free est de 72€*0,8 M = 72,5 M€.
Tableau 3 – Calcul du surplus des différentes catégories de consommateurs Catégorie : Nombre Gain unitaire Surplus (M) (€/client/mois) (M€/an) Clients Historiques (1) Fidèles 65,3 27,2-‐21,6 893 (2) Nouveaux 1,5 (27,2-‐26,1)/2 10 Clients Free (3) Migrants 2,8 (26,1-‐11,6)/2 252 (4) Nouveaux 0,8 (26,1-‐11,0)/2 73 Total 1229 Sources : voir texte
Le tableau 3 ci-‐dessus résume ces calculs de surplus des différentes catégories de consommateurs. Il montre que, au total, le gain de surplus engendré par l’introduction de Free et de son offre low cost peut être estimé à 1.229 M€ en 2012, un peu plus de 1,2 milliard d’euros.
IV – L’impact sur le surplus des producteurs
La variation du surplus des producteurs est pratiquement égale à la variation de leurs bénéfices, c’est-‐à-‐dire à la différence entre la variation de leurs ventes et la variation de leurs coûts :
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ΔSurplus = ∆Ventes−∆coûts
La variation du surplus des Historiques
La figure 2 visualise les ventes, les coûts, et les bénéfices sans et avec l’introduction de Free. Cette figure reprend pour partie la figure 1, mais le fait du point de vue des producteurs ; c’est la raison pour laquelle les prix sont présentés ici hors TVA.
Figure 2 – Ventes, coûts et bénéfices des Historiques, sans et avec Free Prix et coûts unitaires (€ HT/mois/client) 22,8 L A Ps C 21,8 M Pa N G P I H Quantités (M. clients O Y X 66,8 69,6
Ventes -‐ La droite LPs (Ps comme prix sans Free) figure les prix qui auraient prévalu en l’absence de Free (le contre-‐factuel). X est la quantité qui aurait prévalu en l’absence de Free. Le point A figure l’équilibre qui se serait alors établi. La droite MPa (Pa comme prix avec Free) est laq courbe de prix qui s’établit effectivement, Y le nombre effectif des clients, et C l’équilibre effectif. On voit que les ventes diminuent doublement : du fait de la diminution du nombre des clients, et du fait de la baisse des prix. En l’absence de Free, les ventes des Historiques auraient été de LAXO, c’est à dire de 19.042 M€. A cause de Free, elles sont de MCYO, c’est à dire de 17.474 M€. La variation des ventes est égale à la différence, -‐1.567 M€ :
Δ !ventes!=!LAXO,MYCO!=!17.47419.042=!,1.567!M€
Coûts -‐ La droite GH représente les coûts unitaires en fonction des quantités vendues et produites. Sa pente est très faible, parce que l’essentiel des coûts du secteur sont des coûts fixes, surtout dans le court terme : les investissements en antennes et en sites nécessaires pour servir 69,6 M de clients sont pratiquement les mêmes que pour servir 66,8 M de clients. Considérer GH comme une horizontale, et confondre N et P serait sans doute une approximation assez acceptable.
On peut cependant essayer d’évaluer directement la variation de coût engendrée par la diminution de la production de X à Y. On dispose de deux informations à cet effet : en 2011 les coûts d’Orange auraient représenté 72% des ventes, et les coûts fixes 80% des coûts totaux. Si on extrapole ces données à l’ensemble des Historiques, et au contrafactuel de 2012, on voit que les coûts
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variables représentent 14,4% des ventes, soit, avec le nombre de clients du contrefactuel, 2.742 M. Du fait de Free (lors du passage de X à Y), le nombre de clients a diminué de 4,0%. Les coûts variables, qui sont proportionnels au nombre de clients, auraient alors diminué de 2.742 M * 4%, soit 114 M€. On a donc ∆"coûts"=")114"M€ .
La variation du surplus des Historiques est donc :
D:u surplus des Historiques -‐1.675 -‐ (-‐114) = -‐1.561 M€
Elle est en réalité un peu moindre, du fait du paiement par Free à Orange d’un contrat dit d’itinérance, qui est une redevance pour l’utilisation des investissements d’Orange. Le montant de ce versement en 2012 est mal connu. La presse spécialisée fait état de 1.000 M€ sur trois ans. On retiendra 300 M€ pour la première année. Il vient :
Δ !surplus!après!redevance!=!/1.561!+!300!=!/1.261!M€
Le surplus de Free
On évalué au tableau 1 le montant des ventes de Free pour les services de mobile : 394 M€. On ne connaît pas les coûts correspondants. Ils sont à peu près certainement plus importants. On a estimé à 300 M€/an le seul versement du contrat dit d’itinérance avec Orange. Free a payé à l’administration un droit d’entrée de 240 M€ ; si on l’amortit sur cinq ans, c’est presque 50 M€ qu’il faut imputer aux coûts de 2012. On ne sait pas bien quel est le nombre d’employés de Free nécessité par les 3,6 M de clients. Des documents de Free évaluent à 1 emploi à plein temps pour 3.000 abonnés, ce qui suggère un effectif de 1.200 employés. A 48.000 € par employé et par an, charges comprises, cela suggère un coût annuel salarial de 58 M€. Ces seuls éléments font apparaître des coûts de 406 M€. Il faudrait ajouter diverses charges, et notamment l’amortissement des investissements consentis, et divers impôts indirects. Le total ne saurait être inférieur à 450 M€.
Des pertes d’environ 50 M€ semblent pratiquement reconnues par l’opérateur lui-‐même. Selon Le Monde « Iliad, la maison-‐mère de Free, a annoncé un bénéfice net pour le premier semestre en chute de 45 % à 80 millions d'euros, en raison selon le groupe des pertes générées par le lancement de son activité mobile », (Le Monde 31.08.2012). Un bénéfice qui après une chute de 45% est égal à 80 M€ était un bénéfice de 145 M€, et la diminution de 45% générée par l’activité du mobile est une perte de 65 M€. D’autres sources font état d’une perte de 44 M€7. On retiendra une perte de 50 M€, ou si l’on préfère une variation de surplus de -‐50M€.
La variation total du surplus du producteur, suite à l’introduction de Free, est donc de -‐1.261 M€ pour les Historiques et de -‐50 M€ pour Free, soit un total de -‐1.311 M€.
7 http://www.zdnet.fr/actualites/36-‐millions-‐de-‐clients-‐pour-‐free-‐mobile-‐qui-‐affiche-‐des-‐pertes-‐39775620.htm
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V – L’impact sur les finances publiques
Reste à prendre en compte l’impact du changement du solde des finances publiques sur le bien-‐être. Lorsqu’une mesure politique est mise en oeuvre, elle vient affecter les recettes et les dépenses publiques. In fine, le solde des finances publiques se trouve amélioré ou dégradé. Deux points doivent être mentionnés ici.
Le premier concerne l’inclusion ou l’exclusion de ces variations de recettes ou de dépenses. D’une façon générale, recettes et dépenses publiques constituent des « transferts » et non pas des « coûts » ou des « bénéfices ». Plus exactement, un impôt est un coût pour le contribuable et un gain pour les finances publiques. On peut soit l’ignorer du côté des consommateurs (et/ou producteurs) ainsi que du côté des finances publiques, soit le comptabiliser des deux côtés.
Le deuxième point concerne la notion de coût marginal des fonds publics (CMFP). Lever 100 euros en impôts engendre une perte de bien-‐être supérieure à 100 euros. La raison en est que la grande majorité des impôts affectent négativement les stimulants des travailleurs et des entrepreneurs à travailler, à investir, à produire. Le transfert fiscal n‘est pas « neutre » : il diminue la production et le bien-‐être qu’elle engendre (bien entendu, cela ne condamne pas l’impôt car la dépense qu’il permet peut contribuer, elle, à augmenter le bien-‐être). La notion de CMFP permet de prendre en compte ce phénomène. Elle consiste, dans une analyse coûts-‐bénéfices, à multiplier le montant d’une dépense ou d’une recette publique A par 1+λ et à l’enregistrer comme A*(1+λ) . Quelle valeur attribuer au multiplicateur 1+λ . Il varie selon la structure, le poids et la nature des impôts du pays considéré et même selon la conjoncture. En France, la valeur généralement acceptée est 1,3. On la trouve, notamment, dans la Directive-‐cadre du ministère de l’Equipement relative aux analyses coûts-‐bénéfices à conduire. On pourrait d’ailleurs penser que la grave crise des finances publiques que nous connaissons depuis quelques années milite pour une augmentation de ce multiplicateur. On le retiendra cependant.
L’introduction de Free sur le marché de la téléphonie mobile a un impact sur les finances publiques d’au moins six façons.
(1) Variation engendrée par la vente de la licence – L’Etat a vendu la licence de quatrième opérateur de téléphonie mobile à Free pour la somme de 240 M€. Cette somme est une recette pour les finances publiques. Il serait excessif d’allouer la totalité de cette somme à la seule année 2012. On considérera qu’elle s’amortit en cinq ans, et que la variation annuelle de recettes publiques qu’elle entraîne est donc de +48 M€. Le coût marginal des fonds publics s’applique à cette somme, et la porte à 62 M€.
(2) Variation de la TVA – La TVA est collectée par l’Etat sur la base des ventes des opérateurs au taux de 19,6%. La variation du produit des ventes causée par Free a été estimée supra à -‐1.281 M€8. Elle entraîne une variation de la TVA collectée de -‐251
8 -‐1.675 M€ chez les Historiques et +394 M€ chez Free.
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M€ (qui a sa contre-‐partie dans la variation équivalente positive déjà prise en compte dans le surplus du consommateur calculé TTC). Le coût marginal des fonds publics s’applique également ici et porte la variation d’utilité pour les finances publiques à 326 M€9.
(3) Variation de l’impôt sur les sociétés – L’impôt sur les sociétés (IS) est assis sur les bénéfices des sociétés, à un taux de 33%. Une variation des bénéfices entraîne une variation du produit de l’IS.
En ce qui concerne les Historiques, on a estimé supra la variation des bénéfices (du surplus) à -‐1.261 M€, compte tenu de la redevance d’itinérance versée par Free à Orange. La variation de l’IS payé par les Historiques est donc de -‐416 M€.
Cette somme doit-‐elle être pour autant considérée comme une variation des finances publiques dans notre analyse coûts-‐bénéfices ? Si cette diminution de l’IS payé avait été traitée comme une variation positive du surplus des producteurs, la réponse à la question serait : oui. Mais cela n’est pas le cas. On a considéré la variation du bénéfice des producteurs avant impôt, et ignoré le fait qu’une partie (33%) de ce bénéfice est transférée des producteurs à l’Etat. Il ne faut donc pas faire figurer ce -‐416 M€ d’IS dans le compte des finances publiques.
Il faut cependant le prendre en compte au titre du CFMP (coût marginal des fonds publics). Une diminution des recettes de l’Etat de 416 M€ a pour la société un coût de 125 M€ (382*30%).
En ce qui concerne Free Mobile, on a vu que ce producteur avait des pertes, et donc pas d’impôts sur les bénéfices. On pourrait sans doute considérer que ces pertes diminuent d’autant les bénéfices d’Iliad, la maison mère de Free et donc l’IS payé par Iliad, et comptabiliser cet effet. On ne le fera pas ici, parce que l’estimation de la perte de Free est fragile, et que son mode d’intégration dans les comptes d’Iliad nous est inconnu ; de toutes façons les sommes en jeu sont faibles.
(4) Variation de la taxe Copé -‐ La taxe télécoms, aussi appelée taxe Copé, et affectée au financement de France Télévision, est assise sur les ventes des opérateurs télécoms au taux de 0,9%. La variation de ces ventes est comme on l’a vu supra égale à -‐1.278 M€. La variation de la taxe Copé est donc égale à -‐12 M€. Cette diminution n’a pas été prise en compte (c’est-‐à-‐dire considérée comme une variation positive) dans l’estimation du surplus des producteurs. Elle doit donc être portée au débit du compte des finances publiques. Elle doit également être affectée du CMFP. Ce qui la porte à -‐15 M€.
(5) Variation des redevances annuelles de fréquence -‐ La redevance annuelle pour les fréquences mobiles est, exactement comme la taxe Copé, assise sur les ventes
9 Pour les raisons indiquées supra note 4, nous ne prenons pas en compte les variations de la TVA assise sur les dépenses des consommateurs rendues possibles par la baisse des dépenses de communications mobiles.
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des opérateurs, et l’est à un taux de 1%. Elle appelle le même traitement que la taxe Copé. Sa variation est donc égale à -‐17 M€.
(6) Variation des dividendes versés par Orange – L’Etat possède 27,1% du capital d’Orange, dont le chiffre d’affaire représente 45% du chiffre d’affaire des Historiques. On peut donc dire que l’Etat a droit à 12,2% des bénéfices des Historiques. On a vu supra que la variation de ces bénéfices était égale à -‐1.261 M€. La variation des dividendes de l’Etat est donc de -‐158 M€. En réalité elle est inférieure de 33% du fait de l’impôt sur les sociétés, soit -‐103 M€.
On ne peut cependant pas imputer cette variation aux finances publiques : elle a déjà été imputée à la variation du surplus des producteurs. Ce que l’on doit imputer aux finances publiques, en revanche, c’est le CMFP (coût marginal des fonds publics) de cette variation, soit -‐31 M€ (-‐103*30%).
Tableau 4 – Variations des finances publiques (en M€) ∆ Assiette Taux ∆ Recettes ∆ Utilité a 1) Vente licence « « +48 +62 2) TVA -‐1278 (∆ ventes) 19,6% -‐251 -‐326 3) IS -‐1261 (∆ bénéf.) 33,0% -‐416 -‐125 4) Taxe Copé -‐1278 (∆ ventes) 0,9% -‐12 -‐15 5) Redevance -‐1278 (∆ ventes) 1% -‐13 -‐17 6) Dividendes -‐1261 (∆ bénéf.) 12,2% -‐103 -‐31 Total -‐679 -‐451 Source et notes : voir texte. a Les variations de l’IS et des dividendes pour les finances publiques ont déjà été prises en compte dans le surplus des producteurs, et ne figurent dans cette dernière colonne qu’au titre de du coût marginal des fonds publics (30% de la colonne ∆ Recettes ). Les autres variations de recettes sont égales au montant de la colonne ∆ Recettes majoré de 30% .
Au total, la variation des finances publiques induite par l’arrivée du 4ème opérateur est d’environ -‐451 M€,
VI – Résultats
Cette section présente d’abord le bilan de l’analyse coûts-‐bénéfice conduite. Elle teste ensuite la robustesse des résultats obtenus au moyen d’une analyse de sensibilité de ces résultats aux valeurs de certains des paramètres utilisés. Elle s’interroge ensuite sur la prise en compte des conséquences de la politique étudiée sur l’emploi. Elle se demande enfin, d’une manière plus littéraire, si et comment la prise en compte de la dynamique du secteur contredit ou renforce les résultats de l’analyse coûts-‐bénéfices conduite.
Bilan de l’analyse coûts-‐bénéfices
Le tableau 5 présente, d’une façon synthétique, les conséquences socio-‐économiques de l’introduction de Free sur le marché de la téléphonie mobile, pour la France.
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Tableau 5 – Bilan coûts-‐avantage de l’introduction de Free, 2012 Variations des : (en M€) -‐ Surplus des consommateurs +1.229 -‐ Surplus des producteurs -‐1.311 -‐ Administrations (finances publiques) -‐451 Total : impact socio-‐economique -‐533 Sources : Tableaux 1, 2, 3 supra.
L’impact socio-‐économique de l’introduction de Free apparaît globalement négatif, pour plus d’un demi milliard par an. Cette introduction a certes bénéficié aux consommateurs pour environ 1,2 milliard d’euros, en argent et en utilité. Mais elle a entraîné un coût d’un montant un peu plus élevé pour les producteurs. Elle a aussi, et c’est ce qui fait l’essentiel de la différence finale, un coût annuel pour les finances publiques bien supérieur à 0,4 milliard d’euros.
C’est le chiffre du total qui est le plus significatif. Comme on l’a vu, l’allocation de certaines variations à une ligne plutôt qu’à une autre est en partie conventionnelle. C’est ainsi, par exemple que la diminution de TVA engendrée par l’introduction de Free est présentée ici à la fois comme un gain pour les consommateurs et comme une perte pour les administrations ; elle aurait pu être ignorée dans les deux cas10, ce qui aurait diminué le gain des consommateurs et la perte des administrations, mais aurait laissé le résultat final inchangé.
Robustesse des résultats de l’analyse coûts-‐bénéfices Pour estimer les trois composants de la variation d’utilité sociale (variation du surplus des consommateurs, du surplus des producteurs, et des finances publiques), on a utilisé un certain nombre de variables ou de paramètres, tels que le nombre de clients en 2012, l’amortissement de la redevance initiale (5 ans), la tendance des prix sur 2008-‐2011 (-‐4,8%/an), la tendance des quantités sur 2008-‐2011 (+5,6%/an), l’élasticité-‐prix de la demande de services de mobile (-‐0,5), le ratio des coûts fixes aux coûts totaux des Historiques (80%), les pertes de Free (50 M€), le coût marginal des fonds publics (1,3). Un modèle simple décrit au texte permet de produire les trois résultats à partir de ces sept paramètres.
La qualité des résultats dépend bien entendu de celle des hypothèses faites sur les paramètres. Les valeurs retenues pour nos paramètres sont celles qui nous apparaissent les mieux fondées. Mais il faut reconnaître que certaines le sont mieux que d’autres. Les prix et quantités en juin 2012, qui proviennent de l’ARCEP, ou la part de l’Etat dans le capital d’Orange, sont certainement des données très solides. D’autres, en revanche, comme les pertes de Free, l’effet net sur l’emploi, la marge brute des Historiques, ou encore l’élasticité-‐prix de la demande, sont au contraire des estimations plus fragiles.
10 A condition bien entendu de prendre en compte le coût d’opportunité des fonds publics comme un coût pour les administrations et la collectivité nationale.
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On a utilisé notre modèle pour tester l’impact sur les résultats de différentes valeurs des paramètres les moins solides. Pour la plupart d’entre eux, nous envisageons des valeurs égales à +30% et -‐30% par rapport à la valeur centrale utilisée. Nous nous contenterons de tester l’impact sur les résultats de variations plus modestes de la part des coûts fixes dans les coûts des opérateurs (75% et 85%, au lieu de 80%) et un coût marginal des fonds publics de 1,25 et de 1,35 au lieu de 1,311. Le tableau 6 présente les résultats de cette analyse de simulation.
Tableau 6 – Changements causés par des variations de la valeur de paramètres-‐clés Bilan global (M€) Avec les valeurs de base (-‐533) Amortissement redevance (5 ans) +30% : 6,5 ans -‐547 -‐30% : 3,5 ans -‐506 Evolution naturelle des prix (-‐4,8%) +30% : -‐6,2% -‐380 -‐30% : -‐3,4% -‐688 Evolution naturelle des quantités (+5,6%) +30% : +7,3% -‐903 -‐30% : + 3,9% -‐160 Elasticité prix de la demande de mobile (-‐0,5) +30% : -‐0,65 -‐536 -‐30% : -‐0,35 -‐530 Part des coûts fixes dans les coûts des opérateurs (80%) Egale à 85% -‐564 Egale à 75% -‐500 Augmentation des pertes de Free (50 M€) +30% : 65 M€ -‐548 -‐30% : 35 M€ -‐517 Coût marginal des fonds publics (1,3) Egal à 1,35 -‐570 Egal à 1,25 -‐495
Notes : les chiffres entre parenthèses sont les valeurs de base utilisées dans l’analyse principale.
L’étude de sensibilité montre la robustesse de notre travail. En effet, quels que soient les changements de la valeur des paramètres, le résultat reste le même : l’introduction de Free engendre une perte de bien être pour la collectivité. Les résultats sont peu sensibles à la majorité des variables. On peut faire varier de 30% dans un sens ou dans un autre la durée d’amortissement de la redevance, l’élasticité prix de la demande de mobile, la part des coûts fixes des opérateurs dans les coûts totaux, la perte de Free sans altérer la conclusion : l’entrée de Free engendre une perte annuelle approximative d’un demi milliard d’euros.
En revanche, le modèle est très sensible à deux variables : l’évolution naturelle des prix et des quantités. Rappelons ce dont il s’agit. Nous avons observé durant les années précédant l’entrée de Free sur le marché, d’une part que le prix des communications baissait (-‐4,8% par an) et que le nombre d’utilisateurs augmentait (+5,6% par an). Nous avons considéré que ces deux trends se perpétuaient en 2012 indépendamment de la présence de Free. Puisque la logique veut que les prix et les 11 Faire varier ces paramètres de 30% n’aurait pas de sens.
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quantités évoluent en sens inverses, il convient de mesurer ce qui se passe dans deux cas de figure. Premièrement, si les trends naturels de baisse des prix (indépendant de Free) et d’augmentation du nombre clients ont été 30% plus forts que dans notre modèle, alors la perte de bien-‐être serait de 311 M€. A l’inverse, si les trends de baisse des prix et d’augmentation du nombre de communications ont été 30% plus importants que dans notre modèle alors la perte de bien-‐être serait de 744 M€. On constate que malgré la prise en compte simultanée de variations de 30% de deux des paramètres auxquels le modèle est le plus sensible, la conclusion reste identique.
Prise en compte de l’emploi
Dans les pages qui précèdent les mots « emploi », ou « chômage », n’apparaissent guère. Cette double omission contraste avec les analyses antérieures des conséquences de l’introduction de Free, qui portaient au contraire principalement sur l’emploi. Elle mérite quelques commentaires.
Analyse coûts-‐bénéfices et emploi -‐ La création ou la destruction d’emplois est évidemment une considération majeure dans un pays qui compte plus de 3 millions de chômeurs. Mais cela n’en fait pas nécessairement le seul critère ni même le critère le plus important de l’action publique. C’est le PIB qui crée l’emploi, et non pas l’emploi qui crée du PIB. On peut supprimer les canalisations d’eau et remettre à l’honneur le métier de porteur d’eau. Le chômage diminuerait mais bien évidemment la société toute entière y perdrait.
C’est pour ces raisons que l’analyse coûts-‐bénéfices ne prend pas explicitement en compte l’emploi. La méthodologie de l’analyse coût bénéfice stipule très clairement que ne doivent être considérées dans l’analyse que les variations des surplus sur le marché considéré (en l’occurrence, celui de la téléphonie mobile) car ces variations capturent, à elles seules, l’ensemble des variations de bien-‐être induites12. Afin d’éviter les doubles comptes, l’impact des changements sur les marchés dits « secondaires » à la téléphonie mobile (par exemple, l’augmentation de la consommation d’autres produits). L’augmentation de la consommation d’autres produits -‐ et l’augmentation d’emplois qu’elle entraîne – ne doivent pas être pris en compte et ajoutés, puisqu’ils sont déjà mesurés par la variation du surplus du consommateur de téléphonie mobile.
Prise en compte du chômage comme externalité -‐ Cette règle comporte une exception : l’existence d’externalités sur les marchés secondaires impactés, comme on l’a noté dans l’introduction. Cahuc et Zylberberg (200413) suggèrent de traiter le coût du chômage comme une externalité. Ils indiquent qu’il est souvent rationnel pour une
12 « Costs and benefits that occur in undistorted secondary markets are typically very difficult to value, but generally need not, and indeed should not be added to cost and benefit that are measured in primary markets. Doing so will usually result in double counting ». Boardman et al. 2006, p 125. Dans le cas présent l’économie réalisée par les consommateurs du fait de la baisse des prix des communications se reporte sur tous les autres marchés (undistorted) et ne doit pas être comptée deux fois. 13 Pierre Kopp remercie André Zylberberg d’un entretien qu’il lui a accordé. Bien évidemment ceci ne suggère en rien un accord de ce dernier, ni sur la méthodologie ni sur les résultats de cet article.
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entreprise de licencier mais que ce faisant elle transfère le coût des conséquences sociales du licenciement, comme une externalité vers la collectivité. On peut suivre cette remarque et traiter le coût pour les administrations du chômage de transition comme une externalité affectant négativement, via le jeu du multiplicateur des fonds publics, la position des administrations et donc le bien-‐être du pays. C’est ce que font Boardman et al. (2012).
Soit A la variation du bien être au titre du chômage, L le nombre de travailleurs licenciés directement, n la durée moyenne du chômage des travailleurs licenciés, r la rémunération brute de ces travailleurs, c le taux de couverture des chômeurs, et (1+λ) la variation négative de bien-‐être engendrée par le coût marginal des fonds publics, on a :
A = L*n*r*c*(1+λ)
On a vu que L était estimé par le président de l’ARCEP « entre 5.000 et 10.000 emplois ». On retiendra L = 7.500. La durée moyenne du chômage de ces licenciés nous est inconnue. On prendra 6 mois comme une hypothèse plausible, c’est-‐à-‐dire n = 6. L’INSEE évalue à la valeur de r, la rémunération mensuelle brute des travailleurs du secteur à 3.574 €. Le taux de couverture c, peut être évalué à 70%. (1+λ)est égal à 1,3. Avec ces valeurs, on obtient un coût pour les finances publiques de 146 M€.
On aurait pu ajouter ce coût à la liste des coûts du tableau 4 ci-‐dessus. Comme il intervient sur la seule année 2012, il aurait été plus convenable de l’amortir sur plusieurs années, par exemple sur 5 ans, et de n’imputer à l’année 2012 – et aux années suivantes – un coût de 29 M€. On ne l’a pas fait parce que les incertitudes qui pèsent sur plusieurs des paramètres du calcul (sur L, sur c, sur n surtout, et sur la durée de la période d’amortissement) sont grandes, et que le calcul effectué ne donne guère qu’un ordre de grandeur. Il n’en reste pas moins que le chômage temporaire a un coût pour les finances publiques qui n’est certainement pas nul, et qui devrait en principe être pris en compte. En d’autres termes, notre non-‐prise en compte de ce coût signifie que les chiffres présentés aux tableaux 4 et 5 sont certainement une sous-‐estimation du coût pour la collectivité de l’introduction de Free.
L’étude de Thesmar et Landier -‐ Ces considérations éclairent l’analyse que l’on peut faire de l’étude de Thesmar et Landier (2012). Elle porte uniquement sur les impacts de l’introduction de Free en termes d’emplois, ce qui n’est évidemment pas critiquable en soi. Au-‐delà de l’impact de Free sur des licenciements dans le secteur de la téléphonie mobile (les 5 à 10.000 emplois du président de l’ARCEP), Thesmar et Landier considèrent les gains des utilisateurs, dont l’essentiel serait consommé, principalement en France, créant ainsi des emplois dans tous les autres secteurs, emplois que leurs modèles évaluent de 16.000 à 30.000. Cette méthode, qui est classique, est parfaitement recevable. Mais elle appelle deux observations.
La première est que Thesmar et Landier exagèrent les baisses de prix et les gains des consommateurs. Ils les obtiennent en comparant la situation de juin 2012 avec celle de juin 2011, et font de l’introduction de Free la cause unique de ce
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changement. En réalité, bien d’autres facteurs expliquent cette évolution. La preuve en est que dans les années antérieures, bien avant l’arrivée de Free, les prix baissaient et le nombre d’abonnés augmentait. On ne voit pas pourquoi les forces qui expliquaient ces évolutions se seraient brutalement arrêtées en janvier 2012. Une analyse plus réaliste cherche à identifier ce qui serait passé en l’absence de l’introduction de Free (le contrefactuel), afin de mesurer la part de l’évolution due à cette seule introduction. Cette omission de Thesmar et Landier introduit donc un biais systématique dans leur analyse. Ce biais est loin d’être négligeable. En faisant tourner notre modèle en négligeant simultanément ces deux trends (baisse du prix et augmentation du nombre d’utilisateurs) nous obtenons le résultat opposé : l’entrée de Free sur le marché devient positive pour le bien être collectif (+247 M€). On comprend l’enjeu que représente la constitution du contrefactuel : il en va du sens même de la conclusion.
Leur focalisation sur la dépense des seuls consommateurs en introduit un second. Comme le montre bien l’analyse coûts-‐bénéfices conduite, au gain des consommateurs correspond (et en l’espèce au delà) la perte des producteurs et des administrations. Cette perte-‐là va aussi se traduire, par des canaux divers, en une diminution de dépenses. Cette diminution de dépenses (tout-‐à-‐fait symétrique à l’augmentation de la dépense des consommateurs) va également engendrer une diminution de la demande, de l’activité -‐ et de l’emploi – dans le reste de l’économie. Ils négligent cet effet, qui est pourtant de même nature et probablement de même magnitude (ou plus important puisque les sommes en jeu sont plus importantes) que celui qu’ils mettent en évidence.
En simplifiant beaucoup, leur +30.000 devient quelque chose comme +20.000 si l’on corrige la première omission, auquel il faut ajouter quelque chose comme -‐20.000 ou -‐25.000 si l’on corrige la deuxième. L’impact indirect sur l’emploi de Free est donc au final nul ou faible et probablement négatif.
Où l’on voit que l’analyse coûts-‐bénéfices n’a pas tort de négliger l’emploi et de dire que le surplus des consommateurs, des producteurs et des administrations capture l’essentiel des coûts et des bénéfices d’une décision publique.
Dynamique du secteur Les effets d’une décision politique telle que celle qui est analysée ici (l’introduction d’un 4ème opérateur) se manifestent et s’apprécient dans la durée, sur plusieurs années. L’analyse coûts-‐bénéfices est d’ailleurs en principe un instrument bien adapté à cet effet, puisqu’elle sert en général à évaluer l’utilité sociale d’un investissement dont le coût intervient en l’an 1 (ou en un petit nombre d’années), et dont les bénéfices s’étalent sur un grand nombre d’années. On s’est cependant contenté ici d’une analyse coûts-‐bénéfices portant sur une seule année, pour deux raisons. La première est que les données nécessaires pour conduire une analyse pluri annuelle n’existe évidemment pas et sont difficiles à
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projeter, aussi bien pour le contre-‐factuel (ce qui se serait passé en 2015 sans Free) que pour l’effectif (ce qui se passera en 2015 avec Free). La différence entre ces deux séries incertaines est une série très incertaine, dont la signification et l’analyse restent limitées. La seconde raison est que, toutes choses égales par ailleurs, les grandeurs et les résultats pour les années postérieures à 2012 devraient être proches des grandeurs et des résultats obtenus pour 2012. En d’autres termes, la perte d’utilité de 0,4 milliards d’euros causée par Free en 2012 donne un ordre de grandeur acceptable de « l’effet Free » en 2013, 2014 ou 2015. On peut peser juste avec une balance fausse. Cela provient en particulier du fait que la décision politique examinée n’implique pas un lourd investissement initial, mais entraîne des modifications qui sont à la fois largement immédiates et pérennes. La conclusion selon laquelle Free réduit chaque année le bien-‐être de la France d’environ 0,4 milliard apparaît donc assez solidement fondée. Cela ne doit pas pour autant dispenser d’une réflexion sur la dynamique du secteur, et d’une esquisse de la façon dont cette dynamique est susceptible d’être impactée par l’arrivée d’un quatrième opérateur. On le fera en soulignant quatre caractéristiques du secteur considéré. Un marché mature -‐ La maturité est une première caractéristique du marché de la téléphonie mobile. Il y a déjà plus de mobiles que d’habitants en France. Le nombre total de clients (défini comme le nombre de personnes utilisant un mobiles et non le nombre de cartes SIM en circulation) ne peut augmenter que lentement sur un marché en voie de saturation. L’élasticité-‐prix utilisée (-‐0,5) est sans doute très généreuse. La répartition des utilisateurs entre les différentes firmes est ou deviendra dans les années à venir un jeu à somme presque nulle. Avec son offre low cost Free ne peut guère que prendre des clients aux autres firmes, mais pas augmenter considérablement le nombre total des clients. La différence avec l’aérien est flagrante. Dans l’aérien, la demande peut augmenter à la fois par la venue de nouveaux clients (beaucoup de Français ne prennent encore jamais l’avion), mais aussi et surtout par l’augmentation du nombre de vols annuels par client. Le potentiel d’augmentation est donc très grand, et l’offre de low cost contribue significativement à l’augmentation de la fréquentation. Rien de tel dans la téléphonie mobile. On ne peut guère s’attendre à ce que l’offre de Free élargisse sensiblement le marché, réalisant ainsi des économies d’échelle pour l’ensemble du secteur. Un marché à coût infrastructurel d’entrée élevé -‐ Une deuxième caractéristique est l’importance des infrastructures de réseau dans la téléphonie mobile. Elle n’est sans doute pas aussi importante que dans la téléphonie fixe. Mais elle l’est bien davantage que dans le marché de la chaussure ou des pommes de terre. Un « opérateur » ne peut pas commencer à opérer sans disposer d’un coûteux réseau constitué d’antennes et de sites transmetteurs sur l’ensemble du territoire. Une fois constitué, ce réseau est utilisé à un coût marginal faible ou nul. Ce réseau est constitué de blocs indivisibles, qui ne sont pas rapidement saturés. Les firmes installées
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disposent donc habituellement de capacités vacantes. La multiplication des opérateurs implique donc un grand risque de surcapacités coûteuses pour les firmes, et partant pour la collectivité toute entière. Dans le cas de Free, le problème posé par cette caractéristique technique du marché a été résolu de la façon suivante. D’un côté l’ARCEP a exigé de Free un taux de couverture minimal (27%) du territoire. D’un autre, elle a prévu que Free louerait à Orange l’accès à son réseau pour une période de sept ans. Les modalités de ce contrat de location, dit d’itinérance, ne sont pas publiques, mais un montant de 1.000 M d’euros pour trois ans est communément cité (pour les besoin de notre analyse coûts-‐bénéfices, nous avons retenu, non sans arbitraire, un chiffre de 300 M€ par an). Cette solution de compromis est habile, mais problématique. Elle fait l’affaire de Free, en lui permettant d’opérer ; et celle d’Orange, en lui permettant de rentabiliser un réseau excédentaire. Mais d’une part, elle introduit une distorsion de concurrence entre Orange et les deux autres Historiques, SFR et Bouygues, qui ont aussi semble-‐t-‐il, des réseaux excédentaires à rentabiliser. SFR et Bouygues protestent vivement, non sans raison. D’autre part, et surtout, elle repousse le problème des surcapacités qu’elle crée. Dans un marché en croissance, l’augmentation de l’utilisation des réseaux absorberait ces surcapacités. Mais tel n’est pas véritablement le cas. En 2018, à la fin du contrat d’itinérance, Free aura (en principe) investi dans son propre réseau, et pourra se passer d’Orange ; Orange se retrouvera avec une capacité inutilisée. Un marché sans innovations technologiques -‐ L’un des grands mérites de la concurrence est de pousser les firmes à l’innovation technologique. Dans les secteurs oligopolistiques, un entrant s’appuie généralement sur une innovation, incitant les concurrents établis à redoubler leurs efforts de recherche pour introduire eux aussi des innovations. Cela peut sembler un paradoxe, mais le marché de la téléphonie mobile étudié ici est un marché pratiquement sans innovations technologiques. C’est dans les marchés en amont et en aval qu’intervient l’innovation technologique. En amont, dans les équipements de réseaux, les systèmes de codage, l’ingénierie, où cette innovation est constante et impressionnante. En aval, dans les téléphones portables eux-‐mêmes, où elle ne l’est pas moins, ainsi que dans les services utilisables sur les smartphones. Ces deux marchés sont totalement internationaux, et la France est complètement absente du second pour les terminaux, et marginales sur les services. Mais le secteur des opérateurs de téléphonie mobile lui-‐même n’est pas, par nature, un secteur innovateur : il achète des équipements innovants conçus et fabriqués par d’autres, et il fait acheter par ses clients des téléphones innovants conçus et fabriqués à l’étranger. C’est pourquoi il serait illusoire d’attendre le moindre surcroît d’innovations technologiques de l’introduction de Free sur ce marché. Les données manquent pour l’affirmer mais on peut penser que sur les 1.200 emplois créés par Free, le nombre des personnels affectés à la recherche et au développement est extrêmement faible. Free ne menace pas ses concurrents de retard technologique dans les mobiles et ne les incite pas à redoubler d’efforts en matière d’innovation. Les opérateurs de téléphonie mobile sont en réalité davantage des assembleurs et des commerçants que des inventeurs et innovateurs. Cela n’est
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évidemment pas une critique, caqr ils remplissent une fonction utile et même indispensable. Mais cela veut dire qu’on ne saurait attendre d’eux des innovations technologiques, c’est à dire industrielles. On peut attendre d’eux des innovations principalement commerciales et marketing. Le low cost introduit par Free en est une, et elle est la bienvenue. La publicité, le marketing, la subtilité des systèmes d’abonnement, etc. sont les domaines où l’innovation se manifeste -‐ et se manifeste abondamment -‐ dans le secteur de la téléphonie mobile. On ne voit pas bien en quoi ces formes d’innovation sont stimulées par l’arrivée d’un 4ème opérateur, ni (dans l’hypothèse où elle le serait) le gain social qui résulterait d’une telle stimulation. Un marché à gros besoins de financement – Ce n’est pas parce que l’innovation technologique n’a pas lieu chez les opérateurs qu’elle est inexistante dans la téléphonie mobile. Au contraire, elle est massive, et fréquente, chez les fournisseurs d’équipements, qui offrent chaque année des matériels plus performants. Le 2G était à peine en place qu’il a été dépassé par le 3G, qui est lui-‐même en train d’être supplanté par le 4G. S’équiper en 4G est très coûteux pour les opérateurs. Cette caractéristique du marché est importante pour analyser l’impact de Free. Ce n’est pas Free, avec ses marges négatives, qui aura les ressources nécessaires pour faire face à ces dépenses considérables, au moins dans les années à venir ; et il n’est pas assuré que les marchés financiers les lui prêteront. Mais l’arrivée de Free, on l’a vu, ampute les bénéfices (avant impôts) des Historiques d’environ 1,2 milliard d’euros. La question est de savoir si cette amputation ne va pas freiner ou empêcher les nécessaires investissements des Historiques. Certains font observer, sans donner beaucoup de chiffres d’ailleurs, que les bénéfices des Historiques étaient si considérables que leur capacité de financement de ces investissements n’en sera guère affectée. D’autres font référence à Schumpeter qui le premier a souligné que la rente des monopoles leur sert aussi à financer l’innovation et le progrès, et qu’un monde à la Adam Smith ou à la Walras dans lequel la concurrence éliminerait tout profit serait un monde à progrès technico-‐économique bien lent. Nous n’avons pas de réponse assurée à la question posée, mais il est certain que cette quatrième caractéristique du secteur de la téléphonie mobile, l’existence de gros besoin de financement, pose une interrogation de plus sur le rôle positif de Free dans une perspective à moyen terme. L’analyse coûts-‐bénéfices sur la seule année 2012, supposée représentative des années suivantes, fait apparaître un bilan négatif de l’introduction d’un quatrième opérateur. La réflexion complémentaire sur la dynamique du secteur, conduite ici à partir de quatre de ses caractéristiques, ne débouche pas sur un jugement différent.
VII -‐ Conclusion
L’introduction d’un quatrième opérateur sur le marché de la téléphonie mobile a été une décision politique. On a ici utilisé la technique classique de l’analyse coûts-‐bénéfices pour évaluer les effets de cette décision sur le bien être en France. Elle fait apparaître un bilan globalement négatif pour la collectivité. L’arrivée de Free s’est
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traduite par un gain annuel d’environ 1,2 milliard d’euros pour les consommateurs. Ce gain est compensé par une perte d’un montant un peu plus élevé pour les producteurs. Mais il s’accompagne d’une perte annuelle d’environ 0,5 milliard pour les finances publiques. Au total, la décision politique prise apparaît regrettable. Ce résultat est contre-‐intuitif pour un économiste. Les économistes (et nous ne faisons pas exception) sont très sensibles aux vertus de la concurrence, qui rabote les rentes et qui stimule l’innovation. Si la concurrence est bonne, plus de concurrence est meilleur. Introduire un opérateur de plus sur le marché est donc désirable. Comment réconcilier cette théorie avec les résultats du cas analysé ? What went wrong ? Tout d’abord, on a un peu trop confondu degré de concurrence et nombre d’opérateurs. Il y a des oligopoles très concurrentiels. Le cas le plus célèbre est celui de l’aéronautique : le secteur ne compte que deux entreprises, Airbus et Boeing, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement concurrentiel. Il y a, certes, aussi des oligopoles collusifs, mais il y a aussi des régulateurs dont la tâche est justement de chercher, de punir, et de prévenir les collusions et les ententes. Mais l’idée que 4 est nécessairement mieux que 3 est un peu courte (De Mesnard, 2009, 2011). Elle l’est d’autant plus en l’occurrence qu’un an à peine après l’introduction du 4ème, on parle déjà de regroupements et de consolidations qui ramèneraient à 3 le nombre de nos opérateurs. Les exemples de l’Autriche, du Danemark ou du Royaume-‐Uni semblent aller dans le même sens. Ensuite, et surtout, on a largement ignoré les spécificités du marché de la téléphonie mobile. Même si, ce qui n’est pas assuré, l’introduction d’un 4ème opérateur a augmenté le degré de concurrence sur ce marché, les effets positifs théoriques de ce plus de concurrence ont été freinés ou gommés par des caractéristiques essentielles du secteur considéré : une croissance très faible, une absence structurelle d’innovation, le recours à des infrastructures indivisibles et lourdes, des besoins de financement considérables. Plusieurs des canaux par lesquels la concurrence améliore l’efficacité et le bien-‐être sont ainsi bouchés. La concurrence ne peut guère élargir un marché déjà mature et saturé. Elle ne peut guère stimuler l’innovation puisque celle-‐ci se produit presque uniquement en amont (équipements) et en aval (téléphones), et de plus au niveau international. Elle ne peut guère que conduire des investissements en infrastructures supplémentaires et inutiles qui constitueront un gaspillage préjudiciable -‐ sauf si des regroupements interviennent, c’est-‐à-‐dire si la concurrence s’auto-‐limite. En éliminant les profits (ou les surprofits), elle rend plus difficile le financement des investissements nécessaires au progrès. Le cas de la téléphonie mobile fait écho aux cas de l’électricité ou du chemin de fer. Dans ces secteurs aussi, la théorie des bienfaits de la concurrence, transformée en dogmatisme de la concurrence à tout prix, est en pratique très difficile à mettre en œuvre. On essaye d’y parvenir au moyen d’usines à gaz réglementaires qui augmentent le pouvoir des administrations (que l’on prétendait réduire), et qui font finalement autant ou plus de mal que de bien. La théorie de la concurrence, c’est bien. L’analyse cas par cas, c’est mieux.
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