L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq...

12
Monsieur Bernard Lepetit L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ? In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire au risque des historiens. pp. 112-122. Abstract Act and action have long been repressed in the interest of long-lasting structures. The actor's eclipse seems to be drawing to a close. Society is, from now on, viewed as a product of interaction, as a category of social practice. We are witnessing a genuine pragmatic seesawing. The historian finds his position changed when be considers the present swing in historical progress . Résumé L'acte et l'action ont été longtemps refoulés au profit des structures de longue durée. L'éclipsé de l'acteur semble s'achever. La société est désormais envisagée comme produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale. C'est à un véritable basculement pragmatique auquel nous assistons. La posture de l'historien s'en trouve modifiée lorsqu'il considère dans le processus historique un présent en glissement. Citer ce document / Cite this document : Lepetit Bernard. L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ?. In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire au risque des historiens. pp. 112-122. doi : 10.3406/espat.1995.3966 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1995_num_59_1_3966

Transcript of L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq...

Page 1: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

Monsieur Bernard Lepetit

L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ?In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire au risque des historiens. pp. 112-122.

AbstractAct and action have long been repressed in the interest of long-lasting structures. The actor's eclipse seems to be drawing to aclose. Society is, from now on, viewed as a product of interaction, as a category of social practice. We are witnessing a genuinepragmatic seesawing. The historian finds his position changed when be considers the present swing in historical progress .

RésuméL'acte et l'action ont été longtemps refoulés au profit des structures de longue durée. L'éclipsé de l'acteur semble s'achever. Lasociété est désormais envisagée comme produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale. C'est à un véritablebasculement pragmatique auquel nous assistons. La posture de l'historien s'en trouve modifiée lorsqu'il considère dans leprocessus historique un présent en glissement.

Citer ce document / Cite this document :

Lepetit Bernard. L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ?. In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire aurisque des historiens. pp. 112-122.

doi : 10.3406/espat.1995.3966

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1995_num_59_1_3966

Page 2: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

)p

Bernard Lepetit

L'histoire prend-elle

les acteurs au sérieux ?

L'acte et l'action ont été longtemps refoidés au profit des structures de longue durée. L'éclipsé de l'acteur semble s'achever. La société est désormais envisagée comme produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale. C'est à un véritable basculement pragmatique auquel nous assistons. La posture de l'historien s'en trouve modifiée lorsqu'il considère dans le processus historique un présent en glissement.

Act and action have long been repressed in the interest of long-lasting structures. The actor's eclipse seems to be drawing to a close. Society is, from now on, viewed as a product of interaction, as a category of social practice. We are witnessing a genuine pragmatic seesawing. The historian finds his position changed when be considers the present swing in historical progress .

Bernard Lepetit est historien, membre clu comité cle direction de la revue Annales, et directeur d'études à l'EHESS.

EspacesTemps 59-60-61/1995, p. 112-122.

Page 3: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

Partons de la surface des choses. Voici deux dictionnaires, destinés chacun à dessiner les contours et à préciser l'organisation d'un champ disciplinaire, parus dans la même série. Le premier,

le Dictionnaire critique de la sociologie, publié en 1982, compte relativement peu d'entrées (moins d'une centaine), dont la plupart peuvent être qualifiées de concepts analytiques '. On y trouve une définition de la sociologie à partir de celle des faits sociaux : "les faits sociaux doivent être interprétés comme des rapports entre une pluralité d'acteurs ou d'agents" (p. xiii) ; les deux premiers articles s'intitulent respectivement "action" et "action collective". Le second, le Dictionnaire des sciences historiques, paru quatre ans plus tard, est le produit du travail d'un très nombreux collectif (près d'une centaine de chercheurs) ; il est assez représentatif, ainsi, d'une pratique modale de l'histoire dont il constitue l'expression consensuelle 2. Des articles en quantité (plus de deux cent vingt) y rapprochent au hasard de l'ordre alphabétique des concepts analytiques, des aires de civilisation, des sous-champs disciplinaires ou méthodologiques, des écoles historiques, des auteurs (d'Ariès à Wôlfflin). On pourrait en déduire l'approche volontiers moins conceptualisante et modélisatrice de l'histoire, mais les écarts que je voudrais souligner sont ailleurs.

Parcourons les entrées. On rencontre par exemple en histoire "structure" (dans le dictionnaire de sociologie aussi) et "conjoncture" (absente chez les sociologues), mais on ne trouve pas "acte" ou "action". Leurs substituts possibles manquent également : ni "pratique", ni "comportement", au singulier ou au pluriel. "Événement", si tant est qu'on puisse y voir le produit d'une action (intentionnelle ou pas, collective ou pas) ne figure pas davantage, mais "histoire événementielle", qui est un genre et ainsi ne définit pas l'objet mais l'opération de connaissance. Enfin, on notera pour y revenir qu'un important article "mentalités" est présent, et que l'article "mémoire collective" ne conduit pas vers les pratiques (comme une lecture d'Halbwachs, d'ailleurs absent du sommaire, aurait pu y mener) mais du point de vue de l'objet vers la question de l'identité (corrélat : "histoire nationale") et du point de vue des méthodes vers la spécificité de la documentation (corrélat : "histoire orale").

De cette brève comparaison, on conclura, sous forme euphémisée, que l'historiographie française ne porte à l'action qu'une attention limitée. Je voudrais essayer, en m'en tenant au seul niveau des schémas explicatifs qu'elle a mis en uvre dans les deux ou trois dernières générations, de repérer les motifs de la longue éclipse de l'acteur, avant de rechercher les implications de sa possible reprise en compte par la discipline. Je néglige ainsi volontairement la dimension sociale des pratiques intellectuelles des chercheurs : alliances disciplinaires, organisation de la recherche, lieux et modalités de confrontation des modèles historiographiques .

L'analyse interne d'une production diversifiée court plusieurs risques dont les principaux sont de n'établir que des positions relatives, ou bien de fonder implicitement une hiérarchie normative. La posture constatative que je choisis m'oblige, pour y échapper, à me doter d'abord d'un point de repère extérieur. Je l'emprunterai, après Vincent

1 «Raymond Boudon et François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris : Puf, 1982.

2 «André Burguière (dir), Dictionnaire des sciences historiques, Paris : Puf, 1986.

On ne trouve pas "acte" ou "action". Leurs substituts possibles manquent également : ni "pratique", ni "comportement".

L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux . 113

Page 4: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

Descombes, à Kant \ En 1798, trop âgé pour enseigner, celui-ci publie le texte de ses cours des années précédentes. Le petit volume qui reprend les leçons du semestre d'hiver, réédité dès 1800, s'intitule Anthropologie du point de vue pragmatique. On y trouve une définition fondatrice des sciences de l'homme distinctes des sciences de la nature : "La connaissance physiologique de l'homme tend à l'exploration de ce que la nature fait de l'homme ; la connaissance pragmatique de ce que l'homme, en tant qu'être de libre activité, fait ou peut ou doit faire de lui-même." Fondée sur un postulat (l'homme est un "être de libre activité"), elle confère un objet aux sciences anthropologiques : les modalités pratiques de l'institution de l'homme par lui-même. Elle propose également, en peu de mots, les déclinaisons de ces capacités auto-instituantes : les actes ("fait"), les pouvoirs et les savoirs ("peut faire"), les normes et les valeurs ("doit faire"). Je n'utiliserai cette définition de la science pragmatique ni comme emblème (elle aurait alors figuré en exergue), ni comme point de ralliement (j'aurais alors fait mine de la découvrir au terme de mon exposé) mais seulement, du fait de son tour systématique, comme grille destinée à mieux situer, les uns par rapport aux autres, les différents éléments du paysage historiographique de maintenant.

3 «Vincent Descombes, "Sciences sociales, sciences pragmatiques", Critique, 529-530, juin-juil. 1991, p. 419-426.

On trouve chez Kant une définition fondatrice des sciences de l'homme distinctes des sciences de la nature.

ExpliqLier sans acteurs.

Ébauché à grands traits, ce paysage s'organise, depuis le second après-guerre, en deux grands massifs.

Le premier, dominé par les travaux d'Ernest Labrousse et de Fernand Braudel, propose à l'histoire un programme : établir comment, selon quels rythmes et avec quelles conséquences pour les groupes dont l'assemblage formait la société, le développement moderne s'était fait, ou bien à certains moments ou en certains lieux, avait échoué à se faire. L'histoire conjoncturelle, dont les volumes de l'Histoire économique et sociale de la France constituent l'application achevée ', et le modèle de l'économie-monde repris des travaux de Wallerstein dans la somme braudelienne (Civilisation matérielle, économie et capitalisme s) en forment respectivement les versants temporel et spatial. L'approche macro-économique et l'étude cles structures spatiales, instrumentées par la statistique descriptive, en forment les soubassements.

Nul recours à l'acteur ici. Souvenons-nous seulement, à titre cle symptôme, cle la première phrase d'un article emblématique de Labrousse, "1848-1830-1789- Comment naissent les Révolutions ?" : "les Révolutions se font malgré les révolutionnaires ('." Ce même article permet d'établir, cle manière empirique, les motifs d'une déclaration volontairement si provocatrice. Le premier est à chercher du côté du modèle de scientificité promu. Contre une histoire historisante qui limitait son programme à la restitution des faits tels qu'ils s'étaient "effectivement passés" et des motifs cles personnages qui en étaient à l'origine, celui-ci emprunte pour l'essentiel à Durkheim par l'intermédiaire de Simiand. Il s'agit de repérer cles variations concomitantes et des régu-

4 «Fernand Braudel et Ernest Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, t. i, Paris : Pur, 1970. 5 «Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xvt-xvw siècle, Paris : Armand Colin, 1979.

6 «Hrnest Labrousse, "Comment naissent les Révolutions ?, Actes du congrès historique de la Révolution de 1848, Pari.s, 1948, p. 1-20.

114 Le temps réfléchi.

Page 5: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

larités structurelles, c'est-à-dire de soumettre à des traitements statistiques appropriés des données agrégées.

Un second motif est à chercher du côté du schéma causal retenu. L'article de Labrousse contient deux modèles explicatifs non contradictoires. L'un relève d'une explication par le premier moteur. Il s'agit du rythme de l'économie, que l'auteur, par effet rhétorique et par référence à l'actualité d'alors personnifie et élève au rang de personnage central : "On a parlé, à propos de troubles récents, d'un mystérieux 'chef d'orchestre'. Le chef d'orchestre, en 1848 et lors des deux révolutions précédentes, n'est autre que le rythme anonyme de la production capitaliste". L'autre modèle est bâti sur la concordance des séries. La Révolution s'inscrit alors comme l'effet d'un concours de causes indépendantes qui se développent selon leurs temporalités propres : temps long "presque de toujours" des oppositions sociales, temps cyclique des évolutions économiques, temps court des stratégies et des imputations politiques. Dès lors que le temps, comme cause première ou comme conjonction, est porteur de l'explication de ses propres ruptures, il devient possible à la fois de construire un modèle dynamique et d'y faire l'économie de l'acteur. On pourrait relire la Méditerranée de Braudel de la même manière : au terme du livre, la mort du roi, acteur dérisoire, y prend valeur emblématique \ 7 «Jacques Rancière, Les noms de l'his

toire. Essai de poétique du savoir, Paris : Éd. Seuil, 1992.

Représentations communes.

Le second massif historiographique, dont la description pourrait être orientée par l'ensemble de l'œuvre de Jacques Le Goff et par les travaux de la seconde manière d'Emmanuel Le Roy Ladurie, se caractérise d'abord par la prévalence de nouveaux objets. Le corps (et non plus la mortalité), la vie amoureuse (et non plus la fécondité légitime), les manières de table (et non plus les rations alimentaires), les structures de la parenté et les rites de passage (et non plus les catégories sociales, ordres ou classes), les langues, les images, les mythes (et non plus les techniques de production, l'état des forces productives ou le produit) dessinent maintenant l'état au vrai de telle ou telle société ancienne. De ce changement d'objet résulte une disqualification de la méthode quantitative au profit de l'activité interprétative (pour laquelle l'historiographie française n'était pas, par tradition, très armée). Il en résulte encore une modification des schémas temporels de référence : l'inertie des catégories fondamentales des cultures conduit à prêter moins d'attention à la variabilité des temps sociaux ou aux ruptures de rythmes qu'à l'efficacité longue de phénomènes relevant d'une histoire quasi immobile. Braudel l'avait déjà écrit : "les représentations mentales sont des prisons de longue durée".

Un terme, propre à l'historiographie française, coiffe le catalogue des objets particuliers dont l'étude est devenue alors pertinente : celui de "mentalités". C'est dans sa définition, toute empirique, qu'on trouve sans doute les motifs de l'oubli de l'acteur. Elle "privilégie le collectif sur l'individuel, les processus culturels impersonnels par rapport à la culture

De ce changement d'objet résulte une disqualification de la méthode quantitative au profit de l'activité interprétative.

L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux . 115

Page 6: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

des auteurs et des œuvres, le psychologique sur l'intellectuel, l'automatique sur le réfléchi V La question des acteurs se dissout dans le postulat de l'indifférenciation d'identités culturelles partagées dont seule l'échelle (c'est-à-dire l'identification des bornes des groupes qui la partagent) est à déterminer. La nature des rapports entre la représentation et l'action est contenue, sans qu'elle soit explicitée, dans cette définition. Représentation et action appartiennent à des sphères séparées : il y a d'un côté des normes, des valeurs, des catégories qui donnent sens au monde, et de l'autre des comportements et des actes qui les instrumentent. Peut-être parce qu'elles se déploient dans des temporalités très différentes (à la longue durée des mentalités s'oppose la brièveté discontinue des interventions actives), la représentation précède l'action, la motive et lui donne sens. Plus englobante, elle possède ainsi une dignité plus grande qui justifie qu'on lui prête une attention préférentielle. Par symétrie, dans ces conditions, l'action possède par rapport à la représentation le statut de signe ou d'indice : quand ils sont répétés, et par leur répétition même, les comportements révèlent les représentations du monde qui les sous-tendent (et ainsi, le nombre des messes à dire pour le repos de l'âme des défunts ou celui des cierges à faire brûler sont-ils pris pour des indicateurs pertinents non pas de la pratique religieuse, mais du degré et des contenus de la croyance 9).

Il est possible d'enregistrer les conséquences que ces définitions entraînent concernant la contribution des acteurs aux processus historiques. Soit le grand livre d'Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l'an il, publié dès 1958. Il a ici valeur emblématique dans la mesure où il entend rapporter un système d'actions à un ensemble de représentations sociales 10. Il s'agit en effet pour lui de "marquer la véritable place des sans-culottes parisiens, [...] (de) retracer leur rôle dans les événements de la Révolution" et pour ce faire, d'examiner comment ont été conciliés, dans le déroulement des séquences révolutionnaires, "le comportement" et "les aspirations" propres aux sans-culottes avec les nécessités de la dictature révolutionnaire et les exigences de la bourgeoisie. L'échec (sur ce point) du projet apparaît au niveau le plus général, celui du plan du livre. Deux parties entièrement consacrées à l'action politique et minutieusement divisées en chapitre chronologiques encadrent une partie centrale tout entière consacrée à la mentalité sans-culotte et si bien désindexée du processus révolutionnaire qu'elle put faire l'objet en 1968 d'une publication séparée. Une logique de l'événement d'un côté, et de l'autre un comportement quotidien renvoyé à une mentalité déclinée aussi bien dans les registres des valeurs familiales que des normes économiques ou des formes légitimes de l'intervention politique peuvent apparaître disjoints. La position historiographique du projet autorise cette solution : faire apparaître la "spécificité" du "courant populaire", c'est résoudre les questions d'échelle que nous évoquions plus haut pour définir la position et l'étendue d'un groupe unifié autour d'un système de représentations partagées. Le cadre théorique dans lequel le travail est pensé le permet également : des positions de classe rendent raison conjointement du contenu des deux niveaux d'analyse. Mais c'est résoudre de l'extérieur la question de la contribution les uns aux autres des mentalités, de l'action et du processus révolutionnaires "

8 Dictumnaire des sciences historiques, op. cit. n. 2, p. 456.

Représentation et action appartiennent à des sphères séparées.

9 «Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xvm siècle, Paris : Pion, 1973-

10 «Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l'an //. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (1793-1794), Paris : Éd. Seuil, 1958.

11 •Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Paris : Presses de la FNSP, 1992.

116 Le temps réfléchi.

Page 7: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

La société ? Un décalque.

Une hypothèse généralisante permettra de rassembler les deux moments d'une historiographie que nous avons disjoints, mais qui possèdent en commun l'oubli de l'acteur. Les rapports de production et le rapport au produit constituaient les éléments pertinents d'un tableau historique dans le premier cas, et le rapport à soi, aux autres et au monde dans le second : à une approche économique du social succédait une approche culturelle. Ainsi les deux historiographies occupaient une position symétrique. Dans les deux figures, la réduction de l'opacité du social résultait d'une stratégie de contournement, puis de réduction à l'identique. En d'autres termes, la définition de toute société ancienne s'obtenait par déduction, explicite ou implicite : les traits de son économie, ou ceux de ses mentalités en fournissaient, comme par décalque, tous les éléments. La question, alors, pour plagier volontairement la définition kantienne de la pragmatique, n'était pas de savoir ce que la société, en tant qu'elle est formée d'êtres de libre activité, fait ou peut ou doit faire d'elle-même. La question est de savoir ce que l'économie (chez Labrousse ou chez Braudel) ou bien les représentations du monde (chez Le Goff ou chez Le Roy Ladurie) font de la société et, dans le même mouvement, disent d'elle. L'évanouissement de l'acteur et la disqualification de fait des modèles d'auto-institution du social vont de pair.

Les deux historiographies occupaient une position symétrique.

Le rétablissement de la confiance.

L'analyse, pour être complète, doit maintenant parcourir le versant inverse pour présenter, par l'exemple et par le fait, les caractères et les implications méthodologiques d'une historiographie pragmatique. L'événement révolutionnaire pourra, à cette fin, continuer de servir de fil rouge. Le Directoire et les débuts du Consulat y apparaissent comme une période de crise : les désordres politiques et financiers, la désorganisation des circuits de l'économie, la généralisation du brigandage en sont les aspects qu'on décrit le plus souvent. Ensemble, ils témoignent de l'affaissement des normes, imposées ou intériorisées, qui régulaient les différentes formes du jeu social. Dans le domaine de la production industrielle, par exemple, la contrefaçon des produits, les ruptures de contrat, les vols de matière première qui se multiplient manifestent que la Révolution a échoué à remplacer par un nouvel ensemble de règles et de comportements admis l'ancienne référence corporative. La bonne foi a disparu des relations sociales de production.

Dans deux articles publiés en 1987 et en 1992, Alain Cottereau, dont les analyses sociologiques sont toujours appliquées à l'histoire, a entrepris d'analyser minutieusement les modalités de rétablissement de la confiance dans la sphère économique u. Les acteurs sociaux, qui négocient et expérimentent localement avant d'obtenir la sanction de l'État,

12 «Alain Cottereau, "Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d'après les audiences prud'hommales (1806-1866)", Le Mouvement Social, oct.-déc. 1987, p. 25-59, et «"Espace public et capacité de juger. La stabilisation d'un espace public en France aux lendemains de la Révolution", Raisons Pratiques n° 3, Paris, 1992, p. 239-273..

L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux ? 117

Page 8: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

en sont à l'origine. Une série de dispositifs nouveaux sont mis en place, qui sont à la fois le cadre d'élaboration, le point d'ancrage et l'une des conditions de l'efficace des normes nouvelles. Parmi eux, les conseils de prud'hommes, destinés à régler les rapports entre patrons et ouvriers, qui sont d'abord installés à titre expérimental à Lyon en 1806 puis se généralisent progressivement dans les villes de fabrique jusqu'à la fin de l'Empire, offrent une matière particulièrement riche à l'analyse.

À l'origine de toute affaire portée devant les prud'hommes se situe une question particulière, qui naît de la pratique quotidienne de la production saisie dans sa dimension la plus singulière : un tisserand ayant subi une retenue sur salaire pour avoir accompli un acte qu'il n'estime pas contraire aux règlements ou aux habitudes locales du travail porte plainte devant les prud'hommes. L'affaire se joue comme une relation directe entre des individus, qui ne peuvent se faire représenter ou être secondés par des hommes de loi. Les personnes en cause confrontent leurs points de vue sur l'affaire ; elles réécrivent chacune, en le dotant d'un sens particulier, l'événement qui les oppose. Le plus souvent, elles parviennent à concilier leurs points de vue et s'accordent à donner à l'épisode une signification identique, c'est-à-dire à l'interpréter à partir de la même règle de relation de travail (par rapport à laquelle le comportement de l'une sera jugé déviant et celui de l'autre conforme). L'accommodation s'opère ainsi non seulement au profit d'un règlement du conflit, mais aussi (et principalement, par réitération) au bénéfice du principe reconnu de régulation sociale. Dans les cas les moins nombreux de divergences irréductibles, l'intervention des conseillers prud'hommes qui tranchent aboutit à un résultat semblable. La procédure débouche donc sur un usage localisé (l'entreprise en cause). Mais, soit que la conciliation renforce son caractère d'usage reconnu, soit que la décision du conseil lui confère une sanction juridique, par généralisation, l'usage devient un ordre légitime, né de l'interaction sociale, dans le ressort de la juridiction locale.

Un changement d'échelle et de type d'analyse disqualifie, si c'était nécessaire, toute idée d'une génération spontanée de ce dispositif socio-institutionnel. L'institution réactive une forme institutionnelle d'Ancien Régime. Plusieurs mémoires proposent, à partir de l'an vin, que les conflits du travail soient arbitrés par des jurys formés de patrons et d'ouvriers : ils établissent, quoiqu'avec une grande prudence rhétorique, le lien entre ces jurys et les jurandes d'antan. Le fonctionnement des conseils de prud'hommes écarte pourtant en même temps l'institution des pratiques d'Ancien Régime. Très peu d'affaires, on l'a dit, parviennent en jugement. La conciliation se déroule en présence de tiers (un conseiller patronal et un conseiller ouvrier) mais elle ne fait pas appel à leur arbitrage. À la différence de l'Ancien Régime, où de nombreux conflits se réglaient par recours à une tierce personne en situation sociale surélevée par rapport aux protagonistes, le règlement s'appuie sur une dynamique égalitaire au lieu de réactiver, en la renforçant par là même, la hiérarchie sociale. S'agit-il de la duplication de principes révolutionnaires, alors ? On pourrait le croire puisque la procédure organise un espace public où la décision résulte

Alain Cottereau a entrepris d'analyser minutieusement les modalités de rétablissement de la confiance dans la sphère économique.

L'affaire se joue comme une relation directe entre des individus.

118 Le temps réfléchi.

Page 9: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

de la délibération d'individus dont l'institution a précisément pour fonction d'égaliser pour un moment les conditions. Mais l'échelle à laquelle s'édifie et se régule cet espace public introduit un écart décisif : non plus la Nation, mais l'échelon local ; non plus la délégation élective, mais le face-à-face des protagonistes ; non plus l'universalité de la loi, mais la localité de la règle. La réactivation dans l'action, au prix d'une sorte de bricolage interprétatif, d'expériences indexées à des passés différents se trouve ainsi mise au principe du lien social dont les conditions d'établissement et les modalités sont historiquement situées.

Le règlement s'appuie sur une dynamique égalitaire au lieu de réactiver la hiérarchie sociale.

La société ? Une catégorie de la pratique.

On voit l'intérêt à rappeler un peu longuement cet épisode analytique. D'un côté, il s'agit bien cette fois "de ce que l'homme, en tant qu'être de libre activité, fait ou peut ou doit faire de lui-même" : voici l'écart construit par rapport aux modèles historiographiques précédents. De l'autre, grâce à sa minutie, il apparaît très propice au repérage des effets sur les propositions interprétatives de l'inclusion de l'action et de l'acteur. J'en soulignerai les principaux sur deux questions : celle de l'objet et celle du modèle interprétatif.

La société, tout d'abord, redevient l'objet privilégié de l'histoire. Elle n'est plus définie comme l'une des dimensions particulières des rapports de production ou des représentations du monde mais comme le produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale. Pour organiser ses structures ou réguler ses dynamiques, la société ne dispose d'aucun point fixe (de nature économique ou culturelle) qui lui soit extérieur et transcendant. Elle trouve dans le jeu entre les acteurs qui la forment et l'instituent ses propres références. Celles-ci peuvent être de nature économique ou culturelle, c'est une autre question : la reconstruction d'un ordre manufacturier admis passe par l'ac- tivation sociale, dans la sphère économique, de principes et de cadres d'action de nature politique et culturelle. Elle constitue pour elle-même (c'est-à-dire pour eux tous) son propre moteur et ses propres ressources.

La cohérence du modèle analytique conduit à reconduire à chaque échelle le même principe pragmatique fondamental. Les acteurs sociaux s'inscrivent dans un système de positions et de relations établies et définies en situation, dans l'interaction qui pour un moment les unit. Les identités sociales (le tisserand, le manufacturier) ou les liens sociaux (ceux qu'instituent par exemple l'organisation technique de la production ou une discipline d'atelier), eux non plus n'ont pas de nature, seulement des usages. C'est-à-dire qu'ils se jouent effectivement, sous contrainte de situation, de manière non monotone 13.

Définie ainsi, la société se trouve privée de principes de cohérence a priori. Nulle détermination exogène, nulle structure macroscopique essentielle (l'État, l'entreprise ou la famille ; la noblesse ou la bourgeoisie) ne viennent assurer sa stabilité puisqu'elles se trouvent être quant à elles, à tout moment, ce que les hommes et les femmes enga-

Les acteurs sociaux s'inscrivent dans un système de positions.

13 • Bernard Lepetit (dir), Les formes de l'expérience, Paris : Albin Michel, 1995.

L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux ? 119

Page 10: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

gés dans l'action, provisoirement en font. Du même coup, c'est ce qui fait qu'une société tient ensemble (et faute de quoi elle perdrait, dans l'anomie, son caractère de société) qui devient mystérieux H. La hiérarchie des questions importantes et dignes d'intérêt s'en trouve réorganisée : l'accord qui soutient le lien social, et non plus le développement et son partage ou bien les modalités d'un rapport collectif au monde, se trouve porté au premier rang des interrogations 1S. Les déclinaisons de la question sont nombreuses puisqu'il s'agit de savoir comment l'on s'accorde entre sujets, sur des sujets (qu'est-ce qu'un chômeur ? par exemple K0 ou sur des choses (qu'est-ce qu'un atelier de charité ?) ; comment l'accord se fait (voyez les conseils de prud'hommes), échoue à se faire, ou se défait (les belles analyses consacrées par Steven Kaplan aux prétendus complots de famine montrent par exemple comment, avant la Révolution, l'adhésion populaire à la monarchie fut ébranlée et comment l'accord sur le rôle eminent du monarque s'en trouva dissout 17)- La liste des occurrences historiques qui s'y rattachent est interminable du fait de la multiplicité des objets auxquels la question s'applique (depuis l'organisation de l'échange économique jusqu'à la nature du régime politique en passant par les formes de la stratification sociale et les canaux de la mobilité, ou par la teneur des questionnaires dans tel domaine du savoir 1H) et de la diversité des échelles auxquelles elle se joue (depuis telle affaire d'enlèvements d'enfants à Paris en 1750 19 jusqu'au problème de l'antériorité française dans le domaine du contrôle des naissances). Les changements de paradigmes se reconnaissent à leur capacité à ce type de réorganisation d'ensemble.

Le présent de l'action.

14 «Jean-Pierre Dupuy, La panique, Paris : Synthé-Labo, coll. "Les empêcheurs de penser en rond", 1991'

15 «Luc Boltan.ski et Laurent Thévenot, De la justification . Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, 1991. 16 «Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris : Albin Michel, 1994.

17 «Steven Kaplan, Le complot de famine. Histoire d'une rumeur au xvut siècle, Paris : Armand Colin, 1982.

18 «Alain Oesrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris : La Découverte, 1993 ; «Éric Brian, La mesure de l'État. Administrateurs et géomètres au xvut' siècle, Paris : Albin Michel, 1994. 19 «Ariette Farge et Jacques Revel, Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants, Paris, 1750, Paris : Hachette, 1988.

J'ai raconté, après Alain Cottereau, l'histoire du rétablissement des normes de relation dans la manufacture en utilisant trois chronologies. La première se compte en jours : elle mène de la plainte, manifestation d'un désaccord, au rétablissement concerté ou imposé d'un accord. La seconde se compte en années et se développe à deux échelles géographiques ; elle décrit : d'une part le processus de réitération des règlements de conflits qui aboutit, par accumulation, à la formation d'une quasi-législation régionale du travail ; d'autre part le mouvement de diffusion qui, par imitation d'expériences réussies, conduit à créer une institution semblable au centre des principales régions industrielles. La dernière chronologie enfin, est moins précise (on la traduirait plus difficilement en un système de dates, sauf larges) et concerne plusieurs décennies : on y trouve évoqués aussi bien le moment révolutionnaire qu'un Ancien Régime aux frontières non définies. Un tel montage analytique n'est pas propre aux conseils de prud'hommes. J'aurais pu adopter le même schéma pour dire le rétablissement au même moment d'un ordre marchand (les chambres de commerce) ou civil (les justices de paix). Je pourrais raconter de la même manière l'établissement aujourd'hui d'un nouvel ordre territorial en Europe centrale.

Les changements de paradigmes se reconnaissent à leur capacité à ce type de réorganisation d'ensemble.

120 Le temps réfléchi.

Page 11: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

Ces modèles temporels diffèrent sur plusieurs points des modèles historiographiques précédents. Toutes les chronologies que je viens de mettre brièvement en œuvre revalorisent la courte durée, celle de l'événement entendu comme action située (telle procédure devant les prud'hommes, à Lyon, en 1807 ; le "rétablissement" des chambres de commerce dans les principales places marchandes de la République en 1802), celle de l'expérience humaine, directe ou indirecte. Elles ne disqualifient pas la longue durée (les "jurandes" des protagonistes des épisodes de la restauration d'un ordre économique sous le Consulat sont pour partie rêvées, et leurs vertus renvoient à un ancien passé élaboré pour les besoins de la cause : sur le moment, et encore à l'occasion de leur suppression au début de la Révolution, et puis encore lors des mesures prises par Turgot en 1776 et du débat farouche qu'elles suscitèrent,...) mais un découpage de l'extérieur, et a priori, des durées et de leur articulation. Elles font ainsi du présent de l'action le temps de l'histoire 20.

Reinhardt Koselleck a attiré l'attention, dans le recueil publié en français sous le titre Le futur passé, sur la variation historique des modèles temporels mis en œuvre dans l'action, et sur la pluralité des formes d'articulation dans le présent, du passé et du futur 21. Prendre au sérieux ses analyses, c'est s'efforcer de reconstituer le caractère des horizons temporels des acteurs de l'histoire. Ceux-ci mettent à l'épreuve, dans l'action présente, des formes passées et des valeurs reçues selon des modalités qui ne sont pas nécessairement les nôtres parce qu'elles ne sont ni de toujours ni de partout. Ils arbitrent, dans le présent, entre l'intérêt à venir et celui du moment ; ils anticipent et s'efforcent de réduire l'incertitude du futur de manière différente (la reconduction du passé et le projet en constituent deux figures possibles). La détermination des échelles chronologiques pertinentes passe ainsi, dans un modèle pragmatique d'analyse du social, par la restitution des catégories temporelles indigènes.

La posture analytique de l'historien s'en trouve changée. Voir dans le processus historique un présent en glissement, entendre, du fait de l'interaction sociale et de l'irréversibilité du temps, l'histoire comme "évolution créatrice" (l'expression est de Bergson), le place en position constatative. Parce qu'ils ont leur source dans la suite des situations qui les instituent, les états successifs de la société ne trouvent apparemment leur raison d'être nulle part ailleurs que dans leur déroulement même. Comment expliquer, alors ? L'explication par la corrélation perd de sa puissance dès lors que l'histoire est analysée dans sa dynamique. L'explication par les buts vient achopper contre le postulat de la diversité sociale et du caractère créateur de l'interaction. L'explication par les causes est disqualifiée, parce que tautologique, quand les processus apparaissent dépendants de leur cheminement même et de la suite des bifurcations qu'ils connaissent. Il semble alors ne plus rester qu'à dire comment les choses se sont successivement passées, et renoncer ainsi à plusieurs décennies d'élaboration méthodologique et de revendication de scientificité au bien maigre profit d'un régime interprétatif particulièrement faible.

Toutes les chronologies évoquées revalorisent la courte durée, celle de l'événement entendu comme action située.

20 «Bernard Lepetit, "Le présent de l'histoire", in Les formes de l'expérience, op. cit. n. 13, p. 273-298.

21 • Reinhardt Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris : Éd. EHESS, 1990.

L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux ? 121

Page 12: L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux LEPETIT acteurs.pdfrs«udwlrq gh frqqdlvvdqfh (qilq rq qrwhud srxu \ uhyhqlu tx xq lpsruwdqw duwlfoh phqwdolw«v hvw su«vhqw hw txh

La proposition, pourtant, n'est exacte que dans le cadre du modèle explicatif des sciences sociales. Pour faire face à l'objection, une solution consiste à en explorer d'autres. Le modèle descriptif, sur lequel le sociologue Louis Quéré en particulier attire depuis plusieurs années l'attention, est de ceux là u. Modèle plus faible d'appréhension du 22 «Louis Quéré, Le tournant descri monde ? La question mérite approfondissement collectif. On remar- tif en s»™>1(>8^'. current sociology,

... ,"V , „ ., ... , , ... 1992, vol. 40, n° 1, p. 139-165. quera seulement ici que ce modèle d intelligibilité est plus précisément specifiable, puisqu'il permet à la fois de répondre à la question "comment ?" (on parlera alors de description procédurale, qui appréhende l'action selon ses coordonnées spatiale et temporelle) et à la question "pourquoi ?" (on dira alors de la description qu'elle est sémantique, en ce qu'elle rapporte l'action à ses contextes de sens). L'analyse que j'ai donnée des conseils de prud'hommes relevait successivement de ces deux registres (dont il faudrait encore penser l'articulation). On soulignera aussi, parce qu'il faut finir, que ses capacités heuristiques sont historiquement attestées : il constitue au xvur' siècle l'une des bases du projet des Encyclopédistes y et suscite, aux confins de l'observation 23 «Denis Reynaud, -Pour une théorie scientifique et des considérations sur les langages, une réflexion dont t^îm^ ^ il vaudrait de rouvrir aujourd'hui le dossier. p. 347-366.

7

122 Le temps réfléchi.